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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:42:22 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La religieuse + +Author: Denis Diderot + +Editor: Jules Assézat + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + +[Extrait des OEuvres complètes de Diderot, éditées par Jules Assézat, +tome cinquième, Paris, Garnier Frères, 1875.] + + + + +LA RELIGIEUSE + +(Écrit en 1760.--Publié en 1796.) + + + + +NOTICE PRÉLIMINAIRE + + +La chronologie n'est point une science à dédaigner, et quand on ne +consulte pas avec soin les registres où elle inscrit au jour le jour les +événements que l'histoire brouille souvent à distance, on risque de +fausser, par une seule inadvertance, le caractère d'un homme et parfois +celui de toute une époque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes +_Notices_, d'entamer une discussion à ce sujet, mais nous ne pouvons +nous dispenser cependant de réagir contre une opinion qui pourrait +prendre quelque consistance si l'on s'attachait à la valeur de l'homme +qui l'a exprimée, il y a quelque temps, dans une collection destinée à +avoir beaucoup de lecteurs, celle des _Chefs-d'oeuvre des Conteurs +français_ (Charpentier, 3 vol. in-18, 1874). + +Dans son _Introduction aux Conteurs français du XVIII^e siècle_, M. Ch. +Louandre écrit: «La croisade philosophique ne commence que vers 1750. +Diderot ouvre le feu par la _Religieuse_, et fait revivre toutes les +accusations des réformés: le célibat, le renoncement, l'ensevelissement +dans les cloîtres sont en contradiction avec les instincts les plus +profonds de l'âme humaine. Ils conduisent au désespoir, à la révolte +désordonnée des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de +faire des saints, ils ne font que des victimes. Cette thèse, développée +avec une verve éclatante, laissa dans les esprits une impression +profonde, et si l'on veut prendre la peine de comparer la _Religieuse_ +et les discussions qui ont provoqué le décret de l'Assemblée +nationale[1], portant suppression des ordres religieux, on pourra se +convaincre que les législateurs ont en grande partie reproduit les +arguments du romancier.» + +La _Religieuse_ ne fut publiée qu'en l'an V (1796) de la République +française, et quoiqu'elle fût alors composée depuis trente-cinq ans, +elle s'était si peu répandue hors des sociétés du baron d'Holbach et de +M^me d'Épinay, que Grimm lui-même, en 1770, n'en parlait que comme d'une +ébauche inachevée et très-probablement perdue. Voilà donc toute la fable +de l'influence du roman sur les législateurs de 1790 à vau-l'eau. + +Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a +pu exercer Diderot sur la Révolution. C'est, outre la préoccupation de +l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle +qu'on lui attribue trop généralement, par souvenir de l'identification, +tentée à un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de +Babeuf. + +À qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous ne le +savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'où lui venait la +copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la _Correspondance_ +de Grimm, qu'on a toujours placé depuis à la suite du roman, avec +raison, quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous répondrons à ce +sujet. + +Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de +Grimm fut prodigieux; que les éditions se multiplièrent dans tous les +formats, et que, malgré deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous un +régime ouvertement clérical, elles n'ont pas cessé de se renouveler. +Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8º de 411 pages, 1796, et, +même date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris), +1797, in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8º, portrait et +figures gravés par Dupréel; 1804, 2 vol. in-8º avec figures de Le +Barbier (les mêmes que celles de l'édition de 1799); Taillard, 1822, +in-18; Pigoreau, 1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait +et une figure, gravés par Couché fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard, +1831, in-18; 1832, in-18, figures; 1832, in-8º, figures; Rignoux, 1833, +in-18; Chassaignon, 1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18, +figures; Bry, 1849, in-4º, figures...; enfin celle: France et Belgique +(Bruxelles), 1871, in-12, portrait d'après Garand, gravé à l'eau-forte +par Rajon. + +La _Religieuse_ a été traduite en allemand[2], en anglais et en +espagnol. + +Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous les +livres ont leur destin, celui des chefs-d'oeuvre, malgré toutes les +persécutions, est de ne pas périr. + +Nous appelons la _Religieuse_ un chef-d'oeuvre, et c'est un +chef-d'oeuvre tel, qu'il ne peut être touché sans perdre une partie de +sa valeur et sans devenir même dangereux[3]. Comment eût-on voulu que +Diderot s'arrêtât en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des +cloîtres. Et il aurait laissé de côté une des formes de la maladie +hystérique qui en résulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les +cruautés, on peut les nier: elles se passent à huis clos et ne +transpirent que rarement (voir cependant Louis Blanc, _Histoire de la +Révolution_, t. III, p. 338, renvoyant au _Mémoire_ de M. Tilliard avec +les notes de la soeur Marie Lemonnier, mémoire dont les journaux ont +publié des extraits vers 1845); mais la maladie parle, et toujours haut, +et elle réclame l'intervention d'un homme, qui n'est plus le prêtre, +mais le médecin. Si discret que soit celui-ci, avec quelque soin qu'on +le choisisse, il ne peut pas toujours trahir la science, sa véritable +maîtresse, et il parle. La _Religieuse_ est la mise en action des idées +qui règnent dans l'admirable morceau _sur les Femmes_ (voir tome II), et +l'on eût voulu que la _bête féroce_ n'y jouât pas son rôle? On eût voulu +que Diderot se condamnât au lieu commun, bon pour La Harpe, de la +religieuse au coeur plein d'un amour mondain? Cela était impossible. La +seule chose possible était de toucher à ces matières avec discrétion, +avec prudence, et si l'on rapproche les passages où Diderot peint la +maladie de la supérieure dissolue de ceux de certains de ses ouvrages où +il n'avait pas à montrer autant de réserve, on ne pourra se refuser à +reconnaître qu'il a fait effort pour se maintenir dans les limites au +delà desquelles commence la licence, et qu'il ne les a pas même +atteintes. À l'ignorant, il n'apprend rien; à celui qui sait, il est +bien loin de tout dire. + +Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'était pas +à l'homme qui a ajouté les chapitres que nous avons marqués dans les +_Bijoux indiscrets_ à se signer hypocritement devant une page, une +seule, à laquelle on ne peut reprocher que d'être au-dessous de la +réalité. + +Fidèle à nos habitudes, nous rappellerons ici deux appréciations +contemporaines qui nous semblent des plus sensées. L'une est tirée de la +_Décade philosophique_. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous +retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long, parce +qu'elle est dans une tonalité excellente. + +L'article de la _Décade_, sous le titre d'_Extraits de la Religieuse_, +est signé A[4]. Il est enthousiaste. + +«On a fort bien fait, dit-il, d'empêcher la publication d'un pareil +livre sous l'ancien régime; quelque jeune homme, après l'avoir lu, +n'aurait pas manqué d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes; +mais on fait encore mieux de le publier à présent; cette lecture pourra +être utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la +destruction de ces abominables demeures, et pour espérer leur +rétablissement. + +«Ce singulier et attachant ouvrage restera comme un monument de ce +qu'étaient autrefois les couvents, fléau né de l'ignorance et du +fanatisme en délire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps +et si vainement réclamé, et dont la révolution française délivrera +l'Europe, si l'Europe ne s'obstine pas à vouloir faire des pas +rétrogrades vers la barbarie et l'abrutissement.» + +Quant à Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les _Nouvelles +politiques_ du 6 brumaire an V. Il le plaça ensuite dans son _Recueil de +quelques articles tirés de différents ouvrages périodiques_, an VII +(1799), recueil tiré d'abord à quatorze exemplaires par les soins de la +duchesse de Montmorency Albert Luynes, dans son château de Dampierre; +puis à plus grand nombre dans une édition également in-4º, destinée au +public. + +Le voici: + +«Une jeune fille est forcée par ses parents à prononcer des voeux. Ce +fonds est très-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui +détermine la mère à sacrifier sa fille; c'est l'énergie du caractère de +celle-ci; c'est le genre de persécutions qu'elle éprouve; c'est surtout +cette idée si neuve et si philosophique de n'avoir fondé l'aversion +insurmontable de la religieuse pour son état, ni sur l'amour, ni sur +l'incrédulité, ni sur le goût de la dissipation. Si elle hait le +couvent, ce n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est +parce qu'il répugne à sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piété, +c'est qu'elle est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre +dans la licence, c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans +l'esclavage. + +«Pour que le tableau de la vie monastique en présentât toutes les +horreurs, l'infortunée passe successivement sous le despotisme de cinq +supérieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la +troisième féroce, la quatrième dissolue et la dernière superstitieuse. + +«Ces portraits sont tous d'un grand maître; trois surtout rappelleront +souvent vos regards. + +«Voyez celui d'une prieure dont la dévotion a attendri le coeur et +exalté la tête. Son éloquence est ardente; ses paroles celles d'une +inspirée; ses prières des actes d'amour. Les soeurs qu'elle juge dignes +d'une communication intime ressentent bientôt la même ferveur; elle leur +fait éprouver le besoin et goûter les charmes des consolations +intérieures; elle les échauffe, pleure avec elles, et leur transmet les +impressions célestes dont elle est enivrée. Quelquefois même son âme +devient languissante, aride, ne reçoit plus le don d'émouvoir; elle +comprend alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve +pas de force pour lutter contre cet état pénible; un trouble secret la +consume, la vie lui est à charge; elle conjure l'Être qu'elle adore, ou +de se rapprocher d'elle, ou de l'appeler à lui. + +«Ceux qui ont lu quelques pages de _sainte Thérèse_, de _saint François +de Sales_, le _Moyen court_, les _Torrents_ de M^me Guyon, y auront vu +les traits divers qui ont été réunis pour former la mystique idéale. + +«Vous frémissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments +qu'une supérieure, dont l'âme est atroce, le pouvoir sans bornes, +l'imagination infernale, peut faire subir à la religieuse qui a osé +invoquer la justice contre des serments arrachés par la violence. Le +cilice la déchire; la discipline fait couler son sang; ses vêtements +sont les lambeaux de la misère; sa nourriture est celle des plus vils +animaux; sa demeure, un caveau glacé; son sommeil est interrompu par des +cris sinistres. Accusée comme infâme, rejetée de l'Église comme +sacrilége, exorcisée comme possédée, ses compagnes la foulent sous leurs +pieds, et on la pousse au désespoir pour la déterminer au suicide. + +«À cette peinture effrayante, succède le portrait d'une prieure +abandonnée à un vice honteux. Elle a jeté le désordre dans la +communauté, tyrannisé les vieilles recluses, perverti les jeunes soeurs; +elle emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente. +Les commencements, les progrès, les suites de la séduction, +l'impétuosité des désirs, la douleur des refus, les fureurs de la +jalousie, tout ce qu'un esprit dépravé peut ajouter à des moeurs +infâmes, est rendu avec une chaleur si vive, qu'il ne sera guère +possible aux femmes de lire ce morceau, et que les hommes délicats +regretteront que l'auteur n'ait pas fait usage du talent avec lequel, +dans l'article _Jouissance_, de l'Encyclopédie, il a su exprimer, sans +offenser la pudeur la plus timide, toutes les délices de la volupté; +mais peut-être est-il au-dessus du pouvoir de l'art de voiler un genre +de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le plus grand outrage +que puisse recevoir la nature; peut-être aussi l'artiste a-t-il pensé +que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait l'indignation. +Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes peuvent +le souhaiter: la coupable passe de la débauche aux remords, des remords +au délire, et du délire à une fin funeste. + +«Tout l'ouvrage est d'un intérêt pressant. La réforme qu'il aurait pu +opérer en France a précédé sa publication; mais, en retranchant quelques +pages qui lui sont étrangères, et dont je parlerai dans un moment, il +sera très-utile dans les pays où l'usage absurde et barbare de renfermer +des bourreaux avec des victimes subsiste encore. + +«Cette production honore la mémoire de Diderot, et est une preuve de +plus de la beauté de son talent; elle a la pureté de celles qu'il n'a +point tourmentées. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans son +intimité savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient, +il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien ne +troublait la netteté de ses idées et n'altérait le charme de sa diction; +que ses défauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui +quelquefois a prévenu ses voeux, s'est constamment refusée à ses +efforts. + +«Ici, point d'enflure, d'obscurité, d'affectation; le sujet est simple, +les moyens naturels, le but moral; les personnages, les événements, les +discours sont si vrais, qu'on aurait été persuadé que les mémoires +avaient été écrits par la religieuse elle-même, sans conseil et sans +exagération, si l'éditeur ne nous eût détrompés. + +«À la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui nous +découvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a été l'origine du roman de +Diderot. + +«Il est bien étrange que l'éditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie, +hors de la société et à une grande distance du temps où elle a été +faite, paraîtrait très-insipide; que le public n'avait rien à gagner à +une pareille confidence, et qu'il était déraisonnable, sous tous les +rapports, de lui déclarer que ce qu'il avait pris pour une vérité +n'était qu'une fiction. + +«Il faut espérer que dans une autre édition l'on supprimera une +explication qui détruit le plaisir du lecteur, l'utilité du livre et +l'illusion précieuse que l'auteur avait créée avec autant de soin que de +succès.» + +C'est cette même opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons déjà +dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps, +c'est-à-dire quand on aura lu le roman et sa préface-annexe jusqu'au +bout. + +On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie +nouvelle qui, sans en changer le caractère, en explique mieux la +nécessité. + +Il nous resterait à donner quelques détails sur le héros de cette +aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer +en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaîtra au mieux si, après +avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages où il est +question de lui dans les _Mémoires_ de M^me d'Épinay, et surtout le +portrait qu'elle en a tracé dans le chapitre VI de la seconde partie +(édition P. Boiteau). + +Quelques renseignements supplémentaires peuvent cependant être bons à +réunir pour quelques lecteurs. + +Le _Dictionnaire de la Noblesse_, de la Chenaye des Bois, l'appelle +Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, écuyer, seigneur, patron et baron de +Lasson. Il était chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment du Roi, +infanterie. Il avait épousé, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie +dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est +parlé dans l'annexe à la _Religieuse_. Il avait un frère, Louis-Eugène, +qui, continuant le service militaire, devint maréchal de camp après la +campagne d'Allemagne, en 1752. C'est à celui-ci que paraît se rapporter +la notice de l'_Armorial du Bibliophile_, 2^e partie, p. 174. + +Croismare, ou plutôt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un +village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre +marquis, de la branche de la Pinelière et de Lasson, habitait, quand il +n'était pas à Paris, son château de Lasson, situé près de Creully, dans +l'arrondissement de Caen. De là, il correspondait avec les artistes et +les gens de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son +_Journal_, consigne, à la date du 29 mai 1760: «Reçu un couteau +magnifique en présent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me +l'a envoyé de Normandie.» Grimm, dans sa _Correspondance_ (1^er juin +1756), enregistre deux sujets de pastels commandés au jeune Mengs, alors +à Rome, par le marquis satisfait des travaux du même artiste qu'il avait +vus chez le baron d'Holbach. C'était donc un de ces amateurs distingués, +comme il y en avait plusieurs à cette époque, et, quoiqu'il fût «d'une +laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, était charmante et +caractéristique.» + +Dans les _Curiosités littéraires_ de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis +de Croismare est donné comme le fondateur d'un ordre burlesque, celui +des _Lanturlus_ (refrain qui servit à nombre de chansons pendant près +d'un siècle, de 1629 à la Régence). Il en fut, selon cet auteur, grand +maître, et M^me de la Ferté-Imbault, fille de M^me Geoffrin, grande +maîtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des _Sociétés badines, +galantes et littéraires_, ne le nomme même pas parmi les dignitaires de +cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers +1775, époque où fut nommé chevalier grand-maréchal de l'ordre le comte +de Montazet. À cette date, le marquis de Croismare était mort depuis +deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funèbre en +1773. + +Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, d'après +le _Mercure de France_, mourut la même année, le 22 mars. C'était le +comte Jacques-René de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre royal +et militaire de Saint-Louis, lieutenant général des armées du Roi et +gouverneur de l'École royale militaire. C'est à lui qu'est adressée la +première lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle +écrit _Croixmar_. + +La date de la composition de la _Religieuse_ résulte non-seulement des +faits consignés dans la préface-annexe, mais d'une lettre écrite, le 10 +septembre 1760, par Diderot, à M^lle Voland, lettre dans laquelle il lui +dit: «J'ai emporté ici (à la Chevrette, chez M^me d'Épinay) la +_Religieuse_, que j'avancerai, si j'en ai le temps.» + +M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus éclairés de +notre époque, a bien voulu, parmi plusieurs pièces intéressantes, nous +communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement +très-incomplète, nous a fourni cependant quelques variantes, mais pour +les premières pages seulement. Nous avons, comme précédemment, fait +usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient préférables à +l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance ne +commandait pas l'adoption. + + + + +LA RELIGIEUSE + + +La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me +fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j'ai +voulu le connaître. C'est un homme du monde, il s'est illustré au +service; il est âgé, il a été marié; il a une fille et deux fils qu'il +aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières, de +l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de +l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, de son honneur et +de sa probité; et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon +affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'étais point +compromise en m'adressant à lui: mais il n'est pas à présumer qu'il se +détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif +qui me résout à vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en +entreprenant ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans +talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la +franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que +peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des +faits éloignés auraient cessé d'être présents à ma mémoire, j'ai pensé +que l'abrégé qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera +tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude. + + * * * * * + +Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé; +il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour +les établir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa +tendresse fût également partagée; et il s'en manque bien que j'en puisse +faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes soeurs par les +agréments de l'esprit et de la figure, le caractère et les talents; et +il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et +l'application m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi +une source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée +toujours comme elles l'étaient, dès mes plus jeunes ans j'ai désiré de +leur ressembler. S'il arrivait qu'on dît à ma mère: «Vous avez des +enfants charmants...» jamais cela ne s'entendait de moi. J'étais +quelquefois bien vengée de cette injustice; mais les louanges que +j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seules, que +j'aurais autant aimé de l'indifférence ou même des injures; plus les +étrangers m'avaient marqué de prédilection, plus on avait d'humeur +lorsqu'ils étaient sortis. Ô combien j'ai pleuré de fois de n'être pas +née laide, bête, sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers +qui leur réussissaient auprès de nos parents! Je me suis demandé d'où +venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs honnêtes, +justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques discours +échappés à mon père dans sa colère, car il était violent; quelques +circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins, +des propos de valets, m'en ont fait soupçonner une raison qui les +excuserait un peu. Peut-être mon père avait-il quelque incertitude sur +ma naissance; peut-être rappelais-je à ma mère une faute qu'elle avait +commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que +sais-je? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je +à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de +brûler vos réponses. + +Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, +nous devînmes grandes tous les trois ensemble. Il se présenta des +partis. Ma soeur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant; +bientôt je m'aperçus qu'il me distinguait, et je devinai qu'elle ne +serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis +tout ce que cette préférence pouvait m'attirer de chagrins; et j'en +avertis ma mère. C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma +vie qui lui ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée. +Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on avait +arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain j'y fus conduite. +J'étais si mal à la maison, que cet événement ne m'affligea point; et +j'allai à Sainte-Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de +gaieté. Cependant l'amant de ma soeur ne me voyant plus, m'oublia, et +devint son époux. Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure à +Corbeil, où il fait le plus mauvais ménage. Ma seconde soeur fut mariée +à un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, et vit +assez bien avec lui. + +Mes deux soeurs établies, je crus qu'on penserait à moi, et que je ne +tarderais pas à sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On +avait fait des dots considérables à mes soeurs, je me promettais un sort +égal au leur: et ma tête s'était remplie de projets séduisants, +lorsqu'on me fit demander au parloir. C'était le père Séraphin, +directeur de ma mère; il avait été aussi le mien; ainsi il n'eut pas +d'embarras à m'expliquer le motif de sa visite: il s'agissait de +m'engager à prendre l'habit. Je me récriai sur cette étrange +proposition; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun +goût pour l'état religieux. «Tant pis, me dit-il, car vos parents se +sont dépouillés pour vos soeurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient +pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. +Réfléchissez-y, mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette +maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province où l'on vous +recevra pour une modique pension, et d'où vous ne sortirez qu'à la mort +de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps...» Je me +plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supérieure +était prévenue; elle m'attendait au retour du parloir. J'étais dans un +désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit: «Et qu'avez-vous, ma +chère enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous +voilà! Mais on n'a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me +faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre père ou +madame votre mère?» Je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras, +«Eh! plût à Dieu!...» je me contentai de m'écrier: «Hélas! je n'ai ni +père ni mère; je suis une malheureuse qu'on déteste et qu'on veut +enterrer ici toute vive.» Elle laissa passer le torrent; elle attendit +le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on +venait de m'annoncer. Elle parut avoir pitié de moi; elle me plaignit; +elle m'encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n'avais +aucun goût; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh! +monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses! vous +n'en avez point d'idée. Elle écrivit en effet. Elle n'ignorait pas les +réponses qu'on lui ferait; elle me les communiqua; et ce n'est qu'après +bien du temps que j'ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le +terme qu'on avait mis à ma résolution arriva, elle vint m'en instruire +avec la tristesse la mieux étudiée. D'abord elle demeura sans parler, +ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d'après lesquels je +compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir; je n'en aurai +guère d'autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. +Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant: «Eh +bien! mon enfant, vous allez donc nous quitter! chère enfant, nous ne +nous reverrons plus!...» Et d'autres propos que je n'entendis pas. +J'étais renversée sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je +sanglotais, ou j'étais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantôt +m'appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà +ce qui s'était passé lorsqu'elle ajouta: «Mais que ne faites-vous une +chose? Écoutez, et n'allez pas dire au moins que je vous en ai donné le +conseil; je compte sur une discrétion inviolable de votre part: car, +pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu'on eût un reproche à me +faire. Qu'est-ce qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh +bien! que ne le prenez-vous? À quoi cela vous engage-t-il? À rien, à +demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit; +deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien des choses en deux +ans...» Elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de +protestations d'amitié, tant de faussetés douces: «je savais où j'étais, +je ne savais pas où l'on me mènerait,» et je me laissai persuader. Elle +écrivit donc à mon père; sa lettre était très-bien, oh! pour cela on ne +peut mieux: ma peine, ma douleur, mes réclamations n'y étaient point +dissimulées; je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait été +trompée; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle +célérité tout fut préparé! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment +de la cérémonie arrivé, sans que j'aperçoive aujourd'hui le moindre +intervalle entre ces choses. + +J'oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je +n'épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce +fut un M. l'abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta, et M. +l'évêque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cérémonie n'est pas gaie par +elle-même; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses +s'empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes +genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de +l'autel. Je n'entendais rien, je ne voyais rien, j'étais stupide; on me +menait, et j'allais; on m'interrogeait, et l'on répondait pour moi. +Cependant cette cruelle cérémonie prit fin; tout le monde se retira, et +je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. Mes +compagnes m'ont entourée; elles m'embrassent, et se disent: «Mais voyez +donc, ma soeur, comme elle est belle! comme ce voile noir relève la +blancheur de son teint! comme ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit +le visage! comme il étend ses joues! comme cet habit fait valoir sa +taille et ses bras!...» Je les écoutais à peine; j'étais désolée; +cependant, il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma +cellule, je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empêcher de +les vérifier à mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'étaient pas +tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour; on les +exagéra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et l'on affecta de croire +le contraire et de me le dire, quoiqu'il fût clair qu'il n'en était +rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma +cellule. «En vérité, me dit-elle après m'avoir un peu considérée, je ne +sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit; il vous fait +à merveille, et vous êtes charmante; soeur Suzanne est une très-belle +religieuse, on vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez. +Vous ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas être courbée comme +cela...» Elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les +bras; ce fut presque une leçon de Marcel[5] sur les grâces monastiques: +car chaque état a les siennes. Ensuite elle s'assit, et me dit: «C'est +bien; mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de +gagnés; vos parents peuvent changer de résolution; vous-même, vous +voudrez peut-être rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne +serait point du tout impossible.--Madame, ne le croyez pas.--Vous avez +été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie; +elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs...» Vous +vous doutez bien de tout ce qu'elle put ajouter du monde et du cloître, +cela est écrit partout, et partout de la même manière; car, grâces à +Dieu, on m'a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont +débité de leur état, qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, contre +le monde qu'ils aiment, qu'ils déchirent et qu'ils ne connaissent pas. + +Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat; si l'on observait toute +son austérité, on n'y résisterait pas; mais c'est le temps le plus doux +de la vie monastique. Une mère des novices est la soeur la plus +indulgente qu'on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les +épines de l'état; c'est un cours de séduction la plus subtile et la +mieux apprêtée. C'est elle qui épaissit les ténèbres qui vous +environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui +vous fascine; la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas +qu'il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet art +funeste. Le monde a ses précipices; mais je n'imagine pas qu'on y arrive +par une pente aussi facile. Si j'avais éternué[6] deux fois de suite, +j'étais dispensée de l'office, du travail, de la prière; je me couchais +de meilleure heure, je me levais plus tard; la règle cessait pour moi. +Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours où je soupirais après +l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans +le monde qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de +fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces +à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il +approchait, ce temps que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors +je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et +s'accroître. Je les allais confier[7] à la supérieure, ou à notre mère +des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez: +car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles +jouent, et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter; cela +devient à la fin si usé et si maussade pour elles; mais elles s'y +déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur +maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur +vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de +cinquante années, et peut-être un malheur éternel; car il est sûr, +monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il +y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent +folles, stupides ou furieuses en attendant. + +Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de la cellule +où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de mon bonheur ou +de mon malheur, selon, monsieur, la manière dont vous en userez avec +moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et +presque sans vêtement; elle traînait des chaînes de fer; ses yeux +étaient égarés; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la +poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait; elle se chargeait +elle-même, et les autres, des plus terribles imprécations; elle +cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je +tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette +infortunée, et sur-le-champ il fut décidé, dans mon coeur, que je +mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que +cet événement pourrait faire sur mon esprit; on crut devoir le prévenir. +On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules +qui se contredisaient: qu'elle avait déjà l'esprit dérangé quand on +l'avait reçue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique; +qu'elle était devenue sujette à des visions; qu'elle se croyait en +commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses +qui lui avaient gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une +morale outrée, qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, +que sa tête ébranlée en avait été renversée; qu'elle ne voyait plus que +des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles étaient bien +malheureuses; qu'il était inouï qu'il y eût jamais eu un pareil sujet +dans la maison; que sais-je encore quoi? Cela ne prit point auprès de +moi. À tout moment ma religieuse folle me revenait à l'esprit, et je me +renouvelais le serment de ne faire aucun voeu. + +Le voici pourtant arrivé ce moment où il s'agissait de montrer si je +savais me tenir parole. Un matin, après l'office, je vis entrer la +supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de +la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; il semblait que +sa main n'eût pas la force de soulever cette lettre; elle me regardait; +des larmes semblaient rouler dans ses yeux; elle se taisait et moi +aussi: elle attendait que je parlasse la première; j'en fus tentée, mais +je me retins. Elle me demanda comment je me portais; que l'office avait +été bien long aujourd'hui; que j'avais un peu toussé; que je lui +paraissais indisposée. À tout cela je répondis: «Non, ma chère mère.» +Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au milieu de ces +questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie; +enfin, après avoir tourné autour de quelques questions sur mon père, sur +ma mère, voyant que je ne lui demandais point ce que c'était que ce +papier, elle me dit: «Voilà une lettre...» + +À ce mot je sentis mon coeur se troubler, et j'ajoutai d'une voix +entrecoupée et avec des lèvres tremblantes: «Elle est de ma mère? + +--Vous l'avez dit; tenez, lisez...» + +Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec assez de +fermeté; mais à mesure que j'avançais, la frayeur, l'indignation, la +colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j'avais +différentes voix, je prenais différents visages et je faisais différents +mouvements. Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je le tenais +comme si j'eusse voulu le déchirer, ou je le serrais violemment comme si +j'avais été tentée de le froisser et de le jeter loin de moi. + +«Eh bien! mon enfant, que répondrons-nous à cela? + +--Madame, vous le savez. + +--Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille +a souffert des pertes; les affaires de vos soeurs sont dérangées; elles +ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, on s'est épuisé pour elles en +les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous +fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constitué en +dépenses; par cette démarche vous avez donné des espérances; le bruit de +votre profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste, +comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré personne en +religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est très-dangereux +de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai point de parler à votre +coeur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à présent je n'ai point à me +reprocher le malheur d'une autre; voudrais-je commencer par vous, mon +enfant, qui m'êtes si chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma +persuasion que vous avez fait les premières démarches; et je ne +souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delà de votre +volonté. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire +profession? + +--Non, madame. + +--Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux? + +--Non, madame. + +--Vous n'obéirez point à vos parents? + +--Non, madame. + +--Que voulez-vous donc devenir? + +--Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas. + +--Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une réponse à votre +mère...» + +Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra sa lettre +qui me parut encore très-bien. Cependant on me dépêcha le directeur de +la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prêchée à ma prise +d'habit; on me recommanda à la mère des novices; je vis M. l'évêque +d'Alep; j'eus des lances à rompre avec des femmes pieuses qui se +mêlèrent de mon affaire sans que je les connusse; c'étaient des +conférences continuelles avec des moines et des prêtres; mon père vint, +mes soeurs m'écrivirent; ma mère parut la dernière: je résistai à tout. +Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea rien pour +obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il était inutile de le +solliciter, on prit le parti de s'en passer. + +De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa le silence; +je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi-même; et je vis +clairement qu'on était résolu à disposer de moi sans moi. Je ne voulais +point m'engager; c'était un point décidé: et toutes les terreurs vraies +ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant +j'étais dans un état déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait +durer; et s'il venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait +m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous +jugerez, monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni +la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes; je fis avertir +la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes +parents; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, +et de protester publiquement contre la violence qu'on méditait: je dis +donc qu'on était maître de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on +voudrait; qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. +Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec +toutes les flatteries et toute la séduction. «Dieu avait parlé à mon +coeur; personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi. Il +était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours attendu. On +ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification et de constance, +quand on n'y est pas vraiment appelée. La mère des novices n'avait +jamais vu dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée; elle +était toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait +toujours bien dit à notre mère supérieure qu'il fallait tenir bon, et +que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces +moments-là; que c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui +redoublait ses efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie; +que j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi; +que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d'autant plus +supportables, que je me les étais plus fortement exagérées; que cet +appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait +de ce moyen pour l'alléger...» Il me paraissait assez singulier que la +même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de +l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la +religion; et ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées, +les uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres, +autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous +éprouve, ou du diable qui nous tente. + +Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre de moi. Je +vis mon père; il me parla froidement; je vis ma mère; elle m'embrassa; +je reçus des lettres de congratulation de mes soeurs et de beaucoup +d'autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui +ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l'Université, qui +recevrait mes voeux. Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour, +excepté qu'ayant appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y +aurait très-peu de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte +qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes de notre +voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'écrire à +quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne +s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser entrer; et +l'assemblée fut telle à peu près qu'il la fallait pour mon projet. Oh, +monsieur! quelle nuit que celle qui précéda[8]! Je ne me couchai point; +j'étais assise sur mon lit; j'appelais Dieu à mon secours; j'élevais mes +mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu'on me faisait; +je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille +protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir +consenti, le scandale des assistants, le désespoir des religieuses, la +fureur de mes parents. «Ô Dieu! que vais-je devenir?...» En prononçant +ces mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon +traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents +se frappaient avec bruit, succéda à cette défaillance; à ce frisson une +chaleur terrible: mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'être +déshabillée, ni d'être sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue +en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans +mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin +je me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure, de la +mère des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'étais +fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes réponses que +je n'avais aucune connaissance de ce qui s'était passé; et l'on ne m'en +parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma +sainte résolution, et si je me sentais en état de supporter la fatigue +du jour. Je répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut +dérangé. + +On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre +à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le coeur me battit +encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; à présent que +je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu'elles avaient +quelque chose de solennel et de bien touchant[9] pour une jeune +innocente que son penchant n'entraînerait point ailleurs. On me +conduisit à l'église; on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me +soupçonnait une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon +où il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque +chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la +grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux +sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la +démarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude, +mais qui durèrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout +ce qu'il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment +terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais +prononcer le voeu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; +deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tête +renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se +passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime +mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait de toutes parts des +soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux +de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde +était debout; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et +attachées aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond +silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit: +«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité? + +--Je le promets. + +--Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes +ici?» + +Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient répondirent pour +moi, «oui.» + +«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et +obéissance?» + +J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis: + +«Non, monsieur.» + +Il recommença: + +«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et +obéissance?» + +Je lui répondis d'une voix plus ferme: + +«Non, monsieur, non.» + +Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi. + +--Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu +chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien entendu, et je vous +réponds que non...» + +Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'était +élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le +murmure cessa et je dis: + +«Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à +témoin...» + +À ces mots une des soeurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis +qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent, +m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot dire. On me +conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous la clef. + +Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme; je +revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'après +l'éclat que j'avais fait, il était impossible que je restasse ici +longtemps, et que peut-être on n'oserait pas me remettre en couvent. Je +ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que +d'être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre +parler de qui que ce fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, +mettaient mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un +mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la maison; +la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'à la porte +conventuelle; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule +qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous +restâmes l'une vis-à-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais +les yeux baissés, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se +passait dans mon âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je +penchai ma tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je +sanglotais et j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai +pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle +en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant +ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: «Vous êtes +toujours ma mère, je suis toujours votre enfant...» Et elle me répondit +(en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre +les miennes): «Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis, +je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant +d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me +dérober à ses yeux[10]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se +mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute +couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques mots qu'elle dit, je +conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui +déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de +suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à +ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vêtement; mais tout ce +que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder +avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, +que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre. + +J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant +tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou +de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique +m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je +lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est +ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, +c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait +changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus. + +Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont +achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai +jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait +apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je +ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à +des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se +tourner en certitude. + +Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices +extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des +grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère; +je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait +tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de +ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré +tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta +tranquillement, et me dit: + +«Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la +blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en +use ainsi. + +--Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne +m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence y a-t-il entre mes +soeurs et moi? + +--Beaucoup. + +--Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse...» + +J'allais entrer dans la comparaison de mes soeurs et de moi, lorsqu'il +m'arrêta et me dit: + +«Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; tâchez de +prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite +devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour +vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit...» + +Ce _beaucoup_, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière pour moi; +je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé sur ma naissance. + + * * * * * + +Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du +jour, la servante qui m'était attachée monta, et me dit: «Madame votre +mère ordonne que vous vous habilliez...» Une heure après: «Madame veut +que vous descendiez avec moi...» Je trouvai à la porte un carrosse où +nous montâmes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux +Feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La +domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis +inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici comme il me +parla: + +«Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos parents va +s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre +mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, de la fermeté; vous êtes +dans un âge où l'on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous +concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhorté pour la première +fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; +elle n'a jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une +faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne va guère +avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans +cette ressource vous amener à ses desseins; elle s'est trompée; elle en +est fâchée: elle revient aujourd'hui à mon conseil; et c'est elle qui +m'a chargé de vous annoncer que vous n'étiez pas la fille de M. +Simonin.» + +Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée. + +--Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame +votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de +monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n'êtes point la +soeur; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il +n'a déjà que trop de soupçons. + +--Mais, monsieur, qui est mon père? + +--Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est que trop +certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement avantagé vos +soeurs, et qu'on a pris toutes les précautions imaginables, par les +contrats de mariage, par le dénaturer des biens, par les stipulations, +par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime, +dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la +redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; +vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être. + +--Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien. + +--Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence. + +--Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un état +auquel on n'est point appelée. + +--Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, mademoiselle, +à faire vos réflexions...» + +Ensuite il se leva. + +«Mais, monsieur, encore une question. + +--Tant qu'il vous plaira. + +--Mes soeurs savent-elles ce que vous m'avez appris? + +--Non, mademoiselle. + +--Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur soeur? car +c'est ce qu'elles me croient. + +--Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient point obtenu +les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans +ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez +à perdre vos parents; soyez sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une +obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont +beaucoup d'enfants; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la +mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui +font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération, les +secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs maris deviendraient +une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou +des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux +dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on +reçoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec +vos parents; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous +entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous +passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je +ne vous célerai pas que l'abandon apparent de votre mère, son +opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me +reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit +exactement sur votre père le même effet que sur vous: votre naissance +lui était suspecte; elle ne le lui est plus; et sans être dans la +confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, +que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. +Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous venez +d'apprendre.» + +Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même attendri; +il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la +domestique qui m'avait accompagnée; nous remontâmes en voiture, et nous +rentrâmes à la maison. + +Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait de me +révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point de père; le +scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions prises, pour que je ne +pusse prétendre aux droits de ma naissance légale; une captivité +domestique fort dure; nulle espérance, nulle ressource. Peut-être que, +si l'on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l'établissement de mes +soeurs, on m'eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être +fréquentée, il se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon +esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la +chose n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en +couvent la rendait plus difficile: on ne conçoit guère comment une fille +de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, sans une +fermeté peu commune; les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il +me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se +proposent de faire leurs épouses. C'était pourtant une ressource à +tenter avant que de songer à un autre parti; je pris celui de m'en +ouvrir à ma mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut +accordé. + +C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu; +elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles; je +m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de +tous les torts que j'avais. + +«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le +mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous avez tout le temps de +vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous +êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas +de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. +Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu? + +--Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois +prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à vos peines, de +quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous trouvée plus +soumise à vos volontés, si vous m'eussiez instruite plus tôt de quelques +circonstances qu'il était difficile que je soupçonnasse: mais enfin je +sais, je me connais, et il ne me reste qu'à me conduire en conséquence +de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises +entre mes soeurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais +je suis toujours votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et +j'espère que vous ne l'oublierez pas. + +--Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas +autant qu'il est en mon pouvoir! + +--Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés; rendez-moi votre +présence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père. + +--Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre +naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans +entendre ses reproches; il me les adresse, par la dureté dont il en use +avec vous; n'espérez point de lui les sentiments d'un père tendre. Et +puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude +si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet +homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la +haine que je lui dois se répand sur vous. + +--Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M. +Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie +par humanité? + +--Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma +vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de soeurs, je sais ce que +j'aurais à faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre +une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait +s'est éteinte; la conscience a repris ses droits. + +--Mais celui à qui je dois la vie... + +--Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le +moindre de ses forfaits...» + +En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, l'indignation +s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus; +le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. Elle était assise; elle +pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents +qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis +elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle +contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait: + +«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait étouffée dans +mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; mais Dieu nous a +conservées l'une et l'autre, pour que la mère expiât sa faute par +l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le +peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos soeurs; voilà les +suites d'une faiblesse. Cependant j'espère n'avoir rien à me reprocher +en mourant; j'aurai gagné votre dot par mon économie. Je n'abuse point +de la facilité de mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que +j'obtiens de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais +de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m'en +est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles, +je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je vis retirée; j'aimais le +faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c'est ma +volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je +prends sur moi tous les jours. + +--Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien; +peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera +pas même les épargnes que vous avez destinées à mon établissement. + +--Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue. + +--Le mal est-il sans ressource? + +--Sans ressource. + +--Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire que je +m'enferme dans un couvent? + +--À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et mes remords, +jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que j'y vienne; vos +soeurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je +pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre +présence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'êtes malgré +moi, vos soeurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime, +n'affligez pas une mère qui expire; laissez-la descendre paisiblement au +tombeau: qu'elle puisse se dire à elle-même, lorsqu'elle sera sur le +point de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute autant +qu'il était en elle, qu'elle puisse se flatter qu'après sa mort vous ne +porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez +pas des droits que vous n'avez point. + +--Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus; faites venir un homme +de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai à tout ce +qu'il vous plaira. + +--Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui-même; c'est le +châtiment d'un père et d'une mère justement irrités. S'il plaisait à +Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse à cette +extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari, afin de prendre de concert +les mêmes mesures. Ne m'exposez point à une indiscrétion qui me rendrait +odieuse à ses yeux, et qui entraînerait des suites qui vous +déshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans +fortune et sans état; malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez: +quelles idées voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que +je dise à votre père... Que lui dirai-je? Que vous n'êtes pas son +enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour +obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme inflexible +de votre père...» + +En ce moment, M. Simonin entra; il vit le désordre de sa femme; il +l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et tournant sur moi +des regards terribles, il me dit: + +«Sortez!» + +S'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne l'était +pas. + +Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait: + +«Dites-lui qu'elle ne reparaisse plus.» + +Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m'avait +dit; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il m'inspirât; je priai +longtemps; je demeurai le visage collé contre terre; on n'invoque +presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait à quoi se résoudre; +et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le +parti que je pris. «On veut que je sois religieuse; peut-être est-ce +aussi la volonté de Dieu. Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je +sois malheureuse, qu'importe où je le sois!...» Je recommandai à celle +qui me servait de m'avertir quand mon père serait sorti. Dès le +lendemain je sollicitai un entretien avec ma mère; elle me fit répondre +qu'elle avait promis le contraire à M. Simonin, mais que je pouvais lui +écrire avec un crayon qu'on me donna. J'écrivis donc sur un bout de +papier (ce fatal papier s'est retrouvé, et l'on ne s'en est que trop +bien servi contre moi): + +«Maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai causées; je +vous en demande pardon: mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi +tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre volonté que j'entre en +religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu...» + +La servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta un +moment après, et elle me dit avec transport: + +«Mademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le bonheur de +votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi l'avoir différé si +longtemps? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu +depuis que je suis ici: ils se querellaient sans cesse à votre sujet; +Dieu merci, je ne verrai plus cela...» + +Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrêt +de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, si vous +m'abandonnez. + +Quelques jours se passèrent, sans que j'entendisse parler de rien; mais +un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit brusquement; c'était M. +Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que +je savais qu'il n'était pas mon père, sa présence ne me causait que de +l'effroi. Je me levai, je lui fis la révérence. Il me sembla que j'avais +deux coeurs: je ne pouvais penser à ma mère sans m'attendrir, sans avoir +envie de pleurer; il n'en était pas ainsi de M. Simonin. Il est sûr +qu'un père inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne au +monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'être trouvé comme moi +vis-à-vis de l'homme qui a porté longtemps, et qui vient de perdre cet +auguste caractère; les autres l'ignoreront toujours. Si je passais de sa +présence à celle de ma mère, il me semblait que j'étais une autre. Il me +dit: + +«Suzanne, reconnaissez-vous ce billet? + +--Oui, monsieur. + +--L'avez-vous écrit librement? + +--Je ne saurais dire qu'oui. + +--Êtes-vous du moins résolue à exécuter ce qu'il promet? + +--Je le suis. + +--N'avez-vous de prédilection pour aucun couvent? + +--Non, ils me sont indifférents. + +--Il suffit.» + +Voilà ce que je répondis; mais malheureusement cela ne fut point écrit. +Pendant une quinzaine d'une entière ignorance de ce qui se passait, il +me parut qu'on s'était adressé à différentes maisons religieuses, et que +le scandale de ma première démarche avait empêché qu'on ne me reçût +postulante. On fut moins difficile à Longchamp; et cela, sans doute, +parce qu'on insinua que j'étais musicienne, et que j'avais de la +voix[11]. On m'exagéra bien les difficultés qu'on avait eues, et la +grâce qu'on me faisait de m'accepter dans cette maison: on m'engagea +même à écrire à la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce +témoignage écrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je +ne revinsse contre mes voeux; on voulait avoir une attestation de ma +propre main qu'ils avaient été libres. Sans ce motif, comment cette +lettre, qui devait rester entre les mains de la supérieure, aurait-elle +passé dans la suite entre les mains de mes beaux-frères? Mais fermons +vite les yeux là-dessus; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas +le voir: il n'est plus. + + * * * * * + +Je fus conduite à Longchamp; ce fut ma mère qui m'accompagna. Je ne +demandai point à dire adieu à M. Simonin; j'avoue que la pensée ne m'en +vint qu'en chemin. On m'attendait; j'étais annoncée, et par mon histoire +et par mes talents: on ne me dit rien de l'une; mais on fut très-pressé +de voir si l'acquisition qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se +fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui +m'était arrivé, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de +vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie +religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on +remplit ces premiers moments, la supérieure dit: «Mademoiselle, vous +savez la musique, vous chantez; nous avons un clavecin; si vous vouliez, +nous irions dans notre parloir...» J'avais l'âme serrée, mais ce n'était +pas le moment de marquer de la répugnance; ma mère passa, je la suivis; +la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité +avait attirées. C'était le soir; on m'apporta des bougies; je m'assis, +je me mis au clavecin; je préludai longtemps, cherchant un morceau de +musique dans la tête, que j'en ai pleine, et n'en trouvant point; +cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre +finesse, par habitude, parce que le morceau m'était familier: _Tristes +apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres_, etc.[12] +Je ne sais ce que cela produisit; mais on ne m'écouta pas longtemps: on +m'interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d'avoir mérités +si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de +la supérieure, me donna sa main à baiser, et s'en retourna. + + * * * * * + +Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec +toutes les apparences de postuler de mon plein gré. Mais vous, monsieur, +qui connaissez jusqu'à ce moment tout ce qui s'est passé, qu'en +pensez-vous? La plupart de ces choses ne furent point alléguées, lorsque +je voulus revenir contre mes voeux; les unes, parce que c'étaient des +vérités destituées de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient +rendue odieuse sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant +dénaturé, qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa +liberté. On avait la preuve de ce qui était _contre_ moi; ce qui était +_pour_ ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même +qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques personnes, +étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de +ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait été +possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne +l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empêche d'en faire la +réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je +sais la musique et que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas +davantage pour me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec +l'obscurité et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent +point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de +m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi +pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où aller; c'est +que je suis jeune et sans expérience; c'est que je crains la misère, les +hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vécu renfermée, et que si +j'étais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela +n'est peut-être pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne +sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous. + +Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons +religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'était une madame de +Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison; je +ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bonté qui m'a +perdue. C'était une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle +avait de l'indulgence, quoique personne n'en eût moins besoin; nous +étions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle +ne pouvait s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui +permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait +mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en +commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à me pardonner. Si +elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite; +après cela je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima +tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je +sais que c'est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne +pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est +celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure. +Si j'avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c'est que son +goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, +l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que +celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient que plus humiliées. +Elle avait aussi le don, qui est peut-être plus commun en couvent que +dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare +qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle +ne tarda pas à me prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière +confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans +effort! il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et +qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à +Sainte-Marie; je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui +dis tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma +naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me +plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux. + +Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit +arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je passe +rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent rien de triste +pour moi que le sentiment secret que je m'avançais pas à pas vers +l'entrée d'un état pour lequel je n'étais point faite. Quelquefois il se +renouvelait avec force; mais aussitôt je recourais à ma bonne +supérieure, qui m'embrassait, qui développait mon âme, qui m'exposait +fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: «Et les +autres états n'ont-ils pas aussi leurs épines? On ne sent que les +siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous à genoux, et prions...» + +Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction, +d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût dit que +l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images +pénétraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'écoutait; peu à peu on +était entraîné, on s'unissait à elle; l'âme tressaillait, et l'on +partageait ses transports. Son dessein n'était pas de séduire; mais +certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait de chez elle avec un +coeur ardent, la joie et l'extase étaient peintes sur le visage; on +versait des larmes si douces! c'était une impression qu'elle prenait +elle-même, qu'elle gardait longtemps, et qu'on conservait. Ce n'est pas +à ma seule expérience que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les +religieuses. Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles +le besoin d'être consolées comme celui d'un très-grand plaisir; et je +crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude, pour en venir là. + +J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une mélancolie si +profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves; son +talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-même. «Je ne sais, me dit-elle, +ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se +retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite, +que je cherche des idées, que je veux exalter mon âme; je me trouve une +femme ordinaire et bornée; je crains de parler...» «Ah! chère mère, lui +dis-je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît muette!...» + +Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, +j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit d'abord: elle lut +apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment +profond que je portais en moi était au-dessus de ses forces; et elle ne +voulait pas lutter sans la certitude d'être victorieuse. Cependant elle +m'entreprit, elle s'échauffa peu à peu; à mesure que ma douleur tombait, +son enthousiasme croissait: elle se jeta subitement à genoux, je +l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais; +elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. J'attendis +inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes, +elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: «Ah! chère +enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi! Voilà qui +est fait, l'esprit s'est retiré, je le sens: allez, que Dieu vous parle +lui-même, puisqu'il ne lui plaît pas de se faire entendre par ma +bouche...» + +En effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais +inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si je +l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le +ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma +profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie égale à la +mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi; je me jetai à ses pieds, elle +me bénit, me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant: «Je suis +lasse de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point +voir ce jour, mais ce n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre +mère, je passerai la nuit en prière, priez aussi; mais couchez-vous, je +vous l'ordonne. + +--Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous. + +--Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. À +neuf heures et demie je commencerai à prier et vous aussi; mais à onze +heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez, +chère enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.» + +Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant +cette sainte femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, +éveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans +l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les +invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d'abord en +silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes récitèrent ensemble +le _Miserere_, excepté la supérieure qui, prosternée au pied des autels, +se macérait cruellement en disant: «Ô Dieu! si c'est par quelque faute +que j'ai commise que vous vous êtes retiré de moi, accordez-m'en le +pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez +ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort +tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à +ses parents, et pardonnez-moi.» + +Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis +point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à côté de mon lit; +elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front; elle me +regardait: l'inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son +visage; et c'est ainsi qu'elle me parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle +ne me parla point de ce qui s'était passé pendant la nuit; elle me +demanda seulement si je m'étais couchée de bonne heure; je lui répondis: + +«À l'heure que vous m'avez ordonnée. + +--Si j'avais reposé. + +--Profondément. + +--Je m'y attendais... Comment je me trouvais. + +--Fort bien. Et vous, chère mère? + +--Hélas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans +inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de trouble que sur +vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse. + +--Si vous m'aimez toujours, je le serai. + +--Ah! s'il ne tenait qu'à cela! N'avez-vous pensé à rien pendant la +nuit? + +--Non. + +--Vous n'avez fait aucun rêve? + +--Aucun. + +--Qu'est-ce qui se passe à présent dans votre âme? + +--Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et sans goût; je +sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse aller. Ah! ma chère +mère, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de +cette mélancolie, de cette douce inquiétude que j'ai quelquefois +remarquée dans celles qui se trouvaient au moment où je suis. Je suis +imbécile, je ne saurais même pleurer. On le veut, il le faut, est la +seule idée qui me vienne... Mais vous ne me dites rien. + +--Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour +vous écouter. J'attends votre mère; tâchez de ne pas m'émouvoir; laissez +les sentiments s'accumuler dans mon âme; quand elle en sera pleine, je +vous quitterai. Il faut que je me taise: je me connais; je n'ai qu'un +jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit +s'exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie; dites-moi +seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y +chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...» + +Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes +mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément; +elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois elle les ouvrait, +les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son âme se +remplissait de tumulte, se composait et s'agitait ensuite. En vérité, +cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et +le caractère. Elle avait été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits +et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa +physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder +en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une +grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir. Elle me +serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement +quelle heure il était. + +«Il est bientôt six heures. + +--Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas être, +cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la +modération dans les premiers moments.» + +Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes +entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me revêtit des +habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien +de ce qu'on disait autour de moi; j'étais presque réduite à l'état +d'automate; je ne m'aperçus de rien; j'avais seulement par intervalles +comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait +faire; on était souvent obligé de me le répéter, car je n'entendais pas +de la première fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à +autre chose, c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme +quand on s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure +s'entretenait avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans +cette entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, quand +elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne pouvait +retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure +était sortie les mains fermées et appuyées contre le front. + +Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée était peu +nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis rien: on disposa de +moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n'en +ai jamais connu la durée; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai +dit. On m'a sans doute interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai +prononcé des voeux, mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée +religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas +plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de mon +baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce et que l'autre +la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie pas réclamé à Longchamp, +comme j'avais fait à Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagée? J'en +appelle à votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans +un état d'abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on +m'annonça que j'étais de choeur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je +demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus +voir la signature de mes voeux: il fallut joindre à ces preuves le +témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu'on +avait appelés à la cérémonie. M'adressant plusieurs fois à la +supérieure, je lui disais: «Cela est donc bien vrai?...» et je +m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: «Non, mon enfant; on +vous trompe...» Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne +pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi +tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et +frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles +qui m'avaient servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de +celui qui avait reçu mes voeux; le changement de l'habit religieux en +habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet +instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des +mois entiers pour me tirer de cet état; et c'est à la longueur de cette +espèce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est +passé: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont +parlé avec jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la +santé, n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la +maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment ce qui m'est +arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais il reste à savoir si ces +actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y être. + + * * * * * + +Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle de mon père, +ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était âgé, il avait beaucoup +travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure, et celle de ma mère. + +Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se +condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa chambre; elle +avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer +et à écrire: elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de +la plus grande beauté; j'en ai une copie. Si quelque jour vous étiez +curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les +communiquerais; elles sont intitulées: _Les derniers instants de la +Soeur de Moni_. + +À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur +son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un +christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux éclairait +cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa +cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent; +elle se releva brusquement, elle parla; sa voix était presque aussi +forte que dans l'état de santé; le don qu'elle avait perdu lui revint: +elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur +éternel. «Mes enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, +disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux +s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et +je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir +ma bénédiction et mes adieux...» C'est en prononçant ces dernières +paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des +regrets qui ne finiront point. + +Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de +l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santé avait +été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon père, ni +l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le +mien, me remit de sa part un petit paquet; c'étaient cinquante louis +avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y +avait dans ce billet: + + * * * * * + +«Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de +disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu +économiser sur les petits présents de M. Simonin. Vivez saintement, +c'est le mieux, même pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; +votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise; +aidez-moi à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au +monde, en considération des bonnes oeuvres que vous ferez. Surtout ne +troublez point la famille; et quoique le choix de l'état que vous avez +embrassé n'ait pas été aussi volontaire que je l'aurais désiré, craignez +d'en changer. Que n'ai-je été renfermée dans un couvent pendant toute ma +vie! je ne serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment +subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre +mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous +tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa +justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne +demandez rien à vos soeurs; elles ne sont pas en état de vous secourir; +n'espérez rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand jour, il +m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour +moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mère! Ah! malheureuse +enfant! Vos soeurs sont arrivées; je ne suis pas contente d'elles: elles +prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se +meurt, des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent +de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je en elles? +deux créatures en qui l'indigence a éteint le sentiment de la nature. +Elles soupirent après le peu que je laisse; elles font au médecin et à +la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience +elles attendent le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce +qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais +avoir quelque argent caché entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles +n'aient mis en oeuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi; mais +heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis +ce petit paquet avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez +la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera +bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos +voeux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: l'idée de +vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait +de troubler mes derniers instants.» + +Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et +ma mère la seconde fête de Noël. + + * * * * * + +Ce fut la soeur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah! +monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit +quelle femme c'était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, +une tête étroite et brouillée de superstitions; elle donnait dans les +opinions nouvelles; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. +Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait +précédée: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de +médisances, d'accusations, de calomnies et de persécutions: il fallut +s'expliquer sur des questions de théologie où nous n'entendions rien, +souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère +de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le +corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa vie: une fois la +veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. +Elle disait de ces pénitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun défaut, +et qu'elles ne servaient qu'à donner de l'orgueil. Elle voulait que ses +religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et +l'esprit serein. La première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut +de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de +défendre d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la +dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au +contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et +fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du règne +antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus +indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la +raison que la précédente m'avait chérie; mais je ne tardai pas à empirer +mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, +selon le coup d'oeil sous lequel vous les considérerez. + +La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais +de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute +circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des +comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle-ci; de peindre l'état +de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix +dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture +tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et +d'exalter les moeurs, les sentiments, le caractère de la soeur de Moni. +La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma +discipline; de prêcher des amies là-dessus, et d'en engager +quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, de me pourvoir d'un +Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième, de rejeter tout parti, +de m'en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste +ou de moliniste; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la +règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; +conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles +d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à +l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de +choeur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes +talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les +constitutions, je les relus, je les savais par coeur; si l'on +m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui +n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement; je +prenais le livre, et je disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et +je n'en ai point pris d'autres.» + +Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des maîtresses se +trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de +leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène +d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et +j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt +l'air, et peut-être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires +de M. l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me +défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule +fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison +de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs, +je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une +supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en +demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne +connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon +cilice et jeté là ma discipline; j'avais conseillé la même chose à +d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en +bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la +Constitution, je répondais que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la +bulle... que j'acceptais l'Évangile. On visita ma cellule; on y +découvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en +discours indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques-unes des +favorites; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec +un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. +Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre; et +j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on +s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de +m'approcher; et bientôt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit +nombre: on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée +de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le +jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues; +on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre; +l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée +de la manière la plus inhumaine; on me condamna des semaines entières à +passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du choeur; à vivre +de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux +fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes +complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver +en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres +incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les +heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la +conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais +coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du +courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude +et la persécution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de +me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il +m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés; +on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait +quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou +mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait +de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on +me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de +tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de +châtiments. + +Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai +dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les +commencements chercher de la force et de la résignation au pied des +autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation +et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, +tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au +fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien +j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de +fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! +Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée +brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? +Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler +mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le +visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, +pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements? + +Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et +qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes +visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes +cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un +dessein qui bouillait au fond de mon coeur. Quand j'allais de ce côté, +on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois +j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être +fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les +chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on +me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que +ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon +désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le +trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon +esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et +mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, +j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, +je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos +appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux +fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je +m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses +étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer +sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué +aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les +moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, +on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous +pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles +avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être +cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit +les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement +en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand +j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à +ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un +pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez +pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En +vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. +L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se +lasse point dans les cloîtres. + + * * * * * + +J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire +résilier mes voeux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée, +sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les +secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon +esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je +supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce +changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, +comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au +moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à +vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui +passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu +à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non +plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, +un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans +un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et +cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. +Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on +aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on +hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie. + +À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même la +possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi +l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De +dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre +n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans +ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait +de l'oeil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas +un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me +sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de +l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on +m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un +avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le +jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, on +entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude +de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire +ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j'allais demander de +l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas. +J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais +dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était en abrégé tout ce que je +viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. +Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que +j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce +prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de +mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant +point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de +religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut +remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été +employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à +ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait? + +Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il ne fallait +pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D'abord je +pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le +cacher dans mes vêtements, à l'enfouir dans le jardin, à le jeter au +feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l'écrire, et +combien j'en fus embarrassée quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, +ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. +J'étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais +assise à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je +l'avais vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me +parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce +qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; dans un +moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux, +s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai +doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi; elle +le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de +ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reçu beaucoup d'autres: +elle s'était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se +compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait à mes devoirs +pour avoir droit de me châtier; elle venait frapper à ma porte quand il +était heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait +sonner ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je +devais être. J'ignorais tout cela. + +Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du choeur, la +supérieure me dit: «Soeur Suzanne, suivez-moi...» Je la suivis, puis +s'arrêtant dans le corridor à une autre porte, «voilà, me dit-elle, +votre cellule; c'est la soeur Saint-Jérôme qui occupera la vôtre...» +J'entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler, +lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise; +et la supérieure me dit: «Soeur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce +vêtement...» J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à +tous mes mouvements. La soeur qui avait apporté mes habits, était à la +porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; et la +supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés; et +je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma +cellule; on avait décousu l'oreiller et les matelas; on avait déplacé +tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir été; on marcha sur mes traces; on +alla au confessionnal, à l'église, dans le jardin, au puits, vers le +banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupçonnai le +reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y +avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs jours: on +allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement. Enfin +la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir la vérité que par +moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit: + +«Soeur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez pas celui de +mentir; dites-moi donc la vérité: qu'avez-vous fait de tout le papier +que je vous ai donné? + +--Madame, je vous l'ai dit. + +--Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup, et vous n'avez +été qu'un moment au confessionnal. + +--Il est vrai. + +--Qu'en avez-vous donc fait? + +--Ce que je vous ai dit. + +--Eh bien! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous avez vouée à +Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je vous croirai. + +--Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose +si légère; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer. + +--Vous me trompez, soeur Suzanne, et vous ne savez pas à quoi vous vous +exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous ai donné? + +--Je vous l'ai dit. + +--Où est-il? + +--Je ne l'ai plus. + +--Qu'en avez-vous fait? + +--Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles après qu'on +s'en est servi. + +--Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout employé à écrire +votre confession, et que vous ne l'avez plus. + +--Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant pas plus +importante que la première, je ne saurais jurer. + +--Jurez, me dit-elle, ou... + +--Je ne jurerai point. + +--Vous ne jurerez point? + +--Non, madame. + +--Vous êtes donc coupable? + +--Et de quoi puis-je être coupable? + +--De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affecté +de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser; de mépriser les +usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que +j'ai cru devoir rétablir; de soulever toute la communauté; d'enfreindre +les règles; de diviser les esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me +forcer à vous punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose +qui me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les +plus dures; je vous ai ménagée: j'ai cru que vous reconnaîtriez vos +torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que vous +reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose +dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intérêt +de la maison exige que je les connaisse, et je les connaîtrai; c'est moi +qui vous en réponds. Soeur Suzanne, dites-moi la vérité. + +--Je vous l'ai dite. + +--Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je vous donne +encore un moment pour vous déterminer... Vos papiers, s'ils existent... + +--Je ne les ai plus. + +--Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession. + +--Je ne saurais le faire...» + +Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec +quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et furieux. Je me +jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes +ensemble: «Point de miséricorde, madame; ne vous laissez pas toucher: +qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix[13]...» J'embrassais +les genoux tantôt de l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les +nommant par leurs noms: «Soeur Sainte-Agnès, soeur Sainte-Julie, que +vous ai-je fait? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi? Est-ce +ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour vous? +vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis +pas.» + +La supérieure, immobile, me regardait et me disait: «Donne tes papiers, +malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient. + +--Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop +bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme indocile, dont on ne +peut venir à bout que par des moyens extrêmes: c'est elle qui vous y +porte; tant pis pour elle. + +--Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni +Dieu, ni les hommes, je vous le jure. + +--Ce n'est pas là le serment que je veux. + +--Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand +vicaire, à l'archevêque; Dieu sait comme elle aura peint l'intérieur de +la maison; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette +créature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous.» + +La supérieure ajouta: «Soeur Suzanne, voyez...» + +Je me levai brusquement, et je lui dis: «Madame, j'ai tout vu; je sens +que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la +peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; écoutez leur +fureur, consommez votre injustice...» + +Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On +m'arracha mon voile; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein +un petit portrait de mon ancienne supérieure; on s'en saisit: je +suppliai qu'on me permît de le baiser encore une fois; on me refusa. On +me jeta une chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on +me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je +criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche pour +avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais à terre, et +l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les +pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais dans un état à +toucher des âmes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs +la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, où l'on me jeta sur une +natte que l'humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de +pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et +grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait, +sur un bloc de pierre, une tête de mort avec un crucifix de bois. Mon +premier mouvement fut de me détruire; je portai mes mains à ma gorge; je +déchirai mon vêtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je +hurlais comme une bête féroce; je me frappai la tête contre les murs; je +me mis toute en sang; je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les +forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé +trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de +mes exécutrices venait, et me disait: + +«Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici. + +--Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! soeur +Saint-Clément, il est un Dieu...» + +Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte; +c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite. Après l'éloge +des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent qu'elle me faisait +grâce, et qu'on allait me mettre en liberté. + +«C'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir.» + +Cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient; on me +reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure. + +«J'ai consulté Dieu sur votre sort; il a touché mon coeur: il veut que +j'aie pitié de vous: et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et +demandez-lui pardon.» + +Je me mis à genoux, et je dis: + +«Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous +le demandâtes sur la croix pour moi. + +--Quel orgueil! s'écrièrent-elles; elle se compare à Jésus-Christ, et +elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifié. + +--Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez. + +--Ce n'est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte +obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passé. + +--Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi +par serment que j'en garderai le silence. Personne n'en saura jamais +rien que votre conscience, je vous le jure. + +--Vous le jurez? + +--Oui, je vous le jure.» + +Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles m'avaient +donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens. + + * * * * * + +J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique; +j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris +que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette +persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir. C'est par +l'effet momentané de ces secousses violentes qui montrent combien la +nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en très-peu +de temps; et je trouvai, quand je reparus, toute la communauté persuadée +que j'avais été malade. Je repris les exercices de la maison et ma place +à l'église. Je n'avais pas oublié mon papier, ni la jeune soeur à qui je +l'avais confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt, +mais qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après +ma sortie de prison, au choeur, au moment même où je le lui avais donné, +c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et qu'inclinées les unes +vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer +doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui +ne contenait que ces mots: «Combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel +papier, que faut-il que j'en fasse?...» Après avoir lu celui-ci, je le +roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au +commencement du carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre +appelle à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais +la voix très-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons +religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut quelques +ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de liberté; les soeurs que +j'instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence; celle à +qui j'avais confié mon mémoire en était une. Dans les heures de +récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l'écart, je la +faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis: + +«Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne +voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici +que de vous exposer au soupçon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez +perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me +sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix. + +--Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il? + +--Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile +avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir +une réponse que vous me rendrez à l'église ou ailleurs. + +--À propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet? + +--Soyez tranquille, je l'ai avalé. + +--Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire.» + +Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait, +qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation +était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, +est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on +venait à découvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de +tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir +ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces +lettres, monsieur; si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien +prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être +conservé. + +Voilà ce que je vous disais alors: mais, hélas! elle n'est plus, et je +reste seule... + +Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à notre manière +accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours à nos ténèbres fut +nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux +applaudissements que l'on donne à vos comédiens dans leurs salles de +spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du +Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on +célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des +crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées; +quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du +goût; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et +que la communauté était satisfaite du succès de mes soins. + +Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement de +son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu'au +vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives +des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres, +ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure +d'adoration; que je fus contente d'y lire: La soeur Sainte-Suzanne et la +soeur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'à trois! Je me +rendis au reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous +plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous +prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi-heure. Au +bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en +disant: + +«Nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de nous entretenir aussi +longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte où nous vivons, +et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons +tout entier. Je n'ai pas lu votre mémoire; mais il n'est pas difficile +de deviner ce qu'il contient; j'en aurai incessamment la réponse. Mais +si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos voeux, +ne voyez-vous pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec +des gens de loi? + +--Il est vrai. + +--Que vous aurez besoin de liberté? + +--Il est vrai. + +--Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes +pour vous en procurer? + +--J'y ai pensé. + +--Vous le ferez donc? + +--Je verrai. + +--Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnée +à toute la fureur de la communauté. Avez-vous prévu les persécutions qui +vous attendent? + +--Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes. + +--Je n'en sais rien. + +--Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma liberté. + +--Et pourquoi cela? + +--Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra me +représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître; +j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre; je vous attesterai +toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on +n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux +qu'on en usât mal avec moi; mais on ne le fera pas: soyez sûre qu'on +prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera +le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison; et comptez qu'on +n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la +séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force. + +--Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un état dont +vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs. + +--Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me +quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse; il faut +prévenir ce moment. + +--Mais si par malheur vous succombez? + +--Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans +celle-ci. + +--On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon amie, votre +démarche me fait frémir: je tremble que vos voeux ne soient résiliés, et +qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez-vous? Que +ferez-vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des +talents; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu; et je sais +que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité. + +--Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu; c'est +sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus +elle y doit être considérée. + +--On la loue, mais on ne fait rien pour elle. + +--C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi +qu'on m'objecte, on respectera mes moeurs; on ne dira pas, du moins, +comme de la plupart des autres, que je sois entraînée hors de mon état +par une passion déréglée: je ne vois personne, je ne connais personne. +Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas +été volontaire. Avez-vous lu mon mémoire? + +--Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce qu'il était +sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour moi; mais les +premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas été plus loin. Que vous +fûtes bien inspirée de me l'avoir remis! un moment plus tard, on +l'aurait trouvé sur vous... Mais l'heure qui finit notre station +approche, prosternons-nous; que celles qui vont nous succéder nous +trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu'il +vous éclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma prière et mes +soupirs aux vôtres.» + +J'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite; moi, je me +prosternai; mon front était appuyé contre la dernière marche de l'autel, +et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas +m'être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le +coeur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui +m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni +combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien +touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux +religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule; je +me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et +fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre; elles attendaient +que je sortisse de moi-même de l'état de transport et d'effusion où +elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait +sans doute un caractère bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il +produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutèrent, que je ressemblais +alors à notre ancienne supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma +vue leur avait causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque +penchant à l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un +rôle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme +s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure m'a +dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimé Dieu comme moi; +que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est +sûr que j'éprouvais une facilité extrême à partager son extase; et que, +dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait +de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, +comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les +autres l'écoutaient en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais, +ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais +très-longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment +que je lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les +autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle +qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, quand +la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cédâmes la place à +celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma +jeune compagne et moi, avant que de nous séparer. + +La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à cela le succès +de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je +fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses! je n'eus presque rien à +faire pour me réconcilier avec toute la communauté; on vint au-devant de +moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent +à me connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser. +Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et une foule +d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des +magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela +cette sorte d'étourdis que vous appelez des _talons rouges_, et que +j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles +qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste à celles de nos +religieuses qui n'étaient pas si difficiles. + +J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu'on me donna, +ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le +petit portrait de notre ancienne supérieure; et l'on n'eut pas celui de +me le refuser; il a repris sa place sur mon coeur, il y demeurera tant +que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'élever mon +âme à Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je +me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi, +je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas +connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre +vénération; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous +laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y +demeurons. + + * * * * * + +J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M. Manouri[14], ni +favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on +demandait un grand nombre d'éclaircissements auxquels il était difficile +de satisfaire sans se voir; je me nommai donc; et j'invitai M. Manouri à +se rendre à Longchamp. Ces messieurs se déplacent difficilement; +cependant il vint. Nous nous entretînmes très-longtemps; nous convînmes +d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses +demandes, et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon côté tout +le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les esprits, à +intéresser à mon sort et à me faire des protections. Je me nommai, je +révélai ma conduite dans la première maison que j'avais habitée, ce que +j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait +faites en couvent, ma réclamation à Sainte-Marie, mon séjour à +Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruauté avec laquelle +j'avais été traitée depuis que j'avais consommé mes voeux. On me +plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volonté qu'on me +témoignait pour le temps où je pourrais en avoir besoin, sans +m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais +obtenu de Rome la permission de réclamer contre mes voeux; incessamment +l'action allait être intentée, qu'on était là-dessus dans une sécurité +profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut la surprise de ma +supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de soeur Marie-Suzanne +Simonin, une protestation contre ses voeux, avec la demande de quitter +l'habit de religion, et de sortir du cloître pour disposer d'elle comme +elle le jugerait à propos. + +J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition; +celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes +beaux-frères et soeurs alarmés: ils avaient eu tout le bien de la +famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables à faire sur +eux. J'écrivis à mes soeurs; je les suppliai de n'apporter aucune +opposition à ma sortie; j'en appelai à leur conscience sur le peu de +liberté de mes voeux; je leur offris un désistement par acte authentique +de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère; je +n'épargnai rien pour leur persuader que ce n'était ici une démarche ni +d'intérêt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; +cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée +en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour elles +que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il +d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une soeur sans asile et +sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que dira-t-on dans le monde? +Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous? S'il lui prend +fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et +si elle a des enfants?... Il faut contrarier de toute notre force cette +dangereuse tentative... Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles +firent. + +À peine la supérieure eut-elle reçu l'acte juridique de ma demande, +qu'elle accourut dans ma cellule. + +«Comment, soeur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter? + +--Oui, madame. + +--Et vous allez appeler de vos voeux? + +--Oui, madame. + +--Ne les avez-vous pas faits librement? + +--Non, madame. + +--Et qui est-ce qui vous a contrainte? + +--Tout. + +--Monsieur votre père? + +--Mon père. + +--Madame votre mère? + +--Elle-même. + +--Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels? + +--J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d'y avoir +assisté. + +--Pouvez-vous parler ainsi? + +--Je dis la vérité. + +--Quoi! vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander: Soeur +Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance, chasteté et +pauvreté? + +--Je n'en ai pas mémoire. + +--Vous n'avez pas répondu qu'oui? + +--Je n'en ai pas mémoire. + +--Et vous imaginez que les hommes vous en croiront? + +--Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai. + +--Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, voyez quels +abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche inconsidérée; vous +vous êtes laissé entraîner par un sentiment de vengeance; vous avez à +coeur les châtiments que vous m'avez obligée de vous infliger; vous avez +cru qu'ils suffisaient pour rompre vos voeux; vous vous êtes trompée, +cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le +parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà +commis dans votre coeur; et que vous allez le consommer. + +--Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré. + +--Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas été réparés? + +--Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée. + +--Qu'est-ce donc? + +--Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes voeux. + +--Si vous n'étiez point appelée; si vous étiez contrainte, que ne le +disiez-vous quand il en était temps? + +--Et à quoi cela m'aurait-il servi? + +--Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à Sainte-Marie? + +--Est-ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la première fois; +la seconde, j'étais imbécile. + +--Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? Vous avez +eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret. + +--Savais-je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues, étais-je +en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user, l'aurais-je pu? +Quoi! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue vous-même de mon aliénation? +Si je vous prends à témoin, jurerez-vous que j'étais saine d'esprit? + +--Je le jurerai! + +--Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure. + +--Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous +en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison; ces sortes +d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses. + +--Ce ne sera pas ma faute. + +--Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions les plus +défavorables à votre esprit, à votre coeur, à vos moeurs; on croira... + +--Tout ce qu'on voudra. + +--Mais parlez-moi à coeur ouvert; si vous avez quelque mécontentement +secret, quel qu'il soit, il y a du remède. + +--J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état. + +--L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à +nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande qu'on vous a +accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste? + +--Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment sans peine: +j'atteste Dieu que mon coeur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun +sentiment honteux. + +--Cela ne se conçoit pas. + +--Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. Chacun a son +caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais; +vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent +toutes; vous vous seriez perdue dans le monde; et vous assurez ici votre +salut; je me perdrais ici, et j'espère me sauver dans le monde; je suis +et je serai une mauvaise religieuse. + +--Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous. + +--Mais c'est avec peine et à contre-coeur. + +--Vous en méritez davantage. + +--Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite; et je suis +forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je +suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je +me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de +véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût +pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour +d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien +que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon coeur n'y est pas; +il est au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clôture +perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments. + +--Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont +consacrée à Jésus-Christ? + +--Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans +liberté...» + +Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas là ce que +mon coeur me suggérait; il me disait: «Oh! que ne suis-je au moment où +je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi!...» + +Cependant ma réponse l'atterra; elle pâlit, elle voulut encore parler; +mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait +encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle +s'écriait: + +«Ô mon Dieu! que diront nos soeurs? Ô Jésus, jetez sur elle un regard de +pitié! Soeur Sainte-Suzanne! + +--Madame. + +--C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et +devenir la fable publique, vous perdre! + +--Je veux sortir d'ici. + +--Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise... + +--C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne veux être +renfermée ni ici ni ailleurs. + +--Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui vous agite, qui +vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans +quel état vous êtes!» + +En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en +désordre, que ma guimpe s'était tournée presque sens devant derrière, et +que mon voile était tombé sur mes épaules. J'étais ennuyée des propos de +cette méchante supérieure qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et +faux; et je lui dis avec dépit: + +«Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n'en veux plus...» + +Cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et +plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais: impatientée, je +le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je +restai devant ma supérieure, le front ceint d'un bandeau, et la tête +échevelée. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et +venait en disant: + +«Ô Jésus! elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est possédée...» + +Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire. + +Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon état et +l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai +mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis: + +«Madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse de mes +violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par là combien +l'état de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je +cherche à m'en tirer, si je puis.» + +Elle, sans m'écouter, répétait: «Que dira le monde? Que diront nos +soeurs? + +--Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat; il y aurait un moyen. +Je ne cours point après ma dot; je ne demande que la liberté: je ne dis +point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement aujourd'hui, +demain, après, qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon +évasion que le plus tard que vous pourrez... + +--Malheureuse! qu'osez-vous me proposer? + +--Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes +celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une +pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les +malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y périsse. Madame, lui +dis-je en prenant un ton grave et un regard assuré, écoutez-moi: si les +lois auxquelles je me suis adressée trompaient mon attente; et que, +poussée par des mouvements d'un désespoir que je ne connais que trop... +vous avez un puits... il y a des fenêtres dans la maison... partout on a +des murs devant soi... on a un vêtement qu'on peut dépecer... des mains +dont on peut user... + +--Arrêtez, malheureuse! vous me faites frémir. Quoi! vous pourriez... + +--Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la +vie, repousser les aliments; on est maître de boire et de manger, ou de +n'en rien faire... S'il arrivait, après ce que je viens de vous dire, +que j'eusse le courage..., et vous savez que je n'en manque pas, et +qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir..., +transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la +supérieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?... +Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien à la maison; +épargnez-moi un forfait, épargnez-vous de longs remords: concertons +ensemble... + +--Y pensez-vous, soeur Sainte-Suzanne? Que je manque au premier de mes +devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilége! + +--Le vrai sacrilége, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en +profanant par le mépris les habits sacrés que je porte. Ôtez-les-moi, +j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la +paysanne la plus pauvre; et que la clôture me soit entr'ouverte. + +--Et où irez-vous pour être mieux? + +--Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous veut point: +et Dieu ne me veut point ici. + +--Vous n'avez rien. + +--Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus. + +--Craignez les désordres auxquels elle entraîne. + +--Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter le crime, je +serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera, +ou de votre consentement, ou par l'autorité des lois. Vous pouvez +opter...» + +Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis des choses +indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il était trop +tard. La supérieure en était encore à ses exclamations «que dira le +monde! que diront nos soeurs!» lorsque la cloche qui nous appelait à +l'office vint nous séparer. Elle me dit en me quittant: + +«Soeur Sainte-Suzanne, vous allez à l'église; demandez à Dieu qu'il vous +touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état; interrogez votre +conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne +vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.» + +Nous descendîmes presque ensemble. L'office s'acheva: à la fin de +l'office, lorsque toutes les soeurs étaient sur le point de se séparer, +elle frappa sur son bréviaire et les arrêta. + +«Mes soeurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied des +autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a +abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la religion, et qui est +sur le point de se porter à une action sacrilége aux yeux de Dieu, et +honteuse aux yeux des hommes.» + +Je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin d'oeil, +chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes, +cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent +et prièrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considérable, +la prieure entonna à voix basse le _Veni, Creator_, et toutes +continuèrent à voix basse le _Veni, Creator_; puis, après un second +silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit. + +Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté: «Qui +est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que veut-elle faire?...» Ces +soupçons ne durèrent pas longtemps. Ma demande commençait à faire du +bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns +m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils; +j'étais approuvée des uns, j'étais blâmée des autres. Je n'avais qu'un +moyen de me justifier aux yeux de tous, c'était de les instruire de la +conduite de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à +garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me +restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s'était chargé de +mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque j'étais +effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où j'avais été +traînée une fois, se représentait à mon imagination dans toute son +horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes +craintes à M. Manouri; et il me dit: «Il est impossible de vous éviter +toutes sortes de peines: vous en aurez, vous avez dû vous y attendre; il +faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles +finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; +c'est mon affaire...» En effet, quelques jours après il apporta un ordre +à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en serait +requise. + +Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux prières +publiques de la communauté: l'on pria en silence, et l'on dit à voix +basse la même hymne que la veille. Même cérémonie le troisième jour, +avec cette différence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu +du choeur, et que l'on récita les prières pour les agonisants, les +litanies des Saints, avec le refrain _ora pro eâ_. Le quatrième jour, ce +fut une momerie qui marquait bien le caractère bizarre de la supérieure. +À la fin de l'office, on me fit coucher dans une bière au milieu du +choeur; on plaça des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me +couvrit d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel +chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant: +_Requiescat in pace._ Il faut entendre la langue des couvents, pour +connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux +religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les cierges, et me +laissèrent là, trempée jusqu'à la peau, de l'eau dont elles m'avaient +malicieusement arrosée. Mes habits se séchèrent sur moi; je n'avais pas +de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La +communauté s'assembla; on me regarda comme une réprouvée, ma démarche +fut traitée d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance, +à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher, +et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent +exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits; deux personnes ont, +en quelques endroits, de la peine à passer de front: si j'allais, et +qu'une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se +collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte +qu'il ne frottât contre le mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir +de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on +avait quelque chose à me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le +malheur de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en +confesser et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la +flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien +ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications +qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de ma céleste +supérieure de Moni: «Entre toutes ces créatures que vous voyez autour de +moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! mon enfant, il n'y +en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une +bête féroce; étrange métamorphose pour laquelle la disposition est +d'autant plus grande, qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et +que l'on connaît moins la vie sociale: ce discours vous étonne; Dieu +vous préserve d'en éprouver la vérité. Soeur Suzanne, la bonne +religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à +expier.» + +Je fus privée de tous les emplois. À l'église, on laissait une stalle +vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à une table au +réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée d'aller dans la +cuisine demander ma portion; la première fois, la soeur cuisinière me +cria: «N'entrez pas, éloignez-vous...» + +Je lui obéis. + +«Que voulez-vous? + +--À manger. + +--À manger! vous n'êtes pas digne de vivre...» + +Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans rien +prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le seuil des +mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux; je les ramassais +en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je quelquefois à la porte du +choeur la dernière, je la trouvais fermée; je m'y mettais à genoux; et +là j'attendais la fin de l'office: si c'était au jardin, je m'en +retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le +peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus +encore par la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées +d'inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me +plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai +donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de frayeur: +j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit; à ma vue, +elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant: + +«Apostate, éloignez-vous!» + +Je m'éloignai. + +«Encore.» + +Je m'éloignai encore. + +«Que voulez-vous? + +--Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée à mourir, je +veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre. + +--Vivre! me dit-elle, en me répétant le propos de la soeur cuisinière, +en êtes-vous digne? + +--Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que si l'on me +refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes plaintes à ceux +qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dépôt, +jusqu'à ce que mon sort et mon état soient décidés. + +--Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y +pourvoirai...» + +Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses +ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée; on se faisait +un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets les plus grossiers, +encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures. + + * * * * * + +Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me +fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter la liberté de +conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui-ci fut-il +obligé d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. +Alors une soeur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas; +elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me +démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les +altérait, les empoisonnait, m'en supposait même que je n'avais pas +tenus; que sais-je? On en vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter +mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de +linge blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et +sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois été +obligée d'en aller chercher moi-même au puits, à ce puits dont je vous +ai parlé. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en étais réduite à boire +l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous +des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou de m'exposer à recevoir les +immondices des cellules. Quelques soeurs m'ont craché au visage. J'étais +devenue d'une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que +je pourrais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite. + +Un jour de grande fête, c'était, je crois, le jour de l'Ascension, on +embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et j'aurais peut-être +manqué à tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, à qui +l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'étais devenue, qu'on ne +me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme. +Cependant, à force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me +rendis à la porte du choeur, que je trouvai fermée, comme il arrivait +lorsque je ne venais pas des premières. J'étais couchée à terre, la tête +et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, +et le reste de mon corps étendu fermait le passage; lorsque l'office +finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première +s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure se +douta de ce que c'était, et dit: + +«Marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.» + +Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres furent moins +inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis +que j'étais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait +de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me +resta que celui que je portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas +longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre +sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des +vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire +aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la +maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, +on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on +cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit +montait à l'étage au-dessus; descendait l'étage au-dessous; et celles +qui n'étaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre +des choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des +cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants +et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et +qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor. + +Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le grand +nombre: celles-là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer +devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une +figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et +s'enfuyaient en criant: «Satan, éloignez-vous de moi! Mon Dieu, venez à +mon secours!...» Une des plus jeunes était au fond du corridor, j'allais +à elle, et il n'y avait pas moyen de m'éviter; la frayeur la plus +terrible la prit. D'abord elle se tourna le visage contre le mur, +marmottant d'une voix tremblante: «Mon Dieu! mon Dieu! Jésus! Marie!...» +Cependant j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre +le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon côté, se +précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: «À moi! à moi! +miséricorde! je suis perdue! Soeur Sainte-Suzanne, ne me faites point de +mal; soeur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi...» Et en disant ces mots, +la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau. + +On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment +cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle: +on dit que le démon de l'impureté s'était emparé de moi; on me supposa +des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des désirs bizarres +auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse +s'était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce +qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore +d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu'on +entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, monsieur? Il +faut qu'avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs +regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le coeur bien +corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions +déshonnêtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai-je jamais bien compris +ce dont elles m'accusaient: et elles s'exprimaient en des termes si +obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait à leur répondre. + +Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. +Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que +vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les +marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu'on est +injuste dans le monde! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à +un âge où il ne lui est pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt +votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui, +tuez-la. Combien j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en +naissant! elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'ôta mon +bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je +n'obéis pas. Hélas! c'était mon unique consolation; j'élevais mes mains +vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espérer qu'ils étaient +entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma +porte; et un jour que je m'adressais à lui dans l'accablement de mon +coeur, et que je l'appelais à mon aide, on me dit: + +«Vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; mourez +désespérée, et soyez damnée...» + +D'autres ajoutèrent: «_Amen_ sur l'apostate! _Amen_ sur elle!» + +Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu'aucun autre. +Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est que, quoique je ne +fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit +obsédé de l'esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s'il ne +fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que +j'avais renoncé à mon chrême et à mon baptême; que le démon résidait en +moi, et qu'il m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à +certaines prières je grinçais des dents et que je frémissais dans +l'église; qu'à l'élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. +Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus +mon rosaire (qu'on m'avait volé); que je proférais des blasphèmes que je +n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui +n'était pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire; +ce qui fut fait. + +Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d'âge et d'expérience, +brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de +la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que, si j'en étais la +cause, c'était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, +qu'on n'omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de +nuit, mes absences du choeur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que +l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les +choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait; +pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut. +Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu'avec tout son +bon sens, M. Hébert ne put s'empêcher d'y donner en partie, et de croire +qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante, +pour s'en instruire par lui-même; fit annoncer sa visite, et vint en +effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques, qu'on avait attachés à +sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions. + +Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma +chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parlât; et l'on m'appelait +d'une voix basse et tremblante: + +«Soeur Sainte-Suzanne, dormez-vous? + +--Non, je ne dors pas. Qui est-ce? + +--C'est moi. + +--Qui, vous? + +--Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se perdre, pour +vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez: Il y a, demain, ou +après, visite du grand vicaire: vous serez accusée; préparez-vous à vous +défendre. Adieu; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous.» + +Cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre. + +Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses, +quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit. + + * * * * * + +Cependant, mon procès se suivait avec chaleur: une foule de personnes de +tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais +pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent pour moi. Vous fûtes de +ce nombre, et peut-être l'histoire de mon procès vous est-elle mieux +connue qu'à moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus conférer avec M. +Manouri. On lui dit que j'étais malade; il se douta qu'on le trompait; +il trembla qu'on ne m'eût jetée dans le cachot. Il s'adressa à +l'archevêché, où l'on ne daigna pas l'écouter; on y était prévenu que +j'étais folle, ou peut-être quelque chose de pis. Il se retourna du côté +des juges; il insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la +supérieure de me représenter, morte ou vive, quand elle en serait +sommée. Les juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques; +ceux-ci sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on +n'allait au-devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la visite +du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries +éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de s'en mêler: ils +savent, par expérience, que leur autorité est toujours éludée et +compromise. + +Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu, +rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai au ciel que le +bonheur d'être interrogée et entendue sans partialité; je l'obtins, mais +vous allez apprendre à quel prix. S'il était de mon intérêt de paraître +devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins à ma +supérieure qu'on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle. +Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de +méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour +m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications; on +multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta tout à fait le repos de +la nuit; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l'esprit, on le +mit en oeuvre; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n'avez pas +d'idée. Jugez du reste par ce trait: + +Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou ailleurs, +je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor; je me baissai +pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l'avait égarée +la retrouvât facilement: la lumière m'empêcha de voir qu'elle était +presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta +avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la +nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes +pieds, ou à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne +sais comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer, +et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait +des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien résolue de dire tout +cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des +commodités fermée, et j'étais obligée de descendre plusieurs étages et +de courir au fond du jardin quand la porte en était ouverte; quand elle +ne l'était pas... Ah! monsieur, les méchantes créatures que des femmes +recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, +et qui croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que +l'archidiacre arrivât; il était temps que mon procès finît. + + * * * * * + +Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, monsieur, +que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux +yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait avec la curiosité de voir +une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait +qu'une forte terreur qui pût me montrer dans cet état; et voici comment +on s'y prit pour me la donner. + +Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra dans ma +cellule; elle était accompagnée de trois soeurs; l'une portait un +bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure +me dit, avec une voix forte et menaçante: + +«Levez-vous... Mettez-vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu. + +--Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je vous demander +ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi et ce qu'il faut +que je demande à Dieu?» + +Une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais, je +sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales +compagnes; elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre, +les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque +mot de la question que j'avais faite. Je crus, au silence qu'on gardait, +que je n'avais pas été entendue; je recommençai les derniers mots de +cette question, car je n'eus pas la force de la répéter tout entière; je +dis donc avec une voix faible et qui s'éteignait: + +«Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu?» + +On me répondit: + +«Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez-lui comme si +vous étiez au moment de paraître devant lui.» + +À ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient +résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se +pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils +jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais +pas qu'on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun +couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais +pas devinées et qui s'y passaient! À cette idée de mort prochaine, je +voulus crier; mais ma bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun +son; j'avançais vers la supérieure des bras suppliants et mon corps +défaillant se renversait en arrière; je tombai, mais ma chute ne fut pas +dure. Dans ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement +les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les +autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à +défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment; +j'entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et +lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me +tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne +sais combien je restai dans cet état, mais j'en fus tirée par une +fraîcheur subite qui me causa une convulsion légère, et qui m'arracha un +profond soupir. J'étais traversée d'eau; elle coulait de mes vêtements à +terre; c'était celle d'un grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le +corps. J'étais couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête +appuyée contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts +et fermés; je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla que +j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais que +des vêtements flottants, auxquels je cherchais à m'attacher sans le +pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'étais pas soutenue; +je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant; mon extrême +faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai; je m'appuyais le dos contre +le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tête penchée sur la +poitrine; et je poussais une plainte inarticulée, entrecoupée et +pénible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nécessité, +l'inflexibilité et qui m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure +dit: + +«Qu'on la mette debout.» + +On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta: + +«Puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis pour elle; vous +savez ce que vous avez à faire; achevez.» + +Je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées à +m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je +demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes à +baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la +supérieure, et je le baisai; je dis: + +«Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi! Chères +soeurs, tâchez de ne pas me faire souffrir.» + +Et je présentai mon cou. + +Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sûr +que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que +d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, +les bras liés derrière le dos, assise, avec un grand christ de fer sur +mes genoux... + +... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause; +mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que +j'attends de vous... + +Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur +toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans +ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'état +où j'étais, de quoi m'aurait servi l'image d'un législateur heureux et +comblé de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percé, le front +couronné d'épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant +dans les souffrances; et je me disais: «Voilà mon Dieu, et j'ose me +plaindre!...» Je m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation +renaître dans mon coeur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai +trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier +mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j'avais à +peine vingt ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie, trop abattue, +pour que mon esprit pût s'élever au-dessus des terreurs de la mort; en +pleine santé, je crois que j'aurais pu me résoudre avec plus de courage. + +Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me trouvèrent +plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne +m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout; on m'attacha mon voile +sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisième me poussait +par derrière, et la supérieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir +où j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: «Mon Dieu, +ayez pitié de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez +pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé!» + +J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La +communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire que, quand je fus +à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me +poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et +m'entraînaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient +par derrière, comme si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer +dans l'église; cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les +marches de l'autel: j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à +genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si +j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le _Veni, Creator_; on exposa +le Saint-Sacrement; on donna la bénédiction. Au moment de la +bénédiction, où l'on s'incline par vénération, celles qui m'avaient +saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres +m'appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais ces différents +mouvements; mais il m'était impossible d'en deviner la fin; enfin tout +s'éclaircit. + +Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa chasuble, se +revêtit seulement de son aube et de son étole, et s'avança vers les +marches de l'autel où j'étais à genoux; il était entre les deux +ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel le Saint-Sacrement +était exposé, et le visage de mon côté. Il s'approcha de moi et me dit: + +«Soeur Suzanne, levez-vous.» + +Les soeurs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres +m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, comme si +elles eussent craint que je m'échappasse. Il ajouta: + +«Qu'on la délie.» + +On ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient ou même +du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme était +brusque: il répéta d'une voix ferme et dure: + +«Qu'on la délie.» + +On obéit. + +À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse +et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites qui +m'approchaient s'écartèrent comme effrayées. + +Il se remit; les soeurs revinrent comme en tremblant; je demeurais +immobile, et il me dit: + +«Qu'avez-vous?» + +Je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me +les avait garrottés m'était entrée presque entièrement dans les chairs; +et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'était +extravasé; il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang +qui reprenait son cours. Il dit: + +«Qu'on lui lève son voile.» + +On l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en aperçusse: et +l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence à une chose qui +n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prêtre +me vît obsédée, possédée ou folle; cependant à force de tirer, le fil +manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en +d'autres, et l'on me vit. + +J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée, mais +ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de voix qui touche; +on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies +firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de +l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; juste, mais peu +sensible, il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés +pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien +par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son +étole, et me la posant sur la tête, il me dit: + +«Soeur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit?» + +Je répondis: + +«J'y crois. + +--Croyez-vous en notre mère sainte Église? + +--J'y crois. + +--Renoncez-vous à Satan et à ses oeuvres?» + +Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un +grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla; +ses compagnons pâlirent; entre les soeurs, les unes s'enfuirent, et les +autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand +tumulte. Il fit signe qu'on se rapaisât; cependant il me regardait; il +s'attendait à quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui +disant: + +«Monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquée +vivement avec quelque chose de pointu;» et levant les yeux et les mains +au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes: + +«C'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais +à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi...» + +Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne m'avait pas +touchée. + +L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les religieuses +allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'éloigner, et il me +redemanda si je renonçais à Satan et à ses oeuvres; et je lui répondis +fermement: + +«J'y renonce, j'y renonce.» + +Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je le baisai +sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté. + +Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et je dis à +genoux: + +«Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix pour mes péchés +et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le +mérite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une +goutte du sang que vous avez répandu, et que je sois purifiée. +Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis...» + +Il me dit ensuite: + +«Faites un acte de foi...» et je le fis. + +«Faites un acte d'amour...» et je le fis. + +«Faites un acte d'espérance...» et je le fis. + +«Faites un acte de charité...» et je le fis. + +Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus; mais je +pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car j'arrachai des +sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclésiastiques en +versèrent des larmes, et l'archidiacre étonné me demanda d'où j'avais +tiré les prières que je venais de réciter. + +Je lui dis: + +«Du fond de mon coeur; ce sont mes pensées et mes sentiments; j'en +atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent sur cet autel. +Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes, +Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en +demander compte et de les punir...» + +À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure. + +Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait d'être +insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de +l'Église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent, excepté la +supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques. L'archidiacre s'assit, et +tirant le mémoire qu'on lui avait présenté contre moi, il le lut à haute +voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait. + +«Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point? + +--C'est qu'on m'en empêche. + +--Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements? + +--C'est qu'on m'en empêche. + +--Pourquoi n'assistez-vous ni à la messe, ni aux offices divins? + +«C'est qu'on m'en empêche.» + +La supérieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son ton: + +«Madame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule? + +--C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous les vaisseaux +nécessaires aux besoins de la nature. + +--Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre +cellule? + +--C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos.» + +La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois: + +«Madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez quand je vous +interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse qu'on a arrachée de vos +mains, et qu'on a trouvée renversée à terre dans le corridor? + +--C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de moi. + +--Est-elle votre amie? + +--Non, monsieur. + +--N'êtes-vous jamais entrée dans sa cellule? + +--Jamais. + +--Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle, soit à +d'autres? + +--Jamais. + +--Pourquoi vous a-t-on liée? + +--Je l'ignore. + +--Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas? + +--C'est que j'en ai brisé la serrure. + +--Pourquoi l'avez-vous brisée? + +--Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'Ascension. + +--Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour-là? + +--Oui, monsieur...» + +La supérieure dit: + +«Monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté...» + +Je l'interrompis. + +«Assurera que la porte du choeur était fermée; qu'elles m'ont trouvée +prosternée à cette porte, et que vous leur avez ordonné de marcher sur +moi, ce que quelques-unes ont fait; mais je leur pardonne et à vous, +madame, de l'avoir ordonné; je ne suis pas venue pour accuser personne, +mais pour me défendre. + +--Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix? + +--C'est qu'on me les a ôtés. + +--Où est votre bréviaire? + +--On me l'a ôté. + +--Comment priez-vous donc? + +--Je fais ma prière de coeur et d'esprit, quoiqu'on m'ait défendu de +prier. + +--Qui est-ce qui vous a fait cette défense? + +--Madame...» + +La supérieure allait encore parler. + +«Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez défendu de +prier? Dites oui ou non. + +--Je croyais, et j'avais raison de croire... + +--Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous défendu de prier, oui ou non? + +--Je lui ai défendu, mais...» + +Elle allait continuer. + +«Mais, reprit l'archidiacre, mais... Soeur Suzanne, pourquoi êtes-vous +pieds nus? + +--C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers. + +--Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet état de +vétusté et de malpropreté? + +--C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je +suis forcée de coucher avec mes vêtements. + +--Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements? + +--C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni +linge de nuit. + +--Pourquoi n'en avez-vous point? + +--C'est qu'on me les a ôtés. + +--Êtes-vous nourrie? + +--Je demande à l'être. + +--Vous ne l'êtes donc pas?» + +Je me tus; et il ajouta: + +«Il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement, sans que +vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité. + +--Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux, et de revenir +contre des voeux que je n'ai pas faits librement. + +--C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière qu'elles +prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de +la vie religieuse. + +--Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi. + +--Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes. + +--C'est tout ce que je demande. + +--N'avez-vous à vous plaindre de personne? + +--Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser, +mais pour me défendre. + +--Allez. + +--Monsieur, où faut-il que j'aille? + +--Dans votre cellule.» + +Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la +supérieure et de l'archidiacre. + +«Eh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?» + +Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes +pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et +déchiré: + +«Vous voyez!» + + * * * * * + +Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui +liront ces mémoires: «Des horreurs si multipliées, si variées, si +continues! Une suite d'atrocités si recherchées dans les âmes +religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,» diront-ils, dites-vous. Et +j'en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j'atteste, me +juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux éternels, si j'ai +permis à la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus +légère! Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une +supérieure était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout +lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et se vanter de +ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point d'être juste. Plus +j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'était point +encore arrivé, et n'arrivera peut-être jamais. Une fois (et plût à Dieu +que ce soit la première et la dernière!) il plut à la Providence, dont +les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée +toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, +sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée dans un +cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert, j'ai beaucoup +souffert; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m'a toujours +paru plus à plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé +mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes +peines finiront, je l'espère de vos bontés; la mémoire, la honte et le +remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles +s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et +la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le +marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m'est à charge; je +suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut +m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter +encore longtemps ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez +qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer +sur ma destinée; quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais +pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se fermerait à jamais +sur une désespérée. + + * * * * * + +«Allez,» me dit l'archidiacre. + +Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever; et +l'archidiacre ajouta: + +«Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure; et je ne +sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli.» + +Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les +religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient +d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je parus, elles se +retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les +unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me +mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir égard à la +modération avec laquelle j'avais parlé à l'archidiacre, et de lui faire +connaître mon innocence et la vérité. + +Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure +parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais sans tapisserie, +sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans +couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, +presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai; et l'archidiacre +s'arrêtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la +supérieure, lui dit: + +«Eh bien! madame?» + +Elle répondit: + +«Je l'ignorais. + +--Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passé un jour sans entrer ici, +et n'en descendiez-vous pas quand vous êtes venue?... Soeur Suzanne, +parlez: madame n'est-elle pas entrée ici d'aujourd'hui?» + +Je ne répondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques +laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en +terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous; +et j'entendis l'archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor: + +«Vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être déposée. +J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit +réparé avant que je sois sorti.» + +Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait: + +«Cela est horrible. Des chrétiennes! des religieuses! des créatures +humaines! cela est horrible.» + +Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge, +d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des +vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon +crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rétablissait dans l'état +commun des religieuses; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais +seulement pour mes affaires. + +Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de +sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathétique, presque +point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout à fait à cet habile +avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaquât la réputation de +mes parents; je voulais qu'il ménageât l'état religieux et surtout la +maison où j'étais; je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop +odieuses mes beaux-frères et mes soeurs. Je n'avais en ma faveur qu'une +première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre +couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si +étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des parties qui n'en +mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et +l'injuste, qui avancent et nient avec la même impudence, et qui ne +rougissent ni des imputations, ni des soupçons, ni de la médisance, ni +de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout à des tribunaux, +où l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on +examine avec quelque scrupule les plus importantes; et où les +contestations de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un +oeil défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succès +d'une religieuse réclamant contre ses voeux, une infinité d'autres ne +soient engagées dans la même démarche: on sent secrètement que, si l'on +souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une +malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait à les forcer. On +s'occupe à nous décourager et à nous résigner toutes à notre sort par le +désespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un État bien +gouverné, ce devrait être le contraire: entrer difficilement en +religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à +tant d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, +même juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la +constitution d'un État? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des +religieuses? L'Église ne peut-elle absolument s'en passer? Quel besoin a +l'époux de tant de vierges folles? et l'espèce humaine de tant de +victimes? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l'ouverture de +ces gouffres, où les races futures vont se perdre? Toutes les prières de +routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération +donne au pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve-t-il qu'il +se renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut-il +autoriser la témérité de ses voeux? Ces voeux, qui heurtent la pente +générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par +quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont +flétris, et qu'on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos +lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien +la structure intérieure de l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces +cérémonies lugubres qu'on observe à la prise d'habit et à la profession, +quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au +malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire ne se +réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisiveté avec +une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions +emporte? Où est-ce qu'on voit des têtes obsédées par des spectres impurs +qui les suivent et qui les agitent? Où est-ce qu'on voit cet ennui +profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature +qui languit et se consume? Où les nuits sont-elles troublées par des +gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et +précédées d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est-ce que +la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est point +faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette +l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus de remède? En +quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils anéanti toutes les qualités +sociales? Où est-ce qu'il n'y a ni père, ni frère, ni soeur, ni parent, +ni ami? Où est-ce que l'homme, ne se considérant que comme un être d'un +instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, +comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Où est +le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs? Où est le lieu de la +servitude et du despotisme? Où sont les haines qui ne s'éteignent point? +Où sont les passions couvées dans le silence? Où est le séjour de la +cruauté et de la curiosité? On ne sait pas l'histoire de ces asiles, +disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il +ajoutait dans un autre endroit: «Faire voeu de pauvreté, c'est s'engager +par serment à être paresseux et voleur; faire voeu de chasteté, c'est +promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus +importante de ses lois; faire voeu d'obéissance, c'est renoncer à la +prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on observe ces +voeux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie +claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.» + +Une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son +père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y +penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, pleine de ferveur; +cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'étant point +démentie, elle retourna à son père, et elle lui dit que les trois ans +étaient écoulés. «Voilà qui est bien, mon enfant, lui répondit-il; je +vous ai accordé trois ans pour vous éprouver, j'espère que vous voudrez +bien m'en accorder autant pour me résoudre...» Cela parut encore +beaucoup plus dur, et il y eut des larmes répandues; mais le père était +un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle +fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à +tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa +franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se +passait dans la maison. Nos supérieures s'en doutèrent; elle fut +enfermée; privée des exercices de la religion; elle en devint folle: et +comment la tête résisterait-elle aux persécutions de cinquante personnes +qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'à la fin à vous +tourmenter? Auparavant on avait tendu à sa mère un piége, qui marque +bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le +désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle +s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu'elle +sollicitait. Elle entra; elle courut à la cellule de son enfant; mais +quel fut son étonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en +avait tout enlevé. On se doutait bien que cette mère tendre et sensible +ne laisserait pas sa fille dans cet état; en effet, elle la remeubla, la +remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que +cette curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et +que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient ses frères +et ses soeurs... C'est là que l'ambition et le luxe sacrifient une +portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus +avantageux; c'est la sentine où l'on jette le rebut de la société. +Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre! + + * * * * * + +M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d'effet. On +sollicita vivement; j'offris encore à mes soeurs de leur laisser la +possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y +eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où +j'espérai la liberté; je n'en fus que plus cruellement trompée; mon +affaire fut plaidée à l'audience et perdue. Toute la communauté en était +instruite, que je l'ignorais. C'était un mouvement, un tumulte, une +joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la +supérieure, et des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute +tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas +une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. Ô la cruelle matinée +que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais prier, je ne pouvais +pas; je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une +oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de +mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux, +j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne +connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des images +de toute espèce; les unes favorables, les autres sinistres, d'autres +indifférentes: j'étais dans une agitation, dans un trouble d'idées qui +ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un profond silence; les +religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au choeur +la voix plus brillante qu'à l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; +les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se +retirèrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiétait +autant que moi: mais l'après-midi, le bruit et le mouvement reprirent +subitement de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer, +des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent +bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en +passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que +j'avais perdu mon procès, je n'en doutai pas un instant. Je me mis à +tourner dans ma cellule sans parler; j'étouffais, je ne pouvais me +plaindre, je croisais mes bras sur ma tête, je m'appuyais le front +tantôt contre un mur, tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur +mon lit, mais j'en étais empêchée par un battement de coeur: il est sûr +que j'entendais battre mon coeur, et qu'il faisait soulever mon +vêtement. J'en étais là lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. Je +descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie était si gaie, +que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait ne pouvait être que +fort triste: j'allai pourtant. Arrivée à la porte du parloir, je +m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne +pouvais me soutenir; cependant j'entrai. Il n'y avait personne; +j'attendis; on avait empêché celui qui m'avait fait appeler de paraître +avant moi; on se doutait bien que c'était un émissaire de mon avocat; on +voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour +entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur mon +bras, et appuyée contre les barreaux de la grille. + +«C'est de la part de M. Manouri, me dit-il. + +--C'est, lui répondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procès. + +--Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette lettre; il avait +l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis venu à toute bride, +comme il me l'a recommandé. + +--Donnez...» + +Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le +regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'étais. +Cependant cet homme me demanda: «N'y a-t-il point de réponse? + +--Non, lui dis-je, allez.» + +Il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me +résoudre à sortir. + +Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des lettres sans +la permission de la supérieure; on lui remet et celles qu'on reçoit, et +celles qu'on écrit: il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en +chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais: un patient, qui +sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus +lentement, ni plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les +religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du +spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La +supérieure était avec quelques autres religieuses; je m'en aperçus au +bas de leurs robes, car je n'osai lever les yeux; je lui présentai ma +lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je +m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre à +côté de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner, +sans faire aucun mouvement jusqu'à l'office de l'après-midi. À trois +heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà +quelques religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du +choeur; elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le +reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l'office, +elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les +suivre la dernière: je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce +qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'église, je m'interdis de +moi-même le réfectoire et la récréation. J'envisageais ma condition de +tous les côtés, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes +talents et dans ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce +d'oubli où l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques +visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de +recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme +j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, et les +bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il +n'osait ni me regarder, ni me parler. + +«Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit; vous avez lu ma +lettre? + +--Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue. + +--Vous ignorez donc... + +--Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et j'y suis +résignée. + +--Comment en use-t-on avec vous? + +--On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend ce que l'avenir +me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privée de l'espérance +qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai déjà +souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles +qu'on pardonne en religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le +coeur de celles à la discrétion desquelles il lui plaît de m'abandonner, +mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, et +de m'appeler à lui promptement. + +--Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre soeur que je +n'aurais pas mieux fait...» + +Cet homme a le coeur sensible. + +«Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque chose, +disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en suis considéré; je +verrai les grands vicaires et l'archevêque. + +--Monsieur, ne voyez personne, tout est fini. + +--Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison? + +--Il y a trop d'obstacles. + +--Mais quels sont donc ces obstacles? + +--Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à faire ou +l'ancienne à retirer de cette maison; et puis, que trouverai-je dans un +autre couvent? Mon coeur inflexible, des supérieures impitoyables, des +religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les +mêmes peines. Il vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront +plus courts. + +--Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes gens, la plupart +sont opulents: on ne vous arrêtera pas ici, quand vous sortirez sans +rien emporter. + +--Je le crois. + +--Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être de celles +qui restent. + +--Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et +vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter à leurs +dépens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de +tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses +d'y en faire entrer une bien appelée? Dote-t-on facilement ces +dernières? Eh! monsieur, tout le monde s'est retiré depuis la perte de +mon procès; je ne vois plus personne. + +--Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y serai plus +heureux. + +--Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à rien, le seul +ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre +que Dieu me changeât, et que les qualités de l'état religieux +succédassent dans mon âme à l'espérance de le quitter, que j'ai +perdue... Mais cela ne se peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à +mes os, et ne m'en gêne que davantage. Ah! quel sort! être religieuse à +jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! passer +toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison!» + +En cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les étouffer, +mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit: + +«Madame, oserais-je vous faire une question? + +--Faites, monsieur. + +--Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque motif secret? + +--Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je +sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m'assujettir à toutes les +misères qui remplissent la journée d'une recluse: c'est un tissu de +puérilités que je méprise; j'y serais faite, si j'avais pu m'y faire; +j'ai cherché cent fois à m'en imposer, à me briser là-dessus; je ne +saurais. J'ai envié, j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit +de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je +fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation perce dans +toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout moment à la vie +monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe à m'humilier; +les fautes et les punitions se multiplient à l'infini, et les journées +se passent à mesurer des yeux la hauteur des murs. + +--Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose. + +--Monsieur, ne tentez rien. + +--Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir; +j'espère qu'on ne vous cèlera pas; vous aurez incessamment de mes +nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, je réussirai à vous +tirer d'ici. Si l'on en usait trop sévèrement avec vous, ne me le +laissez pas ignorer.» + +Il était tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule. +L'office du soir ne tarda pas à sonner: j'arrivai des premières; je +laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait +demeurer à la porte; en effet, la supérieure la ferma sur moi. Le soir, +à souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir à terre au milieu du +réfectoire; j'obéis, et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en +mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint +conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et l'on me +condamna à être privée de récréation, à entendre pendant un mois +l'office à la porte du choeur, à manger à terre au milieu du réfectoire, +à faire amende honorable trois jours de suite, à renouveler ma prise +d'habit et mes voeux, à prendre le cilice, à jeûner de deux jours l'un, +et à me macérer après l'office du soir tous les vendredis. J'étais à +genoux, le voile baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée. + +Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec une religieuse +qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'étoffe grossière dont +on m'avait revêtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce +que cela signifiait; je me déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon +voile, on me dépouilla; et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les +pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules; et tout mon +vêtement se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise +très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me +descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vêtue pendant la +journée, et que je comparus à tous les exercices. + +Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en +approchait en chantant les litanies; c'était toute la maison rangée sur +deux lignes. On entra, je me présentai; on me passa une corde au cou; on +me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l'autre. +Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, +et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur +consacré à sainte Marie: on était venu en chantant à voix basse, on s'en +retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce petit oratoire, qui était +éclairé de deux lumières, on m'ordonna de demander pardon à Dieu et à la +communauté du scandale que j'avais donné; la religieuse qui me +conduisait me disait tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je +le répétai mot à mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla +jusqu'à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes +épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la +main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on +commença le _Miserere_. Je compris ce que l'on attendait de moi, et je +l'exécutai. Le _Miserere_ fini, la supérieure me fit une courte +exhortation; on éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et +je me rhabillai. + +Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes +aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés des coupures de +morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté de répandre sur mon +chemin. + +Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours suivants; +seulement le dernier, on ajouta un psaume au _Miserere_. + +Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu près avec +la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité quand elle est +publique. + +Le cinquième, je renouvelai mes voeux. J'accomplis pendant un mois le +reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après quoi je rentrai à peu +près dans l'ordre commun de la communauté: je repris ma place au choeur +et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de +la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur +cette jeune amie qui s'intéressait à mon sort! elle me parut presque +aussi changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle avait +sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux +presque éteints. + +«Soeur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?--Ce que j'ai! me +répondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! il était temps que +votre supplice finît, j'en serais morte.» + +Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais pas eu +les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention de balayer +furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les +morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à jeûner au pain et à +l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait +d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au +sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était +tombé sur elle; elle eut la fermeté d'aller trouver la supérieure, et de +lui protester qu'elle se résoudrait plutôt à mourir qu'à cette infâme et +cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d'une famille +considérée; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré +de la supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de +café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main +de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et +elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se +porte bien. + +Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures +épreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la soeur +Ursule montra bien toute l'amitié qu'elle avait pour moi; je lui dois la +vie. Ce n'était pas un bien qu'elle me conservait, elle me le disait +quelquefois elle-même: cependant il n'y avait sorte de services qu'elle +ne me rendît les jours qu'elle était d'infirmerie; les autres jours je +n'étais pas négligée, grâce à l'intérêt qu'elle prenait à moi, et aux +petites récompenses qu'elle distribuait à celles qui me veillaient, +selon que j'en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à +me garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte +qu'elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue: ce fut un +véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empêchèrent point les +progrès du mal; je fus réduite à toute extrémité; je reçus les derniers +sacrements. Quelques moments auparavant je demandai à voir la communauté +assemblée, ce qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit, +la supérieure était au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon +chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. On présuma +que j'avais quelque chose à dire, on me souleva, et l'on me soutint sur +mon séant à l'aide de deux oreillers. Alors, m'adressant à la +supérieure, je la priai de m'accorder sa bénédiction et l'oubli des +fautes que j'avais commises; je demandai pardon à toutes mes compagnes +du scandale que je leur avais donné. J'avais fait apporter à côté de moi +une infinité de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à +mon usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d'en +disposer; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient +servi de satellites lorsqu'on m'avait jetée dans le cachot. Je fis +approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour de mon +amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en lui présentant mon +rosaire et mon christ: «Chère soeur, souvenez-vous de moi dans vos +prières, et soyez sûre que je ne vous oublierai pas devant Dieu...» Et +pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas prise dans ce moment? J'allais à lui sans +inquiétude. C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le +promettre deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? il faut +pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me +l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je voyais les cieux ouverts, +et ils l'étaient, sans doute; car la conscience alors ne trompe pas, et +elle me promettait une félicité éternelle. + +Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de léthargie; on +désespéra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps +me tâter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et +j'entendais différentes voix qui disaient, comme dans le lointain: «Il +remonte... Son nez est froid... Elle n'ira pas à demain... Le rosaire et +le christ vous resteront...» Et une autre voix courroucée qui disait: +«Éloignez-vous, éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous +pas assez tourmentée?...» Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque +je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver +entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittée; elle avait +passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me +faire baiser le christ et à l'approcher de ses lèvres, après l'avoir +séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et +pousser un profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à +jeter des cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié +d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand vous +serez devant Dieu, ressouvenez-vous de soeur Ursule...» Je la regardai +en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main. + +M. Bouvard[15] arriva dans ce moment; c'est le médecin de la maison; cet +homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et +dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta le pouls et la peau; +il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit +quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'était passé; il +répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant la supérieure, à qui ce mot +ne plaisait pas: «Oui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est +bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les +yeux.» + +À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie; et +sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de +chagrin que la contrainte dissimulait mal. + +«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre. + +--Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit. +On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs fois: «Chère +mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.» C'était +apparemment à mon ancienne supérieure que je m'adressais, je n'en doute +pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l'emporter +avec moi sous la tombe. + +Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des sueurs +abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma +guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence très-longue. +Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines +qu'il est possible d'éprouver. Il y avait eu de la malignité dans ma +maladie; la soeur Ursule ne m'avait presque point quittée. Lorsque je +commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses +digestions se dérangèrent, elle était attaquée l'après-midi de +défaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet état, +elle était comme morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui +couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de +ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la +soulageait un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements. +Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me +chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois même, +lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle +promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action était +si peu équivoque, que quelques religieuses s'étant offertes à cette main +qui tâtonnait, et n'en étant pas reconnues, parce qu'alors elle +retombait sans mouvement, elles me disaient: «Soeur Suzanne, c'est à +vous qu'elle en veut, approchez-vous donc...» Je me jetais à ses genoux, +j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à la +fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait: «Eh +bien! soeur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui +resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de +vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amères, +il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut, pourquoi n'y +pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête sur mon cou; elle en +répandait avec abondance, et elle ajoutait: «Adieu, Soeur Suzanne; +adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai +plus? Qui est-ce qui...? Ah! chère amie, que je vous plains! Je m'en +vais, je le sens, je m'en vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais +de regret à mourir!» + +Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu'on la mît +à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des autres exercices +pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin; mais on me répondit +toujours que ce n'était rien, que ces défaillances se passeraient toutes +seules; et la chère soeur Ursule ne demandait pas mieux que de +satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les +matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai +qu'elle était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je +la trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous voilà, +chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous +attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma +défaillance a été si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais +et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire, +vous en ouvrirez l'armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare +en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derrière cette +planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en +séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur +que je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes +larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez...» + +Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer de suite +deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à chaque syllabe, et +puis elle parlait si bas, que j'avais peine à l'entendre, quoique mon +oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui +montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui; +ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadée que sa maladie +était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou +des soins qu'elle m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de +toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains; +je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite, elle ne +m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me +caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-être même me +croyait-elle sortie, car elle m'appela. + +«Soeur Suzanne?» + +Je lui dis: «Me voilà. + +--Quelle heure est-il? + +--Il est onze heures et demie. + +--Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous reviendrez tout +de suite...» + +Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte elle me +rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter ses joues; je +les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrée; il semblait +qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: «cependant il le +faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le veut; adieu, soeur Suzanne. +Donnez-moi mon crucifix...» Je le lui mis entre les mains, et je m'en +allai. + +On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la supérieure, +je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la +soeur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même. «Eh bien! +dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée de quelques +autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa cellule; la pauvre soeur +n'était plus; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête +inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermés, et +le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit: +«Elle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une +excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.» + +Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur; +cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des +larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, +dont les traits commençaient à s'altérer; ensuite je songeai à exécuter +ce qu'elle m'avait recommandé. Pour n'être pas interrompue dans cette +occupation, j'attendis que tout le monde fût à l'office: j'ouvris +l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers +assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait +toujours été mélancolique; et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue +sourire, excepté une fois dans sa maladie. + +Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne +connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais plus entendu +parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il avait été rebuté par +les difficultés; ou que, distrait par des amusements ou par ses +occupations, les offres de services qu'il m'avait faites étaient bien +loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré: j'ai le +caractère porté à l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes, +excepté l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc +l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui +avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui +je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos +supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison. + +Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les +religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et +spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs fonctions, ils +réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis donc l'honnête et dur +M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se +rappelèrent apparemment l'état déplorable où j'avais autrefois comparu +devant eux; leurs yeux s'humectèrent; et je remarquai sur leur visage +l'attendrissement et la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir +vis-à-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derrière sa +chaise; leurs regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit: + +«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec vous?» + +Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie. + +--Tant mieux. + +--Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une grâce +importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère supérieure. + +--Et pourquoi? + +--C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle, +elle ne manquera de m'en accuser. + +--J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez. + +--Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende +elle-même vos questions et mes réponses. + +--Dites toujours. + +--Monsieur, vous m'allez perdre. + +--Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus sous son autorité; +avant la fin de la semaine vous serez transférée à Sainte-Eutrope, près +d'Arpajon. Vous avez un bon ami. + +--Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point. + +--C'est votre avocat. + +--M. Manouri? + +--Lui-même. + +--Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi. + +--Il a vu vos soeurs; il a vu M. l'archevêque, le premier président, +toutes les personnes connues par leur piété; il vous a fait une dot dans +la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment +à rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque désordre, vous +pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par +la sainte obéissance. + +--Je n'en connais point. + +--Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la perte de votre +procès? + +--On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute en revenant +contre mes voeux; et l'on m'en a fait demander pardon à Dieu. + +--Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir...» + +Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils; et +je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure une +partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce +n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de +moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait +confié de ma translation à Sainte-Eutrope d'Arpajon. + +Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, ses deux +compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air très-affectueux et +très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce +caractère tendre et miséricordieux qui est si rare dans leur état, et +qui convient si fort aux dépositaires de la faiblesse de l'homme et aux +intercesseurs de la miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à +consoler, à interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, +lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit: + +«D'où connaissez-vous M. Manouri? + +--Par mon procès. + +--Qui est-ce qui vous l'a donné? + +--C'est madame la présidente. + +--Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le cours de +votre affaire? + +--Non, monsieur, je l'ai peu vu. + +--Comment l'avez-vous instruit? + +--Par quelques mémoires écrits de ma main. + +--Vous avez des copies de ces mémoires? + +--Non, monsieur. + +--Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires? + +--Madame la présidente. + +--Et d'où la connaissiez-vous? + +--Je la connaissais par la soeur Ursule, mon amie et sa parente. + +--Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès? + +--Une fois. + +--C'est bien peu. Il ne vous a point écrit? + +--Non, monsieur. + +--Vous ne lui avez point écrit? + +--Non, monsieur. + +--Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous +ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous écrit, soit +directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir; +entendez-vous, sans l'ouvrir. + +--Oui, monsieur; et je vous obéirai...» + +Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j'en +fus blessée. + +M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je tins parole à +l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'écrivit par +son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, à M. +Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais +toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des +mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se +passèrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journées me +parurent longues! Je tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui +eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de +prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer +en nous l'espérance d'un second; et c'est peut-être là l'origine du +proverbe qu'un _bonheur ne vient point sans un autre_. + +Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine +à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d'autres +prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus +méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf +heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de +chose pour mettre des têtes de religieuses en l'air. On allait, on +venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se +fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des +révolutions monastiques. J'étais seule dans ma cellule; le coeur me +battait. J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me +démenais sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en +tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à l'heure je +n'y serai plus...» et je ne me trompais pas. + +Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient une religieuse +et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de +leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait; +je le jetai pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en +paquets. Je ne demandai point à voir la supérieure; la soeur Ursule +n'était plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les +portes, après avoir visité ce que j'emportais; je monte dans un +carrosse, et me voilà partie. + +L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la présidente +de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la supérieure, où on les +avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la +maison; et la tourière ajoutait pour refrain à chaque phrase de l'éloge +qu'on m'en faisait: «C'est la pure vérité...» Elle se félicitait du +choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon +amie; en conséquence elle me confia quelques secrets, et me donna +quelques conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à +son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si vous avez +vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré, dont un des côtés +regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins. +Il y avait à chaque fenêtre de la première façade une, deux, ou trois +religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui +régnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa +compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où +nous étions; car en un clin d'oeil toutes ces têtes voilées disparurent; +et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint +au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et +me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques religieuses +m'avaient devancée, et où d'autres accoururent. + + * * * * * + +Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser à +l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite +femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa +tête n'est jamais assise sur ses épaules; il y a toujours quelque chose +qui cloche dans son vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses +yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que +l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette +ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche, +avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle un peu. +Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose +l'incommodait: elle oublie toute bienséance; elle lève sa guimpe pour se +frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui +répondez, et elle ne vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd, +s'arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous +appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la +voie: elle est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et +fière jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est +alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée marque tout +le décousu de son esprit et toute l'inégalité de son caractère; aussi +l'ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison; il y avait des +jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les +novices avec les religieuses; où l'on courait dans les chambres les unes +des autres; où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des +liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente; au +milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la +cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond +suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est +mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose? +elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne +de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la +religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais +à peine s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue +compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met à pleurer, +dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, lui baise le front, +les yeux, la bouche, les épaules; la caresse, la loue[16]. «Mais, +qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le +beau chignon!... Soeur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'être +honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh! +la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût +déchiré par des pointes? Non, non, il n'en sera rien...» Elle la baise +encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus +douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est +très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou +déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y a rien de réglé; ou l'on +est servi à profusion, ou l'on meurt de faim; l'économie de la maison +s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées; on est +toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y +a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur, et +de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que +je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son +administration? Deux fois l'année, elle courait de cellule en cellule, +et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur +qu'elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la +plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j'avais fait le voeu +solennel d'obéissance; car nous portons nos voeux d'une maison dans une +autre[17]. + +J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée par le +milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de +confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu'elle interrompit +par: «On a eu tort, on a eu tort, je le sais...» Le grave archidiacre +voulut continuer; et la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en +sont-elles défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit +qu'elle est remplie de talents...» Le grave archidiacre voulut reprendre +ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me disant bas +à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces pédants-là seront +sortis, je ferai venir nos soeurs, et vous nous chanterez un petit air, +n'est-ce pas?...» Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut +un peu déconcerté; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras +et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières +accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa +silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son aise; elle se +tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son +vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait; et cependant +l'archidiacre pérorait sensément sur la maison que j'avais quittée, sur +les désagréments que j'avais éprouvés, sur celle où j'entrais, sur les +obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet +endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la +conversation devint plus générale; le silence pénible imposé à la +supérieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des +services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais +quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon +attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de larmes et +de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu +faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours; il fut +aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais, +qu'il serait trop récompensé s'il avait adouci la rigueur de mon sort; +qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir +encore que moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui +l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter +souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur +l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer de +ma santé et de ma situation. + +L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit: +«Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous +tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui a donnés...» Et puis +tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces +créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai +connu ta supérieure; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, +c'était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu +me raconteras tout cela...» Et en disant ces mots, elle prenait une de +mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes +ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard; M. +Manouri prit congé de nous; l'archidiacre et ses compagnons allèrent +chez M. ***, seigneur d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai +seule avec la supérieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les +religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent +pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine de personnes. +Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre; c'étaient des figures de +toute espèce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai +qu'on n'était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne. + +Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la +première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua; la supérieure +écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer dans ma cellule. +Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle me montrait l'oratoire, et +disait: «C'est là que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui +mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient +pas blessés. Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette soeur +Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il +vous sera commode...» + +Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête sur le +dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour +s'assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement: à mon +lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient +bien. Elle examina les couvertures: «Elles sont bonnes.» Elle prit le +traversin, et le faisant bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort +bien là-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la +communauté; ces matelas sont bons...» Cela fait, elle vient à moi, +m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même: «Ô +la folle créature!» Et je m'attendais à de bons et de mauvais jours. + +Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir, au +souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s'approchèrent +de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là comptaient sur ma +protection auprès de la supérieure; celles-ci étaient déjà alarmées de +la prédilection qu'elle m'avait accordée. Ces premiers moments se +passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j'avais +quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts, +de mon esprit: on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches +qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus justes. Par +exemple, on jette un mot de médisance, et l'on vous regarde; on entame +une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous +la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, +quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous +blâme à dessein; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on +vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés et +profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de légères +infractions de la règle; on vous fait des confidences, on vous jette des +mots sur les travers de la supérieure: tout se recueille et se redit; on +vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les moeurs, +sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur +tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous +caractérise, et qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi +je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée. + +Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint à mon +déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma guimpe, et qui me +coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos +doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassèrent un peu, je ne sais +pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; à présent même +que j'y réfléchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai +à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait +innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux, et me +défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les +épaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au +lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre côté, me baisa les +yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle +supposa que j'étais fatiguée, et qu'elle me permit de rester au lit tant +que je voudrais. + +J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie +passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le +lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement à ma porte; +j'étais encore couchée; je répondis, on entra; c'était une religieuse +qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il était tard, et que la mère +supérieure me demandait. Je me levai, je m'habillai à la hâte, et +j'allai. + +«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé la nuit? Voilà +du café qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon; +dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons...» + +Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en +déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres +religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je +déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son +aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la +maison que j'avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que +j'avais eus; loua, blâma à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse +jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon +esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une +religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une +cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la +soeur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en +gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j'y posai +les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne +connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guère; +et quand j'aurais été plus au fait, cela ne m'aurait pas amusée +davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui +est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des +accords; peu à peu j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et +me frappant un petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me +dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis +ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans les +doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets +des psaumes de Mondonville. + +«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous avons de la +sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes seules; celles-ci +sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque +chose de plus gai.» + +Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait peut-être que +cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la ménager; en voilà bien +assez pour une fois. + +--Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille, elle a la +plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant +plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et +d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre +chose.» + +J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis à la +supérieure que cela n'amusait plus les soeurs. + +«Mais cela m'amuse encore, moi.» + +Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez +délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent, m'embrassèrent, me +caressèrent, m'en demandèrent une seconde; petites minauderies fausses, +dictées par la réponse de la supérieure; il n'y en avait presque pas une +là qui ne m'eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. +Celles qui n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie, +s'avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que +déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure. + +«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je +veux qu'elle vienne ici tous les jours; _j'ai su un peu de clavecin_ +autrefois, et je veux qu'elle m'y remette. + +--Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout +oublié... + +--Très-volontiers, cède-moi ta place...» + +Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses +idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu'elle +avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j'aime +à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vérité; cela +est si doux! Les religieuses s'éclipsèrent les unes après les autres, et +je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était +assise; j'étais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en +les serrant: «Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus +jolis doigts du monde; voyez donc, soeur Thérèse...» Soeur Thérèse +baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant, que j'eusse les +doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort ou raison de l'observer, +qu'est-ce que cela faisait à cette soeur? La supérieure m'embrassait par +le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille. +Elle m'avait tirée à elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me +relevait la tête avec les mains, et m'invitait à la regarder; elle +louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien, +j'avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses +comme une idiote. Soeur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait +à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne +savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir +entendu frapper à la porte; et la supérieure lui dit: «Sainte-Thérèse, +tu peux t'en aller si tu t'ennuies. + +--Madame, je ne m'ennuie pas. + +--C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant. + +--Je le crois. + +--Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je les peines +qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte +sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le coeur déchiré, et que +j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je +saurai tout? + +--Madame, quand vous l'ordonnerez. + +--Je t'en prierais tout à l'heure, si nous en avions le temps. Quelle +heure est-il?...» + +Soeur Thérèse répondit: «Madame, il est cinq heures, et les vêpres vont +sonner. + +--Qu'elle commence toujours. + +--Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation avant +vêpres. J'ai des pensées qui m'inquiètent; je voudrais bien ouvrir mon +coeur à maman. Si je vais à l'office sans cela, je ne pourrai prier, je +serai distraite. + +--Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. Je gage que +je sais ce que c'est; nous en parlerons demain. + +--Ah! chère mère, dit soeur Thérèse, en se jetant aux pieds de la +supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à l'heure. + +--Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses genoux où +j'étais restée, accordez à ma soeur ce qu'elle vous demande; ne laissez +pas durer sa peine; je vais me retirer; j'aurai toujours le temps de +satisfaire l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi; et quand vous +aurez entendu ma soeur Thérèse, elle ne souffrira plus...» + +Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supérieure me retenait +d'une main; soeur Thérèse, à genoux, s'était emparée de l'autre, la +baisait et pleurait; et la supérieure lui disait: + +«En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes inquiétudes; +je te l'ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne; je ne veux pas être +gênée. + +--Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, je +voudrais et je ne saurais...» + +Cependant je m'étais retirée, et j'avais laissé avec la supérieure la +jeune soeur. Je ne pus m'empêcher de la regarder à l'église; il lui +restait de l'abattement et de la tristesse; nos yeux se rencontrèrent +plusieurs fois; et il me sembla qu'elle avait de la peine à soutenir mon +regard. Pour la supérieure, elle s'était assoupie dans sa stalle. + +L'office fut dépêché en un clin d'oeil: le choeur n'était pas, à ce +qu'il me parut, l'endroit de la maison où l'on se plaisait le plus. On +en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe d'oiseaux qui +s'échapperaient de leur volière; et les soeurs se répandirent les unes +chez les autres, en courant, en riant, en parlant; la supérieure se +renferma dans sa cellule, et la soeur Thérèse s'arrêta sur la porte de +la sienne, m'épiant comme si elle eût été curieuse de savoir ce que je +deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la soeur +Thérèse ne se referma que quelque temps après, et se referma doucement. +Il me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et +qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait dans +les bonnes grâces et l'intimité de la supérieure. Je l'observai +plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment assurée de +mon soupçon par ses petites colères, ses puériles alarmes, sa +persévérance à me suivre à la piste, à m'examiner, à se trouver entre la +supérieure et moi, à briser nos entretiens, à déprimer mes qualités, à +faire sortir mes défauts; plus encore à sa pâleur, à sa douleur, à ses +pleurs, au dérangement de sa santé, et même de son esprit, je l'allai +trouver et je lui dis: «Chère amie, qu'avez-vous?» + +Elle ne me répondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; elle ne +savait ni que dire, ni que faire. + +«Vous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, vous craignez +que je n'abuse du goût que notre mère a pris pour moi; que je ne vous +éloigne de son coeur. Rassurez-vous; cela n'est pas dans mon caractère: +si j'étais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son +esprit... + +--Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; elle fait +aujourd'hui pour vous précisément ce qu'elle a fait pour moi dans les +commencements. + +--Eh bien! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance qu'elle +m'accordera, que pour vous rendre plus chérie. + +--Et cela dépendra-t-il de vous? + +--Et pourquoi cela n'en dépendrait-il pas?» + +Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me dit en +soupirant: «Ce n'est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis à +tout moment; mais promettez-moi... + +--Que voulez-vous que je vous promette? + +--Que... + +--Achevez; je ferai tout ce qui dépendra de moi.» + +Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une voix si +basse qu'à peine je l'entendais: «Que vous la verrez le moins souvent +que vous pourrez...» + +Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m'empêcher de lui +répondre: «Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre +supérieure? Je ne suis point fâchée que vous la voyiez sans cesse, moi. +Vous ne devez pas être plus fâchée que j'en fasse autant; ne suffit-il +pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprès d'elle, ni à vous, +ni à personne?» + +Elle ne me répondit que par ces mots qu'elle prononça d'une manière +douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur son lit: «Je +suis perdue! + +--Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez la plus méchante +créature qui soit au monde!» + +Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé à ma +cellule; elle ne m'y avait point trouvée; elle avait parcouru presque +toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensée que j'étais +chez soeur Sainte-Thérèse. Lorsqu'elle l'eut appris par celles qu'elle +avait envoyées à ma découverte, elle accourut. Elle avait un peu de +trouble dans le regard et sur son visage; mais toute sa personne était +si rarement ensemble! Sainte-Thérèse était en silence, assise sur son +lit, moi debout. Je lui dis: «Ma chère mère, je vous demande pardon +d'être venue ici sans votre permission. + +--Il est vrai, me répondit-elle, qu'il eût été mieux de la demander. + +--Mais cette chère soeur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle était en +peine. + +--Et de quoi? + +--Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? C'est une +délicatesse qui fait tant d'honneur à son âme, et qui marque si vivement +son attachement pour vous. Les témoignages de bonté que vous m'avez +donnés, ont alarmé sa tendresse; elle a craint que je n'obtinsse dans +votre coeur la préférence sur elle; ce sentiment de jalousie, si honnête +d'ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chère mère, était, à ce +qu'il m'a semblé, devenu cruel pour ma soeur, et je la rassurais.» + +La supérieure, après m'avoir écoutée, prit un air sévère et imposant, et +lui dit: + +«Soeur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore; je n'ai point +à me plaindre de vous, et vous n'aurez point à vous plaindre de moi; +mais je ne saurais souffrir ces prétentions exclusives. +Défaites-vous-en, si vous craignez d'éteindre ce qui me reste +d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la soeur +Agathe...» Puis, se tournant vers moi, elle me dit: «C'est cette grande +brune que vous voyez au choeur vis-à-vis de moi.» (Car je me répandais +si peu; il y avait si peu de temps que j'étais à la maison; j'étais si +nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) +Elle ajouta: «Je l'aimais, lorsque soeur Thérèse entra ici, et que je +commençai à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes; elle fit les +mêmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je fus +obligée d'en venir à des voies sévères qui ont duré trop longtemps, et +qui sont très-contraires à mon caractère; car elles vous diront toutes +que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu'à contre-coeur...» + +Puis s'adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta: «Mon enfant, je ne veux +point être gênée, je vous l'ai déjà dit; vous me connaissez; ne me +faites point sortir de mon caractère...» Ensuite elle me dit, en +s'appuyant d'une main sur mon épaule: «Venez, Sainte-Suzanne; +reconduisez-moi.» + +Nous sortîmes. Soeur Thérèse voulut nous suivre; mais la supérieure +détournant la tête négligemment par-dessus mon épaule, lui dit d'un ton +de despotisme: «Rentrez dans votre cellule, et n'en sortez pas que je ne +vous le permette...» Elle obéit, ferma sa porte avec violence, et +s'échappa en quelques discours qui firent frémir la supérieure; je ne +sais pourquoi, car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colère, et je +lui dis: «Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à +ma soeur Thérèse; elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu'elle dit, +elle ne sait ce qu'elle fait. + +--Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous? + +--Ah! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui +vous plût et qui vous apaisât?» + +Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vérité, c'était comme un +amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme +si elle eût défailli: «Approchez votre front, que je le baise...» Je me +penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitôt qu'une +religieuse avait fait quelque faute, j'intercédais pour elle, et j'étais +sûre d'obtenir sa grâce par quelque faveur innocente; c'était toujours +un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les +joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les +bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais +l'haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et +vermeilles. + +En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des +éloges qu'elle me donnait: si c'était mon front, il était blanc, uni et +d'une forme charmante; si c'étaient mes yeux, ils étaient brillants; si +c'étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces; si c'étaient +mes mains, elles étaient petites et potelées; si c'était ma gorge, elle +était d'une fermeté de pierre et d'une forme admirable; si c'étaient mes +bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds; si +c'était mon cou, aucune des soeurs ne l'avait mieux fait et d'une beauté +plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! Il y +avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en rabattais +beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tête aux +pieds, avec un air de complaisance que je n'ai jamais vu à aucune autre +femme, elle me disait: «Non, c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait +appelée dans la retraite; avec cette figure-là, dans le monde, elle +aurait damné autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait +damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.» + +Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais à la +quitter; mais elle me prit par la main et me dit: «Il est trop tard pour +commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp; mais entrez, +vous me donnerez une petite leçon de clavecin.» + +Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé un +livre, approché une chaise; car elle était vive. Je m'assis. Elle pensa +que je pourrais avoir froid; elle détacha de dessus les chaises un +coussin qu'elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds, +qu'elle mit dessus; ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de +Rameau, de Scarlatti: cependant elle avait levé un coin de mon linge de +cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l'extrémité de ses +doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressée, +son haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon épaule +d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, +comme si elle eût été sans force et sans vie; et sa tête tombait sur la +mienne. En vérité cette folle-là était d'une sensibilité incroyable, et +avait le goût le plus vif pour la musique; je n'ai jamais connu personne +sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers. + +Nous nous amusions ainsi d'une manière aussi simple que douce, lorsque +tout à coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en eus frayeur, et la +supérieure aussi: c'était cette extravagante de Sainte-Thérèse: son +vêtement était en désordre, ses yeux étaient troublés; elle nous +parcourait l'une et l'autre avec l'attention la plus bizarre; les lèvres +lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint à elle, +et se jeta aux pieds de la supérieure; je joignis ma prière à la sienne, +et j'obtins encore son pardon; mais la supérieure lui protesta, de la +manière la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des +fautes de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble. + +En retournant dans nos cellules, je lui dis: «Chère soeur, prenez garde, +vous indisposerez notre mère; je ne vous abandonnerai pas; mais vous +userez mon crédit auprès d'elle; et je serai désespérée de ne pouvoir +plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos +idées?» + +Point de réponse. + +«Que craignez-vous de moi?» + +Point de réponse. + +«Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également toutes deux? + +--Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se peut; bientôt je +lui répugnerai, et j'en mourrai de douleur. Ah! pourquoi êtes-vous venue +ici? vous n'y serez pas heureuse longtemps, j'en suis sûre; et je serai +malheureuse pour toujours. + +--Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que d'avoir +perdu la bienveillance de sa supérieure; mais j'en connais un plus +grand, c'est de l'avoir mérité: vous n'avez rien à vous reprocher. + +--Ah! plût à Dieu! + +--Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il faut la +réparer; et le moyen le plus sûr, c'est d'en supporter patiemment la +peine. + +--Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce à elle à m'en punir! + +--À elle, soeur Thérèse, à elle! Est-ce qu'on parle ainsi d'une +supérieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis sûre que +cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous vous reprochez. + +--Ah! plût à Dieu! me dit-elle encore, plût à Dieu!...» et nous nous +séparâmes; elle pour aller se désoler dans sa cellule, moi pour aller +rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de femmes. + +Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société; +séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se +tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son coeur; des +pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans +une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra +féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à celle de +servitude, c'est pis encore. On sort d'une forêt, on ne sort plus d'un +cloître; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître. Il +faut peut-être plus de force d'âme encore pour résister à la solitude +qu'à la misère; la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux +vivre dans l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais +décider; mais il faut éviter l'une et l'autre. + +Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure avait +conçue pour moi. J'étais sans cesse dans sa cellule, ou elle était dans +la mienne: pour la moindre indisposition, elle m'ordonnait l'infirmerie, +elle me dispensait des offices, elle m'envoyait coucher de bonne heure, +ou m'interdisait l'oraison du matin. Au choeur, au réfectoire, à la +récréation, elle trouvait moyen de me donner des marques d'amitié; au +choeur s'il se rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment +affectueux et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me +regardait s'il était chanté par une autre; au réfectoire, elle +m'envoyait toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; à la +récréation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me disait les +choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne lui faisait aucun +présent que je ne le partageasse: chocolat, sucre, café, liqueurs, +tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût; elle avait déparé sa cellule +d'estampes, d'ustensiles, de meubles et d'une infinité de choses +agréables ou commodes, pour en orner la mienne; je ne pouvais presque +pas m'en absenter un moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie +de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en +ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me +caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus +secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille +fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans le monde. Après +cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux attendris, et me +disait: «Soeur Suzanne, m'aimez-vous? + +--Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse +l'âme bien ingrate. + +--Cela est vrai. + +--Vous avez tant de bonté. + +--Dites de goût pour vous...» + +Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me +tenait embrassée me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyée +sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage +se trouvait placé sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa +chaise, elle tremblait; on eût dit qu'elle avait à me confier quelque +chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me +disait: «Ah! soeur Suzanne, vous ne m'aimez pas! + +--Je ne vous aime pas, chère mère! + +--Non. + +--Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver. + +--Il faudrait que vous le devinassiez. + +--Je cherche, je ne devine rien.» + +Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes +mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle +paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui baiser le +front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais: je ne +crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son plaisir +s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter à son +bonheur d'une manière innocente, je lui baisais encore le front, les +joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posée sur mon genou +se promenait sur tous mes vêtements, depuis l'extrémité de mes pieds +jusqu'à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un +autre; elle m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à +redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je +ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la +mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses +lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient humectées comme d'une mousse +légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en +poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se +trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement +les yeux, et me dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien; +qu'allez-vous faire? arrêtez...» Je la regardai avec des yeux hébétés, +incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les +yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher +et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi; +je craignais, je tremblais, le coeur me palpitait, j'avais de la peine à +respirer, je me sentais troublée, oppressée, agitée, j'avais peur; il me +semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais défaillir; +cependant je ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse. +J'allais près d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir +sur ses genoux; je m'assis; elle était comme morte, et moi comme si +j'allais mourir. Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans +cet état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle +eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous étions +trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant cette bonne +supérieure, car il est impossible d'être si sensible et de n'être pas +bonne, me parut revenir à elle. Elle était toujours renversée sur sa +chaise; ses yeux étaient toujours fermés, mais son visage s'était animé +des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait, +et moi je lui disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...» +Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. «Mais est-ce que vous +n'avez pas souffert? + +--Non. + +--Je l'ai cru. + +--L'innocente! ah! la chère innocente! qu'elle me plaît!» + +En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit à +brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle +me dit: «Quel âge avez-vous? + +--Je n'ai pas encore vingt ans. + +--Cela ne se conçoit pas. + +--Chère mère, rien n'est plus vrai. + +--Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz? + +--Oui, chère mère. + +--Toute? + +--Toute. + +--Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: vous me +donnerez leçon.» + +Nous y allâmes; mais je ne sais comment cela se fit; les mains me +tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas confus de notes; je ne +pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit à rire, elle prit ma place, +mais ce fut pis encore; à peine pouvait-elle soutenir ses bras. + +«Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guère en état de me +montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguée, il faut que je me +repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui +s'est passé dans cette chère petite âme-là; adieu...» + +Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'à sa porte, +elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu'à la mienne; +elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que +quand j'étais rentrée chez moi; cette fois-ci, à peine se leva-t-elle; +ce fut tout ce qu'elle put faire que de gagner le fauteuil qui était à +côté de son lit; elle s'assit, pencha la tête sur son oreiller, me jeta +le baiser avec les mains; ses yeux se fermèrent, et je m'en allai. + +Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse; la +sienne était ouverte; elle m'attendait, elle m'arrêta et me dit: + +«Ah! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère? + +--Oui, lui dis-je. + +--Vous y êtes demeurée longtemps? + +--Autant qu'elle l'a voulu. + +--Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis. + +--Je ne vous ai rien promis. + +--Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...» + +Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai cependant, +monsieur le marquis, que sa question me troubla; elle s'en aperçut, elle +insista, et je lui répondis: «Chère soeur, peut-être ne m'en +croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-être notre chère mère, et +je la prierai de vous en instruire. + +--Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en +bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; elle ne me le +pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: elle est capable de +passer de la plus grande sensibilité jusqu'à la férocité; je ne sais pas +ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire. + +--Vous le voulez? + +--Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois bien qu'il +faut me résoudre; je me résoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire...» + +Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut raison; +et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne. + +Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse; je voulus prier, et je ne le +pus pas; je cherchai à m'occuper; je commençai un ouvrage que je quittai +pour un autre, que je quittai pour un autre encore; mes mains +s'arrêtaient d'elles-mêmes, et j'étais comme imbécile; jamais je n'avais +rien éprouvé de pareil. Mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes; je fis un +petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je +m'interrogeai sur ce qui s'était passé entre la supérieure et moi, je +m'examinai; je crus entrevoir en examinant encore... mais c'était des +idées si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de +moi. Le résultat de mes réflexions, c'est que c'était peut-être une +maladie à laquelle elle était sujette; puis il m'en vint une autre, +c'est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse l'avait +prise, et que je la prendrais aussi. + +Le lendemain, après l'office du matin, notre supérieure me dit: +«Sainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espère savoir tout ce qui vous +est arrivé; venez...» + +J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et +elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais un peu, +parce que je suis plus grande, et que j'étais plus élevée. Elle était si +proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et +elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je +lui dis: + +«Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y aura bientôt +vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais +si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le coeur de l'entendre; +peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au +couvent de Longchamp, peines partout; chère mère, par où voulez-vous que +je commence? + +--Par les premières. + +--Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et +je ne voudrais pas vous attrister si longtemps. + +--Ne crains rien; j'aime à pleurer: c'est un état délicieux pour une âme +tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi; +tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-être nous +serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances; qui sait +jusqu'où l'attendrissement peut nous mener?...» Et en prononçant ces +derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà +humides; elle me prit les deux mains; elle s'approcha de moi plus près +encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais. + +«Raconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les dispositions +les plus pressantes à m'attendrir; je ne pense pas avoir eu de ma vie un +jour plus compatissant et plus affectueux...» + +Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l'écrire. +Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs +qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation +qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de +Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; je serais bien fâchée qu'il +leur arrivât la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne +voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel +ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se +promenait, puis elle se rasseyait à sa place; d'autres fois elle levait +les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes +genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon +exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris; quand +je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps +penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras +étendus au-dessus de sa tête; et moi, je lui disais: «Chère mère, je +vous demande pardon de la peine que je vous ai causée; je vous en avais +prévenue, mais c'est vous qui l'avez voulu...» Et elle ne me répondait +que par ces mots: + +«Les méchantes créatures! les horribles créatures! Il n'y a que dans les +couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce point. Lorsque la haine +vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les +choses seront portées. Heureusement je suis douce; j'aime toutes mes +religieuses; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon +caractère, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette +faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments? Comment tous ces +petits membres n'ont-ils pas été brisés? Comment toute cette machine +délicate n'a-t-elle pas été détruite? Comment l'éclat de ces yeux ne +s'est-il pas éteint dans les larmes? Les cruelles! serrer ces bras avec +des cordes!...» Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. «Noyer +de larmes ces yeux!...» Et elle les baisait. «Arracher la plainte et le +gémissement de cette bouche!...» Et elle la baisait. «Condamner ce +visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la +tristesse!...» Et elle le baisait. «Faner les roses de ces joues!...» Et +elle les flattait de la main et les baisait. «Déparer cette tête! +arracher ces cheveux! charger ce front de souci!...» Et elle baisait ma +tête, mon front, mes cheveux... «Oser entourer ce cou d'une corde, et +déchirer ces épaules avec des pointes aiguës!...» Et elle écartait mon +linge de cou et de tête; elle entr'ouvrait le haut de ma robe; mes +cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes; ma poitrine était à +demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules +découvertes et sur ma poitrine à demi nue. + +Je m'aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son +discours, à l'égarement de ses yeux et de ses mains, à son genou qui se +pressait entre les miens, à l'ardeur dont elle me serrait et à la +violence dont ses bras m'enlaçaient, que sa maladie ne tarderait pas à +la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi; mais j'étais saisie +d'une frayeur, d'un tremblement et d'une défaillance qui me vérifiaient +le soupçon que j'avais eu que son mal était contagieux. + +Je lui dis: «Chère mère, voyez dans quel désordre vous m'avez mise! si +l'on venait... + +--Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressée; on ne viendra pas...» + +Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, et je +lui disais: «Chère mère, prenez garde, voilà votre mal qui va vous +prendre. Souffrez que je m'éloigne...» + +Je voulais m'éloigner; je le voulais, cela est sûr; mais je ne le +pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dérobaient +sous moi. Elle était assise, j'étais debout, elle m'attirait, je +craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis sur le bord de +son lit et je lui dis: + +«Chère mère, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal. + +--Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, cela passera, ce +ne sera rien...» + +En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous étions l'une +et l'autre abattues; moi, la tête penchée sur son oreiller; elle, la +tête posée sur un de mes genoux, le front placé sur une de mes mains. +Nous restâmes quelques moments dans cet état; je ne sais ce qu'elle +pensait; pour moi, je ne pensais à rien, je ne le pouvais, j'étais d'une +faiblesse qui m'occupait tout entière. Nous gardions le silence, lorsque +la supérieure le rompit la première; elle me dit: «Suzanne, il m'a paru +par ce que vous m'avez dit de votre première supérieure qu'elle vous +était fort chère. + +--Beaucoup. + +--Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était mieux aimée de +vous... Vous ne me répondez pas? + +--J'étais malheureuse, elle adoucissait mes peines. + +--Mais d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse? Suzanne, vous +ne m'avez pas tout dit. + +--Pardonnez-moi, madame. + +--Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'êtes, car, mon +enfant, vous l'êtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne +vous l'ait dit. + +--On me l'a dit. + +--Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas? + +--Non. + +--Et vous vous êtes pris de goût pour lui? + +--Point du tout. + +--Quoi! votre coeur n'a jamais rien senti? + +--Rien. + +--Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée de vos +parents, qui vous a donné de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi +cela; je suis indulgente. + +--Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus. + +--Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour la vie +religieuse? + +--De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite, +la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre chose. + +--Mais à quoi cela vous semble-t-il? + +--À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie. + +--Ici même? + +--Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que vous avez pour +moi. + +--Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, des +désirs? + +--Aucun. + +--Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille. + +--Assez. + +--Froid, même. + +--Je ne sais. + +--Vous ne connaissez pas le monde? + +--Je le connais peu. + +--Quel attrait peut-il donc avoir pour vous? + +--Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant qu'il en ait. + +--Est-ce la liberté que vous regrettez? + +--C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses. + +--Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi à coeur +ouvert; voudriez-vous être mariée? + +--Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est certain. + +--Pourquoi cette préférence? + +--Je l'ignore. + +--Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la +présence d'un homme? + +--Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute avec +plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque. + +--Et votre coeur est tranquille? + +--Jusqu'à présent, il est resté sans émotion. + +--Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les vôtres, vous +n'avez pas ressenti... + +--Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux. + +--Et sans aucun trouble? + +--Aucun. + +--Et vos sens ne vous disaient rien? + +--Je ne sais ce que c'est que le langage des sens. + +--Ils en ont un, cependant. + +--Cela se peut. + +--Et vous ne le connaissez pas? + +--Point du tout. + +--Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le +connaître? + +--Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il? + +--À dissiper votre ennui. + +--À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, +sans objet? + +--Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut mieux sans doute +que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans +plaisir. + +--Je n'entends rien à cela. + +--Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire. + +--Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir, +que d'acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à +plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de désirs, et je n'en veux +point chercher que je ne pourrais satisfaire. + +--Et pourquoi ne le pourrais-tu pas? + +--Et comment le pourrais-je? + +--Comme moi. + +--Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison. + +--J'y suis, chère amie; vous y êtes. + +--Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous? + +--Qu'elle est innocente! + +--Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que +j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.» + +Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour +elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle devint +sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un de mes +genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses +yeux baissés. + +Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé? Est-ce qu'il me +serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée? Pardonnez-moi. +J'use de la liberté que vous m'avez accordée; je n'étudie rien de ce que +j'ai à vous dire; et puis, quand je m'étudierais, je ne dirais pas +autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me +sont si étrangères! Pardonnez-moi...» + +En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, +et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de +moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques +instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit: +«Suzanne, dormez-vous bien? + +--Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps. + +--Vous endormez-vous tout de suite? + +--Assez communément. + +--Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi +pensez-vous? + +--À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure; +que sais-je? + +--Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure? + +--Je me lève. + +--Tout de suite? + +--Tout de suite. + +--Vous n'aimez donc pas à rêver? + +--Non. + +--À vous reposer sur votre oreiller? + +--Non. + +--À jouir de la douce chaleur du lit? + +--Non. + +--Jamais?...» + +Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me +demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le +dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «... Jamais vous n'avez été +tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle? + +--Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites; +et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et +non pour soi. + +--Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge, +sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et +si blanches? + +--Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela m'était arrivé, +je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à confesse...» + +Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la +demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit, +et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce +que nous disions ne valût guère la peine d'être regretté; cependant nous +nous séparâmes. + +Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis que j'y étais +entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité de son +caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna même en ma faveur +plusieurs jours de récréation, et ce qu'on appelle des fêtes; ces jours +on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire; les offices sont plus +courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation. +Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi. + +La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres +semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente. + +L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle perdait sa +gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le +monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva; +après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma +cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s'arrêta. +En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de +bruit pour me réveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me +sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui +soupirait: j'eus d'abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à +dire _Ave_. Au lieu de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On +revint quelque temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent; +je dis encore _Ave_, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me +rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit +à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on tenait une +petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et celle qui la +portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai à son +attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'était la +supérieure. + +Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: «Suzanne, +rassurez-vous? c'est moi...» Je me remis la tête sur mon oreiller, et je +lui dis: «Chère mère, que faites-vous ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce +qui peut vous avoir amenée? Pourquoi ne dormez-vous pas? + +--Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai de longtemps. +Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent; à peine ai-je les yeux +fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon +imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos +cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la +torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de +votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout +mon corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je +m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne. +Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le ciel ne +m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me suis levée, je me +suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il m'a semblé que vous ne +dormiez pas; vous avez parlé, je me suis retirée; je suis revenue, vous +avez encore parlé, et je me suis encore éloignée; je suis revenue une +troisième fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il +y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous, et que je crains de +vous éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je +voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu +résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je vous +ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez! + +--Ma chère mère, que vous êtes bonne! + +--J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre de +fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre +main.» + +Je la lui donnai. + +«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne l'émeut. + +--J'ai le sommeil assez paisible. + +--Que vous êtes heureuse! + +--Chère mère, vous continuerez de vous refroidir. + +--Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.» + +Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me regarder; deux +larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? +vous pleurez; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes +peines!...» À l'instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et +elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée +sur ma couverture à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses +larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une +voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié de moi! + +--Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez +mal? Que faut-il que je fasse? + +--Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est répandu +sur moi. + +--Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit? + +--Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez; +écartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que +je me réchauffe, et que je guérisse. + +--Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on si on le +savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses, pour des choses +beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie à une +religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'était sa bonne +amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le +directeur m'a demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de +venir dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de ne le +pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous me faisiez; je +les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne +sais comment j'ai oublié ses conseils; je m'étais bien proposé de vous +en parler. + +--Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura +rien. C'est moi qui récompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le +directeur, je ne vois pas quel mal il y a à une amie, à recevoir à côté +d'elle une amie que l'inquiétude a saisie, qui s'est éveillée, et qui +est venue, pendant la nuit et malgré la rigueur de la saison, voir si sa +bien-aimée n'était dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé +le même lit chez vos parents avec une de vos soeurs? + +--Non, jamais. + +--Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas fait sans +scrupule? Si votre soeur, alarmée et transie de froid, était venue vous +demander place à côté de vous, l'auriez-vous refusée? + +--Je crois que non. + +--Et ne suis-je pas votre chère mère? + +--Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu. + +--Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui vous le +permets et vous le demande. Que je me réchauffe un moment, et je m'en +irai. Donnez-moi votre main...» Je la lui donnai. «Tenez, me dit-elle, +tâtez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre...» et +cela était vrai. «Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. +Mais attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans +l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la couverture, et elle +se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal! Elle avait un tremblement +général dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait +s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se +remuer. Elle me disait à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous +un peu...» Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit +doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon +corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis glacée; j'ai si froid +que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. + +--Chère mère, ne craignez rien.» + +Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de +ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens, et je les pressais +pour les réchauffer; et la chère mère me disait: «Ah! chère amie, voyez +comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien +qui les sépare des vôtres. + +--Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de +la même manière? + +--Rien, si vous voulez.» + +Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais écarter +le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. +Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un côté, et la +supérieure de l'autre; nous écoutons, et nous entendons quelqu'un qui +regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je, +c'est ma soeur Sainte-Thérèse; elle vous aura vue passer dans le +corridor, et entrer chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris +nos discours; que dira-t-elle?...» J'étais plus morte que vive. «Oui, +c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je n'en +doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps de sa +témérité. + +--Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal. + +--Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je +vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi +votre main...» + +Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la manche qui +me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, +depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule; et elle sortit en +protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s'en +ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement à l'autre bord de ma +couche vers la porte, et j'écoutai: elle entra chez soeur Thérèse. Je +fus tentée de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la +supérieure, s'il arrivait que la scène devînt violente; mais j'étais si +troublée, si mal à mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais +je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la +maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple, +serait racontée avec les circonstances les plus défavorables; qu'il en +serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais +quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que +notre mère serait déposée; et que nous serions l'une et l'autre +sévèrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec +impatience que notre mère sortît de chez soeur Thérèse; cette affaire +fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la +nuit. Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie +de colère et de froid. + +Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle +m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il me vint en esprit +qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la +première au choeur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent +point, ce qui me fit grand plaisir; premièrement, parce que j'aurais eu +de la peine à soutenir la présence de cette soeur sans embarras; +secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de +l'office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon +qu'elle ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me +tranquilliser. J'avais deviné. + +À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya chercher. +J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait l'air abattu; elle +me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-Thérèse est folle; +si cela lui arrive encore, je l'enfermerai. + +--Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais. + +--Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait +meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous +portez-vous? + +--Bien, chère mère. + +--Avez-vous un peu reposé? + +--Fort peu. + +--On m'a dit que vous aviez été au choeur; pourquoi n'êtes-vous pas +restée sur votre traversin? + +--J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait mieux... + +--Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens quelque envie +de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, à +moins que vous n'aimiez mieux accepter une place à côté de moi. + +--Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude de +coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre. + +--Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner; on me +servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous +viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir. + +--Et soeur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je. + +--Non, me répondit-elle. + +--Je n'en suis pas fâchée. + +--Et pourquoi? + +--Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer. + +--Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus de frayeur de +toi que tu n'en dois avoir d'elle.» + +Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis chez la +supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses +les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait +leur visite et s'étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, +je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un assez agréable +tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la +plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas +vingt-trois; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, +fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux +mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras ronds comme s'ils +avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de +fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais +entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût +éprouvé quelque fatigue à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la +rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête +fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras +étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes +pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de son lit, et je ne +faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder +sur ses genoux; d'autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle; +il y en avait à terre assises sur les coussins qu'on avait ôtés des +chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient +au petit rouet. Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se +ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères +étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient sereines, +celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes +travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai dit. Il n'était pas +difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies; les +amies s'étaient placées, ou l'une à côté de l'autre, ou en face; et tout +en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles +se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous +prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La +supérieure les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son +application, à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à +celle-là sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait +ou blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête... «Ce +voile est trop avancé... Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit +pas assez les joues... Voilà des plis qui font mal...» Elle distribuait +à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses. + +Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement à la +porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, vous +reviendrez. + +--Oui, chère mère. + +--N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à vous +communiquer. + +--Je vais rentrer...» + +C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit moment sans +parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère soeur, est-ce à moi que +vous en voulez? + +--Oui. + +--À quoi puis-je vous servir? + +--Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre chère mère; je +croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais quelque raison de le +penser; cependant vous êtes toutes assemblées chez elle, je n'y suis +pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi. + +--Est-ce que vous voudriez entrer? + +--Oui. + +--Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission? + +--Oui. + +--Attendez, chère amie, j'y vais. + +--Sincèrement, vous lui parlerez pour moi? + +--Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne +le ferais-je pas après vous l'avoir promis? + +--Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui +pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que vous possédez tous les +charmes, la plus belle âme et le plus beau corps.» + +J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je rentrai. Une +autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la +supérieure, était penchée vers elle, le coude appuyé entre ses deux +cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supérieure, les yeux presque +fermés, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'étais +debout à côté d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Cependant elle ne tarda +pas à revenir de sa légère distraction. Celle qui s'était emparée de ma +place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la +supérieure, qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, +mais je la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh bien, +me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il +est en moi de vous refuser quelque chose? + +--La soeur Sainte-Thérèse... + +--J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne +intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut +entrer.» + +J'y courus. La pauvre petite soeur attendait à la porte; je lui dis +d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissés; elle +tenait un long morceau de mousseline attaché sur un patron qui lui +échappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras +et la conduisis à la supérieure. Elle se jeta à genoux; elle saisit une +de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant +une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle +de la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit +signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit. On +servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit point avec +nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la +tête de l'une, la renversant doucement en arrière et lui baisant le +front, levant le linge de cou à une autre, plaçant sa main dessus, et +demeurant appuyée sur le dos de son fauteuil; passant à une troisième, +et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa +bouche; goûtant du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et +les distribuant à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un +moment, elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux +très-affectueux et très-tendres; cependant les autres les avaient +baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la +distraire, mais surtout la soeur Sainte-Thérèse. La collation faite, je +me mis au clavecin; et j'accompagnai deux soeurs qui chantèrent sans +méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi, +et je m'accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin, et +paraissait goûter le plus grand plaisir à m'entendre et à me voir; les +autres écoutaient debout sans rien faire, ou s'étaient remises à +l'ouvrage. Cette soirée fut délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent. + +Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta: «Quelle +heure est-il? me dit-elle. + +--Tout à l'heure six heures. + +--Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi sur ce que +vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiqué mes +idées; elles les ont approuvées, et nous avons une proposition à vous +faire. Il est impossible que nous ne réussissions pas; et si nous +réussissons, cela fera un petit bien à la maison et quelque douceur pour +vous...» + +À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons +religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je me levai, +elles s'assirent; et la supérieure me dit: «Soeur Sainte-Suzanne, ne +m'avez-vous pas appris que vous deviez à la bienfaisance de M. Manouri +la dot qu'on vous a faite ici? + +--Oui, chère mère. + +--Je ne me suis donc pas trompée, et les soeurs de Longchamp sont +restées en possession de la dot que vous leur avez payée en entrant chez +elles? + +--Oui, chère mère. + +--Elles ne vous en ont rien rendu? + +--Non, chère mère. + +--Elles ne vous en font point de pension? + +--Non, chère mère. + +--Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos discrètes; et +elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de demander contre +elles, ou que cette dot vous soit restituée au profit de notre maison, +ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intérêt que +M. Manouri a pris à votre sort, n'a rien de commun avec ce que les +soeurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a +fourni votre dot. + +--Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui +écrire. + +--Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que nous la +désirons, voici les propositions que nous avons à vous faire: nous +entreprendrons le procès en votre nom contre la maison de Longchamp; la +nôtre fera les frais, qui ne seront pas considérables, parce qu'il y a +bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de +cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitié +par moitié le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère soeur? vous ne +répondez pas, vous rêvez. + +--Je rêve que ces soeurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que +je serais au désespoir qu'elles imaginassent que je me venge. + +--Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est +dû. + +--Se donner encore une fois en spectacle! + +--C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas question de +vous. Et puis notre communauté est pauvre, et celle de Longchamp est +riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez; +nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre +conservation; nous vous aimons toutes...» Et toutes les discrètes à la +fois: «Et qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite. + +--Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre supérieure +n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments que moi: ah! non, +sûrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites +indispositions, de petits besoins; il est fort doux de posséder un petit +argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-même ou pour obliger +les autres. + +--Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas à négliger, +puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a d'autres qui me +touchent davantage; mais il n'y a point de répugnance que je ne sois +prête à vous sacrifier. La seule grâce que j'aie à vous demander, chère +mère, c'est de ne rien commencer sans en avoir conféré en ma présence +avec M. Manouri. + +--Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même? + +--Chère mère, comme il vous plaira. + +--Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, car je n'aime +pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr, écrivez à +l'instant.» + +On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai +M. Manouri de vouloir bien se transporter à Arpajon aussitôt que ses +occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses +secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. +Le concile assemblé lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyée. + +M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui exposa ce dont +il s'agissait; il ne balança pas un moment à être de son avis; on traita +mes scrupules de ridiculités; il fut conclu que les religieuses de +Longchamp seraient assignées dès le lendemain. Elles le furent; et voilà +que, malgré que j'en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des +factum, à l'audience, et cela avec des détails, des suppositions, des +mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature +défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le +marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il +leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais +pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous +proteste que je n'aurais jamais consenti à ce qu'elle s'entamât. On eut +l'attention d'envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces +qu'on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les +détails d'événements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité. +Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je +n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait +que tout était vrai; on souriait, on me disait des mots entortillés, +mais très-offensants; on haussait les épaules à mon innocence. Je +pleurais, j'étais désolée. + + * * * * * + +Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à confesse +arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure +m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément défendu de m'y +prêter davantage; mais le moyen de se refuser à des choses qui font +grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on +n'entend soi-même aucun mal? + +Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires, +je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez. + +C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de +quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse +voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n'y +pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se +froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne +connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l'autel et +le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les +personnes religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise +plusieurs fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court, +rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma +bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma démarche, et me faisant un +maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les +personnes avec lesquelles j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand, +bien fait, gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il +a dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le monde +celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est un homme +très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères à son état: il +a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il +est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passé par les +dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans +ambition; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la +supériorité de la maison d'Étampes, comme un poste tranquille où il +pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu'il avait +commencées; et on la lui avait accordée. C'est une grande affaire pour +une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être +dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le +P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire. + +On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et +il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans +toute la communauté; comme on était joyeuse, comme on se renfermait, +comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l'occuper le +plus longtemps qu'il serait possible. + +C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais inquiète, +la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la +raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée encore que moi, +quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme +ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en +savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre +conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis +que non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez +l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. +Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n'avez que des +bagatelles à lui dire.» + +Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la confession, +tandis que de plus pressées s'en étaient emparées. Mon tour approchait, +lorsque la supérieure vint à moi, me tira à l'écart, et me dit: +«Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en +dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez à confesse +aujourd'hui. + +--Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un grand jour, +c'est jour de communion générale: que voulez-vous qu'on pense, si je +suis la seule qui n'approche point de la sainte table? + +--N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point à +confesse. + +--Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez +point cette mortification, je vous le demande en grâce. + +--Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet +homme-là, et je n'en veux point avoir. + +--Non, chère mère, je ne vous en ferai point! + +--Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez demain matin +dans ma chambre, vous vous accuserez à moi: vous n'avez commis aucune +faute, dont je ne puisse vous réconcilier et vous absoudre; et vous +communierez avec les autres. Allez.» + +Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète, +rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgré +ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le lendemain, et si +je ferais mes dévotions avec le reste de la maison, ou si je +m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en pût dire. Lorsqu'elle +rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine lui avait demandé +pourquoi il ne m'avait point aperçue, si j'étais malade; je ne sais ce +qu'elle lui avait répondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait +au confessionnal. «Allez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais +assurez-moi que vous vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh! +folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y +a point eu de mal à faire? + +--Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je. + +--Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance que cet +homme peut y mettre? Assurez-moi donc...» Je balançai encore; mais enfin +je m'engageai à ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai. + +Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne +dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières, auxquelles je ne +comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita +avec indulgence; mais il s'exprima sur la supérieure dans des termes qui +me firent frémir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, +femme pernicieuse, âme corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché +mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir +aucune de ses caresses. + +«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut entrer chez +moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît. + +--Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant, me dit-il, +loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! Sans oser +m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir +moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le +souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur +délicate, qu'on ne garde fraîche et sans tache jusqu'à l'âge où vous +êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne +de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne +jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la +nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous; +d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue +jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire +tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre +état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en +personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, +Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre +supérieure; elle est enfoncée dans l'abîme du crime, elle cherche à vous +y plonger; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence +même ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant +les yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger cette +enfant... Dites avec moi: _Satana, vade retrò, apage, Satana._ Si cette +malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours; +dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fût pas née, ou qu'elle se +précipitât seule aux enfers par une mort violente. + +--Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue elle-même tout +à l'heure.» + +Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses +bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tête dessus +comme un homme pénétré de douleur: il demeura quelque temps dans cet +état. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'étais dans +un trouble, un désordre qui ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur +qui marcherait dans les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait +pas, et qui serait frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui +crieraient: «C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air +tranquille, mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé? + +--Oui, mon père. + +--Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous passeriez sans +dormir? + +--Non, mon père. + +--Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitôt +après votre collation vous irez dans l'église, vous vous prosternerez au +pied des autels, vous y passerez la nuit en prières. Vous ne savez pas +le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir +garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les +autres religieuses. Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir +loin de votre supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées. +Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien vous +m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du conseil que +je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois à moi-même. Dieu +est le maître; et nous n'avons qu'une loi.» + +Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout ce qu'il me +dit. À présent que je compare son discours tel que je viens de vous le +rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de +comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisé, décousu; qu'il y +manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y +attachais aucune idée distincte, et que je ne voyais et ne vois encore +aucune importance à des choses sur lesquelles il se récriait avec le +plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange +dans la scène du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles +la musique fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même que +certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma +physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque +pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente. +Pourquoi n'en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était +certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes +les plus sensibles qu'il y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un +récit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon +histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un +crime aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il +attendait l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme +est trop sévère. + +Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit, +et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du +confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tête +troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à souper. La supérieure, inquiète +de ce que j'étais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait répondu +que j'étais en prière. Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du +choeur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du +souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte; et le +souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point à la +récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher je ne +remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais devenue. La +nuit était fort avancée; tout était en silence dans la maison, +lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous laquelle le directeur +me l'avait montrée, se retraça à mon imagination; le tremblement me +prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage +hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi: +«_Satana, vade retrò, apage, Satana._ Mon Dieu, conservez-moi, éloignez +de moi ce démon.» + +Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit: +«Sainte-Suzanne, que faites-vous ici? + +--Madame, vous le voyez. + +--Savez-vous l'heure qu'il est? + +--Oui, madame. + +--Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de la retraite? + +--C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour. + +--Votre dessein était donc de passer ici la nuit? + +--Oui, madame. + +--Et qui est-ce qui vous l'a permis? + +--Le directeur me l'a ordonné. + +--Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la maison; et moi, +je vous ordonne de vous aller coucher. + +--Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée. + +--Vous la remplacerez par d'autres oeuvres. + +--Cela n'est pas à mon choix. + +--Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l'église +pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.» + +Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'éloignai avec +vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle. + +--Oui, madame, je vous fuis.» + +Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par +l'innocence de mon coeur, j'osai lever les yeux sur elle; mais à peine +l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir +dans le choeur comme une insensée, en criant: «Loin de moi, Satan!...» + +Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en +tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus +touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où vient cet effroi? +Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre +amie.» + +Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que +j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait +réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport à la lampe de +l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage et que l'extrémité +de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l'ombre, +ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me +jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la +stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle +au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à +la dernière: là, je m'arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une +place vide entre elle et moi. + +«Je le veux bien,» me dit-elle. + +Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait; alors la +supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on savoir de vous, +Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence vous cause? + +--Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P. +Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez pour moi, les +caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je +n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a +ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de +ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte à mon esprit comme le +démon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit là-dessus. + +--Vous lui avez donc parlé? + +--Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui répondre. + +--Me voilà donc bien horrible à vos yeux? + +--Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous aimer, de sentir +tout le prix de vos bontés, de vous prier de me les continuer; mais +j'obéirai à mon directeur. + +--Vous ne viendrez donc plus me voir? + +--Non, chère mère. + +--Vous ne me recevrez plus chez vous? + +--Non, chère mère. + +--Vous repousserez mes caresses? + +--Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j'aime à être +caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon directeur, et j'en ai +fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière +dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme éclairé; quel +intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le +coeur d'une religieuse du coeur de sa supérieure? Mais peut-être +reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la +mienne, un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en +vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous +cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois +ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès de vous, en +rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où vient que je ne pouvais +ni prier, ni m'occuper? D'où vient une espèce d'ennui que je n'avais +jamais éprouvé? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me +sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'était en vous une maladie +contagieuse, dont l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P. +Lemoine voit cela bien autrement. + +--Et comment voit-il cela? + +--Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, la +mienne projetée. Que sais-je? + +--Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas +la première algarade de cette nature qu'il m'ait causée. Il suffit que +je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre, pour qu'il s'occupe à lui +tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette +pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence à m'ennuyer, et je me déferai de +cet homme-là; aussi bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un +embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous +parlerons de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter? + +--Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre de passer +ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain je n'oserais approcher +des sacrements avec le reste de la communauté. Mais vous, chère mère, +communierez-vous? + +--Sans doute. + +--Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit? + +--Non. + +--Mais comment cela s'est-il fait? + +--C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne va à +confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois point à aimer +bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y +avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment +qui devrait se répandre également sur toutes celles qui composent la +communauté; mais cela ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de +distinguer le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de +préférence. J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment +votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité si +naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de faire +le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que +d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilà +tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand? + +--Non, chère mère. + +--Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite prière, et +retirons-nous.» + +Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans +l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait plus, et +elle se retira. + +Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de m'éclairer; +je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que quoique des +personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y avoir du moins de +l'indécence dans la manière dont elles se témoignaient leur amitié; que +le P. Lemoine, homme austère, avait peut-être outré les choses, mais que +le conseil d'éviter l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup +de réserve, était bon à suivre, et je me le promis. + +Le matin, lorsque les religieuses vinrent au choeur, elles me trouvèrent +à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte table, et la +supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader son innocence, +sans me détacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait +beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour +moi. Je ne pouvais m'empêcher de la comparer à ma première supérieure: +quelle différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni +la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le même goût +de l'ordre. + + * * * * * + +Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands événements: +l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les religieuses de +Longchamp; elles furent condamnées à payer à la maison de +Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée à ma dot; l'autre, +c'est le changement de directeur. Ce fut la supérieure qui m'apprit +elle-même ce dernier. + +Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne venait plus +seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'évitais; elle s'en +apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait +dans cette âme, mais il fallait que ce fût quelque chose +d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les +corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser; +s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me +renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais à la promenade, dans la +salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne +pusse l'apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer; +elle épiait toutes mes démarches: si je descendais, je la trouvais au +bas des degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour +elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des pleurs +coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et +me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: «Soeur cruelle, +demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'évite pas; je ne +saurais plus vivre sans toi...» Son état me fit pitié, ses yeux étaient +éteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma +supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou +qu'elle tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec +ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la +relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis +à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et +me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me +regarder. + +«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis; c'est le mieux +pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre âme, c'est +autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière. + +--Est-ce à vous à me le reprocher?...» + +Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne. + +«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle. + +--Non, chère mère, non. + +--Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut +en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir...» + +Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire à celui +qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité, et je m'enfuis. +Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa +cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les +plaintes les plus aiguës. Je les entendis; elles me pénétrèrent. Je fus +un moment incertaine si je continuerais de m'éloigner ou si je +retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je +m'éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'état où je la +laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, +je m'y trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis +quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je sortis, je +rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine. +Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses +amies; je lui dis: «Chère soeur, je suis fâchée de vous interrompre, +mais je vous prie de m'écouter un moment, j'aurais un mot à vous +dire...» Elle me suivit chez moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a +notre mère supérieure, elle est désolée; si vous alliez la trouver, +peut-être la consoleriez-vous...» Elle ne me répondit pas; elle laissa +son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure. + +Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint +mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la +maison n'avait point cessé, disparut tout à coup; tout rentra dans +l'ordre le plus austère; les offices se firent avec la dignité +convenable; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir; +défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres; les +exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus +d'assemblée chez la supérieure, plus de collation; les fautes les plus +légères furent sévèrement punies; on s'adressait encore à moi +quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la +demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne; les +anciennes n'en étaient pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles +me regardaient de mauvais oeil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je +négligeais leur humeur et leurs reproches. + +Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher de +plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la +piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents +progrès, cela me jetterait dans un détail qui n'aurait point de fin; je +vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me +cherchait, tantôt elle m'évitait; nous traitait quelquefois, les autres +et moi, avec sa douceur accoutumée; quelquefois aussi elle passait +subitement à la rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous +renvoyait; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après; +nous faisait appeler au choeur; et lorsque tout était en mouvement pour +lui obéir, un second coup de cloche renfermait la communauté. Il est +difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journée se +passait à sortir de chez soi et à y rentrer, à prendre son bréviaire et +à le quitter, à monter et à descendre, à baisser son voile et à le +relever. La nuit était presque aussi interrompue que le jour. + +Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me faire +entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards pour la +supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû dire au +désordre, accoutumé: je leur répondais tristement: «Je vous plains; mais +dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse...» Les unes s'en +retournaient en baissant la tête et sans me répondre; d'autres me +donnaient des conseils qu'il m'était impossible d'arranger avec ceux de +notre directeur; je parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son +successeur, nous ne l'avions pas encore vu. + +La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines +entières sans se montrer ni à l'office, ni au choeur, ni au réfectoire, +ni à la récréation; elle demeurait renfermée dans sa chambre; elle +errait dans les corridors ou elle descendait à l'église; elle allait +frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix +plaintive: «Soeur une telle, priez pour moi; soeur une telle, priez pour +moi...» Le bruit se répandit qu'elle se disposait à une confession +générale. + + * * * * * + +Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un papier +attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: «Chères +soeurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse qui s'est égarée +de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu...» Je fus tentée de +l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours après, c'en était un +autre, sur lequel on avait écrit: «Chères soeurs, vous êtes invitées à +implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses +égarements; ils sont grands...» Un autre jour, c'était une autre +invitation qui disait: «Chères soeurs, vous êtes priées de demander à +Dieu d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute +confiance dans la miséricorde divine...» + +Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes de +cette âme en peine m'attristaient profondément. Il m'arriva une fois de +demeurer comme un terme vis-à-vis un de ces placards; je m'étais demandé +à moi-même qu'est-ce que c'était que ces égarements qu'elle se +reprochait; d'où venaient les transes de cette femme; quels crimes elle +pouvait avoir à se reprocher; je revenais sur les exclamations du +directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je +n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques +religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me +suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des +mêmes terreurs. + +Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé; elle ne se +mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait à personne; elle +avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu'on nous +avait donné. C'était un jeune bénédictin. Je ne sais s'il lui avait +imposé toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois +jours de la semaine; elle se macérait; elle entendait l'office dans les +stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à +l'église; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et +elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle +descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la +rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage +contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai +prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle me dit: +«Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite pas un autre +traitement.» + +Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la +communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne +reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse qu'on hait dans sa +maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu +renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans +le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme +d'un caractère ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter +avec attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements de +ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma +famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j'avais été, +celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma supérieure et moi. +Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la +supérieure avec moi la même importance que le P. Lemoine; à peine +daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots; il regarda cette affaire +comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'étaient mes +dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais, +sa confiance faisait les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se +confiait à moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite +conformité avec les miennes; il était entré en religion malgré lui; il +supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère moins à +plaindre que moi. + +«Mais, chère soeur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus qu'une +ressource, c'est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu'il sera +possible.» Et puis il me donnait les mêmes conseils qu'il suivait; ils +étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il, on n'évite pas les chagrins, on +se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont +heureuses qu'autant qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs +croix; alors elles s'en réjouissent, elles vont au-devant des +mortifications; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en +félicitent; c'est un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent +contre un bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice +volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à +Dieu: _Ampliùs, Domine_; Seigneur, encore davantage... et c'est une +prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si ces peines sont +faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous +en promettre la même récompense, nous n'avons pas la seule chose qui +leur donnerait de la valeur, la résignation: cela est triste. Hélas! +comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? +Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie, +après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, +nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu +des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et après cette vie les +mêmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une +religieuse qui n'est point appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre, +pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes +pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun +espoir de les rompre; tâchons, chère soeur, de les traîner. Allez, je +reviendrai vous voir.» + +Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai de +plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une +infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de +points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mêmes +persécutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la +peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens; cependant +cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes +dégoûts produisait le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance +des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous +revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de ses +moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments, +c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme, c'était l'histoire +de la mienne. + +Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi +des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le +rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers ses discours que la +disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait +contre elle-même, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses +l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou +qu'elle perdrait la tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir +davantage; il aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais +faites et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais +l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait +le P. Lemoine. + +«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite, il en a +beaucoup. + +--Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre. + +--Il est vrai. + +--Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait? + +--Je serais fâché que cela transpirât. + +--Vous pouvez compter sur ma discrétion. + +--On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché. + +--Et qu'a-t-on pu dire? + +--Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on +voulait; qu'il était d'une morale trop austère; qu'on avait quelque +raison de le soupçonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la +division dans la maison, et qu'il éloignait l'esprit des religieuses de +leur supérieure. + +--Et d'où savez-vous cela? + +--De lui-même. + +--Vous le voyez donc? + +--Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois. + +--Qu'est-ce qu'il vous en a dit? + +--Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous +aviez pu résister à toutes les peines que vous aviez souffertes; que, +quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il +ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie +religieuse; qu'il avait dans l'esprit...» + +Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il dans +l'esprit?» + +Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance trop +particulière pour qu'il me soit libre d'achever...» + +Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est le P. +Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure. + +--Il a bien fait. + +--Et pourquoi? + +--Ma soeur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en à ses +conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez. + +--Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais d'autant +plus attentive à l'éviter. + +--Peut-être aussi serait-ce le contraire. + +--Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi. + +--J'ai de vos moeurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois +avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que vous ne pourriez +acquérir sans y perdre. C'est votre innocence même qui en a imposé à +votre supérieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectée. + +--Je ne vous entends pas. + +--Tant mieux. + +--Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles +avoir de dangereux pour une autre femme?» + +Point de réponse de la part de dom Morel. + +«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?» + +Point de réponse de la part de dom Morel. + +«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le mal de s'aimer, +de se le dire, de se le témoigner? cela est si doux! + +--Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait +toujours tenus baissés tandis que je parlais. + +--Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre +supérieure! dans quel état elle est tombée! + +--Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était pas +faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on +s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte la détourne +à des affections déréglées, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles +sont mal fondées; c'est une espèce de folie. + +--Elle est folle? + +--Oui, elle l'est, et le deviendra davantage. + +--Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui sont engagés +dans un état auquel ils n'étaient point appelés? + +--Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le +caractère flexible se prête à la longue; il y en a que des espérances +vagues soutiennent quelque temps. + +--Et quelles espérances pour une religieuse? + +--Quelles? d'abord celle de faire résilier ses voeux. + +--Et quand on n'a plus celle-là? + +--Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes +reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sépulcres de jeunes +créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu +prendra à la maison; que les murs de la clôture tomberont; que quelqu'un +les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête; on s'en +entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, +si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les +barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si +l'on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer +quelqu'un, le coeur palpite, on soupire sourdement après un libérateur; +s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la +maison, on espère; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un +homme, ou qui nous enverra aux eaux. + +--Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de mon +coeur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions. + +--Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces vapeurs +salutaires, que le coeur envoie vers la raison, sont par intervalles +dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa misère; on se déteste +soi-même; on déteste les autres; on pleure, on gémit, on crie, on sent +les approches du désespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux +de leur supérieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se +prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le +ciel à leur secours; d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent +les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien +hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être +tourmentées longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement et +restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et délicats, se +consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui +deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mêmes +illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au +tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du +désespoir. + +--Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un +profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement tous ces +états... Ah! mon père, que je suis fâchée de vous avoir entendu! + +--Et pourquoi? + +--Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins. +Dans les moments...» + +J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une +autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne sais +combien. La conversation devint générale; les unes regardaient le +directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux baissés; +plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient sur la +sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans un angle où +je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu de ces entretiens où +chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l'homme +saint par son côté avantageux, on entendit arriver quelqu'un à pas +lents, s'arrêter par intervalles et pousser des soupirs; on écouta; l'on +dit à voix basse: «C'est elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se +tut et l'on s'assit en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile +lui tombait jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa +poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à +l'instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle +se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre main +elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en silence, et +elle demeura seule avec dom Morel. + + * * * * * + +Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion +de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait, +pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce +récit un événement qui n'a pas laissé que d'avoir des suites? Disons +donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses +peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j'écris +bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme +est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec +douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que +vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux +sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l'expression se +refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s'en ressent, +et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne +lirez pas ces endroits. En voici un: + +Lorsque toutes nos soeurs furent retirées...--«Eh bien! que +fîtes-vous?»--Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête pour +cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement +à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort +mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis à +moi-même; et mon trouble, les précautions que je pris pour n'être pas +aperçue, les fois que je m'arrêtai, la voix de ma conscience qui me +pressait à chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en +douter; cependant la curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il +est mal d'avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se +croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà +encore un de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous +ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me +le persuade. + +Le premier mot que j'entendis après un assez long silence me fit frémir; +ce fut: + +«Mon père, je suis damnée[18]...» + +Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dérobé le +péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; il fallut +aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que trop entendu. Quelle +femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!... + + Ici les Mémoires de la soeur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne + sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment + d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure + devint folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter + les fragments que je vais transcrire. + +Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie +rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des compliments que je +rejette avec indignation. + +Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence ne +paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur +qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité +j'avais appris à la mieux connaître. + +Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle +se promène seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la +fièvre la prend et le délire succède à la fièvre. + +Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite à +m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend +marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est elle qui passe; c'est +son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... Non, non, qu'on la laisse.» + +Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper, +et de prendre une autre pour moi. + +Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en larmes. Nos +soeurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle. + +Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai point +prié Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on +m'habille...» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi du moins +mon bréviaire...» On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait +les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors même +qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux égarés. + +Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de nos soeurs +la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit +à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle +dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme si pure! c'est une créature +si innocente! si elle joignait ses prières aux miennes...» Puis +s'adressant à toute la communauté et se tournant vers des stalles qui +étaient vides, elle s'écriait: «Sortez, sortez toutes, qu'elle reste +seule avec moi. Vous n'êtes pas dignes d'en approcher; si vos voix se +mêlaient à la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la +douceur du sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne...» Puis elle +m'exhortait à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; +le ciel lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder +sur sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de la +Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle se +renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait +miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y +assoupissait, la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la +transportait dans sa cellule comme morte. + +Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle +disait: «Où sont nos soeurs? je ne vois plus personne, je suis restée +seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée, et +Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y +est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas... Ah! si je la +rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle +n'y est plus?... Heureuse la maison qui la possède! Elle dira tout à sa +nouvelle supérieure; que pensera-t-elle de moi?... Est-ce que +Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit... +La pauvre fille! elle est perdue à jamais; et c'est moi! c'est moi! Un +jour, je lui serai confrontée; que lui dirai-je? que lui +répondrai-je?... Malheur à elle! Malheur à moi!» + +Dans un autre moment, elle disait: «Nos soeurs sont-elles revenues? +Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon oreiller... +Délacez-moi... Je sens là quelque chose qui m'oppresse... La tête me +brûle, ôtez-moi mes coiffes... Je veux me laver... Apportez-moi de +l'eau; versez, versez encore... Elles sont blanches; mais la souillure +de l'âme est restée... Je voudrais être morte; je voudrais n'être point +née, je ne l'aurais point vue.» + +Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, +écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses +oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille... +«Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les +enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux que je vois; du milieu +des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent... Mon Dieu, ayez +pitié de moi!... Allez vite; sonnez, assemblez la communauté; dites +qu'on prie pour moi, je prierai aussi... Mais à peine fait-il jour, nos +soeurs dorment... Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit; je voudrais +dormir, et je ne saurais.» + +Une de nos soeurs lui disait: «Madame, vous avez quelque peine; +confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être. + +--Soeur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi... plus près... plus près +encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout révéler, tout; +mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue? + +--Qui, madame? + +--N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur? Comme elle marche! +Quelle décence! quelle noblesse! quelle modestie!... Allez à elle; +dites-lui... Eh! non, ne dites rien; n'allez pas... Vous n'en pourriez +approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je +les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi. +Restez... Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose +dont elle ne rougisse pas... + +--Mais, madame, si vous consultiez votre directeur. + +--Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant +entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre la +mémoire!... Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!... +N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la passion +de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez... Je commence à respirer... Il ne +faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... Voyez, il s'élance en +bouillonnant de son côté... Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête... +Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas... Je suis perdue!... +Éloignez ce christ... Rapportez-le-moi...» + +On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait +partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est sa bouche; +quand la reverrai-je? Soeur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui +bien mon état; dites-lui que je meurs.» + +Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait +s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes les actions +indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui +lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à +son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que +sais-je quelles images! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se +couvrait le visage de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est +lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de +l'eau bénite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.» + +On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien +gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle avait déchiré +ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux +bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: «Je +suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on +m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée, malheureuses! voilà donc la +récompense de mes bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; +je ne le serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... à mon +secours!... À moi, soeur Thérèse... À moi, soeur Suzanne...» Cependant +on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait: +«Vous avez raison, vous avez raison, hélas! je suis devenue folle, je le +sens.» + +Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents +supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur +le dos; elle en voyait avec des torches à la main; elle se joignait à +celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite à la +mort; elle disait au bourreau: «J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité; +encore si ce tourment était le dernier; mais une éternité! une éternité +de feux!...» + +Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore à +dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces +papiers. + + * * * * * + +Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. +Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible +image du désespoir et du crime à sa dernière heure; elle se croyait +entourée d'esprits infernaux; ils attendaient son âme pour s'en saisir; +elle disait d'une voix étouffée: «Les voilà! les voilà!...» et leur +opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle +hurlait, elle criait: «Mon Dieu!... mon Dieu!...» La soeur Thérèse la +suivit de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine +d'humeur et de superstition. + + * * * * * + +On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit, et mes +chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté +par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison. + + * * * * * + +Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et +minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se +cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées, et une violente +contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m'élèvent au +haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise +de poste dans laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais +carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune +bénédictin. Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il +prenait et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi +aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai ma +cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation. + + * * * * * + +C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène! Quel +homme! Je crie; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le +fiacre et le moine. + + * * * * * + +J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à une porte +étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre. La maîtresse +du logis vient au-devant de moi, et m'installe à l'étage le plus élevé, +dans une petite chambre où je trouve à peu près les meubles nécessaires. +Je reçois des visites de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes +jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y +trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi +aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on +chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes d'amusements. Si +vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames +n'en seront ni jalouses ni fâchées. Venez, mademoiselle...» Celle qui me +parlait ainsi était d'un certain âge, elle avait le regard tendre, la +voix douce, et le propos très-insinuant. + + * * * * * + +Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes les instances +de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes tumultueuses d'un lieu +suspect, épiant à chaque instant l'occasion de m'échapper. + + * * * * * + +Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse été +voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir où je vais. +Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe évanouie +de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt; +en revenant à moi, je me trouve étendue sur un grabat, environnée de +plusieurs personnes. On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je +répondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je +prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup de +chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle, vous savez +apparemment où nous allons? + +--Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois. + +--À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison? + +--Hélas! oui. + +--Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure qu'il est! +Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions +nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas +dans la rue, vous coucherez avec moi.» + + * * * * * + +Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit +mes jambes dépouillées de leur peau par la chute que j'avais faite en +sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne +à Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on +m'annonce qu'il faut, ou me rendre à l'hôpital général, ou prendre la +première condition qui s'offrira. + + * * * * * + +Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des hommes et des +femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et +les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misère ne +donna aucune force aux séductions grossières auxquelles j'y fus exposée. +Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes à mon état. + + * * * * * + +J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis +actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée est +pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais en revanche +traitée avec humanité. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu +brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si +je pouvais espérer d'en jouir paisiblement. + + * * * * * + +J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et l'avait +remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre homme! il est plus à +plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la +cruauté avec laquelle les religieux punissent les fautes d'éclat: un +cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort +qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi. + +La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflées, et je ne +saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine à me tenir +debout. Cependant j'appréhende le moment de ma guérison: alors quel +prétexte aurai-je pour ne point sortir? et à quel péril ne +m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du +temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à +Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais +résolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre +ses conseils, mais il n'était plus. + +Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends +dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je +tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et +l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans +fermer l'oeil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle, +j'appelle, je crie; je ne conçois pas comment ceux qui m'entourent ne +m'ont pas encore devinée. + + * * * * * + +Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais. Une de mes +camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et +les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur +des cordes le linge mouillé, le dos tourné à la lampe; et mon trouble +n'en pouvait être aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je +pleurais, m'a dit: «Marie, qu'avez-vous?--Rien, lui ai-je répondu.--Quoi +donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous +apitoyer sur une mauvaise religieuse sans moeurs, sans religion, et qui +s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent? +Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle +n'avait qu'à boire, manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où +elle était, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou +quatre fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait +raccommodée avec son état...» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait +bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait +pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira...» À ce propos, +je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée jusqu'à ce que ma +maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc? Tandis que +vous dormez là, l'ouvrage n'avance pas.» + + * * * * * + +Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma +démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques +que je répète machinalement; par exemple, une cloche vient-elle à +sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on +à la porte? je dis _Ave_. M'interroge-t-on? C'est toujours une réponse +qui finit par oui ou non, chère mère, ou ma soeur. S'il survient un +étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire +la révérence, je m'incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient +que je m'amuse à contrefaire la religieuse; mais il est impossible que +leur erreur dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue. + + * * * * * + +Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute: +Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition +n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de +femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse +ignorée dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens +qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la +sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré qu'on sera +satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon père à +travailler; et au couvent, à obéir; je suis jeune, j'ai le caractère +très-doux; quand mes jambes seront guéries, j'aurai plus de force qu'il +n'en faut pour suffire à l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et +blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais moi-même mes +dentelles, et j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et +je saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je +touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui en aurait le +goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses enfants; mais je +craindrais d'être trahie par ces marques d'une éducation recherchée. +S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du goût, je prendrais un maître, +et je ne tarderais pas à me procurer ce petit talent. Monsieur, une +condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, +c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez +répondre de mes moeurs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la +piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus +rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée; ce puits +profond, situé au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visité de +fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on m'en laissait +l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui m'est réservé; mais +s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne +réponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi, +et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets. + + * * * * * + +_P. S._ Je suis accablée de fatigues, la terreur m'environne, et le +repos me fuit. Ces mémoires, que j'écrivais à la hâte, je viens de les +relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans en avoir le +moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne aussi malheureuse à la +vérité que je l'étais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. +Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles à la peinture de +nos peines qu'à l'image de nos charmes? et nous promettrions-nous encore +plus de facilité à les séduire qu'à les toucher? Je les connais trop +peu, et je ne me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si +le marquis, à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se +persuader que ce n'est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je +m'adresse, que penserait-il de moi? Cette réflexion m'inquiète. En +vérité, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un instinct +propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être un peu coquette, +que sais-je? Mais c'est naturellement et sans artifice. + + + + +PRÉFACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE[19] + +EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM. + +ANNÉE 1770[20]. + + +La Religieuse[21] de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie +depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j'ai été l'âme, +de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette +trempe de nos amis intimes. Ce n'est pas trop tôt de s'en confesser, et +de tâcher, en ce saint temps de carême, d'en obtenir la rémission avec +mes autres péchés, et de noyer le tout dans le puits perdu des +miséricordes divines. + +L'année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en Parisis, par la +réputation soudaine et éclatante de Ramponeau[22], et par la comédie des +_Philosophes_[23], jouée en vertu d'ordres supérieurs sur le théâtre de +la Comédie française. Il ne reste aujourd'hui de toute cette entreprise +qu'un souvenir plein de mépris pour l'auteur de cette belle rapsodie, +appelé _Palissot_, qu'aucun de ses protecteurs ne s'est soucié de +partager; les plus grands personnages, en favorisant en secret son +entreprise, se croyaient obligés de s'en défendre en public, comme d'une +tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M. +Diderot, que ce polisson d'Aristophane français avait choisi pour son +Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais quelle était notre +occupation! Plût à Dieu qu'elle eût été innocente! L'amitié la plus +tendre nous attachait depuis longtemps à M. le marquis de Croismare, +ancien officier du régiment du Roi, retiré du service, et un des plus +aimables hommes de ce pays-ci. Il est à peu près de l'âge de M. de +Voltaire; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de +l'esprit avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant +ne s'est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu'il est un de ces +hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu'en +France, quoique l'amabilité ainsi que la maussaderie soient de tous les +pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualités du coeur, de +l'élévation des sentiments, de la probité la plus stricte et la plus +délicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis +qu'il leur est cher; il n'est question que de son esprit. Une +imagination vive et riante, un tour de tête original, des opinions qui +ne sont arrêtées qu'à un certain point, et qu'il adopte ou qu'il +proscrit alternativement, de la verve toujours modérée par la grâce, une +activité d'âme incroyable, qui, combinée avec une vie oisive et avec la +multiplicité des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus +diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que personne +n'a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout aussi étranges pour +les satisfaire, et par conséquent une infinité de jouissances qui se +succèdent les unes aux autres: voilà une partie des éléments qui +constituent l'être de M. de Croismare, appelé par ses amis le charmant +marquis par excellence, comme l'abbé Galiani était pour eux le charmant +abbé. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de +Croismare, lui dit quelquefois: _Votre plaisanterie est comme la flamme +de l'esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout sur ma +toison, mais sans jamais la brûler._ + +Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l'année 1759 +pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait +promis de ne s'y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses +affaires en ordre; mais son séjour s'y prolongea insensiblement; il y +avait réuni ses enfants; il aimait beaucoup son curé; il s'était livré à +la passion du jardinage; et comme il fallait à une imagination aussi +vive que la sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il +s'était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il +nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous ne +l'aurions jamais revu à Paris, s'il n'avait pas successivement perdu ses +deux fils. Cet événement nous l'a rendu depuis environ quatre ans, après +une absence de plus de huit années; sa dévotion s'est évaporée comme +tout s'évapore à Paris, et il est aujourd'hui plus aimable que jamais. + +Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760, +après l'avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de +l'engager à revenir à Paris. L'auteur des mémoires qui précèdent se +rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le +monde, avec beaucoup d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui +réclamait juridiquement contre ses voeux, auxquels elle avait été forcée +par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre marquis, +que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même s'assurer de la +vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers +de grand'chambre du parlement de Paris. Malgré cette intercession +généreuse, je ne sais par quel malheur, la soeur Suzanne Simonin perdit +son procès, et ses voeux furent jugés valables. M. Diderot[24] résolut +de faire revivre cette aventure à notre profit. Il supposa que la +religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent; +et en conséquence écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander +secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir arriver en +toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il devinait la +scélératesse au premier coup d'oeil et que notre projet manquât, nous +étions sûrs qu'il nous en resterait du moins une ample matière à +plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure, +comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos +yeux, entre M. Diderot ou la prétendue religieuse et le loyal et +charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre +perfidie; c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre +conscience. Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des éclats +de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis; et +nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les réponses honnêtes que +ce digne et généreux ami y faisait. Cependant, dès que nous nous +aperçûmes que le sort de notre infortunée commençait à trop intéresser +son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir, +préférant de causer quelque chagrin au marquis au danger évident de le +tourmenter plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus +longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce complot +d'iniquité; il en a ri, comme vous pouvez penser; et le malheur de la +pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens d'amitié entre ceux +qui lui ont survécu. Cependant il n'en a jamais parlé à M. Diderot. Une +circonstance qui n'est pas la moins singulière, c'est que tandis que +cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle +de M. Diderot s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le +marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne +sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de notre +religieuse. + +Un jour qu'il était tout entier à ce travail, M. d'Alainville[25], un de +nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur +et le visage inondé de larmes. «Qu'avez-vous donc? lui dit M. +d'Alainville; comme vous voilà!--Ce que j'ai, lui répondit M. Diderot, +je me désole d'un conte que je me fais.» Il est certain que s'il eût +achevé cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais, +les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons. On n'en +pouvait pas lire une page sans verser des pleurs; et cependant il n'y +avait point d'amour. Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus +forte empreinte de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilité +publique et générale; car c'était la plus cruelle satire qu'on eût +jamais faite des cloîtres; elle était d'autant plus dangereuse que la +première partie n'en renfermait que des éloges; sa jeune religieuse +était d'une dévotion angélique et conservait dans son coeur simple et +tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu'on lui avait appris à +respecter. Mais ce roman n'a jamais existé que par lambeaux, et en est +resté là: il est perdu, ainsi qu'une infinité d'autres productions d'un +homme rare, qui se serait immortalisé par vingt chefs-d'oeuvre, s'il +avait su être avare de son temps et ne pas l'abandonner à mille +indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant +responsables devant Dieu et devant les hommes du délit dont ils sont les +complices (et j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce +roman il l'a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu'on vient de +lire, où l'on a dû remarquer combien il importait de se méfier des +éloges de l'amitié[26]). + +Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste +de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes +ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont été fabriquées par cet +enfant de Bélial, et que toutes les lettres de son généreux protecteur +sont véritables et ont été écrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les +peines du monde à persuader à M. Diderot, qui se croyait persiflé par le +marquis et par ses amis[27]]. + + +BILLET DE LA RELIGIEUSE À M. LE COMTE DE CROIXMAR[28], GOUVERNEUR DE +L'ÉCOLE ROYALE MILITAIRE. + +Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de Croixmar s'est +intéressé il y a trois ans, lorsqu'il demeurait à côté de l'Académie +royale de musique, apprend qu'il demeure à présent à l'École militaire. +Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontés, +maintenant qu'elle est plus à plaindre que jamais. + +Un mot de réponse, s'il lui plaît; sa situation est pressante; et il est +de conséquence que la personne qui remettra ce billet n'en soupçonne +rien. + + +ON A RÉPONDU: + +Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question était actuellement +à Caen. + +Ce billet était écrit de la main d'une jeune personne dont nous nous +servîmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du +coin[29] le porta à l'École militaire et nous rapporta la réponse +verbale. M. Diderot jugea cette première démarche nécessaire par +plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l'air de confondre les +deux cousins ensemble et d'ignorer la véritable orthographe de leur nom; +elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur +était à Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l'École militaire +plaisantât son cousin à l'occasion de ce billet et le lui envoyât; ce +qui donnait un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce +gouverneur très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était +aussi ennuyé de l'absence de son cousin que nous; et nous espérions le +ranger au nombre des conspirateurs. Après sa réponse, la religieuse +écrivit à Caen. + + +LETTRE DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE, À CAEN. + +Monsieur, je ne sais à qui j'écris; mais, dans la détresse où je me +trouve, qui que vous soyez, c'est à vous que je m'adresse. Si l'on ne +m'a point trompée à l'École militaire et que vous soyez le marquis +généreux que je cherche, je bénirai Dieu; si vous ne l'êtes pas, je ne +sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez; +j'espère que vous secourrez une infortunée, que vous, monsieur, ou un +autre M. de Croismare, qui n'est pas celui de l'École militaire, avez +appuyée de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a +deux ans, pour se tirer d'une prison perpétuelle, à laquelle la dureté +de ses parents l'avait condamnée. Le désespoir vient de me porter à une +seconde démarche dont vous aurez sans doute entendu parler; je me suis +sauvée de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines; et il +n'y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me +procurer une liberté que j'avais espérée de l'équité des lois. + +Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma situation +présente vous touche et qu'elle réveille dans votre coeur quelque +sentiment de pitié! Peut-être trouverez-vous de l'indiscrétion à avoir +recours à un inconnu dans une circonstance pareille à la mienne. Hélas! +monsieur, si vous saviez l'abandon où je suis réduite; si vous aviez +quelque idée de l'inhumanité dont on punit les fautes d'éclat dans les +maisons religieuses, vous m'excuseriez! Mais vous avez l'âme sensible, +et vous craindrez de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, +pour le reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi, +monsieur, secourez-moi[30]! Voici l'espèce de service que j'ose attendre +de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province qu'à +Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par vos +connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de +femme de charge, ou même de simple domestique. Pourvu que je sois +ignorée, chez d'honnêtes gens, et qui vivent retirés, les gages n'y +feront rien. Que j'aie du pain et de l'eau, et que je sois à l'abri des +recherches; soyez sûr qu'on sera content de mon service. J'ai appris à +travailler dans la maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis +jeune, j'ai le caractère doux et je suis d'une bonne santé. Lorsque mes +forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire à toutes sortes +d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir; quand +j'étais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j'y serai +bientôt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire à tout. +S'il fallait apprendre à coiffer, je ne manque pas de goût, et je ne +tarderais pas à le savoir. Une condition supportable, s'il se peut, ou +une condition telle quelle, c'est tout ce que je demande. Vous pouvez +répondre de mes moeurs: malgré les apparences, monsieur, j'ai de la +piété. Il y avait au fond de la maison que j'ai quittée, un puits que +j'ai souvent regardé; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m'avait +retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste! +Rendez-moi le service que je vous demande; c'est une bonne oeuvre dont +vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que +Dieu récompensera dans ce monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur, +songez que je vis dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les +moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris; ils font +sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir; ne leur +laissez pas le temps de me trouver. J'ai emporté avec moi toutes mes +nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d'une digne femme que +j'avais pour amie et à laquelle vous pouvez adresser votre réponse. Elle +s'appelle M^me Madin. Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me +fournira tout ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai +placée, je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge. +Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez +accordée: quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne me +plaindrai que de mon sort. + +Voici l'adresse de M^me Madin: _À madame Madin, au pavillon de +Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles_. + +Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la +première, et une croix sur la seconde. + +Mon Dieu, que je désire d'avoir votre réponse! Je suis dans des transes +continuelles. + + Votre très-humble et très-obéissante servante, + +_Signé_: SUZANNE SIMONIN[31]. + + * * * * * + +Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les réponses, et nous +choisîmes une certaine M^me Madin, femme d'un ancien officier +d'infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait rien de +notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire à elle-même +par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes de l'écriture d'une +autre jeune personne. M^me Madin savait seulement qu'il fallait recevoir +et me remettre toutes les lettres timbrées _Caen_. Le hasard voulut que +M. de Croismare, après son retour à Paris, et environ huit ans après +notre péché, trouvât M^me Madin chez une femme de nos amies qui avait +été du complot. Ce fut un vrai coup de théâtre; M. de Croismare se +proposait de prendre mille informations sur une infortunée qui l'avait +tant intéressé, et dont M^me Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut +aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon. + + +RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même que vous +réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses sentiments; vous +pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place à côté d'une jeune +demoiselle vous convient. + +Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une femme de chambre +telle que je puis la désirer, avec tel éloge qu'il lui plaira de vos +qualités, sans entrer dans aucun autre détail d'état. Qu'elle me marque +aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et +le jour, s'il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du +carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver +ici le vendredi; il loge à Paris, rue Saint-Denis, _au Grand-Cerf_. S'il +ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée à Caen, vous +vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-à-vis la +place Royale. Comme l'incognito est d'une extrême nécessité de part et +d'autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, à laquelle, +quoique non signée, vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement +le cachet, qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à +qui vous vous adresserez. + +Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous +prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni +de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous +reconnaître: il sera facile de les faire venir dans un autre temps. +Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre +serviteur. + +A....., proche Caen, ce mercredi 6 février 1760. + + * * * * * + +Cette lettre était adressée à M^me Madin. Il y avait sur l'autre une +croix, suivant la convention. Le cachet représentait un Amour tenant +d'une main un flambeau, et de l'autre deux coeurs, avec une devise qu'on +n'a pu lire, parce que le cachet avait souffert à l'ouverture de la +lettre. Il était naturel qu'une jeune religieuse à qui l'amour était +étranger en prît l'image pour celle de son ange gardien. + + +RÉPONSE DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Monsieur, j'ai reçu votre lettre. Je crois que j'ai été fort mal, fort +mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai sans cesse +pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que vous +m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai jamais +votre bonté. + +Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout. + +Ce saint jour de dimanche en février. + +Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y trouve +imprimé; c'est vous, c'est mon ange gardien. + + * * * * * + +M. Diderot n'ayant pu se rendre à l'assemblée des bandits, cette réponse +fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas de son gré; il +prétendit qu'elle découvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut +tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse bonne. Cependant, pour +le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la +fourberie la réponse qui suit, et qui ne fut point envoyée. Au reste, +cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour +Caen. + + +EXTRAIT DES REGISTRES. + +Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que soeur Suzanne +aurait dû écrire: + +Monsieur, je vous remercie de vos bontés; il ne faut plus penser à rien, +tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la +miséricorde; c'est là que je me souviendrai de vous. Ils délibèrent +s'ils me saigneront une troisième fois; ils ordonneront tout ce qu'il +leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J'espère que le séjour où je vais +sera plus heureux; nous nous y verrons. + + +LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire. Elle a été +à toute extrémité, et mon état, qui m'attache à Versailles, ne m'a point +permis de venir plus tôt à son secours. Je savais qu'elle était fort mal +et abandonnée de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez +bien, monsieur, qu'elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une +chute qu'elle cachait. Elle a été attaquée tout d'un coup d'une fièvre +ardente qu'on n'a pu abattre qu'à force de saignées. Je la crois hors de +danger. Ce qui m'inquiète à présent est la crainte que sa convalescence +ne soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six +semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage. +Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert à +sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante qu'il y +ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet de votre billet sur +elle; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit l'adresse de M. Gassion +derrière une _Sainte Suzanne_ de son diurnal, et puis elle a voulu vous +répondre malgré sa faiblesse. Elle sortait d'une crise; je ne sais ce +qu'elle vous aura dit, car sa pauvre tête n'y était guère. Pardon, +monsieur, je vous écris ceci à la hâte. Elle me fait pitié; je voudrais +ne la point quitter, mais il m'est impossible de rester ici plusieurs +jours de suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J'en fais +partir une autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n'y parle +point des talents agréables; ils ne sont pas de l'état qu'elle va +prendre, et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle +veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: non, +monsieur, il n'y a point de mère qui ne fût comblée de l'avoir pour +enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a été de la mettre à +couvert, et c'est une affaire faite. Je ne me résoudrai à la laisser +aller que quand sa santé sera tout à fait rétablie; mais ce ne peut être +avant un mois ou six semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; +encore faut-il qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet +de votre lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osé +lui dire que ce n'était pas le vôtre; je l'avais brisé en ouvrant votre +réponse, et je l'avais remplacé par le mien: dans l'état fâcheux où elle +était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la +lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses +espérances; ce sont les seules qu'elle ait, et je ne répondrais pas de +sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si vous aviez la bonté de me +faire à part un petit détail de la maison où elle entrera, je m'en +servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres; +elles vous seront toutes renvoyées aussi exactement que la première; et +reposez-vous sur l'intérêt que j'ai moi-même à ne rien faire +d'inconsidéré. Nous nous conformerons à tout, à moins que vous ne +changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chère infortunée prie +Dieu pour vous à tous les instants où sa tête le lui permet. + +J'attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de Bourgogne, +rue d'Anjou, à Versailles. + +Ce 16 février 1760. + + +LETTRE OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE +L'AVAIT DEMANDÉ. + +Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera Suzanne Simonin. +Je l'aime comme si c'était mon enfant: cependant vous pouvez prendre à +la lettre ce que je vais vous dire, parce qu'il n'est pas dans mon +caractère d'exagérer. Elle est orpheline de père et de mère; elle est +bien née, et son éducation n'a pas été négligée. Elle s'entend à tous +les petits ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime à +s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle écrit naturellement. Si +la personne à qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit à +merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien; pour +sa physionomie, je n'en ai guère vu de plus intéressante. On la trouvera +peut-être un peu jeune, car je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis; +mais si l'expérience de l'âge lui manque, elle est remplacée de reste +par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu +commun. Je réponds de l'innocence de ses moeurs. Elle est pieuse, mais +point bigote. Elle a l'esprit naïf, une gaieté douce, jamais d'humeur. +J'ai deux filles; si des circonstances particulières n'empêchaient pas +M^lle Simonin de se fixer à Paris, je ne leur chercherais pas d'autre +gouvernante; je n'espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis +son enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d'ici +bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage et même de +ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: c'est la moindre +chose que je puisse faire pour elle. Elle n'est jamais sortie de Paris; +elle ne sait où elle va; elle se croit perdue: j'ai toute la peine du +monde à la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à +laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, et les +devoirs qu'elle aura à remplir, fera plus sur son esprit que tous mes +discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de +vous le demander? Toute sa crainte est de ne pas réussir: la pauvre +enfant ne se connaît guère. + +J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous méritez, +monsieur, votre très-humble et obéissante servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +À Paris, ce 16 février 1760. + + +LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +Madame, j'ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre, qui +m'apprennent l'indisposition de M^lle Simonin. Son malheureux sort me +fait gémir; sa santé m'inquiète. Puis-je vous demander la consolation +d'être instruit de son état, du parti qu'elle compte prendre, en un mot +la réponse à la lettre que je lui ai écrite? J'ose espérer le tout de +votre complaisance et de l'intérêt que vous y prenez. + +Votre très-humble et très-obéissant serviteur. + +À Caen, ce 17 février 1760. + + +AUTRE LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +J'étais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre lettre a +suspendu mon inquiétude sur l'état de mademoiselle Simonin, que vous +m'assurez hors de danger, et à couvert des recherches. Je lui écris; et +vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa +lettre m'avait frappé; et dans l'embarras où je l'ai vue, j'ai cru ne +pouvoir mieux faire que de me l'attacher en la mettant auprès de ma +fille, qui malheureusement n'a plus de mère. Voilà, madame, la maison +que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de pouvoir lui adoucir +ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-être plus +difficile en d'autres mains. Je ne pourrai m'empêcher de gémir et sur +son état et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je +le désirerais; mais que faire quand on est soumis aux lois de la +nécessité? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une campagne assez +agréable, où je vis fort retiré avec ma fille et mon fils aîné, qui est +un garçon plein de sentiments et de religion, à qui cependant je +laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont +toutes personnes attachées à moi depuis longtemps; de sorte que tout est +dans un état fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce +parti que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait +quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par un +engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera toujours en moi +une ressource assurée. Ainsi qu'elle rétablisse sa santé sans +inquiétude; je l'attendrai et serai bien aise cependant d'avoir souvent +de ses nouvelles. + +J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur. + +À Caen, ce 21 février 1760. + + +LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À SOEUR SUZANNE. + +SUR L'ENVELOPPE ÉTAIT UNE CROIX. + +Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis à l'état où +vous vous trouvez. Je ne puis que m'intéresser de plus en plus à vous +procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit. +Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une +entière confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que +le rétablissement de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S'il +m'était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais; mais +votre situation me contraint, et je ne pourrai que gémir sur la dure +nécessité. La personne à laquelle je vous destine m'est des plus chères, +et c'est à moi principalement que vous aurez à répondre. Ainsi, autant +qu'il me sera possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines +inséparables de l'état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, +je me reposerai entièrement sur vos soins: cette assurance doit vous +tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et l'attachement +sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre très-humble et +très-obéissant serviteur. + +À Caen, ce 21 février 1760. + +J'écris à M^me Madin, qui pourra vous en dire davantage. + + +LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée: plus de fièvre, +plus de mal de tête, tout annonce la convalescence la plus prompte et la +meilleure santé. Les lèvres sont encore un peu pâles; mais les yeux +reprennent de l'éclat. La couleur commence à reparaître sur les joues; +les chairs ont de la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur +fermeté; tout va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est à +présent, monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien +n'est plus touchant que la manière dont elle s'en exprime. Je voudrais +bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je +lui portai vos dernières lettres. Elle les prit, les mains lui +tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; à chaque ligne +elle s'arrêtait; et, après avoir fini, elle me dit, en se jetant à mon +cou, et en pleurant à chaudes larmes: «Eh bien! madame Madin, Dieu ne +m'a donc pas abandonnée; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, +c'est Dieu qui m'a inspiré de m'adresser à ce cher monsieur: quel autre +au monde eût pris pitié de moi? Remercions le ciel de ces premières +grâces, afin qu'il nous en accorde d'autres.» Et puis elle s'assit sur +son lit, et elle se mit à prier; ensuite, revenant sur quelques endroits +de vos lettres, elle dit: «C'est sa fille qu'il me confie. Ah! maman, +elle lui ressemblera; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme +lui.» Après s'être arrêtée, elle dit avec un peu de souci: «Elle n'a +plus de mère! Je regrette de n'avoir pas l'expérience qu'il me faudrait. +Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le soir +et le matin ce que je dois à son père: il faut que la reconnaissance +supplée à bien des choses. Serai-je encore longtemps malade? Quand +est-ce qu'on me permettra de manger? Je ne me sens plus de ma chute, +plus du tout.» Je vous fais ce petit détail, monsieur, parce que +j'espère qu'il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action +tant d'innocence et de zèle, que j'en étais hors de moi. Je ne sais ce +que je n'aurais pas donné pour que vous l'eussiez vue et entendue. Non, +monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous aurez une créature unique, +et qui fera la bénédiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bonté +de m'apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre +fils, de votre situation, s'arrange parfaitement avec ses voeux. Elle +persiste dans les premières propositions qu'elle vous a faites. Elle ne +demande que la nourriture et le vêtement, et vous pouvez la prendre au +mot si cela vous convient: quoique je ne sois pas riche, le reste sera +mon affaire. J'aime cette enfant, je l'ai adoptée dans mon coeur; et le +peu que j'aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma +mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d'_être son pis-aller et de +la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en présente_, lui ont +fait de la peine; je n'ai pas été fâchée de lui trouver cette +délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des progrès de sa +convalescence; mais j'ai un grand projet dans lequel je ne désespérerais +pas de réussir pendant qu'elle se rétablira, si vous pouviez m'adresser +à un de vos amis: vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un +homme sage, discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par +lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eût +accès à la cour sans en être. De la manière dont la chose est arrangée +dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence; il nous +servirait sans savoir en quoi: quand ma tentative serait infructueuse, +nous en tirerions au moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays +étranger. Si vous pouvez m'adresser à quelqu'un, je vous prie de me le +nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui écrire que M^me +Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un +service, et que vous le priez de s'intéresser à elle, si la chose est +faisable. Si vous n'avez personne, il faut s'en consoler; mais voyez, +monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l'intérêt que je prends +à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de +l'expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée, lui a +donné un petit mouvement dans le pouls; mais ce ne sera rien. + +J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux, +monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +À Paris, ce 3 mars 1760. + +L'idée de M^me Madin de se faire adresser à un des amis du généreux +protecteur de soeur Suzanne, était une suggestion de Satan, au moyen de +laquelle ses suppôts espéraient inspirer adroitement à leur ami de +Normandie de s'adresser à moi et de me mettre dans la confidence de +toute cette affaire; ce qui réussit parfaitement, comme vous verrez par +la suite de cette correspondance. + + +LETTRE DE SOEUR SUZANNE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Monsieur, maman Madin m'a remis les deux réponses dont vous m'avez +honorée, et m'a fait part aussi de la lettre que vous lui avez écrite. +J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux que je ne mérite; oui, cent +fois, mille fois mieux. J'ai si peu de monde, si peu d'expérience, et je +sens si bien tout ce qu'il me faudrait pour répondre dignement à votre +confiance; mais j'espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma +reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux +que si j'étais faite à ma place. Mon Dieu! que je suis pressée d'être +guérie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir +auprès de sa chère fille en tout ce qui dépendra de moi! On me dit que +ce ne sera guère avant un mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher +monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie; +mais ils ne veulent pas que j'écrive, ils m'empêchent de lire, ils me +tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et +tout cela pour mon bien. Dieu soit loué! C'est pourtant bien malgré moi +que je leur obéis. + +Je suis, avec un coeur reconnaissant, monsieur, votre très-humble et +soumise servante, + +_Signé_: SUZANNE SIMONIN. + +À Paris, ce 3 mars 1760. + + +LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours m'ont +empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour vous marquer le +plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence de M^lle Simonin. J'ose +espérer que bientôt vous aurez la bonté de m'instruire de son parfait +rétablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne +pouvoir contribuer à l'exécution du projet que vous méditez en sa +faveur; sans le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la +prudence dont vous êtes capable et par l'intérêt que vous y prenez. Je +n'ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit nombre de +personnes aussi peu répandues que moi: et les connaissances telles que +vous les désireriez ne sont pas faciles à trouver. Continuez, je vous +supplie, à me donner des nouvelles de M^lle Simonin, dont les intérêts +me seront toujours chers. + +J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur. + +Ce 31 mars 1760. + + +RÉPONSE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Monsieur, j'ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer sur le +projet que j'avais; mais j'étais si pressée d'aller en avant. Voici donc +ce qui m'avait passé par la tête. D'abord il faut que vous sachiez que +le cardinal de T***[32] protégeait la famille. Ils perdirent tous +beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait été présentée dans +sa première jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants; les +grâces de celle-ci l'avaient frappé; et il s'était chargé de son sort. +Mais quand il ne fut plus, on disposa d'elle comme vous savez, et les +protecteurs crurent s'acquitter envers la cadette en mariant les aînées +à deux de leurs créatures. L'un de ces protégés a un emploi considérable +à Albi; l'autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de +Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur état dépend absolument de +ceux qui les ont placés. J'avais donc pensé que, si l'on avait eu +quelque accès auprès de M^me la marquise de T*** qu'on dit +complaisante[33] et qui s'est mise en quatre dans le procès de mon +enfant, et qu'on lui eût peint la triste situation d'une jeune personne +exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays étranger et +lointain[34], nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension +de ces deux beaux-frères, qui ont emporté tout le bien de la maison, et +qui ne songent guère à nous secourir. En vérité, monsieur, cela vaut +bien la peine que nous revenions tous les deux là-dessus: voyez. Avec +cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle +tiendrait de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal +pour l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne +connais ni M^me la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt cardinal +qu'on dit homme de lettres, ni personne[35] qui les approche; et ce fut +l'enfant qui me suggéra de m'adresser à vous. Au reste, je ne saurais +vous dire que sa convalescence aille comme je le désirerais. Elle +s'était blessée au dedans des reins, comme je crois vous l'avoir dit: la +douleur de cette chute, qui s'était dissipée, s'est fait ressentir; +c'est un point qui revient et qui passe. Il est accompagné d'un léger +frisson en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fièvre; le +médecin hoche de la tête, et n'a pas un air qui me plaise. Elle ira +dimanche prochain à la messe; elle le veut; et je viens de lui envoyer +une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout du nez, et sous +laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans péril dans +une petite église borgne du quartier. Elle soupire après le moment de +son départ, et je suis sûre qu'elle ne demandera rien à Dieu avec plus +de ferveur que d'achever sa guérison, et de lui conserver les bontés de +son bienfaiteur. Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et +Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur, +son absence ne m'empêcherait pas d'agir, si je découvrais parmi mes +connaissances quelqu'un qui pût quelque chose auprès de M^me de T*** et +du médecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit[36]. + +Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi, +monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +À Versailles, ce 25 mars 1760. + +_P. S._ Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous importuner; +il n'y a que cette considération qui puisse la retenir. + + +LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +Madame, votre projet pour M^lle Simonin me paraît très-louable, et me +plaît d'autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son +infortune, assurée d'un état un peu passable. Je ne désespère pas de +trouver quelque ami qui puisse agir auprès de M^me de T***[37] ou du +médecin A*** ou du secrétaire du feu cardinal, mais cela demande du +temps et des précautions, tant pour éviter d'éventer le secret, que pour +m'assurer la discrétion des personnes auxquelles je pense que je +pourrais m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si +M^lle Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé est +assez rétablie, rien ne doit l'empêcher de partir; elle me trouvera +toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées, et dans le +même zèle à lui adoucir, s'il se peut, l'amertume de son sort. La +situation de mes affaires et les malheurs du temps m'obligent de me +tenir fort retiré à la campagne avec mes enfants, pour raison +d'économie; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicité. C'est +pourquoi M^lle Simonin pourra se dispenser de faire de la dépense en +habillements ni si propres ni si chers; le commun peut suffire en ce +pays. C'est dans cette campagne et dans cet état uni et simple qu'elle +me trouvera, et où je souhaite qu'elle puisse goûter quelque douceur et +quelque agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé +d'observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de m'instruire de +son départ; et de peur qu'elle n'eût égaré l'adresse que je lui avais +envoyée, c'est chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale, à Caen. +Cependant si je suis instruit à temps du jour de son arrivée, elle +trouvera quelqu'un pour la conduire ici sans s'arrêter. + +J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur. + +Ce 31 mars 1760. + + +LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous douter? +Qu'a-t-elle de mieux à faire que d'aller passer des jours heureux et +tranquilles auprès d'un homme de bien, et dans une famille honnête? +N'est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et +où donnerait-elle de la tête si l'asile que vous avez eu la générosité +de lui offrir venait à lui manquer? C'est elle-même, monsieur, qui parle +ainsi; et je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore +aller à la messe le jour de Pâques; c'était bien contre mon avis, et +cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre; et depuis +ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portée. Monsieur, je ne vous +l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santé. Elle sent à présent de +la chaleur au-dessus des reins, à l'endroit où elle s'est blessée dans +sa chute; je viens d'y regarder, et je n'y vois rien du tout. Mais son +médecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu'il +craignait qu'il n'y eût un commencement de pulsation; qu'il fallait +attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point +d'appétit, elle dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, +par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité +dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des +impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de marcher; +mais pour peu qu'elle penche du côté malade, c'est un cri aigu à percer +le coeur. Malgré cela, j'espère, et j'ai profité du temps pour arranger +son petit trousseau. + +C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter simple +jusqu'à la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son hiver, avec +une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement. + +Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en +mousseline. + +Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune de mes +filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela lui fera des +habillements de toilette pour l'été. + +Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en +mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six +autres, d'une pièce de toile qu'on me blanchit à Senlis. + +Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou. + +Deux douzaines de mouchoirs de poche. + +Plusieurs cornettes de nuit. + +Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes à un +rang, et trois à deux rangs. + +Six paires de bas de coton fin. + +C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le +lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité +elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me +prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses +larmes, quand elle vit les justes de ma fille. «Hé! lui dis-je, de quoi +pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez pas toujours été? _Il est +vrai_,» me répondit-elle; puis elle ajouta: «À présent que j'espère être +heureuse, il me semble que j'aurais de la peine à mourir. Maman, est-ce +que cette chaleur de côté ne se dissipera point? Si l'on y mettait +quelque chose?» Je suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas +mon projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J'abandonne tout +à votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que M^me la marquise +de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revêche; +que le secrétaire, fier du titre d'académicien qu'il a obtenu après +vingt ans de sollicitations, s'en retourne en Bretagne, et que dans +trois ou quatre mois d'ici[38] nous serons bien oubliés. Tout passe si +vite d'intérêt dans ce pays-ci; on ne parle déjà plus guère de nous, +bientôt on n'en parlera plus du tout. + +Ne craignez pas qu'elle égare l'adresse que vous lui avez envoyée. Elle +n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder; elle +oublierait plutôt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui +demandai si elle ne voulait pas vous écrire, elle me répondit qu'elle +vous avait commencé une longue lettre qui contiendrait tout ce qu'elle +ne pourrait guère se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la +grâce de guérir et de vous voir; mais qu'elle avait le pressentiment +qu'elle ne vous verrait jamais. «Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle, +je ne profiterai ni de vos bontés ni des siennes: ou M. le marquis +changera de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.» «Quelle folie! lui +dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idées +tristes, ce que vous craignez vous arrivera?» Elle dit: _Que la volonté +de Dieu soit faite._ Je la priai de me montrer ce qu'elle vous avait +écrit; j'en fus effrayée, c'est un volume, c'est un gros volume. «Voilà, +lui dis-je en colère, ce qui vous tue.» Elle me répondit: «Que +voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, ou je m'ennuie.--Et quand +avez-vous pu griffonner tout cela?--Un peu dans un temps, un peu dans un +autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai +souffert...» Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a fait +autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à mes prières; +elle vous regarde comme son cher maître, et il est sûr qu'elle vous +obéira. Cependant comme je conçois que les heures sont bien longues pour +elle, et qu'il faut qu'elle s'occupe, ne fût-ce que pour l'empêcher +d'écrire davantage, de rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter +un tambour[39], et je lui ai proposé de commencer une veste pour vous. +Cela lui a plu extrêmement, et elle s'est mise tout de suite à +l'ouvrage. Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un +mot, s'il vous plaît, qui défende d'écrire et de trop travailler. +J'avais résolu de retourner ce soir à Versailles; mais j'ai de +l'inquiétude: ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux être +demain auprès d'elle lorsque son médecin reviendra. J'ai malheureusement +quelque foi aux pressentiments des malades; ils se sentent. Quand je +perdis M. Madin, tous les médecins m'assuraient qu'il en reviendrait; il +disait, lui, qu'il n'en reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait +que trop vrai. Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous écrire: s'il +fallait que je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais. +Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. C'est +à présent que les misérables qui l'ont déterminée à s'enfuir sentent la +perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard. + +J'ai l'honneur d'être avec des sentiments de respect et de +reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et +très-obéissante servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +À Paris, ce 13 avril 1760. + + +RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre inquiétude sur la +maladie de M^lle Simonin. Son état infortuné m'avait toujours infiniment +touché; mais le détail que vous avez eu la bonté de me faire de ses +qualités et de ses sentiments, me prévient tellement en sa faveur, qu'il +me serait impossible de n'y pas prendre le plus vif intérêt: ainsi, loin +que je puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je vous +prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par mes lettres, et qui +ne souffriront aucune altération. J'ai cru qu'il était prudent de ne lui +point écrire, afin de lui ôter toute occasion de s'occuper à faire une +réponse. Il n'est pas douteux que tout genre d'occupation lui est +préjudiciable dans son état d'infirmité; et si j'avais quelque pouvoir +sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux +m'adresser qu'à vous-même, madame, pour lui faire connaître ce que je +pense à cet égard. Ce n'est pas que je ne fusse charmé de recevoir de +ses nouvelles par elle-même; mais je ne pourrais approuver en elle une +action de pure bienséance, qui pût contribuer au retardement de sa +guérison. L'intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier +encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours persuadée de +ma sincère affection pour elle, et de l'estime particulière, et de la +considération véritable avec laquelle j'ai l'honneur d'être, madame, +votre très-humble et très-obéissant serviteur. + +Ce 25 avril 1760. + +_P. S._ Incessamment j'écrirai à un de mes amis, à qui vous pourrez vous +adresser pour M^me de T***[40]. Il se nomme M. Grimm, secrétaire des +commandements de M. le duc d'Orléans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg, +près la rue Saint-Honoré, à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez +la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrêmes +obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer ma +reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui. + + +LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu l'honneur de vous +écrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma +peine, et j'espère que vous me saurez gré de n'avoir pas mis votre âme +sensible à une épreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m'était +chère. Imaginez-vous, monsieur, que je l'aurai vue près de quinze jours +de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës. +Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d'elle et de moi. La pauvre +malheureuse est encore; mais ce ne peut être pour longtemps. Ses forces +sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine à +s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a point abandonnée. +Si celle-là n'est pas sauvée, que deviendrons-nous? L'espoir que j'avais +de sa guérison a disparu tout à coup. Il s'était formé un abcès au côté, +qui faisait un progrès sourd depuis sa chute. Elle n'a pas voulu +souffrir qu'on l'ouvrît à temps, et quand elle a pu s'y résoudre, il +était trop tard. Elle sent arriver son dernier moment; elle m'éloigne; +et je vous avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle. +Elle fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle +qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai seule à côté de +son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui +donnai; elle la prit, la porta contre ses lèvres, et m'attirant vers +elle, elle me dit, si bas que j'avais peine à l'entendre: «Maman, encore +une grâce. + +--Laquelle, mon enfant? + +--Me bénir, et vous en aller.» + +Elle ajouta: «Monsieur le marquis... ne manquez pas de le remercier.» + +Ces paroles auront été ses dernières. J'ai donné des ordres, et je me +suis retirée chez une amie, où j'attends de moment en moment. Il est une +heure après minuit. Peut-être avons-nous à présent une amie au ciel. + +Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante +servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +La lettre précédente est du 7 mai; mais elle n'était point datée. + + +LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE. + +La chère enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les nôtres ont +peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de ce monde dans celui +où nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre +heures du matin. Comme sa vie avait été innocente, ses derniers instants +ont été tranquilles, malgré tout ce qu'on a fait pour les troubler. +Permettez que je vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à +son sort; c'est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes +les lettres dont vous nous avez honorées. J'avais gardé les unes, et +j'ai trouvé les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques +jours avant sa mort; ils contiennent, à ce qu'elle m'a dit, l'histoire +de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses où elle +a demeuré, et ce qui s'est passé après sa sortie. Il n'y a pas +d'apparence que je les lise sitôt: je ne saurais rien voir de ce qui lui +appartenait, rien même de ce que mon amitié lui avait destiné, sans +ressentir une douleur profonde. + +Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile, je serai +très-flattée de votre souvenir. + +Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu'on doit +aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur, votre très-humble +et très-obéissante servante, + +_Signé_: MOREAU-MADIN. + +Ce 10 mai 1760. + + +LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN. + +Je sais, madame, ce qu'il en coûte à un coeur sensible et bienfaisant de +perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse occasion de lui +dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l'infortune, et par +les aimables qualités, telles qu'ont été celles de la chère demoiselle +qui cause aujourd'hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus +tendre sensibilité. Vous l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa +séparation plus difficile à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses +malheurs m'avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir +de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en a +ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant +désirée, je dois l'en bénir; mais je ne puis y être insensible. Vous +avez du moins la consolation d'en avoir agi à son égard avec les +sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse. Je les ai +admirés, et mon ambition eût été de vous imiter. Il ne me reste plus que +le désir ardent d'avoir l'honneur de vous connaître, et de vous exprimer +de vive voix combien j'ai été enchanté de votre grandeur d'âme, et avec +quelle considération respectueuse j'ai l'honneur d'être, madame, votre +très-humble et très-obéissant serviteur. + +Ce 18 mai 1760. + +_P. S._ Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée m'est +devenu extrêmement cher; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand +sacrifice, que celui de me communiquer les petits mémoires qu'elle a +faits de ses différents malheurs? Je vous demande cette grâce, madame, +avec d'autant plus de confiance, que vous m'aviez annoncé que je pouvais +y avoir quelque droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que +toutes vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos. +Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture de +Caen, qui loge _au Grand-Cerf_, rue Saint-Denis, à Paris, et part tous +les lundis. + + * * * * * + +Ainsi finit l'histoire de l'infortunée soeur Suzanne Saulier, dite +Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien +triste que les mémoires de sa vie n'aient pas été mis au net; ils +auraient formé une lecture très-intéressante. Après tout, M. le marquis +de Croismare doit savoir gré à la perfidie de ses amis de lui avoir +fourni une occasion de secourir l'infortune avec une noblesse, un +intérêt, une simplicité vraiment dignes de lui: le rôle qu'il joue dans +cette correspondance n'est pas le moins touchant du roman. + +On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté la fin de soeur +Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à cause des avis que nous +reçûmes du château de Lasson, qu'on y meublait un appartement pour +recevoir M^lle de Croismare, que son père voulait faire sortir du +couvent, où elle avait été depuis la mort de sa mère. Ces avis +ajoutaient qu'on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en +même temps jouer le rôle de gouvernante auprès de la jeune personne, et +que M. de Croismare s'occupait d'ailleurs à pourvoir la bonne qui avait +été jusqu'alors auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le +choix sur le parti qui nous restait à prendre; et ni la jeunesse, ni la +beauté, ni l'innocence de soeur Suzanne, ni son âme douce, sensible et +tendre, capable de toucher les coeurs les moins enclins à la compassion, +ne purent la sauver d'une mort inévitable. Mais comme nous avions tous +pris les sentiments de M^me Madin pour cette intéressante créature, les +regrets que nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de +son respectable protecteur. + + * * * * * + +S'il se trouve quelques contradictions légères entre le récit et les +mémoires, c'est que la plupart des lettres sont postérieures au roman, +et l'on conviendra que s'il y eut jamais une préface utile, c'est celle +qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la seule dont il fallait +renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage. + + +QUESTION AUX GENS DE LETTRES. + +M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des lettres bien +écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, employait des +journées à les gâter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de +ses associés en scélératesse, tout ce qu'elles avaient de saillant, +d'exagéré, de contraire à l'extrême simplicité et à la dernière +vraisemblance; en sorte que si l'on eût ramassé dans la rue les +premières, on eût dit: «Cela est beau, fort beau...» et que si l'on eût +ramassé les dernières, on eût dit: «Cela est bien vrai...» Quelles sont +les bonnes? Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l'admiration? +ou celles qui devaient certainement produire l'illusion[41]? + + + + +NOTE + + +Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur _la Religieuse_ (_Notice +préliminaire_) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui +va suivre, l'éditeur fut assez généralement blâmé d'avoir joint au roman +la seconde partie où Grimm explique les motifs qui portèrent Diderot à +l'écrire et les circonstances dans lesquelles il fut composé. Ces +reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondés. Est-ce parce +qu'aujourd'hui la critique a complètement renversé son objectif? Cela +est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer ainsi? +Voilà ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons à +approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre parti +tous les lecteurs qui sont plus amis de la vérité que de Platon. On va +lire les objections de Naigeon. Il les avait placées en tête de +l'addition de Grimm, afin de leur donner plus de force en prévenant le +public. Nous les avons placées après, par la même tactique, afin de leur +enlever un peu de leur portée, en laissant au public le soin de se faire +sa propre opinion. Tous les lecteurs non prévenus n'auront vu, bien +certainement, dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-même: une +partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une préface, et qui +était la seule préface qu'il fallût au livre, une fois lu. Qui +cherchons-nous ici? Nous cherchons Diderot. Où le trouvons-nous? Nous le +trouvons surtout dans cette préface-annexe. La prétention de Naigeon et +des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer _la Religieuse_ en +un document historique est insensée. Ce roman est plus que de +l'histoire, et en le réduisant au rôle d'un mémoire destiné à un avocat +on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient maintenir +Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilà ce que ces critiques +auraient dû d'abord se demander. Quand ils auraient été convaincus du +contraire, n'auraient-ils pas été forcés d'avouer qu'ils avaient voulu +jouer le rôle de trompeurs? Et combien ce rôle est-il odieux! Nous +aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que _la Religieuse_ est une +oeuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne diminue pas +non plus l'effet que cette oeuvre devait produire, puisque l'artiste a +pris pour guide la stricte réalité. + +Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu'il +dit de _la Religieuse_, mais pour les singulières théories qu'il émet +sur le rôle de l'éditeur; théories qu'il n'a heureusement pas pu mettre +en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus +prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des +oeuvres posthumes de Diderot, c'est-à-dire de la meilleure partie de son +bagage philosophique et littéraire. + +Voici l'avertissement de l'édition de 1798: + + * * * * * + +«Les lettres suivantes[42] ne se trouvent point dans le manuscrit +autographe de _la Religieuse_; et je les aurais certainement +retranchées, si j'avais été le premier éditeur de ce roman. Il m'a +toujours semblé que cette espèce de canevas, sur lequel l'imagination +vive et brillante de Diderot a brodé avec beaucoup d'art, et souvent +avec un goût exquis, cet ouvrage si intéressant, devait disparaître +entièrement sous l'ingénieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser +voir que ce résultat important. S'il est vrai, comme on n'en peut +douter, que dans tous nos plaisirs, même les plus délicieux et les plus +substantiels, si j'ose m'exprimer ainsi, il entre toujours un peu +d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent même pour nous, en +raison de la force et de la durée de ce prestige enchanteur; en nous +l'ôtant, on détruit en nous une source féconde de jouissances diverses, +et peut-être même une des causes les plus actives de notre bonheur: il +en est de nous, à cet égard, comme de ce fou d'Argos, que ses amis +rendirent malheureux[43], en le guérissant de sa folie. Il y a tant de +points de vue divers, sous lesquels on peut considérer le même objet! et +les hommes, en général, sont si diversement affectés des mêmes choses et +souvent des mêmes mots, que ces lettres n'ont pas produit sur quelques +lecteurs l'impression que j'en ai reçue. Cette différente manière de +sentir et de voir ne m'a point étonné: j'en ai seulement conclu que mon +premier jugement, ainsi que cela est toujours nécessaire pour éviter +l'erreur, devait être soumis à une nouvelle révision. J'ai donc relu ces +lettres de suite, afin d'en mieux prendre l'esprit, et d'en voir, pour +ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'oeil: et je persiste à croire que, +lues avant ou après le drame dont elles sont la fable, elles en +affaiblissent également l'intérêt, et lui font perdre ce caractère de +vérité si difficile à saisir dans tous les arts d'imitation, et qui +distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes +les matières qui sont l'objet des connaissances humaines, le +raisonnement, l'observation, l'expérience ou le calcul doivent seuls +être consultés; quoique les autorités, quelle qu'en soit la source, +soient en général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et +doivent être employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de +circonspection et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de +Diderot semble devoir être ici de quelque poids; on doit naturellement +supposer que le parti auquel il s'est enfin arrêté, lui a paru en +dernière analyse le plus propre à produire un grand effet: or, il a +supprimé ces lettres, comme après la construction d'un édifice on +détruit l'échafaud qui a servi à relever. Elles ne font point partie du +manuscrit de _la Religieuse_[44], qu'il m'a remis plusieurs mois avant +sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection +générale de ses oeuvres, soit d'ailleurs chargé d'un grand nombre de +corrections, et de deux additions très-importantes qui ne se trouvent +point dans la première édition. + +«Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à beaucoup +d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement +tout ce qu'un auteur célèbre a écrit; ce qui est presque aussi ridicule +que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a dit dans +le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le +mauvais goût des éditeurs n'ont pas peu contribué à corrompre, à cet +égard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'_ils vivaient des sottises des +morts_; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en général, de cette +espèce de tact et d'instinct qui fait découvrir une belle page, une +belle ligne partout où elle se trouve; plus occupés surtout de grossir +le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils +publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect +tout ce qu'il a produit de bon, de médiocre et de mauvais; ils enlèvent +en même temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poëte, la +paille, la balle, la poussière et le grain; _rem auferunt cum +pulvisculo_. Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d'un coup d'oeil si +juste et si prompt le côté ridicule des personnes et des choses; +Voltaire, qui a l'art si difficile et si rare de dire tout avec grâce, +compare finement la manie des éditeurs à celle des sacristains. «Tous, +dit-il, rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire révérer. Mais on +ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a écrit de digne d'être lu. +Avec cette règle honnête il y aurait moins de livres et plus de goût +dans le public[45].» Convaincu depuis longtemps de la vérité de cette +observation, je n'ai pu voir sans peine qu'on imprimât _la Religieuse_ +et _Jacques le Fataliste_ avec tous les défauts qui les déparent plus ou +moins aux yeux des lecteurs d'un goût sévère et délicat. Un éditeur qui, +sans avoir connu personnellement Diderot, n'aurait eu pour chérir, pour +respecter sa mémoire, d'autres motifs que les progrès qu'il a fait faire +à la raison, à l'esprit philosophique, et la forte impulsion qu'il a +donnée à son siècle; en un mot, un éditeur tel qu'Horace nous peint[46] +un excellent critique, et tel que Diderot même le désirait, parce qu'il +en sentait vivement le besoin, aurait réduit _Jacques le Fataliste_ à +cent pages, ou peut-être même il ne l'eût jamais publié. Mon dessein +n'est point d'anticiper ici sur le jugement que j'ai porté ailleurs[47] +de ces deux contes de Diderot, et en général de tous ses manuscrits; je +dirai seulement que _Jacques le Fataliste_ est un de ceux où il y avait +le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n'en fallait conserver que +l'épisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte +charmant, du plus grand intérêt, et d'un but très-moral. Ce n'est pas +que dans ce même roman, dont _Jacques_ est le héros, on ne trouve ça et +là des réflexions très-fines, souvent profondes, telles enfin qu'on les +peut attendre d'un esprit ferme, étendu, hardi, et qui sait généraliser +ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques, placées dans la bouche +d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenées d'ailleurs peu +naturellement, et n'étant point liées à un sujet grave, dont toutes les +parties fortement enchaînées entre elles s'éclaircissent, se fortifient +réciproquement, et forment un tout, un système UN, n'ont fait aucune +sensation. Ce sont quelques paillettes d'or éparses, enfouies dans un +fumier où personne assurément ne sera tenté de les chercher; et, par +cela même, des idées isolées, stériles et perdues[49]. + +«Au reste, si je pense que pour l'intérêt même de la gloire de Diderot, +il fallait jeter au feu les trois quarts de _Jacques le Fataliste_, et +que les règles inflexibles du goût et de l'honnête en imposaient même +impérieusement la loi à l'anonyme qui a publié le premier ce roman, je +n'aurais supprimé de _la Religieuse_ que la peinture très-fidèle, sans +doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure. +Les divers moyens qu'elle emploie pour séduire, pour corrompre une jeune +enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la candeur et +l'innocence; cette description vive et animée de l'ivresse, du trouble +et du désordre de ses sens à la vue de l'objet de sa passion criminelle; +en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de débauche, d'ailleurs +assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait entraîner avec +violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais être sans danger +pour les moeurs et pour la santé; et quand il ne ferait qu'échauffer +l'imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres le plus +impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans quelques +individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme marqué +par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et de +se propager, précipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait +encore un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation à Diderot; et je +dois dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des +raisons dont j'appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à +la décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de +quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme, +même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme +honnête. Il est certain que l'ouvrage ainsi épuré n'aurait rien perdu de +son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût +prescrit sans crainte la lecture à sa fille[50]; et le but de l'auteur +eût été pleinement rempli. + +«Ces retranchements, que _Jacques le Fataliste_ et _la Religieuse_ +semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus +la nécessité, qu'on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et +plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui +très-inutiles. La première impression, toujours si difficile à effacer, +est faite; et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliqués à la +correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la +détruire, ni même l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs. +Les uns, par cette étrange manie[51] d'avoir sans exception tous les +ouvrages d'un philosophe, d'un poëte, ou d'un littérateur illustre; les +autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif +qu'ont tous les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en +dépréciant les plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs +fautes, s'obstineraient à redemander _la Religieuse_ et _Jacques le +Fataliste_ tels qu'on les avait d'abord publiés; et bientôt ces presses, +aujourd'hui si multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise +commune, _Rem, rem, quocumque modo, rem_, rouleraient de toutes parts +pour reproduire ces romans dans l'état informe où Diderot, atteint tout +à coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un +affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser. + +«Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s'arrêter +un moment pour en sentir la force, m'ont déterminé à ne rien retrancher +des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus +corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la première édition, et +revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de +l'auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin, +pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux +détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop +souvent permis dans _Jacques le Fataliste_, je leur déclare que ces +passages mêmes que l'auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que +sales, n'ont pas même été adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de +cette édition ce que l'abbé Terrasson disait de celle du _Nouveau +Testament_ du P. Quesnel[52], que c'était _un bon livre, où le scandale +du texte était conservé dans toute sa pureté_.» + + * * * * * + +Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation +précédente, et n'est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules, qu'une +revanche d'éditeur devancé? + + + + +NOTES + + +[1] Ce décret fut promulgué le 27 février 1790. + +[2] Par C.-F. Kramer, in-8º; Riga, 1797. + +[3] C'est ce qui est arrivé pour l'édition de la _Religieuse_ de M. +Génin, dans les _OEuvres choisies_ de Diderot (in-18, Firmin Didot, +1856). Les points qui remplacent certains passages, ces points +mystérieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruosités, et, +certes, font plus rêver les jeunes gens que ne le ferait le texte +même. Il en est de ces réticences maladroites comme des questions +inconsidérées des confesseurs. + +[4] Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux +rédacteurs de la _Décade_; mais, en retrouvant la conclusion de +l'article dans la _Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût_ (1810, +t. V, p. 84), nous devons nous demander si son véritable auteur ne +serait pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifié, sous l'Empire, sa +première rédaction qu'en la condensant et en écrivant «hommes sages» +à la place de «philosophes.» + +[5] Célèbre maître de danse, déjà nommé. + +[6] VARIANTE: Toussé. + +[7] VARIANTE: J'allais les porter. + +[8] VARIANTE: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi! + +[9] Dans un _Essai sur les Fêtes nationales_, an II (1794), +Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans +attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la +procession de la Fête-Dieu. + +[10] VARIANTE: Que je n'osais la regarder. + +[11] L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi +et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La +supérieure, qui mettait de la coquetterie à avoir les plus belles +voix, n'hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les +choeurs de l'Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les _Bijoux +indiscrets_, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait +ainsi une fois par an ses anciennes compagnes. + +[12] Air de Telaïre, dans _Castor et Pollux_, tragédie lyrique de +Bernard, musique de Rameau (1737). Il était chanté par M^lle +Arnould. + +[13] Au cachot qu'on nommait _in pace_. + +[14] Avocat célèbre de l'époque. + +[15] L'ennemi intime de Bordeu. + +[16] De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là...» +M. Génin met des points. + +[17] M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments +insignifiants, jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus, +naturellement, de raison d'être. Il eût mieux valu supprimer tout ce +qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la +justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait +remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, +M. Génin ne peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire +observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l'innocence +de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce prix. Soeur +Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être +maculée, sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous +ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent +eux-mêmes s'en douter. + +[18] Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut +même appeler un de ces mots _trouvés_, que l'homme de génie regarde +avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une +espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas +de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par M^me d'Holbach, +qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession +de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir +ainsi arrêté depuis plus d'un mois dans une route où elle +n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple +exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre +plusieurs débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière +d'être vrai. Votre supérieure n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le +voici: _Mon père, je suis damnée._» Ce mot, qui, dans la +circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de +la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa +justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se +plaisait à citer cet exemple de l'extrême finesse de tact et +d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison, ce +me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à +son auteur, était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la +nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne +pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu +connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru +devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.) + +[19] Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de +tous les acteurs de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la +plaisanterie, sont véritablement de cet homme honnête, sensible et +bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront partout la candeur +et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l'on remarque de +même un grand caractère de vérité, mais qui n'est que l'heureux +effet de l'art et du talent, sont de Diderot, à l'exception de +quelques lignes que lui ont fournies Grimm et M^me d'Épinay. +C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait, +que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnêteté +très-délicate, toute la trame de cet ingénieux roman, où le bon et +vertueux Croismare joue un si beau rôle. Ses amis, dont il +embellissait la société par les grâces et l'originalité de son +esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa +terre, et presque résolu à s'y fixer tout à fait. Cette longue +absence et ce projet d'une retraite totale les affligeaient +également; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d'une solitude +pour laquelle, d'ailleurs, son âme aimante, active et douce n'était +point fait. Mais l'intérêt qu'ils lui inspirèrent pour la jeune +religieuse devenant très-vif, ils furent obligés de la faire mourir, +et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que de le ramener +au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu +malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette +première lettre, qui est de Grimm, d'autres détails relatifs au +marquis de Croismare et à la prétendue religieuse. (Note de +Naigeon.) Voyez aussi notre _Notice préliminaire_ de la +_Religieuse_. + +[20] Pour cet EXTRAIT, nous avons suivi le texte que nous ont fourni +les deux volumes de passages supprimés de la _Correspondance_ de +Grimm, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. LXVI, note), et qui se +trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal. Il nous a paru de beaucoup +préférable à la version reproduite jusqu'à présent, en ce qu'il +comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages +nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui +voudraient constater ces différences, que nous n'avons pas voulu +toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre +mesure, à comparer les deux rédactions. + +[21] _Mélanie_, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les +malheurs d'une religieuse malgré elle, fut représentée en 1770. À +cette époque, la _Religieuse_ de Diderot n'était connue que par les +manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en +avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions décider. Mais il +est bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu'il +combat à propos de tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a +pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu'il n'oublie pas _Jacques +le Fataliste_, publié à la même époque. + +[22] Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d'une assez +singulière aventure. Il avait signé un engagement avec un +entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules +religieux. Procès; et intervention du clergé, qui prétendit qu'on ne +pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en +matière de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas +être damné, dut financer. + +[23] Voyez, t. IV, _Cinqmars et Derville_, dialogue; et ci-après: le +_Neveu de Rameau_ et la _Correspondance_. + +[24] Dans la rédaction que nous suivons, _M. Diderot_ est partout +substitué au _Nous_ des éditions précédentes. Il devient l'âme de +cette intrigue, comme de celle qu'il a mise en scène dans: _Est-il +bon, est-il méchant?_ + +[25] Nous retrouverons M. d'Alainville dans la _Correspondance_. +L'anecdote est inédite. + +[26] Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard? + +[27] Manque dans les précédentes éditions. + +[28] Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est +expliquée quelques lignes plus bas. + +[29] Les éditions connues mettent: _un Savoyard_. + +[30] Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas +dans le manuscrit de l'Arsenal, mais on y lit en note: «Cette lettre +se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l'inséra +lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui +étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher.» + +[31] Les éditions connues écrivent: SUZANNE DE LA MARRE. + +[32] Les éditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer, +_Tencin_. + +[33] VARIANTE: «Castries, qui est Fleury de son nom...» Lisons, comme +ci-dessus, _Tencin_. + +[34] VARIANTE: «Cette dame, qu'on dit compatissante, eût agi auprès de +son mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et...» + +[35] VARIANTE: «... ni M. le marquis de Castries, ni madame son +épouse...» + +[36] VARIANTE: «... auprès de M^me de Castries ou de monsieur son +mari.» + +[37] VARIANTE: «de Castries.» + +[38] VARIANTE: «... M. le marquis de Castries fera la campagne, et +qu'on part, que M^me de Castries ira dans ses terres, et que dans +sept ou huit mois d'ici...» En remplaçant _Castries_ par _Tencin_, +le secrétaire, «fier du titre d'académicien,» si longtemps +sollicité, devient l'abbé Trublet, reçu en 1761. + +[39] À broder. + +[40] VARIANTE: «de Castries.» + +[41] Les deux derniers alinéas sont inédits. + +[42] Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l'extrait +de la _Correspondance_ de Grimm. + +[43] + + ......... Pol, me occidistis, amici, + Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas, + Et demptus per vim mentis gratissimus error. + +HORAT. _Epist._ lib. II, epist. II, vers. 138 et seq. + +(Note de Naigeon.) + +[44] Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des +divers morceaux de cet _échafaud_, pour parler comme Naigeon, est dû +à Grimm et non à Diderot. + +[45] Avec cette règle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant +le goût de l'éditeur, et il n'y aurait ni respect du public, qu'on +n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de +lui-même, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des +commentateurs enlèverait le nez (_Bijoux indiscrets_, t. IV, p. +297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit +M^me Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait +son salon. + +[46] + + Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes; + Culpabit duros; incomptis allinet atrum + Transverso calamo signum: ambitiosa recidet + Ornamenta; parum claris lucem dare coget; + Arguet ambiguè dictum; mutanda notabit. + Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum + Offendam in nugis? hae nugae seria ducent + In mala derisum semel, exceptumque sinistrè. + +HORAT. _De Art. poet._, vers. 445 et seq. + +(Note de Naigeon.) + +[47] Voyez les _Mémoires historiques et philosophiques sur la +vie et les ouvrages de Diderot_. Ce volume, qui pourra servir +d'introduction à l'édition que je publie de ses ouvrages, sera +très-incessamment sous presse[48]. (Note de Naigeon.) + +[48] Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l'ont +empêché de publier ces Mémoires. (Note de l'édition BRIÈRE.)--Ils +font partie de l'édition Brière. + +[49] Ce qui veut dire qu'étant donné un fumier où il y a des perles, +il vaut mieux tout détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile +de fouiller dans Ennius. + +[50] Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-être +volontairement. Jamais _la Religieuse_ n'a été, dans la pensée de +Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de famille. Ce +qu'il avait en vue était la réforme des voeux perpétuels, et il +s'adressait à ceux qui pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux +législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que +subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de +protester utilement contre elle. + +[51] Voyez combien cette manie a grossi la collection des OEuvres de +Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire même, +qui leur est si supérieur sous tous les rapports: et jugez par ces +divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil +des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, +quoique assurément il y en ait beaucoup dans cette collection, +d'ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d'être écrites, ne sont +pas dignes d'être lues. (Note de Naigeon.)--Cette accusation de +manie ne nous émeut en aucune façon. Nous faisons tous nos efforts +pour «grossir le recueil des ouvrages de Diderot,» et nous ne +regrettons qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en +aient trop détruit. + +[52] L'édition la plus complète du _Nouveau Testament_ du P. Quesnel +est celle de Paris, 1698, 4 vol. in-8º. (Note de l'édition BRIÈRE.) + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** + +***** This file should be named 28827-8.txt or 28827-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28827/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La religieuse + +Author: Denis Diderot + +Editor: Jules Assézat + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<p class="c">[Extrait des Œuvres complètes de Diderot, éditées par Jules Assézat, tome cinquième, Paris, Garnier Frères, 1875.]</p> + + + + +<h1>LA RELIGIEUSE</h1> + +<p class="c">(Écrit en 1760.—Publié en 1796.)</p> + + + + +<h2>NOTICE PRÉLIMINAIRE</h2> + + +<p>La chronologie n'est point une science à dédaigner, et quand on ne +consulte pas avec soin les registres où elle inscrit au jour le jour les +événements que l'histoire brouille souvent à distance, on risque de +fausser, par une seule inadvertance, le caractère d'un homme et parfois +celui de toute une époque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes +<i>Notices</i>, d'entamer une discussion à ce sujet, mais nous ne pouvons +nous dispenser cependant de réagir contre une opinion qui pourrait +prendre quelque consistance si l'on s'attachait à la valeur de l'homme +qui l'a exprimée, il y a quelque temps, dans une collection destinée à +avoir beaucoup de lecteurs, celle des <i>Chefs-d'œuvre des Conteurs français</i> +(Charpentier, 3 vol. in-18, 1874).</p> + +<p>Dans son <i>Introduction aux Conteurs français du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle</i>, +M. Ch. Louandre écrit: «La croisade philosophique ne commence que +vers 1750. Diderot ouvre le feu par la <i>Religieuse</i>, et fait revivre toutes +les accusations des réformés: le célibat, le renoncement, l'ensevelissement +dans les cloîtres sont en contradiction avec les instincts les plus +profonds de l'âme humaine. Ils conduisent au désespoir, à la révolte +désordonnée des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de faire +des saints, ils ne font que des victimes. Cette thèse, développée avec +une verve éclatante, laissa dans les esprits une impression profonde, et +si l'on veut prendre la peine de comparer la <i>Religieuse</i> et les discussions +qui ont provoqué le décret de l'Assemblée nationale<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>, portant suppression +des ordres religieux, on pourra se convaincre que les législateurs +ont en grande partie reproduit les arguments du romancier.»</p> + +<p>La <i>Religieuse</i> ne fut publiée qu'en l'an V (1796) de la République +française, et quoiqu'elle fût alors composée depuis trente-cinq ans, elle +s'était si peu répandue hors des sociétés du baron d'Holbach et de +M<sup>me</sup> d'Épinay, que Grimm lui-même, en 1770, n'en parlait que comme +d'une ébauche inachevée et très-probablement perdue. Voilà donc toute +la fable de l'influence du roman sur les législateurs de 1790 à vau-l'eau.</p> + +<p>Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a +pu exercer Diderot sur la Révolution. C'est, outre la préoccupation de +l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle qu'on +lui attribue trop généralement, par souvenir de l'identification, tentée +à un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de Babeuf.</p> + +<p>À qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous +ne le savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'où lui venait +la copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la <i>Correspondance</i> de +Grimm, qu'on a toujours placé depuis à la suite du roman, avec raison, +quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous répondrons à ce sujet.</p> + +<p>Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de +Grimm fut prodigieux; que les éditions se multiplièrent dans tous les +formats, et que, malgré deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous +un régime ouvertement clérical, elles n'ont pas cessé de se renouveler. +Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8<sup>o</sup> de 411 pages, 1796, et, +même date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris), 1797, +in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8<sup>o</sup>, portrait et figures +gravés par Dupréel; 1804, 2 vol. in-8<sup>o</sup> avec figures de Le Barbier (les +mêmes que celles de l'édition de 1799); Taillard, 1822, in-18; Pigoreau, +1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait et une figure, +gravés par Couché fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard, 1831, in-18; 1832, +in-18, figures; 1832, in-8<sup>o</sup>, figures; Rignoux, 1833, in-18; Chassaignon, +1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18, figures; Bry, 1849, in-4<sup>o</sup>, +figures...; enfin celle: France et Belgique (Bruxelles), 1871, in-12, portrait +d'après Garand, gravé à l'eau-forte par Rajon.</p> + +<p>La <i>Religieuse</i> a été traduite en allemand<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>, en anglais et en espagnol.</p> + +<p>Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous +les livres ont leur destin, celui des chefs-d'œuvre, malgré toutes les +persécutions, est de ne pas périr.</p> + +<p>Nous appelons la <i>Religieuse</i> un chef-d'œuvre, et c'est un chef-d'œuvre +tel, qu'il ne peut être touché sans perdre une partie de sa +valeur et sans devenir même dangereux<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>. Comment eût-on voulu que +Diderot s'arrêtât en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des cloîtres. +Et il aurait laissé de côté une des formes de la maladie hystérique qui +en résulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les cruautés, on peut +les nier: elles se passent à huis clos et ne transpirent que rarement +(voir cependant Louis Blanc, <i>Histoire de la Révolution</i>, t. III, p. 338, +renvoyant au <i>Mémoire</i> de M. Tilliard avec les notes de la sœur Marie +Lemonnier, mémoire dont les journaux ont publié des extraits vers 1845); +mais la maladie parle, et toujours haut, et elle réclame l'intervention d'un +homme, qui n'est plus le prêtre, mais le médecin. Si discret que soit +celui-ci, avec quelque soin qu'on le choisisse, il ne peut pas toujours +trahir la science, sa véritable maîtresse, et il parle. La <i>Religieuse</i> est la +mise en action des idées qui règnent dans l'admirable morceau <i>sur les +Femmes</i> (voir tome II), et l'on eût voulu que la <i>bête féroce</i> n'y jouât pas +son rôle? On eût voulu que Diderot se condamnât au lieu commun, bon +pour La Harpe, de la religieuse au cœur plein d'un amour mondain? +Cela était impossible. La seule chose possible était de toucher à ces +matières avec discrétion, avec prudence, et si l'on rapproche les passages +où Diderot peint la maladie de la supérieure dissolue de ceux de certains +de ses ouvrages où il n'avait pas à montrer autant de réserve, on ne +pourra se refuser à reconnaître qu'il a fait effort pour se maintenir dans +les limites au delà desquelles commence la licence, et qu'il ne les a +pas même atteintes. À l'ignorant, il n'apprend rien; à celui qui sait, il +est bien loin de tout dire.</p> + +<p>Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'était pas +à l'homme qui a ajouté les chapitres que nous avons marqués dans les +<i>Bijoux indiscrets</i> à se signer hypocritement devant une page, une seule, +à laquelle on ne peut reprocher que d'être au-dessous de la réalité.</p> + +<p>Fidèle à nos habitudes, nous rappellerons ici deux appréciations +contemporaines qui nous semblent des plus sensées. L'une est tirée de +la <i>Décade philosophique</i>. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous +retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long, +parce qu'elle est dans une tonalité excellente.</p> + +<p>L'article de la <i>Décade</i>, sous le titre d'<i>Extraits de la Religieuse</i>, est +signé A<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>. Il est enthousiaste.</p> + +<p>«On a fort bien fait, dit-il, d'empêcher la publication d'un pareil +livre sous l'ancien régime; quelque jeune homme, après l'avoir lu, n'aurait +pas manqué d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes; +mais on fait encore mieux de le publier à présent; cette lecture pourra +être utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la destruction +de ces abominables demeures, et pour espérer leur rétablissement.</p> + +<p>«Ce singulier et attachant ouvrage restera comme un monument +de ce qu'étaient autrefois les couvents, fléau né de l'ignorance et du +fanatisme en délire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps +et si vainement réclamé, et dont la révolution française délivrera l'Europe, +si l'Europe ne s'obstine pas à vouloir faire des pas rétrogrades +vers la barbarie et l'abrutissement.»</p> + +<p>Quant à Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les <i>Nouvelles +politiques</i> du 6 brumaire an V. Il le plaça ensuite dans son <i>Recueil +de quelques articles tirés de différents ouvrages périodiques</i>, an VII (1799), +recueil tiré d'abord à quatorze exemplaires par les soins de la duchesse +de Montmorency Albert Luynes, dans son château de Dampierre; puis +à plus grand nombre dans une édition également in-4<sup>o</sup>, destinée au +public.</p> + +<p>Le voici:</p> + +<p>«Une jeune fille est forcée par ses parents à prononcer des vœux. +Ce fonds est très-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui +détermine la mère à sacrifier sa fille; c'est l'énergie du caractère de +celle-ci; c'est le genre de persécutions qu'elle éprouve; c'est surtout +cette idée si neuve et si philosophique de n'avoir fondé l'aversion +insurmontable de la religieuse pour son état, ni sur l'amour, ni sur l'incrédulité, +ni sur le goût de la dissipation. Si elle hait le couvent, ce +n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est parce qu'il +répugne à sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piété, c'est qu'elle +est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre dans la licence, +c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans l'esclavage.</p> + +<p>«Pour que le tableau de la vie monastique en présentât toutes les +horreurs, l'infortunée passe successivement sous le despotisme de cinq +supérieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la troisième +féroce, la quatrième dissolue et la dernière superstitieuse.</p> + +<p>«Ces portraits sont tous d'un grand maître; trois surtout rappelleront +souvent vos regards.</p> + +<p>«Voyez celui d'une prieure dont la dévotion a attendri le cœur et +exalté la tête. Son éloquence est ardente; ses paroles celles d'une +inspirée; ses prières des actes d'amour. Les sœurs qu'elle juge dignes +d'une communication intime ressentent bientôt la même ferveur; elle +leur fait éprouver le besoin et goûter les charmes des consolations intérieures; +elle les échauffe, pleure avec elles, et leur transmet les impressions +célestes dont elle est enivrée. Quelquefois même son âme devient +languissante, aride, ne reçoit plus le don d'émouvoir; elle comprend +alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve pas de force +pour lutter contre cet état pénible; un trouble secret la consume, la +vie lui est à charge; elle conjure l'Être qu'elle adore, ou de se rapprocher +d'elle, ou de l'appeler à lui.</p> + +<p>«Ceux qui ont lu quelques pages de <i>sainte Thérèse</i>, de <i>saint +François de Sales</i>, le <i>Moyen court</i>, les <i>Torrents</i> de M<sup>me</sup> Guyon, y +auront vu les traits divers qui ont été réunis pour former la mystique +idéale.</p> + +<p>«Vous frémissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments +qu'une supérieure, dont l'âme est atroce, le pouvoir sans bornes, +l'imagination infernale, peut faire subir à la religieuse qui a osé invoquer +la justice contre des serments arrachés par la violence. Le cilice la +déchire; la discipline fait couler son sang; ses vêtements sont les lambeaux +de la misère; sa nourriture est celle des plus vils animaux; sa +demeure, un caveau glacé; son sommeil est interrompu par des cris +sinistres. Accusée comme infâme, rejetée de l'Église comme sacrilége, +exorcisée comme possédée, ses compagnes la foulent sous leurs pieds, et +on la pousse au désespoir pour la déterminer au suicide.</p> + +<p>«À cette peinture effrayante, succède le portrait d'une prieure +abandonnée à un vice honteux. Elle a jeté le désordre dans la communauté, +tyrannisé les vieilles recluses, perverti les jeunes sœurs; elle +emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente. Les +commencements, les progrès, les suites de la séduction, l'impétuosité +des désirs, la douleur des refus, les fureurs de la jalousie, tout ce qu'un +esprit dépravé peut ajouter à des mœurs infâmes, est rendu avec une +chaleur si vive, qu'il ne sera guère possible aux femmes de lire ce morceau, +et que les hommes délicats regretteront que l'auteur n'ait pas fait +usage du talent avec lequel, dans l'article <i>Jouissance</i>, de l'Encyclopédie, +il a su exprimer, sans offenser la pudeur la plus timide, toutes les délices +de la volupté; mais peut-être est-il au-dessus du pouvoir de l'art +de voiler un genre de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le +plus grand outrage que puisse recevoir la nature; peut-être aussi +l'artiste a-t-il pensé que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait +l'indignation. Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes +peuvent le souhaiter: la coupable passe de la débauche aux remords, +des remords au délire, et du délire à une fin funeste.</p> + +<p>«Tout l'ouvrage est d'un intérêt pressant. La réforme qu'il aurait +pu opérer en France a précédé sa publication; mais, en retranchant +quelques pages qui lui sont étrangères, et dont je parlerai dans un +moment, il sera très-utile dans les pays où l'usage absurde et barbare +de renfermer des bourreaux avec des victimes subsiste encore.</p> + +<p>«Cette production honore la mémoire de Diderot, et est une preuve +de plus de la beauté de son talent; elle a la pureté de celles qu'il n'a +point tourmentées. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans +son intimité savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient, +il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien +ne troublait la netteté de ses idées et n'altérait le charme de sa diction; +que ses défauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui +quelquefois a prévenu ses vœux, s'est constamment refusée à ses +efforts.</p> + +<p>«Ici, point d'enflure, d'obscurité, d'affectation; le sujet est simple, +les moyens naturels, le but moral; les personnages, les événements, les +discours sont si vrais, qu'on aurait été persuadé que les mémoires +avaient été écrits par la religieuse elle-même, sans conseil et sans +exagération, si l'éditeur ne nous eût détrompés.</p> + +<p>«À la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui +nous découvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a été l'origine du roman +de Diderot.</p> + +<p>«Il est bien étrange que l'éditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie, +hors de la société et à une grande distance du temps où elle a été faite, +paraîtrait très-insipide; que le public n'avait rien à gagner à une pareille +confidence, et qu'il était déraisonnable, sous tous les rapports, de lui +déclarer que ce qu'il avait pris pour une vérité n'était qu'une fiction.</p> + +<p>«Il faut espérer que dans une autre édition l'on supprimera une +explication qui détruit le plaisir du lecteur, l'utilité du livre et l'illusion +précieuse que l'auteur avait créée avec autant de soin que de +succès.»</p> + +<p>C'est cette même opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons +déjà dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps, +c'est-à-dire quand on aura lu le roman et sa préface-annexe jusqu'au +bout.</p> + +<p>On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie +nouvelle qui, sans en changer le caractère, en explique mieux la nécessité.</p> + +<p>Il nous resterait à donner quelques détails sur le héros de cette +aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer +en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaîtra au mieux si, +après avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages où il +est question de lui dans les <i>Mémoires</i> de M<sup>me</sup> d'Épinay, et surtout le +portrait qu'elle en a tracé dans le chapitre <small>VI</small> de la seconde partie +(édition P. Boiteau).</p> + +<p>Quelques renseignements supplémentaires peuvent cependant être +bons à réunir pour quelques lecteurs.</p> + +<p>Le <i>Dictionnaire de la Noblesse</i>, de la Chenaye des Bois, l'appelle +Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, écuyer, seigneur, patron et baron +de Lasson. Il était chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment du +Roi, infanterie. Il avait épousé, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie +dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est parlé +dans l'annexe à la <i>Religieuse</i>. Il avait un frère, Louis-Eugène, qui, continuant +le service militaire, devint maréchal de camp après la campagne +d'Allemagne, en 1752. C'est à celui-ci que paraît se rapporter la notice +de l'<i>Armorial du Bibliophile</i>, 2<sup>e</sup> partie, p. 174.</p> + +<p>Croismare, ou plutôt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un +village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre marquis, +de la branche de la Pinelière et de Lasson, habitait, quand il n'était +pas à Paris, son château de Lasson, situé près de Creully, dans l'arrondissement +de Caen. De là, il correspondait avec les artistes et les gens +de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son <i>Journal</i>, +consigne, à la date du 29 mai 1760: «Reçu un couteau magnifique en +présent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me l'a envoyé +de Normandie.» Grimm, dans sa <i>Correspondance</i> (1<sup>er</sup> juin 1756), enregistre +deux sujets de pastels commandés au jeune Mengs, alors à Rome, +par le marquis satisfait des travaux du même artiste qu'il avait vus +chez le baron d'Holbach. C'était donc un de ces amateurs distingués, +comme il y en avait plusieurs à cette époque, et, quoiqu'il fût «d'une +laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, était charmante +et caractéristique.»</p> + +<p>Dans les <i>Curiosités littéraires</i> de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis +de Croismare est donné comme le fondateur d'un ordre burlesque, +celui des <i>Lanturlus</i> (refrain qui servit à nombre de chansons pendant +près d'un siècle, de 1629 à la Régence). Il en fut, selon cet auteur, +grand maître, et M<sup>me</sup> de la Ferté-Imbault, fille de M<sup>me</sup> Geoffrin, grande +maîtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des <i>Sociétés badines, +galantes et littéraires</i>, ne le nomme même pas parmi les dignitaires de +cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers +1775, époque où fut nommé chevalier grand-maréchal de l'ordre le +comte de Montazet. À cette date, le marquis de Croismare était mort +depuis deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funèbre +en 1773.</p> + +<p>Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, +d'après le <i>Mercure de France</i>, mourut la même année, le 22 mars. C'était +le comte Jacques-René de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre +royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant général des armées du Roi +et gouverneur de l'École royale militaire. C'est à lui qu'est adressée la +première lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle écrit +<i>Croixmar</i>.</p> + +<p>La date de la composition de la <i>Religieuse</i> résulte non-seulement des +faits consignés dans la préface-annexe, mais d'une lettre écrite, le +10 septembre 1760, par Diderot, à M<sup>lle</sup> Voland, lettre dans laquelle il +lui dit: «J'ai emporté ici (à la Chevrette, chez M<sup>me</sup> d'Épinay) la +<i>Religieuse</i>, que j'avancerai, si j'en ai le temps.»</p> + +<p>M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus éclairés +de notre époque, a bien voulu, parmi plusieurs pièces intéressantes, +nous communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement +très-incomplète, nous a fourni cependant quelques variantes, +mais pour les premières pages seulement. Nous avons, comme précédemment, +fait usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient +préférables à l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance +ne commandait pas l'adoption.</p> + + + + +<h2>LA RELIGIEUSE</h2> + + +<p>La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, +me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui +écrire, j'ai voulu le connaître. C'est un homme du monde, il +s'est illustré au service; il est âgé, il a été marié; il a une fille +et deux fils qu'il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, +des lumières, de l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, +et surtout de l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, +de son honneur et de sa probité; et j'ai jugé par le vif +intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a +dit que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui: +mais il n'est pas à présumer qu'il se détermine à changer mon +sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me résout à +vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant +ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans +talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la +franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait +exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever +dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d'être +présents à ma mémoire, j'ai pensé que l'abrégé qui les termine, +et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai, +suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.</p> + +<hr> + + +<p>Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un +âge assez avancé; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune +qu'il n'en fallait pour les établir solidement; mais pour cela il +fallait au moins que sa tendresse fût également partagée; et il +s'en manque bien que j'en puisse faire cet éloge. Certainement +je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l'esprit et +de la figure, le caractère et les talents; et il semblait que mes +parents en fussent affligés. Ce que la nature et l'application +m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi une +source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée +toujours comme elles l'étaient, dès mes plus jeunes ans j'ai +désiré de leur ressembler. S'il arrivait qu'on dît à ma mère: +«Vous avez des enfants charmants...» jamais cela ne s'entendait +de moi. J'étais quelquefois bien vengée de cette injustice; mais +les louanges que j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous +étions seules, que j'aurais autant aimé de l'indifférence ou +même des injures; plus les étrangers m'avaient marqué de prédilection, +plus on avait d'humeur lorsqu'ils étaient sortis. +Ô combien j'ai pleuré de fois de n'être pas née laide, bête, +sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers qui leur +réussissaient auprès de nos parents! Je me suis demandé +d'où venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs +honnêtes, justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques +discours échappés à mon père dans sa colère, car il était +violent; quelques circonstances rassemblées à différents intervalles, +des mots de voisins, des propos de valets, m'en ont fait +soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peut-être +mon père avait-il quelque incertitude sur ma naissance; peut-être +rappelais-je à ma mère une faute qu'elle avait commise, +et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que +sais-je? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je +à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous +promets de brûler vos réponses.</p> + +<p>Comme nous étions venues au monde à peu de distance les +unes des autres, nous devînmes grandes tous les trois ensemble. +Il se présenta des partis. Ma sœur aînée fut recherchée par un +jeune homme charmant; bientôt je m'aperçus qu'il me distinguait, +et je devinai qu'elle ne serait incessamment que le prétexte +de ses assiduités. Je pressentis tout ce que cette préférence +pouvait m'attirer de chagrins; et j'en avertis ma mère. +C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui +ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée. Quatre +jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on +avait arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain j'y +fus conduite. J'étais si mal à la maison, que cet événement +ne m'affligea point; et j'allai à Sainte-Marie, c'est mon premier +couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l'amant +de ma sœur ne me voyant plus, m'oublia, et devint son époux. +Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure à Corbeil, où il +fait le plus mauvais ménage. Ma seconde sœur fut mariée à +un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, +et vit assez bien avec lui.</p> + +<p>Mes deux sœurs établies, je crus qu'on penserait à moi, et +que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J'avais alors seize +ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes sœurs, +je me promettais un sort égal au leur: et ma tête s'était remplie +de projets séduisants, lorsqu'on me fit demander au parloir. +C'était le père Séraphin, directeur de ma mère; il avait été +aussi le mien; ainsi il n'eut pas d'embarras à m'expliquer le +motif de sa visite: il s'agissait de m'engager à prendre l'habit. +Je me récriai sur cette étrange proposition; et je lui déclarai +nettement que je ne me sentais aucun goût pour l'état religieux. +«Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés +pour vos sœurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient pour +vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez-y, +mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette +maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province où l'on +vous recevra pour une modique pension, et d'où vous ne sortirez +qu'à la mort de vos parents, qui peut se faire attendre +encore longtemps...» Je me plaignis avec amertume, et je versai +un torrent de larmes. La supérieure était prévenue; elle m'attendait +au retour du parloir. J'étais dans un désordre qui ne se +peut expliquer. Elle me dit: «Et qu'avez-vous, ma chère +enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous +voilà! Mais on n'a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous +me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre +père ou madame votre mère?» Je pensai lui répondre, en me +jetant entre ses bras, «Eh! plût à Dieu!...» je me contentai +de m'écrier: «Hélas! je n'ai ni père ni mère; je suis une malheureuse +qu'on déteste et qu'on veut enterrer ici toute vive.» +Elle laissa passer le torrent; elle attendit le moment de la +tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on venait de +m'annoncer. Elle parut avoir pitié de moi; elle me plaignit; +elle m'encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je +n'avais aucun goût; elle me promit de prier, de remontrer, de +solliciter. Oh! monsieur, combien ces supérieures de couvent +sont artificieuses! vous n'en avez point d'idée. Elle écrivit en +effet. Elle n'ignorait pas les réponses qu'on lui ferait; elle me +les communiqua; et ce n'est qu'après bien du temps que j'ai +appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu'on +avait mis à ma résolution arriva, elle vint m'en instruire avec +la tristesse la mieux étudiée. D'abord elle demeura sans parler, +ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d'après +lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir; +je n'en aurai guère d'autres à vous peindre. Savoir se +contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je +crois que ce fut en pleurant: «Eh bien! mon enfant, vous +allez donc nous quitter! chère enfant, nous ne nous reverrons +plus!...» Et d'autres propos que je n'entendis pas. J'étais renversée +sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, +ou j'étais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantôt m'appuyer +contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. +Voilà ce qui s'était passé lorsqu'elle ajouta: «Mais que ne +faites-vous une chose? Écoutez, et n'allez pas dire au moins +que je vous en ai donné le conseil; je compte sur une discrétion +inviolable de votre part: car, pour toute chose au monde, +je ne voudrais pas qu'on eût un reproche à me faire. Qu'est-ce +qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh +bien! que ne le prenez-vous? À quoi cela vous engage-t-il? À +rien, à demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui +meurt ni qui vit; deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien +des choses en deux ans...» Elle joignit à ces propos insidieux +tant de caresses, tant de protestations d'amitié, tant de faussetés +douces: «je savais où j'étais, je ne savais pas où l'on me +mènerait,» et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon +père; sa lettre était très-bien, oh! pour cela on ne peut mieux: +ma peine, ma douleur, mes réclamations n'y étaient point dissimulées; +je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait +été trompée; cependant on finissait par donner mon consentement. +Avec quelle célérité tout fut préparé! Le jour fut pris, +mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé, sans que +j'aperçoive aujourd'hui le moindre intervalle entre ces choses.</p> + +<p>J'oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je +n'épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. +Ce fut un M. l'abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta, +et M. l'évêque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cérémonie +n'est pas gaie par elle-même; ce jour-là elle fut des plus tristes. +Quoique les religieuses s'empressassent autour de moi pour me +soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me +vis prête à tomber sur les marches de l'autel. Je n'entendais +rien, je ne voyais rien, j'étais stupide; on me menait, et j'allais; +on m'interrogeait, et l'on répondait pour moi. Cependant +cette cruelle cérémonie prit fin; tout le monde se retira, et je +restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. +Mes compagnes m'ont entourée; elles m'embrassent, et se +disent: «Mais voyez donc, ma sœur, comme elle est belle! +comme ce voile noir relève la blancheur de son teint! comme +ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit le visage! comme il +étend ses joues! comme cet habit fait valoir sa taille et ses +bras!...» Je les écoutais à peine; j'étais désolée; cependant, +il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, +je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empêcher de +les vérifier à mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'étaient +pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce +jour; on les exagéra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et +l'on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu'il fût +clair qu'il n'en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure +se rendit dans ma cellule. «En vérité, me dit-elle après +m'avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant +de répugnance pour cet habit; il vous fait à merveille, et vous +êtes charmante; sœur Suzanne est une très-belle religieuse, on +vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez. Vous +ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas être courbée +comme cela...» Elle me composa la tête, les pieds, les mains, +la taille, les bras; ce fut presque une leçon de Marcel<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a> sur les +grâces monastiques: car chaque état a les siennes. Ensuite elle +s'assit, et me dit: «C'est bien; mais à présent parlons un peu +sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés; vos parents peuvent +changer de résolution; vous-même, vous voudrez peut-être +rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne serait point +du tout impossible.—Madame, ne le croyez pas.—Vous avez +été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore +notre vie; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses +douceurs...» Vous vous doutez bien de tout ce qu'elle put +ajouter du monde et du cloître, cela est écrit partout, et partout +de la même manière; car, grâces à Dieu, on m'a fait lire le +nombreux fatras de ce que les religieux ont débité de leur +état, qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, contre le +monde qu'ils aiment, qu'ils déchirent et qu'ils ne connaissent pas.</p> + +<p>Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat; si l'on +observait toute son austérité, on n'y résisterait pas; mais c'est +le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des +novices est la sœur la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son +étude est de vous dérober toutes les épines de l'état; c'est un +cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C'est +elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous +berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine; +la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu'il +y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet +art funeste. Le monde a ses précipices; mais je n'imagine pas +qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais éternué<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> +deux fois de suite, j'étais dispensée de l'office, du travail, +de la prière; je me couchais de meilleure heure, je me levais +plus tard; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, +qu'il y avait des jours où je soupirais après l'instant de me +sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde +qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de +fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de +grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. +Cependant il approchait, ce temps que j'avais quelquefois +hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes +répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a> à la +supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent +bien de l'ennui que vous leur portez: car il ne faut pas +croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent, et +des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter; cela devient +à la fin si usé et si maussade pour elles; mais elles s'y déterminent, +et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur +maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute +leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de +quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel; +car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent +avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, +sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses +en attendant.</p> + +<p>Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de +la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de +mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la manière +dont vous en userez avec moi. Je n'ai jamais rien vu de si +hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement; elle traînait +des chaînes de fer; ses yeux étaient égarés; elle s'arrachait +les cheveux; elle se frappait la poitrine avec les poings, +elle courait, elle hurlait; elle se chargeait elle-même, et les +autres, des plus terribles imprécations; elle cherchait une +fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de +tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, +et sur-le-champ il fut décidé, dans mon cœur, que je +mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit +l'effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit; on crut +devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais +combien de mensonges ridicules qui se contredisaient: qu'elle +avait déjà l'esprit dérangé quand on l'avait reçue; qu'elle avait +eu un grand effroi dans un temps critique; qu'elle était devenue +sujette à des visions; qu'elle se croyait en commerce avec les +anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient +gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une morale +outrée, qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, +que sa tête ébranlée en avait été renversée; qu'elle ne voyait +plus que des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles +étaient bien malheureuses; qu'il était inouï qu'il y eût jamais +eu un pareil sujet dans la maison; que sais-je encore quoi? +Cela ne prit point auprès de moi. À tout moment ma religieuse +folle me revenait à l'esprit, et je me renouvelais le serment de +ne faire aucun vœu.</p> + +<p>Le voici pourtant arrivé ce moment où il s'agissait de montrer +si je savais me tenir parole. Un matin, après l'office, je vis +entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage +était celui de la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; +il semblait que sa main n'eût pas la force de soulever +cette lettre; elle me regardait; des larmes semblaient rouler +dans ses yeux; elle se taisait et moi aussi: elle attendait que je +parlasse la première; j'en fus tentée, mais je me retins. Elle me +demanda comment je me portais; que l'office avait été bien +long aujourd'hui; que j'avais un peu toussé; que je lui paraissais +indisposée. À tout cela je répondis: «Non, ma chère +mère.» Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au +milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main +la cachait en partie; enfin, après avoir tourné autour de quelques +questions sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne +lui demandais point ce que c'était que ce papier, elle me dit: +«Voilà une lettre...»</p> + +<p>À ce mot je sentis mon cœur se troubler, et j'ajoutai d'une +voix entrecoupée et avec des lèvres tremblantes: «Elle est de +ma mère?</p> + +<p>—Vous l'avez dit; tenez, lisez...»</p> + +<p>Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec +assez de fermeté; mais à mesure que j'avançais, la frayeur, +l'indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant +en moi, j'avais différentes voix, je prenais différents +visages et je faisais différents mouvements. Quelquefois je tenais +à peine ce papier, ou je le tenais comme si j'eusse voulu le +déchirer, ou je le serrais violemment comme si j'avais été tentée +de le froisser et de le jeter loin de moi.</p> + +<p>«Eh bien! mon enfant, que répondrons-nous à cela?</p> + +<p>—Madame, vous le savez.</p> + +<p>—Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, +votre famille a souffert des pertes; les affaires de vos sœurs +sont dérangées; elles ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, +on s'est épuisé pour elles en les mariant; on se ruine pour les +soutenir. Il est impossible qu'on vous fasse un certain sort; +vous avez pris l'habit; on s'est constitué en dépenses; par cette +démarche vous avez donné des espérances; le bruit de votre +profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste, +comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré +personne en religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est +très-dangereux de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai +point de parler à votre cœur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à +présent je n'ai point à me reprocher le malheur d'une autre; +voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui m'êtes si +chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma persuasion que vous +avez fait les premières démarches; et je ne souffrirai point qu'on +en abuse pour vous engager au delà de votre volonté. Voyons +donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Vous n'obéirez point à vos parents?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Que voulez-vous donc devenir?</p> + +<p>—Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le +serai pas.</p> + +<p>—Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une +réponse à votre mère...»</p> + +<p>Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra +sa lettre qui me parut encore très-bien. Cependant on me +dépêcha le directeur de la maison; on m'envoya le docteur qui +m'avait prêchée à ma prise d'habit; on me recommanda à la +mère des novices; je vis M. l'évêque d'Alep; j'eus des lances +à rompre avec des femmes pieuses qui se mêlèrent de mon +affaire sans que je les connusse; c'étaient des conférences continuelles +avec des moines et des prêtres; mon père vint, mes +sœurs m'écrivirent; ma mère parut la dernière: je résistai à +tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea +rien pour obtenir mon consentement; mais quand on vit +qu'il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s'en passer.</p> + +<p>De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa +le silence; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à +moi-même; et je vis clairement qu'on était résolu à disposer +de moi sans moi. Je ne voulais point m'engager; c'était un point +décidé: et toutes les terreurs vraies ou fausses qu'on me jetait +sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant j'étais dans un état +déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait durer; et s'il +venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m'arriver. +Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous jugerez, +monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni +la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes; je fis +avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté +de mes parents; mais mon dessein était de finir cette persécution +avec éclat, et de protester publiquement contre la violence +qu'on méditait: je dis donc qu'on était maître de mon sort, +qu'on en pouvait disposer comme on voudrait; qu'on exigeait +que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue +dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries +et toute la séduction. «Dieu avait parlé à mon cœur; +personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi. +Il était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours +attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification +et de constance, quand on n'y est pas vraiment appelée. La +mère des novices n'avait jamais vu dans aucune de ses élèves de +vocation mieux caractérisée; elle était toute surprise du travers +que j'avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère +supérieure qu'il fallait tenir bon, et que cela passerait; que +les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-là; que +c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses +efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie; que +j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses +pour moi; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient +d'autant plus supportables, que je me les étais plus +fortement exagérées; que cet appesantissement subit du joug +était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l'alléger...» +Il me paraissait assez singulier que la même chose +vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de l'envisager. +Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion; et +ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées, les +uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres, +autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu +qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente.</p> + +<p>Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre +de moi. Je vis mon père; il me parla froidement; je vis ma +mère; elle m'embrassa; je reçus des lettres de congratulation +de mes sœurs et de beaucoup d'autres. Je sus que ce serait un +M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et +M. Thierry, chancelier de l'Université, qui recevrait mes vœux. +Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour, excepté qu'ayant +appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y aurait très-peu +de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte +qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes +de notre voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission +d'écrire à quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours +auquel on ne s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser +entrer; et l'assemblée fut telle à peu près qu'il la fallait pour +mon projet. Oh, monsieur! quelle nuit que celle qui précéda<a id="FNanchor_8" name="FNanchor_8"></a><a href="#Footnote_8" class="fnanchor">8</a>! +Je ne me couchai point; j'étais assise sur mon lit; j'appelais Dieu +à mon secours; j'élevais mes mains au ciel, je le prenais à +témoin de la violence qu'on me faisait; je me représentais mon +rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix +contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti, le scandale +des assistants, le désespoir des religieuses, la fureur de +mes parents. «Ô Dieu! que vais-je devenir?...» En prononçant ces +mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie +sur mon traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient +et mes dents se frappaient avec bruit, succéda à cette +défaillance; à ce frisson une chaleur terrible: mon esprit se +troubla. Je ne me souviens ni de m'être déshabillée, ni d'être +sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue en chemise, +étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement +et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin je +me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure, +de la mère des novices, et de celles qu'on appelle les +assistantes. J'étais fort abattue; on me fit quelques questions; +on vit par mes réponses que je n'avais aucune connaissance de +ce qui s'était passé; et l'on ne m'en parla pas. On me demanda +comment je me portais, si je persistais dans ma sainte résolution, +et si je me sentais en état de supporter la fatigue du jour. Je +répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut dérangé.</p> + +<p>On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches +pour apprendre à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. +Le cœur me battit encore. On vint me parer; ce jour est +un jour de toilette; à présent que je me rappelle toutes ces +cérémonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de +solennel et de bien touchant<a id="FNanchor_9" name="FNanchor_9"></a><a href="#Footnote_9" class="fnanchor">9</a> pour une jeune innocente que son +penchant n'entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l'église; +on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me soupçonnait +une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon où +il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque +chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, +de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur +et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste +et de son éloge et de la démarche que j'allais faire me troubla; +j'eus des moments d'incertitude, mais qui durèrent peu. Je n'en +sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir +pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. +Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le +vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; +deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la +tête renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce +qui se passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une +jeune victime mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait +de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels +je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent +point entendre. Tout le monde était debout; il y avait de jeunes +personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux +de la grille; et il se faisait un profond silence, lorsque celui +qui présidait à ma profession me dit: «Marie-Suzanne Simonin, +promettez-vous de dire la vérité?</p> + +<p>—Je le promets.</p> + +<p>—Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que +vous êtes ici?»</p> + +<p>Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient +répondirent pour moi, «oui.»</p> + +<p>«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, +pauvreté et obéissance?»</p> + +<p>J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis:</p> + +<p>«Non, monsieur.»</p> + +<p>Il recommença:</p> + +<p>«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, +pauvreté et obéissance?»</p> + +<p>Je lui répondis d'une voix plus ferme:</p> + +<p>«Non, monsieur, non.»</p> + +<p>Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.</p> + +<p>—Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets +à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien +entendu, et je vous réponds que non...»</p> + +<p>Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il +s'était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais +parler; le murmure cessa et je dis:</p> + +<p>«Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous +prends tous à témoin...»</p> + +<p>À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, +et je vis qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent, +m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot +dire. On me conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous +la clef.</p> + +<p>Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer +mon âme; je revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis +point. Je vis qu'après l'éclat que j'avais fait, il était impossible +que je restasse ici longtemps, et que peut-être on n'oserait pas +me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi; +mais je ne voyais rien de pis que d'être religieuse malgré soi. +Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce +fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, mettaient +mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un +mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la +maison; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis +jusqu'à la porte conventuelle; là je montai dans une voiture où +je trouvai ma mère seule qui m'attendait; je m'assis sur le +devant; et le carrosse partit. Nous restâmes l'une vis-à-vis de +l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissés, +et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon +âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma +tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et +j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le +sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle +en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, +appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: +«Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant...» +Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement, +et en arrachant sa main d'entre les miennes): «Relevez-vous, +malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis, je me rassis, et je +tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et +de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober +à ses yeux<a id="FNanchor_10" name="FNanchor_10"></a><a href="#Footnote_10" class="fnanchor">10</a>. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez +se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en +étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques +mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient +été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, +où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on +m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier; +je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce +fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement +d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que +vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.</p> + +<p>J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, +sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de +voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on +me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les +jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, +je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se +passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais +libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer. +Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.</p> + +<p>Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes +parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de +ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de +les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse +un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma +légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants +légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se tourner +en certitude.</p> + +<p>Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu +d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à +confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le +même directeur que ma mère; je lui parlai, je lui exposai toute +la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis +environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout +avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard +dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta tranquillement, +et me dit:</p> + +<p>«Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore +que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est +malgré elle qu'elle en use ainsi.</p> + +<p>—Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! +Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence +y a-t-il entre mes sœurs et moi?</p> + +<p>—Beaucoup.</p> + +<p>—Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse...»</p> + +<p>J'allais entrer dans la comparaison de mes sœurs et de moi, +lorsqu'il m'arrêta et me dit:</p> + +<p>«Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; +tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire +du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et +soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis +avoir d'ascendant sur son esprit...»</p> + +<p>Ce <i>beaucoup</i>, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière +pour moi; je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé +sur ma naissance.</p> + +<hr> + + +<p>Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à +la chute du jour, la servante qui m'était attachée monta, et me +dit: «Madame votre mère ordonne que vous vous habilliez...» +Une heure après: «Madame veut que vous descendiez avec +moi...» Je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la +domestique et moi; et j'appris que nous allions aux Feuillants, +chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La +domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis +inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici +comme il me parla:</p> + +<p>«Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos +parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission +de madame votre mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, +de la fermeté; vous êtes dans un âge où l'on pourrait vous +confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a +longtemps que j'ai exhorté pour la première fois madame votre +mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n'a +jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une +faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne +va guère avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a +cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins; +elle s'est trompée; elle en est fâchée: elle revient aujourd'hui +à mon conseil; et c'est elle qui m'a chargé de vous annoncer +que vous n'étiez pas la fille de M. Simonin.»</p> + +<p>Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée.</p> + +<p>—Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez +si madame votre mère peut sans le consentement, même avec +le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants +dont vous n'êtes point la sœur; si elle peut avouer à monsieur +votre père un fait sur lequel il n'a déjà que trop de +soupçons.</p> + +<p>—Mais, monsieur, qui est mon père?</p> + +<p>—Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est +que trop certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement +avantagé vos sœurs, et qu'on a pris toutes les précautions +imaginables, par les contrats de mariage, par le dénaturer des +biens, par les stipulations, par les fidéicommis et autres moyens, +de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez +un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous +perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez +un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être.</p> + +<p>—Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.</p> + +<p>—Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, +l'indigence.</p> + +<p>—Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un +état auquel on n'est point appelée.</p> + +<p>—Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, +mademoiselle, à faire vos réflexions...»</p> + +<p>Ensuite il se leva.</p> + +<p>«Mais, monsieur, encore une question.</p> + +<p>—Tant qu'il vous plaira.</p> + +<p>—Mes sœurs savent-elles ce que vous m'avez appris?</p> + +<p>—Non, mademoiselle.</p> + +<p>—Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur +sœur? car c'est ce qu'elles me croient.</p> + +<p>—Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient +point obtenu les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun +songe à soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de +compter sur elles si vous venez à perdre vos parents; soyez +sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une obole, la petite portion +que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants; +ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la +mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris +qui font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération, +les secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs +maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne +vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des +enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. +Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reçoit est bien dur. +Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents; +vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous entrerez +en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle +vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. +Au reste, je ne vous célerai pas que l'abandon apparent de +votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques +autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai +sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le +même effet que sur vous: votre naissance lui était suspecte; +elle ne le lui est plus; et sans être dans la confidence, il ne +doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par +la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. Allez, +mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous +venez d'apprendre.»</p> + +<p>Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même +attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. +Je repris la domestique qui m'avait accompagnée; nous +remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.</p> + +<p>Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait +de me révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point +de père; le scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions +prises, pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance +légale; une captivité domestique fort dure; nulle espérance, +nulle ressource. Peut-être que, si l'on se fût expliqué +plus tôt avec moi, après l'établissement de mes sœurs, on m'eût +gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être fréquentée, il +se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon esprit, ma +figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la chose +n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en +couvent la rendait plus difficile: on ne conçoit guère comment +une fille de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, +sans une fermeté peu commune; les hommes louent +beaucoup cette qualité, mais il me semble qu'ils s'en passent +volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs +épouses. C'était pourtant une ressource à tenter avant que de +songer à un autre parti; je pris celui de m'en ouvrir à ma +mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé.</p> + +<p>C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant +le feu; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits +immobiles; je m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je +lui demandai pardon de tous les torts que j'avais.</p> + +<p>«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que +vous le mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous +avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père +Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez +attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma +vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. Eh bien! mademoiselle, +que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu?</p> + +<p>—Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que +je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à +vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous +trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m'eussiez +instruite plus tôt de quelques circonstances qu'il était difficile +que je soupçonnasse: mais enfin je sais, je me connais, et il ne +me reste qu'à me conduire en conséquence de mon état. Je ne +suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes sœurs +et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours +votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et j'espère +que vous ne l'oublierez pas.</p> + +<p>—Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous +avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir!</p> + +<p>—Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés; +rendez-moi votre présence; rendez-moi la tendresse de celui +qui se croit mon père.</p> + +<p>—Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de +votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté +de lui, sans entendre ses reproches; il me les adresse, par la +dureté dont il en use avec vous; n'espérez point de lui les sentiments +d'un père tendre. Et puis, vous l'avouerai-je, vous me +rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part +d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet homme se +montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la +haine que je lui dois se répand sur vous.</p> + +<p>—Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, +vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que +vous auriez accueillie par humanité?</p> + +<p>—Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez +pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de +sœurs, je sais ce que j'aurais à faire: mais vous en avez deux; +et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps +que la passion qui me soutenait s'est éteinte; la conscience +a repris ses droits.</p> + +<p>—Mais celui à qui je dois la vie...</p> + +<p>—Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et +c'est le moindre de ses forfaits...»</p> + +<p>En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, +l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais +elle n'articula plus; le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. +Elle était assise; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me +dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle +demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit +quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait +ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:</p> + +<p>«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait +étouffée dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; +mais Dieu nous a conservées l'une et l'autre, pour que la mère +expiât sa faute par l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous +n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le +dérobe à vos sœurs; voilà les suites d'une faiblesse. Cependant +j'espère n'avoir rien à me reprocher en mourant; j'aurai gagné +votre dot par mon économie. Je n'abuse point de la facilité de +mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que j'obtiens +de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais +de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix +qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais +les spectacles, je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je +vis retirée; j'aimais le faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez +en religion, comme c'est ma volonté et celle de M. Simonin, +votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les +jours.</p> + +<p>—Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens +de bien; peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma +personne, n'exigera pas même les épargnes que vous avez destinées +à mon établissement.</p> + +<p>—Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue.</p> + +<p>—Le mal est-il sans ressource?</p> + +<p>—Sans ressource.</p> + +<p>—Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire +que je m'enferme dans un couvent?</p> + +<p>—À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et +mes remords, jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que +j'y vienne; vos sœurs, dans ce moment terrible, seront autour +de mon lit: voyez si je pourrai vous voir au milieu d'elles; +quel serait l'effet de votre présence dans ces derniers moments! +Ma fille, car vous l'êtes malgré moi, vos sœurs ont obtenu des +lois un nom que vous tenez du crime, n'affligez pas une mère +qui expire; laissez-la descendre paisiblement au tombeau: +qu'elle puisse se dire à elle-même, lorsqu'elle sera sur le point +de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute +autant qu'il était en elle, qu'elle puisse se flatter qu'après sa +mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et +que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n'avez +point.</p> + +<p>—Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus; faites venir +un homme de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je +souscrirai à tout ce qu'il vous plaira.</p> + +<p>—Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui-même; +c'est le châtiment d'un père et d'une mère justement irrités. +S'il plaisait à Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que +j'en vinsse à cette extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari, +afin de prendre de concert les mêmes mesures. Ne m'exposez +point à une indiscrétion qui me rendrait odieuse à ses yeux, et +qui entraînerait des suites qui vous déshonoreraient. Si vous +me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans état; +malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez: quelles idées +voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que je +dise à votre père... Que lui dirai-je? Que vous n'êtes pas son +enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour +obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme +inflexible de votre père...»</p> + +<p>En ce moment, M. Simonin entra; il vit le désordre de sa +femme; il l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et +tournant sur moi des regards terribles, il me dit:</p> + +<p>«Sortez!»</p> + +<p>S'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne +l'était pas.</p> + +<p>Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait:</p> + +<p>«Dites-lui qu'elle ne reparaisse plus.»</p> + +<p>Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma +mère m'avait dit; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il +m'inspirât; je priai longtemps; je demeurai le visage collé +contre terre; on n'invoque presque jamais la voix du ciel, que +quand on ne sait à quoi se résoudre; et il est rare qu'alors elle +ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le parti que je pris. «On veut +que je sois religieuse; peut-être est-ce aussi la volonté de Dieu. +Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je sois malheureuse, +qu'importe où je le sois!...» Je recommandai à celle qui me servait +de m'avertir quand mon père serait sorti. Dès le lendemain +je sollicitai un entretien avec ma mère; elle me fit répondre +qu'elle avait promis le contraire à M. Simonin, mais que je pouvais +lui écrire avec un crayon qu'on me donna. J'écrivis donc +sur un bout de papier (ce fatal papier s'est retrouvé, et l'on ne +s'en est que trop bien servi contre moi):</p> + +<p>«Maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai +causées; je vous en demande pardon: mon dessein est de les +finir. Ordonnez de moi tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre +volonté que j'entre en religion, je souhaite que ce soit aussi +celle de Dieu...»</p> + +<p>La servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta +un moment après, et elle me dit avec transport:</p> + +<p>«Mademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le +bonheur de votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi +l'avoir différé si longtemps? Monsieur et madame ont un visage +que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici: ils se querellaient +sans cesse à votre sujet; Dieu merci, je ne verrai plus +cela...»</p> + +<p>Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer +mon arrêt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, +si vous m'abandonnez.</p> + +<p>Quelques jours se passèrent, sans que j'entendisse parler de +rien; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit +brusquement; c'était M. Simonin qui entrait en robe de chambre +et en bonnet de nuit. Depuis que je savais qu'il n'était pas +mon père, sa présence ne me causait que de l'effroi. Je me levai, +je lui fis la révérence. Il me sembla que j'avais deux cœurs: je +ne pouvais penser à ma mère sans m'attendrir, sans avoir envie +de pleurer; il n'en était pas ainsi de M. Simonin. Il est sûr qu'un +père inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne +au monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'être trouvé +comme moi vis-à-vis de l'homme qui a porté longtemps, et qui +vient de perdre cet auguste caractère; les autres l'ignoreront +toujours. Si je passais de sa présence à celle de ma mère, il me +semblait que j'étais une autre. Il me dit:</p> + +<p>«Suzanne, reconnaissez-vous ce billet?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—L'avez-vous écrit librement?</p> + +<p>—Je ne saurais dire qu'oui.</p> + +<p>—Êtes-vous du moins résolue à exécuter ce qu'il promet?</p> + +<p>—Je le suis.</p> + +<p>—N'avez-vous de prédilection pour aucun couvent?</p> + +<p>—Non, ils me sont indifférents.</p> + +<p>—Il suffit.»</p> + +<p>Voilà ce que je répondis; mais malheureusement cela ne fut +point écrit. Pendant une quinzaine d'une entière ignorance de +ce qui se passait, il me parut qu'on s'était adressé à différentes +maisons religieuses, et que le scandale de ma première démarche +avait empêché qu'on ne me reçût postulante. On fut moins difficile +à Longchamp; et cela, sans doute, parce qu'on insinua que +j'étais musicienne, et que j'avais de la voix<a id="FNanchor_11" name="FNanchor_11"></a><a href="#Footnote_11" class="fnanchor">11</a>. On m'exagéra bien +les difficultés qu'on avait eues, et la grâce qu'on me faisait de +m'accepter dans cette maison: on m'engagea même à écrire à +la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce témoignage +écrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je +ne revinsse contre mes vœux; on voulait avoir une attestation +de ma propre main qu'ils avaient été libres. Sans ce motif, +comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la +supérieure, aurait-elle passé dans la suite entre les mains de +mes beaux-frères? Mais fermons vite les yeux là-dessus; ils me +montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir: il n'est +plus.</p> + +<hr> + + +<p>Je fus conduite à Longchamp; ce fut ma mère qui m'accompagna. +Je ne demandai point à dire adieu à M. Simonin; j'avoue +que la pensée ne m'en vint qu'en chemin. On m'attendait; +j'étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents: on ne +me dit rien de l'une; mais on fut très-pressé de voir si l'acquisition +qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se fut entretenu +de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui +m'était arrivé, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de +vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie +religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises +dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit: +«Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez; nous +avons un clavecin; si vous vouliez, nous irions dans notre +parloir...» J'avais l'âme serrée, mais ce n'était pas le moment +de marquer de la répugnance; ma mère passa, je la suivis; la +supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la +curiosité avait attirées. C'était le soir; on m'apporta des bougies; +je m'assis, je me mis au clavecin; je préludai longtemps, +cherchant un morceau de musique dans la tête, que j'en ai +pleine, et n'en trouvant point; cependant la supérieure me +pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce +que le morceau m'était familier: <i>Tristes apprêts, pâles flambeaux, +jour plus affreux que les ténèbres</i>, etc.<a id="FNanchor_12" name="FNanchor_12"></a><a href="#Footnote_12" class="fnanchor">12</a> Je ne sais ce +que cela produisit; mais on ne m'écouta pas longtemps: on +m'interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d'avoir +mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit +entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et +s'en retourna.</p> + +<hr> + + +<p>Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, +et avec toutes les apparences de postuler de mon plein +gré. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu'à ce moment +tout ce qui s'est passé, qu'en pensez-vous? La plupart de ces +choses ne furent point alléguées, lorsque je voulus revenir contre +mes vœux; les unes, parce que c'étaient des vérités destituées +de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient rendue odieuse +sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant dénaturé, +qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa liberté. +On avait la preuve de ce qui était <i>contre</i> moi; ce qui était <i>pour</i> +ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même +qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques +personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en +cause le directeur de ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et +quand la chose aurait été possible, je ne l'aurais pas soufferte. +Mais à propos, de peur que je ne l'oublie, et que l'envie de +me servir ne vous empêche d'en faire la réflexion, sauf votre +meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je sais la musique et +que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas davantage pour +me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec l'obscurité +et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent +point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte +de m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi +pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où +aller; c'est que je suis jeune et sans expérience; c'est que je +crains la misère, les hommes et le vice; c'est que j'ai toujours +vécu renfermée, et que si j'étais hors de Paris je me croirais +perdue dans le monde. Tout cela n'est peut-être pas vrai; mais +c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni +que devenir, cela dépend de vous.</p> + +<p>Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des +maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'était +une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite +dans la maison; je ne puis vous en dire trop de bien; c'est +pourtant sa bonté qui m'a perdue. C'était une femme de sens, +qui connaissait le cœur humain; elle avait de l'indulgence, +quoique personne n'en eût moins besoin; nous étions toutes ses +enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle ne pouvait +s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui permettait +pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait mon +devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je +n'en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à +me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était +inspirée par le mérite; après cela je ne sais s'il me convient de +vous dire qu'elle m'aima tendrement et que je ne fus pas des +dernières entre ses favorites. Je sais que c'est un grand éloge +que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l'imaginer, ne +l'ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les +autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure. Si +j'avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c'est que +son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les +talents, l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait +pas que celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient +que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut-être +plus commun en couvent que dans le monde, de discerner +promptement les esprits. Il était rare qu'une religieuse qui ne +lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me +prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière confiance en +elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans effort! il +fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu'elles se +l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à Sainte-Marie; +je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui dis +tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma naissance +et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me +plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.</p> + +<p>Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre +l'habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je +passe rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent +rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m'avançais +pas à pas vers l'entrée d'un état pour lequel je n'étais +point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force; mais aussitôt +je recourais à ma bonne supérieure, qui m'embrassait, qui +développait mon âme, qui m'exposait fortement ses raisons, et +qui finissait toujours par me dire: «Et les autres états n'ont-ils +pas aussi leurs épines? On ne sent que les siennes. Allons, mon +enfant, mettons-nous à genoux, et prions...»</p> + +<p>Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction, +d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût +dit que l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions, +ses images pénétraient jusqu'au fond du cœur; d'abord on l'écoutait; +peu à peu on était entraîné, on s'unissait à elle; l'âme tressaillait, +et l'on partageait ses transports. Son dessein n'était pas +de séduire; mais certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait +de chez elle avec un cœur ardent, la joie et l'extase étaient +peintes sur le visage; on versait des larmes si douces! c'était +une impression qu'elle prenait elle-même, qu'elle gardait longtemps, +et qu'on conservait. Ce n'est pas à ma seule expérience +que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les religieuses. +Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles le +besoin d'être consolées comme celui d'un très-grand plaisir; et +je crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude, pour +en venir là.</p> + +<p>J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une +mélancolie si profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de +terribles épreuves; son talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-même. +«Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi; il me +semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit +se taise; c'est inutilement que je m'excite, que je cherche des +idées, que je veux exalter mon âme; je me trouve une femme +ordinaire et bornée; je crains de parler...» «Ah! chère mère, +lui dis-je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît +muette!...»</p> + +<p>Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue +que jamais, j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit +d'abord: elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma +personne, que le sentiment profond que je portais en moi était +au-dessus de ses forces; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude +d'être victorieuse. Cependant elle m'entreprit, elle s'échauffa +peu à peu; à mesure que ma douleur tombait, son +enthousiasme croissait: elle se jeta subitement à genoux, je +l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais; +elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. +J'attendis inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle +fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre +ses bras: «Ah! chère enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous +avez opéré sur moi! Voilà qui est fait, l'esprit s'est retiré, je le +sens: allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu'il ne lui +plaît pas de se faire entendre par ma bouche...»</p> + +<p>En effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais +inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si +je l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce +avec le ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. +La veille de ma profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie +égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi; je +me jetai à ses pieds, elle me bénit, me releva, m'embrassa, et +me renvoya en me disant: «Je suis lasse de vivre, je souhaite +de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais +ce n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai +la nuit en prière, priez aussi; mais couchez-vous, je +vous l'ordonne.</p> + +<p>—Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.</p> + +<p>—Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas +davantage. À neuf heures et demie je commencerai à prier et +vous aussi; mais à onze heures vous me laisserez prier seule, et +vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant +Dieu le reste de la nuit.»</p> + +<p>Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et +cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant à +chaque porte, éveillait les religieuses et les faisait descendre +sans bruit dans l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y +furent, elle les invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière +se fit d'abord en silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes +récitèrent ensemble le <i>Miserere</i>, excepté la supérieure qui, +prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant: +«Ô Dieu! si c'est par quelque faute que j'ai commise que vous +vous êtes retiré de moi, accordez-m'en le pardon. Je ne demande +pas que vous me rendiez le don que vous m'avez ôté, mais que +vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis +que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à +ses parents, et pardonnez-moi.»</p> + +<p>Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je +ne l'entendis point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à +côté de mon lit; elle avait posé légèrement une de ses mains +sur mon front; elle me regardait: l'inquiétude, le trouble et la +douleur se succédaient sur son visage; et c'est ainsi qu'elle me +parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce +qui s'était passé pendant la nuit; elle me demanda seulement si +je m'étais couchée de bonne heure; je lui répondis:</p> + +<p>«À l'heure que vous m'avez ordonnée.</p> + +<p>—Si j'avais reposé.</p> + +<p>—Profondément.</p> + +<p>—Je m'y attendais... Comment je me trouvais.</p> + +<p>—Fort bien. Et vous, chère mère?</p> + +<p>—Hélas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion +sans inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de +trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.</p> + +<p>—Si vous m'aimez toujours, je le serai.</p> + +<p>—Ah! s'il ne tenait qu'à cela! N'avez-vous pensé à rien pendant +la nuit?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Vous n'avez fait aucun rêve?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui se passe à présent dans votre âme?</p> + +<p>—Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et +sans goût; je sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse +aller. Ah! ma chère mère, je ne sens rien de cette douce joie, +de ce tressaillement, de cette mélancolie, de cette douce inquiétude +que j'ai quelquefois remarquée dans celles qui se trouvaient +au moment où je suis. Je suis imbécile, je ne saurais même +pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idée qui me vienne... +Mais vous ne me dites rien.</p> + +<p>—Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous +voir et pour vous écouter. J'attends votre mère; tâchez de ne +pas m'émouvoir; laissez les sentiments s'accumuler dans mon +âme; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je +me taise: je me connais; je n'ai qu'un jet, mais il est violent, +et ce n'est pas avec vous qu'il doit s'exhaler. Reposez-vous +encore un moment, que je vous voie; dites-moi seulement +quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y +chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...»</p> + +<p>Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une +de mes mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément; +elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois +elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi; +elle s'agitait; son âme se remplissait de tumulte, se composait +et s'agitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être +prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait +été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de +grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. +Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en +elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, +à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir. +Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda +brusquement quelle heure il était.</p> + +<p>«Il est bientôt six heures.</p> + +<p>—Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y +veux pas être, cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, +c'est de garder de la modération dans les premiers moments.»</p> + +<p>Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes +entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me +revêtit des habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. +Je n'entendis rien de ce qu'on disait autour de moi; j'étais +presque réduite à l'état d'automate; je ne m'aperçus de rien; +j'avais seulement par intervalles comme de petits mouvements +convulsifs. On me disait ce qu'il fallait faire; on était souvent +obligé de me le répéter, car je n'entendais pas de la première +fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à autre chose, +c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme quand on +s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s'entretenait +avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans cette +entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, +quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne +pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que +la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre +le front.</p> + +<p>Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée +était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis +rien: on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été +nulle dans ma vie, car je n'en ai jamais connu la durée; je ne +sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai dit. On m'a sans doute +interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai prononcé des vœux, +mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse +aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas plus +compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de +mon baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce +et que l'autre la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie +pas réclamé à Longchamp, comme j'avais fait à Sainte-Marie, +me croyez-vous plus engagée? J'en appelle à votre jugement; +j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans un état d'abattement +si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on m'annonça +que j'étais de chœur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je +demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus +voir la signature de mes vœux: il fallut joindre à ces +preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques +étrangers qu'on avait appelés à la cérémonie. M'adressant +plusieurs fois à la supérieure, je lui disais: «Cela est donc +bien vrai?...» et je m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: +«Non, mon enfant; on vous trompe...» Son assurance +réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans +l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, +si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne +m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m'avaient +servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de +celui qui avait reçu mes vœux; le changement de l'habit religieux +en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; +depuis cet instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement +aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet +état; et c'est à la longueur de cette espèce de convalescence que +j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passé: c'est comme +ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec +jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la santé, +n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans +la maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment +ce qui m'est arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais +il reste à savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est, +quoiqu'il paraisse y être.</p> + +<hr> + + +<p>Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle +de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était +âgé, il avait beaucoup travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure, +et celle de ma mère.</p> + +<p>Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; +elle se condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa +chambre; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours +et les nuits à méditer et à écrire: elle a laissé quinze méditations +qui me semblent à moi de la plus grande beauté; j'en ai +une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées +que cet instant suggère, je vous les communiquerais; elles sont +intitulées: <i>Les derniers instants de la Sœur de Moni</i>.</p> + +<p>À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue +sur son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle +tenait un christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux +éclairait cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous +fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout +à coup ses yeux brillèrent; elle se releva brusquement, elle +parla; sa voix était presque aussi forte que dans l'état de santé; +le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des +larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. «Mes +enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, disait-elle +en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront +sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et +je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez +recevoir ma bénédiction et mes adieux...» C'est en prononçant +ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui +a laissé après elle des regrets qui ne finiront point.</p> + +<p>Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur +la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, +sa santé avait été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de +mon père, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son +directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet; +c'étaient cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus +dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet:</p> + +<hr> + + +<p>«Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne +me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est +le reste de ce que j'ai pu économiser sur les petits présents de +M. Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, même pour +votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; votre naissance +est la seule faute importante que j'aie commise; aidez-moi +à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise +au monde, en considération des bonnes œuvres que vous +ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix +de l'état que vous avez embrassé n'ait pas été aussi volontaire +que je l'aurais désiré, craignez d'en changer. Que n'ai-je été +renfermée dans un couvent pendant toute ma vie! je ne +serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment +subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que +le sort de votre mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup +de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui +voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout +le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien à +vos sœurs; elles ne sont pas en état de vous secourir; n'espérez +rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand +jour, il m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui +que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse +mère! Ah! malheureuse enfant! Vos sœurs sont arrivées; +je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles +emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se meurt, +des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent +de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je +en elles? deux créatures en qui l'indigence a éteint le +sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je +laisse; elles font au médecin et à la garde des questions +indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent +le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce +qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, +que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas; +il n'y a rien qu'elles n'aient mis en œuvre pour me faire +lever, et elles y ont réussi; mais heureusement mon dépositaire +était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet +avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre; +et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, +vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez +vos vœux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: +l'idée de vous imaginer dans le monde sans secours, +sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers +instants.»</p> + +<p>Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du +même mois, et ma mère la seconde fête de Noël.</p> + +<hr> + + +<p>Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de +Moni. Ah! monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre! +Je vous ai dit quelle femme c'était que la première. Celle-ci +avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions; +elle donnait dans les opinions nouvelles; elle conférait +avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les +favorites de celle qui l'avait précédée: en un moment la maison +fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d'accusations, +de calomnies et de persécutions: il fallut s'expliquer sur +des questions de théologie où nous n'entendions rien, souscrire +à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère +de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se +font sur le corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa +vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans +une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu'elles +ne corrigeaient d'aucun défaut, et qu'elles ne servaient qu'à +donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent +bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La +première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire +apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre +d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la +dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, +au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, +et fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites +du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne +qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure +actuelle, par la raison que la précédente m'avait chérie; +mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que +vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'œil +sous lequel vous les considérerez.</p> + +<p>La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que +je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en +faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et +celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas +favorables à celle-ci; de peindre l'état de la maison sous les +années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, +l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant +spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et +d'exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de +Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me +défaire de ma discipline; de prêcher des amies là-dessus, et +d'en engager quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, +de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième, +de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrétienne, +sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste; la cinquième, +de me renfermer rigoureusement dans la règle de la +maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; conséquemment, +de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles +d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter +à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je +serais de chœur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance +et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous +les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par +cœur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas +exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, +je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je +disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point +pris d'autres.»</p> + +<p>Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des +maîtresses se trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer +de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque +aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains, +mes compagnes me consultaient: et j'étais toujours pour la règle +contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut-être un peu le +jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevêque +étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais, +je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois +qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison +de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de +mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites +grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de +refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; +et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais +point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline; +j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre +parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand +on me demandait si j'étais soumise à la Constitution, je répondais +que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la bulle... que j'acceptais +l'Évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'Ancien +et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en discours indiscrets +sur l'intimité suspecte de quelques-unes des favorites; la +supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un +jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. +Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me +perdre; et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux +supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit +aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me +trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta +qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte +qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le +jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures +défendues; on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, +tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on +voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine; on +me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux, +séparée du reste, au milieu du chœur; à vivre de pain et d'eau; +à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions +les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices +n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver +en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres +incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait +les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu +toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, +je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours +punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre +l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent +au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement +de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer +dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait +de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait +quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes +clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou +l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses +que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des +actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une +suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.</p> + +<p>Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; +je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais +dans les commencements chercher de la force et de la résignation +au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais +entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute +la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des +moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; +combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il +y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis +assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois, +dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et +résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi +préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler +mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me +déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait +de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres +mouvements?</p> + +<p>Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange +peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute +point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, +et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un +jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon +cœur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et +de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin +ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement +les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait +poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait +l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce +moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon +désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que +je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai +plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais +dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, +en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes +jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais +au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les +mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais +pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si +parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, +et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, +et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux +exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les +moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y +opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, +qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y +serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. +Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les +autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont +des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En +vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand +j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de +moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: +«Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir +de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que +vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce +qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter, +se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les +cloîtres.</p> + +<hr> + + +<p>J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai +à faire résilier mes vœux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, +abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, +même avec les secours qui me manquaient? Cependant +cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à +moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles +qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut +étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi +lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il +ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous +faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent +par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le +feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni +d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: +il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un +flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. +Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements +les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce +pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et +qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles +qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.</p> + +<p>À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et +même la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut +pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi +s'agissait-il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter; +l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était +fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention +que jamais; on me suivait de l'œil; je ne faisais pas un +pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât. +On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait, +on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait +sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait; +on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un +avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma +cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, +on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais +pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre, +c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, +j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure, +qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, +et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais +à proposer; c'était en abrégé tout ce que je viens de vous +écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais +je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que +j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous +ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de +m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et +la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée +à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal +qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le +papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je +ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme +il était évident, quel usage en avais-je fait?</p> + +<p>Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il +ne fallait pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. +D'abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou +dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l'enfouir +dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire +combien je fus pressée de l'écrire, et combien j'en fus embarrassée +quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le +serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. J'étais dans +une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais assise +à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais +vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me parlait +point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout +ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; +dans un moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent +à genoux, s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, +je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis +derrière moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service +fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en +avais reçu beaucoup d'autres: elle s'était occupée pendant des +mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits +obstacles qu'on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me +châtier; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de +sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait sonner +ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je +devais être. J'ignorais tout cela.</p> + +<p>Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du +chœur, la supérieure me dit: «Sœur Suzanne, suivez-moi...» +Je la suivis, puis s'arrêtant dans le corridor à une autre porte, +«voilà, me dit-elle, votre cellule; c'est la sœur Saint-Jérôme +qui occupera la vôtre...» J'entrai, et elle avec moi. Nous étions +toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec +des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supérieure me dit: +«Sœur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce vêtement...» +J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à tous +mes mouvements. La sœur qui avait apporté mes habits, était +à la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; +et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces +procédés; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché +partout dans ma cellule; on avait décousu l'oreiller et les +matelas; on avait déplacé tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir +été; on marcha sur mes traces; on alla au confessionnal, à +l'église, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre; je vis +une partie de ces recherches; je soupçonnai le reste. On ne +trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y +avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs +jours: on allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement. +Enfin la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir +la vérité que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me +dit:</p> + +<p>«Sœur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez +pas celui de mentir; dites-moi donc la vérité: qu'avez-vous +fait de tout le papier que je vous ai donné?</p> + +<p>—Madame, je vous l'ai dit.</p> + +<p>—Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup, +et vous n'avez été qu'un moment au confessionnal.</p> + +<p>—Il est vrai.</p> + +<p>—Qu'en avez-vous donc fait?</p> + +<p>—Ce que je vous ai dit.</p> + +<p>—Eh bien! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous +avez vouée à Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je +vous croirai.</p> + +<p>—Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment +pour une chose si légère; et il ne m'est pas permis de le faire. +Je ne saurais jurer.</p> + +<p>—Vous me trompez, sœur Suzanne, et vous ne savez pas à +quoi vous vous exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous +ai donné?</p> + +<p>—Je vous l'ai dit.</p> + +<p>—Où est-il?</p> + +<p>—Je ne l'ai plus.</p> + +<p>—Qu'en avez-vous fait?</p> + +<p>—Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles +après qu'on s'en est servi.</p> + +<p>—Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout +employé à écrire votre confession, et que vous ne l'avez plus.</p> + +<p>—Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant +pas plus importante que la première, je ne saurais jurer.</p> + +<p>—Jurez, me dit-elle, ou...</p> + +<p>—Je ne jurerai point.</p> + +<p>—Vous ne jurerez point?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Vous êtes donc coupable?</p> + +<p>—Et de quoi puis-je être coupable?</p> + +<p>—De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous +avez affecté de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser; +de mépriser les usages qu'elle avait proscrits, les lois +qu'elle avait abolies et que j'ai cru devoir rétablir; de soulever +toute la communauté; d'enfreindre les règles; de diviser les +esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me forcer à vous +punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose qui +me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les +plus dures; je vous ai ménagée: j'ai cru que vous reconnaîtriez +vos torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que +vous reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe +quelque chose dans votre esprit qui n'est pas bien; vous +avez des projets; l'intérêt de la maison exige que je les connaisse, +et je les connaîtrai; c'est moi qui vous en réponds. +Sœur Suzanne, dites-moi la vérité.</p> + +<p>—Je vous l'ai dite.</p> + +<p>—Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je +vous donne encore un moment pour vous déterminer... Vos +papiers, s'ils existent...</p> + +<p>—Je ne les ai plus.</p> + +<p>—Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession.</p> + +<p>—Je ne saurais le faire...»</p> + +<p>Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra +avec quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et +furieux. Je me jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. +Elles criaient toutes ensemble: «Point de miséricorde, madame; +ne vous laissez pas toucher: qu'elle donne ses papiers, +ou qu'elle aille en paix<a id="FNanchor_13" name="FNanchor_13"></a><a href="#Footnote_13" class="fnanchor">13</a>...» J'embrassais les genoux tantôt de +l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les nommant par leurs +noms: «Sœur Sainte-Agnès, sœur Sainte-Julie, que vous ai-je +fait? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi? Est-ce +ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour +vous? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et +je ne le suis pas.»</p> + +<p>La supérieure, immobile, me regardait et me disait: «Donne +tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient.</p> + +<p>—Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, +vous êtes trop bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme +indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens +extrêmes: c'est elle qui vous y porte; tant pis pour elle.</p> + +<p>—Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse +offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.</p> + +<p>—Ce n'est pas là le serment que je veux.</p> + +<p>—Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire +au grand vicaire, à l'archevêque; Dieu sait comme elle +aura peint l'intérieur de la maison; on croit aisément le mal. +Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez +pas qu'elle dispose de nous.»</p> + +<p>La supérieure ajouta: «Sœur Suzanne, voyez...»</p> + +<p>Je me levai brusquement, et je lui dis: «Madame, j'ai tout +vu; je sens que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus +tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il +vous plaira; écoutez leur fureur, consommez votre injustice...»</p> + +<p>Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en +saisirent. On m'arracha mon voile; on me dépouilla sans +pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon +ancienne supérieure; on s'en saisit: je suppliai qu'on me permît +de le baiser encore une fois; on me refusa. On me jeta une +chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on me +conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je +criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche +pour avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais +à terre, et l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, +j'avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais +dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l'on +ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain, +obscur, où l'on me jeta sur une natte que l'humidité avait à +demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une +cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. +La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait, sur +un bloc de pierre, une tête de mort avec un crucifix de bois. +Mon premier mouvement fut de me détruire; je portai mes +mains à ma gorge; je déchirai mon vêtement avec mes dents; +je poussai des cris affreux; je hurlais comme une bête féroce; +je me frappai la tête contre les murs; je me mis toute en sang; +je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les forces me manquassent, +ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé trois jours; +je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes +exécutrices venait, et me disait:</p> + +<p>«Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici.</p> + +<p>—Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! +sœur Saint-Clément, il est un Dieu...»</p> + +<p>Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la +porte; c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite. +Après l'éloge des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent +qu'elle me faisait grâce, et qu'on allait me mettre en +liberté.</p> + +<p>«C'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y +mourir.»</p> + +<p>Cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient; +on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.</p> + +<p>«J'ai consulté Dieu sur votre sort; il a touché mon cœur: +il veut que j'aie pitié de vous: et je lui obéis. Mettez-vous à +genoux, et demandez-lui pardon.»</p> + +<p>Je me mis à genoux, et je dis:</p> + +<p>«Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai +faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.</p> + +<p>—Quel orgueil! s'écrièrent-elles; elle se compare à Jésus-Christ, +et elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifié.</p> + +<p>—Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, +et jugez.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la +sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est +passé.</p> + +<p>—Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous +exigez de moi par serment que j'en garderai le silence. Personne +n'en saura jamais rien que votre conscience, je vous le +jure.</p> + +<p>—Vous le jurez?</p> + +<p>—Oui, je vous le jure.»</p> + +<p>Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles +m'avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.</p> + +<hr> + + +<p>J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique; +j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je +n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je +crus que cette persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir. +C'est par l'effet momentané de ces secousses violentes qui +montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes, +que je revins en très-peu de temps; et je trouvai, quand je +reparus, toute la communauté persuadée que j'avais été malade. +Je repris les exercices de la maison et ma place à l'église. Je +n'avais pas oublié mon papier, ni la jeune sœur à qui je l'avais +confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt, mais +qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après +ma sortie de prison, au chœur, au moment même où je le lui +avais donné, c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et +qu'inclinées les unes vers les autres nous disparaissons dans nos +stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe; je tendis la +main, et l'on me donna un billet qui ne contenait que ces mots: +«Combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel papier, que faut-il +que j'en fasse?...» Après avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes +mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au commencement du +carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre appelle +à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais +la voix très-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons +religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut +quelques ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de +liberté; les sœurs que j'instruisais au chant purent approcher de +moi sans conséquence; celle à qui j'avais confié mon mémoire +en était une. Dans les heures de récréation que nous passions +au jardin, je la prenais à l'écart, je la faisais chanter; et pendant +qu'elle chantait, voici ce que je lui dis:</p> + +<p>«Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais +personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais +mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de +m'avoir servie; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne +me sauverait pas; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais +point de mon salut à ce prix.</p> + +<p>—Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il?</p> + +<p>—Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à +quelque habile avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle +vient, et d'en obtenir une réponse que vous me rendrez à l'église +ou ailleurs.</p> + +<p>—À propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet?</p> + +<p>—Soyez tranquille, je l'ai avalé.</p> + +<p>—Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire.»</p> + +<p>Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle +me parlait, qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que +notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette +jeune personne, monsieur, est encore dans la maison; son bonheur +est entre vos mains; si l'on venait à découvrir ce qu'elle a +fait pour moi, il n'y a sorte de tourments auxquels elle ne fût +exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d'un +cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur; +si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien prendre +à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être +conservé.</p> + +<p>Voilà ce que je vous disais alors: mais, hélas! elle n'est +plus, et je reste seule...</p> + +<p>Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à +notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours +à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour +exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l'on +donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne +devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur, +surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on célèbre +la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des +crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées; +quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression +et du goût; et il me parut que le public les avait entendues +avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès +de mes soins.</p> + +<p>Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement +de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il +reste jusqu'au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les +adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir +les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau +qui indique à chacune son heure d'adoration; que je fus contente +d'y lire: La sœur Sainte-Suzanne et la sœur Sainte-Ursule, +depuis deux heures du matin jusqu'à trois! Je me rendis au +reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous +plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous +nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une +demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la +main et me la serra en disant:</p> + +<p>«Nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de nous entretenir +aussi longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte +où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons +un temps que nous lui devons tout entier. Je n'ai pas lu votre +mémoire; mais il n'est pas difficile de deviner ce qu'il contient; +j'en aurai incessamment la réponse. Mais si cette réponse vous +autorise à poursuivre la résiliation de vos vœux, ne voyez-vous +pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens +de loi?</p> + +<p>—Il est vrai.</p> + +<p>—Que vous aurez besoin de liberté?</p> + +<p>—Il est vrai.</p> + +<p>—Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions +présentes pour vous en procurer?</p> + +<p>—J'y ai pensé.</p> + +<p>—Vous le ferez donc?</p> + +<p>—Je verrai.</p> + +<p>—Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez +ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez-vous +prévu les persécutions qui vous attendent?</p> + +<p>—Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes.</p> + +<p>—Je n'en sais rien.</p> + +<p>—Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma +liberté.</p> + +<p>—Et pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra +me représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et +le cloître; j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre; +je vous attesterai toutes; on n'osera avoir des torts dont je +pourrais me plaindre; on n'aura garde de rendre une affaire +mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu'on en usât mal avec +moi; mais on ne le fera pas: soyez sûre qu'on prendra une +conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera +le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison; et +comptez qu'on n'en viendra aux menaces que quand on aura vu +que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira +les voies de force.</p> + +<p>—Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour +un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement +les devoirs.</p> + +<p>—Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle +ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse; +il faut prévenir ce moment.</p> + +<p>—Mais si par malheur vous succombez?</p> + +<p>—Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou +je mourrai dans celle-ci.</p> + +<p>—On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon +amie, votre démarche me fait frémir: je tremble que vos vœux +ne soient résiliés, et qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que +deviendrez-vous? Que ferez-vous dans le monde? Vous avez de +la figure, de l'esprit et des talents; mais on dit que cela ne mène +à rien avec la vertu; et je sais que vous ne vous départirez pas +de cette dernière qualité.</p> + +<p>—Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la +vertu; c'est sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi +les hommes, plus elle y doit être considérée.</p> + +<p>—On la loue, mais on ne fait rien pour elle.</p> + +<p>—C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon +projet. Quoi qu'on m'objecte, on respectera mes mœurs; on ne +dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois +entraînée hors de mon état par une passion déréglée: je ne vois +personne, je ne connais personne. Je demande à être libre, +parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas été volontaire. Avez-vous +lu mon mémoire?</p> + +<p>—Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce +qu'il était sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour +moi; mais les premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas +été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l'avoir remis! +un moment plus tard, on l'aurait trouvé sur vous... Mais l'heure +qui finit notre station approche, prosternons-nous; que celles +qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous +devons être. Demandez à Dieu qu'il vous éclaire et qu'il vous +conduise; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres.»</p> + +<p>J'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite; +moi, je me prosternai; mon front était appuyé contre la dernière +marche de l'autel, et mes bras étaient étendus sur les +marches supérieures. Je ne crois pas m'être jamais adressée à +Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le cœur me palpitait +avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui m'environnait. +Je ne sais combien je restai dans cette position, ni +combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien +touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux +religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être +seule; je me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière +moi et fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre; +elles attendaient que je sortisse de moi-même de l'état de transport +et d'effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai +de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien +imposant, si j'en juge par l'effet qu'il produisit sur elles et par ce +qu'elles ajoutèrent, que je ressemblais alors à notre ancienne +supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma vue leur avait +causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque penchant à +l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un rôle +dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme +s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure +m'a dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait +aimé Dieu comme moi; que j'avais un cœur de chair et les autres +un cœur de pierre. Il est sûr que j'éprouvais une facilité extrême +à partager son extase; et que, dans les prières qu'elle faisait à +haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de +suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration, +une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les autres l'écoutaient +en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais, ou je la +devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très-longtemps +l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment que je +lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les +autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle +qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, +quand la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cédâmes +la place à celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes +bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de +nous séparer.</p> + +<p>La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à +cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai, +je touchai de l'orgue, je fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses! +je n'eus presque rien à faire pour me réconcilier avec +toute la communauté; on vint au-devant de moi, la supérieure +la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me +connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y +refuser. Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et +une foule d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, +des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du +monde; et parmi tout cela cette sorte d'étourdis que vous appelez +des <i>talons rouges</i>, et que j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai +de connaissances que celles qu'on ne pouvait m'objecter; +j'abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n'étaient +pas si difficiles.</p> + +<p>J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté +qu'on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le +courage de redemander le petit portrait de notre ancienne +supérieure; et l'on n'eut pas celui de me le refuser; il a repris +sa place sur mon cœur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous +les matins, mon premier mouvement est d'élever mon âme à +Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je +me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place +devant moi, je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage +que nous n'ayons pas connu les saints personnages, dont les +simulacres sont exposés à notre vénération; ils feraient bien +une autre impression sur nous; ils ne nous laisseraient pas à +leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.</p> + +<hr> + + +<p>J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M. Manouri<a id="FNanchor_14" name="FNanchor_14"></a><a href="#Footnote_14" class="fnanchor">14</a>, +ni favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette +affaire, on demandait un grand nombre d'éclaircissements +auxquels il était difficile de satisfaire sans se voir; je me nommai +donc; et j'invitai M. Manouri à se rendre à Longchamp. Ces +messieurs se déplacent difficilement; cependant il vint. Nous +nous entretînmes très-longtemps; nous convînmes d'une correspondance +par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses +demandes, et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon +côté tout le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les +esprits, à intéresser à mon sort et à me faire des protections. +Je me nommai, je révélai ma conduite dans la première maison +que j'avais habitée, ce que j'avais souffert dans la maison domestique, +les peines qu'on m'avait faites en couvent, ma réclamation +à Sainte-Marie, mon séjour à Longchamp, ma prise d'habit, +ma profession, la cruauté avec laquelle j'avais été traitée depuis +que j'avais consommé mes vœux. On me plaignit, on m'offrit du +secours; je retins la bonne volonté qu'on me témoignait pour +le temps où je pourrais en avoir besoin, sans m'expliquer +davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais obtenu +de Rome la permission de réclamer contre mes vœux; incessamment +l'action allait être intentée, qu'on était là-dessus dans +une sécurité profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut +la surprise de ma supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de +sœur Marie-Suzanne Simonin, une protestation contre ses vœux, +avec la demande de quitter l'habit de religion, et de sortir du +cloître pour disposer d'elle comme elle le jugerait à propos.</p> + +<p>J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition; +celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles +de mes beaux-frères et sœurs alarmés: ils avaient eu tout le +bien de la famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables +à faire sur eux. J'écrivis à mes sœurs; je les suppliai de +n'apporter aucune opposition à ma sortie; j'en appelai à leur +conscience sur le peu de liberté de mes vœux; je leur offris un +désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la +succession de mon père et de ma mère; je n'épargnai rien pour +leur persuader que ce n'était ici une démarche ni d'intérêt, ni +de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; cet +acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée +en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour +elles que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il +d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une sœur +sans asile et sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que +dira-t-on dans le monde? Si elle vient nous demander du pain, +la refuserons-nous? S'il lui prend fantaisie de se marier, qui +sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et si elle a des enfants?... +Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative... +Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles firent.</p> + +<p>À peine la supérieure eut-elle reçu l'acte juridique de ma +demande, qu'elle accourut dans ma cellule.</p> + +<p>«Comment, sœur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez +nous quitter?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Et vous allez appeler de vos vœux?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Ne les avez-vous pas faits librement?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Et qui est-ce qui vous a contrainte?</p> + +<p>—Tout.</p> + +<p>—Monsieur votre père?</p> + +<p>—Mon père.</p> + +<p>—Madame votre mère?</p> + +<p>—Elle-même.</p> + +<p>—Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels?</p> + +<p>—J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même +d'y avoir assisté.</p> + +<p>—Pouvez-vous parler ainsi?</p> + +<p>—Je dis la vérité.</p> + +<p>—Quoi! vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander: +Sœur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance, +chasteté et pauvreté?</p> + +<p>—Je n'en ai pas mémoire.</p> + +<p>—Vous n'avez pas répondu qu'oui?</p> + +<p>—Je n'en ai pas mémoire.</p> + +<p>—Et vous imaginez que les hommes vous en croiront?</p> + +<p>—Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins +vrai.</p> + +<p>—Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, +voyez quels abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche +inconsidérée; vous vous êtes laissé entraîner par un sentiment +de vengeance; vous avez à cœur les châtiments que vous m'avez +obligée de vous infliger; vous avez cru qu'ils suffisaient pour +rompre vos vœux; vous vous êtes trompée, cela ne se peut ni +devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est +le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà commis +dans votre cœur; et que vous allez le consommer.</p> + +<p>—Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré.</p> + +<p>—Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas été +réparés?</p> + +<p>—Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc?</p> + +<p>—Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes +vœux.</p> + +<p>—Si vous n'étiez point appelée; si vous étiez contrainte, +que ne le disiez-vous quand il en était temps?</p> + +<p>—Et à quoi cela m'aurait-il servi?</p> + +<p>—Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à +Sainte-Marie?</p> + +<p>—Est-ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la +première fois; la seconde, j'étais imbécile.</p> + +<p>—Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? +Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre +regret.</p> + +<p>—Savais-je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues, +étais-je en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user, +l'aurais-je pu? Quoi! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue +vous-même de mon aliénation? Si je vous prends à témoin, jurerez-vous +que j'étais saine d'esprit?</p> + +<p>—Je le jurerai!</p> + +<p>—Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez +parjure.</p> + +<p>—Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à +vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de +la maison; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions +scandaleuses.</p> + +<p>—Ce ne sera pas ma faute.</p> + +<p>—Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions +les plus défavorables à votre esprit, à votre cœur, à vos +mœurs; on croira...</p> + +<p>—Tout ce qu'on voudra.</p> + +<p>—Mais parlez-moi à cœur ouvert; si vous avez quelque +mécontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remède.</p> + +<p>—J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de +mon état.</p> + +<p>—L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui +cherche à nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande +qu'on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque +penchant funeste?</p> + +<p>—Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment +sans peine: j'atteste Dieu que mon cœur est innocent, et qu'il +n'y eut jamais aucun sentiment honteux.</p> + +<p>—Cela ne se conçoit pas.</p> + +<p>—Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. +Chacun a son caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, +et je la hais; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre +état, et elles me manquent toutes; vous vous seriez perdue dans +le monde; et vous assurez ici votre salut; je me perdrais ici, et +j'espère me sauver dans le monde; je suis et je serai une mauvaise +religieuse.</p> + +<p>—Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que +vous.</p> + +<p>—Mais c'est avec peine et à contre-cœur.</p> + +<p>—Vous en méritez davantage.</p> + +<p>—Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite; +et je suis forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne +mérite rien. Je suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui +sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot, +madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui +sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient +quand elles n'auraient autour d'elles ni grilles, ni murailles +qui les retinssent. Il s'en manque bien que je sois de ce +nombre: mon corps est ici, mais mon cœur n'y est pas; il est +au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, +je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.</p> + +<p>—Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements +qui vous ont consacrée à Jésus-Christ?</p> + +<p>—Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et +sans liberté...»</p> + +<p>Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas +là ce que mon cœur me suggérait; il me disait: «Oh! que ne +suis-je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de +moi!...»</p> + +<p>Cependant ma réponse l'atterra; elle pâlit, elle voulut encore +parler; mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop +ce qu'elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas +dans ma cellule, et elle s'écriait:</p> + +<p>«Ô mon Dieu! que diront nos sœurs? Ô Jésus, jetez sur elle +un regard de pitié! Sœur Sainte-Suzanne!</p> + +<p>—Madame.</p> + +<p>—C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer, +nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre!</p> + +<p>—Je veux sortir d'ici.</p> + +<p>—Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise...</p> + +<p>—C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne +veux être renfermée ni ici ni ailleurs.</p> + +<p>—Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui +vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est +plus vrai: voyez dans quel état vous êtes!»</p> + +<p>En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe +était en désordre, que ma guimpe s'était tournée presque sens +devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules. +J'étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure qui +n'avait avec moi qu'un ton radouci et faux; et je lui dis avec +dépit:</p> + +<p>«Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je +n'en veux plus...»</p> + +<p>Cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; +et plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais: +impatientée, je le saisis avec violence, je l'arrachai, je le +jetai par terre, et je restai devant ma supérieure, le front ceint +d'un bandeau, et la tête échevelée. Cependant elle, incertaine si +elle devait rester, allait et venait en disant:</p> + +<p>«Ô Jésus! elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est +possédée...»</p> + +<p>Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.</p> + +<p>Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon +état et l'imprudence de mes discours; je me composai de mon +mieux; je ramassai mon voile et je le remis; puis, me tournant +vers elle, je lui dis:</p> + +<p>«Madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse +de mes violences, et je vous en demande pardon; mais +jugez par là combien l'état de religieuse me convient peu, et +combien il est juste que je cherche à m'en tirer, si je puis.»</p> + +<p>Elle, sans m'écouter, répétait: «Que dira le monde? Que +diront nos sœurs?</p> + +<p>—Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat; il y +aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot; je ne demande +que la liberté: je ne dis point que vous m'ouvriez les +portes; mais faites seulement aujourd'hui, demain, après, +qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon évasion +que le plus tard que vous pourrez...</p> + +<p>—Malheureuse! qu'osez-vous me proposer?</p> + +<p>—Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre +avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison; et le +couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles +qui renferment les malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y +périsse. Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un +regard assuré, écoutez-moi: si les lois auxquelles je me suis +adressée trompaient mon attente; et que, poussée par des mouvements +d'un désespoir que je ne connais que trop... vous avez +un puits... il y a des fenêtres dans la maison... partout on a +des murs devant soi... on a un vêtement qu'on peut dépecer... +des mains dont on peut user...</p> + +<p>—Arrêtez, malheureuse! vous me faites frémir. Quoi! vous +pourriez...</p> + +<p>—Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les +maux de la vie, repousser les aliments; on est maître de boire +et de manger, ou de n'en rien faire... S'il arrivait, après ce que +je viens de vous dire, que j'eusse le courage..., et vous savez que +je n'en manque pas, et qu'il en faut plus quelquefois pour vivre +que pour mourir..., transportez-vous au jugement de Dieu, et +dites-moi laquelle de la supérieure ou de sa religieuse lui semblerait +la plus coupable?... Madame, je ne redemande ni ne +redemanderai jamais rien à la maison; épargnez-moi un forfait, +épargnez-vous de longs remords: concertons ensemble...</p> + +<p>—Y pensez-vous, sœur Sainte-Suzanne? Que je manque au +premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que +je partage un sacrilége!</p> + +<p>—Le vrai sacrilége, madame, c'est moi qui le commets tous +les jours en profanant par le mépris les habits sacrés que je +porte. Ôtez-les-moi, j'en suis indigne; faites chercher dans le +village les haillons de la paysanne la plus pauvre; et que la clôture +me soit entr'ouverte.</p> + +<p>—Et où irez-vous pour être mieux?</p> + +<p>—Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous +veut point: et Dieu ne me veut point ici.</p> + +<p>—Vous n'avez rien.</p> + +<p>—Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le +plus.</p> + +<p>—Craignez les désordres auxquels elle entraîne.</p> + +<p>—Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter +le crime, je serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette +maison, ce sera, ou de votre consentement, ou par l'autorité des +lois. Vous pouvez opter...»</p> + +<p>Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis +des choses indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites; +mais il était trop tard. La supérieure en était encore à ses exclamations +«que dira le monde! que diront nos sœurs!» lorsque +la cloche qui nous appelait à l'office vint nous séparer. Elle me +dit en me quittant:</p> + +<p>«Sœur Sainte-Suzanne, vous allez à l'église; demandez à +Dieu qu'il vous touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état; +interrogez votre conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est +impossible qu'elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense +du chant.»</p> + +<p>Nous descendîmes presque ensemble. L'office s'acheva: à la +fin de l'office, lorsque toutes les sœurs étaient sur le point de +se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta.</p> + +<p>«Mes sœurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied +des autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse +qu'il a abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la +religion, et qui est sur le point de se porter à une action sacrilége +aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes.»</p> + +<p>Je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin +d'œil, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses +compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras. +Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d'un +espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix +basse le <i>Veni, Creator</i>, et toutes continuèrent à voix basse le +<i>Veni, Creator</i>; puis, après un second silence, la prieure frappa +sur son pupitre, et l'on sortit.</p> + +<p>Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté: +«Qui est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que +veut-elle faire?...» Ces soupçons ne durèrent pas longtemps. +Ma demande commençait à faire du bruit dans le monde; je +recevais des visites sans fin: les uns m'apportaient des reproches, +d'autres m'apportaient des conseils; j'étais approuvée des +uns, j'étais blâmée des autres. Je n'avais qu'un moyen de me +justifier aux yeux de tous, c'était de les instruire de la conduite +de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à +garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me +restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s'était chargé +de mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque +j'étais effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où +j'avais été traînée une fois, se représentait à mon imagination +dans toute son horreur; je connaissais la fureur des religieuses. +Je communiquai mes craintes à M. Manouri; et il me dit: «Il +est impossible de vous éviter toutes sortes de peines: vous en +aurez, vous avez dû vous y attendre; il faut vous armer de +patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles finiront. Pour ce +cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; c'est +mon affaire...» En effet, quelques jours après il apporta un ordre +à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en +serait requise.</p> + +<p>Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux +prières publiques de la communauté: l'on pria en silence, et l'on +dit à voix basse la même hymne que la veille. Même cérémonie +le troisième jour, avec cette différence que l'on m'ordonna de +me placer debout au milieu du chœur, et que l'on récita les +prières pour les agonisants, les litanies des Saints, avec le refrain +<i>ora pro eâ</i>. Le quatrième jour, ce fut une momerie qui marquait +bien le caractère bizarre de la supérieure. À la fin de l'office, on +me fit coucher dans une bière au milieu du chœur; on plaça +des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me couvrit +d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel chaque +religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant: +<i>Requiescat in pace.</i> Il faut entendre la langue des couvents, +pour connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers +mots. Deux religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les +cierges, et me laissèrent là, trempée jusqu'à la peau, de l'eau +dont elles m'avaient malicieusement arrosée. Mes habits se +séchèrent sur moi; je n'avais pas de quoi me rechanger. Cette +mortification fut suivie d'une autre. La communauté s'assembla; +on me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée +d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance, à +toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher, +et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces +ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits; +deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer +de front: si j'allais, et qu'une religieuse vînt à moi, ou elle +retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant +son voile et son vêtement, de crainte qu'il ne frottât contre le +mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais +à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on avait quelque +chose à me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le malheur +de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en confesser +et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la +flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien +ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications +qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de +ma céleste supérieure de Moni: «Entre toutes ces créatures que +vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, +eh bien! mon enfant, il n'y en a presque pas une, non, presque +pas une, dont je ne pusse faire une bête féroce; étrange métamorphose +pour laquelle la disposition est d'autant plus grande, +qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et que l'on connaît +moins la vie sociale: ce discours vous étonne; Dieu vous préserve +d'en éprouver la vérité. Sœur Suzanne, la bonne religieuse +est celle qui apporte dans le cloître quelque grande +faute à expier.»</p> + +<p>Je fus privée de tous les emplois. À l'église, on laissait une +stalle vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à +une table au réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée +d'aller dans la cuisine demander ma portion; la première fois, +la sœur cuisinière me cria: «N'entrez pas, éloignez-vous...»</p> + +<p>Je lui obéis.</p> + +<p>«Que voulez-vous?</p> + +<p>—À manger.</p> + +<p>—À manger! vous n'êtes pas digne de vivre...»</p> + +<p>Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans +rien prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le +seuil des mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux; +je les ramassais en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je +quelquefois à la porte du chœur la dernière, je la trouvais +fermée; je m'y mettais à genoux; et là j'attendais la fin de +l'office: si c'était au jardin, je m'en retournais dans ma cellule. +Cependant, mes forces s'affaiblissant par le peu de nourriture, +la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par +la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées d'inhumanité, +je sentis que, si je persistais à souffrir sans me +plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai +donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de +frayeur: j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle +ouvrit; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me +criant:</p> + +<p>«Apostate, éloignez-vous!»</p> + +<p>Je m'éloignai.</p> + +<p>«Encore.»</p> + +<p>Je m'éloignai encore.</p> + +<p>«Que voulez-vous?</p> + +<p>—Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée +à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse +vivre.</p> + +<p>—Vivre! me dit-elle, en me répétant le propos de la sœur +cuisinière, en êtes-vous digne?</p> + +<p>—Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que +si l'on me refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes +plaintes à ceux qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne +suis ici qu'en dépôt, jusqu'à ce que mon sort et mon état soient +décidés.</p> + +<p>—Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y +pourvoirai...»</p> + +<p>Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna +ses ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée; +on se faisait un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets +les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et +toutes sortes d'ordures.</p> + +<hr> + + +<p>Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le +parloir ne me fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter +la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore +celui-ci fut-il obligé d'employer plusieurs fois la menace pour +obtenir de me voir. Alors une sœur m'accompagnait; elle se +plaignait, si je parlais bas; elle s'impatientait, si je restais trop; +elle m'interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à +la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m'en +supposait même que je n'avais pas tenus; que sais-je? On en +vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter mes chaises, mes +couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de linge +blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et +sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois +été obligée d'en aller chercher moi-même au puits, à ce puits +dont je vous ai parlé. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en +étais réduite à boire l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter. +Si je passais sous des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou +de m'exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques +sœurs m'ont craché au visage. J'étais devenue d'une malpropreté +hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire +à nos directeurs, la confession me fut interdite.</p> + +<p>Un jour de grande fête, c'était, je crois, le jour de l'Ascension, +on embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et +j'aurais peut-être manqué à tous les autres offices, sans la visite +de M. Manouri, à qui l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que +j'étais devenue, qu'on ne me voyait plus, et que je ne faisais +aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter, +j'abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du chœur, +que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas +des premières. J'étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés +contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste +de mon corps étendu fermait le passage; lorsque l'office finit, +et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première +s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure +se douta de ce que c'était, et dit:</p> + +<p>«Marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.»</p> + +<p>Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres +furent moins inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main +pour me relever. Tandis que j'étais absente, on enleva de ma +cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres +images pieuses, le crucifix; et il ne me resta que celui que je +portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas longtemps. Je +vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans +porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun +des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour +satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler +le repos de la maison, d'errer et de devenir folle. Comme +ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en +tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on +me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l'étage +au-dessus; descendait l'étage au-dessous; et celles qui n'étaient +pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre des +choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des +cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants +et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un +pacte; et qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor.</p> + +<p>Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le +grand nombre: celles-là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient +passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée +avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma +rencontre, et s'enfuyaient en criant: «Satan, éloignez-vous de +moi! Mon Dieu, venez à mon secours!...» Une des plus jeunes +était au fond du corridor, j'allais à elle, et il n'y avait pas moyen +de m'éviter; la frayeur la plus terrible la prit. D'abord elle se +tourna le visage contre le mur, marmottant d'une voix tremblante: +«Mon Dieu! mon Dieu! Jésus! Marie!...» Cependant +j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre le +visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon +côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: «À +moi! à moi! miséricorde! je suis perdue! Sœur Sainte-Suzanne, +ne me faites point de mal; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de +moi...» Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à +moitié morte sur le carreau.</p> + +<p>On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous +dire comment cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la +plus criminelle: on dit que le démon de l'impureté s'était emparé +de moi; on me supposa des desseins, des actions que je +n'ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le +désordre évident dans lequel la jeune religieuse s'était trouvée. +En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu'on peut +imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore +d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux, +et qu'on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous +dirai-je, monsieur? Il faut qu'avec toute leur retenue extérieure, +la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces +femmes aient le cœur bien corrompu: elles savent du moins +qu'on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais +pas; aussi n'ai-je jamais bien compris ce dont elles m'accusaient: +et elles s'exprimaient en des termes si obscurs, que je n'ai jamais +su ce qu'il y avait à leur répondre.</p> + +<p>Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. +Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par +mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils +entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte +et la plus décidée. Qu'on est injuste dans le monde! On permet +à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est +pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt votre fille que de +l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui, tuez-la. Combien +j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en naissant! +elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'ôta mon +bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien +que je n'obéis pas. Hélas! c'était mon unique consolation; +j'élevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais +espérer qu'ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma +misère. On écoutait à ma porte; et un jour que je m'adressais à +lui dans l'accablement de mon cœur, et que je l'appelais à mon +aide, on me dit:</p> + +<p>«Vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; +mourez désespérée, et soyez damnée...»</p> + +<p>D'autres ajoutèrent: «<i>Amen</i> sur l'apostate! <i>Amen</i> sur elle!»</p> + +<p>Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange +qu'aucun autre. Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est +que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à +plus forte raison un esprit obsédé de l'esprit infernal, elles +délibérèrent entre elles s'il ne fallait pas m'exorciser; et il fut +conclu, à la pluralité des voix, que j'avais renoncé à mon chrême +et à mon baptême; que le démon résidait en moi, et qu'il +m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à certaines +prières je grinçais des dents et que je frémissais dans l'église; +qu'à l'élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une +autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais +plus mon rosaire (qu'on m'avait volé); que je proférais des +blasphèmes que je n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait +en moi quelque chose qui n'était pas naturel, et qu'il fallait en +donner avis au grand vicaire; ce qui fut fait.</p> + +<p>Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d'âge et d'expérience, +brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail +du désordre de la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que, +si j'en étais la cause, c'était une cause bien innocente. Vous +vous doutez, sans doute, qu'on n'omit pas dans le mémoire qui +lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du chœur, +le tumulte qui se passait chez moi, ce que l'une avait vu, ce +qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les choses +saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait; +pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce +qu'on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées, +qu'avec tout son bon sens, M. Hébert ne put s'empêcher d'y +donner en partie, et de croire qu'il y avait beaucoup de vrai. +La chose lui parut assez importante, pour s'en instruire par lui-même; +fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de +deux jeunes ecclésiastiques, qu'on avait attachés à sa personne, +et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.</p> + +<p>Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement +dans ma chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me +parlât; et l'on m'appelait d'une voix basse et tremblante:</p> + +<p>«Sœur Sainte-Suzanne, dormez-vous?</p> + +<p>—Non, je ne dors pas. Qui est-ce?</p> + +<p>—C'est moi.</p> + +<p>—Qui, vous?</p> + +<p>—Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se +perdre, pour vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez: +Il y a, demain, ou après, visite du grand vicaire: vous serez +accusée; préparez-vous à vous défendre. Adieu; ayez du courage, +et que le Seigneur soit avec vous.»</p> + +<p>Cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre.</p> + +<p>Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses, +quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit.</p> + +<hr> + + +<p>Cependant, mon procès se suivait avec chaleur: une foule de +personnes de tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que +je ne connaissais pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent +pour moi. Vous fûtes de ce nombre, et peut-être l'histoire de mon +procès vous est-elle mieux connue qu'à moi; car, sur la fin, je +ne pouvais plus conférer avec M. Manouri. On lui dit que j'étais +malade; il se douta qu'on le trompait; il trembla qu'on ne m'eût +jetée dans le cachot. Il s'adressa à l'archevêché, où l'on ne daigna +pas l'écouter; on y était prévenu que j'étais folle, ou peut-être +quelque chose de pis. Il se retourna du côté des juges; il +insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la supérieure de me +représenter, morte ou vive, quand elle en serait sommée. Les +juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques; ceux-ci +sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on +n'allait au-devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la +visite du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries +éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de +s'en mêler: ils savent, par expérience, que leur autorité est toujours +éludée et compromise.</p> + +<p>Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours +de Dieu, rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai +au ciel que le bonheur d'être interrogée et entendue sans +partialité; je l'obtins, mais vous allez apprendre à quel prix. S'il +était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et +sage, il n'importait pas moins à ma supérieure qu'on me vît +méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis +que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de +méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait +pour m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications; +on multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta +tout à fait le repos de la nuit; tout ce qui peut abattre la santé +et troubler l'esprit, on le mit en œuvre; ce fut un raffinement +de cruauté dont vous n'avez pas d'idée. Jugez du reste par ce +trait:</p> + +<p>Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou +ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor; +je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle +qui l'avait égarée la retrouvât facilement: la lumière m'empêcha +de voir qu'elle était presque rouge; je la saisis; mais en +la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du +dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les +endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou +à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne sais +comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer, +et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant +moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien +résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais +la porte des commodités fermée, et j'étais obligée de descendre +plusieurs étages et de courir au fond du jardin quand la +porte en était ouverte; quand elle ne l'était pas... Ah! monsieur, +les méchantes créatures que des femmes recluses, qui +sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui +croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que l'archidiacre +arrivât; il était temps que mon procès finît.</p> + +<hr> + + +<p>Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, +monsieur, que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on +m'avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait +avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. +On crut qu'il n'y avait qu'une forte terreur qui pût me montrer +dans cet état; et voici comment on s'y prit pour me la donner.</p> + +<p>Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra +dans ma cellule; elle était accompagnée de trois sœurs; l'une +portait un bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes. +La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante:</p> + +<p>«Levez-vous... Mettez-vous à genoux, et recommandez +votre âme à Dieu.</p> + +<p>—Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je +vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé +de moi et ce qu'il faut que je demande à Dieu?»</p> + +<p>Une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais, +je sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses +trois fatales compagnes; elles étaient debout sur une même ligne, +le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur +avait séparé chaque mot de la question que j'avais faite. Je crus, +au silence qu'on gardait, que je n'avais pas été entendue; je +recommençai les derniers mots de cette question, car je n'eus +pas la force de la répéter tout entière; je dis donc avec une +voix faible et qui s'éteignait:</p> + +<p>«Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu?»</p> + +<p>On me répondit:</p> + +<p>«Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez-lui +comme si vous étiez au moment de paraître devant lui.»</p> + +<p>À ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles +avaient résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire +que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains +religieux, qu'ils jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. +Je ne croyais pas qu'on eût jamais exercé cette inhumaine +juridiction dans aucun couvent de femmes; mais il y avait +tant d'autres choses que je n'avais pas devinées et qui s'y passaient! +À cette idée de mort prochaine, je voulus crier; mais ma +bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun son; j'avançais vers +la supérieure des bras suppliants et mon corps défaillant se renversait +en arrière; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans +ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement +les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns +sur les autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble +chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le +sentiment; j'entendis seulement bourdonner autour de moi des +voix confuses et lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les +oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement +qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet état, mais j'en +fus tirée par une fraîcheur subite qui me causa une convulsion +légère, et qui m'arracha un profond soupir. J'étais traversée +d'eau; elle coulait de mes vêtements à terre; c'était celle d'un +grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le corps. J'étais couchée +sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre +le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts et fermés; +je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla +que j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais +que des vêtements flottants, auxquels je cherchais à +m'attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je +n'étais pas soutenue; je voulais le lever, mais je le trouvais trop +pesant; mon extrême faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai; +je m'appuyais le dos contre le mur; j'avais les deux mains +dans l'eau, la tête penchée sur la poitrine; et je poussais une +plainte inarticulée, entrecoupée et pénible. Ces femmes me regardaient +d'un air qui marquait la nécessité, l'inflexibilité et qui +m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure dit:</p> + +<p>«Qu'on la mette debout.»</p> + +<p>On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta:</p> + +<p>«Puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis +pour elle; vous savez ce que vous avez à faire; achevez.»</p> + +<p>Je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées +à m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. +Je demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai +les cordes à baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris +le scapulaire de la supérieure, et je le baisai; je dis:</p> + +<p>«Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi! +Chères sœurs, tâchez de ne pas me faire souffrir.»</p> + +<p>Et je présentai mon cou.</p> + +<p>Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: +il est sûr que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais, +sont morts avant que d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse +qui me servait de lit, les bras liés derrière le dos, assise, +avec un grand christ de fer sur mes genoux...</p> + +<p>... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous +cause; mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la +compassion que j'attends de vous...</p> + +<p>Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne +sur toutes les religions du monde; quelle profonde +sagesse il y avait dans ce que l'aveugle philosophie appelle la +folie de la croix. Dans l'état où j'étais, de quoi m'aurait servi +l'image d'un législateur heureux et comblé de gloire? Je voyais +l'innocent, le flanc percé, le front couronné d'épines, les mains +et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances; +et je me disais: «Voilà mon Dieu, et j'ose me plaindre!...» Je +m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans +mon cœur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop +heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier +mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais +que j'avais à peine vingt ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie, +trop abattue, pour que mon esprit pût s'élever au-dessus +des terreurs de la mort; en pleine santé, je crois que j'aurais pu +me résoudre avec plus de courage.</p> + +<p>Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me +trouvèrent plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient +et qu'elles ne m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout; +on m'attacha mon voile sur le visage; deux me prirent sous les +bras; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure +m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir où j'allais, mais +croyant aller au supplice; et je disais: «Mon Dieu, ayez pitié +de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez +pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé!»</p> + +<p>J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la +messe. La communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire +que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient +me serraient, me poussaient avec violence, semblaient +se tourmenter autour de moi, et m'entraînaient, les unes par +les bras, tandis que d'autres me retenaient par derrière, comme +si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer dans l'église; +cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les marches +de l'autel: j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à +genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait +comme si j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le <i>Veni, +Creator</i>; on exposa le Saint-Sacrement; on donna la bénédiction. +Au moment de la bénédiction, où l'on s'incline par vénération, +celles qui m'avaient saisie par le bras me courbèrent +comme de force, et les autres m'appuyaient les mains sur les +épaules. Je sentais ces différents mouvements; mais il m'était +impossible d'en deviner la fin; enfin tout s'éclaircit.</p> + +<p>Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa +chasuble, se revêtit seulement de son aube et de son étole, et +s'avança vers les marches de l'autel où j'étais à genoux; il était +entre les deux ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel +le Saint-Sacrement était exposé, et le visage de mon côté. Il +s'approcha de moi et me dit:</p> + +<p>«Sœur Suzanne, levez-vous.»</p> + +<p>Les sœurs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres +m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, +comme si elles eussent craint que je m'échappasse. Il ajouta:</p> + +<p>«Qu'on la délie.»</p> + +<p>On ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient +ou même du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit +que cet homme était brusque: il répéta d'une voix ferme et +dure:</p> + +<p>«Qu'on la délie.»</p> + +<p>On obéit.</p> + +<p>À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte +douloureuse et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites +qui m'approchaient s'écartèrent comme effrayées.</p> + +<p>Il se remit; les sœurs revinrent comme en tremblant; je +demeurais immobile, et il me dit:</p> + +<p>«Qu'avez-vous?»</p> + +<p>Je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la +corde dont on me les avait garrottés m'était entrée presque entièrement +dans les chairs; et ils étaient tout violets du sang qui +ne circulait plus et qui s'était extravasé; il conçut que ma plainte +venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit:</p> + +<p>«Qu'on lui lève son voile.»</p> + +<p>On l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en +aperçusse: et l'on apporta encore bien de l'embarras et de la +violence à une chose qui n'en exigeait que parce qu'on y avait +pourvu; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou +folle; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques +endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d'autres, et +l'on me vit.</p> + +<p>J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée, +mais ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de +voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la +vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié +sur les jeunes acolytes de l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces +sentiments; juste, mais peu sensible, il était du nombre de +ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la +vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien par esprit +d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole, +et me la posant sur la tête, il me dit:</p> + +<p>«Sœur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit?»</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>«J'y crois.</p> + +<p>—Croyez-vous en notre mère sainte Église?</p> + +<p>—J'y crois.</p> + +<p>—Renoncez-vous à Satan et à ses œuvres?»</p> + +<p>Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je +poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma +tête. Il se troubla; ses compagnons pâlirent; entre les sœurs, +les unes s'enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles, +les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu'on se +rapaisât; cependant il me regardait; il s'attendait à quelque +chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui disant:</p> + +<p>«Monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui +m'a piquée vivement avec quelque chose de pointu;» et levant +les yeux et les mains au ciel, j'ajoutai en versant un torrent +de larmes:</p> + +<p>«C'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez +si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi...»</p> + +<p>Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne +m'avait pas touchée.</p> + +<p>L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les +religieuses allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de +s'éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses +œuvres; et je lui répondis fermement:</p> + +<p>«J'y renonce, j'y renonce.»</p> + +<p>Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je +le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.</p> + +<p>Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et +je dis à genoux:</p> + +<p>«Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix +pour mes péchés et pour tous ceux du genre humain, je vous +adore, appliquez-moi le mérite des tourments que vous avez +soufferts; faites couler sur moi une goutte du sang que vous +avez répandu, et que je sois purifiée. Pardonnez-moi, mon Dieu, +comme je pardonne à tous mes ennemis...»</p> + +<p>Il me dit ensuite:</p> + +<p>«Faites un acte de foi...» et je le fis.</p> + +<p>«Faites un acte d'amour...» et je le fis.</p> + +<p>«Faites un acte d'espérance...» et je le fis.</p> + +<p>«Faites un acte de charité...» et je le fis.</p> + +<p>Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus; +mais je pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car +j'arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes +ecclésiastiques en versèrent des larmes, et l'archidiacre étonné +me demanda d'où j'avais tiré les prières que je venais de +réciter.</p> + +<p>Je lui dis:</p> + +<p>«Du fond de mon cœur; ce sont mes pensées et mes sentiments; +j'en atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent +sur cet autel. Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai +fait quelques fautes, Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui +qui soit en droit de m'en demander compte et de les punir...»</p> + +<p>À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure.</p> + +<p>Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait +d'être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre +de l'Église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent, +excepté la supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques. +L'archidiacre s'assit, et tirant le mémoire qu'on lui avait présenté +contre moi, il le lut à haute voix, et m'interrogea sur les +articles qu'il contenait.</p> + +<p>«Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point?</p> + +<p>—C'est qu'on m'en empêche.</p> + +<p>—Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements?</p> + +<p>—C'est qu'on m'en empêche.</p> + +<p>—Pourquoi n'assistez-vous ni à la messe, ni aux offices +divins?</p> + +<p>«C'est qu'on m'en empêche.»</p> + +<p>La supérieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son +ton:</p> + +<p>«Madame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de +votre cellule?</p> + +<p>—C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous +les vaisseaux nécessaires aux besoins de la nature.</p> + +<p>—Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir +et dans votre cellule?</p> + +<p>—C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos.»</p> + +<p>La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde +fois:</p> + +<p>«Madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez +quand je vous interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse +qu'on a arrachée de vos mains, et qu'on a trouvée renversée à +terre dans le corridor?</p> + +<p>—C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de +moi.</p> + +<p>—Est-elle votre amie?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—N'êtes-vous jamais entrée dans sa cellule?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle, +soit à d'autres?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Pourquoi vous a-t-on liée?</p> + +<p>—Je l'ignore.</p> + +<p>—Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas?</p> + +<p>—C'est que j'en ai brisé la serrure.</p> + +<p>—Pourquoi l'avez-vous brisée?</p> + +<p>—Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'Ascension.</p> + +<p>—Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour-là?</p> + +<p>—Oui, monsieur...»</p> + +<p>La supérieure dit:</p> + +<p>«Monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté...»</p> + +<p>Je l'interrompis.</p> + +<p>«Assurera que la porte du chœur était fermée; qu'elles +m'ont trouvée prosternée à cette porte, et que vous leur avez +ordonné de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait; +mais je leur pardonne et à vous, madame, de l'avoir ordonné; +je ne suis pas venue pour accuser personne, mais pour me +défendre.</p> + +<p>—Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix?</p> + +<p>—C'est qu'on me les a ôtés.</p> + +<p>—Où est votre bréviaire?</p> + +<p>—On me l'a ôté.</p> + +<p>—Comment priez-vous donc?</p> + +<p>—Je fais ma prière de cœur et d'esprit, quoiqu'on m'ait +défendu de prier.</p> + +<p>—Qui est-ce qui vous a fait cette défense?</p> + +<p>—Madame...»</p> + +<p>La supérieure allait encore parler.</p> + +<p>«Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez +défendu de prier? Dites oui ou non.</p> + +<p>—Je croyais, et j'avais raison de croire...</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous défendu de prier, +oui ou non?</p> + +<p>—Je lui ai défendu, mais...»</p> + +<p>Elle allait continuer.</p> + +<p>«Mais, reprit l'archidiacre, mais... Sœur Suzanne, pourquoi +êtes-vous pieds nus?</p> + +<p>—C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers.</p> + +<p>—Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet +état de vétusté et de malpropreté?</p> + +<p>—C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du +linge, et que je suis forcée de coucher avec mes vêtements.</p> + +<p>—Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements?</p> + +<p>—C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, +ni draps, ni linge de nuit.</p> + +<p>—Pourquoi n'en avez-vous point?</p> + +<p>—C'est qu'on me les a ôtés.</p> + +<p>—Êtes-vous nourrie?</p> + +<p>—Je demande à l'être.</p> + +<p>—Vous ne l'êtes donc pas?»</p> + +<p>Je me tus; et il ajouta:</p> + +<p>«Il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement, +sans que vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité.</p> + +<p>—Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux, +et de revenir contre des vœux que je n'ai pas faits librement.</p> + +<p>—C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière +qu'elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez +les devoirs de la vie religieuse.</p> + +<p>—Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi.</p> + +<p>—Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.</p> + +<p>—C'est tout ce que je demande.</p> + +<p>—N'avez-vous à vous plaindre de personne?</p> + +<p>—Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue +pour accuser, mais pour me défendre.</p> + +<p>—Allez.</p> + +<p>—Monsieur, où faut-il que j'aille?</p> + +<p>—Dans votre cellule.»</p> + +<p>Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux +pieds de la supérieure et de l'archidiacre.</p> + +<p>«Eh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?»</p> + +<p>Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs +endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans +chair, mon vêtement sale et déchiré:</p> + +<p>«Vous voyez!»</p> + +<hr> + + +<p>Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart +de ceux qui liront ces mémoires: «Des horreurs si multipliées, +si variées, si continues! Une suite d'atrocités si recherchées +dans les âmes religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,» +diront-ils, dites-vous. Et j'en conviens, mais cela est vrai, +et puisse le ciel que j'atteste, me juger dans toute sa rigueur et +me condamner aux feux éternels, si j'ai permis à la calomnie +de ternir une de mes lignes de son ombre la plus légère! +Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une supérieure +était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout +lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et +se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point +d'être juste. Plus j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui +m'arrive n'était point encore arrivé, et n'arrivera peut-être +jamais. Une fois (et plût à Dieu que ce soit la première et la +dernière!) il plut à la Providence, dont les voies nous sont +inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la +masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, +sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée +dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert, +j'ai beaucoup souffert; mais le sort de mes persécutrices +me paraît et m'a toujours paru plus à plaindre que le mien. +J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé mourir que de quitter +mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines +finiront, je l'espère de vos bontés; la mémoire, la honte et le +remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles +s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur +vie; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, +monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable, +la vie m'est à charge; je suis une femme, j'ai l'esprit +faible comme celles de mon sexe; Dieu peut m'abandonner; je +ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps +ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu'un +fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer +sur ma destinée; quand vous seriez déchiré de remords, je +ne sortirais pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se +fermerait à jamais sur une désespérée.</p> + +<hr> + + +<p>«Allez,» me dit l'archidiacre.</p> + +<p>Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever; +et l'archidiacre ajouta:</p> + +<p>«Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure; +et je ne sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli.»</p> + +<p>Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; +toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles +se parlaient d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je +parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui +se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai +dans ma cellule; je me mis à genoux contre le mur, et je priai +Dieu d'avoir égard à la modération avec laquelle j'avais parlé à +l'archidiacre, et de lui faire connaître mon innocence et la +vérité.</p> + +<p>Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la +supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais +sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans +matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, +sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. +Je me levai; et l'archidiacre s'arrêtant tout court et tournant +des yeux d'indignation sur la supérieure, lui dit:</p> + +<p>«Eh bien! madame?»</p> + +<p>Elle répondit:</p> + +<p>«Je l'ignorais.</p> + +<p>—Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passé un jour +sans entrer ici, et n'en descendiez-vous pas quand vous êtes +venue?... Sœur Suzanne, parlez: madame n'est-elle pas entrée +ici d'aujourd'hui?»</p> + +<p>Je ne répondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques +laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les +yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur +surprise. Ils sortirent tous; et j'entendis l'archidiacre qui disait +à la supérieure dans le corridor:</p> + +<p>«Vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être +déposée. J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce +désordre soit réparé avant que je sois sorti.»</p> + +<p>Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait:</p> + +<p>«Cela est horrible. Des chrétiennes! des religieuses! des +créatures humaines! cela est horrible.»</p> + +<p>Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais +j'eus du linge, d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des +couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, +mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui +me rétablissait dans l'état commun des religieuses; la liberté du +parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.</p> + +<p>Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire +qui fit peu de sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de +pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre +tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument +qu'il attaquât la réputation de mes parents; je voulais +qu'il ménageât l'état religieux et surtout la maison où j'étais; +je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop odieuses mes +beaux-frères et mes sœurs. Je n'avais en ma faveur qu'une première +protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un +autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne +des bornes si étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des +parties qui n'en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent +aux pieds le juste et l'injuste, qui avancent et nient avec la +même impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni +des soupçons, ni de la médisance, ni de la calomnie, il est difficile +de l'emporter, surtout à des tribunaux, où l'habitude et +l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on examine +avec quelque scrupule les plus importantes; et où les contestations +de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un +œil défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le +succès d'une religieuse réclamant contre ses vœux, une infinité +d'autres ne soient engagées dans la même démarche: on sent +secrètement que, si l'on souffrait que les portes de ces prisons +s'abattissent en faveur d'une malheureuse, la foule s'y porterait +et chercherait à les forcer. On s'occupe à nous décourager et à +nous résigner toutes à notre sort par le désespoir de le changer. +Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce +devrait être le contraire: entrer difficilement en religion, et en +sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant +d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, +même juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si +essentiels à la constitution d'un État? Jésus-Christ a-t-il institué +des moines et des religieuses? L'Église ne peut-elle absolument +s'en passer? Quel besoin a l'époux de tant de vierges folles? et +l'espèce humaine de tant de victimes? Ne sentira-t-on jamais +la nécessité de rétrécir l'ouverture de ces gouffres, où les races +futures vont se perdre? Toutes les prières de routine qui se +font là, valent-elles une obole que la commisération donne au +pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve-t-il qu'il se +renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut-il +autoriser la témérité de ses vœux? Ces vœux, qui heurtent la +pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés +que par quelques créatures mal organisées, en qui les +germes des passions sont flétris, et qu'on rangerait à bon droit +parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître +aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de +l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces cérémonies lugubres +qu'on observe à la prise d'habit et à la profession, quand +on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et +au malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire +ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et +l'oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, +qu'une foule de distractions emporte? Où est-ce qu'on voit des +têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui +les agitent? Où est-ce qu'on voit cet ennui profond, cette pâleur, +cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et +se consume? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, +les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées +d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est-ce +que la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est +point faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, +jette l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus +de remède? En quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils +anéanti toutes les qualités sociales? Où est-ce qu'il n'y a ni +père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami? Où est-ce que +l'homme, ne se considérant que comme un être d'un instant et +qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, +comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? +Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs? +Où est le lieu de la servitude et du despotisme? Où sont les +haines qui ne s'éteignent point? Où sont les passions couvées +dans le silence? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité? +On ne sait pas l'histoire de ces asiles, disait ensuite +M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait +dans un autre endroit: «Faire vœu de pauvreté, c'est s'engager +par serment à être paresseux et voleur; faire vœu de chasteté, +c'est promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de +la plus importante de ses lois; faire vœu d'obéissance, c'est renoncer +à la prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on +observe ces vœux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est +parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.»</p> + +<p>Une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi +nous. Son père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait +trois ans pour y penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, +pleine de ferveur; cependant il fallut s'y soumettre. Sa +vocation ne s'étant point démentie, elle retourna à son père, et +elle lui dit que les trois ans étaient écoulés. «Voilà qui est bien, +mon enfant, lui répondit-il; je vous ai accordé trois ans pour +vous éprouver, j'espère que vous voudrez bien m'en accorder +autant pour me résoudre...» Cela parut encore beaucoup plus +dur, et il y eut des larmes répandues; mais le père était un +homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, +elle fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse, +exacte à tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent +de sa franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence +de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s'en +doutèrent; elle fut enfermée; privée des exercices de la religion; +elle en devint folle: et comment la tête résisterait-elle +aux persécutions de cinquante personnes qui s'occupent depuis +le commencement du jour jusqu'à la fin à vous tourmenter? +Auparavant on avait tendu à sa mère un piége, qui marque +bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse +le désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa +fille. Elle s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la +permission qu'elle sollicitait. Elle entra; elle courut à la cellule +de son enfant; mais quel fut son étonnement de n'y voir que +les quatre murs tout nus! On en avait tout enlevé. On se doutait +bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa +fille dans cet état; en effet, elle la remeubla, la remit en vêtements +et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette +curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et +que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient +ses frères et ses sœurs... C'est là que l'ambition et le luxe sacrifient +une portion des familles pour faire à celle qui reste un +sort plus avantageux; c'est la sentine où l'on jette le rebut de +la société. Combien de mères comme la mienne expient un +crime secret par un autre!</p> + +<hr> + + +<p>M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus +d'effet. On sollicita vivement; j'offris encore à mes sœurs de +leur laisser la possession entière et tranquille de la succession +de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour +le plus favorable, et où j'espérai la liberté; je n'en fus que +plus cruellement trompée; mon affaire fut plaidée à l'audience +et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l'ignorais. +C'était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits +entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure, et +des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute tremblante; +je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas une +amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. Ô la cruelle +matinée que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais +prier, je ne pouvais pas; je me mettais à genoux, je me +recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon +esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges: je +les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux, j'interrompais +le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne +connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des +images de toute espèce; les unes favorables, les autres sinistres, +d'autres indifférentes: j'étais dans une agitation, dans un +trouble d'idées qui ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un +profond silence; les religieuses ne se parlaient plus; il me +parut qu'elles avaient au chœur la voix plus brillante qu'à +l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; les autres ne chantaient +point; au sortir de l'office elles se retirèrent en silence. +Je me persuadais que l'attente les inquiétait autant que moi: +mais l'après-midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement +de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer, +des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se +parlent bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut +qu'on se taisait en passant, et qu'on marchait sur la pointe des +pieds. Je pressentis que j'avais perdu mon procès, je n'en doutai +pas un instant. Je me mis à tourner dans ma cellule sans +parler; j'étouffais, je ne pouvais me plaindre, je croisais mes +bras sur ma tête, je m'appuyais le front tantôt contre un mur, +tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur mon lit, mais +j'en étais empêchée par un battement de cœur: il est sûr que +j'entendais battre mon cœur, et qu'il faisait soulever mon vêtement. +J'en étais là lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. +Je descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie +était si gaie, que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait +ne pouvait être que fort triste: j'allai pourtant. Arrivée à la +porte du parloir, je m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le +recoin des deux murs; je ne pouvais me soutenir; cependant +j'entrai. Il n'y avait personne; j'attendis; on avait empêché +celui qui m'avait fait appeler de paraître avant moi; on se doutait +bien que c'était un émissaire de mon avocat; on voulait +savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour +entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur +mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.</p> + +<p>«C'est de la part de M. Manouri, me dit-il.</p> + +<p>—C'est, lui répondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu +mon procès.</p> + +<p>—Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette +lettre; il avait l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis +venu à toute bride, comme il me l'a recommandé.</p> + +<p>—Donnez...»</p> + +<p>Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans +le regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme +j'étais. Cependant cet homme me demanda: «N'y a-t-il point +de réponse?</p> + +<p>—Non, lui dis-je, allez.»</p> + +<p>Il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me +remuer ni me résoudre à sortir.</p> + +<p>Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des +lettres sans la permission de la supérieure; on lui remet et +celles qu'on reçoit, et celles qu'on écrit: il fallait donc lui +porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela; je crus que +je n'arriverais jamais: un patient, qui sort du cachot pour aller +entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni +plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les religieuses +m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du +spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on +ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses; je +m'en aperçus au bas de leurs robes, car je n'osai lever les +yeux; je lui présentai ma lettre d'une main vacillante; elle la +prit, la lut et me la rendit. Je m'en retournai dans ma cellule; +je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j'y restai +sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun +mouvement jusqu'à l'office de l'après-midi. À trois heures et +demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà quelques +religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du chœur; +elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le +reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après +l'office, elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai +pour les suivre la dernière: je commençai dès ce moment à +me condamner à tout ce qu'on voudrait: on venait de m'interdire +l'église, je m'interdis de moi-même le réfectoire et la +récréation. J'envisageais ma condition de tous les côtés, et je ne +voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans +ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce d'oubli où +l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques visites, +mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de recevoir. +Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme +j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, +et les bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui +dis rien. Il n'osait ni me regarder, ni me parler.</p> + +<p>«Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit; +vous avez lu ma lettre?</p> + +<p>—Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue.</p> + +<p>—Vous ignorez donc...</p> + +<p>—Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et +j'y suis résignée.</p> + +<p>—Comment en use-t-on avec vous?</p> + +<p>—On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend +ce que l'avenir me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est +que, privée de l'espérance qui me soutenait, il est impossible +que je souffre autant que j'ai déjà souffert; je mourrai. La +faute que j'ai commise n'est pas de celles qu'on pardonne en +religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le cœur de celles +à la discrétion desquelles il lui plaît de m'abandonner, mais +de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, +et de m'appeler à lui promptement.</p> + +<p>—Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma +propre sœur que je n'aurais pas mieux fait...»</p> + +<p>Cet homme a le cœur sensible.</p> + +<p>«Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque +chose, disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en +suis considéré; je verrai les grands vicaires et l'archevêque.</p> + +<p>—Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.</p> + +<p>—Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison?</p> + +<p>—Il y a trop d'obstacles.</p> + +<p>—Mais quels sont donc ces obstacles?</p> + +<p>—Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à +faire ou l'ancienne à retirer de cette maison; et puis, que +trouverai-je dans un autre couvent? Mon cœur inflexible, des +supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas +meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il +vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront plus courts.</p> + +<p>—Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes +gens, la plupart sont opulents: on ne vous arrêtera pas ici, +quand vous sortirez sans rien emporter.</p> + +<p>—Je le crois.</p> + +<p>—Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être +de celles qui restent.</p> + +<p>—Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent +plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira +de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit +plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse +sans vocation, qu'aux personnes pieuses d'y en faire entrer +une bien appelée? Dote-t-on facilement ces dernières? Eh! +monsieur, tout le monde s'est retiré depuis la perte de mon +procès; je ne vois plus personne.</p> + +<p>—Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y +serai plus heureux.</p> + +<p>—Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à +rien, le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais +seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les +qualités de l'état religieux succédassent dans mon âme à +l'espérance de le quitter, que j'ai perdue... Mais cela ne se +peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à mes os, et ne +m'en gêne que davantage. Ah! quel sort! être religieuse à +jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! +passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de +sa prison!»</p> + +<p>En cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les +étouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, +me dit:</p> + +<p>«Madame, oserais-je vous faire une question?</p> + +<p>—Faites, monsieur.</p> + +<p>—Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque +motif secret?</p> + +<p>—Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que +je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais +m'assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée +d'une recluse: c'est un tissu de puérilités que je méprise; j'y +serais faite, si j'avais pu m'y faire; j'ai cherché cent fois à +m'en imposer, à me briser là-dessus; je ne saurais. J'ai envié, +j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit de mes +compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. +Je fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation +perce dans toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout +moment à la vie monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; +on s'occupe à m'humilier; les fautes et les punitions se +multiplient à l'infini, et les journées se passent à mesurer des +yeux la hauteur des murs.</p> + +<p>—Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.</p> + +<p>—Monsieur, ne tentez rien.</p> + +<p>—Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai +vous revoir; j'espère qu'on ne vous cèlera pas; vous aurez +incessamment de mes nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, +je réussirai à vous tirer d'ici. Si l'on en usait trop +sévèrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.»</p> + +<p>Il était tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans +ma cellule. L'office du soir ne tarda pas à sonner: j'arrivai +des premières; je laissai passer les religieuses, et je me tins +pour dit qu'il fallait demeurer à la porte; en effet, la supérieure +la ferma sur moi. Le soir, à souper, elle me fit signe en +entrant de m'asseoir à terre au milieu du réfectoire; j'obéis, +et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en mangeai un +peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint +conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et +l'on me condamna à être privée de récréation, à entendre +pendant un mois l'office à la porte du chœur, à manger à terre +au milieu du réfectoire, à faire amende honorable trois jours +de suite, à renouveler ma prise d'habit et mes vœux, à prendre +le cilice, à jeûner de deux jours l'un, et à me macérer après +l'office du soir tous les vendredis. J'étais à genoux, le voile +baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée.</p> + +<p>Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec +une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe +d'étoffe grossière dont on m'avait revêtue lorsque je fus conduite +dans le cachot. J'entendis ce que cela signifiait; je me +déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon voile, on me dépouilla; +et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les pieds nus, mes +longs cheveux tombaient sur mes épaules; et tout mon vêtement +se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise +très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et +qui me descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai +vêtue pendant la journée, et que je comparus à tous les exercices.</p> + +<p>Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis +qu'on s'en approchait en chantant les litanies; c'était toute la +maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai; on +me passa une corde au cou; on me mit dans la main une +torche allumée et une discipline dans l'autre. Une religieuse +prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la +procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur +consacré à sainte Marie: on était venu en chantant à voix +basse, on s'en retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce +petit oratoire, qui était éclairé de deux lumières, on m'ordonna +de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale +que j'avais donné; la religieuse qui me conduisait me disait +tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je le répétai mot à +mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla jusqu'à la +ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes +épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit +dans la main droite la discipline que je portais de la main +gauche, et l'on commença le <i>Miserere</i>. Je compris ce que l'on +attendait de moi, et je l'exécutai. Le <i>Miserere</i> fini, la supérieure +me fit une courte exhortation; on éteignit les lumières, les +religieuses se retirèrent, et je me rhabillai.</p> + +<p>Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs +violentes aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés +des coupures de morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté +de répandre sur mon chemin.</p> + +<p>Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours +suivants; seulement le dernier, on ajouta un psaume au <i>Miserere</i>.</p> + +<p>Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu +près avec la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité +quand elle est publique.</p> + +<p>Le cinquième, je renouvelai mes vœux. J'accomplis pendant +un mois le reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après +quoi je rentrai à peu près dans l'ordre commun de la communauté: +je repris ma place au chœur et au réfectoire, et je vaquai +à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle +fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune +amie qui s'intéressait à mon sort! elle me parut presque aussi +changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle +avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et +les yeux presque éteints.</p> + +<p>«Sœur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?—Ce que +j'ai! me répondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! +il était temps que votre supplice finît, j'en serais morte.»</p> + +<p>Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je +n'avais pas eu les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention +de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à +gauche les morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à +jeûner au pain et à l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion +qu'elle enveloppait d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans +ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait +par la corde, et le sort était tombé sur elle; elle eut la fermeté +d'aller trouver la supérieure, et de lui protester qu'elle se résoudrait +plutôt à mourir qu'à cette infâme et cruelle fonction. +Heureusement cette jeune fille était d'une famille considérée; +elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré de la +supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de +café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la +main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est +devenue folle, et elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne, +tourmente et se porte bien.</p> + +<p>Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et +de si dures épreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance +que la sœur Ursule montra bien toute l'amitié qu'elle +avait pour moi; je lui dois la vie. Ce n'était pas un bien qu'elle +me conservait, elle me le disait quelquefois elle-même: cependant +il n'y avait sorte de services qu'elle ne me rendît les jours +qu'elle était d'infirmerie; les autres jours je n'étais pas négligée, +grâce à l'intérêt qu'elle prenait à moi, et aux petites récompenses +qu'elle distribuait à celles qui me veillaient, selon que +j'en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à me +garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte +qu'elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue: ce +fut un véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empêchèrent +point les progrès du mal; je fus réduite à toute extrémité; +je reçus les derniers sacrements. Quelques moments +auparavant je demandai à voir la communauté assemblée, ce +qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit, la +supérieure était au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon +chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. +On présuma que j'avais quelque chose à dire, on me souleva, +et l'on me soutint sur mon séant à l'aide de deux oreillers. +Alors, m'adressant à la supérieure, je la priai de m'accorder sa +bénédiction et l'oubli des fautes que j'avais commises; je +demandai pardon à toutes mes compagnes du scandale que je +leur avais donné. J'avais fait apporter à côté de moi une infinité +de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à mon +usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d'en +disposer; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient +servi de satellites lorsqu'on m'avait jetée dans le cachot. Je fis +approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour +de mon amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en +lui présentant mon rosaire et mon christ: «Chère sœur, souvenez-vous +de moi dans vos prières, et soyez sûre que je ne +vous oublierai pas devant Dieu...» Et pourquoi Dieu ne m'a-t-il +pas prise dans ce moment? J'allais à lui sans inquiétude. +C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le promettre +deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? +il faut pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore +mes peines, et me l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je +voyais les cieux ouverts, et ils l'étaient, sans doute; car la +conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une +félicité éternelle.</p> + +<p>Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de +léthargie; on désespéra de moi pendant toute cette nuit. On +venait de temps en temps me tâter le pouls; je sentais des mains +se promener sur mon visage, et j'entendais différentes voix qui +disaient, comme dans le lointain: «Il remonte... Son nez est +froid... Elle n'ira pas à demain... Le rosaire et le christ vous +resteront...» Et une autre voix courroucée qui disait: «Éloignez-vous, +éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous +pas assez tourmentée?...» Ce fut un moment bien doux +pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les +yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait +point quittée; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter +les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à +l'approcher de ses lèvres, après l'avoir séparé des miennes. +Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un +profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à jeter des +cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié +d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand +vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sœur Ursule...» +Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et +en lui serrant la main.</p> + +<p>M. Bouvard<a id="FNanchor_15" name="FNanchor_15"></a><a href="#Footnote_15" class="fnanchor">15</a> arriva dans ce moment; c'est le médecin de la +maison; cet homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote, +orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta +le pouls et la peau; il était accompagné de la supérieure et de +ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce +qui s'était passé; il répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant +la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas: «Oui, madame, +lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est bonne, la fièvre est tombée, +et la vie commence à poindre dans les yeux.»</p> + +<p>À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de +mon amie; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je +ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.</p> + +<p>«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.</p> + +<p>—Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose, +et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs +fois: «Chère mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai +tout.» C'était apparemment à mon ancienne supérieure que je +m'adressais, je n'en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne, +je désirais de l'emporter avec moi sous la tombe.</p> + +<p>Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des +sueurs abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta +plus de ma guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence +très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette +maison toutes les peines qu'il est possible d'éprouver. Il y avait +eu de la malignité dans ma maladie; la sœur Ursule ne m'avait +presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des +forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent, +elle était attaquée l'après-midi de défaillances qui duraient +quelquefois un quart d'heure: dans cet état, elle était comme +morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui couvrait le front, +et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues; ses +bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait +un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements. +Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée +était de me chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours; +quelquefois même, lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de +connaissance, elle promenait sa main autour d'elle sans ouvrir +les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques +religieuses s'étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n'en +étant pas reconnues, parce qu'alors elle retombait sans mouvement, +elles me disaient: «Sœur Suzanne, c'est à vous qu'elle +en veut, approchez-vous donc...» Je me jetais à ses genoux, +j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à +la fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait: +«Eh bien! sœur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous +qui resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai +de vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes +amères, il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut, +pourquoi n'y pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête +sur mon cou; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait: +«Adieu, Sœur Suzanne; adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera +vos peines quand je n'y serai plus? Qui est-ce qui...? Ah! +chère amie, que je vous plains! Je m'en vais, je le sens, je m'en +vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais de regret à mourir!»</p> + +<p>Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais +qu'on la mît à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des +autres exercices pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin; +mais on me répondit toujours que ce n'était rien, que +ces défaillances se passeraient toutes seules; et la chère sœur +Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs +et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles +elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu'elle +était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je la +trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous +voilà, chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à +venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience +que vous vinssiez! Ma défaillance a été si forte et si longue, que +j'ai cru que j'y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, +voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l'armoire, vous +enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir +d'en bas; vous trouverez derrière cette planche un paquet de +papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer, quelque +danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que +je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes +larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez...»</p> + +<p>Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer +de suite deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à +chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j'avais peine à +l'entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche. +Je pris la clef, je lui montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit +signe de la tête que oui; ensuite, pressentant que j'allais la +perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la +mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou des soins qu'elle +m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute +ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains; +je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite, +elle ne m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur +mon visage et me caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, +peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m'appela.</p> + +<p>«Sœur Suzanne?»</p> + +<p>Je lui dis: «Me voilà.</p> + +<p>—Quelle heure est-il?</p> + +<p>—Il est onze heures et demie.</p> + +<p>—Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous +reviendrez tout de suite...»</p> + +<p>Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte +elle me rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter +ses joues; je les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait +serrée; il semblait qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me +quitter: «cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le +veut; adieu, sœur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix...» Je le +lui mis entre les mains, et je m'en allai.</p> + +<p>On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la +supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, +du danger de la sœur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même. +«Eh bien! dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée +de quelques autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa +cellule; la pauvre sœur n'était plus; elle était étendue sur son +lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, +les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La +supérieure la regarda froidement, et dit: «Elle est morte. Qui +l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une excellente fille: +qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.»</p> + +<p>Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma +douleur; cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je +lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le +drap sur son visage, dont les traits commençaient à s'altérer; +ensuite je songeai à exécuter ce qu'elle m'avait recommandé. +Pour n'être pas interrompue dans cette occupation, j'attendis +que tout le monde fût à l'office: j'ouvris l'oratoire, j'abattis la +planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable +que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique; +et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue sourire, excepté +une fois dans sa maladie.</p> + +<p>Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car +je ne connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais +plus entendu parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il +avait été rebuté par les difficultés; ou que, distrait par des +amusements ou par ses occupations, les offres de services qu'il +m'avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en +savais pas très-mauvais gré: j'ai le caractère porté à l'indulgence; +je puis tout pardonner aux hommes, excepté l'injustice, +l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc l'avocat Manouri +tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient +montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui +je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque +nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.</p> + +<p>Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les +religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle +et spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs +fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis +donc l'honnête et dur M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants +acolytes. Ils se rappelèrent apparemment l'état déplorable +où j'avais autrefois comparu devant eux; leurs yeux s'humectèrent; +et je remarquai sur leur visage l'attendrissement et +la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir vis-à-vis de lui; ses +deux compagnons se tinrent debout derrière sa chaise; leurs +regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit:</p> + +<p>«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec +vous?»</p> + +<p>Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie.</p> + +<p>—Tant mieux.</p> + +<p>—Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une +grâce importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère +supérieure.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte +d'elle, elle ne manquera de m'en accuser.</p> + +<p>—J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.</p> + +<p>—Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle +entende elle-même vos questions et mes réponses.</p> + +<p>—Dites toujours.</p> + +<p>—Monsieur, vous m'allez perdre.</p> + +<p>—Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus +sous son autorité; avant la fin de la semaine vous serez +transférée à Sainte-Eutrope, près d'Arpajon. Vous avez un +bon ami.</p> + +<p>—Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.</p> + +<p>—C'est votre avocat.</p> + +<p>—M. Manouri?</p> + +<p>—Lui-même.</p> + +<p>—Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi.</p> + +<p>—Il a vu vos sœurs; il a vu M. l'archevêque, le premier +président, toutes les personnes connues par leur piété; il vous +a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer; et +vous n'avez plus qu'un moment à rester ici. Ainsi, si vous avez +connaissance de quelque désordre, vous pouvez m'en instruire +sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par la sainte +obéissance.</p> + +<p>—Je n'en connais point.</p> + +<p>—Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la +perte de votre procès?</p> + +<p>—On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute +en revenant contre mes vœux; et l'on m'en a fait demander +pardon à Dieu.</p> + +<p>—Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais +savoir...»</p> + +<p>Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils; +et je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure +une partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait +donner; mais ce n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien +qu'il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le +secret sur ce qu'il m'avait confié de ma translation à +Sainte-Eutrope d'Arpajon.</p> + +<p>Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, +ses deux compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air +très-affectueux et très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu +veuille leur conserver ce caractère tendre et miséricordieux qui +est si rare dans leur état, et qui convient si fort aux dépositaires +de la faiblesse de l'homme et aux intercesseurs de la +miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à consoler, à +interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, lorsqu'il +rentra dans ma cellule. Il me dit:</p> + +<p>«D'où connaissez-vous M. Manouri?</p> + +<p>—Par mon procès.</p> + +<p>—Qui est-ce qui vous l'a donné?</p> + +<p>—C'est madame la présidente.</p> + +<p>—Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le +cours de votre affaire?</p> + +<p>—Non, monsieur, je l'ai peu vu.</p> + +<p>—Comment l'avez-vous instruit?</p> + +<p>—Par quelques mémoires écrits de ma main.</p> + +<p>—Vous avez des copies de ces mémoires?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires?</p> + +<p>—Madame la présidente.</p> + +<p>—Et d'où la connaissiez-vous?</p> + +<p>—Je la connaissais par la sœur Ursule, mon amie et sa +parente.</p> + +<p>—Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre +procès?</p> + +<p>—Une fois.</p> + +<p>—C'est bien peu. Il ne vous a point écrit?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Vous ne lui avez point écrit?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. +Je vous ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous +écrit, soit directement, soit indirectement, de m'envoyer sa +lettre sans l'ouvrir; entendez-vous, sans l'ouvrir.</p> + +<p>—Oui, monsieur; et je vous obéirai...»</p> + +<p>Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon +bienfaiteur, j'en fus blessée.</p> + +<p>M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je +tins parole à l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain +il m'écrivit par son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai, +sans l'ouvrir, à M. Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en +souvient. J'attendais toujours avec impatience l'effet de la promesse +de l'archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le +mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j'entendisse +parler de rien. Combien ces journées me parurent longues! Je +tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout +dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de +prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux +fait germer en nous l'espérance d'un second; et c'est +peut-être là l'origine du proverbe qu'un <i>bonheur ne vient point +sans un autre</i>.</p> + +<p>Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais +pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre +avec d'autres prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne +pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le +samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement +dans la maison; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes +de religieuses en l'air. On allait, on venait, on se parlait bas; +les portes des dortoirs s'ouvraient et se fermaient; c'est, comme +vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des révolutions monastiques. +J'étais seule dans ma cellule; le cœur me battait. +J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me démenais +sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en +tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à +l'heure je n'y serai plus...» et je ne me trompais pas.</p> + +<p>Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient +une religieuse et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en +un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le +petit butin qui m'appartenait; je le jetai pêle-mêle dans le +tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne demandai point +à voir la supérieure; la sœur Ursule n'était plus; je ne quittais +personne. Je descends; on m'ouvre les portes, après avoir visité +ce que j'emportais; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.</p> + +<p>L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la +présidente de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la +supérieure, où on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la +religieuse m'instruisit de la maison; et la tourière ajoutait pour +refrain à chaque phrase de l'éloge qu'on m'en faisait: «C'est +la pure vérité...» Elle se félicitait du choix qu'on avait fait +d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon amie; en conséquence +elle me confia quelques secrets, et me donna quelques +conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à +son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si +vous avez vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré, +dont un des côtés regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la +campagne et les jardins. Il y avait à chaque fenêtre de la première +façade une, deux, ou trois religieuses; cette seule circonstance +m'en apprit, sur l'ordre qui régnait dans la maison, +plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m'en +avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où nous +étions; car en un clin d'œil toutes ces têtes voilées disparurent; +et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint +au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la +main et me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques +religieuses m'avaient devancée, et où d'autres accoururent.</p> + +<hr> + + +<p>Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me +refuser à l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. +C'est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive +dans ses mouvements: sa tête n'est jamais assise sur ses +épaules; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son +vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses yeux, dont +l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que l'autre, +sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette ses +bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la +bouche, avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle +un peu. Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, +comme si quelque chose l'incommodait: elle oublie toute bienséance; +elle lève sa guimpe pour se frotter la peau; elle croise +les jambes; elle vous interroge; vous lui répondez, et elle ne +vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd, s'arrête tout +court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse +bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie: elle +est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et fière +jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est +alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée +marque tout le décousu de son esprit et toute l'inégalité de +son caractère; aussi l'ordre et le désordre se succédaient-ils +dans la maison; il y avait des jours où tout était confondu, +les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses; +où l'on courait dans les chambres les unes des autres; +où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des +liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente; +au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change +subitement, la cloche sonne; on se renferme, on se retire, le +silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, +et l'on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse +alors manque-t-elle à la moindre chose? elle la fait venir dans +sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller +et de se donner vingt coups de discipline; la religieuse obéit, +se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais à peine +s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue +compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met +à pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, +lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules; la caresse, +la loue<a id="FNanchor_16" name="FNanchor_16"></a><a href="#Footnote_16" class="fnanchor">16</a>. «Mais, qu'elle a la peau blanche et douce! le bel +embonpoint! le beau cou! le beau chignon!... Sœur Sainte-Augustine, +mais tu es folle d'être honteuse; laisse tomber ce +linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh! la belle gorge! +qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût déchiré par des +pointes? Non, non, il n'en sera rien...» Elle la baise encore, +la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus +douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. +On est très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui +leur plaira ou déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y +a rien de réglé; ou l'on est servi à profusion, ou l'on meurt +de faim; l'économie de la maison s'embarrasse, les remontrances +sont ou mal prises ou négligées; on est toujours trop +près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y a ni +vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur, +et de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous +que je vous donne, dans une petite chose, un exemple +général de son administration? Deux fois l'année, elle courait +de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les +bouteilles de liqueur qu'elle y trouvait, et quatre jours après, +elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà +celle à qui j'avais fait le vœu solennel d'obéissance; car nous +portons nos vœux d'une maison dans une autre<a id="FNanchor_17" name="FNanchor_17"></a><a href="#Footnote_17" class="fnanchor">17</a>.</p> + +<p>J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée +par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, +de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença +mon éloge, qu'elle interrompit par: «On a eu tort, on a eu +tort, je le sais...» Le grave archidiacre voulut continuer; et +la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en sont-elles +défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit qu'elle +est remplie de talents...» Le grave archidiacre voulut reprendre +ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me +disant bas à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces +pédants-là seront sortis, je ferai venir nos sœurs, et vous +nous chanterez un petit air, n'est-ce pas?...» Il me prit une +envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté; ses +deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du +mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses +manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir, +et lui imposa silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son +aise; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, +elle rajustait son vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait; +et cependant l'archidiacre pérorait sensément sur la maison +que j'avais quittée, sur les désagréments que j'avais éprouvés, +sur celle où j'entrais, sur les obligations que j'avais aux personnes +qui m'avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, +il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus +générale; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je +m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu'il +m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle +reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon +attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de +larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux +que je ne l'aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée +que mon discours; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce +qu'il me disait; mais j'entendais, qu'il serait trop récompensé +s'il avait adouci la rigueur de mon sort; qu'il se ressouviendrait +de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir encore que +moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui l'attachaient +au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter +souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur +l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer +de ma santé et de ma situation.</p> + +<p>L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit: +«Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui +lui plaira; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui +a donnés...» Et puis tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc +bien souffert? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles +eu le courage de te maltraiter? J'ai connu ta supérieure; +nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c'était la +bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; +tu me raconteras tout cela...» Et en disant ces mots, elle +prenait une de mes mains qu'elle me frappait de petits coups +avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur +compliment. Il était tard; M. Manouri prit congé de nous; +l'archidiacre et ses compagnons allèrent chez M. ***, seigneur +d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure; +mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les religieuses, +toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent +pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine +de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre; +c'étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes +couleurs; cependant je discernai qu'on n'était mécontent ni de +mes réponses ni de ma personne.</p> + +<p>Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, +et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua; +la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer +dans ma cellule. Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle +me montrait l'oratoire, et disait: «C'est là que ma petite amie +priera Dieu; je veux qu'on lui mette un coussin sur ce +marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés. +Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette sœur +Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; +voyez s'il vous sera commode...»</p> + +<p>Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête +sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à +la fenêtre, pour s'assurer que les châssis se levaient et se +baissaient facilement: à mon lit, et elle en tira et retira les +rideaux, pour voir s'ils fermaient bien. Elle examina les couvertures: +«Elles sont bonnes.» Elle prit le traversin, et le faisant +bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort bien là-dessus; +ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté; +ces matelas sont bons...» Cela fait, elle vient à moi, +m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en +moi-même: «Ô la folle créature!» Et je m'attendais à de bons +et de mauvais jours.</p> + +<p>Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir, +au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses +s'approchèrent de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là +comptaient sur ma protection auprès de la supérieure; celles-ci +étaient déjà alarmées de la prédilection qu'elle m'avait accordée. +Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en +questions sur la maison que j'avais quittée, en essais de mon +caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit: +on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches +qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus +justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l'on +vous regarde; on entame une histoire, et l'on attend que vous +en demandiez la suite, ou que vous la laissiez; si vous dites +un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu'on sache bien +qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous blâme à dessein; +on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on +vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés +et profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de +légères infractions de la règle; on vous fait des confidences, +on vous jette des mots sur les travers de la supérieure: tout +se recueille et se redit; on vous quitte, on vous reprend; on +sonde vos sentiments sur les mœurs, sur la piété, sur le monde, +sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de +ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et +qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi je fus +appelée Sainte-Suzanne la réservée.</p> + +<p>Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint +à mon déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma +guimpe, et qui me coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla. +Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui +m'embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n'y +entendais rien ni elle non plus; à présent même que j'y réfléchis, +qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai à +mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait +innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux, +et me défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me +baisa le cou, les épaules, les bras; elle loua mon embonpoint +et ma taille, et me mit au lit; elle releva mes couvertures +d'un et d'autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s'en +alla. J'oubliais de vous dire qu'elle supposa que j'étais fatiguée, +et qu'elle me permit de rester au lit tant que je voudrais.</p> + +<p>J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit +que j'aie passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque +jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper +doucement à ma porte; j'étais encore couchée; je répondis, +on entra; c'était une religieuse qui me dit, d'assez mauvaise +humeur, qu'il était tard, et que la mère supérieure me demandait. +Je me levai, je m'habillai à la hâte, et j'allai.</p> + +<p>«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé +la nuit? Voilà du café qui vous attend depuis une heure; je +crois qu'il sera bon; dépêchez-vous de le prendre, et puis après +nous causerons...»</p> + +<p>Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, +en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les +autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. +Tandis que je déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, +me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille +amitiés, mille questions sur la maison que j'avais quittée, sur +mes parents, sur les désagréments que j'avais eus; loua, blâma +à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse jusqu'au bout. Je +ne la contredis point; elle fut contente de mon esprit, de mon +jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse, +puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une +cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics +de la sœur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes; +on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la +cellule, j'y posai les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée +dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, +cela ne m'amusait guère; et quand j'aurais été plus au +fait, cela ne m'aurait pas amusée davantage. Il faut trop d'esprit +pour bien plaisanter; et puis, qui est-ce qui n'a point un +ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des accords; peu à peu +j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un +petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, +amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis +ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans +les doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques +versets des psaumes de Mondonville.</p> + +<p>«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous +avons de la sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes +seules; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les +tiennes; chante-nous quelque chose de plus gai.»</p> + +<p>Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait +peut-être que cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la +ménager; en voilà bien assez pour une fois.</p> + +<p>—Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille, +elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai +pas laide; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité +que de force et d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle +ne nous ait dit autre chose.»</p> + +<p>J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis +à la supérieure que cela n'amusait plus les sœurs.</p> + +<p>«Mais cela m'amuse encore, moi.»</p> + +<p>Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette +assez délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent, +m'embrassèrent, me caressèrent, m'en demandèrent une +seconde; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de +la supérieure; il n'y en avait presque pas une là qui ne m'eût +ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. Celles qui +n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s'avisèrent +de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants, +qui ne prirent point auprès de la supérieure.</p> + +<p>«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme +un ange, et je veux qu'elle vienne ici tous les jours; <i>j'ai +su un peu de clavecin</i> autrefois, et je veux qu'elle m'y +remette.</p> + +<p>—Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a +pas tout oublié...</p> + +<p>—Très-volontiers, cède-moi ta place...»</p> + +<p>Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues +comme ses idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son +exécution, qu'elle avait la main infiniment plus légère que moi. +Je le lui dis, car j'aime à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion +de le faire avec vérité; cela est si doux! Les religieuses +s'éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule +avec la supérieure à parler musique. Elle était assise; j'étais +debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant: +«Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus +jolis doigts du monde; voyez donc, sœur Thérèse...» Sœur +Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant, +que j'eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort +ou raison de l'observer, qu'est-ce que cela faisait à cette sœur? +La supérieure m'embrassait par le milieu du corps; et elle +trouvait que j'avais la plus jolie taille. Elle m'avait tirée à elle; +elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me relevait la tête avec +les mains, et m'invitait à la regarder; elle louait mes yeux, ma +bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien, j'avais les +yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme +une idiote. Sœur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait +à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, +ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, +croyait avoir entendu frapper à la porte; et la supérieure lui +dit: «Sainte-Thérèse, tu peux t'en aller si tu t'ennuies.</p> + +<p>—Madame, je ne m'ennuie pas.</p> + +<p>—C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant.</p> + +<p>—Je le crois.</p> + +<p>—Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je +les peines qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle +me les raconte sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le +cœur déchiré, et que j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, +quand est-ce que je saurai tout?</p> + +<p>—Madame, quand vous l'ordonnerez.</p> + +<p>—Je t'en prierais tout à l'heure, si nous en avions le temps. +Quelle heure est-il?...»</p> + +<p>Sœur Thérèse répondit: «Madame, il est cinq heures, et +les vêpres vont sonner.</p> + +<p>—Qu'elle commence toujours.</p> + +<p>—Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation +avant vêpres. J'ai des pensées qui m'inquiètent; je +voudrais bien ouvrir mon cœur à maman. Si je vais à l'office +sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite.</p> + +<p>—Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. +Je gage que je sais ce que c'est; nous en parlerons demain.</p> + +<p>—Ah! chère mère, dit sœur Thérèse, en se jetant aux pieds +de la supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à +l'heure.</p> + +<p>—Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses +genoux où j'étais restée, accordez à ma sœur ce qu'elle vous +demande; ne laissez pas durer sa peine; je vais me retirer; +j'aurai toujours le temps de satisfaire l'intérêt que vous voulez +bien prendre à moi; et quand vous aurez entendu ma sœur +Thérèse, elle ne souffrira plus...»</p> + +<p>Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supérieure +me retenait d'une main; sœur Thérèse, à genoux, s'était emparée +de l'autre, la baisait et pleurait; et la supérieure lui disait:</p> + +<p>«En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes +inquiétudes; je te l'ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne; +je ne veux pas être gênée.</p> + +<p>—Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, +je voudrais et je ne saurais...»</p> + +<p>Cependant je m'étais retirée, et j'avais laissé avec la supérieure +la jeune sœur. Je ne pus m'empêcher de la regarder à +l'église; il lui restait de l'abattement et de la tristesse; nos +yeux se rencontrèrent plusieurs fois; et il me sembla qu'elle +avait de la peine à soutenir mon regard. Pour la supérieure, elle +s'était assoupie dans sa stalle.</p> + +<p>L'office fut dépêché en un clin d'œil: le chœur n'était pas, +à ce qu'il me parut, l'endroit de la maison où l'on se plaisait le +plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe +d'oiseaux qui s'échapperaient de leur volière; et les sœurs se +répandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en +parlant; la supérieure se renferma dans sa cellule, et la sœur +Thérèse s'arrêta sur la porte de la sienne, m'épiant comme si +elle eût été curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai +chez moi, et la porte de la cellule de la sœur Thérèse ne se +referma que quelque temps après, et se referma doucement. Il +me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et +qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait +dans les bonnes grâces et l'intimité de la supérieure. Je l'observai +plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment +assurée de mon soupçon par ses petites colères, ses puériles +alarmes, sa persévérance à me suivre à la piste, à m'examiner, +à se trouver entre la supérieure et moi, à briser nos entretiens, +à déprimer mes qualités, à faire sortir mes défauts; plus encore +à sa pâleur, à sa douleur, à ses pleurs, au dérangement de sa +santé, et même de son esprit, je l'allai trouver et je lui dis: +«Chère amie, qu'avez-vous?»</p> + +<p>Elle ne me répondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; +elle ne savait ni que dire, ni que faire.</p> + +<p>«Vous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, +vous craignez que je n'abuse du goût que notre mère a pris +pour moi; que je ne vous éloigne de son cœur. Rassurez-vous; +cela n'est pas dans mon caractère: si j'étais jamais assez heureuse +pour obtenir quelque empire sur son esprit...</p> + +<p>—Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; +elle fait aujourd'hui pour vous précisément ce qu'elle a fait +pour moi dans les commencements.</p> + +<p>—Eh bien! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance +qu'elle m'accordera, que pour vous rendre plus chérie.</p> + +<p>—Et cela dépendra-t-il de vous?</p> + +<p>—Et pourquoi cela n'en dépendrait-il pas?»</p> + +<p>Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me +dit en soupirant: «Ce n'est pas votre faute, je le sais bien, je +me le dis à tout moment; mais promettez-moi...</p> + +<p>—Que voulez-vous que je vous promette?</p> + +<p>—Que...</p> + +<p>—Achevez; je ferai tout ce qui dépendra de moi.»</p> + +<p>Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une +voix si basse qu'à peine je l'entendais: «Que vous la verrez le +moins souvent que vous pourrez...»</p> + +<p>Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m'empêcher +de lui répondre: «Et que vous importe que je voie souvent +ou rarement notre supérieure? Je ne suis point fâchée que +vous la voyiez sans cesse, moi. Vous ne devez pas être plus +fâchée que j'en fasse autant; ne suffit-il pas que je vous proteste +que je ne vous nuirai auprès d'elle, ni à vous, ni à personne?»</p> + +<p>Elle ne me répondit que par ces mots qu'elle prononça d'une +manière douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur +son lit: «Je suis perdue!</p> + +<p>—Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez +la plus méchante créature qui soit au monde!»</p> + +<p>Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé +à ma cellule; elle ne m'y avait point trouvée; elle avait parcouru +presque toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensée +que j'étais chez sœur Sainte-Thérèse. Lorsqu'elle l'eut appris +par celles qu'elle avait envoyées à ma découverte, elle accourut. +Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage; +mais toute sa personne était si rarement ensemble! Sainte-Thérèse +était en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis: +«Ma chère mère, je vous demande pardon d'être venue ici sans +votre permission.</p> + +<p>—Il est vrai, me répondit-elle, qu'il eût été mieux de la +demander.</p> + +<p>—Mais cette chère sœur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle +était en peine.</p> + +<p>—Et de quoi?</p> + +<p>—Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? +C'est une délicatesse qui fait tant d'honneur à son âme, et qui +marque si vivement son attachement pour vous. Les témoignages +de bonté que vous m'avez donnés, ont alarmé sa tendresse; elle +a craint que je n'obtinsse dans votre cœur la préférence sur elle; +ce sentiment de jalousie, si honnête d'ailleurs, si naturel et si +flatteur pour vous, chère mère, était, à ce qu'il m'a semblé, +devenu cruel pour ma sœur, et je la rassurais.»</p> + +<p>La supérieure, après m'avoir écoutée, prit un air sévère et +imposant, et lui dit:</p> + +<p>«Sœur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore; +je n'ai point à me plaindre de vous, et vous n'aurez point à vous +plaindre de moi; mais je ne saurais souffrir ces prétentions +exclusives. Défaites-vous-en, si vous craignez d'éteindre ce qui +me reste d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le +sort de la sœur Agathe...» Puis, se tournant vers moi, elle me +dit: «C'est cette grande brune que vous voyez au chœur vis-à-vis +de moi.» (Car je me répandais si peu; il y avait si peu de +temps que j'étais à la maison; j'étais si nouvelle, que je ne +savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta: +«Je l'aimais, lorsque sœur Thérèse entra ici, et que je commençai +à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes; elle fit les +mêmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je +fus obligée d'en venir à des voies sévères qui ont duré trop +longtemps, et qui sont très-contraires à mon caractère; car +elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis +jamais qu'à contre-cœur...»</p> + +<p>Puis s'adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta: «Mon +enfant, je ne veux point être gênée, je vous l'ai déjà dit; vous +me connaissez; ne me faites point sortir de mon caractère...» +Ensuite elle me dit, en s'appuyant d'une main sur mon épaule: +«Venez, Sainte-Suzanne; reconduisez-moi.»</p> + +<p>Nous sortîmes. Sœur Thérèse voulut nous suivre; mais la +supérieure détournant la tête négligemment par-dessus mon +épaule, lui dit d'un ton de despotisme: «Rentrez dans votre +cellule, et n'en sortez pas que je ne vous le permette...» Elle +obéit, ferma sa porte avec violence, et s'échappa en quelques +discours qui firent frémir la supérieure; je ne sais pourquoi, +car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colère, et je lui dis: +«Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez +à ma sœur Thérèse; elle a la tête perdue, elle ne sait ce +qu'elle dit, elle ne sait ce qu'elle fait.</p> + +<p>—Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous?</p> + +<p>—Ah! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque +chose qui vous plût et qui vous apaisât?»</p> + +<p>Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vérité, c'était +comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment +sur moi, comme si elle eût défailli: «Approchez votre +front, que je le baise...» Je me penchai, et elle me baisa le +front. Depuis ce temps, sitôt qu'une religieuse avait fait quelque +faute, j'intercédais pour elle, et j'étais sûre d'obtenir sa +grâce par quelque faveur innocente; c'était toujours un baiser +ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, +ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les +bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais +l'haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.</p> + +<p>En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite +partie des éloges qu'elle me donnait: si c'était mon front, il +était blanc, uni et d'une forme charmante; si c'étaient mes yeux, +ils étaient brillants; si c'étaient mes joues, elles étaient vermeilles +et douces; si c'étaient mes mains, elles étaient petites +et potelées; si c'était ma gorge, elle était d'une fermeté de +pierre et d'une forme admirable; si c'étaient mes bras, il était +impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds; si c'était +mon cou, aucune des sœurs ne l'avait mieux fait et d'une beauté +plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! +Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en +rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me +regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que +je n'ai jamais vu à aucune autre femme, elle me disait: «Non, +c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait appelée dans la +retraite; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné +autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait damnée +avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.»</p> + +<p>Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais +à la quitter; mais elle me prit par la main et me dit: +«Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie +et de Longchamp; mais entrez, vous me donnerez une petite +leçon de clavecin.»</p> + +<p>Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé +un livre, approché une chaise; car elle était vive. Je +m'assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid; elle détacha de +dessus les chaises un coussin qu'elle posa devant moi, se baissa +et me prit les deux pieds, qu'elle mit dessus; ensuite je jouai +quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti: cependant +elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était +placée sur mon épaule nue, et l'extrémité de ses doigts posée +sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressée, son +haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon épaule +d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, +comme si elle eût été sans force et sans vie; et sa tête tombait +sur la mienne. En vérité cette folle-là était d'une sensibilité +incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique; je n'ai +jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi +singuliers.</p> + +<p>Nous nous amusions ainsi d'une manière aussi simple que +douce, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en +eus frayeur, et la supérieure aussi: c'était cette extravagante +de Sainte-Thérèse: son vêtement était en désordre, ses yeux +étaient troublés; elle nous parcourait l'une et l'autre avec l'attention +la plus bizarre; les lèvres lui tremblaient, elle ne pouvait +parler. Cependant elle revint à elle, et se jeta aux pieds de +la supérieure; je joignis ma prière à la sienne, et j'obtins encore +son pardon; mais la supérieure lui protesta, de la manière +la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes +de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.</p> + +<p>En retournant dans nos cellules, je lui dis: «Chère sœur, +prenez garde, vous indisposerez notre mère; je ne vous abandonnerai +pas; mais vous userez mon crédit auprès d'elle; et je +serai désespérée de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour +aucune autre. Mais quelles sont vos idées?»</p> + +<p>Point de réponse.</p> + +<p>«Que craignez-vous de moi?»</p> + +<p>Point de réponse.</p> + +<p>«Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également +toutes deux?</p> + +<p>—Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se +peut; bientôt je lui répugnerai, et j'en mourrai de douleur. +Ah! pourquoi êtes-vous venue ici? vous n'y serez pas heureuse +longtemps, j'en suis sûre; et je serai malheureuse pour toujours.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que +d'avoir perdu la bienveillance de sa supérieure; mais j'en connais +un plus grand, c'est de l'avoir mérité: vous n'avez rien à vous +reprocher.</p> + +<p>—Ah! plût à Dieu!</p> + +<p>—Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il +faut la réparer; et le moyen le plus sûr, c'est d'en supporter +patiemment la peine.</p> + +<p>—Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce à elle à m'en +punir!</p> + +<p>—À elle, sœur Thérèse, à elle! Est-ce qu'on parle ainsi +d'une supérieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis +sûre que cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous +vous reprochez.</p> + +<p>—Ah! plût à Dieu! me dit-elle encore, plût à Dieu!...» et +nous nous séparâmes; elle pour aller se désoler dans sa cellule, +moi pour aller rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de +femmes.</p> + +<p>Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société; +séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se +tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son cœur; +des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme +les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une +forêt, il y deviendra féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité +se joint à celle de servitude, c'est pis encore. On sort +d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître; on est libre dans la +forêt, on est esclave dans le cloître. Il faut peut-être plus de +force d'âme encore pour résister à la solitude qu'à la misère; +la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux vivre dans +l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais décider; +mais il faut éviter l'une et l'autre.</p> + +<p>Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure +avait conçue pour moi. J'étais sans cesse dans sa cellule, +ou elle était dans la mienne: pour la moindre indisposition, +elle m'ordonnait l'infirmerie, elle me dispensait des offices, elle +m'envoyait coucher de bonne heure, ou m'interdisait l'oraison +du matin. Au chœur, au réfectoire, à la récréation, elle trouvait +moyen de me donner des marques d'amitié; au chœur s'il se +rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment affectueux +et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me regardait +s'il était chanté par une autre; au réfectoire, elle m'envoyait +toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; à la +récréation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me +disait les choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne +lui faisait aucun présent que je ne le partageasse: chocolat, +sucre, café, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût; +elle avait déparé sa cellule d'estampes, d'ustensiles, de meubles +et d'une infinité de choses agréables ou commodes, pour en +orner la mienne; je ne pouvais presque pas m'en absenter un +moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques +dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en ressentait +une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me caressait, +me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les +plus secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une +vie mille fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans +le monde. Après cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux +attendris, et me disait: «Sœur Suzanne, m'aimez-vous?</p> + +<p>—Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait +que j'eusse l'âme bien ingrate.</p> + +<p>—Cela est vrai.</p> + +<p>—Vous avez tant de bonté.</p> + +<p>—Dites de goût pour vous...»</p> + +<p>Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main +dont elle me tenait embrassée me serrait plus fortement; celle +qu'elle avait appuyée sur mon genou pressait davantage; elle +m'attirait sur elle; mon visage se trouvait placé sur le sien, elle +soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait; on +eût dit qu'elle avait à me confier quelque chose, et qu'elle +n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait: «Ah! +sœur Suzanne, vous ne m'aimez pas!</p> + +<p>—Je ne vous aime pas, chère mère!</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.</p> + +<p>—Il faudrait que vous le devinassiez.</p> + +<p>—Je cherche, je ne devine rien.»</p> + +<p>Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une +de mes mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; +elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui +baiser le front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais: +je ne crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son +plaisir s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que +d'ajouter à son bonheur d'une manière innocente, je lui baisais +encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle +avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, +depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à ma ceinture, me +pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre; elle +m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à redoubler +mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, +je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle +comme la mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit +avec violence, ses lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient +humectées comme d'une mousse légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit, +et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je +me levai brusquement; je crus qu'elle se trouvait mal; je voulais +sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement les yeux, et me +dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien; qu'allez-vous +faire? arrêtez...» Je la regardai avec des yeux hébétés, incertaine +si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les +yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher +et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se +passait en moi; je craignais, je tremblais, le cœur me palpitait, +j'avais de la peine à respirer, je me sentais troublée, oppressée, +agitée, j'avais peur; il me semblait que les forces m'abandonnaient +et que j'allais défaillir; cependant je ne saurais dire que +ce fût de la peine que je ressentisse. J'allais près d'elle; elle me +fit signe encore de la main de m'asseoir sur ses genoux; je +m'assis; elle était comme morte, et moi comme si j'allais mourir. +Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans cet +état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle +eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous +étions trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant +cette bonne supérieure, car il est impossible d'être si sensible +et de n'être pas bonne, me parut revenir à elle. Elle était +toujours renversée sur sa chaise; ses yeux étaient toujours fermés, +mais son visage s'était animé des plus belles couleurs: +elle prenait une de mes mains qu'elle baisait, et moi je lui +disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...» Elle +sourit doucement, sans ouvrir les yeux. «Mais est-ce que vous +n'avez pas souffert?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Je l'ai cru.</p> + +<p>—L'innocente! ah! la chère innocente! qu'elle me plaît!»</p> + +<p>En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me +prit à brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de +force, puis elle me dit: «Quel âge avez-vous?</p> + +<p>—Je n'ai pas encore vingt ans.</p> + +<p>—Cela ne se conçoit pas.</p> + +<p>—Chère mère, rien n'est plus vrai.</p> + +<p>—Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz?</p> + +<p>—Oui, chère mère.</p> + +<p>—Toute?</p> + +<p>—Toute.</p> + +<p>—Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: +vous me donnerez leçon.»</p> + +<p>Nous y allâmes; mais je ne sais comment cela se fit; les +mains me tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas +confus de notes; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se +mit à rire, elle prit ma place, mais ce fut pis encore; à peine +pouvait-elle soutenir ses bras.</p> + +<p>«Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guère en état +de me montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguée, il +faut que je me repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux +savoir tout ce qui s'est passé dans cette chère petite âme-là; +adieu...»</p> + +<p>Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'à +sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor +jusqu'à la mienne; elle me jetait un baiser avec les mains, et ne +rentrait chez elle que quand j'étais rentrée chez moi; cette fois-ci, +à peine se leva-t-elle; ce fut tout ce qu'elle put faire que de +gagner le fauteuil qui était à côté de son lit; elle s'assit, pencha +la tête sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains; ses +yeux se fermèrent, et je m'en allai.</p> + +<p>Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse; +la sienne était ouverte; elle m'attendait, elle m'arrêta et +me dit:</p> + +<p>«Ah! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère?</p> + +<p>—Oui, lui dis-je.</p> + +<p>—Vous y êtes demeurée longtemps?</p> + +<p>—Autant qu'elle l'a voulu.</p> + +<p>—Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis.</p> + +<p>—Je ne vous ai rien promis.</p> + +<p>—Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...»</p> + +<p>Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai +cependant, monsieur le marquis, que sa question me troubla; +elle s'en aperçut, elle insista, et je lui répondis: «Chère sœur, +peut-être ne m'en croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-être +notre chère mère, et je la prierai de vous en instruire.</p> + +<p>—Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en +bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; +elle ne me le pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: +elle est capable de passer de la plus grande sensibilité jusqu'à +la férocité; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi +de ne lui rien dire.</p> + +<p>—Vous le voulez?</p> + +<p>—Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois +bien qu'il faut me résoudre; je me résoudrai. Promettez-moi de +ne lui rien dire...»</p> + +<p>Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut +raison; et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi +dans la mienne.</p> + +<p>Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse; je voulus prier, et +je ne le pus pas; je cherchai à m'occuper; je commençai un +ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un +autre encore; mes mains s'arrêtaient d'elles-mêmes, et j'étais +comme imbécile; jamais je n'avais rien éprouvé de pareil. Mes +yeux se fermèrent d'eux-mêmes; je fis un petit sommeil, quoique +je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je m'interrogeai sur ce +qui s'était passé entre la supérieure et moi, je m'examinai; je +crus entrevoir en examinant encore... mais c'était des idées si +vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le +résultat de mes réflexions, c'est que c'était peut-être une maladie +à laquelle elle était sujette; puis il m'en vint une autre, c'est +que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse +l'avait prise, et que je la prendrais aussi.</p> + +<p>Le lendemain, après l'office du matin, notre supérieure me +dit: «Sainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espère savoir tout +ce qui vous est arrivé; venez...»</p> + +<p>J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son +lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais +un peu, parce que je suis plus grande, et que j'étais plus +élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient +entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après +un petit moment de silence, je lui dis:</p> + +<p>«Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y +aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que +je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous +aurez le cœur de l'entendre; peines chez mes parents, peines +au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, +peines partout; chère mère, par où voulez-vous que je commence?</p> + +<p>—Par les premières.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien +triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.</p> + +<p>—Ne crains rien; j'aime à pleurer: c'est un état délicieux +pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois +aimer à pleurer aussi; tu essuieras mes larmes, j'essuierai les +tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit +de tes souffrances; qui sait jusqu'où l'attendrissement peut nous +mener?...» Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda +de bas en haut avec des yeux déjà humides; elle me prit les +deux mains; elle s'approcha de moi plus près encore, en sorte +qu'elle me touchait et que je la touchais.</p> + +<p>«Raconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les +dispositions les plus pressantes à m'attendrir; je ne pense pas +avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux...»</p> + +<p>Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de +vous l'écrire. Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur +elle, les soupirs qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les +marques d'indignation qu'elle donna contre mes cruels parents, +contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; +je serais bien fâchée qu'il leur arrivât la plus petite +partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne voudrais pas avoir +arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De +temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se promenait, +puis elle se rasseyait à sa place; d'autres fois elle levait +les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre +mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de +celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa +presque des cris; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta +pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage +caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa +tête; et moi, je lui disais: «Chère mère, je vous demande pardon +de la peine que je vous ai causée; je vous en avais prévenue, +mais c'est vous qui l'avez voulu...» Et elle ne me +répondait que par ces mots:</p> + +<p>«Les méchantes créatures! les horribles créatures! Il n'y a +que dans les couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce +point. Lorsque la haine vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle, +on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement +je suis douce; j'aime toutes mes religieuses; elles ont +pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes +elles s'aiment entre elles. Mais comment cette faible santé +a-t-elle pu résister à tant de tourments? Comment tous ces +petits membres n'ont-ils pas été brisés? Comment toute cette +machine délicate n'a-t-elle pas été détruite? Comment l'éclat +de ces yeux ne s'est-il pas éteint dans les larmes? Les cruelles! +serrer ces bras avec des cordes!...» Et elle me prenait les bras, +et elle les baisait. «Noyer de larmes ces yeux!...» Et elle les +baisait. «Arracher la plainte et le gémissement de cette +bouche!...» Et elle la baisait. «Condamner ce visage charmant +et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse!...» +Et elle le baisait. «Faner les roses de ces joues!...» Et elle les +flattait de la main et les baisait. «Déparer cette tête! arracher +ces cheveux! charger ce front de souci!...» Et elle baisait ma +tête, mon front, mes cheveux... «Oser entourer ce cou d'une +corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës!...» Et +elle écartait mon linge de cou et de tête; elle entr'ouvrait le +haut de ma robe; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules +découvertes; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se +répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur +ma poitrine à demi nue.</p> + +<p>Je m'aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au +trouble de son discours, à l'égarement de ses yeux et de ses +mains, à son genou qui se pressait entre les miens, à l'ardeur +dont elle me serrait et à la violence dont ses bras m'enlaçaient, +que sa maladie ne tarderait pas à la prendre. Je ne sais ce qui +se passait en moi; mais j'étais saisie d'une frayeur, d'un tremblement +et d'une défaillance qui me vérifiaient le soupçon que +j'avais eu que son mal était contagieux.</p> + +<p>Je lui dis: «Chère mère, voyez dans quel désordre vous +m'avez mise! si l'on venait...</p> + +<p>—Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressée; on ne +viendra pas...»</p> + +<p>Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, +et je lui disais: «Chère mère, prenez garde, voilà votre mal +qui va vous prendre. Souffrez que je m'éloigne...»</p> + +<p>Je voulais m'éloigner; je le voulais, cela est sûr; mais je ne +le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se +dérobaient sous moi. Elle était assise, j'étais debout, elle m'attirait, +je craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis +sur le bord de son lit et je lui dis:</p> + +<p>«Chère mère, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal.</p> + +<p>—Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, +cela passera, ce ne sera rien...»</p> + +<p>En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous +étions l'une et l'autre abattues; moi, la tête penchée sur son +oreiller; elle, la tête posée sur un de mes genoux, le front placé +sur une de mes mains. Nous restâmes quelques moments dans +cet état; je ne sais ce qu'elle pensait; pour moi, je ne pensais +à rien, je ne le pouvais, j'étais d'une faiblesse qui m'occupait +tout entière. Nous gardions le silence, lorsque la supérieure le +rompit la première; elle me dit: «Suzanne, il m'a paru par ce +que vous m'avez dit de votre première supérieure qu'elle vous +était fort chère.</p> + +<p>—Beaucoup.</p> + +<p>—Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était +mieux aimée de vous... Vous ne me répondez pas?</p> + +<p>—J'étais malheureuse, elle adoucissait mes peines.</p> + +<p>—Mais d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse? +Suzanne, vous ne m'avez pas tout dit.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, madame.</p> + +<p>—Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'êtes, +car, mon enfant, vous l'êtes beaucoup, vous ne savez pas combien, +que personne ne vous l'ait dit.</p> + +<p>—On me l'a dit.</p> + +<p>—Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Et vous vous êtes pris de goût pour lui?</p> + +<p>—Point du tout.</p> + +<p>—Quoi! votre cœur n'a jamais rien senti?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée +de vos parents, qui vous a donné de l'aversion pour le +couvent? Confiez-moi cela; je suis indulgente.</p> + +<p>—Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.</p> + +<p>—Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour +la vie religieuse?</p> + +<p>—De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la +retraite, la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre +chose.</p> + +<p>—Mais à quoi cela vous semble-t-il?</p> + +<p>—À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.</p> + +<p>—Ici même?</p> + +<p>—Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que +vous avez pour moi.</p> + +<p>—Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, +des désirs?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille.</p> + +<p>—Assez.</p> + +<p>—Froid, même.</p> + +<p>—Je ne sais.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas le monde?</p> + +<p>—Je le connais peu.</p> + +<p>—Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?</p> + +<p>—Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant +qu'il en ait.</p> + +<p>—Est-ce la liberté que vous regrettez?</p> + +<p>—C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses.</p> + +<p>—Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi +à cœur ouvert; voudriez-vous être mariée?</p> + +<p>—Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est +certain.</p> + +<p>—Pourquoi cette préférence?</p> + +<p>—Je l'ignore.</p> + +<p>—Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur +vous la présence d'un homme?</p> + +<p>—Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute +avec plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.</p> + +<p>—Et votre cœur est tranquille?</p> + +<p>—Jusqu'à présent, il est resté sans émotion.</p> + +<p>—Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les +vôtres, vous n'avez pas ressenti...</p> + +<p>—Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les +yeux.</p> + +<p>—Et sans aucun trouble?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Et vos sens ne vous disaient rien?</p> + +<p>—Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.</p> + +<p>—Ils en ont un, cependant.</p> + +<p>—Cela se peut.</p> + +<p>—Et vous ne le connaissez pas?</p> + +<p>—Point du tout.</p> + +<p>—Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous +le connaître?</p> + +<p>—Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il?</p> + +<p>—À dissiper votre ennui.</p> + +<p>—À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage +des sens, sans objet?</p> + +<p>—Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut +mieux sans doute que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit +pas tout à fait sans plaisir.</p> + +<p>—Je n'entends rien à cela.</p> + +<p>—Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.</p> + +<p>—Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne +rien savoir, que d'acquérir des connaissances qui me rendraient +peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de +désirs, et je n'en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.</p> + +<p>—Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?</p> + +<p>—Et comment le pourrais-je?</p> + +<p>—Comme moi.</p> + +<p>—Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.</p> + +<p>—J'y suis, chère amie; vous y êtes.</p> + +<p>—Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous?</p> + +<p>—Qu'elle est innocente!</p> + +<p>—Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et +que j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.»</p> + +<p>Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux +pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle +devint sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un +de mes genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; +elle tenait ses yeux baissés.</p> + +<p>Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé? +Est-ce qu'il me serait échappé quelque chose qui vous aurait +offensée? Pardonnez-moi. J'use de la liberté que vous m'avez +accordée; je n'étudie rien de ce que j'ai à vous dire; et puis, +quand je m'étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus +mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères! +Pardonnez-moi...»</p> + +<p>En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour +de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux +siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes +ainsi quelques instants; ensuite, reprenant sa tendresse +et sa sérénité, elle me dit: «Suzanne, dormez-vous bien?</p> + +<p>—Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.</p> + +<p>—Vous endormez-vous tout de suite?</p> + +<p>—Assez communément.</p> + +<p>—Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, +à quoi pensez-vous?</p> + +<p>—À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou +je pleure; que sais-je?</p> + +<p>—Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure?</p> + +<p>—Je me lève.</p> + +<p>—Tout de suite?</p> + +<p>—Tout de suite.</p> + +<p>—Vous n'aimez donc pas à rêver?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—À vous reposer sur votre oreiller?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—À jouir de la douce chaleur du lit?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Jamais?...»</p> + +<p>Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me +demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus +mal de le dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «... Jamais +vous n'avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien +vous êtes belle?</p> + +<p>—Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que +vous le dites; et puis, quand je le serais, c'est pour les autres +qu'on est belle, et non pour soi.</p> + +<p>—Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette +belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si +fermes, si douces et si blanches?</p> + +<p>—Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela +m'était arrivé, je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à +confesse...»</p> + +<p>Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir +qu'on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui +causait du dépit, et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer +avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la +peine d'être regretté; cependant nous nous séparâmes.</p> + +<p>Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis +que j'y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité +de son caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna +même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu'on +appelle des fêtes; ces jours on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire; +les offices sont plus courts, et tout le temps qui les +sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait +passer pour les autres et pour moi.</p> + +<p>La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand +nombre d'autres semblables que je néglige. Voici la suite de la +précédente.</p> + +<p>L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle +perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, +lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le +silence, elle se leva; après avoir erré quelque temps dans les +corridors, elle vint à ma cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la +reconnaître. Elle s'arrêta. En s'appuyant le front apparemment +contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si +j'avais dormi. Je gardai le silence; il me sembla que j'entendais +une voix qui se plaignait, quelqu'un qui soupirait: j'eus d'abord +un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire <i>Ave</i>. Au lieu +de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On revint quelque +temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent; je dis +encore <i>Ave</i>, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, +et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on +s'assit à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on +tenait une petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et +celle qui la portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que +j'en jugeai à son attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette +personne, c'était la supérieure.</p> + +<p>Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: +«Suzanne, rassurez-vous? c'est moi...» Je me remis la tête +sur mon oreiller, et je lui dis: «Chère mère, que faites-vous +ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce qui peut vous avoir amenée? +Pourquoi ne dormez-vous pas?</p> + +<p>—Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai +de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent; +à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez +souffertes se retracent à mon imagination; je vous vois entre les +mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre +visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, +la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de votre vie; je +frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout mon +corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je +m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil +revienne. Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le +ciel ne m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me +suis levée, je me suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il +m'a semblé que vous ne dormiez pas; vous avez parlé, je me +suis retirée; je suis revenue, vous avez encore parlé, et je me +suis encore éloignée; je suis revenue une troisième fois; et lorsque +j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque +temps que je suis à côté de vous, et que je crains de vous +éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je voulais +m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu +résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je +vous ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous +dormez!</p> + +<p>—Ma chère mère, que vous êtes bonne!</p> + +<p>—J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre +de fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi +votre main.»</p> + +<p>Je la lui donnai.</p> + +<p>«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne +l'émeut.</p> + +<p>—J'ai le sommeil assez paisible.</p> + +<p>—Que vous êtes heureuse!</p> + +<p>—Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.</p> + +<p>—Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en +vais.»</p> + +<p>Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me +regarder; deux larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère, +lui dis-je, qu'avez-vous? vous pleurez; que je suis fâchée de +vous avoir entretenue de mes peines!...» À l'instant elle +ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur +moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée sur ma couverture +à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses +larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait +d'une voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié +de moi!</p> + +<p>—Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous +vous trouvez mal? Que faut-il que je fasse?</p> + +<p>—Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel +s'est répandu sur moi.</p> + +<p>—Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit?</p> + +<p>—Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous +vous levassiez; écartez seulement un peu la couverture, que +je m'approche de vous; que je me réchauffe, et que je guérisse.</p> + +<p>—Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on +si on le savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses, +pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent +de Sainte-Marie à une religieuse d'aller la nuit dans la +cellule d'une autre, c'était sa bonne amie, et je ne saurais +vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le directeur m'a +demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de venir +dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de +ne le pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous +me faisiez; je les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense +point ainsi; je ne sais comment j'ai oublié ses conseils; je +m'étais bien proposé de vous en parler.</p> + +<p>—Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne +n'en saura rien. C'est moi qui récompense ou qui punis; +et quoi qu'en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a à +une amie, à recevoir à côté d'elle une amie que l'inquiétude +a saisie, qui s'est éveillée, et qui est venue, pendant la nuit +et malgré la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimée n'était +dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé le même +lit chez vos parents avec une de vos sœurs?</p> + +<p>—Non, jamais.</p> + +<p>—Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas +fait sans scrupule? Si votre sœur, alarmée et transie de froid, +était venue vous demander place à côté de vous, l'auriez-vous +refusée?</p> + +<p>—Je crois que non.</p> + +<p>—Et ne suis-je pas votre chère mère?</p> + +<p>—Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu.</p> + +<p>—Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui +vous le permets et vous le demande. Que je me réchauffe un +moment, et je m'en irai. Donnez-moi votre main...» Je la +lui donnai. «Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez; je tremble, je +frissonne, je suis comme un marbre...» et cela était vrai. +«Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais +attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez +dans l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la +couverture, et elle se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal! +Elle avait un tremblement général dans tous les membres; +elle voulait me parler, elle voulait s'approcher de moi; elle +ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait +à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous un peu...» +Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit +doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit +sous mon corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis +glacée; j'ai si froid que je crains de vous toucher, de peur +de vous faire mal.</p> + +<p>—Chère mère, ne craignez rien.»</p> + +<p>Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre +autour de ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens, +et je les pressais pour les réchauffer; et la chère mère me disait: +«Ah! chère amie, voyez comme mes pieds se sont +promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien qui les sépare +des vôtres.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez +partout de la même manière?</p> + +<p>—Rien, si vous voulez.»</p> + +<p>Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais +écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups +violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors +du lit d'un côté, et la supérieure de l'autre; nous écoutons, +et nous entendons quelqu'un qui regagnait, sur la pointe du +pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je, c'est ma sœur Sainte-Thérèse; +elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer +chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris nos discours; +que dira-t-elle?...» J'étais plus morte que vive. «Oui, +c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je +n'en doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps +de sa témérité.</p> + +<p>—Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.</p> + +<p>—Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, +dormez bien, je vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette +étourdie. Donnez-moi votre main...»</p> + +<p>Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la +manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur +toute la longueur, depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule; +et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la +troubler s'en ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement +à l'autre bord de ma couche vers la porte, et j'écoutai: +elle entra chez sœur Thérèse. Je fus tentée de me lever et +d'aller m'interposer entre elle et la supérieure, s'il arrivait que +la scène devînt violente; mais j'étais si troublée, si mal à mon +aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais je n'y dormis +pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la maison; +que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple, +serait racontée avec les circonstances les plus défavorables; +qu'il en serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée +de je ne sais quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance +des supérieurs, que notre mère serait déposée; et que +nous serions l'une et l'autre sévèrement punies. Cependant +j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec impatience que notre +mère sortît de chez sœur Thérèse; cette affaire fut difficile à +accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. +Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie +de colère et de froid.</p> + +<p>Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission +qu'elle m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il +me vint en esprit qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien +vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et +Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir; +premièrement, parce que j'aurais eu de la peine à soutenir la +présence de cette sœur sans embarras; secondement, c'est +que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de l'office, elle +avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu'elle +ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me +tranquilliser. J'avais deviné.</p> + +<p>À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya +chercher. J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait +l'air abattu; elle me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi; +Sainte-Thérèse est folle; si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.</p> + +<p>—Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.</p> + +<p>—Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle +serait meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment +vous portez-vous?</p> + +<p>—Bien, chère mère.</p> + +<p>—Avez-vous un peu reposé?</p> + +<p>—Fort peu.</p> + +<p>—On m'a dit que vous aviez été au chœur; pourquoi n'êtes-vous +pas restée sur votre traversin?</p> + +<p>—J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait +mieux...</p> + +<p>—Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens +quelque envie de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire +autant chez vous, à moins que vous n'aimiez mieux accepter +une place à côté de moi.</p> + +<p>—Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude +de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.</p> + +<p>—Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner; +on me servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de +la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j'ai fait +avertir.</p> + +<p>—Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je.</p> + +<p>—Non, me répondit-elle.</p> + +<p>—Je n'en suis pas fâchée.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.</p> + +<p>—Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus +de frayeur de toi que tu n'en dois avoir d'elle.»</p> + +<p>Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis +chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse +des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la +maison; les autres avaient fait leur visite et s'étaient retirées. +Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur +le marquis, que c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez +un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune +pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois; +une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, +fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec +deux mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras +ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, +et tout parsemés de fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et +tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, +comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue +à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents +blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort +agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras +étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous +les coudes pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de +son lit, et je ne faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec +un petit métier à broder sur ses genoux; d'autres, vers les +fenêtres, faisaient de la dentelle; il y en avait à terre assises +sur les coussins qu'on avait ôtés des chaises, qui cousaient, +qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. +Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se ressemblait, +quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères +étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient +sereines, celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou +tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai +dit. Il n'était pas difficile de discerner les amies des indifférentes +et des ennemies; les amies s'étaient placées, ou l'une +à côté de l'autre, ou en face; et tout en faisant leur ouvrage, +elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, +elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se +donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure +les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son application, +à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là +sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou +blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête... +«Ce voile est trop avancé... Ce linge prend trop du visage, +on ne vous voit pas assez les joues... Voilà des plis qui font +mal...» Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou +de petites caresses.</p> + +<p>Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement +à la porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, +vous reviendrez.</p> + +<p>—Oui, chère mère.</p> + +<p>—N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à +vous communiquer.</p> + +<p>—Je vais rentrer...»</p> + +<p>C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit +moment sans parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère +sœur, est-ce à moi que vous en voulez?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—À quoi puis-je vous servir?</p> + +<p>—Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre +chère mère; je croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais +quelque raison de le penser; cependant vous êtes toutes assemblées +chez elle, je n'y suis pas, et j'ai ordre de demeurer chez +moi.</p> + +<p>—Est-ce que vous voudriez entrer?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Attendez, chère amie, j'y vais.</p> + +<p>—Sincèrement, vous lui parlerez pour moi?</p> + +<p>—Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, +et pourquoi ne le ferais-je pas après vous l'avoir promis?</p> + +<p>—Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, +je lui pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que +vous possédez tous les charmes, la plus belle âme et le plus +beau corps.»</p> + +<p>J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je +rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le +bord du lit de la supérieure, était penchée vers elle, le coude +appuyé entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage; la +supérieure, les yeux presque fermés, lui disait oui et non, sans +presque la regarder; et j'étais debout à côté d'elle sans qu'elle +s'en aperçût. Cependant elle ne tarda pas à revenir de sa légère +distraction. Celle qui s'était emparée de ma place, me la rendit; +je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la supérieure, +qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, mais je +la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh +bien, me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? +est-ce qu'il est en moi de vous refuser quelque chose?</p> + +<p>—La sœur Sainte-Thérèse...</p> + +<p>—J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne +intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire +qu'elle peut entrer.»</p> + +<p>J'y courus. La pauvre petite sœur attendait à la porte; je +lui dis d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux +baissés; elle tenait un long morceau de mousseline attaché sur +un patron qui lui échappa des mains au premier pas; je le +ramassai; je la pris par un bras et la conduisis à la supérieure. +Elle se jeta à genoux; elle saisit une de ses mains, qu'elle +baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme; +puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle de +la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit +signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit. +On servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit +point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, +posant sa main sur la tête de l'une, la renversant doucement +en arrière et lui baisant le front, levant le linge de cou à une +autre, plaçant sa main dessus, et demeurant appuyée sur le +dos de son fauteuil; passant à une troisième, et laissant aller +sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa bouche; goûtant +du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et les distribuant +à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un moment, +elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux très-affectueux +et très-tendres; cependant les autres les avaient +baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de +la distraire, mais surtout la sœur Sainte-Thérèse. La collation +faite, je me mis au clavecin; et j'accompagnai deux sœurs qui +chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la +voix. Je chantai aussi, et je m'accompagnai. La supérieure était +assise au pied du clavecin, et paraissait goûter le plus grand +plaisir à m'entendre et à me voir; les autres écoutaient debout +sans rien faire, ou s'étaient remises à l'ouvrage. Cette soirée fut +délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.</p> + +<p>Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta: +«Quelle heure est-il? me dit-elle.</p> + +<p>—Tout à l'heure six heures.</p> + +<p>—Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi +sur ce que vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; +je leur ai communiqué mes idées; elles les ont approuvées, et +nous avons une proposition à vous faire. Il est impossible que +nous ne réussissions pas; et si nous réussissons, cela fera un +petit bien à la maison et quelque douceur pour vous...»</p> + +<p>À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons +religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je +me levai, elles s'assirent; et la supérieure me dit: «Sœur +Sainte-Suzanne, ne m'avez-vous pas appris que vous deviez à la +bienfaisance de M. Manouri la dot qu'on vous a faite ici?</p> + +<p>—Oui, chère mère.</p> + +<p>—Je ne me suis donc pas trompée, et les sœurs de Longchamp +sont restées en possession de la dot que vous leur avez +payée en entrant chez elles?</p> + +<p>—Oui, chère mère.</p> + +<p>—Elles ne vous en ont rien rendu?</p> + +<p>—Non, chère mère.</p> + +<p>—Elles ne vous en font point de pension?</p> + +<p>—Non, chère mère.</p> + +<p>—Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos +discrètes; et elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de +demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituée au +profit de notre maison, ou qu'elles vous en fassent la rente. +Ce que vous tenez de l'intérêt que M. Manouri a pris à votre +sort, n'a rien de commun avec ce que les sœurs de Longchamp +vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a fourni votre dot.</p> + +<p>—Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court +c'est de lui écrire.</p> + +<p>—Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que +nous la désirons, voici les propositions que nous avons à vous +faire: nous entreprendrons le procès en votre nom contre la +maison de Longchamp; la nôtre fera les frais, qui ne seront pas +considérables, parce qu'il y a bien de l'apparence que M. Manouri +ne refusera pas de se charger de cette affaire; et si nous +gagnons, la maison partagera avec vous moitié par moitié le +fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère sœur? vous ne +répondez pas, vous rêvez.</p> + +<p>—Je rêve que ces sœurs de Longchamp m'ont fait beaucoup +de mal, et que je serais au désespoir qu'elles imaginassent que +je me venge.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce +qui vous est dû.</p> + +<p>—Se donner encore une fois en spectacle!</p> + +<p>—C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas +question de vous. Et puis notre communauté est pauvre, et +celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du +moins tant que vous vivrez; nous n'avons pas besoin de ce motif +pour nous intéresser à votre conservation; nous vous aimons +toutes...» Et toutes les discrètes à la fois: «Et qui est-ce qui +ne l'aimerait pas? elle est parfaite.</p> + +<p>—Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre +supérieure n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments +que moi: ah! non, sûrement, elle ne les aurait pas. Vous +pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins; il est +fort doux de posséder un petit argent dont on puisse disposer +pour se soulager soi-même ou pour obliger les autres.</p> + +<p>—Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas +à négliger, puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a +d'autres qui me touchent davantage; mais il n'y a point de +répugnance que je ne sois prête à vous sacrifier. La seule grâce +que j'aie à vous demander, chère mère, c'est de ne rien +commencer sans en avoir conféré en ma présence avec M. Manouri.</p> + +<p>—Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même?</p> + +<p>—Chère mère, comme il vous plaira.</p> + +<p>—Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, +car je n'aime pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr, +écrivez à l'instant.»</p> + +<p>On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ +je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter à +Arpajon aussitôt que ses occupations le lui permettraient; que +j'avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une +affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblé lut cette +lettre, l'approuva, et elle fut envoyée.</p> + +<p>M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui +exposa ce dont il s'agissait; il ne balança pas un moment à +être de son avis; on traita mes scrupules de ridiculités; il fut +conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignées dès +le lendemain. Elles le furent; et voilà que, malgré que j'en aie, +mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l'audience, +et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et +toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable +à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur +le marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant +qu'il leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? +Si j'avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire +entraînerait, je vous proteste que je n'aurais jamais consenti +à ce qu'elle s'entamât. On eut l'attention d'envoyer à plusieurs +religieuses de notre maison les pièces qu'on publia contre moi. +À tout moment, elles venaient me demander les détails d'événements +horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité. Plus +je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce +que je n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais +tout, on croyait que tout était vrai; on souriait, on me disait +des mots entortillés, mais très-offensants; on haussait les épaules +à mon innocence. Je pleurais, j'étais désolée.</p> + +<hr> + + +<p>Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à +confesse arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses +que ma supérieure m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément +défendu de m'y prêter davantage; mais le moyen +de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre +dont on dépend entièrement, et auxquelles on n'entend soi-même +aucun mal?</p> + +<p>Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de +mes mémoires, je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez.</p> + +<p>C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas +plus de quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies +qu'on puisse voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, +agréable quand il n'y pense pas; mais quand il y pense, son +front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et +son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes +plus différents que le P. Lemoine à l'autel et le P. Lemoine au +parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes +religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise plusieurs +fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court, +rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, +mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance +ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d'emprunt +qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles +j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, +gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il a +dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le +monde celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est +un homme très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères +à son état: il a la plus belle voix, il sait la musique, +l'histoire et les langues; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il +soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre. +Je le crois sans intrigue et sans ambition; il est aimé de ses +confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d'Étampes, +comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction +à quelques études qu'il avait commencées; et on la lui +avait accordée. C'est une grande affaire pour une maison de +religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être dirigée +par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir +le P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.</p> + +<p>On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes +fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente +produisait dans toute la communauté; comme on était joyeuse, +comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen, +comme on se préparait à l'occuper le plus longtemps qu'il serait +possible.</p> + +<p>C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais +inquiète, la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui +cachai point la raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée +encore que moi, quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle +traita le P. Lemoine d'homme ridicule, se moqua de mes scrupules, +me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l'innocence +de ses sentiments et des miens que notre conscience, et +si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que +non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me +devez l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de +ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous +n'avez que des bagatelles à lui dire.»</p> + +<p>Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la +confession, tandis que de plus pressées s'en étaient emparées. +Mon tour approchait, lorsque la supérieure vint à moi, me +tira à l'écart, et me dit: «Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que +vous m'avez dit; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne +veux pas que vous alliez à confesse aujourd'hui.</p> + +<p>—Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un +grand jour, c'est jour de communion générale: que voulez-vous +qu'on pense, si je suis la seule qui n'approche point de la +sainte table?</p> + +<p>—N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez +point à confesse.</p> + +<p>—Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne +me donnez point cette mortification, je vous le demande en grâce.</p> + +<p>—Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie +avec cet homme-là, et je n'en veux point avoir.</p> + +<p>—Non, chère mère, je ne vous en ferai point!</p> + +<p>—Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez +demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez à moi: +vous n'avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous réconcilier +et vous absoudre; et vous communierez avec les autres. +Allez.»</p> + +<p>Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète, +rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine +malgré ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le +lendemain, et si je ferais mes dévotions avec le reste de la +maison, ou si je m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en +pût dire. Lorsqu'elle rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine +lui avait demandé pourquoi il ne m'avait point aperçue, +si j'étais malade; je ne sais ce qu'elle lui avait répondu, mais +la fin de cela, c'est qu'il m'attendait au confessionnal. «Allez-y +donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais assurez-moi que vous +vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh! folle, me disait-elle, +quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y a point eu +de mal à faire?</p> + +<p>—Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je.</p> + +<p>—Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance +que cet homme peut y mettre? Assurez-moi donc...» Je +balançai encore; mais enfin je m'engageai à ne rien dire, s'il +ne me questionnait pas, et j'allai.</p> + +<p>Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, +et je ne dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières, +auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les +rappelle. Il me traita avec indulgence; mais il s'exprima sur la +supérieure dans des termes qui me firent frémir; il l'appela +indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme +corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne +me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de +ses caresses.</p> + +<p>«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut +entrer chez moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît.</p> + +<p>—Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant, +me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! +Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte +de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, +et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi +de mes lèvres, une fleur délicate, qu'on ne garde fraîche et sans +tache jusqu'à l'âge où vous êtes, que par une protection spéciale +de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure, +de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer +seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit; de +sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous; d'aller +dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue +jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et +de faire tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la +sainteté de votre état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient, +si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait. +Oui, mon enfant, Satan; c'est sous cet aspect que je suis +contraint de vous montrer votre supérieure; elle est enfoncée +dans l'abîme du crime, elle cherche à vous y plonger; et vous y +seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne +l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant les +yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger +cette enfant... Dites avec moi: <i>Satana, vade retrò, apage, +Satana.</i> Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, +répétez-lui mon discours; dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle +ne fût pas née, ou qu'elle se précipitât seule aux enfers par une +mort violente.</p> + +<p>—Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue +elle-même tout à l'heure.»</p> + +<p>Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il +porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya +sa tête dessus comme un homme pénétré de douleur: il demeura +quelque temps dans cet état. Je ne savais que penser; les +genoux me tremblaient; j'étais dans un trouble, un désordre qui +ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans +les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait pas, et qui serait +frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui crieraient: +«C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air tranquille, +mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé?</p> + +<p>—Oui, mon père.</p> + +<p>—Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous +passeriez sans dormir?</p> + +<p>—Non, mon père.</p> + +<p>—Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; +aussitôt après votre collation vous irez dans l'église, vous vous +prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en +prières. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru: vous +remercierez Dieu de vous en avoir garantie; et demain vous +approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses. +Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir loin de votre +supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées. +Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien +vous m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du +conseil que je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois +à moi-même. Dieu est le maître; et nous n'avons qu'une loi.»</p> + +<p>Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout +ce qu'il me dit. À présent que je compare son discours tel que +je viens de vous le rapporter, avec l'impression terrible qu'il me +fit, je n'y trouve pas de comparaison; mais cela vient de ce qu'il +est brisé, décousu; qu'il y manque beaucoup de choses que je +n'ai pas retenues, parce que je n'y attachais aucune idée distincte, +et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance +à des choses sur lesquelles il se récriait avec le plus de violence. +Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange dans la scène +du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique +fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même +que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement +ma physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne +savais presque pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en +fusse moins innocente. Pourquoi n'en eût-il pas été de même +de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses +folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu'il +y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant +sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon histoire, +je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime +aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il attendait +l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme +est trop sévère.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait +prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. +Tout au sortir du confessionnal, j'allai me prosterner au pied +des autels; j'avais la tête troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à +souper. La supérieure, inquiète de ce que j'étais devenue, +m'avait fait appeler; on lui avait répondu que j'étais en prière. +Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du chœur; mais +j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du +souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte; +et le souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point +à la récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher +je ne remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais +devenue. La nuit était fort avancée; tout était en silence dans +la maison, lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous +laquelle le directeur me l'avait montrée, se retraça à mon imagination; +le tremblement me prit, je n'osai la regarder, je crus +que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de +flammes, et je disais au dedans de moi: «<i>Satana, vade retrò, +apage, Satana.</i> Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce +démon.»</p> + +<p>Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle +me dit: «Sainte-Suzanne, que faites-vous ici?</p> + +<p>—Madame, vous le voyez.</p> + +<p>—Savez-vous l'heure qu'il est?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de +la retraite?</p> + +<p>—C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.</p> + +<p>—Votre dessein était donc de passer ici la nuit?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Et qui est-ce qui vous l'a permis?</p> + +<p>—Le directeur me l'a ordonné.</p> + +<p>—Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la +maison; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.</p> + +<p>—Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée.</p> + +<p>—Vous la remplacerez par d'autres œuvres.</p> + +<p>—Cela n'est pas à mon choix.</p> + +<p>—Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de +l'église pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans +votre cellule.»</p> + +<p>Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je +m'éloignai avec vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle.</p> + +<p>—Oui, madame, je vous fuis.»</p> + +<p>Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, +par l'innocence de mon cœur, j'osai lever les yeux sur elle; +mais à peine l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et +que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en +criant: «Loin de moi, Satan!...»</p> + +<p>Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me +disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la +voix la plus touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où +vient cet effroi? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre +supérieure et votre amie.»</p> + +<p>Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis +que j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon +imagination avait réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport +à la lampe de l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage +et que l'extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le +reste était dans l'ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. +Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s'approcha, +elle allait s'asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me +levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de +stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à la dernière: là, je m'arrêtai, +et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle +et moi.</p> + +<p>«Je le veux bien,» me dit-elle.</p> + +<p>Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait; +alors la supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on +savoir de vous, Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence +vous cause?</p> + +<p>—Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, +c'est le P. Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez +pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous +avoue que je n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus +affreuses. Il m'a ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez +vous, seule; de sortir de ma cellule, si vous y veniez; il vous a +peinte à mon esprit comme le démon. Que sais-je ce qu'il ne +m'a pas dit là-dessus.</p> + +<p>—Vous lui avez donc parlé?</p> + +<p>—Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui +répondre.</p> + +<p>—Me voilà donc bien horrible à vos yeux?</p> + +<p>—Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous +aimer, de sentir tout le prix de vos bontés, de vous prier de me +les continuer; mais j'obéirai à mon directeur.</p> + +<p>—Vous ne viendrez donc plus me voir?</p> + +<p>—Non, chère mère.</p> + +<p>—Vous ne me recevrez plus chez vous?</p> + +<p>—Non, chère mère.</p> + +<p>—Vous repousserez mes caresses?</p> + +<p>—Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et +j'aime à être caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon +directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je +pouvais vous rendre la manière dont il s'explique! C'est un +homme pieux, c'est un homme éclairé; quel intérêt a-t-il à me +montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le cœur d'une +religieuse du cœur de sa supérieure? Mais peut-être reconnaît-il, +dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne, +un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en +vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous +cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois +ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès +de vous, en rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où +vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper? D'où vient une +espèce d'ennui que je n'avais jamais éprouvé? Pourquoi, moi +qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil? +Je croyais que c'était en vous une maladie contagieuse, dont +l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P. Lemoine voit +cela bien autrement.</p> + +<p>—Et comment voit-il cela?</p> + +<p>—Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, +la mienne projetée. Que sais-je?</p> + +<p>—Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; +ce n'est pas la première algarade de cette nature qu'il m'ait +causée. Il suffit que je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre, +pour qu'il s'occupe à lui tourner la cervelle; peu s'en est fallu +qu'il n'ait rendu folle cette pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence +à m'ennuyer, et je me déferai de cet homme-là; aussi +bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un embarras que de le +faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous parlerons +de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?</p> + +<p>—Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre +de passer ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain +je n'oserais approcher des sacrements avec le reste de la communauté. +Mais vous, chère mère, communierez-vous?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Mais comment cela s'est-il fait?</p> + +<p>—C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne +va à confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois +point à aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que +Sainte-Suzanne. S'il y avait quelque faute, ce serait de rassembler +sur elle seule un sentiment qui devrait se répandre également +sur toutes celles qui composent la communauté; mais cela +ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de distinguer +le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de préférence. +J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment +votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité +si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de +faire le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que +j'aime plus que d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et +plus estimables. Voilà tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, +le trouvez-vous bien grand?</p> + +<p>—Non, chère mère.</p> + +<p>—Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite +prière, et retirons-nous.»</p> + +<p>Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit +dans l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait +plus, et elle se retira.</p> + +<p>Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de +m'éclairer; je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que +quoique des personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y +avoir du moins de l'indécence dans la manière dont elles se +témoignaient leur amitié; que le P. Lemoine, homme austère, +avait peut-être outré les choses, mais que le conseil d'éviter +l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup de réserve, +était bon à suivre, et je me le promis.</p> + +<p>Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chœur, elles me +trouvèrent à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte +table, et la supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader +son innocence, sans me détacher du parti que j'avais +pris. Et puis il s'en manquait beaucoup que je sentisse pour +elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour moi. Je ne pouvais +m'empêcher de la comparer à ma première supérieure: quelle +différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni +la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le +même goût de l'ordre.</p> + +<hr> + + +<p>Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands +événements: l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les +religieuses de Longchamp; elles furent condamnées à payer à +la maison de Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée +à ma dot; l'autre, c'est le changement de directeur. +Ce fut la supérieure qui m'apprit elle-même ce dernier.</p> + +<p>Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne +venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je +l'évitais; elle s'en apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne +sais ce qui se passait dans cette âme, mais il fallait que ce fût +quelque chose d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait +dans les corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer +et repasser; s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je +tremblais, et je me renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais +à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre +de récréation, de manière que je ne pusse l'apercevoir, elle +passait des heures entières à me considérer; elle épiait toutes +mes démarches: si je descendais, je la trouvais au bas des +degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour +elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des +pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup +se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains, +elle me dit: «Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la +donnerai, mais ne m'évite pas; je ne saurais plus vivre sans +toi...» Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints; elle avait +perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma supérieure, +elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu'elle +tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec +ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la +relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis +à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit +par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais +sans me parler et sans me regarder.</p> + +<p>«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis; +c'est le mieux pour vous et pour moi; j'occupe trop de place +dans votre âme, c'est autant de perdu pour Dieu à qui vous la +devez tout entière.</p> + +<p>—Est-ce à vous à me le reprocher?...»</p> + +<p>Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.</p> + +<p>«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.</p> + +<p>—Non, chère mère, non.</p> + +<p>—Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas +ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me +ferez mourir...»</p> + +<p>Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire +à celui qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité, +et je m'enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, +puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, +elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis; +elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je +continuerais de m'éloigner ou si je retournerais; cependant je +ne sais par quel mouvement d'aversion je m'éloignai, mais ce +ne fut pas sans souffrir de l'état où je la laissais; je suis naturellement +compatissante. Je me renfermai chez moi, je m'y +trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis +quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je +sortis, je rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, +ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre +jeune religieuse de ses amies; je lui dis: «Chère sœur, je suis +fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m'écouter un +moment, j'aurais un mot à vous dire...» Elle me suivit chez +moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a notre mère supérieure, +elle est désolée; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous...» +Elle ne me répondit pas; elle laissa son amie +chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.</p> + +<p>Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; +elle devint mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon +arrivée dans la maison n'avait point cessé, disparut tout à coup; +tout rentra dans l'ordre le plus austère; les offices se firent avec +la dignité convenable; les étrangers furent presque entièrement +exclus du parloir; défense aux religieuses de fréquenter les +unes chez les autres; les exercices reprirent avec l'exactitude +la plus scrupuleuse; plus d'assemblée chez la supérieure, plus +de collation; les fautes les plus légères furent sévèrement punies; +on s'adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce, +mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette +révolution ne fut ignorée de personne; les anciennes n'en étaient +pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles me regardaient +de mauvais œil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais +leur humeur et leurs reproches.</p> + +<p>Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher +de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la +piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le +cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail +qui n'aurait point de fin; je vous dirai seulement que, dans son +premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m'évitait; +nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur +accoutumée; quelquefois aussi elle passait subitement à la +rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous renvoyait; +donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après; +nous faisait appeler au chœur; et lorsque tout était en mouvement +pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la +communauté. Il est difficile d'imaginer le trouble de la vie que +l'on menait; la journée se passait à sortir de chez soi et à y +rentrer, à prendre son bréviaire et à le quitter, à monter et à +descendre, à baisser son voile et à le relever. La nuit était +presque aussi interrompue que le jour.</p> + +<p>Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me +faire entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards +pour la supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû +dire au désordre, accoutumé: je leur répondais tristement: +«Je vous plains; mais dites-moi clairement ce qu'il faut que +je fasse...» Les unes s'en retournaient en baissant la tête et +sans me répondre; d'autres me donnaient des conseils qu'il +m'était impossible d'arranger avec ceux de notre directeur; je +parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son successeur, +nous ne l'avions pas encore vu.</p> + +<p>La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des +semaines entières sans se montrer ni à l'office, ni au chœur, +ni au réfectoire, ni à la récréation; elle demeurait renfermée +dans sa chambre; elle errait dans les corridors ou elle descendait +à l'église; elle allait frapper aux portes des religieuses et +elle leur disait d'une voix plaintive: «Sœur une telle, priez +pour moi; sœur une telle, priez pour moi...» Le bruit se +répandit qu'elle se disposait à une confession générale.</p> + +<hr> + + +<p>Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un +papier attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: +«Chères sœurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse +qui s'est égarée de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu...» +Je fus tentée de l'arracher, cependant je le laissai. Quelques +jours après, c'en était un autre, sur lequel on avait écrit: +«Chères sœurs, vous êtes invitées à implorer la miséricorde de +Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses égarements; ils sont +grands...» Un autre jour, c'était une autre invitation qui +disait: «Chères sœurs, vous êtes priées de demander à Dieu +d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute confiance +dans la miséricorde divine...»</p> + +<p>Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes +de cette âme en peine m'attristaient profondément. Il +m'arriva une fois de demeurer comme un terme vis-à-vis un +de ces placards; je m'étais demandé à moi-même qu'est-ce que +c'était que ces égarements qu'elle se reprochait; d'où venaient +les transes de cette femme; quels crimes elle pouvait avoir à +se reprocher; je revenais sur les exclamations du directeur, je +me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je n'y en +trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses +qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me +suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment +menacée des mêmes terreurs.</p> + +<p>Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé; +elle ne se mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait +à personne; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau +directeur qu'on nous avait donné. C'était un jeune bénédictin. +Je ne sais s'il lui avait imposé toutes les mortifications +qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois jours de la semaine; elle se +macérait; elle entendait l'office dans les stalles inférieures. Il +fallait passer devant sa porte pour aller à l'église; là, nous la +trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait +que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle descendait +en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la +rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage +contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai +prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle +me dit: «Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite +pas un autre traitement.»</p> + +<p>Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de +la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en +aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse +qu'on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à +présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je +portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur; +il s'appelle dom Morel; c'est un homme d'un caractère +ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter avec +attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements +de ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux +sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons +où j'avais été, celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma +supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas +mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même importance +que le P. Lemoine; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus +quelques mots; il regarda cette affaire comme finie; la chose +qui le touchait le plus, c'étaient mes dispositions secrètes sur la +vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait +les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se confiait à +moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité +avec les miennes; il était entré en religion malgré lui; +il supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère +moins à plaindre que moi.</p> + +<p>«Mais, chère sœur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus +qu'une ressource, c'est de rendre notre condition la moins +fâcheuse qu'il sera possible.» Et puis il me donnait les mêmes +conseils qu'il suivait; ils étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il, +on n'évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter. +Les personnes religieuses ne sont heureuses qu'autant +qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix; alors elles +s'en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications; plus +elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en félicitent; c'est +un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent contre un +bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice volontaire +de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à +Dieu: <i>Ampliùs, Domine</i>; Seigneur, encore davantage... et +c'est une prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si +ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, +nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense, +nous n'avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, +la résignation: cela est triste. Hélas! comment vous inspirerai-je +la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? Cependant +sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie, après +avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, +nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du +monde au milieu des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; +et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la +condition d'un religieux, d'une religieuse qui n'est point +appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre, pourtant; et nous ne pouvons +la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que +nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun +espoir de les rompre; tâchons, chère sœur, de les traîner. Allez, +je reviendrai vous voir.»</p> + +<p>Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai +de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de +la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui +et moi autant de points de contact et de ressemblance; il avait +presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses. +Je ne m'apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu +propre à dissiper les miens; cependant cet effet se produisait +en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait +le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance des caractères +se joignant à celle des événements, plus nous nous +revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de +ses moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments, +c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme, +c'était l'histoire de la mienne.</p> + +<p>Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous +parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité +de directeur le rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers +ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne +durerait pas; qu'elle luttait contre elle-même, mais en vain; et +qu'il arriverait de deux choses l'une, ou qu'elle reviendrait +incessamment à ses premiers penchants, ou qu'elle perdrait la +tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir davantage; il +aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais faites +et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais +l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait +le P. Lemoine.</p> + +<p>«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite, +il en a beaucoup.</p> + +<p>—Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre.</p> + +<p>—Il est vrai.</p> + +<p>—Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est +fait?</p> + +<p>—Je serais fâché que cela transpirât.</p> + +<p>—Vous pouvez compter sur ma discrétion.</p> + +<p>—On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché.</p> + +<p>—Et qu'a-t-on pu dire?</p> + +<p>—Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait +pas quand on voulait; qu'il était d'une morale trop austère; +qu'on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des +novateurs; qu'il semait la division dans la maison, et qu'il éloignait +l'esprit des religieuses de leur supérieure.</p> + +<p>—Et d'où savez-vous cela?</p> + +<p>—De lui-même.</p> + +<p>—Vous le voyez donc?</p> + +<p>—Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il vous en a dit?</p> + +<p>—Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas +comment vous aviez pu résister à toutes les peines que vous +aviez souffertes; que, quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir +qu'une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez +jamais vous accommoder de la vie religieuse; qu'il avait dans +l'esprit...»</p> + +<p>Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il +dans l'esprit?»</p> + +<p>Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance +trop particulière pour qu'il me soit libre d'achever...»</p> + +<p>Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est +le P. Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure.</p> + +<p>—Il a bien fait.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Ma sœur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en +à ses conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que +vous vivrez.</p> + +<p>—Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais +d'autant plus attentive à l'éviter.</p> + +<p>—Peut-être aussi serait-ce le contraire.</p> + +<p>—Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.</p> + +<p>—J'ai de vos mœurs et de votre innocence l'opinion que +j'en dois avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que +vous ne pourriez acquérir sans y perdre. C'est votre innocence +même qui en a imposé à votre supérieure; plus instruite, elle +vous aurait moins respectée.</p> + +<p>—Je ne vous entends pas.</p> + +<p>—Tant mieux.</p> + +<p>—Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles +avoir de dangereux pour une autre femme?»</p> + +<p>Point de réponse de la part de dom Morel.</p> + +<p>«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?»</p> + +<p>Point de réponse de la part de dom Morel.</p> + +<p>«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le +mal de s'aimer, de se le dire, de se le témoigner? cela est si +doux!</p> + +<p>—Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, +qu'il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.</p> + +<p>—Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? +Ma pauvre supérieure! dans quel état elle est tombée!</p> + +<p>—Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était +pas faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, +quand on s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte +la détourne à des affections déréglées, qui sont d'autant +plus violentes, qu'elles sont mal fondées; c'est une espèce de +folie.</p> + +<p>—Elle est folle?</p> + +<p>—Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.</p> + +<p>—Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui +sont engagés dans un état auquel ils n'étaient point appelés?</p> + +<p>—Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en +a dont le caractère flexible se prête à la longue; il y en a que +des espérances vagues soutiennent quelque temps.</p> + +<p>—Et quelles espérances pour une religieuse?</p> + +<p>—Quelles? d'abord celle de faire résilier ses vœux.</p> + +<p>—Et quand on n'a plus celle-là?</p> + +<p>—Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que +les hommes reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des +sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents +seront abolis; que le feu prendra à la maison; que les murs de +la clôture tomberont; que quelqu'un les secourra. Toutes ces +suppositions roulent par la tête; on s'en entretient; on regarde, +en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont +bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de +sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si l'on a +la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer quelqu'un, +le cœur palpite, on soupire sourdement après un libérateur; +s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque +dans la maison, on espère; on compte sur une maladie, qui +nous approchera d'un homme, ou qui nous enverra aux eaux.</p> + +<p>—Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de +mon cœur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.</p> + +<p>—Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces +vapeurs salutaires, que le cœur envoie vers la raison, sont par +intervalles dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa +misère; on se déteste soi-même; on déteste les autres; on pleure, +on gémit, on crie, on sent les approches du désespoir. Alors les +unes courent se jeter aux genoux de leur supérieure, et vont y +chercher de la consolation; d'autres se prosternent ou dans leur +cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel à leur secours; +d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent les cheveux; +d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien hautes, +un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être tourmentées +longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement +et restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et +délicats, se consument de langueur; il y en a en qui l'organisation +se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses +sont celles en qui les mêmes illusions consolantes renaissent et +les bercent presque jusqu'au tombeau; leur vie se passe dans +les alternatives de l'erreur et du désespoir.</p> + +<p>—Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en +poussant un profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement +tous ces états... Ah! mon père, que je suis fâchée de +vous avoir entendu!</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions +dureront moins. Dans les moments...»</p> + +<p>J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis +une autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne +sais combien. La conversation devint générale; les unes regardaient +le directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux +baissés; plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient +sur la sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans +un angle où je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu +de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer +la préférence de l'homme saint par son côté avantageux, on +entendit arriver quelqu'un à pas lents, s'arrêter par intervalles +et pousser des soupirs; on écouta; l'on dit à voix basse: «C'est +elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se tut et l'on s'assit +en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile lui tombait +jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa +tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à l'instant elle +dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se +couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre +main elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en +silence, et elle demeura seule avec dom Morel.</p> + +<hr> + + +<p>Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre +mauvaise opinion de moi; mais puisque je n'ai point eu honte +de ce que j'ai fait, pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis +comment supprimer dans ce récit un événement qui n'a pas +laissé que d'avoir des suites? Disons donc que j'ai un tour d'esprit +bien singulier; lorsque les choses peuvent exciter votre +estime ou accroître votre commisération, j'écris bien ou mal, +mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme est +gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec +douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois +et que vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer +à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, +l'expression se refuse, la plume va mal, le caractère même +de mon écriture s'en ressent, et je ne continue que parce +que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. +En voici un:</p> + +<p>Lorsque toutes nos sœurs furent retirées...—«Eh bien! que +fîtes-vous?»—Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête +pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer +doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. +Cela est fort mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort +mal: je me le dis à moi-même; et mon trouble, les précautions +que je pris pour n'être pas aperçue, les fois que je m'arrêtai, la +voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m'en +retourner, ne me permettaient pas d'en douter; cependant la +curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il est mal d'avoir été +surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, +n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà encore un +de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous ne +me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je +me le persuade.</p> + +<p>Le premier mot que j'entendis après un assez long silence +me fit frémir; ce fut:</p> + +<p>«Mon père, je suis damnée<a id="FNanchor_18" name="FNanchor_18"></a><a href="#Footnote_18" class="fnanchor">18</a>...»</p> + +<p>Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait +dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; +il fallut aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que +trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable +femme!...</p> + +<blockquote> +<p>Ici les Mémoires de la sœur Suzanne sont interrompus; ce qui suit +ne sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment +d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint +folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter les fragments +que je vais transcrire.</p> +</blockquote> + +<p>Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. +La joie rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des +compliments que je rejette avec indignation.</p> + +<p>Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence +ne paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur +qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale +curiosité j'avais appris à la mieux connaître.</p> + +<p>Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou +non; elle se promène seule; elle se refuse les aliments; son +sang s'allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.</p> + +<p>Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite +à m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si +elle entend marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est +elle qui passe; c'est son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... +Non, non, qu'on la laisse.»</p> + +<p>Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se +tromper, et de prendre une autre pour moi.</p> + +<p>Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en +larmes. Nos sœurs l'entouraient en silence, et quelques-unes +pleuraient avec elle.</p> + +<p>Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai +point prié Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; +qu'on m'habille...» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi +du moins mon bréviaire...» On le lui donnait; elle l'ouvrait, +elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait +de les tourner lors même qu'il n'y en avait plus; cependant elle +avait les yeux égarés.</p> + +<p>Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de +nos sœurs la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, +elle se mit à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit, +elle rentra; elle dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme +si pure! c'est une créature si innocente! si elle joignait ses +prières aux miennes...» Puis s'adressant à toute la communauté +et se tournant vers des stalles qui étaient vides, elle s'écriait: +«Sortez, sortez toutes, qu'elle reste seule avec moi. Vous n'êtes +pas dignes d'en approcher; si vos voix se mêlaient à la sienne, +votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du +sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne...» Puis elle m'exhortait +à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; le ciel +lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder sur +sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de +la Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle +se renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait +miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y assoupissait, +la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la transportait +dans sa cellule comme morte.</p> + +<p>Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. +Elle disait: «Où sont nos sœurs? je ne vois plus personne, je +suis restée seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée, +et Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque +Sainte-Suzanne n'y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai +pas... Ah! si je la rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce +pas? n'est-ce pas qu'elle n'y est plus?... Heureuse la maison qui +la possède! Elle dira tout à sa nouvelle supérieure; que pensera-t-elle +de moi?... Est-ce que Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu +sonner en mort toute la nuit... La pauvre fille! elle est perdue à +jamais; et c'est moi! c'est moi! Un jour, je lui serai confrontée; +que lui dirai-je? que lui répondrai-je?... Malheur à elle! Malheur +à moi!»</p> + +<p>Dans un autre moment, elle disait: «Nos sœurs sont-elles +revenues? Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon +oreiller... Délacez-moi... Je sens là quelque chose qui m'oppresse... +La tête me brûle, ôtez-moi mes coiffes... Je veux me +laver... Apportez-moi de l'eau; versez, versez encore... Elles +sont blanches; mais la souillure de l'âme est restée... Je voudrais +être morte; je voudrais n'être point née, je ne l'aurais +point vue.»</p> + +<p>Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, +hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains +posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre +la muraille... «Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces +cris? Ce sont les enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux +que je vois; du milieu des feux j'entends des voix confuses qui +m'appellent... Mon Dieu, ayez pitié de moi!... Allez vite; sonnez, +assemblez la communauté; dites qu'on prie pour moi, je +prierai aussi... Mais à peine fait-il jour, nos sœurs dorment... +Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit; je voudrais dormir, et je ne +saurais.»</p> + +<p>Une de nos sœurs lui disait: «Madame, vous avez quelque +peine; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.</p> + +<p>—Sœur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi... plus près... +plus près encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais +tout révéler, tout; mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue?</p> + +<p>—Qui, madame?</p> + +<p>—N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur? +Comme elle marche! Quelle décence! quelle noblesse! quelle +modestie!... Allez à elle; dites-lui... Eh! non, ne dites rien; +n'allez pas... Vous n'en pourriez approcher; les anges du ciel la +gardent, ils veillent autour d'elle; je les ai vus, vous les verriez, +vous en seriez effrayée comme moi. Restez... Si vous alliez, +que lui diriez-vous? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse +pas...</p> + +<p>—Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.</p> + +<p>—Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai +tant entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre +la mémoire!... Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!... +N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la +passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez... Je commence à +respirer... Il ne faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... +Voyez, il s'élance en bouillonnant de son côté... Inclinez cette +plaie sacrée sur ma tête... Son sang coule sur moi, et ne s'y +attache pas... Je suis perdue!... Éloignez ce christ... Rapportez-le-moi...»</p> + +<p>On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le +baisait partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est +sa bouche; quand la reverrai-je? Sœur Agathe, dites-lui +que je l'aime; peignez-lui bien mon état; dites-lui que je +meurs.»</p> + +<p>Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait +s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes +les actions indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours +malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment +elle portait la main à son front, comme pour en écarter +des idées importunes, des images, que sais-je quelles images! +Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage +de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est lui! Quelle +forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de l'eau +bénite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.»</p> + +<p>On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas +si bien gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle +avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute +nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de +ses deux bras; elle criait: «Je suis votre supérieure, vous en +avez toutes fait le serment; qu'on m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée, +malheureuses! voilà donc la récompense de mes +bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; je ne le +serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... à mon +secours!... À moi, sœur Thérèse... À moi, sœur Suzanne...» +Cependant on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; +et elle disait: «Vous avez raison, vous avez raison, hélas! +je suis devenue folle, je le sens.»</p> + +<p>Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents +supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les +mains liées sur le dos; elle en voyait avec des torches à la +main; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable; +elle se croyait conduite à la mort; elle disait au bourreau: +«J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité; encore si ce tourment +était le dernier; mais une éternité! une éternité de feux!...»</p> + +<p>Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais +encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller +ces papiers.</p> + +<hr> + + +<p>Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, +elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je +l'ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière +heure; elle se croyait entourée d'esprits infernaux; ils attendaient +son âme pour s'en saisir; elle disait d'une voix étouffée: +«Les voilà! les voilà!...» et leur opposant de droite et de +gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle hurlait, elle +criait: «Mon Dieu!... mon Dieu!...» La sœur Thérèse la suivit +de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine +d'humeur et de superstition.</p> + +<hr> + + +<p>On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit, +et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également +persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me +sauver de la maison.</p> + +<hr> + + +<p>Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze +heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour +de moi; elles se cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées, +et une violente contusion aux reins. Une seconde, une +troisième tentative m'élèvent au haut du mur; je descends. +Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise de poste dans +laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais carrosse +public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin. +Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il prenait +et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi +aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai +ma cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.</p> + +<hr> + + +<p>C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle +scène! Quel homme! Je crie; le cocher vient à mon secours. +Rixe violente entre le fiacre et le moine.</p> + +<hr> + + +<p>J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à +une porte étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre. +La maîtresse du logis vient au-devant de moi, et m'installe +à l'étage le plus élevé, dans une petite chambre où je +trouve à peu près les meubles nécessaires. Je reçois des visites +de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes jeune, vous +devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y +trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes +aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, +on joue, on chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes +d'amusements. Si vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je +vous jure que nos dames n'en seront ni jalouses ni fâchées. +Venez, mademoiselle...» Celle qui me parlait ainsi était d'un +certain âge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos +très-insinuant.</p> + +<hr> + + +<p>Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes +les instances de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes +tumultueuses d'un lieu suspect, épiant à chaque instant l'occasion +de m'échapper.</p> + +<hr> + + +<p>Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse +été voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir +où je vais. Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit. +Je tombe évanouie de fatigue sur le seuil de la boutique +d'un chandelier; on me secourt; en revenant à moi, je me +trouve étendue sur un grabat, environnée de plusieurs personnes. +On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je répondis. +On me donna la servante de la maison pour me conduire; +je prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup +de chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle, +vous savez apparemment où nous allons?</p> + +<p>—Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois.</p> + +<p>—À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison?</p> + +<p>—Hélas! oui.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure +qu'il est! Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons +si nous pourrions nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez +rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec +moi.»</p> + +<hr> + + +<p>Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle +voit mes jambes dépouillées de leur peau par la chute +que j'avais faite en sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le +lendemain au soir je retourne à Sainte-Catherine; j'y demeure +trois jours, au bout desquels on m'annonce qu'il faut, ou me +rendre à l'hôpital général, ou prendre la première condition qui +s'offrira.</p> + +<hr> + + +<p>Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des +hommes et des femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis, +que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. +L'attente de la misère ne donna aucune force aux séductions +grossières auxquelles j'y fus exposée. Je vends mes hardes, et +j'en choisis de plus conformes à mon état.</p> + +<hr> + + +<p>J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis +actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée +est pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais +en revanche traitée avec humanité. Le mari est cocher de place; +sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais +assez contente de mon sort, si je pouvais espérer d'en jouir paisiblement.</p> + +<hr> + + +<p>J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et +l'avait remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre +homme! il est plus à plaindre que moi; son attentat a fait +bruit; et vous ne savez pas la cruauté avec laquelle les religieux +punissent les fautes d'éclat: un cachot sera sa demeure +pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort qui m'attend +si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.</p> + +<p>La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont +enflées, et je ne saurais faire un pas: je travaille assise, car +j'aurais peine à me tenir debout. Cependant j'appréhende le +moment de ma guérison: alors quel prétexte aurai-je pour ne +point sortir? et à quel péril ne m'exposerai-je pas en me montrant? +Mais heureusement j'ai encore du temps devant moi. Mes +parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement +toutes les perquisitions imaginables. J'avais résolu d'appeler +M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses +conseils, mais il n'était plus.</p> + +<p>Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que +j'entends dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur +me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent +le soutien, et l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque +toutes les nuits sans fermer l'œil; si je dors, c'est d'un sommeil +interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conçois +pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinée.</p> + +<hr> + + +<p>Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais. +Une de mes camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances +odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler. +Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le +dos tourné à la lampe; et mon trouble n'en pouvait être +aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais, +m'a dit: «Marie, qu'avez-vous?—Rien, lui ai-je +répondu.—Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez +assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans +mœurs, sans religion, et qui s'amourache d'un vilain moine avec +lequel elle se sauve de son couvent? Il faudrait que vous eussiez +bien de la compassion de reste. Elle n'avait qu'à boire, +manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où elle était, que +ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou quatre +fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait raccommodée +avec son état...» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait bien +que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait +pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira...» À +ce propos, je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée +jusqu'à ce que ma maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi +rêvez-vous donc? Tandis que vous dormez là, l'ouvrage n'avance +pas.»</p> + +<hr> + + +<p>Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma +démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines +pratiques que je répète machinalement; par exemple, une cloche +vient-elle à sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. +Frappe-t-on à la porte? je dis <i>Ave</i>. M'interroge-t-on? +C'est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère mère, +ou ma sœur. S'il survient un étranger, mes bras vont se croiser +sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m'incline. +Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m'amuse à +contrefaire la religieuse; mais il est impossible que leur erreur +dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.</p> + +<hr> + + +<p>Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans +doute: Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; +mon ambition n'est pas grande. Il me faudrait une place de +femme de chambre ou de femme de charge, ou même de +simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une +campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens qui +ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront +rien; de la sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré +qu'on sera satisfait de mon service. J'ai appris dans +la maison de mon père à travailler; et au couvent, à obéir; je +suis jeune, j'ai le caractère très-doux; quand mes jambes seront +guéries, j'aurai plus de force qu'il n'en faut pour suffire à l'occupation. +Je sais coudre, filer, broder et blanchir; quand j'étais +dans le monde, je raccommodais moi-même mes dentelles, et +j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et je +saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et +je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui +en aurait le goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses +enfants; mais je craindrais d'être trahie par ces marques d'une +éducation recherchée. S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du +goût, je prendrais un maître, et je ne tarderais pas à me procurer +ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s'il +se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce qu'il me +faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez répondre de +mes mœurs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la +piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais +plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée; +ce puits profond, situé au bout du jardin de la maison, combien +je l'ai visité de fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on +m'en laissait l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui +m'est réservé; mais s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, +quel qu'il soit, je ne réponds de rien; il y a des puits +partout. Monsieur, ayez pitié de moi, et ne vous préparez pas +à vous-même de longs regrets.</p> + +<hr> + + +<p><i>P. S.</i> Je suis accablée de fatigues, la terreur m'environne, +et le repos me fuit. Ces mémoires, que j'écrivais à la hâte, je +viens de les relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans +en avoir le moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne +aussi malheureuse à la vérité que je l'étais, mais beaucoup plus +aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes +moins sensibles à la peinture de nos peines qu'à l'image de nos +charmes? et nous promettrions-nous encore plus de facilité à +les séduire qu'à les toucher? Je les connais trop peu, et je ne +me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si le marquis, +à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader +que ce n'est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je +m'adresse, que penserait-il de moi? Cette réflexion m'inquiète. +En vérité, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un +instinct propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être +un peu coquette, que sais-je? Mais c'est naturellement et sans +artifice.</p> + + + + +<h2>PRÉFACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE<a id="FNanchor_19" name="FNanchor_19"></a><a href="#Footnote_19" class="fnanchor">19</a></h2> + +<p class="c"><small>EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM.</small></p> + +<p class="c">ANNÉE 1770<a id="FNanchor_20" name="FNanchor_20"></a><a href="#Footnote_20" class="fnanchor">20</a>.</p> + + +<p>La Religieuse<a id="FNanchor_21" name="FNanchor_21"></a><a href="#Footnote_21" class="fnanchor">21</a> de M. de La Harpe a réveillé ma conscience +endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot +dont j'ai été l'âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois +autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. Ce n'est +pas trop tôt de s'en confesser, et de tâcher, en ce saint temps +de carême, d'en obtenir la rémission avec mes autres péchés, et +de noyer le tout dans le puits perdu des miséricordes divines.</p> + +<p>L'année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en +Parisis, par la réputation soudaine et éclatante de Ramponeau<a id="FNanchor_22" name="FNanchor_22"></a><a href="#Footnote_22" class="fnanchor">22</a>, +et par la comédie des <i>Philosophes</i><a id="FNanchor_23" name="FNanchor_23"></a><a href="#Footnote_23" class="fnanchor">23</a>, jouée en vertu d'ordres +supérieurs sur le théâtre de la Comédie française. Il ne reste +aujourd'hui de toute cette entreprise qu'un souvenir plein de +mépris pour l'auteur de cette belle rapsodie, appelé <i>Palissot</i>, +qu'aucun de ses protecteurs ne s'est soucié de partager; les +plus grands personnages, en favorisant en secret son entreprise, +se croyaient obligés de s'en défendre en public, comme d'une +tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, +M. Diderot, que ce polisson d'Aristophane français avait choisi +pour son Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais +quelle était notre occupation! Plût à Dieu qu'elle eût été +innocente! L'amitié la plus tendre nous attachait depuis longtemps +à M. le marquis de Croismare, ancien officier du régiment +du Roi, retiré du service, et un des plus aimables hommes +de ce pays-ci. Il est à peu près de l'âge de M. de Voltaire; et +il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de l'esprit +avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant +ne s'est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu'il est un de +ces hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent +qu'en France, quoique l'amabilité ainsi que la maussaderie +soient de tous les pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualités +du cœur, de l'élévation des sentiments, de la probité la plus +stricte et la plus délicate, qui rendent M. de Croismare aussi +respectable pour ses amis qu'il leur est cher; il n'est question +que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de +tête original, des opinions qui ne sont arrêtées qu'à un certain +point, et qu'il adopte ou qu'il proscrit alternativement, de la +verve toujours modérée par la grâce, une activité d'âme incroyable, +qui, combinée avec une vie oisive et avec la multiplicité +des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus +diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que +personne n'a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout +aussi étranges pour les satisfaire, et par conséquent une infinité +de jouissances qui se succèdent les unes aux autres: voilà une +partie des éléments qui constituent l'être de M. de Croismare, +appelé par ses amis le charmant marquis par excellence, comme +l'abbé Galiani était pour eux le charmant abbé. M. Diderot, +comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare, +lui dit quelquefois: <i>Votre plaisanterie est comme la +flamme de l'esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout +sur ma toison, mais sans jamais la brûler.</i></p> + +<p>Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement +de l'année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près +de Caen. Il nous avait promis de ne s'y arrêter que le temps +nécessaire pour mettre ses affaires en ordre; mais son séjour +s'y prolongea insensiblement; il y avait réuni ses enfants; il +aimait beaucoup son curé; il s'était livré à la passion du jardinage; +et comme il fallait à une imagination aussi vive que la +sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il s'était +tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il +nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous +ne l'aurions jamais revu à Paris, s'il n'avait pas successivement +perdu ses deux fils. Cet événement nous l'a rendu depuis environ +quatre ans, après une absence de plus de huit années; sa dévotion +s'est évaporée comme tout s'évapore à Paris, et il est +aujourd'hui plus aimable que jamais.</p> + +<p>Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes +en 1760, après l'avoir supportée pendant plus de quinze +mois, sur les moyens de l'engager à revenir à Paris. L'auteur +des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps +avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup +d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui réclamait +juridiquement contre ses vœux, auxquels elle avait été forcée +par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre +marquis, que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même +s'assurer de la vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur +tous les conseillers de grand'chambre du parlement de Paris. +Malgré cette intercession généreuse, je ne sais par quel malheur, +la sœur Suzanne Simonin perdit son procès, et ses vœux +furent jugés valables. M. Diderot<a id="FNanchor_24" name="FNanchor_24"></a><a href="#Footnote_24" class="fnanchor">24</a> résolut de faire revivre cette +aventure à notre profit. Il supposa que la religieuse en question +avait eu le bonheur de se sauver de son couvent; et en conséquence +écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander +secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir +arriver en toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il +devinait la scélératesse au premier coup d'œil et que notre +projet manquât, nous étions sûrs qu'il nous en resterait du +moins une ample matière à plaisanterie. Cette insigne fourberie +prit une tout autre tournure, comme vous allez voir par la correspondance +que je vais mettre sous vos yeux, entre M. Diderot +ou la prétendue religieuse et le loyal et charmant marquis de +Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre perfidie; +c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre conscience. +Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des +éclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon +marquis; et nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les +réponses honnêtes que ce digne et généreux ami y faisait. +Cependant, dès que nous nous aperçûmes que le sort de notre +infortunée commençait à trop intéresser son tendre bienfaiteur, +M. Diderot prit le parti de la faire mourir, préférant de causer +quelque chagrin au marquis au danger évident de le tourmenter +plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus +longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce +complot d'iniquité; il en a ri, comme vous pouvez penser; et +le malheur de la pauvre religieuse n'a fait que resserrer les +liens d'amitié entre ceux qui lui ont survécu. Cependant il n'en +a jamais parlé à M. Diderot. Une circonstance qui n'est pas la +moins singulière, c'est que tandis que cette mystification +échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot +s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis +ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne +sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de +notre religieuse.</p> + +<p>Un jour qu'il était tout entier à ce travail, M. d'Alainville<a id="FNanchor_25" name="FNanchor_25"></a><a href="#Footnote_25" class="fnanchor">25</a>, +un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé +dans la douleur et le visage inondé de larmes. «Qu'avez-vous +donc? lui dit M. d'Alainville; comme vous voilà!—Ce que j'ai, +lui répondit M. Diderot, je me désole d'un conte que je me +fais.» Il est certain que s'il eût achevé cette histoire, il en aurait +fait un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus +pathétiques que nous ayons. On n'en pouvait pas lire une page +sans verser des pleurs; et cependant il n'y avait point d'amour. +Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus forte empreinte +de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilité publique et +générale; car c'était la plus cruelle satire qu'on eût jamais faite +des cloîtres; elle était d'autant plus dangereuse que la première +partie n'en renfermait que des éloges; sa jeune religieuse était +d'une dévotion angélique et conservait dans son cœur simple et +tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu'on lui avait +appris à respecter. Mais ce roman n'a jamais existé que par +lambeaux, et en est resté là: il est perdu, ainsi qu'une infinité +d'autres productions d'un homme rare, qui se serait immortalisé +par vingt chefs-d'œuvre, s'il avait su être avare de son +temps et ne pas l'abandonner à mille indiscrets, que je cite tous +au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu +et devant les hommes du délit dont ils sont les complices (et +j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman +il l'a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu'on vient de +lire, où l'on a dû remarquer combien il importait de se méfier +des éloges de l'amitié<a id="FNanchor_26" name="FNanchor_26"></a><a href="#Footnote_26" class="fnanchor">26</a>).</p> + +<p>Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui +nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous +souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse, +ont été fabriquées par cet enfant de Bélial, et que toutes les +lettres de son généreux protecteur sont véritables et ont été +écrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les peines du monde à +persuader à M. Diderot, qui se croyait persiflé par le marquis et +par ses amis<a id="FNanchor_27" name="FNanchor_27"></a><a href="#Footnote_27" class="fnanchor">27</a>].</p> + + +<h3>BILLET<br> +<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE COMTE DE CROIXMAR<a id="FNanchor_28" name="FNanchor_28"></a><a href="#Footnote_28" class="fnanchor">28</a>, GOUVERNEUR DE L'ÉCOLE ROYALE MILITAIRE.</small></h3> + +<p>Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de +Croixmar s'est intéressé il y a trois ans, lorsqu'il demeurait à +côté de l'Académie royale de musique, apprend qu'il demeure +à présent à l'École militaire. Elle envoie savoir si elle pourrait +encore compter sur ses bontés, maintenant qu'elle est plus à +plaindre que jamais.</p> + +<p>Un mot de réponse, s'il lui plaît; sa situation est pressante; +et il est de conséquence que la personne qui remettra ce billet +n'en soupçonne rien.</p> + + +<h3>ON A RÉPONDU:</h3> + +<p>Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question était +actuellement à Caen.</p> + +<p>Ce billet était écrit de la main d'une jeune personne dont +nous nous servîmes pendant tout le cours de cette correspondance. +Un page du coin<a id="FNanchor_29" name="FNanchor_29"></a><a href="#Footnote_29" class="fnanchor">29</a> le porta à l'École militaire et nous +rapporta la réponse verbale. M. Diderot jugea cette première +démarche nécessaire par plusieurs bonnes raisons. La religieuse +avait l'air de confondre les deux cousins ensemble et d'ignorer +la véritable orthographe de leur nom; elle apprenait par ce +moyen, bien naturellement, que son protecteur était à Caen. Il +se pouvait que le gouverneur de l'École militaire plaisantât son +cousin à l'occasion de ce billet et le lui envoyât; ce qui donnait +un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce gouverneur +très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était +aussi ennuyé de l'absence de son cousin que nous; et nous +espérions le ranger au nombre des conspirateurs. Après sa +réponse, la religieuse écrivit à Caen.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE, À CAEN.</small></h3> + +<p>Monsieur, je ne sais à qui j'écris; mais, dans la détresse où +je me trouve, qui que vous soyez, c'est à vous que je m'adresse. +Si l'on ne m'a point trompée à l'École militaire et que vous +soyez le marquis généreux que je cherche, je bénirai Dieu; si +vous ne l'êtes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure +sur le nom que vous portez; j'espère que vous secourrez une +infortunée, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare, +qui n'est pas celui de l'École militaire, avez appuyée +de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a deux +ans, pour se tirer d'une prison perpétuelle, à laquelle la dureté +de ses parents l'avait condamnée. Le désespoir vient de me +porter à une seconde démarche dont vous aurez sans doute +entendu parler; je me suis sauvée de mon couvent. Je ne pouvais +plus supporter mes peines; et il n'y avait que cette voie, +ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une liberté +que j'avais espérée de l'équité des lois.</p> + +<p>Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma +situation présente vous touche et qu'elle réveille dans votre cœur +quelque sentiment de pitié! Peut-être trouverez-vous de l'indiscrétion +à avoir recours à un inconnu dans une circonstance pareille +à la mienne. Hélas! monsieur, si vous saviez l'abandon où je +suis réduite; si vous aviez quelque idée de l'inhumanité dont +on punit les fautes d'éclat dans les maisons religieuses, vous +m'excuseriez! Mais vous avez l'âme sensible, et vous craindrez +de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, pour le +reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi, monsieur, +secourez-moi<a id="FNanchor_30" name="FNanchor_30"></a><a href="#Footnote_30" class="fnanchor">30</a>! Voici l'espèce de service que j'ose attendre +de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province +qu'à Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par +vos connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de +chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique. +Pourvu que je sois ignorée, chez d'honnêtes gens, et qui +vivent retirés, les gages n'y feront rien. Que j'aie du pain et +de l'eau, et que je sois à l'abri des recherches; soyez sûr qu'on +sera content de mon service. J'ai appris à travailler dans la +maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis jeune, j'ai +le caractère doux et je suis d'une bonne santé. Lorsque mes +forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire à toutes +sortes d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et +blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais mes +dentelles, et j'y serai bientôt remise. Je ne suis pas maladroite, +je saurai me faire à tout. S'il fallait apprendre à coiffer, je ne +manque pas de goût, et je ne tarderais pas à le savoir. Une +condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, +c'est tout ce que je demande. Vous pouvez répondre de mes +mœurs: malgré les apparences, monsieur, j'ai de la piété. Il y +avait au fond de la maison que j'ai quittée, un puits que j'ai +souvent regardé; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne +m'avait retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette +maison funeste! Rendez-moi le service que je vous demande; +c'est une bonne œuvre dont vous vous souviendrez avec satisfaction +tant que vous vivrez, et que Dieu récompensera dans ce +monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur, songez que je vis +dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les moments. +Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris; ils font +sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir; ne +leur laissez pas le temps de me trouver. J'ai emporté avec moi +toutes mes nippes. Je subsiste de mon travail et des secours +d'une digne femme que j'avais pour amie et à laquelle vous +pouvez adresser votre réponse. Elle s'appelle M<sup>me</sup> Madin. +Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me fournira tout +ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai placée, +je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge. +Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez +accordée: quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne +me plaindrai que de mon sort.</p> + +<p>Voici l'adresse de M<sup>me</sup> Madin: <i>À madame Madin, au pavillon +de Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles</i>.</p> + +<p>Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son +adresse sur la première, et une croix sur la seconde.</p> + +<p>Mon Dieu, que je désire d'avoir votre réponse! Je suis dans +des transes continuelles.</p> + +<p class="s">Votre très-humble et très-obéissante servante, +</p> +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Suzanne Simonin</span><a id="FNanchor_31" name="FNanchor_31"></a><a href="#Footnote_31" class="fnanchor">31</a>. +</p> +<hr> + + +<p>Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les réponses, +et nous choisîmes une certaine M<sup>me</sup> Madin, femme d'un ancien officier +d'infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait +rien de notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire +à elle-même par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes +de l'écriture d'une autre jeune personne. M<sup>me</sup> Madin savait seulement +qu'il fallait recevoir et me remettre toutes les lettres timbrées +<i>Caen</i>. Le hasard voulut que M. de Croismare, après son +retour à Paris, et environ huit ans après notre péché, trouvât +M<sup>me</sup> Madin chez une femme de nos amies qui avait été du complot. +Ce fut un vrai coup de théâtre; M. de Croismare se proposait de +prendre mille informations sur une infortunée qui l'avait tant intéressé, +et dont M<sup>me</sup> Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut +aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon.</p> + + +<h3>RÉPONSE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même +que vous réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses +sentiments; vous pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place +à côté d'une jeune demoiselle vous convient.</p> + +<p>Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une +femme de chambre telle que je puis la désirer, avec tel éloge +qu'il lui plaira de vos qualités, sans entrer dans aucun autre +détail d'état. Qu'elle me marque aussi le nom que vous aurez +choisi, la voiture que vous aurez prise, et le jour, s'il se peut, +que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du carrosse de +Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver ici +le vendredi; il loge à Paris, rue Saint-Denis, <i>au Grand-Cerf</i>. +S'il ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée +à Caen, vous vous adresseriez de ma part, en attendant, chez +M. Gassion, vis-à-vis la place Royale. Comme l'incognito est +d'une extrême nécessité de part et d'autre, que la dame votre +amie me renvoie cette lettre, à laquelle, quoique non signée, +vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement le cachet, +qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à qui +vous vous adresserez.</p> + +<p>Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que +cette lettre vous prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous +chargez ni de papiers ni de lettres, ou autre chose qui puisse +donner occasion de vous reconnaître: il sera facile de les faire +venir dans un autre temps. Comptez avec une confiance parfaite +sur les bonnes intentions de votre serviteur.</p> + +<p class="s3">A....., proche Caen, ce mercredi 6 février 1760. +</p> +<hr> + + +<p>Cette lettre était adressée à M<sup>me</sup> Madin. Il y avait sur l'autre +une croix, suivant la convention. Le cachet représentait un +Amour tenant d'une main un flambeau, et de l'autre deux +cœurs, avec une devise qu'on n'a pu lire, parce que le cachet +avait souffert à l'ouverture de la lettre. Il était naturel qu'une +jeune religieuse à qui l'amour était étranger en prît l'image pour +celle de son ange gardien.</p> + + +<h3>RÉPONSE<br> +<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Monsieur, j'ai reçu votre lettre. Je crois que j'ai été fort mal, +fort mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai +sans cesse pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que +vous m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai +jamais votre bonté.</p> + +<p>Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout.</p> + +<p class="s3">Ce saint jour de dimanche en février. +</p> +<p>Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y +trouve imprimé; c'est vous, c'est mon ange gardien.</p> + +<hr> + + +<p>M. Diderot n'ayant pu se rendre à l'assemblée des bandits, +cette réponse fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas +de son gré; il prétendit qu'elle découvrirait notre trahison. Il se +trompa, et il eut tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse +bonne. Cependant, pour le satisfaire, on coucha sur les registres +du commun conseil de la fourberie la réponse qui suit, et qui +ne fut point envoyée. Au reste, cette maladie nous était indispensable +pour différer le départ pour Caen.</p> + + +<h3>EXTRAIT DES REGISTRES.</h3> + +<p>Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que sœur +Suzanne aurait dû écrire:</p> + +<p>Monsieur, je vous remercie de vos bontés; il ne faut +plus penser à rien, tout va finir pour moi. Je serai dans un +moment devant le Dieu de la miséricorde; c'est là que je me souviendrai +de vous. Ils délibèrent s'ils me saigneront une troisième +fois; ils ordonneront tout ce qu'il leur plaira. Adieu, mon +cher monsieur. J'espère que le séjour où je vais sera plus heureux; +nous nous y verrons.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire. +Elle a été à toute extrémité, et mon état, qui m'attache à Versailles, +ne m'a point permis de venir plus tôt à son secours. Je +savais qu'elle était fort mal et abandonnée de tout le monde, et +je ne pouvais quitter. Vous pensez bien, monsieur, qu'elle avait +beaucoup souffert. Elle avait fait une chute qu'elle cachait. Elle +a été attaquée tout d'un coup d'une fièvre ardente qu'on n'a pu +abattre qu'à force de saignées. Je la crois hors de danger. Ce +qui m'inquiète à présent est la crainte que sa convalescence ne +soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six +semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage. +Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de +concert à sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante +qu'il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet +de votre billet sur elle; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit +l'adresse de M. Gassion derrière une <i>Sainte Suzanne</i> de son +diurnal, et puis elle a voulu vous répondre malgré sa faiblesse. +Elle sortait d'une crise; je ne sais ce qu'elle vous aura dit, car +sa pauvre tête n'y était guère. Pardon, monsieur, je vous écris +ceci à la hâte. Elle me fait pitié; je voudrais ne la point quitter, +mais il m'est impossible de rester ici plusieurs jours de +suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J'en fais partir une +autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n'y parle point +des talents agréables; ils ne sont pas de l'état qu'elle va prendre, +et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle +veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: +non, monsieur, il n'y a point de mère qui ne fût comblée de +l'avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez +penser, a été de la mettre à couvert, et c'est une affaire faite. Je +ne me résoudrai à la laisser aller que quand sa santé sera tout +à fait rétablie; mais ce ne peut être avant un mois ou six +semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; encore faut-il +qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet de votre +lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osé lui +dire que ce n'était pas le vôtre; je l'avais brisé en ouvrant votre +réponse, et je l'avais remplacé par le mien: dans l'état fâcheux +où elle était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre +sans la lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne +dans ses espérances; ce sont les seules qu'elle ait, et je +ne répondrais pas de sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si +vous aviez la bonté de me faire à part un petit détail de la +maison où elle entrera, je m'en servirais pour la tranquilliser. +Ne craignez rien pour vos lettres; elles vous seront toutes renvoyées +aussi exactement que la première; et reposez-vous sur +l'intérêt que j'ai moi-même à ne rien faire d'inconsidéré. Nous +nous conformerons à tout, à moins que vous ne changiez vos dispositions. +Adieu, monsieur. La chère infortunée prie Dieu pour +vous à tous les instants où sa tête le lui permet.</p> + +<p>J'attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de +Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles.</p> + +<p class="s3">Ce 16 février 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE L'AVAIT DEMANDÉ.</small></h3> + +<p>Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera +Suzanne Simonin. Je l'aime comme si c'était mon enfant: cependant +vous pouvez prendre à la lettre ce que je vais vous dire, +parce qu'il n'est pas dans mon caractère d'exagérer. Elle est +orpheline de père et de mère; elle est bien née, et son +éducation n'a pas été négligée. Elle s'entend à tous les petits +ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime à +s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle écrit naturellement. +Si la personne à qui vous la destinez voulait se faire +lire, elle lit à merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille +est fort bien; pour sa physionomie, je n'en ai guère vu de +plus intéressante. On la trouvera peut-être un peu jeune, car +je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis; mais si l'expérience +de l'âge lui manque, elle est remplacée de reste par celle du +malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu +commun. Je réponds de l'innocence de ses mœurs. Elle est +pieuse, mais point bigote. Elle a l'esprit naïf, une gaieté +douce, jamais d'humeur. J'ai deux filles; si des circonstances +particulières n'empêchaient pas M<sup>lle</sup> Simonin de se fixer à +Paris, je ne leur chercherais pas d'autre gouvernante; je +n'espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis son +enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d'ici +bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage +et même de ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: +c'est la moindre chose que je puisse faire pour elle. +Elle n'est jamais sortie de Paris; elle ne sait où elle va; +elle se croit perdue: j'ai toute la peine du monde à la +rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à +laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, +et les devoirs qu'elle aura à remplir, fera plus sur son +esprit que tous mes discours. Ne serait-ce point trop exiger +de votre complaisance que de vous le demander? Toute sa +crainte est de ne pas réussir: la pauvre enfant ne se connaît +guère.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous +méritez, monsieur, votre très-humble et obéissante servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">À Paris, ce 16 février 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>Madame, j'ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre, +qui m'apprennent l'indisposition de M<sup>lle</sup> Simonin. Son malheureux +sort me fait gémir; sa santé m'inquiète. Puis-je +vous demander la consolation d'être instruit de son état, du +parti qu'elle compte prendre, en un mot la réponse à la lettre +que je lui ai écrite? J'ose espérer le tout de votre complaisance +et de l'intérêt que vous y prenez.</p> + +<p>Votre très-humble et très-obéissant serviteur.</p> + +<p class="s3">À Caen, ce 17 février 1760. +</p> + +<h3>AUTRE LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>J'étais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre +lettre a suspendu mon inquiétude sur l'état de mademoiselle +Simonin, que vous m'assurez hors de danger, et à couvert des +recherches. Je lui écris; et vous pouvez encore la rassurer +sur la continuation de mes sentiments. Sa lettre m'avait frappé; +et dans l'embarras où je l'ai vue, j'ai cru ne pouvoir mieux +faire que de me l'attacher en la mettant auprès de ma fille, +qui malheureusement n'a plus de mère. Voilà, madame, la +maison que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de +pouvoir lui adoucir ses peines sans manquer au secret, ce +qui serait peut-être plus difficile en d'autres mains. Je ne +pourrai m'empêcher de gémir et sur son état et sur ce que +ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je le désirerais; +mais que faire quand on est soumis aux lois de la +nécessité? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une +campagne assez agréable, où je vis fort retiré avec ma fille +et mon fils aîné, qui est un garçon plein de sentiments et de +religion, à qui cependant je laisserai ignorer ce qui peut la +regarder. Pour les domestiques, ce sont toutes personnes attachées +à moi depuis longtemps; de sorte que tout est dans un +état fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce parti +que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait +quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par +un engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera +toujours en moi une ressource assurée. Ainsi qu'elle rétablisse +sa santé sans inquiétude; je l'attendrai et serai bien aise cependant +d'avoir souvent de ses nouvelles.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur.</p> + +<p class="s3">À Caen, ce 21 février 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À SŒUR SUZANNE.</small></h3> + +<p class="c">SUR L'ENVELOPPE ÉTAIT UNE CROIX.</p> + +<p>Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis +à l'état où vous vous trouvez. Je ne puis que m'intéresser de +plus en plus à vous procurer quelque consolation dans le sort +malheureux qui vous poursuit. Tranquillisez-vous, reprenez vos +forces, et comptez toujours avec une entière confiance sur mes +sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que le rétablissement +de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S'il +m'était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le +ferais; mais votre situation me contraint, et je ne pourrai +que gémir sur la dure nécessité. La personne à laquelle je +vous destine m'est des plus chères, et c'est à moi principalement +que vous aurez à répondre. Ainsi, autant qu'il me sera +possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines inséparables +de l'état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, je +me reposerai entièrement sur vos soins: cette assurance doit +vous tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et +l'attachement sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre +très-humble et très-obéissant serviteur.</p> + +<p class="s3">À Caen, ce 21 février 1760. +</p> +<p>J'écris à M<sup>me</sup> Madin, qui pourra vous en dire davantage.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée: +plus de fièvre, plus de mal de tête, tout annonce la convalescence +la plus prompte et la meilleure santé. Les lèvres sont +encore un peu pâles; mais les yeux reprennent de l'éclat. La +couleur commence à reparaître sur les joues; les chairs ont de +la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur fermeté; tout +va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est à présent, +monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien +n'est plus touchant que la manière dont elle s'en exprime. Je +voudrais bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle +et moi lorsque je lui portai vos dernières lettres. Elle les prit, +les mains lui tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; +à chaque ligne elle s'arrêtait; et, après avoir fini, elle me dit, +en se jetant à mon cou, et en pleurant à chaudes larmes: +«Eh bien! madame Madin, Dieu ne m'a donc pas abandonnée; +il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, c'est Dieu qui +m'a inspiré de m'adresser à ce cher monsieur: quel autre au +monde eût pris pitié de moi? Remercions le ciel de ces premières +grâces, afin qu'il nous en accorde d'autres.» Et puis +elle s'assit sur son lit, et elle se mit à prier; ensuite, revenant +sur quelques endroits de vos lettres, elle dit: «C'est sa fille +qu'il me confie. Ah! maman, elle lui ressemblera; elle sera +douce, bienfaisante et sensible comme lui.» Après s'être arrêtée, +elle dit avec un peu de souci: «Elle n'a plus de mère! +Je regrette de n'avoir pas l'expérience qu'il me faudrait. Je ne +sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le +soir et le matin ce que je dois à son père: il faut que la +reconnaissance supplée à bien des choses. Serai-je encore +longtemps malade? Quand est-ce qu'on me permettra de +manger? Je ne me sens plus de ma chute, plus du tout.» Je +vous fais ce petit détail, monsieur, parce que j'espère qu'il +vous plaira. Il y avait dans son discours et son action tant +d'innocence et de zèle, que j'en étais hors de moi. Je ne sais +ce que je n'aurais pas donné pour que vous l'eussiez vue et +entendue. Non, monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous +aurez une créature unique, et qui fera la bénédiction de votre +maison. Ce que vous avez eu la bonté de m'apprendre de vous, +de mademoiselle votre fille, de monsieur votre fils, de votre +situation, s'arrange parfaitement avec ses vœux. Elle persiste +dans les premières propositions qu'elle vous a faites. Elle +ne demande que la nourriture et le vêtement, et vous +pouvez la prendre au mot si cela vous convient: quoique +je ne sois pas riche, le reste sera mon affaire. J'aime cette +enfant, je l'ai adoptée dans mon cœur; et le peu que j'aurai +fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma mort. +Je ne vous dissimule pas que ces mots d'<i>être son pis-aller et +de la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en présente</i>, +lui ont fait de la peine; je n'ai pas été fâchée de lui trouver +cette délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des +progrès de sa convalescence; mais j'ai un grand projet dans +lequel je ne désespérerais pas de réussir pendant qu'elle se +rétablira, si vous pouviez m'adresser à un de vos amis: vous +devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un homme sage, +discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par lui +ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, +et qui eût accès à la cour sans en être. De la manière dont +la chose est arrangée dans mon esprit, il ne serait point mis +dans la confidence; il nous servirait sans savoir en quoi: +quand ma tentative serait infructueuse, nous en tirerions au +moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays étranger. +Si vous pouvez m'adresser à quelqu'un, je vous prie de me +le nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui +écrire que M<sup>me</sup> Madin, que vous connaissez depuis longtemps, +doit venir lui demander un service, et que vous le priez de +s'intéresser à elle, si la chose est faisable. Si vous n'avez +personne, il faut s'en consoler; mais voyez, monsieur. Au +reste, je vous prie de compter sur l'intérêt que je prends +à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de +l'expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée, +lui a donné un petit mouvement dans le pouls; mais ce +ne sera rien.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux, +monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">À Paris, ce 3 mars 1760. +</p> +<p>L'idée de M<sup>me</sup> Madin de se faire adresser à un des amis du +généreux protecteur de sœur Suzanne, était une suggestion de +Satan, au moyen de laquelle ses suppôts espéraient inspirer +adroitement à leur ami de Normandie de s'adresser à moi et de +me mettre dans la confidence de toute cette affaire; ce qui +réussit parfaitement, comme vous verrez par la suite de cette +correspondance.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE SŒUR SUZANNE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Monsieur, maman Madin m'a remis les deux réponses dont +vous m'avez honorée, et m'a fait part aussi de la lettre que +vous lui avez écrite. J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux +que je ne mérite; oui, cent fois, mille fois mieux. J'ai si peu +de monde, si peu d'expérience, et je sens si bien tout ce qu'il +me faudrait pour répondre dignement à votre confiance; mais +j'espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma reconnaissance. +Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut +mieux que si j'étais faite à ma place. Mon Dieu! que je suis +pressée d'être guérie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, +et de le servir auprès de sa chère fille en tout ce qui +dépendra de moi! On me dit que ce ne sera guère avant un +mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher monsieur, conservez-moi +votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie; mais +ils ne veulent pas que j'écrive, ils m'empêchent de lire, ils me +tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de +faim, et tout cela pour mon bien. Dieu soit loué! C'est pourtant +bien malgré moi que je leur obéis.</p> + +<p>Je suis, avec un cœur reconnaissant, monsieur, votre très-humble +et soumise servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Suzanne Simonin</span>. +</p> +<p class="s3">À Paris, ce 3 mars 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours +m'ont empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour +vous marquer le plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence +de M<sup>lle</sup> Simonin. J'ose espérer que bientôt vous aurez la bonté +de m'instruire de son parfait rétablissement, que je souhaite +avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne pouvoir contribuer +à l'exécution du projet que vous méditez en sa faveur; sans +le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la prudence +dont vous êtes capable et par l'intérêt que vous y prenez. +Je n'ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit +nombre de personnes aussi peu répandues que moi: et les connaissances +telles que vous les désireriez ne sont pas faciles à +trouver. Continuez, je vous supplie, à me donner des nouvelles +de M<sup>lle</sup> Simonin, dont les intérêts me seront toujours chers.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur.</p> + +<p class="s3">Ce 31 mars 1760. +</p> + +<h3>RÉPONSE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Monsieur, j'ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer +sur le projet que j'avais; mais j'étais si pressée d'aller en +avant. Voici donc ce qui m'avait passé par la tête. D'abord il faut +que vous sachiez que le cardinal de T***<a id="FNanchor_32" name="FNanchor_32"></a><a href="#Footnote_32" class="fnanchor">32</a> protégeait la famille. +Ils perdirent tous beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui +lui avait été présentée dans sa première jeunesse. Le vieux +cardinal aimait les jolis enfants; les grâces de celle-ci l'avaient +frappé; et il s'était chargé de son sort. Mais quand il ne fut plus, +on disposa d'elle comme vous savez, et les protecteurs crurent +s'acquitter envers la cadette en mariant les aînées à deux de +leurs créatures. L'un de ces protégés a un emploi considérable +à Albi; l'autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de +Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur état dépend absolument +de ceux qui les ont placés. J'avais donc pensé que, si l'on +avait eu quelque accès auprès de M<sup>me</sup> la marquise de T*** qu'on +dit complaisante<a id="FNanchor_33" name="FNanchor_33"></a><a href="#Footnote_33" class="fnanchor">33</a> et qui s'est mise en quatre dans le procès de +mon enfant, et qu'on lui eût peint la triste situation d'une jeune +personne exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays +étranger et lointain<a id="FNanchor_34" name="FNanchor_34"></a><a href="#Footnote_34" class="fnanchor">34</a>, nous eussions pu arracher par ce moyen +une petite pension de ces deux beaux-frères, qui ont emporté +tout le bien de la maison, et qui ne songent guère à nous +secourir. En vérité, monsieur, cela vaut bien la peine que nous +revenions tous les deux là-dessus: voyez. Avec cette petite +pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle tiendrait +de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal pour +l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne +connais ni M<sup>me</sup> la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt +cardinal qu'on dit homme de lettres, ni personne<a id="FNanchor_35" name="FNanchor_35"></a><a href="#Footnote_35" class="fnanchor">35</a> qui les +approche; et ce fut l'enfant qui me suggéra de m'adresser à +vous. Au reste, je ne saurais vous dire que sa convalescence +aille comme je le désirerais. Elle s'était blessée au dedans des +reins, comme je crois vous l'avoir dit: la douleur de cette +chute, qui s'était dissipée, s'est fait ressentir; c'est un point +qui revient et qui passe. Il est accompagné d'un léger frisson +en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fièvre; le +médecin hoche de la tête, et n'a pas un air qui me plaise. Elle +ira dimanche prochain à la messe; elle le veut; et je viens de +lui envoyer une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout +du nez, et sous laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure +sans péril dans une petite église borgne du quartier. Elle +soupire après le moment de son départ, et je suis sûre qu'elle +ne demandera rien à Dieu avec plus de ferveur que d'achever +sa guérison, et de lui conserver les bontés de son bienfaiteur. +Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et Quasimodo, +je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur, +son absence ne m'empêcherait pas d'agir, si je découvrais +parmi mes connaissances quelqu'un qui pût quelque chose +auprès de M<sup>me</sup> de T*** et du médecin A*** qui peut beaucoup +sur son esprit<a id="FNanchor_36" name="FNanchor_36"></a><a href="#Footnote_36" class="fnanchor">36</a>.</p> + +<p>Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et +pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">À Versailles, ce 25 mars 1760. +</p> +<p><i>P. S.</i> Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous +importuner; il n'y a que cette considération qui puisse la retenir.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>Madame, votre projet pour M<sup>lle</sup> Simonin me paraît très-louable, +et me plaît d'autant plus, que je souhaiterais ardemment +de la voir, dans son infortune, assurée d'un état un peu +passable. Je ne désespère pas de trouver quelque ami qui puisse +agir auprès de M<sup>me</sup> de T***<a id="FNanchor_37" name="FNanchor_37"></a><a href="#Footnote_37" class="fnanchor">37</a> ou du médecin A*** ou du secrétaire +du feu cardinal, mais cela demande du temps et des précautions, +tant pour éviter d'éventer le secret, que pour m'assurer +la discrétion des personnes auxquelles je pense que je pourrais +m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si +M<sup>lle</sup> Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé +est assez rétablie, rien ne doit l'empêcher de partir; elle me +trouvera toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées, +et dans le même zèle à lui adoucir, s'il se peut, l'amertume +de son sort. La situation de mes affaires et les malheurs +du temps m'obligent de me tenir fort retiré à la campagne avec +mes enfants, pour raison d'économie; ainsi nous y vivons avec +beaucoup de simplicité. C'est pourquoi M<sup>lle</sup> Simonin pourra se +dispenser de faire de la dépense en habillements ni si propres +ni si chers; le commun peut suffire en ce pays. C'est dans cette +campagne et dans cet état uni et simple qu'elle me trouvera, et +où je souhaite qu'elle puisse goûter quelque douceur et quelque +agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé +d'observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de +m'instruire de son départ; et de peur qu'elle n'eût égaré l'adresse +que je lui avais envoyée, c'est chez M. Gassion, vis-à-vis la +place Royale, à Caen. Cependant si je suis instruit à temps du +jour de son arrivée, elle trouvera quelqu'un pour la conduire ici +sans s'arrêter.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur.</p> + +<p class="s3">Ce 31 mars 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous +douter? Qu'a-t-elle de mieux à faire que d'aller passer des +jours heureux et tranquilles auprès d'un homme de bien, et +dans une famille honnête? N'est-elle pas trop heureuse que +vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et où donnerait-elle de la +tête si l'asile que vous avez eu la générosité de lui offrir venait +à lui manquer? C'est elle-même, monsieur, qui parle ainsi; et +je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore aller +à la messe le jour de Pâques; c'était bien contre mon avis, et +cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre; et +depuis ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portée. Monsieur, +je ne vous l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santé. +Elle sent à présent de la chaleur au-dessus des reins, à l'endroit +où elle s'est blessée dans sa chute; je viens d'y regarder, et je +n'y vois rien du tout. Mais son médecin me dit avant-hier, +comme nous descendions ensemble, qu'il craignait qu'il n'y +eût un commencement de pulsation; qu'il fallait attendre ce que +cela deviendrait. Cependant elle ne manque point d'appétit, elle +dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, par +intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité +dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des +impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de +marcher; mais pour peu qu'elle penche du côté malade, c'est +un cri aigu à percer le cœur. Malgré cela, j'espère, et j'ai profité +du temps pour arranger son petit trousseau.</p> + +<p>C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter +simple jusqu'à la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son +hiver, avec une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement.</p> + +<p>Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis +en mousseline.</p> + +<p>Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune +de mes filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela +lui fera des habillements de toilette pour l'été.</p> + +<p>Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les +autres en mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en +faire six autres, d'une pièce de toile qu'on me blanchit à Senlis.</p> + +<p>Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.</p> + +<p>Deux douzaines de mouchoirs de poche.</p> + +<p>Plusieurs cornettes de nuit.</p> + +<p>Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes +à un rang, et trois à deux rangs.</p> + +<p>Six paires de bas de coton fin.</p> + +<p>C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le +lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité +elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une +autre, me prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put +jamais retenir ses larmes, quand elle vit les justes de ma fille. +«Hé! lui dis-je, de quoi pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez +pas toujours été? <i>Il est vrai</i>,» me répondit-elle; puis elle ajouta: +«À présent que j'espère être heureuse, il me semble que j'aurais +de la peine à mourir. Maman, est-ce que cette chaleur de côté +ne se dissipera point? Si l'on y mettait quelque chose?» Je +suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas mon +projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J'abandonne +tout à votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que +M<sup>me</sup> la marquise de T*** part pour la campagne, que M. A*** est +inaccessible et revêche; que le secrétaire, fier du titre d'académicien +qu'il a obtenu après vingt ans de sollicitations, s'en retourne +en Bretagne, et que dans trois ou quatre mois d'ici<a id="FNanchor_38" name="FNanchor_38"></a><a href="#Footnote_38" class="fnanchor">38</a> nous serons +bien oubliés. Tout passe si vite d'intérêt dans ce pays-ci; on ne +parle déjà plus guère de nous, bientôt on n'en parlera plus du tout.</p> + +<p>Ne craignez pas qu'elle égare l'adresse que vous lui avez +envoyée. Elle n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans +la regarder; elle oublierait plutôt son nom de Simonin que celui +de M. Gassion. Je lui demandai si elle ne voulait pas vous écrire, +elle me répondit qu'elle vous avait commencé une longue lettre +qui contiendrait tout ce qu'elle ne pourrait guère se dispenser +de vous dire, si Dieu lui faisait la grâce de guérir et de vous +voir; mais qu'elle avait le pressentiment qu'elle ne vous verrait +jamais. «Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle, je ne profiterai +ni de vos bontés ni des siennes: ou M. le marquis changera +de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.» «Quelle folie! lui +dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces +idées tristes, ce que vous craignez vous arrivera?» Elle dit: <i>Que +la volonté de Dieu soit faite.</i> Je la priai de me montrer ce qu'elle +vous avait écrit; j'en fus effrayée, c'est un volume, c'est un +gros volume. «Voilà, lui dis-je en colère, ce qui vous tue.» Elle +me répondit: «Que voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, +ou je m'ennuie.—Et quand avez-vous pu griffonner tout cela?—Un +peu dans un temps, un peu dans un autre. Que je vive +ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai souffert...» +Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a +fait autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à +mes prières; elle vous regarde comme son cher maître, et il +est sûr qu'elle vous obéira. Cependant comme je conçois que +les heures sont bien longues pour elle, et qu'il faut qu'elle +s'occupe, ne fût-ce que pour l'empêcher d'écrire davantage, de +rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter un tambour<a id="FNanchor_39" name="FNanchor_39"></a><a href="#Footnote_39" class="fnanchor">39</a>, et je +lui ai proposé de commencer une veste pour vous. Cela lui a +plu extrêmement, et elle s'est mise tout de suite à l'ouvrage. +Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un mot, +s'il vous plaît, qui défende d'écrire et de trop travailler. J'avais +résolu de retourner ce soir à Versailles; mais j'ai de l'inquiétude: +ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux +être demain auprès d'elle lorsque son médecin reviendra. J'ai +malheureusement quelque foi aux pressentiments des malades; +ils se sentent. Quand je perdis M. Madin, tous les médecins +m'assuraient qu'il en reviendrait; il disait, lui, qu'il n'en +reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait que trop vrai. +Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous écrire: s'il fallait que +je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais. Vous +seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. +C'est à présent que les misérables qui l'ont déterminée à s'enfuir +sentent la perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard.</p> + +<p>J'ai l'honneur d'être avec des sentiments de respect et de +reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble +et très-obéissante servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">À Paris, ce 13 avril 1760. +</p> + +<h3>RÉPONSE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre +inquiétude sur la maladie de M<sup>lle</sup> Simonin. Son état infortuné +m'avait toujours infiniment touché; mais le détail que vous avez +eu la bonté de me faire de ses qualités et de ses sentiments, +me prévient tellement en sa faveur, qu'il me serait impossible +de n'y pas prendre le plus vif intérêt: ainsi, loin que je +puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je +vous prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par +mes lettres, et qui ne souffriront aucune altération. J'ai cru +qu'il était prudent de ne lui point écrire, afin de lui ôter +toute occasion de s'occuper à faire une réponse. Il n'est +pas douteux que tout genre d'occupation lui est préjudiciable +dans son état d'infirmité; et si j'avais quelque pouvoir +sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis +mieux m'adresser qu'à vous-même, madame, pour lui faire +connaître ce que je pense à cet égard. Ce n'est pas que je ne +fusse charmé de recevoir de ses nouvelles par elle-même; +mais je ne pourrais approuver en elle une action de pure bienséance, +qui pût contribuer au retardement de sa guérison. +L'intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous +prier encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours +persuadée de ma sincère affection pour elle, et de l'estime particulière, +et de la considération véritable avec laquelle j'ai +l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur.</p> + +<p class="s3">Ce 25 avril 1760. +</p> +<p><i>P. S.</i> Incessamment j'écrirai à un de mes amis, à qui vous +pourrez vous adresser pour M<sup>me</sup> de T***<a id="FNanchor_40" name="FNanchor_40"></a><a href="#Footnote_40" class="fnanchor">40</a>. Il se nomme M. Grimm, +secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, et +demeure rue Neuve-de-Luxembourg, près la rue Saint-Honoré, +à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez la peine de +passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrêmes +obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer +ma reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui.</p> + + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu +l'honneur de vous écrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de +vous faire part de ma peine, et j'espère que vous me saurez gré +de n'avoir pas mis votre âme sensible à une épreuve aussi +cruelle. Vous savez combien elle m'était chère. Imaginez-vous, +monsieur, que je l'aurai vue près de quinze jours de suite +pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës. +Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d'elle et de moi. La pauvre +malheureuse est encore; mais ce ne peut être pour longtemps. +Ses forces sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux +ont peine à s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a +point abandonnée. Si celle-là n'est pas sauvée, que deviendrons-nous? +L'espoir que j'avais de sa guérison a disparu tout à coup. +Il s'était formé un abcès au côté, qui faisait un progrès sourd +depuis sa chute. Elle n'a pas voulu souffrir qu'on l'ouvrît à +temps, et quand elle a pu s'y résoudre, il était trop tard. Elle +sent arriver son dernier moment; elle m'éloigne; et je vous +avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle. Elle +fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut +elle qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai +seule à côté de son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha +ma main, je la lui donnai; elle la prit, la porta contre ses +lèvres, et m'attirant vers elle, elle me dit, si bas que j'avais +peine à l'entendre: «Maman, encore une grâce.</p> + +<p>—Laquelle, mon enfant?</p> + +<p>—Me bénir, et vous en aller.»</p> + +<p>Elle ajouta: «Monsieur le marquis... ne manquez pas de le +remercier.»</p> + +<p>Ces paroles auront été ses dernières. J'ai donné des ordres, +et je me suis retirée chez une amie, où j'attends de moment en +moment. Il est une heure après minuit. Peut-être avons-nous +à présent une amie au ciel.</p> + +<p>Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante +servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">La lettre précédente est du 7 mai; mais elle n'était point datée. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3> + +<p>La chère enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les +nôtres ont peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de +ce monde dans celui où nous sommes tous attendus, mercredi +dernier, entre trois et quatre heures du matin. Comme sa vie +avait été innocente, ses derniers instants ont été tranquilles, +malgré tout ce qu'on a fait pour les troubler. Permettez que je +vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à son sort; +c'est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes les +lettres dont vous nous avez honorées. J'avais gardé les unes, et +j'ai trouvé les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques +jours avant sa mort; ils contiennent, à ce qu'elle m'a dit, +l'histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons +religieuses où elle a demeuré, et ce qui s'est passé après sa +sortie. Il n'y a pas d'apparence que je les lise sitôt: je ne saurais +rien voir de ce qui lui appartenait, rien même de ce que +mon amitié lui avait destiné, sans ressentir une douleur profonde.</p> + +<p>Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile, +je serai très-flattée de votre souvenir.</p> + +<p>Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance +qu'on doit aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur, +votre très-humble et très-obéissante servante,</p> + +<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>. +</p> +<p class="s3">Ce 10 mai 1760. +</p> + +<h3>LETTRE<br> +<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3> + +<p>Je sais, madame, ce qu'il en coûte à un cœur sensible et +bienfaisant de perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse +occasion de lui dispenser des faveurs si dignement acquises, et +par l'infortune, et par les aimables qualités, telles qu'ont été +celles de la chère demoiselle qui cause aujourd'hui vos regrets. +Je les partage, madame, avec la plus tendre sensibilité. Vous +l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa séparation plus difficile +à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses malheurs +m'avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir +de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en +a ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction +tant désirée, je dois l'en bénir; mais je ne puis y être insensible. +Vous avez du moins la consolation d'en avoir agi à son égard +avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse. +Je les ai admirés, et mon ambition eût été de vous imiter. +Il ne me reste plus que le désir ardent d'avoir l'honneur de vous +connaître, et de vous exprimer de vive voix combien j'ai été +enchanté de votre grandeur d'âme, et avec quelle considération +respectueuse j'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble +et très-obéissant serviteur.</p> + +<p class="s3">Ce 18 mai 1760. +</p> +<p><i>P. S.</i> Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée +m'est devenu extrêmement cher; ne serait-ce point exiger +de vous un trop grand sacrifice, que celui de me communiquer +les petits mémoires qu'elle a faits de ses différents malheurs? +Je vous demande cette grâce, madame, avec d'autant plus de +confiance, que vous m'aviez annoncé que je pouvais y avoir quelque +droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que toutes +vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos. +Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture +de Caen, qui loge <i>au Grand-Cerf</i>, rue Saint-Denis, à Paris, +et part tous les lundis.</p> + +<hr> + + +<p>Ainsi finit l'histoire de l'infortunée sœur Suzanne Saulier, +dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il +est bien triste que les mémoires de sa vie n'aient pas été mis +au net; ils auraient formé une lecture très-intéressante. Après +tout, M. le marquis de Croismare doit savoir gré à la perfidie de +ses amis de lui avoir fourni une occasion de secourir l'infortune +avec une noblesse, un intérêt, une simplicité vraiment dignes de +lui: le rôle qu'il joue dans cette correspondance n'est pas le +moins touchant du roman.</p> + +<p>On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté la +fin de sœur Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à +cause des avis que nous reçûmes du château de Lasson, qu'on +y meublait un appartement pour recevoir M<sup>lle</sup> de Croismare, que +son père voulait faire sortir du couvent, où elle avait été depuis +la mort de sa mère. Ces avis ajoutaient qu'on attendait de Paris +une femme de chambre, qui devait en même temps jouer le rôle +de gouvernante auprès de la jeune personne, et que M. de Croismare +s'occupait d'ailleurs à pourvoir la bonne qui avait été jusqu'alors +auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le +choix sur le parti qui nous restait à prendre; et ni la jeunesse, +ni la beauté, ni l'innocence de sœur Suzanne, ni son âme douce, +sensible et tendre, capable de toucher les cœurs les moins +enclins à la compassion, ne purent la sauver d'une mort inévitable. +Mais comme nous avions tous pris les sentiments de +M<sup>me</sup> Madin pour cette intéressante créature, les regrets que +nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de son +respectable protecteur.</p> + +<hr> + + +<p>S'il se trouve quelques contradictions légères entre le récit +et les mémoires, c'est que la plupart des lettres sont postérieures +au roman, et l'on conviendra que s'il y eut jamais une préface +utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la +seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage.</p> + + +<h3>QUESTION AUX GENS DE LETTRES.</h3> + +<p>M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des +lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, +employait des journées à les gâter en supprimant, sur +les conseils de sa femme et de ses associés en scélératesse, tout +ce qu'elles avaient de saillant, d'exagéré, de contraire à l'extrême +simplicité et à la dernière vraisemblance; en sorte que si l'on +eût ramassé dans la rue les premières, on eût dit: «Cela est +beau, fort beau...» et que si l'on eût ramassé les dernières, on +eût dit: «Cela est bien vrai...» Quelles sont les bonnes? Sont-ce +celles qui auraient peut-être obtenu l'admiration? ou celles qui +devaient certainement produire l'illusion<a id="FNanchor_41" name="FNanchor_41"></a><a href="#Footnote_41" class="fnanchor">41</a>?</p> + + + + +<h2>NOTE</h2> + + +<p>Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur <i>la Religieuse</i> (<i>Notice +préliminaire</i>) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui +va suivre, l'éditeur fut assez généralement blâmé d'avoir joint au +roman la seconde partie où Grimm explique les motifs qui portèrent +Diderot à l'écrire et les circonstances dans lesquelles il fut composé. +Ces reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondés. Est-ce +parce qu'aujourd'hui la critique a complètement renversé son objectif? +Cela est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer +ainsi? Voilà ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons +à approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre +parti tous les lecteurs qui sont plus amis de la vérité que de Platon. On +va lire les objections de Naigeon. Il les avait placées en tête de l'addition +de Grimm, afin de leur donner plus de force en prévenant le public. +Nous les avons placées après, par la même tactique, afin de leur enlever +un peu de leur portée, en laissant au public le soin de se faire sa +propre opinion. Tous les lecteurs non prévenus n'auront vu, bien certainement, +dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-même: +une partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une préface, +et qui était la seule préface qu'il fallût au livre, une fois lu. Qui cherchons-nous +ici? Nous cherchons Diderot. Où le trouvons-nous? Nous +le trouvons surtout dans cette préface-annexe. La prétention de Naigeon +et des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer <i>la Religieuse</i> +en un document historique est insensée. Ce roman est plus que +de l'histoire, et en le réduisant au rôle d'un mémoire destiné à un +avocat on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient +maintenir Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilà ce que ces +critiques auraient dû d'abord se demander. Quand ils auraient été +convaincus du contraire, n'auraient-ils pas été forcés d'avouer qu'ils +avaient voulu jouer le rôle de trompeurs? Et combien ce rôle est-il +odieux! Nous aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que <i>la Religieuse</i> +est une œuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne +diminue pas non plus l'effet que cette œuvre devait produire, puisque +l'artiste a pris pour guide la stricte réalité.</p> + +<p>Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce +qu'il dit de <i>la Religieuse</i>, mais pour les singulières théories qu'il émet +sur le rôle de l'éditeur; théories qu'il n'a heureusement pas pu mettre +en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus +prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des +œuvres posthumes de Diderot, c'est-à-dire de la meilleure partie de son +bagage philosophique et littéraire.</p> + +<p>Voici l'avertissement de l'édition de 1798:</p> + +<hr> + + +<p>«Les lettres suivantes<a id="FNanchor_42" name="FNanchor_42"></a><a href="#Footnote_42" class="fnanchor">42</a> ne se trouvent point dans le manuscrit autographe +de <i>la Religieuse</i>; et je les aurais certainement retranchées, si +j'avais été le premier éditeur de ce roman. Il m'a toujours semblé que +cette espèce de canevas, sur lequel l'imagination vive et brillante de +Diderot a brodé avec beaucoup d'art, et souvent avec un goût exquis, +cet ouvrage si intéressant, devait disparaître entièrement sous l'ingénieux +tissu auquel il sert de fond, et ne laisser voir que ce résultat important. +S'il est vrai, comme on n'en peut douter, que dans tous nos plaisirs, +même les plus délicieux et les plus substantiels, si j'ose m'exprimer +ainsi, il entre toujours un peu d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent +même pour nous, en raison de la force et de la durée de ce prestige +enchanteur; en nous l'ôtant, on détruit en nous une source féconde +de jouissances diverses, et peut-être même une des causes les plus +actives de notre bonheur: il en est de nous, à cet égard, comme de ce +fou d'Argos, que ses amis rendirent malheureux<a id="FNanchor_43" name="FNanchor_43"></a><a href="#Footnote_43" class="fnanchor">43</a>, en le guérissant de +sa folie. Il y a tant de points de vue divers, sous lesquels on peut considérer +le même objet! et les hommes, en général, sont si diversement +affectés des mêmes choses et souvent des mêmes mots, que ces lettres +n'ont pas produit sur quelques lecteurs l'impression que j'en ai reçue. +Cette différente manière de sentir et de voir ne m'a point étonné: j'en +ai seulement conclu que mon premier jugement, ainsi que cela est toujours +nécessaire pour éviter l'erreur, devait être soumis à une nouvelle +révision. J'ai donc relu ces lettres de suite, afin d'en mieux prendre +l'esprit, et d'en voir, pour ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'œil: et je +persiste à croire que, lues avant ou après le drame dont elles sont la +fable, elles en affaiblissent également l'intérêt, et lui font perdre ce +caractère de vérité si difficile à saisir dans tous les arts d'imitation, et +qui distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans +toutes les matières qui sont l'objet des connaissances humaines, le raisonnement, +l'observation, l'expérience ou le calcul doivent seuls être +consultés; quoique les autorités, quelle qu'en soit la source, soient en +général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et doivent être +employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de circonspection +et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de Diderot semble +devoir être ici de quelque poids; on doit naturellement supposer que +le parti auquel il s'est enfin arrêté, lui a paru en dernière analyse le +plus propre à produire un grand effet: or, il a supprimé ces lettres, +comme après la construction d'un édifice on détruit l'échafaud qui a +servi à relever. Elles ne font point partie du manuscrit de <i>la Religieuse</i><a id="FNanchor_44" name="FNanchor_44"></a><a href="#Footnote_44" class="fnanchor">44</a>, +qu'il m'a remis plusieurs mois avant sa mort, quoique ce manuscrit, +qui a servi de copie pour la collection générale de ses œuvres, soit +d'ailleurs chargé d'un grand nombre de corrections, et de deux additions +très-importantes qui ne se trouvent point dans la première édition.</p> + +<p>«Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à +beaucoup d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement +tout ce qu'un auteur célèbre a écrit; ce qui est presque +aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il +a dit dans le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupidité +et le mauvais goût des éditeurs n'ont pas peu contribué à corrompre, à +cet égard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'<i>ils vivaient des sottises des +morts</i>; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en général, de cette +espèce de tact et d'instinct qui fait découvrir une belle page, une +belle ligne partout où elle se trouve; plus occupés surtout de grossir +le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient +les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect tout ce +qu'il a produit de bon, de médiocre et de mauvais; ils enlèvent en +même temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poëte, la +paille, la balle, la poussière et le grain; <i>rem auferunt cum pulvisculo</i>. +Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d'un coup d'œil si juste et si prompt le +côté ridicule des personnes et des choses; Voltaire, qui a l'art si difficile +et si rare de dire tout avec grâce, compare finement la manie des éditeurs +à celle des sacristains. «Tous, dit-il, rassemblent des guenilles +qu'ils veulent faire révérer. Mais on ne doit imprimer d'un auteur que +ce qu'il a écrit de digne d'être lu. Avec cette règle honnête il y aurait +moins de livres et plus de goût dans le public<a id="FNanchor_45" name="FNanchor_45"></a><a href="#Footnote_45" class="fnanchor">45</a>.» Convaincu depuis +longtemps de la vérité de cette observation, je n'ai pu voir sans peine +qu'on imprimât <i>la Religieuse</i> et <i>Jacques le Fataliste</i> avec tous les +défauts qui les déparent plus ou moins aux yeux des lecteurs d'un goût +sévère et délicat. Un éditeur qui, sans avoir connu personnellement +Diderot, n'aurait eu pour chérir, pour respecter sa mémoire, d'autres +motifs que les progrès qu'il a fait faire à la raison, à l'esprit philosophique, +et la forte impulsion qu'il a donnée à son siècle; en un mot, un +éditeur tel qu'Horace nous peint<a id="FNanchor_46" name="FNanchor_46"></a><a href="#Footnote_46" class="fnanchor">46</a> un excellent critique, et tel que Diderot +même le désirait, parce qu'il en sentait vivement le besoin, aurait +réduit <i>Jacques le Fataliste</i> à cent pages, ou peut-être même il ne l'eût +jamais publié. Mon dessein n'est point d'anticiper ici sur le jugement +que j'ai porté ailleurs<a id="FNanchor_47" name="FNanchor_47"></a><a href="#Footnote_47" class="fnanchor">47</a> de ces deux contes de Diderot, et en général +de tous ses manuscrits; je dirai seulement que <i>Jacques le Fataliste</i> est +un de ceux où il y avait le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n'en +fallait conserver que l'épisode de madame de La Pommeraye, qui seul +aurait fait un conte charmant, du plus grand intérêt, et d'un but très-moral. +Ce n'est pas que dans ce même roman, dont <i>Jacques</i> est le héros, +on ne trouve ça et là des réflexions très-fines, souvent profondes, +telles enfin qu'on les peut attendre d'un esprit ferme, étendu, hardi, et +qui sait généraliser ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques, +placées dans la bouche d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenées +d'ailleurs peu naturellement, et n'étant point liées à un sujet grave, +dont toutes les parties fortement enchaînées entre elles s'éclaircissent, +se fortifient réciproquement, et forment un tout, un système +<small>UN</small>, n'ont fait aucune sensation. Ce sont quelques paillettes d'or éparses, +enfouies dans un fumier où personne assurément ne sera tenté de +les chercher; et, par cela même, des idées isolées, stériles et perdues<a id="FNanchor_49" name="FNanchor_49"></a><a href="#Footnote_49" class="fnanchor">49</a>.</p> + +<p>«Au reste, si je pense que pour l'intérêt même de la gloire de +Diderot, il fallait jeter au feu les trois quarts de <i>Jacques le Fataliste</i>, +et que les règles inflexibles du goût et de l'honnête en imposaient +même impérieusement la loi à l'anonyme qui a publié le premier ce +roman, je n'aurais supprimé de <i>la Religieuse</i> que la peinture très-fidèle, +sans doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure. +Les divers moyens qu'elle emploie pour séduire, pour corrompre +une jeune enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la +candeur et l'innocence; cette description vive et animée de l'ivresse, +du trouble et du désordre de ses sens à la vue de l'objet de sa passion +criminelle; en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de débauche, +d'ailleurs assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait +entraîner avec violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais +être sans danger pour les mœurs et pour la santé; et quand il ne ferait +qu'échauffer l'imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres +le plus impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans +quelques individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme +marqué par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et +de se propager, précipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait encore +un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation à Diderot; et je dois +dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des raisons +dont j'appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à la +décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de +quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme, +même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme +honnête. Il est certain que l'ouvrage ainsi épuré n'aurait rien perdu de +son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût prescrit +sans crainte la lecture à sa fille<a id="FNanchor_50" name="FNanchor_50"></a><a href="#Footnote_50" class="fnanchor">50</a>; et le but de l'auteur eût été pleinement +rempli.</p> + +<p>«Ces retranchements, que <i>Jacques le Fataliste</i> et <i>la Religieuse</i> semblent +exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus la +nécessité, qu'on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et +plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui très-inutiles. +La première impression, toujours si difficile à effacer, est faite; +et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliqués à la correction, au +perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la détruire, ni +même l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs. Les uns, par +cette étrange manie<a id="FNanchor_51" name="FNanchor_51"></a><a href="#Footnote_51" class="fnanchor">51</a> d'avoir sans exception tous les ouvrages d'un +philosophe, d'un poëte, ou d'un littérateur illustre; les autres, par +humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif qu'ont tous +les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en dépréciant les +plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs fautes, +s'obstineraient à redemander <i>la Religieuse</i> et <i>Jacques le Fataliste</i> tels +qu'on les avait d'abord publiés; et bientôt ces presses, aujourd'hui si +multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise commune, +<i>Rem, rem, quocumque modo, rem</i>, rouleraient de toutes parts pour +reproduire ces romans dans l'état informe où Diderot, atteint tout à +coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un +affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser.</p> + +<p>«Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s'arrêter +un moment pour en sentir la force, m'ont déterminé à ne rien retrancher +des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici +plus corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la première édition, +et revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits +de l'auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin, +pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux +détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop souvent +permis dans <i>Jacques le Fataliste</i>, je leur déclare que ces passages +mêmes que l'auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que sales, +n'ont pas même été adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de cette +édition ce que l'abbé Terrasson disait de celle du <i>Nouveau Testament</i> +du P. Quesnel<a id="FNanchor_52" name="FNanchor_52"></a><a href="#Footnote_52" class="fnanchor">52</a>, que c'était <i>un bon livre, où le scandale du texte était +conservé dans toute sa pureté</i>.»</p> + +<hr> + + +<p>Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation +précédente, et n'est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules, +qu'une revanche d'éditeur devancé?</p> + + + + +<h2>NOTES</h2> + + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> Ce décret fut promulgué le 27 février 1790.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> Par C.-F. Kramer, in-8<sup>o</sup>; Riga, 1797.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> C'est ce qui est arrivé pour l'édition de la <i>Religieuse</i> de M. Génin, dans les <i>Œuvres +choisies</i> de Diderot (in-18, Firmin Didot, 1856). Les points qui remplacent certains passages, +ces points mystérieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruosités, et, certes, font plus +rêver les jeunes gens que ne le ferait le texte même. Il en est de ces réticences maladroites +comme des questions inconsidérées des confesseurs.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux rédacteurs de la +<i>Décade</i>; mais, en retrouvant la conclusion de l'article dans la <i>Nouvelle Bibliothèque d'un +homme de goût</i> (1810, t. V, p. 84), nous devons nous demander si son véritable auteur ne serait +pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifié, sous l'Empire, sa première rédaction qu'en la condensant +et en écrivant «hommes sages» à la place de «philosophes.»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a> +<a href="#FNanchor_5"> +<span class="label">[5]</span></a> Célèbre maître de danse, déjà nommé.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a> +<a href="#FNanchor_6"> +<span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Toussé.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a> +<a href="#FNanchor_7"> +<span class="label">[7]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: J'allais les porter.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8" id="Footnote_8"></a> +<a href="#FNanchor_8"> +<span class="label">[8]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi!</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9" id="Footnote_9"></a> +<a href="#FNanchor_9"> +<span class="label">[9]</span></a> Dans un <i>Essai sur les Fêtes nationales</i>, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que +Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, +d'admiration, la procession de la Fête-Dieu.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10" id="Footnote_10"></a> +<a href="#FNanchor_10"> +<span class="label">[10]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Que je n'osais la regarder.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11" id="Footnote_11"></a> +<a href="#FNanchor_11"> +<span class="label">[11]</span></a> L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi +de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui mettait de la coquetterie +à avoir les plus belles voix, n'hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, +les chœurs de l'Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les <i>Bijoux indiscrets</i>, +avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses +anciennes compagnes.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12" id="Footnote_12"></a> +<a href="#FNanchor_12"> +<span class="label">[12]</span></a> Air de Telaïre, dans <i>Castor et Pollux</i>, tragédie lyrique de Bernard, musique +de Rameau (1737). Il était chanté par M<sup>lle</sup> Arnould.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13" id="Footnote_13"></a> +<a href="#FNanchor_13"> +<span class="label">[13]</span></a> Au cachot qu'on nommait <i>in pace</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14" id="Footnote_14"></a> +<a href="#FNanchor_14"> +<span class="label">[14]</span></a> Avocat célèbre de l'époque.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15" id="Footnote_15"></a> +<a href="#FNanchor_15"> +<span class="label">[15]</span></a> L'ennemi intime de Bordeu.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16" id="Footnote_16"></a> +<a href="#FNanchor_16"> +<span class="label">[16]</span></a> De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là...» M. Génin +met des points.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17" id="Footnote_17"></a> +<a href="#FNanchor_17"> +<span class="label">[17]</span></a> M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants, +jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus, naturellement, de raison d'être. +Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. +Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir +fait remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne +peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire observer l'art prodigieux avec +lequel Diderot a sauvé l'innocence de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce +prix. Sœur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée, +sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous ajouterons: Sans que +les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s'en douter.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18" id="Footnote_18"></a> +<a href="#FNanchor_18"> +<span class="label">[18]</span></a> Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut même appeler +un de ces mots <i>trouvés</i>, que l'homme de génie regarde avec raison comme une bonne +fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le +rencontre, n'est pas de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par M<sup>me</sup> d'Holbach, +qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure, +et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d'un +mois dans une route où elle n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le +simple exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre plusieurs +débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière d'être vrai. Votre supérieure +n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le voici: <i>Mon père, je suis damnée.</i>» Ce +mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de +la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité. +Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l'extrême +finesse de tact et d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison, +ce me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à son auteur, +était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait +peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme. +Cette anecdote, peu connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru +devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19" id="Footnote_19"></a> +<a href="#FNanchor_19"> +<span class="label">[19]</span></a> Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de tous les acteurs +de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la plaisanterie, sont véritablement de +cet homme honnête, sensible et bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront +partout la candeur et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l'on remarque +de même un grand caractère de vérité, mais qui n'est que l'heureux effet de l'art et +du talent, sont de Diderot, à l'exception de quelques lignes que lui ont fournies +Grimm et M<sup>me</sup> d'Épinay. C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait, +que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnêteté très-délicate, toute +la trame de cet ingénieux roman, où le bon et vertueux Croismare joue un si beau +rôle. Ses amis, dont il embellissait la société par les grâces et l'originalité de son +esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa terre, et presque +résolu à s'y fixer tout à fait. Cette longue absence et ce projet d'une retraite totale +les affligeaient également; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d'une solitude +pour laquelle, d'ailleurs, son âme aimante, active et douce n'était point fait. Mais +l'intérêt qu'ils lui inspirèrent pour la jeune religieuse devenant très-vif, ils furent +obligés de la faire mourir, et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que +de le ramener au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu malheureuse, +et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette première lettre, +qui est de Grimm, d'autres détails relatifs au marquis de Croismare et à la prétendue +religieuse. (Note de Naigeon.) Voyez aussi notre <i>Notice préliminaire</i> de la <i>Religieuse</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20" id="Footnote_20"></a> +<a href="#FNanchor_20"> +<span class="label">[20]</span></a> Pour cet <small>EXTRAIT</small>, nous avons suivi le texte que nous ont fourni les deux +volumes de passages supprimés de la <i>Correspondance</i> de Grimm, dont nous avons +déjà parlé (t. I, p. <small>LXVI</small>, note), et qui se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal. +Il nous a paru de beaucoup préférable à la version reproduite jusqu'à présent, en +ce qu'il comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages nouveaux +qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui voudraient constater +ces différences, que nous n'avons pas voulu toutes indiquer dans nos notes, pour +ne pas les multiplier outre mesure, à comparer les deux rédactions.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21" id="Footnote_21"></a> +<a href="#FNanchor_21"> +<span class="label">[21]</span></a> <i>Mélanie</i>, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les malheurs d'une religieuse +malgré elle, fut représentée en 1770. À cette époque, la <i>Religieuse</i> de Diderot +n'était connue que par les manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La +Harpe en avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions décider. Mais il est +bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu'il combat à propos de +tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a pas fait, rester muet sur ce roman, +quoiqu'il n'oublie pas <i>Jacques le Fataliste</i>, publié à la même époque.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22" id="Footnote_22"></a> +<a href="#FNanchor_22"> +<span class="label">[22]</span></a> Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d'une assez singulière aventure. +Il avait signé un engagement avec un entrepreneur de spectacle forain, quand il lui +vint des scrupules religieux. Procès; et intervention du clergé, qui prétendit qu'on +ne pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en matière +de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas être damné, dut financer.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23" id="Footnote_23"></a> +<a href="#FNanchor_23"> +<span class="label">[23]</span></a> Voyez, t. IV, <i>Cinqmars et Derville</i>, dialogue; et ci-après: le <i>Neveu de Rameau</i> +et la <i>Correspondance</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24" id="Footnote_24"></a> +<a href="#FNanchor_24"> +<span class="label">[24]</span></a> Dans la rédaction que nous suivons, <i>M. Diderot</i> est partout substitué au +<i>Nous</i> des éditions précédentes. Il devient l'âme de cette intrigue, comme de celle +qu'il a mise en scène dans: <i>Est-il bon, est-il méchant?</i></p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25" id="Footnote_25"></a> +<a href="#FNanchor_25"> +<span class="label">[25]</span></a> Nous retrouverons M. d'Alainville dans la <i>Correspondance</i>. L'anecdote est +inédite.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26" id="Footnote_26"></a> +<a href="#FNanchor_26"> +<span class="label">[26]</span></a> Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard?</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27" id="Footnote_27"></a> +<a href="#FNanchor_27"> +<span class="label">[27]</span></a> Manque dans les précédentes éditions.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28" id="Footnote_28"></a> +<a href="#FNanchor_28"> +<span class="label">[28]</span></a> Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est expliquée quelques +lignes plus bas.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29" id="Footnote_29"></a> +<a href="#FNanchor_29"> +<span class="label">[29]</span></a> Les éditions connues mettent: <i>un Savoyard</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30" id="Footnote_30"></a> +<a href="#FNanchor_30"> +<span class="label">[30]</span></a> Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit +de l'Arsenal, mais on y lit en note: «Cette lettre se trouve plus étendue à la fin +du roman, où M. Diderot l'inséra lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette +ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher.»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31" id="Footnote_31"></a> +<a href="#FNanchor_31"> +<span class="label">[31]</span></a> Les éditions connues écrivent: <span class="sc">Suzanne de la Marre</span>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32" id="Footnote_32"></a> +<a href="#FNanchor_32"> +<span class="label">[32]</span></a> Les éditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer, <i>Tencin</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33" id="Footnote_33"></a> +<a href="#FNanchor_33"> +<span class="label">[33]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «Castries, qui est Fleury de son nom...» Lisons, comme ci-dessus, +<i>Tencin</i>.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34" id="Footnote_34"></a> +<a href="#FNanchor_34"> +<span class="label">[34]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «Cette dame, qu'on dit compatissante, eût agi auprès de son +mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et...»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35" id="Footnote_35"></a> +<a href="#FNanchor_35"> +<span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... ni M. le marquis de Castries, ni madame son épouse...»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36" id="Footnote_36"></a> +<a href="#FNanchor_36"> +<span class="label">[36]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... auprès de M<sup>me</sup> de Castries ou de monsieur son mari.»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37" id="Footnote_37"></a> +<a href="#FNanchor_37"> +<span class="label">[37]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «de Castries.»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38" id="Footnote_38"></a> +<a href="#FNanchor_38"> +<span class="label">[38]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... M. le marquis de Castries fera la campagne, et qu'on part, +que M<sup>me</sup> de Castries ira dans ses terres, et que dans sept ou huit mois d'ici...» En +remplaçant <i>Castries</i> par <i>Tencin</i>, le secrétaire, «fier du titre d'académicien,» si +longtemps sollicité, devient l'abbé Trublet, reçu en 1761.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39" id="Footnote_39"></a> +<a href="#FNanchor_39"> +<span class="label">[39]</span></a> À broder.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40" id="Footnote_40"></a> +<a href="#FNanchor_40"> +<span class="label">[40]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «de Castries.»</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41" id="Footnote_41"></a> +<a href="#FNanchor_41"> +<span class="label">[41]</span></a> Les deux derniers alinéas sont inédits.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42" id="Footnote_42"></a> +<a href="#FNanchor_42"> +<span class="label">[42]</span></a> Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l'extrait de la <i>Correspondance</i> de +Grimm.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43" id="Footnote_43"></a> +<a href="#FNanchor_43"> +<span class="label">[43]</span></a></p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">......... Pol, me occidistis, amici,</span><br> + <span class="i0">Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,</span><br> + <span class="i0">Et demptus per vim mentis gratissimus error.</span><br> + <br> + </div> +</div> +<p class="s2"><span class="sc">Horat.</span> <i>Epist.</i> lib. II, epist. <small>II</small>, vers. 138 et seq. +</p> +<p>(Note de Naigeon.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44" id="Footnote_44"></a> +<a href="#FNanchor_44"> +<span class="label">[44]</span></a> Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des divers morceaux de cet +<i>échafaud</i>, pour parler comme Naigeon, est dû à Grimm et non à Diderot.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45" id="Footnote_45"></a> +<a href="#FNanchor_45"> +<span class="label">[45]</span></a> Avec cette règle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant le goût de l'éditeur, et +il n'y aurait ni respect du public, qu'on n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix +de lui-même, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des commentateurs enlèverait le nez +(<i>Bijoux indiscrets</i>, t. IV, p. 297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit +M<sup>me</sup> Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait son salon.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46" id="Footnote_46"></a> +<a href="#FNanchor_46"> +<span class="label">[46]</span></a></p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes;</span><br> + <span class="i0">Culpabit duros; incomptis allinet atrum</span><br> + <span class="i0">Transverso calamo signum: ambitiosa recidet</span><br> + <span class="i0">Ornamenta; parum claris lucem dare coget;</span><br> + <span class="i0">Arguet ambiguè dictum; mutanda notabit.</span><br> + <span class="i0">Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum</span><br> + <span class="i0">Offendam in nugis? hæ nugæ seria ducent</span><br> + <span class="i0">In mala derisum semel, exceptumque sinistrè.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s2"><span class="sc">Horat.</span> <i>De Art. poet.</i>, vers. 445 et seq. +</p> +<p>(Note de Naigeon.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47" id="Footnote_47"></a> +<a href="#FNanchor_47"> +<span class="label">[47]</span></a> Voyez les <i>Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot</i>. Ce +volume, qui pourra servir d'introduction à l'édition que je publie de ses ouvrages, sera très-incessamment +sous presse<a id="FNanchor_48" name="FNanchor_48"></a><a href="#Footnote_48" class="fnanchor">48</a>. (Note de Naigeon.)</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48" id="Footnote_48"></a> +<a href="#FNanchor_48"> +<span class="label">[48]</span></a> Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l'ont empêché de publier ces +Mémoires. (Note de l'édition <span class="sc">Brière</span>.)—Ils font partie de l'édition Brière.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49" id="Footnote_49"></a> +<a href="#FNanchor_49"> +<span class="label">[49]</span></a> Ce qui veut dire qu'étant donné un fumier où il y a des perles, il vaut mieux tout +détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile de fouiller dans Ennius.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50" id="Footnote_50"></a> +<a href="#FNanchor_50"> +<span class="label">[50]</span></a> Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-être volontairement. Jamais <i>la Religieuse</i> +n'a été, dans la pensée de Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de +famille. Ce qu'il avait en vue était la réforme des vœux perpétuels, et il s'adressait à ceux qui +pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, +ne font que subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de protester +utilement contre elle.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51" id="Footnote_51"></a> +<a href="#FNanchor_51"> +<span class="label">[51]</span></a> Voyez combien cette manie a grossi la collection des Œuvres de Piron, de J.-J. Rousseau, +de Mably, de Condillac, de Voltaire même, qui leur est si supérieur sous tous les rapports: et +jugez par ces divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil des ouvrages +de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, quoique assurément il y en ait beaucoup +dans cette collection, d'ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d'être écrites, ne sont pas +dignes d'être lues. (Note de Naigeon.)—Cette accusation de manie ne nous émeut en aucune façon. Nous +faisons tous nos efforts pour «grossir le recueil des ouvrages de Diderot,» et nous ne regrettons +qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en aient trop détruit.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52" id="Footnote_52"></a> +<a href="#FNanchor_52"> +<span class="label">[52]</span></a> L'édition la plus complète du <i>Nouveau Testament</i> du P. Quesnel est celle de Paris, 1698, +4 vol. in-8<sup>o</sup>. (Note de l'édition <span class="sc">Brière</span>.)</p> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** + +***** This file should be named 28827-h.htm or 28827-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28827/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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