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+The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La religieuse
+
+Author: Denis Diderot
+
+Editor: Jules Assézat
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
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+[Extrait des OEuvres complètes de Diderot, éditées par Jules Assézat,
+tome cinquième, Paris, Garnier Frères, 1875.]
+
+
+
+
+LA RELIGIEUSE
+
+(Écrit en 1760.--Publié en 1796.)
+
+
+
+
+NOTICE PRÉLIMINAIRE
+
+
+La chronologie n'est point une science à dédaigner, et quand on ne
+consulte pas avec soin les registres où elle inscrit au jour le jour les
+événements que l'histoire brouille souvent à distance, on risque de
+fausser, par une seule inadvertance, le caractère d'un homme et parfois
+celui de toute une époque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes
+_Notices_, d'entamer une discussion à ce sujet, mais nous ne pouvons
+nous dispenser cependant de réagir contre une opinion qui pourrait
+prendre quelque consistance si l'on s'attachait à la valeur de l'homme
+qui l'a exprimée, il y a quelque temps, dans une collection destinée à
+avoir beaucoup de lecteurs, celle des _Chefs-d'oeuvre des Conteurs
+français_ (Charpentier, 3 vol. in-18, 1874).
+
+Dans son _Introduction aux Conteurs français du XVIII^e siècle_, M. Ch.
+Louandre écrit: «La croisade philosophique ne commence que vers 1750.
+Diderot ouvre le feu par la _Religieuse_, et fait revivre toutes les
+accusations des réformés: le célibat, le renoncement, l'ensevelissement
+dans les cloîtres sont en contradiction avec les instincts les plus
+profonds de l'âme humaine. Ils conduisent au désespoir, à la révolte
+désordonnée des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de
+faire des saints, ils ne font que des victimes. Cette thèse, développée
+avec une verve éclatante, laissa dans les esprits une impression
+profonde, et si l'on veut prendre la peine de comparer la _Religieuse_
+et les discussions qui ont provoqué le décret de l'Assemblée
+nationale[1], portant suppression des ordres religieux, on pourra se
+convaincre que les législateurs ont en grande partie reproduit les
+arguments du romancier.»
+
+La _Religieuse_ ne fut publiée qu'en l'an V (1796) de la République
+française, et quoiqu'elle fût alors composée depuis trente-cinq ans,
+elle s'était si peu répandue hors des sociétés du baron d'Holbach et de
+M^me d'Épinay, que Grimm lui-même, en 1770, n'en parlait que comme d'une
+ébauche inachevée et très-probablement perdue. Voilà donc toute la fable
+de l'influence du roman sur les législateurs de 1790 à vau-l'eau.
+
+Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a
+pu exercer Diderot sur la Révolution. C'est, outre la préoccupation de
+l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle
+qu'on lui attribue trop généralement, par souvenir de l'identification,
+tentée à un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de
+Babeuf.
+
+À qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous ne le
+savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'où lui venait la
+copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la _Correspondance_
+de Grimm, qu'on a toujours placé depuis à la suite du roman, avec
+raison, quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous répondrons à ce
+sujet.
+
+Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de
+Grimm fut prodigieux; que les éditions se multiplièrent dans tous les
+formats, et que, malgré deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous un
+régime ouvertement clérical, elles n'ont pas cessé de se renouveler.
+Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8º de 411 pages, 1796, et,
+même date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris),
+1797, in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8º, portrait et
+figures gravés par Dupréel; 1804, 2 vol. in-8º avec figures de Le
+Barbier (les mêmes que celles de l'édition de 1799); Taillard, 1822,
+in-18; Pigoreau, 1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait
+et une figure, gravés par Couché fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard,
+1831, in-18; 1832, in-18, figures; 1832, in-8º, figures; Rignoux, 1833,
+in-18; Chassaignon, 1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18,
+figures; Bry, 1849, in-4º, figures...; enfin celle: France et Belgique
+(Bruxelles), 1871, in-12, portrait d'après Garand, gravé à l'eau-forte
+par Rajon.
+
+La _Religieuse_ a été traduite en allemand[2], en anglais et en
+espagnol.
+
+Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous les
+livres ont leur destin, celui des chefs-d'oeuvre, malgré toutes les
+persécutions, est de ne pas périr.
+
+Nous appelons la _Religieuse_ un chef-d'oeuvre, et c'est un
+chef-d'oeuvre tel, qu'il ne peut être touché sans perdre une partie de
+sa valeur et sans devenir même dangereux[3]. Comment eût-on voulu que
+Diderot s'arrêtât en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des
+cloîtres. Et il aurait laissé de côté une des formes de la maladie
+hystérique qui en résulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les
+cruautés, on peut les nier: elles se passent à huis clos et ne
+transpirent que rarement (voir cependant Louis Blanc, _Histoire de la
+Révolution_, t. III, p. 338, renvoyant au _Mémoire_ de M. Tilliard avec
+les notes de la soeur Marie Lemonnier, mémoire dont les journaux ont
+publié des extraits vers 1845); mais la maladie parle, et toujours haut,
+et elle réclame l'intervention d'un homme, qui n'est plus le prêtre,
+mais le médecin. Si discret que soit celui-ci, avec quelque soin qu'on
+le choisisse, il ne peut pas toujours trahir la science, sa véritable
+maîtresse, et il parle. La _Religieuse_ est la mise en action des idées
+qui règnent dans l'admirable morceau _sur les Femmes_ (voir tome II), et
+l'on eût voulu que la _bête féroce_ n'y jouât pas son rôle? On eût voulu
+que Diderot se condamnât au lieu commun, bon pour La Harpe, de la
+religieuse au coeur plein d'un amour mondain? Cela était impossible. La
+seule chose possible était de toucher à ces matières avec discrétion,
+avec prudence, et si l'on rapproche les passages où Diderot peint la
+maladie de la supérieure dissolue de ceux de certains de ses ouvrages où
+il n'avait pas à montrer autant de réserve, on ne pourra se refuser à
+reconnaître qu'il a fait effort pour se maintenir dans les limites au
+delà desquelles commence la licence, et qu'il ne les a pas même
+atteintes. À l'ignorant, il n'apprend rien; à celui qui sait, il est
+bien loin de tout dire.
+
+Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'était pas
+à l'homme qui a ajouté les chapitres que nous avons marqués dans les
+_Bijoux indiscrets_ à se signer hypocritement devant une page, une
+seule, à laquelle on ne peut reprocher que d'être au-dessous de la
+réalité.
+
+Fidèle à nos habitudes, nous rappellerons ici deux appréciations
+contemporaines qui nous semblent des plus sensées. L'une est tirée de la
+_Décade philosophique_. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous
+retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long, parce
+qu'elle est dans une tonalité excellente.
+
+L'article de la _Décade_, sous le titre d'_Extraits de la Religieuse_,
+est signé A[4]. Il est enthousiaste.
+
+«On a fort bien fait, dit-il, d'empêcher la publication d'un pareil
+livre sous l'ancien régime; quelque jeune homme, après l'avoir lu,
+n'aurait pas manqué d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes;
+mais on fait encore mieux de le publier à présent; cette lecture pourra
+être utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la
+destruction de ces abominables demeures, et pour espérer leur
+rétablissement.
+
+«Ce singulier et attachant ouvrage restera comme un monument de ce
+qu'étaient autrefois les couvents, fléau né de l'ignorance et du
+fanatisme en délire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps
+et si vainement réclamé, et dont la révolution française délivrera
+l'Europe, si l'Europe ne s'obstine pas à vouloir faire des pas
+rétrogrades vers la barbarie et l'abrutissement.»
+
+Quant à Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les _Nouvelles
+politiques_ du 6 brumaire an V. Il le plaça ensuite dans son _Recueil de
+quelques articles tirés de différents ouvrages périodiques_, an VII
+(1799), recueil tiré d'abord à quatorze exemplaires par les soins de la
+duchesse de Montmorency Albert Luynes, dans son château de Dampierre;
+puis à plus grand nombre dans une édition également in-4º, destinée au
+public.
+
+Le voici:
+
+«Une jeune fille est forcée par ses parents à prononcer des voeux. Ce
+fonds est très-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui
+détermine la mère à sacrifier sa fille; c'est l'énergie du caractère de
+celle-ci; c'est le genre de persécutions qu'elle éprouve; c'est surtout
+cette idée si neuve et si philosophique de n'avoir fondé l'aversion
+insurmontable de la religieuse pour son état, ni sur l'amour, ni sur
+l'incrédulité, ni sur le goût de la dissipation. Si elle hait le
+couvent, ce n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est
+parce qu'il répugne à sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piété,
+c'est qu'elle est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre
+dans la licence, c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans
+l'esclavage.
+
+«Pour que le tableau de la vie monastique en présentât toutes les
+horreurs, l'infortunée passe successivement sous le despotisme de cinq
+supérieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la
+troisième féroce, la quatrième dissolue et la dernière superstitieuse.
+
+«Ces portraits sont tous d'un grand maître; trois surtout rappelleront
+souvent vos regards.
+
+«Voyez celui d'une prieure dont la dévotion a attendri le coeur et
+exalté la tête. Son éloquence est ardente; ses paroles celles d'une
+inspirée; ses prières des actes d'amour. Les soeurs qu'elle juge dignes
+d'une communication intime ressentent bientôt la même ferveur; elle leur
+fait éprouver le besoin et goûter les charmes des consolations
+intérieures; elle les échauffe, pleure avec elles, et leur transmet les
+impressions célestes dont elle est enivrée. Quelquefois même son âme
+devient languissante, aride, ne reçoit plus le don d'émouvoir; elle
+comprend alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve
+pas de force pour lutter contre cet état pénible; un trouble secret la
+consume, la vie lui est à charge; elle conjure l'Être qu'elle adore, ou
+de se rapprocher d'elle, ou de l'appeler à lui.
+
+«Ceux qui ont lu quelques pages de _sainte Thérèse_, de _saint François
+de Sales_, le _Moyen court_, les _Torrents_ de M^me Guyon, y auront vu
+les traits divers qui ont été réunis pour former la mystique idéale.
+
+«Vous frémissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments
+qu'une supérieure, dont l'âme est atroce, le pouvoir sans bornes,
+l'imagination infernale, peut faire subir à la religieuse qui a osé
+invoquer la justice contre des serments arrachés par la violence. Le
+cilice la déchire; la discipline fait couler son sang; ses vêtements
+sont les lambeaux de la misère; sa nourriture est celle des plus vils
+animaux; sa demeure, un caveau glacé; son sommeil est interrompu par des
+cris sinistres. Accusée comme infâme, rejetée de l'Église comme
+sacrilége, exorcisée comme possédée, ses compagnes la foulent sous leurs
+pieds, et on la pousse au désespoir pour la déterminer au suicide.
+
+«À cette peinture effrayante, succède le portrait d'une prieure
+abandonnée à un vice honteux. Elle a jeté le désordre dans la
+communauté, tyrannisé les vieilles recluses, perverti les jeunes soeurs;
+elle emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente.
+Les commencements, les progrès, les suites de la séduction,
+l'impétuosité des désirs, la douleur des refus, les fureurs de la
+jalousie, tout ce qu'un esprit dépravé peut ajouter à des moeurs
+infâmes, est rendu avec une chaleur si vive, qu'il ne sera guère
+possible aux femmes de lire ce morceau, et que les hommes délicats
+regretteront que l'auteur n'ait pas fait usage du talent avec lequel,
+dans l'article _Jouissance_, de l'Encyclopédie, il a su exprimer, sans
+offenser la pudeur la plus timide, toutes les délices de la volupté;
+mais peut-être est-il au-dessus du pouvoir de l'art de voiler un genre
+de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le plus grand outrage
+que puisse recevoir la nature; peut-être aussi l'artiste a-t-il pensé
+que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait l'indignation.
+Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes peuvent
+le souhaiter: la coupable passe de la débauche aux remords, des remords
+au délire, et du délire à une fin funeste.
+
+«Tout l'ouvrage est d'un intérêt pressant. La réforme qu'il aurait pu
+opérer en France a précédé sa publication; mais, en retranchant quelques
+pages qui lui sont étrangères, et dont je parlerai dans un moment, il
+sera très-utile dans les pays où l'usage absurde et barbare de renfermer
+des bourreaux avec des victimes subsiste encore.
+
+«Cette production honore la mémoire de Diderot, et est une preuve de
+plus de la beauté de son talent; elle a la pureté de celles qu'il n'a
+point tourmentées. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans son
+intimité savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient,
+il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien ne
+troublait la netteté de ses idées et n'altérait le charme de sa diction;
+que ses défauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui
+quelquefois a prévenu ses voeux, s'est constamment refusée à ses
+efforts.
+
+«Ici, point d'enflure, d'obscurité, d'affectation; le sujet est simple,
+les moyens naturels, le but moral; les personnages, les événements, les
+discours sont si vrais, qu'on aurait été persuadé que les mémoires
+avaient été écrits par la religieuse elle-même, sans conseil et sans
+exagération, si l'éditeur ne nous eût détrompés.
+
+«À la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui nous
+découvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a été l'origine du roman de
+Diderot.
+
+«Il est bien étrange que l'éditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie,
+hors de la société et à une grande distance du temps où elle a été
+faite, paraîtrait très-insipide; que le public n'avait rien à gagner à
+une pareille confidence, et qu'il était déraisonnable, sous tous les
+rapports, de lui déclarer que ce qu'il avait pris pour une vérité
+n'était qu'une fiction.
+
+«Il faut espérer que dans une autre édition l'on supprimera une
+explication qui détruit le plaisir du lecteur, l'utilité du livre et
+l'illusion précieuse que l'auteur avait créée avec autant de soin que de
+succès.»
+
+C'est cette même opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons déjà
+dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps,
+c'est-à-dire quand on aura lu le roman et sa préface-annexe jusqu'au
+bout.
+
+On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie
+nouvelle qui, sans en changer le caractère, en explique mieux la
+nécessité.
+
+Il nous resterait à donner quelques détails sur le héros de cette
+aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer
+en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaîtra au mieux si, après
+avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages où il est
+question de lui dans les _Mémoires_ de M^me d'Épinay, et surtout le
+portrait qu'elle en a tracé dans le chapitre VI de la seconde partie
+(édition P. Boiteau).
+
+Quelques renseignements supplémentaires peuvent cependant être bons à
+réunir pour quelques lecteurs.
+
+Le _Dictionnaire de la Noblesse_, de la Chenaye des Bois, l'appelle
+Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, écuyer, seigneur, patron et baron de
+Lasson. Il était chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment du Roi,
+infanterie. Il avait épousé, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie
+dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est
+parlé dans l'annexe à la _Religieuse_. Il avait un frère, Louis-Eugène,
+qui, continuant le service militaire, devint maréchal de camp après la
+campagne d'Allemagne, en 1752. C'est à celui-ci que paraît se rapporter
+la notice de l'_Armorial du Bibliophile_, 2^e partie, p. 174.
+
+Croismare, ou plutôt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un
+village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre
+marquis, de la branche de la Pinelière et de Lasson, habitait, quand il
+n'était pas à Paris, son château de Lasson, situé près de Creully, dans
+l'arrondissement de Caen. De là, il correspondait avec les artistes et
+les gens de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son
+_Journal_, consigne, à la date du 29 mai 1760: «Reçu un couteau
+magnifique en présent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me
+l'a envoyé de Normandie.» Grimm, dans sa _Correspondance_ (1^er juin
+1756), enregistre deux sujets de pastels commandés au jeune Mengs, alors
+à Rome, par le marquis satisfait des travaux du même artiste qu'il avait
+vus chez le baron d'Holbach. C'était donc un de ces amateurs distingués,
+comme il y en avait plusieurs à cette époque, et, quoiqu'il fût «d'une
+laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, était charmante et
+caractéristique.»
+
+Dans les _Curiosités littéraires_ de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis
+de Croismare est donné comme le fondateur d'un ordre burlesque, celui
+des _Lanturlus_ (refrain qui servit à nombre de chansons pendant près
+d'un siècle, de 1629 à la Régence). Il en fut, selon cet auteur, grand
+maître, et M^me de la Ferté-Imbault, fille de M^me Geoffrin, grande
+maîtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des _Sociétés badines,
+galantes et littéraires_, ne le nomme même pas parmi les dignitaires de
+cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers
+1775, époque où fut nommé chevalier grand-maréchal de l'ordre le comte
+de Montazet. À cette date, le marquis de Croismare était mort depuis
+deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funèbre en
+1773.
+
+Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, d'après
+le _Mercure de France_, mourut la même année, le 22 mars. C'était le
+comte Jacques-René de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre royal
+et militaire de Saint-Louis, lieutenant général des armées du Roi et
+gouverneur de l'École royale militaire. C'est à lui qu'est adressée la
+première lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle
+écrit _Croixmar_.
+
+La date de la composition de la _Religieuse_ résulte non-seulement des
+faits consignés dans la préface-annexe, mais d'une lettre écrite, le 10
+septembre 1760, par Diderot, à M^lle Voland, lettre dans laquelle il lui
+dit: «J'ai emporté ici (à la Chevrette, chez M^me d'Épinay) la
+_Religieuse_, que j'avancerai, si j'en ai le temps.»
+
+M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus éclairés de
+notre époque, a bien voulu, parmi plusieurs pièces intéressantes, nous
+communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement
+très-incomplète, nous a fourni cependant quelques variantes, mais pour
+les premières pages seulement. Nous avons, comme précédemment, fait
+usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient préférables à
+l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance ne
+commandait pas l'adoption.
+
+
+
+
+LA RELIGIEUSE
+
+
+La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me
+fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j'ai
+voulu le connaître. C'est un homme du monde, il s'est illustré au
+service; il est âgé, il a été marié; il a une fille et deux fils qu'il
+aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières, de
+l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de
+l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, de son honneur et
+de sa probité; et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon
+affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'étais point
+compromise en m'adressant à lui: mais il n'est pas à présumer qu'il se
+détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif
+qui me résout à vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en
+entreprenant ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans
+talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la
+franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que
+peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des
+faits éloignés auraient cessé d'être présents à ma mémoire, j'ai pensé
+que l'abrégé qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera
+tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.
+
+ * * * * *
+
+Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé;
+il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour
+les établir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa
+tendresse fût également partagée; et il s'en manque bien que j'en puisse
+faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes soeurs par les
+agréments de l'esprit et de la figure, le caractère et les talents; et
+il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et
+l'application m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi
+une source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée
+toujours comme elles l'étaient, dès mes plus jeunes ans j'ai désiré de
+leur ressembler. S'il arrivait qu'on dît à ma mère: «Vous avez des
+enfants charmants...» jamais cela ne s'entendait de moi. J'étais
+quelquefois bien vengée de cette injustice; mais les louanges que
+j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seules, que
+j'aurais autant aimé de l'indifférence ou même des injures; plus les
+étrangers m'avaient marqué de prédilection, plus on avait d'humeur
+lorsqu'ils étaient sortis. Ô combien j'ai pleuré de fois de n'être pas
+née laide, bête, sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers
+qui leur réussissaient auprès de nos parents! Je me suis demandé d'où
+venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs honnêtes,
+justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques discours
+échappés à mon père dans sa colère, car il était violent; quelques
+circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins,
+des propos de valets, m'en ont fait soupçonner une raison qui les
+excuserait un peu. Peut-être mon père avait-il quelque incertitude sur
+ma naissance; peut-être rappelais-je à ma mère une faute qu'elle avait
+commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que
+sais-je? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je
+à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de
+brûler vos réponses.
+
+Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres,
+nous devînmes grandes tous les trois ensemble. Il se présenta des
+partis. Ma soeur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant;
+bientôt je m'aperçus qu'il me distinguait, et je devinai qu'elle ne
+serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis
+tout ce que cette préférence pouvait m'attirer de chagrins; et j'en
+avertis ma mère. C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma
+vie qui lui ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée.
+Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on avait
+arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain j'y fus conduite.
+J'étais si mal à la maison, que cet événement ne m'affligea point; et
+j'allai à Sainte-Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de
+gaieté. Cependant l'amant de ma soeur ne me voyant plus, m'oublia, et
+devint son époux. Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure à
+Corbeil, où il fait le plus mauvais ménage. Ma seconde soeur fut mariée
+à un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, et vit
+assez bien avec lui.
+
+Mes deux soeurs établies, je crus qu'on penserait à moi, et que je ne
+tarderais pas à sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On
+avait fait des dots considérables à mes soeurs, je me promettais un sort
+égal au leur: et ma tête s'était remplie de projets séduisants,
+lorsqu'on me fit demander au parloir. C'était le père Séraphin,
+directeur de ma mère; il avait été aussi le mien; ainsi il n'eut pas
+d'embarras à m'expliquer le motif de sa visite: il s'agissait de
+m'engager à prendre l'habit. Je me récriai sur cette étrange
+proposition; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun
+goût pour l'état religieux. «Tant pis, me dit-il, car vos parents se
+sont dépouillés pour vos soeurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient
+pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits.
+Réfléchissez-y, mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette
+maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province où l'on vous
+recevra pour une modique pension, et d'où vous ne sortirez qu'à la mort
+de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps...» Je me
+plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supérieure
+était prévenue; elle m'attendait au retour du parloir. J'étais dans un
+désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit: «Et qu'avez-vous, ma
+chère enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous
+voilà! Mais on n'a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me
+faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre père ou
+madame votre mère?» Je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras,
+«Eh! plût à Dieu!...» je me contentai de m'écrier: «Hélas! je n'ai ni
+père ni mère; je suis une malheureuse qu'on déteste et qu'on veut
+enterrer ici toute vive.» Elle laissa passer le torrent; elle attendit
+le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on
+venait de m'annoncer. Elle parut avoir pitié de moi; elle me plaignit;
+elle m'encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n'avais
+aucun goût; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh!
+monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses! vous
+n'en avez point d'idée. Elle écrivit en effet. Elle n'ignorait pas les
+réponses qu'on lui ferait; elle me les communiqua; et ce n'est qu'après
+bien du temps que j'ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le
+terme qu'on avait mis à ma résolution arriva, elle vint m'en instruire
+avec la tristesse la mieux étudiée. D'abord elle demeura sans parler,
+ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d'après lesquels je
+compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir; je n'en aurai
+guère d'autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art.
+Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant: «Eh
+bien! mon enfant, vous allez donc nous quitter! chère enfant, nous ne
+nous reverrons plus!...» Et d'autres propos que je n'entendis pas.
+J'étais renversée sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je
+sanglotais, ou j'étais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantôt
+m'appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà
+ce qui s'était passé lorsqu'elle ajouta: «Mais que ne faites-vous une
+chose? Écoutez, et n'allez pas dire au moins que je vous en ai donné le
+conseil; je compte sur une discrétion inviolable de votre part: car,
+pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu'on eût un reproche à me
+faire. Qu'est-ce qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh
+bien! que ne le prenez-vous? À quoi cela vous engage-t-il? À rien, à
+demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit;
+deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien des choses en deux
+ans...» Elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de
+protestations d'amitié, tant de faussetés douces: «je savais où j'étais,
+je ne savais pas où l'on me mènerait,» et je me laissai persuader. Elle
+écrivit donc à mon père; sa lettre était très-bien, oh! pour cela on ne
+peut mieux: ma peine, ma douleur, mes réclamations n'y étaient point
+dissimulées; je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait été
+trompée; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle
+célérité tout fut préparé! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment
+de la cérémonie arrivé, sans que j'aperçoive aujourd'hui le moindre
+intervalle entre ces choses.
+
+J'oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je
+n'épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce
+fut un M. l'abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta, et M.
+l'évêque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cérémonie n'est pas gaie par
+elle-même; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses
+s'empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes
+genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de
+l'autel. Je n'entendais rien, je ne voyais rien, j'étais stupide; on me
+menait, et j'allais; on m'interrogeait, et l'on répondait pour moi.
+Cependant cette cruelle cérémonie prit fin; tout le monde se retira, et
+je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. Mes
+compagnes m'ont entourée; elles m'embrassent, et se disent: «Mais voyez
+donc, ma soeur, comme elle est belle! comme ce voile noir relève la
+blancheur de son teint! comme ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit
+le visage! comme il étend ses joues! comme cet habit fait valoir sa
+taille et ses bras!...» Je les écoutais à peine; j'étais désolée;
+cependant, il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma
+cellule, je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empêcher de
+les vérifier à mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'étaient pas
+tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour; on les
+exagéra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et l'on affecta de croire
+le contraire et de me le dire, quoiqu'il fût clair qu'il n'en était
+rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma
+cellule. «En vérité, me dit-elle après m'avoir un peu considérée, je ne
+sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit; il vous fait
+à merveille, et vous êtes charmante; soeur Suzanne est une très-belle
+religieuse, on vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez.
+Vous ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas être courbée comme
+cela...» Elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les
+bras; ce fut presque une leçon de Marcel[5] sur les grâces monastiques:
+car chaque état a les siennes. Ensuite elle s'assit, et me dit: «C'est
+bien; mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de
+gagnés; vos parents peuvent changer de résolution; vous-même, vous
+voudrez peut-être rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne
+serait point du tout impossible.--Madame, ne le croyez pas.--Vous avez
+été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie;
+elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs...» Vous
+vous doutez bien de tout ce qu'elle put ajouter du monde et du cloître,
+cela est écrit partout, et partout de la même manière; car, grâces à
+Dieu, on m'a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont
+débité de leur état, qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, contre
+le monde qu'ils aiment, qu'ils déchirent et qu'ils ne connaissent pas.
+
+Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat; si l'on observait toute
+son austérité, on n'y résisterait pas; mais c'est le temps le plus doux
+de la vie monastique. Une mère des novices est la soeur la plus
+indulgente qu'on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les
+épines de l'état; c'est un cours de séduction la plus subtile et la
+mieux apprêtée. C'est elle qui épaissit les ténèbres qui vous
+environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui
+vous fascine; la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas
+qu'il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet art
+funeste. Le monde a ses précipices; mais je n'imagine pas qu'on y arrive
+par une pente aussi facile. Si j'avais éternué[6] deux fois de suite,
+j'étais dispensée de l'office, du travail, de la prière; je me couchais
+de meilleure heure, je me levais plus tard; la règle cessait pour moi.
+Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours où je soupirais après
+l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans
+le monde qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de
+fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces
+à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il
+approchait, ce temps que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors
+je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et
+s'accroître. Je les allais confier[7] à la supérieure, ou à notre mère
+des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez:
+car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles
+jouent, et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter; cela
+devient à la fin si usé et si maussade pour elles; mais elles s'y
+déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur
+maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur
+vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de
+cinquante années, et peut-être un malheur éternel; car il est sûr,
+monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il
+y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent
+folles, stupides ou furieuses en attendant.
+
+Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de la cellule
+où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de mon bonheur ou
+de mon malheur, selon, monsieur, la manière dont vous en userez avec
+moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et
+presque sans vêtement; elle traînait des chaînes de fer; ses yeux
+étaient égarés; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la
+poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait; elle se chargeait
+elle-même, et les autres, des plus terribles imprécations; elle
+cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je
+tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette
+infortunée, et sur-le-champ il fut décidé, dans mon coeur, que je
+mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que
+cet événement pourrait faire sur mon esprit; on crut devoir le prévenir.
+On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules
+qui se contredisaient: qu'elle avait déjà l'esprit dérangé quand on
+l'avait reçue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique;
+qu'elle était devenue sujette à des visions; qu'elle se croyait en
+commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses
+qui lui avaient gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une
+morale outrée, qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu,
+que sa tête ébranlée en avait été renversée; qu'elle ne voyait plus que
+des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles étaient bien
+malheureuses; qu'il était inouï qu'il y eût jamais eu un pareil sujet
+dans la maison; que sais-je encore quoi? Cela ne prit point auprès de
+moi. À tout moment ma religieuse folle me revenait à l'esprit, et je me
+renouvelais le serment de ne faire aucun voeu.
+
+Le voici pourtant arrivé ce moment où il s'agissait de montrer si je
+savais me tenir parole. Un matin, après l'office, je vis entrer la
+supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de
+la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; il semblait que
+sa main n'eût pas la force de soulever cette lettre; elle me regardait;
+des larmes semblaient rouler dans ses yeux; elle se taisait et moi
+aussi: elle attendait que je parlasse la première; j'en fus tentée, mais
+je me retins. Elle me demanda comment je me portais; que l'office avait
+été bien long aujourd'hui; que j'avais un peu toussé; que je lui
+paraissais indisposée. À tout cela je répondis: «Non, ma chère mère.»
+Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au milieu de ces
+questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie;
+enfin, après avoir tourné autour de quelques questions sur mon père, sur
+ma mère, voyant que je ne lui demandais point ce que c'était que ce
+papier, elle me dit: «Voilà une lettre...»
+
+À ce mot je sentis mon coeur se troubler, et j'ajoutai d'une voix
+entrecoupée et avec des lèvres tremblantes: «Elle est de ma mère?
+
+--Vous l'avez dit; tenez, lisez...»
+
+Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec assez de
+fermeté; mais à mesure que j'avançais, la frayeur, l'indignation, la
+colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j'avais
+différentes voix, je prenais différents visages et je faisais différents
+mouvements. Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je le tenais
+comme si j'eusse voulu le déchirer, ou je le serrais violemment comme si
+j'avais été tentée de le froisser et de le jeter loin de moi.
+
+«Eh bien! mon enfant, que répondrons-nous à cela?
+
+--Madame, vous le savez.
+
+--Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille
+a souffert des pertes; les affaires de vos soeurs sont dérangées; elles
+ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, on s'est épuisé pour elles en
+les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous
+fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constitué en
+dépenses; par cette démarche vous avez donné des espérances; le bruit de
+votre profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste,
+comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré personne en
+religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est très-dangereux
+de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai point de parler à votre
+coeur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à présent je n'ai point à me
+reprocher le malheur d'une autre; voudrais-je commencer par vous, mon
+enfant, qui m'êtes si chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma
+persuasion que vous avez fait les premières démarches; et je ne
+souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delà de votre
+volonté. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire
+profession?
+
+--Non, madame.
+
+--Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux?
+
+--Non, madame.
+
+--Vous n'obéirez point à vos parents?
+
+--Non, madame.
+
+--Que voulez-vous donc devenir?
+
+--Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas.
+
+--Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une réponse à votre
+mère...»
+
+Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra sa lettre
+qui me parut encore très-bien. Cependant on me dépêcha le directeur de
+la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prêchée à ma prise
+d'habit; on me recommanda à la mère des novices; je vis M. l'évêque
+d'Alep; j'eus des lances à rompre avec des femmes pieuses qui se
+mêlèrent de mon affaire sans que je les connusse; c'étaient des
+conférences continuelles avec des moines et des prêtres; mon père vint,
+mes soeurs m'écrivirent; ma mère parut la dernière: je résistai à tout.
+Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea rien pour
+obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il était inutile de le
+solliciter, on prit le parti de s'en passer.
+
+De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa le silence;
+je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi-même; et je vis
+clairement qu'on était résolu à disposer de moi sans moi. Je ne voulais
+point m'engager; c'était un point décidé: et toutes les terreurs vraies
+ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant
+j'étais dans un état déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait
+durer; et s'il venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait
+m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous
+jugerez, monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni
+la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes; je fis avertir
+la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes
+parents; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat,
+et de protester publiquement contre la violence qu'on méditait: je dis
+donc qu'on était maître de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on
+voudrait; qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais.
+Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec
+toutes les flatteries et toute la séduction. «Dieu avait parlé à mon
+coeur; personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi. Il
+était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours attendu. On
+ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification et de constance,
+quand on n'y est pas vraiment appelée. La mère des novices n'avait
+jamais vu dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée; elle
+était toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait
+toujours bien dit à notre mère supérieure qu'il fallait tenir bon, et
+que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces
+moments-là; que c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui
+redoublait ses efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie;
+que j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi;
+que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d'autant plus
+supportables, que je me les étais plus fortement exagérées; que cet
+appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait
+de ce moyen pour l'alléger...» Il me paraissait assez singulier que la
+même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de
+l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la
+religion; et ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées,
+les uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres,
+autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous
+éprouve, ou du diable qui nous tente.
+
+Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre de moi. Je
+vis mon père; il me parla froidement; je vis ma mère; elle m'embrassa;
+je reçus des lettres de congratulation de mes soeurs et de beaucoup
+d'autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui
+ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l'Université, qui
+recevrait mes voeux. Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour,
+excepté qu'ayant appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y
+aurait très-peu de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte
+qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes de notre
+voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'écrire à
+quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne
+s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser entrer; et
+l'assemblée fut telle à peu près qu'il la fallait pour mon projet. Oh,
+monsieur! quelle nuit que celle qui précéda[8]! Je ne me couchai point;
+j'étais assise sur mon lit; j'appelais Dieu à mon secours; j'élevais mes
+mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu'on me faisait;
+je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille
+protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir
+consenti, le scandale des assistants, le désespoir des religieuses, la
+fureur de mes parents. «Ô Dieu! que vais-je devenir?...» En prononçant
+ces mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon
+traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents
+se frappaient avec bruit, succéda à cette défaillance; à ce frisson une
+chaleur terrible: mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'être
+déshabillée, ni d'être sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue
+en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans
+mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin
+je me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure, de la
+mère des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'étais
+fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes réponses que
+je n'avais aucune connaissance de ce qui s'était passé; et l'on ne m'en
+parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma
+sainte résolution, et si je me sentais en état de supporter la fatigue
+du jour. Je répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut
+dérangé.
+
+On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre
+à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le coeur me battit
+encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; à présent que
+je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu'elles avaient
+quelque chose de solennel et de bien touchant[9] pour une jeune
+innocente que son penchant n'entraînerait point ailleurs. On me
+conduisit à l'église; on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me
+soupçonnait une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon
+où il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque
+chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la
+grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux
+sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la
+démarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude,
+mais qui durèrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout
+ce qu'il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment
+terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais
+prononcer le voeu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes;
+deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tête
+renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se
+passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime
+mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait de toutes parts des
+soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux
+de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde
+était debout; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et
+attachées aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond
+silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit:
+«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité?
+
+--Je le promets.
+
+--Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes
+ici?»
+
+Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient répondirent pour
+moi, «oui.»
+
+«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et
+obéissance?»
+
+J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis:
+
+«Non, monsieur.»
+
+Il recommença:
+
+«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et
+obéissance?»
+
+Je lui répondis d'une voix plus ferme:
+
+«Non, monsieur, non.»
+
+Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.
+
+--Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu
+chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien entendu, et je vous
+réponds que non...»
+
+Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'était
+élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le
+murmure cessa et je dis:
+
+«Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à
+témoin...»
+
+À ces mots une des soeurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis
+qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent,
+m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot dire. On me
+conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous la clef.
+
+Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme; je
+revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'après
+l'éclat que j'avais fait, il était impossible que je restasse ici
+longtemps, et que peut-être on n'oserait pas me remettre en couvent. Je
+ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que
+d'être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre
+parler de qui que ce fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient,
+mettaient mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un
+mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la maison;
+la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'à la porte
+conventuelle; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule
+qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous
+restâmes l'une vis-à-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais
+les yeux baissés, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se
+passait dans mon âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je
+penchai ma tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je
+sanglotais et j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai
+pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle
+en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant
+ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: «Vous êtes
+toujours ma mère, je suis toujours votre enfant...» Et elle me répondit
+(en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre
+les miennes): «Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis,
+je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant
+d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me
+dérober à ses yeux[10]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se
+mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute
+couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques mots qu'elle dit, je
+conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui
+déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de
+suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à
+ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vêtement; mais tout ce
+que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder
+avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux,
+que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.
+
+J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant
+tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou
+de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique
+m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je
+lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est
+ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait,
+c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait
+changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.
+
+Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont
+achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai
+jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait
+apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je
+ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à
+des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se
+tourner en certitude.
+
+Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices
+extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des
+grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère;
+je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait
+tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de
+ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré
+tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta
+tranquillement, et me dit:
+
+«Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la
+blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en
+use ainsi.
+
+--Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne
+m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence y a-t-il entre mes
+soeurs et moi?
+
+--Beaucoup.
+
+--Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse...»
+
+J'allais entrer dans la comparaison de mes soeurs et de moi, lorsqu'il
+m'arrêta et me dit:
+
+«Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; tâchez de
+prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite
+devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour
+vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit...»
+
+Ce _beaucoup_, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière pour moi;
+je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé sur ma naissance.
+
+ * * * * *
+
+Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du
+jour, la servante qui m'était attachée monta, et me dit: «Madame votre
+mère ordonne que vous vous habilliez...» Une heure après: «Madame veut
+que vous descendiez avec moi...» Je trouvai à la porte un carrosse où
+nous montâmes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux
+Feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La
+domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis
+inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici comme il me
+parla:
+
+«Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos parents va
+s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre
+mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, de la fermeté; vous êtes
+dans un âge où l'on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous
+concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhorté pour la première
+fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre;
+elle n'a jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une
+faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne va guère
+avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans
+cette ressource vous amener à ses desseins; elle s'est trompée; elle en
+est fâchée: elle revient aujourd'hui à mon conseil; et c'est elle qui
+m'a chargé de vous annoncer que vous n'étiez pas la fille de M.
+Simonin.»
+
+Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée.
+
+--Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame
+votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de
+monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n'êtes point la
+soeur; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il
+n'a déjà que trop de soupçons.
+
+--Mais, monsieur, qui est mon père?
+
+--Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est que trop
+certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement avantagé vos
+soeurs, et qu'on a pris toutes les précautions imaginables, par les
+contrats de mariage, par le dénaturer des biens, par les stipulations,
+par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime,
+dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la
+redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose;
+vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être.
+
+--Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.
+
+--Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence.
+
+--Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un état
+auquel on n'est point appelée.
+
+--Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, mademoiselle,
+à faire vos réflexions...»
+
+Ensuite il se leva.
+
+«Mais, monsieur, encore une question.
+
+--Tant qu'il vous plaira.
+
+--Mes soeurs savent-elles ce que vous m'avez appris?
+
+--Non, mademoiselle.
+
+--Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur soeur? car
+c'est ce qu'elles me croient.
+
+--Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient point obtenu
+les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans
+ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez
+à perdre vos parents; soyez sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une
+obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont
+beaucoup d'enfants; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la
+mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui
+font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération, les
+secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs maris deviendraient
+une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou
+des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux
+dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on
+reçoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec
+vos parents; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous
+entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous
+passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je
+ne vous célerai pas que l'abandon apparent de votre mère, son
+opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me
+reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit
+exactement sur votre père le même effet que sur vous: votre naissance
+lui était suspecte; elle ne le lui est plus; et sans être dans la
+confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant,
+que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux.
+Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous venez
+d'apprendre.»
+
+Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même attendri;
+il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la
+domestique qui m'avait accompagnée; nous remontâmes en voiture, et nous
+rentrâmes à la maison.
+
+Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait de me
+révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point de père; le
+scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions prises, pour que je ne
+pusse prétendre aux droits de ma naissance légale; une captivité
+domestique fort dure; nulle espérance, nulle ressource. Peut-être que,
+si l'on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l'établissement de mes
+soeurs, on m'eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être
+fréquentée, il se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon
+esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la
+chose n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en
+couvent la rendait plus difficile: on ne conçoit guère comment une fille
+de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, sans une
+fermeté peu commune; les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il
+me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se
+proposent de faire leurs épouses. C'était pourtant une ressource à
+tenter avant que de songer à un autre parti; je pris celui de m'en
+ouvrir à ma mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut
+accordé.
+
+C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu;
+elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles; je
+m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de
+tous les torts que j'avais.
+
+«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le
+mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous avez tout le temps de
+vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous
+êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas
+de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée.
+Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu?
+
+--Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois
+prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à vos peines, de
+quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous trouvée plus
+soumise à vos volontés, si vous m'eussiez instruite plus tôt de quelques
+circonstances qu'il était difficile que je soupçonnasse: mais enfin je
+sais, je me connais, et il ne me reste qu'à me conduire en conséquence
+de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises
+entre mes soeurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais
+je suis toujours votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et
+j'espère que vous ne l'oublierez pas.
+
+--Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas
+autant qu'il est en mon pouvoir!
+
+--Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés; rendez-moi votre
+présence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père.
+
+--Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre
+naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans
+entendre ses reproches; il me les adresse, par la dureté dont il en use
+avec vous; n'espérez point de lui les sentiments d'un père tendre. Et
+puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude
+si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet
+homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la
+haine que je lui dois se répand sur vous.
+
+--Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M.
+Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie
+par humanité?
+
+--Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma
+vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de soeurs, je sais ce que
+j'aurais à faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre
+une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait
+s'est éteinte; la conscience a repris ses droits.
+
+--Mais celui à qui je dois la vie...
+
+--Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le
+moindre de ses forfaits...»
+
+En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, l'indignation
+s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus;
+le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. Elle était assise; elle
+pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents
+qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis
+elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle
+contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:
+
+«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait étouffée dans
+mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; mais Dieu nous a
+conservées l'une et l'autre, pour que la mère expiât sa faute par
+l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le
+peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos soeurs; voilà les
+suites d'une faiblesse. Cependant j'espère n'avoir rien à me reprocher
+en mourant; j'aurai gagné votre dot par mon économie. Je n'abuse point
+de la facilité de mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que
+j'obtiens de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais
+de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m'en
+est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles,
+je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je vis retirée; j'aimais le
+faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c'est ma
+volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je
+prends sur moi tous les jours.
+
+--Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien;
+peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera
+pas même les épargnes que vous avez destinées à mon établissement.
+
+--Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue.
+
+--Le mal est-il sans ressource?
+
+--Sans ressource.
+
+--Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire que je
+m'enferme dans un couvent?
+
+--À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et mes remords,
+jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que j'y vienne; vos
+soeurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je
+pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre
+présence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'êtes malgré
+moi, vos soeurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime,
+n'affligez pas une mère qui expire; laissez-la descendre paisiblement au
+tombeau: qu'elle puisse se dire à elle-même, lorsqu'elle sera sur le
+point de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute autant
+qu'il était en elle, qu'elle puisse se flatter qu'après sa mort vous ne
+porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez
+pas des droits que vous n'avez point.
+
+--Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus; faites venir un homme
+de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai à tout ce
+qu'il vous plaira.
+
+--Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui-même; c'est le
+châtiment d'un père et d'une mère justement irrités. S'il plaisait à
+Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse à cette
+extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari, afin de prendre de concert
+les mêmes mesures. Ne m'exposez point à une indiscrétion qui me rendrait
+odieuse à ses yeux, et qui entraînerait des suites qui vous
+déshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans
+fortune et sans état; malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez:
+quelles idées voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que
+je dise à votre père... Que lui dirai-je? Que vous n'êtes pas son
+enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour
+obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme inflexible
+de votre père...»
+
+En ce moment, M. Simonin entra; il vit le désordre de sa femme; il
+l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et tournant sur moi
+des regards terribles, il me dit:
+
+«Sortez!»
+
+S'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne l'était
+pas.
+
+Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait:
+
+«Dites-lui qu'elle ne reparaisse plus.»
+
+Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m'avait
+dit; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il m'inspirât; je priai
+longtemps; je demeurai le visage collé contre terre; on n'invoque
+presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait à quoi se résoudre;
+et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le
+parti que je pris. «On veut que je sois religieuse; peut-être est-ce
+aussi la volonté de Dieu. Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je
+sois malheureuse, qu'importe où je le sois!...» Je recommandai à celle
+qui me servait de m'avertir quand mon père serait sorti. Dès le
+lendemain je sollicitai un entretien avec ma mère; elle me fit répondre
+qu'elle avait promis le contraire à M. Simonin, mais que je pouvais lui
+écrire avec un crayon qu'on me donna. J'écrivis donc sur un bout de
+papier (ce fatal papier s'est retrouvé, et l'on ne s'en est que trop
+bien servi contre moi):
+
+«Maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai causées; je
+vous en demande pardon: mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi
+tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre volonté que j'entre en
+religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu...»
+
+La servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta un
+moment après, et elle me dit avec transport:
+
+«Mademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le bonheur de
+votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi l'avoir différé si
+longtemps? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu
+depuis que je suis ici: ils se querellaient sans cesse à votre sujet;
+Dieu merci, je ne verrai plus cela...»
+
+Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrêt
+de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, si vous
+m'abandonnez.
+
+Quelques jours se passèrent, sans que j'entendisse parler de rien; mais
+un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit brusquement; c'était M.
+Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que
+je savais qu'il n'était pas mon père, sa présence ne me causait que de
+l'effroi. Je me levai, je lui fis la révérence. Il me sembla que j'avais
+deux coeurs: je ne pouvais penser à ma mère sans m'attendrir, sans avoir
+envie de pleurer; il n'en était pas ainsi de M. Simonin. Il est sûr
+qu'un père inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne au
+monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'être trouvé comme moi
+vis-à-vis de l'homme qui a porté longtemps, et qui vient de perdre cet
+auguste caractère; les autres l'ignoreront toujours. Si je passais de sa
+présence à celle de ma mère, il me semblait que j'étais une autre. Il me
+dit:
+
+«Suzanne, reconnaissez-vous ce billet?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--L'avez-vous écrit librement?
+
+--Je ne saurais dire qu'oui.
+
+--Êtes-vous du moins résolue à exécuter ce qu'il promet?
+
+--Je le suis.
+
+--N'avez-vous de prédilection pour aucun couvent?
+
+--Non, ils me sont indifférents.
+
+--Il suffit.»
+
+Voilà ce que je répondis; mais malheureusement cela ne fut point écrit.
+Pendant une quinzaine d'une entière ignorance de ce qui se passait, il
+me parut qu'on s'était adressé à différentes maisons religieuses, et que
+le scandale de ma première démarche avait empêché qu'on ne me reçût
+postulante. On fut moins difficile à Longchamp; et cela, sans doute,
+parce qu'on insinua que j'étais musicienne, et que j'avais de la
+voix[11]. On m'exagéra bien les difficultés qu'on avait eues, et la
+grâce qu'on me faisait de m'accepter dans cette maison: on m'engagea
+même à écrire à la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce
+témoignage écrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je
+ne revinsse contre mes voeux; on voulait avoir une attestation de ma
+propre main qu'ils avaient été libres. Sans ce motif, comment cette
+lettre, qui devait rester entre les mains de la supérieure, aurait-elle
+passé dans la suite entre les mains de mes beaux-frères? Mais fermons
+vite les yeux là-dessus; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas
+le voir: il n'est plus.
+
+ * * * * *
+
+Je fus conduite à Longchamp; ce fut ma mère qui m'accompagna. Je ne
+demandai point à dire adieu à M. Simonin; j'avoue que la pensée ne m'en
+vint qu'en chemin. On m'attendait; j'étais annoncée, et par mon histoire
+et par mes talents: on ne me dit rien de l'une; mais on fut très-pressé
+de voir si l'acquisition qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se
+fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui
+m'était arrivé, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de
+vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie
+religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on
+remplit ces premiers moments, la supérieure dit: «Mademoiselle, vous
+savez la musique, vous chantez; nous avons un clavecin; si vous vouliez,
+nous irions dans notre parloir...» J'avais l'âme serrée, mais ce n'était
+pas le moment de marquer de la répugnance; ma mère passa, je la suivis;
+la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité
+avait attirées. C'était le soir; on m'apporta des bougies; je m'assis,
+je me mis au clavecin; je préludai longtemps, cherchant un morceau de
+musique dans la tête, que j'en ai pleine, et n'en trouvant point;
+cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre
+finesse, par habitude, parce que le morceau m'était familier: _Tristes
+apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres_, etc.[12]
+Je ne sais ce que cela produisit; mais on ne m'écouta pas longtemps: on
+m'interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d'avoir mérités
+si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de
+la supérieure, me donna sa main à baiser, et s'en retourna.
+
+ * * * * *
+
+Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec
+toutes les apparences de postuler de mon plein gré. Mais vous, monsieur,
+qui connaissez jusqu'à ce moment tout ce qui s'est passé, qu'en
+pensez-vous? La plupart de ces choses ne furent point alléguées, lorsque
+je voulus revenir contre mes voeux; les unes, parce que c'étaient des
+vérités destituées de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient
+rendue odieuse sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant
+dénaturé, qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa
+liberté. On avait la preuve de ce qui était _contre_ moi; ce qui était
+_pour_ ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même
+qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques personnes,
+étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de
+ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait été
+possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne
+l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empêche d'en faire la
+réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je
+sais la musique et que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas
+davantage pour me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec
+l'obscurité et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent
+point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de
+m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi
+pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où aller; c'est
+que je suis jeune et sans expérience; c'est que je crains la misère, les
+hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vécu renfermée, et que si
+j'étais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela
+n'est peut-être pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne
+sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous.
+
+Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons
+religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'était une madame de
+Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison; je
+ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bonté qui m'a
+perdue. C'était une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle
+avait de l'indulgence, quoique personne n'en eût moins besoin; nous
+étions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle
+ne pouvait s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui
+permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait
+mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en
+commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à me pardonner. Si
+elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite;
+après cela je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima
+tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je
+sais que c'est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne
+pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est
+celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure.
+Si j'avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c'est que son
+goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents,
+l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que
+celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient que plus humiliées.
+Elle avait aussi le don, qui est peut-être plus commun en couvent que
+dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare
+qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle
+ne tarda pas à me prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière
+confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans
+effort! il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et
+qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à
+Sainte-Marie; je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui
+dis tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma
+naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me
+plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.
+
+Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit
+arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je passe
+rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent rien de triste
+pour moi que le sentiment secret que je m'avançais pas à pas vers
+l'entrée d'un état pour lequel je n'étais point faite. Quelquefois il se
+renouvelait avec force; mais aussitôt je recourais à ma bonne
+supérieure, qui m'embrassait, qui développait mon âme, qui m'exposait
+fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: «Et les
+autres états n'ont-ils pas aussi leurs épines? On ne sent que les
+siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous à genoux, et prions...»
+
+Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction,
+d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût dit que
+l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images
+pénétraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'écoutait; peu à peu on
+était entraîné, on s'unissait à elle; l'âme tressaillait, et l'on
+partageait ses transports. Son dessein n'était pas de séduire; mais
+certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait de chez elle avec un
+coeur ardent, la joie et l'extase étaient peintes sur le visage; on
+versait des larmes si douces! c'était une impression qu'elle prenait
+elle-même, qu'elle gardait longtemps, et qu'on conservait. Ce n'est pas
+à ma seule expérience que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les
+religieuses. Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles
+le besoin d'être consolées comme celui d'un très-grand plaisir; et je
+crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude, pour en venir là.
+
+J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une mélancolie si
+profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves; son
+talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-même. «Je ne sais, me dit-elle,
+ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se
+retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite,
+que je cherche des idées, que je veux exalter mon âme; je me trouve une
+femme ordinaire et bornée; je crains de parler...» «Ah! chère mère, lui
+dis-je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît muette!...»
+
+Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais,
+j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit d'abord: elle lut
+apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment
+profond que je portais en moi était au-dessus de ses forces; et elle ne
+voulait pas lutter sans la certitude d'être victorieuse. Cependant elle
+m'entreprit, elle s'échauffa peu à peu; à mesure que ma douleur tombait,
+son enthousiasme croissait: elle se jeta subitement à genoux, je
+l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais;
+elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. J'attendis
+inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes,
+elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: «Ah! chère
+enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi! Voilà qui
+est fait, l'esprit s'est retiré, je le sens: allez, que Dieu vous parle
+lui-même, puisqu'il ne lui plaît pas de se faire entendre par ma
+bouche...»
+
+En effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais
+inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si je
+l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le
+ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma
+profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie égale à la
+mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi; je me jetai à ses pieds, elle
+me bénit, me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant: «Je suis
+lasse de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point
+voir ce jour, mais ce n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre
+mère, je passerai la nuit en prière, priez aussi; mais couchez-vous, je
+vous l'ordonne.
+
+--Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.
+
+--Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. À
+neuf heures et demie je commencerai à prier et vous aussi; mais à onze
+heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez,
+chère enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.»
+
+Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant
+cette sainte femme allait dans les corridors frappant à chaque porte,
+éveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans
+l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les
+invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d'abord en
+silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes récitèrent ensemble
+le _Miserere_, excepté la supérieure qui, prosternée au pied des autels,
+se macérait cruellement en disant: «Ô Dieu! si c'est par quelque faute
+que j'ai commise que vous vous êtes retiré de moi, accordez-m'en le
+pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez
+ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort
+tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à
+ses parents, et pardonnez-moi.»
+
+Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis
+point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à côté de mon lit;
+elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front; elle me
+regardait: l'inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son
+visage; et c'est ainsi qu'elle me parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle
+ne me parla point de ce qui s'était passé pendant la nuit; elle me
+demanda seulement si je m'étais couchée de bonne heure; je lui répondis:
+
+«À l'heure que vous m'avez ordonnée.
+
+--Si j'avais reposé.
+
+--Profondément.
+
+--Je m'y attendais... Comment je me trouvais.
+
+--Fort bien. Et vous, chère mère?
+
+--Hélas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans
+inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de trouble que sur
+vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.
+
+--Si vous m'aimez toujours, je le serai.
+
+--Ah! s'il ne tenait qu'à cela! N'avez-vous pensé à rien pendant la
+nuit?
+
+--Non.
+
+--Vous n'avez fait aucun rêve?
+
+--Aucun.
+
+--Qu'est-ce qui se passe à présent dans votre âme?
+
+--Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et sans goût; je
+sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse aller. Ah! ma chère
+mère, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de
+cette mélancolie, de cette douce inquiétude que j'ai quelquefois
+remarquée dans celles qui se trouvaient au moment où je suis. Je suis
+imbécile, je ne saurais même pleurer. On le veut, il le faut, est la
+seule idée qui me vienne... Mais vous ne me dites rien.
+
+--Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour
+vous écouter. J'attends votre mère; tâchez de ne pas m'émouvoir; laissez
+les sentiments s'accumuler dans mon âme; quand elle en sera pleine, je
+vous quitterai. Il faut que je me taise: je me connais; je n'ai qu'un
+jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit
+s'exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie; dites-moi
+seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y
+chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...»
+
+Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes
+mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément;
+elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois elle les ouvrait,
+les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son âme se
+remplissait de tumulte, se composait et s'agitait ensuite. En vérité,
+cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et
+le caractère. Elle avait été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits
+et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa
+physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder
+en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une
+grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir. Elle me
+serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement
+quelle heure il était.
+
+«Il est bientôt six heures.
+
+--Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas être,
+cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la
+modération dans les premiers moments.»
+
+Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes
+entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me revêtit des
+habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien
+de ce qu'on disait autour de moi; j'étais presque réduite à l'état
+d'automate; je ne m'aperçus de rien; j'avais seulement par intervalles
+comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait
+faire; on était souvent obligé de me le répéter, car je n'entendais pas
+de la première fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à
+autre chose, c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme
+quand on s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure
+s'entretenait avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans
+cette entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, quand
+elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne pouvait
+retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure
+était sortie les mains fermées et appuyées contre le front.
+
+Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée était peu
+nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis rien: on disposa de
+moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n'en
+ai jamais connu la durée; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai
+dit. On m'a sans doute interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai
+prononcé des voeux, mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée
+religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas
+plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de mon
+baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce et que l'autre
+la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie pas réclamé à Longchamp,
+comme j'avais fait à Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagée? J'en
+appelle à votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans
+un état d'abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on
+m'annonça que j'étais de choeur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je
+demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus
+voir la signature de mes voeux: il fallut joindre à ces preuves le
+témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu'on
+avait appelés à la cérémonie. M'adressant plusieurs fois à la
+supérieure, je lui disais: «Cela est donc bien vrai?...» et je
+m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: «Non, mon enfant; on
+vous trompe...» Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne
+pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi
+tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et
+frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles
+qui m'avaient servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de
+celui qui avait reçu mes voeux; le changement de l'habit religieux en
+habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet
+instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des
+mois entiers pour me tirer de cet état; et c'est à la longueur de cette
+espèce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est
+passé: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont
+parlé avec jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la
+santé, n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la
+maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment ce qui m'est
+arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais il reste à savoir si ces
+actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y être.
+
+ * * * * *
+
+Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle de mon père,
+ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était âgé, il avait beaucoup
+travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure, et celle de ma mère.
+
+Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se
+condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa chambre; elle
+avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer
+et à écrire: elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de
+la plus grande beauté; j'en ai une copie. Si quelque jour vous étiez
+curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les
+communiquerais; elles sont intitulées: _Les derniers instants de la
+Soeur de Moni_.
+
+À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur
+son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un
+christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux éclairait
+cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa
+cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent;
+elle se releva brusquement, elle parla; sa voix était presque aussi
+forte que dans l'état de santé; le don qu'elle avait perdu lui revint:
+elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur
+éternel. «Mes enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là,
+disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux
+s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et
+je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir
+ma bénédiction et mes adieux...» C'est en prononçant ces dernières
+paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des
+regrets qui ne finiront point.
+
+Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de
+l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santé avait
+été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon père, ni
+l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le
+mien, me remit de sa part un petit paquet; c'étaient cinquante louis
+avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y
+avait dans ce billet:
+
+ * * * * *
+
+«Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de
+disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu
+économiser sur les petits présents de M. Simonin. Vivez saintement,
+c'est le mieux, même pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi;
+votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise;
+aidez-moi à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au
+monde, en considération des bonnes oeuvres que vous ferez. Surtout ne
+troublez point la famille; et quoique le choix de l'état que vous avez
+embrassé n'ait pas été aussi volontaire que je l'aurais désiré, craignez
+d'en changer. Que n'ai-je été renfermée dans un couvent pendant toute ma
+vie! je ne serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment
+subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre
+mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous
+tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa
+justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne
+demandez rien à vos soeurs; elles ne sont pas en état de vous secourir;
+n'espérez rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand jour, il
+m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour
+moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mère! Ah! malheureuse
+enfant! Vos soeurs sont arrivées; je ne suis pas contente d'elles: elles
+prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se
+meurt, des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent
+de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je en elles?
+deux créatures en qui l'indigence a éteint le sentiment de la nature.
+Elles soupirent après le peu que je laisse; elles font au médecin et à
+la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience
+elles attendent le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce
+qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais
+avoir quelque argent caché entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles
+n'aient mis en oeuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi; mais
+heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis
+ce petit paquet avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez
+la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera
+bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos
+voeux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: l'idée de
+vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait
+de troubler mes derniers instants.»
+
+Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et
+ma mère la seconde fête de Noël.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut la soeur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah!
+monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit
+quelle femme c'était que la première. Celle-ci avait le caractère petit,
+une tête étroite et brouillée de superstitions; elle donnait dans les
+opinions nouvelles; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites.
+Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait
+précédée: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de
+médisances, d'accusations, de calomnies et de persécutions: il fallut
+s'expliquer sur des questions de théologie où nous n'entendions rien,
+souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère
+de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le
+corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa vie: une fois la
+veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance.
+Elle disait de ces pénitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun défaut,
+et qu'elles ne servaient qu'à donner de l'orgueil. Elle voulait que ses
+religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et
+l'esprit serein. La première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut
+de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de
+défendre d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la
+dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au
+contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et
+fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du règne
+antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus
+indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la
+raison que la précédente m'avait chérie; mais je ne tardai pas à empirer
+mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté,
+selon le coup d'oeil sous lequel vous les considérerez.
+
+La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais
+de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute
+circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des
+comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle-ci; de peindre l'état
+de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix
+dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture
+tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et
+d'exalter les moeurs, les sentiments, le caractère de la soeur de Moni.
+La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma
+discipline; de prêcher des amies là-dessus, et d'en engager
+quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, de me pourvoir d'un
+Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième, de rejeter tout parti,
+de m'en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste
+ou de moliniste; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la
+règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà;
+conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles
+d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à
+l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de
+choeur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes
+talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les
+constitutions, je les relus, je les savais par coeur; si l'on
+m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui
+n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement; je
+prenais le livre, et je disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et
+je n'en ai point pris d'autres.»
+
+Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des maîtresses se
+trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de
+leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène
+d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et
+j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt
+l'air, et peut-être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires
+de M. l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me
+défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule
+fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison
+de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs,
+je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une
+supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en
+demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne
+connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon
+cilice et jeté là ma discipline; j'avais conseillé la même chose à
+d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en
+bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la
+Constitution, je répondais que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la
+bulle... que j'acceptais l'Évangile. On visita ma cellule; on y
+découvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en
+discours indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques-unes des
+favorites; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec
+un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte.
+Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre; et
+j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on
+s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de
+m'approcher; et bientôt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit
+nombre: on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée
+de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le
+jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues;
+on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre;
+l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée
+de la manière la plus inhumaine; on me condamna des semaines entières à
+passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du choeur; à vivre
+de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux
+fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes
+complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver
+en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres
+incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les
+heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la
+conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais
+coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du
+courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude
+et la persécution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de
+me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il
+m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés;
+on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait
+quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou
+mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait
+de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on
+me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de
+tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de
+châtiments.
+
+Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai
+dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les
+commencements chercher de la force et de la résignation au pied des
+autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation
+et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort,
+tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au
+fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien
+j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de
+fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits!
+Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée
+brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue?
+Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler
+mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le
+visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre,
+pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements?
+
+Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et
+qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes
+visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes
+cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un
+dessein qui bouillait au fond de mon coeur. Quand j'allais de ce côté,
+on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois
+j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être
+fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les
+chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on
+me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que
+ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon
+désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le
+trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon
+esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et
+mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant,
+j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour,
+je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos
+appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux
+fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je
+m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses
+étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer
+sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué
+aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les
+moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer,
+on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous
+pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles
+avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être
+cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit
+les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement
+en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand
+j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à
+ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un
+pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez
+pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En
+vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort.
+L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se
+lasse point dans les cloîtres.
+
+ * * * * *
+
+J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire
+résilier mes voeux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée,
+sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les
+secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon
+esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je
+supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce
+changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court,
+comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au
+moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à
+vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui
+passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu
+à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non
+plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit,
+un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans
+un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et
+cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut.
+Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on
+aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on
+hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.
+
+À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même la
+possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi
+l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De
+dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre
+n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans
+ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait
+de l'oeil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas
+un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me
+sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de
+l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on
+m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un
+avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le
+jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, on
+entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude
+de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire
+ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j'allais demander de
+l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas.
+J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais
+dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était en abrégé tout ce que je
+viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés.
+Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que
+j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce
+prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de
+mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant
+point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de
+religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut
+remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été
+employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à
+ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait?
+
+Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il ne fallait
+pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D'abord je
+pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le
+cacher dans mes vêtements, à l'enfouir dans le jardin, à le jeter au
+feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l'écrire, et
+combien j'en fus embarrassée quand il fut écrit. D'abord je le cachetai,
+ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait.
+J'étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais
+assise à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je
+l'avais vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me
+parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce
+qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; dans un
+moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux,
+s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai
+doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi; elle
+le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de
+ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reçu beaucoup d'autres:
+elle s'était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se
+compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait à mes devoirs
+pour avoir droit de me châtier; elle venait frapper à ma porte quand il
+était heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait
+sonner ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je
+devais être. J'ignorais tout cela.
+
+Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du choeur, la
+supérieure me dit: «Soeur Suzanne, suivez-moi...» Je la suivis, puis
+s'arrêtant dans le corridor à une autre porte, «voilà, me dit-elle,
+votre cellule; c'est la soeur Saint-Jérôme qui occupera la vôtre...»
+J'entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler,
+lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise;
+et la supérieure me dit: «Soeur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce
+vêtement...» J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à
+tous mes mouvements. La soeur qui avait apporté mes habits, était à la
+porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; et la
+supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés; et
+je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma
+cellule; on avait décousu l'oreiller et les matelas; on avait déplacé
+tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir été; on marcha sur mes traces; on
+alla au confessionnal, à l'église, dans le jardin, au puits, vers le
+banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupçonnai le
+reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y
+avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs jours: on
+allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement. Enfin
+la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir la vérité que par
+moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit:
+
+«Soeur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez pas celui de
+mentir; dites-moi donc la vérité: qu'avez-vous fait de tout le papier
+que je vous ai donné?
+
+--Madame, je vous l'ai dit.
+
+--Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup, et vous n'avez
+été qu'un moment au confessionnal.
+
+--Il est vrai.
+
+--Qu'en avez-vous donc fait?
+
+--Ce que je vous ai dit.
+
+--Eh bien! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous avez vouée à
+Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je vous croirai.
+
+--Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose
+si légère; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer.
+
+--Vous me trompez, soeur Suzanne, et vous ne savez pas à quoi vous vous
+exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous ai donné?
+
+--Je vous l'ai dit.
+
+--Où est-il?
+
+--Je ne l'ai plus.
+
+--Qu'en avez-vous fait?
+
+--Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles après qu'on
+s'en est servi.
+
+--Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout employé à écrire
+votre confession, et que vous ne l'avez plus.
+
+--Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant pas plus
+importante que la première, je ne saurais jurer.
+
+--Jurez, me dit-elle, ou...
+
+--Je ne jurerai point.
+
+--Vous ne jurerez point?
+
+--Non, madame.
+
+--Vous êtes donc coupable?
+
+--Et de quoi puis-je être coupable?
+
+--De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affecté
+de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser; de mépriser les
+usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que
+j'ai cru devoir rétablir; de soulever toute la communauté; d'enfreindre
+les règles; de diviser les esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me
+forcer à vous punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose
+qui me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les
+plus dures; je vous ai ménagée: j'ai cru que vous reconnaîtriez vos
+torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que vous
+reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose
+dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intérêt
+de la maison exige que je les connaisse, et je les connaîtrai; c'est moi
+qui vous en réponds. Soeur Suzanne, dites-moi la vérité.
+
+--Je vous l'ai dite.
+
+--Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je vous donne
+encore un moment pour vous déterminer... Vos papiers, s'ils existent...
+
+--Je ne les ai plus.
+
+--Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession.
+
+--Je ne saurais le faire...»
+
+Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec
+quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et furieux. Je me
+jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes
+ensemble: «Point de miséricorde, madame; ne vous laissez pas toucher:
+qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix[13]...» J'embrassais
+les genoux tantôt de l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les
+nommant par leurs noms: «Soeur Sainte-Agnès, soeur Sainte-Julie, que
+vous ai-je fait? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi? Est-ce
+ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour vous?
+vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis
+pas.»
+
+La supérieure, immobile, me regardait et me disait: «Donne tes papiers,
+malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient.
+
+--Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop
+bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme indocile, dont on ne
+peut venir à bout que par des moyens extrêmes: c'est elle qui vous y
+porte; tant pis pour elle.
+
+--Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni
+Dieu, ni les hommes, je vous le jure.
+
+--Ce n'est pas là le serment que je veux.
+
+--Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand
+vicaire, à l'archevêque; Dieu sait comme elle aura peint l'intérieur de
+la maison; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette
+créature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous.»
+
+La supérieure ajouta: «Soeur Suzanne, voyez...»
+
+Je me levai brusquement, et je lui dis: «Madame, j'ai tout vu; je sens
+que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la
+peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; écoutez leur
+fureur, consommez votre injustice...»
+
+Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On
+m'arracha mon voile; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein
+un petit portrait de mon ancienne supérieure; on s'en saisit: je
+suppliai qu'on me permît de le baiser encore une fois; on me refusa. On
+me jeta une chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on
+me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je
+criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche pour
+avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais à terre, et
+l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les
+pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais dans un état à
+toucher des âmes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs
+la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, où l'on me jeta sur une
+natte que l'humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de
+pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et
+grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait,
+sur un bloc de pierre, une tête de mort avec un crucifix de bois. Mon
+premier mouvement fut de me détruire; je portai mes mains à ma gorge; je
+déchirai mon vêtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je
+hurlais comme une bête féroce; je me frappai la tête contre les murs; je
+me mis toute en sang; je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les
+forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé
+trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de
+mes exécutrices venait, et me disait:
+
+«Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici.
+
+--Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! soeur
+Saint-Clément, il est un Dieu...»
+
+Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte;
+c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite. Après l'éloge
+des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent qu'elle me faisait
+grâce, et qu'on allait me mettre en liberté.
+
+«C'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir.»
+
+Cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient; on me
+reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.
+
+«J'ai consulté Dieu sur votre sort; il a touché mon coeur: il veut que
+j'aie pitié de vous: et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et
+demandez-lui pardon.»
+
+Je me mis à genoux, et je dis:
+
+«Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous
+le demandâtes sur la croix pour moi.
+
+--Quel orgueil! s'écrièrent-elles; elle se compare à Jésus-Christ, et
+elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifié.
+
+--Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.
+
+--Ce n'est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte
+obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passé.
+
+--Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi
+par serment que j'en garderai le silence. Personne n'en saura jamais
+rien que votre conscience, je vous le jure.
+
+--Vous le jurez?
+
+--Oui, je vous le jure.»
+
+Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles m'avaient
+donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.
+
+ * * * * *
+
+J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique;
+j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris
+que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette
+persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir. C'est par
+l'effet momentané de ces secousses violentes qui montrent combien la
+nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en très-peu
+de temps; et je trouvai, quand je reparus, toute la communauté persuadée
+que j'avais été malade. Je repris les exercices de la maison et ma place
+à l'église. Je n'avais pas oublié mon papier, ni la jeune soeur à qui je
+l'avais confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt,
+mais qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après
+ma sortie de prison, au choeur, au moment même où je le lui avais donné,
+c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et qu'inclinées les unes
+vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer
+doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui
+ne contenait que ces mots: «Combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel
+papier, que faut-il que j'en fasse?...» Après avoir lu celui-ci, je le
+roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au
+commencement du carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre
+appelle à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais
+la voix très-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons
+religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut quelques
+ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de liberté; les soeurs que
+j'instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence; celle à
+qui j'avais confié mon mémoire en était une. Dans les heures de
+récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l'écart, je la
+faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis:
+
+«Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne
+voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici
+que de vous exposer au soupçon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez
+perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me
+sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix.
+
+--Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il?
+
+--Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile
+avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir
+une réponse que vous me rendrez à l'église ou ailleurs.
+
+--À propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet?
+
+--Soyez tranquille, je l'ai avalé.
+
+--Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire.»
+
+Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait,
+qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation
+était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur,
+est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on
+venait à découvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de
+tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir
+ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces
+lettres, monsieur; si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien
+prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être
+conservé.
+
+Voilà ce que je vous disais alors: mais, hélas! elle n'est plus, et je
+reste seule...
+
+Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à notre manière
+accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours à nos ténèbres fut
+nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux
+applaudissements que l'on donne à vos comédiens dans leurs salles de
+spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du
+Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on
+célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des
+crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées;
+quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du
+goût; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et
+que la communauté était satisfaite du succès de mes soins.
+
+Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement de
+son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu'au
+vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives
+des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres,
+ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure
+d'adoration; que je fus contente d'y lire: La soeur Sainte-Suzanne et la
+soeur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'à trois! Je me
+rendis au reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous
+plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous
+prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi-heure. Au
+bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en
+disant:
+
+«Nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de nous entretenir aussi
+longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte où nous vivons,
+et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons
+tout entier. Je n'ai pas lu votre mémoire; mais il n'est pas difficile
+de deviner ce qu'il contient; j'en aurai incessamment la réponse. Mais
+si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos voeux,
+ne voyez-vous pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec
+des gens de loi?
+
+--Il est vrai.
+
+--Que vous aurez besoin de liberté?
+
+--Il est vrai.
+
+--Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes
+pour vous en procurer?
+
+--J'y ai pensé.
+
+--Vous le ferez donc?
+
+--Je verrai.
+
+--Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnée
+à toute la fureur de la communauté. Avez-vous prévu les persécutions qui
+vous attendent?
+
+--Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes.
+
+--Je n'en sais rien.
+
+--Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma liberté.
+
+--Et pourquoi cela?
+
+--Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra me
+représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître;
+j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre; je vous attesterai
+toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on
+n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux
+qu'on en usât mal avec moi; mais on ne le fera pas: soyez sûre qu'on
+prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera
+le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison; et comptez qu'on
+n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la
+séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force.
+
+--Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un état dont
+vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs.
+
+--Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me
+quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse; il faut
+prévenir ce moment.
+
+--Mais si par malheur vous succombez?
+
+--Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans
+celle-ci.
+
+--On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon amie, votre
+démarche me fait frémir: je tremble que vos voeux ne soient résiliés, et
+qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez-vous? Que
+ferez-vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des
+talents; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu; et je sais
+que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité.
+
+--Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu; c'est
+sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus
+elle y doit être considérée.
+
+--On la loue, mais on ne fait rien pour elle.
+
+--C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi
+qu'on m'objecte, on respectera mes moeurs; on ne dira pas, du moins,
+comme de la plupart des autres, que je sois entraînée hors de mon état
+par une passion déréglée: je ne vois personne, je ne connais personne.
+Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas
+été volontaire. Avez-vous lu mon mémoire?
+
+--Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce qu'il était
+sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour moi; mais les
+premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas été plus loin. Que vous
+fûtes bien inspirée de me l'avoir remis! un moment plus tard, on
+l'aurait trouvé sur vous... Mais l'heure qui finit notre station
+approche, prosternons-nous; que celles qui vont nous succéder nous
+trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu'il
+vous éclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma prière et mes
+soupirs aux vôtres.»
+
+J'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite; moi, je me
+prosternai; mon front était appuyé contre la dernière marche de l'autel,
+et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas
+m'être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le
+coeur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui
+m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni
+combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien
+touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux
+religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule; je
+me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et
+fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre; elles attendaient
+que je sortisse de moi-même de l'état de transport et d'effusion où
+elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait
+sans doute un caractère bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il
+produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutèrent, que je ressemblais
+alors à notre ancienne supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma
+vue leur avait causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque
+penchant à l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un
+rôle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme
+s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure m'a
+dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimé Dieu comme moi;
+que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est
+sûr que j'éprouvais une facilité extrême à partager son extase; et que,
+dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait
+de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer,
+comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les
+autres l'écoutaient en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais,
+ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais
+très-longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment
+que je lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les
+autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle
+qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, quand
+la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cédâmes la place à
+celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma
+jeune compagne et moi, avant que de nous séparer.
+
+La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à cela le succès
+de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je
+fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses! je n'eus presque rien à
+faire pour me réconcilier avec toute la communauté; on vint au-devant de
+moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent
+à me connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser.
+Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et une foule
+d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des
+magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela
+cette sorte d'étourdis que vous appelez des _talons rouges_, et que
+j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles
+qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste à celles de nos
+religieuses qui n'étaient pas si difficiles.
+
+J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu'on me donna,
+ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le
+petit portrait de notre ancienne supérieure; et l'on n'eut pas celui de
+me le refuser; il a repris sa place sur mon coeur, il y demeurera tant
+que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'élever mon
+âme à Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je
+me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi,
+je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas
+connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre
+vénération; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous
+laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y
+demeurons.
+
+ * * * * *
+
+J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M. Manouri[14], ni
+favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on
+demandait un grand nombre d'éclaircissements auxquels il était difficile
+de satisfaire sans se voir; je me nommai donc; et j'invitai M. Manouri à
+se rendre à Longchamp. Ces messieurs se déplacent difficilement;
+cependant il vint. Nous nous entretînmes très-longtemps; nous convînmes
+d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses
+demandes, et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon côté tout
+le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les esprits, à
+intéresser à mon sort et à me faire des protections. Je me nommai, je
+révélai ma conduite dans la première maison que j'avais habitée, ce que
+j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait
+faites en couvent, ma réclamation à Sainte-Marie, mon séjour à
+Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruauté avec laquelle
+j'avais été traitée depuis que j'avais consommé mes voeux. On me
+plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volonté qu'on me
+témoignait pour le temps où je pourrais en avoir besoin, sans
+m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais
+obtenu de Rome la permission de réclamer contre mes voeux; incessamment
+l'action allait être intentée, qu'on était là-dessus dans une sécurité
+profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut la surprise de ma
+supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de soeur Marie-Suzanne
+Simonin, une protestation contre ses voeux, avec la demande de quitter
+l'habit de religion, et de sortir du cloître pour disposer d'elle comme
+elle le jugerait à propos.
+
+J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition;
+celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes
+beaux-frères et soeurs alarmés: ils avaient eu tout le bien de la
+famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables à faire sur
+eux. J'écrivis à mes soeurs; je les suppliai de n'apporter aucune
+opposition à ma sortie; j'en appelai à leur conscience sur le peu de
+liberté de mes voeux; je leur offris un désistement par acte authentique
+de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère; je
+n'épargnai rien pour leur persuader que ce n'était ici une démarche ni
+d'intérêt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments;
+cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée
+en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour elles
+que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il
+d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une soeur sans asile et
+sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que dira-t-on dans le monde?
+Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous? S'il lui prend
+fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et
+si elle a des enfants?... Il faut contrarier de toute notre force cette
+dangereuse tentative... Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles
+firent.
+
+À peine la supérieure eut-elle reçu l'acte juridique de ma demande,
+qu'elle accourut dans ma cellule.
+
+«Comment, soeur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et vous allez appeler de vos voeux?
+
+--Oui, madame.
+
+--Ne les avez-vous pas faits librement?
+
+--Non, madame.
+
+--Et qui est-ce qui vous a contrainte?
+
+--Tout.
+
+--Monsieur votre père?
+
+--Mon père.
+
+--Madame votre mère?
+
+--Elle-même.
+
+--Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels?
+
+--J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d'y avoir
+assisté.
+
+--Pouvez-vous parler ainsi?
+
+--Je dis la vérité.
+
+--Quoi! vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander: Soeur
+Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance, chasteté et
+pauvreté?
+
+--Je n'en ai pas mémoire.
+
+--Vous n'avez pas répondu qu'oui?
+
+--Je n'en ai pas mémoire.
+
+--Et vous imaginez que les hommes vous en croiront?
+
+--Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai.
+
+--Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, voyez quels
+abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche inconsidérée; vous
+vous êtes laissé entraîner par un sentiment de vengeance; vous avez à
+coeur les châtiments que vous m'avez obligée de vous infliger; vous avez
+cru qu'ils suffisaient pour rompre vos voeux; vous vous êtes trompée,
+cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le
+parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà
+commis dans votre coeur; et que vous allez le consommer.
+
+--Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré.
+
+--Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas été réparés?
+
+--Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée.
+
+--Qu'est-ce donc?
+
+--Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes voeux.
+
+--Si vous n'étiez point appelée; si vous étiez contrainte, que ne le
+disiez-vous quand il en était temps?
+
+--Et à quoi cela m'aurait-il servi?
+
+--Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à Sainte-Marie?
+
+--Est-ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la première fois;
+la seconde, j'étais imbécile.
+
+--Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? Vous avez
+eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret.
+
+--Savais-je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues, étais-je
+en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user, l'aurais-je pu?
+Quoi! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue vous-même de mon aliénation?
+Si je vous prends à témoin, jurerez-vous que j'étais saine d'esprit?
+
+--Je le jurerai!
+
+--Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure.
+
+--Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous
+en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison; ces sortes
+d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses.
+
+--Ce ne sera pas ma faute.
+
+--Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions les plus
+défavorables à votre esprit, à votre coeur, à vos moeurs; on croira...
+
+--Tout ce qu'on voudra.
+
+--Mais parlez-moi à coeur ouvert; si vous avez quelque mécontentement
+secret, quel qu'il soit, il y a du remède.
+
+--J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état.
+
+--L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à
+nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande qu'on vous a
+accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste?
+
+--Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment sans peine:
+j'atteste Dieu que mon coeur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun
+sentiment honteux.
+
+--Cela ne se conçoit pas.
+
+--Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. Chacun a son
+caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais;
+vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent
+toutes; vous vous seriez perdue dans le monde; et vous assurez ici votre
+salut; je me perdrais ici, et j'espère me sauver dans le monde; je suis
+et je serai une mauvaise religieuse.
+
+--Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous.
+
+--Mais c'est avec peine et à contre-coeur.
+
+--Vous en méritez davantage.
+
+--Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite; et je suis
+forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je
+suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je
+me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de
+véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût
+pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour
+d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien
+que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon coeur n'y est pas;
+il est au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clôture
+perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.
+
+--Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont
+consacrée à Jésus-Christ?
+
+--Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans
+liberté...»
+
+Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas là ce que
+mon coeur me suggérait; il me disait: «Oh! que ne suis-je au moment où
+je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi!...»
+
+Cependant ma réponse l'atterra; elle pâlit, elle voulut encore parler;
+mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait
+encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle
+s'écriait:
+
+«Ô mon Dieu! que diront nos soeurs? Ô Jésus, jetez sur elle un regard de
+pitié! Soeur Sainte-Suzanne!
+
+--Madame.
+
+--C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et
+devenir la fable publique, vous perdre!
+
+--Je veux sortir d'ici.
+
+--Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise...
+
+--C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne veux être
+renfermée ni ici ni ailleurs.
+
+--Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui vous agite, qui
+vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans
+quel état vous êtes!»
+
+En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en
+désordre, que ma guimpe s'était tournée presque sens devant derrière, et
+que mon voile était tombé sur mes épaules. J'étais ennuyée des propos de
+cette méchante supérieure qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et
+faux; et je lui dis avec dépit:
+
+«Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n'en veux plus...»
+
+Cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et
+plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais: impatientée, je
+le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je
+restai devant ma supérieure, le front ceint d'un bandeau, et la tête
+échevelée. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et
+venait en disant:
+
+«Ô Jésus! elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est possédée...»
+
+Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.
+
+Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon état et
+l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai
+mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis:
+
+«Madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse de mes
+violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par là combien
+l'état de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je
+cherche à m'en tirer, si je puis.»
+
+Elle, sans m'écouter, répétait: «Que dira le monde? Que diront nos
+soeurs?
+
+--Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat; il y aurait un moyen.
+Je ne cours point après ma dot; je ne demande que la liberté: je ne dis
+point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement aujourd'hui,
+demain, après, qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon
+évasion que le plus tard que vous pourrez...
+
+--Malheureuse! qu'osez-vous me proposer?
+
+--Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes
+celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une
+pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les
+malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y périsse. Madame, lui
+dis-je en prenant un ton grave et un regard assuré, écoutez-moi: si les
+lois auxquelles je me suis adressée trompaient mon attente; et que,
+poussée par des mouvements d'un désespoir que je ne connais que trop...
+vous avez un puits... il y a des fenêtres dans la maison... partout on a
+des murs devant soi... on a un vêtement qu'on peut dépecer... des mains
+dont on peut user...
+
+--Arrêtez, malheureuse! vous me faites frémir. Quoi! vous pourriez...
+
+--Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la
+vie, repousser les aliments; on est maître de boire et de manger, ou de
+n'en rien faire... S'il arrivait, après ce que je viens de vous dire,
+que j'eusse le courage..., et vous savez que je n'en manque pas, et
+qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir...,
+transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la
+supérieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?...
+Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien à la maison;
+épargnez-moi un forfait, épargnez-vous de longs remords: concertons
+ensemble...
+
+--Y pensez-vous, soeur Sainte-Suzanne? Que je manque au premier de mes
+devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilége!
+
+--Le vrai sacrilége, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en
+profanant par le mépris les habits sacrés que je porte. Ôtez-les-moi,
+j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la
+paysanne la plus pauvre; et que la clôture me soit entr'ouverte.
+
+--Et où irez-vous pour être mieux?
+
+--Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous veut point:
+et Dieu ne me veut point ici.
+
+--Vous n'avez rien.
+
+--Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus.
+
+--Craignez les désordres auxquels elle entraîne.
+
+--Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter le crime, je
+serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera,
+ou de votre consentement, ou par l'autorité des lois. Vous pouvez
+opter...»
+
+Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis des choses
+indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il était trop
+tard. La supérieure en était encore à ses exclamations «que dira le
+monde! que diront nos soeurs!» lorsque la cloche qui nous appelait à
+l'office vint nous séparer. Elle me dit en me quittant:
+
+«Soeur Sainte-Suzanne, vous allez à l'église; demandez à Dieu qu'il vous
+touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état; interrogez votre
+conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne
+vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.»
+
+Nous descendîmes presque ensemble. L'office s'acheva: à la fin de
+l'office, lorsque toutes les soeurs étaient sur le point de se séparer,
+elle frappa sur son bréviaire et les arrêta.
+
+«Mes soeurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied des
+autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a
+abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la religion, et qui est
+sur le point de se porter à une action sacrilége aux yeux de Dieu, et
+honteuse aux yeux des hommes.»
+
+Je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin d'oeil,
+chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes,
+cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent
+et prièrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considérable,
+la prieure entonna à voix basse le _Veni, Creator_, et toutes
+continuèrent à voix basse le _Veni, Creator_; puis, après un second
+silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit.
+
+Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté: «Qui
+est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que veut-elle faire?...» Ces
+soupçons ne durèrent pas longtemps. Ma demande commençait à faire du
+bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns
+m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils;
+j'étais approuvée des uns, j'étais blâmée des autres. Je n'avais qu'un
+moyen de me justifier aux yeux de tous, c'était de les instruire de la
+conduite de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à
+garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me
+restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s'était chargé de
+mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque j'étais
+effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où j'avais été
+traînée une fois, se représentait à mon imagination dans toute son
+horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes
+craintes à M. Manouri; et il me dit: «Il est impossible de vous éviter
+toutes sortes de peines: vous en aurez, vous avez dû vous y attendre; il
+faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles
+finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais;
+c'est mon affaire...» En effet, quelques jours après il apporta un ordre
+à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en serait
+requise.
+
+Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux prières
+publiques de la communauté: l'on pria en silence, et l'on dit à voix
+basse la même hymne que la veille. Même cérémonie le troisième jour,
+avec cette différence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu
+du choeur, et que l'on récita les prières pour les agonisants, les
+litanies des Saints, avec le refrain _ora pro eâ_. Le quatrième jour, ce
+fut une momerie qui marquait bien le caractère bizarre de la supérieure.
+À la fin de l'office, on me fit coucher dans une bière au milieu du
+choeur; on plaça des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me
+couvrit d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel
+chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant:
+_Requiescat in pace._ Il faut entendre la langue des couvents, pour
+connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux
+religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les cierges, et me
+laissèrent là, trempée jusqu'à la peau, de l'eau dont elles m'avaient
+malicieusement arrosée. Mes habits se séchèrent sur moi; je n'avais pas
+de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La
+communauté s'assembla; on me regarda comme une réprouvée, ma démarche
+fut traitée d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance,
+à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher,
+et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent
+exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits; deux personnes ont,
+en quelques endroits, de la peine à passer de front: si j'allais, et
+qu'une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se
+collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte
+qu'il ne frottât contre le mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir
+de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on
+avait quelque chose à me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le
+malheur de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en
+confesser et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la
+flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien
+ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications
+qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de ma céleste
+supérieure de Moni: «Entre toutes ces créatures que vous voyez autour de
+moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! mon enfant, il n'y
+en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une
+bête féroce; étrange métamorphose pour laquelle la disposition est
+d'autant plus grande, qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et
+que l'on connaît moins la vie sociale: ce discours vous étonne; Dieu
+vous préserve d'en éprouver la vérité. Soeur Suzanne, la bonne
+religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à
+expier.»
+
+Je fus privée de tous les emplois. À l'église, on laissait une stalle
+vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à une table au
+réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée d'aller dans la
+cuisine demander ma portion; la première fois, la soeur cuisinière me
+cria: «N'entrez pas, éloignez-vous...»
+
+Je lui obéis.
+
+«Que voulez-vous?
+
+--À manger.
+
+--À manger! vous n'êtes pas digne de vivre...»
+
+Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans rien
+prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le seuil des
+mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux; je les ramassais
+en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je quelquefois à la porte du
+choeur la dernière, je la trouvais fermée; je m'y mettais à genoux; et
+là j'attendais la fin de l'office: si c'était au jardin, je m'en
+retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le
+peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus
+encore par la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées
+d'inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me
+plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai
+donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de frayeur:
+j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit; à ma vue,
+elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant:
+
+«Apostate, éloignez-vous!»
+
+Je m'éloignai.
+
+«Encore.»
+
+Je m'éloignai encore.
+
+«Que voulez-vous?
+
+--Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée à mourir, je
+veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre.
+
+--Vivre! me dit-elle, en me répétant le propos de la soeur cuisinière,
+en êtes-vous digne?
+
+--Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que si l'on me
+refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes plaintes à ceux
+qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dépôt,
+jusqu'à ce que mon sort et mon état soient décidés.
+
+--Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y
+pourvoirai...»
+
+Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses
+ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée; on se faisait
+un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets les plus grossiers,
+encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures.
+
+ * * * * *
+
+Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me
+fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter la liberté de
+conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui-ci fut-il
+obligé d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir.
+Alors une soeur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas;
+elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me
+démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les
+altérait, les empoisonnait, m'en supposait même que je n'avais pas
+tenus; que sais-je? On en vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter
+mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de
+linge blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et
+sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois été
+obligée d'en aller chercher moi-même au puits, à ce puits dont je vous
+ai parlé. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en étais réduite à boire
+l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous
+des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou de m'exposer à recevoir les
+immondices des cellules. Quelques soeurs m'ont craché au visage. J'étais
+devenue d'une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que
+je pourrais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite.
+
+Un jour de grande fête, c'était, je crois, le jour de l'Ascension, on
+embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et j'aurais peut-être
+manqué à tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, à qui
+l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'étais devenue, qu'on ne
+me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme.
+Cependant, à force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me
+rendis à la porte du choeur, que je trouvai fermée, comme il arrivait
+lorsque je ne venais pas des premières. J'étais couchée à terre, la tête
+et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine,
+et le reste de mon corps étendu fermait le passage; lorsque l'office
+finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première
+s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure se
+douta de ce que c'était, et dit:
+
+«Marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.»
+
+Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres furent moins
+inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis
+que j'étais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait
+de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me
+resta que celui que je portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas
+longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre
+sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des
+vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire
+aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la
+maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus,
+on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on
+cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit
+montait à l'étage au-dessus; descendait l'étage au-dessous; et celles
+qui n'étaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre
+des choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des
+cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants
+et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et
+qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor.
+
+Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le grand
+nombre: celles-là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer
+devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une
+figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et
+s'enfuyaient en criant: «Satan, éloignez-vous de moi! Mon Dieu, venez à
+mon secours!...» Une des plus jeunes était au fond du corridor, j'allais
+à elle, et il n'y avait pas moyen de m'éviter; la frayeur la plus
+terrible la prit. D'abord elle se tourna le visage contre le mur,
+marmottant d'une voix tremblante: «Mon Dieu! mon Dieu! Jésus! Marie!...»
+Cependant j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre
+le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon côté, se
+précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: «À moi! à moi!
+miséricorde! je suis perdue! Soeur Sainte-Suzanne, ne me faites point de
+mal; soeur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi...» Et en disant ces mots,
+la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.
+
+On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment
+cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle:
+on dit que le démon de l'impureté s'était emparé de moi; on me supposa
+des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des désirs bizarres
+auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse
+s'était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce
+qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore
+d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu'on
+entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, monsieur? Il
+faut qu'avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs
+regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le coeur bien
+corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions
+déshonnêtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai-je jamais bien compris
+ce dont elles m'accusaient: et elles s'exprimaient en des termes si
+obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait à leur répondre.
+
+Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions.
+Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que
+vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les
+marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu'on est
+injuste dans le monde! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à
+un âge où il ne lui est pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt
+votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui,
+tuez-la. Combien j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en
+naissant! elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'ôta mon
+bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je
+n'obéis pas. Hélas! c'était mon unique consolation; j'élevais mes mains
+vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espérer qu'ils étaient
+entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma
+porte; et un jour que je m'adressais à lui dans l'accablement de mon
+coeur, et que je l'appelais à mon aide, on me dit:
+
+«Vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; mourez
+désespérée, et soyez damnée...»
+
+D'autres ajoutèrent: «_Amen_ sur l'apostate! _Amen_ sur elle!»
+
+Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu'aucun autre.
+Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est que, quoique je ne
+fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit
+obsédé de l'esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s'il ne
+fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que
+j'avais renoncé à mon chrême et à mon baptême; que le démon résidait en
+moi, et qu'il m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à
+certaines prières je grinçais des dents et que je frémissais dans
+l'église; qu'à l'élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras.
+Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus
+mon rosaire (qu'on m'avait volé); que je proférais des blasphèmes que je
+n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui
+n'était pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire;
+ce qui fut fait.
+
+Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d'âge et d'expérience,
+brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de
+la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que, si j'en étais la
+cause, c'était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute,
+qu'on n'omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de
+nuit, mes absences du choeur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que
+l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les
+choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait;
+pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut.
+Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu'avec tout son
+bon sens, M. Hébert ne put s'empêcher d'y donner en partie, et de croire
+qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante,
+pour s'en instruire par lui-même; fit annoncer sa visite, et vint en
+effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques, qu'on avait attachés à
+sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.
+
+Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma
+chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parlât; et l'on m'appelait
+d'une voix basse et tremblante:
+
+«Soeur Sainte-Suzanne, dormez-vous?
+
+--Non, je ne dors pas. Qui est-ce?
+
+--C'est moi.
+
+--Qui, vous?
+
+--Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se perdre, pour
+vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez: Il y a, demain, ou
+après, visite du grand vicaire: vous serez accusée; préparez-vous à vous
+défendre. Adieu; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous.»
+
+Cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre.
+
+Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses,
+quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit.
+
+ * * * * *
+
+Cependant, mon procès se suivait avec chaleur: une foule de personnes de
+tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais
+pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent pour moi. Vous fûtes de
+ce nombre, et peut-être l'histoire de mon procès vous est-elle mieux
+connue qu'à moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus conférer avec M.
+Manouri. On lui dit que j'étais malade; il se douta qu'on le trompait;
+il trembla qu'on ne m'eût jetée dans le cachot. Il s'adressa à
+l'archevêché, où l'on ne daigna pas l'écouter; on y était prévenu que
+j'étais folle, ou peut-être quelque chose de pis. Il se retourna du côté
+des juges; il insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la
+supérieure de me représenter, morte ou vive, quand elle en serait
+sommée. Les juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques;
+ceux-ci sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on
+n'allait au-devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la visite
+du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries
+éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de s'en mêler: ils
+savent, par expérience, que leur autorité est toujours éludée et
+compromise.
+
+Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu,
+rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai au ciel que le
+bonheur d'être interrogée et entendue sans partialité; je l'obtins, mais
+vous allez apprendre à quel prix. S'il était de mon intérêt de paraître
+devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins à ma
+supérieure qu'on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle.
+Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de
+méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour
+m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications; on
+multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta tout à fait le repos de
+la nuit; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l'esprit, on le
+mit en oeuvre; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n'avez pas
+d'idée. Jugez du reste par ce trait:
+
+Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou ailleurs,
+je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor; je me baissai
+pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l'avait égarée
+la retrouvât facilement: la lumière m'empêcha de voir qu'elle était
+presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta
+avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la
+nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes
+pieds, ou à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne
+sais comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer,
+et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait
+des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien résolue de dire tout
+cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des
+commodités fermée, et j'étais obligée de descendre plusieurs étages et
+de courir au fond du jardin quand la porte en était ouverte; quand elle
+ne l'était pas... Ah! monsieur, les méchantes créatures que des femmes
+recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure,
+et qui croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que
+l'archidiacre arrivât; il était temps que mon procès finît.
+
+ * * * * *
+
+Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, monsieur,
+que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux
+yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait avec la curiosité de voir
+une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait
+qu'une forte terreur qui pût me montrer dans cet état; et voici comment
+on s'y prit pour me la donner.
+
+Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra dans ma
+cellule; elle était accompagnée de trois soeurs; l'une portait un
+bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure
+me dit, avec une voix forte et menaçante:
+
+«Levez-vous... Mettez-vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu.
+
+--Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je vous demander
+ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi et ce qu'il faut
+que je demande à Dieu?»
+
+Une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais, je
+sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales
+compagnes; elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre,
+les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque
+mot de la question que j'avais faite. Je crus, au silence qu'on gardait,
+que je n'avais pas été entendue; je recommençai les derniers mots de
+cette question, car je n'eus pas la force de la répéter tout entière; je
+dis donc avec une voix faible et qui s'éteignait:
+
+«Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu?»
+
+On me répondit:
+
+«Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez-lui comme si
+vous étiez au moment de paraître devant lui.»
+
+À ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient
+résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se
+pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils
+jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais
+pas qu'on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun
+couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais
+pas devinées et qui s'y passaient! À cette idée de mort prochaine, je
+voulus crier; mais ma bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun
+son; j'avançais vers la supérieure des bras suppliants et mon corps
+défaillant se renversait en arrière; je tombai, mais ma chute ne fut pas
+dure. Dans ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement
+les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les
+autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à
+défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment;
+j'entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et
+lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me
+tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne
+sais combien je restai dans cet état, mais j'en fus tirée par une
+fraîcheur subite qui me causa une convulsion légère, et qui m'arracha un
+profond soupir. J'étais traversée d'eau; elle coulait de mes vêtements à
+terre; c'était celle d'un grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le
+corps. J'étais couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête
+appuyée contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts
+et fermés; je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla que
+j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais que
+des vêtements flottants, auxquels je cherchais à m'attacher sans le
+pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'étais pas soutenue;
+je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant; mon extrême
+faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai; je m'appuyais le dos contre
+le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tête penchée sur la
+poitrine; et je poussais une plainte inarticulée, entrecoupée et
+pénible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nécessité,
+l'inflexibilité et qui m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure
+dit:
+
+«Qu'on la mette debout.»
+
+On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta:
+
+«Puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis pour elle; vous
+savez ce que vous avez à faire; achevez.»
+
+Je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées à
+m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je
+demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes à
+baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la
+supérieure, et je le baisai; je dis:
+
+«Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi! Chères
+soeurs, tâchez de ne pas me faire souffrir.»
+
+Et je présentai mon cou.
+
+Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sûr
+que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que
+d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit,
+les bras liés derrière le dos, assise, avec un grand christ de fer sur
+mes genoux...
+
+... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause;
+mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que
+j'attends de vous...
+
+Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur
+toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans
+ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'état
+où j'étais, de quoi m'aurait servi l'image d'un législateur heureux et
+comblé de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percé, le front
+couronné d'épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant
+dans les souffrances; et je me disais: «Voilà mon Dieu, et j'ose me
+plaindre!...» Je m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation
+renaître dans mon coeur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai
+trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier
+mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j'avais à
+peine vingt ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie, trop abattue,
+pour que mon esprit pût s'élever au-dessus des terreurs de la mort; en
+pleine santé, je crois que j'aurais pu me résoudre avec plus de courage.
+
+Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me trouvèrent
+plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne
+m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout; on m'attacha mon voile
+sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisième me poussait
+par derrière, et la supérieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir
+où j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: «Mon Dieu,
+ayez pitié de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez
+pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé!»
+
+J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La
+communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire que, quand je fus
+à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me
+poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et
+m'entraînaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient
+par derrière, comme si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer
+dans l'église; cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les
+marches de l'autel: j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à
+genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si
+j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le _Veni, Creator_; on exposa
+le Saint-Sacrement; on donna la bénédiction. Au moment de la
+bénédiction, où l'on s'incline par vénération, celles qui m'avaient
+saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres
+m'appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais ces différents
+mouvements; mais il m'était impossible d'en deviner la fin; enfin tout
+s'éclaircit.
+
+Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa chasuble, se
+revêtit seulement de son aube et de son étole, et s'avança vers les
+marches de l'autel où j'étais à genoux; il était entre les deux
+ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel le Saint-Sacrement
+était exposé, et le visage de mon côté. Il s'approcha de moi et me dit:
+
+«Soeur Suzanne, levez-vous.»
+
+Les soeurs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres
+m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, comme si
+elles eussent craint que je m'échappasse. Il ajouta:
+
+«Qu'on la délie.»
+
+On ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient ou même
+du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme était
+brusque: il répéta d'une voix ferme et dure:
+
+«Qu'on la délie.»
+
+On obéit.
+
+À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse
+et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites qui
+m'approchaient s'écartèrent comme effrayées.
+
+Il se remit; les soeurs revinrent comme en tremblant; je demeurais
+immobile, et il me dit:
+
+«Qu'avez-vous?»
+
+Je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me
+les avait garrottés m'était entrée presque entièrement dans les chairs;
+et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'était
+extravasé; il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang
+qui reprenait son cours. Il dit:
+
+«Qu'on lui lève son voile.»
+
+On l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en aperçusse: et
+l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence à une chose qui
+n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prêtre
+me vît obsédée, possédée ou folle; cependant à force de tirer, le fil
+manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en
+d'autres, et l'on me vit.
+
+J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée, mais
+ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de voix qui touche;
+on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies
+firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de
+l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; juste, mais peu
+sensible, il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés
+pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien
+par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son
+étole, et me la posant sur la tête, il me dit:
+
+«Soeur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit?»
+
+Je répondis:
+
+«J'y crois.
+
+--Croyez-vous en notre mère sainte Église?
+
+--J'y crois.
+
+--Renoncez-vous à Satan et à ses oeuvres?»
+
+Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un
+grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla;
+ses compagnons pâlirent; entre les soeurs, les unes s'enfuirent, et les
+autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand
+tumulte. Il fit signe qu'on se rapaisât; cependant il me regardait; il
+s'attendait à quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui
+disant:
+
+«Monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquée
+vivement avec quelque chose de pointu;» et levant les yeux et les mains
+au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes:
+
+«C'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais
+à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi...»
+
+Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne m'avait pas
+touchée.
+
+L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les religieuses
+allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'éloigner, et il me
+redemanda si je renonçais à Satan et à ses oeuvres; et je lui répondis
+fermement:
+
+«J'y renonce, j'y renonce.»
+
+Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je le baisai
+sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.
+
+Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et je dis à
+genoux:
+
+«Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix pour mes péchés
+et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le
+mérite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une
+goutte du sang que vous avez répandu, et que je sois purifiée.
+Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis...»
+
+Il me dit ensuite:
+
+«Faites un acte de foi...» et je le fis.
+
+«Faites un acte d'amour...» et je le fis.
+
+«Faites un acte d'espérance...» et je le fis.
+
+«Faites un acte de charité...» et je le fis.
+
+Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus; mais je
+pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car j'arrachai des
+sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclésiastiques en
+versèrent des larmes, et l'archidiacre étonné me demanda d'où j'avais
+tiré les prières que je venais de réciter.
+
+Je lui dis:
+
+«Du fond de mon coeur; ce sont mes pensées et mes sentiments; j'en
+atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent sur cet autel.
+Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes,
+Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en
+demander compte et de les punir...»
+
+À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure.
+
+Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait d'être
+insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de
+l'Église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent, excepté la
+supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques. L'archidiacre s'assit, et
+tirant le mémoire qu'on lui avait présenté contre moi, il le lut à haute
+voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait.
+
+«Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point?
+
+--C'est qu'on m'en empêche.
+
+--Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements?
+
+--C'est qu'on m'en empêche.
+
+--Pourquoi n'assistez-vous ni à la messe, ni aux offices divins?
+
+«C'est qu'on m'en empêche.»
+
+La supérieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son ton:
+
+«Madame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule?
+
+--C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous les vaisseaux
+nécessaires aux besoins de la nature.
+
+--Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre
+cellule?
+
+--C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos.»
+
+La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois:
+
+«Madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez quand je vous
+interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse qu'on a arrachée de vos
+mains, et qu'on a trouvée renversée à terre dans le corridor?
+
+--C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de moi.
+
+--Est-elle votre amie?
+
+--Non, monsieur.
+
+--N'êtes-vous jamais entrée dans sa cellule?
+
+--Jamais.
+
+--Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle, soit à
+d'autres?
+
+--Jamais.
+
+--Pourquoi vous a-t-on liée?
+
+--Je l'ignore.
+
+--Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas?
+
+--C'est que j'en ai brisé la serrure.
+
+--Pourquoi l'avez-vous brisée?
+
+--Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'Ascension.
+
+--Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour-là?
+
+--Oui, monsieur...»
+
+La supérieure dit:
+
+«Monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté...»
+
+Je l'interrompis.
+
+«Assurera que la porte du choeur était fermée; qu'elles m'ont trouvée
+prosternée à cette porte, et que vous leur avez ordonné de marcher sur
+moi, ce que quelques-unes ont fait; mais je leur pardonne et à vous,
+madame, de l'avoir ordonné; je ne suis pas venue pour accuser personne,
+mais pour me défendre.
+
+--Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix?
+
+--C'est qu'on me les a ôtés.
+
+--Où est votre bréviaire?
+
+--On me l'a ôté.
+
+--Comment priez-vous donc?
+
+--Je fais ma prière de coeur et d'esprit, quoiqu'on m'ait défendu de
+prier.
+
+--Qui est-ce qui vous a fait cette défense?
+
+--Madame...»
+
+La supérieure allait encore parler.
+
+«Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez défendu de
+prier? Dites oui ou non.
+
+--Je croyais, et j'avais raison de croire...
+
+--Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous défendu de prier, oui ou non?
+
+--Je lui ai défendu, mais...»
+
+Elle allait continuer.
+
+«Mais, reprit l'archidiacre, mais... Soeur Suzanne, pourquoi êtes-vous
+pieds nus?
+
+--C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers.
+
+--Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet état de
+vétusté et de malpropreté?
+
+--C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je
+suis forcée de coucher avec mes vêtements.
+
+--Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements?
+
+--C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni
+linge de nuit.
+
+--Pourquoi n'en avez-vous point?
+
+--C'est qu'on me les a ôtés.
+
+--Êtes-vous nourrie?
+
+--Je demande à l'être.
+
+--Vous ne l'êtes donc pas?»
+
+Je me tus; et il ajouta:
+
+«Il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement, sans que
+vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité.
+
+--Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux, et de revenir
+contre des voeux que je n'ai pas faits librement.
+
+--C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière qu'elles
+prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de
+la vie religieuse.
+
+--Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi.
+
+--Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.
+
+--C'est tout ce que je demande.
+
+--N'avez-vous à vous plaindre de personne?
+
+--Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser,
+mais pour me défendre.
+
+--Allez.
+
+--Monsieur, où faut-il que j'aille?
+
+--Dans votre cellule.»
+
+Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la
+supérieure et de l'archidiacre.
+
+«Eh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?»
+
+Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes
+pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et
+déchiré:
+
+«Vous voyez!»
+
+ * * * * *
+
+Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui
+liront ces mémoires: «Des horreurs si multipliées, si variées, si
+continues! Une suite d'atrocités si recherchées dans les âmes
+religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,» diront-ils, dites-vous. Et
+j'en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j'atteste, me
+juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux éternels, si j'ai
+permis à la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus
+légère! Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une
+supérieure était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout
+lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et se vanter de
+ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point d'être juste. Plus
+j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'était point
+encore arrivé, et n'arrivera peut-être jamais. Une fois (et plût à Dieu
+que ce soit la première et la dernière!) il plut à la Providence, dont
+les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée
+toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets,
+sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée dans un
+cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert, j'ai beaucoup
+souffert; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m'a toujours
+paru plus à plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé
+mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes
+peines finiront, je l'espère de vos bontés; la mémoire, la honte et le
+remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles
+s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et
+la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le
+marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m'est à charge; je
+suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut
+m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter
+encore longtemps ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez
+qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer
+sur ma destinée; quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais
+pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se fermerait à jamais
+sur une désespérée.
+
+ * * * * *
+
+«Allez,» me dit l'archidiacre.
+
+Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever; et
+l'archidiacre ajouta:
+
+«Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure; et je ne
+sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli.»
+
+Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les
+religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient
+d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je parus, elles se
+retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les
+unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me
+mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir égard à la
+modération avec laquelle j'avais parlé à l'archidiacre, et de lui faire
+connaître mon innocence et la vérité.
+
+Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure
+parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais sans tapisserie,
+sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans
+couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât,
+presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai; et l'archidiacre
+s'arrêtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la
+supérieure, lui dit:
+
+«Eh bien! madame?»
+
+Elle répondit:
+
+«Je l'ignorais.
+
+--Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passé un jour sans entrer ici,
+et n'en descendiez-vous pas quand vous êtes venue?... Soeur Suzanne,
+parlez: madame n'est-elle pas entrée ici d'aujourd'hui?»
+
+Je ne répondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques
+laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en
+terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous;
+et j'entendis l'archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor:
+
+«Vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être déposée.
+J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit
+réparé avant que je sois sorti.»
+
+Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait:
+
+«Cela est horrible. Des chrétiennes! des religieuses! des créatures
+humaines! cela est horrible.»
+
+Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge,
+d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des
+vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon
+crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rétablissait dans l'état
+commun des religieuses; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais
+seulement pour mes affaires.
+
+Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de
+sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathétique, presque
+point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout à fait à cet habile
+avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaquât la réputation de
+mes parents; je voulais qu'il ménageât l'état religieux et surtout la
+maison où j'étais; je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop
+odieuses mes beaux-frères et mes soeurs. Je n'avais en ma faveur qu'une
+première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre
+couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si
+étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des parties qui n'en
+mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et
+l'injuste, qui avancent et nient avec la même impudence, et qui ne
+rougissent ni des imputations, ni des soupçons, ni de la médisance, ni
+de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout à des tribunaux,
+où l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on
+examine avec quelque scrupule les plus importantes; et où les
+contestations de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un
+oeil défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succès
+d'une religieuse réclamant contre ses voeux, une infinité d'autres ne
+soient engagées dans la même démarche: on sent secrètement que, si l'on
+souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une
+malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait à les forcer. On
+s'occupe à nous décourager et à nous résigner toutes à notre sort par le
+désespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un État bien
+gouverné, ce devrait être le contraire: entrer difficilement en
+religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à
+tant d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure,
+même juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la
+constitution d'un État? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des
+religieuses? L'Église ne peut-elle absolument s'en passer? Quel besoin a
+l'époux de tant de vierges folles? et l'espèce humaine de tant de
+victimes? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l'ouverture de
+ces gouffres, où les races futures vont se perdre? Toutes les prières de
+routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération
+donne au pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve-t-il qu'il
+se renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut-il
+autoriser la témérité de ses voeux? Ces voeux, qui heurtent la pente
+générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par
+quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont
+flétris, et qu'on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos
+lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien
+la structure intérieure de l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces
+cérémonies lugubres qu'on observe à la prise d'habit et à la profession,
+quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au
+malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire ne se
+réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisiveté avec
+une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions
+emporte? Où est-ce qu'on voit des têtes obsédées par des spectres impurs
+qui les suivent et qui les agitent? Où est-ce qu'on voit cet ennui
+profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature
+qui languit et se consume? Où les nuits sont-elles troublées par des
+gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et
+précédées d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est-ce que
+la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est point
+faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette
+l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus de remède? En
+quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils anéanti toutes les qualités
+sociales? Où est-ce qu'il n'y a ni père, ni frère, ni soeur, ni parent,
+ni ami? Où est-ce que l'homme, ne se considérant que comme un être d'un
+instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde,
+comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Où est
+le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs? Où est le lieu de la
+servitude et du despotisme? Où sont les haines qui ne s'éteignent point?
+Où sont les passions couvées dans le silence? Où est le séjour de la
+cruauté et de la curiosité? On ne sait pas l'histoire de ces asiles,
+disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il
+ajoutait dans un autre endroit: «Faire voeu de pauvreté, c'est s'engager
+par serment à être paresseux et voleur; faire voeu de chasteté, c'est
+promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus
+importante de ses lois; faire voeu d'obéissance, c'est renoncer à la
+prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on observe ces
+voeux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie
+claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.»
+
+Une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son
+père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y
+penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, pleine de ferveur;
+cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'étant point
+démentie, elle retourna à son père, et elle lui dit que les trois ans
+étaient écoulés. «Voilà qui est bien, mon enfant, lui répondit-il; je
+vous ai accordé trois ans pour vous éprouver, j'espère que vous voudrez
+bien m'en accorder autant pour me résoudre...» Cela parut encore
+beaucoup plus dur, et il y eut des larmes répandues; mais le père était
+un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle
+fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à
+tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa
+franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se
+passait dans la maison. Nos supérieures s'en doutèrent; elle fut
+enfermée; privée des exercices de la religion; elle en devint folle: et
+comment la tête résisterait-elle aux persécutions de cinquante personnes
+qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'à la fin à vous
+tourmenter? Auparavant on avait tendu à sa mère un piége, qui marque
+bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le
+désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle
+s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu'elle
+sollicitait. Elle entra; elle courut à la cellule de son enfant; mais
+quel fut son étonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en
+avait tout enlevé. On se doutait bien que cette mère tendre et sensible
+ne laisserait pas sa fille dans cet état; en effet, elle la remeubla, la
+remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que
+cette curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et
+que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient ses frères
+et ses soeurs... C'est là que l'ambition et le luxe sacrifient une
+portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus
+avantageux; c'est la sentine où l'on jette le rebut de la société.
+Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre!
+
+ * * * * *
+
+M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d'effet. On
+sollicita vivement; j'offris encore à mes soeurs de leur laisser la
+possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y
+eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où
+j'espérai la liberté; je n'en fus que plus cruellement trompée; mon
+affaire fut plaidée à l'audience et perdue. Toute la communauté en était
+instruite, que je l'ignorais. C'était un mouvement, un tumulte, une
+joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la
+supérieure, et des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute
+tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas
+une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. Ô la cruelle matinée
+que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais prier, je ne pouvais
+pas; je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une
+oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de
+mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux,
+j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne
+connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des images
+de toute espèce; les unes favorables, les autres sinistres, d'autres
+indifférentes: j'étais dans une agitation, dans un trouble d'idées qui
+ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un profond silence; les
+religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au choeur
+la voix plus brillante qu'à l'ordinaire, du moins celles qui chantaient;
+les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se
+retirèrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiétait
+autant que moi: mais l'après-midi, le bruit et le mouvement reprirent
+subitement de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer,
+des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent
+bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en
+passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que
+j'avais perdu mon procès, je n'en doutai pas un instant. Je me mis à
+tourner dans ma cellule sans parler; j'étouffais, je ne pouvais me
+plaindre, je croisais mes bras sur ma tête, je m'appuyais le front
+tantôt contre un mur, tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur
+mon lit, mais j'en étais empêchée par un battement de coeur: il est sûr
+que j'entendais battre mon coeur, et qu'il faisait soulever mon
+vêtement. J'en étais là lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. Je
+descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie était si gaie,
+que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait ne pouvait être que
+fort triste: j'allai pourtant. Arrivée à la porte du parloir, je
+m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne
+pouvais me soutenir; cependant j'entrai. Il n'y avait personne;
+j'attendis; on avait empêché celui qui m'avait fait appeler de paraître
+avant moi; on se doutait bien que c'était un émissaire de mon avocat; on
+voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour
+entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur mon
+bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.
+
+«C'est de la part de M. Manouri, me dit-il.
+
+--C'est, lui répondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procès.
+
+--Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette lettre; il avait
+l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis venu à toute bride,
+comme il me l'a recommandé.
+
+--Donnez...»
+
+Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le
+regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'étais.
+Cependant cet homme me demanda: «N'y a-t-il point de réponse?
+
+--Non, lui dis-je, allez.»
+
+Il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me
+résoudre à sortir.
+
+Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des lettres sans
+la permission de la supérieure; on lui remet et celles qu'on reçoit, et
+celles qu'on écrit: il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en
+chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais: un patient, qui
+sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus
+lentement, ni plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les
+religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du
+spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La
+supérieure était avec quelques autres religieuses; je m'en aperçus au
+bas de leurs robes, car je n'osai lever les yeux; je lui présentai ma
+lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je
+m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre à
+côté de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner,
+sans faire aucun mouvement jusqu'à l'office de l'après-midi. À trois
+heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà
+quelques religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du
+choeur; elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le
+reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l'office,
+elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les
+suivre la dernière: je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce
+qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'église, je m'interdis de
+moi-même le réfectoire et la récréation. J'envisageais ma condition de
+tous les côtés, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes
+talents et dans ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce
+d'oubli où l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques
+visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de
+recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme
+j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, et les
+bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il
+n'osait ni me regarder, ni me parler.
+
+«Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit; vous avez lu ma
+lettre?
+
+--Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue.
+
+--Vous ignorez donc...
+
+--Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et j'y suis
+résignée.
+
+--Comment en use-t-on avec vous?
+
+--On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend ce que l'avenir
+me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privée de l'espérance
+qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai déjà
+souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles
+qu'on pardonne en religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le
+coeur de celles à la discrétion desquelles il lui plaît de m'abandonner,
+mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, et
+de m'appeler à lui promptement.
+
+--Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre soeur que je
+n'aurais pas mieux fait...»
+
+Cet homme a le coeur sensible.
+
+«Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque chose,
+disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en suis considéré; je
+verrai les grands vicaires et l'archevêque.
+
+--Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.
+
+--Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison?
+
+--Il y a trop d'obstacles.
+
+--Mais quels sont donc ces obstacles?
+
+--Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à faire ou
+l'ancienne à retirer de cette maison; et puis, que trouverai-je dans un
+autre couvent? Mon coeur inflexible, des supérieures impitoyables, des
+religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les
+mêmes peines. Il vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront
+plus courts.
+
+--Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes gens, la plupart
+sont opulents: on ne vous arrêtera pas ici, quand vous sortirez sans
+rien emporter.
+
+--Je le crois.
+
+--Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être de celles
+qui restent.
+
+--Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et
+vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter à leurs
+dépens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de
+tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses
+d'y en faire entrer une bien appelée? Dote-t-on facilement ces
+dernières? Eh! monsieur, tout le monde s'est retiré depuis la perte de
+mon procès; je ne vois plus personne.
+
+--Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y serai plus
+heureux.
+
+--Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à rien, le seul
+ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre
+que Dieu me changeât, et que les qualités de l'état religieux
+succédassent dans mon âme à l'espérance de le quitter, que j'ai
+perdue... Mais cela ne se peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à
+mes os, et ne m'en gêne que davantage. Ah! quel sort! être religieuse à
+jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! passer
+toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison!»
+
+En cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les étouffer,
+mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit:
+
+«Madame, oserais-je vous faire une question?
+
+--Faites, monsieur.
+
+--Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque motif secret?
+
+--Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je
+sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m'assujettir à toutes les
+misères qui remplissent la journée d'une recluse: c'est un tissu de
+puérilités que je méprise; j'y serais faite, si j'avais pu m'y faire;
+j'ai cherché cent fois à m'en imposer, à me briser là-dessus; je ne
+saurais. J'ai envié, j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit
+de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je
+fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation perce dans
+toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout moment à la vie
+monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe à m'humilier;
+les fautes et les punitions se multiplient à l'infini, et les journées
+se passent à mesurer des yeux la hauteur des murs.
+
+--Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.
+
+--Monsieur, ne tentez rien.
+
+--Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir;
+j'espère qu'on ne vous cèlera pas; vous aurez incessamment de mes
+nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, je réussirai à vous
+tirer d'ici. Si l'on en usait trop sévèrement avec vous, ne me le
+laissez pas ignorer.»
+
+Il était tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule.
+L'office du soir ne tarda pas à sonner: j'arrivai des premières; je
+laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait
+demeurer à la porte; en effet, la supérieure la ferma sur moi. Le soir,
+à souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir à terre au milieu du
+réfectoire; j'obéis, et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en
+mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint
+conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et l'on me
+condamna à être privée de récréation, à entendre pendant un mois
+l'office à la porte du choeur, à manger à terre au milieu du réfectoire,
+à faire amende honorable trois jours de suite, à renouveler ma prise
+d'habit et mes voeux, à prendre le cilice, à jeûner de deux jours l'un,
+et à me macérer après l'office du soir tous les vendredis. J'étais à
+genoux, le voile baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée.
+
+Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec une religieuse
+qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'étoffe grossière dont
+on m'avait revêtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce
+que cela signifiait; je me déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon
+voile, on me dépouilla; et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les
+pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules; et tout mon
+vêtement se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise
+très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me
+descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vêtue pendant la
+journée, et que je comparus à tous les exercices.
+
+Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en
+approchait en chantant les litanies; c'était toute la maison rangée sur
+deux lignes. On entra, je me présentai; on me passa une corde au cou; on
+me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l'autre.
+Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes,
+et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur
+consacré à sainte Marie: on était venu en chantant à voix basse, on s'en
+retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce petit oratoire, qui était
+éclairé de deux lumières, on m'ordonna de demander pardon à Dieu et à la
+communauté du scandale que j'avais donné; la religieuse qui me
+conduisait me disait tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je
+le répétai mot à mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla
+jusqu'à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes
+épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la
+main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on
+commença le _Miserere_. Je compris ce que l'on attendait de moi, et je
+l'exécutai. Le _Miserere_ fini, la supérieure me fit une courte
+exhortation; on éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et
+je me rhabillai.
+
+Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes
+aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés des coupures de
+morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté de répandre sur mon
+chemin.
+
+Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours suivants;
+seulement le dernier, on ajouta un psaume au _Miserere_.
+
+Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu près avec
+la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité quand elle est
+publique.
+
+Le cinquième, je renouvelai mes voeux. J'accomplis pendant un mois le
+reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après quoi je rentrai à peu
+près dans l'ordre commun de la communauté: je repris ma place au choeur
+et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de
+la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur
+cette jeune amie qui s'intéressait à mon sort! elle me parut presque
+aussi changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle avait
+sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux
+presque éteints.
+
+«Soeur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?--Ce que j'ai! me
+répondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! il était temps que
+votre supplice finît, j'en serais morte.»
+
+Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais pas eu
+les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention de balayer
+furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les
+morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à jeûner au pain et à
+l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait
+d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au
+sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était
+tombé sur elle; elle eut la fermeté d'aller trouver la supérieure, et de
+lui protester qu'elle se résoudrait plutôt à mourir qu'à cette infâme et
+cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d'une famille
+considérée; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré
+de la supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de
+café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main
+de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et
+elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se
+porte bien.
+
+Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures
+épreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la soeur
+Ursule montra bien toute l'amitié qu'elle avait pour moi; je lui dois la
+vie. Ce n'était pas un bien qu'elle me conservait, elle me le disait
+quelquefois elle-même: cependant il n'y avait sorte de services qu'elle
+ne me rendît les jours qu'elle était d'infirmerie; les autres jours je
+n'étais pas négligée, grâce à l'intérêt qu'elle prenait à moi, et aux
+petites récompenses qu'elle distribuait à celles qui me veillaient,
+selon que j'en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à
+me garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte
+qu'elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue: ce fut un
+véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empêchèrent point les
+progrès du mal; je fus réduite à toute extrémité; je reçus les derniers
+sacrements. Quelques moments auparavant je demandai à voir la communauté
+assemblée, ce qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit,
+la supérieure était au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon
+chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. On présuma
+que j'avais quelque chose à dire, on me souleva, et l'on me soutint sur
+mon séant à l'aide de deux oreillers. Alors, m'adressant à la
+supérieure, je la priai de m'accorder sa bénédiction et l'oubli des
+fautes que j'avais commises; je demandai pardon à toutes mes compagnes
+du scandale que je leur avais donné. J'avais fait apporter à côté de moi
+une infinité de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à
+mon usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d'en
+disposer; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient
+servi de satellites lorsqu'on m'avait jetée dans le cachot. Je fis
+approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour de mon
+amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en lui présentant mon
+rosaire et mon christ: «Chère soeur, souvenez-vous de moi dans vos
+prières, et soyez sûre que je ne vous oublierai pas devant Dieu...» Et
+pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas prise dans ce moment? J'allais à lui sans
+inquiétude. C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le
+promettre deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? il faut
+pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me
+l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je voyais les cieux ouverts,
+et ils l'étaient, sans doute; car la conscience alors ne trompe pas, et
+elle me promettait une félicité éternelle.
+
+Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de léthargie; on
+désespéra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps
+me tâter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et
+j'entendais différentes voix qui disaient, comme dans le lointain: «Il
+remonte... Son nez est froid... Elle n'ira pas à demain... Le rosaire et
+le christ vous resteront...» Et une autre voix courroucée qui disait:
+«Éloignez-vous, éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous
+pas assez tourmentée?...» Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque
+je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver
+entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittée; elle avait
+passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me
+faire baiser le christ et à l'approcher de ses lèvres, après l'avoir
+séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et
+pousser un profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à
+jeter des cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié
+d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand vous
+serez devant Dieu, ressouvenez-vous de soeur Ursule...» Je la regardai
+en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.
+
+M. Bouvard[15] arriva dans ce moment; c'est le médecin de la maison; cet
+homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et
+dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta le pouls et la peau;
+il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit
+quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'était passé; il
+répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant la supérieure, à qui ce mot
+ne plaisait pas: «Oui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est
+bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les
+yeux.»
+
+À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie; et
+sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de
+chagrin que la contrainte dissimulait mal.
+
+«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.
+
+--Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit.
+On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs fois: «Chère
+mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.» C'était
+apparemment à mon ancienne supérieure que je m'adressais, je n'en doute
+pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l'emporter
+avec moi sous la tombe.
+
+Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des sueurs
+abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma
+guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence très-longue.
+Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines
+qu'il est possible d'éprouver. Il y avait eu de la malignité dans ma
+maladie; la soeur Ursule ne m'avait presque point quittée. Lorsque je
+commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses
+digestions se dérangèrent, elle était attaquée l'après-midi de
+défaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet état,
+elle était comme morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui
+couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de
+ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la
+soulageait un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements.
+Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me
+chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois même,
+lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle
+promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action était
+si peu équivoque, que quelques religieuses s'étant offertes à cette main
+qui tâtonnait, et n'en étant pas reconnues, parce qu'alors elle
+retombait sans mouvement, elles me disaient: «Soeur Suzanne, c'est à
+vous qu'elle en veut, approchez-vous donc...» Je me jetais à ses genoux,
+j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à la
+fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait: «Eh
+bien! soeur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui
+resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de
+vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amères,
+il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut, pourquoi n'y
+pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête sur mon cou; elle en
+répandait avec abondance, et elle ajoutait: «Adieu, Soeur Suzanne;
+adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai
+plus? Qui est-ce qui...? Ah! chère amie, que je vous plains! Je m'en
+vais, je le sens, je m'en vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais
+de regret à mourir!»
+
+Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu'on la mît
+à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des autres exercices
+pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin; mais on me répondit
+toujours que ce n'était rien, que ces défaillances se passeraient toutes
+seules; et la chère soeur Ursule ne demandait pas mieux que de
+satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les
+matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai
+qu'elle était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je
+la trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous voilà,
+chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous
+attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma
+défaillance a été si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais
+et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire,
+vous en ouvrirez l'armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare
+en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derrière cette
+planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en
+séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur
+que je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes
+larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez...»
+
+Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer de suite
+deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à chaque syllabe, et
+puis elle parlait si bas, que j'avais peine à l'entendre, quoique mon
+oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui
+montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui;
+ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadée que sa maladie
+était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou
+des soins qu'elle m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de
+toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains;
+je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite, elle ne
+m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me
+caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-être même me
+croyait-elle sortie, car elle m'appela.
+
+«Soeur Suzanne?»
+
+Je lui dis: «Me voilà.
+
+--Quelle heure est-il?
+
+--Il est onze heures et demie.
+
+--Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous reviendrez tout
+de suite...»
+
+Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte elle me
+rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter ses joues; je
+les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrée; il semblait
+qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: «cependant il le
+faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le veut; adieu, soeur Suzanne.
+Donnez-moi mon crucifix...» Je le lui mis entre les mains, et je m'en
+allai.
+
+On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la supérieure,
+je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la
+soeur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même. «Eh bien!
+dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée de quelques
+autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa cellule; la pauvre soeur
+n'était plus; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête
+inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermés, et
+le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit:
+«Elle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une
+excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.»
+
+Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur;
+cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des
+larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage,
+dont les traits commençaient à s'altérer; ensuite je songeai à exécuter
+ce qu'elle m'avait recommandé. Pour n'être pas interrompue dans cette
+occupation, j'attendis que tout le monde fût à l'office: j'ouvris
+l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers
+assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait
+toujours été mélancolique; et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue
+sourire, excepté une fois dans sa maladie.
+
+Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne
+connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais plus entendu
+parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il avait été rebuté par
+les difficultés; ou que, distrait par des amusements ou par ses
+occupations, les offres de services qu'il m'avait faites étaient bien
+loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré: j'ai le
+caractère porté à l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes,
+excepté l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc
+l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui
+avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui
+je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos
+supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.
+
+Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les
+religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et
+spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs fonctions, ils
+réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis donc l'honnête et dur
+M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se
+rappelèrent apparemment l'état déplorable où j'avais autrefois comparu
+devant eux; leurs yeux s'humectèrent; et je remarquai sur leur visage
+l'attendrissement et la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir
+vis-à-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derrière sa
+chaise; leurs regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit:
+
+«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec vous?»
+
+Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie.
+
+--Tant mieux.
+
+--Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une grâce
+importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère supérieure.
+
+--Et pourquoi?
+
+--C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle,
+elle ne manquera de m'en accuser.
+
+--J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.
+
+--Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende
+elle-même vos questions et mes réponses.
+
+--Dites toujours.
+
+--Monsieur, vous m'allez perdre.
+
+--Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus sous son autorité;
+avant la fin de la semaine vous serez transférée à Sainte-Eutrope, près
+d'Arpajon. Vous avez un bon ami.
+
+--Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.
+
+--C'est votre avocat.
+
+--M. Manouri?
+
+--Lui-même.
+
+--Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi.
+
+--Il a vu vos soeurs; il a vu M. l'archevêque, le premier président,
+toutes les personnes connues par leur piété; il vous a fait une dot dans
+la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment
+à rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque désordre, vous
+pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par
+la sainte obéissance.
+
+--Je n'en connais point.
+
+--Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la perte de votre
+procès?
+
+--On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute en revenant
+contre mes voeux; et l'on m'en a fait demander pardon à Dieu.
+
+--Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir...»
+
+Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils; et
+je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure une
+partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce
+n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de
+moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait
+confié de ma translation à Sainte-Eutrope d'Arpajon.
+
+Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, ses deux
+compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air très-affectueux et
+très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce
+caractère tendre et miséricordieux qui est si rare dans leur état, et
+qui convient si fort aux dépositaires de la faiblesse de l'homme et aux
+intercesseurs de la miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à
+consoler, à interroger ou à réprimander quelque autre religieuse,
+lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit:
+
+«D'où connaissez-vous M. Manouri?
+
+--Par mon procès.
+
+--Qui est-ce qui vous l'a donné?
+
+--C'est madame la présidente.
+
+--Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le cours de
+votre affaire?
+
+--Non, monsieur, je l'ai peu vu.
+
+--Comment l'avez-vous instruit?
+
+--Par quelques mémoires écrits de ma main.
+
+--Vous avez des copies de ces mémoires?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires?
+
+--Madame la présidente.
+
+--Et d'où la connaissiez-vous?
+
+--Je la connaissais par la soeur Ursule, mon amie et sa parente.
+
+--Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès?
+
+--Une fois.
+
+--C'est bien peu. Il ne vous a point écrit?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Vous ne lui avez point écrit?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous
+ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous écrit, soit
+directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir;
+entendez-vous, sans l'ouvrir.
+
+--Oui, monsieur; et je vous obéirai...»
+
+Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j'en
+fus blessée.
+
+M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je tins parole à
+l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'écrivit par
+son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, à M.
+Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais
+toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des
+mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se
+passèrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journées me
+parurent longues! Je tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui
+eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de
+prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer
+en nous l'espérance d'un second; et c'est peut-être là l'origine du
+proverbe qu'un _bonheur ne vient point sans un autre_.
+
+Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine
+à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d'autres
+prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus
+méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf
+heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de
+chose pour mettre des têtes de religieuses en l'air. On allait, on
+venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se
+fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des
+révolutions monastiques. J'étais seule dans ma cellule; le coeur me
+battait. J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me
+démenais sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en
+tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à l'heure je
+n'y serai plus...» et je ne me trompais pas.
+
+Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient une religieuse
+et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de
+leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait;
+je le jetai pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en
+paquets. Je ne demandai point à voir la supérieure; la soeur Ursule
+n'était plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les
+portes, après avoir visité ce que j'emportais; je monte dans un
+carrosse, et me voilà partie.
+
+L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la présidente
+de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la supérieure, où on les
+avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la
+maison; et la tourière ajoutait pour refrain à chaque phrase de l'éloge
+qu'on m'en faisait: «C'est la pure vérité...» Elle se félicitait du
+choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon
+amie; en conséquence elle me confia quelques secrets, et me donna
+quelques conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à
+son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si vous avez
+vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré, dont un des côtés
+regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins.
+Il y avait à chaque fenêtre de la première façade une, deux, ou trois
+religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui
+régnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa
+compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où
+nous étions; car en un clin d'oeil toutes ces têtes voilées disparurent;
+et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint
+au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et
+me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques religieuses
+m'avaient devancée, et où d'autres accoururent.
+
+ * * * * *
+
+Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser à
+l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite
+femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa
+tête n'est jamais assise sur ses épaules; il y a toujours quelque chose
+qui cloche dans son vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses
+yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que
+l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette
+ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche,
+avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle un peu.
+Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose
+l'incommodait: elle oublie toute bienséance; elle lève sa guimpe pour se
+frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui
+répondez, et elle ne vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd,
+s'arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous
+appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la
+voie: elle est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et
+fière jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est
+alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée marque tout
+le décousu de son esprit et toute l'inégalité de son caractère; aussi
+l'ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison; il y avait des
+jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les
+novices avec les religieuses; où l'on courait dans les chambres les unes
+des autres; où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des
+liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente; au
+milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la
+cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond
+suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est
+mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose?
+elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne
+de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la
+religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais
+à peine s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue
+compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met à pleurer,
+dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, lui baise le front,
+les yeux, la bouche, les épaules; la caresse, la loue[16]. «Mais,
+qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le
+beau chignon!... Soeur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'être
+honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh!
+la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût
+déchiré par des pointes? Non, non, il n'en sera rien...» Elle la baise
+encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus
+douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est
+très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou
+déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y a rien de réglé; ou l'on
+est servi à profusion, ou l'on meurt de faim; l'économie de la maison
+s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées; on est
+toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y
+a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur, et
+de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que
+je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son
+administration? Deux fois l'année, elle courait de cellule en cellule,
+et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur
+qu'elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la
+plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j'avais fait le voeu
+solennel d'obéissance; car nous portons nos voeux d'une maison dans une
+autre[17].
+
+J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée par le
+milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de
+confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu'elle interrompit
+par: «On a eu tort, on a eu tort, je le sais...» Le grave archidiacre
+voulut continuer; et la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en
+sont-elles défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit
+qu'elle est remplie de talents...» Le grave archidiacre voulut reprendre
+ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me disant bas
+à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces pédants-là seront
+sortis, je ferai venir nos soeurs, et vous nous chanterez un petit air,
+n'est-ce pas?...» Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut
+un peu déconcerté; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras
+et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières
+accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa
+silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son aise; elle se
+tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son
+vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait; et cependant
+l'archidiacre pérorait sensément sur la maison que j'avais quittée, sur
+les désagréments que j'avais éprouvés, sur celle où j'entrais, sur les
+obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet
+endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la
+conversation devint plus générale; le silence pénible imposé à la
+supérieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des
+services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais
+quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon
+attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de larmes et
+de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu
+faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours; il fut
+aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais,
+qu'il serait trop récompensé s'il avait adouci la rigueur de mon sort;
+qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir
+encore que moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui
+l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter
+souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur
+l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer de
+ma santé et de ma situation.
+
+L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit:
+«Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous
+tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui a donnés...» Et puis
+tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces
+créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai
+connu ta supérieure; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal,
+c'était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu
+me raconteras tout cela...» Et en disant ces mots, elle prenait une de
+mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes
+ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard; M.
+Manouri prit congé de nous; l'archidiacre et ses compagnons allèrent
+chez M. ***, seigneur d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai
+seule avec la supérieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les
+religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent
+pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine de personnes.
+Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre; c'étaient des figures de
+toute espèce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai
+qu'on n'était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne.
+
+Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la
+première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua; la supérieure
+écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer dans ma cellule.
+Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle me montrait l'oratoire, et
+disait: «C'est là que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui
+mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient
+pas blessés. Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette soeur
+Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il
+vous sera commode...»
+
+Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête sur le
+dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour
+s'assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement: à mon
+lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient
+bien. Elle examina les couvertures: «Elles sont bonnes.» Elle prit le
+traversin, et le faisant bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort
+bien là-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la
+communauté; ces matelas sont bons...» Cela fait, elle vient à moi,
+m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même: «Ô
+la folle créature!» Et je m'attendais à de bons et de mauvais jours.
+
+Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir, au
+souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s'approchèrent
+de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là comptaient sur ma
+protection auprès de la supérieure; celles-ci étaient déjà alarmées de
+la prédilection qu'elle m'avait accordée. Ces premiers moments se
+passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j'avais
+quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts,
+de mon esprit: on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches
+qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus justes. Par
+exemple, on jette un mot de médisance, et l'on vous regarde; on entame
+une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous
+la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant,
+quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous
+blâme à dessein; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on
+vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés et
+profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de légères
+infractions de la règle; on vous fait des confidences, on vous jette des
+mots sur les travers de la supérieure: tout se recueille et se redit; on
+vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les moeurs,
+sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur
+tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous
+caractérise, et qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi
+je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée.
+
+Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint à mon
+déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma guimpe, et qui me
+coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos
+doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassèrent un peu, je ne sais
+pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; à présent même
+que j'y réfléchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai
+à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait
+innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux, et me
+défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les
+épaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au
+lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre côté, me baisa les
+yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle
+supposa que j'étais fatiguée, et qu'elle me permit de rester au lit tant
+que je voudrais.
+
+J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie
+passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le
+lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement à ma porte;
+j'étais encore couchée; je répondis, on entra; c'était une religieuse
+qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il était tard, et que la mère
+supérieure me demandait. Je me levai, je m'habillai à la hâte, et
+j'allai.
+
+«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé la nuit? Voilà
+du café qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon;
+dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons...»
+
+Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en
+déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres
+religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je
+déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son
+aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la
+maison que j'avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que
+j'avais eus; loua, blâma à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse
+jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon
+esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une
+religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une
+cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la
+soeur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en
+gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j'y posai
+les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne
+connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guère;
+et quand j'aurais été plus au fait, cela ne m'aurait pas amusée
+davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui
+est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des
+accords; peu à peu j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et
+me frappant un petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me
+dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis
+ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans les
+doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets
+des psaumes de Mondonville.
+
+«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous avons de la
+sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes seules; celles-ci
+sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque
+chose de plus gai.»
+
+Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait peut-être que
+cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la ménager; en voilà bien
+assez pour une fois.
+
+--Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille, elle a la
+plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant
+plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et
+d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre
+chose.»
+
+J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis à la
+supérieure que cela n'amusait plus les soeurs.
+
+«Mais cela m'amuse encore, moi.»
+
+Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez
+délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent, m'embrassèrent, me
+caressèrent, m'en demandèrent une seconde; petites minauderies fausses,
+dictées par la réponse de la supérieure; il n'y en avait presque pas une
+là qui ne m'eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu.
+Celles qui n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie,
+s'avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que
+déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure.
+
+«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je
+veux qu'elle vienne ici tous les jours; _j'ai su un peu de clavecin_
+autrefois, et je veux qu'elle m'y remette.
+
+--Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout
+oublié...
+
+--Très-volontiers, cède-moi ta place...»
+
+Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses
+idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu'elle
+avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j'aime
+à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vérité; cela
+est si doux! Les religieuses s'éclipsèrent les unes après les autres, et
+je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était
+assise; j'étais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en
+les serrant: «Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus
+jolis doigts du monde; voyez donc, soeur Thérèse...» Soeur Thérèse
+baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant, que j'eusse les
+doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort ou raison de l'observer,
+qu'est-ce que cela faisait à cette soeur? La supérieure m'embrassait par
+le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille.
+Elle m'avait tirée à elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me
+relevait la tête avec les mains, et m'invitait à la regarder; elle
+louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien,
+j'avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses
+comme une idiote. Soeur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait
+à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne
+savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir
+entendu frapper à la porte; et la supérieure lui dit: «Sainte-Thérèse,
+tu peux t'en aller si tu t'ennuies.
+
+--Madame, je ne m'ennuie pas.
+
+--C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant.
+
+--Je le crois.
+
+--Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je les peines
+qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte
+sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le coeur déchiré, et que
+j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je
+saurai tout?
+
+--Madame, quand vous l'ordonnerez.
+
+--Je t'en prierais tout à l'heure, si nous en avions le temps. Quelle
+heure est-il?...»
+
+Soeur Thérèse répondit: «Madame, il est cinq heures, et les vêpres vont
+sonner.
+
+--Qu'elle commence toujours.
+
+--Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation avant
+vêpres. J'ai des pensées qui m'inquiètent; je voudrais bien ouvrir mon
+coeur à maman. Si je vais à l'office sans cela, je ne pourrai prier, je
+serai distraite.
+
+--Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. Je gage que
+je sais ce que c'est; nous en parlerons demain.
+
+--Ah! chère mère, dit soeur Thérèse, en se jetant aux pieds de la
+supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à l'heure.
+
+--Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses genoux où
+j'étais restée, accordez à ma soeur ce qu'elle vous demande; ne laissez
+pas durer sa peine; je vais me retirer; j'aurai toujours le temps de
+satisfaire l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi; et quand vous
+aurez entendu ma soeur Thérèse, elle ne souffrira plus...»
+
+Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supérieure me retenait
+d'une main; soeur Thérèse, à genoux, s'était emparée de l'autre, la
+baisait et pleurait; et la supérieure lui disait:
+
+«En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes inquiétudes;
+je te l'ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne; je ne veux pas être
+gênée.
+
+--Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, je
+voudrais et je ne saurais...»
+
+Cependant je m'étais retirée, et j'avais laissé avec la supérieure la
+jeune soeur. Je ne pus m'empêcher de la regarder à l'église; il lui
+restait de l'abattement et de la tristesse; nos yeux se rencontrèrent
+plusieurs fois; et il me sembla qu'elle avait de la peine à soutenir mon
+regard. Pour la supérieure, elle s'était assoupie dans sa stalle.
+
+L'office fut dépêché en un clin d'oeil: le choeur n'était pas, à ce
+qu'il me parut, l'endroit de la maison où l'on se plaisait le plus. On
+en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe d'oiseaux qui
+s'échapperaient de leur volière; et les soeurs se répandirent les unes
+chez les autres, en courant, en riant, en parlant; la supérieure se
+renferma dans sa cellule, et la soeur Thérèse s'arrêta sur la porte de
+la sienne, m'épiant comme si elle eût été curieuse de savoir ce que je
+deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la soeur
+Thérèse ne se referma que quelque temps après, et se referma doucement.
+Il me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et
+qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait dans
+les bonnes grâces et l'intimité de la supérieure. Je l'observai
+plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment assurée de
+mon soupçon par ses petites colères, ses puériles alarmes, sa
+persévérance à me suivre à la piste, à m'examiner, à se trouver entre la
+supérieure et moi, à briser nos entretiens, à déprimer mes qualités, à
+faire sortir mes défauts; plus encore à sa pâleur, à sa douleur, à ses
+pleurs, au dérangement de sa santé, et même de son esprit, je l'allai
+trouver et je lui dis: «Chère amie, qu'avez-vous?»
+
+Elle ne me répondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; elle ne
+savait ni que dire, ni que faire.
+
+«Vous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, vous craignez
+que je n'abuse du goût que notre mère a pris pour moi; que je ne vous
+éloigne de son coeur. Rassurez-vous; cela n'est pas dans mon caractère:
+si j'étais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son
+esprit...
+
+--Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; elle fait
+aujourd'hui pour vous précisément ce qu'elle a fait pour moi dans les
+commencements.
+
+--Eh bien! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance qu'elle
+m'accordera, que pour vous rendre plus chérie.
+
+--Et cela dépendra-t-il de vous?
+
+--Et pourquoi cela n'en dépendrait-il pas?»
+
+Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me dit en
+soupirant: «Ce n'est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis à
+tout moment; mais promettez-moi...
+
+--Que voulez-vous que je vous promette?
+
+--Que...
+
+--Achevez; je ferai tout ce qui dépendra de moi.»
+
+Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une voix si
+basse qu'à peine je l'entendais: «Que vous la verrez le moins souvent
+que vous pourrez...»
+
+Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m'empêcher de lui
+répondre: «Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre
+supérieure? Je ne suis point fâchée que vous la voyiez sans cesse, moi.
+Vous ne devez pas être plus fâchée que j'en fasse autant; ne suffit-il
+pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprès d'elle, ni à vous,
+ni à personne?»
+
+Elle ne me répondit que par ces mots qu'elle prononça d'une manière
+douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur son lit: «Je
+suis perdue!
+
+--Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez la plus méchante
+créature qui soit au monde!»
+
+Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé à ma
+cellule; elle ne m'y avait point trouvée; elle avait parcouru presque
+toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensée que j'étais
+chez soeur Sainte-Thérèse. Lorsqu'elle l'eut appris par celles qu'elle
+avait envoyées à ma découverte, elle accourut. Elle avait un peu de
+trouble dans le regard et sur son visage; mais toute sa personne était
+si rarement ensemble! Sainte-Thérèse était en silence, assise sur son
+lit, moi debout. Je lui dis: «Ma chère mère, je vous demande pardon
+d'être venue ici sans votre permission.
+
+--Il est vrai, me répondit-elle, qu'il eût été mieux de la demander.
+
+--Mais cette chère soeur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle était en
+peine.
+
+--Et de quoi?
+
+--Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? C'est une
+délicatesse qui fait tant d'honneur à son âme, et qui marque si vivement
+son attachement pour vous. Les témoignages de bonté que vous m'avez
+donnés, ont alarmé sa tendresse; elle a craint que je n'obtinsse dans
+votre coeur la préférence sur elle; ce sentiment de jalousie, si honnête
+d'ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chère mère, était, à ce
+qu'il m'a semblé, devenu cruel pour ma soeur, et je la rassurais.»
+
+La supérieure, après m'avoir écoutée, prit un air sévère et imposant, et
+lui dit:
+
+«Soeur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore; je n'ai point
+à me plaindre de vous, et vous n'aurez point à vous plaindre de moi;
+mais je ne saurais souffrir ces prétentions exclusives.
+Défaites-vous-en, si vous craignez d'éteindre ce qui me reste
+d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la soeur
+Agathe...» Puis, se tournant vers moi, elle me dit: «C'est cette grande
+brune que vous voyez au choeur vis-à-vis de moi.» (Car je me répandais
+si peu; il y avait si peu de temps que j'étais à la maison; j'étais si
+nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.)
+Elle ajouta: «Je l'aimais, lorsque soeur Thérèse entra ici, et que je
+commençai à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes; elle fit les
+mêmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je fus
+obligée d'en venir à des voies sévères qui ont duré trop longtemps, et
+qui sont très-contraires à mon caractère; car elles vous diront toutes
+que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu'à contre-coeur...»
+
+Puis s'adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta: «Mon enfant, je ne veux
+point être gênée, je vous l'ai déjà dit; vous me connaissez; ne me
+faites point sortir de mon caractère...» Ensuite elle me dit, en
+s'appuyant d'une main sur mon épaule: «Venez, Sainte-Suzanne;
+reconduisez-moi.»
+
+Nous sortîmes. Soeur Thérèse voulut nous suivre; mais la supérieure
+détournant la tête négligemment par-dessus mon épaule, lui dit d'un ton
+de despotisme: «Rentrez dans votre cellule, et n'en sortez pas que je ne
+vous le permette...» Elle obéit, ferma sa porte avec violence, et
+s'échappa en quelques discours qui firent frémir la supérieure; je ne
+sais pourquoi, car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colère, et je
+lui dis: «Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à
+ma soeur Thérèse; elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu'elle dit,
+elle ne sait ce qu'elle fait.
+
+--Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous?
+
+--Ah! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui
+vous plût et qui vous apaisât?»
+
+Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vérité, c'était comme un
+amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme
+si elle eût défailli: «Approchez votre front, que je le baise...» Je me
+penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitôt qu'une
+religieuse avait fait quelque faute, j'intercédais pour elle, et j'étais
+sûre d'obtenir sa grâce par quelque faveur innocente; c'était toujours
+un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les
+joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les
+bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais
+l'haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et
+vermeilles.
+
+En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des
+éloges qu'elle me donnait: si c'était mon front, il était blanc, uni et
+d'une forme charmante; si c'étaient mes yeux, ils étaient brillants; si
+c'étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces; si c'étaient
+mes mains, elles étaient petites et potelées; si c'était ma gorge, elle
+était d'une fermeté de pierre et d'une forme admirable; si c'étaient mes
+bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds; si
+c'était mon cou, aucune des soeurs ne l'avait mieux fait et d'une beauté
+plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! Il y
+avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en rabattais
+beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tête aux
+pieds, avec un air de complaisance que je n'ai jamais vu à aucune autre
+femme, elle me disait: «Non, c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait
+appelée dans la retraite; avec cette figure-là, dans le monde, elle
+aurait damné autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait
+damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.»
+
+Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais à la
+quitter; mais elle me prit par la main et me dit: «Il est trop tard pour
+commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp; mais entrez,
+vous me donnerez une petite leçon de clavecin.»
+
+Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé un
+livre, approché une chaise; car elle était vive. Je m'assis. Elle pensa
+que je pourrais avoir froid; elle détacha de dessus les chaises un
+coussin qu'elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds,
+qu'elle mit dessus; ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de
+Rameau, de Scarlatti: cependant elle avait levé un coin de mon linge de
+cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l'extrémité de ses
+doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressée,
+son haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon épaule
+d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout,
+comme si elle eût été sans force et sans vie; et sa tête tombait sur la
+mienne. En vérité cette folle-là était d'une sensibilité incroyable, et
+avait le goût le plus vif pour la musique; je n'ai jamais connu personne
+sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers.
+
+Nous nous amusions ainsi d'une manière aussi simple que douce, lorsque
+tout à coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en eus frayeur, et la
+supérieure aussi: c'était cette extravagante de Sainte-Thérèse: son
+vêtement était en désordre, ses yeux étaient troublés; elle nous
+parcourait l'une et l'autre avec l'attention la plus bizarre; les lèvres
+lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint à elle,
+et se jeta aux pieds de la supérieure; je joignis ma prière à la sienne,
+et j'obtins encore son pardon; mais la supérieure lui protesta, de la
+manière la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des
+fautes de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.
+
+En retournant dans nos cellules, je lui dis: «Chère soeur, prenez garde,
+vous indisposerez notre mère; je ne vous abandonnerai pas; mais vous
+userez mon crédit auprès d'elle; et je serai désespérée de ne pouvoir
+plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos
+idées?»
+
+Point de réponse.
+
+«Que craignez-vous de moi?»
+
+Point de réponse.
+
+«Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également toutes deux?
+
+--Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se peut; bientôt je
+lui répugnerai, et j'en mourrai de douleur. Ah! pourquoi êtes-vous venue
+ici? vous n'y serez pas heureuse longtemps, j'en suis sûre; et je serai
+malheureuse pour toujours.
+
+--Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que d'avoir
+perdu la bienveillance de sa supérieure; mais j'en connais un plus
+grand, c'est de l'avoir mérité: vous n'avez rien à vous reprocher.
+
+--Ah! plût à Dieu!
+
+--Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il faut la
+réparer; et le moyen le plus sûr, c'est d'en supporter patiemment la
+peine.
+
+--Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce à elle à m'en punir!
+
+--À elle, soeur Thérèse, à elle! Est-ce qu'on parle ainsi d'une
+supérieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis sûre que
+cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous vous reprochez.
+
+--Ah! plût à Dieu! me dit-elle encore, plût à Dieu!...» et nous nous
+séparâmes; elle pour aller se désoler dans sa cellule, moi pour aller
+rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de femmes.
+
+Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société;
+séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se
+tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son coeur; des
+pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans
+une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra
+féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à celle de
+servitude, c'est pis encore. On sort d'une forêt, on ne sort plus d'un
+cloître; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître. Il
+faut peut-être plus de force d'âme encore pour résister à la solitude
+qu'à la misère; la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux
+vivre dans l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais
+décider; mais il faut éviter l'une et l'autre.
+
+Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure avait
+conçue pour moi. J'étais sans cesse dans sa cellule, ou elle était dans
+la mienne: pour la moindre indisposition, elle m'ordonnait l'infirmerie,
+elle me dispensait des offices, elle m'envoyait coucher de bonne heure,
+ou m'interdisait l'oraison du matin. Au choeur, au réfectoire, à la
+récréation, elle trouvait moyen de me donner des marques d'amitié; au
+choeur s'il se rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment
+affectueux et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me
+regardait s'il était chanté par une autre; au réfectoire, elle
+m'envoyait toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; à la
+récréation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me disait les
+choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne lui faisait aucun
+présent que je ne le partageasse: chocolat, sucre, café, liqueurs,
+tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût; elle avait déparé sa cellule
+d'estampes, d'ustensiles, de meubles et d'une infinité de choses
+agréables ou commodes, pour en orner la mienne; je ne pouvais presque
+pas m'en absenter un moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie
+de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en
+ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me
+caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus
+secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille
+fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans le monde. Après
+cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux attendris, et me
+disait: «Soeur Suzanne, m'aimez-vous?
+
+--Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse
+l'âme bien ingrate.
+
+--Cela est vrai.
+
+--Vous avez tant de bonté.
+
+--Dites de goût pour vous...»
+
+Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me
+tenait embrassée me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyée
+sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage
+se trouvait placé sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa
+chaise, elle tremblait; on eût dit qu'elle avait à me confier quelque
+chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me
+disait: «Ah! soeur Suzanne, vous ne m'aimez pas!
+
+--Je ne vous aime pas, chère mère!
+
+--Non.
+
+--Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.
+
+--Il faudrait que vous le devinassiez.
+
+--Je cherche, je ne devine rien.»
+
+Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes
+mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle
+paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui baiser le
+front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais: je ne
+crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son plaisir
+s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter à son
+bonheur d'une manière innocente, je lui baisais encore le front, les
+joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posée sur mon genou
+se promenait sur tous mes vêtements, depuis l'extrémité de mes pieds
+jusqu'à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un
+autre; elle m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à
+redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je
+ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la
+mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses
+lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient humectées comme d'une mousse
+légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en
+poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se
+trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement
+les yeux, et me dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien;
+qu'allez-vous faire? arrêtez...» Je la regardai avec des yeux hébétés,
+incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les
+yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher
+et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi;
+je craignais, je tremblais, le coeur me palpitait, j'avais de la peine à
+respirer, je me sentais troublée, oppressée, agitée, j'avais peur; il me
+semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais défaillir;
+cependant je ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse.
+J'allais près d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir
+sur ses genoux; je m'assis; elle était comme morte, et moi comme si
+j'allais mourir. Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans
+cet état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle
+eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous étions
+trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant cette bonne
+supérieure, car il est impossible d'être si sensible et de n'être pas
+bonne, me parut revenir à elle. Elle était toujours renversée sur sa
+chaise; ses yeux étaient toujours fermés, mais son visage s'était animé
+des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait,
+et moi je lui disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...»
+Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. «Mais est-ce que vous
+n'avez pas souffert?
+
+--Non.
+
+--Je l'ai cru.
+
+--L'innocente! ah! la chère innocente! qu'elle me plaît!»
+
+En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit à
+brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle
+me dit: «Quel âge avez-vous?
+
+--Je n'ai pas encore vingt ans.
+
+--Cela ne se conçoit pas.
+
+--Chère mère, rien n'est plus vrai.
+
+--Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz?
+
+--Oui, chère mère.
+
+--Toute?
+
+--Toute.
+
+--Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: vous me
+donnerez leçon.»
+
+Nous y allâmes; mais je ne sais comment cela se fit; les mains me
+tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas confus de notes; je ne
+pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit à rire, elle prit ma place,
+mais ce fut pis encore; à peine pouvait-elle soutenir ses bras.
+
+«Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guère en état de me
+montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguée, il faut que je me
+repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui
+s'est passé dans cette chère petite âme-là; adieu...»
+
+Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'à sa porte,
+elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu'à la mienne;
+elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que
+quand j'étais rentrée chez moi; cette fois-ci, à peine se leva-t-elle;
+ce fut tout ce qu'elle put faire que de gagner le fauteuil qui était à
+côté de son lit; elle s'assit, pencha la tête sur son oreiller, me jeta
+le baiser avec les mains; ses yeux se fermèrent, et je m'en allai.
+
+Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse; la
+sienne était ouverte; elle m'attendait, elle m'arrêta et me dit:
+
+«Ah! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère?
+
+--Oui, lui dis-je.
+
+--Vous y êtes demeurée longtemps?
+
+--Autant qu'elle l'a voulu.
+
+--Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis.
+
+--Je ne vous ai rien promis.
+
+--Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...»
+
+Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai cependant,
+monsieur le marquis, que sa question me troubla; elle s'en aperçut, elle
+insista, et je lui répondis: «Chère soeur, peut-être ne m'en
+croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-être notre chère mère, et
+je la prierai de vous en instruire.
+
+--Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en
+bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; elle ne me le
+pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: elle est capable de
+passer de la plus grande sensibilité jusqu'à la férocité; je ne sais pas
+ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire.
+
+--Vous le voulez?
+
+--Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois bien qu'il
+faut me résoudre; je me résoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire...»
+
+Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut raison;
+et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.
+
+Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse; je voulus prier, et je ne le
+pus pas; je cherchai à m'occuper; je commençai un ouvrage que je quittai
+pour un autre, que je quittai pour un autre encore; mes mains
+s'arrêtaient d'elles-mêmes, et j'étais comme imbécile; jamais je n'avais
+rien éprouvé de pareil. Mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes; je fis un
+petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je
+m'interrogeai sur ce qui s'était passé entre la supérieure et moi, je
+m'examinai; je crus entrevoir en examinant encore... mais c'était des
+idées si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de
+moi. Le résultat de mes réflexions, c'est que c'était peut-être une
+maladie à laquelle elle était sujette; puis il m'en vint une autre,
+c'est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse l'avait
+prise, et que je la prendrais aussi.
+
+Le lendemain, après l'office du matin, notre supérieure me dit:
+«Sainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espère savoir tout ce qui vous
+est arrivé; venez...»
+
+J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et
+elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais un peu,
+parce que je suis plus grande, et que j'étais plus élevée. Elle était si
+proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et
+elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je
+lui dis:
+
+«Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y aura bientôt
+vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais
+si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le coeur de l'entendre;
+peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au
+couvent de Longchamp, peines partout; chère mère, par où voulez-vous que
+je commence?
+
+--Par les premières.
+
+--Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et
+je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.
+
+--Ne crains rien; j'aime à pleurer: c'est un état délicieux pour une âme
+tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi;
+tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-être nous
+serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances; qui sait
+jusqu'où l'attendrissement peut nous mener?...» Et en prononçant ces
+derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà
+humides; elle me prit les deux mains; elle s'approcha de moi plus près
+encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais.
+
+«Raconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les dispositions
+les plus pressantes à m'attendrir; je ne pense pas avoir eu de ma vie un
+jour plus compatissant et plus affectueux...»
+
+Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l'écrire.
+Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs
+qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation
+qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de
+Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; je serais bien fâchée qu'il
+leur arrivât la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne
+voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel
+ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se
+promenait, puis elle se rasseyait à sa place; d'autres fois elle levait
+les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes
+genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon
+exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris; quand
+je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps
+penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras
+étendus au-dessus de sa tête; et moi, je lui disais: «Chère mère, je
+vous demande pardon de la peine que je vous ai causée; je vous en avais
+prévenue, mais c'est vous qui l'avez voulu...» Et elle ne me répondait
+que par ces mots:
+
+«Les méchantes créatures! les horribles créatures! Il n'y a que dans les
+couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce point. Lorsque la haine
+vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les
+choses seront portées. Heureusement je suis douce; j'aime toutes mes
+religieuses; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon
+caractère, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette
+faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments? Comment tous ces
+petits membres n'ont-ils pas été brisés? Comment toute cette machine
+délicate n'a-t-elle pas été détruite? Comment l'éclat de ces yeux ne
+s'est-il pas éteint dans les larmes? Les cruelles! serrer ces bras avec
+des cordes!...» Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. «Noyer
+de larmes ces yeux!...» Et elle les baisait. «Arracher la plainte et le
+gémissement de cette bouche!...» Et elle la baisait. «Condamner ce
+visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la
+tristesse!...» Et elle le baisait. «Faner les roses de ces joues!...» Et
+elle les flattait de la main et les baisait. «Déparer cette tête!
+arracher ces cheveux! charger ce front de souci!...» Et elle baisait ma
+tête, mon front, mes cheveux... «Oser entourer ce cou d'une corde, et
+déchirer ces épaules avec des pointes aiguës!...» Et elle écartait mon
+linge de cou et de tête; elle entr'ouvrait le haut de ma robe; mes
+cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes; ma poitrine était à
+demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules
+découvertes et sur ma poitrine à demi nue.
+
+Je m'aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son
+discours, à l'égarement de ses yeux et de ses mains, à son genou qui se
+pressait entre les miens, à l'ardeur dont elle me serrait et à la
+violence dont ses bras m'enlaçaient, que sa maladie ne tarderait pas à
+la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi; mais j'étais saisie
+d'une frayeur, d'un tremblement et d'une défaillance qui me vérifiaient
+le soupçon que j'avais eu que son mal était contagieux.
+
+Je lui dis: «Chère mère, voyez dans quel désordre vous m'avez mise! si
+l'on venait...
+
+--Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressée; on ne viendra pas...»
+
+Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, et je
+lui disais: «Chère mère, prenez garde, voilà votre mal qui va vous
+prendre. Souffrez que je m'éloigne...»
+
+Je voulais m'éloigner; je le voulais, cela est sûr; mais je ne le
+pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dérobaient
+sous moi. Elle était assise, j'étais debout, elle m'attirait, je
+craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis sur le bord de
+son lit et je lui dis:
+
+«Chère mère, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal.
+
+--Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, cela passera, ce
+ne sera rien...»
+
+En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous étions l'une
+et l'autre abattues; moi, la tête penchée sur son oreiller; elle, la
+tête posée sur un de mes genoux, le front placé sur une de mes mains.
+Nous restâmes quelques moments dans cet état; je ne sais ce qu'elle
+pensait; pour moi, je ne pensais à rien, je ne le pouvais, j'étais d'une
+faiblesse qui m'occupait tout entière. Nous gardions le silence, lorsque
+la supérieure le rompit la première; elle me dit: «Suzanne, il m'a paru
+par ce que vous m'avez dit de votre première supérieure qu'elle vous
+était fort chère.
+
+--Beaucoup.
+
+--Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était mieux aimée de
+vous... Vous ne me répondez pas?
+
+--J'étais malheureuse, elle adoucissait mes peines.
+
+--Mais d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse? Suzanne, vous
+ne m'avez pas tout dit.
+
+--Pardonnez-moi, madame.
+
+--Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'êtes, car, mon
+enfant, vous l'êtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne
+vous l'ait dit.
+
+--On me l'a dit.
+
+--Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas?
+
+--Non.
+
+--Et vous vous êtes pris de goût pour lui?
+
+--Point du tout.
+
+--Quoi! votre coeur n'a jamais rien senti?
+
+--Rien.
+
+--Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée de vos
+parents, qui vous a donné de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi
+cela; je suis indulgente.
+
+--Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.
+
+--Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour la vie
+religieuse?
+
+--De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite,
+la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre chose.
+
+--Mais à quoi cela vous semble-t-il?
+
+--À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.
+
+--Ici même?
+
+--Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que vous avez pour
+moi.
+
+--Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, des
+désirs?
+
+--Aucun.
+
+--Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille.
+
+--Assez.
+
+--Froid, même.
+
+--Je ne sais.
+
+--Vous ne connaissez pas le monde?
+
+--Je le connais peu.
+
+--Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?
+
+--Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant qu'il en ait.
+
+--Est-ce la liberté que vous regrettez?
+
+--C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses.
+
+--Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi à coeur
+ouvert; voudriez-vous être mariée?
+
+--Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est certain.
+
+--Pourquoi cette préférence?
+
+--Je l'ignore.
+
+--Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la
+présence d'un homme?
+
+--Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute avec
+plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.
+
+--Et votre coeur est tranquille?
+
+--Jusqu'à présent, il est resté sans émotion.
+
+--Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les vôtres, vous
+n'avez pas ressenti...
+
+--Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux.
+
+--Et sans aucun trouble?
+
+--Aucun.
+
+--Et vos sens ne vous disaient rien?
+
+--Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.
+
+--Ils en ont un, cependant.
+
+--Cela se peut.
+
+--Et vous ne le connaissez pas?
+
+--Point du tout.
+
+--Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le
+connaître?
+
+--Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il?
+
+--À dissiper votre ennui.
+
+--À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens,
+sans objet?
+
+--Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut mieux sans doute
+que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans
+plaisir.
+
+--Je n'entends rien à cela.
+
+--Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.
+
+--Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir,
+que d'acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à
+plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de désirs, et je n'en veux
+point chercher que je ne pourrais satisfaire.
+
+--Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?
+
+--Et comment le pourrais-je?
+
+--Comme moi.
+
+--Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.
+
+--J'y suis, chère amie; vous y êtes.
+
+--Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous?
+
+--Qu'elle est innocente!
+
+--Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que
+j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.»
+
+Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour
+elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle devint
+sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un de mes
+genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses
+yeux baissés.
+
+Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé? Est-ce qu'il me
+serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée? Pardonnez-moi.
+J'use de la liberté que vous m'avez accordée; je n'étudie rien de ce que
+j'ai à vous dire; et puis, quand je m'étudierais, je ne dirais pas
+autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me
+sont si étrangères! Pardonnez-moi...»
+
+En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou,
+et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de
+moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques
+instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit:
+«Suzanne, dormez-vous bien?
+
+--Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.
+
+--Vous endormez-vous tout de suite?
+
+--Assez communément.
+
+--Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi
+pensez-vous?
+
+--À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure;
+que sais-je?
+
+--Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure?
+
+--Je me lève.
+
+--Tout de suite?
+
+--Tout de suite.
+
+--Vous n'aimez donc pas à rêver?
+
+--Non.
+
+--À vous reposer sur votre oreiller?
+
+--Non.
+
+--À jouir de la douce chaleur du lit?
+
+--Non.
+
+--Jamais?...»
+
+Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me
+demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le
+dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «... Jamais vous n'avez été
+tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle?
+
+--Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites;
+et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et
+non pour soi.
+
+--Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge,
+sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et
+si blanches?
+
+--Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela m'était arrivé,
+je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à confesse...»
+
+Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la
+demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit,
+et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce
+que nous disions ne valût guère la peine d'être regretté; cependant nous
+nous séparâmes.
+
+Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis que j'y étais
+entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité de son
+caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna même en ma faveur
+plusieurs jours de récréation, et ce qu'on appelle des fêtes; ces jours
+on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire; les offices sont plus
+courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation.
+Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.
+
+La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres
+semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente.
+
+L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle perdait sa
+gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le
+monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva;
+après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma
+cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s'arrêta.
+En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de
+bruit pour me réveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me
+sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui
+soupirait: j'eus d'abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à
+dire _Ave_. Au lieu de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On
+revint quelque temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent;
+je dis encore _Ave_, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me
+rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit
+à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on tenait une
+petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et celle qui la
+portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai à son
+attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'était la
+supérieure.
+
+Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: «Suzanne,
+rassurez-vous? c'est moi...» Je me remis la tête sur mon oreiller, et je
+lui dis: «Chère mère, que faites-vous ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce
+qui peut vous avoir amenée? Pourquoi ne dormez-vous pas?
+
+--Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai de longtemps.
+Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent; à peine ai-je les yeux
+fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon
+imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos
+cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la
+torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de
+votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout
+mon corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je
+m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne.
+Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le ciel ne
+m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me suis levée, je me
+suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il m'a semblé que vous ne
+dormiez pas; vous avez parlé, je me suis retirée; je suis revenue, vous
+avez encore parlé, et je me suis encore éloignée; je suis revenue une
+troisième fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il
+y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous, et que je crains de
+vous éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je
+voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu
+résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je vous
+ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez!
+
+--Ma chère mère, que vous êtes bonne!
+
+--J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre de
+fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre
+main.»
+
+Je la lui donnai.
+
+«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne l'émeut.
+
+--J'ai le sommeil assez paisible.
+
+--Que vous êtes heureuse!
+
+--Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.
+
+--Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.»
+
+Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me regarder; deux
+larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous?
+vous pleurez; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes
+peines!...» À l'instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et
+elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée
+sur ma couverture à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses
+larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une
+voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié de moi!
+
+--Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez
+mal? Que faut-il que je fasse?
+
+--Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est répandu
+sur moi.
+
+--Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit?
+
+--Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez;
+écartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que
+je me réchauffe, et que je guérisse.
+
+--Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on si on le
+savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses, pour des choses
+beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie à une
+religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'était sa bonne
+amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le
+directeur m'a demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de
+venir dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de ne le
+pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous me faisiez; je
+les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne
+sais comment j'ai oublié ses conseils; je m'étais bien proposé de vous
+en parler.
+
+--Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura
+rien. C'est moi qui récompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le
+directeur, je ne vois pas quel mal il y a à une amie, à recevoir à côté
+d'elle une amie que l'inquiétude a saisie, qui s'est éveillée, et qui
+est venue, pendant la nuit et malgré la rigueur de la saison, voir si sa
+bien-aimée n'était dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé
+le même lit chez vos parents avec une de vos soeurs?
+
+--Non, jamais.
+
+--Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas fait sans
+scrupule? Si votre soeur, alarmée et transie de froid, était venue vous
+demander place à côté de vous, l'auriez-vous refusée?
+
+--Je crois que non.
+
+--Et ne suis-je pas votre chère mère?
+
+--Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu.
+
+--Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui vous le
+permets et vous le demande. Que je me réchauffe un moment, et je m'en
+irai. Donnez-moi votre main...» Je la lui donnai. «Tenez, me dit-elle,
+tâtez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre...» et
+cela était vrai. «Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade.
+Mais attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans
+l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la couverture, et elle
+se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal! Elle avait un tremblement
+général dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait
+s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se
+remuer. Elle me disait à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous
+un peu...» Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit
+doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon
+corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis glacée; j'ai si froid
+que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal.
+
+--Chère mère, ne craignez rien.»
+
+Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de
+ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens, et je les pressais
+pour les réchauffer; et la chère mère me disait: «Ah! chère amie, voyez
+comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien
+qui les sépare des vôtres.
+
+--Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de
+la même manière?
+
+--Rien, si vous voulez.»
+
+Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais écarter
+le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte.
+Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un côté, et la
+supérieure de l'autre; nous écoutons, et nous entendons quelqu'un qui
+regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je,
+c'est ma soeur Sainte-Thérèse; elle vous aura vue passer dans le
+corridor, et entrer chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris
+nos discours; que dira-t-elle?...» J'étais plus morte que vive. «Oui,
+c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je n'en
+doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps de sa
+témérité.
+
+--Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.
+
+--Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je
+vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi
+votre main...»
+
+Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la manche qui
+me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur,
+depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule; et elle sortit en
+protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s'en
+ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement à l'autre bord de ma
+couche vers la porte, et j'écoutai: elle entra chez soeur Thérèse. Je
+fus tentée de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la
+supérieure, s'il arrivait que la scène devînt violente; mais j'étais si
+troublée, si mal à mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais
+je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la
+maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple,
+serait racontée avec les circonstances les plus défavorables; qu'il en
+serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais
+quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que
+notre mère serait déposée; et que nous serions l'une et l'autre
+sévèrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec
+impatience que notre mère sortît de chez soeur Thérèse; cette affaire
+fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la
+nuit. Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie
+de colère et de froid.
+
+Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle
+m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il me vint en esprit
+qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la
+première au choeur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent
+point, ce qui me fit grand plaisir; premièrement, parce que j'aurais eu
+de la peine à soutenir la présence de cette soeur sans embarras;
+secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de
+l'office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon
+qu'elle ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me
+tranquilliser. J'avais deviné.
+
+À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya chercher.
+J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait l'air abattu; elle
+me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-Thérèse est folle;
+si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.
+
+--Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.
+
+--Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait
+meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous
+portez-vous?
+
+--Bien, chère mère.
+
+--Avez-vous un peu reposé?
+
+--Fort peu.
+
+--On m'a dit que vous aviez été au choeur; pourquoi n'êtes-vous pas
+restée sur votre traversin?
+
+--J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait mieux...
+
+--Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens quelque envie
+de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, à
+moins que vous n'aimiez mieux accepter une place à côté de moi.
+
+--Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude de
+coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.
+
+--Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner; on me
+servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous
+viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir.
+
+--Et soeur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je.
+
+--Non, me répondit-elle.
+
+--Je n'en suis pas fâchée.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.
+
+--Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus de frayeur de
+toi que tu n'en dois avoir d'elle.»
+
+Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis chez la
+supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses
+les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait
+leur visite et s'étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture,
+je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un assez agréable
+tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la
+plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas
+vingt-trois; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche,
+fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux
+mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras ronds comme s'ils
+avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de
+fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais
+entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût
+éprouvé quelque fatigue à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la
+rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête
+fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras
+étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes
+pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de son lit, et je ne
+faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder
+sur ses genoux; d'autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle;
+il y en avait à terre assises sur les coussins qu'on avait ôtés des
+chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient
+au petit rouet. Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se
+ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères
+étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient sereines,
+celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes
+travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai dit. Il n'était pas
+difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies; les
+amies s'étaient placées, ou l'une à côté de l'autre, ou en face; et tout
+en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles
+se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous
+prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La
+supérieure les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son
+application, à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à
+celle-là sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait
+ou blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête... «Ce
+voile est trop avancé... Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit
+pas assez les joues... Voilà des plis qui font mal...» Elle distribuait
+à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.
+
+Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement à la
+porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, vous
+reviendrez.
+
+--Oui, chère mère.
+
+--N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à vous
+communiquer.
+
+--Je vais rentrer...»
+
+C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit moment sans
+parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère soeur, est-ce à moi que
+vous en voulez?
+
+--Oui.
+
+--À quoi puis-je vous servir?
+
+--Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre chère mère; je
+croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais quelque raison de le
+penser; cependant vous êtes toutes assemblées chez elle, je n'y suis
+pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi.
+
+--Est-ce que vous voudriez entrer?
+
+--Oui.
+
+--Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?
+
+--Oui.
+
+--Attendez, chère amie, j'y vais.
+
+--Sincèrement, vous lui parlerez pour moi?
+
+--Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne
+le ferais-je pas après vous l'avoir promis?
+
+--Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui
+pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que vous possédez tous les
+charmes, la plus belle âme et le plus beau corps.»
+
+J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je rentrai. Une
+autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la
+supérieure, était penchée vers elle, le coude appuyé entre ses deux
+cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supérieure, les yeux presque
+fermés, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'étais
+debout à côté d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Cependant elle ne tarda
+pas à revenir de sa légère distraction. Celle qui s'était emparée de ma
+place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la
+supérieure, qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus,
+mais je la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh bien,
+me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il
+est en moi de vous refuser quelque chose?
+
+--La soeur Sainte-Thérèse...
+
+--J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne
+intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut
+entrer.»
+
+J'y courus. La pauvre petite soeur attendait à la porte; je lui dis
+d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissés; elle
+tenait un long morceau de mousseline attaché sur un patron qui lui
+échappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras
+et la conduisis à la supérieure. Elle se jeta à genoux; elle saisit une
+de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant
+une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle
+de la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit
+signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit. On
+servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit point avec
+nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la
+tête de l'une, la renversant doucement en arrière et lui baisant le
+front, levant le linge de cou à une autre, plaçant sa main dessus, et
+demeurant appuyée sur le dos de son fauteuil; passant à une troisième,
+et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa
+bouche; goûtant du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et
+les distribuant à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un
+moment, elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux
+très-affectueux et très-tendres; cependant les autres les avaient
+baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la
+distraire, mais surtout la soeur Sainte-Thérèse. La collation faite, je
+me mis au clavecin; et j'accompagnai deux soeurs qui chantèrent sans
+méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi,
+et je m'accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin, et
+paraissait goûter le plus grand plaisir à m'entendre et à me voir; les
+autres écoutaient debout sans rien faire, ou s'étaient remises à
+l'ouvrage. Cette soirée fut délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.
+
+Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta: «Quelle
+heure est-il? me dit-elle.
+
+--Tout à l'heure six heures.
+
+--Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi sur ce que
+vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiqué mes
+idées; elles les ont approuvées, et nous avons une proposition à vous
+faire. Il est impossible que nous ne réussissions pas; et si nous
+réussissons, cela fera un petit bien à la maison et quelque douceur pour
+vous...»
+
+À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons
+religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je me levai,
+elles s'assirent; et la supérieure me dit: «Soeur Sainte-Suzanne, ne
+m'avez-vous pas appris que vous deviez à la bienfaisance de M. Manouri
+la dot qu'on vous a faite ici?
+
+--Oui, chère mère.
+
+--Je ne me suis donc pas trompée, et les soeurs de Longchamp sont
+restées en possession de la dot que vous leur avez payée en entrant chez
+elles?
+
+--Oui, chère mère.
+
+--Elles ne vous en ont rien rendu?
+
+--Non, chère mère.
+
+--Elles ne vous en font point de pension?
+
+--Non, chère mère.
+
+--Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos discrètes; et
+elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de demander contre
+elles, ou que cette dot vous soit restituée au profit de notre maison,
+ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intérêt que
+M. Manouri a pris à votre sort, n'a rien de commun avec ce que les
+soeurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a
+fourni votre dot.
+
+--Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui
+écrire.
+
+--Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que nous la
+désirons, voici les propositions que nous avons à vous faire: nous
+entreprendrons le procès en votre nom contre la maison de Longchamp; la
+nôtre fera les frais, qui ne seront pas considérables, parce qu'il y a
+bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de
+cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitié
+par moitié le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère soeur? vous ne
+répondez pas, vous rêvez.
+
+--Je rêve que ces soeurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que
+je serais au désespoir qu'elles imaginassent que je me venge.
+
+--Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est
+dû.
+
+--Se donner encore une fois en spectacle!
+
+--C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas question de
+vous. Et puis notre communauté est pauvre, et celle de Longchamp est
+riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez;
+nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre
+conservation; nous vous aimons toutes...» Et toutes les discrètes à la
+fois: «Et qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite.
+
+--Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre supérieure
+n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments que moi: ah! non,
+sûrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites
+indispositions, de petits besoins; il est fort doux de posséder un petit
+argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-même ou pour obliger
+les autres.
+
+--Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas à négliger,
+puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a d'autres qui me
+touchent davantage; mais il n'y a point de répugnance que je ne sois
+prête à vous sacrifier. La seule grâce que j'aie à vous demander, chère
+mère, c'est de ne rien commencer sans en avoir conféré en ma présence
+avec M. Manouri.
+
+--Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même?
+
+--Chère mère, comme il vous plaira.
+
+--Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, car je n'aime
+pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr, écrivez à
+l'instant.»
+
+On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai
+M. Manouri de vouloir bien se transporter à Arpajon aussitôt que ses
+occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses
+secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc.
+Le concile assemblé lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyée.
+
+M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui exposa ce dont
+il s'agissait; il ne balança pas un moment à être de son avis; on traita
+mes scrupules de ridiculités; il fut conclu que les religieuses de
+Longchamp seraient assignées dès le lendemain. Elles le furent; et voilà
+que, malgré que j'en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des
+factum, à l'audience, et cela avec des détails, des suppositions, des
+mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature
+défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le
+marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il
+leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais
+pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous
+proteste que je n'aurais jamais consenti à ce qu'elle s'entamât. On eut
+l'attention d'envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces
+qu'on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les
+détails d'événements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité.
+Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je
+n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait
+que tout était vrai; on souriait, on me disait des mots entortillés,
+mais très-offensants; on haussait les épaules à mon innocence. Je
+pleurais, j'étais désolée.
+
+ * * * * *
+
+Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à confesse
+arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure
+m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément défendu de m'y
+prêter davantage; mais le moyen de se refuser à des choses qui font
+grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on
+n'entend soi-même aucun mal?
+
+Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires,
+je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez.
+
+C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de
+quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse
+voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n'y
+pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se
+froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne
+connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l'autel et
+le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les
+personnes religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise
+plusieurs fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court,
+rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma
+bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma démarche, et me faisant un
+maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les
+personnes avec lesquelles j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand,
+bien fait, gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il
+a dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le monde
+celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est un homme
+très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères à son état: il
+a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il
+est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passé par les
+dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans
+ambition; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la
+supériorité de la maison d'Étampes, comme un poste tranquille où il
+pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu'il avait
+commencées; et on la lui avait accordée. C'est une grande affaire pour
+une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être
+dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le
+P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.
+
+On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et
+il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans
+toute la communauté; comme on était joyeuse, comme on se renfermait,
+comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l'occuper le
+plus longtemps qu'il serait possible.
+
+C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais inquiète,
+la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la
+raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée encore que moi,
+quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme
+ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en
+savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre
+conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis
+que non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez
+l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises.
+Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n'avez que des
+bagatelles à lui dire.»
+
+Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la confession,
+tandis que de plus pressées s'en étaient emparées. Mon tour approchait,
+lorsque la supérieure vint à moi, me tira à l'écart, et me dit:
+«Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en
+dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez à confesse
+aujourd'hui.
+
+--Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un grand jour,
+c'est jour de communion générale: que voulez-vous qu'on pense, si je
+suis la seule qui n'approche point de la sainte table?
+
+--N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point à
+confesse.
+
+--Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez
+point cette mortification, je vous le demande en grâce.
+
+--Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet
+homme-là, et je n'en veux point avoir.
+
+--Non, chère mère, je ne vous en ferai point!
+
+--Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez demain matin
+dans ma chambre, vous vous accuserez à moi: vous n'avez commis aucune
+faute, dont je ne puisse vous réconcilier et vous absoudre; et vous
+communierez avec les autres. Allez.»
+
+Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète,
+rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgré
+ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le lendemain, et si
+je ferais mes dévotions avec le reste de la maison, ou si je
+m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en pût dire. Lorsqu'elle
+rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine lui avait demandé
+pourquoi il ne m'avait point aperçue, si j'étais malade; je ne sais ce
+qu'elle lui avait répondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait
+au confessionnal. «Allez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais
+assurez-moi que vous vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh!
+folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y
+a point eu de mal à faire?
+
+--Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je.
+
+--Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance que cet
+homme peut y mettre? Assurez-moi donc...» Je balançai encore; mais enfin
+je m'engageai à ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai.
+
+Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne
+dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières, auxquelles je ne
+comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita
+avec indulgence; mais il s'exprima sur la supérieure dans des termes qui
+me firent frémir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse,
+femme pernicieuse, âme corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché
+mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir
+aucune de ses caresses.
+
+«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut entrer chez
+moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît.
+
+--Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant, me dit-il,
+loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! Sans oser
+m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir
+moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le
+souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur
+délicate, qu'on ne garde fraîche et sans tache jusqu'à l'âge où vous
+êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne
+de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne
+jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la
+nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous;
+d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue
+jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire
+tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre
+état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en
+personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant,
+Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre
+supérieure; elle est enfoncée dans l'abîme du crime, elle cherche à vous
+y plonger; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence
+même ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant
+les yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger cette
+enfant... Dites avec moi: _Satana, vade retrò, apage, Satana._ Si cette
+malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours;
+dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fût pas née, ou qu'elle se
+précipitât seule aux enfers par une mort violente.
+
+--Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue elle-même tout
+à l'heure.»
+
+Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses
+bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tête dessus
+comme un homme pénétré de douleur: il demeura quelque temps dans cet
+état. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'étais dans
+un trouble, un désordre qui ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur
+qui marcherait dans les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait
+pas, et qui serait frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui
+crieraient: «C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air
+tranquille, mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé?
+
+--Oui, mon père.
+
+--Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous passeriez sans
+dormir?
+
+--Non, mon père.
+
+--Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitôt
+après votre collation vous irez dans l'église, vous vous prosternerez au
+pied des autels, vous y passerez la nuit en prières. Vous ne savez pas
+le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir
+garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les
+autres religieuses. Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir
+loin de votre supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées.
+Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien vous
+m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du conseil que
+je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois à moi-même. Dieu
+est le maître; et nous n'avons qu'une loi.»
+
+Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout ce qu'il me
+dit. À présent que je compare son discours tel que je viens de vous le
+rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de
+comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisé, décousu; qu'il y
+manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y
+attachais aucune idée distincte, et que je ne voyais et ne vois encore
+aucune importance à des choses sur lesquelles il se récriait avec le
+plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange
+dans la scène du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles
+la musique fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même que
+certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma
+physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque
+pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente.
+Pourquoi n'en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était
+certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes
+les plus sensibles qu'il y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un
+récit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon
+histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un
+crime aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il
+attendait l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme
+est trop sévère.
+
+Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit,
+et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du
+confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tête
+troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à souper. La supérieure, inquiète
+de ce que j'étais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait répondu
+que j'étais en prière. Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du
+choeur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du
+souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte; et le
+souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point à la
+récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher je ne
+remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais devenue. La
+nuit était fort avancée; tout était en silence dans la maison,
+lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous laquelle le directeur
+me l'avait montrée, se retraça à mon imagination; le tremblement me
+prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage
+hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi:
+«_Satana, vade retrò, apage, Satana._ Mon Dieu, conservez-moi, éloignez
+de moi ce démon.»
+
+Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit:
+«Sainte-Suzanne, que faites-vous ici?
+
+--Madame, vous le voyez.
+
+--Savez-vous l'heure qu'il est?
+
+--Oui, madame.
+
+--Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de la retraite?
+
+--C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.
+
+--Votre dessein était donc de passer ici la nuit?
+
+--Oui, madame.
+
+--Et qui est-ce qui vous l'a permis?
+
+--Le directeur me l'a ordonné.
+
+--Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la maison; et moi,
+je vous ordonne de vous aller coucher.
+
+--Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée.
+
+--Vous la remplacerez par d'autres oeuvres.
+
+--Cela n'est pas à mon choix.
+
+--Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l'église
+pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.»
+
+Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'éloignai avec
+vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle.
+
+--Oui, madame, je vous fuis.»
+
+Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par
+l'innocence de mon coeur, j'osai lever les yeux sur elle; mais à peine
+l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir
+dans le choeur comme une insensée, en criant: «Loin de moi, Satan!...»
+
+Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en
+tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus
+touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où vient cet effroi?
+Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre
+amie.»
+
+Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que
+j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait
+réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport à la lampe de
+l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage et que l'extrémité
+de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l'ombre,
+ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me
+jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la
+stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle
+au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à
+la dernière: là, je m'arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une
+place vide entre elle et moi.
+
+«Je le veux bien,» me dit-elle.
+
+Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait; alors la
+supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on savoir de vous,
+Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence vous cause?
+
+--Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P.
+Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez pour moi, les
+caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je
+n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a
+ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de
+ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte à mon esprit comme le
+démon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit là-dessus.
+
+--Vous lui avez donc parlé?
+
+--Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui répondre.
+
+--Me voilà donc bien horrible à vos yeux?
+
+--Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous aimer, de sentir
+tout le prix de vos bontés, de vous prier de me les continuer; mais
+j'obéirai à mon directeur.
+
+--Vous ne viendrez donc plus me voir?
+
+--Non, chère mère.
+
+--Vous ne me recevrez plus chez vous?
+
+--Non, chère mère.
+
+--Vous repousserez mes caresses?
+
+--Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j'aime à être
+caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon directeur, et j'en ai
+fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière
+dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme éclairé; quel
+intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le
+coeur d'une religieuse du coeur de sa supérieure? Mais peut-être
+reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la
+mienne, un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en
+vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous
+cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois
+ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès de vous, en
+rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où vient que je ne pouvais
+ni prier, ni m'occuper? D'où vient une espèce d'ennui que je n'avais
+jamais éprouvé? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me
+sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'était en vous une maladie
+contagieuse, dont l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P.
+Lemoine voit cela bien autrement.
+
+--Et comment voit-il cela?
+
+--Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, la
+mienne projetée. Que sais-je?
+
+--Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas
+la première algarade de cette nature qu'il m'ait causée. Il suffit que
+je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre, pour qu'il s'occupe à lui
+tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette
+pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence à m'ennuyer, et je me déferai de
+cet homme-là; aussi bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un
+embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous
+parlerons de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?
+
+--Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre de passer
+ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain je n'oserais approcher
+des sacrements avec le reste de la communauté. Mais vous, chère mère,
+communierez-vous?
+
+--Sans doute.
+
+--Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?
+
+--Non.
+
+--Mais comment cela s'est-il fait?
+
+--C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne va à
+confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois point à aimer
+bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y
+avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment
+qui devrait se répandre également sur toutes celles qui composent la
+communauté; mais cela ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de
+distinguer le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de
+préférence. J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment
+votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité si
+naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de faire
+le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que
+d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilà
+tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand?
+
+--Non, chère mère.
+
+--Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite prière, et
+retirons-nous.»
+
+Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans
+l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait plus, et
+elle se retira.
+
+Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de m'éclairer;
+je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que quoique des
+personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y avoir du moins de
+l'indécence dans la manière dont elles se témoignaient leur amitié; que
+le P. Lemoine, homme austère, avait peut-être outré les choses, mais que
+le conseil d'éviter l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup
+de réserve, était bon à suivre, et je me le promis.
+
+Le matin, lorsque les religieuses vinrent au choeur, elles me trouvèrent
+à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte table, et la
+supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader son innocence,
+sans me détacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait
+beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour
+moi. Je ne pouvais m'empêcher de la comparer à ma première supérieure:
+quelle différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni
+la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le même goût
+de l'ordre.
+
+ * * * * *
+
+Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands événements:
+l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les religieuses de
+Longchamp; elles furent condamnées à payer à la maison de
+Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée à ma dot; l'autre,
+c'est le changement de directeur. Ce fut la supérieure qui m'apprit
+elle-même ce dernier.
+
+Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne venait plus
+seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'évitais; elle s'en
+apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait
+dans cette âme, mais il fallait que ce fût quelque chose
+d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les
+corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser;
+s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me
+renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais à la promenade, dans la
+salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne
+pusse l'apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer;
+elle épiait toutes mes démarches: si je descendais, je la trouvais au
+bas des degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour
+elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des pleurs
+coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et
+me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: «Soeur cruelle,
+demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'évite pas; je ne
+saurais plus vivre sans toi...» Son état me fit pitié, ses yeux étaient
+éteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma
+supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou
+qu'elle tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec
+ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la
+relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis
+à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et
+me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me
+regarder.
+
+«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis; c'est le mieux
+pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre âme, c'est
+autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.
+
+--Est-ce à vous à me le reprocher?...»
+
+Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.
+
+«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.
+
+--Non, chère mère, non.
+
+--Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut
+en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir...»
+
+Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire à celui
+qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité, et je m'enfuis.
+Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa
+cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les
+plaintes les plus aiguës. Je les entendis; elles me pénétrèrent. Je fus
+un moment incertaine si je continuerais de m'éloigner ou si je
+retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je
+m'éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'état où je la
+laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi,
+je m'y trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis
+quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je sortis, je
+rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine.
+Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses
+amies; je lui dis: «Chère soeur, je suis fâchée de vous interrompre,
+mais je vous prie de m'écouter un moment, j'aurais un mot à vous
+dire...» Elle me suivit chez moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a
+notre mère supérieure, elle est désolée; si vous alliez la trouver,
+peut-être la consoleriez-vous...» Elle ne me répondit pas; elle laissa
+son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.
+
+Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint
+mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la
+maison n'avait point cessé, disparut tout à coup; tout rentra dans
+l'ordre le plus austère; les offices se firent avec la dignité
+convenable; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir;
+défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres; les
+exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus
+d'assemblée chez la supérieure, plus de collation; les fautes les plus
+légères furent sévèrement punies; on s'adressait encore à moi
+quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la
+demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne; les
+anciennes n'en étaient pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles
+me regardaient de mauvais oeil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je
+négligeais leur humeur et leurs reproches.
+
+Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher de
+plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la
+piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents
+progrès, cela me jetterait dans un détail qui n'aurait point de fin; je
+vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me
+cherchait, tantôt elle m'évitait; nous traitait quelquefois, les autres
+et moi, avec sa douceur accoutumée; quelquefois aussi elle passait
+subitement à la rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous
+renvoyait; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après;
+nous faisait appeler au choeur; et lorsque tout était en mouvement pour
+lui obéir, un second coup de cloche renfermait la communauté. Il est
+difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journée se
+passait à sortir de chez soi et à y rentrer, à prendre son bréviaire et
+à le quitter, à monter et à descendre, à baisser son voile et à le
+relever. La nuit était presque aussi interrompue que le jour.
+
+Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me faire
+entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards pour la
+supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû dire au
+désordre, accoutumé: je leur répondais tristement: «Je vous plains; mais
+dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse...» Les unes s'en
+retournaient en baissant la tête et sans me répondre; d'autres me
+donnaient des conseils qu'il m'était impossible d'arranger avec ceux de
+notre directeur; je parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son
+successeur, nous ne l'avions pas encore vu.
+
+La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines
+entières sans se montrer ni à l'office, ni au choeur, ni au réfectoire,
+ni à la récréation; elle demeurait renfermée dans sa chambre; elle
+errait dans les corridors ou elle descendait à l'église; elle allait
+frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix
+plaintive: «Soeur une telle, priez pour moi; soeur une telle, priez pour
+moi...» Le bruit se répandit qu'elle se disposait à une confession
+générale.
+
+ * * * * *
+
+Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un papier
+attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: «Chères
+soeurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse qui s'est égarée
+de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu...» Je fus tentée de
+l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours après, c'en était un
+autre, sur lequel on avait écrit: «Chères soeurs, vous êtes invitées à
+implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses
+égarements; ils sont grands...» Un autre jour, c'était une autre
+invitation qui disait: «Chères soeurs, vous êtes priées de demander à
+Dieu d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute
+confiance dans la miséricorde divine...»
+
+Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes de
+cette âme en peine m'attristaient profondément. Il m'arriva une fois de
+demeurer comme un terme vis-à-vis un de ces placards; je m'étais demandé
+à moi-même qu'est-ce que c'était que ces égarements qu'elle se
+reprochait; d'où venaient les transes de cette femme; quels crimes elle
+pouvait avoir à se reprocher; je revenais sur les exclamations du
+directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je
+n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques
+religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me
+suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des
+mêmes terreurs.
+
+Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé; elle ne se
+mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait à personne; elle
+avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu'on nous
+avait donné. C'était un jeune bénédictin. Je ne sais s'il lui avait
+imposé toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois
+jours de la semaine; elle se macérait; elle entendait l'office dans les
+stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à
+l'église; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et
+elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle
+descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la
+rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage
+contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai
+prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle me dit:
+«Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite pas un autre
+traitement.»
+
+Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la
+communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne
+reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse qu'on hait dans sa
+maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu
+renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans
+le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme
+d'un caractère ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter
+avec attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements de
+ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma
+famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j'avais été,
+celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma supérieure et moi.
+Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la
+supérieure avec moi la même importance que le P. Lemoine; à peine
+daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots; il regarda cette affaire
+comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'étaient mes
+dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais,
+sa confiance faisait les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se
+confiait à moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite
+conformité avec les miennes; il était entré en religion malgré lui; il
+supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère moins à
+plaindre que moi.
+
+«Mais, chère soeur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus qu'une
+ressource, c'est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu'il sera
+possible.» Et puis il me donnait les mêmes conseils qu'il suivait; ils
+étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il, on n'évite pas les chagrins, on
+se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont
+heureuses qu'autant qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs
+croix; alors elles s'en réjouissent, elles vont au-devant des
+mortifications; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en
+félicitent; c'est un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent
+contre un bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice
+volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à
+Dieu: _Ampliùs, Domine_; Seigneur, encore davantage... et c'est une
+prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si ces peines sont
+faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous
+en promettre la même récompense, nous n'avons pas la seule chose qui
+leur donnerait de la valeur, la résignation: cela est triste. Hélas!
+comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas?
+Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie,
+après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences,
+nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu
+des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et après cette vie les
+mêmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une
+religieuse qui n'est point appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre,
+pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes
+pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun
+espoir de les rompre; tâchons, chère soeur, de les traîner. Allez, je
+reviendrai vous voir.»
+
+Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai de
+plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une
+infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de
+points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mêmes
+persécutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la
+peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens; cependant
+cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes
+dégoûts produisait le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance
+des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous
+revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de ses
+moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments,
+c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme, c'était l'histoire
+de la mienne.
+
+Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi
+des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le
+rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers ses discours que la
+disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait
+contre elle-même, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses
+l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou
+qu'elle perdrait la tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir
+davantage; il aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais
+faites et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais
+l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait
+le P. Lemoine.
+
+«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite, il en a
+beaucoup.
+
+--Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre.
+
+--Il est vrai.
+
+--Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait?
+
+--Je serais fâché que cela transpirât.
+
+--Vous pouvez compter sur ma discrétion.
+
+--On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché.
+
+--Et qu'a-t-on pu dire?
+
+--Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on
+voulait; qu'il était d'une morale trop austère; qu'on avait quelque
+raison de le soupçonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la
+division dans la maison, et qu'il éloignait l'esprit des religieuses de
+leur supérieure.
+
+--Et d'où savez-vous cela?
+
+--De lui-même.
+
+--Vous le voyez donc?
+
+--Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois.
+
+--Qu'est-ce qu'il vous en a dit?
+
+--Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous
+aviez pu résister à toutes les peines que vous aviez souffertes; que,
+quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il
+ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie
+religieuse; qu'il avait dans l'esprit...»
+
+Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il dans
+l'esprit?»
+
+Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance trop
+particulière pour qu'il me soit libre d'achever...»
+
+Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est le P.
+Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure.
+
+--Il a bien fait.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Ma soeur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en à ses
+conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez.
+
+--Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais d'autant
+plus attentive à l'éviter.
+
+--Peut-être aussi serait-ce le contraire.
+
+--Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.
+
+--J'ai de vos moeurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois
+avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que vous ne pourriez
+acquérir sans y perdre. C'est votre innocence même qui en a imposé à
+votre supérieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectée.
+
+--Je ne vous entends pas.
+
+--Tant mieux.
+
+--Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles
+avoir de dangereux pour une autre femme?»
+
+Point de réponse de la part de dom Morel.
+
+«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?»
+
+Point de réponse de la part de dom Morel.
+
+«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le mal de s'aimer,
+de se le dire, de se le témoigner? cela est si doux!
+
+--Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait
+toujours tenus baissés tandis que je parlais.
+
+--Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre
+supérieure! dans quel état elle est tombée!
+
+--Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était pas
+faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on
+s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte la détourne
+à des affections déréglées, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles
+sont mal fondées; c'est une espèce de folie.
+
+--Elle est folle?
+
+--Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.
+
+--Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui sont engagés
+dans un état auquel ils n'étaient point appelés?
+
+--Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le
+caractère flexible se prête à la longue; il y en a que des espérances
+vagues soutiennent quelque temps.
+
+--Et quelles espérances pour une religieuse?
+
+--Quelles? d'abord celle de faire résilier ses voeux.
+
+--Et quand on n'a plus celle-là?
+
+--Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes
+reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sépulcres de jeunes
+créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu
+prendra à la maison; que les murs de la clôture tomberont; que quelqu'un
+les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête; on s'en
+entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser,
+si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les
+barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si
+l'on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer
+quelqu'un, le coeur palpite, on soupire sourdement après un libérateur;
+s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la
+maison, on espère; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un
+homme, ou qui nous enverra aux eaux.
+
+--Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de mon
+coeur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.
+
+--Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces vapeurs
+salutaires, que le coeur envoie vers la raison, sont par intervalles
+dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa misère; on se déteste
+soi-même; on déteste les autres; on pleure, on gémit, on crie, on sent
+les approches du désespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux
+de leur supérieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se
+prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le
+ciel à leur secours; d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent
+les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien
+hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être
+tourmentées longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement et
+restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et délicats, se
+consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui
+deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mêmes
+illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au
+tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du
+désespoir.
+
+--Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un
+profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement tous ces
+états... Ah! mon père, que je suis fâchée de vous avoir entendu!
+
+--Et pourquoi?
+
+--Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins.
+Dans les moments...»
+
+J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une
+autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne sais
+combien. La conversation devint générale; les unes regardaient le
+directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux baissés;
+plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient sur la
+sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans un angle où
+je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu de ces entretiens où
+chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l'homme
+saint par son côté avantageux, on entendit arriver quelqu'un à pas
+lents, s'arrêter par intervalles et pousser des soupirs; on écouta; l'on
+dit à voix basse: «C'est elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se
+tut et l'on s'assit en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile
+lui tombait jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa
+poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à
+l'instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle
+se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre main
+elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en silence, et
+elle demeura seule avec dom Morel.
+
+ * * * * *
+
+Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion
+de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait,
+pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce
+récit un événement qui n'a pas laissé que d'avoir des suites? Disons
+donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses
+peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j'écris
+bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme
+est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec
+douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que
+vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux
+sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l'expression se
+refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s'en ressent,
+et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne
+lirez pas ces endroits. En voici un:
+
+Lorsque toutes nos soeurs furent retirées...--«Eh bien! que
+fîtes-vous?»--Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête pour
+cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement
+à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort
+mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis à
+moi-même; et mon trouble, les précautions que je pris pour n'être pas
+aperçue, les fois que je m'arrêtai, la voix de ma conscience qui me
+pressait à chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en
+douter; cependant la curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il
+est mal d'avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se
+croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà
+encore un de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous
+ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me
+le persuade.
+
+Le premier mot que j'entendis après un assez long silence me fit frémir;
+ce fut:
+
+«Mon père, je suis damnée[18]...»
+
+Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dérobé le
+péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; il fallut
+aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que trop entendu. Quelle
+femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!...
+
+ Ici les Mémoires de la soeur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne
+ sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment
+ d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure
+ devint folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter
+ les fragments que je vais transcrire.
+
+Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie
+rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des compliments que je
+rejette avec indignation.
+
+Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence ne
+paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur
+qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité
+j'avais appris à la mieux connaître.
+
+Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle
+se promène seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la
+fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.
+
+Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite à
+m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend
+marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est elle qui passe; c'est
+son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... Non, non, qu'on la laisse.»
+
+Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper,
+et de prendre une autre pour moi.
+
+Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en larmes. Nos
+soeurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.
+
+Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai point
+prié Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on
+m'habille...» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi du moins
+mon bréviaire...» On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait
+les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors même
+qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux égarés.
+
+Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de nos soeurs
+la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit
+à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle
+dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme si pure! c'est une créature
+si innocente! si elle joignait ses prières aux miennes...» Puis
+s'adressant à toute la communauté et se tournant vers des stalles qui
+étaient vides, elle s'écriait: «Sortez, sortez toutes, qu'elle reste
+seule avec moi. Vous n'êtes pas dignes d'en approcher; si vos voix se
+mêlaient à la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la
+douceur du sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne...» Puis elle
+m'exhortait à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu;
+le ciel lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder
+sur sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de la
+Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle se
+renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait
+miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y
+assoupissait, la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la
+transportait dans sa cellule comme morte.
+
+Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle
+disait: «Où sont nos soeurs? je ne vois plus personne, je suis restée
+seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée, et
+Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y
+est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas... Ah! si je la
+rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle
+n'y est plus?... Heureuse la maison qui la possède! Elle dira tout à sa
+nouvelle supérieure; que pensera-t-elle de moi?... Est-ce que
+Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit...
+La pauvre fille! elle est perdue à jamais; et c'est moi! c'est moi! Un
+jour, je lui serai confrontée; que lui dirai-je? que lui
+répondrai-je?... Malheur à elle! Malheur à moi!»
+
+Dans un autre moment, elle disait: «Nos soeurs sont-elles revenues?
+Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon oreiller...
+Délacez-moi... Je sens là quelque chose qui m'oppresse... La tête me
+brûle, ôtez-moi mes coiffes... Je veux me laver... Apportez-moi de
+l'eau; versez, versez encore... Elles sont blanches; mais la souillure
+de l'âme est restée... Je voudrais être morte; je voudrais n'être point
+née, je ne l'aurais point vue.»
+
+Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant,
+écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses
+oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille...
+«Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les
+enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux que je vois; du milieu
+des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent... Mon Dieu, ayez
+pitié de moi!... Allez vite; sonnez, assemblez la communauté; dites
+qu'on prie pour moi, je prierai aussi... Mais à peine fait-il jour, nos
+soeurs dorment... Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit; je voudrais
+dormir, et je ne saurais.»
+
+Une de nos soeurs lui disait: «Madame, vous avez quelque peine;
+confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.
+
+--Soeur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi... plus près... plus près
+encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout révéler, tout;
+mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue?
+
+--Qui, madame?
+
+--N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur? Comme elle marche!
+Quelle décence! quelle noblesse! quelle modestie!... Allez à elle;
+dites-lui... Eh! non, ne dites rien; n'allez pas... Vous n'en pourriez
+approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je
+les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi.
+Restez... Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose
+dont elle ne rougisse pas...
+
+--Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.
+
+--Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant
+entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre la
+mémoire!... Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!...
+N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la passion
+de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez... Je commence à respirer... Il ne
+faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... Voyez, il s'élance en
+bouillonnant de son côté... Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête...
+Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas... Je suis perdue!...
+Éloignez ce christ... Rapportez-le-moi...»
+
+On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait
+partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est sa bouche;
+quand la reverrai-je? Soeur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui
+bien mon état; dites-lui que je meurs.»
+
+Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait
+s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes les actions
+indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui
+lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à
+son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que
+sais-je quelles images! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se
+couvrait le visage de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est
+lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de
+l'eau bénite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.»
+
+On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien
+gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle avait déchiré
+ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux
+bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: «Je
+suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on
+m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée, malheureuses! voilà donc la
+récompense de mes bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne;
+je ne le serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... à mon
+secours!... À moi, soeur Thérèse... À moi, soeur Suzanne...» Cependant
+on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait:
+«Vous avez raison, vous avez raison, hélas! je suis devenue folle, je le
+sens.»
+
+Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents
+supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur
+le dos; elle en voyait avec des torches à la main; elle se joignait à
+celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite à la
+mort; elle disait au bourreau: «J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité;
+encore si ce tourment était le dernier; mais une éternité! une éternité
+de feux!...»
+
+Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore à
+dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces
+papiers.
+
+ * * * * *
+
+Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut.
+Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible
+image du désespoir et du crime à sa dernière heure; elle se croyait
+entourée d'esprits infernaux; ils attendaient son âme pour s'en saisir;
+elle disait d'une voix étouffée: «Les voilà! les voilà!...» et leur
+opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle
+hurlait, elle criait: «Mon Dieu!... mon Dieu!...» La soeur Thérèse la
+suivit de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine
+d'humeur et de superstition.
+
+ * * * * *
+
+On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit, et mes
+chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté
+par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison.
+
+ * * * * *
+
+Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et
+minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se
+cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées, et une violente
+contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m'élèvent au
+haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise
+de poste dans laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais
+carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune
+bénédictin. Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il
+prenait et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi
+aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai ma
+cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.
+
+ * * * * *
+
+C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène! Quel
+homme! Je crie; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le
+fiacre et le moine.
+
+ * * * * *
+
+J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à une porte
+étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre. La maîtresse
+du logis vient au-devant de moi, et m'installe à l'étage le plus élevé,
+dans une petite chambre où je trouve à peu près les meubles nécessaires.
+Je reçois des visites de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes
+jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y
+trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi
+aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on
+chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes d'amusements. Si
+vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames
+n'en seront ni jalouses ni fâchées. Venez, mademoiselle...» Celle qui me
+parlait ainsi était d'un certain âge, elle avait le regard tendre, la
+voix douce, et le propos très-insinuant.
+
+ * * * * *
+
+Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes les instances
+de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes tumultueuses d'un lieu
+suspect, épiant à chaque instant l'occasion de m'échapper.
+
+ * * * * *
+
+Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse été
+voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir où je vais.
+Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe évanouie
+de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt;
+en revenant à moi, je me trouve étendue sur un grabat, environnée de
+plusieurs personnes. On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je
+répondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je
+prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup de
+chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle, vous savez
+apparemment où nous allons?
+
+--Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois.
+
+--À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison?
+
+--Hélas! oui.
+
+--Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure qu'il est!
+Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions
+nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas
+dans la rue, vous coucherez avec moi.»
+
+ * * * * *
+
+Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit
+mes jambes dépouillées de leur peau par la chute que j'avais faite en
+sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne
+à Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on
+m'annonce qu'il faut, ou me rendre à l'hôpital général, ou prendre la
+première condition qui s'offrira.
+
+ * * * * *
+
+Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des hommes et des
+femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et
+les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misère ne
+donna aucune force aux séductions grossières auxquelles j'y fus exposée.
+Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes à mon état.
+
+ * * * * *
+
+J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis
+actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée est
+pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais en revanche
+traitée avec humanité. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu
+brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si
+je pouvais espérer d'en jouir paisiblement.
+
+ * * * * *
+
+J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et l'avait
+remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre homme! il est plus à
+plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la
+cruauté avec laquelle les religieux punissent les fautes d'éclat: un
+cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort
+qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.
+
+La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflées, et je ne
+saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine à me tenir
+debout. Cependant j'appréhende le moment de ma guérison: alors quel
+prétexte aurai-je pour ne point sortir? et à quel péril ne
+m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du
+temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à
+Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais
+résolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre
+ses conseils, mais il n'était plus.
+
+Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends
+dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je
+tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et
+l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans
+fermer l'oeil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle,
+j'appelle, je crie; je ne conçois pas comment ceux qui m'entourent ne
+m'ont pas encore devinée.
+
+ * * * * *
+
+Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais. Une de mes
+camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et
+les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur
+des cordes le linge mouillé, le dos tourné à la lampe; et mon trouble
+n'en pouvait être aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je
+pleurais, m'a dit: «Marie, qu'avez-vous?--Rien, lui ai-je répondu.--Quoi
+donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous
+apitoyer sur une mauvaise religieuse sans moeurs, sans religion, et qui
+s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent?
+Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle
+n'avait qu'à boire, manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où
+elle était, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou
+quatre fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait
+raccommodée avec son état...» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait
+bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait
+pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira...» À ce propos,
+je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée jusqu'à ce que ma
+maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc? Tandis que
+vous dormez là, l'ouvrage n'avance pas.»
+
+ * * * * *
+
+Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma
+démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques
+que je répète machinalement; par exemple, une cloche vient-elle à
+sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on
+à la porte? je dis _Ave_. M'interroge-t-on? C'est toujours une réponse
+qui finit par oui ou non, chère mère, ou ma soeur. S'il survient un
+étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire
+la révérence, je m'incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient
+que je m'amuse à contrefaire la religieuse; mais il est impossible que
+leur erreur dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.
+
+ * * * * *
+
+Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute:
+Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition
+n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de
+femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse
+ignorée dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens
+qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la
+sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré qu'on sera
+satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon père à
+travailler; et au couvent, à obéir; je suis jeune, j'ai le caractère
+très-doux; quand mes jambes seront guéries, j'aurai plus de force qu'il
+n'en faut pour suffire à l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et
+blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais moi-même mes
+dentelles, et j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et
+je saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je
+touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui en aurait le
+goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses enfants; mais je
+craindrais d'être trahie par ces marques d'une éducation recherchée.
+S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du goût, je prendrais un maître,
+et je ne tarderais pas à me procurer ce petit talent. Monsieur, une
+condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle,
+c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez
+répondre de mes moeurs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la
+piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus
+rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée; ce puits
+profond, situé au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visité de
+fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on m'en laissait
+l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui m'est réservé; mais
+s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne
+réponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi,
+et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets.
+
+ * * * * *
+
+_P. S._ Je suis accablée de fatigues, la terreur m'environne, et le
+repos me fuit. Ces mémoires, que j'écrivais à la hâte, je viens de les
+relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans en avoir le
+moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne aussi malheureuse à la
+vérité que je l'étais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis.
+Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles à la peinture de
+nos peines qu'à l'image de nos charmes? et nous promettrions-nous encore
+plus de facilité à les séduire qu'à les toucher? Je les connais trop
+peu, et je ne me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si
+le marquis, à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se
+persuader que ce n'est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je
+m'adresse, que penserait-il de moi? Cette réflexion m'inquiète. En
+vérité, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un instinct
+propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être un peu coquette,
+que sais-je? Mais c'est naturellement et sans artifice.
+
+
+
+
+PRÉFACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE[19]
+
+EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM.
+
+ANNÉE 1770[20].
+
+
+La Religieuse[21] de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie
+depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j'ai été l'âme,
+de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette
+trempe de nos amis intimes. Ce n'est pas trop tôt de s'en confesser, et
+de tâcher, en ce saint temps de carême, d'en obtenir la rémission avec
+mes autres péchés, et de noyer le tout dans le puits perdu des
+miséricordes divines.
+
+L'année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en Parisis, par la
+réputation soudaine et éclatante de Ramponeau[22], et par la comédie des
+_Philosophes_[23], jouée en vertu d'ordres supérieurs sur le théâtre de
+la Comédie française. Il ne reste aujourd'hui de toute cette entreprise
+qu'un souvenir plein de mépris pour l'auteur de cette belle rapsodie,
+appelé _Palissot_, qu'aucun de ses protecteurs ne s'est soucié de
+partager; les plus grands personnages, en favorisant en secret son
+entreprise, se croyaient obligés de s'en défendre en public, comme d'une
+tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M.
+Diderot, que ce polisson d'Aristophane français avait choisi pour son
+Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais quelle était notre
+occupation! Plût à Dieu qu'elle eût été innocente! L'amitié la plus
+tendre nous attachait depuis longtemps à M. le marquis de Croismare,
+ancien officier du régiment du Roi, retiré du service, et un des plus
+aimables hommes de ce pays-ci. Il est à peu près de l'âge de M. de
+Voltaire; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de
+l'esprit avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant
+ne s'est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu'il est un de ces
+hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu'en
+France, quoique l'amabilité ainsi que la maussaderie soient de tous les
+pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualités du coeur, de
+l'élévation des sentiments, de la probité la plus stricte et la plus
+délicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis
+qu'il leur est cher; il n'est question que de son esprit. Une
+imagination vive et riante, un tour de tête original, des opinions qui
+ne sont arrêtées qu'à un certain point, et qu'il adopte ou qu'il
+proscrit alternativement, de la verve toujours modérée par la grâce, une
+activité d'âme incroyable, qui, combinée avec une vie oisive et avec la
+multiplicité des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus
+diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que personne
+n'a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout aussi étranges pour
+les satisfaire, et par conséquent une infinité de jouissances qui se
+succèdent les unes aux autres: voilà une partie des éléments qui
+constituent l'être de M. de Croismare, appelé par ses amis le charmant
+marquis par excellence, comme l'abbé Galiani était pour eux le charmant
+abbé. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de
+Croismare, lui dit quelquefois: _Votre plaisanterie est comme la flamme
+de l'esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout sur ma
+toison, mais sans jamais la brûler._
+
+Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l'année 1759
+pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait
+promis de ne s'y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses
+affaires en ordre; mais son séjour s'y prolongea insensiblement; il y
+avait réuni ses enfants; il aimait beaucoup son curé; il s'était livré à
+la passion du jardinage; et comme il fallait à une imagination aussi
+vive que la sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il
+s'était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il
+nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous ne
+l'aurions jamais revu à Paris, s'il n'avait pas successivement perdu ses
+deux fils. Cet événement nous l'a rendu depuis environ quatre ans, après
+une absence de plus de huit années; sa dévotion s'est évaporée comme
+tout s'évapore à Paris, et il est aujourd'hui plus aimable que jamais.
+
+Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760,
+après l'avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de
+l'engager à revenir à Paris. L'auteur des mémoires qui précèdent se
+rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le
+monde, avec beaucoup d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui
+réclamait juridiquement contre ses voeux, auxquels elle avait été forcée
+par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre marquis,
+que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même s'assurer de la
+vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers
+de grand'chambre du parlement de Paris. Malgré cette intercession
+généreuse, je ne sais par quel malheur, la soeur Suzanne Simonin perdit
+son procès, et ses voeux furent jugés valables. M. Diderot[24] résolut
+de faire revivre cette aventure à notre profit. Il supposa que la
+religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent;
+et en conséquence écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander
+secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir arriver en
+toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il devinait la
+scélératesse au premier coup d'oeil et que notre projet manquât, nous
+étions sûrs qu'il nous en resterait du moins une ample matière à
+plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure,
+comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos
+yeux, entre M. Diderot ou la prétendue religieuse et le loyal et
+charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre
+perfidie; c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre
+conscience. Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des éclats
+de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis; et
+nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les réponses honnêtes que
+ce digne et généreux ami y faisait. Cependant, dès que nous nous
+aperçûmes que le sort de notre infortunée commençait à trop intéresser
+son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir,
+préférant de causer quelque chagrin au marquis au danger évident de le
+tourmenter plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus
+longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce complot
+d'iniquité; il en a ri, comme vous pouvez penser; et le malheur de la
+pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens d'amitié entre ceux
+qui lui ont survécu. Cependant il n'en a jamais parlé à M. Diderot. Une
+circonstance qui n'est pas la moins singulière, c'est que tandis que
+cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle
+de M. Diderot s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le
+marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne
+sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de notre
+religieuse.
+
+Un jour qu'il était tout entier à ce travail, M. d'Alainville[25], un de
+nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur
+et le visage inondé de larmes. «Qu'avez-vous donc? lui dit M.
+d'Alainville; comme vous voilà!--Ce que j'ai, lui répondit M. Diderot,
+je me désole d'un conte que je me fais.» Il est certain que s'il eût
+achevé cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais,
+les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons. On n'en
+pouvait pas lire une page sans verser des pleurs; et cependant il n'y
+avait point d'amour. Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus
+forte empreinte de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilité
+publique et générale; car c'était la plus cruelle satire qu'on eût
+jamais faite des cloîtres; elle était d'autant plus dangereuse que la
+première partie n'en renfermait que des éloges; sa jeune religieuse
+était d'une dévotion angélique et conservait dans son coeur simple et
+tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu'on lui avait appris à
+respecter. Mais ce roman n'a jamais existé que par lambeaux, et en est
+resté là: il est perdu, ainsi qu'une infinité d'autres productions d'un
+homme rare, qui se serait immortalisé par vingt chefs-d'oeuvre, s'il
+avait su être avare de son temps et ne pas l'abandonner à mille
+indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant
+responsables devant Dieu et devant les hommes du délit dont ils sont les
+complices (et j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce
+roman il l'a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu'on vient de
+lire, où l'on a dû remarquer combien il importait de se méfier des
+éloges de l'amitié[26]).
+
+Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste
+de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes
+ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont été fabriquées par cet
+enfant de Bélial, et que toutes les lettres de son généreux protecteur
+sont véritables et ont été écrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les
+peines du monde à persuader à M. Diderot, qui se croyait persiflé par le
+marquis et par ses amis[27]].
+
+
+BILLET DE LA RELIGIEUSE À M. LE COMTE DE CROIXMAR[28], GOUVERNEUR DE
+L'ÉCOLE ROYALE MILITAIRE.
+
+Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de Croixmar s'est
+intéressé il y a trois ans, lorsqu'il demeurait à côté de l'Académie
+royale de musique, apprend qu'il demeure à présent à l'École militaire.
+Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontés,
+maintenant qu'elle est plus à plaindre que jamais.
+
+Un mot de réponse, s'il lui plaît; sa situation est pressante; et il est
+de conséquence que la personne qui remettra ce billet n'en soupçonne
+rien.
+
+
+ON A RÉPONDU:
+
+Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question était actuellement
+à Caen.
+
+Ce billet était écrit de la main d'une jeune personne dont nous nous
+servîmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du
+coin[29] le porta à l'École militaire et nous rapporta la réponse
+verbale. M. Diderot jugea cette première démarche nécessaire par
+plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l'air de confondre les
+deux cousins ensemble et d'ignorer la véritable orthographe de leur nom;
+elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur
+était à Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l'École militaire
+plaisantât son cousin à l'occasion de ce billet et le lui envoyât; ce
+qui donnait un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce
+gouverneur très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était
+aussi ennuyé de l'absence de son cousin que nous; et nous espérions le
+ranger au nombre des conspirateurs. Après sa réponse, la religieuse
+écrivit à Caen.
+
+
+LETTRE DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE, À CAEN.
+
+Monsieur, je ne sais à qui j'écris; mais, dans la détresse où je me
+trouve, qui que vous soyez, c'est à vous que je m'adresse. Si l'on ne
+m'a point trompée à l'École militaire et que vous soyez le marquis
+généreux que je cherche, je bénirai Dieu; si vous ne l'êtes pas, je ne
+sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez;
+j'espère que vous secourrez une infortunée, que vous, monsieur, ou un
+autre M. de Croismare, qui n'est pas celui de l'École militaire, avez
+appuyée de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a
+deux ans, pour se tirer d'une prison perpétuelle, à laquelle la dureté
+de ses parents l'avait condamnée. Le désespoir vient de me porter à une
+seconde démarche dont vous aurez sans doute entendu parler; je me suis
+sauvée de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines; et il
+n'y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me
+procurer une liberté que j'avais espérée de l'équité des lois.
+
+Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma situation
+présente vous touche et qu'elle réveille dans votre coeur quelque
+sentiment de pitié! Peut-être trouverez-vous de l'indiscrétion à avoir
+recours à un inconnu dans une circonstance pareille à la mienne. Hélas!
+monsieur, si vous saviez l'abandon où je suis réduite; si vous aviez
+quelque idée de l'inhumanité dont on punit les fautes d'éclat dans les
+maisons religieuses, vous m'excuseriez! Mais vous avez l'âme sensible,
+et vous craindrez de vous rappeler un jour une créature innocente jetée,
+pour le reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi,
+monsieur, secourez-moi[30]! Voici l'espèce de service que j'ose attendre
+de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province qu'à
+Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par vos
+connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de
+femme de charge, ou même de simple domestique. Pourvu que je sois
+ignorée, chez d'honnêtes gens, et qui vivent retirés, les gages n'y
+feront rien. Que j'aie du pain et de l'eau, et que je sois à l'abri des
+recherches; soyez sûr qu'on sera content de mon service. J'ai appris à
+travailler dans la maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis
+jeune, j'ai le caractère doux et je suis d'une bonne santé. Lorsque mes
+forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire à toutes sortes
+d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir; quand
+j'étais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j'y serai
+bientôt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire à tout.
+S'il fallait apprendre à coiffer, je ne manque pas de goût, et je ne
+tarderais pas à le savoir. Une condition supportable, s'il se peut, ou
+une condition telle quelle, c'est tout ce que je demande. Vous pouvez
+répondre de mes moeurs: malgré les apparences, monsieur, j'ai de la
+piété. Il y avait au fond de la maison que j'ai quittée, un puits que
+j'ai souvent regardé; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m'avait
+retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste!
+Rendez-moi le service que je vous demande; c'est une bonne oeuvre dont
+vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que
+Dieu récompensera dans ce monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur,
+songez que je vis dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les
+moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris; ils font
+sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir; ne leur
+laissez pas le temps de me trouver. J'ai emporté avec moi toutes mes
+nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d'une digne femme que
+j'avais pour amie et à laquelle vous pouvez adresser votre réponse. Elle
+s'appelle M^me Madin. Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me
+fournira tout ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai
+placée, je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge.
+Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez
+accordée: quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne me
+plaindrai que de mon sort.
+
+Voici l'adresse de M^me Madin: _À madame Madin, au pavillon de
+Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles_.
+
+Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la
+première, et une croix sur la seconde.
+
+Mon Dieu, que je désire d'avoir votre réponse! Je suis dans des transes
+continuelles.
+
+ Votre très-humble et très-obéissante servante,
+
+_Signé_: SUZANNE SIMONIN[31].
+
+ * * * * *
+
+Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les réponses, et nous
+choisîmes une certaine M^me Madin, femme d'un ancien officier
+d'infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait rien de
+notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire à elle-même
+par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes de l'écriture d'une
+autre jeune personne. M^me Madin savait seulement qu'il fallait recevoir
+et me remettre toutes les lettres timbrées _Caen_. Le hasard voulut que
+M. de Croismare, après son retour à Paris, et environ huit ans après
+notre péché, trouvât M^me Madin chez une femme de nos amies qui avait
+été du complot. Ce fut un vrai coup de théâtre; M. de Croismare se
+proposait de prendre mille informations sur une infortunée qui l'avait
+tant intéressé, et dont M^me Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut
+aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon.
+
+
+RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même que vous
+réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses sentiments; vous
+pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place à côté d'une jeune
+demoiselle vous convient.
+
+Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une femme de chambre
+telle que je puis la désirer, avec tel éloge qu'il lui plaira de vos
+qualités, sans entrer dans aucun autre détail d'état. Qu'elle me marque
+aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et
+le jour, s'il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du
+carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver
+ici le vendredi; il loge à Paris, rue Saint-Denis, _au Grand-Cerf_. S'il
+ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée à Caen, vous
+vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-à-vis la
+place Royale. Comme l'incognito est d'une extrême nécessité de part et
+d'autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, à laquelle,
+quoique non signée, vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement
+le cachet, qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à
+qui vous vous adresserez.
+
+Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous
+prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni
+de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous
+reconnaître: il sera facile de les faire venir dans un autre temps.
+Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre
+serviteur.
+
+A....., proche Caen, ce mercredi 6 février 1760.
+
+ * * * * *
+
+Cette lettre était adressée à M^me Madin. Il y avait sur l'autre une
+croix, suivant la convention. Le cachet représentait un Amour tenant
+d'une main un flambeau, et de l'autre deux coeurs, avec une devise qu'on
+n'a pu lire, parce que le cachet avait souffert à l'ouverture de la
+lettre. Il était naturel qu'une jeune religieuse à qui l'amour était
+étranger en prît l'image pour celle de son ange gardien.
+
+
+RÉPONSE DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Monsieur, j'ai reçu votre lettre. Je crois que j'ai été fort mal, fort
+mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai sans cesse
+pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que vous
+m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai jamais
+votre bonté.
+
+Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout.
+
+Ce saint jour de dimanche en février.
+
+Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y trouve
+imprimé; c'est vous, c'est mon ange gardien.
+
+ * * * * *
+
+M. Diderot n'ayant pu se rendre à l'assemblée des bandits, cette réponse
+fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas de son gré; il
+prétendit qu'elle découvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut
+tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse bonne. Cependant, pour
+le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la
+fourberie la réponse qui suit, et qui ne fut point envoyée. Au reste,
+cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour
+Caen.
+
+
+EXTRAIT DES REGISTRES.
+
+Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que soeur Suzanne
+aurait dû écrire:
+
+Monsieur, je vous remercie de vos bontés; il ne faut plus penser à rien,
+tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la
+miséricorde; c'est là que je me souviendrai de vous. Ils délibèrent
+s'ils me saigneront une troisième fois; ils ordonneront tout ce qu'il
+leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J'espère que le séjour où je vais
+sera plus heureux; nous nous y verrons.
+
+
+LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire. Elle a été
+à toute extrémité, et mon état, qui m'attache à Versailles, ne m'a point
+permis de venir plus tôt à son secours. Je savais qu'elle était fort mal
+et abandonnée de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez
+bien, monsieur, qu'elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une
+chute qu'elle cachait. Elle a été attaquée tout d'un coup d'une fièvre
+ardente qu'on n'a pu abattre qu'à force de saignées. Je la crois hors de
+danger. Ce qui m'inquiète à présent est la crainte que sa convalescence
+ne soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six
+semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage.
+Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert à
+sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante qu'il y
+ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet de votre billet sur
+elle; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit l'adresse de M. Gassion
+derrière une _Sainte Suzanne_ de son diurnal, et puis elle a voulu vous
+répondre malgré sa faiblesse. Elle sortait d'une crise; je ne sais ce
+qu'elle vous aura dit, car sa pauvre tête n'y était guère. Pardon,
+monsieur, je vous écris ceci à la hâte. Elle me fait pitié; je voudrais
+ne la point quitter, mais il m'est impossible de rester ici plusieurs
+jours de suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J'en fais
+partir une autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n'y parle
+point des talents agréables; ils ne sont pas de l'état qu'elle va
+prendre, et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle
+veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: non,
+monsieur, il n'y a point de mère qui ne fût comblée de l'avoir pour
+enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a été de la mettre à
+couvert, et c'est une affaire faite. Je ne me résoudrai à la laisser
+aller que quand sa santé sera tout à fait rétablie; mais ce ne peut être
+avant un mois ou six semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire;
+encore faut-il qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet
+de votre lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osé
+lui dire que ce n'était pas le vôtre; je l'avais brisé en ouvrant votre
+réponse, et je l'avais remplacé par le mien: dans l'état fâcheux où elle
+était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la
+lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses
+espérances; ce sont les seules qu'elle ait, et je ne répondrais pas de
+sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si vous aviez la bonté de me
+faire à part un petit détail de la maison où elle entrera, je m'en
+servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres;
+elles vous seront toutes renvoyées aussi exactement que la première; et
+reposez-vous sur l'intérêt que j'ai moi-même à ne rien faire
+d'inconsidéré. Nous nous conformerons à tout, à moins que vous ne
+changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chère infortunée prie
+Dieu pour vous à tous les instants où sa tête le lui permet.
+
+J'attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de Bourgogne,
+rue d'Anjou, à Versailles.
+
+Ce 16 février 1760.
+
+
+LETTRE OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE
+L'AVAIT DEMANDÉ.
+
+Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera Suzanne Simonin.
+Je l'aime comme si c'était mon enfant: cependant vous pouvez prendre à
+la lettre ce que je vais vous dire, parce qu'il n'est pas dans mon
+caractère d'exagérer. Elle est orpheline de père et de mère; elle est
+bien née, et son éducation n'a pas été négligée. Elle s'entend à tous
+les petits ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime à
+s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle écrit naturellement. Si
+la personne à qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit à
+merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien; pour
+sa physionomie, je n'en ai guère vu de plus intéressante. On la trouvera
+peut-être un peu jeune, car je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis;
+mais si l'expérience de l'âge lui manque, elle est remplacée de reste
+par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu
+commun. Je réponds de l'innocence de ses moeurs. Elle est pieuse, mais
+point bigote. Elle a l'esprit naïf, une gaieté douce, jamais d'humeur.
+J'ai deux filles; si des circonstances particulières n'empêchaient pas
+M^lle Simonin de se fixer à Paris, je ne leur chercherais pas d'autre
+gouvernante; je n'espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis
+son enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d'ici
+bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage et même de
+ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: c'est la moindre
+chose que je puisse faire pour elle. Elle n'est jamais sortie de Paris;
+elle ne sait où elle va; elle se croit perdue: j'ai toute la peine du
+monde à la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à
+laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, et les
+devoirs qu'elle aura à remplir, fera plus sur son esprit que tous mes
+discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de
+vous le demander? Toute sa crainte est de ne pas réussir: la pauvre
+enfant ne se connaît guère.
+
+J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous méritez,
+monsieur, votre très-humble et obéissante servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+À Paris, ce 16 février 1760.
+
+
+LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+Madame, j'ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre, qui
+m'apprennent l'indisposition de M^lle Simonin. Son malheureux sort me
+fait gémir; sa santé m'inquiète. Puis-je vous demander la consolation
+d'être instruit de son état, du parti qu'elle compte prendre, en un mot
+la réponse à la lettre que je lui ai écrite? J'ose espérer le tout de
+votre complaisance et de l'intérêt que vous y prenez.
+
+Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
+
+À Caen, ce 17 février 1760.
+
+
+AUTRE LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+J'étais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre lettre a
+suspendu mon inquiétude sur l'état de mademoiselle Simonin, que vous
+m'assurez hors de danger, et à couvert des recherches. Je lui écris; et
+vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa
+lettre m'avait frappé; et dans l'embarras où je l'ai vue, j'ai cru ne
+pouvoir mieux faire que de me l'attacher en la mettant auprès de ma
+fille, qui malheureusement n'a plus de mère. Voilà, madame, la maison
+que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de pouvoir lui adoucir
+ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-être plus
+difficile en d'autres mains. Je ne pourrai m'empêcher de gémir et sur
+son état et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je
+le désirerais; mais que faire quand on est soumis aux lois de la
+nécessité? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une campagne assez
+agréable, où je vis fort retiré avec ma fille et mon fils aîné, qui est
+un garçon plein de sentiments et de religion, à qui cependant je
+laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont
+toutes personnes attachées à moi depuis longtemps; de sorte que tout est
+dans un état fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce
+parti que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait
+quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par un
+engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera toujours en moi
+une ressource assurée. Ainsi qu'elle rétablisse sa santé sans
+inquiétude; je l'attendrai et serai bien aise cependant d'avoir souvent
+de ses nouvelles.
+
+J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.
+
+À Caen, ce 21 février 1760.
+
+
+LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À SOEUR SUZANNE.
+
+SUR L'ENVELOPPE ÉTAIT UNE CROIX.
+
+Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis à l'état où
+vous vous trouvez. Je ne puis que m'intéresser de plus en plus à vous
+procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit.
+Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une
+entière confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que
+le rétablissement de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S'il
+m'était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais; mais
+votre situation me contraint, et je ne pourrai que gémir sur la dure
+nécessité. La personne à laquelle je vous destine m'est des plus chères,
+et c'est à moi principalement que vous aurez à répondre. Ainsi, autant
+qu'il me sera possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines
+inséparables de l'état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance,
+je me reposerai entièrement sur vos soins: cette assurance doit vous
+tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et l'attachement
+sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre très-humble et
+très-obéissant serviteur.
+
+À Caen, ce 21 février 1760.
+
+J'écris à M^me Madin, qui pourra vous en dire davantage.
+
+
+LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée: plus de fièvre,
+plus de mal de tête, tout annonce la convalescence la plus prompte et la
+meilleure santé. Les lèvres sont encore un peu pâles; mais les yeux
+reprennent de l'éclat. La couleur commence à reparaître sur les joues;
+les chairs ont de la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur
+fermeté; tout va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est à
+présent, monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien
+n'est plus touchant que la manière dont elle s'en exprime. Je voudrais
+bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je
+lui portai vos dernières lettres. Elle les prit, les mains lui
+tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; à chaque ligne
+elle s'arrêtait; et, après avoir fini, elle me dit, en se jetant à mon
+cou, et en pleurant à chaudes larmes: «Eh bien! madame Madin, Dieu ne
+m'a donc pas abandonnée; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui,
+c'est Dieu qui m'a inspiré de m'adresser à ce cher monsieur: quel autre
+au monde eût pris pitié de moi? Remercions le ciel de ces premières
+grâces, afin qu'il nous en accorde d'autres.» Et puis elle s'assit sur
+son lit, et elle se mit à prier; ensuite, revenant sur quelques endroits
+de vos lettres, elle dit: «C'est sa fille qu'il me confie. Ah! maman,
+elle lui ressemblera; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme
+lui.» Après s'être arrêtée, elle dit avec un peu de souci: «Elle n'a
+plus de mère! Je regrette de n'avoir pas l'expérience qu'il me faudrait.
+Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le soir
+et le matin ce que je dois à son père: il faut que la reconnaissance
+supplée à bien des choses. Serai-je encore longtemps malade? Quand
+est-ce qu'on me permettra de manger? Je ne me sens plus de ma chute,
+plus du tout.» Je vous fais ce petit détail, monsieur, parce que
+j'espère qu'il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action
+tant d'innocence et de zèle, que j'en étais hors de moi. Je ne sais ce
+que je n'aurais pas donné pour que vous l'eussiez vue et entendue. Non,
+monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous aurez une créature unique,
+et qui fera la bénédiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bonté
+de m'apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre
+fils, de votre situation, s'arrange parfaitement avec ses voeux. Elle
+persiste dans les premières propositions qu'elle vous a faites. Elle ne
+demande que la nourriture et le vêtement, et vous pouvez la prendre au
+mot si cela vous convient: quoique je ne sois pas riche, le reste sera
+mon affaire. J'aime cette enfant, je l'ai adoptée dans mon coeur; et le
+peu que j'aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma
+mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d'_être son pis-aller et de
+la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en présente_, lui ont
+fait de la peine; je n'ai pas été fâchée de lui trouver cette
+délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des progrès de sa
+convalescence; mais j'ai un grand projet dans lequel je ne désespérerais
+pas de réussir pendant qu'elle se rétablira, si vous pouviez m'adresser
+à un de vos amis: vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un
+homme sage, discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par
+lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eût
+accès à la cour sans en être. De la manière dont la chose est arrangée
+dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence; il nous
+servirait sans savoir en quoi: quand ma tentative serait infructueuse,
+nous en tirerions au moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays
+étranger. Si vous pouvez m'adresser à quelqu'un, je vous prie de me le
+nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui écrire que M^me
+Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un
+service, et que vous le priez de s'intéresser à elle, si la chose est
+faisable. Si vous n'avez personne, il faut s'en consoler; mais voyez,
+monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l'intérêt que je prends
+à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de
+l'expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée, lui a
+donné un petit mouvement dans le pouls; mais ce ne sera rien.
+
+J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux,
+monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+À Paris, ce 3 mars 1760.
+
+L'idée de M^me Madin de se faire adresser à un des amis du généreux
+protecteur de soeur Suzanne, était une suggestion de Satan, au moyen de
+laquelle ses suppôts espéraient inspirer adroitement à leur ami de
+Normandie de s'adresser à moi et de me mettre dans la confidence de
+toute cette affaire; ce qui réussit parfaitement, comme vous verrez par
+la suite de cette correspondance.
+
+
+LETTRE DE SOEUR SUZANNE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Monsieur, maman Madin m'a remis les deux réponses dont vous m'avez
+honorée, et m'a fait part aussi de la lettre que vous lui avez écrite.
+J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux que je ne mérite; oui, cent
+fois, mille fois mieux. J'ai si peu de monde, si peu d'expérience, et je
+sens si bien tout ce qu'il me faudrait pour répondre dignement à votre
+confiance; mais j'espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma
+reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux
+que si j'étais faite à ma place. Mon Dieu! que je suis pressée d'être
+guérie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir
+auprès de sa chère fille en tout ce qui dépendra de moi! On me dit que
+ce ne sera guère avant un mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher
+monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie;
+mais ils ne veulent pas que j'écrive, ils m'empêchent de lire, ils me
+tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et
+tout cela pour mon bien. Dieu soit loué! C'est pourtant bien malgré moi
+que je leur obéis.
+
+Je suis, avec un coeur reconnaissant, monsieur, votre très-humble et
+soumise servante,
+
+_Signé_: SUZANNE SIMONIN.
+
+À Paris, ce 3 mars 1760.
+
+
+LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours m'ont
+empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour vous marquer le
+plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence de M^lle Simonin. J'ose
+espérer que bientôt vous aurez la bonté de m'instruire de son parfait
+rétablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne
+pouvoir contribuer à l'exécution du projet que vous méditez en sa
+faveur; sans le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la
+prudence dont vous êtes capable et par l'intérêt que vous y prenez. Je
+n'ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit nombre de
+personnes aussi peu répandues que moi: et les connaissances telles que
+vous les désireriez ne sont pas faciles à trouver. Continuez, je vous
+supplie, à me donner des nouvelles de M^lle Simonin, dont les intérêts
+me seront toujours chers.
+
+J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.
+
+Ce 31 mars 1760.
+
+
+RÉPONSE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Monsieur, j'ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer sur le
+projet que j'avais; mais j'étais si pressée d'aller en avant. Voici donc
+ce qui m'avait passé par la tête. D'abord il faut que vous sachiez que
+le cardinal de T***[32] protégeait la famille. Ils perdirent tous
+beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait été présentée dans
+sa première jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants; les
+grâces de celle-ci l'avaient frappé; et il s'était chargé de son sort.
+Mais quand il ne fut plus, on disposa d'elle comme vous savez, et les
+protecteurs crurent s'acquitter envers la cadette en mariant les aînées
+à deux de leurs créatures. L'un de ces protégés a un emploi considérable
+à Albi; l'autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de
+Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur état dépend absolument de
+ceux qui les ont placés. J'avais donc pensé que, si l'on avait eu
+quelque accès auprès de M^me la marquise de T*** qu'on dit
+complaisante[33] et qui s'est mise en quatre dans le procès de mon
+enfant, et qu'on lui eût peint la triste situation d'une jeune personne
+exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays étranger et
+lointain[34], nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension
+de ces deux beaux-frères, qui ont emporté tout le bien de la maison, et
+qui ne songent guère à nous secourir. En vérité, monsieur, cela vaut
+bien la peine que nous revenions tous les deux là-dessus: voyez. Avec
+cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle
+tiendrait de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal
+pour l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne
+connais ni M^me la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt cardinal
+qu'on dit homme de lettres, ni personne[35] qui les approche; et ce fut
+l'enfant qui me suggéra de m'adresser à vous. Au reste, je ne saurais
+vous dire que sa convalescence aille comme je le désirerais. Elle
+s'était blessée au dedans des reins, comme je crois vous l'avoir dit: la
+douleur de cette chute, qui s'était dissipée, s'est fait ressentir;
+c'est un point qui revient et qui passe. Il est accompagné d'un léger
+frisson en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fièvre; le
+médecin hoche de la tête, et n'a pas un air qui me plaise. Elle ira
+dimanche prochain à la messe; elle le veut; et je viens de lui envoyer
+une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout du nez, et sous
+laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans péril dans
+une petite église borgne du quartier. Elle soupire après le moment de
+son départ, et je suis sûre qu'elle ne demandera rien à Dieu avec plus
+de ferveur que d'achever sa guérison, et de lui conserver les bontés de
+son bienfaiteur. Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et
+Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur,
+son absence ne m'empêcherait pas d'agir, si je découvrais parmi mes
+connaissances quelqu'un qui pût quelque chose auprès de M^me de T*** et
+du médecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit[36].
+
+Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi,
+monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+À Versailles, ce 25 mars 1760.
+
+_P. S._ Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous importuner;
+il n'y a que cette considération qui puisse la retenir.
+
+
+LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+Madame, votre projet pour M^lle Simonin me paraît très-louable, et me
+plaît d'autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son
+infortune, assurée d'un état un peu passable. Je ne désespère pas de
+trouver quelque ami qui puisse agir auprès de M^me de T***[37] ou du
+médecin A*** ou du secrétaire du feu cardinal, mais cela demande du
+temps et des précautions, tant pour éviter d'éventer le secret, que pour
+m'assurer la discrétion des personnes auxquelles je pense que je
+pourrais m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si
+M^lle Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé est
+assez rétablie, rien ne doit l'empêcher de partir; elle me trouvera
+toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées, et dans le
+même zèle à lui adoucir, s'il se peut, l'amertume de son sort. La
+situation de mes affaires et les malheurs du temps m'obligent de me
+tenir fort retiré à la campagne avec mes enfants, pour raison
+d'économie; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicité. C'est
+pourquoi M^lle Simonin pourra se dispenser de faire de la dépense en
+habillements ni si propres ni si chers; le commun peut suffire en ce
+pays. C'est dans cette campagne et dans cet état uni et simple qu'elle
+me trouvera, et où je souhaite qu'elle puisse goûter quelque douceur et
+quelque agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé
+d'observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de m'instruire de
+son départ; et de peur qu'elle n'eût égaré l'adresse que je lui avais
+envoyée, c'est chez M. Gassion, vis-à-vis la place Royale, à Caen.
+Cependant si je suis instruit à temps du jour de son arrivée, elle
+trouvera quelqu'un pour la conduire ici sans s'arrêter.
+
+J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.
+
+Ce 31 mars 1760.
+
+
+LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous douter?
+Qu'a-t-elle de mieux à faire que d'aller passer des jours heureux et
+tranquilles auprès d'un homme de bien, et dans une famille honnête?
+N'est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et
+où donnerait-elle de la tête si l'asile que vous avez eu la générosité
+de lui offrir venait à lui manquer? C'est elle-même, monsieur, qui parle
+ainsi; et je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore
+aller à la messe le jour de Pâques; c'était bien contre mon avis, et
+cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre; et depuis
+ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portée. Monsieur, je ne vous
+l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santé. Elle sent à présent de
+la chaleur au-dessus des reins, à l'endroit où elle s'est blessée dans
+sa chute; je viens d'y regarder, et je n'y vois rien du tout. Mais son
+médecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu'il
+craignait qu'il n'y eût un commencement de pulsation; qu'il fallait
+attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point
+d'appétit, elle dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement,
+par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité
+dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des
+impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de marcher;
+mais pour peu qu'elle penche du côté malade, c'est un cri aigu à percer
+le coeur. Malgré cela, j'espère, et j'ai profité du temps pour arranger
+son petit trousseau.
+
+C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter simple
+jusqu'à la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son hiver, avec
+une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement.
+
+Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en
+mousseline.
+
+Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune de mes
+filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela lui fera des
+habillements de toilette pour l'été.
+
+Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en
+mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six
+autres, d'une pièce de toile qu'on me blanchit à Senlis.
+
+Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.
+
+Deux douzaines de mouchoirs de poche.
+
+Plusieurs cornettes de nuit.
+
+Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes à un
+rang, et trois à deux rangs.
+
+Six paires de bas de coton fin.
+
+C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le
+lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité
+elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me
+prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses
+larmes, quand elle vit les justes de ma fille. «Hé! lui dis-je, de quoi
+pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez pas toujours été? _Il est
+vrai_,» me répondit-elle; puis elle ajouta: «À présent que j'espère être
+heureuse, il me semble que j'aurais de la peine à mourir. Maman, est-ce
+que cette chaleur de côté ne se dissipera point? Si l'on y mettait
+quelque chose?» Je suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas
+mon projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J'abandonne tout
+à votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que M^me la marquise
+de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revêche;
+que le secrétaire, fier du titre d'académicien qu'il a obtenu après
+vingt ans de sollicitations, s'en retourne en Bretagne, et que dans
+trois ou quatre mois d'ici[38] nous serons bien oubliés. Tout passe si
+vite d'intérêt dans ce pays-ci; on ne parle déjà plus guère de nous,
+bientôt on n'en parlera plus du tout.
+
+Ne craignez pas qu'elle égare l'adresse que vous lui avez envoyée. Elle
+n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder; elle
+oublierait plutôt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui
+demandai si elle ne voulait pas vous écrire, elle me répondit qu'elle
+vous avait commencé une longue lettre qui contiendrait tout ce qu'elle
+ne pourrait guère se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la
+grâce de guérir et de vous voir; mais qu'elle avait le pressentiment
+qu'elle ne vous verrait jamais. «Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle,
+je ne profiterai ni de vos bontés ni des siennes: ou M. le marquis
+changera de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.» «Quelle folie! lui
+dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idées
+tristes, ce que vous craignez vous arrivera?» Elle dit: _Que la volonté
+de Dieu soit faite._ Je la priai de me montrer ce qu'elle vous avait
+écrit; j'en fus effrayée, c'est un volume, c'est un gros volume. «Voilà,
+lui dis-je en colère, ce qui vous tue.» Elle me répondit: «Que
+voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, ou je m'ennuie.--Et quand
+avez-vous pu griffonner tout cela?--Un peu dans un temps, un peu dans un
+autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai
+souffert...» Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a fait
+autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à mes prières;
+elle vous regarde comme son cher maître, et il est sûr qu'elle vous
+obéira. Cependant comme je conçois que les heures sont bien longues pour
+elle, et qu'il faut qu'elle s'occupe, ne fût-ce que pour l'empêcher
+d'écrire davantage, de rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter
+un tambour[39], et je lui ai proposé de commencer une veste pour vous.
+Cela lui a plu extrêmement, et elle s'est mise tout de suite à
+l'ouvrage. Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un
+mot, s'il vous plaît, qui défende d'écrire et de trop travailler.
+J'avais résolu de retourner ce soir à Versailles; mais j'ai de
+l'inquiétude: ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux être
+demain auprès d'elle lorsque son médecin reviendra. J'ai malheureusement
+quelque foi aux pressentiments des malades; ils se sentent. Quand je
+perdis M. Madin, tous les médecins m'assuraient qu'il en reviendrait; il
+disait, lui, qu'il n'en reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait
+que trop vrai. Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous écrire: s'il
+fallait que je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais.
+Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. C'est
+à présent que les misérables qui l'ont déterminée à s'enfuir sentent la
+perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard.
+
+J'ai l'honneur d'être avec des sentiments de respect et de
+reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble et
+très-obéissante servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+À Paris, ce 13 avril 1760.
+
+
+RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre inquiétude sur la
+maladie de M^lle Simonin. Son état infortuné m'avait toujours infiniment
+touché; mais le détail que vous avez eu la bonté de me faire de ses
+qualités et de ses sentiments, me prévient tellement en sa faveur, qu'il
+me serait impossible de n'y pas prendre le plus vif intérêt: ainsi, loin
+que je puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je vous
+prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par mes lettres, et qui
+ne souffriront aucune altération. J'ai cru qu'il était prudent de ne lui
+point écrire, afin de lui ôter toute occasion de s'occuper à faire une
+réponse. Il n'est pas douteux que tout genre d'occupation lui est
+préjudiciable dans son état d'infirmité; et si j'avais quelque pouvoir
+sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux
+m'adresser qu'à vous-même, madame, pour lui faire connaître ce que je
+pense à cet égard. Ce n'est pas que je ne fusse charmé de recevoir de
+ses nouvelles par elle-même; mais je ne pourrais approuver en elle une
+action de pure bienséance, qui pût contribuer au retardement de sa
+guérison. L'intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier
+encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours persuadée de
+ma sincère affection pour elle, et de l'estime particulière, et de la
+considération véritable avec laquelle j'ai l'honneur d'être, madame,
+votre très-humble et très-obéissant serviteur.
+
+Ce 25 avril 1760.
+
+_P. S._ Incessamment j'écrirai à un de mes amis, à qui vous pourrez vous
+adresser pour M^me de T***[40]. Il se nomme M. Grimm, secrétaire des
+commandements de M. le duc d'Orléans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg,
+près la rue Saint-Honoré, à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez
+la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrêmes
+obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer ma
+reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui.
+
+
+LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu l'honneur de vous
+écrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma
+peine, et j'espère que vous me saurez gré de n'avoir pas mis votre âme
+sensible à une épreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m'était
+chère. Imaginez-vous, monsieur, que je l'aurai vue près de quinze jours
+de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës.
+Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d'elle et de moi. La pauvre
+malheureuse est encore; mais ce ne peut être pour longtemps. Ses forces
+sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine à
+s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a point abandonnée.
+Si celle-là n'est pas sauvée, que deviendrons-nous? L'espoir que j'avais
+de sa guérison a disparu tout à coup. Il s'était formé un abcès au côté,
+qui faisait un progrès sourd depuis sa chute. Elle n'a pas voulu
+souffrir qu'on l'ouvrît à temps, et quand elle a pu s'y résoudre, il
+était trop tard. Elle sent arriver son dernier moment; elle m'éloigne;
+et je vous avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle.
+Elle fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle
+qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai seule à côté de
+son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui
+donnai; elle la prit, la porta contre ses lèvres, et m'attirant vers
+elle, elle me dit, si bas que j'avais peine à l'entendre: «Maman, encore
+une grâce.
+
+--Laquelle, mon enfant?
+
+--Me bénir, et vous en aller.»
+
+Elle ajouta: «Monsieur le marquis... ne manquez pas de le remercier.»
+
+Ces paroles auront été ses dernières. J'ai donné des ordres, et je me
+suis retirée chez une amie, où j'attends de moment en moment. Il est une
+heure après minuit. Peut-être avons-nous à présent une amie au ciel.
+
+Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante
+servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+La lettre précédente est du 7 mai; mais elle n'était point datée.
+
+
+LETTRE DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
+
+La chère enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les nôtres ont
+peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de ce monde dans celui
+où nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre
+heures du matin. Comme sa vie avait été innocente, ses derniers instants
+ont été tranquilles, malgré tout ce qu'on a fait pour les troubler.
+Permettez que je vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à
+son sort; c'est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes
+les lettres dont vous nous avez honorées. J'avais gardé les unes, et
+j'ai trouvé les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques
+jours avant sa mort; ils contiennent, à ce qu'elle m'a dit, l'histoire
+de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses où elle
+a demeuré, et ce qui s'est passé après sa sortie. Il n'y a pas
+d'apparence que je les lise sitôt: je ne saurais rien voir de ce qui lui
+appartenait, rien même de ce que mon amitié lui avait destiné, sans
+ressentir une douleur profonde.
+
+Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile, je serai
+très-flattée de votre souvenir.
+
+Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu'on doit
+aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur, votre très-humble
+et très-obéissante servante,
+
+_Signé_: MOREAU-MADIN.
+
+Ce 10 mai 1760.
+
+
+LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.
+
+Je sais, madame, ce qu'il en coûte à un coeur sensible et bienfaisant de
+perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse occasion de lui
+dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l'infortune, et par
+les aimables qualités, telles qu'ont été celles de la chère demoiselle
+qui cause aujourd'hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus
+tendre sensibilité. Vous l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa
+séparation plus difficile à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses
+malheurs m'avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir
+de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en a
+ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant
+désirée, je dois l'en bénir; mais je ne puis y être insensible. Vous
+avez du moins la consolation d'en avoir agi à son égard avec les
+sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse. Je les ai
+admirés, et mon ambition eût été de vous imiter. Il ne me reste plus que
+le désir ardent d'avoir l'honneur de vous connaître, et de vous exprimer
+de vive voix combien j'ai été enchanté de votre grandeur d'âme, et avec
+quelle considération respectueuse j'ai l'honneur d'être, madame, votre
+très-humble et très-obéissant serviteur.
+
+Ce 18 mai 1760.
+
+_P. S._ Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée m'est
+devenu extrêmement cher; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand
+sacrifice, que celui de me communiquer les petits mémoires qu'elle a
+faits de ses différents malheurs? Je vous demande cette grâce, madame,
+avec d'autant plus de confiance, que vous m'aviez annoncé que je pouvais
+y avoir quelque droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que
+toutes vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos.
+Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture de
+Caen, qui loge _au Grand-Cerf_, rue Saint-Denis, à Paris, et part tous
+les lundis.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi finit l'histoire de l'infortunée soeur Suzanne Saulier, dite
+Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien
+triste que les mémoires de sa vie n'aient pas été mis au net; ils
+auraient formé une lecture très-intéressante. Après tout, M. le marquis
+de Croismare doit savoir gré à la perfidie de ses amis de lui avoir
+fourni une occasion de secourir l'infortune avec une noblesse, un
+intérêt, une simplicité vraiment dignes de lui: le rôle qu'il joue dans
+cette correspondance n'est pas le moins touchant du roman.
+
+On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté la fin de soeur
+Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à cause des avis que nous
+reçûmes du château de Lasson, qu'on y meublait un appartement pour
+recevoir M^lle de Croismare, que son père voulait faire sortir du
+couvent, où elle avait été depuis la mort de sa mère. Ces avis
+ajoutaient qu'on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en
+même temps jouer le rôle de gouvernante auprès de la jeune personne, et
+que M. de Croismare s'occupait d'ailleurs à pourvoir la bonne qui avait
+été jusqu'alors auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le
+choix sur le parti qui nous restait à prendre; et ni la jeunesse, ni la
+beauté, ni l'innocence de soeur Suzanne, ni son âme douce, sensible et
+tendre, capable de toucher les coeurs les moins enclins à la compassion,
+ne purent la sauver d'une mort inévitable. Mais comme nous avions tous
+pris les sentiments de M^me Madin pour cette intéressante créature, les
+regrets que nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de
+son respectable protecteur.
+
+ * * * * *
+
+S'il se trouve quelques contradictions légères entre le récit et les
+mémoires, c'est que la plupart des lettres sont postérieures au roman,
+et l'on conviendra que s'il y eut jamais une préface utile, c'est celle
+qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la seule dont il fallait
+renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage.
+
+
+QUESTION AUX GENS DE LETTRES.
+
+M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des lettres bien
+écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, employait des
+journées à les gâter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de
+ses associés en scélératesse, tout ce qu'elles avaient de saillant,
+d'exagéré, de contraire à l'extrême simplicité et à la dernière
+vraisemblance; en sorte que si l'on eût ramassé dans la rue les
+premières, on eût dit: «Cela est beau, fort beau...» et que si l'on eût
+ramassé les dernières, on eût dit: «Cela est bien vrai...» Quelles sont
+les bonnes? Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l'admiration?
+ou celles qui devaient certainement produire l'illusion[41]?
+
+
+
+
+NOTE
+
+
+Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur _la Religieuse_ (_Notice
+préliminaire_) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui
+va suivre, l'éditeur fut assez généralement blâmé d'avoir joint au roman
+la seconde partie où Grimm explique les motifs qui portèrent Diderot à
+l'écrire et les circonstances dans lesquelles il fut composé. Ces
+reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondés. Est-ce parce
+qu'aujourd'hui la critique a complètement renversé son objectif? Cela
+est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer ainsi?
+Voilà ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons à
+approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre parti
+tous les lecteurs qui sont plus amis de la vérité que de Platon. On va
+lire les objections de Naigeon. Il les avait placées en tête de
+l'addition de Grimm, afin de leur donner plus de force en prévenant le
+public. Nous les avons placées après, par la même tactique, afin de leur
+enlever un peu de leur portée, en laissant au public le soin de se faire
+sa propre opinion. Tous les lecteurs non prévenus n'auront vu, bien
+certainement, dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-même: une
+partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une préface, et qui
+était la seule préface qu'il fallût au livre, une fois lu. Qui
+cherchons-nous ici? Nous cherchons Diderot. Où le trouvons-nous? Nous le
+trouvons surtout dans cette préface-annexe. La prétention de Naigeon et
+des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer _la Religieuse_ en
+un document historique est insensée. Ce roman est plus que de
+l'histoire, et en le réduisant au rôle d'un mémoire destiné à un avocat
+on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient maintenir
+Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilà ce que ces critiques
+auraient dû d'abord se demander. Quand ils auraient été convaincus du
+contraire, n'auraient-ils pas été forcés d'avouer qu'ils avaient voulu
+jouer le rôle de trompeurs? Et combien ce rôle est-il odieux! Nous
+aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que _la Religieuse_ est une
+oeuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne diminue pas
+non plus l'effet que cette oeuvre devait produire, puisque l'artiste a
+pris pour guide la stricte réalité.
+
+Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu'il
+dit de _la Religieuse_, mais pour les singulières théories qu'il émet
+sur le rôle de l'éditeur; théories qu'il n'a heureusement pas pu mettre
+en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus
+prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des
+oeuvres posthumes de Diderot, c'est-à-dire de la meilleure partie de son
+bagage philosophique et littéraire.
+
+Voici l'avertissement de l'édition de 1798:
+
+ * * * * *
+
+«Les lettres suivantes[42] ne se trouvent point dans le manuscrit
+autographe de _la Religieuse_; et je les aurais certainement
+retranchées, si j'avais été le premier éditeur de ce roman. Il m'a
+toujours semblé que cette espèce de canevas, sur lequel l'imagination
+vive et brillante de Diderot a brodé avec beaucoup d'art, et souvent
+avec un goût exquis, cet ouvrage si intéressant, devait disparaître
+entièrement sous l'ingénieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser
+voir que ce résultat important. S'il est vrai, comme on n'en peut
+douter, que dans tous nos plaisirs, même les plus délicieux et les plus
+substantiels, si j'ose m'exprimer ainsi, il entre toujours un peu
+d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent même pour nous, en
+raison de la force et de la durée de ce prestige enchanteur; en nous
+l'ôtant, on détruit en nous une source féconde de jouissances diverses,
+et peut-être même une des causes les plus actives de notre bonheur: il
+en est de nous, à cet égard, comme de ce fou d'Argos, que ses amis
+rendirent malheureux[43], en le guérissant de sa folie. Il y a tant de
+points de vue divers, sous lesquels on peut considérer le même objet! et
+les hommes, en général, sont si diversement affectés des mêmes choses et
+souvent des mêmes mots, que ces lettres n'ont pas produit sur quelques
+lecteurs l'impression que j'en ai reçue. Cette différente manière de
+sentir et de voir ne m'a point étonné: j'en ai seulement conclu que mon
+premier jugement, ainsi que cela est toujours nécessaire pour éviter
+l'erreur, devait être soumis à une nouvelle révision. J'ai donc relu ces
+lettres de suite, afin d'en mieux prendre l'esprit, et d'en voir, pour
+ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'oeil: et je persiste à croire que,
+lues avant ou après le drame dont elles sont la fable, elles en
+affaiblissent également l'intérêt, et lui font perdre ce caractère de
+vérité si difficile à saisir dans tous les arts d'imitation, et qui
+distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes
+les matières qui sont l'objet des connaissances humaines, le
+raisonnement, l'observation, l'expérience ou le calcul doivent seuls
+être consultés; quoique les autorités, quelle qu'en soit la source,
+soient en général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et
+doivent être employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de
+circonspection et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de
+Diderot semble devoir être ici de quelque poids; on doit naturellement
+supposer que le parti auquel il s'est enfin arrêté, lui a paru en
+dernière analyse le plus propre à produire un grand effet: or, il a
+supprimé ces lettres, comme après la construction d'un édifice on
+détruit l'échafaud qui a servi à relever. Elles ne font point partie du
+manuscrit de _la Religieuse_[44], qu'il m'a remis plusieurs mois avant
+sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection
+générale de ses oeuvres, soit d'ailleurs chargé d'un grand nombre de
+corrections, et de deux additions très-importantes qui ne se trouvent
+point dans la première édition.
+
+«Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à beaucoup
+d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement
+tout ce qu'un auteur célèbre a écrit; ce qui est presque aussi ridicule
+que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a dit dans
+le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le
+mauvais goût des éditeurs n'ont pas peu contribué à corrompre, à cet
+égard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'_ils vivaient des sottises des
+morts_; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en général, de cette
+espèce de tact et d'instinct qui fait découvrir une belle page, une
+belle ligne partout où elle se trouve; plus occupés surtout de grossir
+le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils
+publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect
+tout ce qu'il a produit de bon, de médiocre et de mauvais; ils enlèvent
+en même temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poëte, la
+paille, la balle, la poussière et le grain; _rem auferunt cum
+pulvisculo_. Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d'un coup d'oeil si
+juste et si prompt le côté ridicule des personnes et des choses;
+Voltaire, qui a l'art si difficile et si rare de dire tout avec grâce,
+compare finement la manie des éditeurs à celle des sacristains. «Tous,
+dit-il, rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire révérer. Mais on
+ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a écrit de digne d'être lu.
+Avec cette règle honnête il y aurait moins de livres et plus de goût
+dans le public[45].» Convaincu depuis longtemps de la vérité de cette
+observation, je n'ai pu voir sans peine qu'on imprimât _la Religieuse_
+et _Jacques le Fataliste_ avec tous les défauts qui les déparent plus ou
+moins aux yeux des lecteurs d'un goût sévère et délicat. Un éditeur qui,
+sans avoir connu personnellement Diderot, n'aurait eu pour chérir, pour
+respecter sa mémoire, d'autres motifs que les progrès qu'il a fait faire
+à la raison, à l'esprit philosophique, et la forte impulsion qu'il a
+donnée à son siècle; en un mot, un éditeur tel qu'Horace nous peint[46]
+un excellent critique, et tel que Diderot même le désirait, parce qu'il
+en sentait vivement le besoin, aurait réduit _Jacques le Fataliste_ à
+cent pages, ou peut-être même il ne l'eût jamais publié. Mon dessein
+n'est point d'anticiper ici sur le jugement que j'ai porté ailleurs[47]
+de ces deux contes de Diderot, et en général de tous ses manuscrits; je
+dirai seulement que _Jacques le Fataliste_ est un de ceux où il y avait
+le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n'en fallait conserver que
+l'épisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte
+charmant, du plus grand intérêt, et d'un but très-moral. Ce n'est pas
+que dans ce même roman, dont _Jacques_ est le héros, on ne trouve ça et
+là des réflexions très-fines, souvent profondes, telles enfin qu'on les
+peut attendre d'un esprit ferme, étendu, hardi, et qui sait généraliser
+ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques, placées dans la bouche
+d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenées d'ailleurs peu
+naturellement, et n'étant point liées à un sujet grave, dont toutes les
+parties fortement enchaînées entre elles s'éclaircissent, se fortifient
+réciproquement, et forment un tout, un système UN, n'ont fait aucune
+sensation. Ce sont quelques paillettes d'or éparses, enfouies dans un
+fumier où personne assurément ne sera tenté de les chercher; et, par
+cela même, des idées isolées, stériles et perdues[49].
+
+«Au reste, si je pense que pour l'intérêt même de la gloire de Diderot,
+il fallait jeter au feu les trois quarts de _Jacques le Fataliste_, et
+que les règles inflexibles du goût et de l'honnête en imposaient même
+impérieusement la loi à l'anonyme qui a publié le premier ce roman, je
+n'aurais supprimé de _la Religieuse_ que la peinture très-fidèle, sans
+doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure.
+Les divers moyens qu'elle emploie pour séduire, pour corrompre une jeune
+enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la candeur et
+l'innocence; cette description vive et animée de l'ivresse, du trouble
+et du désordre de ses sens à la vue de l'objet de sa passion criminelle;
+en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de débauche, d'ailleurs
+assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait entraîner avec
+violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais être sans danger
+pour les moeurs et pour la santé; et quand il ne ferait qu'échauffer
+l'imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres le plus
+impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans quelques
+individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme marqué
+par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et de
+se propager, précipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait
+encore un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation à Diderot; et je
+dois dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des
+raisons dont j'appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à
+la décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de
+quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme,
+même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme
+honnête. Il est certain que l'ouvrage ainsi épuré n'aurait rien perdu de
+son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût
+prescrit sans crainte la lecture à sa fille[50]; et le but de l'auteur
+eût été pleinement rempli.
+
+«Ces retranchements, que _Jacques le Fataliste_ et _la Religieuse_
+semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus
+la nécessité, qu'on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et
+plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui
+très-inutiles. La première impression, toujours si difficile à effacer,
+est faite; et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliqués à la
+correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la
+détruire, ni même l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs.
+Les uns, par cette étrange manie[51] d'avoir sans exception tous les
+ouvrages d'un philosophe, d'un poëte, ou d'un littérateur illustre; les
+autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif
+qu'ont tous les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en
+dépréciant les plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs
+fautes, s'obstineraient à redemander _la Religieuse_ et _Jacques le
+Fataliste_ tels qu'on les avait d'abord publiés; et bientôt ces presses,
+aujourd'hui si multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise
+commune, _Rem, rem, quocumque modo, rem_, rouleraient de toutes parts
+pour reproduire ces romans dans l'état informe où Diderot, atteint tout
+à coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un
+affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser.
+
+«Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s'arrêter
+un moment pour en sentir la force, m'ont déterminé à ne rien retrancher
+des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus
+corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la première édition, et
+revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de
+l'auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin,
+pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux
+détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop
+souvent permis dans _Jacques le Fataliste_, je leur déclare que ces
+passages mêmes que l'auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que
+sales, n'ont pas même été adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de
+cette édition ce que l'abbé Terrasson disait de celle du _Nouveau
+Testament_ du P. Quesnel[52], que c'était _un bon livre, où le scandale
+du texte était conservé dans toute sa pureté_.»
+
+ * * * * *
+
+Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation
+précédente, et n'est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules, qu'une
+revanche d'éditeur devancé?
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1] Ce décret fut promulgué le 27 février 1790.
+
+[2] Par C.-F. Kramer, in-8º; Riga, 1797.
+
+[3] C'est ce qui est arrivé pour l'édition de la _Religieuse_ de M.
+Génin, dans les _OEuvres choisies_ de Diderot (in-18, Firmin Didot,
+1856). Les points qui remplacent certains passages, ces points
+mystérieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruosités, et,
+certes, font plus rêver les jeunes gens que ne le ferait le texte
+même. Il en est de ces réticences maladroites comme des questions
+inconsidérées des confesseurs.
+
+[4] Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux
+rédacteurs de la _Décade_; mais, en retrouvant la conclusion de
+l'article dans la _Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût_ (1810,
+t. V, p. 84), nous devons nous demander si son véritable auteur ne
+serait pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifié, sous l'Empire, sa
+première rédaction qu'en la condensant et en écrivant «hommes sages»
+à la place de «philosophes.»
+
+[5] Célèbre maître de danse, déjà nommé.
+
+[6] VARIANTE: Toussé.
+
+[7] VARIANTE: J'allais les porter.
+
+[8] VARIANTE: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi!
+
+[9] Dans un _Essai sur les Fêtes nationales_, an II (1794),
+Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans
+attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la
+procession de la Fête-Dieu.
+
+[10] VARIANTE: Que je n'osais la regarder.
+
+[11] L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi
+et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La
+supérieure, qui mettait de la coquetterie à avoir les plus belles
+voix, n'hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les
+choeurs de l'Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les _Bijoux
+indiscrets_, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait
+ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.
+
+[12] Air de Telaïre, dans _Castor et Pollux_, tragédie lyrique de
+Bernard, musique de Rameau (1737). Il était chanté par M^lle
+Arnould.
+
+[13] Au cachot qu'on nommait _in pace_.
+
+[14] Avocat célèbre de l'époque.
+
+[15] L'ennemi intime de Bordeu.
+
+[16] De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là...»
+M. Génin met des points.
+
+[17] M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments
+insignifiants, jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus,
+naturellement, de raison d'être. Il eût mieux valu supprimer tout ce
+qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la
+justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait
+remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon,
+M. Génin ne peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire
+observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l'innocence
+de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce prix. Soeur
+Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être
+maculée, sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous
+ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent
+eux-mêmes s'en douter.
+
+[18] Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut
+même appeler un de ces mots _trouvés_, que l'homme de génie regarde
+avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une
+espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas
+de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par M^me d'Holbach,
+qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession
+de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir
+ainsi arrêté depuis plus d'un mois dans une route où elle
+n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple
+exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre
+plusieurs débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière
+d'être vrai. Votre supérieure n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le
+voici: _Mon père, je suis damnée._» Ce mot, qui, dans la
+circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de
+la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa
+justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se
+plaisait à citer cet exemple de l'extrême finesse de tact et
+d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison, ce
+me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à
+son auteur, était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la
+nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne
+pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu
+connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru
+devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)
+
+[19] Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de
+tous les acteurs de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la
+plaisanterie, sont véritablement de cet homme honnête, sensible et
+bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront partout la candeur
+et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l'on remarque de
+même un grand caractère de vérité, mais qui n'est que l'heureux
+effet de l'art et du talent, sont de Diderot, à l'exception de
+quelques lignes que lui ont fournies Grimm et M^me d'Épinay.
+C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait,
+que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnêteté
+très-délicate, toute la trame de cet ingénieux roman, où le bon et
+vertueux Croismare joue un si beau rôle. Ses amis, dont il
+embellissait la société par les grâces et l'originalité de son
+esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa
+terre, et presque résolu à s'y fixer tout à fait. Cette longue
+absence et ce projet d'une retraite totale les affligeaient
+également; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d'une solitude
+pour laquelle, d'ailleurs, son âme aimante, active et douce n'était
+point fait. Mais l'intérêt qu'ils lui inspirèrent pour la jeune
+religieuse devenant très-vif, ils furent obligés de la faire mourir,
+et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que de le ramener
+au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu
+malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette
+première lettre, qui est de Grimm, d'autres détails relatifs au
+marquis de Croismare et à la prétendue religieuse. (Note de
+Naigeon.) Voyez aussi notre _Notice préliminaire_ de la
+_Religieuse_.
+
+[20] Pour cet EXTRAIT, nous avons suivi le texte que nous ont fourni
+les deux volumes de passages supprimés de la _Correspondance_ de
+Grimm, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. LXVI, note), et qui se
+trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal. Il nous a paru de beaucoup
+préférable à la version reproduite jusqu'à présent, en ce qu'il
+comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages
+nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui
+voudraient constater ces différences, que nous n'avons pas voulu
+toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre
+mesure, à comparer les deux rédactions.
+
+[21] _Mélanie_, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les
+malheurs d'une religieuse malgré elle, fut représentée en 1770. À
+cette époque, la _Religieuse_ de Diderot n'était connue que par les
+manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en
+avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions décider. Mais il
+est bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu'il
+combat à propos de tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a
+pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu'il n'oublie pas _Jacques
+le Fataliste_, publié à la même époque.
+
+[22] Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d'une assez
+singulière aventure. Il avait signé un engagement avec un
+entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules
+religieux. Procès; et intervention du clergé, qui prétendit qu'on ne
+pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en
+matière de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas
+être damné, dut financer.
+
+[23] Voyez, t. IV, _Cinqmars et Derville_, dialogue; et ci-après: le
+_Neveu de Rameau_ et la _Correspondance_.
+
+[24] Dans la rédaction que nous suivons, _M. Diderot_ est partout
+substitué au _Nous_ des éditions précédentes. Il devient l'âme de
+cette intrigue, comme de celle qu'il a mise en scène dans: _Est-il
+bon, est-il méchant?_
+
+[25] Nous retrouverons M. d'Alainville dans la _Correspondance_.
+L'anecdote est inédite.
+
+[26] Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard?
+
+[27] Manque dans les précédentes éditions.
+
+[28] Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est
+expliquée quelques lignes plus bas.
+
+[29] Les éditions connues mettent: _un Savoyard_.
+
+[30] Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas
+dans le manuscrit de l'Arsenal, mais on y lit en note: «Cette lettre
+se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l'inséra
+lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui
+étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher.»
+
+[31] Les éditions connues écrivent: SUZANNE DE LA MARRE.
+
+[32] Les éditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer,
+_Tencin_.
+
+[33] VARIANTE: «Castries, qui est Fleury de son nom...» Lisons, comme
+ci-dessus, _Tencin_.
+
+[34] VARIANTE: «Cette dame, qu'on dit compatissante, eût agi auprès de
+son mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et...»
+
+[35] VARIANTE: «... ni M. le marquis de Castries, ni madame son
+épouse...»
+
+[36] VARIANTE: «... auprès de M^me de Castries ou de monsieur son
+mari.»
+
+[37] VARIANTE: «de Castries.»
+
+[38] VARIANTE: «... M. le marquis de Castries fera la campagne, et
+qu'on part, que M^me de Castries ira dans ses terres, et que dans
+sept ou huit mois d'ici...» En remplaçant _Castries_ par _Tencin_,
+le secrétaire, «fier du titre d'académicien,» si longtemps
+sollicité, devient l'abbé Trublet, reçu en 1761.
+
+[39] À broder.
+
+[40] VARIANTE: «de Castries.»
+
+[41] Les deux derniers alinéas sont inédits.
+
+[42] Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l'extrait
+de la _Correspondance_ de Grimm.
+
+[43]
+
+ ......... Pol, me occidistis, amici,
+ Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
+ Et demptus per vim mentis gratissimus error.
+
+HORAT. _Epist._ lib. II, epist. II, vers. 138 et seq.
+
+(Note de Naigeon.)
+
+[44] Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des
+divers morceaux de cet _échafaud_, pour parler comme Naigeon, est dû
+à Grimm et non à Diderot.
+
+[45] Avec cette règle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant
+le goût de l'éditeur, et il n'y aurait ni respect du public, qu'on
+n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de
+lui-même, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des
+commentateurs enlèverait le nez (_Bijoux indiscrets_, t. IV, p.
+297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit
+M^me Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait
+son salon.
+
+[46]
+
+ Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes;
+ Culpabit duros; incomptis allinet atrum
+ Transverso calamo signum: ambitiosa recidet
+ Ornamenta; parum claris lucem dare coget;
+ Arguet ambiguè dictum; mutanda notabit.
+ Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum
+ Offendam in nugis? hae nugae seria ducent
+ In mala derisum semel, exceptumque sinistrè.
+
+HORAT. _De Art. poet._, vers. 445 et seq.
+
+(Note de Naigeon.)
+
+[47] Voyez les _Mémoires historiques et philosophiques sur la
+vie et les ouvrages de Diderot_. Ce volume, qui pourra servir
+d'introduction à l'édition que je publie de ses ouvrages, sera
+très-incessamment sous presse[48]. (Note de Naigeon.)
+
+[48] Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l'ont
+empêché de publier ces Mémoires. (Note de l'édition BRIÈRE.)--Ils
+font partie de l'édition Brière.
+
+[49] Ce qui veut dire qu'étant donné un fumier où il y a des perles,
+il vaut mieux tout détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile
+de fouiller dans Ennius.
+
+[50] Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-être
+volontairement. Jamais _la Religieuse_ n'a été, dans la pensée de
+Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de famille. Ce
+qu'il avait en vue était la réforme des voeux perpétuels, et il
+s'adressait à ceux qui pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux
+législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que
+subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de
+protester utilement contre elle.
+
+[51] Voyez combien cette manie a grossi la collection des OEuvres de
+Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire même,
+qui leur est si supérieur sous tous les rapports: et jugez par ces
+divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil
+des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille,
+quoique assurément il y en ait beaucoup dans cette collection,
+d'ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d'être écrites, ne sont
+pas dignes d'être lues. (Note de Naigeon.)--Cette accusation de
+manie ne nous émeut en aucune façon. Nous faisons tous nos efforts
+pour «grossir le recueil des ouvrages de Diderot,» et nous ne
+regrettons qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en
+aient trop détruit.
+
+[52] L'édition la plus complète du _Nouveau Testament_ du P. Quesnel
+est celle de Paris, 1698, 4 vol. in-8º. (Note de l'édition BRIÈRE.)
+
+
+
+
+
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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+ <title>The Project Gutenberg ebook of La religieuse, by Denis Diderot.</title>
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+The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: La religieuse
+
+Author: Denis Diderot
+
+Editor: Jules Assézat
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE ***
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+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+<p class="c">[Extrait des &OElig;uvres complètes de Diderot, éditées par Jules Assézat, tome cinquième, Paris, Garnier Frères, 1875.]</p>
+
+
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+
+<h1>LA RELIGIEUSE</h1>
+
+<p class="c">(Écrit en 1760.&mdash;Publié en 1796.)</p>
+
+
+
+
+<h2>NOTICE PRÉLIMINAIRE</h2>
+
+
+<p>La chronologie n'est point une science à dédaigner, et quand on ne
+consulte pas avec soin les registres où elle inscrit au jour le jour les
+événements que l'histoire brouille souvent à distance, on risque de
+fausser, par une seule inadvertance, le caractère d'un homme et parfois
+celui de toute une époque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes
+<i>Notices</i>, d'entamer une discussion à ce sujet, mais nous ne pouvons
+nous dispenser cependant de réagir contre une opinion qui pourrait
+prendre quelque consistance si l'on s'attachait à la valeur de l'homme
+qui l'a exprimée, il y a quelque temps, dans une collection destinée à
+avoir beaucoup de lecteurs, celle des <i>Chefs-d'&oelig;uvre des Conteurs français</i>
+(Charpentier, 3 vol. in-18, 1874).</p>
+
+<p>Dans son <i>Introduction aux Conteurs français du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle</i>,
+M. Ch. Louandre écrit: «La croisade philosophique ne commence que
+vers 1750. Diderot ouvre le feu par la <i>Religieuse</i>, et fait revivre toutes
+les accusations des réformés: le célibat, le renoncement, l'ensevelissement
+dans les cloîtres sont en contradiction avec les instincts les plus
+profonds de l'âme humaine. Ils conduisent au désespoir, à la révolte
+désordonnée des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de faire
+des saints, ils ne font que des victimes. Cette thèse, développée avec
+une verve éclatante, laissa dans les esprits une impression profonde, et
+si l'on veut prendre la peine de comparer la <i>Religieuse</i> et les discussions
+qui ont provoqué le décret de l'Assemblée nationale<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>, portant suppression
+des ordres religieux, on pourra se convaincre que les législateurs
+ont en grande partie reproduit les arguments du romancier.»</p>
+
+<p>La <i>Religieuse</i> ne fut publiée qu'en l'an V (1796) de la République
+française, et quoiqu'elle fût alors composée depuis trente-cinq ans, elle
+s'était si peu répandue hors des sociétés du baron d'Holbach et de
+M<sup>me</sup> d'Épinay, que Grimm lui-même, en 1770, n'en parlait que comme
+d'une ébauche inachevée et très-probablement perdue. Voilà donc toute
+la fable de l'influence du roman sur les législateurs de 1790 à vau-l'eau.</p>
+
+<p>Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a
+pu exercer Diderot sur la Révolution. C'est, outre la préoccupation de
+l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle qu'on
+lui attribue trop généralement, par souvenir de l'identification, tentée
+à un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de Babeuf.</p>
+
+<p>À qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous
+ne le savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'où lui venait
+la copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la <i>Correspondance</i> de
+Grimm, qu'on a toujours placé depuis à la suite du roman, avec raison,
+quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous répondrons à ce sujet.</p>
+
+<p>Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de
+Grimm fut prodigieux; que les éditions se multiplièrent dans tous les
+formats, et que, malgré deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous
+un régime ouvertement clérical, elles n'ont pas cessé de se renouveler.
+Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8<sup>o</sup> de 411 pages, 1796, et,
+même date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris), 1797,
+in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8<sup>o</sup>, portrait et figures
+gravés par Dupréel; 1804, 2 vol. in-8<sup>o</sup> avec figures de Le Barbier (les
+mêmes que celles de l'édition de 1799); Taillard, 1822, in-18; Pigoreau,
+1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait et une figure,
+gravés par Couché fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard, 1831, in-18; 1832,
+in-18, figures; 1832, in-8<sup>o</sup>, figures; Rignoux, 1833, in-18; Chassaignon,
+1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18, figures; Bry, 1849, in-4<sup>o</sup>,
+figures...; enfin celle: France et Belgique (Bruxelles), 1871, in-12, portrait
+d'après Garand, gravé à l'eau-forte par Rajon.</p>
+
+<p>La <i>Religieuse</i> a été traduite en allemand<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>, en anglais et en espagnol.</p>
+
+<p>Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous
+les livres ont leur destin, celui des chefs-d'&oelig;uvre, malgré toutes les
+persécutions, est de ne pas périr.</p>
+
+<p>Nous appelons la <i>Religieuse</i> un chef-d'&oelig;uvre, et c'est un chef-d'&oelig;uvre
+tel, qu'il ne peut être touché sans perdre une partie de sa
+valeur et sans devenir même dangereux<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>. Comment eût-on voulu que
+Diderot s'arrêtât en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des cloîtres.
+Et il aurait laissé de côté une des formes de la maladie hystérique qui
+en résulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les cruautés, on peut
+les nier: elles se passent à huis clos et ne transpirent que rarement
+(voir cependant Louis Blanc, <i>Histoire de la Révolution</i>, t. III, p. 338,
+renvoyant au <i>Mémoire</i> de M. Tilliard avec les notes de la s&oelig;ur Marie
+Lemonnier, mémoire dont les journaux ont publié des extraits vers 1845);
+mais la maladie parle, et toujours haut, et elle réclame l'intervention d'un
+homme, qui n'est plus le prêtre, mais le médecin. Si discret que soit
+celui-ci, avec quelque soin qu'on le choisisse, il ne peut pas toujours
+trahir la science, sa véritable maîtresse, et il parle. La <i>Religieuse</i> est la
+mise en action des idées qui règnent dans l'admirable morceau <i>sur les
+Femmes</i> (voir tome II), et l'on eût voulu que la <i>bête féroce</i> n'y jouât pas
+son rôle? On eût voulu que Diderot se condamnât au lieu commun, bon
+pour La Harpe, de la religieuse au c&oelig;ur plein d'un amour mondain?
+Cela était impossible. La seule chose possible était de toucher à ces
+matières avec discrétion, avec prudence, et si l'on rapproche les passages
+où Diderot peint la maladie de la supérieure dissolue de ceux de certains
+de ses ouvrages où il n'avait pas à montrer autant de réserve, on ne
+pourra se refuser à reconnaître qu'il a fait effort pour se maintenir dans
+les limites au delà desquelles commence la licence, et qu'il ne les a
+pas même atteintes. À l'ignorant, il n'apprend rien; à celui qui sait, il
+est bien loin de tout dire.</p>
+
+<p>Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'était pas
+à l'homme qui a ajouté les chapitres que nous avons marqués dans les
+<i>Bijoux indiscrets</i> à se signer hypocritement devant une page, une seule,
+à laquelle on ne peut reprocher que d'être au-dessous de la réalité.</p>
+
+<p>Fidèle à nos habitudes, nous rappellerons ici deux appréciations
+contemporaines qui nous semblent des plus sensées. L'une est tirée de
+la <i>Décade philosophique</i>. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous
+retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long,
+parce qu'elle est dans une tonalité excellente.</p>
+
+<p>L'article de la <i>Décade</i>, sous le titre d'<i>Extraits de la Religieuse</i>, est
+signé A<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>. Il est enthousiaste.</p>
+
+<p>«On a fort bien fait, dit-il, d'empêcher la publication d'un pareil
+livre sous l'ancien régime; quelque jeune homme, après l'avoir lu, n'aurait
+pas manqué d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes;
+mais on fait encore mieux de le publier à présent; cette lecture pourra
+être utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la destruction
+de ces abominables demeures, et pour espérer leur rétablissement.</p>
+
+<p>«Ce singulier et attachant ouvrage restera comme un monument
+de ce qu'étaient autrefois les couvents, fléau né de l'ignorance et du
+fanatisme en délire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps
+et si vainement réclamé, et dont la révolution française délivrera l'Europe,
+si l'Europe ne s'obstine pas à vouloir faire des pas rétrogrades
+vers la barbarie et l'abrutissement.»</p>
+
+<p>Quant à Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les <i>Nouvelles
+politiques</i> du 6 brumaire an V. Il le plaça ensuite dans son <i>Recueil
+de quelques articles tirés de différents ouvrages périodiques</i>, an VII (1799),
+recueil tiré d'abord à quatorze exemplaires par les soins de la duchesse
+de Montmorency Albert Luynes, dans son château de Dampierre; puis
+à plus grand nombre dans une édition également in-4<sup>o</sup>, destinée au
+public.</p>
+
+<p>Le voici:</p>
+
+<p>«Une jeune fille est forcée par ses parents à prononcer des v&oelig;ux.
+Ce fonds est très-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui
+détermine la mère à sacrifier sa fille; c'est l'énergie du caractère de
+celle-ci; c'est le genre de persécutions qu'elle éprouve; c'est surtout
+cette idée si neuve et si philosophique de n'avoir fondé l'aversion
+insurmontable de la religieuse pour son état, ni sur l'amour, ni sur l'incrédulité,
+ni sur le goût de la dissipation. Si elle hait le couvent, ce
+n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est parce qu'il
+répugne à sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piété, c'est qu'elle
+est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre dans la licence,
+c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans l'esclavage.</p>
+
+<p>«Pour que le tableau de la vie monastique en présentât toutes les
+horreurs, l'infortunée passe successivement sous le despotisme de cinq
+supérieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la troisième
+féroce, la quatrième dissolue et la dernière superstitieuse.</p>
+
+<p>«Ces portraits sont tous d'un grand maître; trois surtout rappelleront
+souvent vos regards.</p>
+
+<p>«Voyez celui d'une prieure dont la dévotion a attendri le c&oelig;ur et
+exalté la tête. Son éloquence est ardente; ses paroles celles d'une
+inspirée; ses prières des actes d'amour. Les s&oelig;urs qu'elle juge dignes
+d'une communication intime ressentent bientôt la même ferveur; elle
+leur fait éprouver le besoin et goûter les charmes des consolations intérieures;
+elle les échauffe, pleure avec elles, et leur transmet les impressions
+célestes dont elle est enivrée. Quelquefois même son âme devient
+languissante, aride, ne reçoit plus le don d'émouvoir; elle comprend
+alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve pas de force
+pour lutter contre cet état pénible; un trouble secret la consume, la
+vie lui est à charge; elle conjure l'Être qu'elle adore, ou de se rapprocher
+d'elle, ou de l'appeler à lui.</p>
+
+<p>«Ceux qui ont lu quelques pages de <i>sainte Thérèse</i>, de <i>saint
+François de Sales</i>, le <i>Moyen court</i>, les <i>Torrents</i> de M<sup>me</sup> Guyon, y
+auront vu les traits divers qui ont été réunis pour former la mystique
+idéale.</p>
+
+<p>«Vous frémissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments
+qu'une supérieure, dont l'âme est atroce, le pouvoir sans bornes,
+l'imagination infernale, peut faire subir à la religieuse qui a osé invoquer
+la justice contre des serments arrachés par la violence. Le cilice la
+déchire; la discipline fait couler son sang; ses vêtements sont les lambeaux
+de la misère; sa nourriture est celle des plus vils animaux; sa
+demeure, un caveau glacé; son sommeil est interrompu par des cris
+sinistres. Accusée comme infâme, rejetée de l'Église comme sacrilége,
+exorcisée comme possédée, ses compagnes la foulent sous leurs pieds, et
+on la pousse au désespoir pour la déterminer au suicide.</p>
+
+<p>«À cette peinture effrayante, succède le portrait d'une prieure
+abandonnée à un vice honteux. Elle a jeté le désordre dans la communauté,
+tyrannisé les vieilles recluses, perverti les jeunes s&oelig;urs; elle
+emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente. Les
+commencements, les progrès, les suites de la séduction, l'impétuosité
+des désirs, la douleur des refus, les fureurs de la jalousie, tout ce qu'un
+esprit dépravé peut ajouter à des m&oelig;urs infâmes, est rendu avec une
+chaleur si vive, qu'il ne sera guère possible aux femmes de lire ce morceau,
+et que les hommes délicats regretteront que l'auteur n'ait pas fait
+usage du talent avec lequel, dans l'article <i>Jouissance</i>, de l'Encyclopédie,
+il a su exprimer, sans offenser la pudeur la plus timide, toutes les délices
+de la volupté; mais peut-être est-il au-dessus du pouvoir de l'art
+de voiler un genre de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le
+plus grand outrage que puisse recevoir la nature; peut-être aussi
+l'artiste a-t-il pensé que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait
+l'indignation. Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes
+peuvent le souhaiter: la coupable passe de la débauche aux remords,
+des remords au délire, et du délire à une fin funeste.</p>
+
+<p>«Tout l'ouvrage est d'un intérêt pressant. La réforme qu'il aurait
+pu opérer en France a précédé sa publication; mais, en retranchant
+quelques pages qui lui sont étrangères, et dont je parlerai dans un
+moment, il sera très-utile dans les pays où l'usage absurde et barbare
+de renfermer des bourreaux avec des victimes subsiste encore.</p>
+
+<p>«Cette production honore la mémoire de Diderot, et est une preuve
+de plus de la beauté de son talent; elle a la pureté de celles qu'il n'a
+point tourmentées. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans
+son intimité savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient,
+il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien
+ne troublait la netteté de ses idées et n'altérait le charme de sa diction;
+que ses défauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui
+quelquefois a prévenu ses v&oelig;ux, s'est constamment refusée à ses
+efforts.</p>
+
+<p>«Ici, point d'enflure, d'obscurité, d'affectation; le sujet est simple,
+les moyens naturels, le but moral; les personnages, les événements, les
+discours sont si vrais, qu'on aurait été persuadé que les mémoires
+avaient été écrits par la religieuse elle-même, sans conseil et sans
+exagération, si l'éditeur ne nous eût détrompés.</p>
+
+<p>«À la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui
+nous découvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a été l'origine du roman
+de Diderot.</p>
+
+<p>«Il est bien étrange que l'éditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie,
+hors de la société et à une grande distance du temps où elle a été faite,
+paraîtrait très-insipide; que le public n'avait rien à gagner à une pareille
+confidence, et qu'il était déraisonnable, sous tous les rapports, de lui
+déclarer que ce qu'il avait pris pour une vérité n'était qu'une fiction.</p>
+
+<p>«Il faut espérer que dans une autre édition l'on supprimera une
+explication qui détruit le plaisir du lecteur, l'utilité du livre et l'illusion
+précieuse que l'auteur avait créée avec autant de soin que de
+succès.»</p>
+
+<p>C'est cette même opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons
+déjà dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps,
+c'est-à-dire quand on aura lu le roman et sa préface-annexe jusqu'au
+bout.</p>
+
+<p>On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie
+nouvelle qui, sans en changer le caractère, en explique mieux la nécessité.</p>
+
+<p>Il nous resterait à donner quelques détails sur le héros de cette
+aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer
+en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaîtra au mieux si,
+après avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages où il
+est question de lui dans les <i>Mémoires</i> de M<sup>me</sup> d'Épinay, et surtout le
+portrait qu'elle en a tracé dans le chapitre <small>VI</small> de la seconde partie
+(édition P. Boiteau).</p>
+
+<p>Quelques renseignements supplémentaires peuvent cependant être
+bons à réunir pour quelques lecteurs.</p>
+
+<p>Le <i>Dictionnaire de la Noblesse</i>, de la Chenaye des Bois, l'appelle
+Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, écuyer, seigneur, patron et baron
+de Lasson. Il était chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment du
+Roi, infanterie. Il avait épousé, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie
+dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est parlé
+dans l'annexe à la <i>Religieuse</i>. Il avait un frère, Louis-Eugène, qui, continuant
+le service militaire, devint maréchal de camp après la campagne
+d'Allemagne, en 1752. C'est à celui-ci que paraît se rapporter la notice
+de l'<i>Armorial du Bibliophile</i>, 2<sup>e</sup> partie, p. 174.</p>
+
+<p>Croismare, ou plutôt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un
+village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre marquis,
+de la branche de la Pinelière et de Lasson, habitait, quand il n'était
+pas à Paris, son château de Lasson, situé près de Creully, dans l'arrondissement
+de Caen. De là, il correspondait avec les artistes et les gens
+de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son <i>Journal</i>,
+consigne, à la date du 29 mai 1760: «Reçu un couteau magnifique en
+présent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me l'a envoyé
+de Normandie.» Grimm, dans sa <i>Correspondance</i> (1<sup>er</sup> juin 1756), enregistre
+deux sujets de pastels commandés au jeune Mengs, alors à Rome,
+par le marquis satisfait des travaux du même artiste qu'il avait vus
+chez le baron d'Holbach. C'était donc un de ces amateurs distingués,
+comme il y en avait plusieurs à cette époque, et, quoiqu'il fût «d'une
+laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, était charmante
+et caractéristique.»</p>
+
+<p>Dans les <i>Curiosités littéraires</i> de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis
+de Croismare est donné comme le fondateur d'un ordre burlesque,
+celui des <i>Lanturlus</i> (refrain qui servit à nombre de chansons pendant
+près d'un siècle, de 1629 à la Régence). Il en fut, selon cet auteur,
+grand maître, et M<sup>me</sup> de la Ferté-Imbault, fille de M<sup>me</sup> Geoffrin, grande
+maîtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des <i>Sociétés badines,
+galantes et littéraires</i>, ne le nomme même pas parmi les dignitaires de
+cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers
+1775, époque où fut nommé chevalier grand-maréchal de l'ordre le
+comte de Montazet. À cette date, le marquis de Croismare était mort
+depuis deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funèbre
+en 1773.</p>
+
+<p>Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui,
+d'après le <i>Mercure de France</i>, mourut la même année, le 22 mars. C'était
+le comte Jacques-René de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre
+royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant général des armées du Roi
+et gouverneur de l'École royale militaire. C'est à lui qu'est adressée la
+première lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle écrit
+<i>Croixmar</i>.</p>
+
+<p>La date de la composition de la <i>Religieuse</i> résulte non-seulement des
+faits consignés dans la préface-annexe, mais d'une lettre écrite, le
+10 septembre 1760, par Diderot, à M<sup>lle</sup> Voland, lettre dans laquelle il
+lui dit: «J'ai emporté ici (à la Chevrette, chez M<sup>me</sup> d'Épinay) la
+<i>Religieuse</i>, que j'avancerai, si j'en ai le temps.»</p>
+
+<p>M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus éclairés
+de notre époque, a bien voulu, parmi plusieurs pièces intéressantes,
+nous communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement
+très-incomplète, nous a fourni cependant quelques variantes,
+mais pour les premières pages seulement. Nous avons, comme précédemment,
+fait usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient
+préférables à l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance
+ne commandait pas l'adoption.</p>
+
+
+
+
+<h2>LA RELIGIEUSE</h2>
+
+
+<p>La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une,
+me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui
+écrire, j'ai voulu le connaître. C'est un homme du monde, il
+s'est illustré au service; il est âgé, il a été marié; il a une fille
+et deux fils qu'il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance,
+des lumières, de l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts,
+et surtout de l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité,
+de son honneur et de sa probité; et j'ai jugé par le vif
+intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a
+dit que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui:
+mais il n'est pas à présumer qu'il se détermine à changer mon
+sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me résout à
+vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant
+ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans
+talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la
+franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait
+exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever
+dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d'être
+présents à ma mémoire, j'ai pensé que l'abrégé qui les termine,
+et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai,
+suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un
+âge assez avancé; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune
+qu'il n'en fallait pour les établir solidement; mais pour cela il
+fallait au moins que sa tendresse fût également partagée; et il
+s'en manque bien que j'en puisse faire cet éloge. Certainement
+je valais mieux que mes s&oelig;urs par les agréments de l'esprit et
+de la figure, le caractère et les talents; et il semblait que mes
+parents en fussent affligés. Ce que la nature et l'application
+m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi une
+source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée
+toujours comme elles l'étaient, dès mes plus jeunes ans j'ai
+désiré de leur ressembler. S'il arrivait qu'on dît à ma mère:
+«Vous avez des enfants charmants...» jamais cela ne s'entendait
+de moi. J'étais quelquefois bien vengée de cette injustice; mais
+les louanges que j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous
+étions seules, que j'aurais autant aimé de l'indifférence ou
+même des injures; plus les étrangers m'avaient marqué de prédilection,
+plus on avait d'humeur lorsqu'ils étaient sortis.
+Ô combien j'ai pleuré de fois de n'être pas née laide, bête,
+sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers qui leur
+réussissaient auprès de nos parents! Je me suis demandé
+d'où venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs
+honnêtes, justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques
+discours échappés à mon père dans sa colère, car il était
+violent; quelques circonstances rassemblées à différents intervalles,
+des mots de voisins, des propos de valets, m'en ont fait
+soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peut-être
+mon père avait-il quelque incertitude sur ma naissance; peut-être
+rappelais-je à ma mère une faute qu'elle avait commise,
+et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que
+sais-je? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je
+à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous
+promets de brûler vos réponses.</p>
+
+<p>Comme nous étions venues au monde à peu de distance les
+unes des autres, nous devînmes grandes tous les trois ensemble.
+Il se présenta des partis. Ma s&oelig;ur aînée fut recherchée par un
+jeune homme charmant; bientôt je m'aperçus qu'il me distinguait,
+et je devinai qu'elle ne serait incessamment que le prétexte
+de ses assiduités. Je pressentis tout ce que cette préférence
+pouvait m'attirer de chagrins; et j'en avertis ma mère.
+C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui
+ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée. Quatre
+jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on
+avait arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain j'y
+fus conduite. J'étais si mal à la maison, que cet événement
+ne m'affligea point; et j'allai à Sainte-Marie, c'est mon premier
+couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l'amant
+de ma s&oelig;ur ne me voyant plus, m'oublia, et devint son époux.
+Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure à Corbeil, où il
+fait le plus mauvais ménage. Ma seconde s&oelig;ur fut mariée à
+un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix,
+et vit assez bien avec lui.</p>
+
+<p>Mes deux s&oelig;urs établies, je crus qu'on penserait à moi, et
+que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J'avais alors seize
+ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes s&oelig;urs,
+je me promettais un sort égal au leur: et ma tête s'était remplie
+de projets séduisants, lorsqu'on me fit demander au parloir.
+C'était le père Séraphin, directeur de ma mère; il avait été
+aussi le mien; ainsi il n'eut pas d'embarras à m'expliquer le
+motif de sa visite: il s'agissait de m'engager à prendre l'habit.
+Je me récriai sur cette étrange proposition; et je lui déclarai
+nettement que je ne me sentais aucun goût pour l'état religieux.
+«Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés
+pour vos s&oelig;urs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient pour
+vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez-y,
+mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette
+maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province où l'on
+vous recevra pour une modique pension, et d'où vous ne sortirez
+qu'à la mort de vos parents, qui peut se faire attendre
+encore longtemps...» Je me plaignis avec amertume, et je versai
+un torrent de larmes. La supérieure était prévenue; elle m'attendait
+au retour du parloir. J'étais dans un désordre qui ne se
+peut expliquer. Elle me dit: «Et qu'avez-vous, ma chère
+enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous
+voilà! Mais on n'a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous
+me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre
+père ou madame votre mère?» Je pensai lui répondre, en me
+jetant entre ses bras, «Eh! plût à Dieu!...» je me contentai
+de m'écrier: «Hélas! je n'ai ni père ni mère; je suis une malheureuse
+qu'on déteste et qu'on veut enterrer ici toute vive.»
+Elle laissa passer le torrent; elle attendit le moment de la
+tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on venait de
+m'annoncer. Elle parut avoir pitié de moi; elle me plaignit;
+elle m'encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je
+n'avais aucun goût; elle me promit de prier, de remontrer, de
+solliciter. Oh! monsieur, combien ces supérieures de couvent
+sont artificieuses! vous n'en avez point d'idée. Elle écrivit en
+effet. Elle n'ignorait pas les réponses qu'on lui ferait; elle me
+les communiqua; et ce n'est qu'après bien du temps que j'ai
+appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu'on
+avait mis à ma résolution arriva, elle vint m'en instruire avec
+la tristesse la mieux étudiée. D'abord elle demeura sans parler,
+ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d'après
+lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir;
+je n'en aurai guère d'autres à vous peindre. Savoir se
+contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je
+crois que ce fut en pleurant: «Eh bien! mon enfant, vous
+allez donc nous quitter! chère enfant, nous ne nous reverrons
+plus!...» Et d'autres propos que je n'entendis pas. J'étais renversée
+sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je sanglotais,
+ou j'étais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantôt m'appuyer
+contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein.
+Voilà ce qui s'était passé lorsqu'elle ajouta: «Mais que ne
+faites-vous une chose? Écoutez, et n'allez pas dire au moins
+que je vous en ai donné le conseil; je compte sur une discrétion
+inviolable de votre part: car, pour toute chose au monde,
+je ne voudrais pas qu'on eût un reproche à me faire. Qu'est-ce
+qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh
+bien! que ne le prenez-vous? À quoi cela vous engage-t-il? À
+rien, à demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui
+meurt ni qui vit; deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien
+des choses en deux ans...» Elle joignit à ces propos insidieux
+tant de caresses, tant de protestations d'amitié, tant de faussetés
+douces: «je savais où j'étais, je ne savais pas où l'on me
+mènerait,» et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon
+père; sa lettre était très-bien, oh! pour cela on ne peut mieux:
+ma peine, ma douleur, mes réclamations n'y étaient point dissimulées;
+je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait
+été trompée; cependant on finissait par donner mon consentement.
+Avec quelle célérité tout fut préparé! Le jour fut pris,
+mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé, sans que
+j'aperçoive aujourd'hui le moindre intervalle entre ces choses.</p>
+
+<p>J'oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je
+n'épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles.
+Ce fut un M. l'abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta,
+et M. l'évêque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cérémonie
+n'est pas gaie par elle-même; ce jour-là elle fut des plus tristes.
+Quoique les religieuses s'empressassent autour de moi pour me
+soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me
+vis prête à tomber sur les marches de l'autel. Je n'entendais
+rien, je ne voyais rien, j'étais stupide; on me menait, et j'allais;
+on m'interrogeait, et l'on répondait pour moi. Cependant
+cette cruelle cérémonie prit fin; tout le monde se retira, et je
+restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer.
+Mes compagnes m'ont entourée; elles m'embrassent, et se
+disent: «Mais voyez donc, ma s&oelig;ur, comme elle est belle!
+comme ce voile noir relève la blancheur de son teint! comme
+ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit le visage! comme il
+étend ses joues! comme cet habit fait valoir sa taille et ses
+bras!...» Je les écoutais à peine; j'étais désolée; cependant,
+il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma cellule,
+je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empêcher de
+les vérifier à mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'étaient
+pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce
+jour; on les exagéra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et
+l'on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu'il fût
+clair qu'il n'en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure
+se rendit dans ma cellule. «En vérité, me dit-elle après
+m'avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant
+de répugnance pour cet habit; il vous fait à merveille, et vous
+êtes charmante; s&oelig;ur Suzanne est une très-belle religieuse, on
+vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez. Vous
+ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas être courbée
+comme cela...» Elle me composa la tête, les pieds, les mains,
+la taille, les bras; ce fut presque une leçon de Marcel<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a> sur les
+grâces monastiques: car chaque état a les siennes. Ensuite elle
+s'assit, et me dit: «C'est bien; mais à présent parlons un peu
+sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés; vos parents peuvent
+changer de résolution; vous-même, vous voudrez peut-être
+rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne serait point
+du tout impossible.&mdash;Madame, ne le croyez pas.&mdash;Vous avez
+été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore
+notre vie; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses
+douceurs...» Vous vous doutez bien de tout ce qu'elle put
+ajouter du monde et du cloître, cela est écrit partout, et partout
+de la même manière; car, grâces à Dieu, on m'a fait lire le
+nombreux fatras de ce que les religieux ont débité de leur
+état, qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, contre le
+monde qu'ils aiment, qu'ils déchirent et qu'ils ne connaissent pas.</p>
+
+<p>Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat; si l'on
+observait toute son austérité, on n'y résisterait pas; mais c'est
+le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des
+novices est la s&oelig;ur la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son
+étude est de vous dérober toutes les épines de l'état; c'est un
+cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C'est
+elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous
+berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine;
+la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu'il
+y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet
+art funeste. Le monde a ses précipices; mais je n'imagine pas
+qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais éternué<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a>
+deux fois de suite, j'étais dispensée de l'office, du travail,
+de la prière; je me couchais de meilleure heure, je me levais
+plus tard; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur,
+qu'il y avait des jours où je soupirais après l'instant de me
+sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde
+qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de
+fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de
+grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures.
+Cependant il approchait, ce temps que j'avais quelquefois
+hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes
+répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a> à la
+supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent
+bien de l'ennui que vous leur portez: car il ne faut pas
+croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent, et
+des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter; cela devient
+à la fin si usé et si maussade pour elles; mais elles s'y déterminent,
+et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur
+maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute
+leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de
+quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel;
+car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent
+avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées,
+sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses
+en attendant.</p>
+
+<p>Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de
+la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de
+mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la manière
+dont vous en userez avec moi. Je n'ai jamais rien vu de si
+hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement; elle traînait
+des chaînes de fer; ses yeux étaient égarés; elle s'arrachait
+les cheveux; elle se frappait la poitrine avec les poings,
+elle courait, elle hurlait; elle se chargeait elle-même, et les
+autres, des plus terribles imprécations; elle cherchait une
+fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de
+tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée,
+et sur-le-champ il fut décidé, dans mon c&oelig;ur, que je
+mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit
+l'effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit; on crut
+devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais
+combien de mensonges ridicules qui se contredisaient: qu'elle
+avait déjà l'esprit dérangé quand on l'avait reçue; qu'elle avait
+eu un grand effroi dans un temps critique; qu'elle était devenue
+sujette à des visions; qu'elle se croyait en commerce avec les
+anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient
+gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une morale
+outrée, qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu,
+que sa tête ébranlée en avait été renversée; qu'elle ne voyait
+plus que des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles
+étaient bien malheureuses; qu'il était inouï qu'il y eût jamais
+eu un pareil sujet dans la maison; que sais-je encore quoi?
+Cela ne prit point auprès de moi. À tout moment ma religieuse
+folle me revenait à l'esprit, et je me renouvelais le serment de
+ne faire aucun v&oelig;u.</p>
+
+<p>Le voici pourtant arrivé ce moment où il s'agissait de montrer
+si je savais me tenir parole. Un matin, après l'office, je vis
+entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage
+était celui de la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient;
+il semblait que sa main n'eût pas la force de soulever
+cette lettre; elle me regardait; des larmes semblaient rouler
+dans ses yeux; elle se taisait et moi aussi: elle attendait que je
+parlasse la première; j'en fus tentée, mais je me retins. Elle me
+demanda comment je me portais; que l'office avait été bien
+long aujourd'hui; que j'avais un peu toussé; que je lui paraissais
+indisposée. À tout cela je répondis: «Non, ma chère
+mère.» Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au
+milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main
+la cachait en partie; enfin, après avoir tourné autour de quelques
+questions sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne
+lui demandais point ce que c'était que ce papier, elle me dit:
+«Voilà une lettre...»</p>
+
+<p>À ce mot je sentis mon c&oelig;ur se troubler, et j'ajoutai d'une
+voix entrecoupée et avec des lèvres tremblantes: «Elle est de
+ma mère?</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez dit; tenez, lisez...»</p>
+
+<p>Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec
+assez de fermeté; mais à mesure que j'avançais, la frayeur,
+l'indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant
+en moi, j'avais différentes voix, je prenais différents
+visages et je faisais différents mouvements. Quelquefois je tenais
+à peine ce papier, ou je le tenais comme si j'eusse voulu le
+déchirer, ou je le serrais violemment comme si j'avais été tentée
+de le froisser et de le jeter loin de moi.</p>
+
+<p>«Eh bien! mon enfant, que répondrons-nous à cela?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, vous le savez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux,
+votre famille a souffert des pertes; les affaires de vos s&oelig;urs
+sont dérangées; elles ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants,
+on s'est épuisé pour elles en les mariant; on se ruine pour les
+soutenir. Il est impossible qu'on vous fasse un certain sort;
+vous avez pris l'habit; on s'est constitué en dépenses; par cette
+démarche vous avez donné des espérances; le bruit de votre
+profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste,
+comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré
+personne en religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est
+très-dangereux de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai
+point de parler à votre c&oelig;ur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à
+présent je n'ai point à me reprocher le malheur d'une autre;
+voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui m'êtes si
+chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma persuasion que vous
+avez fait les premières démarches; et je ne souffrirai point qu'on
+en abuse pour vous engager au delà de votre volonté. Voyons
+donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'obéirez point à vos parents?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous donc devenir?</p>
+
+<p>&mdash;Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le
+serai pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une
+réponse à votre mère...»</p>
+
+<p>Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra
+sa lettre qui me parut encore très-bien. Cependant on me
+dépêcha le directeur de la maison; on m'envoya le docteur qui
+m'avait prêchée à ma prise d'habit; on me recommanda à la
+mère des novices; je vis M. l'évêque d'Alep; j'eus des lances
+à rompre avec des femmes pieuses qui se mêlèrent de mon
+affaire sans que je les connusse; c'étaient des conférences continuelles
+avec des moines et des prêtres; mon père vint, mes
+s&oelig;urs m'écrivirent; ma mère parut la dernière: je résistai à
+tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea
+rien pour obtenir mon consentement; mais quand on vit
+qu'il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s'en passer.</p>
+
+<p>De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa
+le silence; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à
+moi-même; et je vis clairement qu'on était résolu à disposer
+de moi sans moi. Je ne voulais point m'engager; c'était un point
+décidé: et toutes les terreurs vraies ou fausses qu'on me jetait
+sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant j'étais dans un état
+déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait durer; et s'il
+venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m'arriver.
+Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous jugerez,
+monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni
+la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes; je fis
+avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté
+de mes parents; mais mon dessein était de finir cette persécution
+avec éclat, et de protester publiquement contre la violence
+qu'on méditait: je dis donc qu'on était maître de mon sort,
+qu'on en pouvait disposer comme on voudrait; qu'on exigeait
+que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue
+dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries
+et toute la séduction. «Dieu avait parlé à mon c&oelig;ur;
+personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi.
+Il était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours
+attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification
+et de constance, quand on n'y est pas vraiment appelée. La
+mère des novices n'avait jamais vu dans aucune de ses élèves de
+vocation mieux caractérisée; elle était toute surprise du travers
+que j'avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère
+supérieure qu'il fallait tenir bon, et que cela passerait; que
+les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-là; que
+c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses
+efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie; que
+j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses
+pour moi; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient
+d'autant plus supportables, que je me les étais plus
+fortement exagérées; que cet appesantissement subit du joug
+était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l'alléger...»
+Il me paraissait assez singulier que la même chose
+vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de l'envisager.
+Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion; et
+ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées, les
+uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres,
+autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu
+qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente.</p>
+
+<p>Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre
+de moi. Je vis mon père; il me parla froidement; je vis ma
+mère; elle m'embrassa; je reçus des lettres de congratulation
+de mes s&oelig;urs et de beaucoup d'autres. Je sus que ce serait un
+M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et
+M. Thierry, chancelier de l'Université, qui recevrait mes v&oelig;ux.
+Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour, excepté qu'ayant
+appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y aurait très-peu
+de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte
+qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes
+de notre voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission
+d'écrire à quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours
+auquel on ne s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser
+entrer; et l'assemblée fut telle à peu près qu'il la fallait pour
+mon projet. Oh, monsieur! quelle nuit que celle qui précéda<a id="FNanchor_8" name="FNanchor_8"></a><a href="#Footnote_8" class="fnanchor">8</a>!
+Je ne me couchai point; j'étais assise sur mon lit; j'appelais Dieu
+à mon secours; j'élevais mes mains au ciel, je le prenais à
+témoin de la violence qu'on me faisait; je me représentais mon
+rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix
+contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti, le scandale
+des assistants, le désespoir des religieuses, la fureur de
+mes parents. «Ô Dieu! que vais-je devenir?...» En prononçant ces
+mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie
+sur mon traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient
+et mes dents se frappaient avec bruit, succéda à cette
+défaillance; à ce frisson une chaleur terrible: mon esprit se
+troubla. Je ne me souviens ni de m'être déshabillée, ni d'être
+sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue en chemise,
+étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement
+et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin je
+me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure,
+de la mère des novices, et de celles qu'on appelle les
+assistantes. J'étais fort abattue; on me fit quelques questions;
+on vit par mes réponses que je n'avais aucune connaissance de
+ce qui s'était passé; et l'on ne m'en parla pas. On me demanda
+comment je me portais, si je persistais dans ma sainte résolution,
+et si je me sentais en état de supporter la fatigue du jour. Je
+répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut dérangé.</p>
+
+<p>On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches
+pour apprendre à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse.
+Le c&oelig;ur me battit encore. On vint me parer; ce jour est
+un jour de toilette; à présent que je me rappelle toutes ces
+cérémonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de
+solennel et de bien touchant<a id="FNanchor_9" name="FNanchor_9"></a><a href="#Footnote_9" class="fnanchor">9</a> pour une jeune innocente que son
+penchant n'entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l'église;
+on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me soupçonnait
+une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon où
+il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque
+chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur,
+de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur
+et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste
+et de son éloge et de la démarche que j'allais faire me troubla;
+j'eus des moments d'incertitude, mais qui durèrent peu. Je n'en
+sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir
+pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva.
+Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le
+v&oelig;u de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes;
+deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la
+tête renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce
+qui se passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une
+jeune victime mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait
+de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels
+je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent
+point entendre. Tout le monde était debout; il y avait de jeunes
+personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux
+de la grille; et il se faisait un profond silence, lorsque celui
+qui présidait à ma profession me dit: «Marie-Suzanne Simonin,
+promettez-vous de dire la vérité?</p>
+
+<p>&mdash;Je le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que
+vous êtes ici?»</p>
+
+<p>Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient
+répondirent pour moi, «oui.»</p>
+
+<p>«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté,
+pauvreté et obéissance?»</p>
+
+<p>J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis:</p>
+
+<p>«Non, monsieur.»</p>
+
+<p>Il recommença:</p>
+
+<p>«Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté,
+pauvreté et obéissance?»</p>
+
+<p>Je lui répondis d'une voix plus ferme:</p>
+
+<p>«Non, monsieur, non.»</p>
+
+<p>Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets
+à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien
+entendu, et je vous réponds que non...»</p>
+
+<p>Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il
+s'était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais
+parler; le murmure cessa et je dis:</p>
+
+<p>«Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous
+prends tous à témoin...»</p>
+
+<p>À ces mots une des s&oelig;urs laissa tomber le voile de la grille,
+et je vis qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent,
+m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot
+dire. On me conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous
+la clef.</p>
+
+<p>Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer
+mon âme; je revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis
+point. Je vis qu'après l'éclat que j'avais fait, il était impossible
+que je restasse ici longtemps, et que peut-être on n'oserait pas
+me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi;
+mais je ne voyais rien de pis que d'être religieuse malgré soi.
+Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce
+fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, mettaient
+mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un
+mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la
+maison; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis
+jusqu'à la porte conventuelle; là je montai dans une voiture où
+je trouvai ma mère seule qui m'attendait; je m'assis sur le
+devant; et le carrosse partit. Nous restâmes l'une vis-à-vis de
+l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissés,
+et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon
+âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma
+tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et
+j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le
+sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle
+en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait,
+appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais:
+«Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant...»
+Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement,
+et en arrachant sa main d'entre les miennes): «Relevez-vous,
+malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis, je me rassis, et je
+tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et
+de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober
+à ses yeux<a id="FNanchor_10" name="FNanchor_10"></a><a href="#Footnote_10" class="fnanchor">10</a>. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez
+se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en
+étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques
+mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient
+été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison,
+où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on
+m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier;
+je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce
+fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement
+d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que
+vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.</p>
+
+<p>J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois,
+sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de
+voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on
+me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les
+jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais,
+je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se
+passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais
+libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer.
+Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.</p>
+
+<p>Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes
+parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de
+ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de
+les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse
+un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma
+légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants
+légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se tourner
+en certitude.</p>
+
+<p>Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu
+d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à
+confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le
+même directeur que ma mère; je lui parlai, je lui exposai toute
+la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis
+environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout
+avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard
+dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta tranquillement,
+et me dit:</p>
+
+<p>«Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore
+que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est
+malgré elle qu'elle en use ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre!
+Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence
+y a-t-il entre mes s&oelig;urs et moi?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse...»</p>
+
+<p>J'allais entrer dans la comparaison de mes s&oelig;urs et de moi,
+lorsqu'il m'arrêta et me dit:</p>
+
+<p>«Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents;
+tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire
+du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et
+soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis
+avoir d'ascendant sur son esprit...»</p>
+
+<p>Ce <i>beaucoup</i>, qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière
+pour moi; je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé
+sur ma naissance.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à
+la chute du jour, la servante qui m'était attachée monta, et me
+dit: «Madame votre mère ordonne que vous vous habilliez...»
+Une heure après: «Madame veut que vous descendiez avec
+moi...» Je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la
+domestique et moi; et j'appris que nous allions aux Feuillants,
+chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La
+domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis
+inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici
+comme il me parla:</p>
+
+<p>«Mademoiselle, l'énigme de la conduite sévère de vos
+parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission
+de madame votre mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit,
+de la fermeté; vous êtes dans un âge où l'on pourrait vous
+confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a
+longtemps que j'ai exhorté pour la première fois madame votre
+mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n'a
+jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une
+faute grave à son enfant; vous connaissez son caractère; il ne
+va guère avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a
+cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins;
+elle s'est trompée; elle en est fâchée: elle revient aujourd'hui
+à mon conseil; et c'est elle qui m'a chargé de vous annoncer
+que vous n'étiez pas la fille de M. Simonin.»</p>
+
+<p>Je lui répondis sur-le-champ: «Je m'en étais doutée.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez
+si madame votre mère peut sans le consentement, même avec
+le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants
+dont vous n'êtes point la s&oelig;ur; si elle peut avouer à monsieur
+votre père un fait sur lequel il n'a déjà que trop de
+soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, qui est mon père?</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est
+que trop certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement
+avantagé vos s&oelig;urs, et qu'on a pris toutes les précautions
+imaginables, par les contrats de mariage, par le dénaturer des
+biens, par les stipulations, par les fidéicommis et autres moyens,
+de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez
+un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous
+perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez
+un couvent, peut-être regretterez-vous de n'y pas être.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail,
+l'indigence.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un
+état auquel on n'est point appelée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous,
+mademoiselle, à faire vos réflexions...»</p>
+
+<p>Ensuite il se leva.</p>
+
+<p>«Mais, monsieur, encore une question.</p>
+
+<p>&mdash;Tant qu'il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Mes s&oelig;urs savent-elles ce que vous m'avez appris?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur
+s&oelig;ur? car c'est ce qu'elles me croient.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle, l'intérêt! l'intérêt! elles n'auraient
+point obtenu les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun
+songe à soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de
+compter sur elles si vous venez à perdre vos parents; soyez
+sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une obole, la petite portion
+que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants;
+ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la
+mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris
+qui font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisération,
+les secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs
+maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne
+vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des
+enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique.
+Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reçoit est bien dur.
+Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents;
+vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous entrerez
+en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle
+vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables.
+Au reste, je ne vous célerai pas que l'abandon apparent de
+votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques
+autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai
+sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le
+même effet que sur vous: votre naissance lui était suspecte;
+elle ne le lui est plus; et sans être dans la confidence, il ne
+doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par
+la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. Allez,
+mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous
+venez d'apprendre.»</p>
+
+<p>Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui-même
+attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit.
+Je repris la domestique qui m'avait accompagnée; nous
+remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.</p>
+
+<p>Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait
+de me révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point
+de père; le scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions
+prises, pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance
+légale; une captivité domestique fort dure; nulle espérance,
+nulle ressource. Peut-être que, si l'on se fût expliqué
+plus tôt avec moi, après l'établissement de mes s&oelig;urs, on m'eût
+gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être fréquentée, il
+se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon esprit, ma
+figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la chose
+n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en
+couvent la rendait plus difficile: on ne conçoit guère comment
+une fille de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité,
+sans une fermeté peu commune; les hommes louent
+beaucoup cette qualité, mais il me semble qu'ils s'en passent
+volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs
+épouses. C'était pourtant une ressource à tenter avant que de
+songer à un autre parti; je pris celui de m'en ouvrir à ma
+mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé.</p>
+
+<p>C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant
+le feu; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits
+immobiles; je m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je
+lui demandai pardon de tous les torts que j'avais.</p>
+
+<p>«C'est, me répondit-elle, par ce que vous m'allez dire que
+vous le mériterez. Levez-vous; votre père est absent, vous
+avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père
+Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez
+attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma
+vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. Eh bien! mademoiselle,
+que me voulez-vous? Qu'avez-vous résolu?</p>
+
+<p>&mdash;Maman, lui répondis-je, je sais que je n'ai rien, et que
+je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à
+vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut-être m'auriez-vous
+trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m'eussiez
+instruite plus tôt de quelques circonstances qu'il était difficile
+que je soupçonnasse: mais enfin je sais, je me connais, et il ne
+me reste qu'à me conduire en conséquence de mon état. Je ne
+suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes s&oelig;urs
+et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours
+votre enfant; vous m'avez portée dans votre sein; et j'espère
+que vous ne l'oublierez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous
+avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés;
+rendez-moi votre présence; rendez-moi la tendresse de celui
+qui se croit mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de
+votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté
+de lui, sans entendre ses reproches; il me les adresse, par la
+dureté dont il en use avec vous; n'espérez point de lui les sentiments
+d'un père tendre. Et puis, vous l'avouerai-je, vous me
+rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part
+d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet homme se
+montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la
+haine que je lui dois se répand sur vous.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez,
+vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que
+vous auriez accueillie par humanité?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez
+pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de
+s&oelig;urs, je sais ce que j'aurais à faire: mais vous en avez deux;
+et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps
+que la passion qui me soutenait s'est éteinte; la conscience
+a repris ses droits.</p>
+
+<p>&mdash;Mais celui à qui je dois la vie...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et
+c'est le moindre de ses forfaits...»</p>
+
+<p>En cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent,
+l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais
+elle n'articula plus; le tremblement de ses lèvres l'en empêchait.
+Elle était assise; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me
+dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle
+demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit
+quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait
+ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:</p>
+
+<p>«Le monstre! il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait
+étouffée dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées;
+mais Dieu nous a conservées l'une et l'autre, pour que la mère
+expiât sa faute par l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous
+n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le
+dérobe à vos s&oelig;urs; voilà les suites d'une faiblesse. Cependant
+j'espère n'avoir rien à me reprocher en mourant; j'aurai gagné
+votre dot par mon économie. Je n'abuse point de la facilité de
+mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que j'obtiens
+de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais
+de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix
+qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais
+les spectacles, je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je
+vis retirée; j'aimais le faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez
+en religion, comme c'est ma volonté et celle de M. Simonin,
+votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les
+jours.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens
+de bien; peut-être s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma
+personne, n'exigera pas même les épargnes que vous avez destinées
+à mon établissement.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Le mal est-il sans ressource?</p>
+
+<p>&mdash;Sans ressource.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire
+que je m'enferme dans un couvent?</p>
+
+<p>&mdash;À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et
+mes remords, jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que
+j'y vienne; vos s&oelig;urs, dans ce moment terrible, seront autour
+de mon lit: voyez si je pourrai vous voir au milieu d'elles;
+quel serait l'effet de votre présence dans ces derniers moments!
+Ma fille, car vous l'êtes malgré moi, vos s&oelig;urs ont obtenu des
+lois un nom que vous tenez du crime, n'affligez pas une mère
+qui expire; laissez-la descendre paisiblement au tombeau:
+qu'elle puisse se dire à elle-même, lorsqu'elle sera sur le point
+de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute
+autant qu'il était en elle, qu'elle puisse se flatter qu'après sa
+mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et
+que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n'avez
+point.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus; faites venir
+un homme de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je
+souscrirai à tout ce qu'il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui-même;
+c'est le châtiment d'un père et d'une mère justement irrités.
+S'il plaisait à Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que
+j'en vinsse à cette extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari,
+afin de prendre de concert les mêmes mesures. Ne m'exposez
+point à une indiscrétion qui me rendrait odieuse à ses yeux, et
+qui entraînerait des suites qui vous déshonoreraient. Si vous
+me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans état;
+malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez: quelles idées
+voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que je
+dise à votre père... Que lui dirai-je? Que vous n'êtes pas son
+enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour
+obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme
+inflexible de votre père...»</p>
+
+<p>En ce moment, M. Simonin entra; il vit le désordre de sa
+femme; il l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et
+tournant sur moi des regards terribles, il me dit:</p>
+
+<p>«Sortez!»</p>
+
+<p>S'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne
+l'était pas.</p>
+
+<p>Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait:</p>
+
+<p>«Dites-lui qu'elle ne reparaisse plus.»</p>
+
+<p>Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma
+mère m'avait dit; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il
+m'inspirât; je priai longtemps; je demeurai le visage collé
+contre terre; on n'invoque presque jamais la voix du ciel, que
+quand on ne sait à quoi se résoudre; et il est rare qu'alors elle
+ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le parti que je pris. «On veut
+que je sois religieuse; peut-être est-ce aussi la volonté de Dieu.
+Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je sois malheureuse,
+qu'importe où je le sois!...» Je recommandai à celle qui me servait
+de m'avertir quand mon père serait sorti. Dès le lendemain
+je sollicitai un entretien avec ma mère; elle me fit répondre
+qu'elle avait promis le contraire à M. Simonin, mais que je pouvais
+lui écrire avec un crayon qu'on me donna. J'écrivis donc
+sur un bout de papier (ce fatal papier s'est retrouvé, et l'on ne
+s'en est que trop bien servi contre moi):</p>
+
+<p>«Maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai
+causées; je vous en demande pardon: mon dessein est de les
+finir. Ordonnez de moi tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre
+volonté que j'entre en religion, je souhaite que ce soit aussi
+celle de Dieu...»</p>
+
+<p>La servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta
+un moment après, et elle me dit avec transport:</p>
+
+<p>«Mademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le
+bonheur de votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi
+l'avoir différé si longtemps? Monsieur et madame ont un visage
+que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici: ils se querellaient
+sans cesse à votre sujet; Dieu merci, je ne verrai plus
+cela...»</p>
+
+<p>Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer
+mon arrêt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera,
+si vous m'abandonnez.</p>
+
+<p>Quelques jours se passèrent, sans que j'entendisse parler de
+rien; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit
+brusquement; c'était M. Simonin qui entrait en robe de chambre
+et en bonnet de nuit. Depuis que je savais qu'il n'était pas
+mon père, sa présence ne me causait que de l'effroi. Je me levai,
+je lui fis la révérence. Il me sembla que j'avais deux c&oelig;urs: je
+ne pouvais penser à ma mère sans m'attendrir, sans avoir envie
+de pleurer; il n'en était pas ainsi de M. Simonin. Il est sûr qu'un
+père inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne
+au monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'être trouvé
+comme moi vis-à-vis de l'homme qui a porté longtemps, et qui
+vient de perdre cet auguste caractère; les autres l'ignoreront
+toujours. Si je passais de sa présence à celle de ma mère, il me
+semblait que j'étais une autre. Il me dit:</p>
+
+<p>«Suzanne, reconnaissez-vous ce billet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;L'avez-vous écrit librement?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais dire qu'oui.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous du moins résolue à exécuter ce qu'il promet?</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous de prédilection pour aucun couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Non, ils me sont indifférents.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit.»</p>
+
+<p>Voilà ce que je répondis; mais malheureusement cela ne fut
+point écrit. Pendant une quinzaine d'une entière ignorance de
+ce qui se passait, il me parut qu'on s'était adressé à différentes
+maisons religieuses, et que le scandale de ma première démarche
+avait empêché qu'on ne me reçût postulante. On fut moins difficile
+à Longchamp; et cela, sans doute, parce qu'on insinua que
+j'étais musicienne, et que j'avais de la voix<a id="FNanchor_11" name="FNanchor_11"></a><a href="#Footnote_11" class="fnanchor">11</a>. On m'exagéra bien
+les difficultés qu'on avait eues, et la grâce qu'on me faisait de
+m'accepter dans cette maison: on m'engagea même à écrire à
+la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce témoignage
+écrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je
+ne revinsse contre mes v&oelig;ux; on voulait avoir une attestation
+de ma propre main qu'ils avaient été libres. Sans ce motif,
+comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la
+supérieure, aurait-elle passé dans la suite entre les mains de
+mes beaux-frères? Mais fermons vite les yeux là-dessus; ils me
+montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir: il n'est
+plus.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je fus conduite à Longchamp; ce fut ma mère qui m'accompagna.
+Je ne demandai point à dire adieu à M. Simonin; j'avoue
+que la pensée ne m'en vint qu'en chemin. On m'attendait;
+j'étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents: on ne
+me dit rien de l'une; mais on fut très-pressé de voir si l'acquisition
+qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se fut entretenu
+de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui
+m'était arrivé, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de
+vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie
+religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises
+dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit:
+«Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez; nous
+avons un clavecin; si vous vouliez, nous irions dans notre
+parloir...» J'avais l'âme serrée, mais ce n'était pas le moment
+de marquer de la répugnance; ma mère passa, je la suivis; la
+supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la
+curiosité avait attirées. C'était le soir; on m'apporta des bougies;
+je m'assis, je me mis au clavecin; je préludai longtemps,
+cherchant un morceau de musique dans la tête, que j'en ai
+pleine, et n'en trouvant point; cependant la supérieure me
+pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce
+que le morceau m'était familier: <i>Tristes apprêts, pâles flambeaux,
+jour plus affreux que les ténèbres</i>, etc.<a id="FNanchor_12" name="FNanchor_12"></a><a href="#Footnote_12" class="fnanchor">12</a> Je ne sais ce
+que cela produisit; mais on ne m'écouta pas longtemps: on
+m'interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d'avoir
+mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit
+entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et
+s'en retourna.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante,
+et avec toutes les apparences de postuler de mon plein
+gré. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu'à ce moment
+tout ce qui s'est passé, qu'en pensez-vous? La plupart de ces
+choses ne furent point alléguées, lorsque je voulus revenir contre
+mes v&oelig;ux; les unes, parce que c'étaient des vérités destituées
+de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient rendue odieuse
+sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant dénaturé,
+qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa liberté.
+On avait la preuve de ce qui était <i>contre</i> moi; ce qui était <i>pour</i>
+ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même
+qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques
+personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en
+cause le directeur de ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et
+quand la chose aurait été possible, je ne l'aurais pas soufferte.
+Mais à propos, de peur que je ne l'oublie, et que l'envie de
+me servir ne vous empêche d'en faire la réflexion, sauf votre
+meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je sais la musique et
+que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas davantage pour
+me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec l'obscurité
+et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent
+point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte
+de m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi
+pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où
+aller; c'est que je suis jeune et sans expérience; c'est que je
+crains la misère, les hommes et le vice; c'est que j'ai toujours
+vécu renfermée, et que si j'étais hors de Paris je me croirais
+perdue dans le monde. Tout cela n'est peut-être pas vrai; mais
+c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni
+que devenir, cela dépend de vous.</p>
+
+<p>Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des
+maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'était
+une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite
+dans la maison; je ne puis vous en dire trop de bien; c'est
+pourtant sa bonté qui m'a perdue. C'était une femme de sens,
+qui connaissait le c&oelig;ur humain; elle avait de l'indulgence,
+quoique personne n'en eût moins besoin; nous étions toutes ses
+enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle ne pouvait
+s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui permettait
+pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait mon
+devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je
+n'en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à
+me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était
+inspirée par le mérite; après cela je ne sais s'il me convient de
+vous dire qu'elle m'aima tendrement et que je ne fus pas des
+dernières entre ses favorites. Je sais que c'est un grand éloge
+que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l'imaginer, ne
+l'ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les
+autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure. Si
+j'avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c'est que
+son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les
+talents, l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait
+pas que celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient
+que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut-être
+plus commun en couvent que dans le monde, de discerner
+promptement les esprits. Il était rare qu'une religieuse qui ne
+lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me
+prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière confiance en
+elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans effort! il
+fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu'elles se
+l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à Sainte-Marie;
+je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui dis
+tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma naissance
+et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me
+plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.</p>
+
+<p>Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre
+l'habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je
+passe rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent
+rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m'avançais
+pas à pas vers l'entrée d'un état pour lequel je n'étais
+point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force; mais aussitôt
+je recourais à ma bonne supérieure, qui m'embrassait, qui
+développait mon âme, qui m'exposait fortement ses raisons, et
+qui finissait toujours par me dire: «Et les autres états n'ont-ils
+pas aussi leurs épines? On ne sent que les siennes. Allons, mon
+enfant, mettons-nous à genoux, et prions...»</p>
+
+<p>Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction,
+d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût
+dit que l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions,
+ses images pénétraient jusqu'au fond du c&oelig;ur; d'abord on l'écoutait;
+peu à peu on était entraîné, on s'unissait à elle; l'âme tressaillait,
+et l'on partageait ses transports. Son dessein n'était pas
+de séduire; mais certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait
+de chez elle avec un c&oelig;ur ardent, la joie et l'extase étaient
+peintes sur le visage; on versait des larmes si douces! c'était
+une impression qu'elle prenait elle-même, qu'elle gardait longtemps,
+et qu'on conservait. Ce n'est pas à ma seule expérience
+que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les religieuses.
+Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles le
+besoin d'être consolées comme celui d'un très-grand plaisir; et
+je crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude, pour
+en venir là.</p>
+
+<p>J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une
+mélancolie si profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de
+terribles épreuves; son talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-même.
+«Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi; il me
+semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit
+se taise; c'est inutilement que je m'excite, que je cherche des
+idées, que je veux exalter mon âme; je me trouve une femme
+ordinaire et bornée; je crains de parler...» «Ah! chère mère,
+lui dis-je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît
+muette!...»</p>
+
+<p>Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue
+que jamais, j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit
+d'abord: elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma
+personne, que le sentiment profond que je portais en moi était
+au-dessus de ses forces; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude
+d'être victorieuse. Cependant elle m'entreprit, elle s'échauffa
+peu à peu; à mesure que ma douleur tombait, son
+enthousiasme croissait: elle se jeta subitement à genoux, je
+l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais;
+elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut.
+J'attendis inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle
+fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre
+ses bras: «Ah! chère enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous
+avez opéré sur moi! Voilà qui est fait, l'esprit s'est retiré, je le
+sens: allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu'il ne lui
+plaît pas de se faire entendre par ma bouche...»</p>
+
+<p>En effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais
+inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si
+je l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce
+avec le ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus.
+La veille de ma profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie
+égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi; je
+me jetai à ses pieds, elle me bénit, me releva, m'embrassa, et
+me renvoya en me disant: «Je suis lasse de vivre, je souhaite
+de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais
+ce n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai
+la nuit en prière, priez aussi; mais couchez-vous, je
+vous l'ordonne.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas
+davantage. À neuf heures et demie je commencerai à prier et
+vous aussi; mais à onze heures vous me laisserez prier seule, et
+vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant
+Dieu le reste de la nuit.»</p>
+
+<p>Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et
+cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant à
+chaque porte, éveillait les religieuses et les faisait descendre
+sans bruit dans l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y
+furent, elle les invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière
+se fit d'abord en silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes
+récitèrent ensemble le <i>Miserere</i>, excepté la supérieure qui,
+prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant:
+«Ô Dieu! si c'est par quelque faute que j'ai commise que vous
+vous êtes retiré de moi, accordez-m'en le pardon. Je ne demande
+pas que vous me rendiez le don que vous m'avez ôté, mais que
+vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis
+que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à
+ses parents, et pardonnez-moi.»</p>
+
+<p>Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je
+ne l'entendis point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à
+côté de mon lit; elle avait posé légèrement une de ses mains
+sur mon front; elle me regardait: l'inquiétude, le trouble et la
+douleur se succédaient sur son visage; et c'est ainsi qu'elle me
+parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce
+qui s'était passé pendant la nuit; elle me demanda seulement si
+je m'étais couchée de bonne heure; je lui répondis:</p>
+
+<p>«À l'heure que vous m'avez ordonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais reposé.</p>
+
+<p>&mdash;Profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'y attendais... Comment je me trouvais.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien. Et vous, chère mère?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion
+sans inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de
+trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'aimez toujours, je le serai.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'il ne tenait qu'à cela! N'avez-vous pensé à rien pendant
+la nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez fait aucun rêve?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui se passe à présent dans votre âme?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et
+sans goût; je sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse
+aller. Ah! ma chère mère, je ne sens rien de cette douce joie,
+de ce tressaillement, de cette mélancolie, de cette douce inquiétude
+que j'ai quelquefois remarquée dans celles qui se trouvaient
+au moment où je suis. Je suis imbécile, je ne saurais même
+pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idée qui me vienne...
+Mais vous ne me dites rien.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous
+voir et pour vous écouter. J'attends votre mère; tâchez de ne
+pas m'émouvoir; laissez les sentiments s'accumuler dans mon
+âme; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je
+me taise: je me connais; je n'ai qu'un jet, mais il est violent,
+et ce n'est pas avec vous qu'il doit s'exhaler. Reposez-vous
+encore un moment, que je vous voie; dites-moi seulement
+quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y
+chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...»</p>
+
+<p>Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une
+de mes mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément;
+elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois
+elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi;
+elle s'agitait; son âme se remplissait de tumulte, se composait
+et s'agitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être
+prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait
+été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de
+grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie.
+Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en
+elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà,
+à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir.
+Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda
+brusquement quelle heure il était.</p>
+
+<p>«Il est bientôt six heures.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y
+veux pas être, cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci,
+c'est de garder de la modération dans les premiers moments.»</p>
+
+<p>Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes
+entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me
+revêtit des habits du monde; c'est un usage que vous connaissez.
+Je n'entendis rien de ce qu'on disait autour de moi; j'étais
+presque réduite à l'état d'automate; je ne m'aperçus de rien;
+j'avais seulement par intervalles comme de petits mouvements
+convulsifs. On me disait ce qu'il fallait faire; on était souvent
+obligé de me le répéter, car je n'entendais pas de la première
+fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à autre chose,
+c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme quand on
+s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s'entretenait
+avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans cette
+entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que,
+quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne
+pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que
+la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre
+le front.</p>
+
+<p>Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée
+était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis
+rien: on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été
+nulle dans ma vie, car je n'en ai jamais connu la durée; je ne
+sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai dit. On m'a sans doute
+interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai prononcé des v&oelig;ux,
+mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse
+aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas plus
+compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de
+mon baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce
+et que l'autre la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie
+pas réclamé à Longchamp, comme j'avais fait à Sainte-Marie,
+me croyez-vous plus engagée? J'en appelle à votre jugement;
+j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans un état d'abattement
+si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on m'annonça
+que j'étais de ch&oelig;ur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je
+demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus
+voir la signature de mes v&oelig;ux: il fallut joindre à ces
+preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques
+étrangers qu'on avait appelés à la cérémonie. M'adressant
+plusieurs fois à la supérieure, je lui disais: «Cela est donc
+bien vrai?...» et je m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre:
+«Non, mon enfant; on vous trompe...» Son assurance
+réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans
+l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié,
+si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne
+m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m'avaient
+servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de
+celui qui avait reçu mes v&oelig;ux; le changement de l'habit religieux
+en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne;
+depuis cet instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement
+aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet
+état; et c'est à la longueur de cette espèce de convalescence que
+j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passé: c'est comme
+ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec
+jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la santé,
+n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans
+la maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment
+ce qui m'est arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais
+il reste à savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est,
+quoiqu'il paraisse y être.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle
+de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était
+âgé, il avait beaucoup travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure,
+et celle de ma mère.</p>
+
+<p>Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher;
+elle se condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa
+chambre; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours
+et les nuits à méditer et à écrire: elle a laissé quinze méditations
+qui me semblent à moi de la plus grande beauté; j'en ai
+une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées
+que cet instant suggère, je vous les communiquerais; elles sont
+intitulées: <i>Les derniers instants de la S&oelig;ur de Moni</i>.</p>
+
+<p>À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue
+sur son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle
+tenait un christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux
+éclairait cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous
+fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout
+à coup ses yeux brillèrent; elle se releva brusquement, elle
+parla; sa voix était presque aussi forte que dans l'état de santé;
+le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des
+larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. «Mes
+enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, disait-elle
+en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront
+sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et
+je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez
+recevoir ma bénédiction et mes adieux...» C'est en prononçant
+ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui
+a laissé après elle des regrets qui ne finiront point.</p>
+
+<p>Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur
+la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin,
+sa santé avait été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de
+mon père, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son
+directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet;
+c'étaient cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus
+dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet:</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne
+me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est
+le reste de ce que j'ai pu économiser sur les petits présents de
+M. Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, même pour
+votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; votre naissance
+est la seule faute importante que j'aie commise; aidez-moi
+à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise
+au monde, en considération des bonnes &oelig;uvres que vous
+ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix
+de l'état que vous avez embrassé n'ait pas été aussi volontaire
+que je l'aurais désiré, craignez d'en changer. Que n'ai-je été
+renfermée dans un couvent pendant toute ma vie! je ne
+serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment
+subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que
+le sort de votre mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup
+de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui
+voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout
+le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien à
+vos s&oelig;urs; elles ne sont pas en état de vous secourir; n'espérez
+rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand
+jour, il m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui
+que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse
+mère! Ah! malheureuse enfant! Vos s&oelig;urs sont arrivées;
+je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles
+emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se meurt,
+des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent
+de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je
+en elles? deux créatures en qui l'indigence a éteint le
+sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je
+laisse; elles font au médecin et à la garde des questions
+indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent
+le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce
+qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment,
+que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas;
+il n'y a rien qu'elles n'aient mis en &oelig;uvre pour me faire
+lever, et elles y ont réussi; mais heureusement mon dépositaire
+était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet
+avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre;
+et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt,
+vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez
+vos v&oelig;ux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion:
+l'idée de vous imaginer dans le monde sans secours,
+sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers
+instants.»</p>
+
+<p>Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du
+même mois, et ma mère la seconde fête de Noël.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce fut la s&oelig;ur Sainte-Christine qui succéda à la mère de
+Moni. Ah! monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre!
+Je vous ai dit quelle femme c'était que la première. Celle-ci
+avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions;
+elle donnait dans les opinions nouvelles; elle conférait
+avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les
+favorites de celle qui l'avait précédée: en un moment la maison
+fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d'accusations,
+de calomnies et de persécutions: il fallut s'expliquer sur
+des questions de théologie où nous n'entendions rien, souscrire
+à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère
+de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se
+font sur le corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa
+vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans
+une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu'elles
+ne corrigeaient d'aucun défaut, et qu'elles ne servaient qu'à
+donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent
+bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La
+première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire
+apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre
+d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la
+dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde,
+au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline,
+et fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites
+du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne
+qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure
+actuelle, par la raison que la précédente m'avait chérie;
+mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que
+vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'&oelig;il
+sous lequel vous les considérerez.</p>
+
+<p>La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que
+je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en
+faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et
+celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas
+favorables à celle-ci; de peindre l'état de la maison sous les
+années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions,
+l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant
+spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et
+d'exalter les m&oelig;urs, les sentiments, le caractère de la s&oelig;ur de
+Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me
+défaire de ma discipline; de prêcher des amies là-dessus, et
+d'en engager quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième,
+de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième,
+de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrétienne,
+sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste; la cinquième,
+de me renfermer rigoureusement dans la règle de la
+maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; conséquemment,
+de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles
+d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter
+à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je
+serais de ch&oelig;ur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance
+et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous
+les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par
+c&oelig;ur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas
+exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire,
+je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je
+disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point
+pris d'autres.»</p>
+
+<p>Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des
+maîtresses se trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer
+de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque
+aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains,
+mes compagnes me consultaient: et j'étais toujours pour la règle
+contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut-être un peu le
+jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevêque
+étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais,
+je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois
+qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison
+de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de
+mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites
+grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de
+refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir;
+et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais
+point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline;
+j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre
+parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand
+on me demandait si j'étais soumise à la Constitution, je répondais
+que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la bulle... que j'acceptais
+l'Évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'Ancien
+et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en discours indiscrets
+sur l'intimité suspecte de quelques-unes des favorites; la
+supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un
+jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte.
+Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me
+perdre; et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux
+supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit
+aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me
+trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta
+qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte
+qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le
+jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures
+défendues; on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une,
+tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on
+voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine; on
+me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux,
+séparée du reste, au milieu du ch&oelig;ur; à vivre de pain et d'eau;
+à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions
+les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices
+n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver
+en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres
+incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait
+les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu
+toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande,
+je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours
+punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre
+l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent
+au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement
+de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer
+dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait
+de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait
+quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes
+clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou
+l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses
+que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des
+actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une
+suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.</p>
+
+<p>Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures;
+je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais
+dans les commencements chercher de la force et de la résignation
+au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais
+entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute
+la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des
+moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond;
+combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il
+y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis
+assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois,
+dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et
+résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi
+préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler
+mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me
+déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait
+de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres
+mouvements?</p>
+
+<p>Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange
+peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute
+point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées,
+et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un
+jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon
+c&oelig;ur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et
+de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin
+ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement
+les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait
+poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait
+l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce
+moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon
+désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que
+je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai
+plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais
+dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir,
+en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes
+jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais
+au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les
+mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais
+pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si
+parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties,
+et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit,
+et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux
+exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les
+moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y
+opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment,
+qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y
+serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir.
+Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les
+autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont
+des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En
+vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand
+j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de
+moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait:
+«Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir
+de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que
+vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce
+qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter,
+se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les
+cloîtres.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai
+à faire résilier mes v&oelig;ux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule,
+abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile,
+même avec les secours qui me manquaient? Cependant
+cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à
+moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles
+qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut
+étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi
+lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il
+ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous
+faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent
+par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le
+feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni
+d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter:
+il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un
+flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor.
+Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements
+les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce
+pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et
+qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles
+qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.</p>
+
+<p>À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et
+même la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut
+pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi
+s'agissait-il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter;
+l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était
+fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention
+que jamais; on me suivait de l'&oelig;il; je ne faisais pas un
+pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât.
+On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait,
+on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait
+sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait;
+on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un
+avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma
+cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement,
+on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais
+pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre,
+c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués,
+j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure,
+qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession,
+et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais
+à proposer; c'était en abrégé tout ce que je viens de vous
+écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais
+je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que
+j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous
+ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de
+m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et
+la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée
+à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal
+qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le
+papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je
+ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme
+il était évident, quel usage en avais-je fait?</p>
+
+<p>Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il
+ne fallait pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance.
+D'abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou
+dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l'enfouir
+dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire
+combien je fus pressée de l'écrire, et combien j'en fus embarrassée
+quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le
+serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. J'étais dans
+une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais assise
+à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais
+vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me parlait
+point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout
+ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier;
+dans un moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent
+à genoux, s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles,
+je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis
+derrière moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service
+fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en
+avais reçu beaucoup d'autres: elle s'était occupée pendant des
+mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits
+obstacles qu'on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me
+châtier; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de
+sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait sonner
+ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je
+devais être. J'ignorais tout cela.</p>
+
+<p>Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du
+ch&oelig;ur, la supérieure me dit: «S&oelig;ur Suzanne, suivez-moi...»
+Je la suivis, puis s'arrêtant dans le corridor à une autre porte,
+«voilà, me dit-elle, votre cellule; c'est la s&oelig;ur Saint-Jérôme
+qui occupera la vôtre...» J'entrai, et elle avec moi. Nous étions
+toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec
+des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supérieure me dit:
+«S&oelig;ur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce vêtement...»
+J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à tous
+mes mouvements. La s&oelig;ur qui avait apporté mes habits, était
+à la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit;
+et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces
+procédés; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché
+partout dans ma cellule; on avait décousu l'oreiller et les
+matelas; on avait déplacé tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir
+été; on marcha sur mes traces; on alla au confessionnal, à
+l'église, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre; je vis
+une partie de ces recherches; je soupçonnai le reste. On ne
+trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y
+avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs
+jours: on allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement.
+Enfin la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir
+la vérité que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me
+dit:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez
+pas celui de mentir; dites-moi donc la vérité: qu'avez-vous
+fait de tout le papier que je vous ai donné?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous l'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup,
+et vous n'avez été qu'un moment au confessionnal.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en avez-vous donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vous ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous
+avez vouée à Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je
+vous croirai.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment
+pour une chose si légère; et il ne m'est pas permis de le faire.
+Je ne saurais jurer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me trompez, s&oelig;ur Suzanne, et vous ne savez pas à
+quoi vous vous exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous
+ai donné?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai plus.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en avez-vous fait?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles
+après qu'on s'en est servi.</p>
+
+<p>&mdash;Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout
+employé à écrire votre confession, et que vous ne l'avez plus.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant
+pas plus importante que la première, je ne saurais jurer.</p>
+
+<p>&mdash;Jurez, me dit-elle, ou...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne jurerai point.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne jurerez point?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Et de quoi puis-je être coupable?</p>
+
+<p>&mdash;De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous
+avez affecté de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser;
+de mépriser les usages qu'elle avait proscrits, les lois
+qu'elle avait abolies et que j'ai cru devoir rétablir; de soulever
+toute la communauté; d'enfreindre les règles; de diviser les
+esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me forcer à vous
+punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose qui
+me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les
+plus dures; je vous ai ménagée: j'ai cru que vous reconnaîtriez
+vos torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que
+vous reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe
+quelque chose dans votre esprit qui n'est pas bien; vous
+avez des projets; l'intérêt de la maison exige que je les connaisse,
+et je les connaîtrai; c'est moi qui vous en réponds.
+S&oelig;ur Suzanne, dites-moi la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dite.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je
+vous donne encore un moment pour vous déterminer... Vos
+papiers, s'ils existent...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne les ai plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais le faire...»</p>
+
+<p>Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra
+avec quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et
+furieux. Je me jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde.
+Elles criaient toutes ensemble: «Point de miséricorde, madame;
+ne vous laissez pas toucher: qu'elle donne ses papiers,
+ou qu'elle aille en paix<a id="FNanchor_13" name="FNanchor_13"></a><a href="#Footnote_13" class="fnanchor">13</a>...» J'embrassais les genoux tantôt de
+l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les nommant par leurs
+noms: «S&oelig;ur Sainte-Agnès, s&oelig;ur Sainte-Julie, que vous ai-je
+fait? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi? Est-ce
+ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour
+vous? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et
+je ne le suis pas.»</p>
+
+<p>La supérieure, immobile, me regardait et me disait: «Donne
+tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus,
+vous êtes trop bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme
+indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens
+extrêmes: c'est elle qui vous y porte; tant pis pour elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse
+offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là le serment que je veux.</p>
+
+<p>&mdash;Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire
+au grand vicaire, à l'archevêque; Dieu sait comme elle
+aura peint l'intérieur de la maison; on croit aisément le mal.
+Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez
+pas qu'elle dispose de nous.»</p>
+
+<p>La supérieure ajouta: «S&oelig;ur Suzanne, voyez...»</p>
+
+<p>Je me levai brusquement, et je lui dis: «Madame, j'ai tout
+vu; je sens que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus
+tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il
+vous plaira; écoutez leur fureur, consommez votre injustice...»</p>
+
+<p>Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en
+saisirent. On m'arracha mon voile; on me dépouilla sans
+pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon
+ancienne supérieure; on s'en saisit: je suppliai qu'on me permît
+de le baiser encore une fois; on me refusa. On me jeta une
+chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on me
+conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je
+criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche
+pour avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais
+à terre, et l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers,
+j'avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais
+dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l'on
+ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain,
+obscur, où l'on me jeta sur une natte que l'humidité avait à
+demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une
+cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers.
+La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait, sur
+un bloc de pierre, une tête de mort avec un crucifix de bois.
+Mon premier mouvement fut de me détruire; je portai mes
+mains à ma gorge; je déchirai mon vêtement avec mes dents;
+je poussai des cris affreux; je hurlais comme une bête féroce;
+je me frappai la tête contre les murs; je me mis toute en sang;
+je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les forces me manquassent,
+ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé trois jours;
+je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes
+exécutrices venait, et me disait:</p>
+
+<p>«Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah!
+s&oelig;ur Saint-Clément, il est un Dieu...»</p>
+
+<p>Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la
+porte; c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite.
+Après l'éloge des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent
+qu'elle me faisait grâce, et qu'on allait me mettre en
+liberté.</p>
+
+<p>«C'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y
+mourir.»</p>
+
+<p>Cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient;
+on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.</p>
+
+<p>«J'ai consulté Dieu sur votre sort; il a touché mon c&oelig;ur:
+il veut que j'aie pitié de vous: et je lui obéis. Mettez-vous à
+genoux, et demandez-lui pardon.»</p>
+
+<p>Je me mis à genoux, et je dis:</p>
+
+<p>«Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai
+faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Quel orgueil! s'écrièrent-elles; elle se compare à Jésus-Christ,
+et elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifié.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous,
+et jugez.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la
+sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est
+passé.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous
+exigez de moi par serment que j'en garderai le silence. Personne
+n'en saura jamais rien que votre conscience, je vous le
+jure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le jurez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vous le jure.»</p>
+
+<p>Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles
+m'avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique;
+j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je
+n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je
+crus que cette persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir.
+C'est par l'effet momentané de ces secousses violentes qui
+montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes,
+que je revins en très-peu de temps; et je trouvai, quand je
+reparus, toute la communauté persuadée que j'avais été malade.
+Je repris les exercices de la maison et ma place à l'église. Je
+n'avais pas oublié mon papier, ni la jeune s&oelig;ur à qui je l'avais
+confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt, mais
+qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après
+ma sortie de prison, au ch&oelig;ur, au moment même où je le lui
+avais donné, c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et
+qu'inclinées les unes vers les autres nous disparaissons dans nos
+stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe; je tendis la
+main, et l'on me donna un billet qui ne contenait que ces mots:
+«Combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel papier, que faut-il
+que j'en fasse?...» Après avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes
+mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au commencement du
+carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre appelle
+à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais
+la voix très-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons
+religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut
+quelques ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de
+liberté; les s&oelig;urs que j'instruisais au chant purent approcher de
+moi sans conséquence; celle à qui j'avais confié mon mémoire
+en était une. Dans les heures de récréation que nous passions
+au jardin, je la prenais à l'écart, je la faisais chanter; et pendant
+qu'elle chantait, voici ce que je lui dis:</p>
+
+<p>«Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais
+personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais
+mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de
+m'avoir servie; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne
+me sauverait pas; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais
+point de mon salut à ce prix.</p>
+
+<p>&mdash;Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à
+quelque habile avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle
+vient, et d'en obtenir une réponse que vous me rendrez à l'église
+ou ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;À propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet?</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, je l'ai avalé.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire.»</p>
+
+<p>Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle
+me parlait, qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que
+notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette
+jeune personne, monsieur, est encore dans la maison; son bonheur
+est entre vos mains; si l'on venait à découvrir ce qu'elle a
+fait pour moi, il n'y a sorte de tourments auxquels elle ne fût
+exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d'un
+cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur;
+si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien prendre
+à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être
+conservé.</p>
+
+<p>Voilà ce que je vous disais alors: mais, hélas! elle n'est
+plus, et je reste seule...</p>
+
+<p>Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à
+notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours
+à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour
+exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l'on
+donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne
+devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur,
+surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on célèbre
+la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des
+crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées;
+quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression
+et du goût; et il me parut que le public les avait entendues
+avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès
+de mes soins.</p>
+
+<p>Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement
+de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il
+reste jusqu'au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les
+adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir
+les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau
+qui indique à chacune son heure d'adoration; que je fus contente
+d'y lire: La s&oelig;ur Sainte-Suzanne et la s&oelig;ur Sainte-Ursule,
+depuis deux heures du matin jusqu'à trois! Je me rendis au
+reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous
+plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous
+nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une
+demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la
+main et me la serra en disant:</p>
+
+<p>«Nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de nous entretenir
+aussi longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte
+où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons
+un temps que nous lui devons tout entier. Je n'ai pas lu votre
+mémoire; mais il n'est pas difficile de deviner ce qu'il contient;
+j'en aurai incessamment la réponse. Mais si cette réponse vous
+autorise à poursuivre la résiliation de vos v&oelig;ux, ne voyez-vous
+pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens
+de loi?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous aurez besoin de liberté?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions
+présentes pour vous en procurer?</p>
+
+<p>&mdash;J'y ai pensé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le ferez donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je verrai.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez
+ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez-vous
+prévu les persécutions qui vous attendent?</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma
+liberté.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra
+me représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et
+le cloître; j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre;
+je vous attesterai toutes; on n'osera avoir des torts dont je
+pourrais me plaindre; on n'aura garde de rendre une affaire
+mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu'on en usât mal avec
+moi; mais on ne le fera pas: soyez sûre qu'on prendra une
+conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera
+le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison; et
+comptez qu'on n'en viendra aux menaces que quand on aura vu
+que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira
+les voies de force.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour
+un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement
+les devoirs.</p>
+
+<p>&mdash;Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle
+ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse;
+il faut prévenir ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si par malheur vous succombez?</p>
+
+<p>&mdash;Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou
+je mourrai dans celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon
+amie, votre démarche me fait frémir: je tremble que vos v&oelig;ux
+ne soient résiliés, et qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que
+deviendrez-vous? Que ferez-vous dans le monde? Vous avez de
+la figure, de l'esprit et des talents; mais on dit que cela ne mène
+à rien avec la vertu; et je sais que vous ne vous départirez pas
+de cette dernière qualité.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la
+vertu; c'est sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi
+les hommes, plus elle y doit être considérée.</p>
+
+<p>&mdash;On la loue, mais on ne fait rien pour elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon
+projet. Quoi qu'on m'objecte, on respectera mes m&oelig;urs; on ne
+dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois
+entraînée hors de mon état par une passion déréglée: je ne vois
+personne, je ne connais personne. Je demande à être libre,
+parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas été volontaire. Avez-vous
+lu mon mémoire?</p>
+
+<p>&mdash;Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce
+qu'il était sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour
+moi; mais les premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas
+été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l'avoir remis!
+un moment plus tard, on l'aurait trouvé sur vous... Mais l'heure
+qui finit notre station approche, prosternons-nous; que celles
+qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous
+devons être. Demandez à Dieu qu'il vous éclaire et qu'il vous
+conduise; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres.»</p>
+
+<p>J'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite;
+moi, je me prosternai; mon front était appuyé contre la dernière
+marche de l'autel, et mes bras étaient étendus sur les
+marches supérieures. Je ne crois pas m'être jamais adressée à
+Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le c&oelig;ur me palpitait
+avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui m'environnait.
+Je ne sais combien je restai dans cette position, ni
+combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien
+touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux
+religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être
+seule; je me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière
+moi et fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre;
+elles attendaient que je sortisse de moi-même de l'état de transport
+et d'effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai
+de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien
+imposant, si j'en juge par l'effet qu'il produisit sur elles et par ce
+qu'elles ajoutèrent, que je ressemblais alors à notre ancienne
+supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma vue leur avait
+causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque penchant à
+l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un rôle
+dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme
+s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure
+m'a dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait
+aimé Dieu comme moi; que j'avais un c&oelig;ur de chair et les autres
+un c&oelig;ur de pierre. Il est sûr que j'éprouvais une facilité extrême
+à partager son extase; et que, dans les prières qu'elle faisait à
+haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de
+suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration,
+une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les autres l'écoutaient
+en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais, ou je la
+devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très-longtemps
+l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment que je
+lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les
+autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle
+qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie,
+quand la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cédâmes
+la place à celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes
+bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de
+nous séparer.</p>
+
+<p>La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à
+cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai,
+je touchai de l'orgue, je fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses!
+je n'eus presque rien à faire pour me réconcilier avec
+toute la communauté; on vint au-devant de moi, la supérieure
+la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me
+connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y
+refuser. Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et
+une foule d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires,
+des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du
+monde; et parmi tout cela cette sorte d'étourdis que vous appelez
+des <i>talons rouges</i>, et que j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai
+de connaissances que celles qu'on ne pouvait m'objecter;
+j'abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n'étaient
+pas si difficiles.</p>
+
+<p>J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté
+qu'on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le
+courage de redemander le petit portrait de notre ancienne
+supérieure; et l'on n'eut pas celui de me le refuser; il a repris
+sa place sur mon c&oelig;ur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous
+les matins, mon premier mouvement est d'élever mon âme à
+Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je
+me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place
+devant moi, je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage
+que nous n'ayons pas connu les saints personnages, dont les
+simulacres sont exposés à notre vénération; ils feraient bien
+une autre impression sur nous; ils ne nous laisseraient pas à
+leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M. Manouri<a id="FNanchor_14" name="FNanchor_14"></a><a href="#Footnote_14" class="fnanchor">14</a>,
+ni favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette
+affaire, on demandait un grand nombre d'éclaircissements
+auxquels il était difficile de satisfaire sans se voir; je me nommai
+donc; et j'invitai M. Manouri à se rendre à Longchamp. Ces
+messieurs se déplacent difficilement; cependant il vint. Nous
+nous entretînmes très-longtemps; nous convînmes d'une correspondance
+par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses
+demandes, et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon
+côté tout le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les
+esprits, à intéresser à mon sort et à me faire des protections.
+Je me nommai, je révélai ma conduite dans la première maison
+que j'avais habitée, ce que j'avais souffert dans la maison domestique,
+les peines qu'on m'avait faites en couvent, ma réclamation
+à Sainte-Marie, mon séjour à Longchamp, ma prise d'habit,
+ma profession, la cruauté avec laquelle j'avais été traitée depuis
+que j'avais consommé mes v&oelig;ux. On me plaignit, on m'offrit du
+secours; je retins la bonne volonté qu'on me témoignait pour
+le temps où je pourrais en avoir besoin, sans m'expliquer
+davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais obtenu
+de Rome la permission de réclamer contre mes v&oelig;ux; incessamment
+l'action allait être intentée, qu'on était là-dessus dans
+une sécurité profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut
+la surprise de ma supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de
+s&oelig;ur Marie-Suzanne Simonin, une protestation contre ses v&oelig;ux,
+avec la demande de quitter l'habit de religion, et de sortir du
+cloître pour disposer d'elle comme elle le jugerait à propos.</p>
+
+<p>J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition;
+celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles
+de mes beaux-frères et s&oelig;urs alarmés: ils avaient eu tout le
+bien de la famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables
+à faire sur eux. J'écrivis à mes s&oelig;urs; je les suppliai de
+n'apporter aucune opposition à ma sortie; j'en appelai à leur
+conscience sur le peu de liberté de mes v&oelig;ux; je leur offris un
+désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la
+succession de mon père et de ma mère; je n'épargnai rien pour
+leur persuader que ce n'était ici une démarche ni d'intérêt, ni
+de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; cet
+acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée
+en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour
+elles que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il
+d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une s&oelig;ur
+sans asile et sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que
+dira-t-on dans le monde? Si elle vient nous demander du pain,
+la refuserons-nous? S'il lui prend fantaisie de se marier, qui
+sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et si elle a des enfants?...
+Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative...
+Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles firent.</p>
+
+<p>À peine la supérieure eut-elle reçu l'acte juridique de ma
+demande, qu'elle accourut dans ma cellule.</p>
+
+<p>«Comment, s&oelig;ur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez
+nous quitter?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous allez appeler de vos v&oelig;ux?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Ne les avez-vous pas faits librement?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui est-ce qui vous a contrainte?</p>
+
+<p>&mdash;Tout.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur votre père?</p>
+
+<p>&mdash;Mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Madame votre mère?</p>
+
+<p>&mdash;Elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels?</p>
+
+<p>&mdash;J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même
+d'y avoir assisté.</p>
+
+<p>&mdash;Pouvez-vous parler ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander:
+S&oelig;ur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance,
+chasteté et pauvreté?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai pas mémoire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas répondu qu'oui?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai pas mémoire.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous imaginez que les hommes vous en croiront?</p>
+
+<p>&mdash;Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins
+vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés,
+voyez quels abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche
+inconsidérée; vous vous êtes laissé entraîner par un sentiment
+de vengeance; vous avez à c&oelig;ur les châtiments que vous m'avez
+obligée de vous infliger; vous avez cru qu'ils suffisaient pour
+rompre vos v&oelig;ux; vous vous êtes trompée, cela ne se peut ni
+devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est
+le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà commis
+dans votre c&oelig;ur; et que vous allez le consommer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas été
+réparés?</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p>&mdash;Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes
+v&oelig;ux.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous n'étiez point appelée; si vous étiez contrainte,
+que ne le disiez-vous quand il en était temps?</p>
+
+<p>&mdash;Et à quoi cela m'aurait-il servi?</p>
+
+<p>&mdash;Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à
+Sainte-Marie?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la
+première fois; la seconde, j'étais imbécile.</p>
+
+<p>&mdash;Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous?
+Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre
+regret.</p>
+
+<p>&mdash;Savais-je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues,
+étais-je en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user,
+l'aurais-je pu? Quoi! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue
+vous-même de mon aliénation? Si je vous prends à témoin, jurerez-vous
+que j'étais saine d'esprit?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jurerai!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez
+parjure.</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à
+vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de
+la maison; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions
+scandaleuses.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas ma faute.</p>
+
+<p>&mdash;Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions
+les plus défavorables à votre esprit, à votre c&oelig;ur, à vos
+m&oelig;urs; on croira...</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'on voudra.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez-moi à c&oelig;ur ouvert; si vous avez quelque
+mécontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remède.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de
+mon état.</p>
+
+<p>&mdash;L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui
+cherche à nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande
+qu'on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque
+penchant funeste?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment
+sans peine: j'atteste Dieu que mon c&oelig;ur est innocent, et qu'il
+n'y eut jamais aucun sentiment honteux.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se conçoit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir.
+Chacun a son caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique,
+et je la hais; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre
+état, et elles me manquent toutes; vous vous seriez perdue dans
+le monde; et vous assurez ici votre salut; je me perdrais ici, et
+j'espère me sauver dans le monde; je suis et je serai une mauvaise
+religieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est avec peine et à contre-c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en méritez davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite;
+et je suis forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne
+mérite rien. Je suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui
+sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot,
+madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui
+sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient
+quand elles n'auraient autour d'elles ni grilles, ni murailles
+qui les retinssent. Il s'en manque bien que je sois de ce
+nombre: mon corps est ici, mais mon c&oelig;ur n'y est pas; il est
+au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle,
+je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements
+qui vous ont consacrée à Jésus-Christ?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et
+sans liberté...»</p>
+
+<p>Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas
+là ce que mon c&oelig;ur me suggérait; il me disait: «Oh! que ne
+suis-je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de
+moi!...»</p>
+
+<p>Cependant ma réponse l'atterra; elle pâlit, elle voulut encore
+parler; mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop
+ce qu'elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas
+dans ma cellule, et elle s'écriait:</p>
+
+<p>«Ô mon Dieu! que diront nos s&oelig;urs? Ô Jésus, jetez sur elle
+un regard de pitié! S&oelig;ur Sainte-Suzanne!</p>
+
+<p>&mdash;Madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer,
+nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux sortir d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise...</p>
+
+<p>&mdash;C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne
+veux être renfermée ni ici ni ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui
+vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est
+plus vrai: voyez dans quel état vous êtes!»</p>
+
+<p>En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe
+était en désordre, que ma guimpe s'était tournée presque sens
+devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules.
+J'étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure qui
+n'avait avec moi qu'un ton radouci et faux; et je lui dis avec
+dépit:</p>
+
+<p>«Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je
+n'en veux plus...»</p>
+
+<p>Cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient;
+et plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais:
+impatientée, je le saisis avec violence, je l'arrachai, je le
+jetai par terre, et je restai devant ma supérieure, le front ceint
+d'un bandeau, et la tête échevelée. Cependant elle, incertaine si
+elle devait rester, allait et venait en disant:</p>
+
+<p>«Ô Jésus! elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est
+possédée...»</p>
+
+<p>Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.</p>
+
+<p>Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon
+état et l'imprudence de mes discours; je me composai de mon
+mieux; je ramassai mon voile et je le remis; puis, me tournant
+vers elle, je lui dis:</p>
+
+<p>«Madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse
+de mes violences, et je vous en demande pardon; mais
+jugez par là combien l'état de religieuse me convient peu, et
+combien il est juste que je cherche à m'en tirer, si je puis.»</p>
+
+<p>Elle, sans m'écouter, répétait: «Que dira le monde? Que
+diront nos s&oelig;urs?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat; il y
+aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot; je ne demande
+que la liberté: je ne dis point que vous m'ouvriez les
+portes; mais faites seulement aujourd'hui, demain, après,
+qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon évasion
+que le plus tard que vous pourrez...</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse! qu'osez-vous me proposer?</p>
+
+<p>&mdash;Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre
+avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison; et le
+couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles
+qui renferment les malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y
+périsse. Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un
+regard assuré, écoutez-moi: si les lois auxquelles je me suis
+adressée trompaient mon attente; et que, poussée par des mouvements
+d'un désespoir que je ne connais que trop... vous avez
+un puits... il y a des fenêtres dans la maison... partout on a
+des murs devant soi... on a un vêtement qu'on peut dépecer...
+des mains dont on peut user...</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, malheureuse! vous me faites frémir. Quoi! vous
+pourriez...</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les
+maux de la vie, repousser les aliments; on est maître de boire
+et de manger, ou de n'en rien faire... S'il arrivait, après ce que
+je viens de vous dire, que j'eusse le courage..., et vous savez que
+je n'en manque pas, et qu'il en faut plus quelquefois pour vivre
+que pour mourir..., transportez-vous au jugement de Dieu, et
+dites-moi laquelle de la supérieure ou de sa religieuse lui semblerait
+la plus coupable?... Madame, je ne redemande ni ne
+redemanderai jamais rien à la maison; épargnez-moi un forfait,
+épargnez-vous de longs remords: concertons ensemble...</p>
+
+<p>&mdash;Y pensez-vous, s&oelig;ur Sainte-Suzanne? Que je manque au
+premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que
+je partage un sacrilége!</p>
+
+<p>&mdash;Le vrai sacrilége, madame, c'est moi qui le commets tous
+les jours en profanant par le mépris les habits sacrés que je
+porte. Ôtez-les-moi, j'en suis indigne; faites chercher dans le
+village les haillons de la paysanne la plus pauvre; et que la clôture
+me soit entr'ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Et où irez-vous pour être mieux?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous
+veut point: et Dieu ne me veut point ici.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Craignez les désordres auxquels elle entraîne.</p>
+
+<p>&mdash;Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter
+le crime, je serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette
+maison, ce sera, ou de votre consentement, ou par l'autorité des
+lois. Vous pouvez opter...»</p>
+
+<p>Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis
+des choses indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites;
+mais il était trop tard. La supérieure en était encore à ses exclamations
+«que dira le monde! que diront nos s&oelig;urs!» lorsque
+la cloche qui nous appelait à l'office vint nous séparer. Elle me
+dit en me quittant:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Sainte-Suzanne, vous allez à l'église; demandez à
+Dieu qu'il vous touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état;
+interrogez votre conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est
+impossible qu'elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense
+du chant.»</p>
+
+<p>Nous descendîmes presque ensemble. L'office s'acheva: à la
+fin de l'office, lorsque toutes les s&oelig;urs étaient sur le point de
+se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta.</p>
+
+<p>«Mes s&oelig;urs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied
+des autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse
+qu'il a abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la
+religion, et qui est sur le point de se porter à une action sacrilége
+aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes.»</p>
+
+<p>Je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin
+d'&oelig;il, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses
+compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras.
+Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d'un
+espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix
+basse le <i>Veni, Creator</i>, et toutes continuèrent à voix basse le
+<i>Veni, Creator</i>; puis, après un second silence, la prieure frappa
+sur son pupitre, et l'on sortit.</p>
+
+<p>Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté:
+«Qui est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que
+veut-elle faire?...» Ces soupçons ne durèrent pas longtemps.
+Ma demande commençait à faire du bruit dans le monde; je
+recevais des visites sans fin: les uns m'apportaient des reproches,
+d'autres m'apportaient des conseils; j'étais approuvée des
+uns, j'étais blâmée des autres. Je n'avais qu'un moyen de me
+justifier aux yeux de tous, c'était de les instruire de la conduite
+de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à
+garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me
+restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s'était chargé
+de mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque
+j'étais effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où
+j'avais été traînée une fois, se représentait à mon imagination
+dans toute son horreur; je connaissais la fureur des religieuses.
+Je communiquai mes craintes à M. Manouri; et il me dit: «Il
+est impossible de vous éviter toutes sortes de peines: vous en
+aurez, vous avez dû vous y attendre; il faut vous armer de
+patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles finiront. Pour ce
+cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; c'est
+mon affaire...» En effet, quelques jours après il apporta un ordre
+à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en
+serait requise.</p>
+
+<p>Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux
+prières publiques de la communauté: l'on pria en silence, et l'on
+dit à voix basse la même hymne que la veille. Même cérémonie
+le troisième jour, avec cette différence que l'on m'ordonna de
+me placer debout au milieu du ch&oelig;ur, et que l'on récita les
+prières pour les agonisants, les litanies des Saints, avec le refrain
+<i>ora pro eâ</i>. Le quatrième jour, ce fut une momerie qui marquait
+bien le caractère bizarre de la supérieure. À la fin de l'office, on
+me fit coucher dans une bière au milieu du ch&oelig;ur; on plaça
+des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me couvrit
+d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel chaque
+religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant:
+<i>Requiescat in pace.</i> Il faut entendre la langue des couvents,
+pour connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers
+mots. Deux religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les
+cierges, et me laissèrent là, trempée jusqu'à la peau, de l'eau
+dont elles m'avaient malicieusement arrosée. Mes habits se
+séchèrent sur moi; je n'avais pas de quoi me rechanger. Cette
+mortification fut suivie d'une autre. La communauté s'assembla;
+on me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée
+d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance, à
+toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher,
+et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces
+ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits;
+deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer
+de front: si j'allais, et qu'une religieuse vînt à moi, ou elle
+retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant
+son voile et son vêtement, de crainte qu'il ne frottât contre le
+mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais
+à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on avait quelque
+chose à me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le malheur
+de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en confesser
+et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la
+flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien
+ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications
+qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de
+ma céleste supérieure de Moni: «Entre toutes ces créatures que
+vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces,
+eh bien! mon enfant, il n'y en a presque pas une, non, presque
+pas une, dont je ne pusse faire une bête féroce; étrange métamorphose
+pour laquelle la disposition est d'autant plus grande,
+qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et que l'on connaît
+moins la vie sociale: ce discours vous étonne; Dieu vous préserve
+d'en éprouver la vérité. S&oelig;ur Suzanne, la bonne religieuse
+est celle qui apporte dans le cloître quelque grande
+faute à expier.»</p>
+
+<p>Je fus privée de tous les emplois. À l'église, on laissait une
+stalle vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à
+une table au réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée
+d'aller dans la cuisine demander ma portion; la première fois,
+la s&oelig;ur cuisinière me cria: «N'entrez pas, éloignez-vous...»</p>
+
+<p>Je lui obéis.</p>
+
+<p>«Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;À manger.</p>
+
+<p>&mdash;À manger! vous n'êtes pas digne de vivre...»</p>
+
+<p>Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans
+rien prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le
+seuil des mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux;
+je les ramassais en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je
+quelquefois à la porte du ch&oelig;ur la dernière, je la trouvais
+fermée; je m'y mettais à genoux; et là j'attendais la fin de
+l'office: si c'était au jardin, je m'en retournais dans ma cellule.
+Cependant, mes forces s'affaiblissant par le peu de nourriture,
+la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par
+la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées d'inhumanité,
+je sentis que, si je persistais à souffrir sans me
+plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai
+donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de
+frayeur: j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle
+ouvrit; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me
+criant:</p>
+
+<p>«Apostate, éloignez-vous!»</p>
+
+<p>Je m'éloignai.</p>
+
+<p>«Encore.»</p>
+
+<p>Je m'éloignai encore.</p>
+
+<p>«Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée
+à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse
+vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Vivre! me dit-elle, en me répétant le propos de la s&oelig;ur
+cuisinière, en êtes-vous digne?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que
+si l'on me refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes
+plaintes à ceux qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne
+suis ici qu'en dépôt, jusqu'à ce que mon sort et mon état soient
+décidés.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y
+pourvoirai...»</p>
+
+<p>Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna
+ses ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée;
+on se faisait un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets
+les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et
+toutes sortes d'ordures.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le
+parloir ne me fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter
+la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore
+celui-ci fut-il obligé d'employer plusieurs fois la menace pour
+obtenir de me voir. Alors une s&oelig;ur m'accompagnait; elle se
+plaignait, si je parlais bas; elle s'impatientait, si je restais trop;
+elle m'interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à
+la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m'en
+supposait même que je n'avais pas tenus; que sais-je? On en
+vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter mes chaises, mes
+couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de linge
+blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et
+sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois
+été obligée d'en aller chercher moi-même au puits, à ce puits
+dont je vous ai parlé. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en
+étais réduite à boire l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter.
+Si je passais sous des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou
+de m'exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques
+s&oelig;urs m'ont craché au visage. J'étais devenue d'une malpropreté
+hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire
+à nos directeurs, la confession me fut interdite.</p>
+
+<p>Un jour de grande fête, c'était, je crois, le jour de l'Ascension,
+on embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et
+j'aurais peut-être manqué à tous les autres offices, sans la visite
+de M. Manouri, à qui l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que
+j'étais devenue, qu'on ne me voyait plus, et que je ne faisais
+aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter,
+j'abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du ch&oelig;ur,
+que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas
+des premières. J'étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés
+contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste
+de mon corps étendu fermait le passage; lorsque l'office finit,
+et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première
+s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure
+se douta de ce que c'était, et dit:</p>
+
+<p>«Marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.»</p>
+
+<p>Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres
+furent moins inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main
+pour me relever. Tandis que j'étais absente, on enleva de ma
+cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres
+images pieuses, le crucifix; et il ne me resta que celui que je
+portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas longtemps. Je
+vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans
+porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun
+des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour
+satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler
+le repos de la maison, d'errer et de devenir folle. Comme
+ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en
+tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on
+me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l'étage
+au-dessus; descendait l'étage au-dessous; et celles qui n'étaient
+pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre des
+choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des
+cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants
+et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un
+pacte; et qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor.</p>
+
+<p>Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le
+grand nombre: celles-là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient
+passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée
+avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma
+rencontre, et s'enfuyaient en criant: «Satan, éloignez-vous de
+moi! Mon Dieu, venez à mon secours!...» Une des plus jeunes
+était au fond du corridor, j'allais à elle, et il n'y avait pas moyen
+de m'éviter; la frayeur la plus terrible la prit. D'abord elle se
+tourna le visage contre le mur, marmottant d'une voix tremblante:
+«Mon Dieu! mon Dieu! Jésus! Marie!...» Cependant
+j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre le
+visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon
+côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: «À
+moi! à moi! miséricorde! je suis perdue! S&oelig;ur Sainte-Suzanne,
+ne me faites point de mal; s&oelig;ur Sainte-Suzanne, ayez pitié de
+moi...» Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à
+moitié morte sur le carreau.</p>
+
+<p>On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous
+dire comment cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la
+plus criminelle: on dit que le démon de l'impureté s'était emparé
+de moi; on me supposa des desseins, des actions que je
+n'ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le
+désordre évident dans lequel la jeune religieuse s'était trouvée.
+En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu'on peut
+imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore
+d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux,
+et qu'on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous
+dirai-je, monsieur? Il faut qu'avec toute leur retenue extérieure,
+la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces
+femmes aient le c&oelig;ur bien corrompu: elles savent du moins
+qu'on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais
+pas; aussi n'ai-je jamais bien compris ce dont elles m'accusaient:
+et elles s'exprimaient en des termes si obscurs, que je n'ai jamais
+su ce qu'il y avait à leur répondre.</p>
+
+<p>Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions.
+Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par
+mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils
+entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte
+et la plus décidée. Qu'on est injuste dans le monde! On permet
+à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est
+pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt votre fille que de
+l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui, tuez-la. Combien
+j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en naissant!
+elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'ôta mon
+bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien
+que je n'obéis pas. Hélas! c'était mon unique consolation;
+j'élevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais
+espérer qu'ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma
+misère. On écoutait à ma porte; et un jour que je m'adressais à
+lui dans l'accablement de mon c&oelig;ur, et que je l'appelais à mon
+aide, on me dit:</p>
+
+<p>«Vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous;
+mourez désespérée, et soyez damnée...»</p>
+
+<p>D'autres ajoutèrent: «<i>Amen</i> sur l'apostate! <i>Amen</i> sur elle!»</p>
+
+<p>Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange
+qu'aucun autre. Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est
+que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à
+plus forte raison un esprit obsédé de l'esprit infernal, elles
+délibérèrent entre elles s'il ne fallait pas m'exorciser; et il fut
+conclu, à la pluralité des voix, que j'avais renoncé à mon chrême
+et à mon baptême; que le démon résidait en moi, et qu'il
+m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à certaines
+prières je grinçais des dents et que je frémissais dans l'église;
+qu'à l'élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une
+autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais
+plus mon rosaire (qu'on m'avait volé); que je proférais des
+blasphèmes que je n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait
+en moi quelque chose qui n'était pas naturel, et qu'il fallait en
+donner avis au grand vicaire; ce qui fut fait.</p>
+
+<p>Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d'âge et d'expérience,
+brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail
+du désordre de la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que,
+si j'en étais la cause, c'était une cause bien innocente. Vous
+vous doutez, sans doute, qu'on n'omit pas dans le mémoire qui
+lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du ch&oelig;ur,
+le tumulte qui se passait chez moi, ce que l'une avait vu, ce
+qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les choses
+saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait;
+pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce
+qu'on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées,
+qu'avec tout son bon sens, M. Hébert ne put s'empêcher d'y
+donner en partie, et de croire qu'il y avait beaucoup de vrai.
+La chose lui parut assez importante, pour s'en instruire par lui-même;
+fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de
+deux jeunes ecclésiastiques, qu'on avait attachés à sa personne,
+et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.</p>
+
+<p>Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement
+dans ma chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me
+parlât; et l'on m'appelait d'une voix basse et tremblante:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Sainte-Suzanne, dormez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne dors pas. Qui est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se
+perdre, pour vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez:
+Il y a, demain, ou après, visite du grand vicaire: vous serez
+accusée; préparez-vous à vous défendre. Adieu; ayez du courage,
+et que le Seigneur soit avec vous.»</p>
+
+<p>Cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre.</p>
+
+<p>Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses,
+quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cependant, mon procès se suivait avec chaleur: une foule de
+personnes de tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que
+je ne connaissais pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent
+pour moi. Vous fûtes de ce nombre, et peut-être l'histoire de mon
+procès vous est-elle mieux connue qu'à moi; car, sur la fin, je
+ne pouvais plus conférer avec M. Manouri. On lui dit que j'étais
+malade; il se douta qu'on le trompait; il trembla qu'on ne m'eût
+jetée dans le cachot. Il s'adressa à l'archevêché, où l'on ne daigna
+pas l'écouter; on y était prévenu que j'étais folle, ou peut-être
+quelque chose de pis. Il se retourna du côté des juges; il
+insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la supérieure de me
+représenter, morte ou vive, quand elle en serait sommée. Les
+juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques; ceux-ci
+sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on
+n'allait au-devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la
+visite du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries
+éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de
+s'en mêler: ils savent, par expérience, que leur autorité est toujours
+éludée et compromise.</p>
+
+<p>Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours
+de Dieu, rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai
+au ciel que le bonheur d'être interrogée et entendue sans
+partialité; je l'obtins, mais vous allez apprendre à quel prix. S'il
+était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et
+sage, il n'importait pas moins à ma supérieure qu'on me vît
+méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis
+que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de
+méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait
+pour m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications;
+on multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta
+tout à fait le repos de la nuit; tout ce qui peut abattre la santé
+et troubler l'esprit, on le mit en &oelig;uvre; ce fut un raffinement
+de cruauté dont vous n'avez pas d'idée. Jugez du reste par ce
+trait:</p>
+
+<p>Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou
+ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor;
+je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle
+qui l'avait égarée la retrouvât facilement: la lumière m'empêcha
+de voir qu'elle était presque rouge; je la saisis; mais en
+la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du
+dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les
+endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou
+à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne sais
+comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer,
+et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant
+moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien
+résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais
+la porte des commodités fermée, et j'étais obligée de descendre
+plusieurs étages et de courir au fond du jardin quand la
+porte en était ouverte; quand elle ne l'était pas... Ah! monsieur,
+les méchantes créatures que des femmes recluses, qui
+sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui
+croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que l'archidiacre
+arrivât; il était temps que mon procès finît.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien,
+monsieur, que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on
+m'avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait
+avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait.
+On crut qu'il n'y avait qu'une forte terreur qui pût me montrer
+dans cet état; et voici comment on s'y prit pour me la donner.</p>
+
+<p>Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra
+dans ma cellule; elle était accompagnée de trois s&oelig;urs; l'une
+portait un bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes.
+La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante:</p>
+
+<p>«Levez-vous... Mettez-vous à genoux, et recommandez
+votre âme à Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je
+vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé
+de moi et ce qu'il faut que je demande à Dieu?»</p>
+
+<p>Une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais,
+je sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses
+trois fatales compagnes; elles étaient debout sur une même ligne,
+le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur
+avait séparé chaque mot de la question que j'avais faite. Je crus,
+au silence qu'on gardait, que je n'avais pas été entendue; je
+recommençai les derniers mots de cette question, car je n'eus
+pas la force de la répéter tout entière; je dis donc avec une
+voix faible et qui s'éteignait:</p>
+
+<p>«Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu?»</p>
+
+<p>On me répondit:</p>
+
+<p>«Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez-lui
+comme si vous étiez au moment de paraître devant lui.»</p>
+
+<p>À ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles
+avaient résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire
+que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains
+religieux, qu'ils jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient.
+Je ne croyais pas qu'on eût jamais exercé cette inhumaine
+juridiction dans aucun couvent de femmes; mais il y avait
+tant d'autres choses que je n'avais pas devinées et qui s'y passaient!
+À cette idée de mort prochaine, je voulus crier; mais ma
+bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun son; j'avançais vers
+la supérieure des bras suppliants et mon corps défaillant se renversait
+en arrière; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans
+ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement
+les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns
+sur les autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble
+chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le
+sentiment; j'entendis seulement bourdonner autour de moi des
+voix confuses et lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les
+oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement
+qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet état, mais j'en
+fus tirée par une fraîcheur subite qui me causa une convulsion
+légère, et qui m'arracha un profond soupir. J'étais traversée
+d'eau; elle coulait de mes vêtements à terre; c'était celle d'un
+grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le corps. J'étais couchée
+sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre
+le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts et fermés;
+je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla
+que j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais
+que des vêtements flottants, auxquels je cherchais à
+m'attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je
+n'étais pas soutenue; je voulais le lever, mais je le trouvais trop
+pesant; mon extrême faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai;
+je m'appuyais le dos contre le mur; j'avais les deux mains
+dans l'eau, la tête penchée sur la poitrine; et je poussais une
+plainte inarticulée, entrecoupée et pénible. Ces femmes me regardaient
+d'un air qui marquait la nécessité, l'inflexibilité et qui
+m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure dit:</p>
+
+<p>«Qu'on la mette debout.»</p>
+
+<p>On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta:</p>
+
+<p>«Puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis
+pour elle; vous savez ce que vous avez à faire; achevez.»</p>
+
+<p>Je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées
+à m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes.
+Je demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai
+les cordes à baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris
+le scapulaire de la supérieure, et je le baisai; je dis:</p>
+
+<p>«Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi!
+Chères s&oelig;urs, tâchez de ne pas me faire souffrir.»</p>
+
+<p>Et je présentai mon cou.</p>
+
+<p>Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit:
+il est sûr que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais,
+sont morts avant que d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse
+qui me servait de lit, les bras liés derrière le dos, assise,
+avec un grand christ de fer sur mes genoux...</p>
+
+<p>... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous
+cause; mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la
+compassion que j'attends de vous...</p>
+
+<p>Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne
+sur toutes les religions du monde; quelle profonde
+sagesse il y avait dans ce que l'aveugle philosophie appelle la
+folie de la croix. Dans l'état où j'étais, de quoi m'aurait servi
+l'image d'un législateur heureux et comblé de gloire? Je voyais
+l'innocent, le flanc percé, le front couronné d'épines, les mains
+et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances;
+et je me disais: «Voilà mon Dieu, et j'ose me plaindre!...» Je
+m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans
+mon c&oelig;ur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop
+heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier
+mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais
+que j'avais à peine vingt ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie,
+trop abattue, pour que mon esprit pût s'élever au-dessus
+des terreurs de la mort; en pleine santé, je crois que j'aurais pu
+me résoudre avec plus de courage.</p>
+
+<p>Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me
+trouvèrent plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient
+et qu'elles ne m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout;
+on m'attacha mon voile sur le visage; deux me prirent sous les
+bras; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure
+m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir où j'allais, mais
+croyant aller au supplice; et je disais: «Mon Dieu, ayez pitié
+de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez
+pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé!»</p>
+
+<p>J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la
+messe. La communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire
+que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient
+me serraient, me poussaient avec violence, semblaient
+se tourmenter autour de moi, et m'entraînaient, les unes par
+les bras, tandis que d'autres me retenaient par derrière, comme
+si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer dans l'église;
+cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les marches
+de l'autel: j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à
+genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait
+comme si j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le <i>Veni,
+Creator</i>; on exposa le Saint-Sacrement; on donna la bénédiction.
+Au moment de la bénédiction, où l'on s'incline par vénération,
+celles qui m'avaient saisie par le bras me courbèrent
+comme de force, et les autres m'appuyaient les mains sur les
+épaules. Je sentais ces différents mouvements; mais il m'était
+impossible d'en deviner la fin; enfin tout s'éclaircit.</p>
+
+<p>Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa
+chasuble, se revêtit seulement de son aube et de son étole, et
+s'avança vers les marches de l'autel où j'étais à genoux; il était
+entre les deux ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel
+le Saint-Sacrement était exposé, et le visage de mon côté. Il
+s'approcha de moi et me dit:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Suzanne, levez-vous.»</p>
+
+<p>Les s&oelig;urs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres
+m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps,
+comme si elles eussent craint que je m'échappasse. Il ajouta:</p>
+
+<p>«Qu'on la délie.»</p>
+
+<p>On ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient
+ou même du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit
+que cet homme était brusque: il répéta d'une voix ferme et
+dure:</p>
+
+<p>«Qu'on la délie.»</p>
+
+<p>On obéit.</p>
+
+<p>À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte
+douloureuse et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites
+qui m'approchaient s'écartèrent comme effrayées.</p>
+
+<p>Il se remit; les s&oelig;urs revinrent comme en tremblant; je
+demeurais immobile, et il me dit:</p>
+
+<p>«Qu'avez-vous?»</p>
+
+<p>Je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la
+corde dont on me les avait garrottés m'était entrée presque entièrement
+dans les chairs; et ils étaient tout violets du sang qui
+ne circulait plus et qui s'était extravasé; il conçut que ma plainte
+venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit:</p>
+
+<p>«Qu'on lui lève son voile.»</p>
+
+<p>On l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en
+aperçusse: et l'on apporta encore bien de l'embarras et de la
+violence à une chose qui n'en exigeait que parce qu'on y avait
+pourvu; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou
+folle; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques
+endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d'autres, et
+l'on me vit.</p>
+
+<p>J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée,
+mais ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de
+voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la
+vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié
+sur les jeunes acolytes de l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces
+sentiments; juste, mais peu sensible, il était du nombre de
+ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la
+vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien par esprit
+d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole,
+et me la posant sur la tête, il me dit:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit?»</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>«J'y crois.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous en notre mère sainte Église?</p>
+
+<p>&mdash;J'y crois.</p>
+
+<p>&mdash;Renoncez-vous à Satan et à ses &oelig;uvres?»</p>
+
+<p>Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je
+poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma
+tête. Il se troubla; ses compagnons pâlirent; entre les s&oelig;urs,
+les unes s'enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles,
+les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu'on se
+rapaisât; cependant il me regardait; il s'attendait à quelque
+chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui disant:</p>
+
+<p>«Monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui
+m'a piquée vivement avec quelque chose de pointu;» et levant
+les yeux et les mains au ciel, j'ajoutai en versant un torrent
+de larmes:</p>
+
+<p>«C'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez
+si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi...»</p>
+
+<p>Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne
+m'avait pas touchée.</p>
+
+<p>L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les
+religieuses allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de
+s'éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses
+&oelig;uvres; et je lui répondis fermement:</p>
+
+<p>«J'y renonce, j'y renonce.»</p>
+
+<p>Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je
+le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.</p>
+
+<p>Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et
+je dis à genoux:</p>
+
+<p>«Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix
+pour mes péchés et pour tous ceux du genre humain, je vous
+adore, appliquez-moi le mérite des tourments que vous avez
+soufferts; faites couler sur moi une goutte du sang que vous
+avez répandu, et que je sois purifiée. Pardonnez-moi, mon Dieu,
+comme je pardonne à tous mes ennemis...»</p>
+
+<p>Il me dit ensuite:</p>
+
+<p>«Faites un acte de foi...» et je le fis.</p>
+
+<p>«Faites un acte d'amour...» et je le fis.</p>
+
+<p>«Faites un acte d'espérance...» et je le fis.</p>
+
+<p>«Faites un acte de charité...» et je le fis.</p>
+
+<p>Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus;
+mais je pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car
+j'arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes
+ecclésiastiques en versèrent des larmes, et l'archidiacre étonné
+me demanda d'où j'avais tiré les prières que je venais de
+réciter.</p>
+
+<p>Je lui dis:</p>
+
+<p>«Du fond de mon c&oelig;ur; ce sont mes pensées et mes sentiments;
+j'en atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent
+sur cet autel. Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai
+fait quelques fautes, Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui
+qui soit en droit de m'en demander compte et de les punir...»</p>
+
+<p>À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure.</p>
+
+<p>Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait
+d'être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre
+de l'Église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent,
+excepté la supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques.
+L'archidiacre s'assit, et tirant le mémoire qu'on lui avait présenté
+contre moi, il le lut à haute voix, et m'interrogea sur les
+articles qu'il contenait.</p>
+
+<p>«Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on m'en empêche.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on m'en empêche.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'assistez-vous ni à la messe, ni aux offices
+divins?</p>
+
+<p>«C'est qu'on m'en empêche.»</p>
+
+<p>La supérieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son
+ton:</p>
+
+<p>«Madame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de
+votre cellule?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous
+les vaisseaux nécessaires aux besoins de la nature.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir
+et dans votre cellule?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos.»</p>
+
+<p>La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde
+fois:</p>
+
+<p>«Madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez
+quand je vous interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse
+qu'on a arrachée de vos mains, et qu'on a trouvée renversée à
+terre dans le corridor?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle votre amie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;N'êtes-vous jamais entrée dans sa cellule?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle,
+soit à d'autres?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous a-t-on liée?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'en ai brisé la serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi l'avez-vous brisée?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'Ascension.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour-là?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur...»</p>
+
+<p>La supérieure dit:</p>
+
+<p>«Monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté...»</p>
+
+<p>Je l'interrompis.</p>
+
+<p>«Assurera que la porte du ch&oelig;ur était fermée; qu'elles
+m'ont trouvée prosternée à cette porte, et que vous leur avez
+ordonné de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait;
+mais je leur pardonne et à vous, madame, de l'avoir ordonné;
+je ne suis pas venue pour accuser personne, mais pour me
+défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on me les a ôtés.</p>
+
+<p>&mdash;Où est votre bréviaire?</p>
+
+<p>&mdash;On me l'a ôté.</p>
+
+<p>&mdash;Comment priez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je fais ma prière de c&oelig;ur et d'esprit, quoiqu'on m'ait
+défendu de prier.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui vous a fait cette défense?</p>
+
+<p>&mdash;Madame...»</p>
+
+<p>La supérieure allait encore parler.</p>
+
+<p>«Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez
+défendu de prier? Dites oui ou non.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, et j'avais raison de croire...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous défendu de prier,
+oui ou non?</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai défendu, mais...»</p>
+
+<p>Elle allait continuer.</p>
+
+<p>«Mais, reprit l'archidiacre, mais... S&oelig;ur Suzanne, pourquoi
+êtes-vous pieds nus?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet
+état de vétusté et de malpropreté?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du
+linge, et que je suis forcée de coucher avec mes vêtements.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures,
+ni draps, ni linge de nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'en avez-vous point?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on me les a ôtés.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous nourrie?</p>
+
+<p>&mdash;Je demande à l'être.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l'êtes donc pas?»</p>
+
+<p>Je me tus; et il ajouta:</p>
+
+<p>«Il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement,
+sans que vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux,
+et de revenir contre des v&oelig;ux que je n'ai pas faits librement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière
+qu'elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez
+les devoirs de la vie religieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce que je demande.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous à vous plaindre de personne?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue
+pour accuser, mais pour me défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Allez.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, où faut-il que j'aille?</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre cellule.»</p>
+
+<p>Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux
+pieds de la supérieure et de l'archidiacre.</p>
+
+<p>«Eh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?»</p>
+
+<p>Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs
+endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans
+chair, mon vêtement sale et déchiré:</p>
+
+<p>«Vous voyez!»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart
+de ceux qui liront ces mémoires: «Des horreurs si multipliées,
+si variées, si continues! Une suite d'atrocités si recherchées
+dans les âmes religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,»
+diront-ils, dites-vous. Et j'en conviens, mais cela est vrai,
+et puisse le ciel que j'atteste, me juger dans toute sa rigueur et
+me condamner aux feux éternels, si j'ai permis à la calomnie
+de ternir une de mes lignes de son ombre la plus légère!
+Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une supérieure
+était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout
+lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et
+se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point
+d'être juste. Plus j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui
+m'arrive n'était point encore arrivé, et n'arrivera peut-être
+jamais. Une fois (et plût à Dieu que ce soit la première et la
+dernière!) il plut à la Providence, dont les voies nous sont
+inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la
+masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets,
+sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée
+dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert,
+j'ai beaucoup souffert; mais le sort de mes persécutrices
+me paraît et m'a toujours paru plus à plaindre que le mien.
+J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé mourir que de quitter
+mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines
+finiront, je l'espère de vos bontés; la mémoire, la honte et le
+remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles
+s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur
+vie; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant,
+monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable,
+la vie m'est à charge; je suis une femme, j'ai l'esprit
+faible comme celles de mon sexe; Dieu peut m'abandonner; je
+ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps
+ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu'un
+fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer
+sur ma destinée; quand vous seriez déchiré de remords, je
+ne sortirais pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se
+fermerait à jamais sur une désespérée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Allez,» me dit l'archidiacre.</p>
+
+<p>Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever;
+et l'archidiacre ajouta:</p>
+
+<p>«Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure;
+et je ne sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli.»</p>
+
+<p>Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes;
+toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles
+se parlaient d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je
+parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui
+se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai
+dans ma cellule; je me mis à genoux contre le mur, et je priai
+Dieu d'avoir égard à la modération avec laquelle j'avais parlé à
+l'archidiacre, et de lui faire connaître mon innocence et la
+vérité.</p>
+
+<p>Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la
+supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais
+sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans
+matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau,
+sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres.
+Je me levai; et l'archidiacre s'arrêtant tout court et tournant
+des yeux d'indignation sur la supérieure, lui dit:</p>
+
+<p>«Eh bien! madame?»</p>
+
+<p>Elle répondit:</p>
+
+<p>«Je l'ignorais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passé un jour
+sans entrer ici, et n'en descendiez-vous pas quand vous êtes
+venue?... S&oelig;ur Suzanne, parlez: madame n'est-elle pas entrée
+ici d'aujourd'hui?»</p>
+
+<p>Je ne répondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques
+laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les
+yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur
+surprise. Ils sortirent tous; et j'entendis l'archidiacre qui disait
+à la supérieure dans le corridor:</p>
+
+<p>«Vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être
+déposée. J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce
+désordre soit réparé avant que je sois sorti.»</p>
+
+<p>Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait:</p>
+
+<p>«Cela est horrible. Des chrétiennes! des religieuses! des
+créatures humaines! cela est horrible.»</p>
+
+<p>Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais
+j'eus du linge, d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des
+couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété,
+mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui
+me rétablissait dans l'état commun des religieuses; la liberté du
+parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.</p>
+
+<p>Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire
+qui fit peu de sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de
+pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre
+tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument
+qu'il attaquât la réputation de mes parents; je voulais
+qu'il ménageât l'état religieux et surtout la maison où j'étais;
+je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop odieuses mes
+beaux-frères et mes s&oelig;urs. Je n'avais en ma faveur qu'une première
+protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un
+autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne
+des bornes si étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des
+parties qui n'en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent
+aux pieds le juste et l'injuste, qui avancent et nient avec la
+même impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni
+des soupçons, ni de la médisance, ni de la calomnie, il est difficile
+de l'emporter, surtout à des tribunaux, où l'habitude et
+l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on examine
+avec quelque scrupule les plus importantes; et où les contestations
+de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un
+&oelig;il défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le
+succès d'une religieuse réclamant contre ses v&oelig;ux, une infinité
+d'autres ne soient engagées dans la même démarche: on sent
+secrètement que, si l'on souffrait que les portes de ces prisons
+s'abattissent en faveur d'une malheureuse, la foule s'y porterait
+et chercherait à les forcer. On s'occupe à nous décourager et à
+nous résigner toutes à notre sort par le désespoir de le changer.
+Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce
+devrait être le contraire: entrer difficilement en religion, et en
+sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant
+d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure,
+même juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si
+essentiels à la constitution d'un État? Jésus-Christ a-t-il institué
+des moines et des religieuses? L'Église ne peut-elle absolument
+s'en passer? Quel besoin a l'époux de tant de vierges folles? et
+l'espèce humaine de tant de victimes? Ne sentira-t-on jamais
+la nécessité de rétrécir l'ouverture de ces gouffres, où les races
+futures vont se perdre? Toutes les prières de routine qui se
+font là, valent-elles une obole que la commisération donne au
+pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve-t-il qu'il se
+renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut-il
+autoriser la témérité de ses v&oelig;ux? Ces v&oelig;ux, qui heurtent la
+pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés
+que par quelques créatures mal organisées, en qui les
+germes des passions sont flétris, et qu'on rangerait à bon droit
+parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître
+aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de
+l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces cérémonies lugubres
+qu'on observe à la prise d'habit et à la profession, quand
+on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et
+au malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire
+ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et
+l'oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde,
+qu'une foule de distractions emporte? Où est-ce qu'on voit des
+têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui
+les agitent? Où est-ce qu'on voit cet ennui profond, cette pâleur,
+cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et
+se consume? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements,
+les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées
+d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est-ce
+que la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est
+point faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse,
+jette l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus
+de remède? En quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils
+anéanti toutes les qualités sociales? Où est-ce qu'il n'y a ni
+père, ni frère, ni s&oelig;ur, ni parent, ni ami? Où est-ce que
+l'homme, ne se considérant que comme un être d'un instant et
+qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde,
+comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement?
+Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs?
+Où est le lieu de la servitude et du despotisme? Où sont les
+haines qui ne s'éteignent point? Où sont les passions couvées
+dans le silence? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité?
+On ne sait pas l'histoire de ces asiles, disait ensuite
+M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait
+dans un autre endroit: «Faire v&oelig;u de pauvreté, c'est s'engager
+par serment à être paresseux et voleur; faire v&oelig;u de chasteté,
+c'est promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de
+la plus importante de ses lois; faire v&oelig;u d'obéissance, c'est renoncer
+à la prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on
+observe ces v&oelig;ux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est
+parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.»</p>
+
+<p>Une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi
+nous. Son père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait
+trois ans pour y penser. Cette loi parut dure à la jeune personne,
+pleine de ferveur; cependant il fallut s'y soumettre. Sa
+vocation ne s'étant point démentie, elle retourna à son père, et
+elle lui dit que les trois ans étaient écoulés. «Voilà qui est bien,
+mon enfant, lui répondit-il; je vous ai accordé trois ans pour
+vous éprouver, j'espère que vous voudrez bien m'en accorder
+autant pour me résoudre...» Cela parut encore beaucoup plus
+dur, et il y eut des larmes répandues; mais le père était un
+homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra,
+elle fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse,
+exacte à tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent
+de sa franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence
+de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s'en
+doutèrent; elle fut enfermée; privée des exercices de la religion;
+elle en devint folle: et comment la tête résisterait-elle
+aux persécutions de cinquante personnes qui s'occupent depuis
+le commencement du jour jusqu'à la fin à vous tourmenter?
+Auparavant on avait tendu à sa mère un piége, qui marque
+bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse
+le désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa
+fille. Elle s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la
+permission qu'elle sollicitait. Elle entra; elle courut à la cellule
+de son enfant; mais quel fut son étonnement de n'y voir que
+les quatre murs tout nus! On en avait tout enlevé. On se doutait
+bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa
+fille dans cet état; en effet, elle la remeubla, la remit en vêtements
+et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette
+curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et
+que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient
+ses frères et ses s&oelig;urs... C'est là que l'ambition et le luxe sacrifient
+une portion des familles pour faire à celle qui reste un
+sort plus avantageux; c'est la sentine où l'on jette le rebut de
+la société. Combien de mères comme la mienne expient un
+crime secret par un autre!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus
+d'effet. On sollicita vivement; j'offris encore à mes s&oelig;urs de
+leur laisser la possession entière et tranquille de la succession
+de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour
+le plus favorable, et où j'espérai la liberté; je n'en fus que
+plus cruellement trompée; mon affaire fut plaidée à l'audience
+et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l'ignorais.
+C'était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits
+entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure, et
+des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute tremblante;
+je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas une
+amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. Ô la cruelle
+matinée que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais
+prier, je ne pouvais pas; je me mettais à genoux, je me
+recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon
+esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges: je
+les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux, j'interrompais
+le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne
+connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des
+images de toute espèce; les unes favorables, les autres sinistres,
+d'autres indifférentes: j'étais dans une agitation, dans un
+trouble d'idées qui ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un
+profond silence; les religieuses ne se parlaient plus; il me
+parut qu'elles avaient au ch&oelig;ur la voix plus brillante qu'à
+l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; les autres ne chantaient
+point; au sortir de l'office elles se retirèrent en silence.
+Je me persuadais que l'attente les inquiétait autant que moi:
+mais l'après-midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement
+de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer,
+des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se
+parlent bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut
+qu'on se taisait en passant, et qu'on marchait sur la pointe des
+pieds. Je pressentis que j'avais perdu mon procès, je n'en doutai
+pas un instant. Je me mis à tourner dans ma cellule sans
+parler; j'étouffais, je ne pouvais me plaindre, je croisais mes
+bras sur ma tête, je m'appuyais le front tantôt contre un mur,
+tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur mon lit, mais
+j'en étais empêchée par un battement de c&oelig;ur: il est sûr que
+j'entendais battre mon c&oelig;ur, et qu'il faisait soulever mon vêtement.
+J'en étais là lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait.
+Je descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie
+était si gaie, que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait
+ne pouvait être que fort triste: j'allai pourtant. Arrivée à la
+porte du parloir, je m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le
+recoin des deux murs; je ne pouvais me soutenir; cependant
+j'entrai. Il n'y avait personne; j'attendis; on avait empêché
+celui qui m'avait fait appeler de paraître avant moi; on se doutait
+bien que c'était un émissaire de mon avocat; on voulait
+savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour
+entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur
+mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.</p>
+
+<p>«C'est de la part de M. Manouri, me dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, lui répondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu
+mon procès.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette
+lettre; il avait l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis
+venu à toute bride, comme il me l'a recommandé.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez...»</p>
+
+<p>Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans
+le regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme
+j'étais. Cependant cet homme me demanda: «N'y a-t-il point
+de réponse?</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui dis-je, allez.»</p>
+
+<p>Il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me
+remuer ni me résoudre à sortir.</p>
+
+<p>Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des
+lettres sans la permission de la supérieure; on lui remet et
+celles qu'on reçoit, et celles qu'on écrit: il fallait donc lui
+porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela; je crus que
+je n'arriverais jamais: un patient, qui sort du cachot pour aller
+entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni
+plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les religieuses
+m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du
+spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on
+ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses; je
+m'en aperçus au bas de leurs robes, car je n'osai lever les
+yeux; je lui présentai ma lettre d'une main vacillante; elle la
+prit, la lut et me la rendit. Je m'en retournai dans ma cellule;
+je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j'y restai
+sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun
+mouvement jusqu'à l'office de l'après-midi. À trois heures et
+demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà quelques
+religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du ch&oelig;ur;
+elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le
+reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après
+l'office, elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai
+pour les suivre la dernière: je commençai dès ce moment à
+me condamner à tout ce qu'on voudrait: on venait de m'interdire
+l'église, je m'interdis de moi-même le réfectoire et la
+récréation. J'envisageais ma condition de tous les côtés, et je ne
+voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans
+ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce d'oubli où
+l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques visites,
+mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de recevoir.
+Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme
+j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras,
+et les bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui
+dis rien. Il n'osait ni me regarder, ni me parler.</p>
+
+<p>«Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit;
+vous avez lu ma lettre?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ignorez donc...</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et
+j'y suis résignée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment en use-t-on avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend
+ce que l'avenir me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est
+que, privée de l'espérance qui me soutenait, il est impossible
+que je souffre autant que j'ai déjà souffert; je mourrai. La
+faute que j'ai commise n'est pas de celles qu'on pardonne en
+religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le c&oelig;ur de celles
+à la discrétion desquelles il lui plaît de m'abandonner, mais
+de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir,
+et de m'appeler à lui promptement.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma
+propre s&oelig;ur que je n'aurais pas mieux fait...»</p>
+
+<p>Cet homme a le c&oelig;ur sensible.</p>
+
+<p>«Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque
+chose, disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en
+suis considéré; je verrai les grands vicaires et l'archevêque.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a trop d'obstacles.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quels sont donc ces obstacles?</p>
+
+<p>&mdash;Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à
+faire ou l'ancienne à retirer de cette maison; et puis, que
+trouverai-je dans un autre couvent? Mon c&oelig;ur inflexible, des
+supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas
+meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il
+vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront plus courts.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes
+gens, la plupart sont opulents: on ne vous arrêtera pas ici,
+quand vous sortirez sans rien emporter.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être
+de celles qui restent.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent
+plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira
+de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit
+plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse
+sans vocation, qu'aux personnes pieuses d'y en faire entrer
+une bien appelée? Dote-t-on facilement ces dernières? Eh!
+monsieur, tout le monde s'est retiré depuis la perte de mon
+procès; je ne vois plus personne.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y
+serai plus heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à
+rien, le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais
+seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les
+qualités de l'état religieux succédassent dans mon âme à
+l'espérance de le quitter, que j'ai perdue... Mais cela ne se
+peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à mes os, et ne
+m'en gêne que davantage. Ah! quel sort! être religieuse à
+jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse!
+passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de
+sa prison!»</p>
+
+<p>En cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les
+étouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement,
+me dit:</p>
+
+<p>«Madame, oserais-je vous faire une question?</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque
+motif secret?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que
+je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais
+m'assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée
+d'une recluse: c'est un tissu de puérilités que je méprise; j'y
+serais faite, si j'avais pu m'y faire; j'ai cherché cent fois à
+m'en imposer, à me briser là-dessus; je ne saurais. J'ai envié,
+j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit de mes
+compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas.
+Je fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation
+perce dans toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout
+moment à la vie monastique; on appelle orgueil mon inaptitude;
+on s'occupe à m'humilier; les fautes et les punitions se
+multiplient à l'infini, et les journées se passent à mesurer des
+yeux la hauteur des murs.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, ne tentez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai
+vous revoir; j'espère qu'on ne vous cèlera pas; vous aurez
+incessamment de mes nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez,
+je réussirai à vous tirer d'ici. Si l'on en usait trop
+sévèrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.»</p>
+
+<p>Il était tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans
+ma cellule. L'office du soir ne tarda pas à sonner: j'arrivai
+des premières; je laissai passer les religieuses, et je me tins
+pour dit qu'il fallait demeurer à la porte; en effet, la supérieure
+la ferma sur moi. Le soir, à souper, elle me fit signe en
+entrant de m'asseoir à terre au milieu du réfectoire; j'obéis,
+et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en mangeai un
+peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint
+conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et
+l'on me condamna à être privée de récréation, à entendre
+pendant un mois l'office à la porte du ch&oelig;ur, à manger à terre
+au milieu du réfectoire, à faire amende honorable trois jours
+de suite, à renouveler ma prise d'habit et mes v&oelig;ux, à prendre
+le cilice, à jeûner de deux jours l'un, et à me macérer après
+l'office du soir tous les vendredis. J'étais à genoux, le voile
+baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée.</p>
+
+<p>Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec
+une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe
+d'étoffe grossière dont on m'avait revêtue lorsque je fus conduite
+dans le cachot. J'entendis ce que cela signifiait; je me
+déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon voile, on me dépouilla;
+et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les pieds nus, mes
+longs cheveux tombaient sur mes épaules; et tout mon vêtement
+se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise
+très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et
+qui me descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai
+vêtue pendant la journée, et que je comparus à tous les exercices.</p>
+
+<p>Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis
+qu'on s'en approchait en chantant les litanies; c'était toute la
+maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai; on
+me passa une corde au cou; on me mit dans la main une
+torche allumée et une discipline dans l'autre. Une religieuse
+prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la
+procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur
+consacré à sainte Marie: on était venu en chantant à voix
+basse, on s'en retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce
+petit oratoire, qui était éclairé de deux lumières, on m'ordonna
+de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale
+que j'avais donné; la religieuse qui me conduisait me disait
+tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je le répétai mot à
+mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla jusqu'à la
+ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes
+épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit
+dans la main droite la discipline que je portais de la main
+gauche, et l'on commença le <i>Miserere</i>. Je compris ce que l'on
+attendait de moi, et je l'exécutai. Le <i>Miserere</i> fini, la supérieure
+me fit une courte exhortation; on éteignit les lumières, les
+religieuses se retirèrent, et je me rhabillai.</p>
+
+<p>Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs
+violentes aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés
+des coupures de morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté
+de répandre sur mon chemin.</p>
+
+<p>Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours
+suivants; seulement le dernier, on ajouta un psaume au <i>Miserere</i>.</p>
+
+<p>Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu
+près avec la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité
+quand elle est publique.</p>
+
+<p>Le cinquième, je renouvelai mes v&oelig;ux. J'accomplis pendant
+un mois le reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après
+quoi je rentrai à peu près dans l'ordre commun de la communauté:
+je repris ma place au ch&oelig;ur et au réfectoire, et je vaquai
+à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle
+fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune
+amie qui s'intéressait à mon sort! elle me parut presque aussi
+changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle
+avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et
+les yeux presque éteints.</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?&mdash;Ce que
+j'ai! me répondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez!
+il était temps que votre supplice finît, j'en serais morte.»</p>
+
+<p>Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je
+n'avais pas eu les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention
+de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à
+gauche les morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à
+jeûner au pain et à l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion
+qu'elle enveloppait d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans
+ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait
+par la corde, et le sort était tombé sur elle; elle eut la fermeté
+d'aller trouver la supérieure, et de lui protester qu'elle se résoudrait
+plutôt à mourir qu'à cette infâme et cruelle fonction.
+Heureusement cette jeune fille était d'une famille considérée;
+elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré de la
+supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de
+café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la
+main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est
+devenue folle, et elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne,
+tourmente et se porte bien.</p>
+
+<p>Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et
+de si dures épreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance
+que la s&oelig;ur Ursule montra bien toute l'amitié qu'elle
+avait pour moi; je lui dois la vie. Ce n'était pas un bien qu'elle
+me conservait, elle me le disait quelquefois elle-même: cependant
+il n'y avait sorte de services qu'elle ne me rendît les jours
+qu'elle était d'infirmerie; les autres jours je n'étais pas négligée,
+grâce à l'intérêt qu'elle prenait à moi, et aux petites récompenses
+qu'elle distribuait à celles qui me veillaient, selon que
+j'en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à me
+garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte
+qu'elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue: ce
+fut un véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empêchèrent
+point les progrès du mal; je fus réduite à toute extrémité;
+je reçus les derniers sacrements. Quelques moments
+auparavant je demandai à voir la communauté assemblée, ce
+qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit, la
+supérieure était au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon
+chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes.
+On présuma que j'avais quelque chose à dire, on me souleva,
+et l'on me soutint sur mon séant à l'aide de deux oreillers.
+Alors, m'adressant à la supérieure, je la priai de m'accorder sa
+bénédiction et l'oubli des fautes que j'avais commises; je
+demandai pardon à toutes mes compagnes du scandale que je
+leur avais donné. J'avais fait apporter à côté de moi une infinité
+de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à mon
+usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d'en
+disposer; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient
+servi de satellites lorsqu'on m'avait jetée dans le cachot. Je fis
+approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour
+de mon amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en
+lui présentant mon rosaire et mon christ: «Chère s&oelig;ur, souvenez-vous
+de moi dans vos prières, et soyez sûre que je ne
+vous oublierai pas devant Dieu...» Et pourquoi Dieu ne m'a-t-il
+pas prise dans ce moment? J'allais à lui sans inquiétude.
+C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le promettre
+deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment?
+il faut pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore
+mes peines, et me l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je
+voyais les cieux ouverts, et ils l'étaient, sans doute; car la
+conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une
+félicité éternelle.</p>
+
+<p>Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de
+léthargie; on désespéra de moi pendant toute cette nuit. On
+venait de temps en temps me tâter le pouls; je sentais des mains
+se promener sur mon visage, et j'entendais différentes voix qui
+disaient, comme dans le lointain: «Il remonte... Son nez est
+froid... Elle n'ira pas à demain... Le rosaire et le christ vous
+resteront...» Et une autre voix courroucée qui disait: «Éloignez-vous,
+éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous
+pas assez tourmentée?...» Ce fut un moment bien doux
+pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les
+yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait
+point quittée; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter
+les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à
+l'approcher de ses lèvres, après l'avoir séparé des miennes.
+Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un
+profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à jeter des
+cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié
+d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand
+vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de s&oelig;ur Ursule...»
+Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et
+en lui serrant la main.</p>
+
+<p>M. Bouvard<a id="FNanchor_15" name="FNanchor_15"></a><a href="#Footnote_15" class="fnanchor">15</a> arriva dans ce moment; c'est le médecin de la
+maison; cet homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote,
+orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta
+le pouls et la peau; il était accompagné de la supérieure et de
+ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce
+qui s'était passé; il répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant
+la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas: «Oui, madame,
+lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est bonne, la fièvre est tombée,
+et la vie commence à poindre dans les yeux.»</p>
+
+<p>À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de
+mon amie; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je
+ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.</p>
+
+<p>«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose,
+et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs
+fois: «Chère mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai
+tout.» C'était apparemment à mon ancienne supérieure que je
+m'adressais, je n'en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne,
+je désirais de l'emporter avec moi sous la tombe.</p>
+
+<p>Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des
+sueurs abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta
+plus de ma guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence
+très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette
+maison toutes les peines qu'il est possible d'éprouver. Il y avait
+eu de la malignité dans ma maladie; la s&oelig;ur Ursule ne m'avait
+presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des
+forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent,
+elle était attaquée l'après-midi de défaillances qui duraient
+quelquefois un quart d'heure: dans cet état, elle était comme
+morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui couvrait le front,
+et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues; ses
+bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait
+un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements.
+Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée
+était de me chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours;
+quelquefois même, lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de
+connaissance, elle promenait sa main autour d'elle sans ouvrir
+les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques
+religieuses s'étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n'en
+étant pas reconnues, parce qu'alors elle retombait sans mouvement,
+elles me disaient: «S&oelig;ur Suzanne, c'est à vous qu'elle
+en veut, approchez-vous donc...» Je me jetais à ses genoux,
+j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à
+la fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait:
+«Eh bien! s&oelig;ur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous
+qui resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai
+de vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes
+amères, il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut,
+pourquoi n'y pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête
+sur mon cou; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait:
+«Adieu, S&oelig;ur Suzanne; adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera
+vos peines quand je n'y serai plus? Qui est-ce qui...? Ah!
+chère amie, que je vous plains! Je m'en vais, je le sens, je m'en
+vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais de regret à mourir!»</p>
+
+<p>Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais
+qu'on la mît à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des
+autres exercices pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin;
+mais on me répondit toujours que ce n'était rien, que
+ces défaillances se passeraient toutes seules; et la chère s&oelig;ur
+Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs
+et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles
+elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu'elle
+était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je la
+trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous
+voilà, chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à
+venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience
+que vous vinssiez! Ma défaillance a été si forte et si longue, que
+j'ai cru que j'y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez,
+voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l'armoire, vous
+enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir
+d'en bas; vous trouverez derrière cette planche un paquet de
+papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer, quelque
+danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que
+je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes
+larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez...»</p>
+
+<p>Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer
+de suite deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à
+chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j'avais peine à
+l'entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche.
+Je pris la clef, je lui montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit
+signe de la tête que oui; ensuite, pressentant que j'allais la
+perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la
+mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou des soins qu'elle
+m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute
+ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains;
+je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite,
+elle ne m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur
+mon visage et me caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus,
+peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m'appela.</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Suzanne?»</p>
+
+<p>Je lui dis: «Me voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle heure est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il est onze heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous
+reviendrez tout de suite...»</p>
+
+<p>Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte
+elle me rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter
+ses joues; je les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait
+serrée; il semblait qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me
+quitter: «cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le
+veut; adieu, s&oelig;ur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix...» Je le
+lui mis entre les mains, et je m'en allai.</p>
+
+<p>On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la
+supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses,
+du danger de la s&oelig;ur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même.
+«Eh bien! dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée
+de quelques autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa
+cellule; la pauvre s&oelig;ur n'était plus; elle était étendue sur son
+lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte,
+les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La
+supérieure la regarda froidement, et dit: «Elle est morte. Qui
+l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une excellente fille:
+qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.»</p>
+
+<p>Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma
+douleur; cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je
+lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le
+drap sur son visage, dont les traits commençaient à s'altérer;
+ensuite je songeai à exécuter ce qu'elle m'avait recommandé.
+Pour n'être pas interrompue dans cette occupation, j'attendis
+que tout le monde fût à l'office: j'ouvris l'oratoire, j'abattis la
+planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable
+que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique;
+et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue sourire, excepté
+une fois dans sa maladie.</p>
+
+<p>Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car
+je ne connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais
+plus entendu parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il
+avait été rebuté par les difficultés; ou que, distrait par des
+amusements ou par ses occupations, les offres de services qu'il
+m'avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en
+savais pas très-mauvais gré: j'ai le caractère porté à l'indulgence;
+je puis tout pardonner aux hommes, excepté l'injustice,
+l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc l'avocat Manouri
+tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient
+montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui
+je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque
+nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.</p>
+
+<p>Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les
+religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle
+et spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs
+fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis
+donc l'honnête et dur M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants
+acolytes. Ils se rappelèrent apparemment l'état déplorable
+où j'avais autrefois comparu devant eux; leurs yeux s'humectèrent;
+et je remarquai sur leur visage l'attendrissement et
+la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir vis-à-vis de lui; ses
+deux compagnons se tinrent debout derrière sa chaise; leurs
+regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit:</p>
+
+<p>«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec
+vous?»</p>
+
+<p>Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une
+grâce importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère
+supérieure.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte
+d'elle, elle ne manquera de m'en accuser.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle
+entende elle-même vos questions et mes réponses.</p>
+
+<p>&mdash;Dites toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, vous m'allez perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus
+sous son autorité; avant la fin de la semaine vous serez
+transférée à Sainte-Eutrope, près d'Arpajon. Vous avez un
+bon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre avocat.</p>
+
+<p>&mdash;M. Manouri?</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Il a vu vos s&oelig;urs; il a vu M. l'archevêque, le premier
+président, toutes les personnes connues par leur piété; il vous
+a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer; et
+vous n'avez plus qu'un moment à rester ici. Ainsi, si vous avez
+connaissance de quelque désordre, vous pouvez m'en instruire
+sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par la sainte
+obéissance.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en connais point.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la
+perte de votre procès?</p>
+
+<p>&mdash;On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute
+en revenant contre mes v&oelig;ux; et l'on m'en a fait demander
+pardon à Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais
+savoir...»</p>
+
+<p>Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils;
+et je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure
+une partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait
+donner; mais ce n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien
+qu'il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le
+secret sur ce qu'il m'avait confié de ma translation à
+Sainte-Eutrope d'Arpajon.</p>
+
+<p>Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor,
+ses deux compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air
+très-affectueux et très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu
+veuille leur conserver ce caractère tendre et miséricordieux qui
+est si rare dans leur état, et qui convient si fort aux dépositaires
+de la faiblesse de l'homme et aux intercesseurs de la
+miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à consoler, à
+interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, lorsqu'il
+rentra dans ma cellule. Il me dit:</p>
+
+<p>«D'où connaissez-vous M. Manouri?</p>
+
+<p>&mdash;Par mon procès.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui vous l'a donné?</p>
+
+<p>&mdash;C'est madame la présidente.</p>
+
+<p>&mdash;Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le
+cours de votre affaire?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je l'ai peu vu.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'avez-vous instruit?</p>
+
+<p>&mdash;Par quelques mémoires écrits de ma main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez des copies de ces mémoires?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires?</p>
+
+<p>&mdash;Madame la présidente.</p>
+
+<p>&mdash;Et d'où la connaissiez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je la connaissais par la s&oelig;ur Ursule, mon amie et sa
+parente.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre
+procès?</p>
+
+<p>&mdash;Une fois.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien peu. Il ne vous a point écrit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne lui avez point écrit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous.
+Je vous ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous
+écrit, soit directement, soit indirectement, de m'envoyer sa
+lettre sans l'ouvrir; entendez-vous, sans l'ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur; et je vous obéirai...»</p>
+
+<p>Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon
+bienfaiteur, j'en fus blessée.</p>
+
+<p>M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je
+tins parole à l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain
+il m'écrivit par son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai,
+sans l'ouvrir, à M. Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en
+souvient. J'attendais toujours avec impatience l'effet de la promesse
+de l'archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le
+mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j'entendisse
+parler de rien. Combien ces journées me parurent longues! Je
+tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout
+dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de
+prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux
+fait germer en nous l'espérance d'un second; et c'est
+peut-être là l'origine du proverbe qu'un <i>bonheur ne vient point
+sans un autre</i>.</p>
+
+<p>Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais
+pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre
+avec d'autres prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne
+pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le
+samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement
+dans la maison; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes
+de religieuses en l'air. On allait, on venait, on se parlait bas;
+les portes des dortoirs s'ouvraient et se fermaient; c'est, comme
+vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des révolutions monastiques.
+J'étais seule dans ma cellule; le c&oelig;ur me battait.
+J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me démenais
+sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en
+tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à
+l'heure je n'y serai plus...» et je ne me trompais pas.</p>
+
+<p>Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient
+une religieuse et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en
+un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le
+petit butin qui m'appartenait; je le jetai pêle-mêle dans le
+tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne demandai point
+à voir la supérieure; la s&oelig;ur Ursule n'était plus; je ne quittais
+personne. Je descends; on m'ouvre les portes, après avoir visité
+ce que j'emportais; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.</p>
+
+<p>L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la
+présidente de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la
+supérieure, où on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la
+religieuse m'instruisit de la maison; et la tourière ajoutait pour
+refrain à chaque phrase de l'éloge qu'on m'en faisait: «C'est
+la pure vérité...» Elle se félicitait du choix qu'on avait fait
+d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon amie; en conséquence
+elle me confia quelques secrets, et me donna quelques
+conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à
+son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si
+vous avez vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré,
+dont un des côtés regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la
+campagne et les jardins. Il y avait à chaque fenêtre de la première
+façade une, deux, ou trois religieuses; cette seule circonstance
+m'en apprit, sur l'ordre qui régnait dans la maison,
+plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m'en
+avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où nous
+étions; car en un clin d'&oelig;il toutes ces têtes voilées disparurent;
+et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint
+au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la
+main et me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques
+religieuses m'avaient devancée, et où d'autres accoururent.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me
+refuser à l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin.
+C'est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive
+dans ses mouvements: sa tête n'est jamais assise sur ses
+épaules; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son
+vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses yeux, dont
+l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que l'autre,
+sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette ses
+bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la
+bouche, avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle
+un peu. Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil,
+comme si quelque chose l'incommodait: elle oublie toute bienséance;
+elle lève sa guimpe pour se frotter la peau; elle croise
+les jambes; elle vous interroge; vous lui répondez, et elle ne
+vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd, s'arrête tout
+court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse
+bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie: elle
+est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et fière
+jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est
+alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée
+marque tout le décousu de son esprit et toute l'inégalité de
+son caractère; aussi l'ordre et le désordre se succédaient-ils
+dans la maison; il y avait des jours où tout était confondu,
+les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses;
+où l'on courait dans les chambres les unes des autres;
+où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des
+liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente;
+au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change
+subitement, la cloche sonne; on se renferme, on se retire, le
+silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte,
+et l'on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse
+alors manque-t-elle à la moindre chose? elle la fait venir dans
+sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller
+et de se donner vingt coups de discipline; la religieuse obéit,
+se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais à peine
+s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue
+compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met
+à pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir,
+lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules; la caresse,
+la loue<a id="FNanchor_16" name="FNanchor_16"></a><a href="#Footnote_16" class="fnanchor">16</a>. «Mais, qu'elle a la peau blanche et douce! le bel
+embonpoint! le beau cou! le beau chignon!... S&oelig;ur Sainte-Augustine,
+mais tu es folle d'être honteuse; laisse tomber ce
+linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh! la belle gorge!
+qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût déchiré par des
+pointes? Non, non, il n'en sera rien...» Elle la baise encore,
+la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus
+douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule.
+On est très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui
+leur plaira ou déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y
+a rien de réglé; ou l'on est servi à profusion, ou l'on meurt
+de faim; l'économie de la maison s'embarrasse, les remontrances
+sont ou mal prises ou négligées; on est toujours trop
+près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y a ni
+vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur,
+et de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous
+que je vous donne, dans une petite chose, un exemple
+général de son administration? Deux fois l'année, elle courait
+de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les
+bouteilles de liqueur qu'elle y trouvait, et quatre jours après,
+elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà
+celle à qui j'avais fait le v&oelig;u solennel d'obéissance; car nous
+portons nos v&oelig;ux d'une maison dans une autre<a id="FNanchor_17" name="FNanchor_17"></a><a href="#Footnote_17" class="fnanchor">17</a>.</p>
+
+<p>J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée
+par le milieu du corps. On servit une collation de fruits,
+de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença
+mon éloge, qu'elle interrompit par: «On a eu tort, on a eu
+tort, je le sais...» Le grave archidiacre voulut continuer; et
+la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en sont-elles
+défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit qu'elle
+est remplie de talents...» Le grave archidiacre voulut reprendre
+ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me
+disant bas à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces
+pédants-là seront sortis, je ferai venir nos s&oelig;urs, et vous
+nous chanterez un petit air, n'est-ce pas?...» Il me prit une
+envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté; ses
+deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du
+mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses
+manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir,
+et lui imposa silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son
+aise; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête,
+elle rajustait son vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait;
+et cependant l'archidiacre pérorait sensément sur la maison
+que j'avais quittée, sur les désagréments que j'avais éprouvés,
+sur celle où j'entrais, sur les obligations que j'avais aux personnes
+qui m'avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri,
+il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus
+générale; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je
+m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu'il
+m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle
+reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon
+attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de
+larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux
+que je ne l'aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée
+que mon discours; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce
+qu'il me disait; mais j'entendais, qu'il serait trop récompensé
+s'il avait adouci la rigueur de mon sort; qu'il se ressouviendrait
+de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir encore que
+moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui l'attachaient
+au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter
+souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur
+l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer
+de ma santé et de ma situation.</p>
+
+<p>L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit:
+«Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui
+lui plaira; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui
+a donnés...» Et puis tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc
+bien souffert? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles
+eu le courage de te maltraiter? J'ai connu ta supérieure;
+nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c'était la
+bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir;
+tu me raconteras tout cela...» Et en disant ces mots, elle
+prenait une de mes mains qu'elle me frappait de petits coups
+avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur
+compliment. Il était tard; M. Manouri prit congé de nous;
+l'archidiacre et ses compagnons allèrent chez M. ***, seigneur
+d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure;
+mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les religieuses,
+toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent
+pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine
+de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre;
+c'étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes
+couleurs; cependant je discernai qu'on n'était mécontent ni de
+mes réponses ni de ma personne.</p>
+
+<p>Quand cette conférence importune eut duré quelque temps,
+et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua;
+la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer
+dans ma cellule. Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle
+me montrait l'oratoire, et disait: «C'est là que ma petite amie
+priera Dieu; je veux qu'on lui mette un coussin sur ce
+marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés.
+Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette s&oelig;ur
+Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil;
+voyez s'il vous sera commode...»</p>
+
+<p>Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête
+sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à
+la fenêtre, pour s'assurer que les châssis se levaient et se
+baissaient facilement: à mon lit, et elle en tira et retira les
+rideaux, pour voir s'ils fermaient bien. Elle examina les couvertures:
+«Elles sont bonnes.» Elle prit le traversin, et le faisant
+bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort bien là-dessus;
+ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté;
+ces matelas sont bons...» Cela fait, elle vient à moi,
+m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en
+moi-même: «Ô la folle créature!» Et je m'attendais à de bons
+et de mauvais jours.</p>
+
+<p>Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir,
+au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses
+s'approchèrent de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là
+comptaient sur ma protection auprès de la supérieure; celles-ci
+étaient déjà alarmées de la prédilection qu'elle m'avait accordée.
+Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en
+questions sur la maison que j'avais quittée, en essais de mon
+caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit:
+on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches
+qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus
+justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l'on
+vous regarde; on entame une histoire, et l'on attend que vous
+en demandiez la suite, ou que vous la laissiez; si vous dites
+un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu'on sache bien
+qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous blâme à dessein;
+on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on
+vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés
+et profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de
+légères infractions de la règle; on vous fait des confidences,
+on vous jette des mots sur les travers de la supérieure: tout
+se recueille et se redit; on vous quitte, on vous reprend; on
+sonde vos sentiments sur les m&oelig;urs, sur la piété, sur le monde,
+sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de
+ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et
+qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi je fus
+appelée Sainte-Suzanne la réservée.</p>
+
+<p>Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint
+à mon déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma
+guimpe, et qui me coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla.
+Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui
+m'embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n'y
+entendais rien ni elle non plus; à présent même que j'y réfléchis,
+qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai à
+mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait
+innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux,
+et me défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me
+baisa le cou, les épaules, les bras; elle loua mon embonpoint
+et ma taille, et me mit au lit; elle releva mes couvertures
+d'un et d'autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s'en
+alla. J'oubliais de vous dire qu'elle supposa que j'étais fatiguée,
+et qu'elle me permit de rester au lit tant que je voudrais.</p>
+
+<p>J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit
+que j'aie passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque
+jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper
+doucement à ma porte; j'étais encore couchée; je répondis,
+on entra; c'était une religieuse qui me dit, d'assez mauvaise
+humeur, qu'il était tard, et que la mère supérieure me demandait.
+Je me levai, je m'habillai à la hâte, et j'allai.</p>
+
+<p>«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé
+la nuit? Voilà du café qui vous attend depuis une heure; je
+crois qu'il sera bon; dépêchez-vous de le prendre, et puis après
+nous causerons...»</p>
+
+<p>Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table,
+en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les
+autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres.
+Tandis que je déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes,
+me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille
+amitiés, mille questions sur la maison que j'avais quittée, sur
+mes parents, sur les désagréments que j'avais eus; loua, blâma
+à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse jusqu'au bout. Je
+ne la contredis point; elle fut contente de mon esprit, de mon
+jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse,
+puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une
+cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics
+de la s&oelig;ur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes;
+on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la
+cellule, j'y posai les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée
+dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait,
+cela ne m'amusait guère; et quand j'aurais été plus au
+fait, cela ne m'aurait pas amusée davantage. Il faut trop d'esprit
+pour bien plaisanter; et puis, qui est-ce qui n'a point un
+ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des accords; peu à peu
+j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un
+petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle,
+amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis
+ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans
+les doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques
+versets des psaumes de Mondonville.</p>
+
+<p>«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous
+avons de la sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes
+seules; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les
+tiennes; chante-nous quelque chose de plus gai.»</p>
+
+<p>Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait
+peut-être que cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la
+ménager; en voilà bien assez pour une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille,
+elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai
+pas laide; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité
+que de force et d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle
+ne nous ait dit autre chose.»</p>
+
+<p>J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis
+à la supérieure que cela n'amusait plus les s&oelig;urs.</p>
+
+<p>«Mais cela m'amuse encore, moi.»</p>
+
+<p>Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette
+assez délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent,
+m'embrassèrent, me caressèrent, m'en demandèrent une
+seconde; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de
+la supérieure; il n'y en avait presque pas une là qui ne m'eût
+ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. Celles qui
+n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s'avisèrent
+de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants,
+qui ne prirent point auprès de la supérieure.</p>
+
+<p>«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme
+un ange, et je veux qu'elle vienne ici tous les jours; <i>j'ai
+su un peu de clavecin</i> autrefois, et je veux qu'elle m'y
+remette.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a
+pas tout oublié...</p>
+
+<p>&mdash;Très-volontiers, cède-moi ta place...»</p>
+
+<p>Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues
+comme ses idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son
+exécution, qu'elle avait la main infiniment plus légère que moi.
+Je le lui dis, car j'aime à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion
+de le faire avec vérité; cela est si doux! Les religieuses
+s'éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule
+avec la supérieure à parler musique. Elle était assise; j'étais
+debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant:
+«Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus
+jolis doigts du monde; voyez donc, s&oelig;ur Thérèse...» S&oelig;ur
+Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant,
+que j'eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort
+ou raison de l'observer, qu'est-ce que cela faisait à cette s&oelig;ur?
+La supérieure m'embrassait par le milieu du corps; et elle
+trouvait que j'avais la plus jolie taille. Elle m'avait tirée à elle;
+elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me relevait la tête avec
+les mains, et m'invitait à la regarder; elle louait mes yeux, ma
+bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien, j'avais les
+yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme
+une idiote. S&oelig;ur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait
+à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien,
+ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre,
+croyait avoir entendu frapper à la porte; et la supérieure lui
+dit: «Sainte-Thérèse, tu peux t'en aller si tu t'ennuies.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne m'ennuie pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je
+les peines qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle
+me les raconte sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le
+c&oelig;ur déchiré, et que j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne,
+quand est-ce que je saurai tout?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, quand vous l'ordonnerez.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prierais tout à l'heure, si nous en avions le temps.
+Quelle heure est-il?...»</p>
+
+<p>S&oelig;ur Thérèse répondit: «Madame, il est cinq heures, et
+les vêpres vont sonner.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle commence toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation
+avant vêpres. J'ai des pensées qui m'inquiètent; je
+voudrais bien ouvrir mon c&oelig;ur à maman. Si je vais à l'office
+sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées.
+Je gage que je sais ce que c'est; nous en parlerons demain.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère mère, dit s&oelig;ur Thérèse, en se jetant aux pieds
+de la supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à
+l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses
+genoux où j'étais restée, accordez à ma s&oelig;ur ce qu'elle vous
+demande; ne laissez pas durer sa peine; je vais me retirer;
+j'aurai toujours le temps de satisfaire l'intérêt que vous voulez
+bien prendre à moi; et quand vous aurez entendu ma s&oelig;ur
+Thérèse, elle ne souffrira plus...»</p>
+
+<p>Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supérieure
+me retenait d'une main; s&oelig;ur Thérèse, à genoux, s'était emparée
+de l'autre, la baisait et pleurait; et la supérieure lui disait:</p>
+
+<p>«En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes
+inquiétudes; je te l'ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne;
+je ne veux pas être gênée.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments,
+je voudrais et je ne saurais...»</p>
+
+<p>Cependant je m'étais retirée, et j'avais laissé avec la supérieure
+la jeune s&oelig;ur. Je ne pus m'empêcher de la regarder à
+l'église; il lui restait de l'abattement et de la tristesse; nos
+yeux se rencontrèrent plusieurs fois; et il me sembla qu'elle
+avait de la peine à soutenir mon regard. Pour la supérieure, elle
+s'était assoupie dans sa stalle.</p>
+
+<p>L'office fut dépêché en un clin d'&oelig;il: le ch&oelig;ur n'était pas,
+à ce qu'il me parut, l'endroit de la maison où l'on se plaisait le
+plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe
+d'oiseaux qui s'échapperaient de leur volière; et les s&oelig;urs se
+répandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en
+parlant; la supérieure se renferma dans sa cellule, et la s&oelig;ur
+Thérèse s'arrêta sur la porte de la sienne, m'épiant comme si
+elle eût été curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai
+chez moi, et la porte de la cellule de la s&oelig;ur Thérèse ne se
+referma que quelque temps après, et se referma doucement. Il
+me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et
+qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait
+dans les bonnes grâces et l'intimité de la supérieure. Je l'observai
+plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment
+assurée de mon soupçon par ses petites colères, ses puériles
+alarmes, sa persévérance à me suivre à la piste, à m'examiner,
+à se trouver entre la supérieure et moi, à briser nos entretiens,
+à déprimer mes qualités, à faire sortir mes défauts; plus encore
+à sa pâleur, à sa douleur, à ses pleurs, au dérangement de sa
+santé, et même de son esprit, je l'allai trouver et je lui dis:
+«Chère amie, qu'avez-vous?»</p>
+
+<p>Elle ne me répondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa;
+elle ne savait ni que dire, ni que faire.</p>
+
+<p>«Vous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai,
+vous craignez que je n'abuse du goût que notre mère a pris
+pour moi; que je ne vous éloigne de son c&oelig;ur. Rassurez-vous;
+cela n'est pas dans mon caractère: si j'étais jamais assez heureuse
+pour obtenir quelque empire sur son esprit...</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime;
+elle fait aujourd'hui pour vous précisément ce qu'elle a fait
+pour moi dans les commencements.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance
+qu'elle m'accordera, que pour vous rendre plus chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela dépendra-t-il de vous?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela n'en dépendrait-il pas?»</p>
+
+<p>Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me
+dit en soupirant: «Ce n'est pas votre faute, je le sais bien, je
+me le dis à tout moment; mais promettez-moi...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous que je vous promette?</p>
+
+<p>&mdash;Que...</p>
+
+<p>&mdash;Achevez; je ferai tout ce qui dépendra de moi.»</p>
+
+<p>Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une
+voix si basse qu'à peine je l'entendais: «Que vous la verrez le
+moins souvent que vous pourrez...»</p>
+
+<p>Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m'empêcher
+de lui répondre: «Et que vous importe que je voie souvent
+ou rarement notre supérieure? Je ne suis point fâchée que
+vous la voyiez sans cesse, moi. Vous ne devez pas être plus
+fâchée que j'en fasse autant; ne suffit-il pas que je vous proteste
+que je ne vous nuirai auprès d'elle, ni à vous, ni à personne?»</p>
+
+<p>Elle ne me répondit que par ces mots qu'elle prononça d'une
+manière douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur
+son lit: «Je suis perdue!</p>
+
+<p>&mdash;Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez
+la plus méchante créature qui soit au monde!»</p>
+
+<p>Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé
+à ma cellule; elle ne m'y avait point trouvée; elle avait parcouru
+presque toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensée
+que j'étais chez s&oelig;ur Sainte-Thérèse. Lorsqu'elle l'eut appris
+par celles qu'elle avait envoyées à ma découverte, elle accourut.
+Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage;
+mais toute sa personne était si rarement ensemble! Sainte-Thérèse
+était en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis:
+«Ma chère mère, je vous demande pardon d'être venue ici sans
+votre permission.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, me répondit-elle, qu'il eût été mieux de la
+demander.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette chère s&oelig;ur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle
+était en peine.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas?
+C'est une délicatesse qui fait tant d'honneur à son âme, et qui
+marque si vivement son attachement pour vous. Les témoignages
+de bonté que vous m'avez donnés, ont alarmé sa tendresse; elle
+a craint que je n'obtinsse dans votre c&oelig;ur la préférence sur elle;
+ce sentiment de jalousie, si honnête d'ailleurs, si naturel et si
+flatteur pour vous, chère mère, était, à ce qu'il m'a semblé,
+devenu cruel pour ma s&oelig;ur, et je la rassurais.»</p>
+
+<p>La supérieure, après m'avoir écoutée, prit un air sévère et
+imposant, et lui dit:</p>
+
+<p>«S&oelig;ur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore;
+je n'ai point à me plaindre de vous, et vous n'aurez point à vous
+plaindre de moi; mais je ne saurais souffrir ces prétentions
+exclusives. Défaites-vous-en, si vous craignez d'éteindre ce qui
+me reste d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le
+sort de la s&oelig;ur Agathe...» Puis, se tournant vers moi, elle me
+dit: «C'est cette grande brune que vous voyez au ch&oelig;ur vis-à-vis
+de moi.» (Car je me répandais si peu; il y avait si peu de
+temps que j'étais à la maison; j'étais si nouvelle, que je ne
+savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta:
+«Je l'aimais, lorsque s&oelig;ur Thérèse entra ici, et que je commençai
+à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes; elle fit les
+mêmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je
+fus obligée d'en venir à des voies sévères qui ont duré trop
+longtemps, et qui sont très-contraires à mon caractère; car
+elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis
+jamais qu'à contre-c&oelig;ur...»</p>
+
+<p>Puis s'adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta: «Mon
+enfant, je ne veux point être gênée, je vous l'ai déjà dit; vous
+me connaissez; ne me faites point sortir de mon caractère...»
+Ensuite elle me dit, en s'appuyant d'une main sur mon épaule:
+«Venez, Sainte-Suzanne; reconduisez-moi.»</p>
+
+<p>Nous sortîmes. S&oelig;ur Thérèse voulut nous suivre; mais la
+supérieure détournant la tête négligemment par-dessus mon
+épaule, lui dit d'un ton de despotisme: «Rentrez dans votre
+cellule, et n'en sortez pas que je ne vous le permette...» Elle
+obéit, ferma sa porte avec violence, et s'échappa en quelques
+discours qui firent frémir la supérieure; je ne sais pourquoi,
+car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colère, et je lui dis:
+«Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez
+à ma s&oelig;ur Thérèse; elle a la tête perdue, elle ne sait ce
+qu'elle dit, elle ne sait ce qu'elle fait.</p>
+
+<p>&mdash;Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque
+chose qui vous plût et qui vous apaisât?»</p>
+
+<p>Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vérité, c'était
+comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment
+sur moi, comme si elle eût défailli: «Approchez votre
+front, que je le baise...» Je me penchai, et elle me baisa le
+front. Depuis ce temps, sitôt qu'une religieuse avait fait quelque
+faute, j'intercédais pour elle, et j'étais sûre d'obtenir sa
+grâce par quelque faveur innocente; c'était toujours un baiser
+ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues,
+ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les
+bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais
+l'haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.</p>
+
+<p>En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite
+partie des éloges qu'elle me donnait: si c'était mon front, il
+était blanc, uni et d'une forme charmante; si c'étaient mes yeux,
+ils étaient brillants; si c'étaient mes joues, elles étaient vermeilles
+et douces; si c'étaient mes mains, elles étaient petites
+et potelées; si c'était ma gorge, elle était d'une fermeté de
+pierre et d'une forme admirable; si c'étaient mes bras, il était
+impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds; si c'était
+mon cou, aucune des s&oelig;urs ne l'avait mieux fait et d'une beauté
+plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait!
+Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en
+rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me
+regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que
+je n'ai jamais vu à aucune autre femme, elle me disait: «Non,
+c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait appelée dans la
+retraite; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné
+autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait damnée
+avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.»</p>
+
+<p>Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais
+à la quitter; mais elle me prit par la main et me dit:
+«Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie
+et de Longchamp; mais entrez, vous me donnerez une petite
+leçon de clavecin.»</p>
+
+<p>Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé
+un livre, approché une chaise; car elle était vive. Je
+m'assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid; elle détacha de
+dessus les chaises un coussin qu'elle posa devant moi, se baissa
+et me prit les deux pieds, qu'elle mit dessus; ensuite je jouai
+quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti: cependant
+elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était
+placée sur mon épaule nue, et l'extrémité de ses doigts posée
+sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressée, son
+haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon épaule
+d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout,
+comme si elle eût été sans force et sans vie; et sa tête tombait
+sur la mienne. En vérité cette folle-là était d'une sensibilité
+incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique; je n'ai
+jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi
+singuliers.</p>
+
+<p>Nous nous amusions ainsi d'une manière aussi simple que
+douce, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en
+eus frayeur, et la supérieure aussi: c'était cette extravagante
+de Sainte-Thérèse: son vêtement était en désordre, ses yeux
+étaient troublés; elle nous parcourait l'une et l'autre avec l'attention
+la plus bizarre; les lèvres lui tremblaient, elle ne pouvait
+parler. Cependant elle revint à elle, et se jeta aux pieds de
+la supérieure; je joignis ma prière à la sienne, et j'obtins encore
+son pardon; mais la supérieure lui protesta, de la manière
+la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes
+de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.</p>
+
+<p>En retournant dans nos cellules, je lui dis: «Chère s&oelig;ur,
+prenez garde, vous indisposerez notre mère; je ne vous abandonnerai
+pas; mais vous userez mon crédit auprès d'elle; et je
+serai désespérée de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour
+aucune autre. Mais quelles sont vos idées?»</p>
+
+<p>Point de réponse.</p>
+
+<p>«Que craignez-vous de moi?»</p>
+
+<p>Point de réponse.</p>
+
+<p>«Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également
+toutes deux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se
+peut; bientôt je lui répugnerai, et j'en mourrai de douleur.
+Ah! pourquoi êtes-vous venue ici? vous n'y serez pas heureuse
+longtemps, j'en suis sûre; et je serai malheureuse pour toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que
+d'avoir perdu la bienveillance de sa supérieure; mais j'en connais
+un plus grand, c'est de l'avoir mérité: vous n'avez rien à vous
+reprocher.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! plût à Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il
+faut la réparer; et le moyen le plus sûr, c'est d'en supporter
+patiemment la peine.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce à elle à m'en
+punir!</p>
+
+<p>&mdash;À elle, s&oelig;ur Thérèse, à elle! Est-ce qu'on parle ainsi
+d'une supérieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis
+sûre que cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous
+vous reprochez.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! plût à Dieu! me dit-elle encore, plût à Dieu!...» et
+nous nous séparâmes; elle pour aller se désoler dans sa cellule,
+moi pour aller rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de
+femmes.</p>
+
+<p>Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société;
+séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se
+tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son c&oelig;ur;
+des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme
+les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une
+forêt, il y deviendra féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité
+se joint à celle de servitude, c'est pis encore. On sort
+d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître; on est libre dans la
+forêt, on est esclave dans le cloître. Il faut peut-être plus de
+force d'âme encore pour résister à la solitude qu'à la misère;
+la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux vivre dans
+l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais décider;
+mais il faut éviter l'une et l'autre.</p>
+
+<p>Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure
+avait conçue pour moi. J'étais sans cesse dans sa cellule,
+ou elle était dans la mienne: pour la moindre indisposition,
+elle m'ordonnait l'infirmerie, elle me dispensait des offices, elle
+m'envoyait coucher de bonne heure, ou m'interdisait l'oraison
+du matin. Au ch&oelig;ur, au réfectoire, à la récréation, elle trouvait
+moyen de me donner des marques d'amitié; au ch&oelig;ur s'il se
+rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment affectueux
+et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me regardait
+s'il était chanté par une autre; au réfectoire, elle m'envoyait
+toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; à la
+récréation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me
+disait les choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne
+lui faisait aucun présent que je ne le partageasse: chocolat,
+sucre, café, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût;
+elle avait déparé sa cellule d'estampes, d'ustensiles, de meubles
+et d'une infinité de choses agréables ou commodes, pour en
+orner la mienne; je ne pouvais presque pas m'en absenter un
+moment, qu'à mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques
+dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en ressentait
+une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me caressait,
+me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les
+plus secrètes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une
+vie mille fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passée dans
+le monde. Après cela elle s'arrêtait, me regardait avec des yeux
+attendris, et me disait: «S&oelig;ur Suzanne, m'aimez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait
+que j'eusse l'âme bien ingrate.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez tant de bonté.</p>
+
+<p>&mdash;Dites de goût pour vous...»</p>
+
+<p>Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux; la main
+dont elle me tenait embrassée me serrait plus fortement; celle
+qu'elle avait appuyée sur mon genou pressait davantage; elle
+m'attirait sur elle; mon visage se trouvait placé sur le sien, elle
+soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait; on
+eût dit qu'elle avait à me confier quelque chose, et qu'elle
+n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait: «Ah!
+s&oelig;ur Suzanne, vous ne m'aimez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous aime pas, chère mère!</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait que vous le devinassiez.</p>
+
+<p>&mdash;Je cherche, je ne devine rien.»</p>
+
+<p>Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une
+de mes mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi;
+elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m'invitait à lui
+baiser le front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obéissais:
+je ne crois pas qu'il y eût du mal à cela; cependant son
+plaisir s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que
+d'ajouter à son bonheur d'une manière innocente, je lui baisais
+encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle
+avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements,
+depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à ma ceinture, me
+pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre; elle
+m'exhortait en bégayant, et d'une voix altérée et basse, à redoubler
+mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment,
+je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle
+comme la mort; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit
+avec violence, ses lèvres se pressèrent d'abord, elles étaient
+humectées comme d'une mousse légère; puis sa bouche s'entr'ouvrit,
+et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je
+me levai brusquement; je crus qu'elle se trouvait mal; je voulais
+sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement les yeux, et me
+dit d'une voix éteinte: «Innocente! ce n'est rien; qu'allez-vous
+faire? arrêtez...» Je la regardai avec des yeux hébétés, incertaine
+si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les
+yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher
+et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se
+passait en moi; je craignais, je tremblais, le c&oelig;ur me palpitait,
+j'avais de la peine à respirer, je me sentais troublée, oppressée,
+agitée, j'avais peur; il me semblait que les forces m'abandonnaient
+et que j'allais défaillir; cependant je ne saurais dire que
+ce fût de la peine que je ressentisse. J'allais près d'elle; elle me
+fit signe encore de la main de m'asseoir sur ses genoux; je
+m'assis; elle était comme morte, et moi comme si j'allais mourir.
+Nous demeurâmes assez longtemps l'une et l'autre dans cet
+état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle
+eût été bien effrayée; elle aurait imaginé, ou que nous nous
+étions trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant
+cette bonne supérieure, car il est impossible d'être si sensible
+et de n'être pas bonne, me parut revenir à elle. Elle était
+toujours renversée sur sa chaise; ses yeux étaient toujours fermés,
+mais son visage s'était animé des plus belles couleurs:
+elle prenait une de mes mains qu'elle baisait, et moi je lui
+disais: «Ah! chère mère, vous m'avez bien fait peur...» Elle
+sourit doucement, sans ouvrir les yeux. «Mais est-ce que vous
+n'avez pas souffert?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai cru.</p>
+
+<p>&mdash;L'innocente! ah! la chère innocente! qu'elle me plaît!»</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me
+prit à brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de
+force, puis elle me dit: «Quel âge avez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas encore vingt ans.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne se conçoit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, rien n'est plus vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Toute?</p>
+
+<p>&mdash;Toute.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin:
+vous me donnerez leçon.»</p>
+
+<p>Nous y allâmes; mais je ne sais comment cela se fit; les
+mains me tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas
+confus de notes; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se
+mit à rire, elle prit ma place, mais ce fut pis encore; à peine
+pouvait-elle soutenir ses bras.</p>
+
+<p>«Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guère en état
+de me montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguée, il
+faut que je me repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux
+savoir tout ce qui s'est passé dans cette chère petite âme-là;
+adieu...»</p>
+
+<p>Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'à
+sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor
+jusqu'à la mienne; elle me jetait un baiser avec les mains, et ne
+rentrait chez elle que quand j'étais rentrée chez moi; cette fois-ci,
+à peine se leva-t-elle; ce fut tout ce qu'elle put faire que de
+gagner le fauteuil qui était à côté de son lit; elle s'assit, pencha
+la tête sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains; ses
+yeux se fermèrent, et je m'en allai.</p>
+
+<p>Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse;
+la sienne était ouverte; elle m'attendait, elle m'arrêta et
+me dit:</p>
+
+<p>«Ah! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous y êtes demeurée longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Autant qu'elle l'a voulu.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous ai rien promis.</p>
+
+<p>&mdash;Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...»</p>
+
+<p>Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai
+cependant, monsieur le marquis, que sa question me troubla;
+elle s'en aperçut, elle insista, et je lui répondis: «Chère s&oelig;ur,
+peut-être ne m'en croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-être
+notre chère mère, et je la prierai de vous en instruire.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en
+bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse;
+elle ne me le pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas:
+elle est capable de passer de la plus grande sensibilité jusqu'à
+la férocité; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi
+de ne lui rien dire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois
+bien qu'il faut me résoudre; je me résoudrai. Promettez-moi de
+ne lui rien dire...»</p>
+
+<p>Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut
+raison; et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi
+dans la mienne.</p>
+
+<p>Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse; je voulus prier, et
+je ne le pus pas; je cherchai à m'occuper; je commençai un
+ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un
+autre encore; mes mains s'arrêtaient d'elles-mêmes, et j'étais
+comme imbécile; jamais je n'avais rien éprouvé de pareil. Mes
+yeux se fermèrent d'eux-mêmes; je fis un petit sommeil, quoique
+je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je m'interrogeai sur ce
+qui s'était passé entre la supérieure et moi, je m'examinai; je
+crus entrevoir en examinant encore... mais c'était des idées si
+vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le
+résultat de mes réflexions, c'est que c'était peut-être une maladie
+à laquelle elle était sujette; puis il m'en vint une autre, c'est
+que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse
+l'avait prise, et que je la prendrais aussi.</p>
+
+<p>Le lendemain, après l'office du matin, notre supérieure me
+dit: «Sainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espère savoir tout
+ce qui vous est arrivé; venez...»</p>
+
+<p>J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son
+lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais
+un peu, parce que je suis plus grande, et que j'étais plus
+élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient
+entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après
+un petit moment de silence, je lui dis:</p>
+
+<p>«Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y
+aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que
+je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous
+aurez le c&oelig;ur de l'entendre; peines chez mes parents, peines
+au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp,
+peines partout; chère mère, par où voulez-vous que je commence?</p>
+
+<p>&mdash;Par les premières.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien
+triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien; j'aime à pleurer: c'est un état délicieux
+pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois
+aimer à pleurer aussi; tu essuieras mes larmes, j'essuierai les
+tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit
+de tes souffrances; qui sait jusqu'où l'attendrissement peut nous
+mener?...» Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda
+de bas en haut avec des yeux déjà humides; elle me prit les
+deux mains; elle s'approcha de moi plus près encore, en sorte
+qu'elle me touchait et que je la touchais.</p>
+
+<p>«Raconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les
+dispositions les plus pressantes à m'attendrir; je ne pense pas
+avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux...»</p>
+
+<p>Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de
+vous l'écrire. Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur
+elle, les soupirs qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les
+marques d'indignation qu'elle donna contre mes cruels parents,
+contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp;
+je serais bien fâchée qu'il leur arrivât la plus petite
+partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne voudrais pas avoir
+arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De
+temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se promenait,
+puis elle se rasseyait à sa place; d'autres fois elle levait
+les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre
+mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de
+celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa
+presque des cris; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta
+pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage
+caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa
+tête; et moi, je lui disais: «Chère mère, je vous demande pardon
+de la peine que je vous ai causée; je vous en avais prévenue,
+mais c'est vous qui l'avez voulu...» Et elle ne me
+répondait que par ces mots:</p>
+
+<p>«Les méchantes créatures! les horribles créatures! Il n'y a
+que dans les couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce
+point. Lorsque la haine vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle,
+on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement
+je suis douce; j'aime toutes mes religieuses; elles ont
+pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes
+elles s'aiment entre elles. Mais comment cette faible santé
+a-t-elle pu résister à tant de tourments? Comment tous ces
+petits membres n'ont-ils pas été brisés? Comment toute cette
+machine délicate n'a-t-elle pas été détruite? Comment l'éclat
+de ces yeux ne s'est-il pas éteint dans les larmes? Les cruelles!
+serrer ces bras avec des cordes!...» Et elle me prenait les bras,
+et elle les baisait. «Noyer de larmes ces yeux!...» Et elle les
+baisait. «Arracher la plainte et le gémissement de cette
+bouche!...» Et elle la baisait. «Condamner ce visage charmant
+et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse!...»
+Et elle le baisait. «Faner les roses de ces joues!...» Et elle les
+flattait de la main et les baisait. «Déparer cette tête! arracher
+ces cheveux! charger ce front de souci!...» Et elle baisait ma
+tête, mon front, mes cheveux... «Oser entourer ce cou d'une
+corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës!...» Et
+elle écartait mon linge de cou et de tête; elle entr'ouvrait le
+haut de ma robe; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules
+découvertes; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se
+répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur
+ma poitrine à demi nue.</p>
+
+<p>Je m'aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au
+trouble de son discours, à l'égarement de ses yeux et de ses
+mains, à son genou qui se pressait entre les miens, à l'ardeur
+dont elle me serrait et à la violence dont ses bras m'enlaçaient,
+que sa maladie ne tarderait pas à la prendre. Je ne sais ce qui
+se passait en moi; mais j'étais saisie d'une frayeur, d'un tremblement
+et d'une défaillance qui me vérifiaient le soupçon que
+j'avais eu que son mal était contagieux.</p>
+
+<p>Je lui dis: «Chère mère, voyez dans quel désordre vous
+m'avez mise! si l'on venait...</p>
+
+<p>&mdash;Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressée; on ne
+viendra pas...»</p>
+
+<p>Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle,
+et je lui disais: «Chère mère, prenez garde, voilà votre mal
+qui va vous prendre. Souffrez que je m'éloigne...»</p>
+
+<p>Je voulais m'éloigner; je le voulais, cela est sûr; mais je ne
+le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se
+dérobaient sous moi. Elle était assise, j'étais debout, elle m'attirait,
+je craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis
+sur le bord de son lit et je lui dis:</p>
+
+<p>«Chère mère, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment,
+cela passera, ce ne sera rien...»</p>
+
+<p>En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous
+étions l'une et l'autre abattues; moi, la tête penchée sur son
+oreiller; elle, la tête posée sur un de mes genoux, le front placé
+sur une de mes mains. Nous restâmes quelques moments dans
+cet état; je ne sais ce qu'elle pensait; pour moi, je ne pensais
+à rien, je ne le pouvais, j'étais d'une faiblesse qui m'occupait
+tout entière. Nous gardions le silence, lorsque la supérieure le
+rompit la première; elle me dit: «Suzanne, il m'a paru par ce
+que vous m'avez dit de votre première supérieure qu'elle vous
+était fort chère.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était
+mieux aimée de vous... Vous ne me répondez pas?</p>
+
+<p>&mdash;J'étais malheureuse, elle adoucissait mes peines.</p>
+
+<p>&mdash;Mais d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse?
+Suzanne, vous ne m'avez pas tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'êtes,
+car, mon enfant, vous l'êtes beaucoup, vous ne savez pas combien,
+que personne ne vous l'ait dit.</p>
+
+<p>&mdash;On me l'a dit.</p>
+
+<p>&mdash;Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous êtes pris de goût pour lui?</p>
+
+<p>&mdash;Point du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! votre c&oelig;ur n'a jamais rien senti?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée
+de vos parents, qui vous a donné de l'aversion pour le
+couvent? Confiez-moi cela; je suis indulgente.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour
+la vie religieuse?</p>
+
+<p>&mdash;De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la
+retraite, la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre
+chose.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à quoi cela vous semble-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.</p>
+
+<p>&mdash;Ici même?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que
+vous avez pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements,
+des désirs?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Assez.</p>
+
+<p>&mdash;Froid, même.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais peu.</p>
+
+<p>&mdash;Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant
+qu'il en ait.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce la liberté que vous regrettez?</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi
+à c&oelig;ur ouvert; voudriez-vous être mariée?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est
+certain.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette préférence?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur
+vous la présence d'un homme?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute
+avec plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre c&oelig;ur est tranquille?</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'à présent, il est resté sans émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les
+vôtres, vous n'avez pas ressenti...</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et sans aucun trouble?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Et vos sens ne vous disaient rien?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.</p>
+
+<p>&mdash;Ils en ont un, cependant.</p>
+
+<p>&mdash;Cela se peut.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne le connaissez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Point du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous
+le connaître?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il?</p>
+
+<p>&mdash;À dissiper votre ennui.</p>
+
+<p>&mdash;À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage
+des sens, sans objet?</p>
+
+<p>&mdash;Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut
+mieux sans doute que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit
+pas tout à fait sans plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'entends rien à cela.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne
+rien savoir, que d'acquérir des connaissances qui me rendraient
+peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de
+désirs, et je n'en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Et comment le pourrais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Comme moi.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis, chère amie; vous y êtes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle est innocente!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et
+que j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.»</p>
+
+<p>Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux
+pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle
+devint sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un
+de mes genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira;
+elle tenait ses yeux baissés.</p>
+
+<p>Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé?
+Est-ce qu'il me serait échappé quelque chose qui vous aurait
+offensée? Pardonnez-moi. J'use de la liberté que vous m'avez
+accordée; je n'étudie rien de ce que j'ai à vous dire; et puis,
+quand je m'étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus
+mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères!
+Pardonnez-moi...»</p>
+
+<p>En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour
+de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux
+siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes
+ainsi quelques instants; ensuite, reprenant sa tendresse
+et sa sérénité, elle me dit: «Suzanne, dormez-vous bien?</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.</p>
+
+<p>&mdash;Vous endormez-vous tout de suite?</p>
+
+<p>&mdash;Assez communément.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite,
+à quoi pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou
+je pleure; que sais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure?</p>
+
+<p>&mdash;Je me lève.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite?</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aimez donc pas à rêver?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;À vous reposer sur votre oreiller?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;À jouir de la douce chaleur du lit?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais?...»</p>
+
+<p>Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me
+demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus
+mal de le dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «... Jamais
+vous n'avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien
+vous êtes belle?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que
+vous le dites; et puis, quand je le serais, c'est pour les autres
+qu'on est belle, et non pour soi.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette
+belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si
+fermes, si douces et si blanches?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela
+m'était arrivé, je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à
+confesse...»</p>
+
+<p>Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir
+qu'on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui
+causait du dépit, et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer
+avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la
+peine d'être regretté; cependant nous nous séparâmes.</p>
+
+<p>Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis
+que j'y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité
+de son caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna
+même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu'on
+appelle des fêtes; ces jours on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire;
+les offices sont plus courts, et tout le temps qui les
+sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait
+passer pour les autres et pour moi.</p>
+
+<p>La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand
+nombre d'autres semblables que je néglige. Voici la suite de la
+précédente.</p>
+
+<p>L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle
+perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante,
+lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le
+silence, elle se leva; après avoir erré quelque temps dans les
+corridors, elle vint à ma cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la
+reconnaître. Elle s'arrêta. En s'appuyant le front apparemment
+contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si
+j'avais dormi. Je gardai le silence; il me sembla que j'entendais
+une voix qui se plaignait, quelqu'un qui soupirait: j'eus d'abord
+un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire <i>Ave</i>. Au lieu
+de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On revint quelque
+temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent; je dis
+encore <i>Ave</i>, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai,
+et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on
+s'assit à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on
+tenait une petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et
+celle qui la portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que
+j'en jugeai à son attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette
+personne, c'était la supérieure.</p>
+
+<p>Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit:
+«Suzanne, rassurez-vous? c'est moi...» Je me remis la tête
+sur mon oreiller, et je lui dis: «Chère mère, que faites-vous
+ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce qui peut vous avoir amenée?
+Pourquoi ne dormez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai
+de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent;
+à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez
+souffertes se retracent à mon imagination; je vous vois entre les
+mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre
+visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing,
+la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de votre vie; je
+frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout mon
+corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je
+m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil
+revienne. Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le
+ciel ne m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me
+suis levée, je me suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il
+m'a semblé que vous ne dormiez pas; vous avez parlé, je me
+suis retirée; je suis revenue, vous avez encore parlé, et je me
+suis encore éloignée; je suis revenue une troisième fois; et lorsque
+j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque
+temps que je suis à côté de vous, et que je crains de vous
+éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je voulais
+m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu
+résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je
+vous ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous
+dormez!</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère mère, que vous êtes bonne!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre
+de fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi
+votre main.»</p>
+
+<p>Je la lui donnai.</p>
+
+<p>«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne
+l'émeut.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le sommeil assez paisible.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous êtes heureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en
+vais.»</p>
+
+<p>Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me
+regarder; deux larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère,
+lui dis-je, qu'avez-vous? vous pleurez; que je suis fâchée de
+vous avoir entretenue de mes peines!...» À l'instant elle
+ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur
+moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée sur ma couverture
+à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses
+larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait
+d'une voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié
+de moi!</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous
+vous trouvez mal? Que faut-il que je fasse?</p>
+
+<p>&mdash;Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel
+s'est répandu sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous
+vous levassiez; écartez seulement un peu la couverture, que
+je m'approche de vous; que je me réchauffe, et que je guérisse.</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on
+si on le savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses,
+pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent
+de Sainte-Marie à une religieuse d'aller la nuit dans la
+cellule d'une autre, c'était sa bonne amie, et je ne saurais
+vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le directeur m'a
+demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de venir
+dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de
+ne le pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous
+me faisiez; je les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense
+point ainsi; je ne sais comment j'ai oublié ses conseils; je
+m'étais bien proposé de vous en parler.</p>
+
+<p>&mdash;Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne
+n'en saura rien. C'est moi qui récompense ou qui punis;
+et quoi qu'en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a à
+une amie, à recevoir à côté d'elle une amie que l'inquiétude
+a saisie, qui s'est éveillée, et qui est venue, pendant la nuit
+et malgré la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimée n'était
+dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé le même
+lit chez vos parents avec une de vos s&oelig;urs?</p>
+
+<p>&mdash;Non, jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas
+fait sans scrupule? Si votre s&oelig;ur, alarmée et transie de froid,
+était venue vous demander place à côté de vous, l'auriez-vous
+refusée?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que non.</p>
+
+<p>&mdash;Et ne suis-je pas votre chère mère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu.</p>
+
+<p>&mdash;Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui
+vous le permets et vous le demande. Que je me réchauffe un
+moment, et je m'en irai. Donnez-moi votre main...» Je la
+lui donnai. «Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez; je tremble, je
+frissonne, je suis comme un marbre...» et cela était vrai.
+«Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais
+attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez
+dans l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la
+couverture, et elle se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal!
+Elle avait un tremblement général dans tous les membres;
+elle voulait me parler, elle voulait s'approcher de moi; elle
+ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait
+à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous un peu...»
+Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit
+doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit
+sous mon corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis
+glacée; j'ai si froid que je crains de vous toucher, de peur
+de vous faire mal.</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, ne craignez rien.»</p>
+
+<p>Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre
+autour de ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens,
+et je les pressais pour les réchauffer; et la chère mère me disait:
+«Ah! chère amie, voyez comme mes pieds se sont
+promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien qui les sépare
+des vôtres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez
+partout de la même manière?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, si vous voulez.»</p>
+
+<p>Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais
+écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups
+violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors
+du lit d'un côté, et la supérieure de l'autre; nous écoutons,
+et nous entendons quelqu'un qui regagnait, sur la pointe du
+pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je, c'est ma s&oelig;ur Sainte-Thérèse;
+elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer
+chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris nos discours;
+que dira-t-elle?...» J'étais plus morte que vive. «Oui,
+c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je
+n'en doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps
+de sa témérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.</p>
+
+<p>&mdash;Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous,
+dormez bien, je vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette
+étourdie. Donnez-moi votre main...»</p>
+
+<p>Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la
+manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur
+toute la longueur, depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule;
+et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la
+troubler s'en ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement
+à l'autre bord de ma couche vers la porte, et j'écoutai:
+elle entra chez s&oelig;ur Thérèse. Je fus tentée de me lever et
+d'aller m'interposer entre elle et la supérieure, s'il arrivait que
+la scène devînt violente; mais j'étais si troublée, si mal à mon
+aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais je n'y dormis
+pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la maison;
+que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple,
+serait racontée avec les circonstances les plus défavorables;
+qu'il en serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée
+de je ne sais quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance
+des supérieurs, que notre mère serait déposée; et que
+nous serions l'une et l'autre sévèrement punies. Cependant
+j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec impatience que notre
+mère sortît de chez s&oelig;ur Thérèse; cette affaire fut difficile à
+accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit.
+Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie
+de colère et de froid.</p>
+
+<p>Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission
+qu'elle m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il
+me vint en esprit qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien
+vite, et me trouvai la première au ch&oelig;ur, où la supérieure et
+Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir;
+premièrement, parce que j'aurais eu de la peine à soutenir la
+présence de cette s&oelig;ur sans embarras; secondement, c'est
+que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de l'office, elle
+avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu'elle
+ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me
+tranquilliser. J'avais deviné.</p>
+
+<p>À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya
+chercher. J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait
+l'air abattu; elle me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi;
+Sainte-Thérèse est folle; si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle
+serait meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment
+vous portez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous un peu reposé?</p>
+
+<p>&mdash;Fort peu.</p>
+
+<p>&mdash;On m'a dit que vous aviez été au ch&oelig;ur; pourquoi n'êtes-vous
+pas restée sur votre traversin?</p>
+
+<p>&mdash;J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait
+mieux...</p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens
+quelque envie de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire
+autant chez vous, à moins que vous n'aimiez mieux accepter
+une place à côté de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude
+de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner;
+on me servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de
+la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j'ai fait
+avertir.</p>
+
+<p>&mdash;Et s&oelig;ur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, me répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en suis pas fâchée.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus
+de frayeur de toi que tu n'en dois avoir d'elle.»</p>
+
+<p>Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis
+chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse
+des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la
+maison; les autres avaient fait leur visite et s'étaient retirées.
+Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur
+le marquis, que c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez
+un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune
+pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois;
+une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche,
+fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec
+deux mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras
+ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau,
+et tout parsemés de fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et
+tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés,
+comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue
+à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents
+blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort
+agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras
+étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous
+les coudes pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de
+son lit, et je ne faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec
+un petit métier à broder sur ses genoux; d'autres, vers les
+fenêtres, faisaient de la dentelle; il y en avait à terre assises
+sur les coussins qu'on avait ôtés des chaises, qui cousaient,
+qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet.
+Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se ressemblait,
+quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères
+étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient
+sereines, celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou
+tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai
+dit. Il n'était pas difficile de discerner les amies des indifférentes
+et des ennemies; les amies s'étaient placées, ou l'une
+à côté de l'autre, ou en face; et tout en faisant leur ouvrage,
+elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement,
+elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se
+donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure
+les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son application,
+à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là
+sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou
+blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête...
+«Ce voile est trop avancé... Ce linge prend trop du visage,
+on ne vous voit pas assez les joues... Voilà des plis qui font
+mal...» Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou
+de petites caresses.</p>
+
+<p>Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement
+à la porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne,
+vous reviendrez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à
+vous communiquer.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais rentrer...»</p>
+
+<p>C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit
+moment sans parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère
+s&oelig;ur, est-ce à moi que vous en voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;À quoi puis-je vous servir?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre
+chère mère; je croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais
+quelque raison de le penser; cependant vous êtes toutes assemblées
+chez elle, je n'y suis pas, et j'ai ordre de demeurer chez
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous voudriez entrer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, chère amie, j'y vais.</p>
+
+<p>&mdash;Sincèrement, vous lui parlerez pour moi?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas,
+et pourquoi ne le ferais-je pas après vous l'avoir promis?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne,
+je lui pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que
+vous possédez tous les charmes, la plus belle âme et le plus
+beau corps.»</p>
+
+<p>J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je
+rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le
+bord du lit de la supérieure, était penchée vers elle, le coude
+appuyé entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage; la
+supérieure, les yeux presque fermés, lui disait oui et non, sans
+presque la regarder; et j'étais debout à côté d'elle sans qu'elle
+s'en aperçût. Cependant elle ne tarda pas à revenir de sa légère
+distraction. Celle qui s'était emparée de ma place, me la rendit;
+je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la supérieure,
+qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, mais je
+la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh
+bien, me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous?
+est-ce qu'il est en moi de vous refuser quelque chose?</p>
+
+<p>&mdash;La s&oelig;ur Sainte-Thérèse...</p>
+
+<p>&mdash;J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne
+intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire
+qu'elle peut entrer.»</p>
+
+<p>J'y courus. La pauvre petite s&oelig;ur attendait à la porte; je
+lui dis d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux
+baissés; elle tenait un long morceau de mousseline attaché sur
+un patron qui lui échappa des mains au premier pas; je le
+ramassai; je la pris par un bras et la conduisis à la supérieure.
+Elle se jeta à genoux; elle saisit une de ses mains, qu'elle
+baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme;
+puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle de
+la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit
+signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit.
+On servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit
+point avec nous, mais elle se promenait autour de la table,
+posant sa main sur la tête de l'une, la renversant doucement
+en arrière et lui baisant le front, levant le linge de cou à une
+autre, plaçant sa main dessus, et demeurant appuyée sur le
+dos de son fauteuil; passant à une troisième, et laissant aller
+sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa bouche; goûtant
+du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et les distribuant
+à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un moment,
+elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux très-affectueux
+et très-tendres; cependant les autres les avaient
+baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de
+la distraire, mais surtout la s&oelig;ur Sainte-Thérèse. La collation
+faite, je me mis au clavecin; et j'accompagnai deux s&oelig;urs qui
+chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la
+voix. Je chantai aussi, et je m'accompagnai. La supérieure était
+assise au pied du clavecin, et paraissait goûter le plus grand
+plaisir à m'entendre et à me voir; les autres écoutaient debout
+sans rien faire, ou s'étaient remises à l'ouvrage. Cette soirée fut
+délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.</p>
+
+<p>Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta:
+«Quelle heure est-il? me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure six heures.</p>
+
+<p>&mdash;Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi
+sur ce que vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp;
+je leur ai communiqué mes idées; elles les ont approuvées, et
+nous avons une proposition à vous faire. Il est impossible que
+nous ne réussissions pas; et si nous réussissons, cela fera un
+petit bien à la maison et quelque douceur pour vous...»</p>
+
+<p>À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons
+religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je
+me levai, elles s'assirent; et la supérieure me dit: «S&oelig;ur
+Sainte-Suzanne, ne m'avez-vous pas appris que vous deviez à la
+bienfaisance de M. Manouri la dot qu'on vous a faite ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me suis donc pas trompée, et les s&oelig;urs de Longchamp
+sont restées en possession de la dot que vous leur avez
+payée en entrant chez elles?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne vous en ont rien rendu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne vous en font point de pension?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos
+discrètes; et elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de
+demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituée au
+profit de notre maison, ou qu'elles vous en fassent la rente.
+Ce que vous tenez de l'intérêt que M. Manouri a pris à votre
+sort, n'a rien de commun avec ce que les s&oelig;urs de Longchamp
+vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a fourni votre dot.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court
+c'est de lui écrire.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que
+nous la désirons, voici les propositions que nous avons à vous
+faire: nous entreprendrons le procès en votre nom contre la
+maison de Longchamp; la nôtre fera les frais, qui ne seront pas
+considérables, parce qu'il y a bien de l'apparence que M. Manouri
+ne refusera pas de se charger de cette affaire; et si nous
+gagnons, la maison partagera avec vous moitié par moitié le
+fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère s&oelig;ur? vous ne
+répondez pas, vous rêvez.</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve que ces s&oelig;urs de Longchamp m'ont fait beaucoup
+de mal, et que je serais au désespoir qu'elles imaginassent que
+je me venge.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce
+qui vous est dû.</p>
+
+<p>&mdash;Se donner encore une fois en spectacle!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas
+question de vous. Et puis notre communauté est pauvre, et
+celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du
+moins tant que vous vivrez; nous n'avons pas besoin de ce motif
+pour nous intéresser à votre conservation; nous vous aimons
+toutes...» Et toutes les discrètes à la fois: «Et qui est-ce qui
+ne l'aimerait pas? elle est parfaite.</p>
+
+<p>&mdash;Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre
+supérieure n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments
+que moi: ah! non, sûrement, elle ne les aurait pas. Vous
+pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins; il est
+fort doux de posséder un petit argent dont on puisse disposer
+pour se soulager soi-même ou pour obliger les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas
+à négliger, puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a
+d'autres qui me touchent davantage; mais il n'y a point de
+répugnance que je ne sois prête à vous sacrifier. La seule grâce
+que j'aie à vous demander, chère mère, c'est de ne rien
+commencer sans en avoir conféré en ma présence avec M. Manouri.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même?</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus,
+car je n'aime pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr,
+écrivez à l'instant.»</p>
+
+<p>On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ
+je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter à
+Arpajon aussitôt que ses occupations le lui permettraient; que
+j'avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une
+affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblé lut cette
+lettre, l'approuva, et elle fut envoyée.</p>
+
+<p>M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui
+exposa ce dont il s'agissait; il ne balança pas un moment à
+être de son avis; on traita mes scrupules de ridiculités; il fut
+conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignées dès
+le lendemain. Elles le furent; et voilà que, malgré que j'en aie,
+mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l'audience,
+et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et
+toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable
+à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur
+le marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant
+qu'il leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux?
+Si j'avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire
+entraînerait, je vous proteste que je n'aurais jamais consenti
+à ce qu'elle s'entamât. On eut l'attention d'envoyer à plusieurs
+religieuses de notre maison les pièces qu'on publia contre moi.
+À tout moment, elles venaient me demander les détails d'événements
+horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité. Plus
+je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce
+que je n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais
+tout, on croyait que tout était vrai; on souriait, on me disait
+des mots entortillés, mais très-offensants; on haussait les épaules
+à mon innocence. Je pleurais, j'étais désolée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à
+confesse arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses
+que ma supérieure m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément
+défendu de m'y prêter davantage; mais le moyen
+de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre
+dont on dépend entièrement, et auxquelles on n'entend soi-même
+aucun mal?</p>
+
+<p>Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de
+mes mémoires, je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez.</p>
+
+<p>C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas
+plus de quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies
+qu'on puisse voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante,
+agréable quand il n'y pense pas; mais quand il y pense, son
+front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et
+son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes
+plus différents que le P. Lemoine à l'autel et le P. Lemoine au
+parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes
+religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise plusieurs
+fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court,
+rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage,
+mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance
+ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d'emprunt
+qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles
+j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait,
+gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il a
+dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le
+monde celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est
+un homme très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères
+à son état: il a la plus belle voix, il sait la musique,
+l'histoire et les langues; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il
+soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre.
+Je le crois sans intrigue et sans ambition; il est aimé de ses
+confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d'Étampes,
+comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction
+à quelques études qu'il avait commencées; et on la lui
+avait accordée. C'est une grande affaire pour une maison de
+religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être dirigée
+par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir
+le P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.</p>
+
+<p>On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes
+fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente
+produisait dans toute la communauté; comme on était joyeuse,
+comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen,
+comme on se préparait à l'occuper le plus longtemps qu'il serait
+possible.</p>
+
+<p>C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais
+inquiète, la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui
+cachai point la raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée
+encore que moi, quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle
+traita le P. Lemoine d'homme ridicule, se moqua de mes scrupules,
+me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l'innocence
+de ses sentiments et des miens que notre conscience, et
+si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que
+non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me
+devez l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de
+ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous
+n'avez que des bagatelles à lui dire.»</p>
+
+<p>Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la
+confession, tandis que de plus pressées s'en étaient emparées.
+Mon tour approchait, lorsque la supérieure vint à moi, me
+tira à l'écart, et me dit: «Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que
+vous m'avez dit; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne
+veux pas que vous alliez à confesse aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un
+grand jour, c'est jour de communion générale: que voulez-vous
+qu'on pense, si je suis la seule qui n'approche point de la
+sainte table?</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez
+point à confesse.</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne
+me donnez point cette mortification, je vous le demande en grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie
+avec cet homme-là, et je n'en veux point avoir.</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère, je ne vous en ferai point!</p>
+
+<p>&mdash;Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez
+demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez à moi:
+vous n'avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous réconcilier
+et vous absoudre; et vous communierez avec les autres.
+Allez.»</p>
+
+<p>Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète,
+rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine
+malgré ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le
+lendemain, et si je ferais mes dévotions avec le reste de la
+maison, ou si je m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en
+pût dire. Lorsqu'elle rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine
+lui avait demandé pourquoi il ne m'avait point aperçue,
+si j'étais malade; je ne sais ce qu'elle lui avait répondu, mais
+la fin de cela, c'est qu'il m'attendait au confessionnal. «Allez-y
+donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais assurez-moi que vous
+vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh! folle, me disait-elle,
+quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y a point eu
+de mal à faire?</p>
+
+<p>&mdash;Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance
+que cet homme peut y mettre? Assurez-moi donc...» Je
+balançai encore; mais enfin je m'engageai à ne rien dire, s'il
+ne me questionnait pas, et j'allai.</p>
+
+<p>Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea,
+et je ne dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières,
+auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les
+rappelle. Il me traita avec indulgence; mais il s'exprima sur la
+supérieure dans des termes qui me firent frémir; il l'appela
+indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme
+corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne
+me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de
+ses caresses.</p>
+
+<p>«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut
+entrer chez moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant,
+me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent!
+Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte
+de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure,
+et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi
+de mes lèvres, une fleur délicate, qu'on ne garde fraîche et sans
+tache jusqu'à l'âge où vous êtes, que par une protection spéciale
+de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure,
+de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer
+seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit; de
+sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous; d'aller
+dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue
+jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et
+de faire tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la
+sainteté de votre état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient,
+si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait.
+Oui, mon enfant, Satan; c'est sous cet aspect que je suis
+contraint de vous montrer votre supérieure; elle est enfoncée
+dans l'abîme du crime, elle cherche à vous y plonger; et vous y
+seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne
+l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant les
+yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger
+cette enfant... Dites avec moi: <i>Satana, vade retrò, apage,
+Satana.</i> Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout,
+répétez-lui mon discours; dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle
+ne fût pas née, ou qu'elle se précipitât seule aux enfers par une
+mort violente.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue
+elle-même tout à l'heure.»</p>
+
+<p>Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il
+porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya
+sa tête dessus comme un homme pénétré de douleur: il demeura
+quelque temps dans cet état. Je ne savais que penser; les
+genoux me tremblaient; j'étais dans un trouble, un désordre qui
+ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans
+les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait pas, et qui serait
+frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui crieraient:
+«C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air tranquille,
+mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous
+passeriez sans dormir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci;
+aussitôt après votre collation vous irez dans l'église, vous vous
+prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en
+prières. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru: vous
+remercierez Dieu de vous en avoir garantie; et demain vous
+approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses.
+Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir loin de votre
+supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées.
+Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien
+vous m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du
+conseil que je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois
+à moi-même. Dieu est le maître; et nous n'avons qu'une loi.»</p>
+
+<p>Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout
+ce qu'il me dit. À présent que je compare son discours tel que
+je viens de vous le rapporter, avec l'impression terrible qu'il me
+fit, je n'y trouve pas de comparaison; mais cela vient de ce qu'il
+est brisé, décousu; qu'il y manque beaucoup de choses que je
+n'ai pas retenues, parce que je n'y attachais aucune idée distincte,
+et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance
+à des choses sur lesquelles il se récriait avec le plus de violence.
+Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange dans la scène
+du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique
+fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même
+que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement
+ma physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne
+savais presque pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en
+fusse moins innocente. Pourquoi n'en eût-il pas été de même
+de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses
+folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu'il
+y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant
+sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon histoire,
+je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime
+aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il attendait
+l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme
+est trop sévère.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait
+prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate.
+Tout au sortir du confessionnal, j'allai me prosterner au pied
+des autels; j'avais la tête troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à
+souper. La supérieure, inquiète de ce que j'étais devenue,
+m'avait fait appeler; on lui avait répondu que j'étais en prière.
+Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du ch&oelig;ur; mais
+j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du
+souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte;
+et le souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point
+à la récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher
+je ne remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais
+devenue. La nuit était fort avancée; tout était en silence dans
+la maison, lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous
+laquelle le directeur me l'avait montrée, se retraça à mon imagination;
+le tremblement me prit, je n'osai la regarder, je crus
+que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de
+flammes, et je disais au dedans de moi: «<i>Satana, vade retrò,
+apage, Satana.</i> Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce
+démon.»</p>
+
+<p>Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle
+me dit: «Sainte-Suzanne, que faites-vous ici?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, vous le voyez.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous l'heure qu'il est?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de
+la retraite?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.</p>
+
+<p>&mdash;Votre dessein était donc de passer ici la nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui est-ce qui vous l'a permis?</p>
+
+<p>&mdash;Le directeur me l'a ordonné.</p>
+
+<p>&mdash;Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la
+maison; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous la remplacerez par d'autres &oelig;uvres.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'est pas à mon choix.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de
+l'église pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans
+votre cellule.»</p>
+
+<p>Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je
+m'éloignai avec vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, je vous fuis.»</p>
+
+<p>Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité,
+par l'innocence de mon c&oelig;ur, j'osai lever les yeux sur elle;
+mais à peine l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et
+que je me mis à courir dans le ch&oelig;ur comme une insensée, en
+criant: «Loin de moi, Satan!...»</p>
+
+<p>Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me
+disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la
+voix la plus touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où
+vient cet effroi? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre
+supérieure et votre amie.»</p>
+
+<p>Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis
+que j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon
+imagination avait réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport
+à la lampe de l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage
+et que l'extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le
+reste était dans l'ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier.
+Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s'approcha,
+elle allait s'asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me
+levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de
+stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à la dernière: là, je m'arrêtai,
+et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle
+et moi.</p>
+
+<p>«Je le veux bien,» me dit-elle.</p>
+
+<p>Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait;
+alors la supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on
+savoir de vous, Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence
+vous cause?</p>
+
+<p>&mdash;Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi,
+c'est le P. Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez
+pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous
+avoue que je n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus
+affreuses. Il m'a ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez
+vous, seule; de sortir de ma cellule, si vous y veniez; il vous a
+peinte à mon esprit comme le démon. Que sais-je ce qu'il ne
+m'a pas dit là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous lui avez donc parlé?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui
+répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Me voilà donc bien horrible à vos yeux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous
+aimer, de sentir tout le prix de vos bontés, de vous prier de me
+les continuer; mais j'obéirai à mon directeur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne viendrez donc plus me voir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me recevrez plus chez vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous repousserez mes caresses?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et
+j'aime à être caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon
+directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je
+pouvais vous rendre la manière dont il s'explique! C'est un
+homme pieux, c'est un homme éclairé; quel intérêt a-t-il à me
+montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le c&oelig;ur d'une
+religieuse du c&oelig;ur de sa supérieure? Mais peut-être reconnaît-il,
+dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne,
+un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en
+vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous
+cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois
+ressenties... D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès
+de vous, en rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où
+vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper? D'où vient une
+espèce d'ennui que je n'avais jamais éprouvé? Pourquoi, moi
+qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil?
+Je croyais que c'était en vous une maladie contagieuse, dont
+l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P. Lemoine voit
+cela bien autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment voit-il cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée,
+la mienne projetée. Que sais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire;
+ce n'est pas la première algarade de cette nature qu'il m'ait
+causée. Il suffit que je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre,
+pour qu'il s'occupe à lui tourner la cervelle; peu s'en est fallu
+qu'il n'ait rendu folle cette pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence
+à m'ennuyer, et je me déferai de cet homme-là; aussi
+bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un embarras que de le
+faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous parlerons
+de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre
+de passer ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain
+je n'oserais approcher des sacrements avec le reste de la communauté.
+Mais vous, chère mère, communierez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment cela s'est-il fait?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne
+va à confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois
+point à aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que
+Sainte-Suzanne. S'il y avait quelque faute, ce serait de rassembler
+sur elle seule un sentiment qui devrait se répandre également
+sur toutes celles qui composent la communauté; mais cela
+ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de distinguer
+le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de préférence.
+J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment
+votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité
+si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de
+faire le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que
+j'aime plus que d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et
+plus estimables. Voilà tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne,
+le trouvez-vous bien grand?</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite
+prière, et retirons-nous.»</p>
+
+<p>Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit
+dans l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait
+plus, et elle se retira.</p>
+
+<p>Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de
+m'éclairer; je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que
+quoique des personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y
+avoir du moins de l'indécence dans la manière dont elles se
+témoignaient leur amitié; que le P. Lemoine, homme austère,
+avait peut-être outré les choses, mais que le conseil d'éviter
+l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup de réserve,
+était bon à suivre, et je me le promis.</p>
+
+<p>Le matin, lorsque les religieuses vinrent au ch&oelig;ur, elles me
+trouvèrent à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte
+table, et la supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader
+son innocence, sans me détacher du parti que j'avais
+pris. Et puis il s'en manquait beaucoup que je sentisse pour
+elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour moi. Je ne pouvais
+m'empêcher de la comparer à ma première supérieure: quelle
+différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni
+la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le
+même goût de l'ordre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands
+événements: l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les
+religieuses de Longchamp; elles furent condamnées à payer à
+la maison de Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée
+à ma dot; l'autre, c'est le changement de directeur.
+Ce fut la supérieure qui m'apprit elle-même ce dernier.</p>
+
+<p>Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne
+venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je
+l'évitais; elle s'en apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne
+sais ce qui se passait dans cette âme, mais il fallait que ce fût
+quelque chose d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait
+dans les corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer
+et repasser; s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je
+tremblais, et je me renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais
+à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre
+de récréation, de manière que je ne pusse l'apercevoir, elle
+passait des heures entières à me considérer; elle épiait toutes
+mes démarches: si je descendais, je la trouvais au bas des
+degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour
+elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des
+pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup
+se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains,
+elle me dit: «S&oelig;ur cruelle, demande-moi ma vie, je te la
+donnerai, mais ne m'évite pas; je ne saurais plus vivre sans
+toi...» Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints; elle avait
+perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma supérieure,
+elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu'elle
+tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec
+ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la
+relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis
+à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit
+par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais
+sans me parler et sans me regarder.</p>
+
+<p>«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis;
+c'est le mieux pour vous et pour moi; j'occupe trop de place
+dans votre âme, c'est autant de perdu pour Dieu à qui vous la
+devez tout entière.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce à vous à me le reprocher?...»</p>
+
+<p>Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.</p>
+
+<p>«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère mère, non.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas
+ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me
+ferez mourir...»</p>
+
+<p>Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire
+à celui qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité,
+et je m'enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas,
+puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte,
+elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis;
+elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je
+continuerais de m'éloigner ou si je retournerais; cependant je
+ne sais par quel mouvement d'aversion je m'éloignai, mais ce
+ne fut pas sans souffrir de l'état où je la laissais; je suis naturellement
+compatissante. Je me renfermai chez moi, je m'y
+trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis
+quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je
+sortis, je rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse,
+ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre
+jeune religieuse de ses amies; je lui dis: «Chère s&oelig;ur, je suis
+fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m'écouter un
+moment, j'aurais un mot à vous dire...» Elle me suivit chez
+moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a notre mère supérieure,
+elle est désolée; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous...»
+Elle ne me répondit pas; elle laissa son amie
+chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.</p>
+
+<p>Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour;
+elle devint mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon
+arrivée dans la maison n'avait point cessé, disparut tout à coup;
+tout rentra dans l'ordre le plus austère; les offices se firent avec
+la dignité convenable; les étrangers furent presque entièrement
+exclus du parloir; défense aux religieuses de fréquenter les
+unes chez les autres; les exercices reprirent avec l'exactitude
+la plus scrupuleuse; plus d'assemblée chez la supérieure, plus
+de collation; les fautes les plus légères furent sévèrement punies;
+on s'adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce,
+mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette
+révolution ne fut ignorée de personne; les anciennes n'en étaient
+pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles me regardaient
+de mauvais &oelig;il; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais
+leur humeur et leurs reproches.</p>
+
+<p>Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher
+de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la
+piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le
+cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail
+qui n'aurait point de fin; je vous dirai seulement que, dans son
+premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m'évitait;
+nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur
+accoutumée; quelquefois aussi elle passait subitement à la
+rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous renvoyait;
+donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après;
+nous faisait appeler au ch&oelig;ur; et lorsque tout était en mouvement
+pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la
+communauté. Il est difficile d'imaginer le trouble de la vie que
+l'on menait; la journée se passait à sortir de chez soi et à y
+rentrer, à prendre son bréviaire et à le quitter, à monter et à
+descendre, à baisser son voile et à le relever. La nuit était
+presque aussi interrompue que le jour.</p>
+
+<p>Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me
+faire entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards
+pour la supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû
+dire au désordre, accoutumé: je leur répondais tristement:
+«Je vous plains; mais dites-moi clairement ce qu'il faut que
+je fasse...» Les unes s'en retournaient en baissant la tête et
+sans me répondre; d'autres me donnaient des conseils qu'il
+m'était impossible d'arranger avec ceux de notre directeur; je
+parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son successeur,
+nous ne l'avions pas encore vu.</p>
+
+<p>La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des
+semaines entières sans se montrer ni à l'office, ni au ch&oelig;ur,
+ni au réfectoire, ni à la récréation; elle demeurait renfermée
+dans sa chambre; elle errait dans les corridors ou elle descendait
+à l'église; elle allait frapper aux portes des religieuses et
+elle leur disait d'une voix plaintive: «S&oelig;ur une telle, priez
+pour moi; s&oelig;ur une telle, priez pour moi...» Le bruit se
+répandit qu'elle se disposait à une confession générale.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un
+papier attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus:
+«Chères s&oelig;urs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse
+qui s'est égarée de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu...»
+Je fus tentée de l'arracher, cependant je le laissai. Quelques
+jours après, c'en était un autre, sur lequel on avait écrit:
+«Chères s&oelig;urs, vous êtes invitées à implorer la miséricorde de
+Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses égarements; ils sont
+grands...» Un autre jour, c'était une autre invitation qui
+disait: «Chères s&oelig;urs, vous êtes priées de demander à Dieu
+d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute confiance
+dans la miséricorde divine...»</p>
+
+<p>Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes
+de cette âme en peine m'attristaient profondément. Il
+m'arriva une fois de demeurer comme un terme vis-à-vis un
+de ces placards; je m'étais demandé à moi-même qu'est-ce que
+c'était que ces égarements qu'elle se reprochait; d'où venaient
+les transes de cette femme; quels crimes elle pouvait avoir à
+se reprocher; je revenais sur les exclamations du directeur, je
+me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je n'y en
+trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses
+qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me
+suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment
+menacée des mêmes terreurs.</p>
+
+<p>Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé;
+elle ne se mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait
+à personne; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau
+directeur qu'on nous avait donné. C'était un jeune bénédictin.
+Je ne sais s'il lui avait imposé toutes les mortifications
+qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois jours de la semaine; elle se
+macérait; elle entendait l'office dans les stalles inférieures. Il
+fallait passer devant sa porte pour aller à l'église; là, nous la
+trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait
+que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle descendait
+en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la
+rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage
+contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai
+prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle
+me dit: «Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite
+pas un autre traitement.»</p>
+
+<p>Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de
+la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en
+aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse
+qu'on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à
+présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je
+portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur;
+il s'appelle dom Morel; c'est un homme d'un caractère
+ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter avec
+attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements
+de ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux
+sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons
+où j'avais été, celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma
+supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas
+mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même importance
+que le P. Lemoine; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus
+quelques mots; il regarda cette affaire comme finie; la chose
+qui le touchait le plus, c'étaient mes dispositions secrètes sur la
+vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait
+les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se confiait à
+moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité
+avec les miennes; il était entré en religion malgré lui;
+il supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère
+moins à plaindre que moi.</p>
+
+<p>«Mais, chère s&oelig;ur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus
+qu'une ressource, c'est de rendre notre condition la moins
+fâcheuse qu'il sera possible.» Et puis il me donnait les mêmes
+conseils qu'il suivait; ils étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il,
+on n'évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter.
+Les personnes religieuses ne sont heureuses qu'autant
+qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix; alors elles
+s'en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications; plus
+elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en félicitent; c'est
+un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent contre un
+bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice volontaire
+de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à
+Dieu: <i>Ampliùs, Domine</i>; Seigneur, encore davantage... et
+c'est une prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si
+ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles,
+nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense,
+nous n'avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur,
+la résignation: cela est triste. Hélas! comment vous inspirerai-je
+la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? Cependant
+sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie, après
+avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences,
+nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du
+monde au milieu des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent;
+et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la
+condition d'un religieux, d'une religieuse qui n'est point
+appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre, pourtant; et nous ne pouvons
+la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que
+nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun
+espoir de les rompre; tâchons, chère s&oelig;ur, de les traîner. Allez,
+je reviendrai vous voir.»</p>
+
+<p>Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai
+de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de
+la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui
+et moi autant de points de contact et de ressemblance; il avait
+presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses.
+Je ne m'apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu
+propre à dissiper les miens; cependant cet effet se produisait
+en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait
+le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance des caractères
+se joignant à celle des événements, plus nous nous
+revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de
+ses moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments,
+c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme,
+c'était l'histoire de la mienne.</p>
+
+<p>Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous
+parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité
+de directeur le rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers
+ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne
+durerait pas; qu'elle luttait contre elle-même, mais en vain; et
+qu'il arriverait de deux choses l'une, ou qu'elle reviendrait
+incessamment à ses premiers penchants, ou qu'elle perdrait la
+tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir davantage; il
+aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais faites
+et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais
+l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait
+le P. Lemoine.</p>
+
+<p>«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite,
+il en a beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est
+fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je serais fâché que cela transpirât.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez compter sur ma discrétion.</p>
+
+<p>&mdash;On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-on pu dire?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait
+pas quand on voulait; qu'il était d'une morale trop austère;
+qu'on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des
+novateurs; qu'il semait la division dans la maison, et qu'il éloignait
+l'esprit des religieuses de leur supérieure.</p>
+
+<p>&mdash;Et d'où savez-vous cela?</p>
+
+<p>&mdash;De lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez donc?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il vous en a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas
+comment vous aviez pu résister à toutes les peines que vous
+aviez souffertes; que, quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir
+qu'une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez
+jamais vous accommoder de la vie religieuse; qu'il avait dans
+l'esprit...»</p>
+
+<p>Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il
+dans l'esprit?»</p>
+
+<p>Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance
+trop particulière pour qu'il me soit libre d'achever...»</p>
+
+<p>Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est
+le P. Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure.</p>
+
+<p>&mdash;Il a bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en
+à ses conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que
+vous vivrez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais
+d'autant plus attentive à l'éviter.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être aussi serait-ce le contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai de vos m&oelig;urs et de votre innocence l'opinion que
+j'en dois avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que
+vous ne pourriez acquérir sans y perdre. C'est votre innocence
+même qui en a imposé à votre supérieure; plus instruite, elle
+vous aurait moins respectée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous entends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles
+avoir de dangereux pour une autre femme?»</p>
+
+<p>Point de réponse de la part de dom Morel.</p>
+
+<p>«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?»</p>
+
+<p>Point de réponse de la part de dom Morel.</p>
+
+<p>«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le
+mal de s'aimer, de se le dire, de se le témoigner? cela est si
+doux!</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi,
+qu'il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses?
+Ma pauvre supérieure! dans quel état elle est tombée!</p>
+
+<p>&mdash;Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était
+pas faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard,
+quand on s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte
+la détourne à des affections déréglées, qui sont d'autant
+plus violentes, qu'elles sont mal fondées; c'est une espèce de
+folie.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est folle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui
+sont engagés dans un état auquel ils n'étaient point appelés?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en
+a dont le caractère flexible se prête à la longue; il y en a que
+des espérances vagues soutiennent quelque temps.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelles espérances pour une religieuse?</p>
+
+<p>&mdash;Quelles? d'abord celle de faire résilier ses v&oelig;ux.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand on n'a plus celle-là?</p>
+
+<p>&mdash;Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que
+les hommes reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des
+sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents
+seront abolis; que le feu prendra à la maison; que les murs de
+la clôture tomberont; que quelqu'un les secourra. Toutes ces
+suppositions roulent par la tête; on s'en entretient; on regarde,
+en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont
+bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de
+sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si l'on a
+la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer quelqu'un,
+le c&oelig;ur palpite, on soupire sourdement après un libérateur;
+s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque
+dans la maison, on espère; on compte sur une maladie, qui
+nous approchera d'un homme, ou qui nous enverra aux eaux.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de
+mon c&oelig;ur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.</p>
+
+<p>&mdash;Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces
+vapeurs salutaires, que le c&oelig;ur envoie vers la raison, sont par
+intervalles dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa
+misère; on se déteste soi-même; on déteste les autres; on pleure,
+on gémit, on crie, on sent les approches du désespoir. Alors les
+unes courent se jeter aux genoux de leur supérieure, et vont y
+chercher de la consolation; d'autres se prosternent ou dans leur
+cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel à leur secours;
+d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent les cheveux;
+d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien hautes,
+un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être tourmentées
+longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement
+et restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et
+délicats, se consument de langueur; il y en a en qui l'organisation
+se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses
+sont celles en qui les mêmes illusions consolantes renaissent et
+les bercent presque jusqu'au tombeau; leur vie se passe dans
+les alternatives de l'erreur et du désespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en
+poussant un profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement
+tous ces états... Ah! mon père, que je suis fâchée de
+vous avoir entendu!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions
+dureront moins. Dans les moments...»</p>
+
+<p>J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis
+une autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne
+sais combien. La conversation devint générale; les unes regardaient
+le directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux
+baissés; plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient
+sur la sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans
+un angle où je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu
+de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer
+la préférence de l'homme saint par son côté avantageux, on
+entendit arriver quelqu'un à pas lents, s'arrêter par intervalles
+et pousser des soupirs; on écouta; l'on dit à voix basse: «C'est
+elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se tut et l'on s'assit
+en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile lui tombait
+jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa
+tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à l'instant elle
+dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se
+couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre
+main elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en
+silence, et elle demeura seule avec dom Morel.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre
+mauvaise opinion de moi; mais puisque je n'ai point eu honte
+de ce que j'ai fait, pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis
+comment supprimer dans ce récit un événement qui n'a pas
+laissé que d'avoir des suites? Disons donc que j'ai un tour d'esprit
+bien singulier; lorsque les choses peuvent exciter votre
+estime ou accroître votre commisération, j'écris bien ou mal,
+mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme est
+gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec
+douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois
+et que vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer
+à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté,
+l'expression se refuse, la plume va mal, le caractère même
+de mon écriture s'en ressent, et je ne continue que parce
+que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits.
+En voici un:</p>
+
+<p>Lorsque toutes nos s&oelig;urs furent retirées...&mdash;«Eh bien! que
+fîtes-vous?»&mdash;Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête
+pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer
+doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là.
+Cela est fort mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort
+mal: je me le dis à moi-même; et mon trouble, les précautions
+que je pris pour n'être pas aperçue, les fois que je m'arrêtai, la
+voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m'en
+retourner, ne me permettaient pas d'en douter; cependant la
+curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il est mal d'avoir été
+surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules,
+n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà encore un
+de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous ne
+me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je
+me le persuade.</p>
+
+<p>Le premier mot que j'entendis après un assez long silence
+me fit frémir; ce fut:</p>
+
+<p>«Mon père, je suis damnée<a id="FNanchor_18" name="FNanchor_18"></a><a href="#Footnote_18" class="fnanchor">18</a>...»</p>
+
+<p>Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait
+dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela;
+il fallut aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que
+trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable
+femme!...</p>
+
+<blockquote>
+<p>Ici les Mémoires de la s&oelig;ur Suzanne sont interrompus; ce qui suit
+ne sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment
+d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint
+folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter les fragments
+que je vais transcrire.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité.
+La joie rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des
+compliments que je rejette avec indignation.</p>
+
+<p>Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence
+ne paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur
+qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale
+curiosité j'avais appris à la mieux connaître.</p>
+
+<p>Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou
+non; elle se promène seule; elle se refuse les aliments; son
+sang s'allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.</p>
+
+<p>Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite
+à m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si
+elle entend marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est
+elle qui passe; c'est son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle...
+Non, non, qu'on la laisse.»</p>
+
+<p>Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se
+tromper, et de prendre une autre pour moi.</p>
+
+<p>Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en
+larmes. Nos s&oelig;urs l'entouraient en silence, et quelques-unes
+pleuraient avec elle.</p>
+
+<p>Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai
+point prié Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller;
+qu'on m'habille...» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi
+du moins mon bréviaire...» On le lui donnait; elle l'ouvrait,
+elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait
+de les tourner lors même qu'il n'y en avait plus; cependant elle
+avait les yeux égarés.</p>
+
+<p>Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de
+nos s&oelig;urs la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel,
+elle se mit à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit,
+elle rentra; elle dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme
+si pure! c'est une créature si innocente! si elle joignait ses
+prières aux miennes...» Puis s'adressant à toute la communauté
+et se tournant vers des stalles qui étaient vides, elle s'écriait:
+«Sortez, sortez toutes, qu'elle reste seule avec moi. Vous n'êtes
+pas dignes d'en approcher; si vos voix se mêlaient à la sienne,
+votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du
+sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne...» Puis elle m'exhortait
+à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; le ciel
+lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder sur
+sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de
+la Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle
+se renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait
+miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y assoupissait,
+la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la transportait
+dans sa cellule comme morte.</p>
+
+<p>Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain.
+Elle disait: «Où sont nos s&oelig;urs? je ne vois plus personne, je
+suis restée seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée,
+et Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque
+Sainte-Suzanne n'y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai
+pas... Ah! si je la rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce
+pas? n'est-ce pas qu'elle n'y est plus?... Heureuse la maison qui
+la possède! Elle dira tout à sa nouvelle supérieure; que pensera-t-elle
+de moi?... Est-ce que Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu
+sonner en mort toute la nuit... La pauvre fille! elle est perdue à
+jamais; et c'est moi! c'est moi! Un jour, je lui serai confrontée;
+que lui dirai-je? que lui répondrai-je?... Malheur à elle! Malheur
+à moi!»</p>
+
+<p>Dans un autre moment, elle disait: «Nos s&oelig;urs sont-elles
+revenues? Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon
+oreiller... Délacez-moi... Je sens là quelque chose qui m'oppresse...
+La tête me brûle, ôtez-moi mes coiffes... Je veux me
+laver... Apportez-moi de l'eau; versez, versez encore... Elles
+sont blanches; mais la souillure de l'âme est restée... Je voudrais
+être morte; je voudrais n'être point née, je ne l'aurais
+point vue.»</p>
+
+<p>Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée,
+hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains
+posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre
+la muraille... «Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces
+cris? Ce sont les enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux
+que je vois; du milieu des feux j'entends des voix confuses qui
+m'appellent... Mon Dieu, ayez pitié de moi!... Allez vite; sonnez,
+assemblez la communauté; dites qu'on prie pour moi, je
+prierai aussi... Mais à peine fait-il jour, nos s&oelig;urs dorment...
+Je n'ai pas fermé l'&oelig;il de la nuit; je voudrais dormir, et je ne
+saurais.»</p>
+
+<p>Une de nos s&oelig;urs lui disait: «Madame, vous avez quelque
+peine; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;S&oelig;ur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi... plus près...
+plus près encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais
+tout révéler, tout; mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue?</p>
+
+<p>&mdash;Qui, madame?</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur?
+Comme elle marche! Quelle décence! quelle noblesse! quelle
+modestie!... Allez à elle; dites-lui... Eh! non, ne dites rien;
+n'allez pas... Vous n'en pourriez approcher; les anges du ciel la
+gardent, ils veillent autour d'elle; je les ai vus, vous les verriez,
+vous en seriez effrayée comme moi. Restez... Si vous alliez,
+que lui diriez-vous? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse
+pas...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai
+tant entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre
+la mémoire!... Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!...
+N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la
+passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez... Je commence à
+respirer... Il ne faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier...
+Voyez, il s'élance en bouillonnant de son côté... Inclinez cette
+plaie sacrée sur ma tête... Son sang coule sur moi, et ne s'y
+attache pas... Je suis perdue!... Éloignez ce christ... Rapportez-le-moi...»</p>
+
+<p>On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le
+baisait partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est
+sa bouche; quand la reverrai-je? S&oelig;ur Agathe, dites-lui
+que je l'aime; peignez-lui bien mon état; dites-lui que je
+meurs.»</p>
+
+<p>Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait
+s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes
+les actions indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours
+malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment
+elle portait la main à son front, comme pour en écarter
+des idées importunes, des images, que sais-je quelles images!
+Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage
+de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est lui! Quelle
+forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de l'eau
+bénite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.»</p>
+
+<p>On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas
+si bien gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle
+avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute
+nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de
+ses deux bras; elle criait: «Je suis votre supérieure, vous en
+avez toutes fait le serment; qu'on m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée,
+malheureuses! voilà donc la récompense de mes
+bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; je ne le
+serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... à mon
+secours!... À moi, s&oelig;ur Thérèse... À moi, s&oelig;ur Suzanne...»
+Cependant on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison;
+et elle disait: «Vous avez raison, vous avez raison, hélas!
+je suis devenue folle, je le sens.»</p>
+
+<p>Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents
+supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les
+mains liées sur le dos; elle en voyait avec des torches à la
+main; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable;
+elle se croyait conduite à la mort; elle disait au bourreau:
+«J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité; encore si ce tourment
+était le dernier; mais une éternité! une éternité de feux!...»</p>
+
+<p>Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais
+encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller
+ces papiers.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable,
+elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je
+l'ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière
+heure; elle se croyait entourée d'esprits infernaux; ils attendaient
+son âme pour s'en saisir; elle disait d'une voix étouffée:
+«Les voilà! les voilà!...» et leur opposant de droite et de
+gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle hurlait, elle
+criait: «Mon Dieu!... mon Dieu!...» La s&oelig;ur Thérèse la suivit
+de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine
+d'humeur et de superstition.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit,
+et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également
+persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me
+sauver de la maison.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze
+heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour
+de moi; elles se cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées,
+et une violente contusion aux reins. Une seconde, une
+troisième tentative m'élèvent au haut du mur; je descends.
+Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise de poste dans
+laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais carrosse
+public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin.
+Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il prenait
+et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi
+aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai
+ma cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle
+scène! Quel homme! Je crie; le cocher vient à mon secours.
+Rixe violente entre le fiacre et le moine.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à
+une porte étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre.
+La maîtresse du logis vient au-devant de moi, et m'installe
+à l'étage le plus élevé, dans une petite chambre où je
+trouve à peu près les meubles nécessaires. Je reçois des visites
+de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes jeune, vous
+devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y
+trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes
+aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause,
+on joue, on chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes
+d'amusements. Si vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je
+vous jure que nos dames n'en seront ni jalouses ni fâchées.
+Venez, mademoiselle...» Celle qui me parlait ainsi était d'un
+certain âge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos
+très-insinuant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes
+les instances de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes
+tumultueuses d'un lieu suspect, épiant à chaque instant l'occasion
+de m'échapper.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse
+été voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir
+où je vais. Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit.
+Je tombe évanouie de fatigue sur le seuil de la boutique
+d'un chandelier; on me secourt; en revenant à moi, je me
+trouve étendue sur un grabat, environnée de plusieurs personnes.
+On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je répondis.
+On me donna la servante de la maison pour me conduire;
+je prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup
+de chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle,
+vous savez apparemment où nous allons?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! oui.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure
+qu'il est! Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons
+si nous pourrions nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez
+rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec
+moi.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle
+voit mes jambes dépouillées de leur peau par la chute
+que j'avais faite en sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le
+lendemain au soir je retourne à Sainte-Catherine; j'y demeure
+trois jours, au bout desquels on m'annonce qu'il faut, ou me
+rendre à l'hôpital général, ou prendre la première condition qui
+s'offrira.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des
+hommes et des femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis,
+que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir.
+L'attente de la misère ne donna aucune force aux séductions
+grossières auxquelles j'y fus exposée. Je vends mes hardes, et
+j'en choisis de plus conformes à mon état.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis
+actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée
+est pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais
+en revanche traitée avec humanité. Le mari est cocher de place;
+sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais
+assez contente de mon sort, si je pouvais espérer d'en jouir paisiblement.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et
+l'avait remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre
+homme! il est plus à plaindre que moi; son attentat a fait
+bruit; et vous ne savez pas la cruauté avec laquelle les religieux
+punissent les fautes d'éclat: un cachot sera sa demeure
+pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort qui m'attend
+si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.</p>
+
+<p>La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont
+enflées, et je ne saurais faire un pas: je travaille assise, car
+j'aurais peine à me tenir debout. Cependant j'appréhende le
+moment de ma guérison: alors quel prétexte aurai-je pour ne
+point sortir? et à quel péril ne m'exposerai-je pas en me montrant?
+Mais heureusement j'ai encore du temps devant moi. Mes
+parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement
+toutes les perquisitions imaginables. J'avais résolu d'appeler
+M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses
+conseils, mais il n'était plus.</p>
+
+<p>Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que
+j'entends dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur
+me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent
+le soutien, et l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque
+toutes les nuits sans fermer l'&oelig;il; si je dors, c'est d'un sommeil
+interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conçois
+pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais.
+Une de mes camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances
+odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler.
+Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le
+dos tourné à la lampe; et mon trouble n'en pouvait être
+aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais,
+m'a dit: «Marie, qu'avez-vous?&mdash;Rien, lui ai-je
+répondu.&mdash;Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez
+assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans
+m&oelig;urs, sans religion, et qui s'amourache d'un vilain moine avec
+lequel elle se sauve de son couvent? Il faudrait que vous eussiez
+bien de la compassion de reste. Elle n'avait qu'à boire,
+manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où elle était, que
+ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou quatre
+fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait raccommodée
+avec son état...» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait bien
+que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait
+pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira...» À
+ce propos, je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée
+jusqu'à ce que ma maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi
+rêvez-vous donc? Tandis que vous dormez là, l'ouvrage n'avance
+pas.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma
+démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines
+pratiques que je répète machinalement; par exemple, une cloche
+vient-elle à sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille.
+Frappe-t-on à la porte? je dis <i>Ave</i>. M'interroge-t-on?
+C'est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère mère,
+ou ma s&oelig;ur. S'il survient un étranger, mes bras vont se croiser
+sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m'incline.
+Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m'amuse à
+contrefaire la religieuse; mais il est impossible que leur erreur
+dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans
+doute: Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici;
+mon ambition n'est pas grande. Il me faudrait une place de
+femme de chambre ou de femme de charge, ou même de
+simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une
+campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens qui
+ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront
+rien; de la sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré
+qu'on sera satisfait de mon service. J'ai appris dans
+la maison de mon père à travailler; et au couvent, à obéir; je
+suis jeune, j'ai le caractère très-doux; quand mes jambes seront
+guéries, j'aurai plus de force qu'il n'en faut pour suffire à l'occupation.
+Je sais coudre, filer, broder et blanchir; quand j'étais
+dans le monde, je raccommodais moi-même mes dentelles, et
+j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et je
+saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et
+je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui
+en aurait le goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses
+enfants; mais je craindrais d'être trahie par ces marques d'une
+éducation recherchée. S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du
+goût, je prendrais un maître, et je ne tarderais pas à me procurer
+ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s'il
+se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce qu'il me
+faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez répondre de
+mes m&oelig;urs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la
+piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais
+plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée;
+ce puits profond, situé au bout du jardin de la maison, combien
+je l'ai visité de fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on
+m'en laissait l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui
+m'est réservé; mais s'il faut que je rentre un jour dans un couvent,
+quel qu'il soit, je ne réponds de rien; il y a des puits
+partout. Monsieur, ayez pitié de moi, et ne vous préparez pas
+à vous-même de longs regrets.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><i>P. S.</i> Je suis accablée de fatigues, la terreur m'environne,
+et le repos me fuit. Ces mémoires, que j'écrivais à la hâte, je
+viens de les relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans
+en avoir le moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne
+aussi malheureuse à la vérité que je l'étais, mais beaucoup plus
+aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes
+moins sensibles à la peinture de nos peines qu'à l'image de nos
+charmes? et nous promettrions-nous encore plus de facilité à
+les séduire qu'à les toucher? Je les connais trop peu, et je ne
+me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si le marquis,
+à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader
+que ce n'est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je
+m'adresse, que penserait-il de moi? Cette réflexion m'inquiète.
+En vérité, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un
+instinct propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être
+un peu coquette, que sais-je? Mais c'est naturellement et sans
+artifice.</p>
+
+
+
+
+<h2>PRÉFACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE<a id="FNanchor_19" name="FNanchor_19"></a><a href="#Footnote_19" class="fnanchor">19</a></h2>
+
+<p class="c"><small>EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM.</small></p>
+
+<p class="c">ANNÉE 1770<a id="FNanchor_20" name="FNanchor_20"></a><a href="#Footnote_20" class="fnanchor">20</a>.</p>
+
+
+<p>La Religieuse<a id="FNanchor_21" name="FNanchor_21"></a><a href="#Footnote_21" class="fnanchor">21</a> de M. de La Harpe a réveillé ma conscience
+endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot
+dont j'ai été l'âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois
+autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. Ce n'est
+pas trop tôt de s'en confesser, et de tâcher, en ce saint temps
+de carême, d'en obtenir la rémission avec mes autres péchés, et
+de noyer le tout dans le puits perdu des miséricordes divines.</p>
+
+<p>L'année 1760 est marquée dans les fastes des badauds en
+Parisis, par la réputation soudaine et éclatante de Ramponeau<a id="FNanchor_22" name="FNanchor_22"></a><a href="#Footnote_22" class="fnanchor">22</a>,
+et par la comédie des <i>Philosophes</i><a id="FNanchor_23" name="FNanchor_23"></a><a href="#Footnote_23" class="fnanchor">23</a>, jouée en vertu d'ordres
+supérieurs sur le théâtre de la Comédie française. Il ne reste
+aujourd'hui de toute cette entreprise qu'un souvenir plein de
+mépris pour l'auteur de cette belle rapsodie, appelé <i>Palissot</i>,
+qu'aucun de ses protecteurs ne s'est soucié de partager; les
+plus grands personnages, en favorisant en secret son entreprise,
+se croyaient obligés de s'en défendre en public, comme d'une
+tache de déshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris,
+M. Diderot, que ce polisson d'Aristophane français avait choisi
+pour son Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais
+quelle était notre occupation! Plût à Dieu qu'elle eût été
+innocente! L'amitié la plus tendre nous attachait depuis longtemps
+à M. le marquis de Croismare, ancien officier du régiment
+du Roi, retiré du service, et un des plus aimables hommes
+de ce pays-ci. Il est à peu près de l'âge de M. de Voltaire; et
+il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de l'esprit
+avec une grâce, une légèreté et des agréments dont le piquant
+ne s'est jamais émoussé pour moi. On peut dire qu'il est un de
+ces hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent
+qu'en France, quoique l'amabilité ainsi que la maussaderie
+soient de tous les pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualités
+du c&oelig;ur, de l'élévation des sentiments, de la probité la plus
+stricte et la plus délicate, qui rendent M. de Croismare aussi
+respectable pour ses amis qu'il leur est cher; il n'est question
+que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de
+tête original, des opinions qui ne sont arrêtées qu'à un certain
+point, et qu'il adopte ou qu'il proscrit alternativement, de la
+verve toujours modérée par la grâce, une activité d'âme incroyable,
+qui, combinée avec une vie oisive et avec la multiplicité
+des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus
+diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que
+personne n'a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout
+aussi étranges pour les satisfaire, et par conséquent une infinité
+de jouissances qui se succèdent les unes aux autres: voilà une
+partie des éléments qui constituent l'être de M. de Croismare,
+appelé par ses amis le charmant marquis par excellence, comme
+l'abbé Galiani était pour eux le charmant abbé. M. Diderot,
+comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare,
+lui dit quelquefois: <i>Votre plaisanterie est comme la
+flamme de l'esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout
+sur ma toison, mais sans jamais la brûler.</i></p>
+
+<p>Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement
+de l'année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près
+de Caen. Il nous avait promis de ne s'y arrêter que le temps
+nécessaire pour mettre ses affaires en ordre; mais son séjour
+s'y prolongea insensiblement; il y avait réuni ses enfants; il
+aimait beaucoup son curé; il s'était livré à la passion du jardinage;
+et comme il fallait à une imagination aussi vive que la
+sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il s'était
+tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il
+nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous
+ne l'aurions jamais revu à Paris, s'il n'avait pas successivement
+perdu ses deux fils. Cet événement nous l'a rendu depuis environ
+quatre ans, après une absence de plus de huit années; sa dévotion
+s'est évaporée comme tout s'évapore à Paris, et il est
+aujourd'hui plus aimable que jamais.</p>
+
+<p>Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes
+en 1760, après l'avoir supportée pendant plus de quinze
+mois, sur les moyens de l'engager à revenir à Paris. L'auteur
+des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps
+avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup
+d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui réclamait
+juridiquement contre ses v&oelig;ux, auxquels elle avait été forcée
+par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre
+marquis, que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même
+s'assurer de la vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur
+tous les conseillers de grand'chambre du parlement de Paris.
+Malgré cette intercession généreuse, je ne sais par quel malheur,
+la s&oelig;ur Suzanne Simonin perdit son procès, et ses v&oelig;ux
+furent jugés valables. M. Diderot<a id="FNanchor_24" name="FNanchor_24"></a><a href="#Footnote_24" class="fnanchor">24</a> résolut de faire revivre cette
+aventure à notre profit. Il supposa que la religieuse en question
+avait eu le bonheur de se sauver de son couvent; et en conséquence
+écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander
+secours et protection. Nous ne désespérions pas de le voir
+arriver en toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il
+devinait la scélératesse au premier coup d'&oelig;il et que notre
+projet manquât, nous étions sûrs qu'il nous en resterait du
+moins une ample matière à plaisanterie. Cette insigne fourberie
+prit une tout autre tournure, comme vous allez voir par la correspondance
+que je vais mettre sous vos yeux, entre M. Diderot
+ou la prétendue religieuse et le loyal et charmant marquis de
+Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre perfidie;
+c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre conscience.
+Nous passions alors nos soupers à lire, au milieu des
+éclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon
+marquis; et nous y lisions, avec ces mêmes éclats de rire, les
+réponses honnêtes que ce digne et généreux ami y faisait.
+Cependant, dès que nous nous aperçûmes que le sort de notre
+infortunée commençait à trop intéresser son tendre bienfaiteur,
+M. Diderot prit le parti de la faire mourir, préférant de causer
+quelque chagrin au marquis au danger évident de le tourmenter
+plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus
+longtemps. Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce
+complot d'iniquité; il en a ri, comme vous pouvez penser; et
+le malheur de la pauvre religieuse n'a fait que resserrer les
+liens d'amitié entre ceux qui lui ont survécu. Cependant il n'en
+a jamais parlé à M. Diderot. Une circonstance qui n'est pas la
+moins singulière, c'est que tandis que cette mystification
+échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot
+s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis
+ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne
+sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de
+notre religieuse.</p>
+
+<p>Un jour qu'il était tout entier à ce travail, M. d'Alainville<a id="FNanchor_25" name="FNanchor_25"></a><a href="#Footnote_25" class="fnanchor">25</a>,
+un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé
+dans la douleur et le visage inondé de larmes. «Qu'avez-vous
+donc? lui dit M. d'Alainville; comme vous voilà!&mdash;Ce que j'ai,
+lui répondit M. Diderot, je me désole d'un conte que je me
+fais.» Il est certain que s'il eût achevé cette histoire, il en aurait
+fait un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus
+pathétiques que nous ayons. On n'en pouvait pas lire une page
+sans verser des pleurs; et cependant il n'y avait point d'amour.
+Ouvrage de génie, qui présentait partout la plus forte empreinte
+de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilité publique et
+générale; car c'était la plus cruelle satire qu'on eût jamais faite
+des cloîtres; elle était d'autant plus dangereuse que la première
+partie n'en renfermait que des éloges; sa jeune religieuse était
+d'une dévotion angélique et conservait dans son c&oelig;ur simple et
+tendre le respect le plus sincère pour tout ce qu'on lui avait
+appris à respecter. Mais ce roman n'a jamais existé que par
+lambeaux, et en est resté là: il est perdu, ainsi qu'une infinité
+d'autres productions d'un homme rare, qui se serait immortalisé
+par vingt chefs-d'&oelig;uvre, s'il avait su être avare de son
+temps et ne pas l'abandonner à mille indiscrets, que je cite tous
+au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu
+et devant les hommes du délit dont ils sont les complices (et
+j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman
+il l'a achevé et que ce sont les mémoires mêmes qu'on vient de
+lire, où l'on a dû remarquer combien il importait de se méfier
+des éloges de l'amitié<a id="FNanchor_26" name="FNanchor_26"></a><a href="#Footnote_26" class="fnanchor">26</a>).</p>
+
+<p>Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui
+nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous
+souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse,
+ont été fabriquées par cet enfant de Bélial, et que toutes les
+lettres de son généreux protecteur sont véritables et ont été
+écrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les peines du monde à
+persuader à M. Diderot, qui se croyait persiflé par le marquis et
+par ses amis<a id="FNanchor_27" name="FNanchor_27"></a><a href="#Footnote_27" class="fnanchor">27</a>].</p>
+
+
+<h3>BILLET<br>
+<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE COMTE DE CROIXMAR<a id="FNanchor_28" name="FNanchor_28"></a><a href="#Footnote_28" class="fnanchor">28</a>, GOUVERNEUR DE L'ÉCOLE ROYALE MILITAIRE.</small></h3>
+
+<p>Une femme malheureuse, à laquelle M. le marquis de
+Croixmar s'est intéressé il y a trois ans, lorsqu'il demeurait à
+côté de l'Académie royale de musique, apprend qu'il demeure
+à présent à l'École militaire. Elle envoie savoir si elle pourrait
+encore compter sur ses bontés, maintenant qu'elle est plus à
+plaindre que jamais.</p>
+
+<p>Un mot de réponse, s'il lui plaît; sa situation est pressante;
+et il est de conséquence que la personne qui remettra ce billet
+n'en soupçonne rien.</p>
+
+
+<h3>ON A RÉPONDU:</h3>
+
+<p>Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question était
+actuellement à Caen.</p>
+
+<p>Ce billet était écrit de la main d'une jeune personne dont
+nous nous servîmes pendant tout le cours de cette correspondance.
+Un page du coin<a id="FNanchor_29" name="FNanchor_29"></a><a href="#Footnote_29" class="fnanchor">29</a> le porta à l'École militaire et nous
+rapporta la réponse verbale. M. Diderot jugea cette première
+démarche nécessaire par plusieurs bonnes raisons. La religieuse
+avait l'air de confondre les deux cousins ensemble et d'ignorer
+la véritable orthographe de leur nom; elle apprenait par ce
+moyen, bien naturellement, que son protecteur était à Caen. Il
+se pouvait que le gouverneur de l'École militaire plaisantât son
+cousin à l'occasion de ce billet et le lui envoyât; ce qui donnait
+un grand air de vérité à notre vertueuse aventurière. Ce gouverneur
+très-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, était
+aussi ennuyé de l'absence de son cousin que nous; et nous
+espérions le ranger au nombre des conspirateurs. Après sa
+réponse, la religieuse écrivit à Caen.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE, À CAEN.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, je ne sais à qui j'écris; mais, dans la détresse où
+je me trouve, qui que vous soyez, c'est à vous que je m'adresse.
+Si l'on ne m'a point trompée à l'École militaire et que vous
+soyez le marquis généreux que je cherche, je bénirai Dieu; si
+vous ne l'êtes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure
+sur le nom que vous portez; j'espère que vous secourrez une
+infortunée, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare,
+qui n'est pas celui de l'École militaire, avez appuyée
+de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a deux
+ans, pour se tirer d'une prison perpétuelle, à laquelle la dureté
+de ses parents l'avait condamnée. Le désespoir vient de me
+porter à une seconde démarche dont vous aurez sans doute
+entendu parler; je me suis sauvée de mon couvent. Je ne pouvais
+plus supporter mes peines; et il n'y avait que cette voie,
+ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une liberté
+que j'avais espérée de l'équité des lois.</p>
+
+<p>Monsieur, si vous avez été autrefois mon protecteur, que ma
+situation présente vous touche et qu'elle réveille dans votre c&oelig;ur
+quelque sentiment de pitié! Peut-être trouverez-vous de l'indiscrétion
+à avoir recours à un inconnu dans une circonstance pareille
+à la mienne. Hélas! monsieur, si vous saviez l'abandon où je
+suis réduite; si vous aviez quelque idée de l'inhumanité dont
+on punit les fautes d'éclat dans les maisons religieuses, vous
+m'excuseriez! Mais vous avez l'âme sensible, et vous craindrez
+de vous rappeler un jour une créature innocente jetée, pour le
+reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi, monsieur,
+secourez-moi<a id="FNanchor_30" name="FNanchor_30"></a><a href="#Footnote_30" class="fnanchor">30</a>! Voici l'espèce de service que j'ose attendre
+de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province
+qu'à Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-même ou par
+vos connaissances, à Caen ou ailleurs, une place de femme de
+chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique.
+Pourvu que je sois ignorée, chez d'honnêtes gens, et qui
+vivent retirés, les gages n'y feront rien. Que j'aie du pain et
+de l'eau, et que je sois à l'abri des recherches; soyez sûr qu'on
+sera content de mon service. J'ai appris à travailler dans la
+maison de mon père, et à obéir en religion. Je suis jeune, j'ai
+le caractère doux et je suis d'une bonne santé. Lorsque mes
+forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire à toutes
+sortes d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et
+blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais mes
+dentelles, et j'y serai bientôt remise. Je ne suis pas maladroite,
+je saurai me faire à tout. S'il fallait apprendre à coiffer, je ne
+manque pas de goût, et je ne tarderais pas à le savoir. Une
+condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle,
+c'est tout ce que je demande. Vous pouvez répondre de mes
+m&oelig;urs: malgré les apparences, monsieur, j'ai de la piété. Il y
+avait au fond de la maison que j'ai quittée, un puits que j'ai
+souvent regardé; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne
+m'avait retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette
+maison funeste! Rendez-moi le service que je vous demande;
+c'est une bonne &oelig;uvre dont vous vous souviendrez avec satisfaction
+tant que vous vivrez, et que Dieu récompensera dans ce
+monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur, songez que je vis
+dans une alarme perpétuelle et que je vais compter les moments.
+Mes parents ne peuvent douter que je ne sois à Paris; ils font
+sûrement toutes sortes de perquisitions pour me découvrir; ne
+leur laissez pas le temps de me trouver. J'ai emporté avec moi
+toutes mes nippes. Je subsiste de mon travail et des secours
+d'une digne femme que j'avais pour amie et à laquelle vous
+pouvez adresser votre réponse. Elle s'appelle M<sup>me</sup> Madin.
+Elle demeure à Versailles. Cette bonne amie me fournira tout
+ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai placée,
+je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus à charge.
+Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez
+accordée: quelle que soit la réponse que vous me ferez, je ne
+me plaindrai que de mon sort.</p>
+
+<p>Voici l'adresse de M<sup>me</sup> Madin: <i>À madame Madin, au pavillon
+de Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles</i>.</p>
+
+<p>Vous aurez la bonté de mettre deux enveloppes, avec son
+adresse sur la première, et une croix sur la seconde.</p>
+
+<p>Mon Dieu, que je désire d'avoir votre réponse! Je suis dans
+des transes continuelles.</p>
+
+<p class="s">Votre très-humble et très-obéissante servante,
+</p>
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Suzanne Simonin</span><a id="FNanchor_31" name="FNanchor_31"></a><a href="#Footnote_31" class="fnanchor">31</a>.
+</p>
+<hr>
+
+
+<p>Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les réponses,
+et nous choisîmes une certaine M<sup>me</sup> Madin, femme d'un ancien officier
+d'infanterie, qui vivait réellement à Versailles. Elle ne savait
+rien de notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fîmes écrire
+à elle-même par la suite, et pour lesquelles nous nous servîmes
+de l'écriture d'une autre jeune personne. M<sup>me</sup> Madin savait seulement
+qu'il fallait recevoir et me remettre toutes les lettres timbrées
+<i>Caen</i>. Le hasard voulut que M. de Croismare, après son
+retour à Paris, et environ huit ans après notre péché, trouvât
+M<sup>me</sup> Madin chez une femme de nos amies qui avait été du complot.
+Ce fut un vrai coup de théâtre; M. de Croismare se proposait de
+prendre mille informations sur une infortunée qui l'avait tant intéressé,
+et dont M<sup>me</sup> Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut
+aussi le moment de notre confession générale et de notre pardon.</p>
+
+
+<h3>RÉPONSE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Mademoiselle, votre lettre est parvenue à la personne même
+que vous réclamiez. Vous ne vous êtes point trompée sur ses
+sentiments; vous pouvez partir aussitôt pour Caen, si une place
+à côté d'une jeune demoiselle vous convient.</p>
+
+<p>Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une
+femme de chambre telle que je puis la désirer, avec tel éloge
+qu'il lui plaira de vos qualités, sans entrer dans aucun autre
+détail d'état. Qu'elle me marque aussi le nom que vous aurez
+choisi, la voiture que vous aurez prise, et le jour, s'il se peut,
+que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du carrosse de
+Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver ici
+le vendredi; il loge à Paris, rue Saint-Denis, <i>au Grand-Cerf</i>.
+S'il ne se trouvait personne pour vous recevoir à votre arrivée
+à Caen, vous vous adresseriez de ma part, en attendant, chez
+M. Gassion, vis-à-vis la place Royale. Comme l'incognito est
+d'une extrême nécessité de part et d'autre, que la dame votre
+amie me renvoie cette lettre, à laquelle, quoique non signée,
+vous pouvez ajouter foi entière. Gardez-en seulement le cachet,
+qui servira à vous faire connaître, à Caen, à la personne à qui
+vous vous adresserez.</p>
+
+<p>Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que
+cette lettre vous prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous
+chargez ni de papiers ni de lettres, ou autre chose qui puisse
+donner occasion de vous reconnaître: il sera facile de les faire
+venir dans un autre temps. Comptez avec une confiance parfaite
+sur les bonnes intentions de votre serviteur.</p>
+
+<p class="s3">A....., proche Caen, ce mercredi 6 février 1760.
+</p>
+<hr>
+
+
+<p>Cette lettre était adressée à M<sup>me</sup> Madin. Il y avait sur l'autre
+une croix, suivant la convention. Le cachet représentait un
+Amour tenant d'une main un flambeau, et de l'autre deux
+c&oelig;urs, avec une devise qu'on n'a pu lire, parce que le cachet
+avait souffert à l'ouverture de la lettre. Il était naturel qu'une
+jeune religieuse à qui l'amour était étranger en prît l'image pour
+celle de son ange gardien.</p>
+
+
+<h3>RÉPONSE<br>
+<small>DE LA RELIGIEUSE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, j'ai reçu votre lettre. Je crois que j'ai été fort mal,
+fort mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire à lui, je prierai
+sans cesse pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que
+vous m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai
+jamais votre bonté.</p>
+
+<p>Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout.</p>
+
+<p class="s3">Ce saint jour de dimanche en février.
+</p>
+<p>Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y
+trouve imprimé; c'est vous, c'est mon ange gardien.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>M. Diderot n'ayant pu se rendre à l'assemblée des bandits,
+cette réponse fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas
+de son gré; il prétendit qu'elle découvrirait notre trahison. Il se
+trompa, et il eut tort, je crois, de ne pas trouver cette réponse
+bonne. Cependant, pour le satisfaire, on coucha sur les registres
+du commun conseil de la fourberie la réponse qui suit, et qui
+ne fut point envoyée. Au reste, cette maladie nous était indispensable
+pour différer le départ pour Caen.</p>
+
+
+<h3>EXTRAIT DES REGISTRES.</h3>
+
+<p>Voilà la lettre qui a été envoyée, et voici celle que s&oelig;ur
+Suzanne aurait dû écrire:</p>
+
+<p>Monsieur, je vous remercie de vos bontés; il ne faut
+plus penser à rien, tout va finir pour moi. Je serai dans un
+moment devant le Dieu de la miséricorde; c'est là que je me souviendrai
+de vous. Ils délibèrent s'ils me saigneront une troisième
+fois; ils ordonneront tout ce qu'il leur plaira. Adieu, mon
+cher monsieur. J'espère que le séjour où je vais sera plus heureux;
+nous nous y verrons.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Je suis à côté de son lit, et elle me presse de vous écrire.
+Elle a été à toute extrémité, et mon état, qui m'attache à Versailles,
+ne m'a point permis de venir plus tôt à son secours. Je
+savais qu'elle était fort mal et abandonnée de tout le monde, et
+je ne pouvais quitter. Vous pensez bien, monsieur, qu'elle avait
+beaucoup souffert. Elle avait fait une chute qu'elle cachait. Elle
+a été attaquée tout d'un coup d'une fièvre ardente qu'on n'a pu
+abattre qu'à force de saignées. Je la crois hors de danger. Ce
+qui m'inquiète à présent est la crainte que sa convalescence ne
+soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six
+semaines. Elle est déjà si faible, et elle le sera bien davantage.
+Tâchez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de
+concert à sauver la créature la plus malheureuse et la plus intéressante
+qu'il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet
+de votre billet sur elle; elle a beaucoup pleuré, elle a écrit
+l'adresse de M. Gassion derrière une <i>Sainte Suzanne</i> de son
+diurnal, et puis elle a voulu vous répondre malgré sa faiblesse.
+Elle sortait d'une crise; je ne sais ce qu'elle vous aura dit, car
+sa pauvre tête n'y était guère. Pardon, monsieur, je vous écris
+ceci à la hâte. Elle me fait pitié; je voudrais ne la point quitter,
+mais il m'est impossible de rester ici plusieurs jours de
+suite. Voilà la lettre que vous lui avez écrite. J'en fais partir une
+autre, telle à peu près que vous la demandez. Je n'y parle point
+des talents agréables; ils ne sont pas de l'état qu'elle va prendre,
+et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle
+veut être ignorée. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai:
+non, monsieur, il n'y a point de mère qui ne fût comblée de
+l'avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez
+penser, a été de la mettre à couvert, et c'est une affaire faite. Je
+ne me résoudrai à la laisser aller que quand sa santé sera tout
+à fait rétablie; mais ce ne peut être avant un mois ou six
+semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; encore faut-il
+qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet de votre
+lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osé lui
+dire que ce n'était pas le vôtre; je l'avais brisé en ouvrant votre
+réponse, et je l'avais remplacé par le mien: dans l'état fâcheux
+où elle était, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre
+sans la lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne
+dans ses espérances; ce sont les seules qu'elle ait, et je
+ne répondrais pas de sa vie, si elles venaient à lui manquer. Si
+vous aviez la bonté de me faire à part un petit détail de la
+maison où elle entrera, je m'en servirais pour la tranquilliser.
+Ne craignez rien pour vos lettres; elles vous seront toutes renvoyées
+aussi exactement que la première; et reposez-vous sur
+l'intérêt que j'ai moi-même à ne rien faire d'inconsidéré. Nous
+nous conformerons à tout, à moins que vous ne changiez vos dispositions.
+Adieu, monsieur. La chère infortunée prie Dieu pour
+vous à tous les instants où sa tête le lui permet.</p>
+
+<p>J'attends, monsieur, votre réponse, toujours au pavillon de
+Bourgogne, rue d'Anjou, à Versailles.</p>
+
+<p class="s3">Ce 16 février 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE L'AVAIT DEMANDÉ.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera
+Suzanne Simonin. Je l'aime comme si c'était mon enfant: cependant
+vous pouvez prendre à la lettre ce que je vais vous dire,
+parce qu'il n'est pas dans mon caractère d'exagérer. Elle est
+orpheline de père et de mère; elle est bien née, et son
+éducation n'a pas été négligée. Elle s'entend à tous les petits
+ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime à
+s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle écrit naturellement.
+Si la personne à qui vous la destinez voulait se faire
+lire, elle lit à merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille
+est fort bien; pour sa physionomie, je n'en ai guère vu de
+plus intéressante. On la trouvera peut-être un peu jeune, car
+je lui crois à peine dix-neuf ans accomplis; mais si l'expérience
+de l'âge lui manque, elle est remplacée de reste par celle du
+malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu
+commun. Je réponds de l'innocence de ses m&oelig;urs. Elle est
+pieuse, mais point bigote. Elle a l'esprit naïf, une gaieté
+douce, jamais d'humeur. J'ai deux filles; si des circonstances
+particulières n'empêchaient pas M<sup>lle</sup> Simonin de se fixer à
+Paris, je ne leur chercherais pas d'autre gouvernante; je
+n'espère pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis son
+enfance, et elle a toujours vécu sous mes yeux. Elle partira d'ici
+bien nippée. Je me chargerai des petits frais de son voyage
+et même de ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie:
+c'est la moindre chose que je puisse faire pour elle.
+Elle n'est jamais sortie de Paris; elle ne sait où elle va;
+elle se croit perdue: j'ai toute la peine du monde à la
+rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne à
+laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera,
+et les devoirs qu'elle aura à remplir, fera plus sur son
+esprit que tous mes discours. Ne serait-ce point trop exiger
+de votre complaisance que de vous le demander? Toute sa
+crainte est de ne pas réussir: la pauvre enfant ne se connaît
+guère.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous
+méritez, monsieur, votre très-humble et obéissante servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">À Paris, ce 16 février 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>Madame, j'ai reçu il y a deux jours deux mots de lettre,
+qui m'apprennent l'indisposition de M<sup>lle</sup> Simonin. Son malheureux
+sort me fait gémir; sa santé m'inquiète. Puis-je
+vous demander la consolation d'être instruit de son état, du
+parti qu'elle compte prendre, en un mot la réponse à la lettre
+que je lui ai écrite? J'ose espérer le tout de votre complaisance
+et de l'intérêt que vous y prenez.</p>
+
+<p>Votre très-humble et très-obéissant serviteur.</p>
+
+<p class="s3">À Caen, ce 17 février 1760.
+</p>
+
+<h3>AUTRE LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>J'étais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre
+lettre a suspendu mon inquiétude sur l'état de mademoiselle
+Simonin, que vous m'assurez hors de danger, et à couvert des
+recherches. Je lui écris; et vous pouvez encore la rassurer
+sur la continuation de mes sentiments. Sa lettre m'avait frappé;
+et dans l'embarras où je l'ai vue, j'ai cru ne pouvoir mieux
+faire que de me l'attacher en la mettant auprès de ma fille,
+qui malheureusement n'a plus de mère. Voilà, madame, la
+maison que je lui destine. Je suis sûr de moi-même, et de
+pouvoir lui adoucir ses peines sans manquer au secret, ce
+qui serait peut-être plus difficile en d'autres mains. Je ne
+pourrai m'empêcher de gémir et sur son état et sur ce que
+ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je le désirerais;
+mais que faire quand on est soumis aux lois de la
+nécessité? Je demeure à deux lieues de la ville, dans une
+campagne assez agréable, où je vis fort retiré avec ma fille
+et mon fils aîné, qui est un garçon plein de sentiments et de
+religion, à qui cependant je laisserai ignorer ce qui peut la
+regarder. Pour les domestiques, ce sont toutes personnes attachées
+à moi depuis longtemps; de sorte que tout est dans un
+état fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce parti
+que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait
+quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par
+un engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera
+toujours en moi une ressource assurée. Ainsi qu'elle rétablisse
+sa santé sans inquiétude; je l'attendrai et serai bien aise cependant
+d'avoir souvent de ses nouvelles.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.</p>
+
+<p class="s3">À Caen, ce 21 février 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À S&OElig;UR SUZANNE.</small></h3>
+
+<p class="c">SUR L'ENVELOPPE ÉTAIT UNE CROIX.</p>
+
+<p>Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis
+à l'état où vous vous trouvez. Je ne puis que m'intéresser de
+plus en plus à vous procurer quelque consolation dans le sort
+malheureux qui vous poursuit. Tranquillisez-vous, reprenez vos
+forces, et comptez toujours avec une entière confiance sur mes
+sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que le rétablissement
+de votre santé et le soin de demeurer ignorée. S'il
+m'était possible de vous rendre votre sort plus doux, je le
+ferais; mais votre situation me contraint, et je ne pourrai
+que gémir sur la dure nécessité. La personne à laquelle je
+vous destine m'est des plus chères, et c'est à moi principalement
+que vous aurez à répondre. Ainsi, autant qu'il me sera
+possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines inséparables
+de l'état que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, je
+me reposerai entièrement sur vos soins: cette assurance doit
+vous tranquilliser et vous prouver ma manière de penser et
+l'attachement sincère avec lequel je suis, mademoiselle, votre
+très-humble et très-obéissant serviteur.</p>
+
+<p class="s3">À Caen, ce 21 février 1760.
+</p>
+<p>J'écris à M<sup>me</sup> Madin, qui pourra vous en dire davantage.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, la guérison de notre chère malade est assurée:
+plus de fièvre, plus de mal de tête, tout annonce la convalescence
+la plus prompte et la meilleure santé. Les lèvres sont
+encore un peu pâles; mais les yeux reprennent de l'éclat. La
+couleur commence à reparaître sur les joues; les chairs ont de
+la fraîcheur et ne tarderont pas à reprendre leur fermeté; tout
+va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est à présent,
+monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien
+n'est plus touchant que la manière dont elle s'en exprime. Je
+voudrais bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle
+et moi lorsque je lui portai vos dernières lettres. Elle les prit,
+les mains lui tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant;
+à chaque ligne elle s'arrêtait; et, après avoir fini, elle me dit,
+en se jetant à mon cou, et en pleurant à chaudes larmes:
+«Eh bien! madame Madin, Dieu ne m'a donc pas abandonnée;
+il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, c'est Dieu qui
+m'a inspiré de m'adresser à ce cher monsieur: quel autre au
+monde eût pris pitié de moi? Remercions le ciel de ces premières
+grâces, afin qu'il nous en accorde d'autres.» Et puis
+elle s'assit sur son lit, et elle se mit à prier; ensuite, revenant
+sur quelques endroits de vos lettres, elle dit: «C'est sa fille
+qu'il me confie. Ah! maman, elle lui ressemblera; elle sera
+douce, bienfaisante et sensible comme lui.» Après s'être arrêtée,
+elle dit avec un peu de souci: «Elle n'a plus de mère!
+Je regrette de n'avoir pas l'expérience qu'il me faudrait. Je ne
+sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le
+soir et le matin ce que je dois à son père: il faut que la
+reconnaissance supplée à bien des choses. Serai-je encore
+longtemps malade? Quand est-ce qu'on me permettra de
+manger? Je ne me sens plus de ma chute, plus du tout.» Je
+vous fais ce petit détail, monsieur, parce que j'espère qu'il
+vous plaira. Il y avait dans son discours et son action tant
+d'innocence et de zèle, que j'en étais hors de moi. Je ne sais
+ce que je n'aurais pas donné pour que vous l'eussiez vue et
+entendue. Non, monsieur, ou je ne me connais à rien, ou vous
+aurez une créature unique, et qui fera la bénédiction de votre
+maison. Ce que vous avez eu la bonté de m'apprendre de vous,
+de mademoiselle votre fille, de monsieur votre fils, de votre
+situation, s'arrange parfaitement avec ses v&oelig;ux. Elle persiste
+dans les premières propositions qu'elle vous a faites. Elle
+ne demande que la nourriture et le vêtement, et vous
+pouvez la prendre au mot si cela vous convient: quoique
+je ne sois pas riche, le reste sera mon affaire. J'aime cette
+enfant, je l'ai adoptée dans mon c&oelig;ur; et le peu que j'aurai
+fait pour elle de mon vivant lui sera continué après ma mort.
+Je ne vous dissimule pas que ces mots d'<i>être son pis-aller et
+de la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en présente</i>,
+lui ont fait de la peine; je n'ai pas été fâchée de lui trouver
+cette délicatesse. Je ne négligerai pas de vous instruire des
+progrès de sa convalescence; mais j'ai un grand projet dans
+lequel je ne désespérerais pas de réussir pendant qu'elle se
+rétablira, si vous pouviez m'adresser à un de vos amis: vous
+devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un homme sage,
+discret, adroit, pas trop considérable, qui approchât par lui
+ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais,
+et qui eût accès à la cour sans en être. De la manière dont
+la chose est arrangée dans mon esprit, il ne serait point mis
+dans la confidence; il nous servirait sans savoir en quoi:
+quand ma tentative serait infructueuse, nous en tirerions au
+moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays étranger.
+Si vous pouvez m'adresser à quelqu'un, je vous prie de me
+le nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui
+écrire que M<sup>me</sup> Madin, que vous connaissez depuis longtemps,
+doit venir lui demander un service, et que vous le priez de
+s'intéresser à elle, si la chose est faisable. Si vous n'avez
+personne, il faut s'en consoler; mais voyez, monsieur. Au
+reste, je vous prie de compter sur l'intérêt que je prends
+à notre infortunée, et sur quelque prudence que je tiens de
+l'expérience. La joie que votre dernière lettre lui a causée,
+lui a donné un petit mouvement dans le pouls; mais ce
+ne sera rien.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux,
+monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">À Paris, ce 3 mars 1760.
+</p>
+<p>L'idée de M<sup>me</sup> Madin de se faire adresser à un des amis du
+généreux protecteur de s&oelig;ur Suzanne, était une suggestion de
+Satan, au moyen de laquelle ses suppôts espéraient inspirer
+adroitement à leur ami de Normandie de s'adresser à moi et de
+me mettre dans la confidence de toute cette affaire; ce qui
+réussit parfaitement, comme vous verrez par la suite de cette
+correspondance.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE S&OElig;UR SUZANNE À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, maman Madin m'a remis les deux réponses dont
+vous m'avez honorée, et m'a fait part aussi de la lettre que
+vous lui avez écrite. J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux
+que je ne mérite; oui, cent fois, mille fois mieux. J'ai si peu
+de monde, si peu d'expérience, et je sens si bien tout ce qu'il
+me faudrait pour répondre dignement à votre confiance; mais
+j'espère tout de votre indulgence, de mon zèle et de ma reconnaissance.
+Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut
+mieux que si j'étais faite à ma place. Mon Dieu! que je suis
+pressée d'être guérie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur,
+et de le servir auprès de sa chère fille en tout ce qui
+dépendra de moi! On me dit que ce ne sera guère avant un
+mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher monsieur, conservez-moi
+votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie; mais
+ils ne veulent pas que j'écrive, ils m'empêchent de lire, ils me
+tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de
+faim, et tout cela pour mon bien. Dieu soit loué! C'est pourtant
+bien malgré moi que je leur obéis.</p>
+
+<p>Je suis, avec un c&oelig;ur reconnaissant, monsieur, votre très-humble
+et soumise servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Suzanne Simonin</span>.
+</p>
+<p class="s3">À Paris, ce 3 mars 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>Quelques incommodités que je ressens depuis quelques jours
+m'ont empêché, madame, de vous faire réponse plus tôt, pour
+vous marquer le plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence
+de M<sup>lle</sup> Simonin. J'ose espérer que bientôt vous aurez la bonté
+de m'instruire de son parfait rétablissement, que je souhaite
+avec ardeur. Mais je suis mortifié de ne pouvoir contribuer
+à l'exécution du projet que vous méditez en sa faveur; sans
+le connaître, je ne puis le trouver que très-bon par la prudence
+dont vous êtes capable et par l'intérêt que vous y prenez.
+Je n'ai été que très-peu répandu à Paris, et parmi un petit
+nombre de personnes aussi peu répandues que moi: et les connaissances
+telles que vous les désireriez ne sont pas faciles à
+trouver. Continuez, je vous supplie, à me donner des nouvelles
+de M<sup>lle</sup> Simonin, dont les intérêts me seront toujours chers.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.</p>
+
+<p class="s3">Ce 31 mars 1760.
+</p>
+
+<h3>RÉPONSE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, j'ai fait une faute, peut-être, de ne me pas expliquer
+sur le projet que j'avais; mais j'étais si pressée d'aller en
+avant. Voici donc ce qui m'avait passé par la tête. D'abord il faut
+que vous sachiez que le cardinal de T***<a id="FNanchor_32" name="FNanchor_32"></a><a href="#Footnote_32" class="fnanchor">32</a> protégeait la famille.
+Ils perdirent tous beaucoup à sa mort, surtout ma Suzanne, qui
+lui avait été présentée dans sa première jeunesse. Le vieux
+cardinal aimait les jolis enfants; les grâces de celle-ci l'avaient
+frappé; et il s'était chargé de son sort. Mais quand il ne fut plus,
+on disposa d'elle comme vous savez, et les protecteurs crurent
+s'acquitter envers la cadette en mariant les aînées à deux de
+leurs créatures. L'un de ces protégés a un emploi considérable
+à Albi; l'autre la recette des aides de Castries, à trois lieues de
+Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur état dépend absolument
+de ceux qui les ont placés. J'avais donc pensé que, si l'on
+avait eu quelque accès auprès de M<sup>me</sup> la marquise de T*** qu'on
+dit complaisante<a id="FNanchor_33" name="FNanchor_33"></a><a href="#Footnote_33" class="fnanchor">33</a> et qui s'est mise en quatre dans le procès de
+mon enfant, et qu'on lui eût peint la triste situation d'une jeune
+personne exposée à toutes les suites de la misère, dans un pays
+étranger et lointain<a id="FNanchor_34" name="FNanchor_34"></a><a href="#Footnote_34" class="fnanchor">34</a>, nous eussions pu arracher par ce moyen
+une petite pension de ces deux beaux-frères, qui ont emporté
+tout le bien de la maison, et qui ne songent guère à nous
+secourir. En vérité, monsieur, cela vaut bien la peine que nous
+revenions tous les deux là-dessus: voyez. Avec cette petite
+pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle tiendrait
+de vos bontés, elle serait bien pour le présent, point mal pour
+l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne
+connais ni M<sup>me</sup> la marquise de T***, ni le secrétaire du défunt
+cardinal qu'on dit homme de lettres, ni personne<a id="FNanchor_35" name="FNanchor_35"></a><a href="#Footnote_35" class="fnanchor">35</a> qui les
+approche; et ce fut l'enfant qui me suggéra de m'adresser à
+vous. Au reste, je ne saurais vous dire que sa convalescence
+aille comme je le désirerais. Elle s'était blessée au dedans des
+reins, comme je crois vous l'avoir dit: la douleur de cette
+chute, qui s'était dissipée, s'est fait ressentir; c'est un point
+qui revient et qui passe. Il est accompagné d'un léger frisson
+en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fièvre; le
+médecin hoche de la tête, et n'a pas un air qui me plaise. Elle
+ira dimanche prochain à la messe; elle le veut; et je viens de
+lui envoyer une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout
+du nez, et sous laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure
+sans péril dans une petite église borgne du quartier. Elle
+soupire après le moment de son départ, et je suis sûre qu'elle
+ne demandera rien à Dieu avec plus de ferveur que d'achever
+sa guérison, et de lui conserver les bontés de son bienfaiteur.
+Si elle se trouvait en état de partir entre Pâques et Quasimodo,
+je ne manquerais pas de vous en prévenir. Au reste, monsieur,
+son absence ne m'empêcherait pas d'agir, si je découvrais
+parmi mes connaissances quelqu'un qui pût quelque chose
+auprès de M<sup>me</sup> de T*** et du médecin A*** qui peut beaucoup
+sur son esprit<a id="FNanchor_36" name="FNanchor_36"></a><a href="#Footnote_36" class="fnanchor">36</a>.</p>
+
+<p>Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et
+pour moi, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">À Versailles, ce 25 mars 1760.
+</p>
+<p><i>P. S.</i> Je lui ai défendu de vous écrire, de crainte de vous
+importuner; il n'y a que cette considération qui puisse la retenir.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>Madame, votre projet pour M<sup>lle</sup> Simonin me paraît très-louable,
+et me plaît d'autant plus, que je souhaiterais ardemment
+de la voir, dans son infortune, assurée d'un état un peu
+passable. Je ne désespère pas de trouver quelque ami qui puisse
+agir auprès de M<sup>me</sup> de T***<a id="FNanchor_37" name="FNanchor_37"></a><a href="#Footnote_37" class="fnanchor">37</a> ou du médecin A*** ou du secrétaire
+du feu cardinal, mais cela demande du temps et des précautions,
+tant pour éviter d'éventer le secret, que pour m'assurer
+la discrétion des personnes auxquelles je pense que je pourrais
+m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si
+M<sup>lle</sup> Simonin persiste dans ses mêmes sentiments, et si sa santé
+est assez rétablie, rien ne doit l'empêcher de partir; elle me
+trouvera toujours dans les mêmes dispositions que je lui ai marquées,
+et dans le même zèle à lui adoucir, s'il se peut, l'amertume
+de son sort. La situation de mes affaires et les malheurs
+du temps m'obligent de me tenir fort retiré à la campagne avec
+mes enfants, pour raison d'économie; ainsi nous y vivons avec
+beaucoup de simplicité. C'est pourquoi M<sup>lle</sup> Simonin pourra se
+dispenser de faire de la dépense en habillements ni si propres
+ni si chers; le commun peut suffire en ce pays. C'est dans cette
+campagne et dans cet état uni et simple qu'elle me trouvera, et
+où je souhaite qu'elle puisse goûter quelque douceur et quelque
+agrément, malgré les précautions gênantes que je serai obligé
+d'observer à son égard. Vous aurez la bonté, madame, de
+m'instruire de son départ; et de peur qu'elle n'eût égaré l'adresse
+que je lui avais envoyée, c'est chez M. Gassion, vis-à-vis la
+place Royale, à Caen. Cependant si je suis instruit à temps du
+jour de son arrivée, elle trouvera quelqu'un pour la conduire ici
+sans s'arrêter.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.</p>
+
+<p class="s3">Ce 31 mars 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous
+douter? Qu'a-t-elle de mieux à faire que d'aller passer des
+jours heureux et tranquilles auprès d'un homme de bien, et
+dans une famille honnête? N'est-elle pas trop heureuse que
+vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et où donnerait-elle de la
+tête si l'asile que vous avez eu la générosité de lui offrir venait
+à lui manquer? C'est elle-même, monsieur, qui parle ainsi; et
+je ne fais que vous répéter ses discours. Elle voulut encore aller
+à la messe le jour de Pâques; c'était bien contre mon avis, et
+cela lui réussit fort mal. Elle en revint avec de la fièvre; et
+depuis ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portée. Monsieur,
+je ne vous l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santé.
+Elle sent à présent de la chaleur au-dessus des reins, à l'endroit
+où elle s'est blessée dans sa chute; je viens d'y regarder, et je
+n'y vois rien du tout. Mais son médecin me dit avant-hier,
+comme nous descendions ensemble, qu'il craignait qu'il n'y
+eût un commencement de pulsation; qu'il fallait attendre ce que
+cela deviendrait. Cependant elle ne manque point d'appétit, elle
+dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, par
+intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacité
+dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des
+impatiences qui me désespèrent. Elle se lève, elle essaye de
+marcher; mais pour peu qu'elle penche du côté malade, c'est
+un cri aigu à percer le c&oelig;ur. Malgré cela, j'espère, et j'ai profité
+du temps pour arranger son petit trousseau.</p>
+
+<p>C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter
+simple jusqu'à la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son
+hiver, avec une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement.</p>
+
+<p>Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis
+en mousseline.</p>
+
+<p>Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune
+de mes filles, et qui se sont trouvés lui aller à merveille. Cela
+lui fera des habillements de toilette pour l'été.</p>
+
+<p>Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les
+autres en mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en
+faire six autres, d'une pièce de toile qu'on me blanchit à Senlis.</p>
+
+<p>Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.</p>
+
+<p>Deux douzaines de mouchoirs de poche.</p>
+
+<p>Plusieurs cornettes de nuit.</p>
+
+<p>Six dormeuses de jour festonnées, avec huit paires de manchettes
+à un rang, et trois à deux rangs.</p>
+
+<p>Six paires de bas de coton fin.</p>
+
+<p>C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le
+lendemain des fêtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilité
+elle le reçut. Elle regardait une chose, en essayait une
+autre, me prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put
+jamais retenir ses larmes, quand elle vit les justes de ma fille.
+«Hé! lui dis-je, de quoi pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez
+pas toujours été? <i>Il est vrai</i>,» me répondit-elle; puis elle ajouta:
+«À présent que j'espère être heureuse, il me semble que j'aurais
+de la peine à mourir. Maman, est-ce que cette chaleur de côté
+ne se dissipera point? Si l'on y mettait quelque chose?» Je
+suis charmée, monsieur, que vous ne désapprouviez pas mon
+projet, et que vous voyiez jour à le faire réussir. J'abandonne
+tout à votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que
+M<sup>me</sup> la marquise de T*** part pour la campagne, que M. A*** est
+inaccessible et revêche; que le secrétaire, fier du titre d'académicien
+qu'il a obtenu après vingt ans de sollicitations, s'en retourne
+en Bretagne, et que dans trois ou quatre mois d'ici<a id="FNanchor_38" name="FNanchor_38"></a><a href="#Footnote_38" class="fnanchor">38</a> nous serons
+bien oubliés. Tout passe si vite d'intérêt dans ce pays-ci; on ne
+parle déjà plus guère de nous, bientôt on n'en parlera plus du tout.</p>
+
+<p>Ne craignez pas qu'elle égare l'adresse que vous lui avez
+envoyée. Elle n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans
+la regarder; elle oublierait plutôt son nom de Simonin que celui
+de M. Gassion. Je lui demandai si elle ne voulait pas vous écrire,
+elle me répondit qu'elle vous avait commencé une longue lettre
+qui contiendrait tout ce qu'elle ne pourrait guère se dispenser
+de vous dire, si Dieu lui faisait la grâce de guérir et de vous
+voir; mais qu'elle avait le pressentiment qu'elle ne vous verrait
+jamais. «Cela dure trop, maman, ajouta-t-elle, je ne profiterai
+ni de vos bontés ni des siennes: ou M. le marquis changera
+de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.» «Quelle folie! lui
+dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces
+idées tristes, ce que vous craignez vous arrivera?» Elle dit: <i>Que
+la volonté de Dieu soit faite.</i> Je la priai de me montrer ce qu'elle
+vous avait écrit; j'en fus effrayée, c'est un volume, c'est un
+gros volume. «Voilà, lui dis-je en colère, ce qui vous tue.» Elle
+me répondit: «Que voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige,
+ou je m'ennuie.&mdash;Et quand avez-vous pu griffonner tout cela?&mdash;Un
+peu dans un temps, un peu dans un autre. Que je vive
+ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai souffert...»
+Je lui ai défendu de continuer. Son médecin en a
+fait autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autorité à
+mes prières; elle vous regarde comme son cher maître, et il
+est sûr qu'elle vous obéira. Cependant comme je conçois que
+les heures sont bien longues pour elle, et qu'il faut qu'elle
+s'occupe, ne fût-ce que pour l'empêcher d'écrire davantage, de
+rêver et de se chagriner, je lui ai fait porter un tambour<a id="FNanchor_39" name="FNanchor_39"></a><a href="#Footnote_39" class="fnanchor">39</a>, et je
+lui ai proposé de commencer une veste pour vous. Cela lui a
+plu extrêmement, et elle s'est mise tout de suite à l'ouvrage.
+Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un mot,
+s'il vous plaît, qui défende d'écrire et de trop travailler. J'avais
+résolu de retourner ce soir à Versailles; mais j'ai de l'inquiétude:
+ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux
+être demain auprès d'elle lorsque son médecin reviendra. J'ai
+malheureusement quelque foi aux pressentiments des malades;
+ils se sentent. Quand je perdis M. Madin, tous les médecins
+m'assuraient qu'il en reviendrait; il disait, lui, qu'il n'en
+reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait que trop vrai.
+Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous écrire: s'il fallait que
+je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais. Vous
+seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue.
+C'est à présent que les misérables qui l'ont déterminée à s'enfuir
+sentent la perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur d'être avec des sentiments de respect et de
+reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre très-humble
+et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">À Paris, ce 13 avril 1760.
+</p>
+
+<h3>RÉPONSE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>Je partage, madame, avec une vraie sensibilité, votre
+inquiétude sur la maladie de M<sup>lle</sup> Simonin. Son état infortuné
+m'avait toujours infiniment touché; mais le détail que vous avez
+eu la bonté de me faire de ses qualités et de ses sentiments,
+me prévient tellement en sa faveur, qu'il me serait impossible
+de n'y pas prendre le plus vif intérêt: ainsi, loin que je
+puisse changer de sentiments à son égard, chargez-vous, je
+vous prie, de lui répéter ceux que je vous ai marqués par
+mes lettres, et qui ne souffriront aucune altération. J'ai cru
+qu'il était prudent de ne lui point écrire, afin de lui ôter
+toute occasion de s'occuper à faire une réponse. Il n'est
+pas douteux que tout genre d'occupation lui est préjudiciable
+dans son état d'infirmité; et si j'avais quelque pouvoir
+sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis
+mieux m'adresser qu'à vous-même, madame, pour lui faire
+connaître ce que je pense à cet égard. Ce n'est pas que je ne
+fusse charmé de recevoir de ses nouvelles par elle-même;
+mais je ne pourrais approuver en elle une action de pure bienséance,
+qui pût contribuer au retardement de sa guérison.
+L'intérêt que vous y prenez, madame, me dispense de vous
+prier encore une fois de la modérer sur ce point. Soyez toujours
+persuadée de ma sincère affection pour elle, et de l'estime particulière,
+et de la considération véritable avec laquelle j'ai
+l'honneur d'être, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur.</p>
+
+<p class="s3">Ce 25 avril 1760.
+</p>
+<p><i>P. S.</i> Incessamment j'écrirai à un de mes amis, à qui vous
+pourrez vous adresser pour M<sup>me</sup> de T***<a id="FNanchor_40" name="FNanchor_40"></a><a href="#Footnote_40" class="fnanchor">40</a>. Il se nomme M. Grimm,
+secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, et
+demeure rue Neuve-de-Luxembourg, près la rue Saint-Honoré,
+à Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez la peine de
+passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrêmes
+obligations, et que je ne désire rien tant que de vous en marquer
+ma reconnaissance. Il ne dîne pas ordinairement chez lui.</p>
+
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu
+l'honneur de vous écrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de
+vous faire part de ma peine, et j'espère que vous me saurez gré
+de n'avoir pas mis votre âme sensible à une épreuve aussi
+cruelle. Vous savez combien elle m'était chère. Imaginez-vous,
+monsieur, que je l'aurai vue près de quinze jours de suite
+pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguës.
+Enfin, Dieu a pris, je crois, pitié d'elle et de moi. La pauvre
+malheureuse est encore; mais ce ne peut être pour longtemps.
+Ses forces sont épuisées, elle ne parle presque plus, ses yeux
+ont peine à s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a
+point abandonnée. Si celle-là n'est pas sauvée, que deviendrons-nous?
+L'espoir que j'avais de sa guérison a disparu tout à coup.
+Il s'était formé un abcès au côté, qui faisait un progrès sourd
+depuis sa chute. Elle n'a pas voulu souffrir qu'on l'ouvrît à
+temps, et quand elle a pu s'y résoudre, il était trop tard. Elle
+sent arriver son dernier moment; elle m'éloigne; et je vous
+avoue que je ne suis pas en état de soutenir ce spectacle. Elle
+fut administrée hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut
+elle qui le demanda. Après cette triste cérémonie, je restai
+seule à côté de son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha
+ma main, je la lui donnai; elle la prit, la porta contre ses
+lèvres, et m'attirant vers elle, elle me dit, si bas que j'avais
+peine à l'entendre: «Maman, encore une grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle, mon enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Me bénir, et vous en aller.»</p>
+
+<p>Elle ajouta: «Monsieur le marquis... ne manquez pas de le
+remercier.»</p>
+
+<p>Ces paroles auront été ses dernières. J'ai donné des ordres,
+et je me suis retirée chez une amie, où j'attends de moment en
+moment. Il est une heure après minuit. Peut-être avons-nous
+à présent une amie au ciel.</p>
+
+<p>Je suis avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante
+servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">La lettre précédente est du 7 mai; mais elle n'était point datée.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE MADAME MADIN À M. LE MARQUIS DE CROISMARE.</small></h3>
+
+<p>La chère enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les
+nôtres ont peut-être encore longtemps à durer. Elle a passé de
+ce monde dans celui où nous sommes tous attendus, mercredi
+dernier, entre trois et quatre heures du matin. Comme sa vie
+avait été innocente, ses derniers instants ont été tranquilles,
+malgré tout ce qu'on a fait pour les troubler. Permettez que je
+vous remercie du tendre intérêt que vous avez pris à son sort;
+c'est le seul devoir qui me reste à lui rendre. Voilà toutes les
+lettres dont vous nous avez honorées. J'avais gardé les unes, et
+j'ai trouvé les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques
+jours avant sa mort; ils contiennent, à ce qu'elle m'a dit,
+l'histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons
+religieuses où elle a demeuré, et ce qui s'est passé après sa
+sortie. Il n'y a pas d'apparence que je les lise sitôt: je ne saurais
+rien voir de ce qui lui appartenait, rien même de ce que
+mon amitié lui avait destiné, sans ressentir une douleur profonde.</p>
+
+<p>Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous être utile,
+je serai très-flattée de votre souvenir.</p>
+
+<p>Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance
+qu'on doit aux hommes miséricordieux et bienfaisants, monsieur,
+votre très-humble et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="s2"><i>Signé</i>: <span class="sc">Moreau-Madin</span>.
+</p>
+<p class="s3">Ce 10 mai 1760.
+</p>
+
+<h3>LETTRE<br>
+<small>DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE À MADAME MADIN.</small></h3>
+
+<p>Je sais, madame, ce qu'il en coûte à un c&oelig;ur sensible et
+bienfaisant de perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse
+occasion de lui dispenser des faveurs si dignement acquises, et
+par l'infortune, et par les aimables qualités, telles qu'ont été
+celles de la chère demoiselle qui cause aujourd'hui vos regrets.
+Je les partage, madame, avec la plus tendre sensibilité. Vous
+l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa séparation plus difficile
+à supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses malheurs
+m'avaient vivement touché, et je goûtais par avance le plaisir
+de pouvoir contribuer à la tranquillité de ses jours. Si le ciel en
+a ordonné autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction
+tant désirée, je dois l'en bénir; mais je ne puis y être insensible.
+Vous avez du moins la consolation d'en avoir agi à son égard
+avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse.
+Je les ai admirés, et mon ambition eût été de vous imiter.
+Il ne me reste plus que le désir ardent d'avoir l'honneur de vous
+connaître, et de vous exprimer de vive voix combien j'ai été
+enchanté de votre grandeur d'âme, et avec quelle considération
+respectueuse j'ai l'honneur d'être, madame, votre très-humble
+et très-obéissant serviteur.</p>
+
+<p class="s3">Ce 18 mai 1760.
+</p>
+<p><i>P. S.</i> Tout ce qui a rapport à la mémoire de notre infortunée
+m'est devenu extrêmement cher; ne serait-ce point exiger
+de vous un trop grand sacrifice, que celui de me communiquer
+les petits mémoires qu'elle a faits de ses différents malheurs?
+Je vous demande cette grâce, madame, avec d'autant plus de
+confiance, que vous m'aviez annoncé que je pouvais y avoir quelque
+droit. Je serai fidèle à vous les renvoyer, ainsi que toutes
+vos lettres, par la première occasion, si vous le jugez à propos.
+Vous auriez la bonté de me les envoyer par le carrosse de voiture
+de Caen, qui loge <i>au Grand-Cerf</i>, rue Saint-Denis, à Paris,
+et part tous les lundis.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ainsi finit l'histoire de l'infortunée s&oelig;ur Suzanne Saulier,
+dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il
+est bien triste que les mémoires de sa vie n'aient pas été mis
+au net; ils auraient formé une lecture très-intéressante. Après
+tout, M. le marquis de Croismare doit savoir gré à la perfidie de
+ses amis de lui avoir fourni une occasion de secourir l'infortune
+avec une noblesse, un intérêt, une simplicité vraiment dignes de
+lui: le rôle qu'il joue dans cette correspondance n'est pas le
+moins touchant du roman.</p>
+
+<p>On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté la
+fin de s&oelig;ur Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à
+cause des avis que nous reçûmes du château de Lasson, qu'on
+y meublait un appartement pour recevoir M<sup>lle</sup> de Croismare, que
+son père voulait faire sortir du couvent, où elle avait été depuis
+la mort de sa mère. Ces avis ajoutaient qu'on attendait de Paris
+une femme de chambre, qui devait en même temps jouer le rôle
+de gouvernante auprès de la jeune personne, et que M. de Croismare
+s'occupait d'ailleurs à pourvoir la bonne qui avait été jusqu'alors
+auprès de sa fille. Ces avis ne nous laissèrent pas le
+choix sur le parti qui nous restait à prendre; et ni la jeunesse,
+ni la beauté, ni l'innocence de s&oelig;ur Suzanne, ni son âme douce,
+sensible et tendre, capable de toucher les c&oelig;urs les moins
+enclins à la compassion, ne purent la sauver d'une mort inévitable.
+Mais comme nous avions tous pris les sentiments de
+M<sup>me</sup> Madin pour cette intéressante créature, les regrets que
+nous causa sa mort ne furent guère moins vifs que ceux de son
+respectable protecteur.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>S'il se trouve quelques contradictions légères entre le récit
+et les mémoires, c'est que la plupart des lettres sont postérieures
+au roman, et l'on conviendra que s'il y eut jamais une préface
+utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que c'est peut-être la
+seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de l'ouvrage.</p>
+
+
+<h3>QUESTION AUX GENS DE LETTRES.</h3>
+
+<p>M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des
+lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques,
+employait des journées à les gâter en supprimant, sur
+les conseils de sa femme et de ses associés en scélératesse, tout
+ce qu'elles avaient de saillant, d'exagéré, de contraire à l'extrême
+simplicité et à la dernière vraisemblance; en sorte que si l'on
+eût ramassé dans la rue les premières, on eût dit: «Cela est
+beau, fort beau...» et que si l'on eût ramassé les dernières, on
+eût dit: «Cela est bien vrai...» Quelles sont les bonnes? Sont-ce
+celles qui auraient peut-être obtenu l'admiration? ou celles qui
+devaient certainement produire l'illusion<a id="FNanchor_41" name="FNanchor_41"></a><a href="#Footnote_41" class="fnanchor">41</a>?</p>
+
+
+
+
+<h2>NOTE</h2>
+
+
+<p>Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur <i>la Religieuse</i> (<i>Notice
+préliminaire</i>) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui
+va suivre, l'éditeur fut assez généralement blâmé d'avoir joint au
+roman la seconde partie où Grimm explique les motifs qui portèrent
+Diderot à l'écrire et les circonstances dans lesquelles il fut composé.
+Ces reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondés. Est-ce
+parce qu'aujourd'hui la critique a complètement renversé son objectif?
+Cela est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer
+ainsi? Voilà ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons
+à approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre
+parti tous les lecteurs qui sont plus amis de la vérité que de Platon. On
+va lire les objections de Naigeon. Il les avait placées en tête de l'addition
+de Grimm, afin de leur donner plus de force en prévenant le public.
+Nous les avons placées après, par la même tactique, afin de leur enlever
+un peu de leur portée, en laissant au public le soin de se faire sa
+propre opinion. Tous les lecteurs non prévenus n'auront vu, bien certainement,
+dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-même:
+une partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une préface,
+et qui était la seule préface qu'il fallût au livre, une fois lu. Qui cherchons-nous
+ici? Nous cherchons Diderot. Où le trouvons-nous? Nous
+le trouvons surtout dans cette préface-annexe. La prétention de Naigeon
+et des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer <i>la Religieuse</i>
+en un document historique est insensée. Ce roman est plus que
+de l'histoire, et en le réduisant au rôle d'un mémoire destiné à un
+avocat on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient
+maintenir Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilà ce que ces
+critiques auraient dû d'abord se demander. Quand ils auraient été
+convaincus du contraire, n'auraient-ils pas été forcés d'avouer qu'ils
+avaient voulu jouer le rôle de trompeurs? Et combien ce rôle est-il
+odieux! Nous aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que <i>la Religieuse</i>
+est une &oelig;uvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne
+diminue pas non plus l'effet que cette &oelig;uvre devait produire, puisque
+l'artiste a pris pour guide la stricte réalité.</p>
+
+<p>Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce
+qu'il dit de <i>la Religieuse</i>, mais pour les singulières théories qu'il émet
+sur le rôle de l'éditeur; théories qu'il n'a heureusement pas pu mettre
+en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus
+prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des
+&oelig;uvres posthumes de Diderot, c'est-à-dire de la meilleure partie de son
+bagage philosophique et littéraire.</p>
+
+<p>Voici l'avertissement de l'édition de 1798:</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Les lettres suivantes<a id="FNanchor_42" name="FNanchor_42"></a><a href="#Footnote_42" class="fnanchor">42</a> ne se trouvent point dans le manuscrit autographe
+de <i>la Religieuse</i>; et je les aurais certainement retranchées, si
+j'avais été le premier éditeur de ce roman. Il m'a toujours semblé que
+cette espèce de canevas, sur lequel l'imagination vive et brillante de
+Diderot a brodé avec beaucoup d'art, et souvent avec un goût exquis,
+cet ouvrage si intéressant, devait disparaître entièrement sous l'ingénieux
+tissu auquel il sert de fond, et ne laisser voir que ce résultat important.
+S'il est vrai, comme on n'en peut douter, que dans tous nos plaisirs,
+même les plus délicieux et les plus substantiels, si j'ose m'exprimer
+ainsi, il entre toujours un peu d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent
+même pour nous, en raison de la force et de la durée de ce prestige
+enchanteur; en nous l'ôtant, on détruit en nous une source féconde
+de jouissances diverses, et peut-être même une des causes les plus
+actives de notre bonheur: il en est de nous, à cet égard, comme de ce
+fou d'Argos, que ses amis rendirent malheureux<a id="FNanchor_43" name="FNanchor_43"></a><a href="#Footnote_43" class="fnanchor">43</a>, en le guérissant de
+sa folie. Il y a tant de points de vue divers, sous lesquels on peut considérer
+le même objet! et les hommes, en général, sont si diversement
+affectés des mêmes choses et souvent des mêmes mots, que ces lettres
+n'ont pas produit sur quelques lecteurs l'impression que j'en ai reçue.
+Cette différente manière de sentir et de voir ne m'a point étonné: j'en
+ai seulement conclu que mon premier jugement, ainsi que cela est toujours
+nécessaire pour éviter l'erreur, devait être soumis à une nouvelle
+révision. J'ai donc relu ces lettres de suite, afin d'en mieux prendre
+l'esprit, et d'en voir, pour ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'&oelig;il: et je
+persiste à croire que, lues avant ou après le drame dont elles sont la
+fable, elles en affaiblissent également l'intérêt, et lui font perdre ce
+caractère de vérité si difficile à saisir dans tous les arts d'imitation, et
+qui distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans
+toutes les matières qui sont l'objet des connaissances humaines, le raisonnement,
+l'observation, l'expérience ou le calcul doivent seuls être
+consultés; quoique les autorités, quelle qu'en soit la source, soient en
+général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et doivent être
+employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de circonspection
+et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de Diderot semble
+devoir être ici de quelque poids; on doit naturellement supposer que
+le parti auquel il s'est enfin arrêté, lui a paru en dernière analyse le
+plus propre à produire un grand effet: or, il a supprimé ces lettres,
+comme après la construction d'un édifice on détruit l'échafaud qui a
+servi à relever. Elles ne font point partie du manuscrit de <i>la Religieuse</i><a id="FNanchor_44" name="FNanchor_44"></a><a href="#Footnote_44" class="fnanchor">44</a>,
+qu'il m'a remis plusieurs mois avant sa mort, quoique ce manuscrit,
+qui a servi de copie pour la collection générale de ses &oelig;uvres, soit
+d'ailleurs chargé d'un grand nombre de corrections, et de deux additions
+très-importantes qui ne se trouvent point dans la première édition.</p>
+
+<p>«Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à
+beaucoup d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement
+tout ce qu'un auteur célèbre a écrit; ce qui est presque
+aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il
+a dit dans le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupidité
+et le mauvais goût des éditeurs n'ont pas peu contribué à corrompre, à
+cet égard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'<i>ils vivaient des sottises des
+morts</i>; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en général, de cette
+espèce de tact et d'instinct qui fait découvrir une belle page, une
+belle ligne partout où elle se trouve; plus occupés surtout de grossir
+le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient
+les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect tout ce
+qu'il a produit de bon, de médiocre et de mauvais; ils enlèvent en
+même temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poëte, la
+paille, la balle, la poussière et le grain; <i>rem auferunt cum pulvisculo</i>.
+Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d'un coup d'&oelig;il si juste et si prompt le
+côté ridicule des personnes et des choses; Voltaire, qui a l'art si difficile
+et si rare de dire tout avec grâce, compare finement la manie des éditeurs
+à celle des sacristains. «Tous, dit-il, rassemblent des guenilles
+qu'ils veulent faire révérer. Mais on ne doit imprimer d'un auteur que
+ce qu'il a écrit de digne d'être lu. Avec cette règle honnête il y aurait
+moins de livres et plus de goût dans le public<a id="FNanchor_45" name="FNanchor_45"></a><a href="#Footnote_45" class="fnanchor">45</a>.» Convaincu depuis
+longtemps de la vérité de cette observation, je n'ai pu voir sans peine
+qu'on imprimât <i>la Religieuse</i> et <i>Jacques le Fataliste</i> avec tous les
+défauts qui les déparent plus ou moins aux yeux des lecteurs d'un goût
+sévère et délicat. Un éditeur qui, sans avoir connu personnellement
+Diderot, n'aurait eu pour chérir, pour respecter sa mémoire, d'autres
+motifs que les progrès qu'il a fait faire à la raison, à l'esprit philosophique,
+et la forte impulsion qu'il a donnée à son siècle; en un mot, un
+éditeur tel qu'Horace nous peint<a id="FNanchor_46" name="FNanchor_46"></a><a href="#Footnote_46" class="fnanchor">46</a> un excellent critique, et tel que Diderot
+même le désirait, parce qu'il en sentait vivement le besoin, aurait
+réduit <i>Jacques le Fataliste</i> à cent pages, ou peut-être même il ne l'eût
+jamais publié. Mon dessein n'est point d'anticiper ici sur le jugement
+que j'ai porté ailleurs<a id="FNanchor_47" name="FNanchor_47"></a><a href="#Footnote_47" class="fnanchor">47</a> de ces deux contes de Diderot, et en général
+de tous ses manuscrits; je dirai seulement que <i>Jacques le Fataliste</i> est
+un de ceux où il y avait le plus à élaguer, ou plutôt à abattre. Il n'en
+fallait conserver que l'épisode de madame de La Pommeraye, qui seul
+aurait fait un conte charmant, du plus grand intérêt, et d'un but très-moral.
+Ce n'est pas que dans ce même roman, dont <i>Jacques</i> est le héros,
+on ne trouve ça et là des réflexions très-fines, souvent profondes,
+telles enfin qu'on les peut attendre d'un esprit ferme, étendu, hardi, et
+qui sait généraliser ses idées. Mais ces réflexions si philosophiques,
+placées dans la bouche d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenées
+d'ailleurs peu naturellement, et n'étant point liées à un sujet grave,
+dont toutes les parties fortement enchaînées entre elles s'éclaircissent,
+se fortifient réciproquement, et forment un tout, un système
+<small>UN</small>, n'ont fait aucune sensation. Ce sont quelques paillettes d'or éparses,
+enfouies dans un fumier où personne assurément ne sera tenté de
+les chercher; et, par cela même, des idées isolées, stériles et perdues<a id="FNanchor_49" name="FNanchor_49"></a><a href="#Footnote_49" class="fnanchor">49</a>.</p>
+
+<p>«Au reste, si je pense que pour l'intérêt même de la gloire de
+Diderot, il fallait jeter au feu les trois quarts de <i>Jacques le Fataliste</i>,
+et que les règles inflexibles du goût et de l'honnête en imposaient
+même impérieusement la loi à l'anonyme qui a publié le premier ce
+roman, je n'aurais supprimé de <i>la Religieuse</i> que la peinture très-fidèle,
+sans doute, mais aussi très-dégoûtante des amours infâmes de la supérieure.
+Les divers moyens qu'elle emploie pour séduire, pour corrompre
+une jeune enfant, dont tout lui faisait un devoir sacré de respecter la
+candeur et l'innocence; cette description vive et animée de l'ivresse,
+du trouble et du désordre de ses sens à la vue de l'objet de sa passion
+criminelle; en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de débauche,
+d'ailleurs assez rare, mais vers lequel la seule curiosité pourrait
+entraîner avec violence une âme mobile, simple et pure, ne peut jamais
+être sans danger pour les m&oelig;urs et pour la santé; et quand il ne ferait
+qu'échauffer l'imagination, éveiller le tempérament, de tous les maîtres
+le plus impérieux, le plus absolu, et le mieux obéi, et hâter, dans
+quelques individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme
+marqué par la nature, où le désir, le besoin général et commun de jouir et
+de se propager, précipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait encore
+un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation à Diderot; et je dois
+dire ici, pour disculper à cet égard ce philosophe, que, frappé des raisons
+dont j'appuyais mon opinion, il était bien déterminé à faire à la
+décence, à la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de
+quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme,
+même le plus dissolu, et révoltantes ou inintelligibles pour une femme
+honnête. Il est certain que l'ouvrage ainsi épuré n'aurait rien perdu de
+son effet. Alors la mère la plus réservée, la plus sévère, en eût prescrit
+sans crainte la lecture à sa fille<a id="FNanchor_50" name="FNanchor_50"></a><a href="#Footnote_50" class="fnanchor">50</a>; et le but de l'auteur eût été pleinement
+rempli.</p>
+
+<p>«Ces retranchements, que <i>Jacques le Fataliste</i> et <i>la Religieuse</i> semblent
+exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus la
+nécessité, qu'on aura soi-même un goût plus sûr, un tact plus fin et
+plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui très-inutiles.
+La première impression, toujours si difficile à effacer, est faite;
+et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliqués à la correction, au
+perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la détruire, ni
+même l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs. Les uns, par
+cette étrange manie<a id="FNanchor_51" name="FNanchor_51"></a><a href="#Footnote_51" class="fnanchor">51</a> d'avoir sans exception tous les ouvrages d'un
+philosophe, d'un poëte, ou d'un littérateur illustre; les autres, par
+humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif qu'ont tous
+les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en dépréciant les
+plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs fautes,
+s'obstineraient à redemander <i>la Religieuse</i> et <i>Jacques le Fataliste</i> tels
+qu'on les avait d'abord publiés; et bientôt ces presses, aujourd'hui si
+multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise commune,
+<i>Rem, rem, quocumque modo, rem</i>, rouleraient de toutes parts pour
+reproduire ces romans dans l'état informe où Diderot, atteint tout à
+coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un
+affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser.</p>
+
+<p>«Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s'arrêter
+un moment pour en sentir la force, m'ont déterminé à ne rien retrancher
+des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici
+plus corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la première édition,
+et revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits
+de l'auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin,
+pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux
+détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop souvent
+permis dans <i>Jacques le Fataliste</i>, je leur déclare que ces passages
+mêmes que l'auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que sales,
+n'ont pas même été adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de cette
+édition ce que l'abbé Terrasson disait de celle du <i>Nouveau Testament</i>
+du P. Quesnel<a id="FNanchor_52" name="FNanchor_52"></a><a href="#Footnote_52" class="fnanchor">52</a>, que c'était <i>un bon livre, où le scandale du texte était
+conservé dans toute sa pureté</i>.»</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation
+précédente, et n'est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules,
+qu'une revanche d'éditeur devancé?</p>
+
+
+
+
+<h2>NOTES</h2>
+
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a>
+<a href="#FNanchor_1">
+<span class="label">[1]</span></a> Ce décret fut promulgué le 27 février 1790.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a>
+<a href="#FNanchor_2">
+<span class="label">[2]</span></a> Par C.-F. Kramer, in-8<sup>o</sup>; Riga, 1797.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a>
+<a href="#FNanchor_3">
+<span class="label">[3]</span></a> C'est ce qui est arrivé pour l'édition de la <i>Religieuse</i> de M. Génin, dans les <i>&OElig;uvres
+choisies</i> de Diderot (in-18, Firmin Didot, 1856). Les points qui remplacent certains passages,
+ces points mystérieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruosités, et, certes, font plus
+rêver les jeunes gens que ne le ferait le texte même. Il en est de ces réticences maladroites
+comme des questions inconsidérées des confesseurs.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a>
+<a href="#FNanchor_4">
+<span class="label">[4]</span></a> Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux rédacteurs de la
+<i>Décade</i>; mais, en retrouvant la conclusion de l'article dans la <i>Nouvelle Bibliothèque d'un
+homme de goût</i> (1810, t. V, p. 84), nous devons nous demander si son véritable auteur ne serait
+pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifié, sous l'Empire, sa première rédaction qu'en la condensant
+et en écrivant «hommes sages» à la place de «philosophes.»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a>
+<a href="#FNanchor_5">
+<span class="label">[5]</span></a> Célèbre maître de danse, déjà nommé.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a>
+<a href="#FNanchor_6">
+<span class="label">[6]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Toussé.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a>
+<a href="#FNanchor_7">
+<span class="label">[7]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: J'allais les porter.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8" id="Footnote_8"></a>
+<a href="#FNanchor_8">
+<span class="label">[8]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi!</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9" id="Footnote_9"></a>
+<a href="#FNanchor_9">
+<span class="label">[9]</span></a> Dans un <i>Essai sur les Fêtes nationales</i>, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que
+Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect,
+d'admiration, la procession de la Fête-Dieu.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10" id="Footnote_10"></a>
+<a href="#FNanchor_10">
+<span class="label">[10]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: Que je n'osais la regarder.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11" id="Footnote_11"></a>
+<a href="#FNanchor_11">
+<span class="label">[11]</span></a> L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi
+de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui mettait de la coquetterie
+à avoir les plus belles voix, n'hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances,
+les ch&oelig;urs de l'Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les <i>Bijoux indiscrets</i>,
+avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses
+anciennes compagnes.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12" id="Footnote_12"></a>
+<a href="#FNanchor_12">
+<span class="label">[12]</span></a> Air de Telaïre, dans <i>Castor et Pollux</i>, tragédie lyrique de Bernard, musique
+de Rameau (1737). Il était chanté par M<sup>lle</sup> Arnould.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13" id="Footnote_13"></a>
+<a href="#FNanchor_13">
+<span class="label">[13]</span></a> Au cachot qu'on nommait <i>in pace</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14" id="Footnote_14"></a>
+<a href="#FNanchor_14">
+<span class="label">[14]</span></a> Avocat célèbre de l'époque.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15" id="Footnote_15"></a>
+<a href="#FNanchor_15">
+<span class="label">[15]</span></a> L'ennemi intime de Bordeu.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16" id="Footnote_16"></a>
+<a href="#FNanchor_16">
+<span class="label">[16]</span></a> De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là...» M. Génin
+met des points.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17" id="Footnote_17"></a>
+<a href="#FNanchor_17">
+<span class="label">[17]</span></a> M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants,
+jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus, naturellement, de raison d'être.
+Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope.
+Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir
+fait remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne
+peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire observer l'art prodigieux avec
+lequel Diderot a sauvé l'innocence de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce
+prix. S&oelig;ur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée,
+sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous ajouterons: Sans que
+les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s'en douter.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18" id="Footnote_18"></a>
+<a href="#FNanchor_18">
+<span class="label">[18]</span></a> Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut même appeler
+un de ces mots <i>trouvés</i>, que l'homme de génie regarde avec raison comme une bonne
+fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le
+rencontre, n'est pas de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par M<sup>me</sup> d'Holbach,
+qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure,
+et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d'un
+mois dans une route où elle n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le
+simple exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre plusieurs
+débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière d'être vrai. Votre supérieure
+n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le voici: <i>Mon père, je suis damnée.</i>» Ce
+mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de
+la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité.
+Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l'extrême
+finesse de tact et d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison,
+ce me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à son auteur,
+était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait
+peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme.
+Cette anecdote, peu connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru
+devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19" id="Footnote_19"></a>
+<a href="#FNanchor_19">
+<span class="label">[19]</span></a> Les lettres attribuées ici au marquis de Croismare, le seul de tous les acteurs
+de ce drame qui ne fût pas dans le secret de la plaisanterie, sont véritablement de
+cet homme honnête, sensible et bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront
+partout la candeur et la simplicité de son âme. Les autres lettres, où l'on remarque
+de même un grand caractère de vérité, mais qui n'est que l'heureux effet de l'art et
+du talent, sont de Diderot, à l'exception de quelques lignes que lui ont fournies
+Grimm et M<sup>me</sup> d'Épinay. C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait,
+que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnêteté très-délicate, toute
+la trame de cet ingénieux roman, où le bon et vertueux Croismare joue un si beau
+rôle. Ses amis, dont il embellissait la société par les grâces et l'originalité de son
+esprit, le voyaient avec peine confiné depuis deux ans dans sa terre, et presque
+résolu à s'y fixer tout à fait. Cette longue absence et ce projet d'une retraite totale
+les affligeaient également; et ils imaginèrent ce moyen de le tirer d'une solitude
+pour laquelle, d'ailleurs, son âme aimante, active et douce n'était point fait. Mais
+l'intérêt qu'ils lui inspirèrent pour la jeune religieuse devenant très-vif, ils furent
+obligés de la faire mourir, et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que
+de le ramener au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu malheureuse,
+et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette première lettre,
+qui est de Grimm, d'autres détails relatifs au marquis de Croismare et à la prétendue
+religieuse. (Note de Naigeon.) Voyez aussi notre <i>Notice préliminaire</i> de la <i>Religieuse</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20" id="Footnote_20"></a>
+<a href="#FNanchor_20">
+<span class="label">[20]</span></a> Pour cet <small>EXTRAIT</small>, nous avons suivi le texte que nous ont fourni les deux
+volumes de passages supprimés de la <i>Correspondance</i> de Grimm, dont nous avons
+déjà parlé (t. I, p. <small>LXVI</small>, note), et qui se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal.
+Il nous a paru de beaucoup préférable à la version reproduite jusqu'à présent, en
+ce qu'il comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages nouveaux
+qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui voudraient constater
+ces différences, que nous n'avons pas voulu toutes indiquer dans nos notes, pour
+ne pas les multiplier outre mesure, à comparer les deux rédactions.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21" id="Footnote_21"></a>
+<a href="#FNanchor_21">
+<span class="label">[21]</span></a> <i>Mélanie</i>, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les malheurs d'une religieuse
+malgré elle, fut représentée en 1770. À cette époque, la <i>Religieuse</i> de Diderot
+n'était connue que par les manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La
+Harpe en avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions décider. Mais il est
+bizarre de voir ce critique, dans son étude sur Diderot, qu'il combat à propos de
+tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a pas fait, rester muet sur ce roman,
+quoiqu'il n'oublie pas <i>Jacques le Fataliste</i>, publié à la même époque.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22" id="Footnote_22"></a>
+<a href="#FNanchor_22">
+<span class="label">[22]</span></a> Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le héros d'une assez singulière aventure.
+Il avait signé un engagement avec un entrepreneur de spectacle forain, quand il lui
+vint des scrupules religieux. Procès; et intervention du clergé, qui prétendit qu'on
+ne pouvait forcer un homme à se damner malgré lui. Cette prétention en matière
+de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas être damné, dut financer.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23" id="Footnote_23"></a>
+<a href="#FNanchor_23">
+<span class="label">[23]</span></a> Voyez, t. IV, <i>Cinqmars et Derville</i>, dialogue; et ci-après: le <i>Neveu de Rameau</i>
+et la <i>Correspondance</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24" id="Footnote_24"></a>
+<a href="#FNanchor_24">
+<span class="label">[24]</span></a> Dans la rédaction que nous suivons, <i>M. Diderot</i> est partout substitué au
+<i>Nous</i> des éditions précédentes. Il devient l'âme de cette intrigue, comme de celle
+qu'il a mise en scène dans: <i>Est-il bon, est-il méchant?</i></p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25" id="Footnote_25"></a>
+<a href="#FNanchor_25">
+<span class="label">[25]</span></a> Nous retrouverons M. d'Alainville dans la <i>Correspondance</i>. L'anecdote est
+inédite.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26" id="Footnote_26"></a>
+<a href="#FNanchor_26">
+<span class="label">[26]</span></a> Cette parenthèse (inédite et peu claire) serait-elle de Suard?</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27" id="Footnote_27"></a>
+<a href="#FNanchor_27">
+<span class="label">[27]</span></a> Manque dans les précédentes éditions.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28" id="Footnote_28"></a>
+<a href="#FNanchor_28">
+<span class="label">[28]</span></a> Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est expliquée quelques
+lignes plus bas.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29" id="Footnote_29"></a>
+<a href="#FNanchor_29">
+<span class="label">[29]</span></a> Les éditions connues mettent: <i>un Savoyard</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30" id="Footnote_30"></a>
+<a href="#FNanchor_30">
+<span class="label">[30]</span></a> Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit
+de l'Arsenal, mais on y lit en note: «Cette lettre se trouve plus étendue à la fin
+du roman, où M. Diderot l'inséra lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette
+ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher.»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31" id="Footnote_31"></a>
+<a href="#FNanchor_31">
+<span class="label">[31]</span></a> Les éditions connues écrivent: <span class="sc">Suzanne de la Marre</span>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32" id="Footnote_32"></a>
+<a href="#FNanchor_32">
+<span class="label">[32]</span></a> Les éditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer, <i>Tencin</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33" id="Footnote_33"></a>
+<a href="#FNanchor_33">
+<span class="label">[33]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «Castries, qui est Fleury de son nom...» Lisons, comme ci-dessus,
+<i>Tencin</i>.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34" id="Footnote_34"></a>
+<a href="#FNanchor_34">
+<span class="label">[34]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «Cette dame, qu'on dit compatissante, eût agi auprès de son
+mari ou de M. le duc de Fleury son frère, et...»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35" id="Footnote_35"></a>
+<a href="#FNanchor_35">
+<span class="label">[35]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... ni M. le marquis de Castries, ni madame son épouse...»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36" id="Footnote_36"></a>
+<a href="#FNanchor_36">
+<span class="label">[36]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... auprès de M<sup>me</sup> de Castries ou de monsieur son mari.»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37" id="Footnote_37"></a>
+<a href="#FNanchor_37">
+<span class="label">[37]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «de Castries.»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38" id="Footnote_38"></a>
+<a href="#FNanchor_38">
+<span class="label">[38]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «... M. le marquis de Castries fera la campagne, et qu'on part,
+que M<sup>me</sup> de Castries ira dans ses terres, et que dans sept ou huit mois d'ici...» En
+remplaçant <i>Castries</i> par <i>Tencin</i>, le secrétaire, «fier du titre d'académicien,» si
+longtemps sollicité, devient l'abbé Trublet, reçu en 1761.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39" id="Footnote_39"></a>
+<a href="#FNanchor_39">
+<span class="label">[39]</span></a> À broder.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40" id="Footnote_40"></a>
+<a href="#FNanchor_40">
+<span class="label">[40]</span></a> <span class="sc">Variante</span>: «de Castries.»</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41" id="Footnote_41"></a>
+<a href="#FNanchor_41">
+<span class="label">[41]</span></a> Les deux derniers alinéas sont inédits.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42" id="Footnote_42"></a>
+<a href="#FNanchor_42">
+<span class="label">[42]</span></a> Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l'extrait de la <i>Correspondance</i> de
+Grimm.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43" id="Footnote_43"></a>
+<a href="#FNanchor_43">
+<span class="label">[43]</span></a></p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">......... Pol, me occidistis, amici,</span><br>
+ <span class="i0">Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,</span><br>
+ <span class="i0">Et demptus per vim mentis gratissimus error.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+<p class="s2"><span class="sc">Horat.</span> <i>Epist.</i> lib. II, epist. <small>II</small>, vers. 138 et seq.
+</p>
+<p>(Note de Naigeon.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44" id="Footnote_44"></a>
+<a href="#FNanchor_44">
+<span class="label">[44]</span></a> Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des divers morceaux de cet
+<i>échafaud</i>, pour parler comme Naigeon, est dû à Grimm et non à Diderot.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45" id="Footnote_45"></a>
+<a href="#FNanchor_45">
+<span class="label">[45]</span></a> Avec cette règle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant le goût de l'éditeur, et
+il n'y aurait ni respect du public, qu'on n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix
+de lui-même, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des commentateurs enlèverait le nez
+(<i>Bijoux indiscrets</i>, t. IV, p. 297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit
+M<sup>me</sup> Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui décorait son salon.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46" id="Footnote_46"></a>
+<a href="#FNanchor_46">
+<span class="label">[46]</span></a></p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes;</span><br>
+ <span class="i0">Culpabit duros; incomptis allinet atrum</span><br>
+ <span class="i0">Transverso calamo signum: ambitiosa recidet</span><br>
+ <span class="i0">Ornamenta; parum claris lucem dare coget;</span><br>
+ <span class="i0">Arguet ambiguè dictum; mutanda notabit.</span><br>
+ <span class="i0">Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum</span><br>
+ <span class="i0">Offendam in nugis? hæ nugæ seria ducent</span><br>
+ <span class="i0">In mala derisum semel, exceptumque sinistrè.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s2"><span class="sc">Horat.</span> <i>De Art. poet.</i>, vers. 445 et seq.
+</p>
+<p>(Note de Naigeon.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47" id="Footnote_47"></a>
+<a href="#FNanchor_47">
+<span class="label">[47]</span></a> Voyez les <i>Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot</i>. Ce
+volume, qui pourra servir d'introduction à l'édition que je publie de ses ouvrages, sera très-incessamment
+sous presse<a id="FNanchor_48" name="FNanchor_48"></a><a href="#Footnote_48" class="fnanchor">48</a>. (Note de Naigeon.)</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48" id="Footnote_48"></a>
+<a href="#FNanchor_48">
+<span class="label">[48]</span></a> Des circonstances indépendantes de la volonté de Naigeon l'ont empêché de publier ces
+Mémoires. (Note de l'édition <span class="sc">Brière</span>.)&mdash;Ils font partie de l'édition Brière.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49" id="Footnote_49"></a>
+<a href="#FNanchor_49">
+<span class="label">[49]</span></a> Ce qui veut dire qu'étant donné un fumier où il y a des perles, il vaut mieux tout
+détruire, perles et fumier, et défendre à Virgile de fouiller dans Ennius.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50" id="Footnote_50"></a>
+<a href="#FNanchor_50">
+<span class="label">[50]</span></a> Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-être volontairement. Jamais <i>la Religieuse</i>
+n'a été, dans la pensée de Diderot, destinée à devenir le bréviaire des mères de
+famille. Ce qu'il avait en vue était la réforme des v&oelig;ux perpétuels, et il s'adressait à ceux qui
+pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux législateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse,
+ne font que subir la loi sans avoir même, comme il le montre, les moyens de protester
+utilement contre elle.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51" id="Footnote_51"></a>
+<a href="#FNanchor_51">
+<span class="label">[51]</span></a> Voyez combien cette manie a grossi la collection des &OElig;uvres de Piron, de J.-J. Rousseau,
+de Mably, de Condillac, de Voltaire même, qui leur est si supérieur sous tous les rapports: et
+jugez par ces divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil des ouvrages
+de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, quoique assurément il y en ait beaucoup
+dans cette collection, d'ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d'être écrites, ne sont pas
+dignes d'être lues. (Note de Naigeon.)&mdash;Cette accusation de manie ne nous émeut en aucune façon. Nous
+faisons tous nos efforts pour «grossir le recueil des ouvrages de Diderot,» et nous ne regrettons
+qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en aient trop détruit.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52" id="Footnote_52"></a>
+<a href="#FNanchor_52">
+<span class="label">[52]</span></a> L'édition la plus complète du <i>Nouveau Testament</i> du P. Quesnel est celle de Paris, 1698,
+4 vol. in-8<sup>o</sup>. (Note de l'édition <span class="sc">Brière</span>.)</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE ***
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+Foundation
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+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+Procedures for determining public domain status are described in
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+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
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