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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7, by
+George Gordon Byron
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7
+ comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore
+
+Author: George Gordon Byron
+
+Annotator: Thomas Moore
+
+Translator: Paulin Paris
+
+Release Date: April 27, 2009 [EBook #28622]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 7 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+DE
+LORD BYRON,
+AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
+COMPRENANT
+SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
+ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
+
+_Traduction nouvelle_
+
+PAR M. PAULIN PARIS,
+DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI
+
+
+
+TOME SEPTIÈME.
+
+
+
+Paris
+DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
+RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
+ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis_.
+
+1830.
+
+
+
+
+SARDANAPALE.
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+
+
+
+PRÉFACE.
+
+En publiant les tragédies de _Sardanapale_ et des _Deux Foscari_, il me
+suffit de répéter qu'elles n'ont pas été composées dans la moindre vue
+de jamais les livrer au théâtre.
+
+Les comédiens ayant une première fois essayé la représentation d'une de
+mes pièces, l'opinion publique s'est déjà prononcée dans cette
+circonstance.
+
+Quant à mes intentions particulières, comme il paraît qu'on ne veut en
+tenir aucun compte, je n'en dirai rien.
+
+Le lecteur, en consultant les notes, trouvera les fondemens historiques
+des ouvrages que je lui présente.
+
+L'auteur a, dans l'un d'eux, tenté de garder, et, dans l'autre, de
+violer aussi légèrement que possible la règle des unités; persuadé qu'en
+les méprisant tout-à-fait, on peut bien se montrer grand poète, mais
+jamais véritable auteur dramatique. Il sait combien cette déclaration
+semblera impopulaire dans la littérature anglaise actuelle; mais ce
+n'est pas de sa part un système, mais une simple opinion qui, naguère
+encore, était un principe littéraire généralement reconnu dans le monde,
+et qui l'est encore dans les contrées les plus civilisées: au reste,
+_nous avons changé tout cela_[1], et nous recueillons les fruits de ce
+changement. L'auteur est loin de croire que rien de ce qu'il essaiera
+puisse jamais approcher les chefs-d'oeuvre de ses classiques, ou même
+irréguliers prédécesseurs: seulement, il expose les raisons qui lui font
+préférer la plus régulière structure, malgré sa faiblesse, au complet
+abandon de toutes les règles. Lorsqu'il est en défaut, il faut en
+accuser l'architecte, non pas l'art.
+
+[Note 1: En français.]
+
+ * * * * *
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Mon intention, dans cette tragédie, a été de suivre le récit de Diodore
+de Sicile, en le ramenant toutefois à cette régularité dramatique qui me
+semblait le mieux favoriser l'observation des unités. Au lieu donc de la
+longue guerre dont parle l'histoire, j'ai supposé que la révolte
+éclatait et se terminait en un jour, par le moyen d'une conspiration
+subite.
+
+Personnages.
+
+ HOMMES.
+
+ SARDANAPALE, roi de Ninive et d'Assyrie, etc.
+ ARBACES, Mède aspirant au trône.
+ BELÈSES, Chaldéen et devin.
+ SALEMÈNES, beau-frère du roi.
+ ALTADA, officier assyrien du palais.
+ PANIA.
+ ZAMES.
+ SFÉRO.
+ BALÉA
+
+ FEMMES.
+
+ ZARINA, reine.
+ MIRRHA, esclave ionienne, et favorite de Sardanapale.
+
+ FEMMES composant le harem de Sardanapale.
+
+ GARDES, SUIVANS, PRÊTRES, CHALDÉENS, MÈDES, ETC.
+
+
+La scène est une salle du palais du roi à Ninive.
+
+
+
+
+SARDANAPALE,
+
+TRAGÉDIE HISTORIQUE.
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+
+SALEMÈNES, seul.
+
+Il a outragé la reine, mais il est encore son époux; il a outragé ma
+soeur, mais il est encore mon frère; il a outragé son peuple, mais il en
+est le roi, et je lui dois mon amitié aussi bien que ma soumission: non,
+il ne mourra pas ainsi. Je ne verrai pas le sang de Nemrode et de
+Sémiramis disparaître de la terre, et treize cents années de
+commandement finir comme un conte de berger; il faut le relever. Il y a
+dans son ame efféminée un insouciant courage que la corruption n'a pas
+entièrement étouffé; une secrète énergie que le tems a pu réprimer, mais
+non pas détruire:--il est plongé, mais non pas noyé dans l'abîme des
+voluptés. Villageois, il se fût montré capable de conquérir un empire;
+né sur le-trône, il ne le transmettra pas: ses fils n'hériteront que
+d'un nom peu glorieux.--Cependant, tout n'est pas perdu; il peut encore
+secouer son indolence et sa honte, et se montrer tel qu'il doit être,
+sans plus d'effort qu'il n'en met à se montrer tel qu'il ne le devrait
+pas. Serait-il, en effet, moins _difficile_ de commander aux nations que
+de traîner une vie fainéante? de conduire une armée, que de diriger un
+harem? Il s'épuise en de fades plaisirs; il abrutit son ame; il éteint
+sa généreuse vigueur au milieu de soins qui ne donnent pas la santé,
+comme la chasse; ou la gloire, comme la guerre.--Il faut le rappeler à
+lui-même; mais, hélas! (On entend de l'intérieur des appartemens une
+musique suave.) le tonnerre seul pourrait le réveiller. Écoutez! c'est
+le luth, c'est la lyre, c'est le tambourin; les accords lascifs de
+langoureux instrumens, les molles voix des femmes et de ces êtres qui
+sont moins que des femmes se font entendre comme l'écho de ses plaisirs;
+et cependant le grand roi de toute la terre connue incline sa tête
+couronnée de roses, et son diadème négligemment attaché semble devoir
+être la conquête de la première main généreuse qui osera le lui ravir.
+Ils viennent! Déjà se répandent jusqu'à moi les parfums de sa suite
+voluptueuse. Je distingue les étincelles des pierres précieuses des
+jeunes filles, dont il a fait ses confidentes et son conseil: elles
+s'avancent dans la galerie, parmi les flots de ces femmes, revêtues du
+même costume, et non moins femmes qu'elles-mêmes. Voici venir le
+petit-fils de Sémiramis, la reine-homme! Faut-il l'attendre? Oui,
+l'affronter même; lui répéter ce que tous les gens de bien se disent
+quand ils parlent de lui et de sa cour. Les voilà les esclaves que
+conduit un monarque serviteur de ses esclaves.
+
+
+SCÈNE II.
+
+Entre SARDANAPALE. Son costume est efféminé, sa tête couronnée de
+fleurs, et sa robe négligemment flottante. Une suite de femmes et de
+jeunes esclaves le suivent.
+
+
+SARDANAPALE, à quelques gens de sa suite.
+
+Que le pavillon soit tendu sur l'Euphrate, qu'il soit illuminé et
+disposé pour un banquet particulier; à minuit, nous y souperons: songez
+à ce que rien ne manque, et faites préparer les galères qui doivent nous
+y conduire. Une brise rafraîchissante ride la large surface des flots:
+nous ne tarderons pas à nous embarquer. Vous, qui daignez partager les
+doux momens de Sardanapale, nymphes charmantes, nous nous retrouverons à
+cette heure plus douce encore, et alors, réunis comme les étoiles
+suspendues sur nos têtes, nous formerons un empirée aussi brillant que
+le leur. Mais en attendant, que chacune reste maîtresse de son tems;
+pour toi, Mirrha, ma chère Ionienne, choisis: veux-tu demeurer avec
+elles ou avec moi?
+
+MIRRHA.
+
+Seigneur--
+
+SARDANAPALE.
+
+Seigneur! Pourquoi donc, ma chère ame, cette froide réponse? Hélas!
+c'est le malheur des rois de l'entendre souvent. Dispose de tes instans
+comme tu disposes des miens. Dis-moi, veux-tu accompagner notre société,
+ou, loin d'elle, continuer à charmer ici mes heures?
+
+MIRRHA.
+
+Le choix du roi est le mien.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ne parle pas ainsi, je te prie: ma joie la plus chère est de servir
+chacun de tes voeux. Je n'ose même exprimer mes propres désirs, dans la
+crainte de contrarier les tiens; car tu te montres toujours trop
+empressée à sacrifier tes pensées devant celles des autres.
+
+MIRRHA.
+
+Je voudrais donc rester: je n'ai de bonheur qu'en contemplant le tien;
+cependant--
+
+SARDANAPALE.
+
+Cependant? Qu'est-ce _cependant_? Tes voeux chéris seront toujours la
+seule barrière qui pourra s'élever entre toi et moi.
+
+MIRRHA.
+
+Je songe que l'heure présente est ordinairement celle du conseil; mieux
+vaudrait donc me retirer.
+
+SALEMÈNES, s'avançant.
+
+L'esclave ionienne dit bien; qu'elle se retire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Qui parle ainsi? Quoi! vous ici, mon frère?
+
+SALEMÈNES.
+
+Le frère de la _reine_, ô roi, et votre plus fidèle vassal.
+
+SARDANAPALE, à sa suite.
+
+Comme je l'ai dit, que tout le monde dispose de ses heures, jusqu'à
+celle de minuit, où nous sollicitons de nouveau votre présence. (La cour
+se retire.) (A Mirrha, qui s'éloigne.) Mirrha! _toi_, je croyais que tu
+restais?
+
+MIRRHA.
+
+Grand roi, tu ne l'as pas dit.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais tu m'y semblais disposée; j'ai vu dans l'expression de tes regards
+ioniques le désir de ne pas me quitter.
+
+MIRRHA.
+
+Sire, votre--
+
+SALEMÈNES.
+
+Le frère de sa reine, courtisane d'Ionie! Oses-_tu_ bien _me_ nommer et
+ne pas rougir?
+
+SARDANAPALE.
+
+Sans rougir? Tes yeux sont aussi mauvais que ton coeur! Tu colores ses
+joues charmantes, comme sur le Caucase la teinte mourante du jour, quand
+le soleil couchant nuance d'un rose plus sombre la blancheur de la
+neige; oui, tu lui reproches une insensibilité, un aveuglement qui
+t'appartiennent seuls. Quoi! des larmes, ma Mirrha!
+
+SALEMÈNES.
+
+Qu'elles coulent; elle pleure pour bien d'autres, et elle est elle-même
+la cause de pleurs plus amers.
+
+SARDANAPALE.
+
+Maudit celui qui fait ainsi couler les siennes!
+
+SALEMÈNES.
+
+Oh! ne te maudis pas toi-même:--des millions d'hommes le font déjà bien
+assez.
+
+SARDANAPALE.
+
+Tu oublies qui tu es; ne me fais pas souvenir que je suis roi.
+
+SALEMÈNES.
+
+Plût à Dieu que tu le fusses!
+
+MIRRHA.
+
+Oh! mon roi! je t'en prie; et toi, prince aussi, permettez que je me
+retire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Puisqu'il le faut, et que cet homme brutal n'a pas craint d'insulter ta
+belle ame, j'y consens; mais souviens-toi que nous devons bientôt nous
+réunir: j'aimerais mieux perdre un empire que ta présence.
+
+(Mirrha sort.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Il se peut que tu les perdes tous les deux, et tous deux pour toujours!
+
+SARDANAPALE.
+
+Mon frère, puisque je supporte un pareil langage, je puis du moins
+commander à moi-même; cependant, ne me force pas à sortir de mon
+naturel.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et c'est justement à ce naturel facile, et même trop faible, que je
+voudrais t'arracher. Oh! que ne puis-je te réveiller, quand même tu
+devrais m'en punir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Par le dieu Baal! cet homme voudrait faire de moi un tyran.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais tu l'es déjà! Crois-tu qu'il n'y ait d'autre tyrannie que celle du
+carnage et des haines? celle du vice, les excès et les débordemens du
+libertinage, l'indolence, l'apathie, les suites d'une molle oisiveté
+enfantent des milliers de tyrans dont la cruauté surpasse les actes les
+plus odieux d'un despote énergique, quelles que soient l'impétuosité et
+la violence de son caractère. Le triste et scandaleux exemple de tes
+débordemens corrompt les nations ainsi qu'il les oppresse; du même coup,
+il sappe et ta puissance immédiate et celle de tes officiers les plus
+éloignés. Aussi, que l'étranger envahisse nos frontières, ou qu'un
+séditieux appelle à la guerre civile, l'un ou l'autre nous seront
+également fatals. Le premier ne trouvera plus dans tes sujets un courage
+capable de le repousser, et le second rencontrera moins des vainqueurs
+que des complices.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et qui te rend aujourd'hui le porte-voix du peuple?
+
+SALEMÈNES.
+
+L'oubli de ta conduite avec la reine, et les chagrins de ma soeur;
+l'affection naturelle que je conserve pour mes jeunes neveux; ma loyauté
+envers le roi, loyauté que des paroles ne suffiront plus bientôt pour
+lui prouver; mon respect pour la race de Nemrode, et, de plus, un autre
+sentiment que tu ne connais pas.
+
+SARDANAPALE
+
+Qu'est-ce que cela?
+
+SALEMÈNES.
+
+Un mot qui t'est inconnu.
+
+SARDANAPALE.
+
+Prononce-le, cependant: j'ai toujours aimé à apprendre.
+
+SALEMÈNES.
+
+La vertu.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne connais pas ce mot! Il n'en est pas un qui plus souvent sonne dans
+mes oreilles--plus retentissant que le bruit de la multitude ou
+l'éclatante trompette; ta soeur ne m'a jamais fait entendre autre chose.
+
+SALEMÈNES.
+
+Pour changer ce pénible sujet, écoute un peu parler le vice.
+
+SARDANAPALE.
+
+Qui écouter?
+
+SALEMÈNES.
+
+Les vents eux-mêmes, si tu étais un peu sensible aux échos de la voix
+des peuples.
+
+SARDANAPALE.
+
+Allons, je suis indulgent comme tu vois, et patient comme tu l'as
+maintes fois éprouvé.--Parle donc; qui te pousse à agir ainsi?
+
+SALEMÈNES.
+
+Les dangers que tu cours.
+
+SARDANAPALE.
+
+Explique-toi.
+
+SALEMÈNES.
+
+Eh bien donc, toutes les nations, car elles sont nombreuses, dont ton
+père t'a transmis l'héritage, sont transportées de fureur contre toi.
+
+SARDANAPALE.
+
+Contre _moi_! Et que veulent les esclaves?
+
+SALEMÈNES.
+
+Un roi.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et que suis-je donc, moi?
+
+SALEMÈNES.
+
+A leurs yeux, rien; mais aux miens un homme qui pourrait encore être
+quelque chose.
+
+SARDANAPALE.
+
+Insolente valetaille! Et que désirent-ils donc? N'ont-ils pas paix et
+abondance?
+
+SALEMÈNES.
+
+De la première, ils en jouissent aux dépens de leur gloire; de la
+seconde, bien moins que le roi ne l'imagine.
+
+SARDANAPALE.
+
+Alors, à qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles qui n'y
+pourvoient mieux?
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais certes, on peut en accuser aussi le monarque dont les regards ne
+s'étendent jamais au-delà des murs de son palais, ou, s'il le fait, qui
+ne voit pas au-delà de quelques palais élevés sur les montagnes, jusqu'à
+ce que les chaleurs de l'été aient disparu. O glorieux Baal! toi qui
+édifias ce vaste empire, et fus mis au rang des dieux, ou du moins dont
+la gloire, à travers les siècles, égalera celle d'un dieu, pensais-tu
+que ton descendant présomptif ne regarderait jamais en roi les royaumes
+que tu lui conquis en héros, et que tu obtins au prix de ton sang, de
+tes sueurs et de continuels dangers? Et pourquoi? pour procurer les
+impôts nécessaires aux frais d'un festin, ou des concussions multipliées
+au profit d'un infâme favori.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je te comprends. Tu voudrais me faire marcher en conquérant. Par tous
+les astres que consultent les Chaldéens, ces turbulens esclaves
+mériteraient que je les punisse en cédant à leurs voeux, et que je les
+conduisisse à la gloire.
+
+SALEMÈNES.
+
+Pourquoi non? Sémiramis n'était qu'une femme, elle conduisit nos
+Assyriens aux bornes du soleil, aux rivages du Gange.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela est très-vrai. Et comment en revint-elle?
+
+SALEMÈNES.
+
+Comment? en _homme_,--en héros; malheureuse, mais non vaincue; et vingt
+gardes lui suffirent pour protéger sa retraite jusqu'en Bactriane.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et combien de guerriers abandonna-t-elle derrière elle, dans les Indes,
+aux vautours?
+
+SALEMÈNES.
+
+Nos annales n'en disent rien.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le dirai donc pour elles.--Elle eût mieux fait de rester dans son
+palais, occupée à tisser quelque vingt robes, que de regagner la
+Bactriane avec une vingtaine de gardes, laissant des millions de sujets
+fidèles à la rage des corbeaux, des loups et des hommes, les plus
+féroces des trois. Est-ce là de la gloire? Je préfère mille fois mon
+ignominie.
+
+SALEMÈNES.
+
+Tous les esprits belliqueux n'ont pas la même destinée. Sémiramis, cette
+mère glorieuse d'une centaine de rois, échoua sans doute dans les Indes;
+mais elle ajouta la Perse, la Médie, la Bactriane au royaume qu'elle
+gouvernait autrefois, et que tu _pourrais_ aujourd'hui gouverner.
+
+SARDANAPALE.
+
+Dis plutôt qu'elle ne sut que les conquérir, et que moi je les gouverne.
+
+SALEMÈNES.
+
+Avant peu, ils auront peut-être besoin de son épée plutôt que de ton
+sceptre.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il y eut un certain Bacchus, n'est-ce pas cela? J'ai ouï mes filles
+grecques en dire quelque chose.--C'était, suivant elles, un dieu,
+c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une idole étrangère au culte des
+Assyriens; eh bien! il conquit ce même royaume du couchant, cette Inde
+dont tu parles, où Sémiramis fut vaincue.
+
+SALEMÈNES.
+
+Je sais qu'il y eut un homme de ce nom: et tu comprends sans doute que,
+s'il a passé pour un dieu, c'est à cause de ses hauts faits?
+
+SARDANAPALE.
+
+Et je le révère dans ses divins attributs, sans l'imiter dans ses
+actions humaines.--Holà! mon échanson!
+
+SALEMÈNES.
+
+Que désire le roi?
+
+SARDANAPALE.
+
+Honorer un dieu de fraîche date, un conquérant des anciens jours. Un peu
+de vin, dis-je.
+
+(Entre l'échanson.)
+
+SARDANAPALE, à l'échanson.
+
+Donne-moi le gobelet d'or enrichi de perles, qui porte le nom de coupe
+de Nemrode. Remplis-le, et présente-le moi aussitôt.
+
+(L'échanson sort.)
+
+SALEMÈNES.
+
+C'est bien le moment, en effet, de la remplir, pour signaler la
+continuation d'une fête que le sommeil n'a pas encore interrompue.
+
+(L'échanson rentre avec du vin.)
+
+SARDANAPALE, prenant la coupe.
+
+Mon noble parent, si les Grecs, barbares habitans de nos lointains
+rivages et des limites de nos empires, ne mentent pas, ce Bacchus a
+conquis l'Inde entière, n'est-ce pas?
+
+SALEMÈNES.
+
+Sans doute, et de là l'origine de son apothéose.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, non: de toutes ses conquêtes, il ne reste que quelques colonnes à
+sa gloire, peut-être, et qui le seraient à la mienne, si je les jugeais
+dignes d'être acquises et transportées; elles fixent la borne des mers
+de sang qu'il répandit, des empires qu'il ravagea et des hommes qu'il
+égorgea. Mais, là, là, dans ce gobelet est son véritable titre à
+l'immortalité; c'est la céleste grappe dont, le premier, il exprima
+l'âme, et qu'il transmit, pour enchanter celle de l'homme, sans doute,
+comme une sorte d'allègement aux désastres de sa vie victorieuse. Sans
+elle, il eût conservé le nom et la tombe d'un mortel; comme Sémiramis,
+mon aïeule, on l'eût pris comme une espèce de monstruosité
+semi-glorieuse. Voilà ce qui le fit monter au rang des dieux:--consens
+donc aujourd'hui à t'humaniser à son exemple, mon grave et soucieux
+frère: bois avec moi aux dieux de la Grèce!
+
+SALEMÈNES.
+
+Au prix de tous tes royaumes, je ne voudrais pas profaner ainsi la
+religion de notre pays.
+
+SARDANAPALE.
+
+C'est-à-dire que tu le juges un héros, parce qu'il répandit le sang par
+torrens, et que tu le désavoues comme dieu, parce qu'il sut trouver dans
+un fruit un charme qui réjouit les tristes, ranime les vieillards,
+inspire les jeunes gens, force le désespoir à oublier ses douleurs, et
+la crainte ses périls, enfin ouvre un nouveau monde quand celui-ci
+devient pour nous un objet d'ennui. Eh bien donc, je bois à toi et à
+_lui_ comme n'ayant été qu'un homme; mais comme ayant également mérité
+la plus juste admiration du genre humain par les biens et par les maux
+qu'il répandit. (Il boit.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Penses-tu donc renouer un festin à cette heure?
+
+SARDANAPALE.
+
+Si je le faisais, comme il ne coûterait pas une seule larme, il vaudrait
+mieux qu'un glorieux trophée; mais ce n'est pas mon intention, et
+puisque tu ne veux pas me faire raison, continue comme il te plaira. (À
+l'échanson.) Valet, retire-toi. (L'échanson sort.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Je ne voudrais que te rappeler d'un songe, et te réveiller ainsi plus
+doucement qu'une révolte ne le ferait.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et qui se révolterait? pourquoi? quelle cause, ou du moins, quel
+prétexte? Ne suis-je pas roi légitime? issu d'une race de rois qui n'ont
+pas eu d'autres ancêtres? Qu'ai-je pu faire, à toi ou au peuple, que
+_tu_ doives contrôler, ou qu'il puisse faire tourner contre moi?
+
+SALEMÈNES.
+
+Quant à ta conduite envers moi, je n'en parlerai pas.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais, sans doute, à ton avis, j'aurai fait injure à la reine; n'est-ce
+pas?
+
+SALEMÈNES.
+
+_À mon avis_, oui; tu l'as outragée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Un moment de patience, prince, et écoute. Elle a le rang, les honneurs,
+les respects qu'elle a droit d'attendre; la tutelle des héritiers de
+l'empire, les hommages et les prérogatives de la souveraineté. Je l'ai
+épousée, comme le font les rois, par convenance, et je l'aimais comme la
+plupart des maris chérissent leurs épouses. Que si vous supposiez, elle
+ou toi, que je dusse me conduire comme avec sa femme un paysan chaldéen,
+vous ne connaissez ni moi, ni les rois, ni la nature humaine.
+
+SALEMÈNES.
+
+Laissons cela, je te prie; je rougirais de me plaindre, et la soeur de
+Salemènes ne demande pas du souverain de la Syrie lui-même un amour
+forcé. Daignerait-elle, d'ailleurs, accepter des hommages que tu
+partagerais avec des prostituées étrangères, et des esclaves ioniennes?
+La reine garde le silence.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et pourquoi pas son frère?
+
+SALEMÈNES.
+
+Je ne suis que l'écho des empires que celui qui long-tems les néglige ne
+gouvernera pas long-tems.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ingrats et sots esclaves! Ils murmurent de ce que je n'ai pas répandu
+leur sang; de ce que je ne les ai pas conduits dans les sables du désert
+pour y dessécher par millions; de ce que je n'ai pas blanchi avec leurs
+os les rivages du Gange; de ce que je ne les ai pas décimés par des lois
+sauvages, ou épuisés à construire des pyramides ou des murailles
+babyloniennes.
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui, ces trophées eux-mêmes seraient plus dignes d'un peuple et d'un
+souverain, que des chants, des concerts, des fêtes, des concubines, des
+trésors dilapidés et des vertus mises en oubli.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! pour mes trophées, j'ai fondé des villes; Tarse et Anchialus furent
+élevées en un jour;--et que pourrait de plus cette belle sanguinaire,
+mon aïeule guerrière, la chaste Sémiramis, si ce n'est les détruire?
+
+SALEMÈNES.
+
+J'en conviens; ta vertu s'est montrée dans l'érection de ces villes,
+fondées par suite d'un caprice, et recommandées par un vers qui doit les
+déshonorer avec toi dans les âges futurs.
+
+SARDANAPALE.
+
+Me déshonorer! Par Baal, ces villes, quoique fort bien bâties, ne sont
+pas plus belles que ces vers. Dis contre moi, contre mes moeurs, tout ce
+que tu voudras; mais ne va pas nier la vérité de cette courte sentence;
+elle te rappellera l'histoire de toutes les choses humaines. Écoute:
+
+ Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe,
+ A bâti dans un jour Anchiales et Tarse:
+ Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien.
+
+SALEMÈNES.
+
+Admirable morale! et belle inscription pour un roi, à mettre sous les
+yeux de ses sujets!
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! sans doute, tu voudrais me voir publier en forme d'édits: «Obéissez
+au roi,--joignez vos tributs à ses trésors,--recrutez ses
+phalanges,--répandez votre sang à son premier
+commandement,--courbez-vous et glorifiez, ou levez-vous et travaillez.»
+Ou bien encore:--«Sardanapale, en ce lieu, égorgea cinquante mille de
+ses ennemis; voilà leur sépulcre, et voici son trophée.» Je laisse de
+tels soins aux conquérans; c'en est assez pour moi de chercher à
+alléger, pour mes sujets, le poids des misères humaines, et à adoucir
+leur descente vers la tombe; je ne prends aucune licence que je ne leur
+accorde. Tous, nous sommes des hommes.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais, tes aïeux furent honorés comme des dieux.
+
+SARDANAPALE.
+
+Des dieux! morts et pulvérisés, c'est-à-dire n'étant plus ni dieux ni
+hommes. Ne viens pas me parler de telles choses! Les vers seuls sont des
+dieux, puisqu'ils se repaissent de vos dieux, puisqu'ils meurent
+d'inanition, quand ces mets viennent à leur manquer. Crois-moi, tes
+divinités n'étaient que des hommes; regarde leur postérité.--Dans moi,
+je sens mille preuves de ma mortalité, aucune de ma nature céleste, à
+moins qu'on ne prenne pour telle, justement ce que vous condamnez, un
+penchant à l'amour, à la clémence, au pardon des folies de mes
+semblables, et (ce qui tient plus à l'humanité) une grande indulgence
+pour les miennes.
+
+SALEMÈNES.
+
+Hélas! la perte de Ninive est résolue.--Malheur,--malheur à la cité sans
+rivale!
+
+SARDANAPALE.
+
+Que crains-tu donc?
+
+SALEMÈNES.
+
+Tu es sous la garde de tes ennemis; dans quelques heures éclatera la
+tempête qui doit te renverser et les miens et les tiens; encore un jour,
+et la race de Bélus n'existera plus.
+
+SARDANAPALE.
+
+Que nous faut-il donc craindre?
+
+SALEMÈNES.
+
+L'ambition, la trahison qui a semé sur tes pas les piéges; une ressource
+reste encore: donne-moi, avec ton seing, le pouvoir d'étouffer les
+machinations, et je déposerai bientôt à tes pieds les têtes de tes
+principaux ennemis.
+
+SARDANAPALE.
+
+Les têtes!--et combien?
+
+SALEMÈNES.
+
+Faut-il les compter, quand la tienne elle-même est en danger? laisse-moi
+agir, donne-moi ton seing, et repose-toi sur moi du reste.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne permettrai jamais de disposer d'un nombre illimité de vies. Quand
+nous prenons celle des autres nous ignorons et ce que nous avons pris et
+ce que nous avons accordé.
+
+SALEMÈNES.
+
+Quand ils en veulent à ta tête, craindrais-tu de prendre la leur?
+
+SARDANAPALE.
+
+C'est une grande question.--Oui, répondrai-je cependant. Ne peut-on
+trouver d'autres remèdes? Quels sont ceux que tu soupçonnes?--Je consens
+à ce qu'on les arrête.
+
+SALEMÈNES.
+
+J'aimerais mieux que tu ne me le demandasses pas; aussitôt, ma réponse
+traversera les rangs indiscrets de tes favorites, de là courra jusqu'au
+palais, puis jusqu'à la ville, et tout sera perdu.--Confie-toi sur moi.
+
+SARDANAPALE.
+
+En effet, tu sais que j'en ai toujours agi ainsi; prends mon seing, le
+voici, (Il lui donne son seing.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Je n'ai plus qu'une requête.
+
+SARDANAPALE.
+
+Nomme-la.
+
+SALEMÈNES.
+
+Renonce, pour cette nuit, au banquet que tu as fait dresser dans le
+pavillon sur l'Euphrate.
+
+SARDANAPALE.
+
+Renoncer au banquet! Non, pour tous les complots qui jamais
+bouleversèrent un empire; qu'ils viennent, qu'ils réussissent: ils ne me
+feront ni trembler, ni m'éveiller plus tôt, ni déposer ma coupe. Quoi
+qu'ils fassent, je n'ôterai pas une seule rose de ma couronne, je ne
+perdrai pas une seule heure de plaisir.--Je ne les crains pas.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais, s'il était nécessaire, t'armerais-tu; oui, ou non?
+
+SARDANAPALE.
+
+Peut-être. J'ai d'excellentes armes, une épée d'une trempe merveilleuse;
+un arc, une javeline digne de Nemrode lui-même; un peu pesante, il est
+vrai, mais encore supportable. Et, maintenant que j'y pense, il y a
+long-tems que je ne m'en suis servi, même pour la chasse. Les as-tu
+vues, frère?
+
+SALEMÈNES.
+
+C'est bien le tems de pareilles plaisanteries!--S'il le fallait,
+revêtirais-tu ces armes?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ou ne les revêtirais-je pas? Oh! s'il le faut, et que ces insolens
+esclaves ne veulent pas être redressés à moins, je saurai manier l'épée,
+jusqu'à ce qu'ils veuillent bien me permettre de revenir aux fuseaux.
+
+SALEMÈNES.
+
+Il y a déjà long-tems, disent-ils, que tu les as changés contre ton
+sceptre.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mensonge! mais laissons-les dire. Les anciens Grecs, dont nos captives
+chantent souvent les faits, racontaient la même chose de leur plus grand
+héros, Hercule, parce qu'il vint à aimer une reine de Lydie. Tu le vois,
+partout la populace s'empare de toutes les calomnies qui peuvent blesser
+leurs souverains.
+
+SALEMÈNES.
+
+Ils ne parlaient pourtant pas ainsi de tes ancêtres.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, ils n'osaient. Contraints de souffrir et de combattre, jamais ils
+n'échangeaient leurs chaînes que contre des armes. Maintenant, ils ont
+paix et bonheur, le loisir de rire et de railler; je ne m'en fâche pas.
+Je ne donnerais pas le gracieux sourire d'une seule belle fille, pour
+toute la renommée populaire qui jamais distingua un nom du néant. Et
+quelle est donc l'opinion de ce vil troupeau, devenu plus insolent par
+la pâture, pour me forcer à rechercher ses fastidieux éloges ou craindre
+ses assommantes clameurs?
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous l'avez dit, ce sont des hommes; et comme tels, ils ont parfois un
+coeur.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et mes dogues aussi; le leur même est plus fidèle, et par conséquent
+meilleur;--mais, continuons. Tu as mon seing, et puisqu'ils sont
+soulevés, il faut les apaiser; mais sans trop de violence, à moins que
+la nécessité n'en fasse une loi. J'ai horreur de toutes les peines
+infligées ou subies; nous en avons assez en nous-mêmes, le dernier sujet
+comme le plus puissant monarque, pour ne pas encore ajouter au mutuel
+fardeau des misères humaines, et pour nous obliger, par une allégeance
+réciproque, à nous soulager l'un l'autre d'une partie de nos ennuis
+naturels. Mais voilà ce qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas savoir.
+J'en atteste Baal: j'ai fait tout ce que je pouvais pour les soulager;
+je n'ai pas entrepris de guerre, ajouté de nouveaux impôts, tourmenté
+leur existence; je les laisse couler leurs jours comme ils veulent,
+passant de mon côté les miens le plus agréablement que je puis.
+
+SALEMÈNES.
+
+Tu recules devant les devoirs d'un roi: voilà pourquoi ils disent que tu
+n'es pas digne d'être le leur.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ils mentent.--Par malheur, je suis incapable d'être rien autre chose
+qu'un roi, et, par malheur encore pour moi, le dernier Mède peut aussi
+bien en tenir la place.
+
+SALEMÈNES.
+
+Du moins, il en est un qui désire l'être.
+
+SARDANAPALE.
+
+Que veux-tu dire?--Mais, c'est ton secret; tu crains les questions, et
+je ne suis pas d'une nature curieuse. Prends les moyens convenables; et
+puisque la nécessité l'exige, je t'avoue et je te soutiens. Jamais homme
+ne désira plus sincèrement régner paisiblement sur des citoyens
+paisibles; mais s'ils m'obligent à prendre les armes, mieux vaudrait
+pour eux avoir réveillé les cendres de l'implacable Nemrode, le
+_chasseur puissant_. Je ferai de ces royaumes une vaste forêt peuplée
+d'un gibier sauvage, jadis appartenant à l'espèce humaine, mais qui, par
+son choix, aura cessé de l'être. Ils calomnient _ce que_ je suis; et _ce
+que_ je ferai leur portera le défi de me calomnier encore: ils devront
+s'en prendre à eux-mêmes.
+
+SALEMÈNES.
+
+Enfin, tu peux donc sentir!
+
+SARDANAPALE.
+
+Sentir! Et qui peut ne pas sentir l'ingratitude?
+
+SALEMÈNES.
+
+Je ne m'arrêterai pas à te répondre en paroles, mais par les faits.
+Entretiens seulement l'énergie qui pouvait long-tems sommeiller, mais ne
+fut jamais éteinte en toi; ainsi, tu peux encore régner glorieux et
+redouté. Adieu.
+
+(Salemènes sort.)
+
+SARDANAPALE, seul.
+
+Adieu! Il est parti. Le seing qu'il porte à son doigt est un sceptre
+pour lui. Sa violence égale ma faiblesse; les esclaves méritent un
+pareil maître. Quant au danger, j'en ignore l'étendue;--il l'a mesuré,
+qu'il le prévienne. Consumerai-je donc ma vie--une vie si courte--à
+chercher tous les moyens de ne pas l'abréger encore? ce serait le sort
+le plus déplorable! Ce serait mourir d'avance que de vivre dans la
+crainte de la mort, déjouant des révoltes, soupçonnant tous ceux qui
+m'entourent, parce qu'ils m'approchent, tous ceux qui sont loin, parce
+que je ne les vois pas. Si pourtant il en était ainsi,--s'ils devaient
+me ravir et l'empire et la vie: eh bien! qu'est-ce que la terre et
+l'empire de la terre? J'ai aimé, j'ai vécu; je laisse de nombreux
+descendans: mourir maintenant serait aussi naturel que tous ces actes de
+la matière! Je n'ai pas, il est vrai, répandu le sang, comme je l'aurais
+pu, par torrens; je n'ai pas fait de mon nom le synonyme de la mort,--le
+signal de la terreur et des trophées. Mais je n'éprouve de cela nul
+remords; ma vie est tout amour: si je verse le sang, ce ne sera que par
+force. Jusqu'à présent, une seule goutte des veines assyriennes n'a été
+répandue en mon nom, et jamais la plus faible parcelle des immenses
+trésors de Ninive n'est tombée sur des objets qui puissent coûter à ses
+enfans une seule larme. Si donc ils me haïssent, c'est parce que je ne
+les hais pas; et s'ils se révoltent, c'est parce que je crains de les
+opprimer. O hommes! c'est avec des faux et non avec un sceptre qu'il
+faut vous gouverner; il faut vous moissonner chaque année comme les épis
+mûrs; autrement nous ne produisons qu'une excessive abondance, un amas
+infect de mécontens, corrompant les sources de la prospérité publique,
+et faisant de la fertilité un déplorable désert.--Laissons-là ces
+pensées. Holà, ici! quelqu'un.
+
+(Entre un officier.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Esclave, dis à l'Ionienne Mirrha que nous souhaitons sa présence.
+
+L'OFFICIER.
+
+Roi, la voici.
+
+(Entre Mirrha.)
+
+SARDANAPALE, bas à l'officier.
+
+Dehors. (A Mirrha.). Être charmant, tu as à peine prévenu mon coeur; il
+palpitait pour toi et tu venais à lui: laisse-moi croire qu'il existe
+entre nous quelqu'influence secrète, quelque douce sympathie, qui, sans
+nous voir, et de loin, nous attire l'un vers l'autre.
+
+MIRRHA.
+
+Il est vrai.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je sais qu'elle existe, mais j'ignore son nom; quel est-il?
+
+MIRRHA.
+
+Un dieu dans ma patrie, et dans mon coeur un sentiment exalté et comme
+divin; mais j'avoue qu'il est seulement mortel, car mon ame est humble
+et pourtant heureuse,--c'est-à-dire, désirant de l'être; mais--
+
+(Elle s'arrête.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Il y a toujours un intervalle entre nous et ce que nous regardons comme
+le bonheur: laisse-moi écarter la barrière que ta voix hésitante
+m'indique devant le tien: celle qui s'oppose au mien sera en même tems
+rompue.
+
+MIRRHA.
+
+Mon Seigneur!--
+
+SARDANAPALE.
+
+Mon Seigneur,--mon roi,--sire,--souverain,--toujours ainsi, toujours me
+parler avec respect. Il est dit que jamais je n'obtiendrai un sourire,
+si ce n'est au milieu de l'étourdissante joie d'un banquet, alors que
+les bouffons ont, à force d'ivresse, reconquis leur égalité, ou que
+moi-même je me suis mis au niveau de leur abaissement. Mirrha, je puis
+souffrir tout cela; ces noms de seigneur, roi, sire, monarque, je les ai
+même quelque tems accueillis, ou plutôt soufferts de la bouche des
+esclaves et des nobles; mais quand ils s'échappent des lèvres que
+j'adore, des lèvres que les miennes ont tendrement pressées, un frisson
+se répand sur mon coeur; je reviens au sentiment de la fausseté d'une
+situation qui réprime toute espèce de tendresse chez ceux même qui m'en
+inspirent davantage, situation qui me fait souhaiter de pouvoir déposer
+enfin la pesante tiare pour me réfugier sous une chaumière du Caucase
+avec toi, et pour n'y plus jamais porter que des couronnes de fleurs.
+
+MIRRHA.
+
+Plût au ciel!
+
+SARDANAPALE.
+
+Aurais-_tu_ les mêmes sentimens?--Pourquoi?
+
+MIRRHA.
+
+Tu connaîtrais alors ce que tu ne peux jamais connaître.
+
+SARDANAPALE.
+
+C'est--
+
+MIRRHA.
+
+Le véritable prix d'un coeur; celui d'une femme, du moins.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'en ai éprouvé un, mille,--et mille, et mille.
+
+MIRRHA.
+
+Des coeurs?
+
+SARDANAPALE.
+
+Je l'imagine.
+
+MIRRHA.
+
+Aucun! mais le tems d'en éprouver un viendra peut-être.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je l'espère. Écoute, Mirrha; Salemènes a déclaré--pourquoi ou comment
+l'a-t-il deviné, c'est ce que Bélus, le fondateur de mes états, connaît
+mieux que moi:--mais Salemènes a déclaré mon trône en péril.
+
+MIRRHA.
+
+Il a bien fait.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et _toi_ aussi! Toi qu'il a si rudement insultée; qu'il osait, il n'y a
+qu'un instant encore, chasser de notre présence, par ses grossières
+invectives; toi dont il excitait la rougeur et les larmes?
+
+MIRRHA.
+
+Je devrais les rappeler plus fréquemment: il a bien fait de m'indiquer
+mon devoir. Mais tu parles de péril--de péril pour toi--
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, il existe de conspirations, des noirs complots parmi les
+Mèdes:--les troupes et les peuples murmurent. Je ne sais ce que
+c'est:--un labyrinthe,--un abîme de mystères et de menaces. Tu connais
+Salemènes, c'est là son habitude; mais il est honnête. Allons, ne
+songeons plus à cela,--mais à la fête de minuit.
+
+MIRRHA.
+
+Il est tems de penser à tout autre chose. N'as-tu pas repoussé ses sages
+précautions?
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi!--aurais-tu peur?
+
+MIRRHA.
+
+Peur!--Je suis Grecque, comment aurais-je peur de la mort? je suis
+esclave, pourquoi redouterais-je l'instant de ma liberté?
+
+SARDANAPALE.
+
+Cependant, tu viens de pâlir?
+
+MIRRHA.
+
+C'est que j'aime.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et moi? Je t'aime plus,--bien plus que tout ce que m'offrent cette
+courte vie, cet immense royaume, également menacés;--cependant, je ne
+pâlis pas.
+
+MIRRHA.
+
+Cela prouve que tu n'aimes ni toi-même ni moi; car celui qui aime un
+autre s'aime lui-même, quand ce ne serait que pour cela. Ce que je vois
+est trop révoltant: des royaumes et des vies ne doivent pas être ainsi
+sacrifiés.
+
+SARDANAPALE.
+
+Sacrifiés!--Et quel est donc l'ambitieux qui tenterait de les conquérir?
+
+MIRRHA.
+
+Magnanime courage en effet! Quand celui qui les gouverne s'oublie
+lui-même, est-ce à eux de le lui rappeler?
+
+SARDANAPALE.
+
+Mirrha!
+
+MIRRHA.
+
+Ne fronce pas ainsi le sourcil: trop souvent j'ai recueilli ton sourire
+pour que la seule expression de ton courroux ne soit pas à mes yeux plus
+amère que le châtiment le plus cruel.--Roi, je suis ta sujette; maître,
+je suis ton esclave! homme, je t'ai aimé!--aimé, j'ignore par quelle
+fatale faiblesse, bien que la Grèce soit ma patrie, et que j'aie sucé la
+haine des rois.--Esclave, je devrais haïr les chaînes; Ionienne, je me
+sens, en aimant un étranger, plus avilie encore par cette passion que
+par l'esclavage! pourtant, je t'ai aimé. Si cet amour a eu le pouvoir
+d'étouffer tous les premiers sentimens de la nature, dis-moi, ne peut-il
+réclamer le privilége de te sauver?
+
+SARDANAPALE.
+
+Me sauver, ma belle maîtresse! Tu es mille fois trop belle; et ce que
+j'implore de toi, c'est ton amour, et non ta protection.
+
+MIRRHA.
+
+Et quelle sécurité peut exister loin de l'amour?
+
+SARDANAPALE.
+
+Je parle de l'amour des femmes.
+
+MIRRHA.
+
+La première source de la vie humaine jaillit du sein de la femme; vos
+premiers bégaiemens sont recueillis de ses lèvres, elle tarit vos
+premières larmes, elle recueille trop souvent vos derniers soupirs alors
+que les hommes ont déposé l'ignoble soin de garder la dernière heure de
+celui qui les commandait.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ma sublime Ionienne! tes accens sont de la mélodie; c'est le choeur de
+ces tragédies dont je t'ai entendu parler comme du plaisir favori de tes
+antiques aïeux. Va, ne pleure pas,--calme-toi.
+
+MIRRHA.
+
+Je ne pleure pas.--Mais, je te prie, ne parle jamais de mes pères ou de
+ma patrie.
+
+SARDANAPALE.
+
+Pourtant, tu en parles souvent toi-même.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, je l'avoue, l'opiniâtre pensée se fait souvent jour, malgré moi,
+dans mes paroles; mais quand un autre parle de la Grèce, il m'offense.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh bien donc, comment voudrais-tu me sauver, comme tu parles?
+
+MIRRHA.
+
+En t'apprenant à te sauver toi-même; et non pas toi seul, mais ton vaste
+empire, de la rage de la plus cruelle guerre--la guerre des concitoyens.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ignores-tu donc, mon enfant, que j'ai en horreur et la guerre et les
+guerriers? Je vis dans la paix et les plaisirs: que peut-on exiger de
+plus d'un homme?
+
+MIRRHA.
+
+Hélas! seigneur, il faut trop souvent montrer à la multitude l'apparence
+de la guerre, pour obtenir les bienfaits de la paix; et, pour un roi, il
+vaut bien mieux être craint qu'aimé.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je n'ai jamais recherché que ce dernier sentiment.
+
+MIRRHA.
+
+Et l'un et l'autre t'est échappé.
+
+SARDANAPALE.
+
+Est-ce toi, Mirrha, qui parles ainsi?
+
+MIRRHA.
+
+Je parle de l'amour populaire, amour égoïste, qui témoigne toujours que
+les hommes sont gouvernés par la crainte et par les lois, sans pourtant
+être opprimés;--du moins ne le supposent-ils pas. Ou, s'ils l'imaginent,
+ils le jugent nécessaire pour les préserver d'une tyrannie plus cruelle,
+celle de leurs passions. Pour un roi de fête, de fleurs, de vin, de
+banquets, d'amour et d'allégresse, jamais il ne sera un roi de gloire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Gloire! Qu'est-ce que cela?
+
+MIRRHA.
+
+Demande-le aux dieux tes ancêtres.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ils ne me répondront pas; quand les prêtres parlent pour eux, c'est pour
+obtenir quelques collectes nouvelles pour leurs temples.
+
+MIRRHA.
+
+Vois les annales des fondateurs de ton empire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Elles sont tellement souillées de sang, que cela m'est impossible; mais
+que prétendrais-tu? L'empire a été fondé; je ne puis fonder empire sur
+empire.
+
+MIRRHA.
+
+Conserve du moins le tien.
+
+SARDANAPALE.
+
+Quoi qu'il arrive, j'en veux jouir. Viens, Mirrha, avance vers
+l'Euphrate, l'heure nous invite, la barque est prête, et le pavillon
+disposé pour notre retour après nous avoir offert la décoration d'un
+nocturne banquet, offrira à nos yeux ravis un globe lumineux, tel qu'un
+astre opposé aux étoiles célestes qui marcheront sur nos têtes; et
+cependant nous reposerons couronnés de fleurs, semblables--
+
+MIRRHA.
+
+A des victimes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, non, mais comme ces souverains rois pasteurs, des tems reculés, qui
+ne connaissaient pas de plus brillantes pierreries que les guirlandes de
+l'été, et dont les triomphes ne coûtaient jamais de larmes. Allons.
+
+(Entre Pania.)
+
+PANIA.
+
+Vive à jamais le roi!
+
+SARDANAPALE.
+
+Pas une heure après qu'il aura cessé d'aimer. Combien je hais ce
+langage, qui, faisant de la vie un mensonge, ose flatter la fragile
+poussière, de l'espoir de l'éternité! Eh bien, Pania, sois bref.
+
+PANIA.
+
+Je suis chargé par Salemènes de renouveler au roi sa prière, de ne pas,
+au moins pour aujourd'hui, sortir du palais: quand le général reviendra,
+il donnera des motifs capables de justifier sa hardiesse, et peut-être
+lui feront-ils obtenir le pardon de sa présomption.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi! suis-je donc cerné? Suis-je déjà captif? Ne puis-je même
+respirer l'air du ciel? Dis au prince Salemènes que, toute la Syrie se
+pressât-elle en fureur et par millions autour de ces murailles, je
+sortirais.
+
+PANIA.
+
+Je dois obéir, et cependant--
+
+MIRRHA.
+
+De grâce, roi, écoute.--Combien de jours et de nuits es-tu resté
+renfermé dans ces murs, dans des robes de soies; combien de fois
+refusas-tu de te montrer aux voeux du peuple; laissant tes sujets privés
+de ta vue, les satrapes libres de le tourmenter, les dieux privés de
+leur culte, tout enfin dans l'anarchie, produit de ton indolence; tout,
+dans ton royaume assoupi, excepté le génie du mal! Et maintenant tu ne
+peux demeurer un seul jour, un jour d'où ton salut dépend? Oh!
+n'accorderas-tu pas au petit nombre de ceux qui te sont encore fidèles
+quelques heures pour eux, pour toi, pour la vieille race de tes pères,
+pour l'héritage enfin de tes fils?
+
+PANIA.
+
+Il est vrai! l'empressement extrême avec lequel le prince m'envoya
+devant votre personne sacrée m'oblige à joindre ma faible voix à celle
+qui vient de se faire entendre.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, il n'en sera rien.
+
+MIRRHA.
+
+Par le salut de ton royaume!
+
+SARDANAPALE.
+
+Sortons!
+
+PANIA.
+
+Par celui de tous tes fidèles sujets qui vont se rallier autour de toi
+et des tiens.
+
+SARDANAPALE.
+
+Pure chimère; il n'y a pas de danger;--c'est une habile invention de
+Salemènes pour justifier son zèle et pour se rendre plus nécessaire à
+nos yeux.
+
+MIRRHA.
+
+Au nom de tout ce qui est bon et glorieux, suis ce conseil.
+
+SARDANAPALE.
+
+Les affaires à demain.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, ou la mort à la nuit.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh bien, laissons-la venir, inattendue, au milieu de la joie et des
+grâces, des plaisirs et de l'amour; qu'elle me fasse tomber comme une
+rose effeuillée,--plus heureuse ainsi que de vieillir fanée.
+
+MIRRHA.
+
+Ainsi, tu ne veux pas consentir, même au prix de tout ce qui jamais
+réveilla l'activité d'un monarque, à renoncer à un frivole festin?
+
+SARDANAPALE.
+
+Non.
+
+MIRRHA.
+
+Cède donc au moins pour moi, pour mon salut!
+
+SARDANAPALE.
+
+Le tien, chère Mirrha?
+
+MIRRHA.
+
+C'est la première demande que j'aie faite à un roi d'Assyrie.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le sais; et serait-ce celle de mon royaume, qu'il faudrait te
+l'accorder. Eh bien! pour _ton_ salut, je cède. Pania, hors d'ici! tu as
+entendu.
+
+PANIA.
+
+Et j'obéis.
+
+(Pania sort.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Tu me surprends. Quel est donc, Mirrha, le motif de pareilles instances?
+
+MIRRHA.
+
+Le soin de ta conservation, et la conviction que rien dans le monde, que
+le plus imminent danger, ne pourrait forcer le prince ton parent à te
+faire une prière aussi pressante.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais ce danger, si je le brave, pourquoi le craindrais-tu?
+
+MIRRHA.
+
+C'est justement parce que _tu_ ne crains pas, que je crains pour _toi_.
+
+SARDANAPALE.
+
+Demain, tu riras de ces vaines imaginations.
+
+MIRRHA.
+
+Si j'ai cessé d'espérer, je serai alors au lieu où personne ne pleure,
+et j'y serai mieux que s'il me restait la liberté de sourire. Et toi?
+
+SARDANAPALE.
+
+Je serai roi comme précédemment.
+
+MIRRHA.
+
+Où?
+
+SARDANAPALE.
+
+Avec Baal, Nemrode et Sémiramis; seul en Assyrie, ou bien avec eux
+ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis,--il peut m'anéantir;--mais
+il faut que je sois ou roi, ou rien: je ne vivrai pas dégradé.
+
+MIRRHA.
+
+Ah! si toujours tu avais eu les mêmes sentimens, personne jamais n'eût
+songé à te dégrader.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et qui maintenant y songerait?
+
+MIRRHA.
+
+N'as-tu de soupçons sur personne?
+
+SARDANAPALE.
+
+Des soupçons!--c'est là le métier des espions. Mais nous perdons mille
+momens précieux en paroles vaines, en craintes plus vaines encore.
+Renfermons-nous!--Vous, esclaves, préparez la salle de Nemrode pour la
+fête du soir. S'il faut faire une prison de notre palais, nous voulons
+du moins porter gaiement nos fers; l'Euphrate nous est-il interdit, et
+la demeure où l'été nous conviait sur ses charmans rivages? Eh bien,
+nous sommes ici hors d'atteinte. Allons, rentrons.
+
+(Sardanapale sort.)
+
+MIRRHA, seule.
+
+Et cet homme, je le chéris! Les filles de ma patrie n'aiment que des
+héros; mais je n'ai pas de patrie: l'esclave a tout perdu, excepté ses
+fers. Je l'aime, et l'anneau le plus pesant d'une longue chaîne est
+d'aimer ce que nous ne pouvons estimer. Soit: l'heure approche où il
+aura besoin de l'amour de tous, où il n'en trouvera nulle part. Me
+séparer de lui en ce moment serait plus infâme que ne serait glorieux,
+dans l'opinion de ma patrie, de l'avoir poignardé sur son trône,
+lorsqu'il y était le mieux affermi: je ne suis capable de l'un ni de
+l'autre. Si je pouvais le sauver, j'aimerais mieux, non pas _lui_, mais
+moi-même; et j'ai besoin de ce dernier sentiment: car je me suis avilie
+dans ma propre pensée en aimant ce séduisant étranger. Il me semble
+pourtant que je l'aime davantage depuis que je le vois haï de ces
+barbares, les ennemis naturels de la race grecque. Si je pouvais
+seulement éveiller dans son coeur une seule pensée comme celle qui
+animait les Phrygiens eux-mêmes quand ils combattaient entre les murs
+d'Ilion et les bords de la mer! Il voudrait écraser ces tumultueux
+barbares, et triompher de leur révolte. Il m'aime, et je l'aime
+moi-même: que l'esclave, en chérissant son maître, cherche à
+l'affranchir de ses vices. Si je n'y puis parvenir, il me reste un
+chemin vers la liberté; et si je ne puis lui apprendre à régner, je lui
+montrerai comment un roi peut seulement abandonner son trône. Il ne faut
+pas le perdre de vue.
+
+(Elle sort.)
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Le portique de la même salle du palais.)
+
+
+BELÈSES, seul.
+
+Le soleil descend; il me semble marcher plus lentement, en jetant un
+dernier regard sur l'empire d'Assyrie. De quel rouge éclat, semblable
+aux flots de sang qu'il nous prédit, il colore les épais nuages! Oh!
+soleil, qui vas disparaître; étoiles, qui commencez votre course, si ce
+n'est pas en vain que je vous ai poursuivis, lisant dans chacun de vos
+rayons ces arrêts de vos orbes, que le tems frémit d'apporter aux
+nations, voici la dernière heure des années assyriennes. Quel calme,
+cependant! Une catastrophe que devraient annoncer des tremblemens de
+terre,--c'est un soleil d'été qui la révèle. Son disque offre sur son
+immortelle page, à l'oeil du savant Chaldéen, la fin de ce qui semblait
+infini. Mais d'où vient donc que ce véridique soleil, cet oracle embrasé
+de tout ce qui respire, cette fontaine de toute vie, symbole de celui
+qui la donne, pourquoi restreint-il ses instructions dans les bornes du
+malheur? pourquoi n'éclaircit-il pas à nos yeux la venue de jours plus
+dignes de son glorieux essor de l'océan? pourquoi ne jette-t-il pas sur
+les années futures un rayon d'espérance, quand il en jette un de rage
+sur les présens jours? Écoute! oh! daigne m'écouter! Je suis ton
+adorateur, ton prêtre, ton esclave:--j'ai porté mes regards sur toi à
+ton lever comme à ton déclin; j'ai courbé ma tête sous les rayons de ton
+midi, alors que mes yeux n'osaient te fixer. J'ai veillé pour toi et
+après toi, j'ai prié vers toi, je t'ai offert des sacrifices, j'ai
+tremblé devant toi, je t'ai consulté, j'ai lu et tu as répondu.--Le tems
+fuit; l'astre, tandis que je parle, tombe;--il n'est plus.--Il va porter
+sa beauté, et non les mêmes arrêts, à l'heureux couchant, qui trouvera
+dans les couleurs de sa gloire déclinante des causes d'allégresse.
+Qu'est-ce, après tout, que la mort, pourvu qu'elle soit glorieuse? un
+soleil couchant; et les mortels sont peut-être heureux de ressembler,
+même en cessant d'exister, aux dieux du ciel.
+
+(Entre Arbaces, par une porte intérieure.)
+
+ARBACES.
+
+Pourquoi, Belèses, te vois-je ainsi ravi dans tes pratiques dévotes?
+Suivrais-tu la trace de ton dieu disparu dans quelques royaumes d'un
+jour interdit à nos yeux? Soyons tout à la nuit:--elle est venue.
+
+BELÈSES.
+
+Elle n'est pas terminée.
+
+ARBACES.
+
+Qu'elle se passe,--nous sommes prêts.
+
+BELÈSES.
+
+Oui, que n'est-elle écoulée!
+
+ARBACES.
+
+Le prophète aurait-il des doutes, lui auquel les astres viennent de
+promettre la victoire?
+
+BELÈSES.
+
+Je ne doute pas de la victoire,--mais du vainqueur.
+
+ARBACES.
+
+Eh bien, c'est à ta science à te rassurer. En attendant, j'ai disposé
+assez de glaives étincelans pour obscurcir l'éclat de tes astres nos
+alliés: rien ne doit plus nous arrêter. Le roi femme, et même moins que
+femme, vogue en ce moment sur les ondes, avec ses compagnons féminins;
+l'ordre est donné pour la fête dans le pavillon: et la première coupe
+qu'il portera à ses lèvres sera la dernière vidée par la race de Nemrod.
+
+BELÈSES.
+
+Ce fut une brave race.
+
+ARBACES.
+
+Elle n'est plus que faible;--elle est usée:--nous la restaurerons.
+
+BELÈSES.
+
+Es-tu sûr de cela?
+
+ARBACES.
+
+Son fondateur était un chasseur;--je suis un soldat:--que doit-on ici
+craindre?
+
+BELÈSES.
+
+Le soldat.
+
+ARBACES.
+
+Et le prêtre, peut-être. Mais si vous en jugiez, ou en jugez ainsi,
+pourquoi ne pas garder votre roi de concubines? pourquoi me solliciter,
+m'entraîner à cette entreprise, la vôtre non moins que la mienne?
+
+BELÈSES.
+
+Regarde le ciel!
+
+ARBACES.
+
+Je regarde.
+
+BELÈSES.
+
+Qu'y vois tu?
+
+ARBACES.
+
+Un beau crépuscule d'été, et l'assemblée des étoiles.
+
+BELÈSES.
+
+Au milieu d'elles, vois la plus avancée et la plus radieuse; comme elle
+sautille et semble vouloir abandonner sa place dans le dais d'azur!
+
+ARBACES.
+
+Eh bien!
+
+BELÈSES.
+
+C'est ta propre étoile, la planète qui présida à ta naissance.
+
+ARBACES, touchant la pomme de son épée.
+
+Mon étoile est dans ce fourreau: quand elle brillera, elle effacera
+l'éclat des comètes. Mais songeons à ce qu'il faut faire pour justifier
+tes planètes et leur prophétie. Quand nous aurons vaincu, elles auront
+des temples,--oui, et des prêtres:--tu seras le pontife--des dieux que
+tu choisiras; car j'observe qu'ils sont toujours justes, et qu'ils ne
+manquent pas d'avouer le plus brave pour celui qui les aime le mieux.
+
+BELÈSES.
+
+Oui, et le plus dévot pour brave.--Tu ne m'as pas vu reculer dans le
+combat?
+
+ARBACES.
+
+Non; je te reconnais aussi brave dans une bataille qu'un capitaine
+babylonien, aussi intrépide que savant dans les mystères chaldéens. Mais
+consens-tu pour le moment à oublier le prêtre pour ne plus être que
+guerrier?
+
+BELÈSES.
+
+Pourquoi pas tous les deux?
+
+ARBACES.
+
+Mieux encore! et pourtant j'ai presque honte d'avoir si peu de chose à
+faire. La défaite de cette guerre de femme dégrade le vainqueur
+lui-même. Renverser de son trône un brave et sanguinaire despote, lutter
+avec lui, croiser fer contre fer, voilà ce qu'il serait héroïque de
+tenter, même en vain; mais lever mon glaive contre ce ver-à-soie,
+l'entendre répandre des larmes, peut-être--
+
+BELÈSES.
+
+Ne le suppose pas: il y a dans lui de quoi vous donner des traverses; et
+fût-il ce que vous croyez, ses gardes sont vaillantes, et conduites par
+le prudent et intrépide Salemènes.
+
+ARBACES.
+
+Ils ne résisteront pas.
+
+BELÈSES.
+
+Et pourquoi? ils sont soldats.
+
+ARBACES.
+
+Il est vrai, et c'est pourquoi il leur faut un soldat pour les
+commander.
+
+BELÈSES.
+
+Salemènes l'est.
+
+ARBACES.
+
+Mais non leur roi. D'ailleurs il hait l'automate efféminé qui gouverne,
+à cause de la reine sa soeur. Avez-vous remarqué comme il se tient à
+l'écart de toutes les fêtes?
+
+BELÈSES.
+
+Mais non du conseil, auquel il ne manque jamais.
+
+ARBACES.
+
+Il y est toujours contredit; quoi de plus pour décider sa révolte? Un
+fou sur le trône, sa famille déshonorée, et lui-même abreuvé de dédains:
+c'est pour le venger que nous travaillons.
+
+BELÈSES.
+
+Puisse-t-il être conduit à le penser! mais j'en doute.
+
+ARBACES.
+
+Si nous le sondions?
+
+BELÈSES.
+
+Oui,--si le tems nous favorisait.
+
+(Entre Baléa.)
+
+BALÉA.
+
+Satrapes, le roi vous ordonne de venir à la fête de cette nuit.
+
+BELÈSES.
+
+Entendre c'est obéir. Dans le pavillon?
+
+BALÉA.
+
+Non, ici dans le palais.
+
+ARBACES.
+
+Dans le palais? Comment! ce n'était pas là l'ordre?
+
+BALÉA.
+
+C'est celui du moment.
+
+ARBACES.
+
+Et pourquoi?
+
+BALÉA.
+
+Je ne sais. Puis-je me retirer?
+
+ARBACES.
+
+Reste.
+
+BELÈSES, bas à Arbaces.
+
+Chut! laisse-le aller. (Puis à Baléa.) Oui, Baléa, remercie le monarque,
+baise la frange de son impériale robe, et dis-lui que ses esclaves
+ramasseront les miettes qu'il daignera jeter de sa table royale. Et
+l'heure, n'est-ce pas minuit?
+
+BALÉA.
+
+Oui; le lieu, la salle de Nemrod. Seigneurs, je m'incline devant vous,
+et je vous quitte. (Baléa sort.)
+
+ARBACES.
+
+Je n'aime pas ce changement subit; il y a quelque mystère: qui peut
+l'avoir occasionné?
+
+BELÈSES.
+
+Et ne change-t-il pas mille fois en un jour? la paresse est de toutes
+les choses la plus capricieuse; elle a dans ses projets plus de détours
+que n'en mettent les généraux dans leur marche, quand ils songent à
+dérouter leurs ennemis.--Pourquoi cet air rêveur?
+
+ARBACES.
+
+Il aimait ce riant pavillon; c'était, pendant l'été, sa fureur.
+
+BELÈSES.
+
+Il aimait aussi la reine--et de plus, trois mille courtisanes.--Il aima
+toutes choses les unes après les autres, sauf la gloire et la sagesse.
+
+ARBACES.
+
+Quoi qu'il en soit, je n'aime pas cela. S'il a changé, il faut faire de
+même. Dans un bosquet isolé, au milieu de gardes endormis et de
+courtisans ivres, l'attaque était facile, mais dans la salle de Nemrod--
+
+BELÈSES.
+
+En est-il ainsi? J'imaginais que le fier soldat tremblait de conquérir
+trop facilement un trône: et maintenant le voilà désappointé de
+rencontrer une ou deux marches plus glissantes qu'il ne s'y attendait!
+
+ARBACES.
+
+Une fois l'heure venue, tu jugeras si je crains peu ou beaucoup. Tu as
+vu ma vie exposée au hasard:--je la jouais gaiement; mais ici il s'agit
+d'une plus haute chance,--un royaume.
+
+BELÈSES.
+
+Je l'ai prévu d'avance,--tu le gagneras; en avant donc, et réussis.
+
+ARBACES.
+
+Va, si j'étais un prophète, je me serais gratifié de la même prédiction.
+Mais obéissons aux étoiles,--je ne dois pas quereller avec elles ou avec
+leur interprète. Qui vient?
+
+(Entre Salemènes.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Satrapes!
+
+BELÈSES.
+
+Mon prince!
+
+SALEMÈNES.
+
+Bien! Ici réunis?--Je vous cherchais tous deux; mais ailleurs que dans
+le palais.
+
+ARBACES.
+
+Pourquoi cela?
+
+SALEMÈNES.
+
+Ce n'est pas l'heure.
+
+ARBACES.
+
+L'heure?--quelle heure?
+
+SALEMÈNES.
+
+De minuit.
+
+BELÈSES.
+
+Minuit, seigneur?
+
+SALEMÈNES.
+
+Quoi! n'êtes-vous pas invités?
+
+BELÈSES.
+
+Oh! oui,--nous l'avions oublié.
+
+SALEMÈNES.
+
+Est-il donc ordinaire d'oublier une invitation du souverain?
+
+ARBACES.
+
+Pourquoi?--nous ne faisons que de la recevoir.
+
+SALEMÈNES.
+
+Pourquoi donc êtes-vous ici?
+
+ARBACES.
+
+Notre devoir nous y appelle.
+
+SALEMÈNES.
+
+Quel devoir?
+
+BELÈSES.
+
+Celui de notre rang. Nous avons le privilége d'approcher le monarque,
+mais nous l'avons trouvé absent.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et moi aussi, je suis à mon devoir.
+
+ARBACES.
+
+Pouvons-nous savoir à quoi il vous oblige?
+
+SALEMÈNES.
+
+A arrêter deux traîtres: holà! gardes.
+
+(Entrent des gardes.)
+
+SALEMÈNES, poursuivant.
+
+Satrapes, vos épées!
+
+BELÈSES, présentant la sienne.
+
+Seigneur, voilà mon cimeterre.
+
+ARBACES, tirant son épée.
+
+Viens la prendre.
+
+SALEMÈNES, avançant.
+
+Volontiers.
+
+ARBACES.
+
+Oui, mais le fer touchera ton coeur,--et la poignée ne quittera pas ma
+main.
+
+SALEMÈNES, tirant son épée.
+
+Comment, veux-tu me braver? Fort bien!--cela te sauvera un jugement et
+une pitié intempestive. Soldats, terrassez le rebelle!
+
+ARBACES.
+
+Tes soldats! oui,--seul tu ne l'oserais pas.
+
+SALEMÈNES.
+
+Seul! téméraire esclave.--Et qu'y a-t-il en toi qu'un prince puisse
+trembler de subjuguer? Nous craignons ta trahison, et non pas ta force.
+Ta dent serait impuissante sans son venin:--c'est celle du serpent, et
+non pas du lion. Terrassez-le.
+
+BELÈSES, se mettant entre eux.
+
+Êtes-vous fou, Arbaces? N'ai-je pas rendu mon épée? Confiez-vous donc
+comme moi dans la justice de notre souverain.
+
+ARBACES.
+
+Non:--j'ai plutôt confiance dans les étoiles que tu fais bavarder, et
+dans la dextérité de ce bras; je mourrai roi, du moins de mon ame et de
+mon corps, et personne ne pourra jamais les enchaîner.
+
+SALEMÈNES, aux gardes.
+
+Vous nous entendez, _lui_ et _moi_: ne l'enchaînez pas. La mort. (Les
+gardes attaquent Arbaces, qui se défend lui-même avec vaillance et
+adresse, jusqu'à ce qu'ils paraissent hésiter.) Ah! c'est ainsi; et je
+me vois contraint à faire l'office du bourreau! Lâches! voyez comme on
+doit frapper un traître.
+
+(Salemènes attaque Arbaces.--Entre Sardanapale et sa suite.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Arrêtez!--sur vos vies, arrêtez! Eh quoi! êtes-vous ivres ou sourds? Mon
+épée! Insensé! je ne porte pas d'épée: toi, mon ami, donne-moi ton
+glaive. (Il arrache une épée à l'un des soldats, et se place entre les
+combattans.--Ils se séparent.) Dans mon propre palais! querelleurs
+insolens! Qui m'empêcherait de vous fendre, la tête?
+
+BELÈSES.
+
+Votre justice, sire.
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui; ou bien--votre faiblesse.
+
+SARDANAPALE, levant son épée.
+
+Comment?
+
+SALEMÈNES.
+
+Frappez! pourvu que vous mêliez mon sang à celui de ce traître,--que,
+j'espère, vous n'épargnez en ce moment que pour le réserver aux
+tortures:--je ne me plaindrai pas.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi!--qui ose donc attaquer Arbaces?
+
+SALEMÈNES.
+
+Moi!
+
+SARDANAPALE.
+
+Vraiment! vous vous oubliez, prince. Sur quelle garantie?
+
+SALEMÈNES, montrant le seing.
+
+La tienne.
+
+ARBACES, confus.
+
+Le sceau du roi!
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui; et c'est au roi à confirmer sa confiance.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne l'ai pas donnée pour une pareille fin.
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous me l'avez accordée pour votre salut:--j'en ai fait le meilleur
+usage.--Prononcez en personne. Ici, je ne suis que votre
+esclave;--j'étais, il n'y a qu'un moment, un autre vous-même.
+
+SARDANAPALE.
+
+Alors, cachez vos épées.
+
+(Arbaces et Salemènes rentrent leurs épées dans le fourreau.)
+
+SALEMÈNES.
+
+La mienne est rentrée; mais, je vous en conjure, ne rentrez pas la
+vôtre: c'est le seul sceptre que vous puissiez aujourd'hui porter
+prudemment.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il est lourd; la poignée me froisse la main. (Au garde.) Tiens, ami,
+prends ce noir glaive. Eh bien! messieurs, que nous annonce tout cela?
+
+BELÈSES.
+
+C'est au prince à nous le dire.
+
+SALEMÈNES.
+
+Loyauté de ma part, trahison de la leur.
+
+SARDANAPALE.
+
+Trahison! Arbaces, vous, Belèses, un traître! Voilà deux mots que je ne
+croirai jamais unis ensemble.
+
+BELÈSES.
+
+Quelle en est la preuve?
+
+SALEMÈNES.
+
+Je la donnerai, si le roi redemande l'épée de votre complice.
+
+ARBACES, à Salemènes.
+
+Une épée qui fut aussi souvent que la tienne tirée contre ses ennemis.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et maintenant contre son frère, et dans une heure contre lui-même.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela n'est pas possible: il n'oserait; non, non,--je ne veux rien
+entendre de pareil. Ces vains propos sont dans les cours l'ouvrage
+d'intrigues basses et d'ambitieux plus vils encore, vivant des calomnies
+qu'ils déversent sur les gens de bien. Il faut que l'on vous ait trompé,
+mon frère.
+
+SALEMÈNES.
+
+Avant tout, faites-lui rendre son arme, et avouer par là qu'il reste
+votre sujet: je répondrai ensuite.
+
+SARDANAPALE.
+
+Comment? si je le pensais!--Mais non, c'est impossible; le Mède
+Arbaces,--le loyal, le brave, le fidèle soldat,--le meilleur capitaine
+qui ait conduit nos peuples:--non, non, je n'irai pas l'insulter en lui
+ordonnant de rendre le glaive qu'il n'a jamais laissé prendre à nos
+ennemis. Guerrier, gardez votre arme.
+
+SALEMÈNES, remettant le seing.
+
+Monarque, reprenez votre seing.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, garde-le; seulement use-s-en avec plus de modération.
+
+SALEMÈNES.
+
+Sire, j'en ai usé pour votre honneur; je vous le rends, parce que je ne
+le puis garder sans perdre le mien: confiez-le à Arbaces.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le devrais; il ne l'a jamais demandé.
+
+SALEMÈNES.
+
+N'en doutez pas; il le possédera sans avoir besoin de l'implorer
+respectueusement de vous.
+
+BELÈSES.
+
+J'ignore ce qui a pu irriter aussi vivement le prince contre deux sujets
+dont personne ne surpasse le zèle pour le bonheur de l'Assyrie.
+
+SALEMÈNES.
+
+Silence, prêtre factieux, soldat sans foi! Dans ta personne se trouvent
+réunis les plus détestables vices de la caste la plus dangereuse; garde
+tes doucereuses paroles et tes hypocrites homélies pour ceux qui ne te
+connaissent pas. Le crime de ton complice est hardi du moins, il ne se
+cache pas sous les ruses que tu as apprises des Chaldéens.
+
+BELÈSES.
+
+Vous l'entendez, mon roi,--vous le fils de Bélus! Il blasphème le culte
+de la contrée qui fléchit le genou devant vos ancêtres.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! pour cela, je vous prie, veuillez lui accorder absolution complète.
+Je le dispense du culte des hommes morts; je sens que je suis mortel, et
+je crois que ceux desquels je reçus la vie étaient,--ce que je les vois
+en effet,--des cendres.
+
+BELÈSES.
+
+Ne le croyez pas, ô roi! ils sont au rang des astres, et--
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous pourriez bien aller les rejoindre, à moins qu'ils ne se lèvent, si
+vous prêchez davantage.--Comment! c'est là une audacieuse trahison!
+
+SALEMÈNES.
+
+Seigneur!
+
+SARDANAPALE.
+
+Venir m'édifier en parlant du culte des idoles assyriennes! Qu'on le
+relâche,--et qu'on lui donne son épée.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mon Seigneur, mon roi, mon frère, arrêtez, de grâce.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, pour être sermoné, fatigué, assourdi de l'histoire des morts, de
+Baal, et de tous les mystères radieux de la Chaldée.
+
+BELÈSES.
+
+Respectez-les, monarque.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! pour ces derniers,--je les aime; j'aime à les contempler dans le
+sombre azur des cieux, et à les comparer avec les yeux de ma Mirrha;
+j'aime à voir leur étincelle se réfléchir dans le mobile argent du grand
+fleuve, alors que la brise légère de minuit en ride la nappe mobile et
+soupire à travers les joncs qui bordent ces rivages; mais qu'ils soient
+des dieux, comme quelques-uns le disent, ou bien les demeures des dieux
+comme d'autres le prétendent, plutôt que de simples fanaux nocturnes,
+mondes ou flambeaux de monde, je ne le sais ou m'en inquiète; il y a
+dans mon incertitude quelque chose de doux que je ne voudrais pas
+changer pour vos connaissances chaldéennes. D'ailleurs, je sais sur ce
+point tout ce que la matière peut savoir de ce qui se trouve au-dessus
+ou au-dessous d'elle,--c'est-à-dire, rien. Je vois leur éclat, je sens
+leur beauté;--et quand ils éclaireront mon tombeau, j'ignorerai
+également l'un et l'autre.
+
+BELÈSES.
+
+Au lieu de _ni l'un ni l'autre_, sire, dites _mieux_ que l'un et
+l'autre.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'attendrai, si vous le trouvez bon, pontife, que je reçoive cette
+connaissance. En attendant, reprenez votre épée; et sachez que je
+préfère vos services militaires à votre ministère pieux:--sans pourtant
+aimer l'un ni l'autre.
+
+SALEMÈNES, à part.
+
+Ses débauches l'ont rendu fou. Je le sauverai donc en dépit de lui-même.
+
+SARDANAPALE.
+
+Satrapes! veuillez m'entendre; toi, surtout, mon prêtre: car je me défie
+de toi plus que du guerrier, et je m'en défierais entièrement si tu
+n'étais pas d'ailleurs à demi guerrier. Séparons-nous en paix.--Je ne
+prononce pas le mot de pardon,--qu'il ne faut accorder qu'aux coupables;
+non, je ne le dirai pas, bien que votre salut dépende de ce mot, et,
+chose plus terrible encore, de mes propres craintes. Mais ne redoutez
+rien:--car je suis indulgent plutôt que craintif;--vous vivrez donc. Si
+j'étais ce que quelques-uns imaginent, le sang de vos têtes suspectes
+dégoutterait maintenant du haut des portes de notre palais dans la
+poussière desséchée, seule portion d'un royaume ambitionné qu'il leur
+serait réservé de couvrir et de dominer encore. Laissons cela. Comme je
+l'ai dit, je ne veux pas vous _croire_ coupables, ni vous _juger_
+innocens: car des hommes meilleurs que vous et moi sont prêts à vous
+rendre justice; et si j'abandonnais votre sort à des juges plus sévères,
+je pourrais sacrifier, en leur permettant d'approfondir les preuves,
+deux hommes qui, quels qu'ils soient maintenant, étaient jadis honnêtes.
+Vous êtes libres.
+
+ARBACES.
+
+Sire, cette clémence--
+
+BELÈSES, l'interrompant.
+
+Est digne de vous-même; et, malgré notre innocence, nous rendons grâce--
+
+SARDANAPALE.
+
+Prêtre! gardez vos actions de grâces pour Bélus: son descendant ne s'en
+soucie pas.
+
+BELÈSES.
+
+Mais, étant innocent--
+
+SARDANAPALE.
+
+Silence!--le crime est bavard. Si vous êtes fidèles, on vous a fait
+injure; et vous devez vous montrer affligés plutôt que reconnaissans.
+
+BELÈSES.
+
+Tels serions-nous, si la justice était toujours écoutée par les
+souveraines puissances de la terre; mais souvent l'innocence doit
+recevoir comme une pure faveur son absolution.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cette sentence serait bien placée dans une homélie, mais encore dans
+toute autre occasion. Garde-la, je te prie, pour plaider la cause de ton
+souverain devant son peuple.
+
+BELÈSES.
+
+J'espère qu'il n'y a pas de cause?
+
+SARDANAPALE.
+
+Pas de cause, peut-être, mais beaucoup de causeurs.--Si, dans l'exercice
+de vos habituelles perquisitions sur la terre, vous rencontrez de ces
+gens-là, ou si vous lisez leur existence dans quelque mystérieux éclair
+des astres, vos habituelles chroniques, remarquez, je vous prie, qu'il
+existe entre le ciel et la terre des êtres plus pervers que celui qui
+gouverne une immense multitude d'hommes, et n'en fait mourir aucun; et
+qui, sans se haïr lui-même, aime assez ses semblables pour épargner ceux
+d'entre eux qui ne l'épargneraient pas, s'ils étaient jamais les
+maîtres:--mais rien de tout cela n'est prouvé. Satrapes! vous êtes
+libres de vos personnes et de vos épées: disposez-en comme il vous
+plaira;--dès cette heure, je n'ai rien à vous reprocher. Salemènes!
+suivez-moi.
+
+(Sardanapale, Salemènes, la suite, etc., se retirent, laissant Arbaces
+et Belèses.)
+
+ARBACES.
+
+Belèses!
+
+BELÈSES.
+
+Eh bien! que vous semble?
+
+ARBACES.
+
+Que nous sommes perdus.
+
+BELÈSES.
+
+Que le royaume est à nous.
+
+ARBACES.
+
+Comment! suspects comme nous le sommes!--le glaive suspendu sur nos
+têtes par un seul cheveu, et que peut briser, d'un instant à l'autre, la
+voix impérieuse qui nous a épargnés! En vérité, je ne vous comprends
+pas.
+
+BELÈSES.
+
+Ne cherchez pas à comprendre; mais songeons à profiter du tems. L'heure
+nous appartient encore,--nos moyens sont les mêmes,--la nuit, celle que
+nous avions arrêtée: il n'y a rien de changé, si ce n'est que notre
+ignorance de tout soupçon s'est convertie en une certitude qui ne nous
+permet plus, sans être taxés de folie, le moindre délai.
+
+ARBACES.
+
+Et pourtant--
+
+BELÈSES.
+
+Comment! des doutes encore?
+
+ARBACES.
+
+Il a épargné nos vies;--bien plus, il les a sauvées des coups de
+Salemènes.
+
+BELÈSES.
+
+Et combien de tems les épargnera-t-il encore? jusqu'au premier moment
+d'ivresse.
+
+ARBACES.
+
+Ou plutôt de sobriété. Cependant, il à agi avec noblesse; il nous a
+royalement pardonné une trahison bassement méditée--
+
+BELÈSES.
+
+Dites courageusement.
+
+ARBACES.
+
+L'un et l'autre, peut-être. Mais il m'a touché; et, quoi qu'il arrive,
+je n'irai pas plus loin.
+
+BELÈSES.
+
+Perdre ainsi le monde!
+
+ARBACES.
+
+Perdre tout, plutôt que ma propre estime.
+
+BELÈSES.
+
+Pour moi, j'ai honte d'être forcé de devoir la vie à un tel roi de
+quenouille.
+
+ARBACES.
+
+Nous ne la lui devons pas moins; et je rougirais bien plus de la ravir à
+qui nous l'accorda.
+
+BELÈSES.
+
+Endure tout ce que tu voudras, les étoiles en ont autrement décidé.
+
+ARBACES.
+
+Quand elles descendraient pour me tracer la route qui doit m'élever vers
+le trône, je ne les suivrais pas.
+
+BELÈSES.
+
+Pure faiblesse,--pire que celle d'une femme malade rêvant de la mort, ou
+veillant au milieu des ténèbres,--Avance,--avance.
+
+ARBACES.
+
+J'ai cru, quand il parlait, voir Nemrod lui-même, tel que le présente
+l'orgueilleuse statue placée au milieu des rois dont il semble le
+monarque, et formant lui seul le temple dont il ne doit être que
+l'ornement.
+
+BELÈSES.
+
+Je vous disais que vous l'aviez beaucoup trop méprisé, et qu'il y avait
+encore en lui quelque chose de royal. Quoi donc, il n'en est qu'un plus
+digne adversaire.
+
+ARBACES.
+
+Et nous de plus indignes:--oh! pourquoi nous a-t-il épargnés!
+
+BELÈSES.
+
+Fort bien!--tu voudrais qu'il nous eût déjà immolés.
+
+ARBACES.
+
+Non;--mais il eût mieux valu mourir ainsi que de vivre pour
+l'ingratitude.
+
+BELÈSES.
+
+Oh! qu'il est des ames vulgaires! Tu n'as pas reculé devant ce que
+d'autres appellent trahison et lâche perfidie,--et soudain, parce qu'à
+propos de rien ou de quelque chose, cet impudent débauché s'est montré
+avec ostentation entre toi et Salemènes, te voilà converti,--faut-il le
+dire?--en Sardanapale! Je ne sais pas de nom plus ignominieux.
+
+ARBACES.
+
+Il n'y a qu'une heure, quiconque m'aurait ainsi nommé n'aurait pas eu
+long-tems à vivre;--maintenant, je vous pardonne, comme il nous a
+lui-même pardonné.--Non, Sémiramis elle-même n'eût pas agi comme lui.
+
+BELÈSES.
+
+En effet, la reine n'aimait pas les partageans de son royaume, pas même
+un époux.
+
+ARBACES.
+
+Je le servirai fidèlement--
+
+BELÈSES.
+
+Et humblement, sans doute?
+
+ARBACES.
+
+Non, seigneur, noblement; car je le ferai avec loyauté. Je serai plus
+proche du trône que vous ne l'êtes du ciel; moins altier peut-être, mais
+ayant mieux le droit de l'être. Agissez comme vous l'entendrez:--vous
+avez des lois, des mystères, des interprétations du bien et du mal dont
+je manque pour m'éclairer; j'en suis réduit à n'écouter que les
+inspirations d'un coeur sans artifice. A présent, vous me connaissez.
+
+BELÈSES.
+
+Avez-vous fini?
+
+ARBACES.
+
+Oui,--avec vous.
+
+BELÈSES.
+
+Et sans doute, vous songez à me trahir aussi bien qu'à me quitter?
+
+ARBACES.
+
+Cette pensée est d'un prêtre, et non pas d'un soldat.
+
+BELÈSES.
+
+Comme il vous plaira.--Laissons-là ces vains débats; consentez seulement
+à m'entendre.
+
+ARBACES.
+
+Non:--je vois plus de danger dans votre esprit subtil que dans une armée
+entière.
+
+BELÈSES.
+
+S'il en est ainsi,--j'avancerai seul.
+
+ARBACES.
+
+Seul!
+
+BELÈSES.
+
+Les trônes ne souffrent pas de partage.
+
+ARBACES.
+
+Mais celui-ci est occupé.
+
+BELÈSES.
+
+Moins que s'il ne l'était pas,--par un monarque avili. Songez-y,
+Arbaces: jusqu'à présent, je vous ai soutenu, chéri et encouragé; je
+consentais même à vous reconnaître pour maître, dans l'espérance de
+servir et de sauver l'Assyrie. Le ciel lui-même semblait sourire à mes
+projets: tout répondait à nos voeux, même ce dernier incident, lorsque
+tout d'un coup votre ardeur s'est convertie en un lâche assoupissement.
+Mais s'il en est ainsi, et plutôt que de voir mon pays abattu, je serai
+son libérateur ou la victime de son tyran, ou bien tous les deux: car
+souvent ils marchent ensemble; et si je réussis, Arbaces devient mon
+sujet.
+
+ARBACES.
+
+_Votre_ sujet!
+
+BELÈSES.
+
+Pourquoi pas; mieux vaudra pour vous ce titre que de rester esclave,
+esclave _gracié_ de _la_ Sardanapale.
+
+(Entre Pania.)
+
+PANIA.
+
+Seigneurs, j'apporte un ordre du roi.
+
+ARBACES.
+
+Il est plus tôt obéi que prononcé.
+
+BELÈSES.
+
+Néanmoins, écoutons-le.
+
+PANIA.
+
+De suite, et cette nuit même, retournez à vos satrapies respectives de
+Babylone et de Médie.
+
+BELÈSES.
+
+Est-ce avec nos troupes?
+
+PANIA.
+
+Mon ordre comprend les satrapes et toute leur suite.
+
+ARBACES.
+
+Mais--
+
+BELÈSES.
+
+Le roi sera obéi; dites que nous partons.
+
+PANIA.
+
+J'ai l'ordre de vous voir partir, et non pas de porter votre réponse.
+
+BELÈSES.
+
+Eh bien! nous allons vous suivre.
+
+PANIA.
+
+Je vais me retirer pour ordonner la garde d'honneur qui convient à votre
+rang, et j'attendrai votre signal, pourvu que vous n'outrepassiez pas
+l'heure.
+
+(Pania sort.)
+
+BELÈSES.
+
+Ainsi donc, nous obéissons!
+
+ARBACES.
+
+Sans doute.
+
+BELÈSES.
+
+Oui, jusqu'aux portes qui ferment le palais, notre prison pour l'avenir;
+mais non pas plus loin.
+
+ARBACES.
+
+Tu as saisi précisément la vérité. Le royaume lui-même et sa vaste
+étendue entr'ouvrent devant chacun de nos pas des cachots pour toi et
+pour moi.
+
+BELÈSES.
+
+Des tombeaux.
+
+ARBACES.
+
+Si je le croyais, cette bonne épée en creuserait un de plus que le mien.
+
+BELÈSES.
+
+Elle aurait beaucoup à faire; mais j'espère bien mieux que tu n'augures.
+Essayons, pour le moment, de sortir d'ici comme nous pourrons. Tu
+t'accordes à croire avec moi que cet ordre est une sentence de
+condamnation?
+
+ARBACES.
+
+Et quelle autre interprétation pourrait-on lui donner? c'est l'usage
+ordinaire des rois de l'Orient: pardon et poison;--des faveurs et un
+glaive;--un lointain voyage, un repos éternel. Combien de satrapes, sous
+le règne de son père:--car pour lui, je l'avoue, il n'est, ou du moins
+il n'était pas sanguinaire--
+
+BELÈSES.
+
+Mais ne veut-il, ne peut-il à présent le devenir?
+
+ARBACES.
+
+Je le crains. Combien de satrapes ai-je vus, au tems de son père,
+renvoyés dans leurs puissans gouvernemens, et qui trouvèrent des tombes
+sous leurs pas! Je ne sais pas comment; mais tels étaient les ennuis et
+la longueur du voyage, qu'ils ne manquaient pas de tomber malades en
+route.
+
+BELÈSES.
+
+Ne songeons qu'à regagner l'air libre de la ville, nous abrégerons le
+chemin.
+
+ARBACES.
+
+Peut-être saura-t-on bien l'abréger à la porte.
+
+BELÈSES.
+
+Non; ils risqueraient trop. Ils entendent nous faire mourir isolément,
+non pas dans le palais ou dans les murs de la ville; nous y sommes trop
+connus, nous y aurions des partisans: s'ils avaient voulu se défaire ici
+de nous, nous ne serions déjà plus. Sortons.
+
+ARBACES.
+
+Si je pensais qu'il ne voulût pas ma vie--
+
+BELÈSES.
+
+Folie! Sortons. Quel serait autrement le projet du despote? Hâtons-nous
+de rejoindre nos troupes, et de marcher.
+
+ARBACES.
+
+Où? vers nos provinces?
+
+BELÈSES.
+
+Non; vers votre royaume. Nous avons du tems, du courage, de l'espoir,
+des forces, et des moyens que ne pourront vaincre leurs
+demi-mesures.--Partons.
+
+ARBACES.
+
+Quoi! au milieu de mon repentir, vais-je retomber dans le crime!
+
+BELÈSES.
+
+C'est une vertu de savoir se défendre soi-même: c'est la seule garantie
+de tous les droits. Partons, dis-je! sortons de ces lieux, l'air y
+devient épais et redoutable: ces murs exhalent une odeur de
+renfermé.--Ne leur laissons pas le tems d'un nouveau conseil: notre
+prompt départ prouvera notre dévouement; il empêchera notre brave
+escorte, l'honnête Pania, d'être, à quelques lieues de là, l'exécuteur
+de nouveaux ordres. Il n'y a donc pas d'autre choix.--Partons, dis-je.
+
+(Il sort avec Arbaces, qui le suit avec résistance.--Entrent Sardanapale
+et Salemènes.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh bien, nous avons remédié à tout, et sans une goutte de sang, le pire
+des ingrédiens des prétendus remèdes; nous voilà préservés par l'exil de
+ces hommes.
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui; comme celui qui marche sur des fleurs l'est de la vipère réfugiée
+sous leurs tiges.
+
+SARDANAPALE.
+
+Comment? que voudrais-tu de moi?
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous voir défaire ce que vous avez fait.
+
+SARDANAPALE.
+
+Révoquer mon pardon?
+
+SALEMÈNES.
+
+Raffermir la couronne qui chancelle sur vos tempes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela serait tyrannique.
+
+SALEMÈNES.
+
+Cela serait prudent.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais ne le sommes-nous pas assez; et quel danger peuvent-ils préparer
+sur les frontières?
+
+SALEMÈNES.
+
+Ils n'y sont pas encore;--et si j'en étais cru, ils n'y seraient jamais.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais, enfin, je t'ai prêté une oreille impartiale:--pourquoi ne les
+écouterais-je pas à leur tour?
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous pourrez le concevoir plus tard; en ce moment, je sors pour disposer
+la garde.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais nous rejoindrez-vous pendant le banquet?
+
+SALEMÈNES.
+
+Dispensez-moi, sire;--je ne suis pas un homme de table: je suis prêt à
+remplir tous les emplois, sauf celui de Bacchante.
+
+SARDANAPALE.
+
+Néanmoins, il est bon de se réjouir de tems en tems.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et bon aussi que quelques-uns veillent pour ceux qui trop souvent se
+réjouissent. Permettez-vous que je m'éloigne?
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui:--encore un instant, mon généreux Salemènes, mon frère, mon
+excellent sujet, prince meilleur que je ne suis roi. Vous devriez être
+le monarque, et moi,--je ne sais quoi, et je ne m'en soucie; mais ne va
+pas croire que je sois insensible à ta prudente sollicitude, et aux
+chagrins rudes, mais affectueux, que te causent mes folies. Si
+j'épargnai, contre ton avis, l'existence de ces hommes;--ce n'est pas
+que je crusse tes avis erronés; mais laissons-les respirer; ne les
+chicanons pas sur leur vie:--donnons-leur le loisir de l'amender. Leur
+exil me permet de dormir tranquille, et leur mort m'en eût empêché.
+
+SALEMÈNES.
+
+Ainsi, pour sauver des traîtres, vous courez le risque de tomber dans
+l'éternel sommeil:--vous leur évitez un moment d'angoisse, pour des
+années de crime. Permettez-moi de les forcer à demeurer tranquilles.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ne me tente pas: ma parole est donnée.
+
+SALEMÈNES.
+
+Elle peut être reprise.
+
+SARDANAPALE.
+
+C'est celle d'un roi.
+
+SALEMÈNES.
+
+Elle devrait donc être vigoureuse. Cette demi-indulgence, qui se
+contente de l'exil, ne fait qu'ajouter à l'irritation.--Il faut qu'un
+pardon soit entier, ou qu'il ne soit pas prononcé.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et qui m'a persuadé, lorsque je m'étais contenté de les éloigner de ma
+présence, qui m'a pressé de les renvoyer dans leurs satrapies?
+
+SALEMÈNES.
+
+En effet, je l'avais oublié: et si jamais ils gagnent leurs
+provinces,--vous devez, sire, me reprocher encore davantage ce conseil.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et s'ils ne les gagnent pas, songez-y,--sains et saufs; entendez-vous,
+sains et saufs, et en toute sécurité, songez à la vôtre.
+
+SALEMÈNES.
+
+Permettez-moi de partir; on veillera à leur _salut_.
+
+SARDANAPALE.
+
+Pars donc; et, je te prie, pense de ton frère avec plus de faveur.
+
+SALEMÈNES.
+
+Sire, je servirai toujours, comme je le dois, mon souverain.
+
+(Salemènes sort.)
+
+SARDANAPALE, seul.
+
+Cet homme est d'un caractère trop sévère: il est rude et fier comme le
+roc, libre de toutes les entraves vulgaires de la terre. Moi, je suis
+d'une argile plus tendre et mélangée de fleurs. Mais, comme notre
+enveloppe, les produits doivent différer entre eux. Si je me trompe,
+c'est sur des points qui affectent bien légèrement ce sens que je ne
+puis désigner, mais qui m'inspire souvent de la tristesse et quelquefois
+de la satisfaction; génie qui semble placé sur mon coeur pour régler
+plutôt que pour rendre plus vifs ses mouvemens, et pour me faire des
+questions que jamais aucun mortel ne m'a faites, ni Baal lui-même, avec
+tous ses divins oracles:--lui dont, ici, le marbre n'empêche pas la
+majestueuse figure de se rider, comme les ombres du soir, et de sembler
+mobile, au point de me laisser croire que la statue va parler. Éloignons
+ces vaines pensées: je veux être tout à l'allégresse;--et puis, voici le
+plus fidèle héraut du plaisir.
+
+(Entre Mirrha.)
+
+MIRRHA.
+
+Roi! le ciel se couvre, le tonnerre commence à gronder, les nuages
+semblent approcher et recéler déjà dans leurs flancs les éclats d'une
+redoutable tempête. Voulez-vous donc quitter le palais?
+
+SARDANAPALE.
+
+La tempête, dis-tu!
+
+MIRRHA.
+
+Oui, mon cher seigneur.
+
+SARDANAPALE.
+
+Pour ma part, je ne serais pas fâché de rompre la monotonie de la scène,
+et de contempler les élémens en guerre; mais ce plaisir contrasterait
+avec les vêtemens de soie et les figures paisibles de nos joyeux amis.
+Dis-moi, Mirrha, es-tu de ceux qui craignent le grondement des nuages?
+
+MIRRHA.
+
+Dans mon pays, nous respectons leurs voix, comme les augures de Jupiter.
+
+SARDANAPALE.
+
+Jupiter!--Ah! oui, votre Baal.--Le nôtre a du crédit aussi sur le
+tonnerre; et, de tems en tems, quelque éclat témoigne sa divinité, et
+même vient parfois briser ses propres autels.
+
+MIRRHA.
+
+Ce serait un sinistre présage.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui,--pour les prêtres. Eh bien! cette nuit, nous ne sortirons pas du
+palais: nous banquetterons à l'intérieur.
+
+MIRRHA.
+
+Jupiter en soit donc loué! il a exaucé la prière que tu n'avais pas
+voulu entendre. Les dieux ont pour toi plus de tendresse que toi-même;
+et s'ils ont soulevé cette tempête entre toi et tes ennemis, c'est pour
+te protéger contre eux.
+
+SARDANAPALE.
+
+S'il y a du péril, mon enfant, il est, je crois, le même dans ces murs
+et sur les bords du fleuve.
+
+MIRRHA.
+
+Non, non; ces murs sont élevés, forts, et d'ailleurs garnis de gardes.
+Pour y pénétrer, la trahison doit franchir une foule de détours et de
+portes massives: mais dans le pavillon, elle ne trouvera aucune défense.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, s'il y a trahison; mais ni dans le palais, ni dans la forteresse,
+ni sur les sommets, séjour des orages, où l'aigle repose au milieu
+d'impraticables rochers. La flèche sait atteindre le roi des airs: et
+celui de la terre n'est pas à l'abri du poignard meurtrier. Mais,
+calme-toi: innocens ou coupables, les hommes que tu crains sont bannis
+et déjà loin.
+
+MIRRHA.
+
+Ils vivent encore?
+
+SARDANAPALE.
+
+Quoi, si cruelle aussi!
+
+MIRRHA.
+
+Je ne puis frémir de la juste exécution d'un châtiment mérité, sur ceux
+qui menacent votre vie: s'il en était autrement, je ne mériterais pas de
+conserver la mienne. D'ailleurs, vous avez le conseil du noble
+Salemènes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ma surprise est extrême: l'indulgence et la sévérité se réunissent
+contre moi pour me forcer à la vengeance.
+
+MIRRHA.
+
+C'est là une de nos vertus en Grèce.
+
+SARDANAPALE.
+
+Elle n'en est pas plus royale.--Je ne l'observerai pas; ou si je m'y
+laisse entraîner, ce sera à l'égard des rois:--de mes égaux.
+
+MIRRHA.
+
+Mais ces hommes cherchent à devenir tels.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mirrha, cela est trop de ton sexe; c'est la peur qui t'inspire.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, pour vous.
+
+SARDANAPALE.
+
+Peu importe:--c'est toujours la peur. J'ai étudié les femmes; une fois
+soulevées par le ressentiment, elles aspirent, par suite de leur
+timidité, à la vengeance, avec une persévérance que je ne veux pas
+prendre pour modèle. Je vous croyais, vous autres Grecques, exemptes de
+cette faiblesse, aussi bien que de la puérile mollesse des femmes
+asiatiques.
+
+MIRRHA.
+
+Mon seigneur, je n'aime pas à faire parade de mon amour ni de mes
+qualités; j'eus part à votre splendeur, je partagerai, quoi qu'il
+arrive, votre destinée. Un jour peut venir où vous trouverez dans une
+esclave plus de dévouement que dans les innombrables sujets de votre
+empire. Mais puissent les dieux ne le pas permettre! J'aime mieux être
+aimée sur la foi de ce que j'éprouve moi-même, que de vous en donner
+jamais la preuve au milieu de peines que mes tendres soins pourraient ne
+pas assez adoucir.
+
+SARDANAPALE.
+
+La peine ne saurait pénétrer où existe le parfait amour; ou, si elle se
+présente, c'est pour le rendre encore plus vif, et s'évanouir loin de
+ceux qu'elle ne saurait atteindre. Rentrons.--L'heure approche; et il
+faut nous préparer à recevoir les hôtes qui doivent embellir notre fête.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La salle du palais illuminée.--Sardanapale et ses hôtes sont à
+table.--Une tempête au dehors, et de tems en tems le tonnerre.)
+
+
+SARDANAPALE.
+
+Remplis la coupe! Nous sommes ici dans l'ordre: c'est ici mon vrai
+royaume, entre de beaux yeux et des figures aussi heureuses que belles!
+Ici, le chagrin ne saurait pénétrer.
+
+ZAMES.
+
+Ni partout ailleurs:--où est le roi, brille aussitôt le plaisir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela ne vaut-il pas mieux que les chasses de Nemrod, ou les courses de
+ma fière grand'-mère à la recherche de royaumes qu'elle n'aurait pu
+gouverner, si elle en eût fait la conquête?
+
+ALTADA.
+
+Quelque grands qu'ils fussent, et comme le fut toute la royale race, nul
+de ceux qui ont précédemment régné n'a pourtant atteint la gloire de
+Sardanapale, qui mit toute sa joie dans la paix, la plus solide des
+gloires.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et dans le plaisir, cher Altada, vers lequel la gloire n'est qu'un
+chemin. Que recherchons-nous? le plaisir. Nous devons abréger la route
+qui y conduit; nous ne la poursuivons pas à travers les cendres de
+l'humanité, et nous évitons de signaler par autant de tombeaux chacun de
+nos pas.
+
+ZAMES.
+
+Non; tous les coeurs sont heureux; toutes les voix s'accordent pour bénir
+le roi de paix, qui tient l'univers en joie.
+
+SARDANAPALE.
+
+En es-tu bien sûr? J'ai ouï parler différemment; quelques-uns parlent de
+traîtres.
+
+ZAMES.
+
+Sire, les traîtres sont ceux qui parlent ainsi[2]. Cela est impossible.
+Dans quel but?
+
+[Note 2: Ces mots (pourquoi? je l'ignore) me rappellent ceux de la
+fameuse dernière adresse de 1830, au roi Charles X. «Sire, entre ceux
+qui _méconnaissent_ une nation si _fidèle_, si _dévouée_, si soumise,
+_et nous_, que votre majesté prononce.»--La réponse de Zames est, comme
+on le voit, très-_respectueuse_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+SARDANAPALE.
+
+Dans quel but? tu as raison:--Remplis la coupe; nous n'y songerons plus.
+Il n'y a pas de traîtres: ou s'il en est, ils sont partis.
+
+ALTADA.
+
+Amis, faites-moi raison! Vidons tous, à genoux, une coupe à la santé du
+roi,--du monarque, dis-je, du dieu Sardanapale!
+
+ZAMES et les hôtes s'agenouillent, et s'écrient:
+
+_Au roi plus puissant que Baal son père, au dieu Sardanapale_! (Le
+tonnerre interrompt leur toast, quelques-uns se relèvent effrayés.)
+Pourquoi vous relever, mes amis? Ses ancêtres divins expriment, par
+cette éclatante voix, leur consentement à nos voeux.
+
+MIRRHA.
+
+Dis plutôt leurs menaces. Souffriras-tu, roi, cette ridicule impiété?
+
+SARDANAPALE.
+
+Impiété!--Eh bien! si mes aïeux et prédécesseurs sont des dieux, je ne
+déshonorerai pas leur lignée. Mais levez-vous, mes pieux amis; réservez
+votre dévotion pour le maître du tonnerre: mes voeux sont d'être aimé, et
+non pas déifié.
+
+ALTADA.
+
+Vous êtes l'un et l'autre;--et vous le serez toujours par vos fidèles
+sujets.
+
+SARDANAPALE.
+
+Le tonnerre semble redoubler: voilà une horrible nuit.
+
+MIRRHA.
+
+Oh! oui, pour les dieux qui n'ont pas de palais où puissent être à
+l'abri leurs adorateurs.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il est vrai, Mirrha; et si je pouvais transformer mon royaume en un
+vaste asile pour les malheureux, je le ferais.
+
+MIRRHA.
+
+Tu n'es donc pas dieu, puisque tu ne peux exécuter le grand et noble voeu
+que tu formes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et vos dieux donc, que sont-ils? eux qui le peuvent et ne le font pas?
+
+MIRRHA.
+
+Ne parle pas de cela, de crainte de les provoquer.
+
+SARDANAPALE.
+
+En effet; ils n'aiment pas mieux que les mortels la censure. Une pensée
+me frappe, mes amis: s'il n'existait pas de temple, croyez-vous qu'il y
+eût des adorateurs de l'air?--c'est-à-dire, quand il est triste et
+furieux comme en ce moment.
+
+MIRRHA.
+
+Le Perse prie sur ses montagnes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, quand brille le soleil.
+
+MIRRHA.
+
+Mais moi, je demanderais, si ce palais était renversé et détruit,
+combien de flatteurs baiseraient la poussière sur laquelle marchait le
+roi?
+
+ALTADA.
+
+La belle Ionienne parle avec trop de dédain d'une nation qu'elle ne
+connaît pas assez; les Assyriens ne savent de plaisir que celui de leur
+roi: ils sont fiers de leurs hommages.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh bien! mes hôtes, pardonnez la vivacité d'expression de la belle
+Grecque.
+
+ALTADA.
+
+Lui _pardonner_, sire! nous lui devons honneur, comme à tout ce qui vous
+appartient. Mais quel est ce bruit?
+
+ZAMES.
+
+Ce bruit! rien que les éclats de portes lointaines frappées du vent.
+
+ALTADA.
+
+Il a retenti comme le cri de--Écoutez encore.
+
+ZAMES.
+
+C'est la pluie tombant par torrens sur le toit.
+
+SARDANAPALE.
+
+N'en parlons plus. Mirrha, mon amour, as-tu préparé ta lyre? Chante-moi
+une pièce de Sapho; de celle, tu sais, qui, dans ton pays, se
+précipita--
+
+(Entre Pania, l'épée et les vêtemens ensanglantés et en désordre. Les
+hôtes se lèvent tous effrayés.)
+
+PANIA, aux gardes.
+
+Assurez-vous des portes; courez de toutes vos forces vers les murs. Aux
+armes! aux armes! le roi est en péril. Monarque, excusez cette hâte:--ma
+fidélité l'exige.
+
+SARDANAPALE.
+
+Explique-toi.
+
+PANIA.
+
+Les craintes de Salemènes étaient fondées: les perfides satrapes--
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous êtes blessé:--qu'on lui présente du vin. Reprenez vos sens, cher
+Pania.
+
+PANIA.
+
+Ce n'est rien:--c'est une légère blessure. Je suis plus accablé de
+l'empressement que j'ai mis à avertir mon prince, que du sang répandu
+pour le défendre.
+
+MIRRHA.
+
+Eh bien! les rebelles?
+
+PANIA.
+
+À peine Arbaces et Belèses eurent-ils atteint leur demeure dans la
+ville, qu'ils refusèrent de marcher: et quand je voulus user du pouvoir
+qui m'était délégué, ils invoquèrent leurs troupes, qui se soulevèrent
+aussitôt en furie.
+
+MIRRHA.
+
+Tous?
+
+PANIA.
+
+Beaucoup trop.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ne va pas, en mettant une borne à ta franchise, épargner la vérité à mes
+oreilles.
+
+PANIA.
+
+Ma faible garde était fidèle;--et ce qui en reste le demeure encore.
+
+MIRRHA.
+
+Est-ce là tout ce qu'il y a de fidèle dans l'armée?
+
+PANIA.
+
+Non:--les Bactriens, conduits par Salemènes, qui, toujours oppressé de
+violens soupçons sur les gouverneurs de Médie, était alors en marche.
+Les Bactriens sont nombreux; ils font aux rebelles une résistance
+opiniâtre, disputent le terrain pas à pas, et forment un cercle autour
+du palais: c'est là qu'ils songent à réunir toutes leurs forces, et à
+protéger le roi. (Il hésite.) Je suis chargé de--
+
+MIRRHA.
+
+Il n'est pas tems d'hésiter.
+
+PANIA.
+
+Le prince Salemènes supplie donc le roi de s'armer lui-même, quoique
+pour un moment, et de se montrer en soldat: dans cette circonstance, sa
+seule présence ferait plus que n'en saurait faire une armée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Alors donc, mes armes!
+
+MIRRHA.
+
+Tu le veux bien?
+
+SARDANAPALE.
+
+Sans doute. Allons!--mais ne cherchez pas le bouclier; il est trop
+lourd:--une légère cuirasse et mon épée. Où sont les rebelles?
+
+PANIA.
+
+Le plus vif combat se donne maintenant à une stade, à peu près, des murs
+extérieurs.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je puis donc monter à cheval. Sféro, faites préparer mon cheval.--Il y a
+dans nos cours assez d'espace pour faire agir la moitié des cavaliers
+arabes.
+
+(Sféro sort.)
+
+MIRRHA.
+
+Combien je t'aime!
+
+SARDANAPALE.
+
+Je n'en ai jamais douté.
+
+MIRRHA.
+
+Mais, à présent, je te connais.
+
+SARDANAPALE, à l'un des suivans.
+
+Apportez-moi aussi ma lance.--Où est Salemènes?
+
+PANIA.
+
+Où doit être un soldat: dans le fort de la mêlée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cours vers lui.--La route est-elle libre encore entre le palais et
+l'armée?
+
+PANIA.
+
+Elle l'était quand j'accourus ici, et je n'ai nulle crainte: nos troupes
+étaient déterminées, et la phalange formée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Dis-lui, pour le présent, qu'il épargne sa personne, et que, pour moi,
+je n'épargnerai pas la mienne:--ajoute que j'arrive.
+
+PANIA.
+
+Ce mot est à lui seul la victoire.
+
+(Pania sort.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Altada,--Zames, avancez et armez-vous: tout dépend de la célérité, à la
+guerre. Voyez à ce que les femmes soient mises en sûreté dans les
+appartemens secrets: qu'on leur laisse une garde, avec l'ordre exprès de
+ne quitter leur poste qu'avec leur vie.--Zames, vous la commanderez.
+Altada, armez-vous, et revenez ici: votre poste est près de notre
+personne.
+
+(Zames, Altada et tous les autres sortent, excepté Mirrha.--Entrent
+Sféro et autres, avec les armes du roi, etc.)
+
+SFÉRO.
+
+Roi, voici votre armure.
+
+SARDANAPALE, s'en revêtant.
+
+Donnez-moi la cuirasse;--bien: mon baudrier; puis mon épée: et le
+casque, j'oubliais, où est-il? c'est bien.--Non, il est trop lourd: vous
+vous êtes trompé, aussi,--ce n'est pas lui que je voulais, mais celui
+que surmonte un diadème.
+
+SFÉRO.
+
+Sire, les pierres précieuses qui l'entourent le mettraient trop en vue
+pour être placé sur votre tête sacrée;--Veuillez me croire, celui-ci,
+bien que moins riche, est d'une meilleure trempe.
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous croyez! Êtes-vous aussi devenu rebelle? Apprenez que votre devoir
+est d'obéir: retournez;--mais, non,--il est trop tard: je sortirai sans
+lui.
+
+SFÉRO.
+
+Au moins, prenez celui-ci.
+
+SARDANAPALE.
+
+Prendre le Caucase! mais ce serait une montagne sur mes tempes.
+
+SFÉRO.
+
+Sire, le dernier soldat ne s'avance pas aussi exposé au combat. Tout le
+monde vous reconnaîtra,--car l'orage a cessé, et la lune a reparu dans
+tout son éclat.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je sors pour qu'on me reconnaisse, et, par ce moyen, j'y réussirai plus
+tôt. Allons,--ma lance! me voici armé. (Il s'avance; puis s'arrêtant
+tout court, à Sféro.) Sféro, j'oubliais;--apportez le miroir[3].
+
+[Note 3: C'est ainsi que, dans les champs illyriens, Othon portait un
+_miroir_.--Voyez Juvénal.]
+
+SFÉRO.
+
+Un miroir, sire?
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, le miroir d'acier poli trouvé parmi les dépouilles de l'Inde;--mais
+hâte-toi. (Sféro sort.) Mirrha, retire-toi dans un lieu de sûreté.
+Pourquoi n'as-tu pas déjà suivi les autres femmes?
+
+MIRRHA.
+
+Parce que c'est ici ma place.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais quand je la quitterai?--
+
+MIRRHA.
+
+Je vous suivrai.
+
+SARDANAPALE.
+
+Au combat, vous!
+
+MIRRHA.
+
+Dans ce cas-là, je ne serais pas la première fille grecque qui s'y fût
+montrée. Mais j'attendrai ici votre _retour_.
+
+SARDANAPALE.
+
+La place est spacieuse: c'est la première qu'on occupera, si nous sommes
+vaincus; et s'il en arrive ainsi, je ne retournerai pas--
+
+MIRRHA.
+
+Nous ne nous en rejoindrons pas moins.
+
+SARDANAPALE.
+
+Comment?
+
+MIRRHA.
+
+Aux lieux où tous finiront par se rejoindre:--dans les enfers! Nous y
+réunirons nos ombres, s'il est, comme je le crois; des rives au-delà du
+Styx; et nos cendres, s'il n'en est pas.
+
+SARDANAPALE.
+
+Aurais-tu bien le courage de l'oser?
+
+MIRRHA.
+
+J'oserai tout, si ce n'est de survivre à ce que j'aimais, pour devenir
+la proie d'un rebelle: séparons-nous, et montre toute ta valeur.
+
+(Rentre Sféro, avec le miroir.)
+
+SARDANAPALE, se regardant.
+
+Cette cuirasse me va bien, le baudrier mieux encore; mais le casque, pas
+du tout. (Il jette le casque, après l'avoir essayé de nouveau.) À mon
+avis, je ne suis pas trop mal dans ce costume; à présent, il s'agit d'en
+faire l'épreuve. Altada! où est Altada?
+
+SFÉRO.
+
+Sire, il attend au dehors: il doit vous présenter votre bouclier.
+
+SARDANAPALE.
+
+En effet, j'oubliais qu'il est mon porte-bouclier, par droit de
+naissance dérivé d'âge en âge. Embrasse-moi, Mirrha; encore une
+fois,--encore,--et quoi qu'il arrive, aime-moi: ma première gloire
+serait de me rendre plus digne de ta tendresse.
+
+MIRRHA.
+
+Partez, et soyez vainqueur!
+
+(Sardanapale et Sféro sortent.)
+
+MIRRHA.
+
+Me voilà seule: tous sont partis, et peut-être un bien petit nombre
+reviendront. Qu'il triomphe seulement, et que je meure! S'il est vaincu,
+je n'en mourrai pas moins, car je ne veux pas lui survivre. Il a touché
+mon coeur, je ne sais comment et pourquoi. Ce n'est pas parce qu'il est
+roi; son royaume chancelle en ce moment autour de son trône; la terre
+s'entr'ouvre pour ne lui laisser d'autre place qu'un tombeau: et je
+l'aime encore davantage. Pardonne, ô puissant Jupiter! à cet amour
+monstrueux pour un barbare qui méconnaît l'Olympe! Oui, je l'adore
+maintenant, bien plus encore que--Écoutons:--quels cris de guerre! ils
+semblent approcher. S'il en était ainsi (elle tire une petite fiole), ce
+subtil poison de Colchos, que mon père apprit à composer sur les rivages
+d'Euxin, et qu'il m'enseigna à conserver, pourrait m'affranchir! Et
+déjà, depuis long-tems, il m'eût affranchie; mais j'aimais, j'aimais au
+point d'oublier que je fusse esclave, dans les lieux même où tous, à
+l'exception d'un seul, sont esclaves et fiers de leur servitude, quand,
+à leur tour, ils voient sous leurs ordres un seul être plus bas et plus
+méprisable qu'eux. C'est ainsi que nous oublions que des fers portés
+comme ornement n'en sont pas moins des chaînes.--Encore ce bruit!...--Et
+puis, le cliquetis des armes:--et puis--
+
+(Entre Altada.)
+
+ALTADA.
+
+Sféro!--Sféro!
+
+MIRRHA.
+
+Il n'est pas ici; que lui voulez-vous? où en est le combat?
+
+ALTADA.
+
+Douteux et cruel.
+
+MIRRHA.
+
+Et le roi?
+
+ALTADA.
+
+Il agit en roi. Je cherche Sféro, afin de demander pour lui une nouvelle
+lance et son casque. Jusqu'à présent, il a combattu la tête nue, et
+beaucoup trop exposé. Les soldats connaissent ses traits, et
+malheureusement aussi les ennemis: à la claire lueur de la lune, sa
+tiare de soie et ses cheveux épars lui donnent une apparence trop
+royale. Tous les arcs sont dirigés sur ses beaux cheveux, sur sa belle
+tête, et sur le léger bandeau qui les couronne tous deux.
+
+MIRRHA.
+
+Dieux qui tonnez sur la terre de mes pères, protégez-le! Est-ce le roi
+qui vous a envoyé?
+
+ALTADA.
+
+C'est Salemènes qui, sans en avoir instruit le prince, trop peu soucieux
+du danger, m'a donné confidentiellement cet ordre. Mais le roi, le roi
+est au combat comme au plaisir! Où peut donc être Sféro? Je vais
+chercher dans l'arsenal, il doit s'y tenir.
+
+(Altada sort.)
+
+MIRRHA.
+
+Non,--il n'y a pas de déshonneur,--il n'en est pas à le chérir. Je
+voudrais presque,--ce que jamais je n'ai souhaité, qu'il fût Grec. Si
+Alcide fut blâmé pour avoir porté la robe de la Lydienne Omphale, et
+pour avoir manié son vil fuseau; celui qui tout-à-coup se montre un
+Hercule; qui, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge viril, nourri dans des
+habitudes efféminées, s'élance du banquet au combat, comme si c'était
+son lit voluptueux, certes, celui-là mérite d'avoir une fille grecque
+pour amante, un chantre grec pour poète, une tombe grecque pour
+monument. Eh bien, seigneur, comment va le combat?
+
+(Entre un officier.)
+
+L'OFFICIER.
+
+Perdu, perdu presque sans ressource. Zames! Où est Zames?
+
+MIRRHA.
+
+Il commande la garde placée devant l'appartement des femmes.
+
+(L'officier sort.)
+
+MIRRHA, seule.
+
+Il est parti; et tout, m'a-t-il dit, est perdu! Qu'ai-je besoin d'en
+savoir davantage? Dans ce peu de mots se trouvent abîmés un royaume et
+un roi, une famille de treize siècles, des milliers de vies, et la
+fortune de tous ceux qui n'ont pas succombé; et moi aussi, semblable à
+la bulle légère sortie de la vague qui engouffre tant de victimes, je
+vais cesser d'exister. Du moins, mon destin est-il entre mes mains: nul
+insolent vainqueur ne me comptera parmi ses dépouilles.
+
+(Entre Pania.)
+
+PANIA.
+
+Mirrha, suivez-moi sans délai; nous n'avons pas un moment à
+perdre:--c'est tout ce qui nous reste.
+
+MIRRHA.
+
+Et le roi?
+
+PANIA.
+
+Il m'a envoyé ici pour vous conduire au-delà du fleuve, par un passage
+secret.
+
+MIRRHA.
+
+Ainsi donc, il vit--
+
+PANIA.
+
+Et m'a chargé d'assurer votre vie, et de vous conjurer de vivre pour
+lui, jusqu'à ce qu'il pût vous rejoindre.
+
+MIRRHA.
+
+Songerait-il à quitter le combat?
+
+PANIA.
+
+Non, jusqu'à la dernière extrémité. Encore à présent, il n'écoute que
+les inspirations du désespoir; et, pied à pied, il dispute le palais
+lui-même.
+
+MIRRHA.
+
+Ils y sont donc!--oui, leurs cris retentissent au travers des vieilles
+salles que n'avaient jamais profanées des échos rebelles, jusqu'à cette
+nuit fatale. Adieu, race d'Assyrie! adieu à toutes celles de Nemrod!
+tout, jusqu'à son nom, est à présent disparu.
+
+PANIA.
+
+Suivez-moi, sortons!
+
+MIRRHA.
+
+Non; je veux mourir ici!--Fuyez, et dites à votre roi que jusqu'à la fin
+je l'ai aimé.
+
+(Entrent Sardanapale et Salemènes, avec soldats. Pania quitte Mirrha et
+entre dans leurs rangs.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Puisqu'il en est ainsi, nous mourrons où nous sommes nés:--dans nos
+appartemens. Serrez vos rangs,--demeurez fermes. J'ai dépêché un satrape
+fidèle vers Zames, dont la garde est fraîche et dévouée: ils ne
+tarderont pas. Tout n'est pas désespéré! Pania, veille sur Mirrha.
+
+(Pania revient près de Mirrha.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Nous avons le tems de respirer: encore un effort, mes amis,--un effort
+pour Assyrie!
+
+SARDANAPALE.
+
+Dis plutôt pour Bactriane! Mes fidèles Bactriens, je veux désormais être
+roi de votre pays, et nous tiendrons ensemble ce royaume en province.
+
+SALEMÈNES.
+
+Écoutez! ils viennent,--ils viennent.
+
+(Entrent Belèses et Arbaces à la tête des rebelles.)
+
+ARBACES.
+
+Avançons! nous les avons pris dans le piége. À la charge! à la charge!
+
+BELÈSES.
+
+En avant!--Le ciel combat pour nous et avec nous:--sus!
+
+(Ils chargent le roi, Salemènes et leurs troupes, qui se défendent
+jusqu'à l'arrivée de Zames, avec les gardes ci-dessus mentionnées. Les
+rebelles sont alors repoussés et poursuivis par Salemènes, etc. Comme le
+roi va rejoindre les poursuivans, Belèses l'arrête.)
+
+BELÈSES.
+
+À moi, le tyran.--Je vais terminer cette guerre.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et moi aussi, belliqueux prêtre, sublime prophète, sujet reconnaissant
+et fidèle:--cède, je t'en prie. Je te réserverai pour un jugement en
+forme, au lieu de plonger mes mains dans ton sang sacré.
+
+BELÈSES.
+
+Ton heure est venue.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, c'est la tienne.--Dernièrement, quoique je ne sois qu'un jeune
+astrologue, j'ai lu dans les astres; et parmi les lumières du zodiaque,
+j'ai trouvé ton destin dans le signe du Scorpion, qui proclame que tu
+vas être terrassé.
+
+BELÈSES.
+
+Ce ne sera pas par toi.
+
+(Ils combattent; Belèses est blessé et désarmé.)
+
+SARDANAPALE, levant son épée pour le tuer.
+
+Invoque maintenant les planètes. Descendront-elles du ciel pour sauver
+leur crédit et leur interprète?
+
+(Un parti de rebelles entre et délivre Belèses. Ils attaquent le roi,
+qui, à son tour, est délivré par un parti de ses soldats: les rebelles
+sont mis en fuite.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Après tout, le vilain avait prophétisé juste. Allons!--sur eux:--la
+victoire est à nous.
+
+(Il sort à leur poursuite.)
+
+MIRRHA, à Pania.
+
+Suis-le donc! Pourquoi demeures-tu ici, et souffres-tu que tes
+compagnons marchent sans toi à la victoire?
+
+PANIA.
+
+Le roi m'a ordonné de ne pas vous quitter.
+
+MIRRHA.
+
+Moi! ne songe pas à moi: un simple soldat de plus peut offrir un secours
+décisif. Je ne demande pas, je n'ai pas besoin de garde. Et qui peut,
+quand il s'agit du destin du monde, songer à veiller sur une femme!
+Disparais, te dis-je, ou tu perds l'honneur! Tu ne m'écoutes pas; eh
+bien, moi, femme timide, je vais m'élancer au milieu de leur furieuse
+lutte, et je t'ordonne de me garder, _là_--où tu pourras en même tems
+protéger ton souverain.
+
+(Mirrha sort.)
+
+PANIA.
+
+Arrêtez, madame! Elle est partie. S'il lui arrivait quelque malheur,
+j'aurais mieux fait de perdre ma vie. Sardanapale tient bien plus à elle
+qu'à son royaume, et pourtant il dispute en ce moment l'un et l'autre.
+Faut-il donc moins faire que lui, qui n'a jamais, jusqu'à présent, tiré
+un cimeterre? Revenez, Mirrha, je vous obéis, quoiqu'en désobéissant au
+monarque.
+
+(Pania sort. Altada et Sféro entrent par une porte opposée.)
+
+ALTADA.
+
+Mirrha! Eh quoi, partie! Pourtant elle était ici quand s'est engagé le
+combat, et Pania avec elle, leur serait-il arrivé quelque chose?
+
+SFÉRO.
+
+Je les vis en sûreté à l'instant où les révoltés prirent la fuite; et
+s'ils se sont éloignés, ce n'est sans doute que pour regagner le harem.
+
+ALTADA.
+
+Si, comme tout semble l'annoncer, le roi reste vainqueur, et qu'il ait
+perdu sa chère Ionienne, nous sommes destinés à un sort pire que celui
+des révoltés captifs.
+
+SFÉRO.
+
+Il faut que nous les suivions; elle ne peut être fort éloignée: et si
+nous la retrouvons, c'est une plus riche proie à présenter à notre
+souverain que celle d'un royaume reconquis.
+
+ALTADA.
+
+Non, Baal lui-même ne fit jamais, pour s'emparer de ces contrées, de
+plus hardis efforts que son soyeux fils pour les conserver: il a déjoué
+toutes les prévisions de ses ennemis et de ses amis; il s'est montré tel
+que ces brûlantes et lourdes journées d'été, avant-courrières de soirées
+orageuses, alors qu'éclate tout d'un coup la foudre, au point d'ébranler
+les airs et de transformer la terre en nouveau déluge. L'homme est
+inexplicable.
+
+SFÉRO.
+
+Pas plus celui-ci que les autres: tous sont les enfans de l'occasion.
+Mais, sortons:--allons à la recherche de l'esclave, ou préparons-nous à
+expier dans les tortures sa folle passion, et à subir, innocens, le
+supplice des criminels.
+
+(Ils sortent.--Entrent Salemènes, soldats, etc.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Le triomphe est beau: ils sont repoussés loin du palais; et nous avons
+ouvert un facile accès aux troupes stationnées de l'autre côté de
+l'Euphrate, qui peut-être demeurent encore fidèles. Et puis elles
+doivent l'être, grâce à la nouvelle de notre victoire; mais le chef des
+vainqueurs, le roi, où est-il?
+
+(Entre Sardanapale avec les siens, etc., et Mirrha.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Me voici, mon frère.
+
+SALEMÈNES.
+
+Sain et sauf, je l'espère.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, pas tout-à-fait; mais passons: nous avons nettoyé le palais--
+
+SALEMÈNES.
+
+Et la ville, je l'espère. Notre nombre s'accroît; et j'ai donné ordre à
+une nuée de Parthes réservés jusqu'à présent, tous impatiens et dispos,
+de les poursuivre dans leur retraite, qui bientôt sera une fuite.
+
+SARDANAPALE.
+
+Elle est déjà telle, du moins ils marchent plus rapidement que je ne
+pouvais les suivre, moi et mes Bactriens, qui cependant n'y mettaient
+pas de lenteur. Mais je suis fatigué: donnez-moi un siége.
+
+SALEMÈNES.
+
+Dans cette place est précisément le trône, sire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ce n'est pas un point de repos, pour l'esprit ni pour le corps: qu'on me
+procure une couche, un bloc de paysan, peu importe. (On lui présente un
+siége.) Bien:--maintenant, je respire plus librement.
+
+SALEMÈNES.
+
+Ce grand jour est devenu le plus beau et le plus glorieux de votre vie.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ajoutez: et le plus fatigant. Où est mon échanson? qu'on m'apporte un
+peu d'eau.
+
+SALEMÈNES, souriant.
+
+C'est la première fois qu'il reçoit un pareil ordre: et moi-même, le
+plus austère de vos conseillers, je vous proposerais volontiers, en ce
+moment, une boisson plus vermeille.
+
+SARDANAPALE.
+
+Du sang, n'est-ce pas? mais il en est assez de répandu. Et quant au vin,
+j'ai appris, dans cette dernière circonstance, le prix d'une liqueur
+plus naturelle. Trois fois j'ai bu de l'eau, et trois fois j'ai
+renouvelé, avec une ardeur plus grande que ne m'en donna jamais le jus
+de la treille, ma poursuite sur les rebelles. Où est le soldat qui me
+présenta de l'eau dans son casque?
+
+L'UN DES GARDES.
+
+Tué, sire! Une flèche l'atteignit au front, tandis qu'après avoir
+égoutté son casque, il se disposait à le replacer sur sa tête.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il est mort! sans récompense! et tué pour avoir satisfait ma soif: cela
+est pénible. Le pauvre esclave! s'il vivait seulement, je le gorgerais
+d'or; car tout l'or de la terre n'aurait pu payer le plaisir que me fit
+cette eau; j'étais desséché, comme en ce moment. (On lui apporte de
+l'eau:--il boit.) Je renais donc.--À l'avenir, le gobelet sera réservé
+aux heures de l'amour: à la guerre, je veux de l'eau.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et quel est, sire, ce bandage autour de votre bras?
+
+SARDANAPALE.
+
+Une égratignure du brave Belèses.
+
+MIRRHA.
+
+Ô ciel! il est blessé!
+
+SARDANAPALE.
+
+C'est peu de chose que cela; cependant, maintenant que je suis refroidi,
+j'éprouve une sensation légèrement douloureuse.
+
+MIRRHA.
+
+Vous l'avez couverte avec--
+
+SARDANAPALE.
+
+Avec le bandeau de ma couronne: c'est la première fois que cet ornement,
+jusqu'alors une charge, m'a offert quelque utilité.
+
+MIRRHA, aux serviteurs.
+
+Avertissez promptement un médecin des plus habiles. Et vous, seigneur,
+rentrez, je vous prie: je découvrirai votre blessure; et je
+l'examinerai.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'y consens: car, en ce moment, le sang me tourmente légèrement. Te
+connais-tu donc en blessures, Mirrha?--À quoi bon le demander? Mon
+frère, savez-vous où j'ai découvert cette aimable enfant?
+
+SALEMÈNES.
+
+Sans doute la tête cachée au milieu d'autres femmes, comme des gazelles
+effrayées.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non: mais comme l'épouse du jeune lion animée d'une rage féminine (et
+féminine signifie furieuse, attendu que, dans leur excès, toutes les
+passions sont féminines) contre le chasseur qui s'enfuit avec sa
+famille. De la voix et du geste, de sa flottante chevelure et de ses
+yeux étincelans, elle pressait la fuite des guerriers ennemis!
+
+SALEMÈNES.
+
+En vérité!
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous le voyez, je ne suis pas le seul guerrier que cette nuit ait
+enfanté. Mes yeux s'arrêtaient sur elle et sur ses joues enflammées; ses
+grands yeux noirs, dont le feu jaillissait à travers les longs cheveux
+dont elle était couverte; ses veines bleues soulevées le long de son
+front transparent; ses sourcils dont l'arc était légèrement dérangé; ses
+charmantes narines, gonflées par un souffle brûlant; sa voix traversant
+l'effroyable tumulte, ainsi qu'un luth perce le son retentissant des
+cimbales; ses bras étendus, et qui devaient plutôt leur éclat à leur
+naturelle blancheur qu'au fer dont sa main était armée, et qu'elle avait
+arraché aux doigts d'un soldat expirant: tout cela la faisait prendre,
+par les soldats, pour une prophétesse de victoire, ou pour la victoire
+elle-même venant saluer ses favoris.
+
+SALEMÈNES, à part.
+
+En voilà trop: l'amour reprend sur lui son premier empire, et tout est
+perdu si nous ne donnons le change à ses pensées. (Haut.) Mais, sire, de
+grâce, songez à votre blessure:--vous disiez qu'elle vous faisait
+souffrir.
+
+SARDANAPALE.
+
+En effet;--mais il n'y faut pas penser.
+
+SALEMÈNES.
+
+Je me suis occupé de tout ce qui pouvait être nécessaire; je vais voir
+comment on se dispose à exécuter mes ordres, puis je reviendrai
+connaître vos intentions.
+
+SARDANAPALE.
+
+Fort bien.
+
+SALEMÈNES, en se retirant.
+
+Mirrha!
+
+MIRRHA.
+
+Prince.
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous avez montré cette nuit une ame qui, si le roi n'était pas l'époux
+de ma soeur;--mais je n'ai pas de tems à perdre: tu aimes le roi?
+
+MIRRHA.
+
+J'aime Sardanapale.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais, désires-tu aimer en lui un roi?
+
+MIRRHA.
+
+Je ne prétends rien aimer en lui d'inférieur à lui-même.
+
+SALEMÈNES.
+
+Eh bien donc, pour qu'il conserve sa couronne et vous autres, et tout ce
+qu'il peut et tout ce qu'il doit être, pour lui conserver la _vie_, ne
+le laissez pas abattre au milieu de lâches voluptés. Vous avez sur son
+esprit plus d'empire que n'en ont, dans ces murs, la sagesse; au dehors,
+la révolte furieuse: songez bien à l'empêcher de retomber.
+
+MIRRHA.
+
+La voix de Salemènes était inutile pour m'engager à cette conduite: je
+n'y manquerai pas. Tout ce que peut la faiblesse d'une femme--
+
+SALEMÈNES.
+
+Sur un coeur comme le sien, c'est l'autorité toute-puissante: exercez-la
+avec sagesse.
+
+(Salemènes sort.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi! Mirrha, quelles étaient ces confidences avec mon frère? Je vais
+devenir jaloux.
+
+MIRRHA, souriant.
+
+Vous en avez sujet, sire; sur la terre, il n'est pas d'homme plus digne
+de l'amour d'une femme:--le dévouement d'un soldat!--le respect d'un
+sujet!--la confiance d'un roi!--l'admiration de tout le monde!
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! je te prie, moins de chaleur. Je ne puis voir ces lèvres charmantes
+rehausser avec éloquence une gloire qui me rejette dans l'ombre; quoi
+qu'il en soit, vous avez dit vrai.
+
+MIRRHA.
+
+Maintenant, retirons-nous pour examiner votre blessure. Je vous prie,
+appuyez-vous sur moi.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, chère Mirrha; mais ce n'est pas à la douleur que je cède.
+
+(Ils sortent tous.)
+
+FIN DU TROISIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE IV.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+SARDANAPALE endormi sur une couche, et agité comme de rêves pénibles:
+près de lui, MIRRHA.
+
+
+MIRRHA, les yeux attachés sur lui.
+
+J'ai voulu, à la dérobée, le voir reposer,--si l'on peut nommer repos un
+sommeil aussi convulsif. L'éveillerai-je? non; il paraît se calmer. Oh!
+dieu de la paix! toi qui règnes sur les paupières fermées, sur les
+songes agréables, et même sur les léthargies assez profondes pour être
+encore inexpliquées, apparais ici tel que la mort, ta soeur,--aussi
+calme,--aussi immobile qu'elle:--car alors tu nous offres l'image du
+bonheur, comme peut-être nous en avons la réalité dans le royaume
+silencieux et redouté de ton insensible soeur. Il s'agite
+encore;--l'empreinte de la peine se répand sur ses traits, semblable à
+l'ouragan qui, tout d'un coup, vient bouleverser le lac si calme
+l'instant d'auparavant, à l'ombre de la montagne; ou tel encore que le
+vent, lorsqu'il roule les feuilles d'automne encore suspendues, pâles et
+tremblantes, à leurs chers rameaux. Il faut le réveiller;--non, pas
+encore: qui sait à quoi je l'arracherais? à la peine, sans doute. Mais
+si je le livre, en le réveillant, à une peine plus vive? La fièvre de
+cette nuit orageuse, la douleur de sa blessure, toute légère qu'elle
+est, peuvent justifier mes craintes, et me rendre plus malheureuse de le
+voir que lui de souffrir. Non: que la nature suive sa marche
+naturelle;--je veux la seconder, et non lui porter entrave.
+
+SARDANAPALE, s'éveillant.
+
+Non, non:--quand vous multiplieriez les astres, quand vous m'en
+donneriez l'empire à partager avec vous! je ne voudrais pas à ce prix du
+trône de l'éternité.--Va-t'en,--fuis,--vieux chasseur des premières
+brutes! et vous aussi qui couriez à la chasse de vos semblables comme à
+celle des brutes; disparaissez, mortels sanguinaires, aujourd'hui plus
+sanguinaires idoles, si vos prêtres ne sont pas menteurs! Fuis! fuis!
+ombre de mon impitoyable aïeule qui, là, t'enivres de sang, et foules
+aux pieds le cadavre de l'Inde.--Mais, où suis-je? où sont les fantômes?
+où?--non,--il n'y a pas de prestiges: je les reconnaîtrais au milieu de
+tous les morts dont les épaisses phalanges s'élèvent chaque nuit des
+noirs abîmes pour épouvanter les vivans. Mirrha!
+
+MIRRHA.
+
+Hélas! vous êtes pâle; l'eau inonde votre front, comme la rosée de la
+nuit. Mon ami, calmez-vous. Vos paroles semblent d'un autre monde, et
+vous êtes aimé dans celui-ci. Reprenez votre sérénité: tout ira bien.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ta _main_.--Bien, c'est bien ta main; une main humaine;
+serre,--presse,--plus encore, rends-moi au sentiment de ce que j'étais.
+
+MIRRHA.
+
+Du moins, comprenez ce que je suis; ce que je serai toujours pour vous
+seul.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le vois aujourd'hui. Je ressaisis encore la vie. Ah! Mirrha, j'ai été
+où nous serons un jour!
+
+MIRRHA.
+
+Mon cher seigneur!
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ai été dans le tombeau:--où les vers sont souverains, où les rois
+sont--Non, je ne le croyais pas, je pensais qu'ils n'étaient plus rien.
+
+MIRRHA.
+
+Et avec raison; si ce n'est aux yeux des mortels timides qui s'obstinent
+à anticiper ce qui jamais ne sera.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ô Mirrha! si le sommeil nous offre de pareils objets, que devra donc
+nous révéler la mort?
+
+MIRRHA.
+
+Je ne devine pas quels maux peuvent encore redouter de la mort ceux qui
+long-tems ont supporté la vie. S'il existe réellement un rivage où l'ame
+aborde à la sortie du monde, il sera sans doute immatériel comme l'ame
+elle-même; ou s'il reste encore une ombre de cette pénible enveloppe
+d'argile qui nous attache à la terre, et semble toujours interposée
+entre le ciel et notre esprit,--cette ombre, du moins, quelques craintes
+qu'elle puisse ressentir, n'aura plus rien à craindre de la mort.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne tremble pas; mais j'ai ressenti, j'ai--vu une multitude de morts.
+
+MIRRHA.
+
+Comme vous, j'en ai vu. La poussière que nous foulons vécut jadis et fut
+malheureuse. Mais, poursuivons. Qui as-tu vu? parle, ce récit dissipera
+les nuages de ton imagination.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il me semblait--
+
+MIRRHA.
+
+Repose encore, tu es fatigué, épuisé; tout cela peut encore affaiblir
+tes forces: essaie plutôt de dormir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non: en ce moment je ne voudrais plus dormir, bien que je reconnaisse
+enfin que j'étais la proie d'un songe:--et toi, pourras-tu bien
+l'entendre?
+
+MIRRHA.
+
+Tout ce que je partagerai avec vous, illusions ou réalités, songes de
+vie ou de mort, je puis tout supporter.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela tient de la réalité, je t'en avertis: lorsque mes yeux s'ouvrirent,
+je les suivis dans leur fuite,--car ils se sont enfuis.
+
+MIRRHA.
+
+Je vous écoute.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je vis, c'est-à-dire je rêvai que j'étais ici,--là, où nous sommes, avec
+des convives; moi-même, leur hôte, paraissant plutôt leur convive, et
+voulant nous confondre tous dans une aimable liberté. Mais au lieu de
+toi, de Zames et de notre réunion ordinaire, était placée, à ma gauche,
+une figure hautaine, noire et sinistre:--je ne pouvais la reconnaître,
+pourtant je l'avais vue, bien que je ne susse pas où; ses traits étaient
+ceux d'un géant, son oeil était immobile quoique étincelant; ses longs
+cheveux descendaient sur ses vastes épaules, auxquelles était suspendu
+un énorme carquois; les ailes de l'aiglon décoraient les flèches, qui
+séparaient de leurs pointes hérissées sa chevelure noueuse. Je l'invitai
+à remplir la coupe placée entre nous deux; il ne répondit pas.--Je la
+remplis:--au lieu de la prendre, il me considéra au point de me faire
+trembler du regard fixe de ses yeux. Pour moi, comme il convient à un
+roi, je souris à son aspect:--son front, au lieu de se rider, conserva
+son immobilité; ses yeux demeurèrent fixes, et me firent pâlir encore
+davantage, parce qu'ils ne changeaient pas. Je voulus me réfugier du
+côté de plus gracieux convives: je cherchai à ma droite, où tu avais
+coutume de te placer; mais--(Il s'arrête.)
+
+MIRRHA.
+
+Eh bien, à ma place?
+
+SARDANAPALE.
+
+Sur ton siége,--à la place que tu occupes au banquet,--partout, autour
+de moi, je cherchai ta figure chérie.--Au lieu de toi, des cheveux gris,
+une face ridée, des prunelles et des mains sanglantes; un objet horrible
+et sépulcral, aux vêtemens de femme, au front couronné, aux traits
+cassés de vieillesse, mais encore animés d'une double expression de
+vengeance et de lubricité.--Mes veines se glacèrent.
+
+MIRRHA.
+
+Est-ce là tout?
+
+SARDANAPALE.
+
+À sa main droite,--sa main décharnée comme les pattes d'un oiseau,--elle
+tenait un gobelet dans lequel bouillonnait du sang; elle en avait un
+autre à sa main gauche, rempli de--je ne le vis pas, car je détournai
+les yeux d'elle et de lui. Mais tout autour de la table étaient assis
+une rangée de spectres couronnés, d'aspects divers, mais d'une
+physionomie commune.
+
+MIRRHA.
+
+Et sentiez-vous que cela n'était qu'une vision?
+
+SARDANAPALE.
+
+Non; ils étaient si palpables, que j'aurais pu les toucher. Dans
+l'espoir de rencontrer au moins un seul visage que j'eusse vu
+auparavant, je reportai mes regards tour à tour sur chacun d'eux; mais
+il n'en était rien:--tous étaient arrêtés, immobiles, sur moi; nul ne
+mangeait ou vidait la coupe. Ils continuèrent à rester immobiles jusqu'à
+ce que je devinsse pierre, comme eux-mêmes semblaient à demi l'être;
+mais pierre animée: car je sentais de la vie en elle et de la vie en
+moi. Il y avait entre nous une horrible espèce de sympathie, comme si,
+pour arriver jusqu'à moi, ils avaient perdu une portion de la mort, et
+moi, pour me joindre à eux, une portion de ma vie. Nous jouissions d'une
+existence également étrangère au ciel et à la terre.--Oh! plutôt la mort
+réelle que de renaître à une pareille existence!
+
+MIRRHA.
+
+Et la fin de tout cela?
+
+SARDANAPALE.
+
+À la fin, je restai marbre comme eux: et c'est alors que le chasseur et
+son escorte se levèrent. Ils me sourirent--Oui, le grand et noble aspect
+du chasseur me jeta un sourire.--Je puis parler de ses lèvres, car pour
+ses yeux, ils ne remuèrent pas. Les lèvres de la femme aussi se
+dilatèrent en une sorte de sourire.--Quand tous deux se levèrent, les
+autres figures couronnées les suivirent, comme pour escorter leurs
+ombres souveraines, et jouer encore, après leur mort, un rôle
+subordonné.--Moi seul, je restai tranquille: un courage désespéré
+s'empara tout d'un coup de mes membres; je finis par ne plus les
+craindre, et par éclater de rire même à leurs faces sépulcrales. Mais
+alors,--alors le chasseur posa sa main sur la mienne: je la pris, il la
+pressa, et je crus qu'elle disparaissait sous son étreinte, tandis que
+lui-même s'évanouissait, et ne laissait en moi que le souvenir et les
+traits d'un héros.
+
+MIRRHA.
+
+C'en était un; le père d'autres héros, et de toi-même, digne d'une
+pareille race.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, Mirrha; mais la femme demeurait encore. Elle se précipita sur moi,
+brûla mes lèvres de ses baisers corrosifs; et jetant les gobelets qui
+armaient ses mains, je crus en voir jaillir autour de nous des poisons,
+qui finirent par former deux hideuses rivières. Elle me retenait
+toujours: les autres fantômes, comme un rang de statues, demeuraient
+comme dans nos temples leurs images; elle redoubla ses embrassemens, que
+je cherchais à éviter, comme si, au lieu d'être son dernier descendant,
+j'eusse été le fils qui l'égorgea en punition de son inceste. Ensuite,
+épais, et informe, se pressa autour de moi un chaos d'objets pénibles:
+je n'existais plus, et je sentais encore;--j'étais enseveli, puis tout
+d'un coup dressé sur mes pieds:--rongé par les vers, purifié par les
+flammes, enfin évaporé dans l'air. C'est là où s'arrête la suite de mes
+pensées: je n'ai plus souvenir de rien, sinon que je soupirais après ta
+vue, que je te cherchais, et qu'au milieu de toute cette agonie, il me
+restait une pensée de toi.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, tu me trouveras toujours à tes côtés, ici et ailleurs, s'il est un
+autre monde. Mais pourquoi songer à cela?--ce sont les derniers
+événemens qui, en agissant sur un corps accoutumé au repos, mais épuisé
+de fatigue, ont enfanté ces tristes et fantastiques images.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je suis mieux. Maintenant que je te vois encore une fois, je n'ai souci
+de ce que j'ai vu.
+
+(Entre Salemènes.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Quoi! sitôt éveillé?
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui; et plût à Dieu, frère, que je n'eusse pas dormi: j'ai cru voir tous
+mes ancêtres se dresser pour m'entraîner avec eux. Mon père, lui-même,
+était du nombre; mais j'ignore pourquoi il se tenait à l'écart, me
+laissant en proie aux violens chasseurs, fondateurs de notre race, et à
+cette femme homicide et couverte du sang d'un époux, dont pourtant vous
+exaltez la gloire.
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui, prince, et la vôtre, depuis que vous avez déployé un courage digne
+d'elle. Au lever du jour, je suis d'avis que nous sortions pour charger
+de nouveau les révoltés; ils forment encore un corps redoutable: ils
+sont vaincus, mais non exterminés.
+
+SARDANAPALE.
+
+Où en sommes-nous de la nuit?
+
+SALEMÈNES.
+
+Il reste encore quelques heures d'obscurité: employez-les à reposer
+encore.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, non de cette nuit, si elle n'est pas terminée: je croyais avoir
+passé des heures dans cette vision.
+
+MIRRHA.
+
+À peine s'en est-il écoulé une. Je veillais près de vous: ce fut un
+moment bien douloureux, mais ce ne fut qu'un moment.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et bien, tenons conseil; au point du jour nous sortirons donc.--
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais d'abord, j'ai une grâce à demander.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je l'accorde.
+
+SALEMÈNES.
+
+Avant de vous presser de répondre, écoutez-la: _vous_ seul devez
+l'entendre.
+
+MIRRHA.
+
+Prince, je me retire.
+
+(Mirrha sort.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Cette esclave mérite la liberté.
+
+SARDANAPALE.
+
+La liberté! cette esclave mérite de partager un trône.
+
+SALEMÈNES.
+
+Souffrez--il n'est pas encore vacant, et c'est précisément de celle qui
+l'occupe que je viens vous parler.
+
+SARDANAPALE.
+
+Comment! de la reine?
+
+SALEMÈNES.
+
+D'elle-même. J'ai pensé à l'envoyer, avant l'aube du jour, avec ses
+enfans, en Paphlagonie, où commande notre parent Cotta; ce départ
+assure, contre tout événement, l'existence de mes neveux, vos fils, et
+avec eux les justes prétentions qu'ils ont au trône, dans le cas--
+
+SARDANAPALE.
+
+Où, comme cela est probable, je perdrais la vie: bien pensé; il faut
+qu'ils partent avec une escorte assurée.
+
+SALEMÈNES.
+
+Tout cela est préparé: le vaisseau n'attend plus qu'eux pour fendre
+l'Euphrate; mais, avant leur départ, ne désirez-vous pas voir--
+
+SARDANAPALE.
+
+Mes fils? ils amolliraient mon coeur, et les pauvres enfans fondraient en
+larmes. Que puis-je d'ailleurs dire pour les réconforter, si ce n'est de
+leur offrir de vaines espérances et d'affectés sourires? Vous le savez,
+je ne puis feindre.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais, au moins, j'en suis sûr, vous pouvez être sensible: en un mot, la
+reine demande à vous voir avant de s'éloigner--pour jamais.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et pourquoi? dans quel but? J'accorderais tout,--tout ce qu'elle
+pourrait demander, à l'exception d'une pareille entrevue.
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous connaissez, ou du moins vous devez assez connaître les femmes
+(depuis que vous les étudiez avec tant de persévérance) pour savoir,
+lorsqu'elles demandent une chose dans l'intérêt de leur coeur, que cet
+objet devient plus cher à leur ame ou à leur imagination que tout le
+reste du monde. J'ai la même opinion que vous des voeux de ma soeur; mais
+j'ai dû vous les transmettre;--elle est ma soeur et vous son
+mari:--consentez-vous à y souscrire?
+
+SARDANAPALE.
+
+Inutile entrevue! pourtant elle peut venir.
+
+SALEMÈNES.
+
+Je vais le lui annoncer.
+
+(Salemènes sort.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Depuis trop long-tems nous avons vécu séparés pour nous réunir.--En quel
+moment encore! N'ai-je pas assez de soucis et d'inquiétudes à supporter
+seul, pour n'être pas encore forcé de parler de mes chagrins à celle
+avec qui j'ai depuis si long-tems cessé de parler d'amour.
+
+(Entrent Salemènes et Zarina.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Ma soeur! du courage: ne déshonore pas, par ton effroi, notre famille, et
+souviens toi quels sont nos ancêtres. Sire, la reine est devant vos
+yeux.
+
+ZARINA.
+
+Laisse-moi, je te prie, mon frère.
+
+SALEMÈNES.
+
+Puisque vous le désirez.
+
+(Salemènes sort.)
+
+ZARINA.
+
+Seule avec lui! Nous sommes bien jeunes encore, et pourtant, depuis que
+nous ne nous sommes vus, combien d'années pendant lesquelles j'ai
+supporté le veuvage de son coeur. Il ne m'aimait pas: il semble peu
+différent de ce qu'il était,--si ce n'est seulement à mes yeux.--Et que
+le changement n'est-il mutuel! Il ne me dit rien,--à peine s'il me
+voit;--pas un mot,--pas un regard.--Hélas! sa voix et sa figure étaient
+empreintes de douceur, indifférentes, non pas austères. Mon seigneur!
+
+SARDANAPALE.
+
+Zarina!
+
+ZARINA.
+
+Non Zarina: ne prononcez pas son nom. Ce ton, ce mot feraient oublier de
+longues années, et les circonstances qui les rendirent si longues.
+
+SARDANAPALE.
+
+Il est bien tard pour se rappeler ces rêves passés. Épargnons-nous des
+reproches, c'est-à-dire, épargnez-les moi,--pour la _dernière_ fois--
+
+ZARINA.
+
+Et pour la première: jamais je ne vous en ai fait.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je dois l'avouer; et ce reproche pèse sur mon coeur bien plus--Mais
+enfin, nous ne pouvons disposer de nos sentimens.
+
+ZARINA.
+
+Ni de notre main; et pourtant, j'ai donné l'un et l'autre.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ai su de votre frère que vous désiriez me voir avant votre départ de
+Ninive avec--(Il hésite.)
+
+ZARINA.
+
+Avec nos enfans. Oui, j'ai voulu vous remercier de n'avoir pas séparé
+mon ame de tout ce qu'elle pouvait encore aimer,--de ceux qui sont à
+vous et à moi, qui ont vos yeux, et dont les regards s'arrêtent encore
+sur moi, comme autrefois les vôtres:--seulement, ils n'ont pas changé.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et ils ne changeront pas: j'espère que vous les trouverez toujours
+pleins de tendresse.
+
+ZARINA.
+
+Ces enfans, ils m'inspirent l'aveugle amour, non-seulement d'une mère,
+mais encore d'une amante passionnée. Ils sont, hélas! le seul bien qui
+nous unisse encore.
+
+SARDANAPALE.
+
+Gardez-vous de penser que je ne vous rende pas justice; et puissent-ils
+ressembler plutôt à votre famille qu'à leur père. Je les confie à vous,
+à vos vertus: rendez-les dignes d'occuper un trône, ou, s'il leur est
+enlevé--Vous n'ignorez pas le tumulte de cette nuit?
+
+ZARINA.
+
+Je l'avais presque oublié. J'aurais même appelé de mes voeux toutes
+autres peines que celles dont vous m'accablez, et qui m'amènent en ce
+moment près de vous.
+
+SARDANAPALE.
+
+Le trône,--je ne le dis pas avec effroi,--le trône est en danger. Il se
+peut que jamais ils n'y montent; cependant, gardez-vous de leur faire
+oublier leurs droits. Je hasarderai tout pour le leur assurer; mais si
+je succombe, il faut qu'ils sachent eux-mêmes vaillamment le
+reconquérir:--puis, une fois reconquis, s'y maintenir avec sagesse, et
+ne pas gaspiller, comme je l'ai fait, la royauté.
+
+ZARINA.
+
+Jamais ils n'apprendront de moi rien qui puisse flétrir la mémoire de
+leur père.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non; qu'ils entendent la vérité de vous plutôt que d'un monde insultant.
+S'ils éprouvent l'adversité, ils ne connaîtront que trop le mépris des
+sujets pour les princes privés de sujets; ils subiront, comme leurs
+propres fautes, celles de leur père. Mes enfans! mes pauvres enfans!--je
+supporterais tout, si je pouvais vous oublier.
+
+ZARINA.
+
+Ne parle pas ainsi:--veux-tu empoisonner le peu de bonheur qui me reste,
+en maudissant ton nom de père? Si tu es vainqueur, ils régneront, ils
+vénéreront celui qui put se résoudre, pour eux, à conquérir un empire
+qui, pour lui-même, avait si peu de charmes; et si--
+
+SARDANAPALE.
+
+Si je suis vaincu, toute la terre leur criera: Rendez-en grâce à votre
+père.--Et leur malédiction deviendra l'écho de la multitude.
+
+ZARINA.
+
+Non, jamais il n'en sera ainsi; toujours leur vénération suivra le nom
+de celui qui, mourant en roi, fit plus pour sa gloire, dans ses derniers
+momens, que la plupart des monarques, dans une longue suite d'années
+restées comme un champ vide dans les annales du passé.
+
+SARDANAPALE.
+
+Nos annales tirent peut-être à leur fin; quoi qu'il en soit, leurs
+derniers souvenirs égaleront la gloire des premiers, et comme notre
+aurore, notre déclin sera digne d'une mémoire éternelle.
+
+ZARINA.
+
+Toutefois, ne soyez pas téméraire; songez à votre vie: conservez-la pour
+ceux qui vous aiment.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et ceux-là, qui sont-ils? C'est une esclave aveuglée par une tendresse
+passionnée,--et non par l'ambition;--elle a vu mon trône chanceler, son
+amour n'a pas faibli:--ce sont quelques amis, dont le plaisir a joint
+l'existence à la mienne, et qui cessent d'être si je succombe; c'est un
+frère auquel j'ai fait injure,--des enfans que j'ai négligés, et une
+épouse--
+
+ZARINA.
+
+Qui vous aime.
+
+SARDANAPALE.
+
+Me pardonne-t-elle?
+
+ZARINA.
+
+Comment pardonnerais-je avant d'avoir condamné?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ma femme!
+
+ZARINA.
+
+Oh! mille bénédictions sur toi pour ce mot! je n'espérais plus jamais
+l'entendre de ta bouche.
+
+SARDANAPALE.
+
+Tu entendras bientôt ce que disent mes peuples: ces esclaves que j'avais
+nourris, flattés, comblés de plaisirs; auxquels j'avais donné la paix,
+et dont j'avais entretenu l'abondance; qui, grâce à moi, étaient, dans
+leur famille; autant de monarques absolus,--sont maintenant soulevés
+contre leur bienfaiteur. Ils demandent la mort de celui qui fit de leur
+vie une fête continuelle; et cependant quelques-uns, pour lesquels je
+n'avais rien fait, demeurent seuls fidèles. Telle est la vérité, tout
+incroyable qu'elle soit.
+
+ZARINA.
+
+Trop vraisemblable, peut-être:--les bienfaits, dans les coeurs dégradés,
+se transforment en poison.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et dans les ames généreuses, le mal devient la source du bien: plus
+heureuses que l'abeille, qui ne peut tirer du miel que des fleurs.
+
+ZARINA.
+
+Recueillez donc le miel, sans songer à ceux qui l'ont
+butiné.--Félicitez-vous:--tout le monde ne vous a pas abandonné.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le crois, puisque je vis encore. Combien de tems, après avoir cessé
+d'être roi; jugez-vous que je resterai mortel, c'est-à-dire, où sont les
+mortels, et non pas où ils doivent être?
+
+ZARINA.
+
+Je l'ignore. Mais vivez pour mes--pour vos enfans.
+
+SARDANAPALE.
+
+Aimable et trop outragée Zarina! Je ne suis que l'aveugle esclave des
+circonstances et du moment;--le jouet du plus faible souffle; déplacé
+sur le trône, déplacé dans la vie. J'ignore ce que j'aurais dû être,
+mais je sens que je ne suis pas à ma place.--Poursuivons: c'est à toi
+que je m'adresse. Oui, j'étais indigne d'apprécier un amour, un esprit
+comme le tien, et d'être ravi de tes attraits,--tandis que je le fus de
+charmes bien inférieurs, par suite de mon aversion pour tout genre de
+devoir, et pour tout ce qui avait l'apparence d'une chaîne, pour moi ou
+pour les autres (j'en appelle à la révolte elle-même); daigne cependant
+écouter ces paroles, peut-être les dernières:--jamais personne ne rendit
+à tes vertus un plus sincère hommage, tout en négligeant d'en tirer
+avantage.--C'est ainsi que le mineur, en découvrant une veine d'or pur,
+n'y voit pas la source de son opulence; il l'a trouvée, mais elle n'est
+pas à lui: elle appartient au maître qui le chargea de creuser la mine,
+et non pas de partager la richesse qui jaillit à ses pieds; il n'ose ni
+la recueillir ni le peser, son unique soin doit être de remuer la vile
+terre.
+
+ZARINA.
+
+Ah! crois-moi; si tu as enfin découvert que mon amour méritait quelque
+estime, je n'en demande pas plus.--Mais ne pouvons-nous ailleurs nous
+réunir; ne m'est-il pas permis, comme à toi, d'espérer encore le
+bonheur? La Syrie n'est pas toute la terre;--au-delà de ses limites,
+nous trouverons un autre monde; et nous pourrons y être plus fortunés
+que je ne le fus jamais, et toi-même, avec un empire sous nos ordres.
+
+(Entre Salemènes.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Il faut vous séparer:--vous avez déjà perdu des momens précieux.
+
+ZARINA.
+
+Cruel frère! nous envierais-tu des instans si solennels et si doux?
+
+SALEMÈNES.
+
+Doux!
+
+ZARINA.
+
+Il a été pour moi si bon, que je ne puis songer à le quitter.
+
+SALEMÈNES.
+
+Ainsi, vos adieux vont ressembler à tous les départs féminins de ce
+genre; vous ne partirez pas: je l'avais prévu, et j'ai consenti, malgré
+moi, à votre entrevue. Mais cela ne peut être.
+
+ZARINA.
+
+Ne peut être?
+
+SALEMÈNES.
+
+Ou restez, et périssez.--
+
+ZARINA.
+
+Avec mon époux--
+
+SALEMÈNES.
+
+Et vos enfans.
+
+ZARINA.
+
+Hélas!
+
+SALEMÈNES.
+
+Écoutez-moi, ma soeur, mais en soeur:--tout est disposé pour assurer votre
+salut et celui des enfans, notre dernier espoir. Il ne s'agit pas
+seulement de nos sentimens privés, quelle que soit leur vivacité:--c'est
+une question d'état. Les rebelles feront tout pour se rendre maîtres des
+héritiers de leur roi et pour écraser--
+
+ZARINA.
+
+Ah! de grâce, épargnez-moi.
+
+SALEMÈNES.
+
+Écoutez-moi donc: une fois parvenus sains et saufs au-delà des
+frontières de Médie, les rebelles se verront frustrés de leur plus vif
+espoir:--la destruction de la race de Nemrod. Et quand le roi actuel
+viendrait à succomber, ses enfans vivront pour la victoire et la
+vengeance.
+
+ZARINA.
+
+Mais enfin, moi, ne pourrais-je pas demeurer seule ici?
+
+SALEMÈNES.
+
+Fort bien! laisser, avant votre mort, vos enfans orphelins de leur père
+et de leur mère;--les abandonner si jeunes dans une terre étrangère et
+lointaine!
+
+ZARINA.
+
+Non,--mon coeur sera brisé.
+
+SALEMÈNES.
+
+Maintenant, vous connaissez tout,--décidez.
+
+SARDANAPALE.
+
+Zarina, je l'approuve; nous devons céder, pour un tems, à la nécessité.
+En restant ici, vous risquez de tout perdre; en partant, vous sauvez la
+plus précieuse partie de ce qui reste à chacun de nous, et aux ames
+loyales qui pensent encore à nous dans ce royaume.
+
+SALEMÈNES.
+
+Le tems presse.
+
+SARDANAPALE.
+
+Séparons-nous donc. Si jamais nous nous rejoignons, peut-être serai-je
+moins indigne de vous;--et s'il en est autrement, rappelez-vous que mes
+fautes, hélas! irréparables, ont du moins pris fin.--Le dirai-je? je
+crains que tu n'aies bientôt sujet de déplorer le sort de l'ancien
+maître de l'Assyrie.--Mais je m'aperçois que je cesse d'être homme:
+contraignons-nous; je dois désormais me faire à l'insensibilité. Mes
+fautes sont toutes venues de mon naturel, d'un caractère trop
+faible.--Va, cache tes pleurs.--Je ne puis t'ordonner de n'en pas
+répandre:--il serait plus aisé de faire remonter l'Euphrate vers sa
+source que de retenir une seule larme d'un coeur vraiment tendre et
+sincère.--Mais, du moins, cache-les moi; elles m'enlèvent toute ma
+force, à l'instant même où je dois secouer ma première faiblesse. Mon
+frère, conduis-la dehors.
+
+ZARINA.
+
+Ô ciel! ne le verrai-je donc plus!
+
+SALEMÈNES, essayant de l'entraîner.
+
+Allons, ma soeur, il faut m'obéir.
+
+ZARINA.
+
+Je resterai:--n'espérez pas me contraindre. Doit-il donc mourir seul, et
+moi supporter seule la vie!
+
+SALEMÈNES.
+
+Il ne mourra pas seul, quoi qu'il arrive; mais vous, n'avez-vous pas,
+pendant longues années, vécu solitaire?
+
+ZARINA.
+
+Vous vous trompez: il vivait; je le savais, et j'existais dans cette
+idée.--Laissez-moi demeurer.
+
+SALEMÈNES, l'entraînant vers la porte.
+
+Il faut donc me résoudre à employer la force: vous pardonnerez à votre
+frère.
+
+ZARINA.
+
+Non, jamais: au secours! Pouvez-vous, Sardanapale, souffrir que l'on
+m'arrache ainsi de vos bras?
+
+SALEMÈNES.
+
+Fort bien.--Faudra-t-il tout perdre, au lieu de profiter de l'instant
+qui nous reste?
+
+ZARINA.
+
+Ma tête se perd,--mes yeux s'égarent:--où est-il? (Elle s'évanouit.)
+
+SARDANAPALE, s'approchant.
+
+Arrêtez, laissez-la:--elle est morte,--et c'est vous qui l'avez tuée.
+
+SALEMÈNES.
+
+Pur effet d'une sensibilité excessive: l'impression de l'air la
+ranimera. Demeurez, je vous prie.--(À part.) Et nous, profitons de
+l'instant pour l'entraîner sur le fleuve, dans la galère royale, où ses
+enfans l'attendent.
+
+(Salemènes sort, emportant Zarina.)
+
+SARDANAPALE, seul.
+
+Encore!--il faut encore souffrir cela,--moi qui jamais n'affligeai
+volontairement un seul coeur! Mais je me trompais,--elle m'aimait, et je
+la chérissais. Passion fatale! pourquoi n'as-tu pas expiré au même
+instant dans les coeurs que tu avais en même tems pénétrés? Zarina! oh!
+que je paie cher l'affliction à laquelle je te condamne! Que ne l'ai-je
+seule aimée, et je serais encore un monarque absolu de nations
+respectueuses. Dans quel gouffre le plus léger écart des sentiers de la
+vertu conduit ceux qui sollicitent comme un droit l'hommage du genre
+humain, et qui ne l'obtiennent qu'autant qu'ils se respectent eux-mêmes!
+
+(Entre Mirrha.)
+
+SARDANAPALE.
+
+_Vous_ ici! qui vous y a mandée?
+
+MIRRHA.
+
+Personne.--Mais j'avais entendu de loin un accent de peine et des
+gémissemens; j'ai pensé--
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ignore qui peut vous avoir donné le droit d'entrer ici sans y être
+appelée.
+
+MIRRHA.
+
+Je pourrais peut-être invoquer le souvenir de paroles bienveillantes,
+bien que dites aussi sur un ton de _reproche_, alors que je semblais
+craindre d'être indiscrète; je pourrais rappeler l'ordre que vous m'avez
+donné de ne jamais m'éloigner de vous, et même de vous aborder sans y
+être invitée:--je me retire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, demeurez,--puisque vous voici. Pardonnez-moi, je vous prie: les
+circonstances m'ont étourdi au point de me rendre intraitable.--Ne vous
+en effrayez pas: je redeviendrai bientôt moi-même.
+
+MIRRHA.
+
+J'attends avec patience ce que je verrai avec plaisir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Justement à l'instant où vous pénétriez dans cette salle, Zarina, la
+reine d'Assyrie, en sortait.
+
+MIRRHA.
+
+Ah!
+
+SARDANAPALE.
+
+Pourquoi frémissez-vous?
+
+MIRRHA.
+
+Vous vous trompez.
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous avez bien fait d'entrer d'un autre côté, car vous l'auriez
+rencontrée. Du moins cet instant douloureux lui fut épargné!
+
+MIRRHA.
+
+Je sais compatir à son sort.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cela est beaucoup, et même surnaturel.--Il ne peut y avoir entre vous
+aucun genre de sympathie: vous ne pouvez la plaindre, et, de son côté,
+elle ne peut que--
+
+MIRRHA.
+
+Mépriser l'esclave favorite, autant, peut-être, mais non plus qu'elle ne
+s'est toujours méprisée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Méprisée! Eh quoi! vous, objet d'envie pour votre sexe, maîtresse du
+maître du monde?
+
+MIRRHA.
+
+Fussiez-vous le maître d'un millier de mondes,--comme vous l'êtes d'un
+seul, qui vous échappe encore,--je me suis autant avilie, en étant votre
+maîtresse, qu'en étant celle d'un paysan:--que dis-je, bien plus encore,
+si ce paysan était un Grec.
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous parlez bien--
+
+MIRRHA.
+
+Et avec vérité.
+
+SARDANAPALE.
+
+Dans les heures d'adversité, tous les outrages sont permis contre ceux
+qui tombent; mais je ne suis pas encore complètement déchu; et je ne me
+sens nullement disposé, précisément parce que je les ai peut-être trop
+mérités, à subir des reproches. Séparons-nous, tandis que l'union règne
+encore entre nos deux coeurs.
+
+MIRRHA.
+
+Nous séparer?
+
+SARDANAPALE.
+
+Tous les êtres jadis vivans ne se sont-ils pas également séparés; tous
+ceux qui vivent ne se sépareront-ils pas un jour?
+
+MIRRHA.
+
+Mais pourquoi?
+
+SARDANAPALE.
+
+Pour votre salut, qui m'est toujours cher. Je vous fais conduire dans
+votre terre natale par une forte escorte; les dons que vous recevrez,
+dignes en tout d'une reine, rendront votre dot égale à celle d'un
+royaume.
+
+MIRRHA.
+
+Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi! la reine est partie: rougiriez-vous de suivre son exemple? Je
+veux tomber seul:--je ne demande de compagnons que dans mes plaisirs.
+
+MIRRHA.
+
+Et si mon seul plaisir, à moi, est de ne pas partir; persisterez-vous à
+m'arracher des lieux où vous êtes?
+
+SARDANAPALE.
+
+Songez-y bien:--bientôt il sera trop tard.
+
+MIRRHA.
+
+Que ne l'est-il déjà! rien alors ne pourrait me séparer de vous.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne le désire pas; mais je croyais que vous le souhaitiez.
+
+MIRRHA.
+
+Moi?
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous parliez de votre avilissement.
+
+MIRRHA.
+
+Ajoutez que je le sentais profondément,--plus profondément que tout au
+monde, excepté l'amour.
+
+SARDANAPALE.
+
+Pourquoi donc ne pas vous y soustraire?
+
+MIRRHA.
+
+Mon départ ne rappellerait pas le passé;--il ne me rendrait ni
+l'honneur, ni la liberté. Non, je reste ici, ou je meurs. Si vous
+demeurez victorieux, mon bonheur sera dans votre triomphe; si votre sort
+change, je ne pleurerai pas, je le partagerai. Ah! vous ne doutiez pas
+de moi, il n'y a qu'une heure!
+
+SARDANAPALE.
+
+De votre courage, jamais.--Pour la première fois, je viens d'éprouver
+des doutes sur votre amour; et nulle autre que vous-même n'aurait pu
+m'inspirer cette défiance. Ces mots--
+
+MIRRHA.
+
+Étaient des mots. Cherchez, je vous prie, de meilleures preuves dans une
+conduite passée, que vous vous plaisiez à vanter cette dernière nuit
+même, et dans ma conduite future, quelle que soit d'ailleurs votre
+destinée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je suis satisfait; confiant dans ma cause, j'espère encore à la victoire
+et au retour de la paix,--la seule victoire que je souhaite. La guerre
+ne devait pas être la gloire, et les conquêtes, la renommée. La
+nécessité de défendre aujourd'hui mes droits est plus cruelle à mes yeux
+que tous les coups dont voudraient me frapper ces hommes ambitieux.
+Jamais, non jamais, dussé-je vivre assez pour en parler à d'autres
+générations, je n'oublierai cette horrible nuit. J'espérais, par mes
+bienfaisans efforts, introduire au milieu de nos annales sanguinaires
+une ère de douce paix, un abri plein de fraîcheur dans le désert de
+notre histoire, sous lequel la postérité viendrait se reposer et
+sourire, recueillir ses fruits, ou soupirer quand elle ne pourrait
+rappeler le règne d'or de Sardanapale. Je croyais avoir fait de mon
+empire un paradis, et de chaque lune une époque toujours nouvelle de
+plaisir. Hélas! j'ai pris le bruissement de la populace pour de
+l'amour,--la voix de mes amis pour la vérité,--et pour ma seule
+récompense, les lèvres d'une femme.--Et elles le sont en effet, chère
+Mirrha. (Il lui donne un baiser.) Embrasse-moi. Maintenant perdons, s'il
+le faut, mon royaume et la vie! Ils peuvent en disposer, mais jamais de
+toi!
+
+MIRRHA.
+
+Non, jamais! L'homme peut ravir à l'homme, son frère, tout ce qu'il y a
+de grand ou de brillant dans le monde; les empires tombent, les armées
+se dispersent, les amis s'éloignent, les esclaves fuient: tous enfin
+trahissent, et d'abord, les plus accablés de bienfaits. Mais un coeur
+dont l'ambition ne soutient pas l'amour n'imite pas l'univers: tu
+l'éprouveras.
+
+(Entre Salemènes.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Je vous cherchais.--Eh quoi! elle encore ici?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ne renouvelez pas vos reproches: votre présence, sans doute, indique des
+circonstances autrement graves que la présence d'une femme.
+
+SALEMÈNES.
+
+La seule femme à laquelle je m'intéressais doit, en ce moment, son salut
+à son absence:--la reine est embarquée.
+
+SARDANAPALE.
+
+Heureusement? parlez.
+
+SALEMÈNES.
+
+Oui, sa faiblesse une fois dissipée, elle s'assit dans la barque
+silencieusement, et sans répandre de larmes. Son visage pâle, ses yeux
+brillans demeurèrent, après un regard rapide jeté sur ses enfans
+endormis, fixés sur les tours du palais, tandis que la barque rapide
+fendait les flots murmurans, à la lueur des astres nocturnes; mais elle
+ne prononça pas une seule parole.
+
+SARDANAPALE.
+
+Oh! que mon coeur n'est-il aussi silencieux qu'elle!
+
+SALEMÈNES.
+
+Il est trop tard maintenant pour vous attendrir! votre sensibilité ne
+peut fermer une seule plaie. Pour en changer le cours, je vous annonce
+que les Mèdes et les Chaldéens révoltés, conduits par leurs deux chefs,
+ont déjà repris les armes; rangés en bataille, ils se préparent à une
+nouvelle et terrible attaque. Il faut que d'autres satrapes se soient
+réunis à eux.
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi! encore des rebelles? Marchons donc les premiers à leur
+rencontre!
+
+SALEMÈNES.
+
+C'était d'abord mon intention, mais il y aurait trop d'imprudence. Si
+d'ici à la chute du jour nous sommes rejoints par ceux que mes messagers
+auront dû prévenir, nous serons assez forts pour hasarder une attaque,
+et même espérer la victoire; mais, d'ici là, mon avis est d'attendre.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ai horreur de tout retard. Sans doute, il est plus sûr de combattre à
+l'abri de hautes murailles, de précipiter ses ennemis dans les fosses
+profondes, ou de les recevoir à la pointe des glaives ou des lances;
+mais ce plaisir ne m'offre pas de charmes. Tout insouciant que je
+paraisse, si je viens à les poursuivre, fussent-ils protégés par
+d'inaccessibles montagnes, je saurais les joindre ou périr dans des
+flots de sang.--À la charge!
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous parlez en jeune soldat.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je suis homme, et non soldat. Ne prononcez pas ce mot, je le hais, et
+ceux qui se font orgueil de l'être; contentez-vous de me conduire sur
+leurs traces.
+
+SALEMÈNES.
+
+Vous devez vous défendre d'une témérité qui exposerait votre vie. Elle
+n'est pas comme la mienne, ou celle de tout autre sujet: elle porte avec
+elle les destins de la guerre; elle seule la soulève et l'alimente; elle
+seule peut la prolonger ou la finir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Terminons-les donc toutes deux: cela vaut mieux peut-être que de les
+prolonger; je suis las de l'une, et peut-être également de l'autre.
+
+(On entend au dehors une trompette.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Écoutons.
+
+SARDANAPALE.
+
+Sachons répondre à ce signal, au lieu de l'écouter.
+
+SALEMÈNES.
+
+Mais votre blessure?
+
+SARDANAPALE.
+
+Fermée,--guérie:--je l'avais oubliée. Marchons! Une lancette m'eût piqué
+plus au vif: l'esclave qui m'atteignit aurait sujet de rougir de m'avoir
+si légèrement frappé.
+
+SALEMÈNES.
+
+Puissiez-vous maintenant ne pas rencontrer de bras plus redoutable!
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui, si nous sommes vainqueurs; autrement, leur maladresse ne fera que
+me laisser un soin qu'ils devraient épargner à leur roi. En avant!
+
+(Les trompettes retentissent de nouveau.)
+
+SALEMÈNES.
+
+Je marche à vos côtés.
+
+SARDANAPALE.
+
+Holà! mes armes! mes armes!
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU QUATRIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE V.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(La même salle dans le palais.)
+
+MIRRHA, BALÉA.
+
+
+MIRRHA, à la fenêtre.
+
+Enfin, le jour est arrivé. Quelle nuit l'a précédé! Les cieux, bien que
+traversés par un orage passager, semblent plus admirables encore par cet
+effet varié. Et cependant, quelles horreurs sur la terre! Repos,
+espérances, amour, plaisirs, tout, en une heure, s'est transformé, à la
+voix des passions humaines, en un chaos toujours également
+indistinct.--Le combat dure encore. Se peut-il que le soleil se lève
+aussi radieux! Voyez comme il transforme chaque nuage en vapeurs qui,
+plus belles qu'un ciel sans nuages, offrent à nos yeux des sommets
+dorés, des montagnes neigeuses, des vagues d'un reflet plus rose que
+celui de l'Océan. Le ciel reproduit, en les colorant, les objets de la
+terre, si fidèles qu'on pourrait les croire durables; si fugitifs, que
+nous les prendrions volontiers pour un rêve, tant ils se succèdent
+rapidement sous la voûte éternelle! Et cependant ce spectacle touche,
+calme et ravit notre ame, jusqu'à ce que le soleil apparaisse lui-même,
+et que sa naissance et sa disparition soient un double et éternel signal
+de mélancolie et d'amour. Ceux qui contemplent sans émotion ces deux
+instans solennels ne connaissent pas les lieux favoris habités par le
+double génie qui tourmente et purifie nos coeurs, et dont nous ne
+changerions pas les douces peines pour les éclats de la joie la plus
+bruyante. Ils passent rapidement; mais dans cette heure d'un calme
+fugitif, ils nous communiquent assez d'inspirations célestes pour nous
+donner la force de supporter la fatigue et l'ennui des autres heures du
+jour, et pour mêler à nos souffrances un souvenir agréable et rêveur.
+Mais, hélas! comme tous nos semblables, nous n'en consumons pas moins
+notre vie dans les alternatives de la joie et de la douleur; _deux_ noms
+d'_un_ seul sentiment, expression d'une agonie toujours diverse,
+toujours active, et qui vient sans cesse déjouer nos plus ardens voeux de
+_bonheur_.
+
+BALÉA.
+
+Quelle raison dans vos plaintes! Pouvez-vous contempler avec tant de
+tranquillité un soleil qui peut-être ne se lèvera plus pour nous?
+
+MIRRHA.
+
+C'est pour cela que je le contemple, et que mes yeux se reprochent de ne
+l'avoir pas plus regardé. Souvent, il est vrai, ils se sont arrêtés sur
+lui; mais sans le respect, sans l'enthousiasme du à tout ce qui ravit
+notre ame aux impressions de la terre. Le voilà! c'est le dieu des
+Chaldéens: aujourd'hui, que je le contemple, je suis presque convertie à
+la religion de votre Baal.
+
+BALÉA.
+
+Oui, comme il règne à présent dans les cieux, tel, jadis, s'avançait-il
+sur la terre.
+
+MIRRHA.
+
+Du moins, aujourd'hui, marche-t-il plus rapidement. Jamais monarque
+terrestre eut-il la moitié de la majesté et de la gloire qui sont
+l'attribut du plus faible de ses rayons?
+
+BALÉA.
+
+Comment douter qu'il ne soit un dieu!
+
+MIRRHA.
+
+Nous le croyons aussi, nous autres Grecs; et cependant j'ai quelquefois
+songé que cet orbe lumineux devait être plutôt le séjour de dieux que
+l'une des puissances immortelles. Voyez! il reste vainqueur de tous les
+nuages, il éblouit mes yeux d'une lumière qui déjà a ranimé le monde: je
+ne puis plus le regarder.
+
+BALÉA.
+
+Mais écoutez! N'entendez-vous aucun bruit?
+
+MIRRHA.
+
+Pure imagination; les combattans sont au-delà des murs, et nos
+appartemens ne sont plus, comme la dernière nuit, leur champ de
+bataille. Depuis cette heure de surprise, le palais s'est transformé en
+une forteresse: et du point central où nous sommes confinés, entourés de
+vastes cours, et de salles aux proportions pyramidales, qu'il faudra
+conquérir, l'une après l'autre, avant de pouvoir pénétrer aux lieux d'où
+ils furent repoussés, nous ne pouvons distinguer le moindre bruit de
+défaite ou de victoire.
+
+BALÉA.
+
+Mais ils avaient bien su franchir tous ces obstacles.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, par surprise: ils en furent repoussés par la valeur. Maintenant,
+nous avons pour nous garder la valeur jointe à la vigilance.
+
+BALÉA.
+
+Puisse le succès les accompagner!
+
+MIRRHA.
+
+C'est la prière de beaucoup, et l'effroi d'un plus grand nombre. Heure
+d'inquiétude mortelle! j'ai beau vouloir donner le change à mes pensées,
+hélas! c'est en vain.
+
+BALÉA.
+
+On dit que la conduite du roi, dans le dernier combat, n'inspira guère
+plus d'effroi aux révoltés que d'étonnement aux sujets restés fidèles.
+
+MIRRHA.
+
+Il est si facile de surprendre ou d'effrayer une multitude transformée
+en hordes d'esclaves. Au reste, il s'est comporté en brave guerrier.
+
+BALÉA.
+
+N'a-t-il pas tué Belèses? J'ai ouï dire aux soldats qu'il l'avait
+terrassé.
+
+MIRRHA.
+
+En effet; mais le misérable fut sauvé, pour triompher peut-être
+aujourd'hui de celui qui, l'ayant vaincu les armes à la main, l'avait
+alors épargné, et, par cette pitié déplacée, risquait une couronne.
+
+BALÉA.
+
+Écoutez!
+
+MIRRHA.
+
+Vous avez raison, le bruit des pas se fait entendre, quoique sourdement.
+
+(Entrent des soldats portant Salemènes blessé d'une javeline qui s'est
+brisée dans son côté: ils l'étendent sur l'une des couches qui décorent
+l'appartement.)
+
+MIRRHA.
+
+Ô puissant Jupiter!
+
+BALÉA.
+
+Ainsi, tout est perdu!
+
+SALEMÈNES.
+
+Cela est faux. Qu'on immole l'esclave qui parle ainsi, si c'est un
+soldat.
+
+MIRRHA.
+
+Grâce!--il ne l'est pas. Ce n'est que l'un de ces papillons qui
+bourdonnent autour du char de triomphe des rois.
+
+SALEMÈNES.
+
+Eh bien, qu'il vive!
+
+MIRRHA.
+
+Et vous aussi, je l'espère?
+
+SALEMÈNES.
+
+Je voudrais encore vivre une heure, jusqu'à ce que tout fût décidé; mais
+j'en doute. Pourquoi m'a-t-on transporté ici?
+
+SOLDAT.
+
+Le roi l'a ordonné. Quand la javeline vous atteignit, vous êtes tombé
+sans force; son ordre exprès fut de vous conduire dans cet appartement.
+
+SALEMÈNES.
+
+Il a bien fait, car dans ce moment d'incertitude et d'hésitation, la vue
+de mon cadavre pouvait ébranler nos soldats; mais--c'est en vain. Je me
+sens suffoqué.
+
+MIRRHA.
+
+Laissez-moi voir la blessure; j'ai quelque connaissance: dans ma patrie,
+celle-ci forme une partie de notre éducation. La guerre, toujours
+renouvelée, nous rend la vue des blessures familière.
+
+SOLDAT.
+
+Le mieux serait d'arracher la javeline.
+
+MIRRHA.
+
+Arrêtez! non, non: gardez-vous-en bien!
+
+SALEMÈNES.
+
+C'en est donc fait?
+
+MIRRHA.
+
+Non; mais le sang qui jaillirait en abondance de la plaie ouverte me
+ferait craindre pour ta vie.
+
+SALEMÈNES.
+
+Pour moi, je ne crains pas la mort. Où était le roi quand vous m'avez
+arraché du champ de bataille?
+
+SOLDAT.
+
+À quelques pas de là, animant de la voix et du geste les troupes
+découragées, qui vous avaient vu tomber et perdre connaissance.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et qui entendîtes-vous transmettre les ordres à ma place?
+
+SOLDAT.
+
+Je n'ai rien entendu.
+
+SALEMÈNES.
+
+Courez donc; et dites au roi que mon dernier voeu serait que Zames me
+remplaçât, jusqu'à la jonction tant désirée et si tardive du satrape de
+Suse, Ofratanes. Laissez-moi ici: nos troupes ne sont pas assez
+nombreuses pour se passer de votre présence.
+
+SOLDAT.
+
+Mais, prince--
+
+SALEMÈNES.
+
+Partez, vous dis-je. Il me resté ici un courtisan et une femme, c'est la
+meilleure société d'un appartement. Et puisque vous ne m'avez pas permis
+de mourir sur le champ de bataille, je ne veux pas de mauvais soldats
+autour de mon lit de mort. Partez! et remplissez mes ordres!
+
+(Les soldats sortent.)
+
+MIRRHA.
+
+Ame grande et généreuse! faut-il que la terre se referme sitôt sur toi!
+
+SALEMÈNES.
+
+Telle est la fin que j'aurais préférée, aimable Mirrha, si, par ce
+moyen, j'avais pu sauver le monarque ou la monarchie; et quoi qu'il en
+soit, je ne leur survivrai pas.
+
+MIRRHA.
+
+Vous pâlissez.
+
+SALEMÈNES.
+
+Votre main, je vous prie. Le tronçon de cette arme ne fait que prolonger
+mon agonie, sans me laisser assez de vie pour la rendre utile à mon
+pays: je l'arracherais de mon sein, et avec lui mon existence, si je ne
+désirais auparavant connaître le sort du combat.
+
+(Entrent Sardanapale et soldats.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Mon excellent frère!
+
+SALEMÈNES.
+
+Et la bataille, est-elle perdue?
+
+SARDANAPALE, à demi-voix.
+
+Vous _me_ voyez ici.
+
+SALEMÈNES.
+
+Et je voudrais vous voir à ma place!
+
+(Il arrache violemment le trait de sa blessure, et meurt.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Cet exemple, je le suivrai; à moins que le secours, dernière lueur de
+nos espérances, n'arrive avec Ofratanes.
+
+MIRRHA.
+
+N'avez-vous pas reçu un courrier de votre frère, qui, avant de mourir,
+désignait pour chef Zames?
+
+SARDANAPALE.
+
+Oui.
+
+MIRRHA.
+
+Zames, où est-il?
+
+SARDANAPALE.
+
+Mort.
+
+MIRRHA.
+
+Et Altada?
+
+SARDANAPALE.
+
+Mourant.
+
+MIRRHA.
+
+Pania, Sféro?
+
+SARDANAPALE.
+
+Pania vit encore; mais Sféro est en fuite ou captif: je reste seul.
+
+MIRRHA.
+
+Tout est-il donc perdu?
+
+SARDANAPALE.
+
+Nos murs, quoique faiblement défendus, peuvent encore résister à leurs
+forces présentes, à tout même excepté à la trahison; mais en pleine
+campagne--
+
+MIRRHA.
+
+Je croyais que l'intention de Salemènes était de ne pas risquer de
+saillie avant l'arrivée des secours attendus.
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ai méprisé ses conseils.
+
+MIRRHA.
+
+Bien: c'est une faute héroïque.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais fatale. Ô mon frère! je donnerais ces états, dont tu fus la gloire;
+je donnerais mon épée, mon bouclier, l'honneur que j'ai reconquis, pour
+te rappeler à la vie;--mais je ne t'accorderai pas de larmes: il faut te
+pleurer comme tu désirais de l'être. Seulement, j'ai l'ame oppressée de
+ce qu'en quittant la vie tu parus croire que je survivrais à notre
+longue royauté héréditaire, à laquelle tu sacrifias tes jours. Si je
+parviens à la ressaisir, je t'offrirai en sacrifice le sang de milliers,
+les pleurs de millions d'hommes (quant aux regrets des gens de bien, ils
+te sont déjà acquis). S'il en est autrement, et si les ames survivent à
+notre terrestre existence, nous nous réunirons bientôt; mais tu lis dès
+à présent dans mon coeur, et tu me rends justice. Laisse-moi rapprocher
+ce coeur immobile d'un coeur qui bat encore si douloureusement. (Il
+embrasse le corps.) Maintenant, qu'on le transporte.
+
+SOLDAT.
+
+Où?
+
+SARDANAPALE.
+
+Dans mon appartement. Placez-le sous mon dais, comme si le roi lui-même
+reposait: plus tard, nous parlerons des honneurs dus à de pareilles
+cendres.
+
+(Les soldats sortent avec le corps de Salemènes.--Entre Pania.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh bien, Pania! avez-vous placé les gardes, et donné le mot d'ordre
+convenu?
+
+PANIA.
+
+Sire, j'ai obéi.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et les soldats, quelle est leur contenance?
+
+PANIA.
+
+Sire?
+
+SARDANAPALE.
+
+Il suffit. Quand un roi demande deux fois, et n'obtient pour réponse
+qu'une nouvelle question, il connaît son sort. Ainsi, ils sont tous
+découragés?
+
+PANIA.
+
+La mort de Salemènes et les transports bruyans des révoltés au signal de
+sa chute--
+
+SARDANAPALE.
+
+Quoi! cela n'a pas excité leur rage, plutôt que leur consternation! Nous
+trouverons le moyen de ranimer leur valeur.
+
+PANIA.
+
+Une pareille perte flétrirait même une victoire.
+
+SARDANAPALE.
+
+Hélas! qui peut le sentir aussi vivement que moi! Mais enfin, bien que
+resserrés dans nos murs, les remparts sont forts, et nous avons des
+guerriers au-dedans qui s'ouvriront volontiers un chemin au travers des
+ennemis, pour rendre la demeure du souverain ce qu'elle était:--un
+palais, et non pas une prison ni une forteresse.
+
+(Un officier entre à la hâte.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Ton visage est sinistre, parle!
+
+L'OFFICIER.
+
+Je ne l'ose.
+
+SARDANAPALE.
+
+Tu ne l'oses! quand des millions d'autres osent se révolter, le glaive
+en main! cela est étrange. Romps, je te prie, ce fidèle silence; tu
+viens trop tard pour frapper de nouveaux coups ton souverain; crois-moi,
+je puis supporter plus que tout ce que tu vas m'apprendre.
+
+PANIA.
+
+Tu entends, poursuis.
+
+L'OFFICIER.
+
+La muraille qui longeait les bords du fleuve est renversée par le
+débordement subit de l'Euphrate, qui, tout d'un coup gonflé dans les
+monts inaccessibles où il prend sa source, et par les dernières pluies
+de ces orageux climats, vient de rompre ses digues et de détruire le
+boulevard.
+
+PANIA.
+
+Cela est d'un sinistre augure. On a dit, dans les tems anciens, que
+cette cité ne céderait aux efforts de l'homme qu'au jour où le fleuve se
+déclarerait contre elle.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je ne crains pas la prédiction, mais le ravage. Quelle étendue de
+murailles se trouve renversée?
+
+L'OFFICIER.
+
+Vingt stades, environ.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et tout cet espace est en proie aux assaillans?
+
+L'OFFICIER.
+
+Pour cette heure, la violence du fleuve s'opposerait à l'assaut; mais
+aussitôt qu'il rentrera dans son lit ordinaire, et que les barques
+pourront être confiées à ses flots, le palais leur appartiendra.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, cela ne sera jamais. Les hommes et les dieux, les élémens, les
+présages, tout en vain se soulève contre un être qui ne les provoqua
+jamais; la maison de mes pères ne sera jamais l'antre où les loups
+dévorans viendront habiter et rugir.
+
+PANIA.
+
+Si vous le permettez, je me rendrai sur les lieux, et je fermerai
+l'espace entr'ouvert, aussi bien que le tems et nos ressources nous le
+permettent.
+
+SARDANAPALE.
+
+Va donc, et reviens le plus promptement possible, pour nous offrir un
+fidèle rapport des ravages de l'inondation.
+
+(Pania et l'officier sortent.)
+
+MIRRHA.
+
+Ainsi, les flots eux-mêmes se soulèvent contre vous.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ils ne sont pas mes sujets; et dans l'impuissance de les punir, il faut
+bien leur pardonner.
+
+MIRRHA.
+
+J'aime à voir que tant de malheurs ne vous accablent pas.
+
+SARDANAPALE.
+
+L'heure de la crainte est passée, et l'événement ne peut plus rien
+m'apprendre que je n'aie prévu depuis minuit: mon désespoir a pris les
+devants.
+
+MIRRHA.
+
+Le désespoir!
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, pas le désespoir. Quand nous mesurons tout ce qui peut arriver, et
+le vrai moyen d'y remédier, nos sentimens méritent un nom plus généreux.
+Mais qu'importent les noms? bientôt nous en aurons fini avec eux et tout
+le reste.
+
+MIRRHA.
+
+Il vous _reste_ encore une _affaire_,--la dernière et la plus grande;
+action décisive pour tout ce qui fut, est ou doit être; la seule qui
+soit commune à tout le genre humain, si divers d'ailleurs de naissance,
+de langage, de sexe, de naturel, de couleur, de traits, de climats, de
+tems et d'intelligence; n'ayant qu'un seul point d'union, celui auquel
+nous tendons, pour lequel nous sommes nés et lancés dans le mystérieux
+labyrinthe de la vie.
+
+SARDANAPALE.
+
+Notre trame sera bientôt filée; livrons-nous à l'espérance. Revenus de
+nos terreurs, nous pouvons bien, comme les enfans, en reconnaissant les
+fantômes qui les avaient effrayés, accorder un sourire à l'ancien objet
+de notre épouvante.
+
+(Pania rentre.)
+
+PANIA.
+
+L'avis était fidèle: j'ai disposé, le long des murailles écroulées, une
+double garde, en dégarnissant les points les mieux défendus pour combler
+la brèche occasionnée par les eaux.
+
+SARDANAPALE.
+
+Vous avez fait votre devoir, et montré une fidélité digne de vous-même.
+Pania! bientôt les derniers liens qui nous unissent se trouveront
+rompus. Prenez, je vous en conjure, cette clef (il lui donne une clef):
+elle ouvre une porte secrète placée derrière la couche royale
+(maintenant celle du plus grand des héros qu'elle ait encore
+reçus,--bien qu'une longue suite de souverains aient reposé, sur ses
+franges dorées). Vous pénétrerez dans cette chambre; elle recèle
+d'immenses trésors. Vous pouvez vous en emparer, et les partager avec
+vos compagnons: vous êtes nombreux, mais il y a assez d'or pour vous
+satisfaire tous. Que les esclaves aussi soient mis en liberté; que tous
+les habitans du palais, de l'un ou l'autre sexe, se hâtent de le quitter
+d'ici à une heure. Puis alors préparez les barques royales, qui
+assuraient nos plaisirs jadis, et notre sécurité aujourd'hui. Le fleuve
+est large et gonflé, et, plus puissant qu'un roi, les assiégés ne
+sauraient l'emprisonner. Partez! et soyez heureux!
+
+PANIA.
+
+Daignez souffrir ma présence ici, ou consentez à accompagner votre garde
+fidèle.
+
+SARDANAPALE.
+
+Non, Pania, cela ne peut être; sors, et laisse-moi à ma destinée.
+
+PANIA.
+
+C'est la première fois que j'aurai désobéi, mais--
+
+SARDANAPALE.
+
+Ainsi, tout le monde ose me braver: l'insolence au dedans, la trahison
+au dehors. Épargnez les questions; c'est ma volonté, ma dernière
+volonté. Oserez-vous la méconnaître? _vous_!
+
+PANIA.
+
+Cependant...--non, je ne le puis.
+
+SARDANAPALE.
+
+Fort bien: jurez d'obéir quand je vous donnerai le signal.
+
+PANIA.
+
+Ma volonté en souffre, mais je le promets.
+
+SARDANAPALE.
+
+Assez! Disposez maintenant fagots, noix de pins et feuilles desséchées,
+toutes choses propres à produire, à l'aide d'une étincelle, une grande
+et brillante flamme; réunissez bois de cèdre, parfums, drogues
+précieuses, et de fortes planches pour soutenir un énorme bûcher; de
+plus, de l'encens et de la myrrhe: je veux offrir un grand sacrifice.
+Que tout soit disposé près de ce trône.
+
+PANIA.
+
+Seigneur!
+
+SARDANAPALE.
+
+J'ai parlé, et _vous_ avez _juré_.
+
+PANIA.
+
+Et sans avoir juré je devrais encore vous garder ma foi.
+
+(Pania sort.)
+
+MIRRHA.
+
+Quelle est votre intention?
+
+SARDANAPALE.
+
+Mirrha, vous saurez bientôt--ce que le monde entier n'oubliera jamais.
+
+PANIA, revenant accompagné d'un héraut.
+
+Ô mon roi, j'allais exécuter vos ordres, quand ce héraut me fut amené,
+demandant une audience.
+
+SARDANAPALE.
+
+Qu'on le laisse parler.
+
+HÉRAUT.
+
+Le _roi_ Arbaces--
+
+SARDANAPALE.
+
+Quoi! déjà couronné? mais poursuis.
+
+HÉRAUT.
+
+Belèses, le grand prêtre sacré--
+
+SARDANAPALE.
+
+De quel dieu ou démon? car avec de nouveaux rois, de nouveaux autels
+s'élèvent. Mais poursuis: ton devoir est d'exprimer la volonté de ton
+maître, et de ne pas répondre à la mienne.
+
+HÉRAUT.
+
+De plus, le satrape Ofratanes--
+
+SARDANAPALE.
+
+Eh quoi! n'est-il pas des nôtres?
+
+HÉRAUT, montrant un anneau.
+
+Soyez sûr qu'il est dans le camp des vainqueurs, voici son cachet.
+
+SARDANAPALE.
+
+Je le reconnais. Admirable procédé! Pauvre Salemènes! tu es mort assez
+tôt pour ne pas voir une trahison de plus. Voilà donc l'homme que tu
+regardais comme ton meilleur ami et mon sujet le plus fidèle!--Poursuis.
+
+HÉRAUT.
+
+Ils t'offrent la vie, et le choix d'une résidence dans quelque province
+éloignée; là, surveillé, sans être captif, tu pourras couler en paix tes
+jours; mais sous une condition: c'est que les trois jeunes princes
+seront livrés en otages.
+
+SARDANAPALE.
+
+Les généreux vainqueurs!
+
+HÉRAUT.
+
+J'attends la réponse.
+
+SARDANAPALE.
+
+Une réponse? esclave! Depuis quand les esclaves décident-ils du sort des
+rois?
+
+HÉRAUT.
+
+Depuis qu'ils sont libres.
+
+SARDANAPALE.
+
+Porte-voix de révolte, tu connaîtras du moins la peine méritée par les
+traîtres dont tu n'es que l'organe. Pania, qu'on lui tranche la tête;
+qu'on la jette dans le camp des rebelles, et que son cadavre soit
+précipité dans les flots. Sortez avec lui!
+
+(Pania et les gardes le saisissent.)
+
+PANIA.
+
+Jamais je n'aurai obéi à des ordres plus agréables. Entraînons-le,
+soldats! Ne souillons pas de son perfide sang cette salle royale! qu'il
+expire dehors.
+
+HÉRAUT.
+
+Un seul mot, ô roi! Mon office est sacré.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et le _mien_, quel est-il donc, pour que tu oses venir me demander d'y
+renoncer?
+
+HÉRAUT.
+
+Je n'ai fait qu'exécuter d'autres ordres: en cas de refus, je courais
+les dangers qui sont devenus l'effet de mon obéissance.
+
+SARDANAPALE.
+
+Ainsi donc ces monarques d'une heure sont déjà plus despotiques que les
+rois bercés dans la pourpre, et, dès leur naissance, appelés à commander
+au monde!
+
+HÉRAUT.
+
+Ma vie est entre vos mains; mais peut-être, excusez ma hardiesse, la
+vôtre est également exposée au danger le plus imminent. Voudrez-vous
+consacrer la dernière heure d'une race telle que celle de Nemrod à
+l'assassinat d'un héraut, paisible, inoffensif, et dont tout le crime
+est d'avoir accompli son message? violerez-vous ainsi tout ce qu'il y a
+jamais eu de plus saint aux yeux de la divinité?
+
+SARDANAPALE.
+
+Il a raison,--qu'il soit libre!--le dernier acte de ma vie ne sera pas à
+la colère. Approche, ami. (Prenant sur la table une coupe.) Prends cette
+coupe d'or; remplis-la souvent de vin, et souviens-toi de _moi_; ou bien
+réduis-la en lingots, et ne songe qu'à la valeur qu'elle représente.
+
+HÉRAUT.
+
+Je vous remercie doublement pour ma vie et pour ce don précieux, dont
+votre grâce augmente encore le prix. Mais ne rendrai-je pas de réponse?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ah!--je demande une heure pour y songer.
+
+HÉRAUT.
+
+Une heure seulement?
+
+SARDANAPALE.
+
+Une heure. Si, quand elle sera expirée, vos maîtres ne reçoivent aucune
+nouvelle, ils auront à croire que je rejette leur proposition, et que
+j'agis en conséquence.
+
+HÉRAUT.
+
+Je serai l'organe fidèle de vos intentions.
+
+SARDANAPALE.
+
+Écoute! encore un mot.
+
+HÉRAUT.
+
+Quel qu'il soit, je ne l'oublierai pas.
+
+SARDANAPALE.
+
+Recommande-moi à Belèses; dis-lui qu'avant la fin de l'année, je le
+somme de me rejoindre.
+
+HÉRAUT.
+
+Où?
+
+SARDANAPALE.
+
+À Babylone. Du moins partira-t-il de là pour venir à ma rencontre.
+
+HÉRAUT.
+
+Je vous obéirai exactement.
+
+(Le héraut sort.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Pania!--allons, cher Pania!--dispose ce que j'ai demandé.
+
+PANIA.
+
+Seigneur,--les soldats sont déjà chargés. Voyez, ils entrent.
+
+(Entrent des soldats; ils forment un monceau autour du trône.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Plus haut! braves soldats, plus épais, surtout; il faut que les
+fondemens de ce nouvel édifice n'épuisent pas trop promptement la
+flamme, et qu'aucune aide officieuse ne puisse parvenir à l'étouffer.
+Que le trône soit le centre: je veux le livrer aux nouveaux arrivans
+cicatrisé par la flamme dévorante. Disposez le tout comme s'il
+s'agissait d'embraser la forte tour de nos mortels ennemis. Cela
+commence à prendre une forme; qu'en dites-vous, Pania? cet échafaudage
+suffit-il pour les obsèques d'un roi?
+
+PANIA.
+
+Oui, et pour celles d'un royaume. Je vous comprends enfin.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et me blâmez-vous?
+
+PANIA.
+
+Non:--je demande même à enflammer le bûcher, avant de le partager avec
+vous.
+
+MIRRHA.
+
+Ce soin me regarde.
+
+PANIA.
+
+Quoi! une femme!
+
+MIRRHA.
+
+Le devoir d'un soldat est bien de mourir pour son prince, pourquoi celui
+d'une femme ne serait-il pas d'expirer avec son amant?
+
+PANIA.
+
+Ma surprise est extrême.
+
+MIRRHA.
+
+Cela pourtant, brave Pania, est moins rare que tu ne le penses. Toi,
+cependant, vis.--Adieu! le bûcher nous attend.
+
+PANIA.
+
+J'aurais trop de honte de laisser à une faible femme l'honneur de mourir
+avec mon souverain.
+
+SARDANAPALE.
+
+Déjà trop de héros m'ont précédé dans la tombe. Éloigne-toi, accepte les
+richesses qui te sont offertes.
+
+PANIA.
+
+Offertes avec l'infamie.
+
+SARDANAPALE.
+
+En un mot, songe à ton serment:--il est irrévocable et sacré.
+
+PANIA.
+
+Adieu donc, puisqu'il le faut.
+
+SARDANAPALE.
+
+Cherchez partout, et surtout n'éprouvez aucun remords d'emporter mes
+richesses; songez-y: ce que vous laisserez deviendra la proie des
+esclaves qui m'auront immolé. Puis, quand vous aurez transporté ces
+trésors dans vos barques, qu'un long éclat de trompette signale votre
+départ du palais; l'autre bord du fleuve est trop éloigné, les flots
+trop bruyans aujourd'hui pour permettre aux échos d'en transmettre le
+son à nos ennemis. Vous fuirez--du côté opposé,--sans pourtant cesser de
+côtoyer l'Euphrate: et si vous parvenez en Paphlagonie, à la cour de
+Cotta, où la reine s'est retirée avec mes trois enfans, dites-lui ce que
+vous _vîtes_ à votre départ, et priez-la de se rappeler ce que je lui
+_ai dit_ lors d'un départ plus douloureux encore.
+
+PANIA.
+
+Ah! du moins, laissez-moi presser une dernière fois de mes lèvres cette
+main royale! Et ces pauvres soldats qui se pressent autour de vous,
+hélas! ils espéraient mourir avec vous!
+
+(Pania et les soldats s'approchent de plus près, baisent la main du roi
+et les pans de sa robe.)
+
+SARDANAPALE.
+
+Mes derniers, mes meilleurs amis! ne souffrons pas que rien en ce moment
+nous avilisse: les adieux doivent être brefs, quand c'est pour toujours
+qu'on se sépare, bien qu'ils fassent de ce douloureux moment une sorte
+d'éternité, et qu'ils pénètrent de larmes les derniers grains de sable
+de notre vie. Séparons-nous donc, et puissiez-vous être heureux.
+Croyez-moi, il ne faut pas me plaindre en ce moment, mais bien plutôt
+pour les momens passés;--quant à l'avenir, il appartient aux dieux, s'il
+en est: et je ne tarderai pas à le savoir. Adieu!--adieu!--
+
+(Pania et les soldats sortent.)
+
+MIRRHA.
+
+Ames généreuses! du moins est-ce une consolation d'avoir pu arrêter vos
+derniers regards sur des figures aimantes.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et dignes d'être aimées, ma belle Mirrha.--Mais écoute: si dans ce
+dernier instant, car nous touchons à la fin, tu te sentais
+intérieurement effrayée de ce voyage fait dans l'avenir à travers les
+flammes, ne crains pas de l'avouer, je ne t'en aimerai pas moins; que
+dis-je, davantage peut-être, pour avoir cédé au cri de la nature:
+prononce, il en est tems encore.
+
+MIRRHA.
+
+Allumerai-je l'une de ces torches réunies sous la lampe qui, jour et
+nuit, brûle dans la salle voisine, devant l'autel de Baal?
+
+SARDANAPALE.
+
+Tu le peux. Est-ce là ta réponse?
+
+MIRRHA.
+
+Tu vas le savoir.
+
+(Mirrha sort.)
+
+SARDANAPALE, seul.
+
+Son courage n'est pas ébranlé. Ô mes pères! vous auxquels je vais me
+réunir, purifié peut-être, par la mort, des passions grossières, apanage
+des êtres matériels, je n'ai pas voulu laisser votre ancienne demeure au
+pouvoir avilissant de ces rebelles. Si je n'ai pas su conserver votre
+héritage, je n'en aurai pas du moins abandonné cette portion brillante:
+vos trésors, votre palais, vos armes, vos monumens, les souvenirs de
+votre gloire, vos dépouilles sacrées, dont ils espéraient se revêtir: je
+les emporte avec moi dans cet élément, image personnifiée de l'ame, dont
+il détruit l'enveloppe matérielle.--Et, je l'espère, la lueur de ce
+royal incendie ne sera pas une simple pyramide de flammes et de fumée,
+un phénomène d'un jour dans l'horizon, puis enfin un monceau de cendres:
+il deviendra un fanal dans les âges, pour l'instruction des nations
+rebelles et des princes voluptueux. Le tems plongera dans l'oubli les
+glorieux souvenirs de vingt peuples, les exploits d'un millier de héros:
+comme le premier des empires, il fera de nouveau rentrer dans le néant
+empire sur empire; mais à jamais il épargnera la mémoire de mon dernier
+jour; et, s'il le présente comme un problème dont on imitera rarement,
+mais dont on ne méprisera jamais l'exemple, peut-être, du moins,
+détournera-t-il plus d'un prince de suivre un plan de vie qui conduisît
+à une pareille catastrophe.
+
+(Mirrha revient tenant d'une main une torche enflammée, et de l'autre
+une coupe.)
+
+MIRRHA.
+
+Regarde, c'est le flambeau qui va diriger notre course vers les astres.
+
+SARDANAPALE.
+
+Mais pourquoi cette coupe?
+
+MIRRHA.
+
+Dans ma patrie, c'est l'usage de faire, en pareil cas, une libation aux
+dieux.
+
+SARDANAPALE.
+
+Le mien était de faire des libations entre les hommes. Je ne l'ai pas
+oublié; et bien que j'aie perdu mes convives, je veux encore vider une
+coupe en mémoire de tant de joyeux banquets pour jamais passés. (Il
+prend la coupe, boit, et la renverse; et comme une goutte tombe:--) Et
+cette dernière libation est pour l'excellent Belèses.
+
+MIRRHA.
+
+Pourquoi songez-vous plutôt à ce nom qu'à celui de son émule en
+trahison?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ce dernier n'est qu'un soldat, un instrument, une sorte de lame d'épée
+entre des mains étrangères; l'autre est un habile conducteur de sa
+marionnette guerrière: mais écartons leur souvenir.--Réfléchis encore,
+Mirrha; est-il bien vrai que tu veuilles me suivre, sans craintes et
+sans efforts?
+
+MIRRHA.
+
+Mais toi, supposerais-tu qu'une fille grecque tremblât de faire par
+amour ce que les veuves indiennes font par habitude?
+
+SARDANAPALE.
+
+Ainsi, n'attendons plus que le signal.
+
+MIRRHA.
+
+Il est bien long à retentir.
+
+SARDANAPALE.
+
+Adieu! maintenant un dernier baiser.
+
+MIRRHA.
+
+Oui, embrassons-nous, mais non pour la dernière fois.
+
+SARDANAPALE.
+
+En effet, la flamme se chargera de réunir encore nos cendres.
+
+MIRRHA.
+
+Et lorsqu'elles seront, comme l'amour que j'ai toujours ressenti,
+purifiées de la souillure et des passions terrestres! Une seule
+réflexion m'attriste encore.
+
+SARDANAPALE.
+
+Laquelle?
+
+MIRRHA.
+
+C'est que nulle main amie ne doit réunir dans une seule urne notre
+poussière.
+
+SARDANAPALE.
+
+Tant mieux! qu'elle soit plutôt dispersée dans l'air et balancée sur les
+ailes du vent, que souillée de nouveau par des mains de traîtres et
+d'esclaves. Nous laissons dans ce palais embrasé, dans les ruines de ces
+énormes murailles, un plus durable monument que n'en dressa l'Égypte,
+dans des montagnes de briques, en l'honneur de ses rois ou de ses
+_boeufs_; car on ignore encore la véritable destination de pareils
+monumens, et si les orgueilleuses pyramides devaient contenir leurs
+princes ou leur dieu Apis.
+
+MIRRHA.
+
+Adieu donc, ô terre! adieu! charmante Ionie? Puisses-tu demeurer libre
+et belle, et long-tems protégée contre le malheur! Ma dernière prière
+fut pour toi, tu auras mes dernières pensées, à l'exception d'une seule.
+
+SARDANAPALE.
+
+Et laquelle?
+
+MIRRHA.
+
+Celle de notre amour. (On entend la trompette de Pania.) _Allons_!
+
+SARDANAPALE.
+
+Adieu, Assyrie! ma patrie, celle de mes pères: je t'aimai beaucoup, et
+plutôt comme mon pays que comme mon royaume. Je t'avais prodigué les
+jours de paix et de bonheur; en voici la récompense! Maintenant, je ne
+te dois plus rien, pas même un tombeau. (Il monte sur le bûcher.)
+Allons, Mirrha!
+
+MIRRHA.
+
+Es-tu prêt?
+
+SARDANAPALE.
+
+Comme la torche dans tes mains.
+
+MIRRHA, mettant le feu au bûcher.
+
+Il est allumé! je te rejoins.
+
+(Au moment où Mirrha s'élance au devant des flammes, la toile tombe.)
+
+FIN DE SARDANAPALE.
+
+
+
+
+NOTES
+DE LORD BYRON.
+
+
+NOTE I, PAGE 9.
+
+Et toi, Mirrha, ma chère Ionienne, etc.
+
+«Le nom d'Ionien avait encore une acception plus étendue: il comprenait
+les Achéens et les Béotiens, qui, avec les peuples limitrophes,
+composaient toute la nation grecque. En Orient, c'était sous ce nom
+qu'on désignait toujours les Hellènes.»
+
+(_Grèce de Milford_, tome Ier, page 199.)
+
+
+NOTE 2, PAGE 23.
+
+ Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe,
+ A bâti dans un jour Anchialus et Tarse:
+ Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien.
+
+«Il ne se contenta pas d'employer à cette expédition une faible escouade
+de sa phalange, mais toutes ses troupes légères. Le premier jour, il
+gagna Anchialus, ville fondée, dit-on, par le roi d'Assyrie Sardanapale.
+Les fortifications, du tems d'Arrien, avaient encore leur première
+étendue et portaient ce caractère de grandeur que les Assyriens semblent
+avoir particulièrement affecté aux ouvrages de ce genre. On y trouva un
+monument représentant Sardanapale: on le reconnut à une inscription
+tracée en caractères assyriens, et sans doute dans la langue primitive
+de ce peuple. C'est elle que, bien ou mal, les Grecs traduisirent
+ainsi:--_Sardanapale, fils d'Anacyndaraxe, a bâti en un jour Tarse et
+Anchialus; mange, bois, joue: toutes les autres joies humaines ne valent
+pas une chiquenaude._ En supposant cette version parfaitement exacte (ce
+que conteste Arrien), on peut hésiter à décider avec quelque raison si
+le but de cette inscription n'était pas de disposer aux habitudes de la
+paix un peuple naturellement turbulent, au lieu de lui recommander un
+libertinage immodéré. Au reste, il n'est pas facile de dire quel pouvait
+être l'objet d'un roi d'Assyrie en fondant deux villes dans une contrée
+si éloignée de sa capitale, et qui en était d'ailleurs séparée par une
+immensité de déserts sablonneux et de montagnes inaccessibles. On ignore
+également comment les habitans pouvaient jamais se trouver dans des
+circonstances qui leur permissent de s'abandonner à cette intempérance
+que leur prince passe pour leur avoir recommandée; mais il peut être
+utile d'observer que, le long des côtes méridionales de l'Asie-Mineure,
+les ruines de plusieurs villes évidemment postérieures au siècle
+d'Alexandre, mais à peine nommées dans l'histoire, étonnent aujourd'hui
+les voyageurs par leur magnificence et leur somptuosité. Au milieu des
+scènes de désolation qu'un gouvernement singulièrement barbare n'avait
+cessé de répandre durant tant de siècles, sur les plus belles contrées
+du globe, il fallait trouver dans les ressources du sol et du climat, ou
+dans les bienfaits du commerce, des remèdes extraordinaires. Ainsi, les
+projets de Sardanapale pouvaient être l'effet de vues plus sages qu'on
+ne le suppose communément; mais ce prince ayant été le dernier d'une
+dynastie exterminée par suite d'une révolution, le mépris de sa mémoire
+a bien pu être l'effet de la politique de ses successeurs et de leurs
+partisans.
+
+«La contradiction des témoignages qui se rapportent à Sardanapale est
+surtout frappante dans le récit de Diodore.»
+
+(_Grèce de Milford_, tome IX, pages 311, 312 et 313.)
+
+FIN DES NOTES.
+
+
+
+
+WERNER,
+OU
+L'HÉRITAGE.
+
+TRAGÉDIE.
+
+L'ILLUSTRE GOETHE.
+CETTE TRAGÉDIE EST DÉDIÉE
+PAR L'UN DE SES PLUS HUMBLES ADMIRATEURS.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Le drame suivant est entièrement tiré de _Kruitzner, conte de German_,
+publié, il y a déjà long-tems, dans les _Canterbury tales de Lee_. C'est
+à deux soeurs, je crois, qu'on est redevable de ces derniers contes, et
+celle des deux qui composa _Kruitzner_ n'a fourni à la collection qu'une
+seconde histoire, jugée, comme la première, supérieure à toutes les
+autres du même recueil. J'ai adopté plusieurs caractères, une grande
+partie de l'intrigue, et quelquefois jusqu'au style de cet ouvrage. J'ai
+modifié ou altéré quelques autres rôles; j'ai changé quelques noms, et
+j'ai ajouté de moi-même un personnage (Ida de Stralenheim). Quant au
+reste, je me suis conformé à l'original.
+
+J'étais bien jeune; j'avais, je crois, alors quatorze ans, quand je lus,
+pour la première fois, cette histoire. Elle fit sur moi une impression
+profonde; et je puis dire qu'elle fut le germe de plusieurs des ouvrages
+que j'écrivis par la suite. Je ne la crois pas très-populaire, ou du
+moins sa popularité s'est éclipsée devant d'autres grandes compositions
+du même genre. Mais j'ai remarqué, en général, que ceux qui l'avaient
+lue avaient comme moi la plus haute estime pour la force d'esprit et de
+création que l'auteur y avait développée. Je dois dire _création_ plutôt
+qu'exécution; car le récit pouvait comporter de plus grands et de plus
+heureux développemens. Parmi ceux dont l'opinion sur _Kruitzner_ se
+rapportait à la mienne, je pourrais citer les noms les plus imposans;
+mais cela n'est pas nécessaire, ni même utile: car il faut laisser tout
+le monde juger d'après ses propres sentimens. Je renvoie donc simplement
+le lecteur à l'ouvrage original, pour qu'il puisse mieux juger tout ce
+que je lui redois; et je ne serais pas fâché qu'il trouvât plus de
+plaisir à le parcourir que le drame auquel il a donné naissance.
+
+J'avais commencé une pièce sur le même sujet dès 1815 (c'est le premier
+de mes essais dramatiques, si j'en excepte un autre commencé à l'âge de
+treize ans, sous le nom d'_Ulric et Ilvina_, que j'eus le bon sens de
+jeter au feu); j'en avais fait environ un acte, quand je fus interrompu
+par les circonstances. Il s'en trouve quelque chose parmi mes papiers,
+en Angleterre; mais comme on ne le retrouvait pas, j'ai refait ce
+premier acte, et continué la pièce.
+
+Il est bien entendu qu'en le publiant je ne l'ai pas cru susceptible, le
+moins du monde, d'être mis au théâtre.
+
+
+
+
+PERSONNAGES.
+
+HOMMES.
+
+ WERNER.
+ ULRIC.
+ STRALENHEIM.
+ IDENSTEIN.
+ GABOR.
+ FRITZ.
+ HENRICK.
+ ERIC.
+ ARNHEIM.
+ MEISTER.
+ RODOLPH.
+ LUDWIG.
+
+FEMMES.
+
+ JOSÉPHINE.
+ IDA STRALENHEIM.
+
+La scène est en partie sur la frontière de Silésie, et en partie dans le
+château de Siegendorf, près de Prague. L'action a lieu sur la fin de la
+guerre de Trente Ans.
+
+
+
+
+WERNER,
+OU
+L'HÉRITAGE.
+
+TRAGÉDIE.
+
+
+
+ACTE PREMIER.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Salle d'un palais en ruines, auprès d'une petite tour, sur la frontière
+septentrionale de Silésie.--La nuit est orageuse.)
+
+WERNER et JOSÉPHINE, sa femme.
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Calme-toi, mon ami!
+
+WERNER.
+
+Je suis calme.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Pour moi, oui, mais non pour toi-même: tes pas sont précipités, et
+personne n'a jamais marché dans une chambre comme tu le fais en ce
+moment, quand son coeur était tranquille. Si nous étions dans un jardin,
+je me rassurerais, je croirais te voir courir de fleur en fleur comme
+l'abeille; mais _ici_!
+
+WERNER.
+
+Il fait froid; le vent frémit et agite la tapisserie: j'ai le sang
+glacé.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! non.
+
+WERNER, souriant.
+
+Comment! voudrais-tu donc qu'il le fût!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Je voudrais que son mouvement fût paisible.
+
+WERNER.
+
+Laisse-le se précipiter, jusqu'à ce qu'on le répande ou qu'on
+l'arrête:--que ce soit tôt ou tard, peu m'importe.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et moi, ne suis-je donc rien à tes yeux?
+
+WERNER.
+
+Tout!--tout!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et cependant, tu souhaites ce qui doit briser mon coeur?
+
+WERNER, s'approchant d'elle lentement.
+
+Mais n'est-ce pas pour _toi_ que j'ai été,--peu importe,--fort heureux
+et fort malheureux: ce que je suis, tu le connais; ce que je pouvais, ce
+que je devrais être, tu ne le sais pas.--Quoi qu'il en soit, je t'aime,
+rien n'aura la force de nous séparer. (Il marche à grands pas, puis se
+rapprochant de Joséphine:) C'est peut-être l'orage de cette nuit qui
+m'agite; je suis un être ouvert à toutes les impressions. Dernièrement,
+j'étais malade, hélas! je le suis encore! tu le sais, car tu as plus
+souffert que moi, mon amie, en me veillant.
+
+JOSÉPHINE.
+
+C'est beaucoup de te voir mieux portant; mais te voir heureux--
+
+WERNER.
+
+Heureux! qui donc as-tu vu l'être? Laisse-moi, comme les autres, être
+misérable.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mais songe combien d'hommes, en ce moment d'orage, tremblent exposés à
+la rage des vents et de la pluie furieuse, qui n'ont pas sur la terre un
+abri où ils puissent mettre leurs têtes à couvert.
+
+WERNER.
+
+Et cela n'est pas le pis: qu'importe un logis? le calme est tout. Les
+misérables que tu nommes,--oui, le vent mugit autour d'eux; la pluie,
+triste et pressée, glace sans doute la moëlle de leurs os. J'ai été
+soldat, chasseur et voyageur; à présent je suis mendiant: je n'ignore
+donc pas les maux dont tu parles.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et n'es-tu pas aujourd'hui défendu de leur atteinte?
+
+WERNER.
+
+Oui. Et de leur seule atteinte.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Cela est bien quelque chose.
+
+WERNER.
+
+En effet,--pour un paysan.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Eh quoi! le gentilhomme ne peut-il rendre grâce au refuge dont ses
+premières habitudes de délicatesse lui font un besoin plus vif que pour
+le paysan, quand un reflux de fortune les pousse tous les deux au milieu
+des écueils de la vie?
+
+WERNER.
+
+Ce n'est pas cela, tu le sais; nous avons supporté tout, je ne dirai pas
+avec patience (du moins pour ce qui me regarde)--mais enfin, nous
+l'avons supporté.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Eh bien!
+
+WERNER.
+
+Quelque chose de plus fort que nos tourmens sensibles (et cependant, ils
+étaient assez grands pour nous ronger le coeur), une chose m'a souvent
+affecté, et _maintenant_ plus que jamais. Tu t'en souviens, quand une
+longue maladie vint me saisir sur cette frontière désolée, quand elle me
+ravit, non-seulement mes forces, mais encore mes moyens de vivre; quand
+elle nous enleva--Non, écartons ces idées.--Mais enfin, avec cet objet,
+je serais heureux; tu serais également heureuse; je soutiendrais la
+splendeur de mon rang,--mon nom, le nom de mon père, et plus que tout
+cela--
+
+JOSÉPHINE, l'interrompant.
+
+Mon fils,--notre fils,--notre Ulric serait encore dans mes bras, il
+satisferait l'avidité d'une mère. Depuis douze ans, grands dieux!...
+alors, il n'en avait que huit: il était beau, il doit l'être encore plus
+aujourd'hui. Mon Ulric! mon enfant adoré!
+
+WERNER.
+
+J'ai été bien souvent le jouet de la fortune; mais aujourd'hui elle m'a
+réduit au point de ne plus rien attendre d'elle:--malade, pauvre,
+abandonné.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Abandonné! mon cher Werner?
+
+WERNER.
+
+Ou, ce qui est pis,--enveloppant tout ce que j'aime dans cette situation
+plus horrible que l'isolement. _Seul_, je serais mort, j'aurais une
+tombe ignorée, et tout serait fini.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et je ne t'aurais pas survécu; mais, je t'en conjure, reprends courage.
+Nous luttons depuis long-tems; et ceux qui savent résister à la fortune
+finissent par la convertir, ou du moins la lasser; ils trouvent le vent
+favorable, ou cessent de souffrir les tempêtes. Du courage, mon
+ami:--notre enfant nous sera rendu.
+
+WERNER.
+
+Nous le touchions: nous retrouvions tout ce qui pouvait nous faire
+oublier les chagrins passés;--et puis tout perdre encore une fois!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Nous n'avons rien perdu.
+
+WERNER.
+
+Ne sommes-nous pas dans la dernière misère?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Nous ne fûmes jamais riches.
+
+WERNER.
+
+Et j'étais né pour la richesse, les honneurs et la puissance; je les ai
+connus, j'ai appris à les aimer, hélas! et à en abuser; le ressentiment
+de mon père me les a fait perdre dans ma bouillante jeunesse, et de
+longues souffrances ont assez puni mes premiers excès. La mort de mon
+père m'ouvrit de nouveau la carrière, mais je la trouvai pleine
+d'embûches. Ce parent insinuant et sévère, qui si long-tems avait fixé
+sur moi un regard inquiet, comme le serpent sur le tremblant oiseau, ce
+parent était devenu le maître de mes droits, le possesseur d'un domaine
+qui lui donnait le rang de prince.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Qui sait? notre fils a pu revenir près de son aïeul, et plaider avec
+succès ta cause.
+
+WERNER.
+
+Vaine espérance. Depuis le jour qu'en disparaissant, tout-à-coup
+d'auprès de lui il a semblé vouloir partager mes premières fautes, rien
+ne nous a révélé son sort. Je l'avais laissé près de son aïeul, en
+faisant promettre à ce dernier que son ressentiment s'arrêterait à la
+troisième génération: mais le ciel semble avoir réclamé sa redoutable
+prérogative; il a voulu punir dans mon enfant les torts et les folies de
+son père.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il faut avoir meilleur espoir:--du moins avons-nous, jusqu'à présent,
+trompé la longue persécution de Stralenheim.
+
+WERNER.
+
+Nous ne le craindrions plus sans cette faiblesse fatale, plus fatale
+qu'une maladie mortelle, puisqu'au lieu de la vie elle détruit la seule
+consolation de la vie. En ce moment même, je me sens rongé par les
+inquiétudes que me donne cet avide antagoniste;--et que sais-je s'il ne
+nous a pas traqués jusqu'ici?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il ne t'a jamais vu; et les espions qui si long-tems te surveillèrent
+t'ont laissé à Hambourg. Notre voyage imprévu et ce changement de nom
+nous mettent à l'abri de toute surprise: personne ici ne soupçonne que
+nous puissions être différens de ce que nous paraissons.
+
+WERNER.
+
+De ce que nous paraissons! de ce que nous _sommes_:--malades, mendians,
+sans espérance.--Ah! ah! ah!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! que ce rire est amer!
+
+WERNER.
+
+_Qui_ reconnaîtrait, sous cette forme, la grande âme du fils d'une noble
+race? _qui_, sous ces guenilles, l'héritier d'une principauté? _qui_,
+dans ces yeux malades et abattus, l'orgueil du rang et de la naissance?
+dans ces joues creuses et sur ce front traversé par les stigmates de la
+famine, le seigneur des châteaux où chaque jour sont fêtés des milliers
+de feudataires?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Vous n'avez pas songé à toutes ces peines terrestres, Werner, quand vous
+daignâtes choisir pour épouse la fille étrangère d'un pauvre exilé.
+
+WERNER.
+
+Une fille de proscrit et un fils déshérité, le mariage était assorti;
+mais alors j'avais l'espérance de te rendre un jour à l'état pour lequel
+nous étions nés tous les deux. La famille de ton père était noble bien
+que déchue, et, par son origine, elle était digne de s'allier à la
+nôtre.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Votre père ne pensait pas ainsi, bien qu'il fût noble; mais si ma
+naissance seule m'eût permis d'aspirer à votre main, j'aurais dû ne
+l'estimer encore que ce qu'elle valait.
+
+WERNER.
+
+Et, à tes yeux, que valait-elle?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Tout ce qu'elle a fait pour nous:--rien.
+
+WERNER.
+
+Comment, rien!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Pis encore: dès le commencement, elle devint le cancer dévorant de ton
+coeur. Sans elle, nous aurions accueilli la pauvreté comme des millions
+d'hommes la supportent, avec une joyeuse insouciance; sans elle, sans
+ces fantômes de féodale grandeur, tu aurais gagné chaque jour ton pain,
+comme la multitude le gagne: ou si l'état d'artisan t'eût paru trop peu
+relevé, le commerce, que sais-je? toutes les autres ressources sociales
+eussent corrigé les torts de la fortune à ton égard.
+
+WERNER, avec ironie.
+
+Et j'eusse été quelque bourgeois anséatique? excellent!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Quoi que tu puisses avoir été, tu es pour moi ce que nulle destinée,
+humble ou élevée, ne saurait changer: le premier choix de mon coeur.
+Noblesse, espérances, orgueil, je n'avais alors rien vu dans toi, rien
+que tes douleurs. Elles durent encore laisse-moi les adoucir ou les
+partager; et quand elles auront fini, je pourrai finir moi-même avec
+elles ou avec toi!
+
+WERNER.
+
+Mon bon ange! et c'est ainsi que je t'ai toujours trouvée: aussi jamais
+la violence, ou plutôt la faiblesse de mon caractère, ne m'inspira
+contre toi et les tiens une pensée injurieuse. Non, tu n'as pas à te
+reprocher mon sort: les dispositions de ma jeunesse m'auraient fait
+perdre l'empire du monde, s'il eût été mon patrimoine. Mais aujourd'hui,
+puni, humilié, anéanti, j'ai appris à me connaître moi-même;--et voir
+tout enlevé à notre enfant, à toi! Va, crois-moi: quand, à vingt-deux
+ans, mon père me chassa de la maison de mes pères, moi, le dernier
+rejeton d'un millier de héros, je ne maudis pas mon sort, mais celui de
+mon fils, de la mère de mon fils, arrachés, sans l'avoir mérité, aux
+avantages que mes fautes avaient laissé échapper. Et pourtant alors mes
+passions étaient autant de serpens rongeurs qui se repliaient autour de
+moi comme ceux de la Gorgone.
+
+(On entend heurter à la porte.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Écoutez!
+
+WERNER.
+
+On frappe!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Qui peut venir à cette heure de repos? nous avons rarement des
+visiteurs.
+
+WERNER.
+
+Et ceux qui visitent les pauvres ne viennent que pour les appauvrir
+encore. Bien! je suis préparé.
+
+(Werner porte la main dans son sein, comme pour y chercher une arme.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oh! ne prends pas cet air farouche; je vais à la porte: il ne peut y
+avoir personne dans cette solitude froide et désolée:--les déserts seuls
+peuvent défendre l'homme de ses semblables. (Elle va à la porte.)
+
+(Entre Idenstein.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Bon soir à ma belle hôtesse et à mon digne--quel est votre nom, mon ami?
+
+WERNER.
+
+Vous êtes bien hardi de le demander!
+
+IDENSTEIN.
+
+Hardi? en effet, je frémis. À l'air dont vous regardez, il semble que je
+vous demande quelque chose de mieux que votre nom.
+
+WERNER.
+
+De mieux, monsieur!
+
+IDENSTEIN.
+
+De mieux ou de pire, comme le mariage; que vous dirai-je? Vous avez été,
+depuis un mois, reçu comme un hôte dans le palais du prince--(à la
+vérité, son altesse l'avait résigné, depuis douze ans, aux rats et aux
+revenans;--mais encore, est-ce un palais);--vous avez, dis-je, été notre
+locataire; et jusqu'à présent nous ignorons votre nom.
+
+WERNER.
+
+Mon nom est Werner.
+
+IDENSTEIN.
+
+Beau nom; le plus digne que raison de commerce puisse jamais porter.
+J'ai un cousin dans le lazaret de Hambourg, qui a épousé une femme
+portant le même nom: c'est un officier de confiance, aide-chirurgien
+(ayant l'espoir de l'être un jour en titre), et qui, dans les affaires,
+a fait des miracles. Ne seriez-vous pas parent de mon parent?
+
+WERNER.
+
+Des vôtres?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oui, oui, nous le sommes, mais de loin. (Bas à Werner.) Ne pourriez-vous
+flatter l'humeur de ce grossier personnage, jusqu'à ce que nous ayons su
+ses projets?
+
+IDENSTEIN.
+
+Ah! je m'en doutais; déjà je sentais dans mon coeur des mouvemens de
+tendresse.--Que voulez-vous, mon cousin, _le sang n'est pas de l'eau_.
+Donnez-nous donc un peu de vin, et buvons à plus ample connaissance: les
+parens doivent être des amis.
+
+WERNER.
+
+Vous me semblez avoir déjà suffisamment bu; et si vous êtes d'un autre
+avis, je n'ai pas de vin à vous offrir; autrement, il serait à vous.
+D'ailleurs, vous le savez, ou devriez le savoir: je suis pauvre et
+malade, et vous ne sentez pas que j'aurais besoin d'être seul? Mais
+enfin, qui vous amène ici?
+
+IDENSTEIN.
+
+Comment! et qui pourrait m'amener ici?
+
+WERNER.
+
+Je l'ignore, quoique je devine sans effort celui qui pourra bien vous en
+chasser.
+
+JOSÉPHINE, bas.
+
+Contiens-toi, cher Werner.
+
+IDENSTEIN.
+
+Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Comment le saurions-nous?
+
+IDENSTEIN.
+
+La rivière est débordée.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! nous ne le savons que trop: depuis cinq jours c'est là ce qui
+nous retient ici.
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'un grand personnage qui voulait
+passer le fleuve, en dépit du courant et de ses trois postillons, s'est
+noyé devant le gué, avec cinq chevaux de poste, un singe, un mâtin et un
+valet.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Pauvres gens! en êtes-vous bien sûr?
+
+IDENSTEIN.
+
+Oui, pour ce qui est du singe, du valet et de l'attelage; mais nous ne
+savons pas encore si son excellence est ou non morte. Ces nobles sont
+difficiles à noyer, comme il convient à des hommes en place; mais ce
+qu'il y a de sûr, c'est qu'il a avalé assez de l'Oder pour crever deux
+paysans. En ce moment, deux voyageurs, l'un Saxon, l'autre Hongrois,
+qui, à leurs propres risques, l'ont tiré de la rivière, ont envoyé
+demander un logement ou une tombe, suivant qu'ils se trouveront avoir
+pêché un vivant ou un mort.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et où prétendez-vous les recevoir? ici, je suppose, si nous pouvons nous
+y prêter:--dites le mot.
+
+IDENSTEIN.
+
+Ici? non; mais dans l'appartement du prince lui-même, comme il convient
+à un hôte illustre. Il est humide, sans doute, n'ayant pas été habité
+depuis douze ans; mais comme le seigneur vient d'un endroit plus humide,
+il est probable qu'il n'y prendra pas de froid, supposé qu'il puisse
+encore le sentir:--et dans le cas contraire, il sera encore logé moins
+commodément ce soir. J'ai fait disposer du feu et tout ce qu'il fallait,
+pour le pis-aller,--c'est-à-dire, dans le cas où il vivrait encore.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Le pauvre homme! je le souhaite de tout mon coeur.
+
+WERNER.
+
+Intendant, ne l'avez-vous pas entendu nommer? (Bas à sa femme.)
+Retirez-vous, ma Joséphine, je vais sonder le nigaud.
+
+(Joséphine sort.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Son nom? oh! seigneur! Et qui sait s'il a maintenant un nom ou s'il n'en
+a pas? On peut encore le lui demander, s'il peut, de son côté, répondre;
+autrement, on n'a qu'à prendre le nom de son héritier pour son épitaphe.
+Mais précisément à cette heure, vous me querelliez pour avoir demandé un
+nom?
+
+WERNER.
+
+En effet; oui, je m'en souviens: vous parlez en homme sage.
+
+(Entre Gabor.)
+
+GABOR.
+
+Si je suis indiscret, je demande--
+
+IDENSTEIN.
+
+Il n'y a pas d'indiscrétion. Voilà le palais; cet homme est un étranger
+comme vous-même. Faites, je vous prie, comme chez vous. Mais où est son
+excellence, et comment se porte-t-elle?
+
+GABOR.
+
+Humidement et faiblement; mais le péril est passé. Il s'est arrêté pour
+changer de vêtemens, dans une chaumière, où j'ai moi-même troqué les
+miens pour ceux-ci: il est presque revenu de son terrible bain, et dans
+un instant il sera ici.
+
+IDENSTEIN.
+
+Holà! par ici! arrivez, Herman, Weltbourg, Péter, Conrad! (Il donne des
+ordres à plusieurs valets qui entrent.) Un seigneur couchera ici cette
+nuit;--voyez à ce que tout soit en ordre dans la chambre de
+damas:--chauffez le poële.--Moi, je me charge de la cave,--et Mme
+Idenstein (étrangers, c'est mon épouse) fournira ce qui est nécessaire
+pour garnir le lit; car, à dire vrai, il y a, dans les coffres du
+palais, une merveilleuse disette sous ce rapport, depuis que son altesse
+l'a quitté, il y a une douzaine d'années. Mais son excellence soupera
+sans doute?
+
+GABOR.
+
+Ma foi, je ne puis le dire; je crois que l'oreiller lui plaira mieux que
+la table, après le plongeon qu'il a fait dans votre rivière. Mais dans
+la crainte que vous ne soyez obligé de jeter vos viandes, je prétends
+souper moi-même; et j'ai là, dehors, un ami qui fera honneur à votre
+bonne chère, avec un appétit de voyageur.
+
+IDENSTEIN.
+
+Êtes-vous bien sûr que son excellence--mais son nom, quel est-il?
+
+GABOR.
+
+Je l'ignore.
+
+IDENSTEIN.
+
+Et pourtant vous lui avez sauvé la vie.
+
+GABOR.
+
+J'ai aidé mon ami à le faire.
+
+IDENSTEIN.
+
+Cela est bien singulier! sauver la vie d'un homme qu'on ne connaît pas.
+
+GABOR.
+
+Nullement; il y en a que je connais fort bien, et pour lesquels je ne
+prendrais pas la même peine.
+
+IDENSTEIN.
+
+Bon ami, je vous prie, de quel pays êtes-vous?
+
+GABOR.
+
+Je suis Hongrois par ma famille.
+
+IDENSTEIN.
+
+Que l'on appelle?
+
+GABOR.
+
+Peu importe.
+
+IDENSTEIN, à part.
+
+Tout le monde, je crois, est devenu anonyme, puisque personne ne veut me
+dire comment il s'appelle! (Haut.) Mais, je vous prie, son excellence
+a-t-elle une grande suite?
+
+GABOR.
+
+Convenable.
+
+IDENSTEIN.
+
+Combien de gens?
+
+GABOR.
+
+Je ne les ai pas comptés. Nous nous trouvions ici par accident, et
+précisément à tems pour le tirer de sa voiture par la portière.
+
+IDENSTEIN.
+
+Vous êtes bien heureux: combien je donnerais pour sauver la vie à un
+grand personnage! Vous aurez certainement pour récompense une
+très-grosse somme.
+
+GABOR.
+
+Peut-être.
+
+IDENSTEIN.
+
+Allons! à quoi l'estimez-vous?
+
+GABOR.
+
+Je ne me suis pas encore mis en vente. Pour le moment, ma plus douce
+récompense serait un verre de votre Hochheimer, un verre frais, entouré
+de grappes vermeilles et de joyeuses devises, rempli des plus vieux
+trésors de votre cellier. En récompense, si jamais vous courez le risque
+d'être noyé (bien que, de toutes les morts, celle-ci semble la moins
+faite pour vous), je vous promets de vous tirer de l'eau pour rien.
+Allons, mon ami, songez-y bien, chaque gorgée que je vais avaler sauvera
+d'une vague votre tête.
+
+IDENSTEIN, à part.
+
+Je n'aime pas beaucoup cet homme-là:--il est discret et altéré, deux
+points qui ne me conviennent guère. Il faut pourtant lui donner du vin;
+s'il ne le fait pas bavarder, la curiosité m'empêchera de dormir toute
+la nuit.
+
+(Idenstein sort.)
+
+GABOR, à Werner.
+
+Ce maître des cérémonies est, je présume, l'intendant du palais? Bel
+édifice, quoiqu'en ruines.
+
+WERNER.
+
+L'appartement destiné à celui que vous venez de sauver conviendra mieux
+à un hôte malade.
+
+GABOR.
+
+En ce cas, je m'étonne que vous ne l'occupiez pas, car votre santé
+paraît délicate.
+
+WERNER, avec impatience.
+
+Monsieur!
+
+GABOR.
+
+Veuillez me pardonner: vous aurais-je en quelque chose offensé?
+
+WERNER.
+
+Non; mais enfin nous sommes étrangers l'un à l'autre.
+
+GABOR.
+
+C'est là précisément l'ennui que je voulais diminuer: il me semble que
+notre hôte affairé nous a dit que vous étiez ici par hasard et en
+passager, comme nous sommes, mon compagnon et moi.
+
+WERNER.
+
+Effectivement.
+
+GABOR.
+
+Alors, comme nous ne nous sommes jamais vus, et que peut-être nous ne
+nous reverrons jamais, j'avais pensé à égayer ce vieux donjon, en vous
+priant de partager la chère de mes compagnons et de moi-même.
+
+WERNER.
+
+Excusez-moi, je vous prie; ma santé--
+
+GABOR.
+
+À votre aise. J'ai été soldat, et peut-être mes manières sont-elles
+impolies.
+
+WERNER.
+
+Moi aussi, j'ai servi; et je puis demander à ce titre quelqu'indulgence.
+
+GABOR.
+
+À quel service? celui de l'empereur?
+
+WERNER, avec vivacité et en s'interrompant.
+
+J'ai commandé,--non,--je veux dire j'ai servi; mais il y a longues
+années: c'était quand la Bohême leva, pour la première fois, l'étendard
+contre l'Autriche.
+
+GABOR.
+
+Eh bien, tout cela est fini, la paix a rendu quelques milliers de braves
+compagnons à un genre de vie plus commode, et, à vrai dire, quelques-uns
+ont pris le chemin et les moyens les plus courts.
+
+WERNER.
+
+Lesquels?
+
+GABOR.
+
+Ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main. La Silésie et les
+forêts de la Lusace sont occupées par des bandes de vieilles troupes,
+qui lèvent sur la contrée la solde de leur service. Les châtelains se
+renferment dans leurs murailles,--car toute excursion pourrait être
+fatale à vos riches comtes ou à vos fiers barons. Pour moi, ce qui me
+rassure, c'est que, dans ma course errante, il me reste peu de chose à
+perdre.
+
+WERNER.
+
+Et à moi--rien.
+
+GABOR.
+
+C'est encore plus sûr. Vous fûtes, dites-vous, soldat?
+
+WERNER.
+
+Je l'ai été.
+
+GABOR.
+
+Vous me semblez l'être encore. Tous les soldats sont ou doivent être
+camarades, même étant ennemis. Nos épées une fois tirées doivent se
+croiser, et nos machines se diriger d'un coeur vers l'autre; mais quand
+un moment de trêve, de paix, ou ce que vous voudrez, repousse le fer
+dans le fourreau et éteint l'étincelle de nos mousquets, nous ne sommes
+plus que des frères. Vous êtes pauvre et souffrant,--moi, je ne suis pas
+riche, mais je me porte bien, et je ne manque de rien dont je ne puisse
+facilement me passer; vous paraissez dépourvu de cela (faisant sonner
+une bourse)--eh bien, voulez-vous partager?
+
+WERNER.
+
+Qui vous a dit que je fusse un mendiant?
+
+GABOR.
+
+Vous, vous-même, en m'apprenant que vous étiez soldat, en tems de paix.
+
+WERNER, le regardant avec inquiétude.
+
+Ne me connaissez-vous pas?
+
+GABOR.
+
+Je ne connais personne, pas même moi: comment connaîtrais-je un homme
+que je n'avais jamais vu il y a une demi-heure?
+
+WERNER.
+
+Je vous remercie, monsieur. Votre offre est noble, quand vous la feriez
+à un ami; elle est généreuse, à l'égard d'un étranger inconnu, mais elle
+est peut-être indiscrète. Recevez-en toutefois mes remerciemens. J'ai
+tout du mendiant, excepté la profession; mais quand je demanderai, ce
+sera près de celui qui le premier m'offrit ce que l'on refuse si souvent
+à ceux qui le sollicitent. Veuillez m'excuser.
+
+(Il sort.)
+
+GABOR, seul.
+
+Il a l'air d'un honnête homme, malgré cet accablement que la peine ou le
+plaisir infligent aux plus braves gens du monde, et qui les arrache à la
+vie long-tems avant l'époque fixée par la nature. J'en connais peu de
+plus ombrageux; mais, il semble avoir vu de meilleurs jours, comme tous
+ceux, à peu près, qui en ont vu plus de deux. Mais voici notre
+respectable intendant, avec du vin; ma foi, en faveur de la coupe, je
+ferai grâce à l'échanson.
+
+(Entre Idenstein.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Le voilà! le superfin! il n'a que vingt années d'âge.
+
+GABOR.
+
+Belle époque pour des jeunes femmes et le vin! Quel malheur que de ces
+deux bonnes choses l'âge perfectionne l'une et flétrisse l'autre. À
+pleins bords!--c'est pour la santé de notre hôtesse,--votre charmante
+femme. (Il prend le verre)
+
+IDENSTEIN.
+
+Charmante!--Je crains bien que vous ne sachiez pas mieux juger du vin
+que de la beauté; pourtant, je vous ferai raison.
+
+GABOR.
+
+N'est-ce pas cette jolie femme que je rencontrai dans la salle voisine,
+et qui me rendit le plus gracieux salut, avec un air, un maintien et des
+yeux mille fois mieux placés dans ce palais aux jours de sa splendeur
+(bien que par ses vêtemens, elle parût mieux en harmonie avec son
+délabrement actuel): n'est-ce pas elle qui est votre femme?
+
+IDENSTEIN.
+
+Je le voudrais bien! mais vous vous trompez:--c'est la femme de
+l'étranger.
+
+GABOR.
+
+On pourrait la prendre pour celle d'un prince: le tems l'a bien
+effleurée, mais elle a conservé encore une grande beauté, et surtout une
+grande dignité.
+
+IDENSTEIN.
+
+C'est là, pour la beauté du moins, ce que je ne puis dire de Mme
+Idenstein: quant à la majesté, elle en a peut-être gardé quelques
+attributs;--mais n'y pensons pas.
+
+GABOR.
+
+Je le veux bien. Quel peut donc être cet étranger? son extérieur aussi
+paraît au-dessus de sa fortune.
+
+IDENSTEIN.
+
+En cela, je suis d'un autre avis. Il est pauvre comme Job, et il n'a pas
+sa patience; et pour ce qu'il est, ou peut se rapporter à lui, à
+l'exception de son nom (encore, ne l'ai-je appris que cette nuit), je
+l'ignore entièrement.
+
+GABOR.
+
+Mais comment est-il venu ici?
+
+IDENSTEIN.
+
+Dans la plus vieille et la plus misérable calèche; il y a un mois de
+cela, et aussitôt il tomba malade, et fut sur le point de mourir: il
+aurait mieux fait.
+
+GABOR.
+
+Que de bonté et de candeur!--Mais pourquoi?
+
+IDENSTEIN.
+
+Pourquoi? Qu'est-ce donc que la vie sans le vivre? il n'a pas un sou.
+
+GABOR.
+
+En ce cas, je suis étonné qu'une personne d'une prudence aussi
+incontestable puisse admettre dans cette noble demeure des hôtes aussi
+misérables.
+
+IDENSTEIN.
+
+Vous avez raison; mais vous savez, la pitié fait commettre bien des
+folies. D'ailleurs, ils avaient alors quelques valeurs, qui, jusqu'à
+présent, ont suffi pour payer leur loyer. J'ai pensé qu'ils pouvaient se
+trouver aussi bien logés ici qu'à la petite taverne, et je leur ai donné
+la clef de quelques-unes des plus vieilles salles. Ils en renouvelleront
+l'air aussi long-tems du moins qu'ils pourront payer leur bois de
+chauffage.
+
+GABOR.
+
+Les pauvres gens!
+
+IDENSTEIN.
+
+Oh, oui! excessivement pauvres.
+
+GABOR.
+
+Et cependant peu faits à l'indigence, si je ne me trompe. Vers quel
+point se dirigeaient-ils?
+
+IDENSTEIN.
+
+Le ciel le sait; à moins que ce ne fût vers le ciel même. Il y a
+quelques jours, c'était le voyage que Werner semblait vouloir faire.
+
+GABOR.
+
+Werner! j'ai entendu ce nom, mais il est peut-être supposé.
+
+IDENSTEIN.
+
+Cela est vraisemblable; mais, écoutons: c'est un bruit de voitures, de
+voix, et la lueur de torches au dehors. Son excellence arrive, on n'en
+peut douter; il faut que je sois à mon poste. Ne voulez-vous pas
+m'accompagner pour l'aider à sortir de voiture, et lui présenter vos
+humbles devoirs à la portière?
+
+GABOR.
+
+Je l'ai tiré de cette voiture quand il aurait donné volontiers une
+baronnie ou un comté pour défendre son cou de la rivière menaçante: il a
+maintenant assez de valets. Ils étaient là tous à se battre les flancs
+sur le rivage, et à crier: Au secours! mais ils n'en offraient aucun.
+C'est alors que j'ai présenté mes _devoirs_, comme vous dites; présentez
+maintenant les _vôtres_. Allons, sortez! allez vous courber et ramper
+devant lui.
+
+IDENSTEIN.
+
+Ramper! mais je pourrais perdre l'occasion...--La peste l'étouffe! il
+sera ici avant que je ne sois là-bas.
+
+(Il sort à la hâte.--Werner rentre.)
+
+WERNER, à part.
+
+J'ai entendu un bruit de voitures et de plusieurs voix. Comme maintenant
+tous les sons se confondent dans ma tête! (Apercevant Gabor.) Encore
+ici! Ne serait-ce pas un espion de mes persécuteurs! Son offre franche
+et soudaine, et à l'égard d'un étranger, semble trahir un ennemi secret;
+des amis ne sont pas aussi empressés.
+
+GABOR.
+
+Vous paraissez distrait: le tems n'est pourtant pas favorable à la
+méditation. Ces vieilles murailles vont devenir bruyantes. Le baron,
+comte, ou tout ce que peut être ce noble demi-noyé, vient d'arriver ici;
+et les rares habitans de ce triste village montrent pour lui beaucoup
+plus de respect que n'en témoignèrent les élémens.
+
+IDENSTEIN, en dehors.
+
+Par ici,--par ici, votre excellence;--prenez garde, l'escalier est un
+peu sombre, et tant soit peu fatigué: si nous avions prévu l'arrivée
+d'un hôte aussi illustre...--Je vous en prie, monseigneur, prenez mon
+bras.
+
+(Entrent Stralenheim, Idenstein et valets, les uns, de ce dernier; les
+autres, attachés au domaine dont Idenstein est intendant.)
+
+STRALENHEIM.
+
+Arrêtons un instant ici.
+
+IDENSTEIN, aux valets.
+
+Vite un fauteuil! Allons, drôles!
+
+(Stralenheim s'asseoit.)
+
+WERNER, à part.
+
+C'est lui.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je suis mieux à présent. Quels sont ces étrangers?
+
+IDENSTEIN.
+
+Avec votre permission, mon bon seigneur, l'un d'eux prétend qu'il n'est
+pas étranger.
+
+WERNER, avec vivacité.
+
+_Qui_ dit cela? (Tous le regardent avec étonnement.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Oh! mon Dieu! personne ne parle de _vous_, ni à _vous_;--mais il y a ici
+quelqu'un (montrant Gabor) que son excellence aimera sans doute à
+reconnaître.
+
+GABOR.
+
+Je ne prétends pas fatiguer sa noble mémoire.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je soupçonne que c'est l'un des étrangers aux secours desquels je dois
+la vie. Et celui-ci, (montrant Werner) n'est-ce pas l'autre? Mon état de
+faiblesse, quand on me secourut, doit me servir d'excuse, si j'ignore
+encore le nom de ceux à qui je dois tant.
+
+IDENSTEIN.
+
+Lui!--non, monseigneur! il a plutôt besoin d'aide qu'il ne pourrait en
+donner. C'est un pauvre diable, malade, harassé de fatigue, et qui s'est
+dernièrement levé d'un lit dont il n'espérait plus sortir vivant.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je croyais qu'ils étaient deux.
+
+GABOR.
+
+Ils l'étaient en effet, de compagnie; mais pour le service rendu à votre
+seigneurie, il ne faut l'attribuer qu'à un _seul_, et il est absent.
+C'est lui dont le bras vous fut principalement utile: le hasard avait
+voulu qu'il se trouvât le premier. Mes intentions étaient les mêmes;
+mais sa jeunesse et sa vigueur ne m'ont presque rien laissé à faire.
+Ainsi, n'allez pas perdre vos remerciemens sur moi: je n'ai été que le
+_second_ empressé d'un chef plus illustre.
+
+STRALENHEIM.
+
+Mais où est-il?
+
+UN VALET.
+
+Monseigneur, il s'est arrêté où votre excellence a pris une heure de
+repos, et il a dit qu'il serait ici dans la soirée.
+
+STRALENHEIM.
+
+En l'attendant, je ne puis qu'exprimer mes remerciemens, ensuite--
+
+GABOR.
+
+Je ne demande rien de plus, et c'est tout au plus si j'en mérite autant.
+Quant à mon camarade, il répondra pour lui.
+
+STRALENHEIM, à part, après avoir fixé les yeux sur Werner.
+
+C'est impossible! cependant, il faut s'en assurer. Il y a vingt ans que
+mes yeux ne l'ont vu; et bien que mes agens n'aient pas cessé de le
+surveiller, j'ai dû, par politique, avoir l'air de le négliger, pour ne
+pas lui donner le moindre soupçon de mes plans. Pourquoi faut-il que
+j'aie laissé à Hambourg ceux qui m'auraient fait connaître si c'est
+réellement lui? Je croyais, jusqu'à présent, être seigneur de
+Siégendorff; j'étais parti à la hâte; mais les élémens eux-mêmes
+semblent lutter contre moi, et ce dernier accident peut me retenir ici
+prisonnier jusqu'à--(Il s'arrête, regarde encore Werner, et reprend:) Il
+faut observer cet homme. Si c'est lui, il est tellement changé, que son
+père, sortant aujourd'hui du tombeau, passerait sans le reconnaître.
+Soyons sur nos gardes, une erreur pourrait tout perdre.
+
+IDENSTEIN.
+
+Votre seigneurie semble pensive. Ne désirez-vous pas avancer?
+
+STRALENHEIM.
+
+La fatigue passée peut en ce moment faire prendre le change, et donner à
+mes traits l'apparence de la réflexion. Je voudrais reposer.
+
+IDENSTEIN.
+
+L'appartement du prince est déjà disposé, précisément comme il l'était
+autrefois pour le prince, dans sa première splendeur. (À part.) Les
+meubles sont un peu déchirés, un peu humides; mais à la lumière, ils
+sont encore assez beaux. Et je pense que vingt écartelures sous un dais
+suffisent bien pour un sang illustre comme le vôtre. Quel mal,
+d'ailleurs, de vous faire reposer une fois sur un lit comparable à celui
+où vous reposerez un jour à jamais?
+
+STRALENHEIM, se levant, et se tournant vers Gabor.
+
+Bon soir, braves gens! Monsieur, j'espère bien ce soir récompenser plus
+convenablement vos services. En attendant, je désire avoir avec vous,
+dans mon appartement, un instant d'entretien.
+
+GABOR.
+
+Je vous suis.
+
+STRALENHEIM. Il s'arrête après quelques pas, et s'adressant à Werner:
+
+Ami!
+
+WERNER.
+
+Monsieur!
+
+IDENSTEIN.
+
+Grand dieu! _monsieur_. Pourquoi donc ne dites-vous pas sa seigneurie,
+ou son excellence? Monseigneur, je vous en prie,--excusez le défaut
+d'éducation de ce pauvre homme. Il n'a pas été habitué à voir de grands
+personnages.
+
+STRALENHEIM.
+
+Taisez-vous, intendant.
+
+IDENSTEIN.
+
+Oh! que je suis absurde!
+
+STRALENHEIM, à Werner.
+
+Êtes-vous ici depuis long-tems?
+
+WERNER.
+
+Long-tems?
+
+STRALENHEIM.
+
+Je désire une réponse, non pas un écho.
+
+WERNER.
+
+Vous pouvez demander l'un et l'autre à ces murailles: je n'ai pas
+l'habitude de répondre à ceux que je ne connais pas.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vraiment! Vous pourriez toutefois répliquer avec politesse à ce qu'on
+vous demande avec bienveillance.
+
+WERNER.
+
+Quand j'aurai la preuve de cette bienveillance, j'aurai soin d'y
+_répondre_ par la mienne.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous avez été, à ce que dit l'intendant, retardé par l'effet d'une
+maladie.--Si je pouvais vous aider,--voyageant du même côté...
+
+WERNER, avec vivacité.
+
+Je ne voyage pas du même côté.
+
+STRALENHEIM.
+
+Comment le savez-vous avant de connaître ma route?
+
+WERNER.
+
+Parce qu'il n'y a qu'une route que le riche et le pauvre puissent faire
+ensemble. Vous êtes éloigné de ce chemin redouté pour quelques heures
+encore, et moi pour quelques jours; jusque-là, notre course doit être
+séparée, bien qu'elle tende au même but.
+
+STRALENHEIM.
+
+Votre langage est au-dessus de votre état.
+
+WERNER, avec amertume.
+
+Ah! l'est-il?
+
+STRALENHEIM.
+
+Ou du moins au-dessus de votre costume.
+
+WERNER.
+
+Je me félicite de ce qu'il n'est pas au-dessous, comme cela quelquefois
+arrive aux hommes d'un extérieur pompeux. Mais, enfin, que
+prétendez-vous de moi?
+
+STRALENHEIM, interdit.
+
+Moi?
+
+WERNER.
+
+Oui, vous? Vous ne me connaissez pas; vous m'interrogez, et vous
+paraissez surpris de ce que, ne connaissant pas mon interrogateur, je ne
+lui réponds pas. Expliquez ce que vous voulez, et je verrai si je dois
+ou non vous donner satisfaction.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je ne prévoyais pas que vous eussiez des motifs de réserve.
+
+WERNER.
+
+Bien des gens en ont, cependant. N'avez-vous pas les vôtres?
+
+STRALENHEIM.
+
+Non; aucun qui puisse intéresser un étranger.
+
+WERNER.
+
+Pardonnez donc à un étranger inconnu et défiant de lui-même, s'il
+souhaite demeurer tel auprès d'un homme qui ne peut rien avoir de commun
+avec lui.
+
+STRALENHEIM.
+
+Monsieur, je ne prétends pas contrarier vos sentimens, quelqu'injustes
+qu'ils soient. Je ne voulais que vous rendre service.--Bon soir!
+montrez-moi le chemin, intendant! (À Gabor.) Vous voulez bien
+m'accompagner, monsieur?
+
+(Sortent Stralenheim, Gabor, Idenstein et les domestiques.)
+
+WERNER, seul.
+
+C'est lui! me voilà dans ses filets! Avant de quitter Hambourg, et quand
+je vins sur la frontière, Giulio, son dernier secrétaire, m'avertit
+qu'il avait obtenu de l'électeur de Brandebourg un mandat d'arrêt contre
+Kruitzner (le nom qu'alors je portais). Je ne dus la conservation de ma
+liberté qu'aux franchises de la ville.--Cependant, insensé que je fus!
+je m'éloignai de ses murs. J'espérais que cet humble habit et cette
+route perdue donneraient le change à ses limiers, las de me poursuivre.
+Maintenant, que faire? Il ne connaît pas mes traits; l'instinct de la
+crainte seul a pu me le faire découvrir, après vingt ans: ajoutez que
+nos rapports de jeunesse avaient toujours été très-rares et d'une
+extrême froideur. Voilà donc pour lui! Quant au Hongrois, je devine le
+motif de sa franchise: oui, c'est évidemment un instrument, un espion de
+Stralenheim, chargé de me sonder et de s'assurer de ma personne.--Et
+sans ressources! pauvre, malade, emprisonné par une rivière gonflée,
+impraticable, même pour le riche, en dépit de tous ses moyens ordinaires
+d'écarter les dangers.--Quel espoir peut-il me rester? ma position, il
+n'y a qu'une heure, me semblait désespérée; comparée à celle-ci, l'heure
+passée était un paradis. Encore un jour, et je suis découvert.--Quand je
+touche enfin aux honneurs, à l'héritage qui m'est dû! quand quelques
+grains d'or me suffiraient pour assurer ma fuite!
+
+(Idenstein et Fritz entrent et conversent ensemble.)
+
+FRITZ.
+
+Sur-le-champ.
+
+IDENSTEIN.
+
+C'est impossible, vous dis-je.
+
+FRITZ.
+
+Il faut pourtant l'essayer. Si le courrier manque, vous en enverrez
+d'autres, jusqu'à ce que la réponse du commandant nous arrive.
+
+IDENSTEIN.
+
+Je ferai ce que je pourrai.
+
+FRITZ.
+
+Songez bien à n'épargner aucune peine: vous en recevrez dix fois le
+prix.
+
+IDENSTEIN.
+
+Le baron est-il retiré pour reposer?
+
+FRITZ.
+
+Il s'est jeté dans un grand fauteuil, devant le feu, et il y sommeille.
+Il a même défendu qu'on le dérangeât avant onze heures, moment qu'il a
+choisi pour se mettre au lit.
+
+IDENSTEIN.
+
+Avant qu'une heure se passe, je ferai de mon mieux pour le servir.
+
+FRITZ.
+
+N'oubliez pas!
+
+(Fritz sort.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Le diable emporte les grands seigneurs! ils croient tout fait pour eux.
+Ne faut-il pas, à présent, que je fasse sortir une demi-douzaine de
+frileux vassaux de leurs grabats, et que je les lance, au péril de leur
+vie, sur la rivière, dans la direction de Francfort? Il me semble
+pourtant que le baron, par sa propre expérience, devrait avoir appris à
+comprendre les dangers d'une pareille course; mais non: _il le faut_, et
+tout est dit. (Apercevant Werner.) Comment donc? Êtes-vous là, maître
+Werner?
+
+WERNER.
+
+Vous avez quitté bien vite votre hôte illustre.
+
+IDENSTEIN.
+
+Oui.--Il sommeille; et l'on dirait qu'il ne veut laisser dormir
+personne. Voici un paquet qu'il faut, à tout prix et à tout risque,
+envoyer au commandant de Francfort. Mais je n'ai pas de tems à perdre:
+bonne nuit.
+
+(Idenstein sort.)
+
+WERNER.
+
+«_À Francfort_!»--fort bien:--oui, _le commandant_. L'orage se forme:
+cela s'accorde parfaitement avec les premières démarches et les froids
+calculs du démon qui s'interpose entre la maison de mon père et moi. Il
+n'y a plus à en douter: il demande, dans cette lettre, un détachement
+pour me conduire dans quelque fort secret.--Mais plutôt que de...
+(Werner jette les yeux autour de lui, et saisit avec avidité un couteau
+laissé dans un coin sur une table.) Maintenant, du moins, je suis maître
+de moi! Écoutons!--le bruit des pas! Qui me garantit que Stralenheim
+attendra seulement l'arrivée de la force publique, sur laquelle il
+compte pour autoriser son usurpation? Que je lui sois suspect, rien de
+plus évident. Je suis seul, il est entouré d'une suite nombreuse; je
+suis faible, il est redoutable par son or, ses auxiliaires, son
+autorité, son rang; je n'ai pas de nom, ou si j'avoue le mien, il doit
+hâter ma perte, tant que je n'aurai pas gagné mes domaines; il se pavane
+de ses titres, et, en effet, ils imposent bien autrement à ces obscurs
+et grossiers paysans, qu'ils ne le feraient partout ailleurs.--Écoutons!
+plus près encore! Gagnons le passage secret, qui communique avec
+le--mais non! tout est silencieux,--mon imagination seule--Nous voici
+dans cet intervalle de calme qui sépare l'éclair des éclats de la
+foudre.--Mais gardons-nous d'inquiéter mon ame sur toute l'étendue de
+ses dangers. Je vais m'avancer pour voir si personne n'a découvert le
+passage dans lequel j'espère. Au pis-aller, il pourra me servir de
+secret asile pendant quelques heures.
+
+(Il entr'ouvre un panneau, et sort en le refermant derrière
+lui:--Entrent Gabor et Joséphine.)
+
+GABOR.
+
+Où est donc votre mari?
+
+JOSÉPHINE.
+
+_Ici_, je pense. Je l'ai laissé dans la chambre, il n'y a que peu de
+tems. Au reste, ces salles ont beaucoup d'issues, et peut-être est-il
+sorti dans la compagnie de l'intendant.
+
+GABOR.
+
+Le baron Stralenheim a fait à l'intendant une foule de questions sur
+votre époux, et, franchement, je doute qu'il lui veuille beaucoup de
+bien.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! et que peut-il y avoir de commun entre le fier et opulent baron,
+et un inconnu tel que Werner?
+
+GABOR.
+
+Un inconnu!--que vous connaissez bien.
+
+JOSÉPHINE, poursuivant.
+
+Ou, si vous dites vrai, pourquoi prenez-vous en main sa cause plutôt que
+celle de l'homme dont vous avez sauvé les jours?
+
+GABOR.
+
+J'aidai à le sauver, quand il était en danger; mais je ne me suis
+nullement engagé à favoriser ses projets de violence. Je connais tous
+ces nobles, et leurs mille moyens d'opprimer le pauvre. Je les ai
+éprouvés; mon sang bouillonne dès que je les retrouve semant des piéges
+sur les pas du faible:--tel est mon unique motif.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Vous auriez de la peine à convaincre mon époux de vos bonnes intentions.
+
+GABOR.
+
+Il est donc bien défiant?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il ne l'était pas autrefois; mais le tems, les malheurs l'ont fait tel
+que vous le voyez.
+
+GABOR.
+
+J'en suis fâché pour lui. La défiance est une arme pesante; son poids
+embarrasse plus qu'il ne protége. Bon soir: j'espère le rencontrer avant
+la chute du jour.
+
+(Gabor sort.--Idenstein et plusieurs paysans entrent. Joséphine se
+retire dans le fond.)
+
+PREMIER PAYSAN.
+
+Mais, si je me noie?
+
+IDENSTEIN.
+
+Eh bien, vous en serez largement payé. Vous voudriez, à pareil prix,
+courir bien d'autres risques, j'en suis sûr.
+
+DEUXIÈME PAYSAN.
+
+Mais nos femmes, nos enfans?
+
+IDENSTEIN.
+
+Seront-ils plus malheureux qu'ils ne sont? Ils ne peuvent qu'être mieux.
+
+TROISIÈME PAYSAN.
+
+Moi, je n'ai rien au monde: je me risque.
+
+IDENSTEIN.
+
+À la bonne heure! voilà un brave garçon! il ferait un bon soldat. Aussi,
+je le fais entrer dans les rangs des gardes-du-corps du prince,--si vous
+réussissez; et de plus, vous aurez en espèces sonnantes--deux thalers.
+
+TROISIÈME PAYSAN.
+
+Rien que cela?
+
+IDENSTEIN.
+
+Oh! voyez l'avarice! Faut-il qu'un vice aussi ignoble souille une aussi
+généreuse ambition! Écoute, mon ami, deux thalers, en petite monnaie,
+formeront un grand trésor. Et puis, tous les jours, ne voit-on pas cinq
+cent mille héros risquer corps et ame pour la dixième partie d'un
+thaler? Quand as-tu possédé la moitié de cette somme?
+
+TROISIÈME PAYSAN.
+
+Jamais:--néanmoins, il faut qu'on m'en donne trois.
+
+IDENSTEIN.
+
+Insolent! oubliez-vous de qui vous êtes né vassal?
+
+TROISIÈME PAYSAN.
+
+Non:--je le suis du prince et non de l'étranger.
+
+IDENSTEIN.
+
+Malheureux! mais en l'absence du prince, c'est moi le souverain. Or le
+baron est mon intime parent:--«Cousin Idenstein, m'a-t-il dit, vous
+commanderez une douzaine de vilains.» Ainsi donc vous, vilain, en
+avant--marche,--marchez, dis-je; et si l'Oder vient à endommager le plus
+petit coin de ce paquet, garde à vous! votre peau, que l'on tirera comme
+celle d'un tambour, ou comme celle de Ziska, nous répondra de la perte
+de chaque feuille de papier, et pourra sonner l'alarme au profit de tous
+les insolens vassaux qui oseraient refuser de faire
+l'impossible.--Partez, vers de terre!
+
+(Il sort en les poussant devant lui.)
+
+JOSÉPHINE, se rapprochant.
+
+J'espérais ne pas être témoin de ces scènes de tyrannie féodale, trop
+souvent répétées sur de faibles victimes. Dans l'impuissance de les
+prévenir, je gémis de les voir. Quoi! ici même, dans cette retraite
+affreuse et inconnue, la plus obscure de la province, la pauvreté
+affecte l'insolence de la richesse, à l'égard d'êtres plus pauvres
+encore;--la servitude se couvre de la vanité des rangs, près d'autres
+êtres plus serviles; et le vice misérable montre sous ses haillons un
+insupportable orgueil. Quelles moeurs, quelle existence! En Toscane, ma
+chère, ma belle patrie, nos nobles, tel que Cosme, étaient encore des
+citoyens, des marchands. Nous avions nos maux; mais qu'ils étaient
+légers auprès de ceux-ci! Nos vallées si fraîches, si riches,
+adoucissent les privations de la pauvreté; là, chaque herbe est un mets
+savoureux; des flots de vin généreux offrent à tous un breuvage
+consolateur, devant lequel disparaissent toutes les peines; et le
+soleil, toujours vivifiant, rarement obscurci, et laissant même alors
+derrière lui sa chaleur bienfaisante, le soleil rend le manteau déchiré,
+le vêtement le plus mince moins pénible que le manteau de pourpre d'un
+empereur. Mais ici! les despotes du nord semblent vouloir imiter le vent
+glacé de leurs climats; ils poursuivent le grelotant esclave jusque sous
+ses haillons; ils flétrissent son ame, comme les implacables élémens son
+corps. Voilà les souverains parmi lesquels mon époux brûle de tenir un
+rang! Et tel est son orgueil de naissance, que vingt années de
+souffrances, mille fois plus rigoureuses que n'en aurait jamais infligé
+à son fils un père né dans une classe inférieure, n'ont pu changer un
+atome de sa nature primitive. Mais moi, j'avais aussi de la naissance;
+et cependant, je reçus de mon père des leçons bien différentes. Ô mon
+père! puisse ton esprit, long-tems éprouvé, et sans doute aujourd'hui
+bienheureux, jeter un regard sur nous et notre cher Ulric, si ardemment
+désiré! Comme tu m'as aimée, j'aime aujourd'hui mon fils!--Mais qu'y
+a-t-il? Toi, Werner! Est-il possible, et dans quel état!
+
+(Werner entre avec précipitation, et un couteau dans la main, par le
+panneau secret qu'il ferme avec violence après lui.)
+
+WERNER, d'abord sans la reconnaître.
+
+Découvert! je poignarderai donc--(La reconnaissant.) Ah! Joséphine,
+pourquoi ne reposez-vous pas?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Reposer! Ô mon Dieu! que veut dire cela?
+
+WERNER, montrant un rouleau.
+
+En voici de l'_or_.--L'_or_, Joséphine, nous ouvrira les portes de cette
+prison détestée.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Et comment l'avez-vous obtenu?--ce couteau!--
+
+WERNER.
+
+Il est pur de sang--_encore_. Sortons:--rentrons dans notre chambre.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mais d'où viens-tu?
+
+WERNER.
+
+Ne le demande pas! songeons seulement où nous irons.--Ceci nous ouvrira
+le chemin. (Montrant l'or.) Je les défie maintenant.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Je n'ose pas te supposer capable d'infamie.
+
+WERNER.
+
+Infamie!--
+
+JOSÉPHINE.
+
+Je l'ai dit.
+
+WERNER.
+
+Sortons d'ici: c'est, j'espère, la dernière nuit que nous y passons.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Puisse-t-elle n'être pas la plus affreuse!
+
+WERNER.
+
+Vous l'espérez! je vous le garantis. Mais retournons à notre chambre.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Encore une question:--qu'as-tu _fait_?
+
+WERNER, avec violence.
+
+Omis de _faire_ une chose qui eût tout sauvé. Ne m'y fais plus penser!
+viens.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! puisses-tu me laisser mon incertitude!
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU PREMIER ACTE.
+
+
+
+ACTE II.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Une salle dans le même palais.)
+
+IDENSTEIN entre, et quelques autres avec lui.
+
+
+IDENSTEIN.
+
+Voilà qui est beau, admirable! rien de mieux! Un baron pillé dans le
+palais d'un prince! dans un palais où, jusqu'à cette heure, on n'avait
+ouï parler d'un pareil scandale.
+
+FRITZ.
+
+En pouvait-il être autrement? il n'y avait que les rats qui pussent
+songer à disputer aux souris quelques lambeaux de tapisserie.
+
+IDENSTEIN.
+
+Ah! que ne suis-je mort avant ce jour! C'en est fait pour jamais de
+l'honneur de ce pays.
+
+FRITZ.
+
+C'est fort bien; mais il faut songer à découvrir le coupable. Le baron
+est décidé à ne pas perdre cet argent sans faire de recherches.
+
+IDENSTEIN.
+
+C'est bien aussi mon intention. Sur qui tombent vos soupçons?
+
+FRITZ.
+
+Mes soupçons! sur tout le monde; en haut, en bas, dedans et dehors.--
+
+IDENSTEIN.
+
+Ciel! ayez pitié de moi!
+
+FRITZ.
+
+Cette chambre n'a-t-elle pas d'autre entrée?
+
+IDENSTEIN.
+
+Aucune autre.
+
+FRITZ.
+
+En êtes-vous sûr?
+
+IDENSTEIN.
+
+Certain. Depuis ma naissance j'ai vécu et servi dans cette maison; s'il
+en existait, je les aurais vues, ou j'en aurais entendu parler.
+
+FRITZ.
+
+Il faut donc que ce soit l'un de ceux qui ont eu accès dans
+l'antichambre.
+
+IDENSTEIN.
+
+Il n'y a pas de doute.
+
+FRITZ.
+
+Le nommé Werner est pauvre!
+
+IDENSTEIN.
+
+Pauvre comme un ladre; mais il est logé trop loin de là, dans l'autre
+aile du bâtiment, qui n'offre aucune communication avec l'appartement du
+baron; cela ne peut donc pas être. D'ailleurs, je lui donnais le bonsoir
+presque à un mille de là, et dans la salle qui conduit uniquement à sa
+chambre, à l'instant même où semble avoir été commis ce brutal et odieux
+larcin.
+
+FRITZ.
+
+Il y a une autre personne:--l'étranger.
+
+IDENSTEIN.
+
+Le Hongrois!
+
+FRITZ.
+
+Oui, celui qui aida monseigneur à sortir de l'Oder.
+
+IDENSTEIN.
+
+Pas davantage. Mais tenez,--ne pourrait-ce pas être quelqu'un de la
+suite?
+
+FRITZ.
+
+Comment, _nous_, monsieur!
+
+IDENSTEIN.
+
+Non pas _vous_, mais quelqu'un des valets subalternes. Le baron,
+dites-vous, s'était endormi dans le grand fauteuil,--le fauteuil de
+velours,--enveloppé dans son vêtement de nuit brodé; devant lui était sa
+toilette, et sur la toilette, une cassette avec des lettres, des papier
+et plusieurs rouleaux d'or, dont un _seul_ a disparu:--la porte était
+d'ailleurs ouverte, et l'accès n'était défendu à personne.
+
+FRITZ.
+
+Mon cher monsieur, n'allez pas si vite: l'honneur du corps composant la
+suite du baron est encore intact, depuis le maître-d'hôtel jusqu'au
+dernier valet de cuisine. Jamais on ne les a soupçonnés de défaut de
+délicatesse, si ce n'est dans les choses convenues, comme dans les
+à-comptes, poids, mesures, dépenses de l'office et de la cave, où tout
+le monde peut naturellement faire quelques profits; j'ajouterai encore
+dans les ports de lettres, la collecte des rentes, les préparatifs de
+fêtes, et les moyens de connivence avec les marchands intègres de nos
+respectables maîtres. Mais quant à ces vols misérables, et d'ailleurs
+déshonorans, tels que celui qui vient de se commettre, nous les
+dédaignons comme au-dessous de nous. Et si l'un de nos gens s'en était
+rendu coupable, il n'aurait pas eu la sottise de hasarder son cou pour
+un rouleau; il aurait tout enlevé, jusqu'à la cassette, si faire se
+pouvait.
+
+IDENSTEIN.
+
+Il y a, dans ce que vous dites, une espèce de raison--
+
+FRITZ.
+
+Non, non, monsieur; le voleur, soyez-en sûr, n'était pas des nôtres:
+c'était quelque pauvre et vulgaire larron, un maraudeur sans talent,
+sans génie.--Il s'agit de savoir uniquement si quelqu'autre que vous et
+le Hongrois ont pu trouver l'entrée de l'appartement.
+
+IDENSTEIN.
+
+Vous ne me soupçonnez pas, j'espère?
+
+FRITZ.
+
+Non, certes. J'ai une plus haute idée de vos talens--
+
+IDENSTEIN.
+
+Et de mes principes, sans doute?
+
+FRITZ.
+
+Par conséquent. Mais au point important: qu'y a-t-il à faire?
+
+IDENSTEIN.
+
+Rien.--Mais il y a beaucoup à dire. Nous promettrons une récompense:
+nous remuerons le ciel, la terre et la police (bien que la plus voisine
+soit à Francfort). Nous dresserons des réclamations à la main (attendu
+que nous n'avons pas d'imprimeur); et je chargerai mon clerc d'en faire
+la lecture (personne que lui et moi n'en étant capable). Nous
+préviendrons nos paysans de rançonner les mendians, de fouiller dans les
+poches vides; d'arrêter tous Bohémiens, et gens dénués et mal vêtus. Par
+ce moyen, à défaut de l'accusé, nous aurons au moins des prisonniers; à
+défaut de l'or du baron--(si l'on ne peut le retrouver), nous aurons du
+moins la satisfaction d'en avoir dépensé le double, pour évoquer l'ombre
+de ce rouleau.--C'est, voyez-vous, la pierre philosophale trouvée à
+l'occasion de la perte de votre maître!
+
+FRITZ.
+
+Il en a, lui, trouvé une bien plus sûre.
+
+IDENSTEIN.
+
+Où donc?
+
+FRITZ.
+
+Dans un héritage, le plus riche du monde. Son parent éloigné, le dernier
+comte de Siegendorf, est mort auprès de Prague, dans son château; et
+monseigneur est en route pour en prendre possession.
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais, n'avait-il pas un autre héritier?
+
+FRITZ.
+
+Si fait; mais, depuis long-tems, il ne fixe plus les regards du monde,
+et peut-être n'y est-il plus. C'était un fils, un fils prodigue, depuis
+vingt ans chassé de la maison paternelle; pour qui son père a refusé
+d'immoler le veau gras, et qui, s'il vit encore, doit digérer des
+coquilles de noix. Quand il viendrait à reparaître, le baron trouverait
+encore les moyens de le faire taire: monseigneur est un personnage
+politique, et, dans une certaine cour, il a une haute influence.
+
+IDENSTEIN.
+
+Il a du bonheur.
+
+FRITZ.
+
+Oh! il y a bien encore un petit-fils, que le feu comte avait tiré des
+mains de son père, et qu'il a nourri près de lui, comme son héritier;
+mais, en conséquence, sa naissance est fort douteuse.
+
+IDENSTEIN.
+
+Comment cela?
+
+FRITZ.
+
+Son père fit une alliance imprudente, un mariage de la main gauche, avec
+la fille aux yeux noirs d'un proscrit italien, noble, il est vrai,
+disait-on; mais qui ne devait jamais espérer d'entrer dans une maison
+telle que les Siegendorf. Le grand-père accueillit avec indignation
+cette union; rien ne put le décider à revoir ses enfans, bien qu'il ait
+fini par adopter le leur.
+
+IDENSTEIN.
+
+Si c'est un garçon de coeur, il pourra bien encore contester vos droits,
+et ourdir une trame capable de dénouer celle de votre baron.
+
+FRITZ.
+
+Oh! pour du coeur, il n'en manque pas. Il offre, dit-on, un heureux
+composé des qualités de son père et de son aïeul:--impétueux comme le
+premier, discret et profond comme le second. Mais ce qu'il y a
+d'étrange, c'est que, depuis plusieurs mois, il est également disparu.
+
+IDENSTEIN.
+
+Voilà une oeuvre diabolique!
+
+FRITZ.
+
+Oui, oui,--c'est le diable qui a dû la lui suggérer.--Dans un moment
+aussi critique! à la veille de la mort du vieillard, dont son absence
+brisa le coeur!
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais n'assigne-t-on pas à son départ une cause?
+
+FRITZ.
+
+Une infinité de causes; mais non la véritable, peut-être. Les uns
+assurent qu'il s'est mis à la recherche de ses parens; les autres, qu'il
+n'a pu souffrir les rigueurs de son aïeul (chose difficile à croire,
+attendu que le bonhomme en était idolâtre). Un troisième suppose qu'il a
+voulu prendre du service; mais peu de tems avant son départ, la paix
+s'est conclue, et, si c'était là le motif, il serait aussitôt revenu.
+Enfin, comme il y avait, dans toute sa personne, je ne sais quoi
+d'étrange et de mystérieux, d'autres encore supposent charitablement que
+son naturel impétueux et sauvage l'aura porté à se joindre aux bandes
+noires qui, depuis les derniers tems de la guerre, ravagent la Lusace,
+les montagnes de Bohême et la Silésie. Vous le savez, il existe
+aujourd'hui un vaste système de _condottieri_; chaque troupe marche avec
+un chef, et contre tout le genre humain.
+
+IDENSTEIN.
+
+Cela est impossible. Un jeune héritier, élevé au sein des plaisirs et de
+l'opulence, risquer son existence et son rang pour courir la fortune de
+soldat licencié et sans ressource!
+
+FRITZ.
+
+Dieu seul connaît la vérité! mais il existe des hommes tellement
+passionnés pour tous les genres de hasards, qu'ils se précipitent dans
+les dangers comme au sein des plaisirs. J'ai entendu dire que rien ne
+pouvait civiliser l'Indien ou dompter le tigre, quand, dès leur première
+enfance, on les nourrirait de lait ou de miel. Et après tout, vos
+Wallenstein, les Tilly, les Gustave, les Bannier, les Torstenson et les
+Weymar étaient de la même espèce, sur une plus grande échelle.
+Maintenant qu'ils sont partis, que la paix est proclamée, ceux qui
+avaient adopté le même passe-tems doivent poursuivre leur carrière. Mais
+voici le baron et cet étranger saxon, qui, ayant le plus contribué à
+sauver ses jours, était resté jusqu'au matin dans la chaumière voisine
+de l'Oder.
+
+(Entrent Stralenheim et Ulric.)
+
+STRALENHEIM.
+
+En refusant tout autre témoignage de ma reconnaissance que de vaines
+paroles, vous me forcez presque, généreux étranger, à ne pas vous
+remercier: les mots sont trop au-dessous de mes sentimens réels, ils
+semblent dérisoires, comparés aux preuves de courage auxquelles je dois
+la vie.
+
+ULRIC.
+
+Je vous en conjure, épargnez-vous de nouvelles instances.
+
+STRALENHEIM.
+
+Mais, enfin, ne puis-je vous servir? Vous êtes jeune, et de ce caractère
+qui fait les héros: doué d'une grande beauté, brave, comme le témoigne
+assez l'existence dont je jouis encore; et sans doute, avec un extérieur
+aussi prévenant, un courage aussi intrépide, vous devez intérieurement
+sentir pour les jeux sanglans de Mars autant d'ardeur que vous en avez
+mis à braver une mort obscure, pour en défendre un étranger inconnu.
+Vous êtes né pour la guerre; moi-même je l'ai faite: ma naissance et mes
+services me donnent des droits, et des amis qui seront les vôtres. Cet
+instant de paix favorise peu, je l'avoue, les espérances de cette
+nature; mais la guerre qui vient de cesser ne sera pas la dernière. Les
+hommes ont l'esprit trop inquiet; et, après une lutte de trente ans, la
+paix n'est qu'un armistice ou une petite guerre, comme aujourd'hui
+chacune de nos forêts pourrait l'attester. La guerre reprendra son
+empire; et alors vous pourrez obtenir un grade, qui sera le présage d'un
+plus élevé, et dont mon influence ne tardera guère à vous revêtir. Ce
+que je dis se rapporte à Brandebourg: je jouis de quelque crédit auprès
+de l'électeur; mais comme vous, en Bohême, je suis un étranger, et nous
+sommes encore sur les frontières.
+
+ULRIC.
+
+Vous voyez, par mon costume, que je suis Saxon; mes services
+appartiennent donc à mon souverain. Si je n'accepte pas votre offre, les
+mêmes sentimens qui vous portent à me les faire en sont la véritable
+cause.
+
+STRALENHEIM.
+
+Comment! mais il y a usure de votre part! Je vous dois la vie, et vous
+refusez le paiement des intérêts de la dette pour en augmenter le
+principal, au point de m'en accabler.
+
+ULRIC.
+
+Vous aurez droit de m'adresser ces reproches quand j'exigerai le
+remboursement.
+
+STRALENHEIM.
+
+Eh bien, monsieur, puisque vous ne voulez pas.--Dites-moi, vous êtes
+noble de naissance?
+
+ULRIC.
+
+Je l'ai entendu dire à mes parens.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vos actions le témoignent. Puis-je demander votre nom?
+
+ULRIC.
+
+Ulric.
+
+STRALENHEIM.
+
+Celui de votre famille?
+
+ULRIC.
+
+Quand je serai digne d'elle, je la nommerai.
+
+STRALENHEIM, à part.
+
+C'est sans doute un Autrichien, qui, dans ces tems de troubles, n'ose se
+prévaloir de sa naissance, sur ces frontières dangereuses et barbares,
+où le nom de son pays est abhorré. (Haut à Fritz et Idenstein.) Eh bien,
+messieurs, quel est le résultat de vos recherches?
+
+IDENSTEIN.
+
+Assez bon, votre excellence.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je puis donc croire que le voleur est pris?
+
+IDENSTEIN.
+
+Hum!--pas précisément.
+
+STRALENHEIM.
+
+Soupçonné, du moins?
+
+IDENSTEIN.
+
+Oh! pour cela, très-fort soupçonné.
+
+STRALENHEIM.
+
+Et qui peut-il être?
+
+IDENSTEIN.
+
+Comment, vous ne le savez pas, monseigneur?
+
+STRALENHEIM.
+
+Et comment le saurais-je? j'étais profondément endormi.
+
+IDENSTEIN.
+
+Précisément comme moi; et voilà pourquoi je n'en puis savoir davantage
+que votre excellence.
+
+STRALENHEIM.
+
+L'imbécille!
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais si votre seigneurie, quand on la vole, ne peut reconnaître le
+fripon; comment pourrai-je, moi qui ne suis pas volé, le découvrir dans
+tant de monde? Dans la foule, n'en déplaise à votre excellence, votre
+voleur regarde exactement comme les autres, ou plutôt mieux encore: ce
+n'est que sur la sellette, ou en prison, que les gens sages distinguent
+à leurs traits les malfaiteurs; et je prends l'engagement de le
+reconnaître, une fois qu'il sera pris, soit qu'on le déclare ou non
+criminel.
+
+STRALENHEIM, à Fritz.
+
+Je t'en prie, Fritz; apprends-moi ce qu'on a fait pour découvrir le
+coupable.
+
+FRITZ.
+
+Ma foi, monseigneur, fort peu de chose encore: on n'a que des soupçons.
+
+STRALENHEIM.
+
+Indépendamment de la perte, qui, je l'avoue, m'affecte en ce moment-ci
+par elle-même, je souhaite, par des motifs d'intérêt public, que l'on
+parvienne à découvrir le drôle. Un voleur assez habile pour avoir pu, au
+travers de mes gens, à la suite de tant de chambres habitées et
+éclairées, parvenir jusqu'à moi, ravir de l'or devant mes yeux à peine
+fermés, mettrait bientôt à sec votre commune, monsieur l'intendant.
+
+IDENSTEIN.
+
+Oui, monseigneur, s'il s'y trouvait quelque chose à prendre.
+
+ULRIC.
+
+De quoi donc s'agit-il?
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous n'êtes ici que de ce matin: on ne vous a pas dit que l'on m'eût
+volé la nuit dernière.
+
+ULRIC.
+
+J'entendis quelque rumeur de cela, en traversant les premières salles du
+palais, mais je n'en retins rien de précis.
+
+STRALENHEIM.
+
+C'est une aventure étrange; l'intendant peut vous en donner les détails.
+
+IDENSTEIN.
+
+Très-volontiers. Vous voyez--
+
+STRALENHEIM, avec impatience.
+
+Différez votre récit, jusqu'à ce que vous soyez certain de la patience
+de votre auditeur.
+
+IDENSTEIN.
+
+Il faut d'abord en faire l'épreuve. Vous voyez--
+
+STRALENHEIM, l'interrompant de nouveau, et s'adressant à Ulric.
+
+En peu de mots, je m'étais assoupi sur une chaise, ayant devant moi une
+cassette et de l'or (beaucoup plus que je n'en voudrais perdre). Un
+habile homme eut l'art de mettre en défaut, et mes propres domestiques,
+et ceux de la maison, puis de s'emparer d'une centaine de ducats d'or,
+que je serais ravi de retrouver: voilà tout. Peut-être voudrez-vous bien
+ajouter à l'extrême reconnaissance que je vous dois déjà, en me rendant
+un service moins sérieux, sans doute, mais grave encore: celui de
+suppléer à mon reste de faiblesse, et d'aider ces gens (qui me
+paraissent bien lourds) à retrouver ce que l'on m'a pris.
+
+ULRIC.
+
+Très-volontiers. Et sans perdre de tems--(À Idenstein.) Approchez, mein
+Herr!
+
+IDENSTEIN.
+
+Celui qui court n'avance pas loin, et--
+
+ULRIC.
+
+Et celui qui ne bouge, n'avance pas du tout. Allons, marchons, nous
+parlerons en chemin.
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais--
+
+ULRIC.
+
+Montrez-moi le chemin, et je vous répondrai.
+
+FRITZ.
+
+Moi, je le ferai, monsieur, si son excellence le permet.
+
+STRALENHEIM.
+
+Oui, et emmenez avec vous ce vieil âne.
+
+FRITZ.
+
+Allons!
+
+ULRIC.
+
+Viens, vieil oracle, et explique-nous ton énigme!
+
+(Il sort avec Idenstein et Fritz.)
+
+STRALENHEIM, seul.
+
+Voilà un jeune homme actif, plein d'ardeur et de courage; beau comme
+Hercule, avant le premier de ses travaux: un front où déjà la pensée
+semble reposer, jusqu'au moment où son oeil étincelle en répondant au
+vôtre. Je voudrais me l'attacher. Cet héritage vaut bien une lutte; et
+j'aurai besoin auprès de moi de quelques esprits de cette trempe. Si je
+ne suis pas homme à le céder sans résistance, ceux qui s'élèvent entre
+moi et l'objet de mes désirs ne sont pas d'un naturel plus conciliant.
+L'enfant, dit-on, est plein de bravoure; mais il a joué le rôle d'un
+sot, en laissant à la fortune le soin de plaider sa cause. Bien.--Quant
+au père, après avoir été suivi à la piste, et pendant longues années,
+par la meute de mes chiens, il était parvenu à me mettre en défaut; mais
+_ici_, je le _tiens_;--mieux encore.--Car c'est _lui_, tout semble me
+l'assurer, tout, jusqu'aux réponses de ceux qui ne peuvent deviner le
+motif de mes questions.--Oui, tout, dans cet homme, sa démarche, le
+mystère qui recouvre sa présence, et l'époque de son arrivée; les
+indices qu'a donnés l'intendant (car pour moi, je ne l'ai pas vue) de
+l'air noble, quoiqu'étranger, de sa femme; de plus, l'antipathie que
+nous éprouvâmes en nous voyant, semblables aux serpens et aux lions qui
+sifflent et rugissent en se rapprochant, quand un secret instinct les
+avertit de l'approche d'un ennemi mortel, dont ils ne peuvent songer à
+faire leur proie; oui, tout le confirme à mon esprit. Il faut en venir
+aux mains. Dans quelques heures, si les eaux ne sont pas trop enflées
+(et le tems semble devoir les abaisser); je recevrai des ordres de
+Francfort; je pourrai le mettre en sûreté dans quelque donjon, où force
+lui sera de déclarer son nom et son état réel. Offre-t-il la preuve
+qu'il n'est pas celui que je cherche? le mal n'est pas grand. Il n'est
+pas jusqu'à ce larcin, si j'en excepte le besoin actuel, qui ne puisse
+m'être propice. Il est pauvre; il donne matière aux soupçons:--il est
+inconnu, et partant sans protecteur.--Nous n'avons, il est vrai, aucune
+preuve de son crime; mais en peut-il présenter de son innocence? En
+toute autre circonstance, et si c'était un homme indifférent à ma
+fortune, je porterais plutôt mes soupçons sur le Hongrois, dont
+l'extérieur a quelque chose de déplaisant pour moi; et le seul, à
+l'exception de l'intendant, de mes gens et de ceux du prince, qui ait eu
+dans l'appartement un libre accès.
+
+(Gabor entre.)
+
+STRALENHEIM.
+
+C'est vous, mon ami; comment vous portez-vous?
+
+GABOR.
+
+Comme ceux qui se portent toujours bien, quand ils ont soupé et dormi,
+n'importe comment.--Et vous, monseigneur?
+
+STRALENHEIM.
+
+Mieux partagé en santé qu'en argent: mon gîte, ici, semble devoir me
+coûter cher.
+
+GABOR.
+
+L'on m'a parlé de votre perte; mais pour un homme de votre rang, c'est
+une bagatelle.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous en parleriez autrement, si la perte vous touchait.
+
+GABOR.
+
+Je n'en ai jamais eu tant (à la fois) dans ma vie: je ne saurais donc en
+décider. Mais je venais vous chercher: vos messagers sont revenus sur
+leurs pas:--je les ai devancés ici.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous!--Comment cela se fait-il?
+
+GABOR.
+
+Au point du jour, je m'avançais pour juger de l'abaissement des eaux;
+car j'avais envie de continuer ma route. Vos courriers furent tous,
+comme moi, désappointés; et voyant qu'il ne faut pas songer à passer
+outre, j'attends ici le bon plaisir de la rivière.
+
+STRALENHEIM.
+
+Que les drôles n'y sont-ils noyés! Comment n'ont-ils pas au moins tenté
+le passage? je le leur avais ordonné, quels que fussent les dangers.
+
+GABOR.
+
+Si votre ordre avait pu entr'ouvrir l'Oder, comme jadis la verge de
+Moïse entr'ouvrit la mer Rouge (difficilement plus rouge que les flots
+orageux de la rivière), peut-être se seraient-ils hasardés.
+
+STRALENHEIM.
+
+Il faut que je voie par moi-même: les drôles! les esclaves!--mais ils
+s'en repentiront.
+
+(Stralenheim sort.)
+
+GABOR, seul.
+
+Allons, cours, mon cher baron, personnage ambitieux et égoïste! résumé
+de toute la vaillante, noblesse de tous les preux chevaliers du bon
+vieux tems. Hier, quand il était aux abois, et qu'il se débattait par la
+fenêtre de sa voiture à demi submergée, il eût donné les terres qu'il
+peut avoir, et ce qu'il estime encore davantage, ses seize quartiers,
+pour respirer une vessie pleine d'air; et déjà le voilà qui tempête
+contre une douzaine de pauvres diables, qui, aussi, tiennent à leur vie!
+Après tout, il a raison. Comment, morbleu, y tiennent-ils, quand un être
+pareil peut leur ordonner de la hasarder, à son plaisir? Ô le monde, le
+monde! c'est une bien triste comédie!
+
+(Gabor sort.)
+
+
+SCÈNE II.
+
+(Appartement de Werner, dans le palais.)
+
+Entrent JOSÉPHINE et ULRIC.
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Reste, mon Ulric,--mon bien aimé!--laisse-moi te regarder
+encore.--Est-il bien vrai! après douze ans?
+
+ULRIC.
+
+Ma bonne mère!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oui, mon rêve se trouve réalisé!--Qu'il est beau! plus que tout ce que
+j'espérais! Le ciel en soit loué; qu'il reçoive les actions de
+grâce,--les larmes de joie d'une mère:--c'est bien là son ouvrage.--Dans
+un pareil moment, tu nous arrives, non-seulement comme un fils, mais
+comme un sauveur.
+
+ULRIC.
+
+Si vous disiez vrai, ma mère, la joie que j'éprouve serait encore
+doublée, et mon coeur pourrait enfin acquitter la dette de ma
+reconnaissance: je ne dis pas de mon amour (dans tous les tems, vous en
+avez été les objets les plus vifs).--Pardonnez-moi! il n'a pas dépendu
+de moi d'abréger cette longue absence.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Je le sais; mais je ne puis maintenant revenir à des idées tristes; je
+doute même si j'en ai jamais eu: tous mes transports actuels de joie les
+ont écartées de ma mémoire.--Mon enfant!
+
+(Entre Werner.)
+
+WERNER.
+
+Comment! encore de nouveaux étrangers!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oh non! regardez-le! Qui voyez-vous?
+
+WERNER.
+
+Un jeune homme, et pour la première fois--
+
+ULRIC, s'agenouillant.
+
+Depuis douze longues années, mon père!
+
+WERNER.
+
+Ô ciel!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il se trouve mal.
+
+WERNER.
+
+Non:--je suis mieux maintenant.--Ulric!
+
+(Il l'embrasse.)
+
+ULRIC.
+
+Mon père, Siegendorf!
+
+WERNER, l'arrêtant.
+
+Silence, enfant! ces murs peuvent vous entendre.
+
+ULRIC.
+
+Eh bien! quand même?--
+
+WERNER.
+
+Quand même! mais nous parlerons de ceci; pour le moment, souviens-toi
+que je ne dois être, ici, connu que sous le nom de Werner. Allons,
+encore une fois dans mes bras! Oui, je te vois, tel que j'aurais pu
+être, et ce que je n'ai pas été. Joséphine! non, ce n'est pas la passion
+d'un père qui m'aveugle: si j'avais vu, au milieu des dix mille jeunes
+gens les plus beaux, les traits de notre Ulric, c'est eux dont mon coeur
+eût désiré voir mon fils revêtu.
+
+ULRIC.
+
+Et pourtant, vous ne m'avez pas reconnu!
+
+WERNER.
+
+Hélas! j'ai sur les yeux une espèce de voile, qui me permet seulement de
+distinguer, dans ceux que je vois, ce qui peut me les faire craindre et
+haïr.
+
+ULRIC.
+
+Ma mémoire a mieux servi mes sentimens. Je ne vous ai pas un seul
+instant publié. Combien de fois, dans les riches et nobles salles
+de--(je ne le nommerai pas, vous pensez qu'il y aurait ici danger à le
+faire); mais enfin, au milieu des pompeuses distractions de votre manoir
+héréditaire, ai-je arrêté mes yeux sur les montagnes de la Bohême,
+pleurant de voir un jour de plus descendre sur vous et moi, sans que
+nous ayons cessé d'être divisés par ces hauteurs inaccessibles. Enfin,
+elles ne nous sépareront plus.
+
+WERNER.
+
+Je n'en sais rien. Savez-vous que mon père n'existe plus?
+
+ULRIC.
+
+Ô ciel! lui que j'avais laissé dans une si belle vieillesse; semblable à
+ces chênes vermoulus qui bravent encore les élémens, et restent debout
+au milieu des jeunes arbres victimes des tempêtes? Et il n'y a que trois
+mois de cela.
+
+WERNER.
+
+Pourquoi l'aviez-vous quitté?
+
+JOSÉPHINE, embrassant Ulric.
+
+Pouvez-vous bien le demander; et n'est-il pas _ici_?
+
+WERNER.
+
+En effet, il a voulu rejoindre ses parens, et il les a retrouvés; mais
+_comment_! et dans quelle situation!
+
+ULRIC.
+
+Tout ira mieux, maintenant. Nous n'avons qu'à poursuivre notre route, à
+faire connaître nos droits, ou plutôt les vôtres; car je vous remets
+tout, à moins que mon grand-père n'ait disposé de ses biens publics de
+manière à me contraindre d'en accepter la succession en mon propre nom,
+et pour la forme. Mais j'espère mieux; et tout, sans doute, reviendra à
+vous seul.
+
+WERNER.
+
+N'avez-vous pas entendu parler de Stralenheim?
+
+ULRIC.
+
+Je lui ai sauvé la vie hier même. Il est ici.
+
+WERNER.
+
+Ainsi vous avez sauvé la vie du serpent dont le venin nous frappera
+tous.
+
+ULRIC.
+
+Vous parlez en énigmes. Qu'a de commun avec nous ce Stralenheim?
+
+WERNER.
+
+Tout. C'est lui qui réclame notre patrimoine; notre parent éloigné,
+notre plus proche ennemi.
+
+ULRIC.
+
+Jusqu'à présent, je n'avais pas entendu son nom. Le comte, il est vrai,
+parlait quelquefois d'un parent qui, dans le cas où sa race viendrait à
+manquer, pourrait avoir quelque droit à sa succession; mais jamais il
+n'avait devant moi désigné ses titres.--Et que nous importe, après tout?
+ses droits tombent devant les nôtres.
+
+WERNER.
+
+Oui, à Prague; mais ici, il peut tout. Il a environné ton père de
+piéges, auxquels celui-ci n'a, jusqu'à présent, échappé que par hasard,
+et malgré lui.
+
+ULRIC.
+
+Vous connaît-il personnellement?
+
+WERNER.
+
+Non; mais il a sur ma personne de violens soupçons, qui l'ont trahi la
+dernière nuit; et peut-être n'est-ce qu'à ses restes d'incertitude que
+je dois ma liberté momentanée.
+
+ULRIC.
+
+Je pense que vous vous trompez (excusez cette expression), Stralenheim
+n'est pas ce que vous le jugez, ou, s'il est tel, il me doit bien
+quelque chose pour ce que j'ai fait et ce que je fais encore. Je lui ai
+sauvé la vie, il a donc en moi toute confiance; de plus, on l'a volé
+depuis qu'il est ici: étranger, malade, il est incapable par lui-même de
+rechercher le vilain qui l'a dérobé; je lui promis de le faire pour lui,
+et c'est justement l'affaire qui m'avait amené ici. Mais en recherchant
+l'or d'un autre, j'ai trouvé moi-même tout mon trésor, vous, mes chers
+parens!
+
+WERNER, avec agitation.
+
+Qui vous apprit à prononcer ce nom de vilain?
+
+ULRIC.
+
+Les communs larrons méritent-ils donc un nom plus noble?
+
+WERNER.
+
+Qui vous apprit ainsi à brûler d'une empreinte infernale un être que
+vous ne connaissez pas?
+
+ULRIC.
+
+Ma conscience m'apprit toujours à juger un fripon d'après ses actes.
+
+WERNER.
+
+Et qui vous a dit, vous, fils que j'ai si long-tems cherché, et que j'ai
+trouvé pour mon malheur, qui vous a dit que je permettrais jamais à mon
+fils de m'insulter?
+
+ULRIC.
+
+J'ai parlé d'un vilain. Qu'y a-t-il de commun entre un pareil être et
+mon père?
+
+WERNER.
+
+Tout; ce voleur est ton père!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mon fils, ne le crois pas;--et cependant--la voix lui manque.
+
+ULRIC, interdit regarde attentivement Werner, puis, à voix basse:
+
+Et vous l'avouez?
+
+WERNER.
+
+Ulric! avant d'oser mépriser votre père, apprenez à deviner et apprécier
+les actions. _Jeune_, à peine entré dans la vie, inconsidéré, et
+d'ailleurs nourri au milieu du luxe, est-ce à vous qu'il appartient de
+mesurer la force des passions ou les tentations de la misère?
+Attendez--(peu de tems encore, l'instant viendra aussi rapide que la
+nuit), attendez! jusqu'à ce que vos espérances soient, comme les
+miennes, entièrement évanouies;--Jusqu'à ce que la douleur et la honte
+soient les hôtes inséparables de votre demeure; la disette et la famine
+les commensaux de votre table; le désespoir le compagnon de votre
+couche:--levez-vous alors, et jugez! Et, si jamais l'instant
+arrivait,--si le serpent dont les replis enveloppèrent tout ce que vous
+et les vôtres ont de plus cher et de plus précieux, se présentait
+assoupi devant vos pas;--si lui seul vous séparait du bonheur; si celui
+qui ne vit que pour vous arracher votre nom, votre patrimoine, la vie
+elle-même, se trouvait à votre merci; si vous aviez pour conducteur le
+hasard; pour manteau, les ombres de la nuit; dans vos mains un couteau;
+autour de vous le sommeil, et votre ennemi lui-même partageant un
+assoupissement qui, ressemblant à la mort, semblait inviter à la lui
+donner;--enfin, si cette mort seule eût pu vous sauver... remerciez
+alors le ciel si, comme moi, vous reculez, satisfait d'un léger
+larcin!--Voilà ce que j'ai fait.
+
+ULRIC.
+
+Mais--
+
+WERNER, l'interrompant.
+
+Écoutez-moi! je ne veux entendre la voix d'aucun homme:--à peine si
+j'ose écouter la mienne (supposé qu'elle soit encore mortelle).
+Écoutez-moi! Vous ne connaissez pas l'homme dont je parle: il est vil,
+trompeur et avare. Vous vous croyez préservé de tout danger par votre
+jeunesse et votre bravoure; mais apprenez qu'il n'est personne à l'abri
+du désespoir, et qu'il en est peu à l'abri de la trahison.
+Représentez-vous Stralenheim, mon plus grand ennemi; logé dans un palais
+de prince, couché dans un appartement de prince, étendu, assoupi devant
+mon couteau! Un instant, un mouvement,--le moindre geste, et la terre se
+refermait pour jamais sur lui, sur toutes mes craintes. Le fer était
+levé; il était en ma puissance:--et pourtant je suis encore dans la
+sienne. Vous-même, n'y êtes-vous pas également? Qui vous dit que vous
+lui soyez inconnu? Qui vous dit qu'il ne vous ait pas entraîné ici pour
+vous exterminer, ou pour vous plonger, avec vos parens, dans un cachot?
+(Il s'arrête.)
+
+ULRIC.
+
+Continuez,--continuez!
+
+WERNER.
+
+Quant à _moi_, il ne m'a jamais perdu de vue; il m'a poursuivi malgré
+tous les changemens de tems, de noms, de fortune.--Pourquoi vous
+épargnerait-il? Avez-vous plus d'habitude, plus d'expérience des hommes?
+Il m'a circonvenu de piéges; il a semé mes pas de reptiles que, dans ma
+jeunesse, j'aurais pu disperser loin de moi; mais aujourd'hui, en les
+frappant, je ne fais que ranimer leur venin. Seriez-vous plus patient,
+Ulric? Ulric! il est des crimes dont les circonstances sont l'excuse; il
+est des tentations que la nature ne peut maîtriser ou prévoir.
+
+ULRIC le regarde d'abord, puis Joséphine.
+
+Ô ma mère!
+
+WERNER.
+
+Oui! je le pense aussi, vous n'avez plus de père, j'en ai perdu le
+titre; j'ai perdu mon fils, et je reste seul.
+
+ULRIC.
+
+Arrêtez!
+
+(Werner sort précipitamment de la chambre.)
+
+JOSÉPHINE, à Ulric.
+
+Ne le suis pas avant que cet instant de passion soit passé. Crois-tu que
+je ne le suivrais pas, si je pouvais lui faire quelque bien?
+
+ULRIC.
+
+Je vous obéis, ma mère, quoiqu'avec peine; mais je ne commencerai pas
+par un acte de désobéissance.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Hélas! ton père est bon. Ne le condamne pas d'après sa propre bouche, et
+confie-toi plutôt dans le témoignage de celle qui vécut si long-tems
+avec lui et pour lui. Tu n'as vu, de son coeur, que la surface;
+l'intérieur t'offrira une foule d'excellentes qualités...
+
+ULRIC.
+
+Ainsi, mon père n'aurait exprimé que ses principes! Mais, ma mère, ne
+les met-il pas en pratique?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il ne pense pas même comme il parle. De longues années de malheurs le
+font quelquefois paraître tel que tu l'as vu.
+
+ULRIC.
+
+Expliquez-moi donc plus clairement les prétentions de Stralenheim, afin
+que, si j'en trouve l'occasion, je puisse me trouver prêt à lui
+répondre, ou du moins à vous arracher au danger présent. Je vous
+garantis ce dernier point;--mais que ne suis-je arrivé quelques heures
+plus tôt!
+
+JOSÉPHINE.
+
+Que le ciel ne l'a-t-il voulu!
+
+(Entrent Gabor, Idenstein et valets.)
+
+GABOR, à Ulric.
+
+Je vous cherchais, camarade. Voilà donc ma récompense!
+
+ULRIC.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+GABOR.
+
+Par la mort! Ai-je vécu jusqu'à présent pour voir cela? (À Idenstein.)
+Sans votre âge et votre stupidité--je--
+
+IDENSTEIN.
+
+Au secours! Ne levez pas la main;--toucher un intendant!
+
+GABOR.
+
+Ne va pas croire que je t'honore assez pour sauver ton cou du
+ravenstone[4], en t'assommant moi-même.
+
+[Note 4: Le ravenstone (_Rabenstein_) est le gibet de l'Allemagne. On
+l'appelle ainsi, par allusion aux corbeaux (_Raben_) qui s'y perchent.]
+
+IDENSTEIN.
+
+Je vous remercie du sursis; mais il y en a qui sont plus près d'y être
+suspendus que moi-même.
+
+ULRIC.
+
+Expliquez-moi le sujet de cette sotte querelle, ou--
+
+GABOR.
+
+En un mot donc, le baron a été volé, et c'est sur moi que ce respectable
+personnage a daigné fixer ses bienveillans soupçons;--moi! qu'il n'avait
+jamais vu avant la soirée précédente.
+
+IDENSTEIN.
+
+Vouliez-vous que j'eusse des soupçons sur mes connaissances? Apprenez
+que je vis en meilleure compagnie.
+
+GABOR.
+
+Tu seras bientôt dans une plus convenable encore, dans la dernière où se
+trouvent les hommes, parmi les vers! infernal dogue.
+
+(Gabor se jette sur lui.)
+
+ULRIC, se mettant entre eux.
+
+Holà! pas de violence: il est vieux, désarmé,--soyez calme, Gabor.
+
+GABOR, laissant Idenstein.
+
+En effet, je suis un sot de me fâcher parce qu'un sot me croit un
+malhonnête homme; c'est un honneur pour moi.
+
+ULRIC, à Idenstein.
+
+Comment vous trouvez-vous?
+
+IDENSTEIN.
+
+Au secours!
+
+ULRIC.
+
+Mais ne vous ai-je pas secouru?
+
+IDENSTEIN.
+
+Tuez-le, j'en conviendrai.
+
+GABOR.
+
+Je suis calme...--il vivra.
+
+IDENSTEIN.
+
+Ce n'est pas comme vous: il y a des jugemens et des juges en Allemagne.
+Le baron pourra décider!
+
+GABOR.
+
+Vous soutient-il dans votre accusation?
+
+IDENSTEIN.
+
+Peut-on le demander!
+
+GABOR.
+
+Alors, la première fois, il pourra bien se noyer avant que je m'expose
+pour le tirer de l'eau. Mais le voici lui-même.
+
+(Stralenheim entre.)
+
+GABOR, s'avançant vers lui.
+
+Noble seigneur, me voici!
+
+STRALENHEIM.
+
+Eh bien! monsieur!
+
+GABOR.
+
+Me voulez-vous quelque chose?
+
+STRALENHEIM.
+
+Et que pourrais-je vous vouloir?
+
+GABOR.
+
+Vous le savez mieux que moi, si les flots d'hier n'ont pas submergé
+votre mémoire; mais ne parlons pas de cela. Je parais devant vous,
+accusé en phrases très-intelligibles, par votre intendant d'un vol
+commis sur votre personne ou dans votre chambre.--Est-ce de vous que
+viennent les soupçons, ou de lui?
+
+STRALENHEIM.
+
+Je n'accuse personne.
+
+GABOR.
+
+Ainsi, vous m'acquittez, baron?
+
+STRALENHEIM.
+
+Je ne sais qui accuser, acquitter, ou même soupçonner.
+
+GABOR.
+
+Mais, du moins, devriez-vous savoir _qui_ l'on ne doit pas soupçonner.
+J'ai été insulté,--blessé par ces valets; je réclame justice de vous:
+sachez leur apprendre leur devoir. Ils devaient chercher parmi eux le
+coupable. Mais, en un mot, si quelqu'un m'accuse, que ce soit du moins
+un homme digne, comme moi, de ce nom: je suis votre égal.--
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous?
+
+GABOR.
+
+Oui, monsieur; votre supérieur même pour quelque chose que vous savez:
+mais je poursuis. Je ne demande pas sur quelles preuves, sur quels _on
+dit_ vous vous fondez; je sens assez le prix de ce que j'ai fait, et ce
+que vous me devriez, pour avoir au moins attendu vos récompenses, si
+j'avais été désireux de votre or, au lieu de me payer moi-même. Je sais
+encore qu'en supposant que je fusse le fripon que l'on cherche, je
+venais de vous rendre un service assez signalé pour vous détourner de me
+poursuivre jusqu'à la mort, si vous ne préfériez vous couvrir de honte,
+et flétrir les couleurs de votre écusson. Mais je demande justice de
+votre déloyal serviteur; et j'exige de vos lèvres un formel désaveu de
+son insolence. C'est là ce que vous devez à un inconnu, qui ne veut rien
+de plus de vous, et qui ne devait pas craindre d'avoir jamais à vous en
+demander autant.
+
+STRALENHEIM.
+
+Ce ton semble attester votre innocence.
+
+GABOR.
+
+Par la mort! qui oserait en douter? si non des infâmes qui ne la
+connurent jamais.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous mettez à cela une ardeur extrême, monsieur.--
+
+GABOR.
+
+Faut-il rester de glace, devant l'insolence des valets et de leur
+maître?
+
+STRALENHEIM.
+
+Ulric, vous connaissez cet homme: je l'ai vu dans _votre_ compagnie.
+
+GABOR.
+
+Nous vous avons vu dans l'Oder; et nous aurions dû vous y laisser.
+
+STRALENHEIM.
+
+Recevez mes remerciemens, monsieur.
+
+GABOR.
+
+Je les ai mérités; mais je mériterais peut-être ceux des autres, à plus
+juste titre, si je vous avais abandonné à votre sort.
+
+STRALENHEIM.
+
+Ulric, vous connaissez cet homme?
+
+GABOR.
+
+Pas plus que vous, s'il n'atteste pas mon honneur.
+
+ULRIC.
+
+Je puis attester votre bravoure, et même, autant que le permet notre
+légère connaissance, votre honneur.
+
+STRALENHEIM.
+
+Alors, je suis satisfait.
+
+GABOR, avec ironie.
+
+Très-facilement, il me semble. Quel charme se trouve-t-il dans cette
+attestation, que la mienne ne présente pas?
+
+STRALENHEIM.
+
+J'ai dit simplement que _moi_, j'étais satisfait,--non pas que vous
+fussiez absous.
+
+GABOR.
+
+Encore! suis-je ou non accusé?
+
+STRALENHEIM.
+
+Il suffit! vous témoignez trop d'insolence. Si les circonstances et le
+soupçon général sont contre vous, est-ce donc ma faute? et n'est-ce pas
+assez que je n'aie pas voulu mettre en question votre crime ou votre
+innocence?
+
+GABOR.
+
+Monseigneur! monseigneur! c'est là un pur jeu de mots, une misérable
+équivoque. Vos doutes, et vous le savez bien, sont, pour tout ce qui
+vous entoure, une conviction;--vos regards sont une voix
+accusatrice;--votre front soucieux une sentence. Vous abusez de votre
+autorité sur moi;--mais, prenez-y garde, vous ne connaissez pas celui
+que vous essayez d'avilir.
+
+STRALENHEIM.
+
+Est-ce une menace?
+
+GABOR.
+
+Moins grande que votre insulte. Vous m'avez infligé la plus lâche
+injure, et j'y réponds par un avertissement loyal.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je veux bien avouer que je vous doive quelque chose; mais vous paraissez
+disposé à m'acquitter vous-même.
+
+GABOR.
+
+Ce n'est pas du moins avec votre or.
+
+STRALENHEIM.
+
+Non; mais par vos insultes multipliées. (À Idenstein et à ses gens.) Ne
+tourmentez pas cet homme davantage, et laissez-le continuer sa route.
+Adieu, Ulric!
+
+(Sortent Stralenheim, Idenstein et domestiques.)
+
+GABOR, les suivant.
+
+Je ne vous quitte pas, et--
+
+ULRIC, l'arrêtant.
+
+Restez.
+
+GABOR.
+
+Qui prétendrait me retenir?
+
+ULRIC.
+
+Votre propre raison, un moment de réflexion.
+
+GABOR.
+
+Dois-je donc supporter pareille insulte?
+
+ULRIC.
+
+Bah! nous sommes toujours forcés de subir l'arrogance de quelque être
+plus élevé que nous-mêmes.--Le plus grand ne peut lutter contre Satan,
+et le plus humble est sans force contre ses représentans sur la terre.
+Je vous ai vu braver les élémens, et supporter des périls capables de
+faire muer ce ver à soie.--Comment pouvez-vous maintenant vous irriter
+de quelques mots, et d'une faible injure?
+
+GABOR.
+
+On pourra impunément me traiter de voleur? Si l'on m'accusait d'étre un
+bandit des bois, je pourrais le souffrir: il y a chez lui quelque chose
+de brave; mais aller prendre l'argent d'un homme endormi!--
+
+ULRIC.
+
+Ainsi donc, vous ne seriez pas coupable?
+
+GABOR.
+
+Ai-je bien entendu? _vous_ aussi!
+
+ULRIC.
+
+Ce n'est qu'une question.
+
+GABOR.
+
+Si le juge me l'adressait, je lui répliquerais: Non!--mais à vous, voici
+comme je dois répondre.
+
+(Il tire son épée.)
+
+ULRIC, l'imitant.
+
+De tout mon coeur.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Au secours! au secours!--Ô ciel! un assassinat ici.
+
+(Elle sort en poussant des cris.--Gabor et Ulric se battent. Gabor est
+désarmé au moment ou rentrent Stralenheim, Joséphine, Idenstein.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Dieu puissant! il n'est pas blessé.
+
+STRALENHEIM, à Joséphine.
+
+_Qui_, n'est pas blessé?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mon--
+
+ULRIC, l'arrêtant d'un regard expressif, et se tournant ensuite vers
+Stralenheim.
+
+L'un ni l'autre! il n'y a pas de mal de fait.
+
+STRALENHEIM.
+
+Quelle est donc la cause de tout ce bruit?
+
+ULRIC.
+
+_Vous_, baron, je suppose; mais comme les effets n'en sont pas à
+déplorer, je ne vous en fatiguerai pas.--Gabor! voici votre épée; et
+quand, à l'avenir, vous la tirerez, que ce ne soit pas contre vos
+_amis_.
+
+(Ulric prononce ces derniers mots à demi-voix, et cependant avec
+emphase.)
+
+GABOR.
+
+Je vous remercie moins de la vie que vous me laissez, que de votre
+conseil.
+
+STRALENHEIM.
+
+Ici doivent s'arrêter tous les débats.
+
+GABOR, prenant son épée.
+
+Ils le sont. Ulric! vous m'avez offensé par vos soupçons malveillans,
+plus que par votre épée; et j'aimerais mieux voir cette dernière dans
+mon sein, que les premiers dans le vôtre. Je pouvais supporter les
+absurdes conjectures de ce noble:--l'ignorance et les préjugés injurieux
+sont ceux de ses titres qu'il conservera plus long-tems même que ses
+terres;--mais cependant je puis lui apprendre ce qu'il est.--Vous, vous
+m'avez vaincu; j'ai été aveuglé par mon emportement, lorsque j'ai pu
+espérer de désarmer celui que j'avais déjà vu affronter de plus grands
+dangers que ceux de cette arme. Quoi qu'il en soit, nous pourrons encore
+nous rejoindre,--mais comme vrais amis.
+
+(Gabor sort.)
+
+STRALENHEIM.
+
+Je ne me contiens plus. Ce dernier outrage, à la suite de son insulte;
+son crime, peut-être, ont effacé tout le mérite de l'aide qu'il se vante
+de m'avoir portée, et dont seul vous devriez vous prévaloir. Ulric! vous
+n'êtes pas blessé?--
+
+ULRIC.
+
+Je n'ai pas une égratignure.
+
+STRALENHEIM, à Idenstein.
+
+Intendant, prenez vos mesures pour vous assurer de ce drôle: je révoque
+mes premiers ordres. On l'enverra à Francfort, duement escorté, aussitôt
+que la rivière pourra le permettre.
+
+IDENSTEIN.
+
+S'assurer de lui! il a encore son épée, et il a l'air de savoir s'en
+servir. D'ailleurs, il sait son métier;--et moi, je suis bourgeois: je
+ne sais pas me battre.
+
+STRALENHEIM.
+
+Sot! N'avez-vous pas parmi vos vassaux une douzaine de dogues que vous
+puissiez mettre à ses trousses? Sortez! et que l'on coure après lui.
+
+ULRIC.
+
+Baron! je vous en prie.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je ne veux rien entendre: je dois être obéi.
+
+IDENSTEIN.
+
+Fort bien; si cela est possible.--Allons, marchez, vassaux! Je suis
+votre chef;--et je vous avertirai quand vous pourrez le saisir. Un
+habile général ne doit jamais exposer sa vie précieuse.--Tout, en effet,
+ne dépend-il pas d'elle? J'aime beaucoup cet article des lois
+militaires.
+
+(Idenstein sort avec la suite.)
+
+STRALENHEIM.
+
+Approchez, Ulric.--Que faisait ici cette femme? Ah!... maintenant je la
+reconnais: c'est la femme de l'étranger qu'ils appellent, je crois,
+Werner.
+
+ULRIC.
+
+Oui, tel est son nom.
+
+STRALENHEIM.
+
+En vérité! n'est-ce pas là, belle dame, votre mari apparent?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Que lui veut-on?
+
+STRALENHEIM.
+
+Rien,--pour le moment. Mais, Ulric, je voudrais vous parler seul.
+
+ULRIC.
+
+Je vais me retirer avec vous.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Non, non: vous êtes ici le dernier venu, vous devez disposer de tous les
+appartemens. (À part, en s'en allant, à Ulric.) Sois prudent;--songe à
+tout ce qu'un mot pourrait compromettre.
+
+ULRIC, à Joséphine.
+
+Ne craignez rien.--
+
+(Joséphine sort.)
+
+STRALENHEIM.
+
+Ulric, je puis, je l'espère, me confier à vous. Vous m'avez sauvé la
+vie; et les bienfaits de ce genre exigent une confiance sans bornes.
+
+ULRIC.
+
+Parlez.
+
+STRALENHEIM.
+
+Des circonstances mystérieuses, et d'ailleurs trop compliquées pour que
+je puisse vous les rappeler en ce moment, ont rendu cet homme mon
+adversaire, et peut-être mon ennemi mortel.
+
+ULRIC.
+
+Quel homme? le Hongrois Gabor?
+
+STRALENHEIM.
+
+Non:--ce Werner, dont le nom est emprunté comme le costume.
+
+ULRIC.
+
+Comment cela se pourrait-il? c'est le plus pauvre des pauvres.--La pâle
+maladie creuse encore en ce moment ses joues: c'est un homme abandonné
+du monde entier.
+
+STRALENHEIM.
+
+Peu importe ce qu'il souffre. Mais s'il est l'homme que je soupçonne (et
+tout, autour de nous, confirme mes inquiétudes), il faut s'assurer de
+lui avant la fin du jour.
+
+ULRIC.
+
+En quoi tout cela peut-il m'intéresser?
+
+STRALENHEIM.
+
+J'ai dépêché à Francfort, vers le gouverneur, mon ami,--pour en obtenir
+une escorte (comme, d'après un ordre de l'électeur de Brandebourg, j'ai
+le droit d'en requérir); mais ces maudites eaux arrêtent toute
+communication, et peuvent encore nous retarder de quelques heures.
+
+ULRIC.
+
+Le fleuve commence à baisser.
+
+STRALENHEIM.
+
+À la bonne heure.
+
+ULRIC.
+
+Mais qu'ai-je à faire en tout cela?
+
+STRALENHEIM.
+
+Après avoir risqué votre vie pour moi, vous ne pouvez rester indifférent
+à ce qui m'est d'un plus grand intérêt que la vie même, dont je vous
+suis redevable.--Ayez donc les yeux sur _lui_! le personnage m'évite,
+parce qu'il devine que je l'ai reconnu.--Observez-le, comme vous feriez
+l'ours sauvage, qui, réduit aux abois, retournerait contre vous:--comme
+lui, il faut que cet homme soit immolé.
+
+ULRIC.
+
+Et la raison?
+
+STRALENHEIM.
+
+Il se trouve entre moi et un héritage magnifique. Oh! si vous l'aviez
+vu, Ulric! mais, plus tard!
+
+ULRIC.
+
+Je l'espère bien aussi.
+
+STRALENHEIM.
+
+C'est le plus riche de la riche Bohême: les ravages de la guerre l'ont
+épargné. Il est tellement près de Prague, la ville imprenable, que le
+glaive et le feu l'ont à peine touché; et maintenant, grâce à cet
+avantage et à ceux qu'il doit à sa propre valeur, il présente un revenu
+double de tous les royaumes éloignés ou contigus que la guerre a
+dévastés.
+
+ULRIC.
+
+Vous en parlez exactement.
+
+STRALENHEIM.
+
+Oui.--Et si vous le pouviez voir, vous en conviendriez;--mais, comme
+j'ai dit,--plus tard!
+
+ULRIC.
+
+J'en accepte l'augure.
+
+STRALENHEIM.
+
+Exigez alors de ce domaine et de moi une récompense digne de tous les
+deux, et des services signalés que nous vous aurons dus, pour toujours,
+moi et les miens.
+
+ULRIC.
+
+Et ce pauvre homme, malade, indigent, abandonné; cet étranger égaré se
+trouve donc placé entre vous et ce paradis!--(à part) comme Adam, entre
+le diable et le sien.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous l'avez dit.
+
+ULRIC.
+
+Mais, n'y a-t-il pas droit?
+
+STRALENHEIM.
+
+Droit! nullement. Un prodigue déshérité, dont toutes les actions, depuis
+vingt ans, ont été, pour sa famille, autant d'injures; qui, surtout, a
+fait un mariage disproportionné, et n'a pas rougi de vivre au milieu de
+bourgeois, de marchands et de juifs!
+
+ULRIC.
+
+Il a donc une femme?--
+
+STRALENHEIM.
+
+Que vous rougiriez d'appeler votre mère. Vous l'avez vue, celle qu'il
+_appelle_ sa femme.
+
+ULRIC.
+
+Et ne l'est-elle pas?
+
+STRALENHEIM.
+
+Pas plus qu'il n'est votre père.--C'est une Italienne, fille d'un
+proscrit, qui partage sa misère et sa tendresse touchante.
+
+ULRIC.
+
+Ainsi, ils n'ont pas d'enfans?
+
+STRALENHEIM.
+
+Il y a, ou il y avait un bâtard que le vieux grand-père (la vieillesse
+est toujours bizarre) avait recueilli comme pour ranimer la chaleur de
+son sein, à l'instant où les glaces de l'âge le poussaient vers la
+tombe. Mais le magot n'embarrasse plus mon chemin;--il s'est sauvé,
+personne ne sait où; et même il se présenterait, que ses prétentions
+seraient trop misérables pour être écoutées.--Eh bien! pourquoi
+souriez-vous?
+
+ULRIC.
+
+De vos vaines terreurs. Un pauvre diable, pour ainsi dire dans vos
+filets,--un enfant d'une naissance incertaine,--voilà ce qui épouvante
+un grand seigneur!
+
+STRALENHEIM.
+
+On a tout à craindre, quand on a tout à conquérir.
+
+ULRIC.
+
+Oui; et on doit faire quelque chose pour le conserver ou l'obtenir.
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous avez touché la véritable corde; vous lisez dans mon coeur: je puis
+donc compter sur vous.
+
+ULRIC.
+
+Il est déjà trop tard pour en douter.
+
+STRALENHEIM.
+
+Surtout qu'une folle compassion, ne touche pas votre coeur, car
+l'extérieur de cet homme est bien fait pour l'exciter.--C'est un
+misérable; et il aurait pu, aussi bien que l'autre, être soupçonné du
+vol, si les circonstances ne l'excusaient pas; car il habite trop loin
+de là, et dans une chambre qui n'a, sur la mienne, aucune issue. Puis, à
+dire la vérité, j'ai trop haute opinion d'un sang allié au mien, pour
+supposer qu'il pût descendre à une telle infamie. Ajoutez qu'il a été
+soldat, bon soldat, quoique des plus intraitables.
+
+ULRIC.
+
+Et ceux-là, monseigneur, nous le savons par notre expérience, ne pillent
+jamais avant d'avoir ôté la vie à ceux dont ils deviennent ainsi les
+héritiers et non les voleurs. Les morts, privés de sentiment, n'ont rien
+à perdre, et l'on ne peut rien leur dérober; leurs dépouilles sont un
+legs: voilà tout.
+
+STRALENHEIM.
+
+Allons donc! vous plaisantez. Mais revenons à cet homme. Puis-je compter
+que vous aurez l'oeil sur lui, et que vous me donnerez avis du premier
+mouvement qu'il fera pour se cacher ou s'enfuir?
+
+ULRIC.
+
+Vous pouvez être sûr que vous-même ne sauriez le garder avec plus
+d'empressement que je ne le ferai moi-même.
+
+STRALENHEIM.
+
+Par là, vous vous assurerez à jamais mon dévouement et ma
+reconnaissance.
+
+ULRIC.
+
+C'est aussi ce que j'espère.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU DEUXIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE III.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Chambre du même palais, à laquelle aboutit le passage secret.)
+
+Entrent WERNER et GABOR.
+
+
+GABOR.
+
+Je vous ai dit ce qu'il en était, monsieur; si donc il vous plaît de
+m'accorder un refuge pour quelques heures, tant mieux; sinon,--je
+tenterai fortune ailleurs.
+
+WERNER.
+
+Et comment, malheureux comme je le suis, pourrais-je offrir un abri au
+malheur?--Jamais daim poursuivi par les chasseurs n'a mieux senti que
+moi-même la privation d'un lieu couvert.
+
+GABOR.
+
+Ou lion blessé celle d'un frais repaire;--il me semble, à votre regard,
+que vous seriez assez tenté de revenir sur vos pas pour entr'ouvrir les
+entrailles du chasseur.
+
+WERNER.
+
+Ah!
+
+GABOR.
+
+Je ne cherche pas à le deviner, disposé, comme je le suis, à faire la
+même chose. Mais voulez-vous me seconder? Comme vous, je suis
+opprimé,--comme vous, pauvre,--déshonoré--
+
+WERNER, vivement.
+
+Qui vous a dit que je fusse déshonoré?
+
+GABOR.
+
+Personne: je ne _vous_ le dis même pas. Votre pauvreté est le dernier
+point de comparaison que j'aie prétendu établir entre nous. Mais _moi_,
+je suis déshonoré,--et, je puis ajouter, sans l'avoir mérité plus que
+vous.
+
+WERNER.
+
+Encore moi!
+
+GABOR.
+
+Ou tout autre honnête homme. Que diable avez-vous? Sans doute, vous ne
+me croiriez pas capable d'une action aussi basse?
+
+WERNER.
+
+Non, non,--certainement.
+
+GABOR.
+
+Enfin, voilà un homme d'honneur! Quant aux autres, ce jeune muguet,--ce
+stupide intendant, cet épais seigneur,--tous me soupçonnent, et
+pourquoi? parce que je suis le plus mal vêtu et le plus obscur d'eux
+tous. Et cependant, si le fond d'un verre réclamait de nous une entière
+franchise, mon ame craindrait moins de paraître au grand jour que la
+leur. Mais enfin,--vous êtes pauvre et sans secours,--plus encore que
+moi-même--
+
+WERNER.
+
+Qui vous l'a dit?
+
+GABOR.
+
+Vous avez raison. Eh bien! je réclame un asile de celui dont je suppose
+la complète indigence; si vous la niez, sans doute je pourrai compter
+sur votre secours. Vous qui semblez avoir éprouvé toutes les amertumes
+de la vie, vous savez bien, par expérience, que tous les trésors du
+Nouveau-Monde, dont l'Espagnol est si fier, ne tenteront jamais l'homme
+qui pèse dans la même balance leur valeur et la sienne propre, à moins
+que leur acquisition (car je suis moins que tout autre en position de la
+dédaigner) ne fasse peser sur lui le plus léger cauchemar.
+
+WERNER.
+
+Où prétendez-vous en venir?
+
+GABOR.
+
+Où j'en suis venu: je croyais parler très-clairement. Vous n'êtes pas le
+voleur, n'est-ce pas?--moi non plus:--Eh bien! comme de braves gens,
+nous devons nous entr'aider.
+
+WERNER.
+
+Monsieur, nous sommes dans un monde damné.
+
+GABOR.
+
+L'autre l'est également, suivant le récit des prêtres (et nul doute
+qu'ils ne le connaissent mieux que nous); c'est pourquoi j'aime encore
+mieux celui-ci.--Je suis peu curieux du sort des martyrs, surtout avec
+une épitaphe de voleur sur ma tombe. Je ne vous demande qu'un logement
+d'une nuit; demain matin j'irai reconnaître le fleuve, et, comme la
+colombe, voir si les eaux sont baissées.
+
+WERNER.
+
+Baissées! Est-ce qu'on peut l'espérer?
+
+GABOR.
+
+On le pourrait vers le milieu du jour.
+
+WERNER.
+
+Nous pourrons donc nous sauver?
+
+GABOR.
+
+Êtes-_vous_ aussi en danger?
+
+WERNER.
+
+La pauvreté l'est toujours.
+
+GABOR.
+
+Je le sais par une longue expérience. Voulez-vous promettre d'alléger la
+mienne?
+
+WERNER.
+
+Votre pauvreté?
+
+GABOR.
+
+Non:--vous ne me semblez pas posséder le remède d'une pareille maladie;
+mais je parle du danger que je cours. Vous avez un toit, et je n'en ai
+pas: je demande simplement un refuge.
+
+WERNER.
+
+À la bonne heure; aussi bien, comment un malheureux tel que moi
+aurait-il de l'or?
+
+GABOR.
+
+Ce ne serait pas du moins par des moyens honnêtes, à parler franchement;
+et cependant, je souhaiterais presque que vous eussiez celui du baron.
+
+WERNER.
+
+Osez-vous insinuer?
+
+GABOR.
+
+Quoi?
+
+WERNER.
+
+Faites-vous attention à qui vous parlez?
+
+GABOR.
+
+Non; et ce n'est guère mon usage. (On entend du bruit au dehors.) Mais
+écoutez! les voilà qui viennent.
+
+WERNER.
+
+Qui donc?
+
+GABOR.
+
+L'intendant et sa meute d'hommes, sur mes traces. Je les aurais attendus
+de pied ferme; mais c'est en vain qu'on demanderait justice à de tels
+instrumens. Où me réfugier? montrez-moi quelque place... Je vous le
+proteste, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je suis innocent.
+Mettez-vous un instant à ma place.
+
+WERNER, à part.
+
+Juste ciel! ton enfer n'est pas d'un autre monde. Mais suis-je bien
+encore en vie?
+
+GABOR.
+
+Vous êtes ému, je le vois; et cela vous honore. Un jour, je pourrai
+reconnaître ce service.
+
+WERNER.
+
+N'êtes-vous pas un espion de Stralenheim?
+
+GABOR.
+
+Moi! mais quand je le serais, que viendrais-je épier en vous? Et
+cependant, en me rappelant les questions fréquentes qu'il m'a adressées
+sur vous et votre femme, je pourrais concevoir quelques soupçons; mais
+vous savez mieux,--comment et pourquoi, moi, je suis son ennemi mortel.
+
+WERNER.
+
+_Vous_?
+
+GABOR.
+
+Oui, après la manière dont il a reconnu le service que je contribuai à
+lui rendre, je ne puis être que son ennemi; et, si vous n'êtes pas de
+ses amis, vous me prêterez assistance.
+
+WERNER.
+
+De tout mon coeur.
+
+GABOR.
+
+Mais par quel moyen!
+
+WERNER, montrant l'ouverture secrète.
+
+Il y a ici une secrète issue; rappelez-vous bien que le hasard me l'a
+fait découvrir, et que je n'en profite que pour vous sauver.
+
+GABOR.
+
+Ouvrez-la; je n'en userai que dans cette intention-là.
+
+WERNER.
+
+Je l'ai trouvée comme je vous le dis: elle conduit, à travers des murs
+intérieurement creusés (assez épais pour offrir de longues routes
+circulaires, sans rien perdre de leur force ou de leur régularité), à
+travers des salles profondes et des recoins obscurs, jusqu'à je ne sais
+où. Mais il ne faut pas que vous avanciez: donnez-m'en votre parole.
+
+GABOR.
+
+C'est inutile. Comment pourrais-je avancer dans l'obscurité, à travers
+un labyrinthe de trouées gothiques et inconnues?
+
+WERNER.
+
+Sans doute. Mais qui peut deviner où cette issue peut conduire? je
+l'ignore (remarquez-le bien). Mais qui peut savoir si elle ne conduirait
+pas jusqu'à l'appartement de votre ennemi? Ces galeries étaient
+disposées d'une manière si bizarre, par nos ancêtres, dans les anciens
+tems de la Germanie! Alors, il s'agissait moins de se défendre des
+élémens, que de ses plus proches voisins. Ne vous aventurez donc pas
+au-delà des deux premiers escaliers; si vous le faites (bien que je ne
+les aie jamais outrepassés), je ne réponds pas de ce que vous pourrez
+rencontrer.
+
+GABOR.
+
+J'en réponds pour moi. Mille remerciemens!
+
+WERNER.
+
+Vous trouverez, de l'autre côté, cette ouverture plus reconnaissable; et
+quand il vous conviendra de revenir, le panneau s'ouvrira au plus léger
+toucher.
+
+GABOR.
+
+Entrons.--Adieu!
+
+(Il disparaît par le secret panneau.)
+
+WERNER, seul.
+
+Qu'ai-je fait? hélas! qu'_avais-je_ fait auparavant, pour concevoir
+maintenant des craintes? Ah! plutôt, que ce soit pour moi une sorte
+d'allégement, d'avoir sauvé l'homme dont la perte pouvait assurer mon
+salut.--Les voici! cherchant ailleurs ce qu'ils ont devant les yeux.
+
+(Entrent Idenstein et autres.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Comment! il n'est pas ici? Il a donc disparu au travers des sombres
+vitraux gothiques, sous la pieuse aide des saints représentés sur les
+fenêtres jaunes et rouges. Voyez le soleil éclairer, en se couchant de
+même qu'en se levant, les longues barbes perlées, les croix de pourpre,
+les crosses d'or, les capuchons et les bras croisés, les heaumes, les
+armures lacées, les longues épées, et toutes ces figures fantastiques:
+braves chevaliers et pieux ermites, dont quelques pans de cristal
+préservent seuls la ressemblance et la gloire; et dont chaque bouffée de
+vent semble proclamer que leur fragilité est égale à celle de toute
+autre vie et de toute autre gloire. Quoi qu'il en soit, notre homme a
+disparu.
+
+WERNER.
+
+Qui cherchez-vous?
+
+IDENSTEIN.
+
+Un fripon.
+
+WERNER.
+
+Pourquoi donc aller si loin?
+
+IDENSTEIN.
+
+Nous recherchons celui qui a volé le baron.
+
+WERNER.
+
+Êtes-vous sûr de l'avoir deviné?
+
+IDENSTEIN.
+
+Aussi sûr que vous êtes ici; mais de quel côté s'est-il enfui?
+
+WERNER.
+
+Qui?
+
+IDENSTEIN.
+
+Celui que nous cherchons.
+
+WERNER.
+
+Vous voyez qu'il n'est pas ici.
+
+IDENSTEIN.
+
+Nous l'avions cependant suivi jusqu'à cette chambre. Seriez-vous son
+complice? ou si vous pratiquez la magie noire?
+
+WERNER.
+
+La magie que je pratique est la franchise: c'est la plus obscure de
+toutes, pour bien des hommes.
+
+IDENSTEIN.
+
+Il se pourrait que j'eusse plus tard une ou deux questions à vous faire;
+mais, en ce moment, il nous faut poursuivre les traces de l'autre.
+
+WERNER.
+
+Vous feriez mieux de commencer maintenant à me questionner: je puis bien
+ne pas toujours avoir la même patience.
+
+IDENSTEIN.
+
+Eh bien! je voudrais savoir, en bonne vérité, si vous êtes réellement
+l'homme que cherche Stralenheim?
+
+WERNER.
+
+Insolent! N'avez-vous pas dit qu'il n'était pas ici?
+
+IDENSTEIN.
+
+Oui, quant à l'_un_; mais il en est un autre dont il suit la trace avec
+plus de chaleur, et qu'il poursuivra bientôt peut-être au nom d'une
+autorité supérieure à la sienne et à la mienne. Mais, allons! cherchez,
+mes amis! vous êtes en défaut.
+
+(Idenstein sort avec ses gens.)
+
+WERNER.
+
+Dans quel abîme m'a précipité ma triste destinée! Et c'est une action
+infâme qui, seule, aura pu m'arracher à de plus grands malheurs! Loin de
+moi, démon persécuteur! cesse de siffler dans mon sein! Tu viens trop
+tard! je ne veux rien avoir à faire avec le sang.
+
+(Entre Ulric.)
+
+ULRIC.
+
+Je vous cherchais, mon père.
+
+WERNER.
+
+N'y a-t-il aucun danger?
+
+ULRIC.
+
+Non. Stralenheim ignore tous les liens qui nous unissent; et bien
+plus,--il m'a choisi pour épier vos actions, persuadé que je lui étais
+entièrement acquis.
+
+WERNER.
+
+Je n'ose le croire: c'est un nouveau piége qu'il nous dresse à tous
+deux, pour prendre en même tems le fils et le père.
+
+ULRIC.
+
+Je ne puis m'arrêter à chaque misérable crainte, et broncher sur tous
+les doutes qui viennent, tels que des ronces, embarrasser vos pas. Il
+faut les traverser, comme le ferait un villageois désarmé, eût-il même
+les jambes nues, s'il apercevait tout d'un coup un loup affamé dans le
+bois où il travaille. On prend les grives avec des lacets, mais non les
+aigles; nous les éviterons, ou nous saurons bien les rompre.
+
+WERNER.
+
+Indiquez-moi donc le moyen.
+
+ULRIC.
+
+Ne pouvez-vous le deviner?
+
+WERNER.
+
+Non.
+
+ULRIC.
+
+J'en suis surpris. Votre esprit n'en eut-il pas au moins la _pensée, la
+dernière nuit_.
+
+WERNER.
+
+Je ne vous entends pas.
+
+ULRIC.
+
+Nous ne pourrons donc jamais nous entendre! Mais, pour changer
+d'entretien--
+
+WERNER.
+
+Vous voulez dire pour le _poursuivre_; car il s'agit de notre salut.
+
+ULRIC.
+
+En effet; j'accepte votre correction. Je vois plus clairement quelle est
+notre position actuelle, et toutes ses conséquences. Les eaux baissent;
+dans quelques heures arriveront les mirmidons qu'il a mandés de
+Francfort; vous resterez leur prisonnier, quelque chose de pis
+peut-être; et moi, enfant déclaré bâtard, par suite des artifices de ce
+baron, je lui abandonnerai mes droits.
+
+WERNER.
+
+Maintenant, votre remède. Je pensais à m'échapper par le moyen de cet or
+maudit; mais je n'ose plus m'en servir, le montrer, ni même le regarder.
+Je crois y voir mon crime pour légende, et non pas le titre de la
+monnaie. Au lieu de la figure du souverain, il me semble reconnaître ma
+propre tête enveloppée de serpens, dont les sifflets font entendre à la
+foule assemblée ces mots: _Regardez: c'est un voleur_!
+
+ULRIC.
+
+Gardez-vous, pour le moment du moins, de vous en servir; mais prenez cet
+anneau.
+
+(Il lui donne un anneau.)
+
+WERNER.
+
+Un brillant! c'était celui de mon père.
+
+ULRIC.
+
+Et, comme tel, il vous appartient. Vous pouvez, avec lui, emprunter à
+l'intendant ses chevaux et sa vieille calèche, afin de poursuivre, vous
+et ma mère, votre route au lever du soleil.
+
+WERNER.
+
+Et vous, que nous avons retrouvé depuis un instant, nous vous
+laisserions encore au milieu du danger?
+
+ULRIC.
+
+N'ayez pas la moindre crainte. Elles seraient fondées si nous
+disparaissions ensemble; car, par là, nous découvririons nos
+intelligences. Les eaux ne sont très-élevées que dans la direction de
+Francfort; ainsi, elles nous favorisent complètement. La route de
+Bohême, bien que difficile, n'est pas impraticable; et quand vous aurez
+quelques heures d'avance, les gens qui tenteront de vous poursuivre
+trouveront les mêmes difficultés que vous-mêmes: une fois à la
+frontière, vous êtes sauvés.
+
+WERNER.
+
+Mon noble enfant!
+
+ULRIC.
+
+Arrêtez! pas de transports: nous pourrons nous y abandonner dans le
+château de Siegendorf! Ne montrez pas d'or: présentez le brillant à
+Idenstein, (je connais l'homme, et je l'ai jugé). Vous y trouverez un
+double avantage: Stralenheim a perdu de l'or, et non pas des pierreries;
+ainsi, le diamant ne peut lui appartenir; et puis, celui qui le possède
+ne peut guère être soupçonné d'avoir ravi la monnaie du baron, puisqu'en
+échangeant son bijou il lui était facile de trouver plus d'argent que
+n'en a perdu Stralenheim la nuit dernière. Ne soyez pas trop timide en
+lui adressant votre demande, sans pourtant y mettre de l'arrogance; et
+Idenstein vous servira sans hésiter.
+
+WERNER.
+
+Je suivrai en tout vos instructions.
+
+ULRIC.
+
+J'aurais voulu vous épargner cet ennui; mais si j'avais paru prendre
+intérêt à votre sort, si j'avais surtout sacrifié en votre faveur un
+diamant, on aurait tout deviné.
+
+WERNER.
+
+Mon ange gardien! ce moment me fait oublier tous mes anciens malheurs.
+Mais que feras-tu après notre départ?
+
+ULRIC.
+
+Stralenheim ignore même que je vous connaisse. Je veux rester un jour ou
+deux près de lui pour prévenir tous ses doutes, et puis, je rejoindrai
+mon père.
+
+WERNER.
+
+Pour ne plus le quitter?
+
+ULRIC.
+
+Je l'ignore; mais du moins nous rejoindrons-nous encore une fois.
+
+WERNER.
+
+Mon fils! mon ami,--mon unique enfant, mon seul sauveur! Oh! je t'en
+conjure,--ne me hais pas!
+
+ULRIC.
+
+Moi! haïr mon père!
+
+WERNER.
+
+Oui; mon père me haïssait, pourquoi pas mon fils?
+
+ULRIC.
+
+Votre père ne vous connaissait pas comme je vous connais.
+
+WERNER.
+
+Tes paroles sont autant de serpens. Tu me connais, dis-tu? Si tu es
+sincère, tu ne me connais pas; car je ne suis pas, en ce moment,
+moi-même. Cependant (ne me hais pas), je le serai bientôt.
+
+ULRIC.
+
+_J'attendrai_. Cependant, croyez-moi, tout ce qu'un fils peut faire pour
+ses parens, je le ferai.
+
+WERNER.
+
+Je le vois, et je le sens déjà; cependant, je sens aussi--que vous me
+méprisez.
+
+ULRIC.
+
+Pourquoi vous mépriserais-je?
+
+WERNER.
+
+Voulez-vous me forcer à rappeler ma honte?
+
+ULRIC.
+
+Non: je l'ai approfondie ainsi que vous; mais n'en parlons pas
+davantage, ou du moins oublions-la pour ce moment. Votre faute a
+redoublé tout ce qu'avait de difficile la situation de notre famille, et
+ses inimitiés secrètes contre celle de Stralenheim. C'est _lui_,
+maintenant, qu'il s'agit de battre. J'avais indiqué _un_ moyen.
+
+WERNER.
+
+C'est le seul, et je l'embrasse comme j'embrasse mon fils, qui, dans le
+même jour, a _sauvé_ son père et lui-même.
+
+ULRIC.
+
+Oui, vous serez sauvé: cela doit nous suffire. La présence de
+Stralenheim en Bohême serait-elle un obstacle à vos droits, dans le cas
+où nous parviendrions jusque dans nos domaines?
+
+WERNER.
+
+Certainement, dans l'état actuel des choses; le premier occupant a
+cependant pour lui, comme c'est l'usage, le principal avantage, surtout
+quand il est du sang le plus proche.
+
+ULRIC.
+
+_Sang_!! c'est un mot d'acception diverse: celui qui coule dans les
+veines; celui qu'on en fait sortir:...--comme il pourrait arriver, dans
+le cas où ceux du même _sang_ (ainsi parle-t-on) auraient entre eux la
+même animosité que jadis les frères Thébains. Lorsqu'une partie de ce
+_sang_ est corrompue, il suffit d'en tirer quelques onces pour purifier
+le reste.
+
+WERNER.
+
+Je ne saisis pas votre pensée.
+
+ULRIC.
+
+Cela se peut,--et même devrait être,--et cependant...--mais ne perdons
+pas de tems: il faut que cette nuit vous partiez; vous et ma mère.
+L'intendant s'approche: sondez-le avec le diamant; il pénétrera au fond
+de son ame vénale, comme le plomb au fond de la mer; il en rapportera la
+vase, la boue et ce qu'elle renferme de plus sale, comme le plomb
+encore, quand, imprégné d'une matière visqueuse, il revient annoncer
+l'approche et le danger des écueils. Ici, la cargaison est riche; il
+faut passer la ligne à tems. Adieu! nous n'avons pas un instant à
+perdre. Mais, avant de nous quitter, votre _main_, mon père!--
+
+WERNER.
+
+Laisse-moi t'embrasser!
+
+ULRIC.
+
+On pourrait nous observer: dissimulez vos sentimens pour aujourd'hui, et
+laissez croire que nous sommes ennemis.
+
+WERNER.
+
+Maudit celui dont les artifices étouffent les plus doux et les plus
+légitimes sentimens de nos coeurs, et dans un moment semblable, encore!
+
+ULRIC.
+
+Oui, maudissez-le:--cela vous fera du bien. Voici l'intendant.
+
+(Entre Idenstein.)
+
+ULRIC.
+
+Maître Idenstein, quel est le résultat de vos recherches? Avez-vous
+attrapé notre drôle?
+
+IDENSTEIN.
+
+Non, par ma foi!
+
+ULRIC.
+
+Eh bien, il y en a d'autres à foison: dans une autre chasse vous aurez
+plus de bonheur. Où est le baron?
+
+IDENSTEIN.
+
+Rentré dans son appartement; et, maintenant que j'y pense, il demande
+après vous, avec toute l'impatience d'un grand seigneur.
+
+ULRIC.
+
+Il faut satisfaire à l'instant tous ces illustres personnages, comme si
+nous étions autant de coursiers aiguillonnés par l'éperon. Il est fort
+heureux qu'ils aient aussi des chevaux; car, s'ils n'en avaient pas, ils
+forceraient, je crois, les hommes à traîner leurs chariots, comme
+autrefois, dit-on, les rois traînaient celui de Sésostris.
+
+IDENSTEIN.
+
+Quel était ce Sésostris?
+
+ULRIC.
+
+Un vieux Bohémien,--un Égyptien couronné.
+
+IDENSTEIN.
+
+Égyptien, Bohémien, c'est tout un; car on leur donne l'un et l'autre
+nom. Aurait-il été un de ces gens-là?
+
+ULRIC.
+
+C'est ainsi que je l'entendais; mais je dois vous laisser. Votre
+serviteur, intendant.--Werner! c'est, je crois, votre nom? serviteur!
+
+(Il sort.)
+
+IDENSTEIN.
+
+Voilà un garçon de bonne mine et d'esprit! comme il a l'usage du monde!
+Vous le voyez, monsieur, il met chacun à sa place: il observe les
+préséances naturelles.
+
+WERNER.
+
+Je m'en aperçois; et j'applaudis à son discernement comme au vôtre.
+
+IDENSTEIN.
+
+C'est bien,--c'est très-bien: je vois que vous connaissez aussi ce que
+vous êtes; pour moi, je vous avoue cependant que je ne le connais pas
+encore.
+
+WERNER, montrant l'anneau.
+
+Cela peut-il éclaircir vos doutes?
+
+IDENSTEIN.
+
+Comment!--Qu'est-ce? un diamant!
+
+WERNER.
+
+Il est à vous, à une condition.
+
+IDENSTEIN.
+
+À moi! parlez!
+
+WERNER.
+
+C'est que vous me permettrez, dans la suite, de le racheter trois fois
+ce qu'il vaut: c'est une bague de famille.
+
+IDENSTEIN.
+
+De famille! de la _vôtre_! un diamant! je suis tout interdit.
+
+WERNER.
+
+Il faut aussi que vous me procuriez, une heure avant la chute du jour,
+tous les moyens de quitter cet endroit.
+
+IDENSTEIN.
+
+Mais n'est-il pas faux? Laissez-moi l'examiner: oui, c'est bien un
+diamant, par toutes les gloires célestes.
+
+WERNER.
+
+Allons! je me confie à vous; vous deviniez sans doute que j'étais d'une
+naissance supérieure à mon apparente fortune?
+
+IDENSTEIN.
+
+Je n'oserais le dire, quoique ce joyau plaide bien en votre faveur; car
+c'est le véritable indice d'un sang noble.
+
+WERNER.
+
+J'ai d'importantes raisons qui me font désirer de continuer mon voyage
+sans être connu.
+
+IDENSTEIN.
+
+Alors, _vous êtes_ donc l'homme que Stralenheim recherche?
+
+WERNER.
+
+Je ne le suis pas, mais on me pourrait prendre pour lui; et cette erreur
+me causerait, en ce moment, autant d'embarras que, plus tard, elle en
+causerait au baron:--or, c'est pour éviter ce double inconvénient, que
+je veux prévenir tout malentendu.
+
+IDENSTEIN.
+
+Que vous soyez ou non l'homme qu'il cherche, ce n'est pas mon affaire;
+d'ailleurs, qu'obtiendrai-je jamais de ce fier et vaniteux seigneur,
+qui, pour quelques pièces d'argent, met sur pied tout le pays, et ne
+parle pas d'une récompense précise? Mais ce diamant! que je le regarde
+encore!
+
+WERNER.
+
+Admirez-le à votre aise; à la chute du jour, il est à vous.
+
+IDENSTEIN.
+
+Ô merveilleuse étincelle! préférable à la pierre des philosophes,
+puisqu'elle est la pierre de toute la philosophie elle-même. OEil radieux
+de la mine, voie lactée de l'ame, véritable pôle magnétique vers lequel
+se dirigent tous les coeurs comme autant d'aiguilles aimantées! Esprit
+flamboyant de la terre, qui, placé sur le diadême des rois, inspire plus
+d'envie que la pénible majesté dont ils sont redevables à leur sceptre,
+et qui, pour être rehaussée, a besoin du sang de milliers d'hommes!
+Est-il bien vrai que tu m'appartiennes? Je suis donc déjà devenu un
+petit roi, un bienheureux alchimiste, un habile magicien, qui, sans
+avoir vendu mon ame, ai trouvé le moyen de commander au diable?--Mais
+venez, Werner, ou qui que vous soyez.
+
+WERNER.
+
+Continuez à me donner ce nom; plus tard vous pourrez me connaître sous
+un titre plus illustre.
+
+IDENSTEIN.
+
+Oui, je vois en toi, sous un humble costume, je reconnais l'esprit à qui
+j'ai si long-tems rêvé.--Viens, je te servirai, tu seras libre comme
+l'air, et en dépit des eaux; sortons d'ici, je te prouverai que je suis
+honnête (oh! le beau joyau!) On te fournira, Werner, tant de moyens de
+fuir, que je défierais le plus rapide oiseau de te dépasser, quand tu
+serais un limaçon. Encore une fois, laisse-moi l'admirer. J'ai, dans le
+commerce de Hambourg, un frère de lait, habile connaisseur en pierres
+précieuses.--Combien de carats peut-il valoir? Allons, Werner, je te
+donnerai les moyens de voler, si tu veux.
+
+(Ils sortent.)
+
+
+SCÈNE II.
+
+(L'appartement de Stralenheim.)
+
+STRALENHEIM et FRITZ.
+
+
+FRITZ.
+
+Mon cher maître, tout est prêt.
+
+STRALENHEIM.
+
+Je n'ai pas envie de dormir, et pourtant il faut me coucher. Je devrais
+dire reposer; mais je sens sur mon coeur je ne sais quel poids, trop
+lourd pour comporter la veille, trop léger pour permettre le sommeil.
+C'est comme un de ces nuages dont l'obscurité intercepte les rayons du
+jour, mais qui tardent à se résoudre en pluie, et restent suspendus
+entre la terre et le ciel; tels encore qu'un levain d'envie entre deux
+hommes--Jetons-nous sur l'oreiller...
+
+FRITZ.
+
+Je souhaite que vous y reposiez bien.
+
+STRALENHEIM.
+
+Oui, je sens que je dois reposer, et je le crains.
+
+FRITZ.
+
+Pourquoi le craindre?
+
+STRALENHEIM.
+
+Je l'ignore; et ma crainte s'accroît de la difficulté que j'éprouve à la
+justifier;--mais c'est une vaine terreur. A-t-on, comme je l'avais
+souhaité, changé les serrures de cette chambre? L'accident de la nuit
+dernière rendait cette précaution nécessaire.
+
+FRITZ.
+
+Certainement; on l'a fait, conformément à vos ordres, sous mes yeux et
+ceux du jeune Saxon qui vous sauva la vie. Je crois me rappeler que son
+nom est Ulric.--
+
+STRALENHEIM.
+
+Vous _croyez_! orgueilleux valet! De quel droit osez-vous suspecter
+votre mémoire, quand elle devrait être empressée, heureuse et fière, de
+retenir le _nom_ du sauveur de votre maître, et de le répéter chaque
+jour afin de mieux comprendre vos devoirs à l'égard de ma
+personne--Sortez! Vous _croyez_? vraiment! Vous qui restiez sur le
+rivage à pousser des cris et à sécher vos vêtemens, tandis que
+j'expirais, et que cet étranger, bravant la violence du torrent, me
+faisait renaître pour le remercier et vous mépriser davantage. Vous
+_croyez_!--et vous avez peine à rappeler son nom! Mais je ne veux pas
+perdre plus long-tems avec vous mes paroles. Vous m'éveillerez de bonne
+heure.
+
+FRITZ.
+
+Bonsoir, monseigneur; j'espère que la nuit renouvellera vos forces et
+ranimera votre santé.
+
+
+SCÈNE III.
+
+(Le passage secret.)
+
+
+GABOR, seul.
+
+Quatre,--cinq,--six! Je compte les heures comme une sentinelle
+d'avant-poste. Cette voix sourde du tems est toujours sinistre; et quand
+elle signale des plaisirs, on dirait encore que chaque tintement les
+diminue ou les étouffe; c'est un glas perpétuel, même quand il résonne
+pour un mariage. Alors, chaque coup nous ravit une illusion; on le
+prendrait pour le chant funéraire de l'amour, enseveli sans espoir de
+réveil sous le tombeau que la possession lui creuse; toutefois l'avidité
+des enfans porte fréquemment une oreille ravie au son qui leur révèle le
+trépas de vieux parens.--J'ai froid;--je n'y vois, pas;--j'ai soufflé
+dans mes doigts;--j'ai compté vingt fois mes pas, et je n'en ai pas
+moins choqué de ma tête une cinquantaine de points anguleux.--J'ai
+soulevé parmi les rats et les chauves-souris une insurrection générale;
+et grâce à leur maudit trottement et au bruissement de leurs ailes je
+puis à peine saisir un autre bruit.--Ah! une lumière! elle est éloignée
+(autant que je puis, dans l'obscurité, mesurer la distance); mais elle
+brille comme au travers d'une fente ou d'un trou de serrure du côté
+qu'il m'est interdit de franchir; je n'en avancerai pas moins, par
+curiosité; la lumière éloignée d'une lampe est un événement dans un
+antre comme celui-ci. Fasse le ciel qu'elle ne me conduise vers aucun
+objet capable de me tenter; ou, dans tous les cas, puisse ce même ciel
+m'aider à l'obtenir ou l'abandonner.--Toujours le même éclat! Quand ce
+serait l'étoile de Lucifer, ou le diable lui-même, entouré de sa lueur
+infernale, je ne pourrais me déterminer à
+m'arrêter.--Doucement!--parfaitement bien! J'ai doublé le coin;--comme
+cela!--Non.--Bien! nous approchons. Encore un angle obscur:--nous en
+sommes quittes.--Un instant.--Mais si j'allais trouver un danger plus
+grand que celui auquel je viens d'échapper?--Peu importe; il sera
+imprévu, et les dangers nouveaux, comme les nouvelles maîtresses,
+portent avec eux un charme magnétique: poursuivons donc; il en sera ce
+qu'il pourra.--J'ai ma dague qui, dans tous les cas, saura bien me
+protéger.--Brûle toujours, ô toi, faible lumière! tu es mon attrayant
+feu follet.--Bien! bien! mon invocation a été comprise: elle fait son
+effet.
+
+(La toile tombe.)
+
+
+SCÈNE IV.
+
+(Un jardin.)
+
+Entre WERNER.
+
+
+WERNER.
+
+Il me serait impossible de dormir;--et puis l'heure approche: tout est
+prêt. Idenstein a tenu sa parole; la voiture nous attend à la porte de
+la ville, et sous les premiers arbres de la forêt. Les dernières étoiles
+commencent à pâlir, et pour la dernière fois mes yeux s'arrêtent sur ces
+horribles murailles. Oh! jamais, jamais je ne les oublierai. J'entrai
+dans leur enceinte, pauvre, mais non déshonoré; et je les quitte avec
+une tache qui, si elle épargne mon nom, pèsera toujours sur mon coeur.
+Impérissable ver rongeur, dont le dard ne cédera pas à toute l'opulence
+qui m'est promise, aux honneurs, à la souveraineté des Siegendorf. Il
+faut que je trouve un moyen de restitution qui puisse soulager à demi ma
+conscience; mais comment, sans risquer d'être découvert?--Il le faut
+cependant. J'y songerai dès l'instant que je naîtrai à la sécurité.
+L'excès de la misère m'a conduit à cette étrange bassesse; le repentir
+en doit alléger la gravité. Non, je ne veux rien avoir de Stralenheim,
+bien qu'il ait tout voulu me ravir, terres, liberté, existence.--Et
+cependant, il dort! aussi profondément, peut-être, qu'un enfant;
+enveloppé dans de riches couvertures, sur des coussins moëlleux,
+semblables à ceux...--Écoutons! Quel est ce bruit? Encore! les branches
+frémissent; j'entends plusieurs lourdes pierres tomber de la terrasse.
+(Ulric saute en bas de la terrasse.) Ulric! ah! toujours le bien venu;
+et dans ce moment, trois fois le bien venu! Cette sollicitude filiale--
+
+ULRIC.
+
+Arrêtez! avant de nous rapprocher, dites-moi--
+
+WERNER.
+
+Pourquoi ces étranges regards?
+
+ULRIC.
+
+Est-ce mon père que je vois? ou bien--
+
+WERNER.
+
+ULRIC.
+
+Un assassin?
+
+WERNER.
+
+Malheureux ou insensé!
+
+ULRIC.
+
+Répondez, répondez, si vous tenez à votre vie ou à la mienne!
+
+WERNER.
+
+À quoi faut-il répondre?
+
+ULRIC.
+
+Êtes-vous ou n'êtes-vous pas l'assassin de Stralenheim?
+
+WERNER.
+
+Je ne fus jamais l'assassin de personne. Que prétendez-vous?
+
+ULRIC.
+
+_Cette_ nuit, n'avez-vous pas (comme la nuit précédente) suivi le
+passage secret? ne pénétrâtes-vous pas de _nouveau_ dans la chambre de
+Stralenheim? et ne l'avez-vous pas--(Il s'arrête.)
+
+WERNER.
+
+Poursuivez.
+
+ULRIC.
+
+_Tué_ de votre main?
+
+WERNER.
+
+Grand Dieu!
+
+ULRIC.
+
+Vous êtes donc innocent? Mon père est innocent! Embrassez-moi!
+Oui,--votre ton,--vos yeux:--oui, oui.--Cependant, dites-le moi.
+
+WERNER.
+
+Si jamais j'ai pu concevoir une pareille pensée; ou si, quand elle s'est
+présentée, je ne l'ai pas repoussée avec effroi dans l'enfer;--si jamais
+elle se fit jour un moment dans mon coeur oppressé, à travers
+l'irritation qui le dévorait:--puisse le ciel être interdit à mes
+espérances comme à mes yeux!
+
+ULRIC.
+
+Mais Stralenheim est mort.
+
+WERNER.
+
+Cela est horrible: j'en suis effrayé.--Mais qu'ai-je de commun avec cet
+événement?
+
+ULRIC.
+
+Il n'y a pas de serrure forcée; il n'y a de traces de violence que sur
+son corps. Une partie de ses propres gens est en alarme; mais, en
+l'absence de l'intendant, j'ai pris sur moi le soin d'avertir la police.
+Il est certain qu'on a pénétré dans sa chambre. Excusez-moi, si la
+nature--
+
+WERNER.
+
+Oh! mon enfant! quelle fatalité horrible et inexplicable s'attache
+obstinément sur notre maison!
+
+ULRIC.
+
+Mon père, je vous absous! Mais le monde vous jugera-t-il de même? et les
+juges, dans le cas où--à moins que, par votre faute, vous ne
+préveniez...
+
+WERNER.
+
+Non! je ne les éviterai pas. Qui oserait me soupçonner?
+
+ULRIC.
+
+Vous êtes sûr de n'avoir pas eu d'hôtes, de visiteurs,--aucune ame
+vivante enfin, auprès de vous, à l'exception de ma mère?
+
+WERNER.
+
+Ah! le Hongrois!
+
+ULRIC.
+
+Il est parti; il a disparu avant le soleil couchant.
+
+WERNER.
+
+Non, je l'ai caché précisément dans cette fatale galerie.
+
+ULRIC.
+
+Eh bien, je l'y retrouverai. (Ulric s'éloigne.)
+
+WERNER.
+
+Il est trop tard: il a quitté le palais avant moi. J'ai trouvé le
+panneau secret ouvert, ainsi que les portes de la salle où il se trouve
+placé. J'ai pensé qu'il n'avait songé qu'à profiter du silence et du
+moment favorable, pour esquiver les mirmidons d'Idenstein, dont les
+aboiemens l'avaient poursuivi le jour précédent.
+
+ULRIC.
+
+Et vous avez refermé le panneau!
+
+WERNER.
+
+Oui; mais non sans un secret effroi, et tout en reprochant à ce
+malheureux étranger l'imprévoyance qu'il avait montrée, en laissant
+entr'ouvert, au risque de me perdre, l'asile que je lui avais offert.
+
+ULRIC.
+
+Vous êtes sûr de l'avoir fermé?
+
+WERNER.
+
+Très-sûr.
+
+ULRIC.
+
+Cela est bien; mais il eût été mieux de ne pas le transformer en une
+caverne de--(Il s'arrête.)
+
+WERNER.
+
+De voleurs, penses-tu dire? Je le mérite, et je le souffrirai; mais
+non--
+
+ULRIC.
+
+Non, mon père; ne parlons plus de cela: ce n'est pas l'heure. Songez,
+non pas à de faibles crimes, mais à prévenir la conséquence de plus
+graves. Pourquoi avez-vous cru devoir prêter votre appui à ce Gabor?
+
+WERNER.
+
+Pouvais-je faire autrement? C'était un homme poursuivi par mon plus
+grand ennemi; déshonoré par mon propre crime; victime de _ma_ sécurité;
+implorant, pour un refuge de quelques heures, l'asile même, première
+cause de notre commun malheur. Eût-il été un loup enragé, pouvais-je, en
+pareille circonstance, le livrer à ceux qui le poursuivaient?
+
+ULRIC.
+
+Et c'est en loup qu'il vous a récompensé. Mais il est trop tard...--il
+faut que vous partiez avant l'aube du jour. Je resterai ici pour
+découvrir la trace du meurtrier, si cela est possible.
+
+WERNER.
+
+Mais ma disparition soudaine va éveiller le soupçon; et leur offrir deux
+victimes, au lieu d'une, si je restais: le Hongrois fugitif, qui semble
+le meurtrier, et--
+
+ULRIC.
+
+Qui _semble_?--Quel autre donc pourrait-ce être?
+
+WERNER.
+
+Ce n'est pas _moi_, quels que soient vos nouveaux doutes.--Vous, mon
+_fils_,--vous doutez encore de moi!--
+
+ULRIC.
+
+Vous doutez bien de lui, du fugitif?
+
+WERNER.
+
+Enfant! depuis que moi-même j'ai pénétré dans l'abîme du crime (non
+pourtant d'un pareil crime), depuis que j'ai vu l'innocent poursuivi à
+ma place, il m'est bien permis d'hésiter à condamner le coupable
+lui-même. Votre coeur est libre encore; il montre une vertueuse
+impatience dès qu'il s'agit d'accuser des apparences; et l'ombre de la
+vertu elle-même semble lui révéler un crime, par cela seul que la
+lumière est douteuse.
+
+ULRIC.
+
+Si telles sont mes dispositions, que seront donc celles du genre humain,
+qui ne vous connaît pas, ou ne vous a connu que pour vous opprimer?
+Gardez-vous d'en courir les chances. Fuyez,--je saurai tout arranger.
+Idenstein, dans son intérêt, dans celui de son diamant, gardera le
+silence; il est d'ailleurs complice de votre fuite; et puis,--
+
+WERNER.
+
+Fuir! Laisser mon nom sous le poids de la même infamie que celui du
+Hongrois! l'exposer même comme appartenant au plus pauvre, à subir seul
+l'opprobre réservé aux assassins!--
+
+ULRIC.
+
+Misères! Ne songez à rien qu'aux domaines, aux châteaux de nos pères,
+objets de tant de regrets et de si longues espérances. De quel _nom_
+parlez-vous? Vous n'en laissez pas ici; celui que vous portez est faux.
+
+WERNER.
+
+Je l'avoue; mais encore ne voudrais-je pas le laisser gravé en caractère
+de sang dans la mémoire des hommes, même des hommes de cet endroit
+perdue.--D'ailleurs, des recherches--
+
+ULRIC.
+
+Je saurai prévenir tous les dangers qui pourraient vous menacer.
+Personne ici ne vous connaît comme héritier de Siegendorf. Si Idenstein
+vous soupçonne, ce n'est qu'un _soupçon_, et le soupçon d'un sot; sa
+sottise aura d'ailleurs assez d'emploi, et l'inconnu Werner fera, chez
+lui, place à des considérations personnelles. Les lois (si jamais lois
+ont régi ce village) sont toutes, après une guerre générale de trente
+ans, oubliées, ou suspendues, ou à peine exhumées de la poussière dont
+le droit de la guerre les avait couvertes. Stralenheim, quoique noble,
+n'a d'autre recommandation ici que son titre,--sans terres, sans
+influence, à l'exception de celle qui est morte avec lui. Peu d'hommes
+laissent quelque souvenir une semaine après leurs funérailles, sinon
+grâce à des parens dont les intérêts le réveillent: ce n'est pas ici le
+cas; il est mort isolé, inconnu;--une tombe solitaire, ignorée comme ces
+déserts, privée d'un écusson, est tout ce qu'il aura et ce dont il
+manque encore. Si je découvre l'assassin, tant mieux;--sinon;
+croyez-moi, toute la suite de ces misérables valets pourra bien pousser
+des cris autour de sa cendre, comme ils firent autour de lui lorsqu'il
+se noyait dans l'Oder; mais aucun d'eux ne hasardera, pour le venger, le
+petit doigt. Partez! partez! mais ne répondez pas. Voyez! les étoiles
+sont presque toutes évanouies, et le crépuscule commence à traverser la
+noire chevelure de la nuit. Pardonnez, pardonnez si je suis aussi
+pressant; c'est votre fils qui vous parle; votre fils si long-tems
+perdu, si tardivement retrouvé.--Allons prévenir ma mère, avançons
+doucement et avec précaution, et laissez-moi le soin du reste. Je
+réponds de l'événement, pour ce qui _vous_ regarde; et c'est là le point
+important, comme le plus sacré de mes devoirs. Nous nous retrouverons au
+château de Siegendorf; c'est là que nous pourrons de nouveau déployer
+nos glorieuses bannières. Ne songez qu'à cela; rejetez sur moi toutes
+les autres pensées; la jeunesse me donne plus de ressources contre
+elles.--Fuyez! et puisse votre vieillesse être heureuse!--Je veux une
+dernière fois embrasser ma mère; et que le ciel conduise vos pas!
+
+WERNER.
+
+Votre conseil est dicté par la prudence;--mais est-il avoué par
+l'honneur?
+
+ULRIC.
+
+Sauver un père est pour un fils le véritable point d'honneur.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU TROISIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE IV.
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Le théâtre représente une salle gothique, dans le château de
+Siegendorf, auprès de Prague.)
+
+Entrent ERIC et HENRICK, attachés à la maison du comte.
+
+
+ERIC.
+
+Ainsi, de meilleurs jours ont enfin lui; voici, dans ces murs, deux
+choses depuis long-tems désirées: des maîtres nouveaux, des accens d'une
+vive allégresse.
+
+HENRICK.
+
+Oui, quant à des _maîtres_. Ceux qui n'aspirent qu'après la nouveauté
+pouvaient bien désirer un changement, même au prix d'une tombe; mais
+quant aux fêtes, il me semble que le vieux comte Siegendorf savait
+exercer son hospitalité féodale aussi noblement que tout autre prince de
+l'empire.
+
+ERIC.
+
+Quant au service de la table et à l'offre de la coupe vermeille, nous
+l'avouons, il s'en acquittait fort bien; mais pour ce qui est des
+plaisirs et des joyeux exercices, sans lesquels les meilleures sauces
+semblent privées d'assaisonnement, nous en éprouvions la disette, ou du
+moins une très-modeste jouissance.
+
+HENRICK.
+
+Le vieux comte redoutait le tumulte des fêtes; êtes-vous sûr que
+celui-ci l'aime?
+
+ERIC.
+
+Jusqu'ici il a fait aussi bien preuve de courtoisie que de bonté; il a
+su capter l'amour de tout le monde.
+
+HENRICK.
+
+Mais à peine si son règne a dépassé la lune de miel, car la première
+année de souveraineté est comme celle du mariage; plus tard nous
+pourrons juger de ses dispositions réelles et de son caractère.
+
+ERIC.
+
+Puisse le ciel nous le conserver! Puis, après lui, nous aurons son brave
+fils, le comte Ulric.--Voilà un chevalier!--Quel malheur que la guerre
+ait cessé.
+
+HENRICK.
+
+Et pourquoi?
+
+ERIC.
+
+Regardez-le, et vous vous répondrez vous-même.
+
+HENRICK.
+
+Il est bien jeune, il est beau et vigoureux comme un jeune tigre.
+
+ERIC.
+
+Je ne reconnais pas, dans cette comparaison, le vassal fidèle.
+
+HENRICK.
+
+Mais le vassal sincère, peut-être.
+
+ERIC.
+
+Je l'ai dit: c'est un malheur que la guerre ait cessé. Dans les fêtes,
+qui peut-on comparer au comte Ulric, pour la noble fierté et cette
+dignité qui, sans offenser personne, en impose à tout le monde? Dans les
+violens exercices, qui sait comme lui manier l'épieu, attendre le
+sanglier mortellement blessé et frappant à droite et à gauche la meute
+des chiens? Qui sait monter à cheval, porter sur le poing un faucon, ou
+tenir l'épée comme lui? Quel panache a plus de nobles grâces que le
+sien?
+
+HENRICK.
+
+Aucun, je l'avoue. Mais ne craignez pas que la guerre se fasse trop
+long-tems attendre: il est capable de la faire pour lui-même, si déjà il
+ne l'a faite.
+
+ERIC.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+HENRICK.
+
+Vous ne pouvez nier que les gens dont il s'entoure (et peu d'entre eux
+sont nés dans ses domaines) ne soient de ce genre de valets qui--(Il
+s'arrête.)
+
+ERIC.
+
+Eh bien?
+
+HENRICK.
+
+Qui ont échappé aux dangers de la guerre que vous aimez tant; car,
+semblable à bien d'autres mères, ses plus mauvais enfans sont ceux
+qu'elle gâte le plus.
+
+ERIC.
+
+Ce n'est pas le cas ici. Ils ont tous l'air de braves compagnons, tels
+que les aimait le vieux Tilly.
+
+HENRICK.
+
+Et qui aimait Tilly? Demandez-le aux bourgeois de Magdebourg;--ou qui
+aimait Wallenstein?--Ils sont allés--
+
+ERIC.
+
+Reposer; mais pour combien de tems? c'est ce que l'on ne pourrait dire.
+
+HENRICK.
+
+Je souhaite qu'ils nous fassent partager quelque chose de leur repos. La
+contrée, qui n'a de la paix que les apparences, est désolée par je ne
+sais quels brigands:--ils font des courses la nuit, et disparaissent
+avec le soleil; mais ils laissent après eux une désolation comparable
+aux effets de la plus _ouverte_ guerre.
+
+ERIC.
+
+Mais le comte Ulric,--qu'a tout cela de commun avec lui?
+
+HENRICK.
+
+Avec _lui_! mais il--pourrait les prévenir. Vous le représentez comme
+amant de la guerre; que ne la fait-il donc à ces maraudeurs?
+
+ERIC.
+
+Vous pourriez le lui demander vous-même.
+
+HENRICK.
+
+J'aimerais autant demander au lion pourquoi il ne se nourrit pas de
+lait.
+
+ERIC.
+
+Mais le voici qui vient.
+
+HENRICK.
+
+Diable! au moins gardez-vous de parler.
+
+ERIC.
+
+Pourquoi devenez-vous si pâle?
+
+HENRICK.
+
+Ce n'est rien;--mais, je vous en conjure, silence!
+
+ERIC.
+
+Je le garderai sur ce que vous m'avez dit.
+
+HENRICK.
+
+Je vous assure que je ne voulais rien dire: c'était une plaisanterie, et
+voilà tout. Et s'il en eût été autrement, l'on sait qu'il va épouser
+l'aimable baronne Ida de Stralenheim, l'héritière du dernier baron; et
+l'on ne peut douter qu'elle n'adoucisse la dureté que les dernières
+guerres intestines ont jetée dans tous les caractères, surtout dans ceux
+qui naquirent au milieu d'elles, furent bercés, pour ainsi dire, sur les
+genoux de l'homicide, et arrosés d'un baptême de sang. Silence, je t'en
+prie, sur tout ce que je t'ai dit.
+
+(Entrent Ulric et Rodolph.)
+
+HENRICK.
+
+Bonjour, comte!
+
+ULRIC.
+
+Bonjour, mon brave Henrick. Eric, tout est-il prêt pour la chasse?
+
+ERIC.
+
+Les chiens sont accouplés à l'entrée de la forêt; les vassaux déjà
+battent les buissons, et le tems est de bon augure. Faut-il donner le
+signal à la suite de votre excellence? Quel coursier voulez-vous monter?
+
+ULRIC.
+
+Le brun, Walstein.
+
+ERIC.
+
+Je crains qu'il ne soit pas encore remis des courses de lundi. La noble
+chasse, monseigneur! vous en avez frappé quatre de votre main.
+
+ULRIC.
+
+En effet, bon Eric; j'oubliais.--Je prendrai donc le gris, le vieux
+Ziska; il n'est pas sorti depuis quinze jours.
+
+ERIC.
+
+On va sur-le-champ le garnir. De combien de vassaux immédiats serez-vous
+escorté?
+
+ULRIC.
+
+Sur cela, je m'en rapporte à Weinbourg, notre écuyer.
+
+(Eric sort.)
+
+ULRIC.
+
+Rodolph!
+
+RODOLPH.
+
+Monseigneur.
+
+ULRIC.
+
+Nous avons de mauvaises nouvelles de--(Rodolph montre du doigt Henrick.)
+Eh bien, Henrick, que faites-vous-là?
+
+HENRICK.
+
+J'attends vos ordres, monseigneur.
+
+ULRIC.
+
+Allez donc vers mon père, présentez-lui mes devoirs, et informez-vous
+s'il aurait quelque chose à me dire avant mon départ.
+
+(Henrick sort.)
+
+ULRIC.
+
+Rodolph, nos amis ont éprouvé un échec sur les frontières de Franconie,
+et le bruit court que l'on doit fortifier la colonne envoyée contre eux.
+Je ne puis tarder à les rejoindre.
+
+RODOLPH.
+
+Attendez de nouveaux et de plus sûrs avis.
+
+ULRIC.
+
+Telle est mon intention.--En vérité, ce malheur ne pouvait tomber dans
+un tems plus inopportun pour tous mes projets.
+
+RODOLPH.
+
+Vous aurez de la peine à donner une excuse suffisante de votre départ au
+comte votre père.
+
+ULRIC.
+
+Oui; mais la situation précaire de notre domaine, dans la Haute-Silésie,
+justifiera et pourra dissimuler mon voyage. En attendant, pendant que
+nous serons à la chasse, vous réunirez les quatre-vingts hommes qui ont
+Wolff pour chef;--vous les ferez marcher par les forêts, vous savez?
+
+RODOLPH.
+
+Aussi bien que la nuit où nous--
+
+ULRIC.
+
+Nous en reparlerons après avoir couru une seconde fois les mêmes
+hasards, et avec le même succès. Quand vous serez arrivés, vous donnerez
+cette lettre à Rosenberg. (Il lui donne une lettre.) Ajoutez de vive
+voix, que je lui envoie ce faible renfort, sous votre conduite et celle
+de Wolff, comme l'avant-coureur de mon arrivée: parlez-lui de la peine
+que j'ai eue à les éloigner, dans un moment où mon père aime à
+s'entourer d'un bon nombre de vassaux, et quand la cloche va donner le
+signal de mon mariage, de ses fêtes, en un mot, de toutes les sottises
+qui accompagnent ordinairement l'absurde sottise conjugale.
+
+RODOLPH.
+
+Je pensais que vous aimiez la jeune et noble Ida.
+
+ULRIC.
+
+Je ne m'en défends pas; mais il n'en faut pas conclure que je prétende
+lier mes jeunes et glorieuses années, si fugitives, si impatientes de
+contrainte, avec la ceinture d'une dame, fût-ce même de Vénus.--Je
+l'aime comme doivent être aimées les femmes, sincèrement et sans
+partage.
+
+RODOLPH.
+
+Et pour toujours?
+
+ULRIC.
+
+Je le pense; car je n'aime rien qu'elle.--Mais je n'ai pas le tems de
+m'arrêter à ces hochets de tendresse: nous avons à faire de grandes
+choses avant peu. Éloigne-toi rapidement, cher Rodolph!
+
+RODOLPH.
+
+À mon retour, cependant, je trouverai la baronne Ida transformée en
+comtesse Siegendorf.
+
+ULRIC.
+
+Peut-être. Mon père le désire, et sérieusement cela est d'une bonne
+politique; cette union avec le dernier rejeton de la branche rivale,
+d'un seul coup, réconcilie l'avenir et jette un voile sur le passé.
+
+RODOLPH.
+
+Adieu!
+
+ULRIC.
+
+Arrête encore:--il vaut mieux demeurer ensemble jusqu'à l'ouverture de
+la chasse. Nous nous quitterons ensuite, toi, pour suivre mes
+instructions.
+
+RODOLPH.
+
+Fort bien; mais pour revenir--ce fut un trait de véritable bonté, chez
+le comte votre père, d'envoyer chercher, à Koenigsberg, cette belle
+orpheline, et de la recevoir comme sa fille.
+
+ULRIC.
+
+Bonté surprenante; en égard surtout à l'ancienne haine qui, jusqu'alors,
+divisait les deux familles.
+
+RODOLPH.
+
+Le dernier baron mourut d'une fièvre, n'est-ce pas?
+
+ULRIC.
+
+Et comment pourrais-je le savoir?
+
+RODOLPH.
+
+J'ai entendu murmurer qu'il y avait eu dans sa mort quelque chose
+d'étrange, et que même on savait à peine le lieu où elle était arrivée.
+
+ULRIC.
+
+C'était quelque village obscur sur la frontière de Saxe ou de Silésie.
+
+RODOLPH.
+
+N'a-t-il donc pas laissé de testament,--quelques mots d'adieux?
+
+ULRIC.
+
+Je n'étais ni son notaire, ni son confesseur: je ne saurais donc le
+dire.
+
+RODOLPH.
+
+Ah! voici madame Ida.
+
+(Entre Ida Stralenheim.)
+
+ULRIC.
+
+Vous êtes matinale, mon aimable cousine!
+
+IDA.
+
+Je le suis trop, cher Ulric, si je vous interromps. Pourquoi
+m'appelez-vous donc _cousine_?
+
+ULRIC, souriant.
+
+Ne l'êtes-vous pas?
+
+IDA.
+
+Oui; mais je n'en aime pas le nom: il semble qu'il me glace, comme si
+vous ne songiez, en le prononçant, qu'à notre généalogie, et que vous
+pesiez notre sang.
+
+ULRIC, interdit.
+
+Votre sang!
+
+IDA.
+
+Pourquoi le vôtre a-t-il cessé d'animer vos joues?
+
+ULRIC.
+
+Oui?--Je suis pâle?
+
+IDA.
+
+Sans doute; mais non! il revient comme un torrent, et colore jusqu'à
+votre front.
+
+ULRIC, se remettant.
+
+Et s'il avait fui, c'est que votre présence seule l'avait refoulé vers
+mon coeur, qui ne bat que pour vous, chère cousine!
+
+IDA.
+
+Cousine? encore!
+
+ULRIC.
+
+Eh bien, je vous donnerai le nom de soeur.
+
+IDA.
+
+J'aime encore moins ce nom.--Je voudrais qu'il n'y eût entre nous aucun
+lien de parenté.
+
+ULRIC, d'une voix sombre.
+
+Oui, plût à Dieu!
+
+IDA.
+
+Ah ciel! et vous aussi; _vous souhaitez cela_?
+
+ULRIC.
+
+Adorable Ida! puis-je autre chose que répéter chacun de vos voeux?
+
+IDA.
+
+Oui, Ulric; mais les miens n'étaient pas accompagnés des mêmes regards;
+à peine connaissais-je ce que je disais: soyez mon frère, mon cousin, ce
+que vous voudrez, pourvu que vous soyez pour moi quelque chose.
+
+ULRIC.
+
+Vous serez tout,--tout pour moi.
+
+IDA.
+
+C'est déjà ce que vous êtes à mes yeux; mais je puis attendre.
+
+ULRIC.
+
+Chère Ida!
+
+IDA.
+
+Oui; appelez-moi Ida, votre Ida; car je veux être à vous, à vous
+seul.--Il est vrai que je n'ai personne au monde que vous, depuis que
+mon pauvre père--(Elle s'arrête.)
+
+ULRIC.
+
+Vous avez le _mien_,--et moi-même.
+
+IDA.
+
+Cher Ulric! combien je regrette que mon père ne puisse être témoin de
+notre bonheur! Il n'y manque que sa présence.
+
+ULRIC.
+
+Vous dites vrai!
+
+IDA.
+
+Vous l'auriez aimé, et lui-même vous eût chéri; car les braves se
+recherchent mutuellement. Son extérieur était bien un peu froid, et son
+ame fière (comme le lui permettait sa haute naissance); mais sous cette
+enveloppe sévère...--Ah! si vous vous étiez connus, si vous aviez pu
+être à ses côtés dans son dernier voyage, il ne serait pas mort sans que
+la voix d'un seul ami ait adouci ses derniers momens.
+
+ULRIC.
+
+Qui dit _cela_?
+
+IDA.
+
+Quoi!
+
+ULRIC.
+
+Qu'il soit mort seul?
+
+IDA.
+
+La commune rumeur, et la disparition de ses valets. Il fallait que la
+fièvre dont mon père mourut victime fût bien cruelle, pour n'en avoir
+épargné aucun.
+
+ULRIC.
+
+S'ils étaient près de lui, il n'a pu mourir seul et délaissé.
+
+IDA.
+
+Hélas! qu'est-ce qu'un valet près d'un lit de mort, quand les yeux se
+lèvent une dernière fois, dans le vain espoir de rencontrer ceux d'un
+ami?--On dit qu'il est mort d'une fièvre.
+
+ULRIC.
+
+_On dit!_ rien n'est plus sûr.
+
+IDA.
+
+J'ai quelquefois rêvé qu'il n'en était rien.
+
+ULRIC.
+
+Les songes sont autant de chimères.
+
+IDA.
+
+Et, cependant, je le vois--comme je vous vois.
+
+ULRIC.
+
+Où le voyez-vous?
+
+IDA.
+
+Dans le sommeil.--Je le vois étendu, pâle, ensanglanté, et derrière lui
+un homme avec un couteau levé.
+
+ULRIC.
+
+Un homme! Vous ne voyez pas ses _traits_?
+
+IDA, jetant les yeux sur lui.
+
+Non! mais, grand Dieu!--et _vous_?
+
+ULRIC.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+IDA.
+
+C'est que vos regards semblaient désigner un meurtrier.
+
+ULRIC, avec agitation.
+
+Ida, ceci est un pur enfantillage. À ma honte, je sens que vos
+faiblesses me gagnent; j'y deviens sensible, sans doute parce que tout
+doit être commun entre nous. Je t'en prie, chère enfant, changeons--
+
+IDA.
+
+Enfant! J'ai plus de quinze ans, l'avez-vous oublié? (Le cor retentit.)
+
+RODOLPH.
+
+Entendez-vous, monseigneur, le cor!
+
+IDA, avec dépit à Rodolph.
+
+Qu'aviez-vous besoin de le lui dire? Croyez-vous qu'il ne l'entendrait
+pas sans écho?
+
+RODOLPH.
+
+Pardonnez-moi, noble dame!
+
+IDA.
+
+J'y consens; mais à une condition: c'est que vous m'aiderez à détourner
+le comte Ulric de la chasse de ce jour.
+
+RODOLPH.
+
+Madame, vous n'avez pas besoin de mon secours.
+
+ULRIC.
+
+Je ne puis, en ce moment, m'en dispenser.
+
+IDA.
+
+Mais vous vous en dispenserez.
+
+ULRIC.
+
+Moi!
+
+IDA.
+
+Oui, ou vous n'êtes pas un chevalier loyal.--Allons, cher Ulric!
+cédez-moi en cela, et pour un seul jour; aussi bien, le tems est lourd,
+et vous êtes devenu tout-à-coup si pâle...
+
+ULRIC.
+
+Vous plaisantez.
+
+IDA.
+
+Non, vraiment: demandez à Rodolph.
+
+RODOLPH.
+
+En effet, monseigneur, vous avez, en un quart-d'heure, changé plus que
+je ne vous ai vu changer en plusieurs années.
+
+ULRIC.
+
+Ce n'est rien; mais si vous disiez vrai, l'air me remettrait bien vite.
+Je suis un véritable caméléon: je ne vis qu'en pleine campagne. Vos
+fêtes, dans l'intérieur des: châteaux, vos nombreux banquets n'ont aucun
+attrait pour moi:--je suis un amant des forêts; j'aime à respirer sur
+les sommets des montagnes; en un mot, j'aime tout ce qu'aiment les
+aigles.
+
+IDA.
+
+Vous n'avez pas, j'espère ses goûts carnassiers?
+
+ULRIC.
+
+Chère Ida, souhaite-moi une bonne chasse; et je rapporterai six hures de
+sangliers pour trophée.
+
+IDA.
+
+Ainsi, vous ne voulez pas rester? Non, vous n'irez pas! Venez; pour vous
+plaire, je chanterai.
+
+ULRIC.
+
+Ida, vous serez difficilement l'épouse d'un soldat.
+
+IDA.
+
+Je ne souhaite pas non plus de l'être; la guerre est pour long-tems
+terminée, et vous pourrez demeurer en paix dans vos domaines.
+
+(Entre Werner, comte Siegendorf.)
+
+ULRIC.
+
+Bon jour, mon père; désolé de ne vous voir qu'un instant.--Mais vous
+avez entendu le cor, les vassaux attendent.
+
+SIEGENDORF.
+
+Eh bien! qu'ils attendent.--Vous oubliez que c'est demain, dans Prague,
+un grand jour de fête; on y doit célébrer le retour de la paix. L'ardeur
+avec laquelle vous vous laissez entraîner à la chasse ne vous
+permettrait pas de revenir aujourd'hui; et, dans le cas contraire même,
+vous reviendriez trop fatigué pour être demain en état de tenir votre
+rang parmi la noblesse.
+
+ULRIC.
+
+Vous pourrez bien vous-même, comte, nous représenter tous les deux.--Je
+ne suis pas curieux, vous le savez, de toutes ces réunions.
+
+SIEGENDORF.
+
+Non, Ulric; il serait peu convenable que, seul de toute notre jeune
+noblesse,--
+
+IDA.
+
+Et le plus noble de tous par son maintien et ses habitudes.
+
+SIEGENDORF, à Ida.
+
+Oui, ma chère enfant, bien que votre franchise soit un peu singulière
+dans une belle demoiselle.--Ulric, souviens-toi de notre position; nous
+avons bien tard reconquis nos droits. Crois-moi, on remarquerait dans
+chaque maison, et surtout dans la _nôtre_, que l'un de nous a négligé de
+se rendre à pareille fête et dans un pareil moment. D'ailleurs, le ciel
+qui nous a rendu le repos au même instant qu'il le répand sur tout
+l'univers, a pour nous un double droit aux actions de grâce: pour notre
+pays d'abord, ensuite pour nous avoir fait partager ses bénédictions.
+
+ULRIC, à part.
+
+Quoi! dévot.--Eh bien, monsieur, j'obéirai.--(À l'un des valets.)
+Ludwig, renvoyez la suite.
+
+IDA.
+
+Ainsi, vous lui accordez ce que je vous ai vainement demandé pendant une
+heure.
+
+SIEGENDORF, souriant.
+
+Ma belle révoltée, vous n'êtes pas jalouse de moi, j'espère? Quel autre
+que vous justifierait ainsi la désobéissance? Mais ne craignez rien;
+vous saurez bientôt lui faire reconnaître une autorité plus tendre et
+mieux assurée.
+
+IDA.
+
+C'est maintenant que je voudrais le régler.
+
+SIEGENDORF.
+
+Vous devriez, en attendant, régler votre _harpe_ qui soupire après vous
+dans l'appartement de la comtesse. Cette dernière se plaint que vous
+négligiez votre musique: elle vous attend.
+
+IDA.
+
+Adieu donc, mon cher parent! Ulric, vous me suivez, vous venez
+m'entendre?
+
+ULRIC.
+
+Dans un instant.
+
+IDA.
+
+Soyez-en sûr, ma voix sera plus agréable que celle de vos cors; je
+désire que vous ayez la précision de ma harpe: je jouerai la marche du
+roi Gustave.
+
+ULRIC.
+
+Et pourquoi pas celle du vieux Tilly?
+
+IDA.
+
+De ce monstre! non, certainement. J'imaginerais que mes cordes expriment
+des hurlemens plutôt que des sons harmonieux. Comment, d'ailleurs,
+rappeler sur mon instrument quelque chose de lui?--Mais hâtez-vous de me
+joindre; votre mère sera ravie de vous recevoir.
+
+(Ida sort.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Ulric, je désire vous parler seul.
+
+ULRIC.
+
+Mon tems est tout à vous.--(À part à Rodolph.) Rodolph, partez! faites
+ce que je vous ai recommandé; et que Rosemberg ait soin de me répondre
+avec toute la promptitude possible.
+
+RODOLPH.
+
+Comte Siegendorf, avez-vous quelques ordres à me donner? je pars en ce
+moment pour la frontière.
+
+SIEGENDORF, en tressaillant.
+
+Ah!--Où? Et _quelle_ frontière?
+
+RODOLPH.
+
+Celle de Silésie, en allant--(À part à Ulric.) Où dirais-je?
+
+ULRIC, à part, à Rodolph.
+
+Hambourg.--Ce mot, je l'espère, va couper court à ses questions.
+
+RODOLPH.
+
+Comte, à Hambourg.
+
+SIEGENDORF, agité.
+
+Hambourg! Non, je n'ai rien à y faire; je n'ai aucune connaissance dans
+cette ville. Le ciel donc vous conduise.
+
+RODOLPH.
+
+Et vous conserve, comte Siegendorf.
+
+(Rodolph sort.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Ulric, cet homme, qui vient de sortir, est l'un de ces étranges
+compagnons dont je désire vous entretenir en ce moment.
+
+ULRIC.
+
+Monseigneur, c'est un noble de race, et des premières familles de Saxe.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je ne dis rien de sa naissance, mais de lui personnellement. On en parle
+assez légèrement.
+
+ULRIC.
+
+Comme de la plupart des hommes. Le roi, lui-même, n'est pas à l'abri des
+calomnies de son chambellan, ou des sarcasmes du dernier courtisan qui
+lui aura dû sa fortune ou sa grandeur.
+
+SIEGENDORF.
+
+Franchement, le monde parle plus que légèrement de ce Rodolph: il fait,
+dit-on, cause commune avec les _bandes noires_ qui désolent encore en ce
+moment la frontière.
+
+ULRIC.
+
+Et vous ajoutez foi au monde?
+
+SIEGENDORF.
+
+Dans le cas présent,--oui.
+
+ULRIC.
+
+Je croyais que vous le connaissiez assez bien pour ne prendre, dans
+aucun cas, son accusation pour une sentence.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mon fils! je comprends; vous faites allusion à--Mais la destinée m'avait
+pris dans ses toiles d'araignée, et comme tous les misérables, je ne
+pouvais que m'y débattre, sans parvenir à les rompre. Que mon exemple
+vous serve, Ulric! Vous avez vu l'abîme où les passions m'avaient
+précipité; vingt années de misère et de faim ne l'ont pas fermé;--vingt
+mille d'une autre vie (ou même de celle-ci, car le remords transforme
+pour moi chaque moment en autant d'années); vingt mille années ne
+pourraient effacer et expier la honte d'un seul instant. Ulric, écoutez
+les avis d'un père!--Je n'ai rien appris du mien, et vous voyez ce que
+je suis.
+
+ULRIC.
+
+Je vois l'heureux, le bien-aimé Siegendorf, maître d'un apanage de
+prince, honoré de ceux qu'il gouverne et de ceux qui partagent son rang.
+
+SIEGENDORF.
+
+Ah! peux-tu parler de mon bonheur, quand tu m'inspires tant de craintes?
+de l'affection dont je suis l'objet, quand toi tu ne m'aimes pas! Oui,
+tous les coeurs, excepté un seul, sont portés à me chérir;--mais
+qu'importe, si celui de mon enfant est de glace?--
+
+ULRIC.
+
+Qui _ose_ dire cela?
+
+SIEGENDORF.
+
+Personne encore que moi-même. Je le vois,--je le sens,--plus
+douloureusement que ne le ferait un ennemi mortel, qui, votre épée dans
+le coeur, prononcerait les mêmes paroles. Chez moi, la douleur survit à
+la blessure.
+
+ULRIC.
+
+Vous vous trompez: seulement, mon naturel ne comporte pas les
+démonstrations sentimentales. Et comment en serait-il autrement, après
+être resté douze ans loin de mes parens?
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais ces douze années d'absence ne couraient-elles pas également pour
+moi?--Au reste, je te fais de vaines remontrances;--jamais elles n'ont
+pu mettre le moindre frein au naturel.--Je change de sujet. Je reviens à
+ces jeunes nobles, d'un nom distingué, mais d'une conduite équivoque
+(oui, fort équivoque, si l'on en croit les bruits publics); ces nobles,
+dis-je, que tu aimes à fréquenter, te conduiront--
+
+ULRIC, avec impatience.
+
+Je ne serai _conduit_ par personne.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je désirerais du moins te voir dédaigner de conduire les autres. Quoi
+qu'il en soit, pour t'arracher aux écueils de la jeunesse et d'un
+caractère trop impérieux, j'ai jugé à propos de te proposer d'épouser la
+jeune Ida,--tu sembles ressentir de l'amour pour elle.
+
+ULRIC.
+
+Je vous ai dit que je suivrais vos ordres, quand il faudrait prendre
+pour femme Hécate.--Un fils peut-il faire davantage?
+
+SIEGENDORF.
+
+C'est trop parler que de parler ainsi. Il n'est pas de ton âge et de ton
+caractère de témoigner tant de froideur, et d'adopter avec tant
+d'insouciance un nouvel état qui, d'ordinaire, flétrit ou ranime le
+bonheur des hommes; car l'oreiller de la gloire n'invite pas au repos,
+quand l'amour refuse d'y incliner ses joues. Pour toi, mon fils, tu
+sembles dominé par une force invincible, par je ne sais quel démon qui
+jette son fiel sur chacune de tes pensées. Tu aurais dû me dire: «J'aime
+la jeune Ida, et je l'épouserai;» ou bien: «Je ne l'aime pas, et toutes
+les puissances de la terre ne pourront jamais me rapprocher d'elle.»
+Voilà la réponse que j'aurais voulue.
+
+ULRIC.
+
+Vous vous êtes marié par amour?
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, et ta mère fut ma seule consolation dans mes nombreuses infortunes.
+
+ULRIC.
+
+Et sans ce mariage d'inclination, combien d'infortunes de moins?
+
+SIEGENDORF.
+
+Toujours des réflexions qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre
+naturel! Qui jamais, à vingt ans, a pu parler ainsi?
+
+ULRIC.
+
+N'avez-vous pas toujours cherché à me mettre en garde contre votre
+exemple?
+
+SIEGENDORF.
+
+Vous êtes un sophiste bien jeune! En un mot, aimez-vous, ou n'aimez-vous
+pas Ida?
+
+ULRIC.
+
+Il importe peu, si je suis également prêt à vous obéir en l'épousant.
+
+SIEGENDORF.
+
+Peu! pour vous, sans doute; mais il s'agit, pour elle, de toute la vie.
+Elle est jeune;--ravissante de beauté;--elle vous adore; elle possède
+toutes les qualités qui peuvent donner le bonheur, tel que nous
+l'entrevoyons quelquefois dans nos rêves, tel que ne peuvent le
+dépeindre les poètes; en un mot, capable de faire oublier la sagesse, si
+ce n'était déjà être sage que d'aimer la beauté vertueuse. Or, le don
+d'un pareil bonheur mérite bien un peu de retour. Je ne voudrais pas que
+son coeur pût être brisé par un homme dont le coeur est insensible, ou la
+voir se flétrir sur sa tige, comme la rose que les contes orientaux nous
+peignent abandonnée par l'oiseau qu'elle avait pris pour un rossignol.
+Elle est--
+
+ULRIC.
+
+Elle est la fille de Stralenheim, mort votre ennemi. Néanmoins je
+l'épouserai; bien qu'à dire vrai, je sois loin en ce moment d'éprouver
+un vif entraînement vers les unions de ce genre.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais, enfin, elle vous aime.
+
+ULRIC.
+
+Je l'aime également; c'est pourquoi je voudrais y songer _encore_.
+
+SIEGENDORF.
+
+Hélas! ce n'est pas ainsi qu'a jamais parlé l'amour.
+
+ULRIC.
+
+Il est donc tems qu'il commence; qu'arrachant le bandeau de ses yeux, il
+considère les liens dans lesquels il se jette. Jusqu'à présent il a
+toujours joué à colin-maillard.
+
+SIEGENDORF.
+
+Consentez-vous?
+
+ULRIC.
+
+J'ai consenti, et je consens encore.
+
+SIEGENDORF.
+
+Fixez donc le jour.
+
+ULRIC.
+
+Il est d'usage, et sans doute plus convenable, d'en laisser le soin à la
+dame.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je m'en chargerai donc pour elle.
+
+ULRIC.
+
+Je n'oserais en tant faire pour aucune femme; et comme je ne voudrais
+pas subir un refus, quand elle aura prononcé ses intentions je
+prononcerai les miennes.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais il est de votre devoir de lui faire la cour.
+
+ULRIC.
+
+Comte, c'est un mariage de votre façon, qu'elle se contente de votre
+cour; mais, pour mieux vous plaire, je vais aller rendre mes devoirs à
+ma mère, qui, dans ce moment, vous le savez, est avec Ida.--Que
+voulez-vous de plus? Vous m'avez empêché de me livrer à de généreux
+exercices, loin des murailles d'un château, j'ai obéi; vous m'ordonnez
+de me transformer en courtisan, de relever des gants, des éventails, des
+aiguilles, que sais-je? d'écouter, en extase, des chants et des
+instrumens; de mendier des sourires, de murmurer de gracieuses
+niaiseries, de m'arrêter sur des yeux de femme, comme s'ils étaient les
+étoiles de nos destinées.--Que peut-on exiger de plus d'un fils ou d'un
+homme?
+
+(Il sort.)
+
+SIEGENDORF, seul.
+
+Beaucoup trop!--Trop de respect et trop peu d'amour; il me paie en une
+monnaie à laquelle je ne puis prétendre: car telle est ma cruelle
+destinée, qu'il m'a, jusqu'à présent, été défendu de remplir les devoirs
+de père. Mais il me refuse l'amour auquel j'aurais des droits, pour la
+sollicitude constante que m'inspirait son absence, pour les larmes que
+son retour me fit répandre; et maintenant, je l'ai retrouvé: mais
+comment! soumis, mais glacial; respectueux à mon égard, mais sans
+abandon; distrait, mystérieux;--toujours éloigné de ma personne, souvent
+emporté dans de longues courses: dans quels lieux?--nul ne le
+sait,--dans la société des jeunes nobles les plus désordonnés; bien que,
+pour lui rendre justice, il ne soit jamais descendu jusqu'à leurs
+grossiers plaisirs: et cependant il existe entre eux un lien que je ne
+puis démêler. Ils ont les yeux fixés sur lui,--ils le
+consultent,--l'environnent comme un chef; mais avec moi, il est sans
+confiance! Pourrais-je donc espérer autre chose après...--Eh quoi! la
+malédiction de mon père descendrait-elle jusque sur mon fils? ou bien le
+Hongrois, reviendrait-il verser un nouveau sang? ou bien--l'ombre de
+Stralenheim, pénétrant dans ces murs, y viendrait-elle punir et
+l'assassin et celui--qui, sans le frapper, ouvrit pour lui la porte de
+la mort? Ce n'était pas notre crime; tu étais notre ennemi, et cependant
+je t'épargnai quand ma perte n'était retardée que par ton sommeil, quand
+ton réveil devait la consommer! Je ne pris...--or maudit! mes mains
+t'ont saisi comme un poison; je n'ose ni me servir ni me séparer de toi;
+il me semble que tu dois souiller toutes les mains comme la mienne. Et
+cependant, que n'ai-je pas fait pour expier cette bassesse et le malheur
+de ton maître!... Bien qu'il ne soit pas mort par moi, ou par les miens,
+j'ai montré pour sa mémoire le respect d'un frère; j'ai recueilli sa
+fille orpheline; je chéris son Ida comme l'un de mes propres enfans.
+
+(Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Si votre excellence le permet, l'abbé que vous avez demandé attend qu'il
+vous plaise de le voir.
+
+(Le domestique sort.--Entre le Prieur Albert.)
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Paix dans ces murs, et à tout ce qu'ils renferment!
+
+SIEGENDORF.
+
+Soyez le bien venu, mon père. Puissent vos prières être exaucées!--Tous
+les hommes en ont besoin, et moi--
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Vous avez les premiers droits à toutes les prières de notre communauté.
+Érigé par vos ancêtres, notre couvent est encore protégé par leurs
+enfans.
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, bon père; continuez-nous chaque jour vos prières, dans ces
+malheureux tems d'hérésie et de carnage, bien que le schismatique
+Gustave de Suède soit parti--
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Pour l'éternel séjour des mécréans, où sont à jamais les tourmens et les
+supplices, les grincemens de dents, les pleurs de sang, les feux
+éternels, et les vers qui ne meurent pas.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je le crains, mon père, et pour détourner ces angoisses de la tête d'un
+homme qui, bien que l'un de nos plus irréprochables chrétiens, est
+cependant mort sans recevoir les derniers et précieux secours de
+l'église, pour un homme dont l'ame subit les expiations du purgatoire,
+voici un don que je vous prie d'employer à dire des messes pour son ame.
+
+(Siegendorf lui présente l'or qu'il avait pris à Stralenheim.)
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Comte, si je l'accepte, c'est parce que je sais qu'un refus vous
+offenserait. Croyez-moi, cette nouvelle largesse ne sera employée qu'en
+aumônes, et chaque messe n'en sera pas moins chantée en l'honneur du
+défunt. Notre maison n'a plus besoin de dons, grâce à vos ancêtres, qui
+l'ont jadis convenablement dotée; mais en toutes choses, notre devoir
+est d'obéir à tous ceux de votre famille. Pour qui faudra-t-il dire ces
+messes?
+
+SIEGENDORF, hésitant.
+
+Pour--pour--le défunt.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Son nom?
+
+SIEGENDORF.
+
+C'est une ame, et non pas un nom, que je voudrais sauver de la
+perdition.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Je ne prétends pas pénétrer votre secret. Nous prierons donc pour un
+inconnu, comme nous l'eussions fait pour le plus fameux héros.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mes secrets! je n'en ai pas; mais, mon père, celui qui n'est plus
+pouvait en avoir un; ou du moins, il a légué--non, il n'a rien
+légué;--c'est moi qui ai destiné cette somme à des oeuvres pieuses.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+C'est une oeuvre méritoire, à l'intention des amis dont la mort nous a
+séparés.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais celui auquel je la destine, loin d'être mon ami, était mon ennemi
+mortel, et le plus acharné.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Mieux encore! Employer notre fortune pour ouvrir le ciel aux ames de nos
+ennemis trépassés, c'est une action digne de ceux qui pouvaient leur
+pardonner de vivre.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais, cet homme, je ne lui ai pas pardonné: je lui ai, jusqu'à la fin,
+rendu la haine qu'il me portait. En ce moment encore, je ne l'aime pas;
+mais--
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Plus admirable encore! c'est pure religion! Vous avez l'espoir
+d'arracher à l'enfer celui que vous haïssez.--Charité tout-à-fait
+évangélique;--et bien plus, avec l'or qui vous appartient!
+
+SIEGENDORF.
+
+Mon père, ce n'est pas mon or.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+L'or de qui donc? Vous dites qu'il n'a pas fait de legs.
+
+SIEGENDORF.
+
+Il importe peu.--Soyez seulement persuadé que celui auquel il
+appartenait n'en a plus besoin, sinon pour obtenir vos prières: cet or
+est à vous ou à Dieu.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+N'y a-t-il pas sur lui du sang?
+
+SIEGENDORF.
+
+Non; mais quelque chose de pire encore:--une honte éternelle!
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Celui auquel il appartenait est-il mort dans son _lit_?
+
+SIEGENDORF.
+
+Dans son _lit_?--hélas! oui.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Mon fils, vous retombez dans le péché de la haine, si vous regrettez que
+votre ennemi ne soit pas mort ensanglanté.
+
+SIEGENDORF.
+
+Il n'a perdu la vie qu'avec son sang.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Vous disiez qu'il était mort, non pas dans un combat, mais dans son lit.
+
+SIEGENDORF.
+
+Il est mort, à peine sais-je comment;--mais--il fut poignardé dans les
+ténèbres, tué sur son oreiller par un assassin.--Oh! regardez-moi, vous
+le pouvez! je ne suis _pas_ cet homme; et, sur ce point, je puis
+soutenir vos yeux, comme un jour je soutiendrai ceux de Dieu.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Mais n'est-il pas mort par votre entremise, vos hommes, ou quelqu'un de
+vos instrumens?
+
+SIEGENDORF.
+
+Non, par le Dieu qui voit et punit tout.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Ne connaissez-vous pas celui qui l'a frappé?
+
+SIEGENDORF.
+
+Je pourrais bien le désigner, mais il m'est étranger; jamais il n'eut
+avec moi le plus faible rapport: je ne l'ai vu qu'une seule fois.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Ainsi, vous êtes entièrement innocent?
+
+SIEGENDORF, avec vivacité.
+
+Est-il bien vrai que je le sois?--répétez-le!
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Vous l'avez dit, et vous le savez mieux que personne.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mon père! je n'ai rien déguisé; je n'ai dit que la vérité, sinon toute
+la vérité. Cependant, puis-je dire que je suis innocent, quand le sang
+de cet homme pèse sur mon coeur, comme si je l'avais répandu, bien que je
+ne l'aie pas fait, au nom du Dieu qui abhorre le sang.--Bien plus, je
+l'ai épargné dans un tem où je pouvais,--ou peut-être je devais le
+verser (si l'intérêt de notre conservation peut jamais nous absoudre
+d'employer de tels moyens de défense contre un ennemi tout-puissant).
+Mais priez pour lui, pour moi, pour toute ma famille; car bien que je
+sois innocent, j'éprouve, j'ignore pourquoi, une sorte de remords, comme
+s'il avait cessé de vivre par mon crime ou celui des miens. Priez pour
+moi, mon père! Jusqu'à présent, mes prières ont été vaines.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Je le ferai. Reprenez courage! vous êtes innocent, vous devez retrouver
+le calme de l'innocence.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais le calme n'est pas toujours accordé à l'innocence: je le sens par
+moi-même.
+
+LE PRIEUR ALBERT.
+
+Il ne manque pas de l'être dès que l'ame est rassurée sur elle-même.
+Souvenez-vous de la solennité qui doit demain vous appeler au milieu de
+nos plus illustres seigneurs, vous et votre intrépide fils. Reprenez
+votre sérénité; et, dans l'instant où s'élèveront vers le ciel de
+générales actions de grâces, pour le terme d'une guerre sanguinaire,
+sachez détourner vos pensées du souvenir d'un meurtre que vous n'avez
+pas commis: ce serait témoigner trop de scrupule. Prenez confiance,
+oubliez ces tristes tableaux, et n'usurpez pas sur les criminels des
+remords qui ne conviennent qu'à eux.
+
+(Ils sortent.)
+
+FIN DU QUATRIÈME ACTE.
+
+
+
+ACTE V.
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE.
+
+(Le théâtre représente une magnifique salle gothique, dans le château de
+Siegendorf. Elle est décorée de trophées, de bannières et de l'écusson
+de la famille.)
+
+Entrent ARNHEIM et MEISTER, de la maison du comte Siegendorf.
+
+
+ARNHEIM.
+
+Hâtons-nous! le comte ne tardera guère; déjà les dames sont sous le
+portail. Avez-vous envoyé des coureurs à la recherche de celui dont il
+s'inquiète?
+
+MEISTER.
+
+Je les ai postés autour de Prague, sur toutes les routes: ils ont toutes
+les instructions qu'ont pu fournir le costume et les traits de
+l'individu. Mais le diable emporte les fêtes et les processions! tout
+l'agrément, s'il y en a, est pour les spectateurs. Quant à nous, nous
+n'avons que l'ennui d'être inspectés.
+
+ARNHEIM.
+
+Allons! madame la comtesse s'approche.
+
+MEISTER.
+
+J'aimerais mieux rester à cheval tout un jour de chasse, sur une vieille
+haridelle, que d'être posté à la suite d'un grand seigneur, dans ces
+assommantes cérémonies.
+
+ARNHEIM.
+
+Sortons: et retiens ta mauvaise humeur.
+
+(Ils sortent.--Entrent la comtesse Joséphine Siegendorf, et Ida
+Stralenheim.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Ah! le ciel soit loué! la fête est terminée!
+
+IDA.
+
+Pouvez-vous parler ainsi! Jamais je n'ai rêvé rien de si beau. Les
+fleurs et les feuillages; les bannières, les seigneurs et les
+chevaliers; les pierreries, les robes et les plumes; les joyeux visages,
+les coursiers, l'encens; le soleil glissant à travers les fenêtres
+colorées; les _tombes_ elles-mêmes qui semblaient si calmes au milieu de
+tant de vie; les hymnes célestes, qu'on eût cru plutôt descendues du
+ciel qu'exhalées de la terre. Ajoutez les éclats imposans de l'orgue,
+roulant sur nos têtes comme un harmonieux tonnerre; les robes blanches,
+et les yeux animés d'un pieux enthousiasme; la paix dans l'univers, et
+tout en paix autour de nous! Oh! ma bonne mère!
+
+(Elle embrasse Joséphine.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Chère enfant! car dans peu, je l'espère, je pourrai te donner ce nom.
+
+IDA.
+
+Oh! je le mérite déjà. Sentez comme mon coeur bat!
+
+JOSÉPHINE.
+
+En effet; et puisse-t-il ne jamais éprouver de plus douloureux
+soulèvemens!
+
+IDA.
+
+Moi, ma mère! Que puis-je redouter, et comment la douleur
+m'atteindrait-elle? Je suis toute au bonheur; et nous nous aimons trop
+bien tous pour jamais avoir le tems de pleurer, vous, le comte, Ulric et
+surtout Ida, votre fille.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Ma pauvre enfant!
+
+IDA.
+
+Quoi! me plaindriez-vous?
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oh! non, je te porte envie; mais une envie compatissante, non pas de
+celle qui est le vice universel, si toutefois il est un vice plus
+universel que les autres.
+
+IDA.
+
+Je ne veux pas entendre médire d'un monde qui peut se glorifier encore
+de vous et de mon Ulric. Avez-vous jamais vu quelqu'un de comparable à
+Ulric? Comme il les effaçait tous! comme tous les regards étaient pour
+lui! Les fleurs, devenues plus nombreuses, pleuvaient de chaque fenêtre
+à ses pieds; et je croirais volontiers que celles que foulaient ses pas
+s'embellissaient d'un nouvel éclat, et ne devaient plus se flétrir.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Petite flatteuse! Savez-vous bien que, s'il vous entendait, vous le
+rempliriez de vanité?
+
+IDA.
+
+Mais jamais il ne m'entendra. Devant lui, je n'oserais m'exprimer
+ainsi:--je le crains trop.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Pourquoi donc? il vous aime beaucoup.
+
+IDA.
+
+Jamais je ne trouve de paroles pour _lui_ exprimer ce que je pense _de
+lui_. Et d'ailleurs, quelquefois il me glace.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Comment cela?
+
+IDA.
+
+Oui: souvent l'on dirait qu'un nuage s'arrête sur ses yeux bleus; et
+pourtant il ne parle pas.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Ce n'est rien. Tous les hommes, surtout dans nos jours de troubles et de
+malheurs, ont souvent l'esprit préoccupé.
+
+IDA.
+
+Pour moi, je ne puis occuper mon esprit que de lui.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Il y a pourtant d'autres hommes aussi accomplis aux yeux du monde. Le
+comte Waldorf, par exemple, ce jeune homme qui ne cessa de vous regarder
+aujourd'hui...
+
+IDA.
+
+Je ne l'ai pas vu, mais seulement Ulric. L'avez-vous remarqué à
+l'instant où tout le monde se mit à genoux, et que je ne pus retenir mes
+larmes? Malgré mes pleurs, malgré mon amère et vive douleur, j'ai cru
+entrevoir qu'il me regardait en souriant.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Je ne pensais alors qu'au ciel, vers lequel mes yeux étaient dirigés
+avec ceux de tous les assistans.
+
+IDA.
+
+Je pensais bien au ciel, tout en regardant Ulric.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Allons, retirons-nous. Bientôt arriveront les convives du banquet. Nous
+pouvons maintenant nous débarrasser de ces vaines plumes et de ces robes
+longues et gênantes.
+
+IDA.
+
+Et surtout de ces fastueuses pierreries, dont le pesant éclat surcharge
+mon front aussi bien que mon coeur. Je vous suis, ma bonne mère.
+
+(Elles sortent.--Entrent le comte Siegendorf, en grand costume, et
+Ludwig.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Et l'on n'a pu le trouver?
+
+LUDWIG.
+
+On fait partout les plus strictes recherches; et si notre homme est dans
+Prague, on ne peut manquer de le découvrir.
+
+SIEGENDORF.
+
+Où est Ulric?
+
+LUDWIG.
+
+Il a fait quelques tours de cavalcade avec plusieurs jeunes seigneurs;
+mais bientôt il les a quittés; et si je ne me trompe pas, j'ai entendu,
+il n'y a qu'un instant, les pas de son excellence et de sa suite, sur le
+pont-levis du couchant.
+
+(Entre Ulric, en costume magnifique.)
+
+SIEGENDORF, à Ludwig.
+
+Voyez à ce qu'on continue de rechercher celui que j'ai désigné.
+
+(Ludwig sort.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Ulric, il y a long-tems qu'il me tardait de te voir!
+
+ULRIC.
+
+Vos voeux sont accomplis:--me voici.
+
+SIEGENDORF.
+
+J'ai vu le meurtrier.
+
+ULRIC.
+
+De qui? où?
+
+SIEGENDORF.
+
+Le Hongrois, l'assassin de Stralenheim.
+
+ULRIC.
+
+Vous rêvez.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je veille, et je l'ai vu comme je vous vois.--Je l'ai entendu! il n'a
+pas craint de prononcer mon nom.
+
+ULRIC.
+
+Quel nom?
+
+SIEGENDORF.
+
+Werner, celui que je portais alors.
+
+ULRIC.
+
+Il ne doit plus vous convenir: oubliez-le.
+
+SIEGENDORF.
+
+Jamais! jamais! Tout, dans ma destinée, se rattache à ce nom: il ne sera
+pas gravé sur ma tombe; mais son souvenir pourra m'y faire plus tôt
+descendre.
+
+ULRIC.
+
+Au fait:--le Hongrois?
+
+SIEGENDORF.
+
+Écoute!--L'église était remplie; ses voûtes déjà retentissaient du _Te
+Deum_, chant de reconnaissance adressé vers les cieux par un choeur formé
+de toutes les nations, pour un jour de paix, après trente années de
+guerre toujours plus sanglantes. Je me levai avec toute la noblesse; je
+jetai les yeux sur tous les rangs pressés, et, du haut de notre galerie
+surchargée de bannières, j'aperçus comme un foudroyant et rapide éclair,
+qui me rendit insensible à toute autre chose,--la figure du Hongrois.
+Mes forces m'abandonnèrent; et quand je parvins à détourner le nuage qui
+couvrait mes sens, quand je voulus regarder de nouveau, je ne le vis
+plus:--l'hymne avait cessé, et nous revenions en cortége.
+
+ULRIC.
+
+Poursuivez.
+
+SIEGENDORF.
+
+Arrivés au pont de Muldane, rien ne put distraire mon ame: l'allégresse
+de la multitude, les innombrables barques parcourant le fleuve dans tous
+les sens, et surchargées de spectateurs en habits de fête; les rues
+tapissées, l'éclatante musique, le tonnerre de l'artillerie lointaine,
+qui semblait, en ce premier jour de paix, nous adresser un long et
+terrible adieu; les étendards déployés sur nos têtes; les pas mesurés
+des chevaux; le mugissement de la foule, rien ne put chasser cet homme
+de ma mémoire, bien que mes yeux ne l'eussent entrevu qu'un instant.
+
+ULRIC.
+
+Ainsi, vous ne l'avez plus revu?
+
+SIEGENDORF.
+
+Mes yeux le demandaient, comme un soldat mourant demande quelques
+gouttes d'eau: ce fut en vain; mais à sa place--
+
+ULRIC.
+
+Eh bien! à sa place?
+
+SIEGENDORF.
+
+Je revenais toujours sur votre panache, le plus brillant de tous, et
+celui qui se trouvait placé sur la plus noble et la plus belle tête de
+Prague.
+
+ULRIC.
+
+Qu'a cela de commun avec le Hongrois?
+
+SIEGENDORF.
+
+Beaucoup; car son souvenir avait presque cédé à la vue de mon fils.
+Cependant, à l'instant même où l'artillerie, la musique, la foule
+attendrie elle-même, tout se taisait, j'entendis une voix basse et
+sombre, distincte et plus claire pour mon oreille que les derniers
+grondemens du canon, j'entendis ce mot:--_Werner_!
+
+ULRIC.
+
+Prononcé par--
+
+SIEGENDORF.
+
+Par lui. Je me retournai,--et je me trouvai mal en revoyant...
+
+ULRIC.
+
+Pour quelle raison? Mais _vous_, vous a-t-on vu?
+
+SIEGENDORF.
+
+Grâce aux soins de ceux qui m'entouraient, je sortis de la foule sans
+que l'on pût reconnaître la cause de ma faiblesse. Vous étiez alors trop
+éloigné dans le cortége (les vieillards marchant séparés de leurs nobles
+enfans) pour me porter secours.
+
+ULRIC.
+
+Maintenant je pourrais vous en offrir.
+
+SIEGENDORF.
+
+Pourquoi?
+
+ULRIC.
+
+Pour rechercher cet homme, et--mais quand on l'aura découvert, qu'en
+ferons-nous?
+
+SIEGENDORF.
+
+Je ne sais.
+
+ULRIC.
+
+Alors, pourquoi le chercher?
+
+SIEGENDORF.
+
+Parce que je n'aurai pas de repos avant qu'on ne l'ait retrouvé. Sa
+destinée, celle de Stralenheim et la nôtre semblent entrelacées; on ne
+pourra les démêler que--
+
+(Entre un domestique.)
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Un étranger demande à être introduit près de votre excellence.
+
+SIEGENDORF.
+
+Qui est-il?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Il n'a pas dit son nom.
+
+SIEGENDORF.
+
+Faites-le cependant entrer.
+
+(Le domestique sort, après avoir introduit Gabor.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Ah!
+
+GABOR.
+
+Voilà donc Werner!
+
+SIEGENDORF, avec hauteur.
+
+Celui, du moins, que vous avez connu sous ce nom; et _vous_!
+
+GABOR, regardant autour de lui.
+
+Tous deux je vous reconnais: il semble que vous soyez l'un le père,
+l'autre le fils. Comte! j'ai su que vous ou les vôtres aviez envoyé des
+gens à ma recherche; me voilà.
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, je vous ai cherché, et je vous trouve; vous êtes accusé (et votre
+conscience doit vous le dire) d'un si grand crime que--(Il s'arrête.)
+
+GABOR.
+
+Désignez-le, j'en accepte les conséquences.
+
+SIEGENDORF.
+
+Cela doit être,--à moins--
+
+GABOR.
+
+D'abord, quel est mon accusateur?
+
+SIEGENDORF.
+
+Toutes les circonstances, sinon tous les hommes: la rumeur publique,--ma
+présence sur les lieux,--la place,--le tems, en un mot, tous les indices
+qui s'unissent pour fixer sur vous le crime.
+
+GABOR.
+
+Et sur _moi seul_? Réfléchissez avant de me répondre: n'est-il pas un
+autre nom que le mien, compromis dans cette affaire?
+
+SIEGENDORF.
+
+Audacieux malfaiteur! oses-tu bien te faire un jeu de ton crime? De tout
+ce qui respire, tu sais le mieux quelle est l'innocence de celui sur
+lequel portent tes criminelles calomnies. Au reste, je ne prétends pas
+exiger d'un scélérat d'autres aveux que n'en demanderont les juges.
+Réponds simplement et sans détour à mon inculpation.
+
+GABOR.
+
+Elle est fausse.
+
+SIEGENDORF.
+
+Qui parle ainsi?
+
+GABOR.
+
+Moi.
+
+SIEGENDORF.
+
+Et la preuve?
+
+GABOR.
+
+La présence du meurtrier.
+
+SIEGENDORF.
+
+Nomme-le!
+
+GABOR.
+
+Ah! il peut avoir plus d'un nom: votre seigneurie en a bien changé.
+
+SIEGENDORF.
+
+Si c'est moi dont tu veux parler, je suis au-dessus de tes atteintes.
+
+GABOR.
+
+Vous le pouvez, et en toute sécurité: je connais l'assassin.
+
+SIEGENDORF.
+
+Où donc est-il?
+
+GABOR, montrant du doigt Ulric.
+
+Derrière vous.
+
+(Ulric s'élance pour attaquer Gabor; Siegendorf se met entre eux.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Infâme imposteur! Mais ce n'est pas ici que vous devez être puni; cette
+maison est à moi, vous n'avez rien à redouter dans son enceinte. (À
+Ulric.) Ulric, méprise cette calomnie comme moi. L'invention en est si
+monstrueuse, que jamais je n'en aurais cru un homme capable. Ne
+t'emporte pas; elle se réfute d'elle-même: mais garde-toi de le frapper.
+
+(Ulric cherche à se remettre.)
+
+GABOR.
+
+Comte, voyez-_le_, et puis _écoutez-moi_.
+
+SIEGENDORF, regardant Ulric, puis Gabor.
+
+Je t'écoute. Mon Dieu! vous regardez--
+
+ULRIC.
+
+Comment?
+
+SIEGENDORF.
+
+Comme cette nuit terrible où nous nous rencontrâmes dans le jardin.
+
+ULRIC, avec un calme affecté.
+
+Ce n'est rien.
+
+GABOR.
+
+Vous vous êtes engagé à m'entendre, comte. Je suis venu ici, non pour
+vous chercher, mais parce que vous me cherchiez. Lorsque dans l'église
+je m'inclinai avec tout le peuple, j'étais loin de m'attendre à trouver
+le mendiant Werner dans le rang des sénateurs et des princes; mais vous
+m'avez demandé, et nous nous sommes revus.
+
+SIEGENDORF.
+
+Poursuivez, monsieur.
+
+GABOR.
+
+Avant de le faire, permettez-moi de demander à qui profita la mort de
+Stralenheim. Est-ce à moi?--je suis pauvre comme auparavant, plus pauvre
+encore, puisqu'on soupçonne mon honneur. Le baron, avec la vie, ne
+perdit ni or ni joyaux: on n'en voulait qu'à lui, à lui dont l'existence
+dérangeait la prétention qu'avaient certaines personnes à de grands
+honneurs, à des domaines à peine inférieurs à ceux des têtes couronnées.
+
+SIEGENDORF.
+
+Ces conjectures aussi vagues que mensongères m'attaquent tout aussi bien
+que mon fils.
+
+GABOR.
+
+Cela ne me regarde pas; il faut les livrer à la méditation de celui qui
+de nous trois se sent le vrai coupable. Comte Siegendorf, je m'adresse à
+vous, parce que je connais votre innocence, et que j'ai foi dans votre
+justice. Mais avant d'aller plus loin,--oserez-vous me
+défendre,--oserez-vous m'ordonner de poursuivre?
+
+(Siegendorf regarde d'abord le Hongrois, puis Ulric, qui, ayant détaché
+son sabre, semble entièrement occupé à tracer avec le fourreau des
+figures sur le parquet.)
+
+ULRIC, à son père.
+
+Laissez-le continuer.
+
+GABOR.
+
+Je suis désarmé, comte,--ordonnez à votre fils de déposer son sabre.
+
+ULRIC, le lui offrant avec dédain.
+
+Tenez, prenez-le.
+
+GABOR.
+
+Non, monsieur; c'est assez que nous soyons tous deux désarmés. Et, dans
+tous les cas, je ne suis pas curieux de porter un glaive qui peut être
+rougi déjà de plus de sang qu'on n'en pourrait répandre ici.
+
+ULRIC, rejetant son sabre derrière lui.
+
+Ce glaive,--ou quelqu'autre semblable entre mes mains, vous épargna
+autrefois, quand vous étiez désarmé et tout à ma merci.
+
+GABOR.
+
+Oui, je ne l'ai pas oublié; mais en m'épargnant, vous aviez votre
+projet:--celui de me faire supporter une ignominie qui n'est pas la
+mienne.
+
+ULRIC.
+
+Poursuivez. Le récit sans doute est digne du conteur; mais convient-il à
+mon père d'y prêter l'oreille?
+
+SIEGENDORF, prenant son fils par la main.
+
+Mon fils, je connais mon innocence et je ne soupçonne pas la vôtre; mais
+j'ai promis à cet homme de l'entendre: qu'il continue.
+
+GABOR.
+
+Je ne vous fatiguerai pas long-tems de ce qui touche à ma vie
+personnelle: j'ai vécu de bonne heure avec les hommes, et je n'ai pas
+changé de condition. À Francfort-sur-l'Oder, où je passai, dans
+l'obscurité, un hiver, il m'arriva plusieurs fois, au mois de février
+dernier, d'entendre raconter un événement étrange. Un corps de troupes,
+envoyé par l'autorité, avait, après une forte résistance, désarmé une
+troupe de gens perdus, que l'on supposait des maraudeurs du camp ennemi.
+Toutefois, ils donnèrent la preuve qu'ils n'en étaient pas, mais des
+bandits emportés, par je ne sais quel accident, loin du théâtre de leurs
+exploits, c'est-à-dire des forêts qui entourent la Bohême, jusqu'en
+Lusace. Plusieurs d'entre eux étaient cités comme d'une naissance
+illustre; on sait que les lois martiales étaient alors assoupies; on
+finit par les escorter jusqu'à la frontière, et par les placer sous la
+juridiction civile de la cité libre de Francfort. J'ignore ensuite
+quelle fut _leur_ destinée.
+
+SIEGENDORF.
+
+Et qu'a cela de commun avec Ulric?
+
+GABOR.
+
+Parmi eux, dit-on, se trouvait un homme merveilleux: naissance et
+fortune, jeunesse, force et beauté presque surnaturelles, bravoure sans
+égale, il avait tout, suivant la rumeur publique; et l'ascendant qu'il
+exerçait non-seulement sur ses complices, mais encore sur les juges
+eux-mêmes, on l'attribuait à la magie, tant était grande son influence.
+Pour moi, je n'ai foi qu'à un genre de magie, celui des espèces
+sonnantes; j'imaginai donc simplement qu'il était riche. Mais je sentis
+les plus vifs désirs d'aller à la rencontre de cet homme prodigieux,
+uniquement pour le voir.
+
+SIEGENDORF.
+
+Et avez-vous cédé à ce désir?
+
+GABOR.
+
+Vous allez voir. Le hasard me favorisa. Un tumulte populaire réunissait
+des flots de multitude sur la place publique: c'était l'une de ces
+occasions où les ames d'hommes paraissent à découvert, et se montrent
+telles qu'elles sont jusque sur les traits extérieurs. Au moment où mes
+yeux rencontrèrent les siens: _C'est lui!_ m'écriai-je; et cependant il
+était alors, comme aujourd'hui, au milieu des nobles de la ville.
+J'étais sûr de ne pas m'être trompé, je ne le perdis donc pas de vue. Je
+remarquai sa figure, ses gestes, ses traits, sa taille, ses manières; et
+à travers tous les avantages naturels et acquis qui le distinguaient, je
+crus facilement discerner le coeur du gladiateur et l'oeil de l'assassin.
+
+ULRIC, souriant.
+
+Le conte est intéressant.
+
+GABOR.
+
+L'intérêt pourra s'accroître encore.--Il me parut l'un de ces êtres
+auxquels la fortune se livre, comme à tous les audacieux, et de qui
+dépend souvent la destinée des autres. D'ailleurs, un sentiment
+indicible m'attachait aux pas de cet homme, comme si ma fortune était
+attachée à la sienne. En cela, j'avais tort.
+
+SIEGENDORF.
+
+Et vous pourriez bien l'avoir encore.
+
+GABOR.
+
+Je le suivis,--je recherchai sa connaissance, et je l'obtins, sinon son
+amitié.--Il eut l'intention de s'éloigner inconnu de la ville;--nous en
+sortîmes ensemble, et ensemble nous arrivâmes dans la misérable ville où
+Werner était caché, où Stralenheim fut secouru.--Nous approchons du
+dénouement,--oserez-vous m'écouter plus loin?
+
+SIEGENDORF.
+
+Je le dois;--à moins que je n'en aie déjà trop entendu.
+
+GABOR.
+
+Je crus voir en vous un homme au-dessus de sa position;--je ne devinai
+pas, il est vrai, que vous fussiez d'un rang aussi élevé que celui dans
+lequel je vous retrouve; mais c'est parce que j'avais rarement vu, dans
+les castes les plus élevées de la société, des esprits d'une trempe
+aussi peu vulgaire.--Vous manquiez de tout, sauf de quelques
+haillons;--j'aurais volontiers partagé avec vous ma bourse, bien légère
+cependant; vous me refusâtes.
+
+SIEGENDORF.
+
+Jugez-vous que mon refus soit une dette à votre égard, pour que vous me
+le rappelliez?
+
+GABOR.
+
+Non; vous me deviez bien quelque chose, mais ce n'est pas pour
+cela.--Pour moi, je vous devais ma sécurité, mon apparente sécurité, au
+moment où les valets de Stralenheim me poursuivaient, sous prétexte que
+je l'avais volé.
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, je vous ai caché, vipère, qui venez maintenant déchirer le sein qui
+vous a réchauffé!
+
+GABOR.
+
+Je n'accuse que pour me défendre. Comte, c'est vous qui vous êtes rendu
+accusateur et juge;--votre palais est ma cour, votre coeur sera mon
+tribunal. Soyez juste, et moi je serai miséricordieux.
+
+SIEGENDORF.
+
+Miséricordieux! vous! infâme calomniateur.
+
+GABOR.
+
+Moi-même; du moins dépendra-t-il de moi de l'être. Vous m'avez donc
+caché, caché dans un passage que vous seul, et de votre propre aveu,
+connaissiez. Au milieu de la nuit, tandis que, fatigué de rester éveillé
+dans les ténèbres, j'essayais de revenir à tâtons sur mes
+pas,--j'entrevis, à travers une crevasse éloignée dans les murs, l'éclat
+scintillant d'une lumière. J'avançai dans cette direction; je touchai
+une porte avancée, contiguë elle-même à la véritable et secrète entrée.
+Là, d'une main prudente et légère, je parvins à décrépir assez le mur
+pour y ménager une étroite ouverture: je regardai; et, sur un lit de
+pourpre, que vis-je?--Stralenheim!
+
+SIEGENDORF.
+
+Assoupi, sans doute; et vous l'avez égorgé,--misérable!
+
+GABOR.
+
+Il l'était déjà; le sang ruisselait comme pour un sacrifice.--Le mien, à
+cette vue, demeura glacé.
+
+SIEGENDORF.
+
+Mais il était seul!--Vous n'avez remarqué personne auprès de lui; vous
+n'avez pas vu le--
+
+(L'émotion l'empêche de poursuivre.)
+
+GABOR.
+
+Non; _celui_ que vous n'osez nommer,--que moi-même j'ose à peine me
+rappeler,--n'était pas alors dans la chambre.
+
+SIEGENDORF, à Ulric.
+
+Allons, mon fils! tu es innocent encore.--Tu voulus, dans ce tems-là, me
+faire jurer que _je_ l'étais;--oh! de grâce, à ton tour, jure-le nous en
+ce moment!
+
+GABOR.
+
+Patience! J'en ai trop dit à présent pour ne pas continuer, dussent les
+murs qui m'entourent s'ébranler et nous écraser. Vous vous rappelez,
+vous ou du moins votre fils,--que l'on avait, sous son inspection,
+changé les serrures de l'appartement, précisément le jour qui précéda
+cette nuit fatale:--comment on y put pénétrer, c'est ce qu'il sait mieux
+que personne.--Mais dans une antichambre, dont la porte était
+entr'ouverte,--je remarquai un homme qui lavait ses mains ensanglantées,
+et dont les regards, sombres et inquiets, se reportaient sur le corps
+saignant;--mais il ne remuait plus.
+
+SIEGENDORF.
+
+Ô Dieu de mes pères!
+
+GABOR.
+
+Je distinguai ses traits comme je vous distingue:--ce n'étaient pas les
+vôtres, et pourtant ils s'en rapprochaient. Tenez! regardez le comte
+Ulric! La ressemblance est frappante: l'expression en est, à présent,
+différente;--mais elle était encore la même, il n'y a qu'un instant,
+lorsque je l'accusai, pour la première fois, du crime.
+
+SIEGENDORF.
+
+Tel est--
+
+GABOR, l'interrompant.
+
+Oh!--écoutez-moi jusqu'à la fin: c'est maintenant _votre_
+devoir.--Aussitôt, je me crus trahi par vous et par _lui_ (car je n'eus
+pas de peine à deviner alors vos liens de parenté). Je crus que vous ne
+m'aviez offert ce prétendu moyen de salut que pour me rendre victime de
+votre crime; et ma première pensée fut la vengeance. Mais, bien que je
+fusse armé d'un court poignard (ayant déposé mon épée à l'entrée), je
+savais, et j'en avais acquis la conviction la veille même, que je
+n'étais pas de force ou d'adresse à me mesurer avec lui. Je revins; je
+me sauvai dans l'obscurité profonde: le hasard, plutôt que la mémoire,
+me ramenèrent à la porte du passage, et de là, dans la chambre où vous
+reposiez.--Si je vous avais trouvé _éveillé_, Dieu seul peut savoir ce
+que le désir de la vengeance et la force de mes soupçons m'eussent
+inspiré; mais jamais assassin n'a dormi comme reposait Werner cette nuit
+là.
+
+SIEGENDORF.
+
+J'avais pourtant d'horribles songes! un sommeil si court, que les
+étoiles brillaient encore lorsque je m'éveillai.--Oh! pourquoi m'as-tu
+épargné? Je rêvais alors de mon père;--et voilà mon rêve expliqué.
+
+GABOR.
+
+Ce n'est pas ma faute si j'en suis l'interprète.--Je pris donc le parti
+de fuir et de me dérober aux recherches de la justice.--Après si
+long-tems, le hasard me conduisit en ces lieux,--et, dans le comte
+Siegendorf, me fit reconnaître Werner! Werner, que j'avais vainement
+cherché sous le chaume, habitait le palais d'un souverain! Vous me
+cherchiez, et vous m'avez trouvé:--maintenant que vous savez mon secret,
+c'est à vous d'en peser la valeur.
+
+SIEGENDORF, après un moment de pause.
+
+Est-il donc possible!
+
+GABOR.
+
+Est-ce la vengeance ou la justice qui préside à vos méditations?
+
+SIEGENDORF.
+
+Aucune des deux:--Je pesais ce que pouvait valoir votre secret.
+
+GABOR.
+
+Un seul exemple vous en fera juge.--Quand vous étiez pauvre, et
+qu'indigent moi-même, j'étais cependant assez riche pour assister une
+indigence à laquelle la mienne pouvait faire envie, je vous offris ma
+bourse--et vous ne voulûtes pas la partager.--Je serai plus franc avec
+vous; vous êtes riche, noble, dépositaire de la puissance
+impériale:--vous m'entendez?
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui.--
+
+GABOR.
+
+Pas tout-à-fait encore. Vous croyez que je suis vénal et peu véridique:
+il est certain pourtant que le sort me rend en ce moment l'un et
+l'autre. Vous allez me secourir; mais autrefois j'aurais également voulu
+vous secourir.--De plus, pesez bien ce dernier point, j'ai compromis mon
+honneur pour sauver le vôtre et celui de votre fils.
+
+SIEGENDORF.
+
+Voulez-vous attendre le résultat d'une délibération de quelques minutes?
+
+GABOR. Il jette un regard sur Ulric qui est appuyé contre une colonne.
+
+Puis-je en toute sécurité le faire?
+
+SIEGENDORF.
+
+Je garantis votre vie sur la mienne.--Attendez dans cette tour. (Il
+ouvre une porte tournante.)
+
+GABOR, hésitant.
+
+C'est la seconde _sauve_-garde que vous m'offrez.
+
+SIEGENDORF.
+
+Et la première fut-elle donc trompeuse?
+
+GABOR.
+
+Je n'oserais encore le décider;--mais j'essaierai de la seconde. Aussi
+bien, il me reste un autre bouclier.--Je ne suis pas entré seul dans
+Prague; et si l'on devait se défaire de moi comme de Stralenheim, il y a
+quelques langues qui s'aiguiseraient pour ma défense. Soyez bref dans
+votre délibération.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je le serai.--Ma parole est, dans _ces_ murs, inviolable et sacrée, mais
+son pouvoir ne s'étend pas au-delà.
+
+GABOR.
+
+Je ne demande rien autre chose.
+
+SIEGENDORF, indiquant du doigt le sabre d'Ulric étendu sur le parquet.
+
+D'ailleurs, prenez cette arme; je vois que vous la regardez avec
+inquiétude, et son maître avec défiance.
+
+GABOR, prenant le sabre.
+
+J'y consens; du moins me servira-t-il à vendre ma vie,--et chèrement.
+
+(Il entre dans la tourelle que Siegendorf ferme sur lui.)
+
+SIEGENDORF, se rapprochant d'Ulric.
+
+À toi, comte Ulric! car je n'ose plus voir un fils en toi.--Que dis-tu?
+
+ULRIC.
+
+Que son récit est vrai.
+
+SIEGENDORF.
+
+Vrai, et tu l'avoues, monstre!
+
+ULRIC.
+
+Très-vrai, mon père; et vous avez bien fait de l'entendre. Le mal connu
+n'est jamais sans remède: il faut l'empêcher de parler.
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, avec la moitié de mes domaines; et plût au ciel qu'avec l'autre
+moitié j'eusse pu vous empêcher, lui et toi, d'avouer une pareille
+infamie.
+
+ULRIC.
+
+Il ne s'agit pas de plaisanter ou de feindre. J'ai dit que son récit
+était vrai, et qu'il fallait le rendre muet.
+
+SIEGENDORF.
+
+Par quel moyen?
+
+ULRIC.
+
+Comme l'est Stralenheim. Êtes-vous donc assez irréfléchi pour n'avoir
+pas encore soupçonné la vérité? Quand nous nous rencontrâmes dans le
+jardin, qui pouvait alors, dites-moi, m'avoir appris la mort de notre
+ennemi, sinon la publicité du crime? Et si les gens du prince en eussent
+été prévenus, pensez-vous qu'on eût laissé à un étranger le soin
+d'avertir la police? Et dans ce cas-là, me serais-je arrêté en route? Et
+vous, _Werner_, vous l'objet de la haine et des défiances du baron,
+auriez-vous pu prendre la fuite,--sinon plusieurs heures avant le plus
+léger soupçon du meurtre? Je vous cherchai, et j'essayai de vous sonder.
+Je doutais si vous étiez faible ou dissimulé: je m'aperçus que vous
+n'étiez que faible; et pourtant, vous montrâtes tant de confiance, que,
+plus d'une fois, j'ai mis en doute votre faiblesse.
+
+SIEGENDORF.
+
+Effroyable assassin! tu ne recules donc pas devant le parricide! Quel
+acte, dans ma vie, quelles paroles te donnaient le droit de me
+soupçonner de complicité avec toi?
+
+ULRIC.
+
+Mon père, n'éveillez pas le diable entre nous; vous ne sauriez plus le
+rendormir. Il faut, en ce moment, de l'union et de l'activité, et non
+pas des querelles de famille. Pouvais-je, lorsque vous-même étiez à la
+torture, conserver un calme impassible? Et pensez-vous que j'aie entendu
+avec indifférence le récit de cet homme? Non, non! vous m'avez appris à
+sentir pour moi-même et pour _vous_; car _vous_, de qui l'auriez-vous
+jamais appris?
+
+SIEGENDORF.
+
+Oh! malédiction de mon père! en voici donc l'effet!
+
+ULRIC.
+
+Laissez-la faire: le tombeau suffit pour l'amortir. Les cendres, mon
+père, sont de pauvres ennemis; on parvient à les dérouter plus
+facilement que la plus aveugle des taupes, et pourquoi? parce que la
+taupe a du moins la vie. Écoutez-moi encore--avant de me condamner.
+Rappelez-vous _qui_, trop souvent autrefois, m'ordonna de l'écouter
+lui-même. Répondez! _Qui_ m'apprit que les circonstances étaient
+l'excuse de certains _crimes_? que les passions étaient dans notre
+nature? que les faveurs du ciel étaient le prix des faveurs de la
+fortune? _Qui_ me démontra que le seul garant de notre humanité était
+une organisation nerveuse? _Qui_ m'enlevait tout moyen de justifier, au
+grand jour, mes droits et ceux de ma famille; et cela, par l'effet d'une
+action honteuse qui pouvait ravaler votre fils dans la classe des
+bâtards, et mon père dans celle des _voleurs_? L'homme, double jouet de
+ses passions et de sa faiblesse, invite aux crimes qu'il ne craint pas
+de désirer, mais qu'il n'ose accomplir. Est-il donc étrange que j'aie pu
+_faire_ ce que vous aviez pu _méditer_?--Mais nous en avons fini avec le
+juste et l'injuste; il s'agit maintenant de songer aux effets, et non
+plus aux causes. Stralenheim, _inconnu_, me devait le salut de ses
+jours; je l'avais alors secouru, par instinct; et comme j'aurais fait un
+paysan ou bien un dogue. _Connu_, je l'ai immolé, parce qu'il était
+notre ennemi. Toutefois, en cela, je ne suivis pas les inspirations de
+la vengeance; c'était un écueil qui menaçait de nous briser, je le
+frappai--comme la foudre, parce qu'il se trouvait entre nous et le terme
+de nos malheurs. Étranger, je lui ai conservé la vie; il me _la devait_,
+et je n'ai fait qu'exiger le paiement de ma dette. Lui, vous et moi,
+nous étions sur un abîme, j'ai préféré y plonger notre ennemi mortel.
+C'est _vous_ cependant qui d'abord avez allumé la torche; c'est _vous_
+qui m'avez montré le chemin du crime, indiquez-moi maintenant celui du
+salut, ou, de grâce! laissez-moi.
+
+SIEGENDORF.
+
+J'en ai fini avec la vie!
+
+ULRIC.
+
+Finissons-en plutôt avec ce qui mine et flétrit la vie: les haines de
+famille, et le blâme des choses qui ne peuvent pas ne pas être. Nous
+n'avons plus rien à apprendre ou dissimuler: je suis étranger à la
+crainte; et dans ces murs eux-mêmes (bien que vous l'ignoriez), j'ai des
+hommes capables de tout affronter. Vous êtes en faveur auprès de
+l'autorité souveraine: elle s'inquiétera médiocrement de ce qui se passe
+ici. Gardez donc votre secret; portez la tête haute; n'agissez pas, ne
+parlez pas.--Confiez-vous à moi du reste: il ne faut pas qu'il y ait
+entre nous un _troisième_ bavard.
+
+(Ulric sort.)
+
+SIEGENDORF, seul.
+
+Est-ce un rêve? et suis je bien dans le palais de mes pères? _Voilà_ mon
+fils! mon fils! le _mien_! Moi qui eus toujours horreur du mystère et du
+meurtre, je me trouve plongé dans leur double gouffre infernal!
+Hâtons-nous, ou le sang va couler encore--celui du
+Hongrois.--Ulric!...--il a des satellites! Insensé! j'aurais dû le
+deviner depuis long-tems:--les loups fondent en troupe sur leur proie.
+Il a, comme moi, la clef de la porte qui conduit de l'autre côté dans la
+tourelle. Allons! et si je suis père d'un criminel, ne le soyons pas, du
+moins, de nouveaux crimes. Holà! Gabor, Gabor!
+
+(Il entre dans la tourelle, en refermant la porte derrière lui.)
+
+
+
+SCÈNE II.
+
+(L'intérieur de la tourelle.)
+
+GABOR et SIEGENDORF.
+
+
+GABOR.
+
+Qui m'appelle?
+
+SIEGENDORF.
+
+Moi,--Siegendorf! Prenez cela et fuyez! ne perdez pas un instant.
+
+(Il détache une rivière de diamans et d'autres pierreries, qu'il met à
+la hâte dans la main de Gabor.)
+
+GABOR.
+
+Qu'ai-je à faire de tout cela?
+
+SIEGENDORF.
+
+Ce que vous voudrez: vendez-les, gardez-les, et prospérez; mais ne
+tardez pas,--ou vous êtes perdu.
+
+GABOR.
+
+Vous avez, sur votre honneur, garanti mon salut!
+
+SIEGENDORF.
+
+Et c'est ainsi que je le dégage. Fuyez! je ne suis pas le maître, comme
+je le croyais, dans mon propre château, de mes propres
+domestiques,--bien plus, de ces murailles: autrement, je leur
+ordonnerais de m'écraser. Fuyez!--ou vous serez immolé par--
+
+GABOR.
+
+S'il en est ainsi, adieu donc! Rappelez-vous cependant, comte, que vous
+avez recherché cette entrevue fatale!
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, oui;--mais faites qu'elle ne devienne pas plus fatale
+encore.--Sortez!
+
+GABOR.
+
+Par la même porte?
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui, elle est sûre encore; mais ne restez pas dans Prague:--vous ne
+savez pas à qui vous avez affaire.
+
+GABOR.
+
+Je le sais trop bien;--je le savais même avant vous, malheureux père!
+Adieu!
+
+(Il sort.)
+
+SIEGENDORF, écoutant.
+
+Il a descendu l'escalier. Ah! j'entends la porte se refermer sur lui: il
+est sauvé! sauvé!--Oh! mon père!--la force m'abandonne.--
+
+(Il se laisse tomber sur un siége de pierre contigu au mur de la
+tour.--Ulric entre avec d'autres hommes armés et les épées nues.)
+
+ULRIC.
+
+Dépêchez!--il est là!
+
+LUDWIG.
+
+Le comte!--monseigneur!
+
+ULRIC, reconnaissant Siegendorf.
+
+Vous ici, monsieur!
+
+SIEGENDORF.
+
+Oui: si vous cherchez une seconde victime, frappez!
+
+ULRIC, le voyant dépouillé de ses diamans.
+
+Où est le fripon qui vous a volé? Amis! courez à sa recherche. Vous le
+voyez, je ne vous en imposais pas:--le misérable a dépouillé mon père de
+diamans qui pouvaient suffire à l'apanage d'un prince. Courez!--je ne
+tarderai pas à vous rejoindre.
+
+(Tous sortent, à l'exception de Siegendorf et d'Ulric.)
+
+ULRIC.
+
+Que signifie cela? Où est le voleur?
+
+SIEGENDORF.
+
+Ils sont _deux_; deux, monsieur: lequel cherchez-vous?
+
+ULRIC.
+
+Ne parlons pas de cela: il faut qu'on le trouve. Vous ne l'avez pas
+laissé échapper?
+
+SIEGENDORF.
+
+Il est enfui.
+
+ULRIC.
+
+Avec votre aide?
+
+SIEGENDORF.
+
+Avec mon aide la plus impatiente, la plus empressée.
+
+ULRIC.
+
+Cela étant, adieu.
+
+(Il fait un pas pour sortir.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Arrêtez! je le veux,--je le demande,--je l'implore! Ulric! voulez-vous
+donc m'abandonner?
+
+ULRIC.
+
+Quoi! rester pour être dénoncé, saisi, chargé de chaînes peut-être; et
+tout cela, par votre invincible faiblesse, votre demi-humanité, vos
+égoïstes remords, et cette pitié indécise qui sacrifie toute une famille
+pour laisser à un misérable les moyens de profiter de notre ruine! Non,
+non! désormais vous n'avez plus de fils.
+
+SIEGENDORF.
+
+Je n'en ai jamais eu, et plût au ciel que vous n'en eussiez jamais porté
+le vain nom. Où prétendez-vous aller? je ne veux pas que vous vous
+éloigniez sans ressources.
+
+ULRIC.
+
+Laissez-moi ces soins-là. Je ne suis pas seul, ni seulement l'héritier
+de vos domaines: j'ai à ma disposition dix mille épées, et non moins de
+coeurs et de bras.
+
+SIEGENDORF.
+
+Les bandits des forêts! avec qui le Hongrois vous rencontra d'abord à
+Francfort?
+
+ULRIC.
+
+Oui,--des hommes,--et des hommes dignes de ce nom! Allez dire à vos
+sénateurs qu'ils veillent sur Prague; dites-leur que leurs réjouissances
+pour la paix étaient prématurées, et qu'ils vont avoir affaire à plus de
+braves gens que n'en conduisit jamais Wallenstein!
+
+(Entrent Joséphine et Ida.)
+
+JOSÉPHINE.
+
+Qu'ai-je entendu, mon cher Siegendorf! Grâce au ciel, vous êtes sauvé.
+
+SIEGENDORF.
+
+Sauvé!
+
+IDA.
+
+Oui; mon bon père!
+
+SIEGENDORF.
+
+Non, non; je n'ai plus d'enfans. Gardez-vous de jamais m'appeler de cet
+horrible nom de père.
+
+JOSÉPHINE.
+
+Cher époux, que voulez-vous dire?
+
+SIEGENDORF.
+
+Qu'un démon a pris naissance dans vos flancs!
+
+IDA, prenant Ulric par la main.
+
+Qui ose parler ainsi d'Ulric?
+
+SIEGENDORF.
+
+Prenez garde, Ida; il y a du sang sur cette main.
+
+IDA, se baissant pour l'embrasser.
+
+Je l'effacerai de mes lèvres, quand ce serait le mien!
+
+SIEGENDORF.
+
+C'est aussi le vôtre!
+
+ULRIC.
+
+Adieu! Oui, c'est celui de votre père!
+
+(Ulric sort.)
+
+IDA.
+
+Juste Dieu! et c'est lui que j'aimais.
+
+(Elle tombe sans force. Joséphine reste muette d'horreur.)
+
+SIEGENDORF.
+
+Le malheureux, d'un seul mot, les a tuées.--Ma Joséphine! nous voilà
+restés seuls; et pourquoi ne l'avons-nous pas toujours été!--Tout est
+fini pour moi.--Ouvre-toi, maintenant, sépulcre de mon père! sa
+malédiction t'a creusé pour moi par les mains de mon fils.--C'en est
+fait de la race de Siegendorf!
+
+FIN DE WERNER.
+
+
+
+
+LETTRE
+À JOHN MURRAY,
+À L'OCCASION DU RÉVÉREND W. L. BOWLES,
+ET DE SES OBSERVATIONS CRITIQUES
+SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE POPE[5].
+
+[Note 5: Voyez, dans _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_, le
+passage relatif au révérend Bowles.]
+
+ Nuit et jour, les _boules_ m'amuseraient.
+ (_Ancienne chanson_.)
+
+Monsieur, ma mère est vieille: elle s'est un peu oubliée avec milady,
+qui ne peut supporter qu'on la contredise (et en cela, il n'y a personne
+qui ne lui ressemble).
+
+(CONTES DE MON HÔTE--_Les Puritains_.)
+
+Nous sommes obligés d'interrompre l'ordre naturel des publications de
+notre auteur, et d'insérer ici un morceau qui, nous l'avouons, eût été
+mieux à sa place parmi les _Miscellanées_. Mais il ne reste à publier
+des ouvrages dramatiques de Lord Byron que _les Foscari_ et _Caïn_; et
+l'étendue de chacune de ces deux pièces ne nous a pas permis de placer
+ici l'une ou l'autre, pour compléter notre volume.
+ P. P.
+
+
+
+
+LETTRE À JOHN MURRAY
+
+Ravenne, 7 février 1821.
+
+
+CHER MONSIEUR,
+
+Dans les diverses brochures de la polémique entre Pope et Bowles, que
+vous avez eu la bonté de m'envoyer, j'ai remarqué que les deux partis
+avaient jugé à propos de faire intervenir mon nom. M. Bowles, dans sa
+lettre à M. Campbell et dans sa réplique à la _Quarterly Review_, fait,
+à plusieurs reprises, allusion à ce qu'il lui plaît de nommer _une
+remarquable circonstance_; et, de leur côté, la _Quarterly_ et M.
+Gilchrist m'ont accordé le dangereux honneur d'une citation. Bien plus,
+M. Bowles me fait indirectement une sorte d'appel personnel, en disant:
+«Lord Byron, _s'il se souvient_ de la circonstance, pourra
+_attester_...» (_attester_ EN ITALIQUE, caractère assez déconsidéré
+aujourd'hui, en matière testimoniale[6].)
+
+[Note 6: Allusion satirique à l'interrogatoire de Bergami, dans le
+procès de la reine d'Angleterre.]
+
+Mais bien que j'aie depuis long-tems fixé en Italie ma résidence, je ne
+me mettrai pas à couvert derrière un _non mi ricordo_. Oui, _je me
+rappelle la circonstance_, et je ne vois aucune difficulté (dès que l'on
+m'en adjure) à la raconter aussi exactement que pourront me le permettre
+la distance des tems et les distractions naturellement causées par les
+événemens subséquens. En 1812, c'est-à-dire plus de trois ans après la
+publication des _Poètes anglais et des Réviseurs écossais_, j'eus
+l'honneur de rencontrer M. Bowles chez notre respectable hôte de _la Vie
+humaine_[7], etc., ce dernier Argonaute de la poésie classique en
+Angleterre, ce Nestor de la race infime des poètes contemporains. M.
+Bowles affirme que cette rencontre eut lieu _bientôt après la
+publication de la satire_, mais, à mes yeux, trois années sont une
+énorme fraction de l'immortalité présumée d'un poème moderne. Je n'ai
+pas gardé le moindre souvenir du _reste de la compagnie, se retirant
+dans une salle voisine_; et bien que la topographie de l'élégante et
+classique demeure de notre hôte soit encore présente à ma mémoire, je
+n'oserais déterminer dans quelle partie de la maison la conversation eut
+lieu: toutefois, le fait du poème qu'on se serait _levé_ pour prendre,
+semble indiquer la bibliothèque; et si l'on s'était au contraire
+_baissé_, il faudrait reconnaître _la garde-robe_.
+
+[Note 7: Rogers, auteur des _Plaisirs de la mémoire_ et du poème de _la
+Vie humaine_, que les Anglais ne mettent guère au-dessous de l'autre.]
+
+Je suppose encore que la _remarquable circonstance eut lieu après_
+dîner: le moyen de croire, en effet, que M. Bowles, en dépit de sa
+politesse et de son appétit, ait pu se décider à retenir _le reste de la
+compagnie_ dans l'autre salle, debout derrière leurs chaises, et cela,
+afin de continuer notre dissertation sur les _bois de Madère_[8], au
+lieu de faire circuler les trésors bachiques de cette île? Je me
+rappelle aussi fort bien et non sans plaisir, l'aimable enjouement de M.
+Bowles, l'élégance de ses manières, et l'agrément de sa conversation. Je
+parle _en général_, et non pas d'une conversation spéciale: car, pour ce
+qui touche aux propres _expressions_ que cite la brochure, je ne saurais
+(et lui non plus) assurer positivement qu'il les ait employées. Je ne me
+souviens nullement _de l'air sérieux_, et je croyais plutôt M. Bowles
+disposé à traiter légèrement la chose; car il me dit (si en cela il me
+dément, je n'ai rien à répondre) que plusieurs de ses meilleurs amis
+étaient venus à lui, en s'écriant: «Mon Dieu! Bowles! comment diable
+avez-vous imaginé que les bois de Madère[9], etc., etc.» Ajoutant qu'il
+avait eu quelque peine à leur démontrer, le livre en main, que jamais il
+n'avait fait faire à ces bois rien de semblable.
+
+[Note 8: Description placée dans le poème de Bowles, sur l'_Esprit de
+découverte_, publié en 1805: _The spirit of découverte_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+[Note 9: Ajoutez: «eussent jamais tremblé au bruit d'un baiser?» Voyez
+_les Poètes anglais_, etc.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+Il avait raison, et les torts étaient de mon côté; ils y sont restés
+jusqu'à ce moment où j'en fais l'aveu. Avant de commettre une
+inexactitude capable de causer de la peine à quelqu'un, j'aurais dû, je
+l'avoue, y regarder à deux fois. Le fait est que, tout en ayant lu
+auparavant l'_Esprit de Découverte_, j'avais emprunté à la _Revue_ la
+citation; de plus, la méprise était de mon fait, et non celui de la
+_Revue_, qui avait, je crois, rapporté assez correctement le passage.
+J'ai donc commis, je ne sais comment, une bévue, en attribuant les
+frémissemens des amans aux _bois de Madère_; et je déclare, au besoin
+même j'atteste aujourd'hui que les bois ne frémirent pas au bruit d'un
+baiser, mais bien les amans. Je cite de mémoire--
+
+ Un baiser
+ Soudain troubla le silence attentif, etc., etc.
+ Ils (les amans) ont frémi, comme si le pouvoir, etc.
+
+Et si j'avais pu croire que M. Bowles eût vu avec le plus léger plaisir
+cette déclaration, je n'aurais pas attendu neuf ans pour la faire, bien
+que _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_ eussent été supprimés
+quelque tems avant notre rencontre chez M. Rogers. Notre digne hôte
+aurait pu lui dire que c'était surtout d'après ses représentations que
+j'avais résolu d'anéantir cette satire. En effet, on en préparait une
+édition nouvelle, quand M. Rogers m'avertit que «j'étais _maintenant_ en
+rapport avec plusieurs de ceux dont j'avais parlé, et que je comptais
+même quelques amis dans ce nombre. Il connaissait, ajouta-t-il, entre
+autres, une famille qui verrait la suppression de l'ouvrage avec un
+plaisir extrême.» Je n'hésitai pas un moment: l'impression fut
+sur-le-champ arrêtée; et ce n'est pas ma faute si l'on en a vendu de
+nouvelles depuis ce tems.
+
+En avril 1816, quand je quittai l'Angleterre, je n'éprouvai pas un
+violent entraînement à occuper encore de moi cette contrée; et mon
+dernier acte, je crois, au milieu des distractions d'une nature
+différente qui s'offraient à moi, fut alors de signer une procuration
+pour vous autoriser à prévenir ou arrêter les réimpressions que l'on
+pourrait tenter de cet ouvrage, et qu'on en avait déjà faites en
+Irlande. Il est encore à propos de remarquer que c'est d'après leurs
+avances ou celles de leurs amis, que je me liai par la suite avec les
+personnes dont j'avais cité, dans ma satire, les noms et les ouvrages.
+Je ne me souviens pas d'avoir jamais cherché à faire connaissance avec
+un seul. Il en est parmi eux dont je n'ai même encore vu que les
+lettres; un, entre autres, auquel j'ai le premier écrit, mais en
+conséquence d'une communication de vive voix faite avec bienveillance
+par une personne tierce.
+
+J'ai cru devoir un instant m'arrêter sur ces détails, parce qu'on m'a
+plusieurs fois amèrement reproché d'avoir voulu _supprimer_ cette
+satire. Jamais, et ceux qui me connaissent le savent bien, je n'ai
+reculé devant les conséquences personnelles d'une semblable publication.
+Si j'ai pu songer plus tard à l'anéantir, c'est qu'ayant conservé sur
+elle mes droits d'auteur j'en étais le meilleur juge et le maître
+incontestable. Je viens de déterminer les circonstances qui m'y
+engagèrent; c'est aux juges à les apprécier d'après leur candeur ou leur
+malveillance. M. Bowles me fait l'honneur de parler de mon _ame noble_,
+de ma _généreuse magnanimité_, et tout cela parce que _si le livre
+n'avait pas été supprimé, la circonstance y eût été rappelée_. Pour moi,
+je ne vois nulle noblesse d'ame dans un acte de simple justice; et quant
+au mot _magnanimité_, je le hais depuis que j'ai vu les imposteurs les
+plus grossiers en être gratifiés par les sots les plus incontestables.
+Cette éternelle _circonstance_, je l'aurais expliquée, malgré la
+suppression du livre, pour peu que M. Bowles en eût jamais exprimé le
+désir; et j'aurais répété ce que dit le galant _Galbraith_ au bailli
+Jarvie: «Eh bien! le diable emporte la méprise et tout ce qu'elle a
+occasionné.» Pendant les dix dernières années qui viennent de s'écouler,
+j'aurais eu à me plaindre, une fois au moins par mois, de méprises aussi
+fortes et plus graves même, concernant mon caractère personnel ou
+littéraire; cependant, je n'ai jamais songé à les relever, une fois les
+quarante-huit heures passées sur l'erreur ou la calomnie.
+
+Un mot ou deux maintenant relativement à Pope, sur lequel vous avez mon
+opinion plus largement développée dans une lettre inédite _sur_ ou à (je
+ne le sais plus) l'éditeur du _Blackwood's Edinburgh Magazine_; et, je
+l'avoue, je crains bien que M. Bowles ne partage plus ici mes sentimens.
+
+J'ai quelque regret, sans doute, d'avoir publié _les Bardes anglais et
+les Réviseurs écossais_; mais, dans cet ouvrage, ce qui m'en inspire le
+moins, est le passage relatif à M. Bowles, et son édition de Pope. En
+1807 et 1808, époque de l'impression, M. Hobhouse désira m'y voir
+consigner notre commune opinion sur ce sujet; mais j'avais achevé ma
+_tâche_, j'éprouvais de la fatigue, je le priai donc de le faire à ma
+place. Il y consentit; et l'on peut voir, dans la première édition des
+_Bardes anglais_, ses quarante vers sur le Pope de M. Bowles; ils sont
+aussi sévères et bien autrement poétiques que les miens, sur le même
+sujet, dans la seconde. Mais comme je mettais mon nom à cette
+réimpression, j'avais dû retrancher la tirade de M. Hobhouse, pour y
+substituer la mienne: par là, l'ouvrage y gagna moins que M. Bowles;
+c'est d'ailleurs, ce que j'ai déclaré dans la Préface de la deuxième
+édition. Depuis longues années, je n'avais pas relu ce poème; et pour le
+rappeler aujourd'hui à mon souvenir, il n'a fallu rien moins que
+l'obligeance de la _Quarterly Review_, de M. Octavius Gilchrist et de M.
+Bowles lui-même. Or, je suis désolé de le dire, en revoyant ces anciens
+vers, je me repens d'avoir exprimé d'une manière si concise l'opinion
+que je me suis faite de l'édition de Pope. M. Bowles dit: «Lord Byron
+_sait_ bien que je _ne_ mérite _pas_ le caractère qu'on m'impute.» Je ne
+_sais_ rien de pareil. J'ai, dans la meilleure société de Londres,
+rencontré, par hasard, M. Bowles; j'ai cru voir, en lui, un homme
+aimable, bien élevé, et d'un très-grand mérite. Je ne souhaiterais que
+de me trouver une fois la semaine à table près d'une personne aussi
+agréable; mais voilà tout. Quant au fond _de son caractère_, je n'en
+connais absolument rien. De ses dehors, j'en fais le plus grand cas;
+cependant, je ne juge plus un homme d'après ses dehors, depuis qu'il
+m'est arrivé d'être volé par l'homme du monde le mieux élevé, et que
+j'ai fait connaissance avec Ali-Pacha, dont la politesse était des plus
+exquises. Si M. Bowles n'est pas seul coupable de l'édition de Pope, je
+ne lui ferai pas l'_injustice_ de juger, d'après ce fait, de son
+caractère; ou, s'il en est autrement, la _justice_. Je ne veux pas
+mériter le titre d'exécuteur des hautes oeuvres littéraires ou
+personnelles. M. Bowles individu, et M. Bowles éditeur, sont, à mes
+yeux, les deux choses du monde les plus opposées,
+
+ Et de lui-même il est une--antithèse.
+
+Je ne dirai pas _vile_, le mot est trop cru: ni _trompeuse_, parce que
+cette épithète est trop longue de deux syllabes; mais je laisse au
+lecteur le soin de remplir la lacune à sa guise.
+
+Au reste, ce que j'entrevis de M. Bowles augmenta mes regrets et ma
+surprise de ce qu'il employait ses talens à pareille tâche. Sot, on
+pourrait l'excuser; indigent, ou privé de considération, on trouverait
+moyen d'expliquer sa conduite: mais il est précisément l'opposé de cela;
+et avec les idées et les sentimens que Pope m'inspire, je suis incapable
+de comprendre ses motifs. Il faut pourtant appeler les choses par leur
+nom; et je ne puis dire, de son édition de Pope, que c'est une oeuvre de
+_candeur_; je trouve même une déplaisante affectation de cette qualité,
+et dans cette oeuvre, et dans les brochures dernièrement publiées.
+
+ Et pourquoi _renier encor_ ses prisonniers?
+
+«J'ai vu, dit M. Bowles dans ses lettres à Martha Blount, des passages
+que je n'ai pas publiés, et que _jamais, je l'espère_, personne ne
+publiera, tant leur grossière _licence_ suppose une _grossière_
+débauche.»
+
+Voilà, certes, un piquant jeu de mots! De tels passages peuvent exister
+ou ne pas exister; et Pope qui, bien que catholique, n'était pas un
+moine, peut fort bien s'être quelquefois oublié au tems de sa jeunesse,
+soit en paroles, soit même en actions, auprès d'une femme. Cela
+suffit-il pour justifier une aussi grave imputation? Et quel est donc,
+en Angleterre, l'homme marié, d'un certain rang (s'il n'est pas entré
+dans les ordres), dont la jeunesse ne présente pas des désordres bien
+autrement graves que ceux dont peuvent donner l'idée les lettres de
+Pope? À compter de ses premières années, ce grand poète ne cessa
+d'occuper l'attention publique. Il eut, pendant sa vie, tous les sots
+pour ennemis; et après sa mort, j'ai regret de le dire, quelques
+personnes qui n'ont pas, pour justifier leurs diffamations, la même
+sottise. Eh bien! qu'ont prouvé leurs ardentes attaques et leurs
+découvertes partiales?--une _liaison_ équivoque avec Martha Blount,
+occasionnée par ses infirmités autant que par ses passions; un amour
+sans espérance pour lady Mary W. Montagu; une anecdote de Cibber, et
+deux ou trois libres passages de ses ouvrages. Qui pourrait sortir plus
+pur d'une enquête malveillante faite sur une vie de cinquante-six
+années? Et pourquoi vient-on, aujourd'hui, nous entretenir de semblables
+fragmens, supposé qu'ils existent? M. Bowles nous dira-t-il quel parti
+l'on peut tirer de cette exhumation de lettres et d'anecdotes? J'ai vu,
+moi-même, une collection des lettres d'un autre poète éminent et même
+prééminent; eh bien! elles sont d'une indécence grossière, et si
+artificieusement abominables, que je ne crois pas qu'on puisse leur rien
+comparer en ce genre dans notre langue. Ce qu'il y a d'étrange, c'est
+que plusieurs sont placées en forme de _post-scriptum_ au bas de ses
+lettres sérieuses et les plus sentimentales, et qu'elles se trouvent
+réunies à des morceaux de prose ou de vers de l'indécence la plus
+hyperbolique. Il n'est plus, et il a dit de lui-même, que «si
+l'_obscénité_ (employant une expression bien plus grossière) est un
+péché mortel, il ne peut certainement être sauvé.» Ces lettres existent;
+beaucoup d'autres personnes les connaissent aussi bien que moi. Mais je
+le demande, l'_éditeur_ de ses oeuvres eût-il témoigné sa _candeur_, en
+n'y faisant même que des allusions? Pour moi, spectateur indifférent,
+rien n'aurait pu me décider à les indiquer, sans la malheureuse
+tentative que l'on a faite pour flétrir la mémoire d'un homme tel que
+Pope.
+
+Que dirions-nous d'un éditeur d'Addison qui citerait le passage suivant
+des lettres de Walpole à George Montagu? «Le docteur Young a publié un
+nouvel ouvrage, etc. M. Addison, au moment de mourir, envoya chercher le
+jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir
+un chrétien; mais par malheur il mourait pour avoir trop bu
+d'_eau-de-vie_; et rien ne contribue à calmer les terreurs de la mort,
+comme les épanchemens d'ivresse! Mais gardez-vous de répéter cela à
+Goth, où vous vous trouvez.» Maintenant, supposons que l'éditeur ait
+fait précéder ce passage de ces mots:--Horace Walpole parle d'un fait
+qui, s'il est vrai, est singulièrement _scandaleux_. Walpole informe
+Montagu, qu'Addison, avant de mourir, envoya chercher le jeune comte de
+Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien;
+mais que malheureusement il mourait ivre, etc., etc.
+
+Quelque chose que l'on puisse dire ailleurs ou sur la même page, quelque
+incrédulité que l'on affecte, en exprimant toujours _la même candeur_,
+je dirai que l'éditeur était un sot ou un menteur; jamais il ne devait
+accueillir une telle anecdote (à moins qu'elle ne lui fût évidemment
+prouvée), si ce n'est pour exprimer rapidement l'indignation qu'elle lui
+avait inspirée. Pourquoi les mots _s'il est vrai_? on n'y reconnaît pas
+le cachet de l'incrédule. Pourquoi appuyer les prétendus désordres de
+Pope, du témoignage de Cibber, et qu'est-ce que tout cela prouve? Que
+Pope, très-jeune encore, fut une fois entraîné par un gentilhomme avec
+lequel il avait joué, dans une maison de prostitution. Crime horrible!
+Mais M. Bowles n'a pas toujours été ecclésiastique; quand il était fort
+jeune, n'a-t-il jamais cédé à de pareilles séductions? Si j'étais en
+humeur de conter, et de répéter deux petites anecdotes, je pourrais dire
+de M. Bowles une bien meilleure histoire que celle de Cibber, et fondée
+sur une bien meilleure autorité, celle de M. Bowles lui-même. Elle, n'a
+pas été racontée par lui en ma présence, mais devant un tiers qu'il
+arrive à M. Bowles de nommer plusieurs fois dans le cours de ses
+répliques. Cette personne me l'a donnée comme une anecdote récréative et
+piquante, et elle ne se trompait pas, quels que fussent d'ailleurs ses
+autres mérites. Mais, pour une folie de jeunesse, faudra-t-il accuser M.
+Bowles d'un penchant au libertinage ou à la débauche? Et pour n'avoir
+pas toujours été un prêtre, n'en est-il pas moins aujourd'hui un pieux
+et brave homme? Loin de cela; je consens à le tenir pour une honnête
+personne, presque aussi honnête que Pope, mais non pas meilleure que
+lui.
+
+Le fait est que, de nos jours, le grand _primum mobile_ de l'Angleterre
+est la _phraserie_: phraserie politique, phraserie poétique, phraserie
+religieuse, phraserie morale, mais toujours, et dans tous les accidens
+de la vie, de la phraserie. C'est la mode, et tant qu'elle durera, elle
+entraînera toujours ceux qui ne peuvent vivre qu'en se conformant au ton
+du jour. Je dis phraserie, parce que c'est une affaire de mots sans la
+plus légère influence sur la conduite. Les Anglais n'en sont pour cela
+ni plus sages ni meilleurs, mais beaucoup plus pauvres, plus divisés
+entre eux, et bien autrement dépravés qu'ils ne l'étaient avant la vogue
+donnée à ce verbal _décorum_. Cette horreur nerveuse pour les amours
+équivoques et très-contestables du pauvre Pope (car Cibber lui-même
+avoue qu'il prévint le danger des aventures dans lesquelles il allait
+s'embarquer), fait très-bien dans une brochure de controverse; mais tous
+les gens du monde qui connaissent ce que c'est que la vie, ou du moins
+ce qu'elle était pour eux dans leur jeunesse, ne manqueront pas de rire
+des plaisantes preuves sur lesquelles se trouve fondée l'accusation
+d'une _sorte de passion libertine_, et les hommes graves regarderont
+sans doute ceux qui, d'après un fait isolé, se permettent une pareille
+imputation, comme des fanatiques ou des hypocrites, et tous les deux,
+peut-être. On trouve quelquefois, dans un heureux mélange, ces deux
+qualités confondues.
+
+M. Octavius Gilchrist parle avec une extrême irrévérence d'un _second
+verre de chaud Négus_. Qu'entend-il par là? y a-t-il dans le Négus
+quelque mal? offre-t-il pour les moeurs plus de danger quand on le boit
+_chaud_? ou bien encore M. Bowles boit-il du Négus? J'ai de lui
+meilleure opinion. J'espérais que jamais il ne buvait que du vin non
+mélangé, ou que du moins,--comme l'official de Jonathan Wild, il
+préférait le _punch_, «attendu qu'on ne trouvait rien contre lui dans
+l'écriture.» Je serais désolé de croire que M. Bowles fût passionné pour
+le Négus; c'est une liqueur trop _candide_; un compromis trop commode
+entre la passion du vin et les avantages de l'eau. Mais les goûts
+diffèrent chez les différens écrivains. Le juge Blakstone (il avait fait
+des vers dans sa jeunesse) composa ses doctes commentaires avec une
+bouteille de Porto devant lui. Addison ne savait pas dire un mot de
+spirituel avant d'avoir pris une semblable dose: et peut-être le régime
+de ces deux grands hommes valait-il celui d'un soi-disant poète de nos
+jours, qui, après avoir grimpé sur de hautes montagnes, revient, se met
+au lit, et de là dicte ses vers, en dévorant, durant l'opération, nombre
+de tartines de beurre.
+
+Maintenant je reviens à M. Bowles, et à ses _invariables_ principes de
+poésie. M. Bowles et quelques-uns de ses correspondans les déclarent
+incontestables, du moins sont-ils incontestés par Campbell, qui semble
+avoir été étourdi du fracas de ces mots. On dit que le sultan offrit
+autrefois de s'allier à un roi de France, parce que, comme lui, il
+haïssait le mot de _ligue_; preuve que sa hautesse entendait le
+français: M. Campbell n'a pas besoin de mon alliance sans doute, et je
+n'ai pas la prétention de la lui proposer; mais je hais souverainement
+le mot _invariable_. Qu'y a-t-il en effet parmi les hommes, poésie,
+philosophie, génie, sagesse, science, gloire, puissance, ame, matière,
+vie ou mort, qui puisse se vanter d'être invariable? Je veux bien mettre
+les choses divines hors de la question. De tous les noms dont on a
+jamais eu l'arrogance de baptiser un livre, le plus ridicule est sans
+contredit un pareil titre dans une brochure. C'est à M. Campbell à
+répondre de l'ouvrage en lui-même, et de venger l'honneur de son
+_vaisseau_[10], que M. Bowles déclare de l'air le plus triomphant avoir,
+dès le premier feu, coulé bas.
+
+ Il y avait, a-t-il dit, un vaisseau;
+ Vieux coquin, livre-moi passage,
+ Ou mon bâton te fait sauter.
+
+[Footnote 10: Voyez la Préface des _Specimen of english poetry_, dans
+laquelle Campbell, pour mieux réfuter le système littéraire de M.
+Bowles, emploie la comparaison d'un _vaisseau de ligne prêt à être lancé
+en mer_.
+
+(_N. du Tr._)]
+
+Cela n'est pas mon affaire; mais j'ai commencé (non pas de mon plein
+gré, mais sollicité par les fréquentes allusions que l'on faisait à mon
+nom dans les brochures), et je suis comme un Irlandais au milieu de la
+bagarre, attaquant tout ce qui s'offre devant lui. Je dirai donc un ou
+deux mots sur la comparaison du _vaisseau_.
+
+M. Bowles prétend que le _vaisseau de ligne_ de Campbell tire tout son
+mérite poétique, non pas de l'_art_, mais de la _nature_. «Otez, dit-il,
+les vagues, les vents, le soleil, etc., et le vaisseau n'est plus qu'une
+pièce de canevas grossier sur trois grandes perches.» Rien de plus vrai;
+ôtez les _vagues_, les _vents_, il n'y aura plus même de vaisseau,
+non-seulement pour l'usage des poètes, mais pour tout autre usage; ôtez
+le _soleil_, et force nous sera de lire le pamphlet de M. Bowles à la
+chandelle. Mais la _poésie_ du vaisseau ne dépendait pas des _vagues_,
+etc.; bien au contraire: le vaisseau répandait sur les vagues les idées
+poétiques qui l'escortaient, et donnait un nouveau lustre à celles qui
+étaient inhérentes à elles-mêmes. Ce n'est pas que je prétende nier que
+les vagues et les vents, le soleil par-dessus tout, soient éminemment
+poétiques: nous le savons trop à nos dépens, par les nombreuses
+descriptions en vers qu'on en a faites. Mais si les vagues n'offraient
+que de l'écume à leur surface, si les vents ne poussaient sur les
+rivages que de l'algue marine; si le soleil n'éclairait ni pyramides, ni
+flottes, ni forteresses, ses rayons répandraient-ils la même impression
+poétique? Je ne le crois pas; et du moins conviendra-t-on ici qu'il y a
+réciprocité de poésie. Arrachez le vaisseau au calme sein des ondes, et
+les calmes ondes n'offrent plus qu'un spectacle, qu'un objet
+singulièrement monotone, surtout si les ondes ne sont pas claires;
+témoin la plupart des hommes qui passent à côté d'elles sans les
+regarder. Qui donc peut exciter l'intérêt des mêmes spectateurs, quand
+on lance à l'eau quelque bâtiment? Ils ont pu voir les _calmes ondes_ à
+Wapping, dans le bassin de Londres ou dans le canal Paddington, dans une
+fosse à cheval, dans une marre, ou dans tout autre réservoir; ils ont pu
+entendre les vents siffler au travers des ouvertures d'une étable à
+pourceaux ou des auvents d'un grenier; ils ont pu voir le soleil
+éclairer la livrée d'un laquais ou le cuivre d'une bassinoire: et
+cependant, quelle poésie ont répandu sur ces objets le calme des ondes,
+le sifflement des vents ou les rayons du soleil? aucune, à mon avis. M.
+Bowles prétend que le _vaisseau_ n'est poétique que par l'effet de ses
+accessoires; mais s'ils ont pu jeter sur un objet naturellement
+prosaïque, un manteau de poésie, ils pourront en couvrir également
+d'autres objets, surtout quand le premier est un vaisseau de ligne, qui,
+dépouillé de ses accessoires, c'est-à-dire ses mâts, ses voiles et ses
+pavillons, n'offre plus qu'un _grossier canevas_ et de _longues
+perches_. Et, vraiment, un vaisseau n'est que cela, comme la porcelaine,
+de la terre; l'homme, de la poussière, et la chair, de l'herbe.
+Cependant, combien d'idées poétiques ne réveillent-ils pas, du moins
+l'homme et sa matérielle enveloppe?
+
+M. Bowles a-t-il jamais contemplé la mer? je le présume, du moins sur
+des tableaux de marine. Qu'il nous dise si quelque artiste a jamais
+peint la mer _isolément_, et sans y joindre un vaisseau, une barque, un
+naufrage, ou quelque autre accessoire? Qu'il nous dise lequel des deux
+est plus attrayant, plus moral, plus poétique, de la mer seule, ou de la
+mer représentée avec un vaisseau rompant sa vaste mais fatigante
+monotonie? Un orage est-il plus inspirateur sans un vaisseau qui le
+supporte? Et, dans le poème du _Naufrage_, qui nous intéresse davantage,
+du bâtiment entr'ouvert ou de l'orage? Tous deux, sans doute, nous
+frappent vivement; mais sans le vaisseau, quel souci prendrions-nous de
+la tempête? Il faudrait tomber dans une description purement
+descriptive, genre de poésie qui ne fut jamais placé au premier rang de
+l'art.
+
+Je crois avoir quelque droit à parler de sujets maritimes, du moins à
+nos poètes; car à l'exception de Walter Scott, Moore et Southey
+peut-être, qui ont voyagé, j'ai traversé à la nage plus de milles que
+tout le reste des versificateurs contemporains n'en a parcourus à bord
+d'un vaisseau; j'ai souvent vécu pendant plusieurs mois sans
+interruption sur un vaisseau; et depuis que j'ai quitté l'Angleterre,
+j'ai à peine passé un mois privé de la vue de l'Océan. Je fus nourri sur
+ses rivages de deux à dix ans. Je me souviens qu'en 1810, me trouvant
+dans une frégate anglaise ancrée sur la pointe de Sigée, il s'éleva à la
+chute du jour un coup de vent assez violent pour nous faire croire que
+le vaisseau allait rompre le câble, et s'éloigner de l'ancrage. M.
+Hobhouse, quelques officiers et moi-même, nous avions remonté des
+Dardanelles jusqu'à Abydos, et nous étions justement revenus à tems.
+L'aspect d'un orage dans l'Archipel est aussi poétique qu'on puisse
+l'imaginer; la mer est là singulièrement resserrée, impétueuse et
+terrible, la navigation y est sans cesse rompue et embarrassée par les
+îles et les courans contraires. Le cap Sigée, les tertres de la Troade,
+Lemnos, Ténédos, tout contribuait à l'effet du tableau, mais ce qui
+semblait alors le plus poétique, c'était une multitude de (environ deux
+cents) barques grecques et turques, obligées de flotter çà et là contre
+le vent, éloignées de leurs périlleux ancrages, et se dirigeant les unes
+vers Ténédos, d'autres vers quelques îles voisines, d'autres en pleine
+mer, et d'autres peut-être vers la vie éternelle. La vue de ces petits
+bâtimens sautillant à travers l'écume dans le crépuscule, tantôt
+s'élevant et tantôt disparaissant entre les vagues et dans une
+demi-obscurité; leurs voiles tout-à-fait blanches (car dans le Levant
+les voiles ne sont pas d'un _grossier canevas_, mais de coton blanc)
+glissant à travers les flots aussi vivement mais avec moins de sécurité
+que les mouettes perchées sur leur sommet; ajoutez leur évidente
+détresse, leur exiguïté dans le lointain, leur réunion, leur faiblesse
+comparée à la force de l'élément gigantesque qu'ils combattaient et qui
+ébranlait jusqu'à notre vaisseau; tout, en un mot, produisait en moi des
+impressions bien plus poétiques que ne l'eût fait la mer avec toute son
+immensité déserte, et les vents furieux, s'ils n'eussent pas joué un
+rôle nécessaire dans ce magnifique tableau.
+
+C'est un beau spectacle que la vue du Pont-Euxin; le port de
+Constantinople est le plus beau havre du monde, et pourtant je ne puis
+m'empêcher de croire qu'une vingtaine de vaisseaux de ligne,
+quelques-uns de cent quarante canons, ne contribuassent encore à le
+rendre plus poétique, durant le jour, aux rayons du soleil, et mieux
+encore la nuit, car les Turcs illuminent leurs vaisseaux de guerre d'une
+manière extrêmement pittoresque. Et pourtant tout cela est _artificiel_.
+Quant à l'Euxin, j'ai vu les Nymplegades, je me suis assis près de
+l'autel brisé dont les débris sont encore exposés au vent dans l'une de
+ces îles; j'ai senti, en répétant les premiers vers de _Médée_, tout ce
+que ces lieux avaient de poétique; mais à quoi le devaient-ils, sinon au
+souvenir de l'_Argo_? ils le devenaient même davantage par la vue
+lointaine de quelques vaisseaux marchands arrivant d'Odessa. Mais, dit
+M. Bowles, pourquoi faites-vous sortir des chantiers votre vaisseau? Je
+l'ignore vraiment, si ce n'est parce qu'on ne construit les vaisseaux
+que pour être lancés. Les flots sans doute, etc. ajoutent à leur
+caractère poétique, mais ils ne le _créent_ pas, et le vaisseau
+reconnaît amplement ce qu'il leur doit: ils se prêtent un secours
+mutuel; l'eau est plus poétique avec le vaisseau,--le vaisseau le
+devient moins sans ses ondes. Mais encore un vaisseau sur sa quille
+offre-t-il quelque chose en lui-même de grand et de poétique. Une
+vieille barque avec sa voile retournée, abattue sur un sable désert, est
+un objet _poétique_ (et Wordsworth, qui peut faire un poème sur une
+cuvette, ou sur un enfant aveugle, peut le dire aussi bien que moi);
+mais une immensité de sable et de vagues paisibles sans un seul bateau
+serait aussi lourdement prosaïque que le premier venu des pamphlets que
+l'on vient de publier.
+
+Qui produit la poésie dans l'image du _marble waste of Tadmor_ (marbre
+désert de Tadmor), ou dans l'_Ode à la Solitude_ de Grainger, tant
+admirée par Johnson? Est-ce le _marbre_ ou le _désert_? l'artificiel ou
+le naturel? Mais le désert ici est comme tous les autres déserts; c'est
+donc le _marbre_ de Palmyre qui fait toute la beauté poétique des lieux
+et de ce passage.
+
+L'Hymette et ses beautés arides; toute la côte de l'Attique, ses
+collines et ses montagnes; Pentélicus, Anchesmus, Philoppapus, etc.,
+etc., sont en eux-mêmes poétiques, et le seraient encore, quand même le
+nom d'Athènes, des Athéniens et des ruines anciennes serait effacé du
+souvenir des hommes. Mais dira-t-on que, sans l'_art_ de l'Acropolis, du
+temple de Thésée, et de tous les glorieux monumens du goût et du génie
+des Grecs, la _nature_, en Attique, présenterait plus de poésie?
+Demandez aux voyageurs ce qui les frappe davantage, du Parthénon ou du
+rocher sur lequel il est assis? des _colonnes_ du cap Colonna, ou du cap
+lui-même? des rochers qui s'élèvent à ses pieds, ou du souvenir de
+Falconer, dont le _vaisseau_ vint se briser sur eux? Il y a des rochers
+et des caps par milliers, beaucoup plus pittoresques que ceux de
+l'Acropolis et du cap Sunium; mais produisent-ils la même impression
+qu'une foule de sites sauvages en Grèce, en Suisse, dans l'Asie-Mineure,
+et même en Portugal, près de Sintra, et qu'une foule de points de vue
+d'Italie et des Sierras d'Espagne? Mais c'est l'_art_, ces colonnes, ces
+temples, ce vaisseau submergé, qui font leur antique et leur moderne
+poésie, plutôt que les lieux en eux-mêmes. Sans les premiers, les
+seconds seraient oubliés et inconnus, ensevelis comme Ninive et
+Babylone, dans un amas confus, dépourvu de poésie et comme sans
+existence. Mais, dans quelques lieux du monde que l'on transporte ces
+ruines vénérables, si toutefois elles étaient susceptibles de transport,
+les obélisques, le Sphinx et la statue de Memnon, on y reconnaîtrait
+toujours la même perfection de beauté, la même auréole de poésie. J'ai
+réclamé, et je réclamerai toujours contre le pillage des ruines
+d'Athènes, fait dans la vue d'initier les Anglais dans les secrets de la
+sculpture; mais pourquoi l'ai-je fait? ces _ruines_ sont aussi poétiques
+à Piccadilly qu'elles pouvaient l'être au Parthénon; mais le Parthénon
+et ses rochers le deviennent beaucoup moins sans elles. Telle est la
+poésie de l'art.
+
+M. Bowles prétend encore que, s'il y a de la poésie dans les Pyramides
+d'Égypte, c'est par leur association à des déserts sans bornes; et
+qu'une pyramide de la même dimension n'aurait pas le même caractère de
+sublime sur l'emplacement de l'hôtel de Lincoln. Non, sans doute; mais
+ôtez les pyramides, que restera-t-il aux _déserts_? Faites disparaître
+Ston-Henge de la plaine de Salisbury, et il n'y restera rien de plus
+remarquable que dans la bruyère de Hounslow, ou toute autre plaine sans
+bornes. Pour moi, je trouve que l'église de Saint-Pierre, le Colysée, le
+Panthéon, le mont Palatin, l'Apollon, le Laocoon, la Vénus de Médicis,
+l'Hercule, le Gladiateur mourant, le Moïse de Michel-Ange, et tous les
+plus beaux ouvrages de Canova (j'ai parlé plus haut de ceux de
+l'ancienne Grèce, encore debout dans cette contrée ou transportés en
+Angleterre) sont aussi _poétiques_ que le mont Blanc ou le mont Etna, et
+peut-être plus encore, car ils offrent une manifestation directe de
+l'ame, et, jusque dans leur conception, ils _présupposent_ la poésie.
+Ils participent d'ailleurs, sous ce rapport, à quelque chose de la vie
+actuelle, qu'il est impossible de retrouver dans les ouvrages inanimés
+de la nature, à moins de croire, avec Spinosa, que le monde est Dieu.
+
+On ne peut, certes, imaginer rien de plus poétique que la ville de
+Venise: cela dépend-il de la mer ou des canaux?--
+
+ Écume et fange d'où sortit l'orgueilleuse Venise.
+
+Est-ce le canal qui coule entre le palais et la prison, est-ce le _Pont
+des Soupirs_, placé près de là, qui la rendent si poétique? Est-ce le
+_canal Grande_, le _Rialto_ qui le traverse, les églises qui le
+dominent, les palais qui le bordent, et les gondoles qui glissent sur
+les eaux; est-ce tout cela qui, dans cette ville, séduit l'imagination
+plus vivement que Rome elle-même? Mais, dira peut-être M. Bowles, _sans_
+l'eau, le Rialto n'est plus que du marbre; les palais et les églises,
+des amas de pierres, et les gondoles une _grossière_ toile noire jetée
+sur quelques planches de bois découpé, avec un morceau de fer
+grotesquement contourné à la proue. Et moi, je réponds que sans tout
+cela, l'eau ne serait plus qu'un fossé couleur de terre; et quiconque
+prétend le contraire mérite d'aller au fond des lieux où les héros de
+Pope reçoivent les embrassemens des nymphes de la fange. Il n'y aurait
+rien de plus poétique dans le canal de Venise que dans celui de
+Paddington si l'on n'y voyait pas les accessoires de l'art dont je viens
+de parler; et pourtant la nature y déploie toute sa richesse, puisqu'il
+est formé par la mer et par les îles innombrables qui servent de base à
+cette ville extraordinaire.
+
+Il n'est pas jusqu'aux cloaques de Tarquin, à Rome, qui ne soient aussi
+poétiques que Richmond-Hill; bien des gens même leur donneront la
+préférence. Ne reconnaissez dans le Tibre et les sept montagnes, que ce
+qu'on y voyait au tems d'Évandre: puis, que M. Bowles, M. Wordsworth, M.
+Southey ou quelqu'autre _amant de la nature_ fassent là-dessus un poème,
+et vous me direz ce qui dans leur ouvrage vous semblera plus poétique
+que le _Livre guide_ où nous trouvons le chemin qui conduit de
+Saint-Pierre au Colysée, et ce qu'il y a sur la route de digne d'être
+vu. Ces lieux-là nous intéressent dans Virgile, mais c'est parce qu'ils
+_seront_ un jour _Rome_, et non parce qu'ils sont la propriété
+d'Évandre.
+
+M. Bowles essaie ensuite d'enrôler sous ses drapeaux Homère, pour
+répondre à la remarque de M. Campbell, que le prince des poètes était un
+grand peintre des ouvrages de l'art. M. Bowles prétend qu'en cela ses
+beautés dépendent des rapports qu'elles présentent avec la nature. «Le
+bouclier d'Achille emprunte son intérêt poétique des sujets qu'il
+représente;» mais la _lance_ d'Achille, et le heaume et la cotte de
+maille de Patrocle, et l'armure céleste et jusqu'aux espèces de
+_cuissards_ des Grecs, à quoi doivent-ils l'intérêt qu'ils inspirent?
+Sans doute, et uniquement aux jambes, au dos, à la poitrine, au corps
+humain en un mot qu'ils défendent. S'il en était autrement, mieux eût
+valu les faire combattre nus, et nous devrions trouver les boxeurs
+Gulley et Gugson, avec leurs paires de caleçons, plus poétiques
+qu'Hector et Achille, avec leurs brillantes armures et leurs javelots
+héroïques.
+
+Au lieu du retentissement des heaumes, du cri des chariots, du cliquetis
+des lances, de l'éclair des épées, du froissement des boucliers et des
+cuirasses, pourquoi ne pas se figurer les Grecs et les Troyens,
+semblables à deux tribus sauvages se déchirant des pieds et des mains,
+grinçant des dents, écumant, hurlant et vomissant dans toute la poésie
+naturelle de la guerre; accablés sous le poids d'une armure,
+grossièrement artificielle, également embarrassante pour les guerriers
+et les poètes de la nature? Trouve-t-on quelque chose d'anti-poétique
+dans l'action d'Ulysse, frappant les chevaux de Rhésus de son arc (ayant
+oublié de s'emparer du fouet), ou bien M. Bowles aurait-il mieux aimé
+les battre du pied, ou les frapper de la main, parce qu'il aurait vu
+dans cette action quelque chose de moins sophistiquer?
+
+Et dans l'élégie de Gray, est-il une image plus frappante que celle de
+la _sculpture sans forme_? En général on peut dire de la sculpture,
+qu'elle offre plus de poésie que la nature elle-même, en tant qu'elle
+représente et anime une beauté, une sublimité idéale qu'on ne trouva
+jamais réunies dans la nature. Telle est du moins l'opinion générale:
+mais je dois avouer, toujours en exceptant la Vénus de Médicis, que je
+ne la partage pas, du moins pour ce qui se rapporte à la beauté des
+femmes; car la tête de lady Charlemont, que je vis pour la première fois
+il y a neuf ans environ, semblait réunir tout ce qu'un sculpteur peut
+demander aux inspirations de l'idéal. J'ai vu, je m'en souviens, quelque
+chose d'approchant, dans la tête d'une jeune fille albanienne, qui
+mendiait alors son pain sur une grande route des montagnes; chez
+quelques Grecques et dans la figure d'un ou deux Italiens. Mais, pour ce
+qui est du _sublime_, jamais dans la nature humaine je n'ai rien vu qui
+pût le moins du monde rivaliser avec la sculpture, soit dans l'Apollon,
+soit dans le Moïse, soit dans plusieurs autres morceaux sévères de l'art
+moderne ou antique.
+
+Examinons maintenant un peu plus au long ce plaidoyer en faveur des
+vertes campagnes et de la simple nature en général contre les images de
+l'art dans leurs rapports avec la poésie. Dans un tableau de paysage,
+jamais l'artiste, s'il est digne de ce nom, ne copie à la lettre le
+point de vue qu'il a sous les yeux; il invente, il compose. Dans son
+aspect réel, la nature ne lui offre pas des scènes qu'il songe à
+reproduire. S'il nous montre quelque cité fameuse, quelque perspective
+de montagne, ou d'autres paysages, il devra les prendre de quelque point
+de vue particulier; il devra les protéger de lumières et d'ombres
+artificielles, de lointains, etc., nécessaires non-seulement pour
+ajouter aux beautés de la scène, mais encore pour en cacher les
+défectuosités. La poésie de la nature isolée, dans toute son exactitude,
+ne lui offrira qu'un secours incomplet. Le ciel de son tableau n'est pas
+le _portrait_ du ciel réel, c'est un mélange de ciels divers, observés à
+différentes époques, et jamais copiés d'après celui d'un seul jour.
+Pourquoi? Parce que la nature n'est pas esclave de ses charmes, parce
+qu'elle les prodigue, elle les disperse. Il faut du goût pour les
+choisir, il faut du tems pour les rassembler.
+
+Je viens de parler de la sculpture. Le but de l'excellent sculpteur est
+de grandir la nature jusqu'aux formes héroïques, c'est-à-dire en bon
+_anglais_, de surpasser son modèle. Quand Canova fait une statue, il
+prend une jambe à l'un, une main à l'autre, à ce troisième un
+trait,--une expression peut-être à un quatrième; et cependant il
+perfectionne encore le tout comme jadis les Grecs, lorsqu'ils osaient
+donner un corps à Vénus.
+
+Demandez au peintre de portraits quel supplice pour lui d'accommoder
+ensemble les principes de son art et les figures dont la nature a
+gratifié ceux qui viennent _poser_ dans son atelier: sur plusieurs
+milliers, il n'en est pas dix qu'il oserait jamais se hasarder à
+reproduire sans en déguiser ou réformer la plupart des traits. Jamais la
+nature, l'exacte, la pure, la simple nature ne fera de grand artiste
+dans aucun genre; jamais surtout un poète--celui de tous les artistes
+qui doit le plus à l'art. Dans ce qui regarde les descriptions
+naturelles, les poètes sont encore forcés d'emprunter à _l'art_ leur
+plus incontestable beauté. Pour exprimer le charme d'une fontaine, vous
+dites qu'elle est aussi claire ou plus claire qu'une glace.
+
+ _O fons Blandusioe, splendidior vitro!_
+
+Dans le discours de Marc-Antoine, on découvre le corps de César, mais on
+a soin aussi de déployer son _manteau_:
+
+ Vous tous aussi, vous reconnaissez ce _manteau_, etc.
+ ..........................................................
+ Voyez! le poignard de Cassius est entré dans cet endroit.
+
+Si le poète avait dit que Cassius avait passé le poing dans le trou du
+manteau, il aurait plutôt demandé ses inspirations à la _nature_ de M.
+Bowles; mais le poignard _artiel_ est bien autrement poétique que sans
+lui toutes les mains _naturelles_ du monde. Dans le sublime de la poésie
+sacrée: «Quel est celui-ci, venant d'Edem? de Bazroh, avec ses vêtemens
+teints?» Celui qui vient serait-il poétique, sans les _vêtemens teints_
+qui frappent, arrêtent le spectateur et l'identifient à l'objet qui
+approche?
+
+La mère de Siséra est représentée attentive au bruit des _roues du
+chariot de son fils_. Salomon, dans son cantique; compare à une _tour_
+le nez de sa maîtresse, ce qui nous semble une exagération orientale;
+mais s'il avait dit que sa taille ressemblait à une tour, il eût été
+aussi poétique qu'en la comparant à un arbre.
+
+ La vertueuse Maria s'élevait comme une tour au-dessus de
+ son sexe.
+
+Voilà un exemple d'image artificielle pour une supériorité morale. Mais
+Salomon, en comparant le nez de son amante à une tour, ne voulait pas
+sans doute faire allusion à sa longueur, mais à son élégance; or si l'on
+a égard aux licences de la poésie orientale, et à l'extrême difficulté
+de trouver dans la nature une métaphore discrète pour le nez d'une
+femme, on avouera que sa comparaison pouvait être aussi bonne qu'une
+autre.
+
+Non, l'art n'est pas inférieur à la nature en matière de poésie. D'où
+vient qu'un régiment de soldats est à nos yeux d'un effet plus noble que
+la même masse de populace? C'est que les premiers ont des armes, un
+uniforme, des drapeaux, de l'art et de la symétrie dans leur repos et
+dans leurs mouvemens. Un montagnard (_highlander_) avec son plaid, un
+Turc avec son turban, un Romain avec sa toge, sont sans doute plus
+poétiques que le derrière tatoué ou non tatoué d'un sauvage des îles
+Sandwich, eût-il été décrit par William Wordsworth lui-même comme
+l'_idiot dans sa gloire_[11].
+
+[Note 11: _Poème de Wordsworth_.]
+
+J'ai vu autant de montagnes que la plupart des hommes et plus de flottes
+que le plus grand nombre des habitans de terre-ferme; à mon avis, un
+grand convoi, conduit par un petit nombre de vaisseaux de ligne,
+présente un tableau aussi noble et aussi poétique qu'en pourrait
+produire toute la nature inanimée Je préfère le _mât de quelque grand
+amiral_ avec tous ses cordages, aux sapins de l'Écosse ou des Alpes, et
+je soutiens qu'il a fourni bien plus d'inspirations poétiques. En quoi
+consiste l'immense supériorité du _Naufrage_ de Falconner sur tous les
+autres naufrages? dans l'admirable application qu'il fait des termes de
+son art; dans la description de la destinée d'un marin, faite par un
+poète marin. C'est de ces termes-là mêmes et de leur application, que
+naissent la force et la vérité du poème. Pourquoi? parce que l'auteur
+était poète, et que, sous la main d'un poète, l'_art_ ne restera jamais,
+pour la richesse, au-dessous de la nature. Falconner est au-dessous de
+lui, précisément quand il sort de son élément, pour peindre la nature en
+général, ou pour se jeter dans des digressions sur l'ancienne Grèce, et
+d'autres branches de connaissances.
+
+Dyer, dans sa _Colline de Grongar_, la seule chose qui lui ait survécu,
+nous a présenté les formes de la nature elle-même sous une image de
+l'art:
+
+ Tels sont les vêtemens dont se pare la nature pour servir de
+ leçon à notre errante pensée; c'est ainsi qu'elle choisit la
+ gaie verdure pour chasser loin de nous les soucis rongeurs.
+
+Nous pourrons même encore nous appuyer du _télescope_, bien que M.
+Bowles ait triomphé de l'abus qu'en avait fait Milton:
+
+ Ainsi, nous méprenons-nous sur la scène de l'avenir, quand
+ nous le jugeons sous le _verre_ trompeur de l'espérance.
+
+Ici un mot à M. Campbell en passant:
+
+ Ô montagnes! doux et ravissans paraissent vos sommets,
+ protégés par les nuances variées de l'air; mais pour le
+ voyageur qui les gravit péniblement, ils sont rudes, sombres
+ et tristes. Telle est l'impression que présente la course
+ fatigante de notre vie, et le présent offre toujours une
+ journée nébuleuse[12].
+
+Or ces vers ne sont-ils pas l'original de cette idée tant vantée:
+
+ C'est à la distance que nous devons l'enchantement de la
+ vue, et c'est elle qui couvre la montagne de ses teintes
+ azurées[13].
+
+[Note 12: Autres vers du même Dyer.]
+
+[Note 13: Vers des _Pleasures of Memory_ de Campbell.]
+
+Revenons encore à la mer: que l'on regarde la longue muraille de
+Malamocco, qui dompte l'Adriatique, et que l'on prononce entre la mer et
+la digue qui lui est imposée. Certes, la vue de cet ouvrage romain (et
+je dis _romain_, pour la conception et pour l'exécution) disant à
+l'Océan: _Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin_, n'est pas
+moins sublime et moins poétique que les vagues furieuses qui viennent
+impuissamment se briser à ses pieds.
+
+M. Bowles fait honneur au _vent_ de la plupart des idées poétiques
+groupées autour d'un vaisseau; mais alors, pourquoi un bâtiment à la
+voile est-il plus poétique qu'un marsouin, nageant en plein vent[14]? Le
+marsouin est tout _nature_, le vaisseau est tout art, _canevas grossier,
+toile bleue et longues perches_; tous deux ballottés par le vent, en
+sont également le jouet; et pourtant rien qu'une faim excessive ne
+pourrait présenter à mon imagination le marsouin comme le plus poétique
+des deux objets: encore faudrait-il qu'il ne me rappelât que de
+savoureuses côtelettes.
+
+[Note 14: Le marsouin (_marinus sus_) est, comme on sait, un énorme
+poisson de mer, qui ne paraît suivre, à fleur d'eau, que l'impulsion du
+vent. Ici, le traducteur qui nous a précédé, a tort de rendre le mot
+_hog_ par celui de _pourceau_.]
+
+M. Bowles nous dira-t-il que la poésie d'un aqueduc dépend uniquement de
+l'eau qu'il transporte? Il faut le renvoyer à celui de Justinien, à ceux
+de Rome, de Constantinople, de Lisbonne et d'Elva, ou même aux restes de
+celui de l'Attique.
+
+On nous demande ce qui rend les vénérables tours de l'abbaye de
+Westminster plus poétiques, comme point de vue, que la tour de la
+manufacture de plomb qui, pourtant, est embellie du même paysage? Je
+répondrai, c'est l'_architecture_.
+
+Transformez Westminster ou Saint-Paul en une poudrière, ils rappelleront
+toujours à l'oeil les mêmes idées poétiques; le Parthénon fut transformé
+par les Turcs en un magasin de ce genre, durant le siége d'Athènes par
+le Vénitien Morozini; et ce fut l'occasion de sa destruction partielle.
+Les dragons de Cromwell installèrent leurs chevaux dans la cathédrale de
+Worcester; la trouvons-nous aujourd'hui, pour cela, moins poétique
+qu'auparavant? Demandez à un étranger approchant de Londres, quelles
+sont, de toutes les tours qu'il a devant les yeux, celles qui frappent
+le plus son imagination? Il indiquera Saint-Paul et Westminster, sans
+peut-être connaître les noms ou les souvenirs qui s'y rattachent; il
+laissera de côté la tour de _plomb patenté_, non qu'il ait des
+préventions contre elle, elle pourrait fort bien être le mausolée d'un
+prince, une colonne de Waterloo, un monument de Trafalgar, mais parce
+que son architecture est évidemment inférieure.
+
+Quant à cette autre question; si la description d'un jeu de cartes est
+aussi poétique que celle d'une course dans les bois, en supposant le
+même talent d'artiste, nous répondrons que les matériaux ne sont pas de
+la même valeur; mais que l'_artiste_ qui parviendrait à jeter de la
+poésie dans un jeu de cartes, est incomparablement le plus habile des
+deux. Au reste, toute cette classification des poètes, est purement
+arbitraire de la part de M. Bowles. Il peut exister ou ne pas exister
+différens genres de poésie; mais c'est l'exécution, et non pas le genre,
+qui, seule, doit déterminer le rang des poètes.
+
+La tragédie est, sans doute, l'un des genres les plus élevés. Hughes a
+fait une tragédie couronnée même de succès; Fenton en a fait une autre,
+et Pope n'en a pas fait. En résulte-t-il que l'on puisse, et M. Bowles
+lui même, placer Hughes et Fenton comme poètes au-dessus de Pope?
+Addison même (l'auteur de _Caton_), Rowe, l'un de nos auteurs tragiques
+les plus goûtés, Young, Otway ou Southerne furent-ils jamais placés dans
+l'estime du lecteur ou du critique, sur le même rang que Pope, avant ou
+après sa mort? Si M. Bowles persiste dans ses catégories, il nous
+permettra de lui rappeler que la poésie descriptive est laissée au
+dernier rang des productions de cet art; et que les descriptions peuvent
+bien orner, mais ne devraient jamais former le sujet d'un poème. Les
+Italiens, avec la langue la plus poétique et le goût le plus détestable
+de l'Europe, possèdent maintenant cinq _grands poètes_: Dante,
+Pétrarque, Arioste, Tasse, et tout récemment Alfieri. À qui donnent-ils
+l'une des premières places, et souvent même la première de toutes? À
+Pétrarque, le faiseur de sonnets. Il est vrai qu'on estime également
+quelques-unes de ses _canzoni_, mais voilà tout; et jamais l'on ne s'est
+rappelé le latin de son _Africa_.
+
+S'il fallait juger Pétrarque d'après le genre de ses compositions, où
+l'aurait placé le meilleur des sonnets? Est-ce près de Dante et des
+autres? Non, certainement. Avouons donc, comme je l'ai dit
+tout-à-l'heure, que le meilleur poète, quel que soit son genre, est
+celui qui exécute le mieux, et qu'il méritera toujours d'être ainsi jugé
+dans l'opinion publique.
+
+Gray n'eût écrit que son élégie, que je ne sais si, grand comme il
+l'est, il ne grandirait pas encore. C'est la pierre angulaire de sa
+gloire: sans elle il eût vainement appuyé sa mémoire du mérite de ses
+odes. Si l'on déprécie aujourd'hui Pope, c'est en partie parce que l'on
+se fait une idée fausse de la dignité de son genre, idée qu'il a
+lui-même accréditée en se faisant ingénieusement gloire.
+
+ De n'avoir pas long-tems erré dans le labyrinthe de
+ l'imagination; mais de s'être arrêté à la vérité, et d'avoir
+ embelli la morale des charmes de la poésie.
+
+Il aurait dû dire de _s'être élevé à la vérité_: car à mes yeux la plus
+haute de toutes les poésies est la poésie morale, _éthique_, comme le
+but le plus noble de l'humanité doit être la vérité morale. La religion
+n'est pas de mon sujet: c'est quelque chose de supérieur au génie de
+l'homme, et tous y ont échoué à l'exception de Milton et de Dante;
+encore le mérite de Dante vient-il de sa supériorité à retracer les
+passions humaines, bien que ce soit au milieu de circonstances
+surnaturelles. Comment Socrate fut-il le plus grand des hommes? par la
+vérité de sa morale. Qui prouva presqu'autant que ses miracles, que
+Jésus-Christ était le fils de Dieu? ses préceptes de morale. Et si la
+morale a fait d'un philosophe le premier des hommes; si Dieu lui-même
+n'a pas dédaigné de les joindre à son Évangile, nous dira-t-on que la
+poésie _éthique_ ou didactique ou comme il vous plaira de l'appeler,
+dont le but est de rendre les hommes meilleurs et plus sages, ne soit
+pas la première de toutes les poésies, et faut-il que ce soit un prêtre
+qui vienne nous le dire? Certes, ce genre exige plus d'ame, plus de
+sagesse, plus de talens, que toutes les _forêts_ où l'on se soit jamais
+promené pour les décrire, et que toutes les épopées qui furent jamais
+fondées sur un champ de bataille. Les _Géorgiques_ sont
+incontestablement, et je pense sans contestation, d'une poésie plus
+belle que celle de l'_Énéide_. Virgile ne l'ignorait pas; car il
+n'ordonna pas de _les_ brûler.
+
+ La plus belle étude de l'homme, c'est l'homme.
+
+Il est de mode aujourd'hui de professer la plus haute admiration pour ce
+qu'on appelle _imagination_ et _invention_, les deux qualités du monde
+les plus communes. Un paysan irlandais, avec un peu de _whiskey_ dans la
+tête, imaginera et inventera de quoi fournir la matière de plusieurs
+poèmes modernes. Si Lucrèce n'eût pas été gâté par le système d'Épicure,
+nous aurions un ouvrage bien supérieur à tout ce qui existe aujourd'hui;
+comme poème, c'est encore le premier de tous ceux de l'ancienne Rome.
+D'où vient donc qu'on l'estime si peu? pour ses principes de morale.
+Pope n'a pas le même défaut, la sienne est aussi pure que sa poésie est
+belle. En parlant des objets de l'art, j'ai négligé un point sur lequel
+je reviens: on peut croire que le canon est assez poétique pour offrir
+de fréquentes ressources. C'est, dira peut-être M. Bowles, que son bruit
+rappelle un imposant phénomène des cieux, et qu'on peut le regarder
+comme la foudre de la terre; il ajoutera d'un air de triomphe, que
+Milton fit quelque chose de bien mauvais quand il arma ses démons avec
+notre artillerie. Mais s'il hasarda ce moyen, c'est parce que notre
+artillerie était à ses yeux d'un effet assez sublime pour lui permettre
+d'en faire usage. Il s'est trompé, mais l'erreur ne consiste pas dans
+l'emploi du canon contre les anges de Dieu, mais dans l'emploi de toute
+arme _matérielle_. Le tonnerre des nuages eût été dans la main des
+démons aussi vain et aussi ridicule que le lâche salpêtre, les anges
+étant également à l'abri de l'un et de l'autre. La foudre dans les mains
+du Tout-Puissant est sublime, mais c'est parce qu'il daigne s'en servir
+pour repousser les esprits rebelles. On ne peut pas attribuer sa
+victoire à cette énorme pièce d'électricité naturelle: le Tout-Puissant
+a voulu; ils tombèrent: sa parole eût été suffisante, et Milton, en
+mettant des foudres matérielles entre les mains du Tout-Puissant, est
+aussi absurde (et par le fait même impie) qu'en donnant des mains au
+Tout-Puissant.
+
+L'artillerie des démons n'était que le premier degré de sa bévue; le
+tonnerre fut le second, et le moins excusable. Il eût été bon pour
+Jupiter et non pour Jéhovah. Le sujet d'ailleurs était tout-à-fait
+anti-poétique; Milton l'a mieux traité que n'eût fait un autre, mais il
+était au-dessus des forces humaines et par conséquent des siennes.
+
+M. Bowles, dans un endroit de sa réplique, prétend que Pope _était
+jaloux de Philips_, parce qu'il tourna ses pastorales en ridicule dans
+l'un des numéros du _Gardien_ auquel il envoyait ses articles de ce
+genre, et qui par là est devenu un admirable modèle d'ironie. Si l'on
+avait pu envier à Philips quelque chose, ce n'eût pas été probablement
+ses pastorales. Elles étaient pitoyables, et Pope ne fit que publier son
+juste mépris. Si M. Fitzgerald livrait à l'impression un volume de
+_sonnets_, un _esprit de découverte_, ou bien un _missionnaire_, et que
+M. Bowles critiquât ses ouvrages dans un journal périodique, serait-ce
+un effet de sa jalousie? Les auteurs des _Adresses rejetées_[15] ont
+couvert de ridicule les seize ou vingt premiers _poètes vivans_, mais en
+étaient-ils jaloux? L'envie se démène avec violence, elle ne rit pas.
+Les auteurs des _Adresses rejetées_ pouvaient bien faire peu de cas de
+plusieurs de ces poètes, mais ils ne pouvaient envier ceux qu'ils
+avaient ainsi parodiés, et Pope ne pouvait être plus jaloux de Philips
+qu'il ne le fut de Welsted, de Théobalds, de Smedley ou de tout autre
+héros de sa _Dunciade_. Il ne l'aurait pas été, quand lui-même n'eût pas
+été le plus grand poète de son siècle: M. Ings _enviait-il_ M. Philips
+quand il lui demandait: «Pourquoi votre Pyrrhus conduit-il des boeufs et
+s'écrie-t-il: Je suis _aiguillonné_ par l'amour?» Cette question
+interdit le pauvre Philips, mais elle n'était pas inspirée par l'envie,
+plus que la critique de Pope. Fut-il jaloux de Swift? Fut-il jaloux de
+Bolingbroke? Fut-il jaloux du succès inoui qu'avait obtenu l'opéra du
+_Mendiant_, de Gay? On nous répondra que tous ces grands écrivains
+étaient ses amis intimes; mais l'_amitié_ prévient-elle toujours
+l'envie? Étudiez la première femme venue, où le premier écrivassier que
+vous rencontrerez, que M. Bowles lui-même (je le sais d'ailleurs exempt
+de ce vice odieux) étudie quelques-uns de ses amis poétiques: le plus
+envieux de tous ceux dont on m'ait jamais parlé est un poète et un grand
+poète. La jalousie est une passion _universelle_. Goldsmith
+non-seulement enviait les marionnettes pour leurs danses, et se
+déchirait les jambes dans l'espoir de faire aussi bien qu'elles; mais il
+éprouvait encore une peine sensible quand deux jolies femmes attiraient
+plutôt les regards que lui-même; et _voilà l'envie_: mais quand Pope
+donna-t-il des preuves de cette passion? Si l'exemple cité prouvait
+quelque chose, il faudrait donc également admettre que Dryden était
+jaloux des héros de son _Mac-Flecknoe_.
+
+[Note 15: Morceau satirique dans lequel on parodiait les essais
+d'épîtres ou _adresses_, présentées pour l'ouverture du théâtre de
+Drury-Lane.]
+
+M. Bowles, toutes les fois qu'il le peut, compare Pope à Cowper
+(celui-là même qu'il tourne en ridicule dans l'édition de Pope, à
+l'occasion de son attachement pour une vieille femme, Mrs. Ulwin;--je ne
+me souviens pas à quelle page, mais cherchez, vous trouverez). Il
+rappelle, entre autres, la peinture qu'a faite ce Cowper, dans le genre
+flamand, d'un bois dessiné avec tout le soin d'un pépiniériste[16], et
+avec une affectation du style de Milton, aussi burlesque que dans le
+_Schelling splendide_.
+
+[Note 16: Je soumettrai ici, au jugement de M. Bowles, un passage d'un
+autre poème de Cowper, les _Vers à Marie_, que je le prie de comparer
+avec _le Marchand de bois_ (_Sylvan sampler_) du même auteur.
+
+«Tes aiguilles jadis si brillantes, et pour moi toujours occupées, se
+rouillent maintenant, inutiles et ne glissent plus sous tes doigts.»
+
+Ces vers, inspirés par des objets artificiels, offrent une idée bien
+simple, bien vulgaire, en un mot, une idée d'_intérieur_; et pourtant,
+je m'en rapporte à M. Bowles, ne valent-ils pas le bavardage sur les
+arbres, que l'on cite avec tant d'éloges? Qu'y trouvons-nous? des images
+qui se lient à des bas que l'on _ravaude_, des chemises que l'on
+_remonte_, des culottes que l'on _rapièce_; mais on est forcé d'avouer,
+qu'elles sont pleines de poésie et de sensibilité, adressées par Cowper
+à sa nourrice. Cette fripperie d'arbres me fait souvenir d'un mot de
+Shéridan. En 1812, quelques jours après la scène des _Adresses
+rejetées_, je le rencontrai; pendant le cours du dîner, il me dit:
+«Savez-vous que, parmi les auteurs d'_adresses_, se trouvait _Whitbread_
+lui-même?» Je répondis en demandant de laquelle il pouvait être
+coupable. «Je ne le sais pas bien, dit Shéridan; tout ce que je me
+rappelle c'est qu'il y était fort question d'un _phénix_.--Un phénix! Eh
+bien! comment le décrivait-il?--Comme un marchand de volailles,
+répondit-il; il était vert, jaune, rouge et bleu: il ne nous faisait pas
+grâce d'une seule plume.» Les étails fastidieux de la forêt de Cowper
+ressemblent précisément à là description du phénix de ce marchand de
+volailles.
+
+Encore un exemple de la puissance de l'art, et même de sa supériorité
+sur ceux de la nature, en matière de poésie: ce sera le dernier. La
+nature offre-t-elle quelque chose que l'on puisse comparer au buste
+d'Antinoüs, si l'on en excepte la Vénus? Quelle forme vivante offrit
+jamais plus de poésie que cette merveilleuse création de la beauté
+parfaite? Cependant, l'impression que produit ce buste n'a sa source ni
+dans la nature ni dans une sorte d'exaltation morale. Qu'y a-t-il de
+commun entre la nature, la morale, et l'objet masculin des amours
+d'Adrien? L'exécution elle-même est surnaturelle, ou plutôt
+_sur-artielle_; car la nature n'a jamais rien fait de semblable.
+
+Laissons donc là ces phrases sur la nature et les principes invariables
+de la poésie. Un grand artiste fera d'un bloc de pierre quelque chose
+d'aussi sublime qu'une montagne; un grand poète pourra trouver dans un
+jeu de cartes l'occasion de plus de poésie que n'en offrent les forêts
+de l'Amérique. C'est au poète qu'il convient de démentir le proverbe, et
+de faire quelquefois _une bourse de soie de l'oreille d'un porc_; et
+pour terminer avec un autre proverbe aussi trivial: _Un bon ouvrier ne
+se plaint jamais de ses instrumens_.]
+
+Ces deux écrivains (car Cowper n'est pas un poète) ont lutté ensemble
+dans un grand ouvrage,--la traduction d'Homère. Eh bien! la traduction
+de Pope est remplie de fautes graves, manifestes, relevées, reconnues et
+incontestées; celles de son rival au contraire est pleine de soin,
+d'érudition, de travail; elle a de plus l'avantage d'être en vers
+blancs, et cependant, qui jamais a pu lire Cowper, et qui jamais mettra
+de côté la traduction de Pope, à moins que ce ne soit pour prendre
+l'original? Pope travailla, dites-vous, «non pas sur Homère, mais sur
+Spondanus;» mais Cowper, loin d'être Homère, n'est pas même ici
+lui-même. Étant encore fort jeune je lus l'Homère de Pope avec un
+ravissement que ne me fit plus éprouver aucun autre livre; et les enfans
+ne sont pas les plus mauvais juges de style. Écolier, je lus Homère dans
+l'original comme nous l'avons tous fait, les uns de force, les autres
+d'inclination; je ne dis pas ici auquel de ces deux sentimens je cédai
+moi-même, il suffit que je l'aie lu. Plus tard j'ai voulu lire la
+version de Cowper; mais impossible. Et quel mortel en eut jamais le
+courage?
+
+Nous avons vu notre poète catholique accusé de jalousie, de duplicité,
+d'avarice et de débauche;--examinons maintenant les délits du
+Calviniste. Cowper tenta le plus grand crime des lois chrétiennes,
+c'est-à-dire le suicide, et pourquoi? parce qu'on devait examiner s'il
+était digne d'une place dont il semblait désirer de faire une sinécure.
+Son intimité avec Mme Ulwin était assez irréprochable, car la vieille
+dame était dévote, et lui d'une mauvaise santé; mais alors pourquoi
+reprocher à Pope, malade et déjà vieux, son intimité avec Martha Blount?
+Cowper était l'aumônier de Mme Throgmorton; mais les aumônes de Pope
+étaient les siennes, elles étaient grandes et généreuses, et dépassaient
+les bornes de sa fortune. Pope était le partisan convaincu mais tolérant
+de la secte la plus bigote; Cowper était le plus bigot et le plus
+intolérant des sectaires qui jamais hâtèrent leur damnation et celle des
+autres. Cet arrêt est-il rigoureux? j'en conviens, je ne le donne même
+pas comme l'expression de mon opinion _personnelle_, mais seulement pour
+rappeler ce qu'on pourrait dire de Cowper avec autant d'apparence de
+_candeur_ que tout ce que l'on a accumulé d'odieux contre Pope, sur de
+pareils fondemens. Cowper était après tout un bon homme qui vécut dans
+un tems favorable au succès de ses ouvrages.
+
+M. Bowles, peu confiant sans doute dans la force de ses argumens, a mis
+en avant lui-même, ou par l'organe de ses défenseurs, les noms de
+Southey et de Moore. M. Southey «est entièrement d'accord avec M. Bowles
+dans ses invariables principes de poésie.» Certes, le moins que puisse
+faire M. Bowles en retour, est d'approuver les principes invariables de
+M. Southey. Pour moi, j'aurais cru que le mot _invariable_ devait serrer
+à la gorge Southey, comme l'_Amen_! de Macbeth. Il produit du moins cet
+effet sur moi, bien que je ne sois pas le plus inconstant de nous deux,
+quant aux opinions. Moore (_tu quoque, Brute_), et un M. J. Scott
+tombent également d'accord avec M. Bowles. Il y a de plus une lettre de
+deux lignes écrite par un gentilhomme en astérisques, un gentilhomme qui
+semble être un poète du _plus haut rang_. Qui peut-il être? ce n'est
+pas, certes, mon ami Walter, ce n'est pas Campbell, ce ne peut être
+Rogers. Quoi qu'il en soit, la voici:
+
+«Vous avez _enfoncé le clou_ dans la tête, et **** (Pope, je présume)
+même sur la tête.»
+
+Je _demeure_ votre affectionné,
+
+(_Quatre Astérisques_.)
+
+Et laissons-le demeurer en astérisques. Quel que puisse être ce
+personnage, il mérite, pour un pareil jugement de Midas, qu'on lui perce
+les oreilles avec le clou que M. Bowles a enfoncé dans la tête. Je suis
+persuadé qu'elles sont assez longues pour cela.
+
+Le prix que la populace poétique de nos jours attache à obtenir un
+ostracisme contre Pope se conçoit facilement. Semblable à cet Athénien
+qui proscrivait Aristide, parce qu'il était fatigué de l'entendre
+toujours nommer le Juste, ils sont de plus entraînés par le soin de leur
+conservation; car, si Pope conserve sa place, ils ne peuvent garder la
+leur. À la place d'un temple grec de la plus pure architecture ils ont
+élevé une mosquée; et plus barbares que les barbares dont je viens de
+citer les édifices, ils ne se contentent pas de leurs monumens
+grotesques, il faut qu'ils détruisent ceux qu'un goût plus pur avait
+autrefois érigés, et qui suffisent pour les couvrir d'une honte et d'un
+ridicule ineffaçables. On me dira que j'étais et que je suis encore de
+leur nombre.--Oui, et j'en rougis. Oui, j'ai compté parmi les
+constructeurs de cette Babel suivie de la confusion des langues, mais
+_jamais_ on ne m'a vu porter une main envieuse contre le temple
+classique de notre immortel prédécesseur. J'ai toujours chéri et vénéré
+le nom et la gloire de cet incomparable génie, bien plus même que ma
+misérable réputation, et que le sot ramage de ces écoliers et de ces
+étourneaux qui prétendent l'égaler ou même le surpasser. Plutôt qu'une
+seule feuille de sa couronne fût flétrie, mieux vaudrait que tous les
+vers de ces écrivailleurs, y compris les miens,
+
+ Fussent enfouis chez l'épicier, dans le fond des malles, on
+ servissent à tapisser les fenêtres de Bedlam.
+
+Il en est qui me croiront, il en est qui ne me croiront pas. Vous,
+monsieur, du moins, savez combien je suis sincère, et si mes sentimens
+ont jamais varié sur ce point, non-seulement dans les ouvrages destinés
+à l'impression, mais encore dans des lettres particulières qui ne
+pourront jamais être publiées. À mes yeux, nous sommes arrivés dans
+l'âge de décadence de la poésie anglaise; il n'est pas d'amour-propre ou
+de considération pour les autres, qui puisse m'empêcher de le croire et
+de l'exprimer franchement. Ce n'est peut-être pas le plus faible signe
+de notre goût perverti, que le discrédit dans lequel est tombé Pope; et
+mieux vaudrait mille fois applaudir aux attaques brutales mais
+vigoureuses de M. Cobbett contre Shakspeare et Milton, que de laisser
+poursuivre cette mine souterraine et _candide_ contre la gloire du plus
+_parfait_ de nos poètes, du plus pur de nos moralistes. Je laisse à
+d'autres le soin de vanter son talent dans les choses de _passion_, dans
+les descriptions, dans le poème héroï-comique: je le prends sur le
+terrain qui lui est propre, la poésie morale; si personne ne le
+surpasse, sous le premier point de vue, personne ne l'égale comme
+écrivain satirique et moral: or ce dernier genre est celui qui fait,
+selon moi, le plus d'honneur au poète, puisqu'il lui permet d'exprimer
+en _vers_ ce que les plus grands hommes de tous les tems se sont fait
+gloire de professer en prose. Si la poésie n'a d'autres fondemens que le
+_mensonge_, hâtez-vous de la livrer aux bêtes, ou de la bannir, comme
+Platon, de votre république. Celui qui a trouvé le moyen de réconcilier
+la poésie avec la vérité et la sagesse est seul véritablement _poète_,
+dans son acceptation la plus juste, celle de _faiseur_, de _créateur_.
+Pourquoi donc en ferions-nous le synonyme de _menteur_, de trompeur, de
+diseur de fables? Tout homme ne peut-il inventer mieux que cela?
+
+Je ne prétends nullement dire que Pope soit un aussi grand poète que
+Shakspeare et Milton; bien que Warton, son ennemi, l'ait placé
+immédiatement après eux. Autant vaudrait dire dans la mosquée (autrefois
+église de Sainte-Sophie), que Socrate était un plus grand homme que
+Mahomet. Si je disais qu'il marche très-près d'eux, je ne réclamerais
+pour Pope rien de plus que ce que l'on accorde à Burns:
+
+ Ne cédant la palme qu'au grand nom de Shakspeare.
+
+Je n'ai rien à dire contre cette opinion; mais enfin, de quel _ordre_,
+dans l'aristocratie poétique, sont les ouvrages de Burns? Je vois son
+_Opus magnum_, son _Tam' o' shanter_, un _Conte_, le _Samedi soir du
+paysan_; une esquisse descriptive, quelques autres ouvrages du même
+genre, et puis des chansons. Tel est le _rang_ de ses _productions_; et
+cependant, Burns _excelle_ dans son art.
+
+J'ai déjà exprimé ailleurs ce que je pensais de Pope, et de l'influence
+qu'ont eue ses détracteurs sur notre littérature. Si jamais votre
+contrée devait être victime de quelque grande catastrophe physique ou
+sociale; si la Grande-Bretagne était un jour rayée du nombre des nations
+de la terre; et s'il ne devait rester d'elle que la chose du monde la
+plus vivace après tout, _une langue morte_, objet des études et de
+l'imitation des sages, chez les générations futures de lointains
+rivages; en un mot, si votre littérature, purifiée des cabales de
+coterie, des modes éphémères et des préjugés nationaux, devait être un
+jour l'instruction du genre humain, il se pourrait qu'un Anglais, jaloux
+d'apprendre aux postérités étrangères qu'il y avait eu jadis en
+Angleterre quelque chose approchant d'une épopée ou d'une tragédie,
+souhaitât la conservation de Milton ou de Shakspeare; mais le monde
+entier arracherait Pope au commun naufrage, et laisserait engloutir les
+autres écrivains dans le même gouffre que leur nation. Pope, en effet,
+est le poète moraliste de la civilisation; et, à ce titre, nous devons
+espérer qu'il deviendra le poète national du genre humain. Seul, il ne
+bronche jamais; et seul, on a cru pouvoir lui faire un reproche de sa
+_perfection continue_. Jetez un regard sur ses productions; considérez
+leur étendue, et contemplez leur variété; poésies pastorales,
+amoureuses, héroï-comiques; traductions, pièces satiriques et
+morales:--il excelle en tout; souvent il atteint la perfection. Si son
+plus grand charme est l'harmonie continue de son style, comment se
+fait-il que les étrangers en soient idolâtres, même à travers leurs
+traductions décolorées? Mais il faut terminer cette lettre déjà trop
+longue. Faites mes complimens à M. Bowles, et croyez-moi toujours,
+
+Votre très-dévoué,
+
+BYRON.
+
+_P. S._--Malgré la longueur de cette lettre, je crois nécessaire d'y
+ajouter un _post-scriptum_:--je tâcherai de le faire court. M. Bowles se
+défend d'avoir accusé Pope d'une _avarice sordide_; puis il ajoute: «Si
+je l'avais fait, je serais enchanté de trouver la preuve que je me suis
+trompé.» Cette preuve, il peut se donner le plaisir de la trouver dans
+Spence et ailleurs encore. D'abord, voyons Martha Blount, qui, suivant
+la remarque charitable de M. Bowles, «jugeait, probablement en sa
+qualité de légataire, qu'il n'épargnait pas encore assez.» Quelles que
+fussent ses _pensées_, il est certain que ses paroles sont en faveur de
+Pope. Puis vient l'alderman Barber; pour ce qui le regarde, voyez les
+anecdotes de Spence. On peut encore citer la folle réponse de Pope à
+Halifax, quand il lui offrit une pension; la conduite qu'il tint, dans
+de semblables occasions, auprès de Craggs et d'Addison; ses propres
+vers--
+
+Et grâce à Homère, je vis et je jouis d'une honnête aisance, sans rien
+devoir à princes ou seigneurs qui vivent... qu'il écrivait dans un tems
+où les princes eussent été fiers de le pensionner, et les pairs de le
+protéger; dans un tems où toute l'armée des sots tenait contre lui la
+campagne, et eût été trop heureuse de lui ôter l'avantage de son
+indépendance.
+
+Mais il y a, dans la protestation de M. Bowles, quelque chose de plus
+sérieux: Il aurait, dit-il, parlé de sa noble générosité à l'égard du
+malheureux Richard Savage; il aurait cité d'autres exemples d'un coeur
+noble et compatissant, _si sa mémoire les lui avait offerts quand il
+écrivit_. Qu'est-ce à dire? M. Bowles n'a-t-il pas prétendu composer une
+vie minutieuse et exacte du grand poète dont il donnait les oeuvres?
+n'a-t-il pas disséqué son caractère moral et politique? n'a-t-il pas mis
+au jour ses moindres fautes, ses plus légères faiblesses? n'a-t-il pas
+souri de sa sensibilité, et douté de sa franchise? n'a-t-il pas dévoilé
+sa vanité et sa duplicité? Comment donc, après cela, oublie-t-il les
+bonnes qualités qui pouvaient servir en partie d'excuse à la _multitude
+de ses torts_? A-t-il bonne grâce à venir nous dire que _sa mémoire ne
+les lui a pas offertes_? Est-ce dans cette disposition d'esprit que l'on
+doit aborder les morts illustres? Si M. Bowles, avec tous les moyens qui
+pouvaient le mieux aider sa mémoire, ne s'en est pas souvenu, il avait
+entrepris une tâche au-dessus de ses forces; mais s'il s'en est souvenu,
+et qu'il les ait omises, je ne sais pas ce dont il est capable, mais je
+sais ce dont il serait digne. En conscience, on ne peut admettre une
+pareille excuse pour des faits aussi connus. M. Bowles a été au collège;
+et comme j'ai reçu, ainsi que lui, une éducation publique, je veux bien
+lui présenter un argument de son goût. Quand nous étions dans la
+troisième _forme_, si nous avions cherché à nous justifier, le lundi
+matin, de n'avoir pas fait le travail du samedi, sous prétexte que nous
+l'aurions oublié, comment nous aurait-on répondu? Et cette excuse, qu'on
+ne saurait pardonner à un écolier, l'admettrons-nous dans un cas qui
+intéresse de si près la gloire du premier poète de son siècle, pour ne
+pas dire de son pays? Cependant M. Bowles, qui oublie si facilement les
+vertus des autres, se plaint fort amèrement de ce que d'autres gardent
+mieux la mémoire de ses propres fautes. Ce ne sont pourtant que les
+fautes d'un auteur, tandis que les vertus qu'il oublie, sont
+essentielles à l'homme auquel on prétend faire justice.
+
+Au fait, M. Bowles semble susceptible au-delà du privilége qu'en ont les
+auteurs. Dans une larmoyante dédicace à M. Gifford, il le rend
+responsable de tous les articles de la _Quarterly_. M. Southey, _le plus
+fort et le plus éloquent des écrivains de cette Revue_, approuve il est
+vrai l'édition de M. Bowles, mais la _Revue_, ce me semble, n'a fait
+preuve que d'impartialité, en insérant l'_Essai sur Spence_, bien qu'il
+fût écrit dans une opinion contraire à celle de son _plus grand
+écrivain_. Une _Revue_ doit-elle être dévouée aux opinions d'un seul
+homme? La critique n'y doit-elle pas s'y exercer en raison des sujets et
+des circonstances? J'ai bien peur que les écrivains ne soient tenus de
+prendre, comme ils se présentent, le miel et l'absinthe des journaux; un
+homme de l'expérience de M. Bowles devrait avoir l'habitude de ces
+contrariétés; il peut en être affligé, mais surpris, je ne le conçois
+pas. J'ai été _revisé_ dans la _Quarterly_ presqu'aussi fréquemment que
+M. Bowles, j'ai reçu des paroles douces, j'en ai subi d'aussi
+_déplaisantes_ qu'on puisse l'imaginer. On pose en fait, dans l'examen
+de la _Chute de Jérusalem_[17], que j'ai voué mes facultés, etc., à
+l'appui de ce qu'il y a de plus détestable dans la doctrine du
+_manichéisme_, ce qui veut dire clairement que j'adore le diable. Eh
+bien! je n'ai pas fait de réponse, je n'ai rien écrit à Gifford;
+seulement, je crois que je vous mandai, dans une lettre particulière,
+que le critique aurait fort bien pu louer Milman sans se croire obligé
+de me diffamer. Et, dans le même tems, ou bientôt après (à l'occasion
+d'une note sur le livre des voyageurs), j'ajoutai que je n'effacerais
+pas, quand même je le pourrais, une seule ligne de ce qui m'y regarde,
+dans une _Revue_ quelconque.--Toutefois, je me réserve le droit d'y
+répondre, quand je le juge nécessaire. Pour M. Bowles, l'article sur
+Spence semble l'avoir mis dans une position critique. Je ne suis pas,
+vous le savez, dans votre confidence, ni dans celle du directeur du
+journal; mais à l'instant même où je vis l'article, je fus moralement
+sûr qu'à _son style_ j'avais reconnu l'auteur. Vous me dites que je ne
+le sais pas; c'est fort bien: gardez votre secret; de mon côté, je
+garderai le mien, bien que personne ne me l'ait recommandé; et, dans
+tous les cas, ce n'est pas la personne que dénonce M. Bowles.
+
+[Note 17: Par Milman.]
+
+L'extrême susceptibilité de M. Bowles me rappelle un fait qui se passa à
+bord d'une frégate sur laquelle je me trouvais en qualité de passager.
+Long-tems je dînai avec le capitaine; le chirurgien du bâtiment, fort
+galant homme du reste, et fort habile dans son art, était _porteur_ de
+_toupet_, et, sur cet article, il n'entendait pas raison le moins du
+monde. Les plaisanteries des marins sont parfois, on le sait, assez
+franches; et souvent il arrivait que les officiers, ses confrères, se
+permissent des allusions à cette partie délicate de la personne du
+docteur. Un jour, au milieu d'une discussion plaisante, un jeune
+lieutenant s'écria: «Supposez maintenant, docteur, que je prenne votre
+_chapeau_!--Monsieur, repartit aussitôt le chirurgien, brisons-là; vous
+voulez _m'insulter_.» Il ne pouvait pas même souffrir qu'on approchât du
+chapeau qui défendait sa perruque. Ainsi, quelqu'un approche-t-il le
+moins du monde des lauriers de M. Bowles, même à propos de son mérite
+_d'éditeur_, on prétend aussitôt _l'insulter_. Vous dites que vous
+préparez en ce moment une édition de Pope; vous ne pouvez mieux faire
+pour votre réputation de libraire, pour compenser le travail de M.
+Bowles, et prévenir ainsi la décadence rapide du goût.
+
+FIN DE LA LETTRE A JOHN MURRAY.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron,
+Volume 7, by George Gordon Byron
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 7 ***
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+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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