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diff --git a/28622-8.txt b/28622-8.txt new file mode 100644 index 0000000..c06a09b --- /dev/null +++ b/28622-8.txt @@ -0,0 +1,15148 @@ +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7, by +George Gordon Byron + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 7 + comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paulin Paris + +Release Date: April 27, 2009 [EBook #28622] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 7 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI + + + +TOME SEPTIÈME. + + + +Paris +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS, +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, +ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis_. + +1830. + + + + +SARDANAPALE. + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + + + +PRÉFACE. + +En publiant les tragédies de _Sardanapale_ et des _Deux Foscari_, il me +suffit de répéter qu'elles n'ont pas été composées dans la moindre vue +de jamais les livrer au théâtre. + +Les comédiens ayant une première fois essayé la représentation d'une de +mes pièces, l'opinion publique s'est déjà prononcée dans cette +circonstance. + +Quant à mes intentions particulières, comme il paraît qu'on ne veut en +tenir aucun compte, je n'en dirai rien. + +Le lecteur, en consultant les notes, trouvera les fondemens historiques +des ouvrages que je lui présente. + +L'auteur a, dans l'un d'eux, tenté de garder, et, dans l'autre, de +violer aussi légèrement que possible la règle des unités; persuadé qu'en +les méprisant tout-à-fait, on peut bien se montrer grand poète, mais +jamais véritable auteur dramatique. Il sait combien cette déclaration +semblera impopulaire dans la littérature anglaise actuelle; mais ce +n'est pas de sa part un système, mais une simple opinion qui, naguère +encore, était un principe littéraire généralement reconnu dans le monde, +et qui l'est encore dans les contrées les plus civilisées: au reste, +_nous avons changé tout cela_[1], et nous recueillons les fruits de ce +changement. L'auteur est loin de croire que rien de ce qu'il essaiera +puisse jamais approcher les chefs-d'oeuvre de ses classiques, ou même +irréguliers prédécesseurs: seulement, il expose les raisons qui lui font +préférer la plus régulière structure, malgré sa faiblesse, au complet +abandon de toutes les règles. Lorsqu'il est en défaut, il faut en +accuser l'architecte, non pas l'art. + +[Note 1: En français.] + + * * * * * + +AVERTISSEMENT. + +Mon intention, dans cette tragédie, a été de suivre le récit de Diodore +de Sicile, en le ramenant toutefois à cette régularité dramatique qui me +semblait le mieux favoriser l'observation des unités. Au lieu donc de la +longue guerre dont parle l'histoire, j'ai supposé que la révolte +éclatait et se terminait en un jour, par le moyen d'une conspiration +subite. + +Personnages. + + HOMMES. + + SARDANAPALE, roi de Ninive et d'Assyrie, etc. + ARBACES, Mède aspirant au trône. + BELÈSES, Chaldéen et devin. + SALEMÈNES, beau-frère du roi. + ALTADA, officier assyrien du palais. + PANIA. + ZAMES. + SFÉRO. + BALÉA + + FEMMES. + + ZARINA, reine. + MIRRHA, esclave ionienne, et favorite de Sardanapale. + + FEMMES composant le harem de Sardanapale. + + GARDES, SUIVANS, PRÊTRES, CHALDÉENS, MÈDES, ETC. + + +La scène est une salle du palais du roi à Ninive. + + + + +SARDANAPALE, + +TRAGÉDIE HISTORIQUE. + + + +ACTE PREMIER. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + + +SALEMÈNES, seul. + +Il a outragé la reine, mais il est encore son époux; il a outragé ma +soeur, mais il est encore mon frère; il a outragé son peuple, mais il en +est le roi, et je lui dois mon amitié aussi bien que ma soumission: non, +il ne mourra pas ainsi. Je ne verrai pas le sang de Nemrode et de +Sémiramis disparaître de la terre, et treize cents années de +commandement finir comme un conte de berger; il faut le relever. Il y a +dans son ame efféminée un insouciant courage que la corruption n'a pas +entièrement étouffé; une secrète énergie que le tems a pu réprimer, mais +non pas détruire:--il est plongé, mais non pas noyé dans l'abîme des +voluptés. Villageois, il se fût montré capable de conquérir un empire; +né sur le-trône, il ne le transmettra pas: ses fils n'hériteront que +d'un nom peu glorieux.--Cependant, tout n'est pas perdu; il peut encore +secouer son indolence et sa honte, et se montrer tel qu'il doit être, +sans plus d'effort qu'il n'en met à se montrer tel qu'il ne le devrait +pas. Serait-il, en effet, moins _difficile_ de commander aux nations que +de traîner une vie fainéante? de conduire une armée, que de diriger un +harem? Il s'épuise en de fades plaisirs; il abrutit son ame; il éteint +sa généreuse vigueur au milieu de soins qui ne donnent pas la santé, +comme la chasse; ou la gloire, comme la guerre.--Il faut le rappeler à +lui-même; mais, hélas! (On entend de l'intérieur des appartemens une +musique suave.) le tonnerre seul pourrait le réveiller. Écoutez! c'est +le luth, c'est la lyre, c'est le tambourin; les accords lascifs de +langoureux instrumens, les molles voix des femmes et de ces êtres qui +sont moins que des femmes se font entendre comme l'écho de ses plaisirs; +et cependant le grand roi de toute la terre connue incline sa tête +couronnée de roses, et son diadème négligemment attaché semble devoir +être la conquête de la première main généreuse qui osera le lui ravir. +Ils viennent! Déjà se répandent jusqu'à moi les parfums de sa suite +voluptueuse. Je distingue les étincelles des pierres précieuses des +jeunes filles, dont il a fait ses confidentes et son conseil: elles +s'avancent dans la galerie, parmi les flots de ces femmes, revêtues du +même costume, et non moins femmes qu'elles-mêmes. Voici venir le +petit-fils de Sémiramis, la reine-homme! Faut-il l'attendre? Oui, +l'affronter même; lui répéter ce que tous les gens de bien se disent +quand ils parlent de lui et de sa cour. Les voilà les esclaves que +conduit un monarque serviteur de ses esclaves. + + +SCÈNE II. + +Entre SARDANAPALE. Son costume est efféminé, sa tête couronnée de +fleurs, et sa robe négligemment flottante. Une suite de femmes et de +jeunes esclaves le suivent. + + +SARDANAPALE, à quelques gens de sa suite. + +Que le pavillon soit tendu sur l'Euphrate, qu'il soit illuminé et +disposé pour un banquet particulier; à minuit, nous y souperons: songez +à ce que rien ne manque, et faites préparer les galères qui doivent nous +y conduire. Une brise rafraîchissante ride la large surface des flots: +nous ne tarderons pas à nous embarquer. Vous, qui daignez partager les +doux momens de Sardanapale, nymphes charmantes, nous nous retrouverons à +cette heure plus douce encore, et alors, réunis comme les étoiles +suspendues sur nos têtes, nous formerons un empirée aussi brillant que +le leur. Mais en attendant, que chacune reste maîtresse de son tems; +pour toi, Mirrha, ma chère Ionienne, choisis: veux-tu demeurer avec +elles ou avec moi? + +MIRRHA. + +Seigneur-- + +SARDANAPALE. + +Seigneur! Pourquoi donc, ma chère ame, cette froide réponse? Hélas! +c'est le malheur des rois de l'entendre souvent. Dispose de tes instans +comme tu disposes des miens. Dis-moi, veux-tu accompagner notre société, +ou, loin d'elle, continuer à charmer ici mes heures? + +MIRRHA. + +Le choix du roi est le mien. + +SARDANAPALE. + +Ne parle pas ainsi, je te prie: ma joie la plus chère est de servir +chacun de tes voeux. Je n'ose même exprimer mes propres désirs, dans la +crainte de contrarier les tiens; car tu te montres toujours trop +empressée à sacrifier tes pensées devant celles des autres. + +MIRRHA. + +Je voudrais donc rester: je n'ai de bonheur qu'en contemplant le tien; +cependant-- + +SARDANAPALE. + +Cependant? Qu'est-ce _cependant_? Tes voeux chéris seront toujours la +seule barrière qui pourra s'élever entre toi et moi. + +MIRRHA. + +Je songe que l'heure présente est ordinairement celle du conseil; mieux +vaudrait donc me retirer. + +SALEMÈNES, s'avançant. + +L'esclave ionienne dit bien; qu'elle se retire. + +SARDANAPALE. + +Qui parle ainsi? Quoi! vous ici, mon frère? + +SALEMÈNES. + +Le frère de la _reine_, ô roi, et votre plus fidèle vassal. + +SARDANAPALE, à sa suite. + +Comme je l'ai dit, que tout le monde dispose de ses heures, jusqu'à +celle de minuit, où nous sollicitons de nouveau votre présence. (La cour +se retire.) (A Mirrha, qui s'éloigne.) Mirrha! _toi_, je croyais que tu +restais? + +MIRRHA. + +Grand roi, tu ne l'as pas dit. + +SARDANAPALE. + +Mais tu m'y semblais disposée; j'ai vu dans l'expression de tes regards +ioniques le désir de ne pas me quitter. + +MIRRHA. + +Sire, votre-- + +SALEMÈNES. + +Le frère de sa reine, courtisane d'Ionie! Oses-_tu_ bien _me_ nommer et +ne pas rougir? + +SARDANAPALE. + +Sans rougir? Tes yeux sont aussi mauvais que ton coeur! Tu colores ses +joues charmantes, comme sur le Caucase la teinte mourante du jour, quand +le soleil couchant nuance d'un rose plus sombre la blancheur de la +neige; oui, tu lui reproches une insensibilité, un aveuglement qui +t'appartiennent seuls. Quoi! des larmes, ma Mirrha! + +SALEMÈNES. + +Qu'elles coulent; elle pleure pour bien d'autres, et elle est elle-même +la cause de pleurs plus amers. + +SARDANAPALE. + +Maudit celui qui fait ainsi couler les siennes! + +SALEMÈNES. + +Oh! ne te maudis pas toi-même:--des millions d'hommes le font déjà bien +assez. + +SARDANAPALE. + +Tu oublies qui tu es; ne me fais pas souvenir que je suis roi. + +SALEMÈNES. + +Plût à Dieu que tu le fusses! + +MIRRHA. + +Oh! mon roi! je t'en prie; et toi, prince aussi, permettez que je me +retire. + +SARDANAPALE. + +Puisqu'il le faut, et que cet homme brutal n'a pas craint d'insulter ta +belle ame, j'y consens; mais souviens-toi que nous devons bientôt nous +réunir: j'aimerais mieux perdre un empire que ta présence. + +(Mirrha sort.) + +SALEMÈNES. + +Il se peut que tu les perdes tous les deux, et tous deux pour toujours! + +SARDANAPALE. + +Mon frère, puisque je supporte un pareil langage, je puis du moins +commander à moi-même; cependant, ne me force pas à sortir de mon +naturel. + +SALEMÈNES. + +Et c'est justement à ce naturel facile, et même trop faible, que je +voudrais t'arracher. Oh! que ne puis-je te réveiller, quand même tu +devrais m'en punir. + +SARDANAPALE. + +Par le dieu Baal! cet homme voudrait faire de moi un tyran. + +SALEMÈNES. + +Mais tu l'es déjà! Crois-tu qu'il n'y ait d'autre tyrannie que celle du +carnage et des haines? celle du vice, les excès et les débordemens du +libertinage, l'indolence, l'apathie, les suites d'une molle oisiveté +enfantent des milliers de tyrans dont la cruauté surpasse les actes les +plus odieux d'un despote énergique, quelles que soient l'impétuosité et +la violence de son caractère. Le triste et scandaleux exemple de tes +débordemens corrompt les nations ainsi qu'il les oppresse; du même coup, +il sappe et ta puissance immédiate et celle de tes officiers les plus +éloignés. Aussi, que l'étranger envahisse nos frontières, ou qu'un +séditieux appelle à la guerre civile, l'un ou l'autre nous seront +également fatals. Le premier ne trouvera plus dans tes sujets un courage +capable de le repousser, et le second rencontrera moins des vainqueurs +que des complices. + +SARDANAPALE. + +Et qui te rend aujourd'hui le porte-voix du peuple? + +SALEMÈNES. + +L'oubli de ta conduite avec la reine, et les chagrins de ma soeur; +l'affection naturelle que je conserve pour mes jeunes neveux; ma loyauté +envers le roi, loyauté que des paroles ne suffiront plus bientôt pour +lui prouver; mon respect pour la race de Nemrode, et, de plus, un autre +sentiment que tu ne connais pas. + +SARDANAPALE + +Qu'est-ce que cela? + +SALEMÈNES. + +Un mot qui t'est inconnu. + +SARDANAPALE. + +Prononce-le, cependant: j'ai toujours aimé à apprendre. + +SALEMÈNES. + +La vertu. + +SARDANAPALE. + +Je ne connais pas ce mot! Il n'en est pas un qui plus souvent sonne dans +mes oreilles--plus retentissant que le bruit de la multitude ou +l'éclatante trompette; ta soeur ne m'a jamais fait entendre autre chose. + +SALEMÈNES. + +Pour changer ce pénible sujet, écoute un peu parler le vice. + +SARDANAPALE. + +Qui écouter? + +SALEMÈNES. + +Les vents eux-mêmes, si tu étais un peu sensible aux échos de la voix +des peuples. + +SARDANAPALE. + +Allons, je suis indulgent comme tu vois, et patient comme tu l'as +maintes fois éprouvé.--Parle donc; qui te pousse à agir ainsi? + +SALEMÈNES. + +Les dangers que tu cours. + +SARDANAPALE. + +Explique-toi. + +SALEMÈNES. + +Eh bien donc, toutes les nations, car elles sont nombreuses, dont ton +père t'a transmis l'héritage, sont transportées de fureur contre toi. + +SARDANAPALE. + +Contre _moi_! Et que veulent les esclaves? + +SALEMÈNES. + +Un roi. + +SARDANAPALE. + +Et que suis-je donc, moi? + +SALEMÈNES. + +A leurs yeux, rien; mais aux miens un homme qui pourrait encore être +quelque chose. + +SARDANAPALE. + +Insolente valetaille! Et que désirent-ils donc? N'ont-ils pas paix et +abondance? + +SALEMÈNES. + +De la première, ils en jouissent aux dépens de leur gloire; de la +seconde, bien moins que le roi ne l'imagine. + +SARDANAPALE. + +Alors, à qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles qui n'y +pourvoient mieux? + +SALEMÈNES. + +Mais certes, on peut en accuser aussi le monarque dont les regards ne +s'étendent jamais au-delà des murs de son palais, ou, s'il le fait, qui +ne voit pas au-delà de quelques palais élevés sur les montagnes, jusqu'à +ce que les chaleurs de l'été aient disparu. O glorieux Baal! toi qui +édifias ce vaste empire, et fus mis au rang des dieux, ou du moins dont +la gloire, à travers les siècles, égalera celle d'un dieu, pensais-tu +que ton descendant présomptif ne regarderait jamais en roi les royaumes +que tu lui conquis en héros, et que tu obtins au prix de ton sang, de +tes sueurs et de continuels dangers? Et pourquoi? pour procurer les +impôts nécessaires aux frais d'un festin, ou des concussions multipliées +au profit d'un infâme favori. + +SARDANAPALE. + +Je te comprends. Tu voudrais me faire marcher en conquérant. Par tous +les astres que consultent les Chaldéens, ces turbulens esclaves +mériteraient que je les punisse en cédant à leurs voeux, et que je les +conduisisse à la gloire. + +SALEMÈNES. + +Pourquoi non? Sémiramis n'était qu'une femme, elle conduisit nos +Assyriens aux bornes du soleil, aux rivages du Gange. + +SARDANAPALE. + +Cela est très-vrai. Et comment en revint-elle? + +SALEMÈNES. + +Comment? en _homme_,--en héros; malheureuse, mais non vaincue; et vingt +gardes lui suffirent pour protéger sa retraite jusqu'en Bactriane. + +SARDANAPALE. + +Et combien de guerriers abandonna-t-elle derrière elle, dans les Indes, +aux vautours? + +SALEMÈNES. + +Nos annales n'en disent rien. + +SARDANAPALE. + +Je le dirai donc pour elles.--Elle eût mieux fait de rester dans son +palais, occupée à tisser quelque vingt robes, que de regagner la +Bactriane avec une vingtaine de gardes, laissant des millions de sujets +fidèles à la rage des corbeaux, des loups et des hommes, les plus +féroces des trois. Est-ce là de la gloire? Je préfère mille fois mon +ignominie. + +SALEMÈNES. + +Tous les esprits belliqueux n'ont pas la même destinée. Sémiramis, cette +mère glorieuse d'une centaine de rois, échoua sans doute dans les Indes; +mais elle ajouta la Perse, la Médie, la Bactriane au royaume qu'elle +gouvernait autrefois, et que tu _pourrais_ aujourd'hui gouverner. + +SARDANAPALE. + +Dis plutôt qu'elle ne sut que les conquérir, et que moi je les gouverne. + +SALEMÈNES. + +Avant peu, ils auront peut-être besoin de son épée plutôt que de ton +sceptre. + +SARDANAPALE. + +Il y eut un certain Bacchus, n'est-ce pas cela? J'ai ouï mes filles +grecques en dire quelque chose.--C'était, suivant elles, un dieu, +c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une idole étrangère au culte des +Assyriens; eh bien! il conquit ce même royaume du couchant, cette Inde +dont tu parles, où Sémiramis fut vaincue. + +SALEMÈNES. + +Je sais qu'il y eut un homme de ce nom: et tu comprends sans doute que, +s'il a passé pour un dieu, c'est à cause de ses hauts faits? + +SARDANAPALE. + +Et je le révère dans ses divins attributs, sans l'imiter dans ses +actions humaines.--Holà! mon échanson! + +SALEMÈNES. + +Que désire le roi? + +SARDANAPALE. + +Honorer un dieu de fraîche date, un conquérant des anciens jours. Un peu +de vin, dis-je. + +(Entre l'échanson.) + +SARDANAPALE, à l'échanson. + +Donne-moi le gobelet d'or enrichi de perles, qui porte le nom de coupe +de Nemrode. Remplis-le, et présente-le moi aussitôt. + +(L'échanson sort.) + +SALEMÈNES. + +C'est bien le moment, en effet, de la remplir, pour signaler la +continuation d'une fête que le sommeil n'a pas encore interrompue. + +(L'échanson rentre avec du vin.) + +SARDANAPALE, prenant la coupe. + +Mon noble parent, si les Grecs, barbares habitans de nos lointains +rivages et des limites de nos empires, ne mentent pas, ce Bacchus a +conquis l'Inde entière, n'est-ce pas? + +SALEMÈNES. + +Sans doute, et de là l'origine de son apothéose. + +SARDANAPALE. + +Non, non: de toutes ses conquêtes, il ne reste que quelques colonnes à +sa gloire, peut-être, et qui le seraient à la mienne, si je les jugeais +dignes d'être acquises et transportées; elles fixent la borne des mers +de sang qu'il répandit, des empires qu'il ravagea et des hommes qu'il +égorgea. Mais, là, là, dans ce gobelet est son véritable titre à +l'immortalité; c'est la céleste grappe dont, le premier, il exprima +l'âme, et qu'il transmit, pour enchanter celle de l'homme, sans doute, +comme une sorte d'allègement aux désastres de sa vie victorieuse. Sans +elle, il eût conservé le nom et la tombe d'un mortel; comme Sémiramis, +mon aïeule, on l'eût pris comme une espèce de monstruosité +semi-glorieuse. Voilà ce qui le fit monter au rang des dieux:--consens +donc aujourd'hui à t'humaniser à son exemple, mon grave et soucieux +frère: bois avec moi aux dieux de la Grèce! + +SALEMÈNES. + +Au prix de tous tes royaumes, je ne voudrais pas profaner ainsi la +religion de notre pays. + +SARDANAPALE. + +C'est-à-dire que tu le juges un héros, parce qu'il répandit le sang par +torrens, et que tu le désavoues comme dieu, parce qu'il sut trouver dans +un fruit un charme qui réjouit les tristes, ranime les vieillards, +inspire les jeunes gens, force le désespoir à oublier ses douleurs, et +la crainte ses périls, enfin ouvre un nouveau monde quand celui-ci +devient pour nous un objet d'ennui. Eh bien donc, je bois à toi et à +_lui_ comme n'ayant été qu'un homme; mais comme ayant également mérité +la plus juste admiration du genre humain par les biens et par les maux +qu'il répandit. (Il boit.) + +SALEMÈNES. + +Penses-tu donc renouer un festin à cette heure? + +SARDANAPALE. + +Si je le faisais, comme il ne coûterait pas une seule larme, il vaudrait +mieux qu'un glorieux trophée; mais ce n'est pas mon intention, et +puisque tu ne veux pas me faire raison, continue comme il te plaira. (À +l'échanson.) Valet, retire-toi. (L'échanson sort.) + +SALEMÈNES. + +Je ne voudrais que te rappeler d'un songe, et te réveiller ainsi plus +doucement qu'une révolte ne le ferait. + +SARDANAPALE. + +Et qui se révolterait? pourquoi? quelle cause, ou du moins, quel +prétexte? Ne suis-je pas roi légitime? issu d'une race de rois qui n'ont +pas eu d'autres ancêtres? Qu'ai-je pu faire, à toi ou au peuple, que +_tu_ doives contrôler, ou qu'il puisse faire tourner contre moi? + +SALEMÈNES. + +Quant à ta conduite envers moi, je n'en parlerai pas. + +SARDANAPALE. + +Mais, sans doute, à ton avis, j'aurai fait injure à la reine; n'est-ce +pas? + +SALEMÈNES. + +_À mon avis_, oui; tu l'as outragée. + +SARDANAPALE. + +Un moment de patience, prince, et écoute. Elle a le rang, les honneurs, +les respects qu'elle a droit d'attendre; la tutelle des héritiers de +l'empire, les hommages et les prérogatives de la souveraineté. Je l'ai +épousée, comme le font les rois, par convenance, et je l'aimais comme la +plupart des maris chérissent leurs épouses. Que si vous supposiez, elle +ou toi, que je dusse me conduire comme avec sa femme un paysan chaldéen, +vous ne connaissez ni moi, ni les rois, ni la nature humaine. + +SALEMÈNES. + +Laissons cela, je te prie; je rougirais de me plaindre, et la soeur de +Salemènes ne demande pas du souverain de la Syrie lui-même un amour +forcé. Daignerait-elle, d'ailleurs, accepter des hommages que tu +partagerais avec des prostituées étrangères, et des esclaves ioniennes? +La reine garde le silence. + +SARDANAPALE. + +Et pourquoi pas son frère? + +SALEMÈNES. + +Je ne suis que l'écho des empires que celui qui long-tems les néglige ne +gouvernera pas long-tems. + +SARDANAPALE. + +Ingrats et sots esclaves! Ils murmurent de ce que je n'ai pas répandu +leur sang; de ce que je ne les ai pas conduits dans les sables du désert +pour y dessécher par millions; de ce que je n'ai pas blanchi avec leurs +os les rivages du Gange; de ce que je ne les ai pas décimés par des lois +sauvages, ou épuisés à construire des pyramides ou des murailles +babyloniennes. + +SALEMÈNES. + +Oui, ces trophées eux-mêmes seraient plus dignes d'un peuple et d'un +souverain, que des chants, des concerts, des fêtes, des concubines, des +trésors dilapidés et des vertus mises en oubli. + +SARDANAPALE. + +Oh! pour mes trophées, j'ai fondé des villes; Tarse et Anchialus furent +élevées en un jour;--et que pourrait de plus cette belle sanguinaire, +mon aïeule guerrière, la chaste Sémiramis, si ce n'est les détruire? + +SALEMÈNES. + +J'en conviens; ta vertu s'est montrée dans l'érection de ces villes, +fondées par suite d'un caprice, et recommandées par un vers qui doit les +déshonorer avec toi dans les âges futurs. + +SARDANAPALE. + +Me déshonorer! Par Baal, ces villes, quoique fort bien bâties, ne sont +pas plus belles que ces vers. Dis contre moi, contre mes moeurs, tout ce +que tu voudras; mais ne va pas nier la vérité de cette courte sentence; +elle te rappellera l'histoire de toutes les choses humaines. Écoute: + + Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe, + A bâti dans un jour Anchiales et Tarse: + Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien. + +SALEMÈNES. + +Admirable morale! et belle inscription pour un roi, à mettre sous les +yeux de ses sujets! + +SARDANAPALE. + +Oh! sans doute, tu voudrais me voir publier en forme d'édits: «Obéissez +au roi,--joignez vos tributs à ses trésors,--recrutez ses +phalanges,--répandez votre sang à son premier +commandement,--courbez-vous et glorifiez, ou levez-vous et travaillez.» +Ou bien encore:--«Sardanapale, en ce lieu, égorgea cinquante mille de +ses ennemis; voilà leur sépulcre, et voici son trophée.» Je laisse de +tels soins aux conquérans; c'en est assez pour moi de chercher à +alléger, pour mes sujets, le poids des misères humaines, et à adoucir +leur descente vers la tombe; je ne prends aucune licence que je ne leur +accorde. Tous, nous sommes des hommes. + +SALEMÈNES. + +Mais, tes aïeux furent honorés comme des dieux. + +SARDANAPALE. + +Des dieux! morts et pulvérisés, c'est-à-dire n'étant plus ni dieux ni +hommes. Ne viens pas me parler de telles choses! Les vers seuls sont des +dieux, puisqu'ils se repaissent de vos dieux, puisqu'ils meurent +d'inanition, quand ces mets viennent à leur manquer. Crois-moi, tes +divinités n'étaient que des hommes; regarde leur postérité.--Dans moi, +je sens mille preuves de ma mortalité, aucune de ma nature céleste, à +moins qu'on ne prenne pour telle, justement ce que vous condamnez, un +penchant à l'amour, à la clémence, au pardon des folies de mes +semblables, et (ce qui tient plus à l'humanité) une grande indulgence +pour les miennes. + +SALEMÈNES. + +Hélas! la perte de Ninive est résolue.--Malheur,--malheur à la cité sans +rivale! + +SARDANAPALE. + +Que crains-tu donc? + +SALEMÈNES. + +Tu es sous la garde de tes ennemis; dans quelques heures éclatera la +tempête qui doit te renverser et les miens et les tiens; encore un jour, +et la race de Bélus n'existera plus. + +SARDANAPALE. + +Que nous faut-il donc craindre? + +SALEMÈNES. + +L'ambition, la trahison qui a semé sur tes pas les piéges; une ressource +reste encore: donne-moi, avec ton seing, le pouvoir d'étouffer les +machinations, et je déposerai bientôt à tes pieds les têtes de tes +principaux ennemis. + +SARDANAPALE. + +Les têtes!--et combien? + +SALEMÈNES. + +Faut-il les compter, quand la tienne elle-même est en danger? laisse-moi +agir, donne-moi ton seing, et repose-toi sur moi du reste. + +SARDANAPALE. + +Je ne permettrai jamais de disposer d'un nombre illimité de vies. Quand +nous prenons celle des autres nous ignorons et ce que nous avons pris et +ce que nous avons accordé. + +SALEMÈNES. + +Quand ils en veulent à ta tête, craindrais-tu de prendre la leur? + +SARDANAPALE. + +C'est une grande question.--Oui, répondrai-je cependant. Ne peut-on +trouver d'autres remèdes? Quels sont ceux que tu soupçonnes?--Je consens +à ce qu'on les arrête. + +SALEMÈNES. + +J'aimerais mieux que tu ne me le demandasses pas; aussitôt, ma réponse +traversera les rangs indiscrets de tes favorites, de là courra jusqu'au +palais, puis jusqu'à la ville, et tout sera perdu.--Confie-toi sur moi. + +SARDANAPALE. + +En effet, tu sais que j'en ai toujours agi ainsi; prends mon seing, le +voici, (Il lui donne son seing.) + +SALEMÈNES. + +Je n'ai plus qu'une requête. + +SARDANAPALE. + +Nomme-la. + +SALEMÈNES. + +Renonce, pour cette nuit, au banquet que tu as fait dresser dans le +pavillon sur l'Euphrate. + +SARDANAPALE. + +Renoncer au banquet! Non, pour tous les complots qui jamais +bouleversèrent un empire; qu'ils viennent, qu'ils réussissent: ils ne me +feront ni trembler, ni m'éveiller plus tôt, ni déposer ma coupe. Quoi +qu'ils fassent, je n'ôterai pas une seule rose de ma couronne, je ne +perdrai pas une seule heure de plaisir.--Je ne les crains pas. + +SALEMÈNES. + +Mais, s'il était nécessaire, t'armerais-tu; oui, ou non? + +SARDANAPALE. + +Peut-être. J'ai d'excellentes armes, une épée d'une trempe merveilleuse; +un arc, une javeline digne de Nemrode lui-même; un peu pesante, il est +vrai, mais encore supportable. Et, maintenant que j'y pense, il y a +long-tems que je ne m'en suis servi, même pour la chasse. Les as-tu +vues, frère? + +SALEMÈNES. + +C'est bien le tems de pareilles plaisanteries!--S'il le fallait, +revêtirais-tu ces armes? + +SARDANAPALE. + +Ou ne les revêtirais-je pas? Oh! s'il le faut, et que ces insolens +esclaves ne veulent pas être redressés à moins, je saurai manier l'épée, +jusqu'à ce qu'ils veuillent bien me permettre de revenir aux fuseaux. + +SALEMÈNES. + +Il y a déjà long-tems, disent-ils, que tu les as changés contre ton +sceptre. + +SARDANAPALE. + +Mensonge! mais laissons-les dire. Les anciens Grecs, dont nos captives +chantent souvent les faits, racontaient la même chose de leur plus grand +héros, Hercule, parce qu'il vint à aimer une reine de Lydie. Tu le vois, +partout la populace s'empare de toutes les calomnies qui peuvent blesser +leurs souverains. + +SALEMÈNES. + +Ils ne parlaient pourtant pas ainsi de tes ancêtres. + +SARDANAPALE. + +Non, ils n'osaient. Contraints de souffrir et de combattre, jamais ils +n'échangeaient leurs chaînes que contre des armes. Maintenant, ils ont +paix et bonheur, le loisir de rire et de railler; je ne m'en fâche pas. +Je ne donnerais pas le gracieux sourire d'une seule belle fille, pour +toute la renommée populaire qui jamais distingua un nom du néant. Et +quelle est donc l'opinion de ce vil troupeau, devenu plus insolent par +la pâture, pour me forcer à rechercher ses fastidieux éloges ou craindre +ses assommantes clameurs? + +SALEMÈNES. + +Vous l'avez dit, ce sont des hommes; et comme tels, ils ont parfois un +coeur. + +SARDANAPALE. + +Et mes dogues aussi; le leur même est plus fidèle, et par conséquent +meilleur;--mais, continuons. Tu as mon seing, et puisqu'ils sont +soulevés, il faut les apaiser; mais sans trop de violence, à moins que +la nécessité n'en fasse une loi. J'ai horreur de toutes les peines +infligées ou subies; nous en avons assez en nous-mêmes, le dernier sujet +comme le plus puissant monarque, pour ne pas encore ajouter au mutuel +fardeau des misères humaines, et pour nous obliger, par une allégeance +réciproque, à nous soulager l'un l'autre d'une partie de nos ennuis +naturels. Mais voilà ce qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas savoir. +J'en atteste Baal: j'ai fait tout ce que je pouvais pour les soulager; +je n'ai pas entrepris de guerre, ajouté de nouveaux impôts, tourmenté +leur existence; je les laisse couler leurs jours comme ils veulent, +passant de mon côté les miens le plus agréablement que je puis. + +SALEMÈNES. + +Tu recules devant les devoirs d'un roi: voilà pourquoi ils disent que tu +n'es pas digne d'être le leur. + +SARDANAPALE. + +Ils mentent.--Par malheur, je suis incapable d'être rien autre chose +qu'un roi, et, par malheur encore pour moi, le dernier Mède peut aussi +bien en tenir la place. + +SALEMÈNES. + +Du moins, il en est un qui désire l'être. + +SARDANAPALE. + +Que veux-tu dire?--Mais, c'est ton secret; tu crains les questions, et +je ne suis pas d'une nature curieuse. Prends les moyens convenables; et +puisque la nécessité l'exige, je t'avoue et je te soutiens. Jamais homme +ne désira plus sincèrement régner paisiblement sur des citoyens +paisibles; mais s'ils m'obligent à prendre les armes, mieux vaudrait +pour eux avoir réveillé les cendres de l'implacable Nemrode, le +_chasseur puissant_. Je ferai de ces royaumes une vaste forêt peuplée +d'un gibier sauvage, jadis appartenant à l'espèce humaine, mais qui, par +son choix, aura cessé de l'être. Ils calomnient _ce que_ je suis; et _ce +que_ je ferai leur portera le défi de me calomnier encore: ils devront +s'en prendre à eux-mêmes. + +SALEMÈNES. + +Enfin, tu peux donc sentir! + +SARDANAPALE. + +Sentir! Et qui peut ne pas sentir l'ingratitude? + +SALEMÈNES. + +Je ne m'arrêterai pas à te répondre en paroles, mais par les faits. +Entretiens seulement l'énergie qui pouvait long-tems sommeiller, mais ne +fut jamais éteinte en toi; ainsi, tu peux encore régner glorieux et +redouté. Adieu. + +(Salemènes sort.) + +SARDANAPALE, seul. + +Adieu! Il est parti. Le seing qu'il porte à son doigt est un sceptre +pour lui. Sa violence égale ma faiblesse; les esclaves méritent un +pareil maître. Quant au danger, j'en ignore l'étendue;--il l'a mesuré, +qu'il le prévienne. Consumerai-je donc ma vie--une vie si courte--à +chercher tous les moyens de ne pas l'abréger encore? ce serait le sort +le plus déplorable! Ce serait mourir d'avance que de vivre dans la +crainte de la mort, déjouant des révoltes, soupçonnant tous ceux qui +m'entourent, parce qu'ils m'approchent, tous ceux qui sont loin, parce +que je ne les vois pas. Si pourtant il en était ainsi,--s'ils devaient +me ravir et l'empire et la vie: eh bien! qu'est-ce que la terre et +l'empire de la terre? J'ai aimé, j'ai vécu; je laisse de nombreux +descendans: mourir maintenant serait aussi naturel que tous ces actes de +la matière! Je n'ai pas, il est vrai, répandu le sang, comme je l'aurais +pu, par torrens; je n'ai pas fait de mon nom le synonyme de la mort,--le +signal de la terreur et des trophées. Mais je n'éprouve de cela nul +remords; ma vie est tout amour: si je verse le sang, ce ne sera que par +force. Jusqu'à présent, une seule goutte des veines assyriennes n'a été +répandue en mon nom, et jamais la plus faible parcelle des immenses +trésors de Ninive n'est tombée sur des objets qui puissent coûter à ses +enfans une seule larme. Si donc ils me haïssent, c'est parce que je ne +les hais pas; et s'ils se révoltent, c'est parce que je crains de les +opprimer. O hommes! c'est avec des faux et non avec un sceptre qu'il +faut vous gouverner; il faut vous moissonner chaque année comme les épis +mûrs; autrement nous ne produisons qu'une excessive abondance, un amas +infect de mécontens, corrompant les sources de la prospérité publique, +et faisant de la fertilité un déplorable désert.--Laissons-là ces +pensées. Holà, ici! quelqu'un. + +(Entre un officier.) + +SARDANAPALE. + +Esclave, dis à l'Ionienne Mirrha que nous souhaitons sa présence. + +L'OFFICIER. + +Roi, la voici. + +(Entre Mirrha.) + +SARDANAPALE, bas à l'officier. + +Dehors. (A Mirrha.). Être charmant, tu as à peine prévenu mon coeur; il +palpitait pour toi et tu venais à lui: laisse-moi croire qu'il existe +entre nous quelqu'influence secrète, quelque douce sympathie, qui, sans +nous voir, et de loin, nous attire l'un vers l'autre. + +MIRRHA. + +Il est vrai. + +SARDANAPALE. + +Je sais qu'elle existe, mais j'ignore son nom; quel est-il? + +MIRRHA. + +Un dieu dans ma patrie, et dans mon coeur un sentiment exalté et comme +divin; mais j'avoue qu'il est seulement mortel, car mon ame est humble +et pourtant heureuse,--c'est-à-dire, désirant de l'être; mais-- + +(Elle s'arrête.) + +SARDANAPALE. + +Il y a toujours un intervalle entre nous et ce que nous regardons comme +le bonheur: laisse-moi écarter la barrière que ta voix hésitante +m'indique devant le tien: celle qui s'oppose au mien sera en même tems +rompue. + +MIRRHA. + +Mon Seigneur!-- + +SARDANAPALE. + +Mon Seigneur,--mon roi,--sire,--souverain,--toujours ainsi, toujours me +parler avec respect. Il est dit que jamais je n'obtiendrai un sourire, +si ce n'est au milieu de l'étourdissante joie d'un banquet, alors que +les bouffons ont, à force d'ivresse, reconquis leur égalité, ou que +moi-même je me suis mis au niveau de leur abaissement. Mirrha, je puis +souffrir tout cela; ces noms de seigneur, roi, sire, monarque, je les ai +même quelque tems accueillis, ou plutôt soufferts de la bouche des +esclaves et des nobles; mais quand ils s'échappent des lèvres que +j'adore, des lèvres que les miennes ont tendrement pressées, un frisson +se répand sur mon coeur; je reviens au sentiment de la fausseté d'une +situation qui réprime toute espèce de tendresse chez ceux même qui m'en +inspirent davantage, situation qui me fait souhaiter de pouvoir déposer +enfin la pesante tiare pour me réfugier sous une chaumière du Caucase +avec toi, et pour n'y plus jamais porter que des couronnes de fleurs. + +MIRRHA. + +Plût au ciel! + +SARDANAPALE. + +Aurais-_tu_ les mêmes sentimens?--Pourquoi? + +MIRRHA. + +Tu connaîtrais alors ce que tu ne peux jamais connaître. + +SARDANAPALE. + +C'est-- + +MIRRHA. + +Le véritable prix d'un coeur; celui d'une femme, du moins. + +SARDANAPALE. + +J'en ai éprouvé un, mille,--et mille, et mille. + +MIRRHA. + +Des coeurs? + +SARDANAPALE. + +Je l'imagine. + +MIRRHA. + +Aucun! mais le tems d'en éprouver un viendra peut-être. + +SARDANAPALE. + +Je l'espère. Écoute, Mirrha; Salemènes a déclaré--pourquoi ou comment +l'a-t-il deviné, c'est ce que Bélus, le fondateur de mes états, connaît +mieux que moi:--mais Salemènes a déclaré mon trône en péril. + +MIRRHA. + +Il a bien fait. + +SARDANAPALE. + +Et _toi_ aussi! Toi qu'il a si rudement insultée; qu'il osait, il n'y a +qu'un instant encore, chasser de notre présence, par ses grossières +invectives; toi dont il excitait la rougeur et les larmes? + +MIRRHA. + +Je devrais les rappeler plus fréquemment: il a bien fait de m'indiquer +mon devoir. Mais tu parles de péril--de péril pour toi-- + +SARDANAPALE. + +Oui, il existe de conspirations, des noirs complots parmi les +Mèdes:--les troupes et les peuples murmurent. Je ne sais ce que +c'est:--un labyrinthe,--un abîme de mystères et de menaces. Tu connais +Salemènes, c'est là son habitude; mais il est honnête. Allons, ne +songeons plus à cela,--mais à la fête de minuit. + +MIRRHA. + +Il est tems de penser à tout autre chose. N'as-tu pas repoussé ses sages +précautions? + +SARDANAPALE. + +Eh quoi!--aurais-tu peur? + +MIRRHA. + +Peur!--Je suis Grecque, comment aurais-je peur de la mort? je suis +esclave, pourquoi redouterais-je l'instant de ma liberté? + +SARDANAPALE. + +Cependant, tu viens de pâlir? + +MIRRHA. + +C'est que j'aime. + +SARDANAPALE. + +Et moi? Je t'aime plus,--bien plus que tout ce que m'offrent cette +courte vie, cet immense royaume, également menacés;--cependant, je ne +pâlis pas. + +MIRRHA. + +Cela prouve que tu n'aimes ni toi-même ni moi; car celui qui aime un +autre s'aime lui-même, quand ce ne serait que pour cela. Ce que je vois +est trop révoltant: des royaumes et des vies ne doivent pas être ainsi +sacrifiés. + +SARDANAPALE. + +Sacrifiés!--Et quel est donc l'ambitieux qui tenterait de les conquérir? + +MIRRHA. + +Magnanime courage en effet! Quand celui qui les gouverne s'oublie +lui-même, est-ce à eux de le lui rappeler? + +SARDANAPALE. + +Mirrha! + +MIRRHA. + +Ne fronce pas ainsi le sourcil: trop souvent j'ai recueilli ton sourire +pour que la seule expression de ton courroux ne soit pas à mes yeux plus +amère que le châtiment le plus cruel.--Roi, je suis ta sujette; maître, +je suis ton esclave! homme, je t'ai aimé!--aimé, j'ignore par quelle +fatale faiblesse, bien que la Grèce soit ma patrie, et que j'aie sucé la +haine des rois.--Esclave, je devrais haïr les chaînes; Ionienne, je me +sens, en aimant un étranger, plus avilie encore par cette passion que +par l'esclavage! pourtant, je t'ai aimé. Si cet amour a eu le pouvoir +d'étouffer tous les premiers sentimens de la nature, dis-moi, ne peut-il +réclamer le privilége de te sauver? + +SARDANAPALE. + +Me sauver, ma belle maîtresse! Tu es mille fois trop belle; et ce que +j'implore de toi, c'est ton amour, et non ta protection. + +MIRRHA. + +Et quelle sécurité peut exister loin de l'amour? + +SARDANAPALE. + +Je parle de l'amour des femmes. + +MIRRHA. + +La première source de la vie humaine jaillit du sein de la femme; vos +premiers bégaiemens sont recueillis de ses lèvres, elle tarit vos +premières larmes, elle recueille trop souvent vos derniers soupirs alors +que les hommes ont déposé l'ignoble soin de garder la dernière heure de +celui qui les commandait. + +SARDANAPALE. + +Ma sublime Ionienne! tes accens sont de la mélodie; c'est le choeur de +ces tragédies dont je t'ai entendu parler comme du plaisir favori de tes +antiques aïeux. Va, ne pleure pas,--calme-toi. + +MIRRHA. + +Je ne pleure pas.--Mais, je te prie, ne parle jamais de mes pères ou de +ma patrie. + +SARDANAPALE. + +Pourtant, tu en parles souvent toi-même. + +MIRRHA. + +Oui, je l'avoue, l'opiniâtre pensée se fait souvent jour, malgré moi, +dans mes paroles; mais quand un autre parle de la Grèce, il m'offense. + +SARDANAPALE. + +Eh bien donc, comment voudrais-tu me sauver, comme tu parles? + +MIRRHA. + +En t'apprenant à te sauver toi-même; et non pas toi seul, mais ton vaste +empire, de la rage de la plus cruelle guerre--la guerre des concitoyens. + +SARDANAPALE. + +Ignores-tu donc, mon enfant, que j'ai en horreur et la guerre et les +guerriers? Je vis dans la paix et les plaisirs: que peut-on exiger de +plus d'un homme? + +MIRRHA. + +Hélas! seigneur, il faut trop souvent montrer à la multitude l'apparence +de la guerre, pour obtenir les bienfaits de la paix; et, pour un roi, il +vaut bien mieux être craint qu'aimé. + +SARDANAPALE. + +Je n'ai jamais recherché que ce dernier sentiment. + +MIRRHA. + +Et l'un et l'autre t'est échappé. + +SARDANAPALE. + +Est-ce toi, Mirrha, qui parles ainsi? + +MIRRHA. + +Je parle de l'amour populaire, amour égoïste, qui témoigne toujours que +les hommes sont gouvernés par la crainte et par les lois, sans pourtant +être opprimés;--du moins ne le supposent-ils pas. Ou, s'ils l'imaginent, +ils le jugent nécessaire pour les préserver d'une tyrannie plus cruelle, +celle de leurs passions. Pour un roi de fête, de fleurs, de vin, de +banquets, d'amour et d'allégresse, jamais il ne sera un roi de gloire. + +SARDANAPALE. + +Gloire! Qu'est-ce que cela? + +MIRRHA. + +Demande-le aux dieux tes ancêtres. + +SARDANAPALE. + +Ils ne me répondront pas; quand les prêtres parlent pour eux, c'est pour +obtenir quelques collectes nouvelles pour leurs temples. + +MIRRHA. + +Vois les annales des fondateurs de ton empire. + +SARDANAPALE. + +Elles sont tellement souillées de sang, que cela m'est impossible; mais +que prétendrais-tu? L'empire a été fondé; je ne puis fonder empire sur +empire. + +MIRRHA. + +Conserve du moins le tien. + +SARDANAPALE. + +Quoi qu'il arrive, j'en veux jouir. Viens, Mirrha, avance vers +l'Euphrate, l'heure nous invite, la barque est prête, et le pavillon +disposé pour notre retour après nous avoir offert la décoration d'un +nocturne banquet, offrira à nos yeux ravis un globe lumineux, tel qu'un +astre opposé aux étoiles célestes qui marcheront sur nos têtes; et +cependant nous reposerons couronnés de fleurs, semblables-- + +MIRRHA. + +A des victimes. + +SARDANAPALE. + +Non, non, mais comme ces souverains rois pasteurs, des tems reculés, qui +ne connaissaient pas de plus brillantes pierreries que les guirlandes de +l'été, et dont les triomphes ne coûtaient jamais de larmes. Allons. + +(Entre Pania.) + +PANIA. + +Vive à jamais le roi! + +SARDANAPALE. + +Pas une heure après qu'il aura cessé d'aimer. Combien je hais ce +langage, qui, faisant de la vie un mensonge, ose flatter la fragile +poussière, de l'espoir de l'éternité! Eh bien, Pania, sois bref. + +PANIA. + +Je suis chargé par Salemènes de renouveler au roi sa prière, de ne pas, +au moins pour aujourd'hui, sortir du palais: quand le général reviendra, +il donnera des motifs capables de justifier sa hardiesse, et peut-être +lui feront-ils obtenir le pardon de sa présomption. + +SARDANAPALE. + +Eh quoi! suis-je donc cerné? Suis-je déjà captif? Ne puis-je même +respirer l'air du ciel? Dis au prince Salemènes que, toute la Syrie se +pressât-elle en fureur et par millions autour de ces murailles, je +sortirais. + +PANIA. + +Je dois obéir, et cependant-- + +MIRRHA. + +De grâce, roi, écoute.--Combien de jours et de nuits es-tu resté +renfermé dans ces murs, dans des robes de soies; combien de fois +refusas-tu de te montrer aux voeux du peuple; laissant tes sujets privés +de ta vue, les satrapes libres de le tourmenter, les dieux privés de +leur culte, tout enfin dans l'anarchie, produit de ton indolence; tout, +dans ton royaume assoupi, excepté le génie du mal! Et maintenant tu ne +peux demeurer un seul jour, un jour d'où ton salut dépend? Oh! +n'accorderas-tu pas au petit nombre de ceux qui te sont encore fidèles +quelques heures pour eux, pour toi, pour la vieille race de tes pères, +pour l'héritage enfin de tes fils? + +PANIA. + +Il est vrai! l'empressement extrême avec lequel le prince m'envoya +devant votre personne sacrée m'oblige à joindre ma faible voix à celle +qui vient de se faire entendre. + +SARDANAPALE. + +Non, il n'en sera rien. + +MIRRHA. + +Par le salut de ton royaume! + +SARDANAPALE. + +Sortons! + +PANIA. + +Par celui de tous tes fidèles sujets qui vont se rallier autour de toi +et des tiens. + +SARDANAPALE. + +Pure chimère; il n'y a pas de danger;--c'est une habile invention de +Salemènes pour justifier son zèle et pour se rendre plus nécessaire à +nos yeux. + +MIRRHA. + +Au nom de tout ce qui est bon et glorieux, suis ce conseil. + +SARDANAPALE. + +Les affaires à demain. + +MIRRHA. + +Oui, ou la mort à la nuit. + +SARDANAPALE. + +Eh bien, laissons-la venir, inattendue, au milieu de la joie et des +grâces, des plaisirs et de l'amour; qu'elle me fasse tomber comme une +rose effeuillée,--plus heureuse ainsi que de vieillir fanée. + +MIRRHA. + +Ainsi, tu ne veux pas consentir, même au prix de tout ce qui jamais +réveilla l'activité d'un monarque, à renoncer à un frivole festin? + +SARDANAPALE. + +Non. + +MIRRHA. + +Cède donc au moins pour moi, pour mon salut! + +SARDANAPALE. + +Le tien, chère Mirrha? + +MIRRHA. + +C'est la première demande que j'aie faite à un roi d'Assyrie. + +SARDANAPALE. + +Je le sais; et serait-ce celle de mon royaume, qu'il faudrait te +l'accorder. Eh bien! pour _ton_ salut, je cède. Pania, hors d'ici! tu as +entendu. + +PANIA. + +Et j'obéis. + +(Pania sort.) + +SARDANAPALE. + +Tu me surprends. Quel est donc, Mirrha, le motif de pareilles instances? + +MIRRHA. + +Le soin de ta conservation, et la conviction que rien dans le monde, que +le plus imminent danger, ne pourrait forcer le prince ton parent à te +faire une prière aussi pressante. + +SARDANAPALE. + +Mais ce danger, si je le brave, pourquoi le craindrais-tu? + +MIRRHA. + +C'est justement parce que _tu_ ne crains pas, que je crains pour _toi_. + +SARDANAPALE. + +Demain, tu riras de ces vaines imaginations. + +MIRRHA. + +Si j'ai cessé d'espérer, je serai alors au lieu où personne ne pleure, +et j'y serai mieux que s'il me restait la liberté de sourire. Et toi? + +SARDANAPALE. + +Je serai roi comme précédemment. + +MIRRHA. + +Où? + +SARDANAPALE. + +Avec Baal, Nemrode et Sémiramis; seul en Assyrie, ou bien avec eux +ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis,--il peut m'anéantir;--mais +il faut que je sois ou roi, ou rien: je ne vivrai pas dégradé. + +MIRRHA. + +Ah! si toujours tu avais eu les mêmes sentimens, personne jamais n'eût +songé à te dégrader. + +SARDANAPALE. + +Et qui maintenant y songerait? + +MIRRHA. + +N'as-tu de soupçons sur personne? + +SARDANAPALE. + +Des soupçons!--c'est là le métier des espions. Mais nous perdons mille +momens précieux en paroles vaines, en craintes plus vaines encore. +Renfermons-nous!--Vous, esclaves, préparez la salle de Nemrode pour la +fête du soir. S'il faut faire une prison de notre palais, nous voulons +du moins porter gaiement nos fers; l'Euphrate nous est-il interdit, et +la demeure où l'été nous conviait sur ses charmans rivages? Eh bien, +nous sommes ici hors d'atteinte. Allons, rentrons. + +(Sardanapale sort.) + +MIRRHA, seule. + +Et cet homme, je le chéris! Les filles de ma patrie n'aiment que des +héros; mais je n'ai pas de patrie: l'esclave a tout perdu, excepté ses +fers. Je l'aime, et l'anneau le plus pesant d'une longue chaîne est +d'aimer ce que nous ne pouvons estimer. Soit: l'heure approche où il +aura besoin de l'amour de tous, où il n'en trouvera nulle part. Me +séparer de lui en ce moment serait plus infâme que ne serait glorieux, +dans l'opinion de ma patrie, de l'avoir poignardé sur son trône, +lorsqu'il y était le mieux affermi: je ne suis capable de l'un ni de +l'autre. Si je pouvais le sauver, j'aimerais mieux, non pas _lui_, mais +moi-même; et j'ai besoin de ce dernier sentiment: car je me suis avilie +dans ma propre pensée en aimant ce séduisant étranger. Il me semble +pourtant que je l'aime davantage depuis que je le vois haï de ces +barbares, les ennemis naturels de la race grecque. Si je pouvais +seulement éveiller dans son coeur une seule pensée comme celle qui +animait les Phrygiens eux-mêmes quand ils combattaient entre les murs +d'Ilion et les bords de la mer! Il voudrait écraser ces tumultueux +barbares, et triompher de leur révolte. Il m'aime, et je l'aime +moi-même: que l'esclave, en chérissant son maître, cherche à +l'affranchir de ses vices. Si je n'y puis parvenir, il me reste un +chemin vers la liberté; et si je ne puis lui apprendre à régner, je lui +montrerai comment un roi peut seulement abandonner son trône. Il ne faut +pas le perdre de vue. + +(Elle sort.) + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + +ACTE II. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Le portique de la même salle du palais.) + + +BELÈSES, seul. + +Le soleil descend; il me semble marcher plus lentement, en jetant un +dernier regard sur l'empire d'Assyrie. De quel rouge éclat, semblable +aux flots de sang qu'il nous prédit, il colore les épais nuages! Oh! +soleil, qui vas disparaître; étoiles, qui commencez votre course, si ce +n'est pas en vain que je vous ai poursuivis, lisant dans chacun de vos +rayons ces arrêts de vos orbes, que le tems frémit d'apporter aux +nations, voici la dernière heure des années assyriennes. Quel calme, +cependant! Une catastrophe que devraient annoncer des tremblemens de +terre,--c'est un soleil d'été qui la révèle. Son disque offre sur son +immortelle page, à l'oeil du savant Chaldéen, la fin de ce qui semblait +infini. Mais d'où vient donc que ce véridique soleil, cet oracle embrasé +de tout ce qui respire, cette fontaine de toute vie, symbole de celui +qui la donne, pourquoi restreint-il ses instructions dans les bornes du +malheur? pourquoi n'éclaircit-il pas à nos yeux la venue de jours plus +dignes de son glorieux essor de l'océan? pourquoi ne jette-t-il pas sur +les années futures un rayon d'espérance, quand il en jette un de rage +sur les présens jours? Écoute! oh! daigne m'écouter! Je suis ton +adorateur, ton prêtre, ton esclave:--j'ai porté mes regards sur toi à +ton lever comme à ton déclin; j'ai courbé ma tête sous les rayons de ton +midi, alors que mes yeux n'osaient te fixer. J'ai veillé pour toi et +après toi, j'ai prié vers toi, je t'ai offert des sacrifices, j'ai +tremblé devant toi, je t'ai consulté, j'ai lu et tu as répondu.--Le tems +fuit; l'astre, tandis que je parle, tombe;--il n'est plus.--Il va porter +sa beauté, et non les mêmes arrêts, à l'heureux couchant, qui trouvera +dans les couleurs de sa gloire déclinante des causes d'allégresse. +Qu'est-ce, après tout, que la mort, pourvu qu'elle soit glorieuse? un +soleil couchant; et les mortels sont peut-être heureux de ressembler, +même en cessant d'exister, aux dieux du ciel. + +(Entre Arbaces, par une porte intérieure.) + +ARBACES. + +Pourquoi, Belèses, te vois-je ainsi ravi dans tes pratiques dévotes? +Suivrais-tu la trace de ton dieu disparu dans quelques royaumes d'un +jour interdit à nos yeux? Soyons tout à la nuit:--elle est venue. + +BELÈSES. + +Elle n'est pas terminée. + +ARBACES. + +Qu'elle se passe,--nous sommes prêts. + +BELÈSES. + +Oui, que n'est-elle écoulée! + +ARBACES. + +Le prophète aurait-il des doutes, lui auquel les astres viennent de +promettre la victoire? + +BELÈSES. + +Je ne doute pas de la victoire,--mais du vainqueur. + +ARBACES. + +Eh bien, c'est à ta science à te rassurer. En attendant, j'ai disposé +assez de glaives étincelans pour obscurcir l'éclat de tes astres nos +alliés: rien ne doit plus nous arrêter. Le roi femme, et même moins que +femme, vogue en ce moment sur les ondes, avec ses compagnons féminins; +l'ordre est donné pour la fête dans le pavillon: et la première coupe +qu'il portera à ses lèvres sera la dernière vidée par la race de Nemrod. + +BELÈSES. + +Ce fut une brave race. + +ARBACES. + +Elle n'est plus que faible;--elle est usée:--nous la restaurerons. + +BELÈSES. + +Es-tu sûr de cela? + +ARBACES. + +Son fondateur était un chasseur;--je suis un soldat:--que doit-on ici +craindre? + +BELÈSES. + +Le soldat. + +ARBACES. + +Et le prêtre, peut-être. Mais si vous en jugiez, ou en jugez ainsi, +pourquoi ne pas garder votre roi de concubines? pourquoi me solliciter, +m'entraîner à cette entreprise, la vôtre non moins que la mienne? + +BELÈSES. + +Regarde le ciel! + +ARBACES. + +Je regarde. + +BELÈSES. + +Qu'y vois tu? + +ARBACES. + +Un beau crépuscule d'été, et l'assemblée des étoiles. + +BELÈSES. + +Au milieu d'elles, vois la plus avancée et la plus radieuse; comme elle +sautille et semble vouloir abandonner sa place dans le dais d'azur! + +ARBACES. + +Eh bien! + +BELÈSES. + +C'est ta propre étoile, la planète qui présida à ta naissance. + +ARBACES, touchant la pomme de son épée. + +Mon étoile est dans ce fourreau: quand elle brillera, elle effacera +l'éclat des comètes. Mais songeons à ce qu'il faut faire pour justifier +tes planètes et leur prophétie. Quand nous aurons vaincu, elles auront +des temples,--oui, et des prêtres:--tu seras le pontife--des dieux que +tu choisiras; car j'observe qu'ils sont toujours justes, et qu'ils ne +manquent pas d'avouer le plus brave pour celui qui les aime le mieux. + +BELÈSES. + +Oui, et le plus dévot pour brave.--Tu ne m'as pas vu reculer dans le +combat? + +ARBACES. + +Non; je te reconnais aussi brave dans une bataille qu'un capitaine +babylonien, aussi intrépide que savant dans les mystères chaldéens. Mais +consens-tu pour le moment à oublier le prêtre pour ne plus être que +guerrier? + +BELÈSES. + +Pourquoi pas tous les deux? + +ARBACES. + +Mieux encore! et pourtant j'ai presque honte d'avoir si peu de chose à +faire. La défaite de cette guerre de femme dégrade le vainqueur +lui-même. Renverser de son trône un brave et sanguinaire despote, lutter +avec lui, croiser fer contre fer, voilà ce qu'il serait héroïque de +tenter, même en vain; mais lever mon glaive contre ce ver-à-soie, +l'entendre répandre des larmes, peut-être-- + +BELÈSES. + +Ne le suppose pas: il y a dans lui de quoi vous donner des traverses; et +fût-il ce que vous croyez, ses gardes sont vaillantes, et conduites par +le prudent et intrépide Salemènes. + +ARBACES. + +Ils ne résisteront pas. + +BELÈSES. + +Et pourquoi? ils sont soldats. + +ARBACES. + +Il est vrai, et c'est pourquoi il leur faut un soldat pour les +commander. + +BELÈSES. + +Salemènes l'est. + +ARBACES. + +Mais non leur roi. D'ailleurs il hait l'automate efféminé qui gouverne, +à cause de la reine sa soeur. Avez-vous remarqué comme il se tient à +l'écart de toutes les fêtes? + +BELÈSES. + +Mais non du conseil, auquel il ne manque jamais. + +ARBACES. + +Il y est toujours contredit; quoi de plus pour décider sa révolte? Un +fou sur le trône, sa famille déshonorée, et lui-même abreuvé de dédains: +c'est pour le venger que nous travaillons. + +BELÈSES. + +Puisse-t-il être conduit à le penser! mais j'en doute. + +ARBACES. + +Si nous le sondions? + +BELÈSES. + +Oui,--si le tems nous favorisait. + +(Entre Baléa.) + +BALÉA. + +Satrapes, le roi vous ordonne de venir à la fête de cette nuit. + +BELÈSES. + +Entendre c'est obéir. Dans le pavillon? + +BALÉA. + +Non, ici dans le palais. + +ARBACES. + +Dans le palais? Comment! ce n'était pas là l'ordre? + +BALÉA. + +C'est celui du moment. + +ARBACES. + +Et pourquoi? + +BALÉA. + +Je ne sais. Puis-je me retirer? + +ARBACES. + +Reste. + +BELÈSES, bas à Arbaces. + +Chut! laisse-le aller. (Puis à Baléa.) Oui, Baléa, remercie le monarque, +baise la frange de son impériale robe, et dis-lui que ses esclaves +ramasseront les miettes qu'il daignera jeter de sa table royale. Et +l'heure, n'est-ce pas minuit? + +BALÉA. + +Oui; le lieu, la salle de Nemrod. Seigneurs, je m'incline devant vous, +et je vous quitte. (Baléa sort.) + +ARBACES. + +Je n'aime pas ce changement subit; il y a quelque mystère: qui peut +l'avoir occasionné? + +BELÈSES. + +Et ne change-t-il pas mille fois en un jour? la paresse est de toutes +les choses la plus capricieuse; elle a dans ses projets plus de détours +que n'en mettent les généraux dans leur marche, quand ils songent à +dérouter leurs ennemis.--Pourquoi cet air rêveur? + +ARBACES. + +Il aimait ce riant pavillon; c'était, pendant l'été, sa fureur. + +BELÈSES. + +Il aimait aussi la reine--et de plus, trois mille courtisanes.--Il aima +toutes choses les unes après les autres, sauf la gloire et la sagesse. + +ARBACES. + +Quoi qu'il en soit, je n'aime pas cela. S'il a changé, il faut faire de +même. Dans un bosquet isolé, au milieu de gardes endormis et de +courtisans ivres, l'attaque était facile, mais dans la salle de Nemrod-- + +BELÈSES. + +En est-il ainsi? J'imaginais que le fier soldat tremblait de conquérir +trop facilement un trône: et maintenant le voilà désappointé de +rencontrer une ou deux marches plus glissantes qu'il ne s'y attendait! + +ARBACES. + +Une fois l'heure venue, tu jugeras si je crains peu ou beaucoup. Tu as +vu ma vie exposée au hasard:--je la jouais gaiement; mais ici il s'agit +d'une plus haute chance,--un royaume. + +BELÈSES. + +Je l'ai prévu d'avance,--tu le gagneras; en avant donc, et réussis. + +ARBACES. + +Va, si j'étais un prophète, je me serais gratifié de la même prédiction. +Mais obéissons aux étoiles,--je ne dois pas quereller avec elles ou avec +leur interprète. Qui vient? + +(Entre Salemènes.) + +SALEMÈNES. + +Satrapes! + +BELÈSES. + +Mon prince! + +SALEMÈNES. + +Bien! Ici réunis?--Je vous cherchais tous deux; mais ailleurs que dans +le palais. + +ARBACES. + +Pourquoi cela? + +SALEMÈNES. + +Ce n'est pas l'heure. + +ARBACES. + +L'heure?--quelle heure? + +SALEMÈNES. + +De minuit. + +BELÈSES. + +Minuit, seigneur? + +SALEMÈNES. + +Quoi! n'êtes-vous pas invités? + +BELÈSES. + +Oh! oui,--nous l'avions oublié. + +SALEMÈNES. + +Est-il donc ordinaire d'oublier une invitation du souverain? + +ARBACES. + +Pourquoi?--nous ne faisons que de la recevoir. + +SALEMÈNES. + +Pourquoi donc êtes-vous ici? + +ARBACES. + +Notre devoir nous y appelle. + +SALEMÈNES. + +Quel devoir? + +BELÈSES. + +Celui de notre rang. Nous avons le privilége d'approcher le monarque, +mais nous l'avons trouvé absent. + +SALEMÈNES. + +Et moi aussi, je suis à mon devoir. + +ARBACES. + +Pouvons-nous savoir à quoi il vous oblige? + +SALEMÈNES. + +A arrêter deux traîtres: holà! gardes. + +(Entrent des gardes.) + +SALEMÈNES, poursuivant. + +Satrapes, vos épées! + +BELÈSES, présentant la sienne. + +Seigneur, voilà mon cimeterre. + +ARBACES, tirant son épée. + +Viens la prendre. + +SALEMÈNES, avançant. + +Volontiers. + +ARBACES. + +Oui, mais le fer touchera ton coeur,--et la poignée ne quittera pas ma +main. + +SALEMÈNES, tirant son épée. + +Comment, veux-tu me braver? Fort bien!--cela te sauvera un jugement et +une pitié intempestive. Soldats, terrassez le rebelle! + +ARBACES. + +Tes soldats! oui,--seul tu ne l'oserais pas. + +SALEMÈNES. + +Seul! téméraire esclave.--Et qu'y a-t-il en toi qu'un prince puisse +trembler de subjuguer? Nous craignons ta trahison, et non pas ta force. +Ta dent serait impuissante sans son venin:--c'est celle du serpent, et +non pas du lion. Terrassez-le. + +BELÈSES, se mettant entre eux. + +Êtes-vous fou, Arbaces? N'ai-je pas rendu mon épée? Confiez-vous donc +comme moi dans la justice de notre souverain. + +ARBACES. + +Non:--j'ai plutôt confiance dans les étoiles que tu fais bavarder, et +dans la dextérité de ce bras; je mourrai roi, du moins de mon ame et de +mon corps, et personne ne pourra jamais les enchaîner. + +SALEMÈNES, aux gardes. + +Vous nous entendez, _lui_ et _moi_: ne l'enchaînez pas. La mort. (Les +gardes attaquent Arbaces, qui se défend lui-même avec vaillance et +adresse, jusqu'à ce qu'ils paraissent hésiter.) Ah! c'est ainsi; et je +me vois contraint à faire l'office du bourreau! Lâches! voyez comme on +doit frapper un traître. + +(Salemènes attaque Arbaces.--Entre Sardanapale et sa suite.) + +SARDANAPALE. + +Arrêtez!--sur vos vies, arrêtez! Eh quoi! êtes-vous ivres ou sourds? Mon +épée! Insensé! je ne porte pas d'épée: toi, mon ami, donne-moi ton +glaive. (Il arrache une épée à l'un des soldats, et se place entre les +combattans.--Ils se séparent.) Dans mon propre palais! querelleurs +insolens! Qui m'empêcherait de vous fendre, la tête? + +BELÈSES. + +Votre justice, sire. + +SALEMÈNES. + +Oui; ou bien--votre faiblesse. + +SARDANAPALE, levant son épée. + +Comment? + +SALEMÈNES. + +Frappez! pourvu que vous mêliez mon sang à celui de ce traître,--que, +j'espère, vous n'épargnez en ce moment que pour le réserver aux +tortures:--je ne me plaindrai pas. + +SARDANAPALE. + +Eh quoi!--qui ose donc attaquer Arbaces? + +SALEMÈNES. + +Moi! + +SARDANAPALE. + +Vraiment! vous vous oubliez, prince. Sur quelle garantie? + +SALEMÈNES, montrant le seing. + +La tienne. + +ARBACES, confus. + +Le sceau du roi! + +SALEMÈNES. + +Oui; et c'est au roi à confirmer sa confiance. + +SARDANAPALE. + +Je ne l'ai pas donnée pour une pareille fin. + +SALEMÈNES. + +Vous me l'avez accordée pour votre salut:--j'en ai fait le meilleur +usage.--Prononcez en personne. Ici, je ne suis que votre +esclave;--j'étais, il n'y a qu'un moment, un autre vous-même. + +SARDANAPALE. + +Alors, cachez vos épées. + +(Arbaces et Salemènes rentrent leurs épées dans le fourreau.) + +SALEMÈNES. + +La mienne est rentrée; mais, je vous en conjure, ne rentrez pas la +vôtre: c'est le seul sceptre que vous puissiez aujourd'hui porter +prudemment. + +SARDANAPALE. + +Il est lourd; la poignée me froisse la main. (Au garde.) Tiens, ami, +prends ce noir glaive. Eh bien! messieurs, que nous annonce tout cela? + +BELÈSES. + +C'est au prince à nous le dire. + +SALEMÈNES. + +Loyauté de ma part, trahison de la leur. + +SARDANAPALE. + +Trahison! Arbaces, vous, Belèses, un traître! Voilà deux mots que je ne +croirai jamais unis ensemble. + +BELÈSES. + +Quelle en est la preuve? + +SALEMÈNES. + +Je la donnerai, si le roi redemande l'épée de votre complice. + +ARBACES, à Salemènes. + +Une épée qui fut aussi souvent que la tienne tirée contre ses ennemis. + +SALEMÈNES. + +Et maintenant contre son frère, et dans une heure contre lui-même. + +SARDANAPALE. + +Cela n'est pas possible: il n'oserait; non, non,--je ne veux rien +entendre de pareil. Ces vains propos sont dans les cours l'ouvrage +d'intrigues basses et d'ambitieux plus vils encore, vivant des calomnies +qu'ils déversent sur les gens de bien. Il faut que l'on vous ait trompé, +mon frère. + +SALEMÈNES. + +Avant tout, faites-lui rendre son arme, et avouer par là qu'il reste +votre sujet: je répondrai ensuite. + +SARDANAPALE. + +Comment? si je le pensais!--Mais non, c'est impossible; le Mède +Arbaces,--le loyal, le brave, le fidèle soldat,--le meilleur capitaine +qui ait conduit nos peuples:--non, non, je n'irai pas l'insulter en lui +ordonnant de rendre le glaive qu'il n'a jamais laissé prendre à nos +ennemis. Guerrier, gardez votre arme. + +SALEMÈNES, remettant le seing. + +Monarque, reprenez votre seing. + +SARDANAPALE. + +Non, garde-le; seulement use-s-en avec plus de modération. + +SALEMÈNES. + +Sire, j'en ai usé pour votre honneur; je vous le rends, parce que je ne +le puis garder sans perdre le mien: confiez-le à Arbaces. + +SARDANAPALE. + +Je le devrais; il ne l'a jamais demandé. + +SALEMÈNES. + +N'en doutez pas; il le possédera sans avoir besoin de l'implorer +respectueusement de vous. + +BELÈSES. + +J'ignore ce qui a pu irriter aussi vivement le prince contre deux sujets +dont personne ne surpasse le zèle pour le bonheur de l'Assyrie. + +SALEMÈNES. + +Silence, prêtre factieux, soldat sans foi! Dans ta personne se trouvent +réunis les plus détestables vices de la caste la plus dangereuse; garde +tes doucereuses paroles et tes hypocrites homélies pour ceux qui ne te +connaissent pas. Le crime de ton complice est hardi du moins, il ne se +cache pas sous les ruses que tu as apprises des Chaldéens. + +BELÈSES. + +Vous l'entendez, mon roi,--vous le fils de Bélus! Il blasphème le culte +de la contrée qui fléchit le genou devant vos ancêtres. + +SARDANAPALE. + +Oh! pour cela, je vous prie, veuillez lui accorder absolution complète. +Je le dispense du culte des hommes morts; je sens que je suis mortel, et +je crois que ceux desquels je reçus la vie étaient,--ce que je les vois +en effet,--des cendres. + +BELÈSES. + +Ne le croyez pas, ô roi! ils sont au rang des astres, et-- + +SARDANAPALE. + +Vous pourriez bien aller les rejoindre, à moins qu'ils ne se lèvent, si +vous prêchez davantage.--Comment! c'est là une audacieuse trahison! + +SALEMÈNES. + +Seigneur! + +SARDANAPALE. + +Venir m'édifier en parlant du culte des idoles assyriennes! Qu'on le +relâche,--et qu'on lui donne son épée. + +SALEMÈNES. + +Mon Seigneur, mon roi, mon frère, arrêtez, de grâce. + +SARDANAPALE. + +Oui, pour être sermoné, fatigué, assourdi de l'histoire des morts, de +Baal, et de tous les mystères radieux de la Chaldée. + +BELÈSES. + +Respectez-les, monarque. + +SARDANAPALE. + +Oh! pour ces derniers,--je les aime; j'aime à les contempler dans le +sombre azur des cieux, et à les comparer avec les yeux de ma Mirrha; +j'aime à voir leur étincelle se réfléchir dans le mobile argent du grand +fleuve, alors que la brise légère de minuit en ride la nappe mobile et +soupire à travers les joncs qui bordent ces rivages; mais qu'ils soient +des dieux, comme quelques-uns le disent, ou bien les demeures des dieux +comme d'autres le prétendent, plutôt que de simples fanaux nocturnes, +mondes ou flambeaux de monde, je ne le sais ou m'en inquiète; il y a +dans mon incertitude quelque chose de doux que je ne voudrais pas +changer pour vos connaissances chaldéennes. D'ailleurs, je sais sur ce +point tout ce que la matière peut savoir de ce qui se trouve au-dessus +ou au-dessous d'elle,--c'est-à-dire, rien. Je vois leur éclat, je sens +leur beauté;--et quand ils éclaireront mon tombeau, j'ignorerai +également l'un et l'autre. + +BELÈSES. + +Au lieu de _ni l'un ni l'autre_, sire, dites _mieux_ que l'un et +l'autre. + +SARDANAPALE. + +J'attendrai, si vous le trouvez bon, pontife, que je reçoive cette +connaissance. En attendant, reprenez votre épée; et sachez que je +préfère vos services militaires à votre ministère pieux:--sans pourtant +aimer l'un ni l'autre. + +SALEMÈNES, à part. + +Ses débauches l'ont rendu fou. Je le sauverai donc en dépit de lui-même. + +SARDANAPALE. + +Satrapes! veuillez m'entendre; toi, surtout, mon prêtre: car je me défie +de toi plus que du guerrier, et je m'en défierais entièrement si tu +n'étais pas d'ailleurs à demi guerrier. Séparons-nous en paix.--Je ne +prononce pas le mot de pardon,--qu'il ne faut accorder qu'aux coupables; +non, je ne le dirai pas, bien que votre salut dépende de ce mot, et, +chose plus terrible encore, de mes propres craintes. Mais ne redoutez +rien:--car je suis indulgent plutôt que craintif;--vous vivrez donc. Si +j'étais ce que quelques-uns imaginent, le sang de vos têtes suspectes +dégoutterait maintenant du haut des portes de notre palais dans la +poussière desséchée, seule portion d'un royaume ambitionné qu'il leur +serait réservé de couvrir et de dominer encore. Laissons cela. Comme je +l'ai dit, je ne veux pas vous _croire_ coupables, ni vous _juger_ +innocens: car des hommes meilleurs que vous et moi sont prêts à vous +rendre justice; et si j'abandonnais votre sort à des juges plus sévères, +je pourrais sacrifier, en leur permettant d'approfondir les preuves, +deux hommes qui, quels qu'ils soient maintenant, étaient jadis honnêtes. +Vous êtes libres. + +ARBACES. + +Sire, cette clémence-- + +BELÈSES, l'interrompant. + +Est digne de vous-même; et, malgré notre innocence, nous rendons grâce-- + +SARDANAPALE. + +Prêtre! gardez vos actions de grâces pour Bélus: son descendant ne s'en +soucie pas. + +BELÈSES. + +Mais, étant innocent-- + +SARDANAPALE. + +Silence!--le crime est bavard. Si vous êtes fidèles, on vous a fait +injure; et vous devez vous montrer affligés plutôt que reconnaissans. + +BELÈSES. + +Tels serions-nous, si la justice était toujours écoutée par les +souveraines puissances de la terre; mais souvent l'innocence doit +recevoir comme une pure faveur son absolution. + +SARDANAPALE. + +Cette sentence serait bien placée dans une homélie, mais encore dans +toute autre occasion. Garde-la, je te prie, pour plaider la cause de ton +souverain devant son peuple. + +BELÈSES. + +J'espère qu'il n'y a pas de cause? + +SARDANAPALE. + +Pas de cause, peut-être, mais beaucoup de causeurs.--Si, dans l'exercice +de vos habituelles perquisitions sur la terre, vous rencontrez de ces +gens-là, ou si vous lisez leur existence dans quelque mystérieux éclair +des astres, vos habituelles chroniques, remarquez, je vous prie, qu'il +existe entre le ciel et la terre des êtres plus pervers que celui qui +gouverne une immense multitude d'hommes, et n'en fait mourir aucun; et +qui, sans se haïr lui-même, aime assez ses semblables pour épargner ceux +d'entre eux qui ne l'épargneraient pas, s'ils étaient jamais les +maîtres:--mais rien de tout cela n'est prouvé. Satrapes! vous êtes +libres de vos personnes et de vos épées: disposez-en comme il vous +plaira;--dès cette heure, je n'ai rien à vous reprocher. Salemènes! +suivez-moi. + +(Sardanapale, Salemènes, la suite, etc., se retirent, laissant Arbaces +et Belèses.) + +ARBACES. + +Belèses! + +BELÈSES. + +Eh bien! que vous semble? + +ARBACES. + +Que nous sommes perdus. + +BELÈSES. + +Que le royaume est à nous. + +ARBACES. + +Comment! suspects comme nous le sommes!--le glaive suspendu sur nos +têtes par un seul cheveu, et que peut briser, d'un instant à l'autre, la +voix impérieuse qui nous a épargnés! En vérité, je ne vous comprends +pas. + +BELÈSES. + +Ne cherchez pas à comprendre; mais songeons à profiter du tems. L'heure +nous appartient encore,--nos moyens sont les mêmes,--la nuit, celle que +nous avions arrêtée: il n'y a rien de changé, si ce n'est que notre +ignorance de tout soupçon s'est convertie en une certitude qui ne nous +permet plus, sans être taxés de folie, le moindre délai. + +ARBACES. + +Et pourtant-- + +BELÈSES. + +Comment! des doutes encore? + +ARBACES. + +Il a épargné nos vies;--bien plus, il les a sauvées des coups de +Salemènes. + +BELÈSES. + +Et combien de tems les épargnera-t-il encore? jusqu'au premier moment +d'ivresse. + +ARBACES. + +Ou plutôt de sobriété. Cependant, il à agi avec noblesse; il nous a +royalement pardonné une trahison bassement méditée-- + +BELÈSES. + +Dites courageusement. + +ARBACES. + +L'un et l'autre, peut-être. Mais il m'a touché; et, quoi qu'il arrive, +je n'irai pas plus loin. + +BELÈSES. + +Perdre ainsi le monde! + +ARBACES. + +Perdre tout, plutôt que ma propre estime. + +BELÈSES. + +Pour moi, j'ai honte d'être forcé de devoir la vie à un tel roi de +quenouille. + +ARBACES. + +Nous ne la lui devons pas moins; et je rougirais bien plus de la ravir à +qui nous l'accorda. + +BELÈSES. + +Endure tout ce que tu voudras, les étoiles en ont autrement décidé. + +ARBACES. + +Quand elles descendraient pour me tracer la route qui doit m'élever vers +le trône, je ne les suivrais pas. + +BELÈSES. + +Pure faiblesse,--pire que celle d'une femme malade rêvant de la mort, ou +veillant au milieu des ténèbres,--Avance,--avance. + +ARBACES. + +J'ai cru, quand il parlait, voir Nemrod lui-même, tel que le présente +l'orgueilleuse statue placée au milieu des rois dont il semble le +monarque, et formant lui seul le temple dont il ne doit être que +l'ornement. + +BELÈSES. + +Je vous disais que vous l'aviez beaucoup trop méprisé, et qu'il y avait +encore en lui quelque chose de royal. Quoi donc, il n'en est qu'un plus +digne adversaire. + +ARBACES. + +Et nous de plus indignes:--oh! pourquoi nous a-t-il épargnés! + +BELÈSES. + +Fort bien!--tu voudrais qu'il nous eût déjà immolés. + +ARBACES. + +Non;--mais il eût mieux valu mourir ainsi que de vivre pour +l'ingratitude. + +BELÈSES. + +Oh! qu'il est des ames vulgaires! Tu n'as pas reculé devant ce que +d'autres appellent trahison et lâche perfidie,--et soudain, parce qu'à +propos de rien ou de quelque chose, cet impudent débauché s'est montré +avec ostentation entre toi et Salemènes, te voilà converti,--faut-il le +dire?--en Sardanapale! Je ne sais pas de nom plus ignominieux. + +ARBACES. + +Il n'y a qu'une heure, quiconque m'aurait ainsi nommé n'aurait pas eu +long-tems à vivre;--maintenant, je vous pardonne, comme il nous a +lui-même pardonné.--Non, Sémiramis elle-même n'eût pas agi comme lui. + +BELÈSES. + +En effet, la reine n'aimait pas les partageans de son royaume, pas même +un époux. + +ARBACES. + +Je le servirai fidèlement-- + +BELÈSES. + +Et humblement, sans doute? + +ARBACES. + +Non, seigneur, noblement; car je le ferai avec loyauté. Je serai plus +proche du trône que vous ne l'êtes du ciel; moins altier peut-être, mais +ayant mieux le droit de l'être. Agissez comme vous l'entendrez:--vous +avez des lois, des mystères, des interprétations du bien et du mal dont +je manque pour m'éclairer; j'en suis réduit à n'écouter que les +inspirations d'un coeur sans artifice. A présent, vous me connaissez. + +BELÈSES. + +Avez-vous fini? + +ARBACES. + +Oui,--avec vous. + +BELÈSES. + +Et sans doute, vous songez à me trahir aussi bien qu'à me quitter? + +ARBACES. + +Cette pensée est d'un prêtre, et non pas d'un soldat. + +BELÈSES. + +Comme il vous plaira.--Laissons-là ces vains débats; consentez seulement +à m'entendre. + +ARBACES. + +Non:--je vois plus de danger dans votre esprit subtil que dans une armée +entière. + +BELÈSES. + +S'il en est ainsi,--j'avancerai seul. + +ARBACES. + +Seul! + +BELÈSES. + +Les trônes ne souffrent pas de partage. + +ARBACES. + +Mais celui-ci est occupé. + +BELÈSES. + +Moins que s'il ne l'était pas,--par un monarque avili. Songez-y, +Arbaces: jusqu'à présent, je vous ai soutenu, chéri et encouragé; je +consentais même à vous reconnaître pour maître, dans l'espérance de +servir et de sauver l'Assyrie. Le ciel lui-même semblait sourire à mes +projets: tout répondait à nos voeux, même ce dernier incident, lorsque +tout d'un coup votre ardeur s'est convertie en un lâche assoupissement. +Mais s'il en est ainsi, et plutôt que de voir mon pays abattu, je serai +son libérateur ou la victime de son tyran, ou bien tous les deux: car +souvent ils marchent ensemble; et si je réussis, Arbaces devient mon +sujet. + +ARBACES. + +_Votre_ sujet! + +BELÈSES. + +Pourquoi pas; mieux vaudra pour vous ce titre que de rester esclave, +esclave _gracié_ de _la_ Sardanapale. + +(Entre Pania.) + +PANIA. + +Seigneurs, j'apporte un ordre du roi. + +ARBACES. + +Il est plus tôt obéi que prononcé. + +BELÈSES. + +Néanmoins, écoutons-le. + +PANIA. + +De suite, et cette nuit même, retournez à vos satrapies respectives de +Babylone et de Médie. + +BELÈSES. + +Est-ce avec nos troupes? + +PANIA. + +Mon ordre comprend les satrapes et toute leur suite. + +ARBACES. + +Mais-- + +BELÈSES. + +Le roi sera obéi; dites que nous partons. + +PANIA. + +J'ai l'ordre de vous voir partir, et non pas de porter votre réponse. + +BELÈSES. + +Eh bien! nous allons vous suivre. + +PANIA. + +Je vais me retirer pour ordonner la garde d'honneur qui convient à votre +rang, et j'attendrai votre signal, pourvu que vous n'outrepassiez pas +l'heure. + +(Pania sort.) + +BELÈSES. + +Ainsi donc, nous obéissons! + +ARBACES. + +Sans doute. + +BELÈSES. + +Oui, jusqu'aux portes qui ferment le palais, notre prison pour l'avenir; +mais non pas plus loin. + +ARBACES. + +Tu as saisi précisément la vérité. Le royaume lui-même et sa vaste +étendue entr'ouvrent devant chacun de nos pas des cachots pour toi et +pour moi. + +BELÈSES. + +Des tombeaux. + +ARBACES. + +Si je le croyais, cette bonne épée en creuserait un de plus que le mien. + +BELÈSES. + +Elle aurait beaucoup à faire; mais j'espère bien mieux que tu n'augures. +Essayons, pour le moment, de sortir d'ici comme nous pourrons. Tu +t'accordes à croire avec moi que cet ordre est une sentence de +condamnation? + +ARBACES. + +Et quelle autre interprétation pourrait-on lui donner? c'est l'usage +ordinaire des rois de l'Orient: pardon et poison;--des faveurs et un +glaive;--un lointain voyage, un repos éternel. Combien de satrapes, sous +le règne de son père:--car pour lui, je l'avoue, il n'est, ou du moins +il n'était pas sanguinaire-- + +BELÈSES. + +Mais ne veut-il, ne peut-il à présent le devenir? + +ARBACES. + +Je le crains. Combien de satrapes ai-je vus, au tems de son père, +renvoyés dans leurs puissans gouvernemens, et qui trouvèrent des tombes +sous leurs pas! Je ne sais pas comment; mais tels étaient les ennuis et +la longueur du voyage, qu'ils ne manquaient pas de tomber malades en +route. + +BELÈSES. + +Ne songeons qu'à regagner l'air libre de la ville, nous abrégerons le +chemin. + +ARBACES. + +Peut-être saura-t-on bien l'abréger à la porte. + +BELÈSES. + +Non; ils risqueraient trop. Ils entendent nous faire mourir isolément, +non pas dans le palais ou dans les murs de la ville; nous y sommes trop +connus, nous y aurions des partisans: s'ils avaient voulu se défaire ici +de nous, nous ne serions déjà plus. Sortons. + +ARBACES. + +Si je pensais qu'il ne voulût pas ma vie-- + +BELÈSES. + +Folie! Sortons. Quel serait autrement le projet du despote? Hâtons-nous +de rejoindre nos troupes, et de marcher. + +ARBACES. + +Où? vers nos provinces? + +BELÈSES. + +Non; vers votre royaume. Nous avons du tems, du courage, de l'espoir, +des forces, et des moyens que ne pourront vaincre leurs +demi-mesures.--Partons. + +ARBACES. + +Quoi! au milieu de mon repentir, vais-je retomber dans le crime! + +BELÈSES. + +C'est une vertu de savoir se défendre soi-même: c'est la seule garantie +de tous les droits. Partons, dis-je! sortons de ces lieux, l'air y +devient épais et redoutable: ces murs exhalent une odeur de +renfermé.--Ne leur laissons pas le tems d'un nouveau conseil: notre +prompt départ prouvera notre dévouement; il empêchera notre brave +escorte, l'honnête Pania, d'être, à quelques lieues de là, l'exécuteur +de nouveaux ordres. Il n'y a donc pas d'autre choix.--Partons, dis-je. + +(Il sort avec Arbaces, qui le suit avec résistance.--Entrent Sardanapale +et Salemènes.) + +SARDANAPALE. + +Eh bien, nous avons remédié à tout, et sans une goutte de sang, le pire +des ingrédiens des prétendus remèdes; nous voilà préservés par l'exil de +ces hommes. + +SALEMÈNES. + +Oui; comme celui qui marche sur des fleurs l'est de la vipère réfugiée +sous leurs tiges. + +SARDANAPALE. + +Comment? que voudrais-tu de moi? + +SALEMÈNES. + +Vous voir défaire ce que vous avez fait. + +SARDANAPALE. + +Révoquer mon pardon? + +SALEMÈNES. + +Raffermir la couronne qui chancelle sur vos tempes. + +SARDANAPALE. + +Cela serait tyrannique. + +SALEMÈNES. + +Cela serait prudent. + +SARDANAPALE. + +Mais ne le sommes-nous pas assez; et quel danger peuvent-ils préparer +sur les frontières? + +SALEMÈNES. + +Ils n'y sont pas encore;--et si j'en étais cru, ils n'y seraient jamais. + +SARDANAPALE. + +Mais, enfin, je t'ai prêté une oreille impartiale:--pourquoi ne les +écouterais-je pas à leur tour? + +SALEMÈNES. + +Vous pourrez le concevoir plus tard; en ce moment, je sors pour disposer +la garde. + +SARDANAPALE. + +Mais nous rejoindrez-vous pendant le banquet? + +SALEMÈNES. + +Dispensez-moi, sire;--je ne suis pas un homme de table: je suis prêt à +remplir tous les emplois, sauf celui de Bacchante. + +SARDANAPALE. + +Néanmoins, il est bon de se réjouir de tems en tems. + +SALEMÈNES. + +Et bon aussi que quelques-uns veillent pour ceux qui trop souvent se +réjouissent. Permettez-vous que je m'éloigne? + +SARDANAPALE. + +Oui:--encore un instant, mon généreux Salemènes, mon frère, mon +excellent sujet, prince meilleur que je ne suis roi. Vous devriez être +le monarque, et moi,--je ne sais quoi, et je ne m'en soucie; mais ne va +pas croire que je sois insensible à ta prudente sollicitude, et aux +chagrins rudes, mais affectueux, que te causent mes folies. Si +j'épargnai, contre ton avis, l'existence de ces hommes;--ce n'est pas +que je crusse tes avis erronés; mais laissons-les respirer; ne les +chicanons pas sur leur vie:--donnons-leur le loisir de l'amender. Leur +exil me permet de dormir tranquille, et leur mort m'en eût empêché. + +SALEMÈNES. + +Ainsi, pour sauver des traîtres, vous courez le risque de tomber dans +l'éternel sommeil:--vous leur évitez un moment d'angoisse, pour des +années de crime. Permettez-moi de les forcer à demeurer tranquilles. + +SARDANAPALE. + +Ne me tente pas: ma parole est donnée. + +SALEMÈNES. + +Elle peut être reprise. + +SARDANAPALE. + +C'est celle d'un roi. + +SALEMÈNES. + +Elle devrait donc être vigoureuse. Cette demi-indulgence, qui se +contente de l'exil, ne fait qu'ajouter à l'irritation.--Il faut qu'un +pardon soit entier, ou qu'il ne soit pas prononcé. + +SARDANAPALE. + +Et qui m'a persuadé, lorsque je m'étais contenté de les éloigner de ma +présence, qui m'a pressé de les renvoyer dans leurs satrapies? + +SALEMÈNES. + +En effet, je l'avais oublié: et si jamais ils gagnent leurs +provinces,--vous devez, sire, me reprocher encore davantage ce conseil. + +SARDANAPALE. + +Et s'ils ne les gagnent pas, songez-y,--sains et saufs; entendez-vous, +sains et saufs, et en toute sécurité, songez à la vôtre. + +SALEMÈNES. + +Permettez-moi de partir; on veillera à leur _salut_. + +SARDANAPALE. + +Pars donc; et, je te prie, pense de ton frère avec plus de faveur. + +SALEMÈNES. + +Sire, je servirai toujours, comme je le dois, mon souverain. + +(Salemènes sort.) + +SARDANAPALE, seul. + +Cet homme est d'un caractère trop sévère: il est rude et fier comme le +roc, libre de toutes les entraves vulgaires de la terre. Moi, je suis +d'une argile plus tendre et mélangée de fleurs. Mais, comme notre +enveloppe, les produits doivent différer entre eux. Si je me trompe, +c'est sur des points qui affectent bien légèrement ce sens que je ne +puis désigner, mais qui m'inspire souvent de la tristesse et quelquefois +de la satisfaction; génie qui semble placé sur mon coeur pour régler +plutôt que pour rendre plus vifs ses mouvemens, et pour me faire des +questions que jamais aucun mortel ne m'a faites, ni Baal lui-même, avec +tous ses divins oracles:--lui dont, ici, le marbre n'empêche pas la +majestueuse figure de se rider, comme les ombres du soir, et de sembler +mobile, au point de me laisser croire que la statue va parler. Éloignons +ces vaines pensées: je veux être tout à l'allégresse;--et puis, voici le +plus fidèle héraut du plaisir. + +(Entre Mirrha.) + +MIRRHA. + +Roi! le ciel se couvre, le tonnerre commence à gronder, les nuages +semblent approcher et recéler déjà dans leurs flancs les éclats d'une +redoutable tempête. Voulez-vous donc quitter le palais? + +SARDANAPALE. + +La tempête, dis-tu! + +MIRRHA. + +Oui, mon cher seigneur. + +SARDANAPALE. + +Pour ma part, je ne serais pas fâché de rompre la monotonie de la scène, +et de contempler les élémens en guerre; mais ce plaisir contrasterait +avec les vêtemens de soie et les figures paisibles de nos joyeux amis. +Dis-moi, Mirrha, es-tu de ceux qui craignent le grondement des nuages? + +MIRRHA. + +Dans mon pays, nous respectons leurs voix, comme les augures de Jupiter. + +SARDANAPALE. + +Jupiter!--Ah! oui, votre Baal.--Le nôtre a du crédit aussi sur le +tonnerre; et, de tems en tems, quelque éclat témoigne sa divinité, et +même vient parfois briser ses propres autels. + +MIRRHA. + +Ce serait un sinistre présage. + +SARDANAPALE. + +Oui,--pour les prêtres. Eh bien! cette nuit, nous ne sortirons pas du +palais: nous banquetterons à l'intérieur. + +MIRRHA. + +Jupiter en soit donc loué! il a exaucé la prière que tu n'avais pas +voulu entendre. Les dieux ont pour toi plus de tendresse que toi-même; +et s'ils ont soulevé cette tempête entre toi et tes ennemis, c'est pour +te protéger contre eux. + +SARDANAPALE. + +S'il y a du péril, mon enfant, il est, je crois, le même dans ces murs +et sur les bords du fleuve. + +MIRRHA. + +Non, non; ces murs sont élevés, forts, et d'ailleurs garnis de gardes. +Pour y pénétrer, la trahison doit franchir une foule de détours et de +portes massives: mais dans le pavillon, elle ne trouvera aucune défense. + +SARDANAPALE. + +Non, s'il y a trahison; mais ni dans le palais, ni dans la forteresse, +ni sur les sommets, séjour des orages, où l'aigle repose au milieu +d'impraticables rochers. La flèche sait atteindre le roi des airs: et +celui de la terre n'est pas à l'abri du poignard meurtrier. Mais, +calme-toi: innocens ou coupables, les hommes que tu crains sont bannis +et déjà loin. + +MIRRHA. + +Ils vivent encore? + +SARDANAPALE. + +Quoi, si cruelle aussi! + +MIRRHA. + +Je ne puis frémir de la juste exécution d'un châtiment mérité, sur ceux +qui menacent votre vie: s'il en était autrement, je ne mériterais pas de +conserver la mienne. D'ailleurs, vous avez le conseil du noble +Salemènes. + +SARDANAPALE. + +Ma surprise est extrême: l'indulgence et la sévérité se réunissent +contre moi pour me forcer à la vengeance. + +MIRRHA. + +C'est là une de nos vertus en Grèce. + +SARDANAPALE. + +Elle n'en est pas plus royale.--Je ne l'observerai pas; ou si je m'y +laisse entraîner, ce sera à l'égard des rois:--de mes égaux. + +MIRRHA. + +Mais ces hommes cherchent à devenir tels. + +SARDANAPALE. + +Mirrha, cela est trop de ton sexe; c'est la peur qui t'inspire. + +MIRRHA. + +Oui, pour vous. + +SARDANAPALE. + +Peu importe:--c'est toujours la peur. J'ai étudié les femmes; une fois +soulevées par le ressentiment, elles aspirent, par suite de leur +timidité, à la vengeance, avec une persévérance que je ne veux pas +prendre pour modèle. Je vous croyais, vous autres Grecques, exemptes de +cette faiblesse, aussi bien que de la puérile mollesse des femmes +asiatiques. + +MIRRHA. + +Mon seigneur, je n'aime pas à faire parade de mon amour ni de mes +qualités; j'eus part à votre splendeur, je partagerai, quoi qu'il +arrive, votre destinée. Un jour peut venir où vous trouverez dans une +esclave plus de dévouement que dans les innombrables sujets de votre +empire. Mais puissent les dieux ne le pas permettre! J'aime mieux être +aimée sur la foi de ce que j'éprouve moi-même, que de vous en donner +jamais la preuve au milieu de peines que mes tendres soins pourraient ne +pas assez adoucir. + +SARDANAPALE. + +La peine ne saurait pénétrer où existe le parfait amour; ou, si elle se +présente, c'est pour le rendre encore plus vif, et s'évanouir loin de +ceux qu'elle ne saurait atteindre. Rentrons.--L'heure approche; et il +faut nous préparer à recevoir les hôtes qui doivent embellir notre fête. + +(Ils sortent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + +ACTE III. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La salle du palais illuminée.--Sardanapale et ses hôtes sont à +table.--Une tempête au dehors, et de tems en tems le tonnerre.) + + +SARDANAPALE. + +Remplis la coupe! Nous sommes ici dans l'ordre: c'est ici mon vrai +royaume, entre de beaux yeux et des figures aussi heureuses que belles! +Ici, le chagrin ne saurait pénétrer. + +ZAMES. + +Ni partout ailleurs:--où est le roi, brille aussitôt le plaisir. + +SARDANAPALE. + +Cela ne vaut-il pas mieux que les chasses de Nemrod, ou les courses de +ma fière grand'-mère à la recherche de royaumes qu'elle n'aurait pu +gouverner, si elle en eût fait la conquête? + +ALTADA. + +Quelque grands qu'ils fussent, et comme le fut toute la royale race, nul +de ceux qui ont précédemment régné n'a pourtant atteint la gloire de +Sardanapale, qui mit toute sa joie dans la paix, la plus solide des +gloires. + +SARDANAPALE. + +Et dans le plaisir, cher Altada, vers lequel la gloire n'est qu'un +chemin. Que recherchons-nous? le plaisir. Nous devons abréger la route +qui y conduit; nous ne la poursuivons pas à travers les cendres de +l'humanité, et nous évitons de signaler par autant de tombeaux chacun de +nos pas. + +ZAMES. + +Non; tous les coeurs sont heureux; toutes les voix s'accordent pour bénir +le roi de paix, qui tient l'univers en joie. + +SARDANAPALE. + +En es-tu bien sûr? J'ai ouï parler différemment; quelques-uns parlent de +traîtres. + +ZAMES. + +Sire, les traîtres sont ceux qui parlent ainsi[2]. Cela est impossible. +Dans quel but? + +[Note 2: Ces mots (pourquoi? je l'ignore) me rappellent ceux de la +fameuse dernière adresse de 1830, au roi Charles X. «Sire, entre ceux +qui _méconnaissent_ une nation si _fidèle_, si _dévouée_, si soumise, +_et nous_, que votre majesté prononce.»--La réponse de Zames est, comme +on le voit, très-_respectueuse_. + +(_N. du Tr._)] + +SARDANAPALE. + +Dans quel but? tu as raison:--Remplis la coupe; nous n'y songerons plus. +Il n'y a pas de traîtres: ou s'il en est, ils sont partis. + +ALTADA. + +Amis, faites-moi raison! Vidons tous, à genoux, une coupe à la santé du +roi,--du monarque, dis-je, du dieu Sardanapale! + +ZAMES et les hôtes s'agenouillent, et s'écrient: + +_Au roi plus puissant que Baal son père, au dieu Sardanapale_! (Le +tonnerre interrompt leur toast, quelques-uns se relèvent effrayés.) +Pourquoi vous relever, mes amis? Ses ancêtres divins expriment, par +cette éclatante voix, leur consentement à nos voeux. + +MIRRHA. + +Dis plutôt leurs menaces. Souffriras-tu, roi, cette ridicule impiété? + +SARDANAPALE. + +Impiété!--Eh bien! si mes aïeux et prédécesseurs sont des dieux, je ne +déshonorerai pas leur lignée. Mais levez-vous, mes pieux amis; réservez +votre dévotion pour le maître du tonnerre: mes voeux sont d'être aimé, et +non pas déifié. + +ALTADA. + +Vous êtes l'un et l'autre;--et vous le serez toujours par vos fidèles +sujets. + +SARDANAPALE. + +Le tonnerre semble redoubler: voilà une horrible nuit. + +MIRRHA. + +Oh! oui, pour les dieux qui n'ont pas de palais où puissent être à +l'abri leurs adorateurs. + +SARDANAPALE. + +Il est vrai, Mirrha; et si je pouvais transformer mon royaume en un +vaste asile pour les malheureux, je le ferais. + +MIRRHA. + +Tu n'es donc pas dieu, puisque tu ne peux exécuter le grand et noble voeu +que tu formes. + +SARDANAPALE. + +Et vos dieux donc, que sont-ils? eux qui le peuvent et ne le font pas? + +MIRRHA. + +Ne parle pas de cela, de crainte de les provoquer. + +SARDANAPALE. + +En effet; ils n'aiment pas mieux que les mortels la censure. Une pensée +me frappe, mes amis: s'il n'existait pas de temple, croyez-vous qu'il y +eût des adorateurs de l'air?--c'est-à-dire, quand il est triste et +furieux comme en ce moment. + +MIRRHA. + +Le Perse prie sur ses montagnes. + +SARDANAPALE. + +Oui, quand brille le soleil. + +MIRRHA. + +Mais moi, je demanderais, si ce palais était renversé et détruit, +combien de flatteurs baiseraient la poussière sur laquelle marchait le +roi? + +ALTADA. + +La belle Ionienne parle avec trop de dédain d'une nation qu'elle ne +connaît pas assez; les Assyriens ne savent de plaisir que celui de leur +roi: ils sont fiers de leurs hommages. + +SARDANAPALE. + +Eh bien! mes hôtes, pardonnez la vivacité d'expression de la belle +Grecque. + +ALTADA. + +Lui _pardonner_, sire! nous lui devons honneur, comme à tout ce qui vous +appartient. Mais quel est ce bruit? + +ZAMES. + +Ce bruit! rien que les éclats de portes lointaines frappées du vent. + +ALTADA. + +Il a retenti comme le cri de--Écoutez encore. + +ZAMES. + +C'est la pluie tombant par torrens sur le toit. + +SARDANAPALE. + +N'en parlons plus. Mirrha, mon amour, as-tu préparé ta lyre? Chante-moi +une pièce de Sapho; de celle, tu sais, qui, dans ton pays, se +précipita-- + +(Entre Pania, l'épée et les vêtemens ensanglantés et en désordre. Les +hôtes se lèvent tous effrayés.) + +PANIA, aux gardes. + +Assurez-vous des portes; courez de toutes vos forces vers les murs. Aux +armes! aux armes! le roi est en péril. Monarque, excusez cette hâte:--ma +fidélité l'exige. + +SARDANAPALE. + +Explique-toi. + +PANIA. + +Les craintes de Salemènes étaient fondées: les perfides satrapes-- + +SARDANAPALE. + +Vous êtes blessé:--qu'on lui présente du vin. Reprenez vos sens, cher +Pania. + +PANIA. + +Ce n'est rien:--c'est une légère blessure. Je suis plus accablé de +l'empressement que j'ai mis à avertir mon prince, que du sang répandu +pour le défendre. + +MIRRHA. + +Eh bien! les rebelles? + +PANIA. + +À peine Arbaces et Belèses eurent-ils atteint leur demeure dans la +ville, qu'ils refusèrent de marcher: et quand je voulus user du pouvoir +qui m'était délégué, ils invoquèrent leurs troupes, qui se soulevèrent +aussitôt en furie. + +MIRRHA. + +Tous? + +PANIA. + +Beaucoup trop. + +SARDANAPALE. + +Ne va pas, en mettant une borne à ta franchise, épargner la vérité à mes +oreilles. + +PANIA. + +Ma faible garde était fidèle;--et ce qui en reste le demeure encore. + +MIRRHA. + +Est-ce là tout ce qu'il y a de fidèle dans l'armée? + +PANIA. + +Non:--les Bactriens, conduits par Salemènes, qui, toujours oppressé de +violens soupçons sur les gouverneurs de Médie, était alors en marche. +Les Bactriens sont nombreux; ils font aux rebelles une résistance +opiniâtre, disputent le terrain pas à pas, et forment un cercle autour +du palais: c'est là qu'ils songent à réunir toutes leurs forces, et à +protéger le roi. (Il hésite.) Je suis chargé de-- + +MIRRHA. + +Il n'est pas tems d'hésiter. + +PANIA. + +Le prince Salemènes supplie donc le roi de s'armer lui-même, quoique +pour un moment, et de se montrer en soldat: dans cette circonstance, sa +seule présence ferait plus que n'en saurait faire une armée. + +SARDANAPALE. + +Alors donc, mes armes! + +MIRRHA. + +Tu le veux bien? + +SARDANAPALE. + +Sans doute. Allons!--mais ne cherchez pas le bouclier; il est trop +lourd:--une légère cuirasse et mon épée. Où sont les rebelles? + +PANIA. + +Le plus vif combat se donne maintenant à une stade, à peu près, des murs +extérieurs. + +SARDANAPALE. + +Je puis donc monter à cheval. Sféro, faites préparer mon cheval.--Il y a +dans nos cours assez d'espace pour faire agir la moitié des cavaliers +arabes. + +(Sféro sort.) + +MIRRHA. + +Combien je t'aime! + +SARDANAPALE. + +Je n'en ai jamais douté. + +MIRRHA. + +Mais, à présent, je te connais. + +SARDANAPALE, à l'un des suivans. + +Apportez-moi aussi ma lance.--Où est Salemènes? + +PANIA. + +Où doit être un soldat: dans le fort de la mêlée. + +SARDANAPALE. + +Cours vers lui.--La route est-elle libre encore entre le palais et +l'armée? + +PANIA. + +Elle l'était quand j'accourus ici, et je n'ai nulle crainte: nos troupes +étaient déterminées, et la phalange formée. + +SARDANAPALE. + +Dis-lui, pour le présent, qu'il épargne sa personne, et que, pour moi, +je n'épargnerai pas la mienne:--ajoute que j'arrive. + +PANIA. + +Ce mot est à lui seul la victoire. + +(Pania sort.) + +SARDANAPALE. + +Altada,--Zames, avancez et armez-vous: tout dépend de la célérité, à la +guerre. Voyez à ce que les femmes soient mises en sûreté dans les +appartemens secrets: qu'on leur laisse une garde, avec l'ordre exprès de +ne quitter leur poste qu'avec leur vie.--Zames, vous la commanderez. +Altada, armez-vous, et revenez ici: votre poste est près de notre +personne. + +(Zames, Altada et tous les autres sortent, excepté Mirrha.--Entrent +Sféro et autres, avec les armes du roi, etc.) + +SFÉRO. + +Roi, voici votre armure. + +SARDANAPALE, s'en revêtant. + +Donnez-moi la cuirasse;--bien: mon baudrier; puis mon épée: et le +casque, j'oubliais, où est-il? c'est bien.--Non, il est trop lourd: vous +vous êtes trompé, aussi,--ce n'est pas lui que je voulais, mais celui +que surmonte un diadème. + +SFÉRO. + +Sire, les pierres précieuses qui l'entourent le mettraient trop en vue +pour être placé sur votre tête sacrée;--Veuillez me croire, celui-ci, +bien que moins riche, est d'une meilleure trempe. + +SARDANAPALE. + +Vous croyez! Êtes-vous aussi devenu rebelle? Apprenez que votre devoir +est d'obéir: retournez;--mais, non,--il est trop tard: je sortirai sans +lui. + +SFÉRO. + +Au moins, prenez celui-ci. + +SARDANAPALE. + +Prendre le Caucase! mais ce serait une montagne sur mes tempes. + +SFÉRO. + +Sire, le dernier soldat ne s'avance pas aussi exposé au combat. Tout le +monde vous reconnaîtra,--car l'orage a cessé, et la lune a reparu dans +tout son éclat. + +SARDANAPALE. + +Je sors pour qu'on me reconnaisse, et, par ce moyen, j'y réussirai plus +tôt. Allons,--ma lance! me voici armé. (Il s'avance; puis s'arrêtant +tout court, à Sféro.) Sféro, j'oubliais;--apportez le miroir[3]. + +[Note 3: C'est ainsi que, dans les champs illyriens, Othon portait un +_miroir_.--Voyez Juvénal.] + +SFÉRO. + +Un miroir, sire? + +SARDANAPALE. + +Oui, le miroir d'acier poli trouvé parmi les dépouilles de l'Inde;--mais +hâte-toi. (Sféro sort.) Mirrha, retire-toi dans un lieu de sûreté. +Pourquoi n'as-tu pas déjà suivi les autres femmes? + +MIRRHA. + +Parce que c'est ici ma place. + +SARDANAPALE. + +Mais quand je la quitterai?-- + +MIRRHA. + +Je vous suivrai. + +SARDANAPALE. + +Au combat, vous! + +MIRRHA. + +Dans ce cas-là, je ne serais pas la première fille grecque qui s'y fût +montrée. Mais j'attendrai ici votre _retour_. + +SARDANAPALE. + +La place est spacieuse: c'est la première qu'on occupera, si nous sommes +vaincus; et s'il en arrive ainsi, je ne retournerai pas-- + +MIRRHA. + +Nous ne nous en rejoindrons pas moins. + +SARDANAPALE. + +Comment? + +MIRRHA. + +Aux lieux où tous finiront par se rejoindre:--dans les enfers! Nous y +réunirons nos ombres, s'il est, comme je le crois; des rives au-delà du +Styx; et nos cendres, s'il n'en est pas. + +SARDANAPALE. + +Aurais-tu bien le courage de l'oser? + +MIRRHA. + +J'oserai tout, si ce n'est de survivre à ce que j'aimais, pour devenir +la proie d'un rebelle: séparons-nous, et montre toute ta valeur. + +(Rentre Sféro, avec le miroir.) + +SARDANAPALE, se regardant. + +Cette cuirasse me va bien, le baudrier mieux encore; mais le casque, pas +du tout. (Il jette le casque, après l'avoir essayé de nouveau.) À mon +avis, je ne suis pas trop mal dans ce costume; à présent, il s'agit d'en +faire l'épreuve. Altada! où est Altada? + +SFÉRO. + +Sire, il attend au dehors: il doit vous présenter votre bouclier. + +SARDANAPALE. + +En effet, j'oubliais qu'il est mon porte-bouclier, par droit de +naissance dérivé d'âge en âge. Embrasse-moi, Mirrha; encore une +fois,--encore,--et quoi qu'il arrive, aime-moi: ma première gloire +serait de me rendre plus digne de ta tendresse. + +MIRRHA. + +Partez, et soyez vainqueur! + +(Sardanapale et Sféro sortent.) + +MIRRHA. + +Me voilà seule: tous sont partis, et peut-être un bien petit nombre +reviendront. Qu'il triomphe seulement, et que je meure! S'il est vaincu, +je n'en mourrai pas moins, car je ne veux pas lui survivre. Il a touché +mon coeur, je ne sais comment et pourquoi. Ce n'est pas parce qu'il est +roi; son royaume chancelle en ce moment autour de son trône; la terre +s'entr'ouvre pour ne lui laisser d'autre place qu'un tombeau: et je +l'aime encore davantage. Pardonne, ô puissant Jupiter! à cet amour +monstrueux pour un barbare qui méconnaît l'Olympe! Oui, je l'adore +maintenant, bien plus encore que--Écoutons:--quels cris de guerre! ils +semblent approcher. S'il en était ainsi (elle tire une petite fiole), ce +subtil poison de Colchos, que mon père apprit à composer sur les rivages +d'Euxin, et qu'il m'enseigna à conserver, pourrait m'affranchir! Et +déjà, depuis long-tems, il m'eût affranchie; mais j'aimais, j'aimais au +point d'oublier que je fusse esclave, dans les lieux même où tous, à +l'exception d'un seul, sont esclaves et fiers de leur servitude, quand, +à leur tour, ils voient sous leurs ordres un seul être plus bas et plus +méprisable qu'eux. C'est ainsi que nous oublions que des fers portés +comme ornement n'en sont pas moins des chaînes.--Encore ce bruit!...--Et +puis, le cliquetis des armes:--et puis-- + +(Entre Altada.) + +ALTADA. + +Sféro!--Sféro! + +MIRRHA. + +Il n'est pas ici; que lui voulez-vous? où en est le combat? + +ALTADA. + +Douteux et cruel. + +MIRRHA. + +Et le roi? + +ALTADA. + +Il agit en roi. Je cherche Sféro, afin de demander pour lui une nouvelle +lance et son casque. Jusqu'à présent, il a combattu la tête nue, et +beaucoup trop exposé. Les soldats connaissent ses traits, et +malheureusement aussi les ennemis: à la claire lueur de la lune, sa +tiare de soie et ses cheveux épars lui donnent une apparence trop +royale. Tous les arcs sont dirigés sur ses beaux cheveux, sur sa belle +tête, et sur le léger bandeau qui les couronne tous deux. + +MIRRHA. + +Dieux qui tonnez sur la terre de mes pères, protégez-le! Est-ce le roi +qui vous a envoyé? + +ALTADA. + +C'est Salemènes qui, sans en avoir instruit le prince, trop peu soucieux +du danger, m'a donné confidentiellement cet ordre. Mais le roi, le roi +est au combat comme au plaisir! Où peut donc être Sféro? Je vais +chercher dans l'arsenal, il doit s'y tenir. + +(Altada sort.) + +MIRRHA. + +Non,--il n'y a pas de déshonneur,--il n'en est pas à le chérir. Je +voudrais presque,--ce que jamais je n'ai souhaité, qu'il fût Grec. Si +Alcide fut blâmé pour avoir porté la robe de la Lydienne Omphale, et +pour avoir manié son vil fuseau; celui qui tout-à-coup se montre un +Hercule; qui, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge viril, nourri dans des +habitudes efféminées, s'élance du banquet au combat, comme si c'était +son lit voluptueux, certes, celui-là mérite d'avoir une fille grecque +pour amante, un chantre grec pour poète, une tombe grecque pour +monument. Eh bien, seigneur, comment va le combat? + +(Entre un officier.) + +L'OFFICIER. + +Perdu, perdu presque sans ressource. Zames! Où est Zames? + +MIRRHA. + +Il commande la garde placée devant l'appartement des femmes. + +(L'officier sort.) + +MIRRHA, seule. + +Il est parti; et tout, m'a-t-il dit, est perdu! Qu'ai-je besoin d'en +savoir davantage? Dans ce peu de mots se trouvent abîmés un royaume et +un roi, une famille de treize siècles, des milliers de vies, et la +fortune de tous ceux qui n'ont pas succombé; et moi aussi, semblable à +la bulle légère sortie de la vague qui engouffre tant de victimes, je +vais cesser d'exister. Du moins, mon destin est-il entre mes mains: nul +insolent vainqueur ne me comptera parmi ses dépouilles. + +(Entre Pania.) + +PANIA. + +Mirrha, suivez-moi sans délai; nous n'avons pas un moment à +perdre:--c'est tout ce qui nous reste. + +MIRRHA. + +Et le roi? + +PANIA. + +Il m'a envoyé ici pour vous conduire au-delà du fleuve, par un passage +secret. + +MIRRHA. + +Ainsi donc, il vit-- + +PANIA. + +Et m'a chargé d'assurer votre vie, et de vous conjurer de vivre pour +lui, jusqu'à ce qu'il pût vous rejoindre. + +MIRRHA. + +Songerait-il à quitter le combat? + +PANIA. + +Non, jusqu'à la dernière extrémité. Encore à présent, il n'écoute que +les inspirations du désespoir; et, pied à pied, il dispute le palais +lui-même. + +MIRRHA. + +Ils y sont donc!--oui, leurs cris retentissent au travers des vieilles +salles que n'avaient jamais profanées des échos rebelles, jusqu'à cette +nuit fatale. Adieu, race d'Assyrie! adieu à toutes celles de Nemrod! +tout, jusqu'à son nom, est à présent disparu. + +PANIA. + +Suivez-moi, sortons! + +MIRRHA. + +Non; je veux mourir ici!--Fuyez, et dites à votre roi que jusqu'à la fin +je l'ai aimé. + +(Entrent Sardanapale et Salemènes, avec soldats. Pania quitte Mirrha et +entre dans leurs rangs.) + +SARDANAPALE. + +Puisqu'il en est ainsi, nous mourrons où nous sommes nés:--dans nos +appartemens. Serrez vos rangs,--demeurez fermes. J'ai dépêché un satrape +fidèle vers Zames, dont la garde est fraîche et dévouée: ils ne +tarderont pas. Tout n'est pas désespéré! Pania, veille sur Mirrha. + +(Pania revient près de Mirrha.) + +SALEMÈNES. + +Nous avons le tems de respirer: encore un effort, mes amis,--un effort +pour Assyrie! + +SARDANAPALE. + +Dis plutôt pour Bactriane! Mes fidèles Bactriens, je veux désormais être +roi de votre pays, et nous tiendrons ensemble ce royaume en province. + +SALEMÈNES. + +Écoutez! ils viennent,--ils viennent. + +(Entrent Belèses et Arbaces à la tête des rebelles.) + +ARBACES. + +Avançons! nous les avons pris dans le piége. À la charge! à la charge! + +BELÈSES. + +En avant!--Le ciel combat pour nous et avec nous:--sus! + +(Ils chargent le roi, Salemènes et leurs troupes, qui se défendent +jusqu'à l'arrivée de Zames, avec les gardes ci-dessus mentionnées. Les +rebelles sont alors repoussés et poursuivis par Salemènes, etc. Comme le +roi va rejoindre les poursuivans, Belèses l'arrête.) + +BELÈSES. + +À moi, le tyran.--Je vais terminer cette guerre. + +SARDANAPALE. + +Et moi aussi, belliqueux prêtre, sublime prophète, sujet reconnaissant +et fidèle:--cède, je t'en prie. Je te réserverai pour un jugement en +forme, au lieu de plonger mes mains dans ton sang sacré. + +BELÈSES. + +Ton heure est venue. + +SARDANAPALE. + +Non, c'est la tienne.--Dernièrement, quoique je ne sois qu'un jeune +astrologue, j'ai lu dans les astres; et parmi les lumières du zodiaque, +j'ai trouvé ton destin dans le signe du Scorpion, qui proclame que tu +vas être terrassé. + +BELÈSES. + +Ce ne sera pas par toi. + +(Ils combattent; Belèses est blessé et désarmé.) + +SARDANAPALE, levant son épée pour le tuer. + +Invoque maintenant les planètes. Descendront-elles du ciel pour sauver +leur crédit et leur interprète? + +(Un parti de rebelles entre et délivre Belèses. Ils attaquent le roi, +qui, à son tour, est délivré par un parti de ses soldats: les rebelles +sont mis en fuite.) + +SARDANAPALE. + +Après tout, le vilain avait prophétisé juste. Allons!--sur eux:--la +victoire est à nous. + +(Il sort à leur poursuite.) + +MIRRHA, à Pania. + +Suis-le donc! Pourquoi demeures-tu ici, et souffres-tu que tes +compagnons marchent sans toi à la victoire? + +PANIA. + +Le roi m'a ordonné de ne pas vous quitter. + +MIRRHA. + +Moi! ne songe pas à moi: un simple soldat de plus peut offrir un secours +décisif. Je ne demande pas, je n'ai pas besoin de garde. Et qui peut, +quand il s'agit du destin du monde, songer à veiller sur une femme! +Disparais, te dis-je, ou tu perds l'honneur! Tu ne m'écoutes pas; eh +bien, moi, femme timide, je vais m'élancer au milieu de leur furieuse +lutte, et je t'ordonne de me garder, _là_--où tu pourras en même tems +protéger ton souverain. + +(Mirrha sort.) + +PANIA. + +Arrêtez, madame! Elle est partie. S'il lui arrivait quelque malheur, +j'aurais mieux fait de perdre ma vie. Sardanapale tient bien plus à elle +qu'à son royaume, et pourtant il dispute en ce moment l'un et l'autre. +Faut-il donc moins faire que lui, qui n'a jamais, jusqu'à présent, tiré +un cimeterre? Revenez, Mirrha, je vous obéis, quoiqu'en désobéissant au +monarque. + +(Pania sort. Altada et Sféro entrent par une porte opposée.) + +ALTADA. + +Mirrha! Eh quoi, partie! Pourtant elle était ici quand s'est engagé le +combat, et Pania avec elle, leur serait-il arrivé quelque chose? + +SFÉRO. + +Je les vis en sûreté à l'instant où les révoltés prirent la fuite; et +s'ils se sont éloignés, ce n'est sans doute que pour regagner le harem. + +ALTADA. + +Si, comme tout semble l'annoncer, le roi reste vainqueur, et qu'il ait +perdu sa chère Ionienne, nous sommes destinés à un sort pire que celui +des révoltés captifs. + +SFÉRO. + +Il faut que nous les suivions; elle ne peut être fort éloignée: et si +nous la retrouvons, c'est une plus riche proie à présenter à notre +souverain que celle d'un royaume reconquis. + +ALTADA. + +Non, Baal lui-même ne fit jamais, pour s'emparer de ces contrées, de +plus hardis efforts que son soyeux fils pour les conserver: il a déjoué +toutes les prévisions de ses ennemis et de ses amis; il s'est montré tel +que ces brûlantes et lourdes journées d'été, avant-courrières de soirées +orageuses, alors qu'éclate tout d'un coup la foudre, au point d'ébranler +les airs et de transformer la terre en nouveau déluge. L'homme est +inexplicable. + +SFÉRO. + +Pas plus celui-ci que les autres: tous sont les enfans de l'occasion. +Mais, sortons:--allons à la recherche de l'esclave, ou préparons-nous à +expier dans les tortures sa folle passion, et à subir, innocens, le +supplice des criminels. + +(Ils sortent.--Entrent Salemènes, soldats, etc.) + +SALEMÈNES. + +Le triomphe est beau: ils sont repoussés loin du palais; et nous avons +ouvert un facile accès aux troupes stationnées de l'autre côté de +l'Euphrate, qui peut-être demeurent encore fidèles. Et puis elles +doivent l'être, grâce à la nouvelle de notre victoire; mais le chef des +vainqueurs, le roi, où est-il? + +(Entre Sardanapale avec les siens, etc., et Mirrha.) + +SARDANAPALE. + +Me voici, mon frère. + +SALEMÈNES. + +Sain et sauf, je l'espère. + +SARDANAPALE. + +Non, pas tout-à-fait; mais passons: nous avons nettoyé le palais-- + +SALEMÈNES. + +Et la ville, je l'espère. Notre nombre s'accroît; et j'ai donné ordre à +une nuée de Parthes réservés jusqu'à présent, tous impatiens et dispos, +de les poursuivre dans leur retraite, qui bientôt sera une fuite. + +SARDANAPALE. + +Elle est déjà telle, du moins ils marchent plus rapidement que je ne +pouvais les suivre, moi et mes Bactriens, qui cependant n'y mettaient +pas de lenteur. Mais je suis fatigué: donnez-moi un siége. + +SALEMÈNES. + +Dans cette place est précisément le trône, sire. + +SARDANAPALE. + +Ce n'est pas un point de repos, pour l'esprit ni pour le corps: qu'on me +procure une couche, un bloc de paysan, peu importe. (On lui présente un +siége.) Bien:--maintenant, je respire plus librement. + +SALEMÈNES. + +Ce grand jour est devenu le plus beau et le plus glorieux de votre vie. + +SARDANAPALE. + +Ajoutez: et le plus fatigant. Où est mon échanson? qu'on m'apporte un +peu d'eau. + +SALEMÈNES, souriant. + +C'est la première fois qu'il reçoit un pareil ordre: et moi-même, le +plus austère de vos conseillers, je vous proposerais volontiers, en ce +moment, une boisson plus vermeille. + +SARDANAPALE. + +Du sang, n'est-ce pas? mais il en est assez de répandu. Et quant au vin, +j'ai appris, dans cette dernière circonstance, le prix d'une liqueur +plus naturelle. Trois fois j'ai bu de l'eau, et trois fois j'ai +renouvelé, avec une ardeur plus grande que ne m'en donna jamais le jus +de la treille, ma poursuite sur les rebelles. Où est le soldat qui me +présenta de l'eau dans son casque? + +L'UN DES GARDES. + +Tué, sire! Une flèche l'atteignit au front, tandis qu'après avoir +égoutté son casque, il se disposait à le replacer sur sa tête. + +SARDANAPALE. + +Il est mort! sans récompense! et tué pour avoir satisfait ma soif: cela +est pénible. Le pauvre esclave! s'il vivait seulement, je le gorgerais +d'or; car tout l'or de la terre n'aurait pu payer le plaisir que me fit +cette eau; j'étais desséché, comme en ce moment. (On lui apporte de +l'eau:--il boit.) Je renais donc.--À l'avenir, le gobelet sera réservé +aux heures de l'amour: à la guerre, je veux de l'eau. + +SALEMÈNES. + +Et quel est, sire, ce bandage autour de votre bras? + +SARDANAPALE. + +Une égratignure du brave Belèses. + +MIRRHA. + +Ô ciel! il est blessé! + +SARDANAPALE. + +C'est peu de chose que cela; cependant, maintenant que je suis refroidi, +j'éprouve une sensation légèrement douloureuse. + +MIRRHA. + +Vous l'avez couverte avec-- + +SARDANAPALE. + +Avec le bandeau de ma couronne: c'est la première fois que cet ornement, +jusqu'alors une charge, m'a offert quelque utilité. + +MIRRHA, aux serviteurs. + +Avertissez promptement un médecin des plus habiles. Et vous, seigneur, +rentrez, je vous prie: je découvrirai votre blessure; et je +l'examinerai. + +SARDANAPALE. + +J'y consens: car, en ce moment, le sang me tourmente légèrement. Te +connais-tu donc en blessures, Mirrha?--À quoi bon le demander? Mon +frère, savez-vous où j'ai découvert cette aimable enfant? + +SALEMÈNES. + +Sans doute la tête cachée au milieu d'autres femmes, comme des gazelles +effrayées. + +SARDANAPALE. + +Non: mais comme l'épouse du jeune lion animée d'une rage féminine (et +féminine signifie furieuse, attendu que, dans leur excès, toutes les +passions sont féminines) contre le chasseur qui s'enfuit avec sa +famille. De la voix et du geste, de sa flottante chevelure et de ses +yeux étincelans, elle pressait la fuite des guerriers ennemis! + +SALEMÈNES. + +En vérité! + +SARDANAPALE. + +Vous le voyez, je ne suis pas le seul guerrier que cette nuit ait +enfanté. Mes yeux s'arrêtaient sur elle et sur ses joues enflammées; ses +grands yeux noirs, dont le feu jaillissait à travers les longs cheveux +dont elle était couverte; ses veines bleues soulevées le long de son +front transparent; ses sourcils dont l'arc était légèrement dérangé; ses +charmantes narines, gonflées par un souffle brûlant; sa voix traversant +l'effroyable tumulte, ainsi qu'un luth perce le son retentissant des +cimbales; ses bras étendus, et qui devaient plutôt leur éclat à leur +naturelle blancheur qu'au fer dont sa main était armée, et qu'elle avait +arraché aux doigts d'un soldat expirant: tout cela la faisait prendre, +par les soldats, pour une prophétesse de victoire, ou pour la victoire +elle-même venant saluer ses favoris. + +SALEMÈNES, à part. + +En voilà trop: l'amour reprend sur lui son premier empire, et tout est +perdu si nous ne donnons le change à ses pensées. (Haut.) Mais, sire, de +grâce, songez à votre blessure:--vous disiez qu'elle vous faisait +souffrir. + +SARDANAPALE. + +En effet;--mais il n'y faut pas penser. + +SALEMÈNES. + +Je me suis occupé de tout ce qui pouvait être nécessaire; je vais voir +comment on se dispose à exécuter mes ordres, puis je reviendrai +connaître vos intentions. + +SARDANAPALE. + +Fort bien. + +SALEMÈNES, en se retirant. + +Mirrha! + +MIRRHA. + +Prince. + +SALEMÈNES. + +Vous avez montré cette nuit une ame qui, si le roi n'était pas l'époux +de ma soeur;--mais je n'ai pas de tems à perdre: tu aimes le roi? + +MIRRHA. + +J'aime Sardanapale. + +SALEMÈNES. + +Mais, désires-tu aimer en lui un roi? + +MIRRHA. + +Je ne prétends rien aimer en lui d'inférieur à lui-même. + +SALEMÈNES. + +Eh bien donc, pour qu'il conserve sa couronne et vous autres, et tout ce +qu'il peut et tout ce qu'il doit être, pour lui conserver la _vie_, ne +le laissez pas abattre au milieu de lâches voluptés. Vous avez sur son +esprit plus d'empire que n'en ont, dans ces murs, la sagesse; au dehors, +la révolte furieuse: songez bien à l'empêcher de retomber. + +MIRRHA. + +La voix de Salemènes était inutile pour m'engager à cette conduite: je +n'y manquerai pas. Tout ce que peut la faiblesse d'une femme-- + +SALEMÈNES. + +Sur un coeur comme le sien, c'est l'autorité toute-puissante: exercez-la +avec sagesse. + +(Salemènes sort.) + +SARDANAPALE. + +Eh quoi! Mirrha, quelles étaient ces confidences avec mon frère? Je vais +devenir jaloux. + +MIRRHA, souriant. + +Vous en avez sujet, sire; sur la terre, il n'est pas d'homme plus digne +de l'amour d'une femme:--le dévouement d'un soldat!--le respect d'un +sujet!--la confiance d'un roi!--l'admiration de tout le monde! + +SARDANAPALE. + +Oh! je te prie, moins de chaleur. Je ne puis voir ces lèvres charmantes +rehausser avec éloquence une gloire qui me rejette dans l'ombre; quoi +qu'il en soit, vous avez dit vrai. + +MIRRHA. + +Maintenant, retirons-nous pour examiner votre blessure. Je vous prie, +appuyez-vous sur moi. + +SARDANAPALE. + +Oui, chère Mirrha; mais ce n'est pas à la douleur que je cède. + +(Ils sortent tous.) + +FIN DU TROISIÈME ACTE. + + + +ACTE IV. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +SARDANAPALE endormi sur une couche, et agité comme de rêves pénibles: +près de lui, MIRRHA. + + +MIRRHA, les yeux attachés sur lui. + +J'ai voulu, à la dérobée, le voir reposer,--si l'on peut nommer repos un +sommeil aussi convulsif. L'éveillerai-je? non; il paraît se calmer. Oh! +dieu de la paix! toi qui règnes sur les paupières fermées, sur les +songes agréables, et même sur les léthargies assez profondes pour être +encore inexpliquées, apparais ici tel que la mort, ta soeur,--aussi +calme,--aussi immobile qu'elle:--car alors tu nous offres l'image du +bonheur, comme peut-être nous en avons la réalité dans le royaume +silencieux et redouté de ton insensible soeur. Il s'agite +encore;--l'empreinte de la peine se répand sur ses traits, semblable à +l'ouragan qui, tout d'un coup, vient bouleverser le lac si calme +l'instant d'auparavant, à l'ombre de la montagne; ou tel encore que le +vent, lorsqu'il roule les feuilles d'automne encore suspendues, pâles et +tremblantes, à leurs chers rameaux. Il faut le réveiller;--non, pas +encore: qui sait à quoi je l'arracherais? à la peine, sans doute. Mais +si je le livre, en le réveillant, à une peine plus vive? La fièvre de +cette nuit orageuse, la douleur de sa blessure, toute légère qu'elle +est, peuvent justifier mes craintes, et me rendre plus malheureuse de le +voir que lui de souffrir. Non: que la nature suive sa marche +naturelle;--je veux la seconder, et non lui porter entrave. + +SARDANAPALE, s'éveillant. + +Non, non:--quand vous multiplieriez les astres, quand vous m'en +donneriez l'empire à partager avec vous! je ne voudrais pas à ce prix du +trône de l'éternité.--Va-t'en,--fuis,--vieux chasseur des premières +brutes! et vous aussi qui couriez à la chasse de vos semblables comme à +celle des brutes; disparaissez, mortels sanguinaires, aujourd'hui plus +sanguinaires idoles, si vos prêtres ne sont pas menteurs! Fuis! fuis! +ombre de mon impitoyable aïeule qui, là, t'enivres de sang, et foules +aux pieds le cadavre de l'Inde.--Mais, où suis-je? où sont les fantômes? +où?--non,--il n'y a pas de prestiges: je les reconnaîtrais au milieu de +tous les morts dont les épaisses phalanges s'élèvent chaque nuit des +noirs abîmes pour épouvanter les vivans. Mirrha! + +MIRRHA. + +Hélas! vous êtes pâle; l'eau inonde votre front, comme la rosée de la +nuit. Mon ami, calmez-vous. Vos paroles semblent d'un autre monde, et +vous êtes aimé dans celui-ci. Reprenez votre sérénité: tout ira bien. + +SARDANAPALE. + +Ta _main_.--Bien, c'est bien ta main; une main humaine; +serre,--presse,--plus encore, rends-moi au sentiment de ce que j'étais. + +MIRRHA. + +Du moins, comprenez ce que je suis; ce que je serai toujours pour vous +seul. + +SARDANAPALE. + +Je le vois aujourd'hui. Je ressaisis encore la vie. Ah! Mirrha, j'ai été +où nous serons un jour! + +MIRRHA. + +Mon cher seigneur! + +SARDANAPALE. + +J'ai été dans le tombeau:--où les vers sont souverains, où les rois +sont--Non, je ne le croyais pas, je pensais qu'ils n'étaient plus rien. + +MIRRHA. + +Et avec raison; si ce n'est aux yeux des mortels timides qui s'obstinent +à anticiper ce qui jamais ne sera. + +SARDANAPALE. + +Ô Mirrha! si le sommeil nous offre de pareils objets, que devra donc +nous révéler la mort? + +MIRRHA. + +Je ne devine pas quels maux peuvent encore redouter de la mort ceux qui +long-tems ont supporté la vie. S'il existe réellement un rivage où l'ame +aborde à la sortie du monde, il sera sans doute immatériel comme l'ame +elle-même; ou s'il reste encore une ombre de cette pénible enveloppe +d'argile qui nous attache à la terre, et semble toujours interposée +entre le ciel et notre esprit,--cette ombre, du moins, quelques craintes +qu'elle puisse ressentir, n'aura plus rien à craindre de la mort. + +SARDANAPALE. + +Je ne tremble pas; mais j'ai ressenti, j'ai--vu une multitude de morts. + +MIRRHA. + +Comme vous, j'en ai vu. La poussière que nous foulons vécut jadis et fut +malheureuse. Mais, poursuivons. Qui as-tu vu? parle, ce récit dissipera +les nuages de ton imagination. + +SARDANAPALE. + +Il me semblait-- + +MIRRHA. + +Repose encore, tu es fatigué, épuisé; tout cela peut encore affaiblir +tes forces: essaie plutôt de dormir. + +SARDANAPALE. + +Non: en ce moment je ne voudrais plus dormir, bien que je reconnaisse +enfin que j'étais la proie d'un songe:--et toi, pourras-tu bien +l'entendre? + +MIRRHA. + +Tout ce que je partagerai avec vous, illusions ou réalités, songes de +vie ou de mort, je puis tout supporter. + +SARDANAPALE. + +Cela tient de la réalité, je t'en avertis: lorsque mes yeux s'ouvrirent, +je les suivis dans leur fuite,--car ils se sont enfuis. + +MIRRHA. + +Je vous écoute. + +SARDANAPALE. + +Je vis, c'est-à-dire je rêvai que j'étais ici,--là, où nous sommes, avec +des convives; moi-même, leur hôte, paraissant plutôt leur convive, et +voulant nous confondre tous dans une aimable liberté. Mais au lieu de +toi, de Zames et de notre réunion ordinaire, était placée, à ma gauche, +une figure hautaine, noire et sinistre:--je ne pouvais la reconnaître, +pourtant je l'avais vue, bien que je ne susse pas où; ses traits étaient +ceux d'un géant, son oeil était immobile quoique étincelant; ses longs +cheveux descendaient sur ses vastes épaules, auxquelles était suspendu +un énorme carquois; les ailes de l'aiglon décoraient les flèches, qui +séparaient de leurs pointes hérissées sa chevelure noueuse. Je l'invitai +à remplir la coupe placée entre nous deux; il ne répondit pas.--Je la +remplis:--au lieu de la prendre, il me considéra au point de me faire +trembler du regard fixe de ses yeux. Pour moi, comme il convient à un +roi, je souris à son aspect:--son front, au lieu de se rider, conserva +son immobilité; ses yeux demeurèrent fixes, et me firent pâlir encore +davantage, parce qu'ils ne changeaient pas. Je voulus me réfugier du +côté de plus gracieux convives: je cherchai à ma droite, où tu avais +coutume de te placer; mais--(Il s'arrête.) + +MIRRHA. + +Eh bien, à ma place? + +SARDANAPALE. + +Sur ton siége,--à la place que tu occupes au banquet,--partout, autour +de moi, je cherchai ta figure chérie.--Au lieu de toi, des cheveux gris, +une face ridée, des prunelles et des mains sanglantes; un objet horrible +et sépulcral, aux vêtemens de femme, au front couronné, aux traits +cassés de vieillesse, mais encore animés d'une double expression de +vengeance et de lubricité.--Mes veines se glacèrent. + +MIRRHA. + +Est-ce là tout? + +SARDANAPALE. + +À sa main droite,--sa main décharnée comme les pattes d'un oiseau,--elle +tenait un gobelet dans lequel bouillonnait du sang; elle en avait un +autre à sa main gauche, rempli de--je ne le vis pas, car je détournai +les yeux d'elle et de lui. Mais tout autour de la table étaient assis +une rangée de spectres couronnés, d'aspects divers, mais d'une +physionomie commune. + +MIRRHA. + +Et sentiez-vous que cela n'était qu'une vision? + +SARDANAPALE. + +Non; ils étaient si palpables, que j'aurais pu les toucher. Dans +l'espoir de rencontrer au moins un seul visage que j'eusse vu +auparavant, je reportai mes regards tour à tour sur chacun d'eux; mais +il n'en était rien:--tous étaient arrêtés, immobiles, sur moi; nul ne +mangeait ou vidait la coupe. Ils continuèrent à rester immobiles jusqu'à +ce que je devinsse pierre, comme eux-mêmes semblaient à demi l'être; +mais pierre animée: car je sentais de la vie en elle et de la vie en +moi. Il y avait entre nous une horrible espèce de sympathie, comme si, +pour arriver jusqu'à moi, ils avaient perdu une portion de la mort, et +moi, pour me joindre à eux, une portion de ma vie. Nous jouissions d'une +existence également étrangère au ciel et à la terre.--Oh! plutôt la mort +réelle que de renaître à une pareille existence! + +MIRRHA. + +Et la fin de tout cela? + +SARDANAPALE. + +À la fin, je restai marbre comme eux: et c'est alors que le chasseur et +son escorte se levèrent. Ils me sourirent--Oui, le grand et noble aspect +du chasseur me jeta un sourire.--Je puis parler de ses lèvres, car pour +ses yeux, ils ne remuèrent pas. Les lèvres de la femme aussi se +dilatèrent en une sorte de sourire.--Quand tous deux se levèrent, les +autres figures couronnées les suivirent, comme pour escorter leurs +ombres souveraines, et jouer encore, après leur mort, un rôle +subordonné.--Moi seul, je restai tranquille: un courage désespéré +s'empara tout d'un coup de mes membres; je finis par ne plus les +craindre, et par éclater de rire même à leurs faces sépulcrales. Mais +alors,--alors le chasseur posa sa main sur la mienne: je la pris, il la +pressa, et je crus qu'elle disparaissait sous son étreinte, tandis que +lui-même s'évanouissait, et ne laissait en moi que le souvenir et les +traits d'un héros. + +MIRRHA. + +C'en était un; le père d'autres héros, et de toi-même, digne d'une +pareille race. + +SARDANAPALE. + +Oui, Mirrha; mais la femme demeurait encore. Elle se précipita sur moi, +brûla mes lèvres de ses baisers corrosifs; et jetant les gobelets qui +armaient ses mains, je crus en voir jaillir autour de nous des poisons, +qui finirent par former deux hideuses rivières. Elle me retenait +toujours: les autres fantômes, comme un rang de statues, demeuraient +comme dans nos temples leurs images; elle redoubla ses embrassemens, que +je cherchais à éviter, comme si, au lieu d'être son dernier descendant, +j'eusse été le fils qui l'égorgea en punition de son inceste. Ensuite, +épais, et informe, se pressa autour de moi un chaos d'objets pénibles: +je n'existais plus, et je sentais encore;--j'étais enseveli, puis tout +d'un coup dressé sur mes pieds:--rongé par les vers, purifié par les +flammes, enfin évaporé dans l'air. C'est là où s'arrête la suite de mes +pensées: je n'ai plus souvenir de rien, sinon que je soupirais après ta +vue, que je te cherchais, et qu'au milieu de toute cette agonie, il me +restait une pensée de toi. + +MIRRHA. + +Oui, tu me trouveras toujours à tes côtés, ici et ailleurs, s'il est un +autre monde. Mais pourquoi songer à cela?--ce sont les derniers +événemens qui, en agissant sur un corps accoutumé au repos, mais épuisé +de fatigue, ont enfanté ces tristes et fantastiques images. + +SARDANAPALE. + +Je suis mieux. Maintenant que je te vois encore une fois, je n'ai souci +de ce que j'ai vu. + +(Entre Salemènes.) + +SALEMÈNES. + +Quoi! sitôt éveillé? + +SARDANAPALE. + +Oui; et plût à Dieu, frère, que je n'eusse pas dormi: j'ai cru voir tous +mes ancêtres se dresser pour m'entraîner avec eux. Mon père, lui-même, +était du nombre; mais j'ignore pourquoi il se tenait à l'écart, me +laissant en proie aux violens chasseurs, fondateurs de notre race, et à +cette femme homicide et couverte du sang d'un époux, dont pourtant vous +exaltez la gloire. + +SALEMÈNES. + +Oui, prince, et la vôtre, depuis que vous avez déployé un courage digne +d'elle. Au lever du jour, je suis d'avis que nous sortions pour charger +de nouveau les révoltés; ils forment encore un corps redoutable: ils +sont vaincus, mais non exterminés. + +SARDANAPALE. + +Où en sommes-nous de la nuit? + +SALEMÈNES. + +Il reste encore quelques heures d'obscurité: employez-les à reposer +encore. + +SARDANAPALE. + +Non, non de cette nuit, si elle n'est pas terminée: je croyais avoir +passé des heures dans cette vision. + +MIRRHA. + +À peine s'en est-il écoulé une. Je veillais près de vous: ce fut un +moment bien douloureux, mais ce ne fut qu'un moment. + +SARDANAPALE. + +Et bien, tenons conseil; au point du jour nous sortirons donc.-- + +SALEMÈNES. + +Mais d'abord, j'ai une grâce à demander. + +SARDANAPALE. + +Je l'accorde. + +SALEMÈNES. + +Avant de vous presser de répondre, écoutez-la: _vous_ seul devez +l'entendre. + +MIRRHA. + +Prince, je me retire. + +(Mirrha sort.) + +SALEMÈNES. + +Cette esclave mérite la liberté. + +SARDANAPALE. + +La liberté! cette esclave mérite de partager un trône. + +SALEMÈNES. + +Souffrez--il n'est pas encore vacant, et c'est précisément de celle qui +l'occupe que je viens vous parler. + +SARDANAPALE. + +Comment! de la reine? + +SALEMÈNES. + +D'elle-même. J'ai pensé à l'envoyer, avant l'aube du jour, avec ses +enfans, en Paphlagonie, où commande notre parent Cotta; ce départ +assure, contre tout événement, l'existence de mes neveux, vos fils, et +avec eux les justes prétentions qu'ils ont au trône, dans le cas-- + +SARDANAPALE. + +Où, comme cela est probable, je perdrais la vie: bien pensé; il faut +qu'ils partent avec une escorte assurée. + +SALEMÈNES. + +Tout cela est préparé: le vaisseau n'attend plus qu'eux pour fendre +l'Euphrate; mais, avant leur départ, ne désirez-vous pas voir-- + +SARDANAPALE. + +Mes fils? ils amolliraient mon coeur, et les pauvres enfans fondraient en +larmes. Que puis-je d'ailleurs dire pour les réconforter, si ce n'est de +leur offrir de vaines espérances et d'affectés sourires? Vous le savez, +je ne puis feindre. + +SALEMÈNES. + +Mais, au moins, j'en suis sûr, vous pouvez être sensible: en un mot, la +reine demande à vous voir avant de s'éloigner--pour jamais. + +SARDANAPALE. + +Et pourquoi? dans quel but? J'accorderais tout,--tout ce qu'elle +pourrait demander, à l'exception d'une pareille entrevue. + +SALEMÈNES. + +Vous connaissez, ou du moins vous devez assez connaître les femmes +(depuis que vous les étudiez avec tant de persévérance) pour savoir, +lorsqu'elles demandent une chose dans l'intérêt de leur coeur, que cet +objet devient plus cher à leur ame ou à leur imagination que tout le +reste du monde. J'ai la même opinion que vous des voeux de ma soeur; mais +j'ai dû vous les transmettre;--elle est ma soeur et vous son +mari:--consentez-vous à y souscrire? + +SARDANAPALE. + +Inutile entrevue! pourtant elle peut venir. + +SALEMÈNES. + +Je vais le lui annoncer. + +(Salemènes sort.) + +SARDANAPALE. + +Depuis trop long-tems nous avons vécu séparés pour nous réunir.--En quel +moment encore! N'ai-je pas assez de soucis et d'inquiétudes à supporter +seul, pour n'être pas encore forcé de parler de mes chagrins à celle +avec qui j'ai depuis si long-tems cessé de parler d'amour. + +(Entrent Salemènes et Zarina.) + +SALEMÈNES. + +Ma soeur! du courage: ne déshonore pas, par ton effroi, notre famille, et +souviens toi quels sont nos ancêtres. Sire, la reine est devant vos +yeux. + +ZARINA. + +Laisse-moi, je te prie, mon frère. + +SALEMÈNES. + +Puisque vous le désirez. + +(Salemènes sort.) + +ZARINA. + +Seule avec lui! Nous sommes bien jeunes encore, et pourtant, depuis que +nous ne nous sommes vus, combien d'années pendant lesquelles j'ai +supporté le veuvage de son coeur. Il ne m'aimait pas: il semble peu +différent de ce qu'il était,--si ce n'est seulement à mes yeux.--Et que +le changement n'est-il mutuel! Il ne me dit rien,--à peine s'il me +voit;--pas un mot,--pas un regard.--Hélas! sa voix et sa figure étaient +empreintes de douceur, indifférentes, non pas austères. Mon seigneur! + +SARDANAPALE. + +Zarina! + +ZARINA. + +Non Zarina: ne prononcez pas son nom. Ce ton, ce mot feraient oublier de +longues années, et les circonstances qui les rendirent si longues. + +SARDANAPALE. + +Il est bien tard pour se rappeler ces rêves passés. Épargnons-nous des +reproches, c'est-à-dire, épargnez-les moi,--pour la _dernière_ fois-- + +ZARINA. + +Et pour la première: jamais je ne vous en ai fait. + +SARDANAPALE. + +Je dois l'avouer; et ce reproche pèse sur mon coeur bien plus--Mais +enfin, nous ne pouvons disposer de nos sentimens. + +ZARINA. + +Ni de notre main; et pourtant, j'ai donné l'un et l'autre. + +SARDANAPALE. + +J'ai su de votre frère que vous désiriez me voir avant votre départ de +Ninive avec--(Il hésite.) + +ZARINA. + +Avec nos enfans. Oui, j'ai voulu vous remercier de n'avoir pas séparé +mon ame de tout ce qu'elle pouvait encore aimer,--de ceux qui sont à +vous et à moi, qui ont vos yeux, et dont les regards s'arrêtent encore +sur moi, comme autrefois les vôtres:--seulement, ils n'ont pas changé. + +SARDANAPALE. + +Et ils ne changeront pas: j'espère que vous les trouverez toujours +pleins de tendresse. + +ZARINA. + +Ces enfans, ils m'inspirent l'aveugle amour, non-seulement d'une mère, +mais encore d'une amante passionnée. Ils sont, hélas! le seul bien qui +nous unisse encore. + +SARDANAPALE. + +Gardez-vous de penser que je ne vous rende pas justice; et puissent-ils +ressembler plutôt à votre famille qu'à leur père. Je les confie à vous, +à vos vertus: rendez-les dignes d'occuper un trône, ou, s'il leur est +enlevé--Vous n'ignorez pas le tumulte de cette nuit? + +ZARINA. + +Je l'avais presque oublié. J'aurais même appelé de mes voeux toutes +autres peines que celles dont vous m'accablez, et qui m'amènent en ce +moment près de vous. + +SARDANAPALE. + +Le trône,--je ne le dis pas avec effroi,--le trône est en danger. Il se +peut que jamais ils n'y montent; cependant, gardez-vous de leur faire +oublier leurs droits. Je hasarderai tout pour le leur assurer; mais si +je succombe, il faut qu'ils sachent eux-mêmes vaillamment le +reconquérir:--puis, une fois reconquis, s'y maintenir avec sagesse, et +ne pas gaspiller, comme je l'ai fait, la royauté. + +ZARINA. + +Jamais ils n'apprendront de moi rien qui puisse flétrir la mémoire de +leur père. + +SARDANAPALE. + +Non; qu'ils entendent la vérité de vous plutôt que d'un monde insultant. +S'ils éprouvent l'adversité, ils ne connaîtront que trop le mépris des +sujets pour les princes privés de sujets; ils subiront, comme leurs +propres fautes, celles de leur père. Mes enfans! mes pauvres enfans!--je +supporterais tout, si je pouvais vous oublier. + +ZARINA. + +Ne parle pas ainsi:--veux-tu empoisonner le peu de bonheur qui me reste, +en maudissant ton nom de père? Si tu es vainqueur, ils régneront, ils +vénéreront celui qui put se résoudre, pour eux, à conquérir un empire +qui, pour lui-même, avait si peu de charmes; et si-- + +SARDANAPALE. + +Si je suis vaincu, toute la terre leur criera: Rendez-en grâce à votre +père.--Et leur malédiction deviendra l'écho de la multitude. + +ZARINA. + +Non, jamais il n'en sera ainsi; toujours leur vénération suivra le nom +de celui qui, mourant en roi, fit plus pour sa gloire, dans ses derniers +momens, que la plupart des monarques, dans une longue suite d'années +restées comme un champ vide dans les annales du passé. + +SARDANAPALE. + +Nos annales tirent peut-être à leur fin; quoi qu'il en soit, leurs +derniers souvenirs égaleront la gloire des premiers, et comme notre +aurore, notre déclin sera digne d'une mémoire éternelle. + +ZARINA. + +Toutefois, ne soyez pas téméraire; songez à votre vie: conservez-la pour +ceux qui vous aiment. + +SARDANAPALE. + +Et ceux-là, qui sont-ils? C'est une esclave aveuglée par une tendresse +passionnée,--et non par l'ambition;--elle a vu mon trône chanceler, son +amour n'a pas faibli:--ce sont quelques amis, dont le plaisir a joint +l'existence à la mienne, et qui cessent d'être si je succombe; c'est un +frère auquel j'ai fait injure,--des enfans que j'ai négligés, et une +épouse-- + +ZARINA. + +Qui vous aime. + +SARDANAPALE. + +Me pardonne-t-elle? + +ZARINA. + +Comment pardonnerais-je avant d'avoir condamné? + +SARDANAPALE. + +Ma femme! + +ZARINA. + +Oh! mille bénédictions sur toi pour ce mot! je n'espérais plus jamais +l'entendre de ta bouche. + +SARDANAPALE. + +Tu entendras bientôt ce que disent mes peuples: ces esclaves que j'avais +nourris, flattés, comblés de plaisirs; auxquels j'avais donné la paix, +et dont j'avais entretenu l'abondance; qui, grâce à moi, étaient, dans +leur famille; autant de monarques absolus,--sont maintenant soulevés +contre leur bienfaiteur. Ils demandent la mort de celui qui fit de leur +vie une fête continuelle; et cependant quelques-uns, pour lesquels je +n'avais rien fait, demeurent seuls fidèles. Telle est la vérité, tout +incroyable qu'elle soit. + +ZARINA. + +Trop vraisemblable, peut-être:--les bienfaits, dans les coeurs dégradés, +se transforment en poison. + +SARDANAPALE. + +Et dans les ames généreuses, le mal devient la source du bien: plus +heureuses que l'abeille, qui ne peut tirer du miel que des fleurs. + +ZARINA. + +Recueillez donc le miel, sans songer à ceux qui l'ont +butiné.--Félicitez-vous:--tout le monde ne vous a pas abandonné. + +SARDANAPALE. + +Je le crois, puisque je vis encore. Combien de tems, après avoir cessé +d'être roi; jugez-vous que je resterai mortel, c'est-à-dire, où sont les +mortels, et non pas où ils doivent être? + +ZARINA. + +Je l'ignore. Mais vivez pour mes--pour vos enfans. + +SARDANAPALE. + +Aimable et trop outragée Zarina! Je ne suis que l'aveugle esclave des +circonstances et du moment;--le jouet du plus faible souffle; déplacé +sur le trône, déplacé dans la vie. J'ignore ce que j'aurais dû être, +mais je sens que je ne suis pas à ma place.--Poursuivons: c'est à toi +que je m'adresse. Oui, j'étais indigne d'apprécier un amour, un esprit +comme le tien, et d'être ravi de tes attraits,--tandis que je le fus de +charmes bien inférieurs, par suite de mon aversion pour tout genre de +devoir, et pour tout ce qui avait l'apparence d'une chaîne, pour moi ou +pour les autres (j'en appelle à la révolte elle-même); daigne cependant +écouter ces paroles, peut-être les dernières:--jamais personne ne rendit +à tes vertus un plus sincère hommage, tout en négligeant d'en tirer +avantage.--C'est ainsi que le mineur, en découvrant une veine d'or pur, +n'y voit pas la source de son opulence; il l'a trouvée, mais elle n'est +pas à lui: elle appartient au maître qui le chargea de creuser la mine, +et non pas de partager la richesse qui jaillit à ses pieds; il n'ose ni +la recueillir ni le peser, son unique soin doit être de remuer la vile +terre. + +ZARINA. + +Ah! crois-moi; si tu as enfin découvert que mon amour méritait quelque +estime, je n'en demande pas plus.--Mais ne pouvons-nous ailleurs nous +réunir; ne m'est-il pas permis, comme à toi, d'espérer encore le +bonheur? La Syrie n'est pas toute la terre;--au-delà de ses limites, +nous trouverons un autre monde; et nous pourrons y être plus fortunés +que je ne le fus jamais, et toi-même, avec un empire sous nos ordres. + +(Entre Salemènes.) + +SALEMÈNES. + +Il faut vous séparer:--vous avez déjà perdu des momens précieux. + +ZARINA. + +Cruel frère! nous envierais-tu des instans si solennels et si doux? + +SALEMÈNES. + +Doux! + +ZARINA. + +Il a été pour moi si bon, que je ne puis songer à le quitter. + +SALEMÈNES. + +Ainsi, vos adieux vont ressembler à tous les départs féminins de ce +genre; vous ne partirez pas: je l'avais prévu, et j'ai consenti, malgré +moi, à votre entrevue. Mais cela ne peut être. + +ZARINA. + +Ne peut être? + +SALEMÈNES. + +Ou restez, et périssez.-- + +ZARINA. + +Avec mon époux-- + +SALEMÈNES. + +Et vos enfans. + +ZARINA. + +Hélas! + +SALEMÈNES. + +Écoutez-moi, ma soeur, mais en soeur:--tout est disposé pour assurer votre +salut et celui des enfans, notre dernier espoir. Il ne s'agit pas +seulement de nos sentimens privés, quelle que soit leur vivacité:--c'est +une question d'état. Les rebelles feront tout pour se rendre maîtres des +héritiers de leur roi et pour écraser-- + +ZARINA. + +Ah! de grâce, épargnez-moi. + +SALEMÈNES. + +Écoutez-moi donc: une fois parvenus sains et saufs au-delà des +frontières de Médie, les rebelles se verront frustrés de leur plus vif +espoir:--la destruction de la race de Nemrod. Et quand le roi actuel +viendrait à succomber, ses enfans vivront pour la victoire et la +vengeance. + +ZARINA. + +Mais enfin, moi, ne pourrais-je pas demeurer seule ici? + +SALEMÈNES. + +Fort bien! laisser, avant votre mort, vos enfans orphelins de leur père +et de leur mère;--les abandonner si jeunes dans une terre étrangère et +lointaine! + +ZARINA. + +Non,--mon coeur sera brisé. + +SALEMÈNES. + +Maintenant, vous connaissez tout,--décidez. + +SARDANAPALE. + +Zarina, je l'approuve; nous devons céder, pour un tems, à la nécessité. +En restant ici, vous risquez de tout perdre; en partant, vous sauvez la +plus précieuse partie de ce qui reste à chacun de nous, et aux ames +loyales qui pensent encore à nous dans ce royaume. + +SALEMÈNES. + +Le tems presse. + +SARDANAPALE. + +Séparons-nous donc. Si jamais nous nous rejoignons, peut-être serai-je +moins indigne de vous;--et s'il en est autrement, rappelez-vous que mes +fautes, hélas! irréparables, ont du moins pris fin.--Le dirai-je? je +crains que tu n'aies bientôt sujet de déplorer le sort de l'ancien +maître de l'Assyrie.--Mais je m'aperçois que je cesse d'être homme: +contraignons-nous; je dois désormais me faire à l'insensibilité. Mes +fautes sont toutes venues de mon naturel, d'un caractère trop +faible.--Va, cache tes pleurs.--Je ne puis t'ordonner de n'en pas +répandre:--il serait plus aisé de faire remonter l'Euphrate vers sa +source que de retenir une seule larme d'un coeur vraiment tendre et +sincère.--Mais, du moins, cache-les moi; elles m'enlèvent toute ma +force, à l'instant même où je dois secouer ma première faiblesse. Mon +frère, conduis-la dehors. + +ZARINA. + +Ô ciel! ne le verrai-je donc plus! + +SALEMÈNES, essayant de l'entraîner. + +Allons, ma soeur, il faut m'obéir. + +ZARINA. + +Je resterai:--n'espérez pas me contraindre. Doit-il donc mourir seul, et +moi supporter seule la vie! + +SALEMÈNES. + +Il ne mourra pas seul, quoi qu'il arrive; mais vous, n'avez-vous pas, +pendant longues années, vécu solitaire? + +ZARINA. + +Vous vous trompez: il vivait; je le savais, et j'existais dans cette +idée.--Laissez-moi demeurer. + +SALEMÈNES, l'entraînant vers la porte. + +Il faut donc me résoudre à employer la force: vous pardonnerez à votre +frère. + +ZARINA. + +Non, jamais: au secours! Pouvez-vous, Sardanapale, souffrir que l'on +m'arrache ainsi de vos bras? + +SALEMÈNES. + +Fort bien.--Faudra-t-il tout perdre, au lieu de profiter de l'instant +qui nous reste? + +ZARINA. + +Ma tête se perd,--mes yeux s'égarent:--où est-il? (Elle s'évanouit.) + +SARDANAPALE, s'approchant. + +Arrêtez, laissez-la:--elle est morte,--et c'est vous qui l'avez tuée. + +SALEMÈNES. + +Pur effet d'une sensibilité excessive: l'impression de l'air la +ranimera. Demeurez, je vous prie.--(À part.) Et nous, profitons de +l'instant pour l'entraîner sur le fleuve, dans la galère royale, où ses +enfans l'attendent. + +(Salemènes sort, emportant Zarina.) + +SARDANAPALE, seul. + +Encore!--il faut encore souffrir cela,--moi qui jamais n'affligeai +volontairement un seul coeur! Mais je me trompais,--elle m'aimait, et je +la chérissais. Passion fatale! pourquoi n'as-tu pas expiré au même +instant dans les coeurs que tu avais en même tems pénétrés? Zarina! oh! +que je paie cher l'affliction à laquelle je te condamne! Que ne l'ai-je +seule aimée, et je serais encore un monarque absolu de nations +respectueuses. Dans quel gouffre le plus léger écart des sentiers de la +vertu conduit ceux qui sollicitent comme un droit l'hommage du genre +humain, et qui ne l'obtiennent qu'autant qu'ils se respectent eux-mêmes! + +(Entre Mirrha.) + +SARDANAPALE. + +_Vous_ ici! qui vous y a mandée? + +MIRRHA. + +Personne.--Mais j'avais entendu de loin un accent de peine et des +gémissemens; j'ai pensé-- + +SARDANAPALE. + +J'ignore qui peut vous avoir donné le droit d'entrer ici sans y être +appelée. + +MIRRHA. + +Je pourrais peut-être invoquer le souvenir de paroles bienveillantes, +bien que dites aussi sur un ton de _reproche_, alors que je semblais +craindre d'être indiscrète; je pourrais rappeler l'ordre que vous m'avez +donné de ne jamais m'éloigner de vous, et même de vous aborder sans y +être invitée:--je me retire. + +SARDANAPALE. + +Non, demeurez,--puisque vous voici. Pardonnez-moi, je vous prie: les +circonstances m'ont étourdi au point de me rendre intraitable.--Ne vous +en effrayez pas: je redeviendrai bientôt moi-même. + +MIRRHA. + +J'attends avec patience ce que je verrai avec plaisir. + +SARDANAPALE. + +Justement à l'instant où vous pénétriez dans cette salle, Zarina, la +reine d'Assyrie, en sortait. + +MIRRHA. + +Ah! + +SARDANAPALE. + +Pourquoi frémissez-vous? + +MIRRHA. + +Vous vous trompez. + +SARDANAPALE. + +Vous avez bien fait d'entrer d'un autre côté, car vous l'auriez +rencontrée. Du moins cet instant douloureux lui fut épargné! + +MIRRHA. + +Je sais compatir à son sort. + +SARDANAPALE. + +Cela est beaucoup, et même surnaturel.--Il ne peut y avoir entre vous +aucun genre de sympathie: vous ne pouvez la plaindre, et, de son côté, +elle ne peut que-- + +MIRRHA. + +Mépriser l'esclave favorite, autant, peut-être, mais non plus qu'elle ne +s'est toujours méprisée. + +SARDANAPALE. + +Méprisée! Eh quoi! vous, objet d'envie pour votre sexe, maîtresse du +maître du monde? + +MIRRHA. + +Fussiez-vous le maître d'un millier de mondes,--comme vous l'êtes d'un +seul, qui vous échappe encore,--je me suis autant avilie, en étant votre +maîtresse, qu'en étant celle d'un paysan:--que dis-je, bien plus encore, +si ce paysan était un Grec. + +SARDANAPALE. + +Vous parlez bien-- + +MIRRHA. + +Et avec vérité. + +SARDANAPALE. + +Dans les heures d'adversité, tous les outrages sont permis contre ceux +qui tombent; mais je ne suis pas encore complètement déchu; et je ne me +sens nullement disposé, précisément parce que je les ai peut-être trop +mérités, à subir des reproches. Séparons-nous, tandis que l'union règne +encore entre nos deux coeurs. + +MIRRHA. + +Nous séparer? + +SARDANAPALE. + +Tous les êtres jadis vivans ne se sont-ils pas également séparés; tous +ceux qui vivent ne se sépareront-ils pas un jour? + +MIRRHA. + +Mais pourquoi? + +SARDANAPALE. + +Pour votre salut, qui m'est toujours cher. Je vous fais conduire dans +votre terre natale par une forte escorte; les dons que vous recevrez, +dignes en tout d'une reine, rendront votre dot égale à celle d'un +royaume. + +MIRRHA. + +Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. + +SARDANAPALE. + +Eh quoi! la reine est partie: rougiriez-vous de suivre son exemple? Je +veux tomber seul:--je ne demande de compagnons que dans mes plaisirs. + +MIRRHA. + +Et si mon seul plaisir, à moi, est de ne pas partir; persisterez-vous à +m'arracher des lieux où vous êtes? + +SARDANAPALE. + +Songez-y bien:--bientôt il sera trop tard. + +MIRRHA. + +Que ne l'est-il déjà! rien alors ne pourrait me séparer de vous. + +SARDANAPALE. + +Je ne le désire pas; mais je croyais que vous le souhaitiez. + +MIRRHA. + +Moi? + +SARDANAPALE. + +Vous parliez de votre avilissement. + +MIRRHA. + +Ajoutez que je le sentais profondément,--plus profondément que tout au +monde, excepté l'amour. + +SARDANAPALE. + +Pourquoi donc ne pas vous y soustraire? + +MIRRHA. + +Mon départ ne rappellerait pas le passé;--il ne me rendrait ni +l'honneur, ni la liberté. Non, je reste ici, ou je meurs. Si vous +demeurez victorieux, mon bonheur sera dans votre triomphe; si votre sort +change, je ne pleurerai pas, je le partagerai. Ah! vous ne doutiez pas +de moi, il n'y a qu'une heure! + +SARDANAPALE. + +De votre courage, jamais.--Pour la première fois, je viens d'éprouver +des doutes sur votre amour; et nulle autre que vous-même n'aurait pu +m'inspirer cette défiance. Ces mots-- + +MIRRHA. + +Étaient des mots. Cherchez, je vous prie, de meilleures preuves dans une +conduite passée, que vous vous plaisiez à vanter cette dernière nuit +même, et dans ma conduite future, quelle que soit d'ailleurs votre +destinée. + +SARDANAPALE. + +Je suis satisfait; confiant dans ma cause, j'espère encore à la victoire +et au retour de la paix,--la seule victoire que je souhaite. La guerre +ne devait pas être la gloire, et les conquêtes, la renommée. La +nécessité de défendre aujourd'hui mes droits est plus cruelle à mes yeux +que tous les coups dont voudraient me frapper ces hommes ambitieux. +Jamais, non jamais, dussé-je vivre assez pour en parler à d'autres +générations, je n'oublierai cette horrible nuit. J'espérais, par mes +bienfaisans efforts, introduire au milieu de nos annales sanguinaires +une ère de douce paix, un abri plein de fraîcheur dans le désert de +notre histoire, sous lequel la postérité viendrait se reposer et +sourire, recueillir ses fruits, ou soupirer quand elle ne pourrait +rappeler le règne d'or de Sardanapale. Je croyais avoir fait de mon +empire un paradis, et de chaque lune une époque toujours nouvelle de +plaisir. Hélas! j'ai pris le bruissement de la populace pour de +l'amour,--la voix de mes amis pour la vérité,--et pour ma seule +récompense, les lèvres d'une femme.--Et elles le sont en effet, chère +Mirrha. (Il lui donne un baiser.) Embrasse-moi. Maintenant perdons, s'il +le faut, mon royaume et la vie! Ils peuvent en disposer, mais jamais de +toi! + +MIRRHA. + +Non, jamais! L'homme peut ravir à l'homme, son frère, tout ce qu'il y a +de grand ou de brillant dans le monde; les empires tombent, les armées +se dispersent, les amis s'éloignent, les esclaves fuient: tous enfin +trahissent, et d'abord, les plus accablés de bienfaits. Mais un coeur +dont l'ambition ne soutient pas l'amour n'imite pas l'univers: tu +l'éprouveras. + +(Entre Salemènes.) + +SALEMÈNES. + +Je vous cherchais.--Eh quoi! elle encore ici? + +SARDANAPALE. + +Ne renouvelez pas vos reproches: votre présence, sans doute, indique des +circonstances autrement graves que la présence d'une femme. + +SALEMÈNES. + +La seule femme à laquelle je m'intéressais doit, en ce moment, son salut +à son absence:--la reine est embarquée. + +SARDANAPALE. + +Heureusement? parlez. + +SALEMÈNES. + +Oui, sa faiblesse une fois dissipée, elle s'assit dans la barque +silencieusement, et sans répandre de larmes. Son visage pâle, ses yeux +brillans demeurèrent, après un regard rapide jeté sur ses enfans +endormis, fixés sur les tours du palais, tandis que la barque rapide +fendait les flots murmurans, à la lueur des astres nocturnes; mais elle +ne prononça pas une seule parole. + +SARDANAPALE. + +Oh! que mon coeur n'est-il aussi silencieux qu'elle! + +SALEMÈNES. + +Il est trop tard maintenant pour vous attendrir! votre sensibilité ne +peut fermer une seule plaie. Pour en changer le cours, je vous annonce +que les Mèdes et les Chaldéens révoltés, conduits par leurs deux chefs, +ont déjà repris les armes; rangés en bataille, ils se préparent à une +nouvelle et terrible attaque. Il faut que d'autres satrapes se soient +réunis à eux. + +SARDANAPALE. + +Eh quoi! encore des rebelles? Marchons donc les premiers à leur +rencontre! + +SALEMÈNES. + +C'était d'abord mon intention, mais il y aurait trop d'imprudence. Si +d'ici à la chute du jour nous sommes rejoints par ceux que mes messagers +auront dû prévenir, nous serons assez forts pour hasarder une attaque, +et même espérer la victoire; mais, d'ici là, mon avis est d'attendre. + +SARDANAPALE. + +J'ai horreur de tout retard. Sans doute, il est plus sûr de combattre à +l'abri de hautes murailles, de précipiter ses ennemis dans les fosses +profondes, ou de les recevoir à la pointe des glaives ou des lances; +mais ce plaisir ne m'offre pas de charmes. Tout insouciant que je +paraisse, si je viens à les poursuivre, fussent-ils protégés par +d'inaccessibles montagnes, je saurais les joindre ou périr dans des +flots de sang.--À la charge! + +SALEMÈNES. + +Vous parlez en jeune soldat. + +SARDANAPALE. + +Je suis homme, et non soldat. Ne prononcez pas ce mot, je le hais, et +ceux qui se font orgueil de l'être; contentez-vous de me conduire sur +leurs traces. + +SALEMÈNES. + +Vous devez vous défendre d'une témérité qui exposerait votre vie. Elle +n'est pas comme la mienne, ou celle de tout autre sujet: elle porte avec +elle les destins de la guerre; elle seule la soulève et l'alimente; elle +seule peut la prolonger ou la finir. + +SARDANAPALE. + +Terminons-les donc toutes deux: cela vaut mieux peut-être que de les +prolonger; je suis las de l'une, et peut-être également de l'autre. + +(On entend au dehors une trompette.) + +SALEMÈNES. + +Écoutons. + +SARDANAPALE. + +Sachons répondre à ce signal, au lieu de l'écouter. + +SALEMÈNES. + +Mais votre blessure? + +SARDANAPALE. + +Fermée,--guérie:--je l'avais oubliée. Marchons! Une lancette m'eût piqué +plus au vif: l'esclave qui m'atteignit aurait sujet de rougir de m'avoir +si légèrement frappé. + +SALEMÈNES. + +Puissiez-vous maintenant ne pas rencontrer de bras plus redoutable! + +SARDANAPALE. + +Oui, si nous sommes vainqueurs; autrement, leur maladresse ne fera que +me laisser un soin qu'ils devraient épargner à leur roi. En avant! + +(Les trompettes retentissent de nouveau.) + +SALEMÈNES. + +Je marche à vos côtés. + +SARDANAPALE. + +Holà! mes armes! mes armes! + +(Ils sortent.) + +FIN DU QUATRIÈME ACTE. + + + +ACTE V. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(La même salle dans le palais.) + +MIRRHA, BALÉA. + + +MIRRHA, à la fenêtre. + +Enfin, le jour est arrivé. Quelle nuit l'a précédé! Les cieux, bien que +traversés par un orage passager, semblent plus admirables encore par cet +effet varié. Et cependant, quelles horreurs sur la terre! Repos, +espérances, amour, plaisirs, tout, en une heure, s'est transformé, à la +voix des passions humaines, en un chaos toujours également +indistinct.--Le combat dure encore. Se peut-il que le soleil se lève +aussi radieux! Voyez comme il transforme chaque nuage en vapeurs qui, +plus belles qu'un ciel sans nuages, offrent à nos yeux des sommets +dorés, des montagnes neigeuses, des vagues d'un reflet plus rose que +celui de l'Océan. Le ciel reproduit, en les colorant, les objets de la +terre, si fidèles qu'on pourrait les croire durables; si fugitifs, que +nous les prendrions volontiers pour un rêve, tant ils se succèdent +rapidement sous la voûte éternelle! Et cependant ce spectacle touche, +calme et ravit notre ame, jusqu'à ce que le soleil apparaisse lui-même, +et que sa naissance et sa disparition soient un double et éternel signal +de mélancolie et d'amour. Ceux qui contemplent sans émotion ces deux +instans solennels ne connaissent pas les lieux favoris habités par le +double génie qui tourmente et purifie nos coeurs, et dont nous ne +changerions pas les douces peines pour les éclats de la joie la plus +bruyante. Ils passent rapidement; mais dans cette heure d'un calme +fugitif, ils nous communiquent assez d'inspirations célestes pour nous +donner la force de supporter la fatigue et l'ennui des autres heures du +jour, et pour mêler à nos souffrances un souvenir agréable et rêveur. +Mais, hélas! comme tous nos semblables, nous n'en consumons pas moins +notre vie dans les alternatives de la joie et de la douleur; _deux_ noms +d'_un_ seul sentiment, expression d'une agonie toujours diverse, +toujours active, et qui vient sans cesse déjouer nos plus ardens voeux de +_bonheur_. + +BALÉA. + +Quelle raison dans vos plaintes! Pouvez-vous contempler avec tant de +tranquillité un soleil qui peut-être ne se lèvera plus pour nous? + +MIRRHA. + +C'est pour cela que je le contemple, et que mes yeux se reprochent de ne +l'avoir pas plus regardé. Souvent, il est vrai, ils se sont arrêtés sur +lui; mais sans le respect, sans l'enthousiasme du à tout ce qui ravit +notre ame aux impressions de la terre. Le voilà! c'est le dieu des +Chaldéens: aujourd'hui, que je le contemple, je suis presque convertie à +la religion de votre Baal. + +BALÉA. + +Oui, comme il règne à présent dans les cieux, tel, jadis, s'avançait-il +sur la terre. + +MIRRHA. + +Du moins, aujourd'hui, marche-t-il plus rapidement. Jamais monarque +terrestre eut-il la moitié de la majesté et de la gloire qui sont +l'attribut du plus faible de ses rayons? + +BALÉA. + +Comment douter qu'il ne soit un dieu! + +MIRRHA. + +Nous le croyons aussi, nous autres Grecs; et cependant j'ai quelquefois +songé que cet orbe lumineux devait être plutôt le séjour de dieux que +l'une des puissances immortelles. Voyez! il reste vainqueur de tous les +nuages, il éblouit mes yeux d'une lumière qui déjà a ranimé le monde: je +ne puis plus le regarder. + +BALÉA. + +Mais écoutez! N'entendez-vous aucun bruit? + +MIRRHA. + +Pure imagination; les combattans sont au-delà des murs, et nos +appartemens ne sont plus, comme la dernière nuit, leur champ de +bataille. Depuis cette heure de surprise, le palais s'est transformé en +une forteresse: et du point central où nous sommes confinés, entourés de +vastes cours, et de salles aux proportions pyramidales, qu'il faudra +conquérir, l'une après l'autre, avant de pouvoir pénétrer aux lieux d'où +ils furent repoussés, nous ne pouvons distinguer le moindre bruit de +défaite ou de victoire. + +BALÉA. + +Mais ils avaient bien su franchir tous ces obstacles. + +MIRRHA. + +Oui, par surprise: ils en furent repoussés par la valeur. Maintenant, +nous avons pour nous garder la valeur jointe à la vigilance. + +BALÉA. + +Puisse le succès les accompagner! + +MIRRHA. + +C'est la prière de beaucoup, et l'effroi d'un plus grand nombre. Heure +d'inquiétude mortelle! j'ai beau vouloir donner le change à mes pensées, +hélas! c'est en vain. + +BALÉA. + +On dit que la conduite du roi, dans le dernier combat, n'inspira guère +plus d'effroi aux révoltés que d'étonnement aux sujets restés fidèles. + +MIRRHA. + +Il est si facile de surprendre ou d'effrayer une multitude transformée +en hordes d'esclaves. Au reste, il s'est comporté en brave guerrier. + +BALÉA. + +N'a-t-il pas tué Belèses? J'ai ouï dire aux soldats qu'il l'avait +terrassé. + +MIRRHA. + +En effet; mais le misérable fut sauvé, pour triompher peut-être +aujourd'hui de celui qui, l'ayant vaincu les armes à la main, l'avait +alors épargné, et, par cette pitié déplacée, risquait une couronne. + +BALÉA. + +Écoutez! + +MIRRHA. + +Vous avez raison, le bruit des pas se fait entendre, quoique sourdement. + +(Entrent des soldats portant Salemènes blessé d'une javeline qui s'est +brisée dans son côté: ils l'étendent sur l'une des couches qui décorent +l'appartement.) + +MIRRHA. + +Ô puissant Jupiter! + +BALÉA. + +Ainsi, tout est perdu! + +SALEMÈNES. + +Cela est faux. Qu'on immole l'esclave qui parle ainsi, si c'est un +soldat. + +MIRRHA. + +Grâce!--il ne l'est pas. Ce n'est que l'un de ces papillons qui +bourdonnent autour du char de triomphe des rois. + +SALEMÈNES. + +Eh bien, qu'il vive! + +MIRRHA. + +Et vous aussi, je l'espère? + +SALEMÈNES. + +Je voudrais encore vivre une heure, jusqu'à ce que tout fût décidé; mais +j'en doute. Pourquoi m'a-t-on transporté ici? + +SOLDAT. + +Le roi l'a ordonné. Quand la javeline vous atteignit, vous êtes tombé +sans force; son ordre exprès fut de vous conduire dans cet appartement. + +SALEMÈNES. + +Il a bien fait, car dans ce moment d'incertitude et d'hésitation, la vue +de mon cadavre pouvait ébranler nos soldats; mais--c'est en vain. Je me +sens suffoqué. + +MIRRHA. + +Laissez-moi voir la blessure; j'ai quelque connaissance: dans ma patrie, +celle-ci forme une partie de notre éducation. La guerre, toujours +renouvelée, nous rend la vue des blessures familière. + +SOLDAT. + +Le mieux serait d'arracher la javeline. + +MIRRHA. + +Arrêtez! non, non: gardez-vous-en bien! + +SALEMÈNES. + +C'en est donc fait? + +MIRRHA. + +Non; mais le sang qui jaillirait en abondance de la plaie ouverte me +ferait craindre pour ta vie. + +SALEMÈNES. + +Pour moi, je ne crains pas la mort. Où était le roi quand vous m'avez +arraché du champ de bataille? + +SOLDAT. + +À quelques pas de là, animant de la voix et du geste les troupes +découragées, qui vous avaient vu tomber et perdre connaissance. + +SALEMÈNES. + +Et qui entendîtes-vous transmettre les ordres à ma place? + +SOLDAT. + +Je n'ai rien entendu. + +SALEMÈNES. + +Courez donc; et dites au roi que mon dernier voeu serait que Zames me +remplaçât, jusqu'à la jonction tant désirée et si tardive du satrape de +Suse, Ofratanes. Laissez-moi ici: nos troupes ne sont pas assez +nombreuses pour se passer de votre présence. + +SOLDAT. + +Mais, prince-- + +SALEMÈNES. + +Partez, vous dis-je. Il me resté ici un courtisan et une femme, c'est la +meilleure société d'un appartement. Et puisque vous ne m'avez pas permis +de mourir sur le champ de bataille, je ne veux pas de mauvais soldats +autour de mon lit de mort. Partez! et remplissez mes ordres! + +(Les soldats sortent.) + +MIRRHA. + +Ame grande et généreuse! faut-il que la terre se referme sitôt sur toi! + +SALEMÈNES. + +Telle est la fin que j'aurais préférée, aimable Mirrha, si, par ce +moyen, j'avais pu sauver le monarque ou la monarchie; et quoi qu'il en +soit, je ne leur survivrai pas. + +MIRRHA. + +Vous pâlissez. + +SALEMÈNES. + +Votre main, je vous prie. Le tronçon de cette arme ne fait que prolonger +mon agonie, sans me laisser assez de vie pour la rendre utile à mon +pays: je l'arracherais de mon sein, et avec lui mon existence, si je ne +désirais auparavant connaître le sort du combat. + +(Entrent Sardanapale et soldats.) + +SARDANAPALE. + +Mon excellent frère! + +SALEMÈNES. + +Et la bataille, est-elle perdue? + +SARDANAPALE, à demi-voix. + +Vous _me_ voyez ici. + +SALEMÈNES. + +Et je voudrais vous voir à ma place! + +(Il arrache violemment le trait de sa blessure, et meurt.) + +SARDANAPALE. + +Cet exemple, je le suivrai; à moins que le secours, dernière lueur de +nos espérances, n'arrive avec Ofratanes. + +MIRRHA. + +N'avez-vous pas reçu un courrier de votre frère, qui, avant de mourir, +désignait pour chef Zames? + +SARDANAPALE. + +Oui. + +MIRRHA. + +Zames, où est-il? + +SARDANAPALE. + +Mort. + +MIRRHA. + +Et Altada? + +SARDANAPALE. + +Mourant. + +MIRRHA. + +Pania, Sféro? + +SARDANAPALE. + +Pania vit encore; mais Sféro est en fuite ou captif: je reste seul. + +MIRRHA. + +Tout est-il donc perdu? + +SARDANAPALE. + +Nos murs, quoique faiblement défendus, peuvent encore résister à leurs +forces présentes, à tout même excepté à la trahison; mais en pleine +campagne-- + +MIRRHA. + +Je croyais que l'intention de Salemènes était de ne pas risquer de +saillie avant l'arrivée des secours attendus. + +SARDANAPALE. + +J'ai méprisé ses conseils. + +MIRRHA. + +Bien: c'est une faute héroïque. + +SARDANAPALE. + +Mais fatale. Ô mon frère! je donnerais ces états, dont tu fus la gloire; +je donnerais mon épée, mon bouclier, l'honneur que j'ai reconquis, pour +te rappeler à la vie;--mais je ne t'accorderai pas de larmes: il faut te +pleurer comme tu désirais de l'être. Seulement, j'ai l'ame oppressée de +ce qu'en quittant la vie tu parus croire que je survivrais à notre +longue royauté héréditaire, à laquelle tu sacrifias tes jours. Si je +parviens à la ressaisir, je t'offrirai en sacrifice le sang de milliers, +les pleurs de millions d'hommes (quant aux regrets des gens de bien, ils +te sont déjà acquis). S'il en est autrement, et si les ames survivent à +notre terrestre existence, nous nous réunirons bientôt; mais tu lis dès +à présent dans mon coeur, et tu me rends justice. Laisse-moi rapprocher +ce coeur immobile d'un coeur qui bat encore si douloureusement. (Il +embrasse le corps.) Maintenant, qu'on le transporte. + +SOLDAT. + +Où? + +SARDANAPALE. + +Dans mon appartement. Placez-le sous mon dais, comme si le roi lui-même +reposait: plus tard, nous parlerons des honneurs dus à de pareilles +cendres. + +(Les soldats sortent avec le corps de Salemènes.--Entre Pania.) + +SARDANAPALE. + +Eh bien, Pania! avez-vous placé les gardes, et donné le mot d'ordre +convenu? + +PANIA. + +Sire, j'ai obéi. + +SARDANAPALE. + +Et les soldats, quelle est leur contenance? + +PANIA. + +Sire? + +SARDANAPALE. + +Il suffit. Quand un roi demande deux fois, et n'obtient pour réponse +qu'une nouvelle question, il connaît son sort. Ainsi, ils sont tous +découragés? + +PANIA. + +La mort de Salemènes et les transports bruyans des révoltés au signal de +sa chute-- + +SARDANAPALE. + +Quoi! cela n'a pas excité leur rage, plutôt que leur consternation! Nous +trouverons le moyen de ranimer leur valeur. + +PANIA. + +Une pareille perte flétrirait même une victoire. + +SARDANAPALE. + +Hélas! qui peut le sentir aussi vivement que moi! Mais enfin, bien que +resserrés dans nos murs, les remparts sont forts, et nous avons des +guerriers au-dedans qui s'ouvriront volontiers un chemin au travers des +ennemis, pour rendre la demeure du souverain ce qu'elle était:--un +palais, et non pas une prison ni une forteresse. + +(Un officier entre à la hâte.) + +SARDANAPALE. + +Ton visage est sinistre, parle! + +L'OFFICIER. + +Je ne l'ose. + +SARDANAPALE. + +Tu ne l'oses! quand des millions d'autres osent se révolter, le glaive +en main! cela est étrange. Romps, je te prie, ce fidèle silence; tu +viens trop tard pour frapper de nouveaux coups ton souverain; crois-moi, +je puis supporter plus que tout ce que tu vas m'apprendre. + +PANIA. + +Tu entends, poursuis. + +L'OFFICIER. + +La muraille qui longeait les bords du fleuve est renversée par le +débordement subit de l'Euphrate, qui, tout d'un coup gonflé dans les +monts inaccessibles où il prend sa source, et par les dernières pluies +de ces orageux climats, vient de rompre ses digues et de détruire le +boulevard. + +PANIA. + +Cela est d'un sinistre augure. On a dit, dans les tems anciens, que +cette cité ne céderait aux efforts de l'homme qu'au jour où le fleuve se +déclarerait contre elle. + +SARDANAPALE. + +Je ne crains pas la prédiction, mais le ravage. Quelle étendue de +murailles se trouve renversée? + +L'OFFICIER. + +Vingt stades, environ. + +SARDANAPALE. + +Et tout cet espace est en proie aux assaillans? + +L'OFFICIER. + +Pour cette heure, la violence du fleuve s'opposerait à l'assaut; mais +aussitôt qu'il rentrera dans son lit ordinaire, et que les barques +pourront être confiées à ses flots, le palais leur appartiendra. + +SARDANAPALE. + +Non, cela ne sera jamais. Les hommes et les dieux, les élémens, les +présages, tout en vain se soulève contre un être qui ne les provoqua +jamais; la maison de mes pères ne sera jamais l'antre où les loups +dévorans viendront habiter et rugir. + +PANIA. + +Si vous le permettez, je me rendrai sur les lieux, et je fermerai +l'espace entr'ouvert, aussi bien que le tems et nos ressources nous le +permettent. + +SARDANAPALE. + +Va donc, et reviens le plus promptement possible, pour nous offrir un +fidèle rapport des ravages de l'inondation. + +(Pania et l'officier sortent.) + +MIRRHA. + +Ainsi, les flots eux-mêmes se soulèvent contre vous. + +SARDANAPALE. + +Ils ne sont pas mes sujets; et dans l'impuissance de les punir, il faut +bien leur pardonner. + +MIRRHA. + +J'aime à voir que tant de malheurs ne vous accablent pas. + +SARDANAPALE. + +L'heure de la crainte est passée, et l'événement ne peut plus rien +m'apprendre que je n'aie prévu depuis minuit: mon désespoir a pris les +devants. + +MIRRHA. + +Le désespoir! + +SARDANAPALE. + +Non, pas le désespoir. Quand nous mesurons tout ce qui peut arriver, et +le vrai moyen d'y remédier, nos sentimens méritent un nom plus généreux. +Mais qu'importent les noms? bientôt nous en aurons fini avec eux et tout +le reste. + +MIRRHA. + +Il vous _reste_ encore une _affaire_,--la dernière et la plus grande; +action décisive pour tout ce qui fut, est ou doit être; la seule qui +soit commune à tout le genre humain, si divers d'ailleurs de naissance, +de langage, de sexe, de naturel, de couleur, de traits, de climats, de +tems et d'intelligence; n'ayant qu'un seul point d'union, celui auquel +nous tendons, pour lequel nous sommes nés et lancés dans le mystérieux +labyrinthe de la vie. + +SARDANAPALE. + +Notre trame sera bientôt filée; livrons-nous à l'espérance. Revenus de +nos terreurs, nous pouvons bien, comme les enfans, en reconnaissant les +fantômes qui les avaient effrayés, accorder un sourire à l'ancien objet +de notre épouvante. + +(Pania rentre.) + +PANIA. + +L'avis était fidèle: j'ai disposé, le long des murailles écroulées, une +double garde, en dégarnissant les points les mieux défendus pour combler +la brèche occasionnée par les eaux. + +SARDANAPALE. + +Vous avez fait votre devoir, et montré une fidélité digne de vous-même. +Pania! bientôt les derniers liens qui nous unissent se trouveront +rompus. Prenez, je vous en conjure, cette clef (il lui donne une clef): +elle ouvre une porte secrète placée derrière la couche royale +(maintenant celle du plus grand des héros qu'elle ait encore +reçus,--bien qu'une longue suite de souverains aient reposé, sur ses +franges dorées). Vous pénétrerez dans cette chambre; elle recèle +d'immenses trésors. Vous pouvez vous en emparer, et les partager avec +vos compagnons: vous êtes nombreux, mais il y a assez d'or pour vous +satisfaire tous. Que les esclaves aussi soient mis en liberté; que tous +les habitans du palais, de l'un ou l'autre sexe, se hâtent de le quitter +d'ici à une heure. Puis alors préparez les barques royales, qui +assuraient nos plaisirs jadis, et notre sécurité aujourd'hui. Le fleuve +est large et gonflé, et, plus puissant qu'un roi, les assiégés ne +sauraient l'emprisonner. Partez! et soyez heureux! + +PANIA. + +Daignez souffrir ma présence ici, ou consentez à accompagner votre garde +fidèle. + +SARDANAPALE. + +Non, Pania, cela ne peut être; sors, et laisse-moi à ma destinée. + +PANIA. + +C'est la première fois que j'aurai désobéi, mais-- + +SARDANAPALE. + +Ainsi, tout le monde ose me braver: l'insolence au dedans, la trahison +au dehors. Épargnez les questions; c'est ma volonté, ma dernière +volonté. Oserez-vous la méconnaître? _vous_! + +PANIA. + +Cependant...--non, je ne le puis. + +SARDANAPALE. + +Fort bien: jurez d'obéir quand je vous donnerai le signal. + +PANIA. + +Ma volonté en souffre, mais je le promets. + +SARDANAPALE. + +Assez! Disposez maintenant fagots, noix de pins et feuilles desséchées, +toutes choses propres à produire, à l'aide d'une étincelle, une grande +et brillante flamme; réunissez bois de cèdre, parfums, drogues +précieuses, et de fortes planches pour soutenir un énorme bûcher; de +plus, de l'encens et de la myrrhe: je veux offrir un grand sacrifice. +Que tout soit disposé près de ce trône. + +PANIA. + +Seigneur! + +SARDANAPALE. + +J'ai parlé, et _vous_ avez _juré_. + +PANIA. + +Et sans avoir juré je devrais encore vous garder ma foi. + +(Pania sort.) + +MIRRHA. + +Quelle est votre intention? + +SARDANAPALE. + +Mirrha, vous saurez bientôt--ce que le monde entier n'oubliera jamais. + +PANIA, revenant accompagné d'un héraut. + +Ô mon roi, j'allais exécuter vos ordres, quand ce héraut me fut amené, +demandant une audience. + +SARDANAPALE. + +Qu'on le laisse parler. + +HÉRAUT. + +Le _roi_ Arbaces-- + +SARDANAPALE. + +Quoi! déjà couronné? mais poursuis. + +HÉRAUT. + +Belèses, le grand prêtre sacré-- + +SARDANAPALE. + +De quel dieu ou démon? car avec de nouveaux rois, de nouveaux autels +s'élèvent. Mais poursuis: ton devoir est d'exprimer la volonté de ton +maître, et de ne pas répondre à la mienne. + +HÉRAUT. + +De plus, le satrape Ofratanes-- + +SARDANAPALE. + +Eh quoi! n'est-il pas des nôtres? + +HÉRAUT, montrant un anneau. + +Soyez sûr qu'il est dans le camp des vainqueurs, voici son cachet. + +SARDANAPALE. + +Je le reconnais. Admirable procédé! Pauvre Salemènes! tu es mort assez +tôt pour ne pas voir une trahison de plus. Voilà donc l'homme que tu +regardais comme ton meilleur ami et mon sujet le plus fidèle!--Poursuis. + +HÉRAUT. + +Ils t'offrent la vie, et le choix d'une résidence dans quelque province +éloignée; là, surveillé, sans être captif, tu pourras couler en paix tes +jours; mais sous une condition: c'est que les trois jeunes princes +seront livrés en otages. + +SARDANAPALE. + +Les généreux vainqueurs! + +HÉRAUT. + +J'attends la réponse. + +SARDANAPALE. + +Une réponse? esclave! Depuis quand les esclaves décident-ils du sort des +rois? + +HÉRAUT. + +Depuis qu'ils sont libres. + +SARDANAPALE. + +Porte-voix de révolte, tu connaîtras du moins la peine méritée par les +traîtres dont tu n'es que l'organe. Pania, qu'on lui tranche la tête; +qu'on la jette dans le camp des rebelles, et que son cadavre soit +précipité dans les flots. Sortez avec lui! + +(Pania et les gardes le saisissent.) + +PANIA. + +Jamais je n'aurai obéi à des ordres plus agréables. Entraînons-le, +soldats! Ne souillons pas de son perfide sang cette salle royale! qu'il +expire dehors. + +HÉRAUT. + +Un seul mot, ô roi! Mon office est sacré. + +SARDANAPALE. + +Et le _mien_, quel est-il donc, pour que tu oses venir me demander d'y +renoncer? + +HÉRAUT. + +Je n'ai fait qu'exécuter d'autres ordres: en cas de refus, je courais +les dangers qui sont devenus l'effet de mon obéissance. + +SARDANAPALE. + +Ainsi donc ces monarques d'une heure sont déjà plus despotiques que les +rois bercés dans la pourpre, et, dès leur naissance, appelés à commander +au monde! + +HÉRAUT. + +Ma vie est entre vos mains; mais peut-être, excusez ma hardiesse, la +vôtre est également exposée au danger le plus imminent. Voudrez-vous +consacrer la dernière heure d'une race telle que celle de Nemrod à +l'assassinat d'un héraut, paisible, inoffensif, et dont tout le crime +est d'avoir accompli son message? violerez-vous ainsi tout ce qu'il y a +jamais eu de plus saint aux yeux de la divinité? + +SARDANAPALE. + +Il a raison,--qu'il soit libre!--le dernier acte de ma vie ne sera pas à +la colère. Approche, ami. (Prenant sur la table une coupe.) Prends cette +coupe d'or; remplis-la souvent de vin, et souviens-toi de _moi_; ou bien +réduis-la en lingots, et ne songe qu'à la valeur qu'elle représente. + +HÉRAUT. + +Je vous remercie doublement pour ma vie et pour ce don précieux, dont +votre grâce augmente encore le prix. Mais ne rendrai-je pas de réponse? + +SARDANAPALE. + +Ah!--je demande une heure pour y songer. + +HÉRAUT. + +Une heure seulement? + +SARDANAPALE. + +Une heure. Si, quand elle sera expirée, vos maîtres ne reçoivent aucune +nouvelle, ils auront à croire que je rejette leur proposition, et que +j'agis en conséquence. + +HÉRAUT. + +Je serai l'organe fidèle de vos intentions. + +SARDANAPALE. + +Écoute! encore un mot. + +HÉRAUT. + +Quel qu'il soit, je ne l'oublierai pas. + +SARDANAPALE. + +Recommande-moi à Belèses; dis-lui qu'avant la fin de l'année, je le +somme de me rejoindre. + +HÉRAUT. + +Où? + +SARDANAPALE. + +À Babylone. Du moins partira-t-il de là pour venir à ma rencontre. + +HÉRAUT. + +Je vous obéirai exactement. + +(Le héraut sort.) + +SARDANAPALE. + +Pania!--allons, cher Pania!--dispose ce que j'ai demandé. + +PANIA. + +Seigneur,--les soldats sont déjà chargés. Voyez, ils entrent. + +(Entrent des soldats; ils forment un monceau autour du trône.) + +SARDANAPALE. + +Plus haut! braves soldats, plus épais, surtout; il faut que les +fondemens de ce nouvel édifice n'épuisent pas trop promptement la +flamme, et qu'aucune aide officieuse ne puisse parvenir à l'étouffer. +Que le trône soit le centre: je veux le livrer aux nouveaux arrivans +cicatrisé par la flamme dévorante. Disposez le tout comme s'il +s'agissait d'embraser la forte tour de nos mortels ennemis. Cela +commence à prendre une forme; qu'en dites-vous, Pania? cet échafaudage +suffit-il pour les obsèques d'un roi? + +PANIA. + +Oui, et pour celles d'un royaume. Je vous comprends enfin. + +SARDANAPALE. + +Et me blâmez-vous? + +PANIA. + +Non:--je demande même à enflammer le bûcher, avant de le partager avec +vous. + +MIRRHA. + +Ce soin me regarde. + +PANIA. + +Quoi! une femme! + +MIRRHA. + +Le devoir d'un soldat est bien de mourir pour son prince, pourquoi celui +d'une femme ne serait-il pas d'expirer avec son amant? + +PANIA. + +Ma surprise est extrême. + +MIRRHA. + +Cela pourtant, brave Pania, est moins rare que tu ne le penses. Toi, +cependant, vis.--Adieu! le bûcher nous attend. + +PANIA. + +J'aurais trop de honte de laisser à une faible femme l'honneur de mourir +avec mon souverain. + +SARDANAPALE. + +Déjà trop de héros m'ont précédé dans la tombe. Éloigne-toi, accepte les +richesses qui te sont offertes. + +PANIA. + +Offertes avec l'infamie. + +SARDANAPALE. + +En un mot, songe à ton serment:--il est irrévocable et sacré. + +PANIA. + +Adieu donc, puisqu'il le faut. + +SARDANAPALE. + +Cherchez partout, et surtout n'éprouvez aucun remords d'emporter mes +richesses; songez-y: ce que vous laisserez deviendra la proie des +esclaves qui m'auront immolé. Puis, quand vous aurez transporté ces +trésors dans vos barques, qu'un long éclat de trompette signale votre +départ du palais; l'autre bord du fleuve est trop éloigné, les flots +trop bruyans aujourd'hui pour permettre aux échos d'en transmettre le +son à nos ennemis. Vous fuirez--du côté opposé,--sans pourtant cesser de +côtoyer l'Euphrate: et si vous parvenez en Paphlagonie, à la cour de +Cotta, où la reine s'est retirée avec mes trois enfans, dites-lui ce que +vous _vîtes_ à votre départ, et priez-la de se rappeler ce que je lui +_ai dit_ lors d'un départ plus douloureux encore. + +PANIA. + +Ah! du moins, laissez-moi presser une dernière fois de mes lèvres cette +main royale! Et ces pauvres soldats qui se pressent autour de vous, +hélas! ils espéraient mourir avec vous! + +(Pania et les soldats s'approchent de plus près, baisent la main du roi +et les pans de sa robe.) + +SARDANAPALE. + +Mes derniers, mes meilleurs amis! ne souffrons pas que rien en ce moment +nous avilisse: les adieux doivent être brefs, quand c'est pour toujours +qu'on se sépare, bien qu'ils fassent de ce douloureux moment une sorte +d'éternité, et qu'ils pénètrent de larmes les derniers grains de sable +de notre vie. Séparons-nous donc, et puissiez-vous être heureux. +Croyez-moi, il ne faut pas me plaindre en ce moment, mais bien plutôt +pour les momens passés;--quant à l'avenir, il appartient aux dieux, s'il +en est: et je ne tarderai pas à le savoir. Adieu!--adieu!-- + +(Pania et les soldats sortent.) + +MIRRHA. + +Ames généreuses! du moins est-ce une consolation d'avoir pu arrêter vos +derniers regards sur des figures aimantes. + +SARDANAPALE. + +Et dignes d'être aimées, ma belle Mirrha.--Mais écoute: si dans ce +dernier instant, car nous touchons à la fin, tu te sentais +intérieurement effrayée de ce voyage fait dans l'avenir à travers les +flammes, ne crains pas de l'avouer, je ne t'en aimerai pas moins; que +dis-je, davantage peut-être, pour avoir cédé au cri de la nature: +prononce, il en est tems encore. + +MIRRHA. + +Allumerai-je l'une de ces torches réunies sous la lampe qui, jour et +nuit, brûle dans la salle voisine, devant l'autel de Baal? + +SARDANAPALE. + +Tu le peux. Est-ce là ta réponse? + +MIRRHA. + +Tu vas le savoir. + +(Mirrha sort.) + +SARDANAPALE, seul. + +Son courage n'est pas ébranlé. Ô mes pères! vous auxquels je vais me +réunir, purifié peut-être, par la mort, des passions grossières, apanage +des êtres matériels, je n'ai pas voulu laisser votre ancienne demeure au +pouvoir avilissant de ces rebelles. Si je n'ai pas su conserver votre +héritage, je n'en aurai pas du moins abandonné cette portion brillante: +vos trésors, votre palais, vos armes, vos monumens, les souvenirs de +votre gloire, vos dépouilles sacrées, dont ils espéraient se revêtir: je +les emporte avec moi dans cet élément, image personnifiée de l'ame, dont +il détruit l'enveloppe matérielle.--Et, je l'espère, la lueur de ce +royal incendie ne sera pas une simple pyramide de flammes et de fumée, +un phénomène d'un jour dans l'horizon, puis enfin un monceau de cendres: +il deviendra un fanal dans les âges, pour l'instruction des nations +rebelles et des princes voluptueux. Le tems plongera dans l'oubli les +glorieux souvenirs de vingt peuples, les exploits d'un millier de héros: +comme le premier des empires, il fera de nouveau rentrer dans le néant +empire sur empire; mais à jamais il épargnera la mémoire de mon dernier +jour; et, s'il le présente comme un problème dont on imitera rarement, +mais dont on ne méprisera jamais l'exemple, peut-être, du moins, +détournera-t-il plus d'un prince de suivre un plan de vie qui conduisît +à une pareille catastrophe. + +(Mirrha revient tenant d'une main une torche enflammée, et de l'autre +une coupe.) + +MIRRHA. + +Regarde, c'est le flambeau qui va diriger notre course vers les astres. + +SARDANAPALE. + +Mais pourquoi cette coupe? + +MIRRHA. + +Dans ma patrie, c'est l'usage de faire, en pareil cas, une libation aux +dieux. + +SARDANAPALE. + +Le mien était de faire des libations entre les hommes. Je ne l'ai pas +oublié; et bien que j'aie perdu mes convives, je veux encore vider une +coupe en mémoire de tant de joyeux banquets pour jamais passés. (Il +prend la coupe, boit, et la renverse; et comme une goutte tombe:--) Et +cette dernière libation est pour l'excellent Belèses. + +MIRRHA. + +Pourquoi songez-vous plutôt à ce nom qu'à celui de son émule en +trahison? + +SARDANAPALE. + +Ce dernier n'est qu'un soldat, un instrument, une sorte de lame d'épée +entre des mains étrangères; l'autre est un habile conducteur de sa +marionnette guerrière: mais écartons leur souvenir.--Réfléchis encore, +Mirrha; est-il bien vrai que tu veuilles me suivre, sans craintes et +sans efforts? + +MIRRHA. + +Mais toi, supposerais-tu qu'une fille grecque tremblât de faire par +amour ce que les veuves indiennes font par habitude? + +SARDANAPALE. + +Ainsi, n'attendons plus que le signal. + +MIRRHA. + +Il est bien long à retentir. + +SARDANAPALE. + +Adieu! maintenant un dernier baiser. + +MIRRHA. + +Oui, embrassons-nous, mais non pour la dernière fois. + +SARDANAPALE. + +En effet, la flamme se chargera de réunir encore nos cendres. + +MIRRHA. + +Et lorsqu'elles seront, comme l'amour que j'ai toujours ressenti, +purifiées de la souillure et des passions terrestres! Une seule +réflexion m'attriste encore. + +SARDANAPALE. + +Laquelle? + +MIRRHA. + +C'est que nulle main amie ne doit réunir dans une seule urne notre +poussière. + +SARDANAPALE. + +Tant mieux! qu'elle soit plutôt dispersée dans l'air et balancée sur les +ailes du vent, que souillée de nouveau par des mains de traîtres et +d'esclaves. Nous laissons dans ce palais embrasé, dans les ruines de ces +énormes murailles, un plus durable monument que n'en dressa l'Égypte, +dans des montagnes de briques, en l'honneur de ses rois ou de ses +_boeufs_; car on ignore encore la véritable destination de pareils +monumens, et si les orgueilleuses pyramides devaient contenir leurs +princes ou leur dieu Apis. + +MIRRHA. + +Adieu donc, ô terre! adieu! charmante Ionie? Puisses-tu demeurer libre +et belle, et long-tems protégée contre le malheur! Ma dernière prière +fut pour toi, tu auras mes dernières pensées, à l'exception d'une seule. + +SARDANAPALE. + +Et laquelle? + +MIRRHA. + +Celle de notre amour. (On entend la trompette de Pania.) _Allons_! + +SARDANAPALE. + +Adieu, Assyrie! ma patrie, celle de mes pères: je t'aimai beaucoup, et +plutôt comme mon pays que comme mon royaume. Je t'avais prodigué les +jours de paix et de bonheur; en voici la récompense! Maintenant, je ne +te dois plus rien, pas même un tombeau. (Il monte sur le bûcher.) +Allons, Mirrha! + +MIRRHA. + +Es-tu prêt? + +SARDANAPALE. + +Comme la torche dans tes mains. + +MIRRHA, mettant le feu au bûcher. + +Il est allumé! je te rejoins. + +(Au moment où Mirrha s'élance au devant des flammes, la toile tombe.) + +FIN DE SARDANAPALE. + + + + +NOTES +DE LORD BYRON. + + +NOTE I, PAGE 9. + +Et toi, Mirrha, ma chère Ionienne, etc. + +«Le nom d'Ionien avait encore une acception plus étendue: il comprenait +les Achéens et les Béotiens, qui, avec les peuples limitrophes, +composaient toute la nation grecque. En Orient, c'était sous ce nom +qu'on désignait toujours les Hellènes.» + +(_Grèce de Milford_, tome Ier, page 199.) + + +NOTE 2, PAGE 23. + + Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe, + A bâti dans un jour Anchialus et Tarse: + Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien. + +«Il ne se contenta pas d'employer à cette expédition une faible escouade +de sa phalange, mais toutes ses troupes légères. Le premier jour, il +gagna Anchialus, ville fondée, dit-on, par le roi d'Assyrie Sardanapale. +Les fortifications, du tems d'Arrien, avaient encore leur première +étendue et portaient ce caractère de grandeur que les Assyriens semblent +avoir particulièrement affecté aux ouvrages de ce genre. On y trouva un +monument représentant Sardanapale: on le reconnut à une inscription +tracée en caractères assyriens, et sans doute dans la langue primitive +de ce peuple. C'est elle que, bien ou mal, les Grecs traduisirent +ainsi:--_Sardanapale, fils d'Anacyndaraxe, a bâti en un jour Tarse et +Anchialus; mange, bois, joue: toutes les autres joies humaines ne valent +pas une chiquenaude._ En supposant cette version parfaitement exacte (ce +que conteste Arrien), on peut hésiter à décider avec quelque raison si +le but de cette inscription n'était pas de disposer aux habitudes de la +paix un peuple naturellement turbulent, au lieu de lui recommander un +libertinage immodéré. Au reste, il n'est pas facile de dire quel pouvait +être l'objet d'un roi d'Assyrie en fondant deux villes dans une contrée +si éloignée de sa capitale, et qui en était d'ailleurs séparée par une +immensité de déserts sablonneux et de montagnes inaccessibles. On ignore +également comment les habitans pouvaient jamais se trouver dans des +circonstances qui leur permissent de s'abandonner à cette intempérance +que leur prince passe pour leur avoir recommandée; mais il peut être +utile d'observer que, le long des côtes méridionales de l'Asie-Mineure, +les ruines de plusieurs villes évidemment postérieures au siècle +d'Alexandre, mais à peine nommées dans l'histoire, étonnent aujourd'hui +les voyageurs par leur magnificence et leur somptuosité. Au milieu des +scènes de désolation qu'un gouvernement singulièrement barbare n'avait +cessé de répandre durant tant de siècles, sur les plus belles contrées +du globe, il fallait trouver dans les ressources du sol et du climat, ou +dans les bienfaits du commerce, des remèdes extraordinaires. Ainsi, les +projets de Sardanapale pouvaient être l'effet de vues plus sages qu'on +ne le suppose communément; mais ce prince ayant été le dernier d'une +dynastie exterminée par suite d'une révolution, le mépris de sa mémoire +a bien pu être l'effet de la politique de ses successeurs et de leurs +partisans. + +«La contradiction des témoignages qui se rapportent à Sardanapale est +surtout frappante dans le récit de Diodore.» + +(_Grèce de Milford_, tome IX, pages 311, 312 et 313.) + +FIN DES NOTES. + + + + +WERNER, +OU +L'HÉRITAGE. + +TRAGÉDIE. + +À +L'ILLUSTRE GOETHE. +CETTE TRAGÉDIE EST DÉDIÉE +PAR L'UN DE SES PLUS HUMBLES ADMIRATEURS. + + + + +PRÉFACE + + +Le drame suivant est entièrement tiré de _Kruitzner, conte de German_, +publié, il y a déjà long-tems, dans les _Canterbury tales de Lee_. C'est +à deux soeurs, je crois, qu'on est redevable de ces derniers contes, et +celle des deux qui composa _Kruitzner_ n'a fourni à la collection qu'une +seconde histoire, jugée, comme la première, supérieure à toutes les +autres du même recueil. J'ai adopté plusieurs caractères, une grande +partie de l'intrigue, et quelquefois jusqu'au style de cet ouvrage. J'ai +modifié ou altéré quelques autres rôles; j'ai changé quelques noms, et +j'ai ajouté de moi-même un personnage (Ida de Stralenheim). Quant au +reste, je me suis conformé à l'original. + +J'étais bien jeune; j'avais, je crois, alors quatorze ans, quand je lus, +pour la première fois, cette histoire. Elle fit sur moi une impression +profonde; et je puis dire qu'elle fut le germe de plusieurs des ouvrages +que j'écrivis par la suite. Je ne la crois pas très-populaire, ou du +moins sa popularité s'est éclipsée devant d'autres grandes compositions +du même genre. Mais j'ai remarqué, en général, que ceux qui l'avaient +lue avaient comme moi la plus haute estime pour la force d'esprit et de +création que l'auteur y avait développée. Je dois dire _création_ plutôt +qu'exécution; car le récit pouvait comporter de plus grands et de plus +heureux développemens. Parmi ceux dont l'opinion sur _Kruitzner_ se +rapportait à la mienne, je pourrais citer les noms les plus imposans; +mais cela n'est pas nécessaire, ni même utile: car il faut laisser tout +le monde juger d'après ses propres sentimens. Je renvoie donc simplement +le lecteur à l'ouvrage original, pour qu'il puisse mieux juger tout ce +que je lui redois; et je ne serais pas fâché qu'il trouvât plus de +plaisir à le parcourir que le drame auquel il a donné naissance. + +J'avais commencé une pièce sur le même sujet dès 1815 (c'est le premier +de mes essais dramatiques, si j'en excepte un autre commencé à l'âge de +treize ans, sous le nom d'_Ulric et Ilvina_, que j'eus le bon sens de +jeter au feu); j'en avais fait environ un acte, quand je fus interrompu +par les circonstances. Il s'en trouve quelque chose parmi mes papiers, +en Angleterre; mais comme on ne le retrouvait pas, j'ai refait ce +premier acte, et continué la pièce. + +Il est bien entendu qu'en le publiant je ne l'ai pas cru susceptible, le +moins du monde, d'être mis au théâtre. + + + + +PERSONNAGES. + +HOMMES. + + WERNER. + ULRIC. + STRALENHEIM. + IDENSTEIN. + GABOR. + FRITZ. + HENRICK. + ERIC. + ARNHEIM. + MEISTER. + RODOLPH. + LUDWIG. + +FEMMES. + + JOSÉPHINE. + IDA STRALENHEIM. + +La scène est en partie sur la frontière de Silésie, et en partie dans le +château de Siegendorf, près de Prague. L'action a lieu sur la fin de la +guerre de Trente Ans. + + + + +WERNER, +OU +L'HÉRITAGE. + +TRAGÉDIE. + + + +ACTE PREMIER. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Salle d'un palais en ruines, auprès d'une petite tour, sur la frontière +septentrionale de Silésie.--La nuit est orageuse.) + +WERNER et JOSÉPHINE, sa femme. + + +JOSÉPHINE. + +Calme-toi, mon ami! + +WERNER. + +Je suis calme. + +JOSÉPHINE. + +Pour moi, oui, mais non pour toi-même: tes pas sont précipités, et +personne n'a jamais marché dans une chambre comme tu le fais en ce +moment, quand son coeur était tranquille. Si nous étions dans un jardin, +je me rassurerais, je croirais te voir courir de fleur en fleur comme +l'abeille; mais _ici_! + +WERNER. + +Il fait froid; le vent frémit et agite la tapisserie: j'ai le sang +glacé. + +JOSÉPHINE. + +Hélas! non. + +WERNER, souriant. + +Comment! voudrais-tu donc qu'il le fût! + +JOSÉPHINE. + +Je voudrais que son mouvement fût paisible. + +WERNER. + +Laisse-le se précipiter, jusqu'à ce qu'on le répande ou qu'on +l'arrête:--que ce soit tôt ou tard, peu m'importe. + +JOSÉPHINE. + +Et moi, ne suis-je donc rien à tes yeux? + +WERNER. + +Tout!--tout! + +JOSÉPHINE. + +Et cependant, tu souhaites ce qui doit briser mon coeur? + +WERNER, s'approchant d'elle lentement. + +Mais n'est-ce pas pour _toi_ que j'ai été,--peu importe,--fort heureux +et fort malheureux: ce que je suis, tu le connais; ce que je pouvais, ce +que je devrais être, tu ne le sais pas.--Quoi qu'il en soit, je t'aime, +rien n'aura la force de nous séparer. (Il marche à grands pas, puis se +rapprochant de Joséphine:) C'est peut-être l'orage de cette nuit qui +m'agite; je suis un être ouvert à toutes les impressions. Dernièrement, +j'étais malade, hélas! je le suis encore! tu le sais, car tu as plus +souffert que moi, mon amie, en me veillant. + +JOSÉPHINE. + +C'est beaucoup de te voir mieux portant; mais te voir heureux-- + +WERNER. + +Heureux! qui donc as-tu vu l'être? Laisse-moi, comme les autres, être +misérable. + +JOSÉPHINE. + +Mais songe combien d'hommes, en ce moment d'orage, tremblent exposés à +la rage des vents et de la pluie furieuse, qui n'ont pas sur la terre un +abri où ils puissent mettre leurs têtes à couvert. + +WERNER. + +Et cela n'est pas le pis: qu'importe un logis? le calme est tout. Les +misérables que tu nommes,--oui, le vent mugit autour d'eux; la pluie, +triste et pressée, glace sans doute la moëlle de leurs os. J'ai été +soldat, chasseur et voyageur; à présent je suis mendiant: je n'ignore +donc pas les maux dont tu parles. + +JOSÉPHINE. + +Et n'es-tu pas aujourd'hui défendu de leur atteinte? + +WERNER. + +Oui. Et de leur seule atteinte. + +JOSÉPHINE. + +Cela est bien quelque chose. + +WERNER. + +En effet,--pour un paysan. + +JOSÉPHINE. + +Eh quoi! le gentilhomme ne peut-il rendre grâce au refuge dont ses +premières habitudes de délicatesse lui font un besoin plus vif que pour +le paysan, quand un reflux de fortune les pousse tous les deux au milieu +des écueils de la vie? + +WERNER. + +Ce n'est pas cela, tu le sais; nous avons supporté tout, je ne dirai pas +avec patience (du moins pour ce qui me regarde)--mais enfin, nous +l'avons supporté. + +JOSÉPHINE. + +Eh bien! + +WERNER. + +Quelque chose de plus fort que nos tourmens sensibles (et cependant, ils +étaient assez grands pour nous ronger le coeur), une chose m'a souvent +affecté, et _maintenant_ plus que jamais. Tu t'en souviens, quand une +longue maladie vint me saisir sur cette frontière désolée, quand elle me +ravit, non-seulement mes forces, mais encore mes moyens de vivre; quand +elle nous enleva--Non, écartons ces idées.--Mais enfin, avec cet objet, +je serais heureux; tu serais également heureuse; je soutiendrais la +splendeur de mon rang,--mon nom, le nom de mon père, et plus que tout +cela-- + +JOSÉPHINE, l'interrompant. + +Mon fils,--notre fils,--notre Ulric serait encore dans mes bras, il +satisferait l'avidité d'une mère. Depuis douze ans, grands dieux!... +alors, il n'en avait que huit: il était beau, il doit l'être encore plus +aujourd'hui. Mon Ulric! mon enfant adoré! + +WERNER. + +J'ai été bien souvent le jouet de la fortune; mais aujourd'hui elle m'a +réduit au point de ne plus rien attendre d'elle:--malade, pauvre, +abandonné. + +JOSÉPHINE. + +Abandonné! mon cher Werner? + +WERNER. + +Ou, ce qui est pis,--enveloppant tout ce que j'aime dans cette situation +plus horrible que l'isolement. _Seul_, je serais mort, j'aurais une +tombe ignorée, et tout serait fini. + +JOSÉPHINE. + +Et je ne t'aurais pas survécu; mais, je t'en conjure, reprends courage. +Nous luttons depuis long-tems; et ceux qui savent résister à la fortune +finissent par la convertir, ou du moins la lasser; ils trouvent le vent +favorable, ou cessent de souffrir les tempêtes. Du courage, mon +ami:--notre enfant nous sera rendu. + +WERNER. + +Nous le touchions: nous retrouvions tout ce qui pouvait nous faire +oublier les chagrins passés;--et puis tout perdre encore une fois! + +JOSÉPHINE. + +Nous n'avons rien perdu. + +WERNER. + +Ne sommes-nous pas dans la dernière misère? + +JOSÉPHINE. + +Nous ne fûmes jamais riches. + +WERNER. + +Et j'étais né pour la richesse, les honneurs et la puissance; je les ai +connus, j'ai appris à les aimer, hélas! et à en abuser; le ressentiment +de mon père me les a fait perdre dans ma bouillante jeunesse, et de +longues souffrances ont assez puni mes premiers excès. La mort de mon +père m'ouvrit de nouveau la carrière, mais je la trouvai pleine +d'embûches. Ce parent insinuant et sévère, qui si long-tems avait fixé +sur moi un regard inquiet, comme le serpent sur le tremblant oiseau, ce +parent était devenu le maître de mes droits, le possesseur d'un domaine +qui lui donnait le rang de prince. + +JOSÉPHINE. + +Qui sait? notre fils a pu revenir près de son aïeul, et plaider avec +succès ta cause. + +WERNER. + +Vaine espérance. Depuis le jour qu'en disparaissant, tout-à-coup +d'auprès de lui il a semblé vouloir partager mes premières fautes, rien +ne nous a révélé son sort. Je l'avais laissé près de son aïeul, en +faisant promettre à ce dernier que son ressentiment s'arrêterait à la +troisième génération: mais le ciel semble avoir réclamé sa redoutable +prérogative; il a voulu punir dans mon enfant les torts et les folies de +son père. + +JOSÉPHINE. + +Il faut avoir meilleur espoir:--du moins avons-nous, jusqu'à présent, +trompé la longue persécution de Stralenheim. + +WERNER. + +Nous ne le craindrions plus sans cette faiblesse fatale, plus fatale +qu'une maladie mortelle, puisqu'au lieu de la vie elle détruit la seule +consolation de la vie. En ce moment même, je me sens rongé par les +inquiétudes que me donne cet avide antagoniste;--et que sais-je s'il ne +nous a pas traqués jusqu'ici? + +JOSÉPHINE. + +Il ne t'a jamais vu; et les espions qui si long-tems te surveillèrent +t'ont laissé à Hambourg. Notre voyage imprévu et ce changement de nom +nous mettent à l'abri de toute surprise: personne ici ne soupçonne que +nous puissions être différens de ce que nous paraissons. + +WERNER. + +De ce que nous paraissons! de ce que nous _sommes_:--malades, mendians, +sans espérance.--Ah! ah! ah! + +JOSÉPHINE. + +Hélas! que ce rire est amer! + +WERNER. + +_Qui_ reconnaîtrait, sous cette forme, la grande âme du fils d'une noble +race? _qui_, sous ces guenilles, l'héritier d'une principauté? _qui_, +dans ces yeux malades et abattus, l'orgueil du rang et de la naissance? +dans ces joues creuses et sur ce front traversé par les stigmates de la +famine, le seigneur des châteaux où chaque jour sont fêtés des milliers +de feudataires? + +JOSÉPHINE. + +Vous n'avez pas songé à toutes ces peines terrestres, Werner, quand vous +daignâtes choisir pour épouse la fille étrangère d'un pauvre exilé. + +WERNER. + +Une fille de proscrit et un fils déshérité, le mariage était assorti; +mais alors j'avais l'espérance de te rendre un jour à l'état pour lequel +nous étions nés tous les deux. La famille de ton père était noble bien +que déchue, et, par son origine, elle était digne de s'allier à la +nôtre. + +JOSÉPHINE. + +Votre père ne pensait pas ainsi, bien qu'il fût noble; mais si ma +naissance seule m'eût permis d'aspirer à votre main, j'aurais dû ne +l'estimer encore que ce qu'elle valait. + +WERNER. + +Et, à tes yeux, que valait-elle? + +JOSÉPHINE. + +Tout ce qu'elle a fait pour nous:--rien. + +WERNER. + +Comment, rien! + +JOSÉPHINE. + +Pis encore: dès le commencement, elle devint le cancer dévorant de ton +coeur. Sans elle, nous aurions accueilli la pauvreté comme des millions +d'hommes la supportent, avec une joyeuse insouciance; sans elle, sans +ces fantômes de féodale grandeur, tu aurais gagné chaque jour ton pain, +comme la multitude le gagne: ou si l'état d'artisan t'eût paru trop peu +relevé, le commerce, que sais-je? toutes les autres ressources sociales +eussent corrigé les torts de la fortune à ton égard. + +WERNER, avec ironie. + +Et j'eusse été quelque bourgeois anséatique? excellent! + +JOSÉPHINE. + +Quoi que tu puisses avoir été, tu es pour moi ce que nulle destinée, +humble ou élevée, ne saurait changer: le premier choix de mon coeur. +Noblesse, espérances, orgueil, je n'avais alors rien vu dans toi, rien +que tes douleurs. Elles durent encore laisse-moi les adoucir ou les +partager; et quand elles auront fini, je pourrai finir moi-même avec +elles ou avec toi! + +WERNER. + +Mon bon ange! et c'est ainsi que je t'ai toujours trouvée: aussi jamais +la violence, ou plutôt la faiblesse de mon caractère, ne m'inspira +contre toi et les tiens une pensée injurieuse. Non, tu n'as pas à te +reprocher mon sort: les dispositions de ma jeunesse m'auraient fait +perdre l'empire du monde, s'il eût été mon patrimoine. Mais aujourd'hui, +puni, humilié, anéanti, j'ai appris à me connaître moi-même;--et voir +tout enlevé à notre enfant, à toi! Va, crois-moi: quand, à vingt-deux +ans, mon père me chassa de la maison de mes pères, moi, le dernier +rejeton d'un millier de héros, je ne maudis pas mon sort, mais celui de +mon fils, de la mère de mon fils, arrachés, sans l'avoir mérité, aux +avantages que mes fautes avaient laissé échapper. Et pourtant alors mes +passions étaient autant de serpens rongeurs qui se repliaient autour de +moi comme ceux de la Gorgone. + +(On entend heurter à la porte.) + +JOSÉPHINE. + +Écoutez! + +WERNER. + +On frappe! + +JOSÉPHINE. + +Qui peut venir à cette heure de repos? nous avons rarement des +visiteurs. + +WERNER. + +Et ceux qui visitent les pauvres ne viennent que pour les appauvrir +encore. Bien! je suis préparé. + +(Werner porte la main dans son sein, comme pour y chercher une arme.) + +JOSÉPHINE. + +Oh! ne prends pas cet air farouche; je vais à la porte: il ne peut y +avoir personne dans cette solitude froide et désolée:--les déserts seuls +peuvent défendre l'homme de ses semblables. (Elle va à la porte.) + +(Entre Idenstein.) + +IDENSTEIN. + +Bon soir à ma belle hôtesse et à mon digne--quel est votre nom, mon ami? + +WERNER. + +Vous êtes bien hardi de le demander! + +IDENSTEIN. + +Hardi? en effet, je frémis. À l'air dont vous regardez, il semble que je +vous demande quelque chose de mieux que votre nom. + +WERNER. + +De mieux, monsieur! + +IDENSTEIN. + +De mieux ou de pire, comme le mariage; que vous dirai-je? Vous avez été, +depuis un mois, reçu comme un hôte dans le palais du prince--(à la +vérité, son altesse l'avait résigné, depuis douze ans, aux rats et aux +revenans;--mais encore, est-ce un palais);--vous avez, dis-je, été notre +locataire; et jusqu'à présent nous ignorons votre nom. + +WERNER. + +Mon nom est Werner. + +IDENSTEIN. + +Beau nom; le plus digne que raison de commerce puisse jamais porter. +J'ai un cousin dans le lazaret de Hambourg, qui a épousé une femme +portant le même nom: c'est un officier de confiance, aide-chirurgien +(ayant l'espoir de l'être un jour en titre), et qui, dans les affaires, +a fait des miracles. Ne seriez-vous pas parent de mon parent? + +WERNER. + +Des vôtres? + +JOSÉPHINE. + +Oui, oui, nous le sommes, mais de loin. (Bas à Werner.) Ne pourriez-vous +flatter l'humeur de ce grossier personnage, jusqu'à ce que nous ayons su +ses projets? + +IDENSTEIN. + +Ah! je m'en doutais; déjà je sentais dans mon coeur des mouvemens de +tendresse.--Que voulez-vous, mon cousin, _le sang n'est pas de l'eau_. +Donnez-nous donc un peu de vin, et buvons à plus ample connaissance: les +parens doivent être des amis. + +WERNER. + +Vous me semblez avoir déjà suffisamment bu; et si vous êtes d'un autre +avis, je n'ai pas de vin à vous offrir; autrement, il serait à vous. +D'ailleurs, vous le savez, ou devriez le savoir: je suis pauvre et +malade, et vous ne sentez pas que j'aurais besoin d'être seul? Mais +enfin, qui vous amène ici? + +IDENSTEIN. + +Comment! et qui pourrait m'amener ici? + +WERNER. + +Je l'ignore, quoique je devine sans effort celui qui pourra bien vous en +chasser. + +JOSÉPHINE, bas. + +Contiens-toi, cher Werner. + +IDENSTEIN. + +Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé? + +JOSÉPHINE. + +Comment le saurions-nous? + +IDENSTEIN. + +La rivière est débordée. + +JOSÉPHINE. + +Hélas! nous ne le savons que trop: depuis cinq jours c'est là ce qui +nous retient ici. + +IDENSTEIN. + +Mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'un grand personnage qui voulait +passer le fleuve, en dépit du courant et de ses trois postillons, s'est +noyé devant le gué, avec cinq chevaux de poste, un singe, un mâtin et un +valet. + +JOSÉPHINE. + +Pauvres gens! en êtes-vous bien sûr? + +IDENSTEIN. + +Oui, pour ce qui est du singe, du valet et de l'attelage; mais nous ne +savons pas encore si son excellence est ou non morte. Ces nobles sont +difficiles à noyer, comme il convient à des hommes en place; mais ce +qu'il y a de sûr, c'est qu'il a avalé assez de l'Oder pour crever deux +paysans. En ce moment, deux voyageurs, l'un Saxon, l'autre Hongrois, +qui, à leurs propres risques, l'ont tiré de la rivière, ont envoyé +demander un logement ou une tombe, suivant qu'ils se trouveront avoir +pêché un vivant ou un mort. + +JOSÉPHINE. + +Et où prétendez-vous les recevoir? ici, je suppose, si nous pouvons nous +y prêter:--dites le mot. + +IDENSTEIN. + +Ici? non; mais dans l'appartement du prince lui-même, comme il convient +à un hôte illustre. Il est humide, sans doute, n'ayant pas été habité +depuis douze ans; mais comme le seigneur vient d'un endroit plus humide, +il est probable qu'il n'y prendra pas de froid, supposé qu'il puisse +encore le sentir:--et dans le cas contraire, il sera encore logé moins +commodément ce soir. J'ai fait disposer du feu et tout ce qu'il fallait, +pour le pis-aller,--c'est-à-dire, dans le cas où il vivrait encore. + +JOSÉPHINE. + +Le pauvre homme! je le souhaite de tout mon coeur. + +WERNER. + +Intendant, ne l'avez-vous pas entendu nommer? (Bas à sa femme.) +Retirez-vous, ma Joséphine, je vais sonder le nigaud. + +(Joséphine sort.) + +IDENSTEIN. + +Son nom? oh! seigneur! Et qui sait s'il a maintenant un nom ou s'il n'en +a pas? On peut encore le lui demander, s'il peut, de son côté, répondre; +autrement, on n'a qu'à prendre le nom de son héritier pour son épitaphe. +Mais précisément à cette heure, vous me querelliez pour avoir demandé un +nom? + +WERNER. + +En effet; oui, je m'en souviens: vous parlez en homme sage. + +(Entre Gabor.) + +GABOR. + +Si je suis indiscret, je demande-- + +IDENSTEIN. + +Il n'y a pas d'indiscrétion. Voilà le palais; cet homme est un étranger +comme vous-même. Faites, je vous prie, comme chez vous. Mais où est son +excellence, et comment se porte-t-elle? + +GABOR. + +Humidement et faiblement; mais le péril est passé. Il s'est arrêté pour +changer de vêtemens, dans une chaumière, où j'ai moi-même troqué les +miens pour ceux-ci: il est presque revenu de son terrible bain, et dans +un instant il sera ici. + +IDENSTEIN. + +Holà! par ici! arrivez, Herman, Weltbourg, Péter, Conrad! (Il donne des +ordres à plusieurs valets qui entrent.) Un seigneur couchera ici cette +nuit;--voyez à ce que tout soit en ordre dans la chambre de +damas:--chauffez le poële.--Moi, je me charge de la cave,--et Mme +Idenstein (étrangers, c'est mon épouse) fournira ce qui est nécessaire +pour garnir le lit; car, à dire vrai, il y a, dans les coffres du +palais, une merveilleuse disette sous ce rapport, depuis que son altesse +l'a quitté, il y a une douzaine d'années. Mais son excellence soupera +sans doute? + +GABOR. + +Ma foi, je ne puis le dire; je crois que l'oreiller lui plaira mieux que +la table, après le plongeon qu'il a fait dans votre rivière. Mais dans +la crainte que vous ne soyez obligé de jeter vos viandes, je prétends +souper moi-même; et j'ai là, dehors, un ami qui fera honneur à votre +bonne chère, avec un appétit de voyageur. + +IDENSTEIN. + +Êtes-vous bien sûr que son excellence--mais son nom, quel est-il? + +GABOR. + +Je l'ignore. + +IDENSTEIN. + +Et pourtant vous lui avez sauvé la vie. + +GABOR. + +J'ai aidé mon ami à le faire. + +IDENSTEIN. + +Cela est bien singulier! sauver la vie d'un homme qu'on ne connaît pas. + +GABOR. + +Nullement; il y en a que je connais fort bien, et pour lesquels je ne +prendrais pas la même peine. + +IDENSTEIN. + +Bon ami, je vous prie, de quel pays êtes-vous? + +GABOR. + +Je suis Hongrois par ma famille. + +IDENSTEIN. + +Que l'on appelle? + +GABOR. + +Peu importe. + +IDENSTEIN, à part. + +Tout le monde, je crois, est devenu anonyme, puisque personne ne veut me +dire comment il s'appelle! (Haut.) Mais, je vous prie, son excellence +a-t-elle une grande suite? + +GABOR. + +Convenable. + +IDENSTEIN. + +Combien de gens? + +GABOR. + +Je ne les ai pas comptés. Nous nous trouvions ici par accident, et +précisément à tems pour le tirer de sa voiture par la portière. + +IDENSTEIN. + +Vous êtes bien heureux: combien je donnerais pour sauver la vie à un +grand personnage! Vous aurez certainement pour récompense une +très-grosse somme. + +GABOR. + +Peut-être. + +IDENSTEIN. + +Allons! à quoi l'estimez-vous? + +GABOR. + +Je ne me suis pas encore mis en vente. Pour le moment, ma plus douce +récompense serait un verre de votre Hochheimer, un verre frais, entouré +de grappes vermeilles et de joyeuses devises, rempli des plus vieux +trésors de votre cellier. En récompense, si jamais vous courez le risque +d'être noyé (bien que, de toutes les morts, celle-ci semble la moins +faite pour vous), je vous promets de vous tirer de l'eau pour rien. +Allons, mon ami, songez-y bien, chaque gorgée que je vais avaler sauvera +d'une vague votre tête. + +IDENSTEIN, à part. + +Je n'aime pas beaucoup cet homme-là:--il est discret et altéré, deux +points qui ne me conviennent guère. Il faut pourtant lui donner du vin; +s'il ne le fait pas bavarder, la curiosité m'empêchera de dormir toute +la nuit. + +(Idenstein sort.) + +GABOR, à Werner. + +Ce maître des cérémonies est, je présume, l'intendant du palais? Bel +édifice, quoiqu'en ruines. + +WERNER. + +L'appartement destiné à celui que vous venez de sauver conviendra mieux +à un hôte malade. + +GABOR. + +En ce cas, je m'étonne que vous ne l'occupiez pas, car votre santé +paraît délicate. + +WERNER, avec impatience. + +Monsieur! + +GABOR. + +Veuillez me pardonner: vous aurais-je en quelque chose offensé? + +WERNER. + +Non; mais enfin nous sommes étrangers l'un à l'autre. + +GABOR. + +C'est là précisément l'ennui que je voulais diminuer: il me semble que +notre hôte affairé nous a dit que vous étiez ici par hasard et en +passager, comme nous sommes, mon compagnon et moi. + +WERNER. + +Effectivement. + +GABOR. + +Alors, comme nous ne nous sommes jamais vus, et que peut-être nous ne +nous reverrons jamais, j'avais pensé à égayer ce vieux donjon, en vous +priant de partager la chère de mes compagnons et de moi-même. + +WERNER. + +Excusez-moi, je vous prie; ma santé-- + +GABOR. + +À votre aise. J'ai été soldat, et peut-être mes manières sont-elles +impolies. + +WERNER. + +Moi aussi, j'ai servi; et je puis demander à ce titre quelqu'indulgence. + +GABOR. + +À quel service? celui de l'empereur? + +WERNER, avec vivacité et en s'interrompant. + +J'ai commandé,--non,--je veux dire j'ai servi; mais il y a longues +années: c'était quand la Bohême leva, pour la première fois, l'étendard +contre l'Autriche. + +GABOR. + +Eh bien, tout cela est fini, la paix a rendu quelques milliers de braves +compagnons à un genre de vie plus commode, et, à vrai dire, quelques-uns +ont pris le chemin et les moyens les plus courts. + +WERNER. + +Lesquels? + +GABOR. + +Ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main. La Silésie et les +forêts de la Lusace sont occupées par des bandes de vieilles troupes, +qui lèvent sur la contrée la solde de leur service. Les châtelains se +renferment dans leurs murailles,--car toute excursion pourrait être +fatale à vos riches comtes ou à vos fiers barons. Pour moi, ce qui me +rassure, c'est que, dans ma course errante, il me reste peu de chose à +perdre. + +WERNER. + +Et à moi--rien. + +GABOR. + +C'est encore plus sûr. Vous fûtes, dites-vous, soldat? + +WERNER. + +Je l'ai été. + +GABOR. + +Vous me semblez l'être encore. Tous les soldats sont ou doivent être +camarades, même étant ennemis. Nos épées une fois tirées doivent se +croiser, et nos machines se diriger d'un coeur vers l'autre; mais quand +un moment de trêve, de paix, ou ce que vous voudrez, repousse le fer +dans le fourreau et éteint l'étincelle de nos mousquets, nous ne sommes +plus que des frères. Vous êtes pauvre et souffrant,--moi, je ne suis pas +riche, mais je me porte bien, et je ne manque de rien dont je ne puisse +facilement me passer; vous paraissez dépourvu de cela (faisant sonner +une bourse)--eh bien, voulez-vous partager? + +WERNER. + +Qui vous a dit que je fusse un mendiant? + +GABOR. + +Vous, vous-même, en m'apprenant que vous étiez soldat, en tems de paix. + +WERNER, le regardant avec inquiétude. + +Ne me connaissez-vous pas? + +GABOR. + +Je ne connais personne, pas même moi: comment connaîtrais-je un homme +que je n'avais jamais vu il y a une demi-heure? + +WERNER. + +Je vous remercie, monsieur. Votre offre est noble, quand vous la feriez +à un ami; elle est généreuse, à l'égard d'un étranger inconnu, mais elle +est peut-être indiscrète. Recevez-en toutefois mes remerciemens. J'ai +tout du mendiant, excepté la profession; mais quand je demanderai, ce +sera près de celui qui le premier m'offrit ce que l'on refuse si souvent +à ceux qui le sollicitent. Veuillez m'excuser. + +(Il sort.) + +GABOR, seul. + +Il a l'air d'un honnête homme, malgré cet accablement que la peine ou le +plaisir infligent aux plus braves gens du monde, et qui les arrache à la +vie long-tems avant l'époque fixée par la nature. J'en connais peu de +plus ombrageux; mais, il semble avoir vu de meilleurs jours, comme tous +ceux, à peu près, qui en ont vu plus de deux. Mais voici notre +respectable intendant, avec du vin; ma foi, en faveur de la coupe, je +ferai grâce à l'échanson. + +(Entre Idenstein.) + +IDENSTEIN. + +Le voilà! le superfin! il n'a que vingt années d'âge. + +GABOR. + +Belle époque pour des jeunes femmes et le vin! Quel malheur que de ces +deux bonnes choses l'âge perfectionne l'une et flétrisse l'autre. À +pleins bords!--c'est pour la santé de notre hôtesse,--votre charmante +femme. (Il prend le verre) + +IDENSTEIN. + +Charmante!--Je crains bien que vous ne sachiez pas mieux juger du vin +que de la beauté; pourtant, je vous ferai raison. + +GABOR. + +N'est-ce pas cette jolie femme que je rencontrai dans la salle voisine, +et qui me rendit le plus gracieux salut, avec un air, un maintien et des +yeux mille fois mieux placés dans ce palais aux jours de sa splendeur +(bien que par ses vêtemens, elle parût mieux en harmonie avec son +délabrement actuel): n'est-ce pas elle qui est votre femme? + +IDENSTEIN. + +Je le voudrais bien! mais vous vous trompez:--c'est la femme de +l'étranger. + +GABOR. + +On pourrait la prendre pour celle d'un prince: le tems l'a bien +effleurée, mais elle a conservé encore une grande beauté, et surtout une +grande dignité. + +IDENSTEIN. + +C'est là, pour la beauté du moins, ce que je ne puis dire de Mme +Idenstein: quant à la majesté, elle en a peut-être gardé quelques +attributs;--mais n'y pensons pas. + +GABOR. + +Je le veux bien. Quel peut donc être cet étranger? son extérieur aussi +paraît au-dessus de sa fortune. + +IDENSTEIN. + +En cela, je suis d'un autre avis. Il est pauvre comme Job, et il n'a pas +sa patience; et pour ce qu'il est, ou peut se rapporter à lui, à +l'exception de son nom (encore, ne l'ai-je appris que cette nuit), je +l'ignore entièrement. + +GABOR. + +Mais comment est-il venu ici? + +IDENSTEIN. + +Dans la plus vieille et la plus misérable calèche; il y a un mois de +cela, et aussitôt il tomba malade, et fut sur le point de mourir: il +aurait mieux fait. + +GABOR. + +Que de bonté et de candeur!--Mais pourquoi? + +IDENSTEIN. + +Pourquoi? Qu'est-ce donc que la vie sans le vivre? il n'a pas un sou. + +GABOR. + +En ce cas, je suis étonné qu'une personne d'une prudence aussi +incontestable puisse admettre dans cette noble demeure des hôtes aussi +misérables. + +IDENSTEIN. + +Vous avez raison; mais vous savez, la pitié fait commettre bien des +folies. D'ailleurs, ils avaient alors quelques valeurs, qui, jusqu'à +présent, ont suffi pour payer leur loyer. J'ai pensé qu'ils pouvaient se +trouver aussi bien logés ici qu'à la petite taverne, et je leur ai donné +la clef de quelques-unes des plus vieilles salles. Ils en renouvelleront +l'air aussi long-tems du moins qu'ils pourront payer leur bois de +chauffage. + +GABOR. + +Les pauvres gens! + +IDENSTEIN. + +Oh, oui! excessivement pauvres. + +GABOR. + +Et cependant peu faits à l'indigence, si je ne me trompe. Vers quel +point se dirigeaient-ils? + +IDENSTEIN. + +Le ciel le sait; à moins que ce ne fût vers le ciel même. Il y a +quelques jours, c'était le voyage que Werner semblait vouloir faire. + +GABOR. + +Werner! j'ai entendu ce nom, mais il est peut-être supposé. + +IDENSTEIN. + +Cela est vraisemblable; mais, écoutons: c'est un bruit de voitures, de +voix, et la lueur de torches au dehors. Son excellence arrive, on n'en +peut douter; il faut que je sois à mon poste. Ne voulez-vous pas +m'accompagner pour l'aider à sortir de voiture, et lui présenter vos +humbles devoirs à la portière? + +GABOR. + +Je l'ai tiré de cette voiture quand il aurait donné volontiers une +baronnie ou un comté pour défendre son cou de la rivière menaçante: il a +maintenant assez de valets. Ils étaient là tous à se battre les flancs +sur le rivage, et à crier: Au secours! mais ils n'en offraient aucun. +C'est alors que j'ai présenté mes _devoirs_, comme vous dites; présentez +maintenant les _vôtres_. Allons, sortez! allez vous courber et ramper +devant lui. + +IDENSTEIN. + +Ramper! mais je pourrais perdre l'occasion...--La peste l'étouffe! il +sera ici avant que je ne sois là-bas. + +(Il sort à la hâte.--Werner rentre.) + +WERNER, à part. + +J'ai entendu un bruit de voitures et de plusieurs voix. Comme maintenant +tous les sons se confondent dans ma tête! (Apercevant Gabor.) Encore +ici! Ne serait-ce pas un espion de mes persécuteurs! Son offre franche +et soudaine, et à l'égard d'un étranger, semble trahir un ennemi secret; +des amis ne sont pas aussi empressés. + +GABOR. + +Vous paraissez distrait: le tems n'est pourtant pas favorable à la +méditation. Ces vieilles murailles vont devenir bruyantes. Le baron, +comte, ou tout ce que peut être ce noble demi-noyé, vient d'arriver ici; +et les rares habitans de ce triste village montrent pour lui beaucoup +plus de respect que n'en témoignèrent les élémens. + +IDENSTEIN, en dehors. + +Par ici,--par ici, votre excellence;--prenez garde, l'escalier est un +peu sombre, et tant soit peu fatigué: si nous avions prévu l'arrivée +d'un hôte aussi illustre...--Je vous en prie, monseigneur, prenez mon +bras. + +(Entrent Stralenheim, Idenstein et valets, les uns, de ce dernier; les +autres, attachés au domaine dont Idenstein est intendant.) + +STRALENHEIM. + +Arrêtons un instant ici. + +IDENSTEIN, aux valets. + +Vite un fauteuil! Allons, drôles! + +(Stralenheim s'asseoit.) + +WERNER, à part. + +C'est lui. + +STRALENHEIM. + +Je suis mieux à présent. Quels sont ces étrangers? + +IDENSTEIN. + +Avec votre permission, mon bon seigneur, l'un d'eux prétend qu'il n'est +pas étranger. + +WERNER, avec vivacité. + +_Qui_ dit cela? (Tous le regardent avec étonnement.) + +IDENSTEIN. + +Oh! mon Dieu! personne ne parle de _vous_, ni à _vous_;--mais il y a ici +quelqu'un (montrant Gabor) que son excellence aimera sans doute à +reconnaître. + +GABOR. + +Je ne prétends pas fatiguer sa noble mémoire. + +STRALENHEIM. + +Je soupçonne que c'est l'un des étrangers aux secours desquels je dois +la vie. Et celui-ci, (montrant Werner) n'est-ce pas l'autre? Mon état de +faiblesse, quand on me secourut, doit me servir d'excuse, si j'ignore +encore le nom de ceux à qui je dois tant. + +IDENSTEIN. + +Lui!--non, monseigneur! il a plutôt besoin d'aide qu'il ne pourrait en +donner. C'est un pauvre diable, malade, harassé de fatigue, et qui s'est +dernièrement levé d'un lit dont il n'espérait plus sortir vivant. + +STRALENHEIM. + +Je croyais qu'ils étaient deux. + +GABOR. + +Ils l'étaient en effet, de compagnie; mais pour le service rendu à votre +seigneurie, il ne faut l'attribuer qu'à un _seul_, et il est absent. +C'est lui dont le bras vous fut principalement utile: le hasard avait +voulu qu'il se trouvât le premier. Mes intentions étaient les mêmes; +mais sa jeunesse et sa vigueur ne m'ont presque rien laissé à faire. +Ainsi, n'allez pas perdre vos remerciemens sur moi: je n'ai été que le +_second_ empressé d'un chef plus illustre. + +STRALENHEIM. + +Mais où est-il? + +UN VALET. + +Monseigneur, il s'est arrêté où votre excellence a pris une heure de +repos, et il a dit qu'il serait ici dans la soirée. + +STRALENHEIM. + +En l'attendant, je ne puis qu'exprimer mes remerciemens, ensuite-- + +GABOR. + +Je ne demande rien de plus, et c'est tout au plus si j'en mérite autant. +Quant à mon camarade, il répondra pour lui. + +STRALENHEIM, à part, après avoir fixé les yeux sur Werner. + +C'est impossible! cependant, il faut s'en assurer. Il y a vingt ans que +mes yeux ne l'ont vu; et bien que mes agens n'aient pas cessé de le +surveiller, j'ai dû, par politique, avoir l'air de le négliger, pour ne +pas lui donner le moindre soupçon de mes plans. Pourquoi faut-il que +j'aie laissé à Hambourg ceux qui m'auraient fait connaître si c'est +réellement lui? Je croyais, jusqu'à présent, être seigneur de +Siégendorff; j'étais parti à la hâte; mais les élémens eux-mêmes +semblent lutter contre moi, et ce dernier accident peut me retenir ici +prisonnier jusqu'à--(Il s'arrête, regarde encore Werner, et reprend:) Il +faut observer cet homme. Si c'est lui, il est tellement changé, que son +père, sortant aujourd'hui du tombeau, passerait sans le reconnaître. +Soyons sur nos gardes, une erreur pourrait tout perdre. + +IDENSTEIN. + +Votre seigneurie semble pensive. Ne désirez-vous pas avancer? + +STRALENHEIM. + +La fatigue passée peut en ce moment faire prendre le change, et donner à +mes traits l'apparence de la réflexion. Je voudrais reposer. + +IDENSTEIN. + +L'appartement du prince est déjà disposé, précisément comme il l'était +autrefois pour le prince, dans sa première splendeur. (À part.) Les +meubles sont un peu déchirés, un peu humides; mais à la lumière, ils +sont encore assez beaux. Et je pense que vingt écartelures sous un dais +suffisent bien pour un sang illustre comme le vôtre. Quel mal, +d'ailleurs, de vous faire reposer une fois sur un lit comparable à celui +où vous reposerez un jour à jamais? + +STRALENHEIM, se levant, et se tournant vers Gabor. + +Bon soir, braves gens! Monsieur, j'espère bien ce soir récompenser plus +convenablement vos services. En attendant, je désire avoir avec vous, +dans mon appartement, un instant d'entretien. + +GABOR. + +Je vous suis. + +STRALENHEIM. Il s'arrête après quelques pas, et s'adressant à Werner: + +Ami! + +WERNER. + +Monsieur! + +IDENSTEIN. + +Grand dieu! _monsieur_. Pourquoi donc ne dites-vous pas sa seigneurie, +ou son excellence? Monseigneur, je vous en prie,--excusez le défaut +d'éducation de ce pauvre homme. Il n'a pas été habitué à voir de grands +personnages. + +STRALENHEIM. + +Taisez-vous, intendant. + +IDENSTEIN. + +Oh! que je suis absurde! + +STRALENHEIM, à Werner. + +Êtes-vous ici depuis long-tems? + +WERNER. + +Long-tems? + +STRALENHEIM. + +Je désire une réponse, non pas un écho. + +WERNER. + +Vous pouvez demander l'un et l'autre à ces murailles: je n'ai pas +l'habitude de répondre à ceux que je ne connais pas. + +STRALENHEIM. + +Vraiment! Vous pourriez toutefois répliquer avec politesse à ce qu'on +vous demande avec bienveillance. + +WERNER. + +Quand j'aurai la preuve de cette bienveillance, j'aurai soin d'y +_répondre_ par la mienne. + +STRALENHEIM. + +Vous avez été, à ce que dit l'intendant, retardé par l'effet d'une +maladie.--Si je pouvais vous aider,--voyageant du même côté... + +WERNER, avec vivacité. + +Je ne voyage pas du même côté. + +STRALENHEIM. + +Comment le savez-vous avant de connaître ma route? + +WERNER. + +Parce qu'il n'y a qu'une route que le riche et le pauvre puissent faire +ensemble. Vous êtes éloigné de ce chemin redouté pour quelques heures +encore, et moi pour quelques jours; jusque-là, notre course doit être +séparée, bien qu'elle tende au même but. + +STRALENHEIM. + +Votre langage est au-dessus de votre état. + +WERNER, avec amertume. + +Ah! l'est-il? + +STRALENHEIM. + +Ou du moins au-dessus de votre costume. + +WERNER. + +Je me félicite de ce qu'il n'est pas au-dessous, comme cela quelquefois +arrive aux hommes d'un extérieur pompeux. Mais, enfin, que +prétendez-vous de moi? + +STRALENHEIM, interdit. + +Moi? + +WERNER. + +Oui, vous? Vous ne me connaissez pas; vous m'interrogez, et vous +paraissez surpris de ce que, ne connaissant pas mon interrogateur, je ne +lui réponds pas. Expliquez ce que vous voulez, et je verrai si je dois +ou non vous donner satisfaction. + +STRALENHEIM. + +Je ne prévoyais pas que vous eussiez des motifs de réserve. + +WERNER. + +Bien des gens en ont, cependant. N'avez-vous pas les vôtres? + +STRALENHEIM. + +Non; aucun qui puisse intéresser un étranger. + +WERNER. + +Pardonnez donc à un étranger inconnu et défiant de lui-même, s'il +souhaite demeurer tel auprès d'un homme qui ne peut rien avoir de commun +avec lui. + +STRALENHEIM. + +Monsieur, je ne prétends pas contrarier vos sentimens, quelqu'injustes +qu'ils soient. Je ne voulais que vous rendre service.--Bon soir! +montrez-moi le chemin, intendant! (À Gabor.) Vous voulez bien +m'accompagner, monsieur? + +(Sortent Stralenheim, Gabor, Idenstein et les domestiques.) + +WERNER, seul. + +C'est lui! me voilà dans ses filets! Avant de quitter Hambourg, et quand +je vins sur la frontière, Giulio, son dernier secrétaire, m'avertit +qu'il avait obtenu de l'électeur de Brandebourg un mandat d'arrêt contre +Kruitzner (le nom qu'alors je portais). Je ne dus la conservation de ma +liberté qu'aux franchises de la ville.--Cependant, insensé que je fus! +je m'éloignai de ses murs. J'espérais que cet humble habit et cette +route perdue donneraient le change à ses limiers, las de me poursuivre. +Maintenant, que faire? Il ne connaît pas mes traits; l'instinct de la +crainte seul a pu me le faire découvrir, après vingt ans: ajoutez que +nos rapports de jeunesse avaient toujours été très-rares et d'une +extrême froideur. Voilà donc pour lui! Quant au Hongrois, je devine le +motif de sa franchise: oui, c'est évidemment un instrument, un espion de +Stralenheim, chargé de me sonder et de s'assurer de ma personne.--Et +sans ressources! pauvre, malade, emprisonné par une rivière gonflée, +impraticable, même pour le riche, en dépit de tous ses moyens ordinaires +d'écarter les dangers.--Quel espoir peut-il me rester? ma position, il +n'y a qu'une heure, me semblait désespérée; comparée à celle-ci, l'heure +passée était un paradis. Encore un jour, et je suis découvert.--Quand je +touche enfin aux honneurs, à l'héritage qui m'est dû! quand quelques +grains d'or me suffiraient pour assurer ma fuite! + +(Idenstein et Fritz entrent et conversent ensemble.) + +FRITZ. + +Sur-le-champ. + +IDENSTEIN. + +C'est impossible, vous dis-je. + +FRITZ. + +Il faut pourtant l'essayer. Si le courrier manque, vous en enverrez +d'autres, jusqu'à ce que la réponse du commandant nous arrive. + +IDENSTEIN. + +Je ferai ce que je pourrai. + +FRITZ. + +Songez bien à n'épargner aucune peine: vous en recevrez dix fois le +prix. + +IDENSTEIN. + +Le baron est-il retiré pour reposer? + +FRITZ. + +Il s'est jeté dans un grand fauteuil, devant le feu, et il y sommeille. +Il a même défendu qu'on le dérangeât avant onze heures, moment qu'il a +choisi pour se mettre au lit. + +IDENSTEIN. + +Avant qu'une heure se passe, je ferai de mon mieux pour le servir. + +FRITZ. + +N'oubliez pas! + +(Fritz sort.) + +IDENSTEIN. + +Le diable emporte les grands seigneurs! ils croient tout fait pour eux. +Ne faut-il pas, à présent, que je fasse sortir une demi-douzaine de +frileux vassaux de leurs grabats, et que je les lance, au péril de leur +vie, sur la rivière, dans la direction de Francfort? Il me semble +pourtant que le baron, par sa propre expérience, devrait avoir appris à +comprendre les dangers d'une pareille course; mais non: _il le faut_, et +tout est dit. (Apercevant Werner.) Comment donc? Êtes-vous là, maître +Werner? + +WERNER. + +Vous avez quitté bien vite votre hôte illustre. + +IDENSTEIN. + +Oui.--Il sommeille; et l'on dirait qu'il ne veut laisser dormir +personne. Voici un paquet qu'il faut, à tout prix et à tout risque, +envoyer au commandant de Francfort. Mais je n'ai pas de tems à perdre: +bonne nuit. + +(Idenstein sort.) + +WERNER. + +«_À Francfort_!»--fort bien:--oui, _le commandant_. L'orage se forme: +cela s'accorde parfaitement avec les premières démarches et les froids +calculs du démon qui s'interpose entre la maison de mon père et moi. Il +n'y a plus à en douter: il demande, dans cette lettre, un détachement +pour me conduire dans quelque fort secret.--Mais plutôt que de... +(Werner jette les yeux autour de lui, et saisit avec avidité un couteau +laissé dans un coin sur une table.) Maintenant, du moins, je suis maître +de moi! Écoutons!--le bruit des pas! Qui me garantit que Stralenheim +attendra seulement l'arrivée de la force publique, sur laquelle il +compte pour autoriser son usurpation? Que je lui sois suspect, rien de +plus évident. Je suis seul, il est entouré d'une suite nombreuse; je +suis faible, il est redoutable par son or, ses auxiliaires, son +autorité, son rang; je n'ai pas de nom, ou si j'avoue le mien, il doit +hâter ma perte, tant que je n'aurai pas gagné mes domaines; il se pavane +de ses titres, et, en effet, ils imposent bien autrement à ces obscurs +et grossiers paysans, qu'ils ne le feraient partout ailleurs.--Écoutons! +plus près encore! Gagnons le passage secret, qui communique avec +le--mais non! tout est silencieux,--mon imagination seule--Nous voici +dans cet intervalle de calme qui sépare l'éclair des éclats de la +foudre.--Mais gardons-nous d'inquiéter mon ame sur toute l'étendue de +ses dangers. Je vais m'avancer pour voir si personne n'a découvert le +passage dans lequel j'espère. Au pis-aller, il pourra me servir de +secret asile pendant quelques heures. + +(Il entr'ouvre un panneau, et sort en le refermant derrière +lui:--Entrent Gabor et Joséphine.) + +GABOR. + +Où est donc votre mari? + +JOSÉPHINE. + +_Ici_, je pense. Je l'ai laissé dans la chambre, il n'y a que peu de +tems. Au reste, ces salles ont beaucoup d'issues, et peut-être est-il +sorti dans la compagnie de l'intendant. + +GABOR. + +Le baron Stralenheim a fait à l'intendant une foule de questions sur +votre époux, et, franchement, je doute qu'il lui veuille beaucoup de +bien. + +JOSÉPHINE. + +Hélas! et que peut-il y avoir de commun entre le fier et opulent baron, +et un inconnu tel que Werner? + +GABOR. + +Un inconnu!--que vous connaissez bien. + +JOSÉPHINE, poursuivant. + +Ou, si vous dites vrai, pourquoi prenez-vous en main sa cause plutôt que +celle de l'homme dont vous avez sauvé les jours? + +GABOR. + +J'aidai à le sauver, quand il était en danger; mais je ne me suis +nullement engagé à favoriser ses projets de violence. Je connais tous +ces nobles, et leurs mille moyens d'opprimer le pauvre. Je les ai +éprouvés; mon sang bouillonne dès que je les retrouve semant des piéges +sur les pas du faible:--tel est mon unique motif. + +JOSÉPHINE. + +Vous auriez de la peine à convaincre mon époux de vos bonnes intentions. + +GABOR. + +Il est donc bien défiant? + +JOSÉPHINE. + +Il ne l'était pas autrefois; mais le tems, les malheurs l'ont fait tel +que vous le voyez. + +GABOR. + +J'en suis fâché pour lui. La défiance est une arme pesante; son poids +embarrasse plus qu'il ne protége. Bon soir: j'espère le rencontrer avant +la chute du jour. + +(Gabor sort.--Idenstein et plusieurs paysans entrent. Joséphine se +retire dans le fond.) + +PREMIER PAYSAN. + +Mais, si je me noie? + +IDENSTEIN. + +Eh bien, vous en serez largement payé. Vous voudriez, à pareil prix, +courir bien d'autres risques, j'en suis sûr. + +DEUXIÈME PAYSAN. + +Mais nos femmes, nos enfans? + +IDENSTEIN. + +Seront-ils plus malheureux qu'ils ne sont? Ils ne peuvent qu'être mieux. + +TROISIÈME PAYSAN. + +Moi, je n'ai rien au monde: je me risque. + +IDENSTEIN. + +À la bonne heure! voilà un brave garçon! il ferait un bon soldat. Aussi, +je le fais entrer dans les rangs des gardes-du-corps du prince,--si vous +réussissez; et de plus, vous aurez en espèces sonnantes--deux thalers. + +TROISIÈME PAYSAN. + +Rien que cela? + +IDENSTEIN. + +Oh! voyez l'avarice! Faut-il qu'un vice aussi ignoble souille une aussi +généreuse ambition! Écoute, mon ami, deux thalers, en petite monnaie, +formeront un grand trésor. Et puis, tous les jours, ne voit-on pas cinq +cent mille héros risquer corps et ame pour la dixième partie d'un +thaler? Quand as-tu possédé la moitié de cette somme? + +TROISIÈME PAYSAN. + +Jamais:--néanmoins, il faut qu'on m'en donne trois. + +IDENSTEIN. + +Insolent! oubliez-vous de qui vous êtes né vassal? + +TROISIÈME PAYSAN. + +Non:--je le suis du prince et non de l'étranger. + +IDENSTEIN. + +Malheureux! mais en l'absence du prince, c'est moi le souverain. Or le +baron est mon intime parent:--«Cousin Idenstein, m'a-t-il dit, vous +commanderez une douzaine de vilains.» Ainsi donc vous, vilain, en +avant--marche,--marchez, dis-je; et si l'Oder vient à endommager le plus +petit coin de ce paquet, garde à vous! votre peau, que l'on tirera comme +celle d'un tambour, ou comme celle de Ziska, nous répondra de la perte +de chaque feuille de papier, et pourra sonner l'alarme au profit de tous +les insolens vassaux qui oseraient refuser de faire +l'impossible.--Partez, vers de terre! + +(Il sort en les poussant devant lui.) + +JOSÉPHINE, se rapprochant. + +J'espérais ne pas être témoin de ces scènes de tyrannie féodale, trop +souvent répétées sur de faibles victimes. Dans l'impuissance de les +prévenir, je gémis de les voir. Quoi! ici même, dans cette retraite +affreuse et inconnue, la plus obscure de la province, la pauvreté +affecte l'insolence de la richesse, à l'égard d'êtres plus pauvres +encore;--la servitude se couvre de la vanité des rangs, près d'autres +êtres plus serviles; et le vice misérable montre sous ses haillons un +insupportable orgueil. Quelles moeurs, quelle existence! En Toscane, ma +chère, ma belle patrie, nos nobles, tel que Cosme, étaient encore des +citoyens, des marchands. Nous avions nos maux; mais qu'ils étaient +légers auprès de ceux-ci! Nos vallées si fraîches, si riches, +adoucissent les privations de la pauvreté; là, chaque herbe est un mets +savoureux; des flots de vin généreux offrent à tous un breuvage +consolateur, devant lequel disparaissent toutes les peines; et le +soleil, toujours vivifiant, rarement obscurci, et laissant même alors +derrière lui sa chaleur bienfaisante, le soleil rend le manteau déchiré, +le vêtement le plus mince moins pénible que le manteau de pourpre d'un +empereur. Mais ici! les despotes du nord semblent vouloir imiter le vent +glacé de leurs climats; ils poursuivent le grelotant esclave jusque sous +ses haillons; ils flétrissent son ame, comme les implacables élémens son +corps. Voilà les souverains parmi lesquels mon époux brûle de tenir un +rang! Et tel est son orgueil de naissance, que vingt années de +souffrances, mille fois plus rigoureuses que n'en aurait jamais infligé +à son fils un père né dans une classe inférieure, n'ont pu changer un +atome de sa nature primitive. Mais moi, j'avais aussi de la naissance; +et cependant, je reçus de mon père des leçons bien différentes. Ô mon +père! puisse ton esprit, long-tems éprouvé, et sans doute aujourd'hui +bienheureux, jeter un regard sur nous et notre cher Ulric, si ardemment +désiré! Comme tu m'as aimée, j'aime aujourd'hui mon fils!--Mais qu'y +a-t-il? Toi, Werner! Est-il possible, et dans quel état! + +(Werner entre avec précipitation, et un couteau dans la main, par le +panneau secret qu'il ferme avec violence après lui.) + +WERNER, d'abord sans la reconnaître. + +Découvert! je poignarderai donc--(La reconnaissant.) Ah! Joséphine, +pourquoi ne reposez-vous pas? + +JOSÉPHINE. + +Reposer! Ô mon Dieu! que veut dire cela? + +WERNER, montrant un rouleau. + +En voici de l'_or_.--L'_or_, Joséphine, nous ouvrira les portes de cette +prison détestée. + +JOSÉPHINE. + +Et comment l'avez-vous obtenu?--ce couteau!-- + +WERNER. + +Il est pur de sang--_encore_. Sortons:--rentrons dans notre chambre. + +JOSÉPHINE. + +Mais d'où viens-tu? + +WERNER. + +Ne le demande pas! songeons seulement où nous irons.--Ceci nous ouvrira +le chemin. (Montrant l'or.) Je les défie maintenant. + +JOSÉPHINE. + +Je n'ose pas te supposer capable d'infamie. + +WERNER. + +Infamie!-- + +JOSÉPHINE. + +Je l'ai dit. + +WERNER. + +Sortons d'ici: c'est, j'espère, la dernière nuit que nous y passons. + +JOSÉPHINE. + +Puisse-t-elle n'être pas la plus affreuse! + +WERNER. + +Vous l'espérez! je vous le garantis. Mais retournons à notre chambre. + +JOSÉPHINE. + +Encore une question:--qu'as-tu _fait_? + +WERNER, avec violence. + +Omis de _faire_ une chose qui eût tout sauvé. Ne m'y fais plus penser! +viens. + +JOSÉPHINE. + +Hélas! puisses-tu me laisser mon incertitude! + +(Ils sortent.) + +FIN DU PREMIER ACTE. + + + +ACTE II. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Une salle dans le même palais.) + +IDENSTEIN entre, et quelques autres avec lui. + + +IDENSTEIN. + +Voilà qui est beau, admirable! rien de mieux! Un baron pillé dans le +palais d'un prince! dans un palais où, jusqu'à cette heure, on n'avait +ouï parler d'un pareil scandale. + +FRITZ. + +En pouvait-il être autrement? il n'y avait que les rats qui pussent +songer à disputer aux souris quelques lambeaux de tapisserie. + +IDENSTEIN. + +Ah! que ne suis-je mort avant ce jour! C'en est fait pour jamais de +l'honneur de ce pays. + +FRITZ. + +C'est fort bien; mais il faut songer à découvrir le coupable. Le baron +est décidé à ne pas perdre cet argent sans faire de recherches. + +IDENSTEIN. + +C'est bien aussi mon intention. Sur qui tombent vos soupçons? + +FRITZ. + +Mes soupçons! sur tout le monde; en haut, en bas, dedans et dehors.-- + +IDENSTEIN. + +Ciel! ayez pitié de moi! + +FRITZ. + +Cette chambre n'a-t-elle pas d'autre entrée? + +IDENSTEIN. + +Aucune autre. + +FRITZ. + +En êtes-vous sûr? + +IDENSTEIN. + +Certain. Depuis ma naissance j'ai vécu et servi dans cette maison; s'il +en existait, je les aurais vues, ou j'en aurais entendu parler. + +FRITZ. + +Il faut donc que ce soit l'un de ceux qui ont eu accès dans +l'antichambre. + +IDENSTEIN. + +Il n'y a pas de doute. + +FRITZ. + +Le nommé Werner est pauvre! + +IDENSTEIN. + +Pauvre comme un ladre; mais il est logé trop loin de là, dans l'autre +aile du bâtiment, qui n'offre aucune communication avec l'appartement du +baron; cela ne peut donc pas être. D'ailleurs, je lui donnais le bonsoir +presque à un mille de là, et dans la salle qui conduit uniquement à sa +chambre, à l'instant même où semble avoir été commis ce brutal et odieux +larcin. + +FRITZ. + +Il y a une autre personne:--l'étranger. + +IDENSTEIN. + +Le Hongrois! + +FRITZ. + +Oui, celui qui aida monseigneur à sortir de l'Oder. + +IDENSTEIN. + +Pas davantage. Mais tenez,--ne pourrait-ce pas être quelqu'un de la +suite? + +FRITZ. + +Comment, _nous_, monsieur! + +IDENSTEIN. + +Non pas _vous_, mais quelqu'un des valets subalternes. Le baron, +dites-vous, s'était endormi dans le grand fauteuil,--le fauteuil de +velours,--enveloppé dans son vêtement de nuit brodé; devant lui était sa +toilette, et sur la toilette, une cassette avec des lettres, des papier +et plusieurs rouleaux d'or, dont un _seul_ a disparu:--la porte était +d'ailleurs ouverte, et l'accès n'était défendu à personne. + +FRITZ. + +Mon cher monsieur, n'allez pas si vite: l'honneur du corps composant la +suite du baron est encore intact, depuis le maître-d'hôtel jusqu'au +dernier valet de cuisine. Jamais on ne les a soupçonnés de défaut de +délicatesse, si ce n'est dans les choses convenues, comme dans les +à-comptes, poids, mesures, dépenses de l'office et de la cave, où tout +le monde peut naturellement faire quelques profits; j'ajouterai encore +dans les ports de lettres, la collecte des rentes, les préparatifs de +fêtes, et les moyens de connivence avec les marchands intègres de nos +respectables maîtres. Mais quant à ces vols misérables, et d'ailleurs +déshonorans, tels que celui qui vient de se commettre, nous les +dédaignons comme au-dessous de nous. Et si l'un de nos gens s'en était +rendu coupable, il n'aurait pas eu la sottise de hasarder son cou pour +un rouleau; il aurait tout enlevé, jusqu'à la cassette, si faire se +pouvait. + +IDENSTEIN. + +Il y a, dans ce que vous dites, une espèce de raison-- + +FRITZ. + +Non, non, monsieur; le voleur, soyez-en sûr, n'était pas des nôtres: +c'était quelque pauvre et vulgaire larron, un maraudeur sans talent, +sans génie.--Il s'agit de savoir uniquement si quelqu'autre que vous et +le Hongrois ont pu trouver l'entrée de l'appartement. + +IDENSTEIN. + +Vous ne me soupçonnez pas, j'espère? + +FRITZ. + +Non, certes. J'ai une plus haute idée de vos talens-- + +IDENSTEIN. + +Et de mes principes, sans doute? + +FRITZ. + +Par conséquent. Mais au point important: qu'y a-t-il à faire? + +IDENSTEIN. + +Rien.--Mais il y a beaucoup à dire. Nous promettrons une récompense: +nous remuerons le ciel, la terre et la police (bien que la plus voisine +soit à Francfort). Nous dresserons des réclamations à la main (attendu +que nous n'avons pas d'imprimeur); et je chargerai mon clerc d'en faire +la lecture (personne que lui et moi n'en étant capable). Nous +préviendrons nos paysans de rançonner les mendians, de fouiller dans les +poches vides; d'arrêter tous Bohémiens, et gens dénués et mal vêtus. Par +ce moyen, à défaut de l'accusé, nous aurons au moins des prisonniers; à +défaut de l'or du baron--(si l'on ne peut le retrouver), nous aurons du +moins la satisfaction d'en avoir dépensé le double, pour évoquer l'ombre +de ce rouleau.--C'est, voyez-vous, la pierre philosophale trouvée à +l'occasion de la perte de votre maître! + +FRITZ. + +Il en a, lui, trouvé une bien plus sûre. + +IDENSTEIN. + +Où donc? + +FRITZ. + +Dans un héritage, le plus riche du monde. Son parent éloigné, le dernier +comte de Siegendorf, est mort auprès de Prague, dans son château; et +monseigneur est en route pour en prendre possession. + +IDENSTEIN. + +Mais, n'avait-il pas un autre héritier? + +FRITZ. + +Si fait; mais, depuis long-tems, il ne fixe plus les regards du monde, +et peut-être n'y est-il plus. C'était un fils, un fils prodigue, depuis +vingt ans chassé de la maison paternelle; pour qui son père a refusé +d'immoler le veau gras, et qui, s'il vit encore, doit digérer des +coquilles de noix. Quand il viendrait à reparaître, le baron trouverait +encore les moyens de le faire taire: monseigneur est un personnage +politique, et, dans une certaine cour, il a une haute influence. + +IDENSTEIN. + +Il a du bonheur. + +FRITZ. + +Oh! il y a bien encore un petit-fils, que le feu comte avait tiré des +mains de son père, et qu'il a nourri près de lui, comme son héritier; +mais, en conséquence, sa naissance est fort douteuse. + +IDENSTEIN. + +Comment cela? + +FRITZ. + +Son père fit une alliance imprudente, un mariage de la main gauche, avec +la fille aux yeux noirs d'un proscrit italien, noble, il est vrai, +disait-on; mais qui ne devait jamais espérer d'entrer dans une maison +telle que les Siegendorf. Le grand-père accueillit avec indignation +cette union; rien ne put le décider à revoir ses enfans, bien qu'il ait +fini par adopter le leur. + +IDENSTEIN. + +Si c'est un garçon de coeur, il pourra bien encore contester vos droits, +et ourdir une trame capable de dénouer celle de votre baron. + +FRITZ. + +Oh! pour du coeur, il n'en manque pas. Il offre, dit-on, un heureux +composé des qualités de son père et de son aïeul:--impétueux comme le +premier, discret et profond comme le second. Mais ce qu'il y a +d'étrange, c'est que, depuis plusieurs mois, il est également disparu. + +IDENSTEIN. + +Voilà une oeuvre diabolique! + +FRITZ. + +Oui, oui,--c'est le diable qui a dû la lui suggérer.--Dans un moment +aussi critique! à la veille de la mort du vieillard, dont son absence +brisa le coeur! + +IDENSTEIN. + +Mais n'assigne-t-on pas à son départ une cause? + +FRITZ. + +Une infinité de causes; mais non la véritable, peut-être. Les uns +assurent qu'il s'est mis à la recherche de ses parens; les autres, qu'il +n'a pu souffrir les rigueurs de son aïeul (chose difficile à croire, +attendu que le bonhomme en était idolâtre). Un troisième suppose qu'il a +voulu prendre du service; mais peu de tems avant son départ, la paix +s'est conclue, et, si c'était là le motif, il serait aussitôt revenu. +Enfin, comme il y avait, dans toute sa personne, je ne sais quoi +d'étrange et de mystérieux, d'autres encore supposent charitablement que +son naturel impétueux et sauvage l'aura porté à se joindre aux bandes +noires qui, depuis les derniers tems de la guerre, ravagent la Lusace, +les montagnes de Bohême et la Silésie. Vous le savez, il existe +aujourd'hui un vaste système de _condottieri_; chaque troupe marche avec +un chef, et contre tout le genre humain. + +IDENSTEIN. + +Cela est impossible. Un jeune héritier, élevé au sein des plaisirs et de +l'opulence, risquer son existence et son rang pour courir la fortune de +soldat licencié et sans ressource! + +FRITZ. + +Dieu seul connaît la vérité! mais il existe des hommes tellement +passionnés pour tous les genres de hasards, qu'ils se précipitent dans +les dangers comme au sein des plaisirs. J'ai entendu dire que rien ne +pouvait civiliser l'Indien ou dompter le tigre, quand, dès leur première +enfance, on les nourrirait de lait ou de miel. Et après tout, vos +Wallenstein, les Tilly, les Gustave, les Bannier, les Torstenson et les +Weymar étaient de la même espèce, sur une plus grande échelle. +Maintenant qu'ils sont partis, que la paix est proclamée, ceux qui +avaient adopté le même passe-tems doivent poursuivre leur carrière. Mais +voici le baron et cet étranger saxon, qui, ayant le plus contribué à +sauver ses jours, était resté jusqu'au matin dans la chaumière voisine +de l'Oder. + +(Entrent Stralenheim et Ulric.) + +STRALENHEIM. + +En refusant tout autre témoignage de ma reconnaissance que de vaines +paroles, vous me forcez presque, généreux étranger, à ne pas vous +remercier: les mots sont trop au-dessous de mes sentimens réels, ils +semblent dérisoires, comparés aux preuves de courage auxquelles je dois +la vie. + +ULRIC. + +Je vous en conjure, épargnez-vous de nouvelles instances. + +STRALENHEIM. + +Mais, enfin, ne puis-je vous servir? Vous êtes jeune, et de ce caractère +qui fait les héros: doué d'une grande beauté, brave, comme le témoigne +assez l'existence dont je jouis encore; et sans doute, avec un extérieur +aussi prévenant, un courage aussi intrépide, vous devez intérieurement +sentir pour les jeux sanglans de Mars autant d'ardeur que vous en avez +mis à braver une mort obscure, pour en défendre un étranger inconnu. +Vous êtes né pour la guerre; moi-même je l'ai faite: ma naissance et mes +services me donnent des droits, et des amis qui seront les vôtres. Cet +instant de paix favorise peu, je l'avoue, les espérances de cette +nature; mais la guerre qui vient de cesser ne sera pas la dernière. Les +hommes ont l'esprit trop inquiet; et, après une lutte de trente ans, la +paix n'est qu'un armistice ou une petite guerre, comme aujourd'hui +chacune de nos forêts pourrait l'attester. La guerre reprendra son +empire; et alors vous pourrez obtenir un grade, qui sera le présage d'un +plus élevé, et dont mon influence ne tardera guère à vous revêtir. Ce +que je dis se rapporte à Brandebourg: je jouis de quelque crédit auprès +de l'électeur; mais comme vous, en Bohême, je suis un étranger, et nous +sommes encore sur les frontières. + +ULRIC. + +Vous voyez, par mon costume, que je suis Saxon; mes services +appartiennent donc à mon souverain. Si je n'accepte pas votre offre, les +mêmes sentimens qui vous portent à me les faire en sont la véritable +cause. + +STRALENHEIM. + +Comment! mais il y a usure de votre part! Je vous dois la vie, et vous +refusez le paiement des intérêts de la dette pour en augmenter le +principal, au point de m'en accabler. + +ULRIC. + +Vous aurez droit de m'adresser ces reproches quand j'exigerai le +remboursement. + +STRALENHEIM. + +Eh bien, monsieur, puisque vous ne voulez pas.--Dites-moi, vous êtes +noble de naissance? + +ULRIC. + +Je l'ai entendu dire à mes parens. + +STRALENHEIM. + +Vos actions le témoignent. Puis-je demander votre nom? + +ULRIC. + +Ulric. + +STRALENHEIM. + +Celui de votre famille? + +ULRIC. + +Quand je serai digne d'elle, je la nommerai. + +STRALENHEIM, à part. + +C'est sans doute un Autrichien, qui, dans ces tems de troubles, n'ose se +prévaloir de sa naissance, sur ces frontières dangereuses et barbares, +où le nom de son pays est abhorré. (Haut à Fritz et Idenstein.) Eh bien, +messieurs, quel est le résultat de vos recherches? + +IDENSTEIN. + +Assez bon, votre excellence. + +STRALENHEIM. + +Je puis donc croire que le voleur est pris? + +IDENSTEIN. + +Hum!--pas précisément. + +STRALENHEIM. + +Soupçonné, du moins? + +IDENSTEIN. + +Oh! pour cela, très-fort soupçonné. + +STRALENHEIM. + +Et qui peut-il être? + +IDENSTEIN. + +Comment, vous ne le savez pas, monseigneur? + +STRALENHEIM. + +Et comment le saurais-je? j'étais profondément endormi. + +IDENSTEIN. + +Précisément comme moi; et voilà pourquoi je n'en puis savoir davantage +que votre excellence. + +STRALENHEIM. + +L'imbécille! + +IDENSTEIN. + +Mais si votre seigneurie, quand on la vole, ne peut reconnaître le +fripon; comment pourrai-je, moi qui ne suis pas volé, le découvrir dans +tant de monde? Dans la foule, n'en déplaise à votre excellence, votre +voleur regarde exactement comme les autres, ou plutôt mieux encore: ce +n'est que sur la sellette, ou en prison, que les gens sages distinguent +à leurs traits les malfaiteurs; et je prends l'engagement de le +reconnaître, une fois qu'il sera pris, soit qu'on le déclare ou non +criminel. + +STRALENHEIM, à Fritz. + +Je t'en prie, Fritz; apprends-moi ce qu'on a fait pour découvrir le +coupable. + +FRITZ. + +Ma foi, monseigneur, fort peu de chose encore: on n'a que des soupçons. + +STRALENHEIM. + +Indépendamment de la perte, qui, je l'avoue, m'affecte en ce moment-ci +par elle-même, je souhaite, par des motifs d'intérêt public, que l'on +parvienne à découvrir le drôle. Un voleur assez habile pour avoir pu, au +travers de mes gens, à la suite de tant de chambres habitées et +éclairées, parvenir jusqu'à moi, ravir de l'or devant mes yeux à peine +fermés, mettrait bientôt à sec votre commune, monsieur l'intendant. + +IDENSTEIN. + +Oui, monseigneur, s'il s'y trouvait quelque chose à prendre. + +ULRIC. + +De quoi donc s'agit-il? + +STRALENHEIM. + +Vous n'êtes ici que de ce matin: on ne vous a pas dit que l'on m'eût +volé la nuit dernière. + +ULRIC. + +J'entendis quelque rumeur de cela, en traversant les premières salles du +palais, mais je n'en retins rien de précis. + +STRALENHEIM. + +C'est une aventure étrange; l'intendant peut vous en donner les détails. + +IDENSTEIN. + +Très-volontiers. Vous voyez-- + +STRALENHEIM, avec impatience. + +Différez votre récit, jusqu'à ce que vous soyez certain de la patience +de votre auditeur. + +IDENSTEIN. + +Il faut d'abord en faire l'épreuve. Vous voyez-- + +STRALENHEIM, l'interrompant de nouveau, et s'adressant à Ulric. + +En peu de mots, je m'étais assoupi sur une chaise, ayant devant moi une +cassette et de l'or (beaucoup plus que je n'en voudrais perdre). Un +habile homme eut l'art de mettre en défaut, et mes propres domestiques, +et ceux de la maison, puis de s'emparer d'une centaine de ducats d'or, +que je serais ravi de retrouver: voilà tout. Peut-être voudrez-vous bien +ajouter à l'extrême reconnaissance que je vous dois déjà, en me rendant +un service moins sérieux, sans doute, mais grave encore: celui de +suppléer à mon reste de faiblesse, et d'aider ces gens (qui me +paraissent bien lourds) à retrouver ce que l'on m'a pris. + +ULRIC. + +Très-volontiers. Et sans perdre de tems--(À Idenstein.) Approchez, mein +Herr! + +IDENSTEIN. + +Celui qui court n'avance pas loin, et-- + +ULRIC. + +Et celui qui ne bouge, n'avance pas du tout. Allons, marchons, nous +parlerons en chemin. + +IDENSTEIN. + +Mais-- + +ULRIC. + +Montrez-moi le chemin, et je vous répondrai. + +FRITZ. + +Moi, je le ferai, monsieur, si son excellence le permet. + +STRALENHEIM. + +Oui, et emmenez avec vous ce vieil âne. + +FRITZ. + +Allons! + +ULRIC. + +Viens, vieil oracle, et explique-nous ton énigme! + +(Il sort avec Idenstein et Fritz.) + +STRALENHEIM, seul. + +Voilà un jeune homme actif, plein d'ardeur et de courage; beau comme +Hercule, avant le premier de ses travaux: un front où déjà la pensée +semble reposer, jusqu'au moment où son oeil étincelle en répondant au +vôtre. Je voudrais me l'attacher. Cet héritage vaut bien une lutte; et +j'aurai besoin auprès de moi de quelques esprits de cette trempe. Si je +ne suis pas homme à le céder sans résistance, ceux qui s'élèvent entre +moi et l'objet de mes désirs ne sont pas d'un naturel plus conciliant. +L'enfant, dit-on, est plein de bravoure; mais il a joué le rôle d'un +sot, en laissant à la fortune le soin de plaider sa cause. Bien.--Quant +au père, après avoir été suivi à la piste, et pendant longues années, +par la meute de mes chiens, il était parvenu à me mettre en défaut; mais +_ici_, je le _tiens_;--mieux encore.--Car c'est _lui_, tout semble me +l'assurer, tout, jusqu'aux réponses de ceux qui ne peuvent deviner le +motif de mes questions.--Oui, tout, dans cet homme, sa démarche, le +mystère qui recouvre sa présence, et l'époque de son arrivée; les +indices qu'a donnés l'intendant (car pour moi, je ne l'ai pas vue) de +l'air noble, quoiqu'étranger, de sa femme; de plus, l'antipathie que +nous éprouvâmes en nous voyant, semblables aux serpens et aux lions qui +sifflent et rugissent en se rapprochant, quand un secret instinct les +avertit de l'approche d'un ennemi mortel, dont ils ne peuvent songer à +faire leur proie; oui, tout le confirme à mon esprit. Il faut en venir +aux mains. Dans quelques heures, si les eaux ne sont pas trop enflées +(et le tems semble devoir les abaisser); je recevrai des ordres de +Francfort; je pourrai le mettre en sûreté dans quelque donjon, où force +lui sera de déclarer son nom et son état réel. Offre-t-il la preuve +qu'il n'est pas celui que je cherche? le mal n'est pas grand. Il n'est +pas jusqu'à ce larcin, si j'en excepte le besoin actuel, qui ne puisse +m'être propice. Il est pauvre; il donne matière aux soupçons:--il est +inconnu, et partant sans protecteur.--Nous n'avons, il est vrai, aucune +preuve de son crime; mais en peut-il présenter de son innocence? En +toute autre circonstance, et si c'était un homme indifférent à ma +fortune, je porterais plutôt mes soupçons sur le Hongrois, dont +l'extérieur a quelque chose de déplaisant pour moi; et le seul, à +l'exception de l'intendant, de mes gens et de ceux du prince, qui ait eu +dans l'appartement un libre accès. + +(Gabor entre.) + +STRALENHEIM. + +C'est vous, mon ami; comment vous portez-vous? + +GABOR. + +Comme ceux qui se portent toujours bien, quand ils ont soupé et dormi, +n'importe comment.--Et vous, monseigneur? + +STRALENHEIM. + +Mieux partagé en santé qu'en argent: mon gîte, ici, semble devoir me +coûter cher. + +GABOR. + +L'on m'a parlé de votre perte; mais pour un homme de votre rang, c'est +une bagatelle. + +STRALENHEIM. + +Vous en parleriez autrement, si la perte vous touchait. + +GABOR. + +Je n'en ai jamais eu tant (à la fois) dans ma vie: je ne saurais donc en +décider. Mais je venais vous chercher: vos messagers sont revenus sur +leurs pas:--je les ai devancés ici. + +STRALENHEIM. + +Vous!--Comment cela se fait-il? + +GABOR. + +Au point du jour, je m'avançais pour juger de l'abaissement des eaux; +car j'avais envie de continuer ma route. Vos courriers furent tous, +comme moi, désappointés; et voyant qu'il ne faut pas songer à passer +outre, j'attends ici le bon plaisir de la rivière. + +STRALENHEIM. + +Que les drôles n'y sont-ils noyés! Comment n'ont-ils pas au moins tenté +le passage? je le leur avais ordonné, quels que fussent les dangers. + +GABOR. + +Si votre ordre avait pu entr'ouvrir l'Oder, comme jadis la verge de +Moïse entr'ouvrit la mer Rouge (difficilement plus rouge que les flots +orageux de la rivière), peut-être se seraient-ils hasardés. + +STRALENHEIM. + +Il faut que je voie par moi-même: les drôles! les esclaves!--mais ils +s'en repentiront. + +(Stralenheim sort.) + +GABOR, seul. + +Allons, cours, mon cher baron, personnage ambitieux et égoïste! résumé +de toute la vaillante, noblesse de tous les preux chevaliers du bon +vieux tems. Hier, quand il était aux abois, et qu'il se débattait par la +fenêtre de sa voiture à demi submergée, il eût donné les terres qu'il +peut avoir, et ce qu'il estime encore davantage, ses seize quartiers, +pour respirer une vessie pleine d'air; et déjà le voilà qui tempête +contre une douzaine de pauvres diables, qui, aussi, tiennent à leur vie! +Après tout, il a raison. Comment, morbleu, y tiennent-ils, quand un être +pareil peut leur ordonner de la hasarder, à son plaisir? Ô le monde, le +monde! c'est une bien triste comédie! + +(Gabor sort.) + + +SCÈNE II. + +(Appartement de Werner, dans le palais.) + +Entrent JOSÉPHINE et ULRIC. + + +JOSÉPHINE. + +Reste, mon Ulric,--mon bien aimé!--laisse-moi te regarder +encore.--Est-il bien vrai! après douze ans? + +ULRIC. + +Ma bonne mère! + +JOSÉPHINE. + +Oui, mon rêve se trouve réalisé!--Qu'il est beau! plus que tout ce que +j'espérais! Le ciel en soit loué; qu'il reçoive les actions de +grâce,--les larmes de joie d'une mère:--c'est bien là son ouvrage.--Dans +un pareil moment, tu nous arrives, non-seulement comme un fils, mais +comme un sauveur. + +ULRIC. + +Si vous disiez vrai, ma mère, la joie que j'éprouve serait encore +doublée, et mon coeur pourrait enfin acquitter la dette de ma +reconnaissance: je ne dis pas de mon amour (dans tous les tems, vous en +avez été les objets les plus vifs).--Pardonnez-moi! il n'a pas dépendu +de moi d'abréger cette longue absence. + +JOSÉPHINE. + +Je le sais; mais je ne puis maintenant revenir à des idées tristes; je +doute même si j'en ai jamais eu: tous mes transports actuels de joie les +ont écartées de ma mémoire.--Mon enfant! + +(Entre Werner.) + +WERNER. + +Comment! encore de nouveaux étrangers! + +JOSÉPHINE. + +Oh non! regardez-le! Qui voyez-vous? + +WERNER. + +Un jeune homme, et pour la première fois-- + +ULRIC, s'agenouillant. + +Depuis douze longues années, mon père! + +WERNER. + +Ô ciel! + +JOSÉPHINE. + +Il se trouve mal. + +WERNER. + +Non:--je suis mieux maintenant.--Ulric! + +(Il l'embrasse.) + +ULRIC. + +Mon père, Siegendorf! + +WERNER, l'arrêtant. + +Silence, enfant! ces murs peuvent vous entendre. + +ULRIC. + +Eh bien! quand même?-- + +WERNER. + +Quand même! mais nous parlerons de ceci; pour le moment, souviens-toi +que je ne dois être, ici, connu que sous le nom de Werner. Allons, +encore une fois dans mes bras! Oui, je te vois, tel que j'aurais pu +être, et ce que je n'ai pas été. Joséphine! non, ce n'est pas la passion +d'un père qui m'aveugle: si j'avais vu, au milieu des dix mille jeunes +gens les plus beaux, les traits de notre Ulric, c'est eux dont mon coeur +eût désiré voir mon fils revêtu. + +ULRIC. + +Et pourtant, vous ne m'avez pas reconnu! + +WERNER. + +Hélas! j'ai sur les yeux une espèce de voile, qui me permet seulement de +distinguer, dans ceux que je vois, ce qui peut me les faire craindre et +haïr. + +ULRIC. + +Ma mémoire a mieux servi mes sentimens. Je ne vous ai pas un seul +instant publié. Combien de fois, dans les riches et nobles salles +de--(je ne le nommerai pas, vous pensez qu'il y aurait ici danger à le +faire); mais enfin, au milieu des pompeuses distractions de votre manoir +héréditaire, ai-je arrêté mes yeux sur les montagnes de la Bohême, +pleurant de voir un jour de plus descendre sur vous et moi, sans que +nous ayons cessé d'être divisés par ces hauteurs inaccessibles. Enfin, +elles ne nous sépareront plus. + +WERNER. + +Je n'en sais rien. Savez-vous que mon père n'existe plus? + +ULRIC. + +Ô ciel! lui que j'avais laissé dans une si belle vieillesse; semblable à +ces chênes vermoulus qui bravent encore les élémens, et restent debout +au milieu des jeunes arbres victimes des tempêtes? Et il n'y a que trois +mois de cela. + +WERNER. + +Pourquoi l'aviez-vous quitté? + +JOSÉPHINE, embrassant Ulric. + +Pouvez-vous bien le demander; et n'est-il pas _ici_? + +WERNER. + +En effet, il a voulu rejoindre ses parens, et il les a retrouvés; mais +_comment_! et dans quelle situation! + +ULRIC. + +Tout ira mieux, maintenant. Nous n'avons qu'à poursuivre notre route, à +faire connaître nos droits, ou plutôt les vôtres; car je vous remets +tout, à moins que mon grand-père n'ait disposé de ses biens publics de +manière à me contraindre d'en accepter la succession en mon propre nom, +et pour la forme. Mais j'espère mieux; et tout, sans doute, reviendra à +vous seul. + +WERNER. + +N'avez-vous pas entendu parler de Stralenheim? + +ULRIC. + +Je lui ai sauvé la vie hier même. Il est ici. + +WERNER. + +Ainsi vous avez sauvé la vie du serpent dont le venin nous frappera +tous. + +ULRIC. + +Vous parlez en énigmes. Qu'a de commun avec nous ce Stralenheim? + +WERNER. + +Tout. C'est lui qui réclame notre patrimoine; notre parent éloigné, +notre plus proche ennemi. + +ULRIC. + +Jusqu'à présent, je n'avais pas entendu son nom. Le comte, il est vrai, +parlait quelquefois d'un parent qui, dans le cas où sa race viendrait à +manquer, pourrait avoir quelque droit à sa succession; mais jamais il +n'avait devant moi désigné ses titres.--Et que nous importe, après tout? +ses droits tombent devant les nôtres. + +WERNER. + +Oui, à Prague; mais ici, il peut tout. Il a environné ton père de +piéges, auxquels celui-ci n'a, jusqu'à présent, échappé que par hasard, +et malgré lui. + +ULRIC. + +Vous connaît-il personnellement? + +WERNER. + +Non; mais il a sur ma personne de violens soupçons, qui l'ont trahi la +dernière nuit; et peut-être n'est-ce qu'à ses restes d'incertitude que +je dois ma liberté momentanée. + +ULRIC. + +Je pense que vous vous trompez (excusez cette expression), Stralenheim +n'est pas ce que vous le jugez, ou, s'il est tel, il me doit bien +quelque chose pour ce que j'ai fait et ce que je fais encore. Je lui ai +sauvé la vie, il a donc en moi toute confiance; de plus, on l'a volé +depuis qu'il est ici: étranger, malade, il est incapable par lui-même de +rechercher le vilain qui l'a dérobé; je lui promis de le faire pour lui, +et c'est justement l'affaire qui m'avait amené ici. Mais en recherchant +l'or d'un autre, j'ai trouvé moi-même tout mon trésor, vous, mes chers +parens! + +WERNER, avec agitation. + +Qui vous apprit à prononcer ce nom de vilain? + +ULRIC. + +Les communs larrons méritent-ils donc un nom plus noble? + +WERNER. + +Qui vous apprit ainsi à brûler d'une empreinte infernale un être que +vous ne connaissez pas? + +ULRIC. + +Ma conscience m'apprit toujours à juger un fripon d'après ses actes. + +WERNER. + +Et qui vous a dit, vous, fils que j'ai si long-tems cherché, et que j'ai +trouvé pour mon malheur, qui vous a dit que je permettrais jamais à mon +fils de m'insulter? + +ULRIC. + +J'ai parlé d'un vilain. Qu'y a-t-il de commun entre un pareil être et +mon père? + +WERNER. + +Tout; ce voleur est ton père! + +JOSÉPHINE. + +Mon fils, ne le crois pas;--et cependant--la voix lui manque. + +ULRIC, interdit regarde attentivement Werner, puis, à voix basse: + +Et vous l'avouez? + +WERNER. + +Ulric! avant d'oser mépriser votre père, apprenez à deviner et apprécier +les actions. _Jeune_, à peine entré dans la vie, inconsidéré, et +d'ailleurs nourri au milieu du luxe, est-ce à vous qu'il appartient de +mesurer la force des passions ou les tentations de la misère? +Attendez--(peu de tems encore, l'instant viendra aussi rapide que la +nuit), attendez! jusqu'à ce que vos espérances soient, comme les +miennes, entièrement évanouies;--Jusqu'à ce que la douleur et la honte +soient les hôtes inséparables de votre demeure; la disette et la famine +les commensaux de votre table; le désespoir le compagnon de votre +couche:--levez-vous alors, et jugez! Et, si jamais l'instant +arrivait,--si le serpent dont les replis enveloppèrent tout ce que vous +et les vôtres ont de plus cher et de plus précieux, se présentait +assoupi devant vos pas;--si lui seul vous séparait du bonheur; si celui +qui ne vit que pour vous arracher votre nom, votre patrimoine, la vie +elle-même, se trouvait à votre merci; si vous aviez pour conducteur le +hasard; pour manteau, les ombres de la nuit; dans vos mains un couteau; +autour de vous le sommeil, et votre ennemi lui-même partageant un +assoupissement qui, ressemblant à la mort, semblait inviter à la lui +donner;--enfin, si cette mort seule eût pu vous sauver... remerciez +alors le ciel si, comme moi, vous reculez, satisfait d'un léger +larcin!--Voilà ce que j'ai fait. + +ULRIC. + +Mais-- + +WERNER, l'interrompant. + +Écoutez-moi! je ne veux entendre la voix d'aucun homme:--à peine si +j'ose écouter la mienne (supposé qu'elle soit encore mortelle). +Écoutez-moi! Vous ne connaissez pas l'homme dont je parle: il est vil, +trompeur et avare. Vous vous croyez préservé de tout danger par votre +jeunesse et votre bravoure; mais apprenez qu'il n'est personne à l'abri +du désespoir, et qu'il en est peu à l'abri de la trahison. +Représentez-vous Stralenheim, mon plus grand ennemi; logé dans un palais +de prince, couché dans un appartement de prince, étendu, assoupi devant +mon couteau! Un instant, un mouvement,--le moindre geste, et la terre se +refermait pour jamais sur lui, sur toutes mes craintes. Le fer était +levé; il était en ma puissance:--et pourtant je suis encore dans la +sienne. Vous-même, n'y êtes-vous pas également? Qui vous dit que vous +lui soyez inconnu? Qui vous dit qu'il ne vous ait pas entraîné ici pour +vous exterminer, ou pour vous plonger, avec vos parens, dans un cachot? +(Il s'arrête.) + +ULRIC. + +Continuez,--continuez! + +WERNER. + +Quant à _moi_, il ne m'a jamais perdu de vue; il m'a poursuivi malgré +tous les changemens de tems, de noms, de fortune.--Pourquoi vous +épargnerait-il? Avez-vous plus d'habitude, plus d'expérience des hommes? +Il m'a circonvenu de piéges; il a semé mes pas de reptiles que, dans ma +jeunesse, j'aurais pu disperser loin de moi; mais aujourd'hui, en les +frappant, je ne fais que ranimer leur venin. Seriez-vous plus patient, +Ulric? Ulric! il est des crimes dont les circonstances sont l'excuse; il +est des tentations que la nature ne peut maîtriser ou prévoir. + +ULRIC le regarde d'abord, puis Joséphine. + +Ô ma mère! + +WERNER. + +Oui! je le pense aussi, vous n'avez plus de père, j'en ai perdu le +titre; j'ai perdu mon fils, et je reste seul. + +ULRIC. + +Arrêtez! + +(Werner sort précipitamment de la chambre.) + +JOSÉPHINE, à Ulric. + +Ne le suis pas avant que cet instant de passion soit passé. Crois-tu que +je ne le suivrais pas, si je pouvais lui faire quelque bien? + +ULRIC. + +Je vous obéis, ma mère, quoiqu'avec peine; mais je ne commencerai pas +par un acte de désobéissance. + +JOSÉPHINE. + +Hélas! ton père est bon. Ne le condamne pas d'après sa propre bouche, et +confie-toi plutôt dans le témoignage de celle qui vécut si long-tems +avec lui et pour lui. Tu n'as vu, de son coeur, que la surface; +l'intérieur t'offrira une foule d'excellentes qualités... + +ULRIC. + +Ainsi, mon père n'aurait exprimé que ses principes! Mais, ma mère, ne +les met-il pas en pratique? + +JOSÉPHINE. + +Il ne pense pas même comme il parle. De longues années de malheurs le +font quelquefois paraître tel que tu l'as vu. + +ULRIC. + +Expliquez-moi donc plus clairement les prétentions de Stralenheim, afin +que, si j'en trouve l'occasion, je puisse me trouver prêt à lui +répondre, ou du moins à vous arracher au danger présent. Je vous +garantis ce dernier point;--mais que ne suis-je arrivé quelques heures +plus tôt! + +JOSÉPHINE. + +Que le ciel ne l'a-t-il voulu! + +(Entrent Gabor, Idenstein et valets.) + +GABOR, à Ulric. + +Je vous cherchais, camarade. Voilà donc ma récompense! + +ULRIC. + +Que voulez-vous dire? + +GABOR. + +Par la mort! Ai-je vécu jusqu'à présent pour voir cela? (À Idenstein.) +Sans votre âge et votre stupidité--je-- + +IDENSTEIN. + +Au secours! Ne levez pas la main;--toucher un intendant! + +GABOR. + +Ne va pas croire que je t'honore assez pour sauver ton cou du +ravenstone[4], en t'assommant moi-même. + +[Note 4: Le ravenstone (_Rabenstein_) est le gibet de l'Allemagne. On +l'appelle ainsi, par allusion aux corbeaux (_Raben_) qui s'y perchent.] + +IDENSTEIN. + +Je vous remercie du sursis; mais il y en a qui sont plus près d'y être +suspendus que moi-même. + +ULRIC. + +Expliquez-moi le sujet de cette sotte querelle, ou-- + +GABOR. + +En un mot donc, le baron a été volé, et c'est sur moi que ce respectable +personnage a daigné fixer ses bienveillans soupçons;--moi! qu'il n'avait +jamais vu avant la soirée précédente. + +IDENSTEIN. + +Vouliez-vous que j'eusse des soupçons sur mes connaissances? Apprenez +que je vis en meilleure compagnie. + +GABOR. + +Tu seras bientôt dans une plus convenable encore, dans la dernière où se +trouvent les hommes, parmi les vers! infernal dogue. + +(Gabor se jette sur lui.) + +ULRIC, se mettant entre eux. + +Holà! pas de violence: il est vieux, désarmé,--soyez calme, Gabor. + +GABOR, laissant Idenstein. + +En effet, je suis un sot de me fâcher parce qu'un sot me croit un +malhonnête homme; c'est un honneur pour moi. + +ULRIC, à Idenstein. + +Comment vous trouvez-vous? + +IDENSTEIN. + +Au secours! + +ULRIC. + +Mais ne vous ai-je pas secouru? + +IDENSTEIN. + +Tuez-le, j'en conviendrai. + +GABOR. + +Je suis calme...--il vivra. + +IDENSTEIN. + +Ce n'est pas comme vous: il y a des jugemens et des juges en Allemagne. +Le baron pourra décider! + +GABOR. + +Vous soutient-il dans votre accusation? + +IDENSTEIN. + +Peut-on le demander! + +GABOR. + +Alors, la première fois, il pourra bien se noyer avant que je m'expose +pour le tirer de l'eau. Mais le voici lui-même. + +(Stralenheim entre.) + +GABOR, s'avançant vers lui. + +Noble seigneur, me voici! + +STRALENHEIM. + +Eh bien! monsieur! + +GABOR. + +Me voulez-vous quelque chose? + +STRALENHEIM. + +Et que pourrais-je vous vouloir? + +GABOR. + +Vous le savez mieux que moi, si les flots d'hier n'ont pas submergé +votre mémoire; mais ne parlons pas de cela. Je parais devant vous, +accusé en phrases très-intelligibles, par votre intendant d'un vol +commis sur votre personne ou dans votre chambre.--Est-ce de vous que +viennent les soupçons, ou de lui? + +STRALENHEIM. + +Je n'accuse personne. + +GABOR. + +Ainsi, vous m'acquittez, baron? + +STRALENHEIM. + +Je ne sais qui accuser, acquitter, ou même soupçonner. + +GABOR. + +Mais, du moins, devriez-vous savoir _qui_ l'on ne doit pas soupçonner. +J'ai été insulté,--blessé par ces valets; je réclame justice de vous: +sachez leur apprendre leur devoir. Ils devaient chercher parmi eux le +coupable. Mais, en un mot, si quelqu'un m'accuse, que ce soit du moins +un homme digne, comme moi, de ce nom: je suis votre égal.-- + +STRALENHEIM. + +Vous? + +GABOR. + +Oui, monsieur; votre supérieur même pour quelque chose que vous savez: +mais je poursuis. Je ne demande pas sur quelles preuves, sur quels _on +dit_ vous vous fondez; je sens assez le prix de ce que j'ai fait, et ce +que vous me devriez, pour avoir au moins attendu vos récompenses, si +j'avais été désireux de votre or, au lieu de me payer moi-même. Je sais +encore qu'en supposant que je fusse le fripon que l'on cherche, je +venais de vous rendre un service assez signalé pour vous détourner de me +poursuivre jusqu'à la mort, si vous ne préfériez vous couvrir de honte, +et flétrir les couleurs de votre écusson. Mais je demande justice de +votre déloyal serviteur; et j'exige de vos lèvres un formel désaveu de +son insolence. C'est là ce que vous devez à un inconnu, qui ne veut rien +de plus de vous, et qui ne devait pas craindre d'avoir jamais à vous en +demander autant. + +STRALENHEIM. + +Ce ton semble attester votre innocence. + +GABOR. + +Par la mort! qui oserait en douter? si non des infâmes qui ne la +connurent jamais. + +STRALENHEIM. + +Vous mettez à cela une ardeur extrême, monsieur.-- + +GABOR. + +Faut-il rester de glace, devant l'insolence des valets et de leur +maître? + +STRALENHEIM. + +Ulric, vous connaissez cet homme: je l'ai vu dans _votre_ compagnie. + +GABOR. + +Nous vous avons vu dans l'Oder; et nous aurions dû vous y laisser. + +STRALENHEIM. + +Recevez mes remerciemens, monsieur. + +GABOR. + +Je les ai mérités; mais je mériterais peut-être ceux des autres, à plus +juste titre, si je vous avais abandonné à votre sort. + +STRALENHEIM. + +Ulric, vous connaissez cet homme? + +GABOR. + +Pas plus que vous, s'il n'atteste pas mon honneur. + +ULRIC. + +Je puis attester votre bravoure, et même, autant que le permet notre +légère connaissance, votre honneur. + +STRALENHEIM. + +Alors, je suis satisfait. + +GABOR, avec ironie. + +Très-facilement, il me semble. Quel charme se trouve-t-il dans cette +attestation, que la mienne ne présente pas? + +STRALENHEIM. + +J'ai dit simplement que _moi_, j'étais satisfait,--non pas que vous +fussiez absous. + +GABOR. + +Encore! suis-je ou non accusé? + +STRALENHEIM. + +Il suffit! vous témoignez trop d'insolence. Si les circonstances et le +soupçon général sont contre vous, est-ce donc ma faute? et n'est-ce pas +assez que je n'aie pas voulu mettre en question votre crime ou votre +innocence? + +GABOR. + +Monseigneur! monseigneur! c'est là un pur jeu de mots, une misérable +équivoque. Vos doutes, et vous le savez bien, sont, pour tout ce qui +vous entoure, une conviction;--vos regards sont une voix +accusatrice;--votre front soucieux une sentence. Vous abusez de votre +autorité sur moi;--mais, prenez-y garde, vous ne connaissez pas celui +que vous essayez d'avilir. + +STRALENHEIM. + +Est-ce une menace? + +GABOR. + +Moins grande que votre insulte. Vous m'avez infligé la plus lâche +injure, et j'y réponds par un avertissement loyal. + +STRALENHEIM. + +Je veux bien avouer que je vous doive quelque chose; mais vous paraissez +disposé à m'acquitter vous-même. + +GABOR. + +Ce n'est pas du moins avec votre or. + +STRALENHEIM. + +Non; mais par vos insultes multipliées. (À Idenstein et à ses gens.) Ne +tourmentez pas cet homme davantage, et laissez-le continuer sa route. +Adieu, Ulric! + +(Sortent Stralenheim, Idenstein et domestiques.) + +GABOR, les suivant. + +Je ne vous quitte pas, et-- + +ULRIC, l'arrêtant. + +Restez. + +GABOR. + +Qui prétendrait me retenir? + +ULRIC. + +Votre propre raison, un moment de réflexion. + +GABOR. + +Dois-je donc supporter pareille insulte? + +ULRIC. + +Bah! nous sommes toujours forcés de subir l'arrogance de quelque être +plus élevé que nous-mêmes.--Le plus grand ne peut lutter contre Satan, +et le plus humble est sans force contre ses représentans sur la terre. +Je vous ai vu braver les élémens, et supporter des périls capables de +faire muer ce ver à soie.--Comment pouvez-vous maintenant vous irriter +de quelques mots, et d'une faible injure? + +GABOR. + +On pourra impunément me traiter de voleur? Si l'on m'accusait d'étre un +bandit des bois, je pourrais le souffrir: il y a chez lui quelque chose +de brave; mais aller prendre l'argent d'un homme endormi!-- + +ULRIC. + +Ainsi donc, vous ne seriez pas coupable? + +GABOR. + +Ai-je bien entendu? _vous_ aussi! + +ULRIC. + +Ce n'est qu'une question. + +GABOR. + +Si le juge me l'adressait, je lui répliquerais: Non!--mais à vous, voici +comme je dois répondre. + +(Il tire son épée.) + +ULRIC, l'imitant. + +De tout mon coeur. + +JOSÉPHINE. + +Au secours! au secours!--Ô ciel! un assassinat ici. + +(Elle sort en poussant des cris.--Gabor et Ulric se battent. Gabor est +désarmé au moment ou rentrent Stralenheim, Joséphine, Idenstein.) + +JOSÉPHINE. + +Dieu puissant! il n'est pas blessé. + +STRALENHEIM, à Joséphine. + +_Qui_, n'est pas blessé? + +JOSÉPHINE. + +Mon-- + +ULRIC, l'arrêtant d'un regard expressif, et se tournant ensuite vers +Stralenheim. + +L'un ni l'autre! il n'y a pas de mal de fait. + +STRALENHEIM. + +Quelle est donc la cause de tout ce bruit? + +ULRIC. + +_Vous_, baron, je suppose; mais comme les effets n'en sont pas à +déplorer, je ne vous en fatiguerai pas.--Gabor! voici votre épée; et +quand, à l'avenir, vous la tirerez, que ce ne soit pas contre vos +_amis_. + +(Ulric prononce ces derniers mots à demi-voix, et cependant avec +emphase.) + +GABOR. + +Je vous remercie moins de la vie que vous me laissez, que de votre +conseil. + +STRALENHEIM. + +Ici doivent s'arrêter tous les débats. + +GABOR, prenant son épée. + +Ils le sont. Ulric! vous m'avez offensé par vos soupçons malveillans, +plus que par votre épée; et j'aimerais mieux voir cette dernière dans +mon sein, que les premiers dans le vôtre. Je pouvais supporter les +absurdes conjectures de ce noble:--l'ignorance et les préjugés injurieux +sont ceux de ses titres qu'il conservera plus long-tems même que ses +terres;--mais cependant je puis lui apprendre ce qu'il est.--Vous, vous +m'avez vaincu; j'ai été aveuglé par mon emportement, lorsque j'ai pu +espérer de désarmer celui que j'avais déjà vu affronter de plus grands +dangers que ceux de cette arme. Quoi qu'il en soit, nous pourrons encore +nous rejoindre,--mais comme vrais amis. + +(Gabor sort.) + +STRALENHEIM. + +Je ne me contiens plus. Ce dernier outrage, à la suite de son insulte; +son crime, peut-être, ont effacé tout le mérite de l'aide qu'il se vante +de m'avoir portée, et dont seul vous devriez vous prévaloir. Ulric! vous +n'êtes pas blessé?-- + +ULRIC. + +Je n'ai pas une égratignure. + +STRALENHEIM, à Idenstein. + +Intendant, prenez vos mesures pour vous assurer de ce drôle: je révoque +mes premiers ordres. On l'enverra à Francfort, duement escorté, aussitôt +que la rivière pourra le permettre. + +IDENSTEIN. + +S'assurer de lui! il a encore son épée, et il a l'air de savoir s'en +servir. D'ailleurs, il sait son métier;--et moi, je suis bourgeois: je +ne sais pas me battre. + +STRALENHEIM. + +Sot! N'avez-vous pas parmi vos vassaux une douzaine de dogues que vous +puissiez mettre à ses trousses? Sortez! et que l'on coure après lui. + +ULRIC. + +Baron! je vous en prie. + +STRALENHEIM. + +Je ne veux rien entendre: je dois être obéi. + +IDENSTEIN. + +Fort bien; si cela est possible.--Allons, marchez, vassaux! Je suis +votre chef;--et je vous avertirai quand vous pourrez le saisir. Un +habile général ne doit jamais exposer sa vie précieuse.--Tout, en effet, +ne dépend-il pas d'elle? J'aime beaucoup cet article des lois +militaires. + +(Idenstein sort avec la suite.) + +STRALENHEIM. + +Approchez, Ulric.--Que faisait ici cette femme? Ah!... maintenant je la +reconnais: c'est la femme de l'étranger qu'ils appellent, je crois, +Werner. + +ULRIC. + +Oui, tel est son nom. + +STRALENHEIM. + +En vérité! n'est-ce pas là, belle dame, votre mari apparent? + +JOSÉPHINE. + +Que lui veut-on? + +STRALENHEIM. + +Rien,--pour le moment. Mais, Ulric, je voudrais vous parler seul. + +ULRIC. + +Je vais me retirer avec vous. + +JOSÉPHINE. + +Non, non: vous êtes ici le dernier venu, vous devez disposer de tous les +appartemens. (À part, en s'en allant, à Ulric.) Sois prudent;--songe à +tout ce qu'un mot pourrait compromettre. + +ULRIC, à Joséphine. + +Ne craignez rien.-- + +(Joséphine sort.) + +STRALENHEIM. + +Ulric, je puis, je l'espère, me confier à vous. Vous m'avez sauvé la +vie; et les bienfaits de ce genre exigent une confiance sans bornes. + +ULRIC. + +Parlez. + +STRALENHEIM. + +Des circonstances mystérieuses, et d'ailleurs trop compliquées pour que +je puisse vous les rappeler en ce moment, ont rendu cet homme mon +adversaire, et peut-être mon ennemi mortel. + +ULRIC. + +Quel homme? le Hongrois Gabor? + +STRALENHEIM. + +Non:--ce Werner, dont le nom est emprunté comme le costume. + +ULRIC. + +Comment cela se pourrait-il? c'est le plus pauvre des pauvres.--La pâle +maladie creuse encore en ce moment ses joues: c'est un homme abandonné +du monde entier. + +STRALENHEIM. + +Peu importe ce qu'il souffre. Mais s'il est l'homme que je soupçonne (et +tout, autour de nous, confirme mes inquiétudes), il faut s'assurer de +lui avant la fin du jour. + +ULRIC. + +En quoi tout cela peut-il m'intéresser? + +STRALENHEIM. + +J'ai dépêché à Francfort, vers le gouverneur, mon ami,--pour en obtenir +une escorte (comme, d'après un ordre de l'électeur de Brandebourg, j'ai +le droit d'en requérir); mais ces maudites eaux arrêtent toute +communication, et peuvent encore nous retarder de quelques heures. + +ULRIC. + +Le fleuve commence à baisser. + +STRALENHEIM. + +À la bonne heure. + +ULRIC. + +Mais qu'ai-je à faire en tout cela? + +STRALENHEIM. + +Après avoir risqué votre vie pour moi, vous ne pouvez rester indifférent +à ce qui m'est d'un plus grand intérêt que la vie même, dont je vous +suis redevable.--Ayez donc les yeux sur _lui_! le personnage m'évite, +parce qu'il devine que je l'ai reconnu.--Observez-le, comme vous feriez +l'ours sauvage, qui, réduit aux abois, retournerait contre vous:--comme +lui, il faut que cet homme soit immolé. + +ULRIC. + +Et la raison? + +STRALENHEIM. + +Il se trouve entre moi et un héritage magnifique. Oh! si vous l'aviez +vu, Ulric! mais, plus tard! + +ULRIC. + +Je l'espère bien aussi. + +STRALENHEIM. + +C'est le plus riche de la riche Bohême: les ravages de la guerre l'ont +épargné. Il est tellement près de Prague, la ville imprenable, que le +glaive et le feu l'ont à peine touché; et maintenant, grâce à cet +avantage et à ceux qu'il doit à sa propre valeur, il présente un revenu +double de tous les royaumes éloignés ou contigus que la guerre a +dévastés. + +ULRIC. + +Vous en parlez exactement. + +STRALENHEIM. + +Oui.--Et si vous le pouviez voir, vous en conviendriez;--mais, comme +j'ai dit,--plus tard! + +ULRIC. + +J'en accepte l'augure. + +STRALENHEIM. + +Exigez alors de ce domaine et de moi une récompense digne de tous les +deux, et des services signalés que nous vous aurons dus, pour toujours, +moi et les miens. + +ULRIC. + +Et ce pauvre homme, malade, indigent, abandonné; cet étranger égaré se +trouve donc placé entre vous et ce paradis!--(à part) comme Adam, entre +le diable et le sien. + +STRALENHEIM. + +Vous l'avez dit. + +ULRIC. + +Mais, n'y a-t-il pas droit? + +STRALENHEIM. + +Droit! nullement. Un prodigue déshérité, dont toutes les actions, depuis +vingt ans, ont été, pour sa famille, autant d'injures; qui, surtout, a +fait un mariage disproportionné, et n'a pas rougi de vivre au milieu de +bourgeois, de marchands et de juifs! + +ULRIC. + +Il a donc une femme?-- + +STRALENHEIM. + +Que vous rougiriez d'appeler votre mère. Vous l'avez vue, celle qu'il +_appelle_ sa femme. + +ULRIC. + +Et ne l'est-elle pas? + +STRALENHEIM. + +Pas plus qu'il n'est votre père.--C'est une Italienne, fille d'un +proscrit, qui partage sa misère et sa tendresse touchante. + +ULRIC. + +Ainsi, ils n'ont pas d'enfans? + +STRALENHEIM. + +Il y a, ou il y avait un bâtard que le vieux grand-père (la vieillesse +est toujours bizarre) avait recueilli comme pour ranimer la chaleur de +son sein, à l'instant où les glaces de l'âge le poussaient vers la +tombe. Mais le magot n'embarrasse plus mon chemin;--il s'est sauvé, +personne ne sait où; et même il se présenterait, que ses prétentions +seraient trop misérables pour être écoutées.--Eh bien! pourquoi +souriez-vous? + +ULRIC. + +De vos vaines terreurs. Un pauvre diable, pour ainsi dire dans vos +filets,--un enfant d'une naissance incertaine,--voilà ce qui épouvante +un grand seigneur! + +STRALENHEIM. + +On a tout à craindre, quand on a tout à conquérir. + +ULRIC. + +Oui; et on doit faire quelque chose pour le conserver ou l'obtenir. + +STRALENHEIM. + +Vous avez touché la véritable corde; vous lisez dans mon coeur: je puis +donc compter sur vous. + +ULRIC. + +Il est déjà trop tard pour en douter. + +STRALENHEIM. + +Surtout qu'une folle compassion, ne touche pas votre coeur, car +l'extérieur de cet homme est bien fait pour l'exciter.--C'est un +misérable; et il aurait pu, aussi bien que l'autre, être soupçonné du +vol, si les circonstances ne l'excusaient pas; car il habite trop loin +de là, et dans une chambre qui n'a, sur la mienne, aucune issue. Puis, à +dire la vérité, j'ai trop haute opinion d'un sang allié au mien, pour +supposer qu'il pût descendre à une telle infamie. Ajoutez qu'il a été +soldat, bon soldat, quoique des plus intraitables. + +ULRIC. + +Et ceux-là, monseigneur, nous le savons par notre expérience, ne pillent +jamais avant d'avoir ôté la vie à ceux dont ils deviennent ainsi les +héritiers et non les voleurs. Les morts, privés de sentiment, n'ont rien +à perdre, et l'on ne peut rien leur dérober; leurs dépouilles sont un +legs: voilà tout. + +STRALENHEIM. + +Allons donc! vous plaisantez. Mais revenons à cet homme. Puis-je compter +que vous aurez l'oeil sur lui, et que vous me donnerez avis du premier +mouvement qu'il fera pour se cacher ou s'enfuir? + +ULRIC. + +Vous pouvez être sûr que vous-même ne sauriez le garder avec plus +d'empressement que je ne le ferai moi-même. + +STRALENHEIM. + +Par là, vous vous assurerez à jamais mon dévouement et ma +reconnaissance. + +ULRIC. + +C'est aussi ce que j'espère. + +(Ils sortent.) + +FIN DU DEUXIÈME ACTE. + + + +ACTE III. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Chambre du même palais, à laquelle aboutit le passage secret.) + +Entrent WERNER et GABOR. + + +GABOR. + +Je vous ai dit ce qu'il en était, monsieur; si donc il vous plaît de +m'accorder un refuge pour quelques heures, tant mieux; sinon,--je +tenterai fortune ailleurs. + +WERNER. + +Et comment, malheureux comme je le suis, pourrais-je offrir un abri au +malheur?--Jamais daim poursuivi par les chasseurs n'a mieux senti que +moi-même la privation d'un lieu couvert. + +GABOR. + +Ou lion blessé celle d'un frais repaire;--il me semble, à votre regard, +que vous seriez assez tenté de revenir sur vos pas pour entr'ouvrir les +entrailles du chasseur. + +WERNER. + +Ah! + +GABOR. + +Je ne cherche pas à le deviner, disposé, comme je le suis, à faire la +même chose. Mais voulez-vous me seconder? Comme vous, je suis +opprimé,--comme vous, pauvre,--déshonoré-- + +WERNER, vivement. + +Qui vous a dit que je fusse déshonoré? + +GABOR. + +Personne: je ne _vous_ le dis même pas. Votre pauvreté est le dernier +point de comparaison que j'aie prétendu établir entre nous. Mais _moi_, +je suis déshonoré,--et, je puis ajouter, sans l'avoir mérité plus que +vous. + +WERNER. + +Encore moi! + +GABOR. + +Ou tout autre honnête homme. Que diable avez-vous? Sans doute, vous ne +me croiriez pas capable d'une action aussi basse? + +WERNER. + +Non, non,--certainement. + +GABOR. + +Enfin, voilà un homme d'honneur! Quant aux autres, ce jeune muguet,--ce +stupide intendant, cet épais seigneur,--tous me soupçonnent, et +pourquoi? parce que je suis le plus mal vêtu et le plus obscur d'eux +tous. Et cependant, si le fond d'un verre réclamait de nous une entière +franchise, mon ame craindrait moins de paraître au grand jour que la +leur. Mais enfin,--vous êtes pauvre et sans secours,--plus encore que +moi-même-- + +WERNER. + +Qui vous l'a dit? + +GABOR. + +Vous avez raison. Eh bien! je réclame un asile de celui dont je suppose +la complète indigence; si vous la niez, sans doute je pourrai compter +sur votre secours. Vous qui semblez avoir éprouvé toutes les amertumes +de la vie, vous savez bien, par expérience, que tous les trésors du +Nouveau-Monde, dont l'Espagnol est si fier, ne tenteront jamais l'homme +qui pèse dans la même balance leur valeur et la sienne propre, à moins +que leur acquisition (car je suis moins que tout autre en position de la +dédaigner) ne fasse peser sur lui le plus léger cauchemar. + +WERNER. + +Où prétendez-vous en venir? + +GABOR. + +Où j'en suis venu: je croyais parler très-clairement. Vous n'êtes pas le +voleur, n'est-ce pas?--moi non plus:--Eh bien! comme de braves gens, +nous devons nous entr'aider. + +WERNER. + +Monsieur, nous sommes dans un monde damné. + +GABOR. + +L'autre l'est également, suivant le récit des prêtres (et nul doute +qu'ils ne le connaissent mieux que nous); c'est pourquoi j'aime encore +mieux celui-ci.--Je suis peu curieux du sort des martyrs, surtout avec +une épitaphe de voleur sur ma tombe. Je ne vous demande qu'un logement +d'une nuit; demain matin j'irai reconnaître le fleuve, et, comme la +colombe, voir si les eaux sont baissées. + +WERNER. + +Baissées! Est-ce qu'on peut l'espérer? + +GABOR. + +On le pourrait vers le milieu du jour. + +WERNER. + +Nous pourrons donc nous sauver? + +GABOR. + +Êtes-_vous_ aussi en danger? + +WERNER. + +La pauvreté l'est toujours. + +GABOR. + +Je le sais par une longue expérience. Voulez-vous promettre d'alléger la +mienne? + +WERNER. + +Votre pauvreté? + +GABOR. + +Non:--vous ne me semblez pas posséder le remède d'une pareille maladie; +mais je parle du danger que je cours. Vous avez un toit, et je n'en ai +pas: je demande simplement un refuge. + +WERNER. + +À la bonne heure; aussi bien, comment un malheureux tel que moi +aurait-il de l'or? + +GABOR. + +Ce ne serait pas du moins par des moyens honnêtes, à parler franchement; +et cependant, je souhaiterais presque que vous eussiez celui du baron. + +WERNER. + +Osez-vous insinuer? + +GABOR. + +Quoi? + +WERNER. + +Faites-vous attention à qui vous parlez? + +GABOR. + +Non; et ce n'est guère mon usage. (On entend du bruit au dehors.) Mais +écoutez! les voilà qui viennent. + +WERNER. + +Qui donc? + +GABOR. + +L'intendant et sa meute d'hommes, sur mes traces. Je les aurais attendus +de pied ferme; mais c'est en vain qu'on demanderait justice à de tels +instrumens. Où me réfugier? montrez-moi quelque place... Je vous le +proteste, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je suis innocent. +Mettez-vous un instant à ma place. + +WERNER, à part. + +Juste ciel! ton enfer n'est pas d'un autre monde. Mais suis-je bien +encore en vie? + +GABOR. + +Vous êtes ému, je le vois; et cela vous honore. Un jour, je pourrai +reconnaître ce service. + +WERNER. + +N'êtes-vous pas un espion de Stralenheim? + +GABOR. + +Moi! mais quand je le serais, que viendrais-je épier en vous? Et +cependant, en me rappelant les questions fréquentes qu'il m'a adressées +sur vous et votre femme, je pourrais concevoir quelques soupçons; mais +vous savez mieux,--comment et pourquoi, moi, je suis son ennemi mortel. + +WERNER. + +_Vous_? + +GABOR. + +Oui, après la manière dont il a reconnu le service que je contribuai à +lui rendre, je ne puis être que son ennemi; et, si vous n'êtes pas de +ses amis, vous me prêterez assistance. + +WERNER. + +De tout mon coeur. + +GABOR. + +Mais par quel moyen! + +WERNER, montrant l'ouverture secrète. + +Il y a ici une secrète issue; rappelez-vous bien que le hasard me l'a +fait découvrir, et que je n'en profite que pour vous sauver. + +GABOR. + +Ouvrez-la; je n'en userai que dans cette intention-là. + +WERNER. + +Je l'ai trouvée comme je vous le dis: elle conduit, à travers des murs +intérieurement creusés (assez épais pour offrir de longues routes +circulaires, sans rien perdre de leur force ou de leur régularité), à +travers des salles profondes et des recoins obscurs, jusqu'à je ne sais +où. Mais il ne faut pas que vous avanciez: donnez-m'en votre parole. + +GABOR. + +C'est inutile. Comment pourrais-je avancer dans l'obscurité, à travers +un labyrinthe de trouées gothiques et inconnues? + +WERNER. + +Sans doute. Mais qui peut deviner où cette issue peut conduire? je +l'ignore (remarquez-le bien). Mais qui peut savoir si elle ne conduirait +pas jusqu'à l'appartement de votre ennemi? Ces galeries étaient +disposées d'une manière si bizarre, par nos ancêtres, dans les anciens +tems de la Germanie! Alors, il s'agissait moins de se défendre des +élémens, que de ses plus proches voisins. Ne vous aventurez donc pas +au-delà des deux premiers escaliers; si vous le faites (bien que je ne +les aie jamais outrepassés), je ne réponds pas de ce que vous pourrez +rencontrer. + +GABOR. + +J'en réponds pour moi. Mille remerciemens! + +WERNER. + +Vous trouverez, de l'autre côté, cette ouverture plus reconnaissable; et +quand il vous conviendra de revenir, le panneau s'ouvrira au plus léger +toucher. + +GABOR. + +Entrons.--Adieu! + +(Il disparaît par le secret panneau.) + +WERNER, seul. + +Qu'ai-je fait? hélas! qu'_avais-je_ fait auparavant, pour concevoir +maintenant des craintes? Ah! plutôt, que ce soit pour moi une sorte +d'allégement, d'avoir sauvé l'homme dont la perte pouvait assurer mon +salut.--Les voici! cherchant ailleurs ce qu'ils ont devant les yeux. + +(Entrent Idenstein et autres.) + +IDENSTEIN. + +Comment! il n'est pas ici? Il a donc disparu au travers des sombres +vitraux gothiques, sous la pieuse aide des saints représentés sur les +fenêtres jaunes et rouges. Voyez le soleil éclairer, en se couchant de +même qu'en se levant, les longues barbes perlées, les croix de pourpre, +les crosses d'or, les capuchons et les bras croisés, les heaumes, les +armures lacées, les longues épées, et toutes ces figures fantastiques: +braves chevaliers et pieux ermites, dont quelques pans de cristal +préservent seuls la ressemblance et la gloire; et dont chaque bouffée de +vent semble proclamer que leur fragilité est égale à celle de toute +autre vie et de toute autre gloire. Quoi qu'il en soit, notre homme a +disparu. + +WERNER. + +Qui cherchez-vous? + +IDENSTEIN. + +Un fripon. + +WERNER. + +Pourquoi donc aller si loin? + +IDENSTEIN. + +Nous recherchons celui qui a volé le baron. + +WERNER. + +Êtes-vous sûr de l'avoir deviné? + +IDENSTEIN. + +Aussi sûr que vous êtes ici; mais de quel côté s'est-il enfui? + +WERNER. + +Qui? + +IDENSTEIN. + +Celui que nous cherchons. + +WERNER. + +Vous voyez qu'il n'est pas ici. + +IDENSTEIN. + +Nous l'avions cependant suivi jusqu'à cette chambre. Seriez-vous son +complice? ou si vous pratiquez la magie noire? + +WERNER. + +La magie que je pratique est la franchise: c'est la plus obscure de +toutes, pour bien des hommes. + +IDENSTEIN. + +Il se pourrait que j'eusse plus tard une ou deux questions à vous faire; +mais, en ce moment, il nous faut poursuivre les traces de l'autre. + +WERNER. + +Vous feriez mieux de commencer maintenant à me questionner: je puis bien +ne pas toujours avoir la même patience. + +IDENSTEIN. + +Eh bien! je voudrais savoir, en bonne vérité, si vous êtes réellement +l'homme que cherche Stralenheim? + +WERNER. + +Insolent! N'avez-vous pas dit qu'il n'était pas ici? + +IDENSTEIN. + +Oui, quant à l'_un_; mais il en est un autre dont il suit la trace avec +plus de chaleur, et qu'il poursuivra bientôt peut-être au nom d'une +autorité supérieure à la sienne et à la mienne. Mais, allons! cherchez, +mes amis! vous êtes en défaut. + +(Idenstein sort avec ses gens.) + +WERNER. + +Dans quel abîme m'a précipité ma triste destinée! Et c'est une action +infâme qui, seule, aura pu m'arracher à de plus grands malheurs! Loin de +moi, démon persécuteur! cesse de siffler dans mon sein! Tu viens trop +tard! je ne veux rien avoir à faire avec le sang. + +(Entre Ulric.) + +ULRIC. + +Je vous cherchais, mon père. + +WERNER. + +N'y a-t-il aucun danger? + +ULRIC. + +Non. Stralenheim ignore tous les liens qui nous unissent; et bien +plus,--il m'a choisi pour épier vos actions, persuadé que je lui étais +entièrement acquis. + +WERNER. + +Je n'ose le croire: c'est un nouveau piége qu'il nous dresse à tous +deux, pour prendre en même tems le fils et le père. + +ULRIC. + +Je ne puis m'arrêter à chaque misérable crainte, et broncher sur tous +les doutes qui viennent, tels que des ronces, embarrasser vos pas. Il +faut les traverser, comme le ferait un villageois désarmé, eût-il même +les jambes nues, s'il apercevait tout d'un coup un loup affamé dans le +bois où il travaille. On prend les grives avec des lacets, mais non les +aigles; nous les éviterons, ou nous saurons bien les rompre. + +WERNER. + +Indiquez-moi donc le moyen. + +ULRIC. + +Ne pouvez-vous le deviner? + +WERNER. + +Non. + +ULRIC. + +J'en suis surpris. Votre esprit n'en eut-il pas au moins la _pensée, la +dernière nuit_. + +WERNER. + +Je ne vous entends pas. + +ULRIC. + +Nous ne pourrons donc jamais nous entendre! Mais, pour changer +d'entretien-- + +WERNER. + +Vous voulez dire pour le _poursuivre_; car il s'agit de notre salut. + +ULRIC. + +En effet; j'accepte votre correction. Je vois plus clairement quelle est +notre position actuelle, et toutes ses conséquences. Les eaux baissent; +dans quelques heures arriveront les mirmidons qu'il a mandés de +Francfort; vous resterez leur prisonnier, quelque chose de pis +peut-être; et moi, enfant déclaré bâtard, par suite des artifices de ce +baron, je lui abandonnerai mes droits. + +WERNER. + +Maintenant, votre remède. Je pensais à m'échapper par le moyen de cet or +maudit; mais je n'ose plus m'en servir, le montrer, ni même le regarder. +Je crois y voir mon crime pour légende, et non pas le titre de la +monnaie. Au lieu de la figure du souverain, il me semble reconnaître ma +propre tête enveloppée de serpens, dont les sifflets font entendre à la +foule assemblée ces mots: _Regardez: c'est un voleur_! + +ULRIC. + +Gardez-vous, pour le moment du moins, de vous en servir; mais prenez cet +anneau. + +(Il lui donne un anneau.) + +WERNER. + +Un brillant! c'était celui de mon père. + +ULRIC. + +Et, comme tel, il vous appartient. Vous pouvez, avec lui, emprunter à +l'intendant ses chevaux et sa vieille calèche, afin de poursuivre, vous +et ma mère, votre route au lever du soleil. + +WERNER. + +Et vous, que nous avons retrouvé depuis un instant, nous vous +laisserions encore au milieu du danger? + +ULRIC. + +N'ayez pas la moindre crainte. Elles seraient fondées si nous +disparaissions ensemble; car, par là, nous découvririons nos +intelligences. Les eaux ne sont très-élevées que dans la direction de +Francfort; ainsi, elles nous favorisent complètement. La route de +Bohême, bien que difficile, n'est pas impraticable; et quand vous aurez +quelques heures d'avance, les gens qui tenteront de vous poursuivre +trouveront les mêmes difficultés que vous-mêmes: une fois à la +frontière, vous êtes sauvés. + +WERNER. + +Mon noble enfant! + +ULRIC. + +Arrêtez! pas de transports: nous pourrons nous y abandonner dans le +château de Siegendorf! Ne montrez pas d'or: présentez le brillant à +Idenstein, (je connais l'homme, et je l'ai jugé). Vous y trouverez un +double avantage: Stralenheim a perdu de l'or, et non pas des pierreries; +ainsi, le diamant ne peut lui appartenir; et puis, celui qui le possède +ne peut guère être soupçonné d'avoir ravi la monnaie du baron, puisqu'en +échangeant son bijou il lui était facile de trouver plus d'argent que +n'en a perdu Stralenheim la nuit dernière. Ne soyez pas trop timide en +lui adressant votre demande, sans pourtant y mettre de l'arrogance; et +Idenstein vous servira sans hésiter. + +WERNER. + +Je suivrai en tout vos instructions. + +ULRIC. + +J'aurais voulu vous épargner cet ennui; mais si j'avais paru prendre +intérêt à votre sort, si j'avais surtout sacrifié en votre faveur un +diamant, on aurait tout deviné. + +WERNER. + +Mon ange gardien! ce moment me fait oublier tous mes anciens malheurs. +Mais que feras-tu après notre départ? + +ULRIC. + +Stralenheim ignore même que je vous connaisse. Je veux rester un jour ou +deux près de lui pour prévenir tous ses doutes, et puis, je rejoindrai +mon père. + +WERNER. + +Pour ne plus le quitter? + +ULRIC. + +Je l'ignore; mais du moins nous rejoindrons-nous encore une fois. + +WERNER. + +Mon fils! mon ami,--mon unique enfant, mon seul sauveur! Oh! je t'en +conjure,--ne me hais pas! + +ULRIC. + +Moi! haïr mon père! + +WERNER. + +Oui; mon père me haïssait, pourquoi pas mon fils? + +ULRIC. + +Votre père ne vous connaissait pas comme je vous connais. + +WERNER. + +Tes paroles sont autant de serpens. Tu me connais, dis-tu? Si tu es +sincère, tu ne me connais pas; car je ne suis pas, en ce moment, +moi-même. Cependant (ne me hais pas), je le serai bientôt. + +ULRIC. + +_J'attendrai_. Cependant, croyez-moi, tout ce qu'un fils peut faire pour +ses parens, je le ferai. + +WERNER. + +Je le vois, et je le sens déjà; cependant, je sens aussi--que vous me +méprisez. + +ULRIC. + +Pourquoi vous mépriserais-je? + +WERNER. + +Voulez-vous me forcer à rappeler ma honte? + +ULRIC. + +Non: je l'ai approfondie ainsi que vous; mais n'en parlons pas +davantage, ou du moins oublions-la pour ce moment. Votre faute a +redoublé tout ce qu'avait de difficile la situation de notre famille, et +ses inimitiés secrètes contre celle de Stralenheim. C'est _lui_, +maintenant, qu'il s'agit de battre. J'avais indiqué _un_ moyen. + +WERNER. + +C'est le seul, et je l'embrasse comme j'embrasse mon fils, qui, dans le +même jour, a _sauvé_ son père et lui-même. + +ULRIC. + +Oui, vous serez sauvé: cela doit nous suffire. La présence de +Stralenheim en Bohême serait-elle un obstacle à vos droits, dans le cas +où nous parviendrions jusque dans nos domaines? + +WERNER. + +Certainement, dans l'état actuel des choses; le premier occupant a +cependant pour lui, comme c'est l'usage, le principal avantage, surtout +quand il est du sang le plus proche. + +ULRIC. + +_Sang_!! c'est un mot d'acception diverse: celui qui coule dans les +veines; celui qu'on en fait sortir:...--comme il pourrait arriver, dans +le cas où ceux du même _sang_ (ainsi parle-t-on) auraient entre eux la +même animosité que jadis les frères Thébains. Lorsqu'une partie de ce +_sang_ est corrompue, il suffit d'en tirer quelques onces pour purifier +le reste. + +WERNER. + +Je ne saisis pas votre pensée. + +ULRIC. + +Cela se peut,--et même devrait être,--et cependant...--mais ne perdons +pas de tems: il faut que cette nuit vous partiez; vous et ma mère. +L'intendant s'approche: sondez-le avec le diamant; il pénétrera au fond +de son ame vénale, comme le plomb au fond de la mer; il en rapportera la +vase, la boue et ce qu'elle renferme de plus sale, comme le plomb +encore, quand, imprégné d'une matière visqueuse, il revient annoncer +l'approche et le danger des écueils. Ici, la cargaison est riche; il +faut passer la ligne à tems. Adieu! nous n'avons pas un instant à +perdre. Mais, avant de nous quitter, votre _main_, mon père!-- + +WERNER. + +Laisse-moi t'embrasser! + +ULRIC. + +On pourrait nous observer: dissimulez vos sentimens pour aujourd'hui, et +laissez croire que nous sommes ennemis. + +WERNER. + +Maudit celui dont les artifices étouffent les plus doux et les plus +légitimes sentimens de nos coeurs, et dans un moment semblable, encore! + +ULRIC. + +Oui, maudissez-le:--cela vous fera du bien. Voici l'intendant. + +(Entre Idenstein.) + +ULRIC. + +Maître Idenstein, quel est le résultat de vos recherches? Avez-vous +attrapé notre drôle? + +IDENSTEIN. + +Non, par ma foi! + +ULRIC. + +Eh bien, il y en a d'autres à foison: dans une autre chasse vous aurez +plus de bonheur. Où est le baron? + +IDENSTEIN. + +Rentré dans son appartement; et, maintenant que j'y pense, il demande +après vous, avec toute l'impatience d'un grand seigneur. + +ULRIC. + +Il faut satisfaire à l'instant tous ces illustres personnages, comme si +nous étions autant de coursiers aiguillonnés par l'éperon. Il est fort +heureux qu'ils aient aussi des chevaux; car, s'ils n'en avaient pas, ils +forceraient, je crois, les hommes à traîner leurs chariots, comme +autrefois, dit-on, les rois traînaient celui de Sésostris. + +IDENSTEIN. + +Quel était ce Sésostris? + +ULRIC. + +Un vieux Bohémien,--un Égyptien couronné. + +IDENSTEIN. + +Égyptien, Bohémien, c'est tout un; car on leur donne l'un et l'autre +nom. Aurait-il été un de ces gens-là? + +ULRIC. + +C'est ainsi que je l'entendais; mais je dois vous laisser. Votre +serviteur, intendant.--Werner! c'est, je crois, votre nom? serviteur! + +(Il sort.) + +IDENSTEIN. + +Voilà un garçon de bonne mine et d'esprit! comme il a l'usage du monde! +Vous le voyez, monsieur, il met chacun à sa place: il observe les +préséances naturelles. + +WERNER. + +Je m'en aperçois; et j'applaudis à son discernement comme au vôtre. + +IDENSTEIN. + +C'est bien,--c'est très-bien: je vois que vous connaissez aussi ce que +vous êtes; pour moi, je vous avoue cependant que je ne le connais pas +encore. + +WERNER, montrant l'anneau. + +Cela peut-il éclaircir vos doutes? + +IDENSTEIN. + +Comment!--Qu'est-ce? un diamant! + +WERNER. + +Il est à vous, à une condition. + +IDENSTEIN. + +À moi! parlez! + +WERNER. + +C'est que vous me permettrez, dans la suite, de le racheter trois fois +ce qu'il vaut: c'est une bague de famille. + +IDENSTEIN. + +De famille! de la _vôtre_! un diamant! je suis tout interdit. + +WERNER. + +Il faut aussi que vous me procuriez, une heure avant la chute du jour, +tous les moyens de quitter cet endroit. + +IDENSTEIN. + +Mais n'est-il pas faux? Laissez-moi l'examiner: oui, c'est bien un +diamant, par toutes les gloires célestes. + +WERNER. + +Allons! je me confie à vous; vous deviniez sans doute que j'étais d'une +naissance supérieure à mon apparente fortune? + +IDENSTEIN. + +Je n'oserais le dire, quoique ce joyau plaide bien en votre faveur; car +c'est le véritable indice d'un sang noble. + +WERNER. + +J'ai d'importantes raisons qui me font désirer de continuer mon voyage +sans être connu. + +IDENSTEIN. + +Alors, _vous êtes_ donc l'homme que Stralenheim recherche? + +WERNER. + +Je ne le suis pas, mais on me pourrait prendre pour lui; et cette erreur +me causerait, en ce moment, autant d'embarras que, plus tard, elle en +causerait au baron:--or, c'est pour éviter ce double inconvénient, que +je veux prévenir tout malentendu. + +IDENSTEIN. + +Que vous soyez ou non l'homme qu'il cherche, ce n'est pas mon affaire; +d'ailleurs, qu'obtiendrai-je jamais de ce fier et vaniteux seigneur, +qui, pour quelques pièces d'argent, met sur pied tout le pays, et ne +parle pas d'une récompense précise? Mais ce diamant! que je le regarde +encore! + +WERNER. + +Admirez-le à votre aise; à la chute du jour, il est à vous. + +IDENSTEIN. + +Ô merveilleuse étincelle! préférable à la pierre des philosophes, +puisqu'elle est la pierre de toute la philosophie elle-même. OEil radieux +de la mine, voie lactée de l'ame, véritable pôle magnétique vers lequel +se dirigent tous les coeurs comme autant d'aiguilles aimantées! Esprit +flamboyant de la terre, qui, placé sur le diadême des rois, inspire plus +d'envie que la pénible majesté dont ils sont redevables à leur sceptre, +et qui, pour être rehaussée, a besoin du sang de milliers d'hommes! +Est-il bien vrai que tu m'appartiennes? Je suis donc déjà devenu un +petit roi, un bienheureux alchimiste, un habile magicien, qui, sans +avoir vendu mon ame, ai trouvé le moyen de commander au diable?--Mais +venez, Werner, ou qui que vous soyez. + +WERNER. + +Continuez à me donner ce nom; plus tard vous pourrez me connaître sous +un titre plus illustre. + +IDENSTEIN. + +Oui, je vois en toi, sous un humble costume, je reconnais l'esprit à qui +j'ai si long-tems rêvé.--Viens, je te servirai, tu seras libre comme +l'air, et en dépit des eaux; sortons d'ici, je te prouverai que je suis +honnête (oh! le beau joyau!) On te fournira, Werner, tant de moyens de +fuir, que je défierais le plus rapide oiseau de te dépasser, quand tu +serais un limaçon. Encore une fois, laisse-moi l'admirer. J'ai, dans le +commerce de Hambourg, un frère de lait, habile connaisseur en pierres +précieuses.--Combien de carats peut-il valoir? Allons, Werner, je te +donnerai les moyens de voler, si tu veux. + +(Ils sortent.) + + +SCÈNE II. + +(L'appartement de Stralenheim.) + +STRALENHEIM et FRITZ. + + +FRITZ. + +Mon cher maître, tout est prêt. + +STRALENHEIM. + +Je n'ai pas envie de dormir, et pourtant il faut me coucher. Je devrais +dire reposer; mais je sens sur mon coeur je ne sais quel poids, trop +lourd pour comporter la veille, trop léger pour permettre le sommeil. +C'est comme un de ces nuages dont l'obscurité intercepte les rayons du +jour, mais qui tardent à se résoudre en pluie, et restent suspendus +entre la terre et le ciel; tels encore qu'un levain d'envie entre deux +hommes--Jetons-nous sur l'oreiller... + +FRITZ. + +Je souhaite que vous y reposiez bien. + +STRALENHEIM. + +Oui, je sens que je dois reposer, et je le crains. + +FRITZ. + +Pourquoi le craindre? + +STRALENHEIM. + +Je l'ignore; et ma crainte s'accroît de la difficulté que j'éprouve à la +justifier;--mais c'est une vaine terreur. A-t-on, comme je l'avais +souhaité, changé les serrures de cette chambre? L'accident de la nuit +dernière rendait cette précaution nécessaire. + +FRITZ. + +Certainement; on l'a fait, conformément à vos ordres, sous mes yeux et +ceux du jeune Saxon qui vous sauva la vie. Je crois me rappeler que son +nom est Ulric.-- + +STRALENHEIM. + +Vous _croyez_! orgueilleux valet! De quel droit osez-vous suspecter +votre mémoire, quand elle devrait être empressée, heureuse et fière, de +retenir le _nom_ du sauveur de votre maître, et de le répéter chaque +jour afin de mieux comprendre vos devoirs à l'égard de ma +personne--Sortez! Vous _croyez_? vraiment! Vous qui restiez sur le +rivage à pousser des cris et à sécher vos vêtemens, tandis que +j'expirais, et que cet étranger, bravant la violence du torrent, me +faisait renaître pour le remercier et vous mépriser davantage. Vous +_croyez_!--et vous avez peine à rappeler son nom! Mais je ne veux pas +perdre plus long-tems avec vous mes paroles. Vous m'éveillerez de bonne +heure. + +FRITZ. + +Bonsoir, monseigneur; j'espère que la nuit renouvellera vos forces et +ranimera votre santé. + + +SCÈNE III. + +(Le passage secret.) + + +GABOR, seul. + +Quatre,--cinq,--six! Je compte les heures comme une sentinelle +d'avant-poste. Cette voix sourde du tems est toujours sinistre; et quand +elle signale des plaisirs, on dirait encore que chaque tintement les +diminue ou les étouffe; c'est un glas perpétuel, même quand il résonne +pour un mariage. Alors, chaque coup nous ravit une illusion; on le +prendrait pour le chant funéraire de l'amour, enseveli sans espoir de +réveil sous le tombeau que la possession lui creuse; toutefois l'avidité +des enfans porte fréquemment une oreille ravie au son qui leur révèle le +trépas de vieux parens.--J'ai froid;--je n'y vois, pas;--j'ai soufflé +dans mes doigts;--j'ai compté vingt fois mes pas, et je n'en ai pas +moins choqué de ma tête une cinquantaine de points anguleux.--J'ai +soulevé parmi les rats et les chauves-souris une insurrection générale; +et grâce à leur maudit trottement et au bruissement de leurs ailes je +puis à peine saisir un autre bruit.--Ah! une lumière! elle est éloignée +(autant que je puis, dans l'obscurité, mesurer la distance); mais elle +brille comme au travers d'une fente ou d'un trou de serrure du côté +qu'il m'est interdit de franchir; je n'en avancerai pas moins, par +curiosité; la lumière éloignée d'une lampe est un événement dans un +antre comme celui-ci. Fasse le ciel qu'elle ne me conduise vers aucun +objet capable de me tenter; ou, dans tous les cas, puisse ce même ciel +m'aider à l'obtenir ou l'abandonner.--Toujours le même éclat! Quand ce +serait l'étoile de Lucifer, ou le diable lui-même, entouré de sa lueur +infernale, je ne pourrais me déterminer à +m'arrêter.--Doucement!--parfaitement bien! J'ai doublé le coin;--comme +cela!--Non.--Bien! nous approchons. Encore un angle obscur:--nous en +sommes quittes.--Un instant.--Mais si j'allais trouver un danger plus +grand que celui auquel je viens d'échapper?--Peu importe; il sera +imprévu, et les dangers nouveaux, comme les nouvelles maîtresses, +portent avec eux un charme magnétique: poursuivons donc; il en sera ce +qu'il pourra.--J'ai ma dague qui, dans tous les cas, saura bien me +protéger.--Brûle toujours, ô toi, faible lumière! tu es mon attrayant +feu follet.--Bien! bien! mon invocation a été comprise: elle fait son +effet. + +(La toile tombe.) + + +SCÈNE IV. + +(Un jardin.) + +Entre WERNER. + + +WERNER. + +Il me serait impossible de dormir;--et puis l'heure approche: tout est +prêt. Idenstein a tenu sa parole; la voiture nous attend à la porte de +la ville, et sous les premiers arbres de la forêt. Les dernières étoiles +commencent à pâlir, et pour la dernière fois mes yeux s'arrêtent sur ces +horribles murailles. Oh! jamais, jamais je ne les oublierai. J'entrai +dans leur enceinte, pauvre, mais non déshonoré; et je les quitte avec +une tache qui, si elle épargne mon nom, pèsera toujours sur mon coeur. +Impérissable ver rongeur, dont le dard ne cédera pas à toute l'opulence +qui m'est promise, aux honneurs, à la souveraineté des Siegendorf. Il +faut que je trouve un moyen de restitution qui puisse soulager à demi ma +conscience; mais comment, sans risquer d'être découvert?--Il le faut +cependant. J'y songerai dès l'instant que je naîtrai à la sécurité. +L'excès de la misère m'a conduit à cette étrange bassesse; le repentir +en doit alléger la gravité. Non, je ne veux rien avoir de Stralenheim, +bien qu'il ait tout voulu me ravir, terres, liberté, existence.--Et +cependant, il dort! aussi profondément, peut-être, qu'un enfant; +enveloppé dans de riches couvertures, sur des coussins moëlleux, +semblables à ceux...--Écoutons! Quel est ce bruit? Encore! les branches +frémissent; j'entends plusieurs lourdes pierres tomber de la terrasse. +(Ulric saute en bas de la terrasse.) Ulric! ah! toujours le bien venu; +et dans ce moment, trois fois le bien venu! Cette sollicitude filiale-- + +ULRIC. + +Arrêtez! avant de nous rapprocher, dites-moi-- + +WERNER. + +Pourquoi ces étranges regards? + +ULRIC. + +Est-ce mon père que je vois? ou bien-- + +WERNER. + +ULRIC. + +Un assassin? + +WERNER. + +Malheureux ou insensé! + +ULRIC. + +Répondez, répondez, si vous tenez à votre vie ou à la mienne! + +WERNER. + +À quoi faut-il répondre? + +ULRIC. + +Êtes-vous ou n'êtes-vous pas l'assassin de Stralenheim? + +WERNER. + +Je ne fus jamais l'assassin de personne. Que prétendez-vous? + +ULRIC. + +_Cette_ nuit, n'avez-vous pas (comme la nuit précédente) suivi le +passage secret? ne pénétrâtes-vous pas de _nouveau_ dans la chambre de +Stralenheim? et ne l'avez-vous pas--(Il s'arrête.) + +WERNER. + +Poursuivez. + +ULRIC. + +_Tué_ de votre main? + +WERNER. + +Grand Dieu! + +ULRIC. + +Vous êtes donc innocent? Mon père est innocent! Embrassez-moi! +Oui,--votre ton,--vos yeux:--oui, oui.--Cependant, dites-le moi. + +WERNER. + +Si jamais j'ai pu concevoir une pareille pensée; ou si, quand elle s'est +présentée, je ne l'ai pas repoussée avec effroi dans l'enfer;--si jamais +elle se fit jour un moment dans mon coeur oppressé, à travers +l'irritation qui le dévorait:--puisse le ciel être interdit à mes +espérances comme à mes yeux! + +ULRIC. + +Mais Stralenheim est mort. + +WERNER. + +Cela est horrible: j'en suis effrayé.--Mais qu'ai-je de commun avec cet +événement? + +ULRIC. + +Il n'y a pas de serrure forcée; il n'y a de traces de violence que sur +son corps. Une partie de ses propres gens est en alarme; mais, en +l'absence de l'intendant, j'ai pris sur moi le soin d'avertir la police. +Il est certain qu'on a pénétré dans sa chambre. Excusez-moi, si la +nature-- + +WERNER. + +Oh! mon enfant! quelle fatalité horrible et inexplicable s'attache +obstinément sur notre maison! + +ULRIC. + +Mon père, je vous absous! Mais le monde vous jugera-t-il de même? et les +juges, dans le cas où--à moins que, par votre faute, vous ne +préveniez... + +WERNER. + +Non! je ne les éviterai pas. Qui oserait me soupçonner? + +ULRIC. + +Vous êtes sûr de n'avoir pas eu d'hôtes, de visiteurs,--aucune ame +vivante enfin, auprès de vous, à l'exception de ma mère? + +WERNER. + +Ah! le Hongrois! + +ULRIC. + +Il est parti; il a disparu avant le soleil couchant. + +WERNER. + +Non, je l'ai caché précisément dans cette fatale galerie. + +ULRIC. + +Eh bien, je l'y retrouverai. (Ulric s'éloigne.) + +WERNER. + +Il est trop tard: il a quitté le palais avant moi. J'ai trouvé le +panneau secret ouvert, ainsi que les portes de la salle où il se trouve +placé. J'ai pensé qu'il n'avait songé qu'à profiter du silence et du +moment favorable, pour esquiver les mirmidons d'Idenstein, dont les +aboiemens l'avaient poursuivi le jour précédent. + +ULRIC. + +Et vous avez refermé le panneau! + +WERNER. + +Oui; mais non sans un secret effroi, et tout en reprochant à ce +malheureux étranger l'imprévoyance qu'il avait montrée, en laissant +entr'ouvert, au risque de me perdre, l'asile que je lui avais offert. + +ULRIC. + +Vous êtes sûr de l'avoir fermé? + +WERNER. + +Très-sûr. + +ULRIC. + +Cela est bien; mais il eût été mieux de ne pas le transformer en une +caverne de--(Il s'arrête.) + +WERNER. + +De voleurs, penses-tu dire? Je le mérite, et je le souffrirai; mais +non-- + +ULRIC. + +Non, mon père; ne parlons plus de cela: ce n'est pas l'heure. Songez, +non pas à de faibles crimes, mais à prévenir la conséquence de plus +graves. Pourquoi avez-vous cru devoir prêter votre appui à ce Gabor? + +WERNER. + +Pouvais-je faire autrement? C'était un homme poursuivi par mon plus +grand ennemi; déshonoré par mon propre crime; victime de _ma_ sécurité; +implorant, pour un refuge de quelques heures, l'asile même, première +cause de notre commun malheur. Eût-il été un loup enragé, pouvais-je, en +pareille circonstance, le livrer à ceux qui le poursuivaient? + +ULRIC. + +Et c'est en loup qu'il vous a récompensé. Mais il est trop tard...--il +faut que vous partiez avant l'aube du jour. Je resterai ici pour +découvrir la trace du meurtrier, si cela est possible. + +WERNER. + +Mais ma disparition soudaine va éveiller le soupçon; et leur offrir deux +victimes, au lieu d'une, si je restais: le Hongrois fugitif, qui semble +le meurtrier, et-- + +ULRIC. + +Qui _semble_?--Quel autre donc pourrait-ce être? + +WERNER. + +Ce n'est pas _moi_, quels que soient vos nouveaux doutes.--Vous, mon +_fils_,--vous doutez encore de moi!-- + +ULRIC. + +Vous doutez bien de lui, du fugitif? + +WERNER. + +Enfant! depuis que moi-même j'ai pénétré dans l'abîme du crime (non +pourtant d'un pareil crime), depuis que j'ai vu l'innocent poursuivi à +ma place, il m'est bien permis d'hésiter à condamner le coupable +lui-même. Votre coeur est libre encore; il montre une vertueuse +impatience dès qu'il s'agit d'accuser des apparences; et l'ombre de la +vertu elle-même semble lui révéler un crime, par cela seul que la +lumière est douteuse. + +ULRIC. + +Si telles sont mes dispositions, que seront donc celles du genre humain, +qui ne vous connaît pas, ou ne vous a connu que pour vous opprimer? +Gardez-vous d'en courir les chances. Fuyez,--je saurai tout arranger. +Idenstein, dans son intérêt, dans celui de son diamant, gardera le +silence; il est d'ailleurs complice de votre fuite; et puis,-- + +WERNER. + +Fuir! Laisser mon nom sous le poids de la même infamie que celui du +Hongrois! l'exposer même comme appartenant au plus pauvre, à subir seul +l'opprobre réservé aux assassins!-- + +ULRIC. + +Misères! Ne songez à rien qu'aux domaines, aux châteaux de nos pères, +objets de tant de regrets et de si longues espérances. De quel _nom_ +parlez-vous? Vous n'en laissez pas ici; celui que vous portez est faux. + +WERNER. + +Je l'avoue; mais encore ne voudrais-je pas le laisser gravé en caractère +de sang dans la mémoire des hommes, même des hommes de cet endroit +perdue.--D'ailleurs, des recherches-- + +ULRIC. + +Je saurai prévenir tous les dangers qui pourraient vous menacer. +Personne ici ne vous connaît comme héritier de Siegendorf. Si Idenstein +vous soupçonne, ce n'est qu'un _soupçon_, et le soupçon d'un sot; sa +sottise aura d'ailleurs assez d'emploi, et l'inconnu Werner fera, chez +lui, place à des considérations personnelles. Les lois (si jamais lois +ont régi ce village) sont toutes, après une guerre générale de trente +ans, oubliées, ou suspendues, ou à peine exhumées de la poussière dont +le droit de la guerre les avait couvertes. Stralenheim, quoique noble, +n'a d'autre recommandation ici que son titre,--sans terres, sans +influence, à l'exception de celle qui est morte avec lui. Peu d'hommes +laissent quelque souvenir une semaine après leurs funérailles, sinon +grâce à des parens dont les intérêts le réveillent: ce n'est pas ici le +cas; il est mort isolé, inconnu;--une tombe solitaire, ignorée comme ces +déserts, privée d'un écusson, est tout ce qu'il aura et ce dont il +manque encore. Si je découvre l'assassin, tant mieux;--sinon; +croyez-moi, toute la suite de ces misérables valets pourra bien pousser +des cris autour de sa cendre, comme ils firent autour de lui lorsqu'il +se noyait dans l'Oder; mais aucun d'eux ne hasardera, pour le venger, le +petit doigt. Partez! partez! mais ne répondez pas. Voyez! les étoiles +sont presque toutes évanouies, et le crépuscule commence à traverser la +noire chevelure de la nuit. Pardonnez, pardonnez si je suis aussi +pressant; c'est votre fils qui vous parle; votre fils si long-tems +perdu, si tardivement retrouvé.--Allons prévenir ma mère, avançons +doucement et avec précaution, et laissez-moi le soin du reste. Je +réponds de l'événement, pour ce qui _vous_ regarde; et c'est là le point +important, comme le plus sacré de mes devoirs. Nous nous retrouverons au +château de Siegendorf; c'est là que nous pourrons de nouveau déployer +nos glorieuses bannières. Ne songez qu'à cela; rejetez sur moi toutes +les autres pensées; la jeunesse me donne plus de ressources contre +elles.--Fuyez! et puisse votre vieillesse être heureuse!--Je veux une +dernière fois embrasser ma mère; et que le ciel conduise vos pas! + +WERNER. + +Votre conseil est dicté par la prudence;--mais est-il avoué par +l'honneur? + +ULRIC. + +Sauver un père est pour un fils le véritable point d'honneur. + +(Ils sortent.) + +FIN DU TROISIÈME ACTE. + + + +ACTE IV. + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Le théâtre représente une salle gothique, dans le château de +Siegendorf, auprès de Prague.) + +Entrent ERIC et HENRICK, attachés à la maison du comte. + + +ERIC. + +Ainsi, de meilleurs jours ont enfin lui; voici, dans ces murs, deux +choses depuis long-tems désirées: des maîtres nouveaux, des accens d'une +vive allégresse. + +HENRICK. + +Oui, quant à des _maîtres_. Ceux qui n'aspirent qu'après la nouveauté +pouvaient bien désirer un changement, même au prix d'une tombe; mais +quant aux fêtes, il me semble que le vieux comte Siegendorf savait +exercer son hospitalité féodale aussi noblement que tout autre prince de +l'empire. + +ERIC. + +Quant au service de la table et à l'offre de la coupe vermeille, nous +l'avouons, il s'en acquittait fort bien; mais pour ce qui est des +plaisirs et des joyeux exercices, sans lesquels les meilleures sauces +semblent privées d'assaisonnement, nous en éprouvions la disette, ou du +moins une très-modeste jouissance. + +HENRICK. + +Le vieux comte redoutait le tumulte des fêtes; êtes-vous sûr que +celui-ci l'aime? + +ERIC. + +Jusqu'ici il a fait aussi bien preuve de courtoisie que de bonté; il a +su capter l'amour de tout le monde. + +HENRICK. + +Mais à peine si son règne a dépassé la lune de miel, car la première +année de souveraineté est comme celle du mariage; plus tard nous +pourrons juger de ses dispositions réelles et de son caractère. + +ERIC. + +Puisse le ciel nous le conserver! Puis, après lui, nous aurons son brave +fils, le comte Ulric.--Voilà un chevalier!--Quel malheur que la guerre +ait cessé. + +HENRICK. + +Et pourquoi? + +ERIC. + +Regardez-le, et vous vous répondrez vous-même. + +HENRICK. + +Il est bien jeune, il est beau et vigoureux comme un jeune tigre. + +ERIC. + +Je ne reconnais pas, dans cette comparaison, le vassal fidèle. + +HENRICK. + +Mais le vassal sincère, peut-être. + +ERIC. + +Je l'ai dit: c'est un malheur que la guerre ait cessé. Dans les fêtes, +qui peut-on comparer au comte Ulric, pour la noble fierté et cette +dignité qui, sans offenser personne, en impose à tout le monde? Dans les +violens exercices, qui sait comme lui manier l'épieu, attendre le +sanglier mortellement blessé et frappant à droite et à gauche la meute +des chiens? Qui sait monter à cheval, porter sur le poing un faucon, ou +tenir l'épée comme lui? Quel panache a plus de nobles grâces que le +sien? + +HENRICK. + +Aucun, je l'avoue. Mais ne craignez pas que la guerre se fasse trop +long-tems attendre: il est capable de la faire pour lui-même, si déjà il +ne l'a faite. + +ERIC. + +Que voulez-vous dire? + +HENRICK. + +Vous ne pouvez nier que les gens dont il s'entoure (et peu d'entre eux +sont nés dans ses domaines) ne soient de ce genre de valets qui--(Il +s'arrête.) + +ERIC. + +Eh bien? + +HENRICK. + +Qui ont échappé aux dangers de la guerre que vous aimez tant; car, +semblable à bien d'autres mères, ses plus mauvais enfans sont ceux +qu'elle gâte le plus. + +ERIC. + +Ce n'est pas le cas ici. Ils ont tous l'air de braves compagnons, tels +que les aimait le vieux Tilly. + +HENRICK. + +Et qui aimait Tilly? Demandez-le aux bourgeois de Magdebourg;--ou qui +aimait Wallenstein?--Ils sont allés-- + +ERIC. + +Reposer; mais pour combien de tems? c'est ce que l'on ne pourrait dire. + +HENRICK. + +Je souhaite qu'ils nous fassent partager quelque chose de leur repos. La +contrée, qui n'a de la paix que les apparences, est désolée par je ne +sais quels brigands:--ils font des courses la nuit, et disparaissent +avec le soleil; mais ils laissent après eux une désolation comparable +aux effets de la plus _ouverte_ guerre. + +ERIC. + +Mais le comte Ulric,--qu'a tout cela de commun avec lui? + +HENRICK. + +Avec _lui_! mais il--pourrait les prévenir. Vous le représentez comme +amant de la guerre; que ne la fait-il donc à ces maraudeurs? + +ERIC. + +Vous pourriez le lui demander vous-même. + +HENRICK. + +J'aimerais autant demander au lion pourquoi il ne se nourrit pas de +lait. + +ERIC. + +Mais le voici qui vient. + +HENRICK. + +Diable! au moins gardez-vous de parler. + +ERIC. + +Pourquoi devenez-vous si pâle? + +HENRICK. + +Ce n'est rien;--mais, je vous en conjure, silence! + +ERIC. + +Je le garderai sur ce que vous m'avez dit. + +HENRICK. + +Je vous assure que je ne voulais rien dire: c'était une plaisanterie, et +voilà tout. Et s'il en eût été autrement, l'on sait qu'il va épouser +l'aimable baronne Ida de Stralenheim, l'héritière du dernier baron; et +l'on ne peut douter qu'elle n'adoucisse la dureté que les dernières +guerres intestines ont jetée dans tous les caractères, surtout dans ceux +qui naquirent au milieu d'elles, furent bercés, pour ainsi dire, sur les +genoux de l'homicide, et arrosés d'un baptême de sang. Silence, je t'en +prie, sur tout ce que je t'ai dit. + +(Entrent Ulric et Rodolph.) + +HENRICK. + +Bonjour, comte! + +ULRIC. + +Bonjour, mon brave Henrick. Eric, tout est-il prêt pour la chasse? + +ERIC. + +Les chiens sont accouplés à l'entrée de la forêt; les vassaux déjà +battent les buissons, et le tems est de bon augure. Faut-il donner le +signal à la suite de votre excellence? Quel coursier voulez-vous monter? + +ULRIC. + +Le brun, Walstein. + +ERIC. + +Je crains qu'il ne soit pas encore remis des courses de lundi. La noble +chasse, monseigneur! vous en avez frappé quatre de votre main. + +ULRIC. + +En effet, bon Eric; j'oubliais.--Je prendrai donc le gris, le vieux +Ziska; il n'est pas sorti depuis quinze jours. + +ERIC. + +On va sur-le-champ le garnir. De combien de vassaux immédiats serez-vous +escorté? + +ULRIC. + +Sur cela, je m'en rapporte à Weinbourg, notre écuyer. + +(Eric sort.) + +ULRIC. + +Rodolph! + +RODOLPH. + +Monseigneur. + +ULRIC. + +Nous avons de mauvaises nouvelles de--(Rodolph montre du doigt Henrick.) +Eh bien, Henrick, que faites-vous-là? + +HENRICK. + +J'attends vos ordres, monseigneur. + +ULRIC. + +Allez donc vers mon père, présentez-lui mes devoirs, et informez-vous +s'il aurait quelque chose à me dire avant mon départ. + +(Henrick sort.) + +ULRIC. + +Rodolph, nos amis ont éprouvé un échec sur les frontières de Franconie, +et le bruit court que l'on doit fortifier la colonne envoyée contre eux. +Je ne puis tarder à les rejoindre. + +RODOLPH. + +Attendez de nouveaux et de plus sûrs avis. + +ULRIC. + +Telle est mon intention.--En vérité, ce malheur ne pouvait tomber dans +un tems plus inopportun pour tous mes projets. + +RODOLPH. + +Vous aurez de la peine à donner une excuse suffisante de votre départ au +comte votre père. + +ULRIC. + +Oui; mais la situation précaire de notre domaine, dans la Haute-Silésie, +justifiera et pourra dissimuler mon voyage. En attendant, pendant que +nous serons à la chasse, vous réunirez les quatre-vingts hommes qui ont +Wolff pour chef;--vous les ferez marcher par les forêts, vous savez? + +RODOLPH. + +Aussi bien que la nuit où nous-- + +ULRIC. + +Nous en reparlerons après avoir couru une seconde fois les mêmes +hasards, et avec le même succès. Quand vous serez arrivés, vous donnerez +cette lettre à Rosenberg. (Il lui donne une lettre.) Ajoutez de vive +voix, que je lui envoie ce faible renfort, sous votre conduite et celle +de Wolff, comme l'avant-coureur de mon arrivée: parlez-lui de la peine +que j'ai eue à les éloigner, dans un moment où mon père aime à +s'entourer d'un bon nombre de vassaux, et quand la cloche va donner le +signal de mon mariage, de ses fêtes, en un mot, de toutes les sottises +qui accompagnent ordinairement l'absurde sottise conjugale. + +RODOLPH. + +Je pensais que vous aimiez la jeune et noble Ida. + +ULRIC. + +Je ne m'en défends pas; mais il n'en faut pas conclure que je prétende +lier mes jeunes et glorieuses années, si fugitives, si impatientes de +contrainte, avec la ceinture d'une dame, fût-ce même de Vénus.--Je +l'aime comme doivent être aimées les femmes, sincèrement et sans +partage. + +RODOLPH. + +Et pour toujours? + +ULRIC. + +Je le pense; car je n'aime rien qu'elle.--Mais je n'ai pas le tems de +m'arrêter à ces hochets de tendresse: nous avons à faire de grandes +choses avant peu. Éloigne-toi rapidement, cher Rodolph! + +RODOLPH. + +À mon retour, cependant, je trouverai la baronne Ida transformée en +comtesse Siegendorf. + +ULRIC. + +Peut-être. Mon père le désire, et sérieusement cela est d'une bonne +politique; cette union avec le dernier rejeton de la branche rivale, +d'un seul coup, réconcilie l'avenir et jette un voile sur le passé. + +RODOLPH. + +Adieu! + +ULRIC. + +Arrête encore:--il vaut mieux demeurer ensemble jusqu'à l'ouverture de +la chasse. Nous nous quitterons ensuite, toi, pour suivre mes +instructions. + +RODOLPH. + +Fort bien; mais pour revenir--ce fut un trait de véritable bonté, chez +le comte votre père, d'envoyer chercher, à Koenigsberg, cette belle +orpheline, et de la recevoir comme sa fille. + +ULRIC. + +Bonté surprenante; en égard surtout à l'ancienne haine qui, jusqu'alors, +divisait les deux familles. + +RODOLPH. + +Le dernier baron mourut d'une fièvre, n'est-ce pas? + +ULRIC. + +Et comment pourrais-je le savoir? + +RODOLPH. + +J'ai entendu murmurer qu'il y avait eu dans sa mort quelque chose +d'étrange, et que même on savait à peine le lieu où elle était arrivée. + +ULRIC. + +C'était quelque village obscur sur la frontière de Saxe ou de Silésie. + +RODOLPH. + +N'a-t-il donc pas laissé de testament,--quelques mots d'adieux? + +ULRIC. + +Je n'étais ni son notaire, ni son confesseur: je ne saurais donc le +dire. + +RODOLPH. + +Ah! voici madame Ida. + +(Entre Ida Stralenheim.) + +ULRIC. + +Vous êtes matinale, mon aimable cousine! + +IDA. + +Je le suis trop, cher Ulric, si je vous interromps. Pourquoi +m'appelez-vous donc _cousine_? + +ULRIC, souriant. + +Ne l'êtes-vous pas? + +IDA. + +Oui; mais je n'en aime pas le nom: il semble qu'il me glace, comme si +vous ne songiez, en le prononçant, qu'à notre généalogie, et que vous +pesiez notre sang. + +ULRIC, interdit. + +Votre sang! + +IDA. + +Pourquoi le vôtre a-t-il cessé d'animer vos joues? + +ULRIC. + +Oui?--Je suis pâle? + +IDA. + +Sans doute; mais non! il revient comme un torrent, et colore jusqu'à +votre front. + +ULRIC, se remettant. + +Et s'il avait fui, c'est que votre présence seule l'avait refoulé vers +mon coeur, qui ne bat que pour vous, chère cousine! + +IDA. + +Cousine? encore! + +ULRIC. + +Eh bien, je vous donnerai le nom de soeur. + +IDA. + +J'aime encore moins ce nom.--Je voudrais qu'il n'y eût entre nous aucun +lien de parenté. + +ULRIC, d'une voix sombre. + +Oui, plût à Dieu! + +IDA. + +Ah ciel! et vous aussi; _vous souhaitez cela_? + +ULRIC. + +Adorable Ida! puis-je autre chose que répéter chacun de vos voeux? + +IDA. + +Oui, Ulric; mais les miens n'étaient pas accompagnés des mêmes regards; +à peine connaissais-je ce que je disais: soyez mon frère, mon cousin, ce +que vous voudrez, pourvu que vous soyez pour moi quelque chose. + +ULRIC. + +Vous serez tout,--tout pour moi. + +IDA. + +C'est déjà ce que vous êtes à mes yeux; mais je puis attendre. + +ULRIC. + +Chère Ida! + +IDA. + +Oui; appelez-moi Ida, votre Ida; car je veux être à vous, à vous +seul.--Il est vrai que je n'ai personne au monde que vous, depuis que +mon pauvre père--(Elle s'arrête.) + +ULRIC. + +Vous avez le _mien_,--et moi-même. + +IDA. + +Cher Ulric! combien je regrette que mon père ne puisse être témoin de +notre bonheur! Il n'y manque que sa présence. + +ULRIC. + +Vous dites vrai! + +IDA. + +Vous l'auriez aimé, et lui-même vous eût chéri; car les braves se +recherchent mutuellement. Son extérieur était bien un peu froid, et son +ame fière (comme le lui permettait sa haute naissance); mais sous cette +enveloppe sévère...--Ah! si vous vous étiez connus, si vous aviez pu +être à ses côtés dans son dernier voyage, il ne serait pas mort sans que +la voix d'un seul ami ait adouci ses derniers momens. + +ULRIC. + +Qui dit _cela_? + +IDA. + +Quoi! + +ULRIC. + +Qu'il soit mort seul? + +IDA. + +La commune rumeur, et la disparition de ses valets. Il fallait que la +fièvre dont mon père mourut victime fût bien cruelle, pour n'en avoir +épargné aucun. + +ULRIC. + +S'ils étaient près de lui, il n'a pu mourir seul et délaissé. + +IDA. + +Hélas! qu'est-ce qu'un valet près d'un lit de mort, quand les yeux se +lèvent une dernière fois, dans le vain espoir de rencontrer ceux d'un +ami?--On dit qu'il est mort d'une fièvre. + +ULRIC. + +_On dit!_ rien n'est plus sûr. + +IDA. + +J'ai quelquefois rêvé qu'il n'en était rien. + +ULRIC. + +Les songes sont autant de chimères. + +IDA. + +Et, cependant, je le vois--comme je vous vois. + +ULRIC. + +Où le voyez-vous? + +IDA. + +Dans le sommeil.--Je le vois étendu, pâle, ensanglanté, et derrière lui +un homme avec un couteau levé. + +ULRIC. + +Un homme! Vous ne voyez pas ses _traits_? + +IDA, jetant les yeux sur lui. + +Non! mais, grand Dieu!--et _vous_? + +ULRIC. + +Que voulez-vous dire? + +IDA. + +C'est que vos regards semblaient désigner un meurtrier. + +ULRIC, avec agitation. + +Ida, ceci est un pur enfantillage. À ma honte, je sens que vos +faiblesses me gagnent; j'y deviens sensible, sans doute parce que tout +doit être commun entre nous. Je t'en prie, chère enfant, changeons-- + +IDA. + +Enfant! J'ai plus de quinze ans, l'avez-vous oublié? (Le cor retentit.) + +RODOLPH. + +Entendez-vous, monseigneur, le cor! + +IDA, avec dépit à Rodolph. + +Qu'aviez-vous besoin de le lui dire? Croyez-vous qu'il ne l'entendrait +pas sans écho? + +RODOLPH. + +Pardonnez-moi, noble dame! + +IDA. + +J'y consens; mais à une condition: c'est que vous m'aiderez à détourner +le comte Ulric de la chasse de ce jour. + +RODOLPH. + +Madame, vous n'avez pas besoin de mon secours. + +ULRIC. + +Je ne puis, en ce moment, m'en dispenser. + +IDA. + +Mais vous vous en dispenserez. + +ULRIC. + +Moi! + +IDA. + +Oui, ou vous n'êtes pas un chevalier loyal.--Allons, cher Ulric! +cédez-moi en cela, et pour un seul jour; aussi bien, le tems est lourd, +et vous êtes devenu tout-à-coup si pâle... + +ULRIC. + +Vous plaisantez. + +IDA. + +Non, vraiment: demandez à Rodolph. + +RODOLPH. + +En effet, monseigneur, vous avez, en un quart-d'heure, changé plus que +je ne vous ai vu changer en plusieurs années. + +ULRIC. + +Ce n'est rien; mais si vous disiez vrai, l'air me remettrait bien vite. +Je suis un véritable caméléon: je ne vis qu'en pleine campagne. Vos +fêtes, dans l'intérieur des: châteaux, vos nombreux banquets n'ont aucun +attrait pour moi:--je suis un amant des forêts; j'aime à respirer sur +les sommets des montagnes; en un mot, j'aime tout ce qu'aiment les +aigles. + +IDA. + +Vous n'avez pas, j'espère ses goûts carnassiers? + +ULRIC. + +Chère Ida, souhaite-moi une bonne chasse; et je rapporterai six hures de +sangliers pour trophée. + +IDA. + +Ainsi, vous ne voulez pas rester? Non, vous n'irez pas! Venez; pour vous +plaire, je chanterai. + +ULRIC. + +Ida, vous serez difficilement l'épouse d'un soldat. + +IDA. + +Je ne souhaite pas non plus de l'être; la guerre est pour long-tems +terminée, et vous pourrez demeurer en paix dans vos domaines. + +(Entre Werner, comte Siegendorf.) + +ULRIC. + +Bon jour, mon père; désolé de ne vous voir qu'un instant.--Mais vous +avez entendu le cor, les vassaux attendent. + +SIEGENDORF. + +Eh bien! qu'ils attendent.--Vous oubliez que c'est demain, dans Prague, +un grand jour de fête; on y doit célébrer le retour de la paix. L'ardeur +avec laquelle vous vous laissez entraîner à la chasse ne vous +permettrait pas de revenir aujourd'hui; et, dans le cas contraire même, +vous reviendriez trop fatigué pour être demain en état de tenir votre +rang parmi la noblesse. + +ULRIC. + +Vous pourrez bien vous-même, comte, nous représenter tous les deux.--Je +ne suis pas curieux, vous le savez, de toutes ces réunions. + +SIEGENDORF. + +Non, Ulric; il serait peu convenable que, seul de toute notre jeune +noblesse,-- + +IDA. + +Et le plus noble de tous par son maintien et ses habitudes. + +SIEGENDORF, à Ida. + +Oui, ma chère enfant, bien que votre franchise soit un peu singulière +dans une belle demoiselle.--Ulric, souviens-toi de notre position; nous +avons bien tard reconquis nos droits. Crois-moi, on remarquerait dans +chaque maison, et surtout dans la _nôtre_, que l'un de nous a négligé de +se rendre à pareille fête et dans un pareil moment. D'ailleurs, le ciel +qui nous a rendu le repos au même instant qu'il le répand sur tout +l'univers, a pour nous un double droit aux actions de grâce: pour notre +pays d'abord, ensuite pour nous avoir fait partager ses bénédictions. + +ULRIC, à part. + +Quoi! dévot.--Eh bien, monsieur, j'obéirai.--(À l'un des valets.) +Ludwig, renvoyez la suite. + +IDA. + +Ainsi, vous lui accordez ce que je vous ai vainement demandé pendant une +heure. + +SIEGENDORF, souriant. + +Ma belle révoltée, vous n'êtes pas jalouse de moi, j'espère? Quel autre +que vous justifierait ainsi la désobéissance? Mais ne craignez rien; +vous saurez bientôt lui faire reconnaître une autorité plus tendre et +mieux assurée. + +IDA. + +C'est maintenant que je voudrais le régler. + +SIEGENDORF. + +Vous devriez, en attendant, régler votre _harpe_ qui soupire après vous +dans l'appartement de la comtesse. Cette dernière se plaint que vous +négligiez votre musique: elle vous attend. + +IDA. + +Adieu donc, mon cher parent! Ulric, vous me suivez, vous venez +m'entendre? + +ULRIC. + +Dans un instant. + +IDA. + +Soyez-en sûr, ma voix sera plus agréable que celle de vos cors; je +désire que vous ayez la précision de ma harpe: je jouerai la marche du +roi Gustave. + +ULRIC. + +Et pourquoi pas celle du vieux Tilly? + +IDA. + +De ce monstre! non, certainement. J'imaginerais que mes cordes expriment +des hurlemens plutôt que des sons harmonieux. Comment, d'ailleurs, +rappeler sur mon instrument quelque chose de lui?--Mais hâtez-vous de me +joindre; votre mère sera ravie de vous recevoir. + +(Ida sort.) + +SIEGENDORF. + +Ulric, je désire vous parler seul. + +ULRIC. + +Mon tems est tout à vous.--(À part à Rodolph.) Rodolph, partez! faites +ce que je vous ai recommandé; et que Rosemberg ait soin de me répondre +avec toute la promptitude possible. + +RODOLPH. + +Comte Siegendorf, avez-vous quelques ordres à me donner? je pars en ce +moment pour la frontière. + +SIEGENDORF, en tressaillant. + +Ah!--Où? Et _quelle_ frontière? + +RODOLPH. + +Celle de Silésie, en allant--(À part à Ulric.) Où dirais-je? + +ULRIC, à part, à Rodolph. + +Hambourg.--Ce mot, je l'espère, va couper court à ses questions. + +RODOLPH. + +Comte, à Hambourg. + +SIEGENDORF, agité. + +Hambourg! Non, je n'ai rien à y faire; je n'ai aucune connaissance dans +cette ville. Le ciel donc vous conduise. + +RODOLPH. + +Et vous conserve, comte Siegendorf. + +(Rodolph sort.) + +SIEGENDORF. + +Ulric, cet homme, qui vient de sortir, est l'un de ces étranges +compagnons dont je désire vous entretenir en ce moment. + +ULRIC. + +Monseigneur, c'est un noble de race, et des premières familles de Saxe. + +SIEGENDORF. + +Je ne dis rien de sa naissance, mais de lui personnellement. On en parle +assez légèrement. + +ULRIC. + +Comme de la plupart des hommes. Le roi, lui-même, n'est pas à l'abri des +calomnies de son chambellan, ou des sarcasmes du dernier courtisan qui +lui aura dû sa fortune ou sa grandeur. + +SIEGENDORF. + +Franchement, le monde parle plus que légèrement de ce Rodolph: il fait, +dit-on, cause commune avec les _bandes noires_ qui désolent encore en ce +moment la frontière. + +ULRIC. + +Et vous ajoutez foi au monde? + +SIEGENDORF. + +Dans le cas présent,--oui. + +ULRIC. + +Je croyais que vous le connaissiez assez bien pour ne prendre, dans +aucun cas, son accusation pour une sentence. + +SIEGENDORF. + +Mon fils! je comprends; vous faites allusion à--Mais la destinée m'avait +pris dans ses toiles d'araignée, et comme tous les misérables, je ne +pouvais que m'y débattre, sans parvenir à les rompre. Que mon exemple +vous serve, Ulric! Vous avez vu l'abîme où les passions m'avaient +précipité; vingt années de misère et de faim ne l'ont pas fermé;--vingt +mille d'une autre vie (ou même de celle-ci, car le remords transforme +pour moi chaque moment en autant d'années); vingt mille années ne +pourraient effacer et expier la honte d'un seul instant. Ulric, écoutez +les avis d'un père!--Je n'ai rien appris du mien, et vous voyez ce que +je suis. + +ULRIC. + +Je vois l'heureux, le bien-aimé Siegendorf, maître d'un apanage de +prince, honoré de ceux qu'il gouverne et de ceux qui partagent son rang. + +SIEGENDORF. + +Ah! peux-tu parler de mon bonheur, quand tu m'inspires tant de craintes? +de l'affection dont je suis l'objet, quand toi tu ne m'aimes pas! Oui, +tous les coeurs, excepté un seul, sont portés à me chérir;--mais +qu'importe, si celui de mon enfant est de glace?-- + +ULRIC. + +Qui _ose_ dire cela? + +SIEGENDORF. + +Personne encore que moi-même. Je le vois,--je le sens,--plus +douloureusement que ne le ferait un ennemi mortel, qui, votre épée dans +le coeur, prononcerait les mêmes paroles. Chez moi, la douleur survit à +la blessure. + +ULRIC. + +Vous vous trompez: seulement, mon naturel ne comporte pas les +démonstrations sentimentales. Et comment en serait-il autrement, après +être resté douze ans loin de mes parens? + +SIEGENDORF. + +Mais ces douze années d'absence ne couraient-elles pas également pour +moi?--Au reste, je te fais de vaines remontrances;--jamais elles n'ont +pu mettre le moindre frein au naturel.--Je change de sujet. Je reviens à +ces jeunes nobles, d'un nom distingué, mais d'une conduite équivoque +(oui, fort équivoque, si l'on en croit les bruits publics); ces nobles, +dis-je, que tu aimes à fréquenter, te conduiront-- + +ULRIC, avec impatience. + +Je ne serai _conduit_ par personne. + +SIEGENDORF. + +Je désirerais du moins te voir dédaigner de conduire les autres. Quoi +qu'il en soit, pour t'arracher aux écueils de la jeunesse et d'un +caractère trop impérieux, j'ai jugé à propos de te proposer d'épouser la +jeune Ida,--tu sembles ressentir de l'amour pour elle. + +ULRIC. + +Je vous ai dit que je suivrais vos ordres, quand il faudrait prendre +pour femme Hécate.--Un fils peut-il faire davantage? + +SIEGENDORF. + +C'est trop parler que de parler ainsi. Il n'est pas de ton âge et de ton +caractère de témoigner tant de froideur, et d'adopter avec tant +d'insouciance un nouvel état qui, d'ordinaire, flétrit ou ranime le +bonheur des hommes; car l'oreiller de la gloire n'invite pas au repos, +quand l'amour refuse d'y incliner ses joues. Pour toi, mon fils, tu +sembles dominé par une force invincible, par je ne sais quel démon qui +jette son fiel sur chacune de tes pensées. Tu aurais dû me dire: «J'aime +la jeune Ida, et je l'épouserai;» ou bien: «Je ne l'aime pas, et toutes +les puissances de la terre ne pourront jamais me rapprocher d'elle.» +Voilà la réponse que j'aurais voulue. + +ULRIC. + +Vous vous êtes marié par amour? + +SIEGENDORF. + +Oui, et ta mère fut ma seule consolation dans mes nombreuses infortunes. + +ULRIC. + +Et sans ce mariage d'inclination, combien d'infortunes de moins? + +SIEGENDORF. + +Toujours des réflexions qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre +naturel! Qui jamais, à vingt ans, a pu parler ainsi? + +ULRIC. + +N'avez-vous pas toujours cherché à me mettre en garde contre votre +exemple? + +SIEGENDORF. + +Vous êtes un sophiste bien jeune! En un mot, aimez-vous, ou n'aimez-vous +pas Ida? + +ULRIC. + +Il importe peu, si je suis également prêt à vous obéir en l'épousant. + +SIEGENDORF. + +Peu! pour vous, sans doute; mais il s'agit, pour elle, de toute la vie. +Elle est jeune;--ravissante de beauté;--elle vous adore; elle possède +toutes les qualités qui peuvent donner le bonheur, tel que nous +l'entrevoyons quelquefois dans nos rêves, tel que ne peuvent le +dépeindre les poètes; en un mot, capable de faire oublier la sagesse, si +ce n'était déjà être sage que d'aimer la beauté vertueuse. Or, le don +d'un pareil bonheur mérite bien un peu de retour. Je ne voudrais pas que +son coeur pût être brisé par un homme dont le coeur est insensible, ou la +voir se flétrir sur sa tige, comme la rose que les contes orientaux nous +peignent abandonnée par l'oiseau qu'elle avait pris pour un rossignol. +Elle est-- + +ULRIC. + +Elle est la fille de Stralenheim, mort votre ennemi. Néanmoins je +l'épouserai; bien qu'à dire vrai, je sois loin en ce moment d'éprouver +un vif entraînement vers les unions de ce genre. + +SIEGENDORF. + +Mais, enfin, elle vous aime. + +ULRIC. + +Je l'aime également; c'est pourquoi je voudrais y songer _encore_. + +SIEGENDORF. + +Hélas! ce n'est pas ainsi qu'a jamais parlé l'amour. + +ULRIC. + +Il est donc tems qu'il commence; qu'arrachant le bandeau de ses yeux, il +considère les liens dans lesquels il se jette. Jusqu'à présent il a +toujours joué à colin-maillard. + +SIEGENDORF. + +Consentez-vous? + +ULRIC. + +J'ai consenti, et je consens encore. + +SIEGENDORF. + +Fixez donc le jour. + +ULRIC. + +Il est d'usage, et sans doute plus convenable, d'en laisser le soin à la +dame. + +SIEGENDORF. + +Je m'en chargerai donc pour elle. + +ULRIC. + +Je n'oserais en tant faire pour aucune femme; et comme je ne voudrais +pas subir un refus, quand elle aura prononcé ses intentions je +prononcerai les miennes. + +SIEGENDORF. + +Mais il est de votre devoir de lui faire la cour. + +ULRIC. + +Comte, c'est un mariage de votre façon, qu'elle se contente de votre +cour; mais, pour mieux vous plaire, je vais aller rendre mes devoirs à +ma mère, qui, dans ce moment, vous le savez, est avec Ida.--Que +voulez-vous de plus? Vous m'avez empêché de me livrer à de généreux +exercices, loin des murailles d'un château, j'ai obéi; vous m'ordonnez +de me transformer en courtisan, de relever des gants, des éventails, des +aiguilles, que sais-je? d'écouter, en extase, des chants et des +instrumens; de mendier des sourires, de murmurer de gracieuses +niaiseries, de m'arrêter sur des yeux de femme, comme s'ils étaient les +étoiles de nos destinées.--Que peut-on exiger de plus d'un fils ou d'un +homme? + +(Il sort.) + +SIEGENDORF, seul. + +Beaucoup trop!--Trop de respect et trop peu d'amour; il me paie en une +monnaie à laquelle je ne puis prétendre: car telle est ma cruelle +destinée, qu'il m'a, jusqu'à présent, été défendu de remplir les devoirs +de père. Mais il me refuse l'amour auquel j'aurais des droits, pour la +sollicitude constante que m'inspirait son absence, pour les larmes que +son retour me fit répandre; et maintenant, je l'ai retrouvé: mais +comment! soumis, mais glacial; respectueux à mon égard, mais sans +abandon; distrait, mystérieux;--toujours éloigné de ma personne, souvent +emporté dans de longues courses: dans quels lieux?--nul ne le +sait,--dans la société des jeunes nobles les plus désordonnés; bien que, +pour lui rendre justice, il ne soit jamais descendu jusqu'à leurs +grossiers plaisirs: et cependant il existe entre eux un lien que je ne +puis démêler. Ils ont les yeux fixés sur lui,--ils le +consultent,--l'environnent comme un chef; mais avec moi, il est sans +confiance! Pourrais-je donc espérer autre chose après...--Eh quoi! la +malédiction de mon père descendrait-elle jusque sur mon fils? ou bien le +Hongrois, reviendrait-il verser un nouveau sang? ou bien--l'ombre de +Stralenheim, pénétrant dans ces murs, y viendrait-elle punir et +l'assassin et celui--qui, sans le frapper, ouvrit pour lui la porte de +la mort? Ce n'était pas notre crime; tu étais notre ennemi, et cependant +je t'épargnai quand ma perte n'était retardée que par ton sommeil, quand +ton réveil devait la consommer! Je ne pris...--or maudit! mes mains +t'ont saisi comme un poison; je n'ose ni me servir ni me séparer de toi; +il me semble que tu dois souiller toutes les mains comme la mienne. Et +cependant, que n'ai-je pas fait pour expier cette bassesse et le malheur +de ton maître!... Bien qu'il ne soit pas mort par moi, ou par les miens, +j'ai montré pour sa mémoire le respect d'un frère; j'ai recueilli sa +fille orpheline; je chéris son Ida comme l'un de mes propres enfans. + +(Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Si votre excellence le permet, l'abbé que vous avez demandé attend qu'il +vous plaise de le voir. + +(Le domestique sort.--Entre le Prieur Albert.) + +LE PRIEUR ALBERT. + +Paix dans ces murs, et à tout ce qu'ils renferment! + +SIEGENDORF. + +Soyez le bien venu, mon père. Puissent vos prières être exaucées!--Tous +les hommes en ont besoin, et moi-- + +LE PRIEUR ALBERT. + +Vous avez les premiers droits à toutes les prières de notre communauté. +Érigé par vos ancêtres, notre couvent est encore protégé par leurs +enfans. + +SIEGENDORF. + +Oui, bon père; continuez-nous chaque jour vos prières, dans ces +malheureux tems d'hérésie et de carnage, bien que le schismatique +Gustave de Suède soit parti-- + +LE PRIEUR ALBERT. + +Pour l'éternel séjour des mécréans, où sont à jamais les tourmens et les +supplices, les grincemens de dents, les pleurs de sang, les feux +éternels, et les vers qui ne meurent pas. + +SIEGENDORF. + +Je le crains, mon père, et pour détourner ces angoisses de la tête d'un +homme qui, bien que l'un de nos plus irréprochables chrétiens, est +cependant mort sans recevoir les derniers et précieux secours de +l'église, pour un homme dont l'ame subit les expiations du purgatoire, +voici un don que je vous prie d'employer à dire des messes pour son ame. + +(Siegendorf lui présente l'or qu'il avait pris à Stralenheim.) + +LE PRIEUR ALBERT. + +Comte, si je l'accepte, c'est parce que je sais qu'un refus vous +offenserait. Croyez-moi, cette nouvelle largesse ne sera employée qu'en +aumônes, et chaque messe n'en sera pas moins chantée en l'honneur du +défunt. Notre maison n'a plus besoin de dons, grâce à vos ancêtres, qui +l'ont jadis convenablement dotée; mais en toutes choses, notre devoir +est d'obéir à tous ceux de votre famille. Pour qui faudra-t-il dire ces +messes? + +SIEGENDORF, hésitant. + +Pour--pour--le défunt. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Son nom? + +SIEGENDORF. + +C'est une ame, et non pas un nom, que je voudrais sauver de la +perdition. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Je ne prétends pas pénétrer votre secret. Nous prierons donc pour un +inconnu, comme nous l'eussions fait pour le plus fameux héros. + +SIEGENDORF. + +Mes secrets! je n'en ai pas; mais, mon père, celui qui n'est plus +pouvait en avoir un; ou du moins, il a légué--non, il n'a rien +légué;--c'est moi qui ai destiné cette somme à des oeuvres pieuses. + +LE PRIEUR ALBERT. + +C'est une oeuvre méritoire, à l'intention des amis dont la mort nous a +séparés. + +SIEGENDORF. + +Mais celui auquel je la destine, loin d'être mon ami, était mon ennemi +mortel, et le plus acharné. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Mieux encore! Employer notre fortune pour ouvrir le ciel aux ames de nos +ennemis trépassés, c'est une action digne de ceux qui pouvaient leur +pardonner de vivre. + +SIEGENDORF. + +Mais, cet homme, je ne lui ai pas pardonné: je lui ai, jusqu'à la fin, +rendu la haine qu'il me portait. En ce moment encore, je ne l'aime pas; +mais-- + +LE PRIEUR ALBERT. + +Plus admirable encore! c'est pure religion! Vous avez l'espoir +d'arracher à l'enfer celui que vous haïssez.--Charité tout-à-fait +évangélique;--et bien plus, avec l'or qui vous appartient! + +SIEGENDORF. + +Mon père, ce n'est pas mon or. + +LE PRIEUR ALBERT. + +L'or de qui donc? Vous dites qu'il n'a pas fait de legs. + +SIEGENDORF. + +Il importe peu.--Soyez seulement persuadé que celui auquel il +appartenait n'en a plus besoin, sinon pour obtenir vos prières: cet or +est à vous ou à Dieu. + +LE PRIEUR ALBERT. + +N'y a-t-il pas sur lui du sang? + +SIEGENDORF. + +Non; mais quelque chose de pire encore:--une honte éternelle! + +LE PRIEUR ALBERT. + +Celui auquel il appartenait est-il mort dans son _lit_? + +SIEGENDORF. + +Dans son _lit_?--hélas! oui. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Mon fils, vous retombez dans le péché de la haine, si vous regrettez que +votre ennemi ne soit pas mort ensanglanté. + +SIEGENDORF. + +Il n'a perdu la vie qu'avec son sang. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Vous disiez qu'il était mort, non pas dans un combat, mais dans son lit. + +SIEGENDORF. + +Il est mort, à peine sais-je comment;--mais--il fut poignardé dans les +ténèbres, tué sur son oreiller par un assassin.--Oh! regardez-moi, vous +le pouvez! je ne suis _pas_ cet homme; et, sur ce point, je puis +soutenir vos yeux, comme un jour je soutiendrai ceux de Dieu. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Mais n'est-il pas mort par votre entremise, vos hommes, ou quelqu'un de +vos instrumens? + +SIEGENDORF. + +Non, par le Dieu qui voit et punit tout. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Ne connaissez-vous pas celui qui l'a frappé? + +SIEGENDORF. + +Je pourrais bien le désigner, mais il m'est étranger; jamais il n'eut +avec moi le plus faible rapport: je ne l'ai vu qu'une seule fois. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Ainsi, vous êtes entièrement innocent? + +SIEGENDORF, avec vivacité. + +Est-il bien vrai que je le sois?--répétez-le! + +LE PRIEUR ALBERT. + +Vous l'avez dit, et vous le savez mieux que personne. + +SIEGENDORF. + +Mon père! je n'ai rien déguisé; je n'ai dit que la vérité, sinon toute +la vérité. Cependant, puis-je dire que je suis innocent, quand le sang +de cet homme pèse sur mon coeur, comme si je l'avais répandu, bien que je +ne l'aie pas fait, au nom du Dieu qui abhorre le sang.--Bien plus, je +l'ai épargné dans un tem où je pouvais,--ou peut-être je devais le +verser (si l'intérêt de notre conservation peut jamais nous absoudre +d'employer de tels moyens de défense contre un ennemi tout-puissant). +Mais priez pour lui, pour moi, pour toute ma famille; car bien que je +sois innocent, j'éprouve, j'ignore pourquoi, une sorte de remords, comme +s'il avait cessé de vivre par mon crime ou celui des miens. Priez pour +moi, mon père! Jusqu'à présent, mes prières ont été vaines. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Je le ferai. Reprenez courage! vous êtes innocent, vous devez retrouver +le calme de l'innocence. + +SIEGENDORF. + +Mais le calme n'est pas toujours accordé à l'innocence: je le sens par +moi-même. + +LE PRIEUR ALBERT. + +Il ne manque pas de l'être dès que l'ame est rassurée sur elle-même. +Souvenez-vous de la solennité qui doit demain vous appeler au milieu de +nos plus illustres seigneurs, vous et votre intrépide fils. Reprenez +votre sérénité; et, dans l'instant où s'élèveront vers le ciel de +générales actions de grâces, pour le terme d'une guerre sanguinaire, +sachez détourner vos pensées du souvenir d'un meurtre que vous n'avez +pas commis: ce serait témoigner trop de scrupule. Prenez confiance, +oubliez ces tristes tableaux, et n'usurpez pas sur les criminels des +remords qui ne conviennent qu'à eux. + +(Ils sortent.) + +FIN DU QUATRIÈME ACTE. + + + +ACTE V. + + +SCÈNE PREMIÈRE. + +(Le théâtre représente une magnifique salle gothique, dans le château de +Siegendorf. Elle est décorée de trophées, de bannières et de l'écusson +de la famille.) + +Entrent ARNHEIM et MEISTER, de la maison du comte Siegendorf. + + +ARNHEIM. + +Hâtons-nous! le comte ne tardera guère; déjà les dames sont sous le +portail. Avez-vous envoyé des coureurs à la recherche de celui dont il +s'inquiète? + +MEISTER. + +Je les ai postés autour de Prague, sur toutes les routes: ils ont toutes +les instructions qu'ont pu fournir le costume et les traits de +l'individu. Mais le diable emporte les fêtes et les processions! tout +l'agrément, s'il y en a, est pour les spectateurs. Quant à nous, nous +n'avons que l'ennui d'être inspectés. + +ARNHEIM. + +Allons! madame la comtesse s'approche. + +MEISTER. + +J'aimerais mieux rester à cheval tout un jour de chasse, sur une vieille +haridelle, que d'être posté à la suite d'un grand seigneur, dans ces +assommantes cérémonies. + +ARNHEIM. + +Sortons: et retiens ta mauvaise humeur. + +(Ils sortent.--Entrent la comtesse Joséphine Siegendorf, et Ida +Stralenheim.) + +JOSÉPHINE. + +Ah! le ciel soit loué! la fête est terminée! + +IDA. + +Pouvez-vous parler ainsi! Jamais je n'ai rêvé rien de si beau. Les +fleurs et les feuillages; les bannières, les seigneurs et les +chevaliers; les pierreries, les robes et les plumes; les joyeux visages, +les coursiers, l'encens; le soleil glissant à travers les fenêtres +colorées; les _tombes_ elles-mêmes qui semblaient si calmes au milieu de +tant de vie; les hymnes célestes, qu'on eût cru plutôt descendues du +ciel qu'exhalées de la terre. Ajoutez les éclats imposans de l'orgue, +roulant sur nos têtes comme un harmonieux tonnerre; les robes blanches, +et les yeux animés d'un pieux enthousiasme; la paix dans l'univers, et +tout en paix autour de nous! Oh! ma bonne mère! + +(Elle embrasse Joséphine.) + +JOSÉPHINE. + +Chère enfant! car dans peu, je l'espère, je pourrai te donner ce nom. + +IDA. + +Oh! je le mérite déjà. Sentez comme mon coeur bat! + +JOSÉPHINE. + +En effet; et puisse-t-il ne jamais éprouver de plus douloureux +soulèvemens! + +IDA. + +Moi, ma mère! Que puis-je redouter, et comment la douleur +m'atteindrait-elle? Je suis toute au bonheur; et nous nous aimons trop +bien tous pour jamais avoir le tems de pleurer, vous, le comte, Ulric et +surtout Ida, votre fille. + +JOSÉPHINE. + +Ma pauvre enfant! + +IDA. + +Quoi! me plaindriez-vous? + +JOSÉPHINE. + +Oh! non, je te porte envie; mais une envie compatissante, non pas de +celle qui est le vice universel, si toutefois il est un vice plus +universel que les autres. + +IDA. + +Je ne veux pas entendre médire d'un monde qui peut se glorifier encore +de vous et de mon Ulric. Avez-vous jamais vu quelqu'un de comparable à +Ulric? Comme il les effaçait tous! comme tous les regards étaient pour +lui! Les fleurs, devenues plus nombreuses, pleuvaient de chaque fenêtre +à ses pieds; et je croirais volontiers que celles que foulaient ses pas +s'embellissaient d'un nouvel éclat, et ne devaient plus se flétrir. + +JOSÉPHINE. + +Petite flatteuse! Savez-vous bien que, s'il vous entendait, vous le +rempliriez de vanité? + +IDA. + +Mais jamais il ne m'entendra. Devant lui, je n'oserais m'exprimer +ainsi:--je le crains trop. + +JOSÉPHINE. + +Pourquoi donc? il vous aime beaucoup. + +IDA. + +Jamais je ne trouve de paroles pour _lui_ exprimer ce que je pense _de +lui_. Et d'ailleurs, quelquefois il me glace. + +JOSÉPHINE. + +Comment cela? + +IDA. + +Oui: souvent l'on dirait qu'un nuage s'arrête sur ses yeux bleus; et +pourtant il ne parle pas. + +JOSÉPHINE. + +Ce n'est rien. Tous les hommes, surtout dans nos jours de troubles et de +malheurs, ont souvent l'esprit préoccupé. + +IDA. + +Pour moi, je ne puis occuper mon esprit que de lui. + +JOSÉPHINE. + +Il y a pourtant d'autres hommes aussi accomplis aux yeux du monde. Le +comte Waldorf, par exemple, ce jeune homme qui ne cessa de vous regarder +aujourd'hui... + +IDA. + +Je ne l'ai pas vu, mais seulement Ulric. L'avez-vous remarqué à +l'instant où tout le monde se mit à genoux, et que je ne pus retenir mes +larmes? Malgré mes pleurs, malgré mon amère et vive douleur, j'ai cru +entrevoir qu'il me regardait en souriant. + +JOSÉPHINE. + +Je ne pensais alors qu'au ciel, vers lequel mes yeux étaient dirigés +avec ceux de tous les assistans. + +IDA. + +Je pensais bien au ciel, tout en regardant Ulric. + +JOSÉPHINE. + +Allons, retirons-nous. Bientôt arriveront les convives du banquet. Nous +pouvons maintenant nous débarrasser de ces vaines plumes et de ces robes +longues et gênantes. + +IDA. + +Et surtout de ces fastueuses pierreries, dont le pesant éclat surcharge +mon front aussi bien que mon coeur. Je vous suis, ma bonne mère. + +(Elles sortent.--Entrent le comte Siegendorf, en grand costume, et +Ludwig.) + +SIEGENDORF. + +Et l'on n'a pu le trouver? + +LUDWIG. + +On fait partout les plus strictes recherches; et si notre homme est dans +Prague, on ne peut manquer de le découvrir. + +SIEGENDORF. + +Où est Ulric? + +LUDWIG. + +Il a fait quelques tours de cavalcade avec plusieurs jeunes seigneurs; +mais bientôt il les a quittés; et si je ne me trompe pas, j'ai entendu, +il n'y a qu'un instant, les pas de son excellence et de sa suite, sur le +pont-levis du couchant. + +(Entre Ulric, en costume magnifique.) + +SIEGENDORF, à Ludwig. + +Voyez à ce qu'on continue de rechercher celui que j'ai désigné. + +(Ludwig sort.) + +SIEGENDORF. + +Ulric, il y a long-tems qu'il me tardait de te voir! + +ULRIC. + +Vos voeux sont accomplis:--me voici. + +SIEGENDORF. + +J'ai vu le meurtrier. + +ULRIC. + +De qui? où? + +SIEGENDORF. + +Le Hongrois, l'assassin de Stralenheim. + +ULRIC. + +Vous rêvez. + +SIEGENDORF. + +Je veille, et je l'ai vu comme je vous vois.--Je l'ai entendu! il n'a +pas craint de prononcer mon nom. + +ULRIC. + +Quel nom? + +SIEGENDORF. + +Werner, celui que je portais alors. + +ULRIC. + +Il ne doit plus vous convenir: oubliez-le. + +SIEGENDORF. + +Jamais! jamais! Tout, dans ma destinée, se rattache à ce nom: il ne sera +pas gravé sur ma tombe; mais son souvenir pourra m'y faire plus tôt +descendre. + +ULRIC. + +Au fait:--le Hongrois? + +SIEGENDORF. + +Écoute!--L'église était remplie; ses voûtes déjà retentissaient du _Te +Deum_, chant de reconnaissance adressé vers les cieux par un choeur formé +de toutes les nations, pour un jour de paix, après trente années de +guerre toujours plus sanglantes. Je me levai avec toute la noblesse; je +jetai les yeux sur tous les rangs pressés, et, du haut de notre galerie +surchargée de bannières, j'aperçus comme un foudroyant et rapide éclair, +qui me rendit insensible à toute autre chose,--la figure du Hongrois. +Mes forces m'abandonnèrent; et quand je parvins à détourner le nuage qui +couvrait mes sens, quand je voulus regarder de nouveau, je ne le vis +plus:--l'hymne avait cessé, et nous revenions en cortége. + +ULRIC. + +Poursuivez. + +SIEGENDORF. + +Arrivés au pont de Muldane, rien ne put distraire mon ame: l'allégresse +de la multitude, les innombrables barques parcourant le fleuve dans tous +les sens, et surchargées de spectateurs en habits de fête; les rues +tapissées, l'éclatante musique, le tonnerre de l'artillerie lointaine, +qui semblait, en ce premier jour de paix, nous adresser un long et +terrible adieu; les étendards déployés sur nos têtes; les pas mesurés +des chevaux; le mugissement de la foule, rien ne put chasser cet homme +de ma mémoire, bien que mes yeux ne l'eussent entrevu qu'un instant. + +ULRIC. + +Ainsi, vous ne l'avez plus revu? + +SIEGENDORF. + +Mes yeux le demandaient, comme un soldat mourant demande quelques +gouttes d'eau: ce fut en vain; mais à sa place-- + +ULRIC. + +Eh bien! à sa place? + +SIEGENDORF. + +Je revenais toujours sur votre panache, le plus brillant de tous, et +celui qui se trouvait placé sur la plus noble et la plus belle tête de +Prague. + +ULRIC. + +Qu'a cela de commun avec le Hongrois? + +SIEGENDORF. + +Beaucoup; car son souvenir avait presque cédé à la vue de mon fils. +Cependant, à l'instant même où l'artillerie, la musique, la foule +attendrie elle-même, tout se taisait, j'entendis une voix basse et +sombre, distincte et plus claire pour mon oreille que les derniers +grondemens du canon, j'entendis ce mot:--_Werner_! + +ULRIC. + +Prononcé par-- + +SIEGENDORF. + +Par lui. Je me retournai,--et je me trouvai mal en revoyant... + +ULRIC. + +Pour quelle raison? Mais _vous_, vous a-t-on vu? + +SIEGENDORF. + +Grâce aux soins de ceux qui m'entouraient, je sortis de la foule sans +que l'on pût reconnaître la cause de ma faiblesse. Vous étiez alors trop +éloigné dans le cortége (les vieillards marchant séparés de leurs nobles +enfans) pour me porter secours. + +ULRIC. + +Maintenant je pourrais vous en offrir. + +SIEGENDORF. + +Pourquoi? + +ULRIC. + +Pour rechercher cet homme, et--mais quand on l'aura découvert, qu'en +ferons-nous? + +SIEGENDORF. + +Je ne sais. + +ULRIC. + +Alors, pourquoi le chercher? + +SIEGENDORF. + +Parce que je n'aurai pas de repos avant qu'on ne l'ait retrouvé. Sa +destinée, celle de Stralenheim et la nôtre semblent entrelacées; on ne +pourra les démêler que-- + +(Entre un domestique.) + +LE DOMESTIQUE. + +Un étranger demande à être introduit près de votre excellence. + +SIEGENDORF. + +Qui est-il? + +LE DOMESTIQUE. + +Il n'a pas dit son nom. + +SIEGENDORF. + +Faites-le cependant entrer. + +(Le domestique sort, après avoir introduit Gabor.) + +SIEGENDORF. + +Ah! + +GABOR. + +Voilà donc Werner! + +SIEGENDORF, avec hauteur. + +Celui, du moins, que vous avez connu sous ce nom; et _vous_! + +GABOR, regardant autour de lui. + +Tous deux je vous reconnais: il semble que vous soyez l'un le père, +l'autre le fils. Comte! j'ai su que vous ou les vôtres aviez envoyé des +gens à ma recherche; me voilà. + +SIEGENDORF. + +Oui, je vous ai cherché, et je vous trouve; vous êtes accusé (et votre +conscience doit vous le dire) d'un si grand crime que--(Il s'arrête.) + +GABOR. + +Désignez-le, j'en accepte les conséquences. + +SIEGENDORF. + +Cela doit être,--à moins-- + +GABOR. + +D'abord, quel est mon accusateur? + +SIEGENDORF. + +Toutes les circonstances, sinon tous les hommes: la rumeur publique,--ma +présence sur les lieux,--la place,--le tems, en un mot, tous les indices +qui s'unissent pour fixer sur vous le crime. + +GABOR. + +Et sur _moi seul_? Réfléchissez avant de me répondre: n'est-il pas un +autre nom que le mien, compromis dans cette affaire? + +SIEGENDORF. + +Audacieux malfaiteur! oses-tu bien te faire un jeu de ton crime? De tout +ce qui respire, tu sais le mieux quelle est l'innocence de celui sur +lequel portent tes criminelles calomnies. Au reste, je ne prétends pas +exiger d'un scélérat d'autres aveux que n'en demanderont les juges. +Réponds simplement et sans détour à mon inculpation. + +GABOR. + +Elle est fausse. + +SIEGENDORF. + +Qui parle ainsi? + +GABOR. + +Moi. + +SIEGENDORF. + +Et la preuve? + +GABOR. + +La présence du meurtrier. + +SIEGENDORF. + +Nomme-le! + +GABOR. + +Ah! il peut avoir plus d'un nom: votre seigneurie en a bien changé. + +SIEGENDORF. + +Si c'est moi dont tu veux parler, je suis au-dessus de tes atteintes. + +GABOR. + +Vous le pouvez, et en toute sécurité: je connais l'assassin. + +SIEGENDORF. + +Où donc est-il? + +GABOR, montrant du doigt Ulric. + +Derrière vous. + +(Ulric s'élance pour attaquer Gabor; Siegendorf se met entre eux.) + +SIEGENDORF. + +Infâme imposteur! Mais ce n'est pas ici que vous devez être puni; cette +maison est à moi, vous n'avez rien à redouter dans son enceinte. (À +Ulric.) Ulric, méprise cette calomnie comme moi. L'invention en est si +monstrueuse, que jamais je n'en aurais cru un homme capable. Ne +t'emporte pas; elle se réfute d'elle-même: mais garde-toi de le frapper. + +(Ulric cherche à se remettre.) + +GABOR. + +Comte, voyez-_le_, et puis _écoutez-moi_. + +SIEGENDORF, regardant Ulric, puis Gabor. + +Je t'écoute. Mon Dieu! vous regardez-- + +ULRIC. + +Comment? + +SIEGENDORF. + +Comme cette nuit terrible où nous nous rencontrâmes dans le jardin. + +ULRIC, avec un calme affecté. + +Ce n'est rien. + +GABOR. + +Vous vous êtes engagé à m'entendre, comte. Je suis venu ici, non pour +vous chercher, mais parce que vous me cherchiez. Lorsque dans l'église +je m'inclinai avec tout le peuple, j'étais loin de m'attendre à trouver +le mendiant Werner dans le rang des sénateurs et des princes; mais vous +m'avez demandé, et nous nous sommes revus. + +SIEGENDORF. + +Poursuivez, monsieur. + +GABOR. + +Avant de le faire, permettez-moi de demander à qui profita la mort de +Stralenheim. Est-ce à moi?--je suis pauvre comme auparavant, plus pauvre +encore, puisqu'on soupçonne mon honneur. Le baron, avec la vie, ne +perdit ni or ni joyaux: on n'en voulait qu'à lui, à lui dont l'existence +dérangeait la prétention qu'avaient certaines personnes à de grands +honneurs, à des domaines à peine inférieurs à ceux des têtes couronnées. + +SIEGENDORF. + +Ces conjectures aussi vagues que mensongères m'attaquent tout aussi bien +que mon fils. + +GABOR. + +Cela ne me regarde pas; il faut les livrer à la méditation de celui qui +de nous trois se sent le vrai coupable. Comte Siegendorf, je m'adresse à +vous, parce que je connais votre innocence, et que j'ai foi dans votre +justice. Mais avant d'aller plus loin,--oserez-vous me +défendre,--oserez-vous m'ordonner de poursuivre? + +(Siegendorf regarde d'abord le Hongrois, puis Ulric, qui, ayant détaché +son sabre, semble entièrement occupé à tracer avec le fourreau des +figures sur le parquet.) + +ULRIC, à son père. + +Laissez-le continuer. + +GABOR. + +Je suis désarmé, comte,--ordonnez à votre fils de déposer son sabre. + +ULRIC, le lui offrant avec dédain. + +Tenez, prenez-le. + +GABOR. + +Non, monsieur; c'est assez que nous soyons tous deux désarmés. Et, dans +tous les cas, je ne suis pas curieux de porter un glaive qui peut être +rougi déjà de plus de sang qu'on n'en pourrait répandre ici. + +ULRIC, rejetant son sabre derrière lui. + +Ce glaive,--ou quelqu'autre semblable entre mes mains, vous épargna +autrefois, quand vous étiez désarmé et tout à ma merci. + +GABOR. + +Oui, je ne l'ai pas oublié; mais en m'épargnant, vous aviez votre +projet:--celui de me faire supporter une ignominie qui n'est pas la +mienne. + +ULRIC. + +Poursuivez. Le récit sans doute est digne du conteur; mais convient-il à +mon père d'y prêter l'oreille? + +SIEGENDORF, prenant son fils par la main. + +Mon fils, je connais mon innocence et je ne soupçonne pas la vôtre; mais +j'ai promis à cet homme de l'entendre: qu'il continue. + +GABOR. + +Je ne vous fatiguerai pas long-tems de ce qui touche à ma vie +personnelle: j'ai vécu de bonne heure avec les hommes, et je n'ai pas +changé de condition. À Francfort-sur-l'Oder, où je passai, dans +l'obscurité, un hiver, il m'arriva plusieurs fois, au mois de février +dernier, d'entendre raconter un événement étrange. Un corps de troupes, +envoyé par l'autorité, avait, après une forte résistance, désarmé une +troupe de gens perdus, que l'on supposait des maraudeurs du camp ennemi. +Toutefois, ils donnèrent la preuve qu'ils n'en étaient pas, mais des +bandits emportés, par je ne sais quel accident, loin du théâtre de leurs +exploits, c'est-à-dire des forêts qui entourent la Bohême, jusqu'en +Lusace. Plusieurs d'entre eux étaient cités comme d'une naissance +illustre; on sait que les lois martiales étaient alors assoupies; on +finit par les escorter jusqu'à la frontière, et par les placer sous la +juridiction civile de la cité libre de Francfort. J'ignore ensuite +quelle fut _leur_ destinée. + +SIEGENDORF. + +Et qu'a cela de commun avec Ulric? + +GABOR. + +Parmi eux, dit-on, se trouvait un homme merveilleux: naissance et +fortune, jeunesse, force et beauté presque surnaturelles, bravoure sans +égale, il avait tout, suivant la rumeur publique; et l'ascendant qu'il +exerçait non-seulement sur ses complices, mais encore sur les juges +eux-mêmes, on l'attribuait à la magie, tant était grande son influence. +Pour moi, je n'ai foi qu'à un genre de magie, celui des espèces +sonnantes; j'imaginai donc simplement qu'il était riche. Mais je sentis +les plus vifs désirs d'aller à la rencontre de cet homme prodigieux, +uniquement pour le voir. + +SIEGENDORF. + +Et avez-vous cédé à ce désir? + +GABOR. + +Vous allez voir. Le hasard me favorisa. Un tumulte populaire réunissait +des flots de multitude sur la place publique: c'était l'une de ces +occasions où les ames d'hommes paraissent à découvert, et se montrent +telles qu'elles sont jusque sur les traits extérieurs. Au moment où mes +yeux rencontrèrent les siens: _C'est lui!_ m'écriai-je; et cependant il +était alors, comme aujourd'hui, au milieu des nobles de la ville. +J'étais sûr de ne pas m'être trompé, je ne le perdis donc pas de vue. Je +remarquai sa figure, ses gestes, ses traits, sa taille, ses manières; et +à travers tous les avantages naturels et acquis qui le distinguaient, je +crus facilement discerner le coeur du gladiateur et l'oeil de l'assassin. + +ULRIC, souriant. + +Le conte est intéressant. + +GABOR. + +L'intérêt pourra s'accroître encore.--Il me parut l'un de ces êtres +auxquels la fortune se livre, comme à tous les audacieux, et de qui +dépend souvent la destinée des autres. D'ailleurs, un sentiment +indicible m'attachait aux pas de cet homme, comme si ma fortune était +attachée à la sienne. En cela, j'avais tort. + +SIEGENDORF. + +Et vous pourriez bien l'avoir encore. + +GABOR. + +Je le suivis,--je recherchai sa connaissance, et je l'obtins, sinon son +amitié.--Il eut l'intention de s'éloigner inconnu de la ville;--nous en +sortîmes ensemble, et ensemble nous arrivâmes dans la misérable ville où +Werner était caché, où Stralenheim fut secouru.--Nous approchons du +dénouement,--oserez-vous m'écouter plus loin? + +SIEGENDORF. + +Je le dois;--à moins que je n'en aie déjà trop entendu. + +GABOR. + +Je crus voir en vous un homme au-dessus de sa position;--je ne devinai +pas, il est vrai, que vous fussiez d'un rang aussi élevé que celui dans +lequel je vous retrouve; mais c'est parce que j'avais rarement vu, dans +les castes les plus élevées de la société, des esprits d'une trempe +aussi peu vulgaire.--Vous manquiez de tout, sauf de quelques +haillons;--j'aurais volontiers partagé avec vous ma bourse, bien légère +cependant; vous me refusâtes. + +SIEGENDORF. + +Jugez-vous que mon refus soit une dette à votre égard, pour que vous me +le rappelliez? + +GABOR. + +Non; vous me deviez bien quelque chose, mais ce n'est pas pour +cela.--Pour moi, je vous devais ma sécurité, mon apparente sécurité, au +moment où les valets de Stralenheim me poursuivaient, sous prétexte que +je l'avais volé. + +SIEGENDORF. + +Oui, je vous ai caché, vipère, qui venez maintenant déchirer le sein qui +vous a réchauffé! + +GABOR. + +Je n'accuse que pour me défendre. Comte, c'est vous qui vous êtes rendu +accusateur et juge;--votre palais est ma cour, votre coeur sera mon +tribunal. Soyez juste, et moi je serai miséricordieux. + +SIEGENDORF. + +Miséricordieux! vous! infâme calomniateur. + +GABOR. + +Moi-même; du moins dépendra-t-il de moi de l'être. Vous m'avez donc +caché, caché dans un passage que vous seul, et de votre propre aveu, +connaissiez. Au milieu de la nuit, tandis que, fatigué de rester éveillé +dans les ténèbres, j'essayais de revenir à tâtons sur mes +pas,--j'entrevis, à travers une crevasse éloignée dans les murs, l'éclat +scintillant d'une lumière. J'avançai dans cette direction; je touchai +une porte avancée, contiguë elle-même à la véritable et secrète entrée. +Là, d'une main prudente et légère, je parvins à décrépir assez le mur +pour y ménager une étroite ouverture: je regardai; et, sur un lit de +pourpre, que vis-je?--Stralenheim! + +SIEGENDORF. + +Assoupi, sans doute; et vous l'avez égorgé,--misérable! + +GABOR. + +Il l'était déjà; le sang ruisselait comme pour un sacrifice.--Le mien, à +cette vue, demeura glacé. + +SIEGENDORF. + +Mais il était seul!--Vous n'avez remarqué personne auprès de lui; vous +n'avez pas vu le-- + +(L'émotion l'empêche de poursuivre.) + +GABOR. + +Non; _celui_ que vous n'osez nommer,--que moi-même j'ose à peine me +rappeler,--n'était pas alors dans la chambre. + +SIEGENDORF, à Ulric. + +Allons, mon fils! tu es innocent encore.--Tu voulus, dans ce tems-là, me +faire jurer que _je_ l'étais;--oh! de grâce, à ton tour, jure-le nous en +ce moment! + +GABOR. + +Patience! J'en ai trop dit à présent pour ne pas continuer, dussent les +murs qui m'entourent s'ébranler et nous écraser. Vous vous rappelez, +vous ou du moins votre fils,--que l'on avait, sous son inspection, +changé les serrures de l'appartement, précisément le jour qui précéda +cette nuit fatale:--comment on y put pénétrer, c'est ce qu'il sait mieux +que personne.--Mais dans une antichambre, dont la porte était +entr'ouverte,--je remarquai un homme qui lavait ses mains ensanglantées, +et dont les regards, sombres et inquiets, se reportaient sur le corps +saignant;--mais il ne remuait plus. + +SIEGENDORF. + +Ô Dieu de mes pères! + +GABOR. + +Je distinguai ses traits comme je vous distingue:--ce n'étaient pas les +vôtres, et pourtant ils s'en rapprochaient. Tenez! regardez le comte +Ulric! La ressemblance est frappante: l'expression en est, à présent, +différente;--mais elle était encore la même, il n'y a qu'un instant, +lorsque je l'accusai, pour la première fois, du crime. + +SIEGENDORF. + +Tel est-- + +GABOR, l'interrompant. + +Oh!--écoutez-moi jusqu'à la fin: c'est maintenant _votre_ +devoir.--Aussitôt, je me crus trahi par vous et par _lui_ (car je n'eus +pas de peine à deviner alors vos liens de parenté). Je crus que vous ne +m'aviez offert ce prétendu moyen de salut que pour me rendre victime de +votre crime; et ma première pensée fut la vengeance. Mais, bien que je +fusse armé d'un court poignard (ayant déposé mon épée à l'entrée), je +savais, et j'en avais acquis la conviction la veille même, que je +n'étais pas de force ou d'adresse à me mesurer avec lui. Je revins; je +me sauvai dans l'obscurité profonde: le hasard, plutôt que la mémoire, +me ramenèrent à la porte du passage, et de là, dans la chambre où vous +reposiez.--Si je vous avais trouvé _éveillé_, Dieu seul peut savoir ce +que le désir de la vengeance et la force de mes soupçons m'eussent +inspiré; mais jamais assassin n'a dormi comme reposait Werner cette nuit +là. + +SIEGENDORF. + +J'avais pourtant d'horribles songes! un sommeil si court, que les +étoiles brillaient encore lorsque je m'éveillai.--Oh! pourquoi m'as-tu +épargné? Je rêvais alors de mon père;--et voilà mon rêve expliqué. + +GABOR. + +Ce n'est pas ma faute si j'en suis l'interprète.--Je pris donc le parti +de fuir et de me dérober aux recherches de la justice.--Après si +long-tems, le hasard me conduisit en ces lieux,--et, dans le comte +Siegendorf, me fit reconnaître Werner! Werner, que j'avais vainement +cherché sous le chaume, habitait le palais d'un souverain! Vous me +cherchiez, et vous m'avez trouvé:--maintenant que vous savez mon secret, +c'est à vous d'en peser la valeur. + +SIEGENDORF, après un moment de pause. + +Est-il donc possible! + +GABOR. + +Est-ce la vengeance ou la justice qui préside à vos méditations? + +SIEGENDORF. + +Aucune des deux:--Je pesais ce que pouvait valoir votre secret. + +GABOR. + +Un seul exemple vous en fera juge.--Quand vous étiez pauvre, et +qu'indigent moi-même, j'étais cependant assez riche pour assister une +indigence à laquelle la mienne pouvait faire envie, je vous offris ma +bourse--et vous ne voulûtes pas la partager.--Je serai plus franc avec +vous; vous êtes riche, noble, dépositaire de la puissance +impériale:--vous m'entendez? + +SIEGENDORF. + +Oui.-- + +GABOR. + +Pas tout-à-fait encore. Vous croyez que je suis vénal et peu véridique: +il est certain pourtant que le sort me rend en ce moment l'un et +l'autre. Vous allez me secourir; mais autrefois j'aurais également voulu +vous secourir.--De plus, pesez bien ce dernier point, j'ai compromis mon +honneur pour sauver le vôtre et celui de votre fils. + +SIEGENDORF. + +Voulez-vous attendre le résultat d'une délibération de quelques minutes? + +GABOR. Il jette un regard sur Ulric qui est appuyé contre une colonne. + +Puis-je en toute sécurité le faire? + +SIEGENDORF. + +Je garantis votre vie sur la mienne.--Attendez dans cette tour. (Il +ouvre une porte tournante.) + +GABOR, hésitant. + +C'est la seconde _sauve_-garde que vous m'offrez. + +SIEGENDORF. + +Et la première fut-elle donc trompeuse? + +GABOR. + +Je n'oserais encore le décider;--mais j'essaierai de la seconde. Aussi +bien, il me reste un autre bouclier.--Je ne suis pas entré seul dans +Prague; et si l'on devait se défaire de moi comme de Stralenheim, il y a +quelques langues qui s'aiguiseraient pour ma défense. Soyez bref dans +votre délibération. + +SIEGENDORF. + +Je le serai.--Ma parole est, dans _ces_ murs, inviolable et sacrée, mais +son pouvoir ne s'étend pas au-delà. + +GABOR. + +Je ne demande rien autre chose. + +SIEGENDORF, indiquant du doigt le sabre d'Ulric étendu sur le parquet. + +D'ailleurs, prenez cette arme; je vois que vous la regardez avec +inquiétude, et son maître avec défiance. + +GABOR, prenant le sabre. + +J'y consens; du moins me servira-t-il à vendre ma vie,--et chèrement. + +(Il entre dans la tourelle que Siegendorf ferme sur lui.) + +SIEGENDORF, se rapprochant d'Ulric. + +À toi, comte Ulric! car je n'ose plus voir un fils en toi.--Que dis-tu? + +ULRIC. + +Que son récit est vrai. + +SIEGENDORF. + +Vrai, et tu l'avoues, monstre! + +ULRIC. + +Très-vrai, mon père; et vous avez bien fait de l'entendre. Le mal connu +n'est jamais sans remède: il faut l'empêcher de parler. + +SIEGENDORF. + +Oui, avec la moitié de mes domaines; et plût au ciel qu'avec l'autre +moitié j'eusse pu vous empêcher, lui et toi, d'avouer une pareille +infamie. + +ULRIC. + +Il ne s'agit pas de plaisanter ou de feindre. J'ai dit que son récit +était vrai, et qu'il fallait le rendre muet. + +SIEGENDORF. + +Par quel moyen? + +ULRIC. + +Comme l'est Stralenheim. Êtes-vous donc assez irréfléchi pour n'avoir +pas encore soupçonné la vérité? Quand nous nous rencontrâmes dans le +jardin, qui pouvait alors, dites-moi, m'avoir appris la mort de notre +ennemi, sinon la publicité du crime? Et si les gens du prince en eussent +été prévenus, pensez-vous qu'on eût laissé à un étranger le soin +d'avertir la police? Et dans ce cas-là, me serais-je arrêté en route? Et +vous, _Werner_, vous l'objet de la haine et des défiances du baron, +auriez-vous pu prendre la fuite,--sinon plusieurs heures avant le plus +léger soupçon du meurtre? Je vous cherchai, et j'essayai de vous sonder. +Je doutais si vous étiez faible ou dissimulé: je m'aperçus que vous +n'étiez que faible; et pourtant, vous montrâtes tant de confiance, que, +plus d'une fois, j'ai mis en doute votre faiblesse. + +SIEGENDORF. + +Effroyable assassin! tu ne recules donc pas devant le parricide! Quel +acte, dans ma vie, quelles paroles te donnaient le droit de me +soupçonner de complicité avec toi? + +ULRIC. + +Mon père, n'éveillez pas le diable entre nous; vous ne sauriez plus le +rendormir. Il faut, en ce moment, de l'union et de l'activité, et non +pas des querelles de famille. Pouvais-je, lorsque vous-même étiez à la +torture, conserver un calme impassible? Et pensez-vous que j'aie entendu +avec indifférence le récit de cet homme? Non, non! vous m'avez appris à +sentir pour moi-même et pour _vous_; car _vous_, de qui l'auriez-vous +jamais appris? + +SIEGENDORF. + +Oh! malédiction de mon père! en voici donc l'effet! + +ULRIC. + +Laissez-la faire: le tombeau suffit pour l'amortir. Les cendres, mon +père, sont de pauvres ennemis; on parvient à les dérouter plus +facilement que la plus aveugle des taupes, et pourquoi? parce que la +taupe a du moins la vie. Écoutez-moi encore--avant de me condamner. +Rappelez-vous _qui_, trop souvent autrefois, m'ordonna de l'écouter +lui-même. Répondez! _Qui_ m'apprit que les circonstances étaient +l'excuse de certains _crimes_? que les passions étaient dans notre +nature? que les faveurs du ciel étaient le prix des faveurs de la +fortune? _Qui_ me démontra que le seul garant de notre humanité était +une organisation nerveuse? _Qui_ m'enlevait tout moyen de justifier, au +grand jour, mes droits et ceux de ma famille; et cela, par l'effet d'une +action honteuse qui pouvait ravaler votre fils dans la classe des +bâtards, et mon père dans celle des _voleurs_? L'homme, double jouet de +ses passions et de sa faiblesse, invite aux crimes qu'il ne craint pas +de désirer, mais qu'il n'ose accomplir. Est-il donc étrange que j'aie pu +_faire_ ce que vous aviez pu _méditer_?--Mais nous en avons fini avec le +juste et l'injuste; il s'agit maintenant de songer aux effets, et non +plus aux causes. Stralenheim, _inconnu_, me devait le salut de ses +jours; je l'avais alors secouru, par instinct; et comme j'aurais fait un +paysan ou bien un dogue. _Connu_, je l'ai immolé, parce qu'il était +notre ennemi. Toutefois, en cela, je ne suivis pas les inspirations de +la vengeance; c'était un écueil qui menaçait de nous briser, je le +frappai--comme la foudre, parce qu'il se trouvait entre nous et le terme +de nos malheurs. Étranger, je lui ai conservé la vie; il me _la devait_, +et je n'ai fait qu'exiger le paiement de ma dette. Lui, vous et moi, +nous étions sur un abîme, j'ai préféré y plonger notre ennemi mortel. +C'est _vous_ cependant qui d'abord avez allumé la torche; c'est _vous_ +qui m'avez montré le chemin du crime, indiquez-moi maintenant celui du +salut, ou, de grâce! laissez-moi. + +SIEGENDORF. + +J'en ai fini avec la vie! + +ULRIC. + +Finissons-en plutôt avec ce qui mine et flétrit la vie: les haines de +famille, et le blâme des choses qui ne peuvent pas ne pas être. Nous +n'avons plus rien à apprendre ou dissimuler: je suis étranger à la +crainte; et dans ces murs eux-mêmes (bien que vous l'ignoriez), j'ai des +hommes capables de tout affronter. Vous êtes en faveur auprès de +l'autorité souveraine: elle s'inquiétera médiocrement de ce qui se passe +ici. Gardez donc votre secret; portez la tête haute; n'agissez pas, ne +parlez pas.--Confiez-vous à moi du reste: il ne faut pas qu'il y ait +entre nous un _troisième_ bavard. + +(Ulric sort.) + +SIEGENDORF, seul. + +Est-ce un rêve? et suis je bien dans le palais de mes pères? _Voilà_ mon +fils! mon fils! le _mien_! Moi qui eus toujours horreur du mystère et du +meurtre, je me trouve plongé dans leur double gouffre infernal! +Hâtons-nous, ou le sang va couler encore--celui du +Hongrois.--Ulric!...--il a des satellites! Insensé! j'aurais dû le +deviner depuis long-tems:--les loups fondent en troupe sur leur proie. +Il a, comme moi, la clef de la porte qui conduit de l'autre côté dans la +tourelle. Allons! et si je suis père d'un criminel, ne le soyons pas, du +moins, de nouveaux crimes. Holà! Gabor, Gabor! + +(Il entre dans la tourelle, en refermant la porte derrière lui.) + + + +SCÈNE II. + +(L'intérieur de la tourelle.) + +GABOR et SIEGENDORF. + + +GABOR. + +Qui m'appelle? + +SIEGENDORF. + +Moi,--Siegendorf! Prenez cela et fuyez! ne perdez pas un instant. + +(Il détache une rivière de diamans et d'autres pierreries, qu'il met à +la hâte dans la main de Gabor.) + +GABOR. + +Qu'ai-je à faire de tout cela? + +SIEGENDORF. + +Ce que vous voudrez: vendez-les, gardez-les, et prospérez; mais ne +tardez pas,--ou vous êtes perdu. + +GABOR. + +Vous avez, sur votre honneur, garanti mon salut! + +SIEGENDORF. + +Et c'est ainsi que je le dégage. Fuyez! je ne suis pas le maître, comme +je le croyais, dans mon propre château, de mes propres +domestiques,--bien plus, de ces murailles: autrement, je leur +ordonnerais de m'écraser. Fuyez!--ou vous serez immolé par-- + +GABOR. + +S'il en est ainsi, adieu donc! Rappelez-vous cependant, comte, que vous +avez recherché cette entrevue fatale! + +SIEGENDORF. + +Oui, oui;--mais faites qu'elle ne devienne pas plus fatale +encore.--Sortez! + +GABOR. + +Par la même porte? + +SIEGENDORF. + +Oui, elle est sûre encore; mais ne restez pas dans Prague:--vous ne +savez pas à qui vous avez affaire. + +GABOR. + +Je le sais trop bien;--je le savais même avant vous, malheureux père! +Adieu! + +(Il sort.) + +SIEGENDORF, écoutant. + +Il a descendu l'escalier. Ah! j'entends la porte se refermer sur lui: il +est sauvé! sauvé!--Oh! mon père!--la force m'abandonne.-- + +(Il se laisse tomber sur un siége de pierre contigu au mur de la +tour.--Ulric entre avec d'autres hommes armés et les épées nues.) + +ULRIC. + +Dépêchez!--il est là! + +LUDWIG. + +Le comte!--monseigneur! + +ULRIC, reconnaissant Siegendorf. + +Vous ici, monsieur! + +SIEGENDORF. + +Oui: si vous cherchez une seconde victime, frappez! + +ULRIC, le voyant dépouillé de ses diamans. + +Où est le fripon qui vous a volé? Amis! courez à sa recherche. Vous le +voyez, je ne vous en imposais pas:--le misérable a dépouillé mon père de +diamans qui pouvaient suffire à l'apanage d'un prince. Courez!--je ne +tarderai pas à vous rejoindre. + +(Tous sortent, à l'exception de Siegendorf et d'Ulric.) + +ULRIC. + +Que signifie cela? Où est le voleur? + +SIEGENDORF. + +Ils sont _deux_; deux, monsieur: lequel cherchez-vous? + +ULRIC. + +Ne parlons pas de cela: il faut qu'on le trouve. Vous ne l'avez pas +laissé échapper? + +SIEGENDORF. + +Il est enfui. + +ULRIC. + +Avec votre aide? + +SIEGENDORF. + +Avec mon aide la plus impatiente, la plus empressée. + +ULRIC. + +Cela étant, adieu. + +(Il fait un pas pour sortir.) + +SIEGENDORF. + +Arrêtez! je le veux,--je le demande,--je l'implore! Ulric! voulez-vous +donc m'abandonner? + +ULRIC. + +Quoi! rester pour être dénoncé, saisi, chargé de chaînes peut-être; et +tout cela, par votre invincible faiblesse, votre demi-humanité, vos +égoïstes remords, et cette pitié indécise qui sacrifie toute une famille +pour laisser à un misérable les moyens de profiter de notre ruine! Non, +non! désormais vous n'avez plus de fils. + +SIEGENDORF. + +Je n'en ai jamais eu, et plût au ciel que vous n'en eussiez jamais porté +le vain nom. Où prétendez-vous aller? je ne veux pas que vous vous +éloigniez sans ressources. + +ULRIC. + +Laissez-moi ces soins-là. Je ne suis pas seul, ni seulement l'héritier +de vos domaines: j'ai à ma disposition dix mille épées, et non moins de +coeurs et de bras. + +SIEGENDORF. + +Les bandits des forêts! avec qui le Hongrois vous rencontra d'abord à +Francfort? + +ULRIC. + +Oui,--des hommes,--et des hommes dignes de ce nom! Allez dire à vos +sénateurs qu'ils veillent sur Prague; dites-leur que leurs réjouissances +pour la paix étaient prématurées, et qu'ils vont avoir affaire à plus de +braves gens que n'en conduisit jamais Wallenstein! + +(Entrent Joséphine et Ida.) + +JOSÉPHINE. + +Qu'ai-je entendu, mon cher Siegendorf! Grâce au ciel, vous êtes sauvé. + +SIEGENDORF. + +Sauvé! + +IDA. + +Oui; mon bon père! + +SIEGENDORF. + +Non, non; je n'ai plus d'enfans. Gardez-vous de jamais m'appeler de cet +horrible nom de père. + +JOSÉPHINE. + +Cher époux, que voulez-vous dire? + +SIEGENDORF. + +Qu'un démon a pris naissance dans vos flancs! + +IDA, prenant Ulric par la main. + +Qui ose parler ainsi d'Ulric? + +SIEGENDORF. + +Prenez garde, Ida; il y a du sang sur cette main. + +IDA, se baissant pour l'embrasser. + +Je l'effacerai de mes lèvres, quand ce serait le mien! + +SIEGENDORF. + +C'est aussi le vôtre! + +ULRIC. + +Adieu! Oui, c'est celui de votre père! + +(Ulric sort.) + +IDA. + +Juste Dieu! et c'est lui que j'aimais. + +(Elle tombe sans force. Joséphine reste muette d'horreur.) + +SIEGENDORF. + +Le malheureux, d'un seul mot, les a tuées.--Ma Joséphine! nous voilà +restés seuls; et pourquoi ne l'avons-nous pas toujours été!--Tout est +fini pour moi.--Ouvre-toi, maintenant, sépulcre de mon père! sa +malédiction t'a creusé pour moi par les mains de mon fils.--C'en est +fait de la race de Siegendorf! + +FIN DE WERNER. + + + + +LETTRE +À JOHN MURRAY, +À L'OCCASION DU RÉVÉREND W. L. BOWLES, +ET DE SES OBSERVATIONS CRITIQUES +SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE POPE[5]. + +[Note 5: Voyez, dans _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_, le +passage relatif au révérend Bowles.] + + Nuit et jour, les _boules_ m'amuseraient. + (_Ancienne chanson_.) + +Monsieur, ma mère est vieille: elle s'est un peu oubliée avec milady, +qui ne peut supporter qu'on la contredise (et en cela, il n'y a personne +qui ne lui ressemble). + +(CONTES DE MON HÔTE--_Les Puritains_.) + +Nous sommes obligés d'interrompre l'ordre naturel des publications de +notre auteur, et d'insérer ici un morceau qui, nous l'avouons, eût été +mieux à sa place parmi les _Miscellanées_. Mais il ne reste à publier +des ouvrages dramatiques de Lord Byron que _les Foscari_ et _Caïn_; et +l'étendue de chacune de ces deux pièces ne nous a pas permis de placer +ici l'une ou l'autre, pour compléter notre volume. + P. P. + + + + +LETTRE À JOHN MURRAY + +Ravenne, 7 février 1821. + + +CHER MONSIEUR, + +Dans les diverses brochures de la polémique entre Pope et Bowles, que +vous avez eu la bonté de m'envoyer, j'ai remarqué que les deux partis +avaient jugé à propos de faire intervenir mon nom. M. Bowles, dans sa +lettre à M. Campbell et dans sa réplique à la _Quarterly Review_, fait, +à plusieurs reprises, allusion à ce qu'il lui plaît de nommer _une +remarquable circonstance_; et, de leur côté, la _Quarterly_ et M. +Gilchrist m'ont accordé le dangereux honneur d'une citation. Bien plus, +M. Bowles me fait indirectement une sorte d'appel personnel, en disant: +«Lord Byron, _s'il se souvient_ de la circonstance, pourra +_attester_...» (_attester_ EN ITALIQUE, caractère assez déconsidéré +aujourd'hui, en matière testimoniale[6].) + +[Note 6: Allusion satirique à l'interrogatoire de Bergami, dans le +procès de la reine d'Angleterre.] + +Mais bien que j'aie depuis long-tems fixé en Italie ma résidence, je ne +me mettrai pas à couvert derrière un _non mi ricordo_. Oui, _je me +rappelle la circonstance_, et je ne vois aucune difficulté (dès que l'on +m'en adjure) à la raconter aussi exactement que pourront me le permettre +la distance des tems et les distractions naturellement causées par les +événemens subséquens. En 1812, c'est-à-dire plus de trois ans après la +publication des _Poètes anglais et des Réviseurs écossais_, j'eus +l'honneur de rencontrer M. Bowles chez notre respectable hôte de _la Vie +humaine_[7], etc., ce dernier Argonaute de la poésie classique en +Angleterre, ce Nestor de la race infime des poètes contemporains. M. +Bowles affirme que cette rencontre eut lieu _bientôt après la +publication de la satire_, mais, à mes yeux, trois années sont une +énorme fraction de l'immortalité présumée d'un poème moderne. Je n'ai +pas gardé le moindre souvenir du _reste de la compagnie, se retirant +dans une salle voisine_; et bien que la topographie de l'élégante et +classique demeure de notre hôte soit encore présente à ma mémoire, je +n'oserais déterminer dans quelle partie de la maison la conversation eut +lieu: toutefois, le fait du poème qu'on se serait _levé_ pour prendre, +semble indiquer la bibliothèque; et si l'on s'était au contraire +_baissé_, il faudrait reconnaître _la garde-robe_. + +[Note 7: Rogers, auteur des _Plaisirs de la mémoire_ et du poème de _la +Vie humaine_, que les Anglais ne mettent guère au-dessous de l'autre.] + +Je suppose encore que la _remarquable circonstance eut lieu après_ +dîner: le moyen de croire, en effet, que M. Bowles, en dépit de sa +politesse et de son appétit, ait pu se décider à retenir _le reste de la +compagnie_ dans l'autre salle, debout derrière leurs chaises, et cela, +afin de continuer notre dissertation sur les _bois de Madère_[8], au +lieu de faire circuler les trésors bachiques de cette île? Je me +rappelle aussi fort bien et non sans plaisir, l'aimable enjouement de M. +Bowles, l'élégance de ses manières, et l'agrément de sa conversation. Je +parle _en général_, et non pas d'une conversation spéciale: car, pour ce +qui touche aux propres _expressions_ que cite la brochure, je ne saurais +(et lui non plus) assurer positivement qu'il les ait employées. Je ne me +souviens nullement _de l'air sérieux_, et je croyais plutôt M. Bowles +disposé à traiter légèrement la chose; car il me dit (si en cela il me +dément, je n'ai rien à répondre) que plusieurs de ses meilleurs amis +étaient venus à lui, en s'écriant: «Mon Dieu! Bowles! comment diable +avez-vous imaginé que les bois de Madère[9], etc., etc.» Ajoutant qu'il +avait eu quelque peine à leur démontrer, le livre en main, que jamais il +n'avait fait faire à ces bois rien de semblable. + +[Note 8: Description placée dans le poème de Bowles, sur l'_Esprit de +découverte_, publié en 1805: _The spirit of découverte_. + +(_N. du Tr._)] + +[Note 9: Ajoutez: «eussent jamais tremblé au bruit d'un baiser?» Voyez +_les Poètes anglais_, etc. + +(_N. du Tr._)] + +Il avait raison, et les torts étaient de mon côté; ils y sont restés +jusqu'à ce moment où j'en fais l'aveu. Avant de commettre une +inexactitude capable de causer de la peine à quelqu'un, j'aurais dû, je +l'avoue, y regarder à deux fois. Le fait est que, tout en ayant lu +auparavant l'_Esprit de Découverte_, j'avais emprunté à la _Revue_ la +citation; de plus, la méprise était de mon fait, et non celui de la +_Revue_, qui avait, je crois, rapporté assez correctement le passage. +J'ai donc commis, je ne sais comment, une bévue, en attribuant les +frémissemens des amans aux _bois de Madère_; et je déclare, au besoin +même j'atteste aujourd'hui que les bois ne frémirent pas au bruit d'un +baiser, mais bien les amans. Je cite de mémoire-- + + Un baiser + Soudain troubla le silence attentif, etc., etc. + Ils (les amans) ont frémi, comme si le pouvoir, etc. + +Et si j'avais pu croire que M. Bowles eût vu avec le plus léger plaisir +cette déclaration, je n'aurais pas attendu neuf ans pour la faire, bien +que _les Poètes anglais et les Réviseurs écossais_ eussent été supprimés +quelque tems avant notre rencontre chez M. Rogers. Notre digne hôte +aurait pu lui dire que c'était surtout d'après ses représentations que +j'avais résolu d'anéantir cette satire. En effet, on en préparait une +édition nouvelle, quand M. Rogers m'avertit que «j'étais _maintenant_ en +rapport avec plusieurs de ceux dont j'avais parlé, et que je comptais +même quelques amis dans ce nombre. Il connaissait, ajouta-t-il, entre +autres, une famille qui verrait la suppression de l'ouvrage avec un +plaisir extrême.» Je n'hésitai pas un moment: l'impression fut +sur-le-champ arrêtée; et ce n'est pas ma faute si l'on en a vendu de +nouvelles depuis ce tems. + +En avril 1816, quand je quittai l'Angleterre, je n'éprouvai pas un +violent entraînement à occuper encore de moi cette contrée; et mon +dernier acte, je crois, au milieu des distractions d'une nature +différente qui s'offraient à moi, fut alors de signer une procuration +pour vous autoriser à prévenir ou arrêter les réimpressions que l'on +pourrait tenter de cet ouvrage, et qu'on en avait déjà faites en +Irlande. Il est encore à propos de remarquer que c'est d'après leurs +avances ou celles de leurs amis, que je me liai par la suite avec les +personnes dont j'avais cité, dans ma satire, les noms et les ouvrages. +Je ne me souviens pas d'avoir jamais cherché à faire connaissance avec +un seul. Il en est parmi eux dont je n'ai même encore vu que les +lettres; un, entre autres, auquel j'ai le premier écrit, mais en +conséquence d'une communication de vive voix faite avec bienveillance +par une personne tierce. + +J'ai cru devoir un instant m'arrêter sur ces détails, parce qu'on m'a +plusieurs fois amèrement reproché d'avoir voulu _supprimer_ cette +satire. Jamais, et ceux qui me connaissent le savent bien, je n'ai +reculé devant les conséquences personnelles d'une semblable publication. +Si j'ai pu songer plus tard à l'anéantir, c'est qu'ayant conservé sur +elle mes droits d'auteur j'en étais le meilleur juge et le maître +incontestable. Je viens de déterminer les circonstances qui m'y +engagèrent; c'est aux juges à les apprécier d'après leur candeur ou leur +malveillance. M. Bowles me fait l'honneur de parler de mon _ame noble_, +de ma _généreuse magnanimité_, et tout cela parce que _si le livre +n'avait pas été supprimé, la circonstance y eût été rappelée_. Pour moi, +je ne vois nulle noblesse d'ame dans un acte de simple justice; et quant +au mot _magnanimité_, je le hais depuis que j'ai vu les imposteurs les +plus grossiers en être gratifiés par les sots les plus incontestables. +Cette éternelle _circonstance_, je l'aurais expliquée, malgré la +suppression du livre, pour peu que M. Bowles en eût jamais exprimé le +désir; et j'aurais répété ce que dit le galant _Galbraith_ au bailli +Jarvie: «Eh bien! le diable emporte la méprise et tout ce qu'elle a +occasionné.» Pendant les dix dernières années qui viennent de s'écouler, +j'aurais eu à me plaindre, une fois au moins par mois, de méprises aussi +fortes et plus graves même, concernant mon caractère personnel ou +littéraire; cependant, je n'ai jamais songé à les relever, une fois les +quarante-huit heures passées sur l'erreur ou la calomnie. + +Un mot ou deux maintenant relativement à Pope, sur lequel vous avez mon +opinion plus largement développée dans une lettre inédite _sur_ ou à (je +ne le sais plus) l'éditeur du _Blackwood's Edinburgh Magazine_; et, je +l'avoue, je crains bien que M. Bowles ne partage plus ici mes sentimens. + +J'ai quelque regret, sans doute, d'avoir publié _les Bardes anglais et +les Réviseurs écossais_; mais, dans cet ouvrage, ce qui m'en inspire le +moins, est le passage relatif à M. Bowles, et son édition de Pope. En +1807 et 1808, époque de l'impression, M. Hobhouse désira m'y voir +consigner notre commune opinion sur ce sujet; mais j'avais achevé ma +_tâche_, j'éprouvais de la fatigue, je le priai donc de le faire à ma +place. Il y consentit; et l'on peut voir, dans la première édition des +_Bardes anglais_, ses quarante vers sur le Pope de M. Bowles; ils sont +aussi sévères et bien autrement poétiques que les miens, sur le même +sujet, dans la seconde. Mais comme je mettais mon nom à cette +réimpression, j'avais dû retrancher la tirade de M. Hobhouse, pour y +substituer la mienne: par là, l'ouvrage y gagna moins que M. Bowles; +c'est d'ailleurs, ce que j'ai déclaré dans la Préface de la deuxième +édition. Depuis longues années, je n'avais pas relu ce poème; et pour le +rappeler aujourd'hui à mon souvenir, il n'a fallu rien moins que +l'obligeance de la _Quarterly Review_, de M. Octavius Gilchrist et de M. +Bowles lui-même. Or, je suis désolé de le dire, en revoyant ces anciens +vers, je me repens d'avoir exprimé d'une manière si concise l'opinion +que je me suis faite de l'édition de Pope. M. Bowles dit: «Lord Byron +_sait_ bien que je _ne_ mérite _pas_ le caractère qu'on m'impute.» Je ne +_sais_ rien de pareil. J'ai, dans la meilleure société de Londres, +rencontré, par hasard, M. Bowles; j'ai cru voir, en lui, un homme +aimable, bien élevé, et d'un très-grand mérite. Je ne souhaiterais que +de me trouver une fois la semaine à table près d'une personne aussi +agréable; mais voilà tout. Quant au fond _de son caractère_, je n'en +connais absolument rien. De ses dehors, j'en fais le plus grand cas; +cependant, je ne juge plus un homme d'après ses dehors, depuis qu'il +m'est arrivé d'être volé par l'homme du monde le mieux élevé, et que +j'ai fait connaissance avec Ali-Pacha, dont la politesse était des plus +exquises. Si M. Bowles n'est pas seul coupable de l'édition de Pope, je +ne lui ferai pas l'_injustice_ de juger, d'après ce fait, de son +caractère; ou, s'il en est autrement, la _justice_. Je ne veux pas +mériter le titre d'exécuteur des hautes oeuvres littéraires ou +personnelles. M. Bowles individu, et M. Bowles éditeur, sont, à mes +yeux, les deux choses du monde les plus opposées, + + Et de lui-même il est une--antithèse. + +Je ne dirai pas _vile_, le mot est trop cru: ni _trompeuse_, parce que +cette épithète est trop longue de deux syllabes; mais je laisse au +lecteur le soin de remplir la lacune à sa guise. + +Au reste, ce que j'entrevis de M. Bowles augmenta mes regrets et ma +surprise de ce qu'il employait ses talens à pareille tâche. Sot, on +pourrait l'excuser; indigent, ou privé de considération, on trouverait +moyen d'expliquer sa conduite: mais il est précisément l'opposé de cela; +et avec les idées et les sentimens que Pope m'inspire, je suis incapable +de comprendre ses motifs. Il faut pourtant appeler les choses par leur +nom; et je ne puis dire, de son édition de Pope, que c'est une oeuvre de +_candeur_; je trouve même une déplaisante affectation de cette qualité, +et dans cette oeuvre, et dans les brochures dernièrement publiées. + + Et pourquoi _renier encor_ ses prisonniers? + +«J'ai vu, dit M. Bowles dans ses lettres à Martha Blount, des passages +que je n'ai pas publiés, et que _jamais, je l'espère_, personne ne +publiera, tant leur grossière _licence_ suppose une _grossière_ +débauche.» + +Voilà, certes, un piquant jeu de mots! De tels passages peuvent exister +ou ne pas exister; et Pope qui, bien que catholique, n'était pas un +moine, peut fort bien s'être quelquefois oublié au tems de sa jeunesse, +soit en paroles, soit même en actions, auprès d'une femme. Cela +suffit-il pour justifier une aussi grave imputation? Et quel est donc, +en Angleterre, l'homme marié, d'un certain rang (s'il n'est pas entré +dans les ordres), dont la jeunesse ne présente pas des désordres bien +autrement graves que ceux dont peuvent donner l'idée les lettres de +Pope? À compter de ses premières années, ce grand poète ne cessa +d'occuper l'attention publique. Il eut, pendant sa vie, tous les sots +pour ennemis; et après sa mort, j'ai regret de le dire, quelques +personnes qui n'ont pas, pour justifier leurs diffamations, la même +sottise. Eh bien! qu'ont prouvé leurs ardentes attaques et leurs +découvertes partiales?--une _liaison_ équivoque avec Martha Blount, +occasionnée par ses infirmités autant que par ses passions; un amour +sans espérance pour lady Mary W. Montagu; une anecdote de Cibber, et +deux ou trois libres passages de ses ouvrages. Qui pourrait sortir plus +pur d'une enquête malveillante faite sur une vie de cinquante-six +années? Et pourquoi vient-on, aujourd'hui, nous entretenir de semblables +fragmens, supposé qu'ils existent? M. Bowles nous dira-t-il quel parti +l'on peut tirer de cette exhumation de lettres et d'anecdotes? J'ai vu, +moi-même, une collection des lettres d'un autre poète éminent et même +prééminent; eh bien! elles sont d'une indécence grossière, et si +artificieusement abominables, que je ne crois pas qu'on puisse leur rien +comparer en ce genre dans notre langue. Ce qu'il y a d'étrange, c'est +que plusieurs sont placées en forme de _post-scriptum_ au bas de ses +lettres sérieuses et les plus sentimentales, et qu'elles se trouvent +réunies à des morceaux de prose ou de vers de l'indécence la plus +hyperbolique. Il n'est plus, et il a dit de lui-même, que «si +l'_obscénité_ (employant une expression bien plus grossière) est un +péché mortel, il ne peut certainement être sauvé.» Ces lettres existent; +beaucoup d'autres personnes les connaissent aussi bien que moi. Mais je +le demande, l'_éditeur_ de ses oeuvres eût-il témoigné sa _candeur_, en +n'y faisant même que des allusions? Pour moi, spectateur indifférent, +rien n'aurait pu me décider à les indiquer, sans la malheureuse +tentative que l'on a faite pour flétrir la mémoire d'un homme tel que +Pope. + +Que dirions-nous d'un éditeur d'Addison qui citerait le passage suivant +des lettres de Walpole à George Montagu? «Le docteur Young a publié un +nouvel ouvrage, etc. M. Addison, au moment de mourir, envoya chercher le +jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir +un chrétien; mais par malheur il mourait pour avoir trop bu +d'_eau-de-vie_; et rien ne contribue à calmer les terreurs de la mort, +comme les épanchemens d'ivresse! Mais gardez-vous de répéter cela à +Goth, où vous vous trouvez.» Maintenant, supposons que l'éditeur ait +fait précéder ce passage de ces mots:--Horace Walpole parle d'un fait +qui, s'il est vrai, est singulièrement _scandaleux_. Walpole informe +Montagu, qu'Addison, avant de mourir, envoya chercher le jeune comte de +Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien; +mais que malheureusement il mourait ivre, etc., etc. + +Quelque chose que l'on puisse dire ailleurs ou sur la même page, quelque +incrédulité que l'on affecte, en exprimant toujours _la même candeur_, +je dirai que l'éditeur était un sot ou un menteur; jamais il ne devait +accueillir une telle anecdote (à moins qu'elle ne lui fût évidemment +prouvée), si ce n'est pour exprimer rapidement l'indignation qu'elle lui +avait inspirée. Pourquoi les mots _s'il est vrai_? on n'y reconnaît pas +le cachet de l'incrédule. Pourquoi appuyer les prétendus désordres de +Pope, du témoignage de Cibber, et qu'est-ce que tout cela prouve? Que +Pope, très-jeune encore, fut une fois entraîné par un gentilhomme avec +lequel il avait joué, dans une maison de prostitution. Crime horrible! +Mais M. Bowles n'a pas toujours été ecclésiastique; quand il était fort +jeune, n'a-t-il jamais cédé à de pareilles séductions? Si j'étais en +humeur de conter, et de répéter deux petites anecdotes, je pourrais dire +de M. Bowles une bien meilleure histoire que celle de Cibber, et fondée +sur une bien meilleure autorité, celle de M. Bowles lui-même. Elle, n'a +pas été racontée par lui en ma présence, mais devant un tiers qu'il +arrive à M. Bowles de nommer plusieurs fois dans le cours de ses +répliques. Cette personne me l'a donnée comme une anecdote récréative et +piquante, et elle ne se trompait pas, quels que fussent d'ailleurs ses +autres mérites. Mais, pour une folie de jeunesse, faudra-t-il accuser M. +Bowles d'un penchant au libertinage ou à la débauche? Et pour n'avoir +pas toujours été un prêtre, n'en est-il pas moins aujourd'hui un pieux +et brave homme? Loin de cela; je consens à le tenir pour une honnête +personne, presque aussi honnête que Pope, mais non pas meilleure que +lui. + +Le fait est que, de nos jours, le grand _primum mobile_ de l'Angleterre +est la _phraserie_: phraserie politique, phraserie poétique, phraserie +religieuse, phraserie morale, mais toujours, et dans tous les accidens +de la vie, de la phraserie. C'est la mode, et tant qu'elle durera, elle +entraînera toujours ceux qui ne peuvent vivre qu'en se conformant au ton +du jour. Je dis phraserie, parce que c'est une affaire de mots sans la +plus légère influence sur la conduite. Les Anglais n'en sont pour cela +ni plus sages ni meilleurs, mais beaucoup plus pauvres, plus divisés +entre eux, et bien autrement dépravés qu'ils ne l'étaient avant la vogue +donnée à ce verbal _décorum_. Cette horreur nerveuse pour les amours +équivoques et très-contestables du pauvre Pope (car Cibber lui-même +avoue qu'il prévint le danger des aventures dans lesquelles il allait +s'embarquer), fait très-bien dans une brochure de controverse; mais tous +les gens du monde qui connaissent ce que c'est que la vie, ou du moins +ce qu'elle était pour eux dans leur jeunesse, ne manqueront pas de rire +des plaisantes preuves sur lesquelles se trouve fondée l'accusation +d'une _sorte de passion libertine_, et les hommes graves regarderont +sans doute ceux qui, d'après un fait isolé, se permettent une pareille +imputation, comme des fanatiques ou des hypocrites, et tous les deux, +peut-être. On trouve quelquefois, dans un heureux mélange, ces deux +qualités confondues. + +M. Octavius Gilchrist parle avec une extrême irrévérence d'un _second +verre de chaud Négus_. Qu'entend-il par là? y a-t-il dans le Négus +quelque mal? offre-t-il pour les moeurs plus de danger quand on le boit +_chaud_? ou bien encore M. Bowles boit-il du Négus? J'ai de lui +meilleure opinion. J'espérais que jamais il ne buvait que du vin non +mélangé, ou que du moins,--comme l'official de Jonathan Wild, il +préférait le _punch_, «attendu qu'on ne trouvait rien contre lui dans +l'écriture.» Je serais désolé de croire que M. Bowles fût passionné pour +le Négus; c'est une liqueur trop _candide_; un compromis trop commode +entre la passion du vin et les avantages de l'eau. Mais les goûts +diffèrent chez les différens écrivains. Le juge Blakstone (il avait fait +des vers dans sa jeunesse) composa ses doctes commentaires avec une +bouteille de Porto devant lui. Addison ne savait pas dire un mot de +spirituel avant d'avoir pris une semblable dose: et peut-être le régime +de ces deux grands hommes valait-il celui d'un soi-disant poète de nos +jours, qui, après avoir grimpé sur de hautes montagnes, revient, se met +au lit, et de là dicte ses vers, en dévorant, durant l'opération, nombre +de tartines de beurre. + +Maintenant je reviens à M. Bowles, et à ses _invariables_ principes de +poésie. M. Bowles et quelques-uns de ses correspondans les déclarent +incontestables, du moins sont-ils incontestés par Campbell, qui semble +avoir été étourdi du fracas de ces mots. On dit que le sultan offrit +autrefois de s'allier à un roi de France, parce que, comme lui, il +haïssait le mot de _ligue_; preuve que sa hautesse entendait le +français: M. Campbell n'a pas besoin de mon alliance sans doute, et je +n'ai pas la prétention de la lui proposer; mais je hais souverainement +le mot _invariable_. Qu'y a-t-il en effet parmi les hommes, poésie, +philosophie, génie, sagesse, science, gloire, puissance, ame, matière, +vie ou mort, qui puisse se vanter d'être invariable? Je veux bien mettre +les choses divines hors de la question. De tous les noms dont on a +jamais eu l'arrogance de baptiser un livre, le plus ridicule est sans +contredit un pareil titre dans une brochure. C'est à M. Campbell à +répondre de l'ouvrage en lui-même, et de venger l'honneur de son +_vaisseau_[10], que M. Bowles déclare de l'air le plus triomphant avoir, +dès le premier feu, coulé bas. + + Il y avait, a-t-il dit, un vaisseau; + Vieux coquin, livre-moi passage, + Ou mon bâton te fait sauter. + +[Footnote 10: Voyez la Préface des _Specimen of english poetry_, dans +laquelle Campbell, pour mieux réfuter le système littéraire de M. +Bowles, emploie la comparaison d'un _vaisseau de ligne prêt à être lancé +en mer_. + +(_N. du Tr._)] + +Cela n'est pas mon affaire; mais j'ai commencé (non pas de mon plein +gré, mais sollicité par les fréquentes allusions que l'on faisait à mon +nom dans les brochures), et je suis comme un Irlandais au milieu de la +bagarre, attaquant tout ce qui s'offre devant lui. Je dirai donc un ou +deux mots sur la comparaison du _vaisseau_. + +M. Bowles prétend que le _vaisseau de ligne_ de Campbell tire tout son +mérite poétique, non pas de l'_art_, mais de la _nature_. «Otez, dit-il, +les vagues, les vents, le soleil, etc., et le vaisseau n'est plus qu'une +pièce de canevas grossier sur trois grandes perches.» Rien de plus vrai; +ôtez les _vagues_, les _vents_, il n'y aura plus même de vaisseau, +non-seulement pour l'usage des poètes, mais pour tout autre usage; ôtez +le _soleil_, et force nous sera de lire le pamphlet de M. Bowles à la +chandelle. Mais la _poésie_ du vaisseau ne dépendait pas des _vagues_, +etc.; bien au contraire: le vaisseau répandait sur les vagues les idées +poétiques qui l'escortaient, et donnait un nouveau lustre à celles qui +étaient inhérentes à elles-mêmes. Ce n'est pas que je prétende nier que +les vagues et les vents, le soleil par-dessus tout, soient éminemment +poétiques: nous le savons trop à nos dépens, par les nombreuses +descriptions en vers qu'on en a faites. Mais si les vagues n'offraient +que de l'écume à leur surface, si les vents ne poussaient sur les +rivages que de l'algue marine; si le soleil n'éclairait ni pyramides, ni +flottes, ni forteresses, ses rayons répandraient-ils la même impression +poétique? Je ne le crois pas; et du moins conviendra-t-on ici qu'il y a +réciprocité de poésie. Arrachez le vaisseau au calme sein des ondes, et +les calmes ondes n'offrent plus qu'un spectacle, qu'un objet +singulièrement monotone, surtout si les ondes ne sont pas claires; +témoin la plupart des hommes qui passent à côté d'elles sans les +regarder. Qui donc peut exciter l'intérêt des mêmes spectateurs, quand +on lance à l'eau quelque bâtiment? Ils ont pu voir les _calmes ondes_ à +Wapping, dans le bassin de Londres ou dans le canal Paddington, dans une +fosse à cheval, dans une marre, ou dans tout autre réservoir; ils ont pu +entendre les vents siffler au travers des ouvertures d'une étable à +pourceaux ou des auvents d'un grenier; ils ont pu voir le soleil +éclairer la livrée d'un laquais ou le cuivre d'une bassinoire: et +cependant, quelle poésie ont répandu sur ces objets le calme des ondes, +le sifflement des vents ou les rayons du soleil? aucune, à mon avis. M. +Bowles prétend que le _vaisseau_ n'est poétique que par l'effet de ses +accessoires; mais s'ils ont pu jeter sur un objet naturellement +prosaïque, un manteau de poésie, ils pourront en couvrir également +d'autres objets, surtout quand le premier est un vaisseau de ligne, qui, +dépouillé de ses accessoires, c'est-à-dire ses mâts, ses voiles et ses +pavillons, n'offre plus qu'un _grossier canevas_ et de _longues +perches_. Et, vraiment, un vaisseau n'est que cela, comme la porcelaine, +de la terre; l'homme, de la poussière, et la chair, de l'herbe. +Cependant, combien d'idées poétiques ne réveillent-ils pas, du moins +l'homme et sa matérielle enveloppe? + +M. Bowles a-t-il jamais contemplé la mer? je le présume, du moins sur +des tableaux de marine. Qu'il nous dise si quelque artiste a jamais +peint la mer _isolément_, et sans y joindre un vaisseau, une barque, un +naufrage, ou quelque autre accessoire? Qu'il nous dise lequel des deux +est plus attrayant, plus moral, plus poétique, de la mer seule, ou de la +mer représentée avec un vaisseau rompant sa vaste mais fatigante +monotonie? Un orage est-il plus inspirateur sans un vaisseau qui le +supporte? Et, dans le poème du _Naufrage_, qui nous intéresse davantage, +du bâtiment entr'ouvert ou de l'orage? Tous deux, sans doute, nous +frappent vivement; mais sans le vaisseau, quel souci prendrions-nous de +la tempête? Il faudrait tomber dans une description purement +descriptive, genre de poésie qui ne fut jamais placé au premier rang de +l'art. + +Je crois avoir quelque droit à parler de sujets maritimes, du moins à +nos poètes; car à l'exception de Walter Scott, Moore et Southey +peut-être, qui ont voyagé, j'ai traversé à la nage plus de milles que +tout le reste des versificateurs contemporains n'en a parcourus à bord +d'un vaisseau; j'ai souvent vécu pendant plusieurs mois sans +interruption sur un vaisseau; et depuis que j'ai quitté l'Angleterre, +j'ai à peine passé un mois privé de la vue de l'Océan. Je fus nourri sur +ses rivages de deux à dix ans. Je me souviens qu'en 1810, me trouvant +dans une frégate anglaise ancrée sur la pointe de Sigée, il s'éleva à la +chute du jour un coup de vent assez violent pour nous faire croire que +le vaisseau allait rompre le câble, et s'éloigner de l'ancrage. M. +Hobhouse, quelques officiers et moi-même, nous avions remonté des +Dardanelles jusqu'à Abydos, et nous étions justement revenus à tems. +L'aspect d'un orage dans l'Archipel est aussi poétique qu'on puisse +l'imaginer; la mer est là singulièrement resserrée, impétueuse et +terrible, la navigation y est sans cesse rompue et embarrassée par les +îles et les courans contraires. Le cap Sigée, les tertres de la Troade, +Lemnos, Ténédos, tout contribuait à l'effet du tableau, mais ce qui +semblait alors le plus poétique, c'était une multitude de (environ deux +cents) barques grecques et turques, obligées de flotter çà et là contre +le vent, éloignées de leurs périlleux ancrages, et se dirigeant les unes +vers Ténédos, d'autres vers quelques îles voisines, d'autres en pleine +mer, et d'autres peut-être vers la vie éternelle. La vue de ces petits +bâtimens sautillant à travers l'écume dans le crépuscule, tantôt +s'élevant et tantôt disparaissant entre les vagues et dans une +demi-obscurité; leurs voiles tout-à-fait blanches (car dans le Levant +les voiles ne sont pas d'un _grossier canevas_, mais de coton blanc) +glissant à travers les flots aussi vivement mais avec moins de sécurité +que les mouettes perchées sur leur sommet; ajoutez leur évidente +détresse, leur exiguïté dans le lointain, leur réunion, leur faiblesse +comparée à la force de l'élément gigantesque qu'ils combattaient et qui +ébranlait jusqu'à notre vaisseau; tout, en un mot, produisait en moi des +impressions bien plus poétiques que ne l'eût fait la mer avec toute son +immensité déserte, et les vents furieux, s'ils n'eussent pas joué un +rôle nécessaire dans ce magnifique tableau. + +C'est un beau spectacle que la vue du Pont-Euxin; le port de +Constantinople est le plus beau havre du monde, et pourtant je ne puis +m'empêcher de croire qu'une vingtaine de vaisseaux de ligne, +quelques-uns de cent quarante canons, ne contribuassent encore à le +rendre plus poétique, durant le jour, aux rayons du soleil, et mieux +encore la nuit, car les Turcs illuminent leurs vaisseaux de guerre d'une +manière extrêmement pittoresque. Et pourtant tout cela est _artificiel_. +Quant à l'Euxin, j'ai vu les Nymplegades, je me suis assis près de +l'autel brisé dont les débris sont encore exposés au vent dans l'une de +ces îles; j'ai senti, en répétant les premiers vers de _Médée_, tout ce +que ces lieux avaient de poétique; mais à quoi le devaient-ils, sinon au +souvenir de l'_Argo_? ils le devenaient même davantage par la vue +lointaine de quelques vaisseaux marchands arrivant d'Odessa. Mais, dit +M. Bowles, pourquoi faites-vous sortir des chantiers votre vaisseau? Je +l'ignore vraiment, si ce n'est parce qu'on ne construit les vaisseaux +que pour être lancés. Les flots sans doute, etc. ajoutent à leur +caractère poétique, mais ils ne le _créent_ pas, et le vaisseau +reconnaît amplement ce qu'il leur doit: ils se prêtent un secours +mutuel; l'eau est plus poétique avec le vaisseau,--le vaisseau le +devient moins sans ses ondes. Mais encore un vaisseau sur sa quille +offre-t-il quelque chose en lui-même de grand et de poétique. Une +vieille barque avec sa voile retournée, abattue sur un sable désert, est +un objet _poétique_ (et Wordsworth, qui peut faire un poème sur une +cuvette, ou sur un enfant aveugle, peut le dire aussi bien que moi); +mais une immensité de sable et de vagues paisibles sans un seul bateau +serait aussi lourdement prosaïque que le premier venu des pamphlets que +l'on vient de publier. + +Qui produit la poésie dans l'image du _marble waste of Tadmor_ (marbre +désert de Tadmor), ou dans l'_Ode à la Solitude_ de Grainger, tant +admirée par Johnson? Est-ce le _marbre_ ou le _désert_? l'artificiel ou +le naturel? Mais le désert ici est comme tous les autres déserts; c'est +donc le _marbre_ de Palmyre qui fait toute la beauté poétique des lieux +et de ce passage. + +L'Hymette et ses beautés arides; toute la côte de l'Attique, ses +collines et ses montagnes; Pentélicus, Anchesmus, Philoppapus, etc., +etc., sont en eux-mêmes poétiques, et le seraient encore, quand même le +nom d'Athènes, des Athéniens et des ruines anciennes serait effacé du +souvenir des hommes. Mais dira-t-on que, sans l'_art_ de l'Acropolis, du +temple de Thésée, et de tous les glorieux monumens du goût et du génie +des Grecs, la _nature_, en Attique, présenterait plus de poésie? +Demandez aux voyageurs ce qui les frappe davantage, du Parthénon ou du +rocher sur lequel il est assis? des _colonnes_ du cap Colonna, ou du cap +lui-même? des rochers qui s'élèvent à ses pieds, ou du souvenir de +Falconer, dont le _vaisseau_ vint se briser sur eux? Il y a des rochers +et des caps par milliers, beaucoup plus pittoresques que ceux de +l'Acropolis et du cap Sunium; mais produisent-ils la même impression +qu'une foule de sites sauvages en Grèce, en Suisse, dans l'Asie-Mineure, +et même en Portugal, près de Sintra, et qu'une foule de points de vue +d'Italie et des Sierras d'Espagne? Mais c'est l'_art_, ces colonnes, ces +temples, ce vaisseau submergé, qui font leur antique et leur moderne +poésie, plutôt que les lieux en eux-mêmes. Sans les premiers, les +seconds seraient oubliés et inconnus, ensevelis comme Ninive et +Babylone, dans un amas confus, dépourvu de poésie et comme sans +existence. Mais, dans quelques lieux du monde que l'on transporte ces +ruines vénérables, si toutefois elles étaient susceptibles de transport, +les obélisques, le Sphinx et la statue de Memnon, on y reconnaîtrait +toujours la même perfection de beauté, la même auréole de poésie. J'ai +réclamé, et je réclamerai toujours contre le pillage des ruines +d'Athènes, fait dans la vue d'initier les Anglais dans les secrets de la +sculpture; mais pourquoi l'ai-je fait? ces _ruines_ sont aussi poétiques +à Piccadilly qu'elles pouvaient l'être au Parthénon; mais le Parthénon +et ses rochers le deviennent beaucoup moins sans elles. Telle est la +poésie de l'art. + +M. Bowles prétend encore que, s'il y a de la poésie dans les Pyramides +d'Égypte, c'est par leur association à des déserts sans bornes; et +qu'une pyramide de la même dimension n'aurait pas le même caractère de +sublime sur l'emplacement de l'hôtel de Lincoln. Non, sans doute; mais +ôtez les pyramides, que restera-t-il aux _déserts_? Faites disparaître +Ston-Henge de la plaine de Salisbury, et il n'y restera rien de plus +remarquable que dans la bruyère de Hounslow, ou toute autre plaine sans +bornes. Pour moi, je trouve que l'église de Saint-Pierre, le Colysée, le +Panthéon, le mont Palatin, l'Apollon, le Laocoon, la Vénus de Médicis, +l'Hercule, le Gladiateur mourant, le Moïse de Michel-Ange, et tous les +plus beaux ouvrages de Canova (j'ai parlé plus haut de ceux de +l'ancienne Grèce, encore debout dans cette contrée ou transportés en +Angleterre) sont aussi _poétiques_ que le mont Blanc ou le mont Etna, et +peut-être plus encore, car ils offrent une manifestation directe de +l'ame, et, jusque dans leur conception, ils _présupposent_ la poésie. +Ils participent d'ailleurs, sous ce rapport, à quelque chose de la vie +actuelle, qu'il est impossible de retrouver dans les ouvrages inanimés +de la nature, à moins de croire, avec Spinosa, que le monde est Dieu. + +On ne peut, certes, imaginer rien de plus poétique que la ville de +Venise: cela dépend-il de la mer ou des canaux?-- + + Écume et fange d'où sortit l'orgueilleuse Venise. + +Est-ce le canal qui coule entre le palais et la prison, est-ce le _Pont +des Soupirs_, placé près de là, qui la rendent si poétique? Est-ce le +_canal Grande_, le _Rialto_ qui le traverse, les églises qui le +dominent, les palais qui le bordent, et les gondoles qui glissent sur +les eaux; est-ce tout cela qui, dans cette ville, séduit l'imagination +plus vivement que Rome elle-même? Mais, dira peut-être M. Bowles, _sans_ +l'eau, le Rialto n'est plus que du marbre; les palais et les églises, +des amas de pierres, et les gondoles une _grossière_ toile noire jetée +sur quelques planches de bois découpé, avec un morceau de fer +grotesquement contourné à la proue. Et moi, je réponds que sans tout +cela, l'eau ne serait plus qu'un fossé couleur de terre; et quiconque +prétend le contraire mérite d'aller au fond des lieux où les héros de +Pope reçoivent les embrassemens des nymphes de la fange. Il n'y aurait +rien de plus poétique dans le canal de Venise que dans celui de +Paddington si l'on n'y voyait pas les accessoires de l'art dont je viens +de parler; et pourtant la nature y déploie toute sa richesse, puisqu'il +est formé par la mer et par les îles innombrables qui servent de base à +cette ville extraordinaire. + +Il n'est pas jusqu'aux cloaques de Tarquin, à Rome, qui ne soient aussi +poétiques que Richmond-Hill; bien des gens même leur donneront la +préférence. Ne reconnaissez dans le Tibre et les sept montagnes, que ce +qu'on y voyait au tems d'Évandre: puis, que M. Bowles, M. Wordsworth, M. +Southey ou quelqu'autre _amant de la nature_ fassent là-dessus un poème, +et vous me direz ce qui dans leur ouvrage vous semblera plus poétique +que le _Livre guide_ où nous trouvons le chemin qui conduit de +Saint-Pierre au Colysée, et ce qu'il y a sur la route de digne d'être +vu. Ces lieux-là nous intéressent dans Virgile, mais c'est parce qu'ils +_seront_ un jour _Rome_, et non parce qu'ils sont la propriété +d'Évandre. + +M. Bowles essaie ensuite d'enrôler sous ses drapeaux Homère, pour +répondre à la remarque de M. Campbell, que le prince des poètes était un +grand peintre des ouvrages de l'art. M. Bowles prétend qu'en cela ses +beautés dépendent des rapports qu'elles présentent avec la nature. «Le +bouclier d'Achille emprunte son intérêt poétique des sujets qu'il +représente;» mais la _lance_ d'Achille, et le heaume et la cotte de +maille de Patrocle, et l'armure céleste et jusqu'aux espèces de +_cuissards_ des Grecs, à quoi doivent-ils l'intérêt qu'ils inspirent? +Sans doute, et uniquement aux jambes, au dos, à la poitrine, au corps +humain en un mot qu'ils défendent. S'il en était autrement, mieux eût +valu les faire combattre nus, et nous devrions trouver les boxeurs +Gulley et Gugson, avec leurs paires de caleçons, plus poétiques +qu'Hector et Achille, avec leurs brillantes armures et leurs javelots +héroïques. + +Au lieu du retentissement des heaumes, du cri des chariots, du cliquetis +des lances, de l'éclair des épées, du froissement des boucliers et des +cuirasses, pourquoi ne pas se figurer les Grecs et les Troyens, +semblables à deux tribus sauvages se déchirant des pieds et des mains, +grinçant des dents, écumant, hurlant et vomissant dans toute la poésie +naturelle de la guerre; accablés sous le poids d'une armure, +grossièrement artificielle, également embarrassante pour les guerriers +et les poètes de la nature? Trouve-t-on quelque chose d'anti-poétique +dans l'action d'Ulysse, frappant les chevaux de Rhésus de son arc (ayant +oublié de s'emparer du fouet), ou bien M. Bowles aurait-il mieux aimé +les battre du pied, ou les frapper de la main, parce qu'il aurait vu +dans cette action quelque chose de moins sophistiquer? + +Et dans l'élégie de Gray, est-il une image plus frappante que celle de +la _sculpture sans forme_? En général on peut dire de la sculpture, +qu'elle offre plus de poésie que la nature elle-même, en tant qu'elle +représente et anime une beauté, une sublimité idéale qu'on ne trouva +jamais réunies dans la nature. Telle est du moins l'opinion générale: +mais je dois avouer, toujours en exceptant la Vénus de Médicis, que je +ne la partage pas, du moins pour ce qui se rapporte à la beauté des +femmes; car la tête de lady Charlemont, que je vis pour la première fois +il y a neuf ans environ, semblait réunir tout ce qu'un sculpteur peut +demander aux inspirations de l'idéal. J'ai vu, je m'en souviens, quelque +chose d'approchant, dans la tête d'une jeune fille albanienne, qui +mendiait alors son pain sur une grande route des montagnes; chez +quelques Grecques et dans la figure d'un ou deux Italiens. Mais, pour ce +qui est du _sublime_, jamais dans la nature humaine je n'ai rien vu qui +pût le moins du monde rivaliser avec la sculpture, soit dans l'Apollon, +soit dans le Moïse, soit dans plusieurs autres morceaux sévères de l'art +moderne ou antique. + +Examinons maintenant un peu plus au long ce plaidoyer en faveur des +vertes campagnes et de la simple nature en général contre les images de +l'art dans leurs rapports avec la poésie. Dans un tableau de paysage, +jamais l'artiste, s'il est digne de ce nom, ne copie à la lettre le +point de vue qu'il a sous les yeux; il invente, il compose. Dans son +aspect réel, la nature ne lui offre pas des scènes qu'il songe à +reproduire. S'il nous montre quelque cité fameuse, quelque perspective +de montagne, ou d'autres paysages, il devra les prendre de quelque point +de vue particulier; il devra les protéger de lumières et d'ombres +artificielles, de lointains, etc., nécessaires non-seulement pour +ajouter aux beautés de la scène, mais encore pour en cacher les +défectuosités. La poésie de la nature isolée, dans toute son exactitude, +ne lui offrira qu'un secours incomplet. Le ciel de son tableau n'est pas +le _portrait_ du ciel réel, c'est un mélange de ciels divers, observés à +différentes époques, et jamais copiés d'après celui d'un seul jour. +Pourquoi? Parce que la nature n'est pas esclave de ses charmes, parce +qu'elle les prodigue, elle les disperse. Il faut du goût pour les +choisir, il faut du tems pour les rassembler. + +Je viens de parler de la sculpture. Le but de l'excellent sculpteur est +de grandir la nature jusqu'aux formes héroïques, c'est-à-dire en bon +_anglais_, de surpasser son modèle. Quand Canova fait une statue, il +prend une jambe à l'un, une main à l'autre, à ce troisième un +trait,--une expression peut-être à un quatrième; et cependant il +perfectionne encore le tout comme jadis les Grecs, lorsqu'ils osaient +donner un corps à Vénus. + +Demandez au peintre de portraits quel supplice pour lui d'accommoder +ensemble les principes de son art et les figures dont la nature a +gratifié ceux qui viennent _poser_ dans son atelier: sur plusieurs +milliers, il n'en est pas dix qu'il oserait jamais se hasarder à +reproduire sans en déguiser ou réformer la plupart des traits. Jamais la +nature, l'exacte, la pure, la simple nature ne fera de grand artiste +dans aucun genre; jamais surtout un poète--celui de tous les artistes +qui doit le plus à l'art. Dans ce qui regarde les descriptions +naturelles, les poètes sont encore forcés d'emprunter à _l'art_ leur +plus incontestable beauté. Pour exprimer le charme d'une fontaine, vous +dites qu'elle est aussi claire ou plus claire qu'une glace. + + _O fons Blandusioe, splendidior vitro!_ + +Dans le discours de Marc-Antoine, on découvre le corps de César, mais on +a soin aussi de déployer son _manteau_: + + Vous tous aussi, vous reconnaissez ce _manteau_, etc. + .......................................................... + Voyez! le poignard de Cassius est entré dans cet endroit. + +Si le poète avait dit que Cassius avait passé le poing dans le trou du +manteau, il aurait plutôt demandé ses inspirations à la _nature_ de M. +Bowles; mais le poignard _artiel_ est bien autrement poétique que sans +lui toutes les mains _naturelles_ du monde. Dans le sublime de la poésie +sacrée: «Quel est celui-ci, venant d'Edem? de Bazroh, avec ses vêtemens +teints?» Celui qui vient serait-il poétique, sans les _vêtemens teints_ +qui frappent, arrêtent le spectateur et l'identifient à l'objet qui +approche? + +La mère de Siséra est représentée attentive au bruit des _roues du +chariot de son fils_. Salomon, dans son cantique; compare à une _tour_ +le nez de sa maîtresse, ce qui nous semble une exagération orientale; +mais s'il avait dit que sa taille ressemblait à une tour, il eût été +aussi poétique qu'en la comparant à un arbre. + + La vertueuse Maria s'élevait comme une tour au-dessus de + son sexe. + +Voilà un exemple d'image artificielle pour une supériorité morale. Mais +Salomon, en comparant le nez de son amante à une tour, ne voulait pas +sans doute faire allusion à sa longueur, mais à son élégance; or si l'on +a égard aux licences de la poésie orientale, et à l'extrême difficulté +de trouver dans la nature une métaphore discrète pour le nez d'une +femme, on avouera que sa comparaison pouvait être aussi bonne qu'une +autre. + +Non, l'art n'est pas inférieur à la nature en matière de poésie. D'où +vient qu'un régiment de soldats est à nos yeux d'un effet plus noble que +la même masse de populace? C'est que les premiers ont des armes, un +uniforme, des drapeaux, de l'art et de la symétrie dans leur repos et +dans leurs mouvemens. Un montagnard (_highlander_) avec son plaid, un +Turc avec son turban, un Romain avec sa toge, sont sans doute plus +poétiques que le derrière tatoué ou non tatoué d'un sauvage des îles +Sandwich, eût-il été décrit par William Wordsworth lui-même comme +l'_idiot dans sa gloire_[11]. + +[Note 11: _Poème de Wordsworth_.] + +J'ai vu autant de montagnes que la plupart des hommes et plus de flottes +que le plus grand nombre des habitans de terre-ferme; à mon avis, un +grand convoi, conduit par un petit nombre de vaisseaux de ligne, +présente un tableau aussi noble et aussi poétique qu'en pourrait +produire toute la nature inanimée Je préfère le _mât de quelque grand +amiral_ avec tous ses cordages, aux sapins de l'Écosse ou des Alpes, et +je soutiens qu'il a fourni bien plus d'inspirations poétiques. En quoi +consiste l'immense supériorité du _Naufrage_ de Falconner sur tous les +autres naufrages? dans l'admirable application qu'il fait des termes de +son art; dans la description de la destinée d'un marin, faite par un +poète marin. C'est de ces termes-là mêmes et de leur application, que +naissent la force et la vérité du poème. Pourquoi? parce que l'auteur +était poète, et que, sous la main d'un poète, l'_art_ ne restera jamais, +pour la richesse, au-dessous de la nature. Falconner est au-dessous de +lui, précisément quand il sort de son élément, pour peindre la nature en +général, ou pour se jeter dans des digressions sur l'ancienne Grèce, et +d'autres branches de connaissances. + +Dyer, dans sa _Colline de Grongar_, la seule chose qui lui ait survécu, +nous a présenté les formes de la nature elle-même sous une image de +l'art: + + Tels sont les vêtemens dont se pare la nature pour servir de + leçon à notre errante pensée; c'est ainsi qu'elle choisit la + gaie verdure pour chasser loin de nous les soucis rongeurs. + +Nous pourrons même encore nous appuyer du _télescope_, bien que M. +Bowles ait triomphé de l'abus qu'en avait fait Milton: + + Ainsi, nous méprenons-nous sur la scène de l'avenir, quand + nous le jugeons sous le _verre_ trompeur de l'espérance. + +Ici un mot à M. Campbell en passant: + + Ô montagnes! doux et ravissans paraissent vos sommets, + protégés par les nuances variées de l'air; mais pour le + voyageur qui les gravit péniblement, ils sont rudes, sombres + et tristes. Telle est l'impression que présente la course + fatigante de notre vie, et le présent offre toujours une + journée nébuleuse[12]. + +Or ces vers ne sont-ils pas l'original de cette idée tant vantée: + + C'est à la distance que nous devons l'enchantement de la + vue, et c'est elle qui couvre la montagne de ses teintes + azurées[13]. + +[Note 12: Autres vers du même Dyer.] + +[Note 13: Vers des _Pleasures of Memory_ de Campbell.] + +Revenons encore à la mer: que l'on regarde la longue muraille de +Malamocco, qui dompte l'Adriatique, et que l'on prononce entre la mer et +la digue qui lui est imposée. Certes, la vue de cet ouvrage romain (et +je dis _romain_, pour la conception et pour l'exécution) disant à +l'Océan: _Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin_, n'est pas +moins sublime et moins poétique que les vagues furieuses qui viennent +impuissamment se briser à ses pieds. + +M. Bowles fait honneur au _vent_ de la plupart des idées poétiques +groupées autour d'un vaisseau; mais alors, pourquoi un bâtiment à la +voile est-il plus poétique qu'un marsouin, nageant en plein vent[14]? Le +marsouin est tout _nature_, le vaisseau est tout art, _canevas grossier, +toile bleue et longues perches_; tous deux ballottés par le vent, en +sont également le jouet; et pourtant rien qu'une faim excessive ne +pourrait présenter à mon imagination le marsouin comme le plus poétique +des deux objets: encore faudrait-il qu'il ne me rappelât que de +savoureuses côtelettes. + +[Note 14: Le marsouin (_marinus sus_) est, comme on sait, un énorme +poisson de mer, qui ne paraît suivre, à fleur d'eau, que l'impulsion du +vent. Ici, le traducteur qui nous a précédé, a tort de rendre le mot +_hog_ par celui de _pourceau_.] + +M. Bowles nous dira-t-il que la poésie d'un aqueduc dépend uniquement de +l'eau qu'il transporte? Il faut le renvoyer à celui de Justinien, à ceux +de Rome, de Constantinople, de Lisbonne et d'Elva, ou même aux restes de +celui de l'Attique. + +On nous demande ce qui rend les vénérables tours de l'abbaye de +Westminster plus poétiques, comme point de vue, que la tour de la +manufacture de plomb qui, pourtant, est embellie du même paysage? Je +répondrai, c'est l'_architecture_. + +Transformez Westminster ou Saint-Paul en une poudrière, ils rappelleront +toujours à l'oeil les mêmes idées poétiques; le Parthénon fut transformé +par les Turcs en un magasin de ce genre, durant le siége d'Athènes par +le Vénitien Morozini; et ce fut l'occasion de sa destruction partielle. +Les dragons de Cromwell installèrent leurs chevaux dans la cathédrale de +Worcester; la trouvons-nous aujourd'hui, pour cela, moins poétique +qu'auparavant? Demandez à un étranger approchant de Londres, quelles +sont, de toutes les tours qu'il a devant les yeux, celles qui frappent +le plus son imagination? Il indiquera Saint-Paul et Westminster, sans +peut-être connaître les noms ou les souvenirs qui s'y rattachent; il +laissera de côté la tour de _plomb patenté_, non qu'il ait des +préventions contre elle, elle pourrait fort bien être le mausolée d'un +prince, une colonne de Waterloo, un monument de Trafalgar, mais parce +que son architecture est évidemment inférieure. + +Quant à cette autre question; si la description d'un jeu de cartes est +aussi poétique que celle d'une course dans les bois, en supposant le +même talent d'artiste, nous répondrons que les matériaux ne sont pas de +la même valeur; mais que l'_artiste_ qui parviendrait à jeter de la +poésie dans un jeu de cartes, est incomparablement le plus habile des +deux. Au reste, toute cette classification des poètes, est purement +arbitraire de la part de M. Bowles. Il peut exister ou ne pas exister +différens genres de poésie; mais c'est l'exécution, et non pas le genre, +qui, seule, doit déterminer le rang des poètes. + +La tragédie est, sans doute, l'un des genres les plus élevés. Hughes a +fait une tragédie couronnée même de succès; Fenton en a fait une autre, +et Pope n'en a pas fait. En résulte-t-il que l'on puisse, et M. Bowles +lui même, placer Hughes et Fenton comme poètes au-dessus de Pope? +Addison même (l'auteur de _Caton_), Rowe, l'un de nos auteurs tragiques +les plus goûtés, Young, Otway ou Southerne furent-ils jamais placés dans +l'estime du lecteur ou du critique, sur le même rang que Pope, avant ou +après sa mort? Si M. Bowles persiste dans ses catégories, il nous +permettra de lui rappeler que la poésie descriptive est laissée au +dernier rang des productions de cet art; et que les descriptions peuvent +bien orner, mais ne devraient jamais former le sujet d'un poème. Les +Italiens, avec la langue la plus poétique et le goût le plus détestable +de l'Europe, possèdent maintenant cinq _grands poètes_: Dante, +Pétrarque, Arioste, Tasse, et tout récemment Alfieri. À qui donnent-ils +l'une des premières places, et souvent même la première de toutes? À +Pétrarque, le faiseur de sonnets. Il est vrai qu'on estime également +quelques-unes de ses _canzoni_, mais voilà tout; et jamais l'on ne s'est +rappelé le latin de son _Africa_. + +S'il fallait juger Pétrarque d'après le genre de ses compositions, où +l'aurait placé le meilleur des sonnets? Est-ce près de Dante et des +autres? Non, certainement. Avouons donc, comme je l'ai dit +tout-à-l'heure, que le meilleur poète, quel que soit son genre, est +celui qui exécute le mieux, et qu'il méritera toujours d'être ainsi jugé +dans l'opinion publique. + +Gray n'eût écrit que son élégie, que je ne sais si, grand comme il +l'est, il ne grandirait pas encore. C'est la pierre angulaire de sa +gloire: sans elle il eût vainement appuyé sa mémoire du mérite de ses +odes. Si l'on déprécie aujourd'hui Pope, c'est en partie parce que l'on +se fait une idée fausse de la dignité de son genre, idée qu'il a +lui-même accréditée en se faisant ingénieusement gloire. + + De n'avoir pas long-tems erré dans le labyrinthe de + l'imagination; mais de s'être arrêté à la vérité, et d'avoir + embelli la morale des charmes de la poésie. + +Il aurait dû dire de _s'être élevé à la vérité_: car à mes yeux la plus +haute de toutes les poésies est la poésie morale, _éthique_, comme le +but le plus noble de l'humanité doit être la vérité morale. La religion +n'est pas de mon sujet: c'est quelque chose de supérieur au génie de +l'homme, et tous y ont échoué à l'exception de Milton et de Dante; +encore le mérite de Dante vient-il de sa supériorité à retracer les +passions humaines, bien que ce soit au milieu de circonstances +surnaturelles. Comment Socrate fut-il le plus grand des hommes? par la +vérité de sa morale. Qui prouva presqu'autant que ses miracles, que +Jésus-Christ était le fils de Dieu? ses préceptes de morale. Et si la +morale a fait d'un philosophe le premier des hommes; si Dieu lui-même +n'a pas dédaigné de les joindre à son Évangile, nous dira-t-on que la +poésie _éthique_ ou didactique ou comme il vous plaira de l'appeler, +dont le but est de rendre les hommes meilleurs et plus sages, ne soit +pas la première de toutes les poésies, et faut-il que ce soit un prêtre +qui vienne nous le dire? Certes, ce genre exige plus d'ame, plus de +sagesse, plus de talens, que toutes les _forêts_ où l'on se soit jamais +promené pour les décrire, et que toutes les épopées qui furent jamais +fondées sur un champ de bataille. Les _Géorgiques_ sont +incontestablement, et je pense sans contestation, d'une poésie plus +belle que celle de l'_Énéide_. Virgile ne l'ignorait pas; car il +n'ordonna pas de _les_ brûler. + + La plus belle étude de l'homme, c'est l'homme. + +Il est de mode aujourd'hui de professer la plus haute admiration pour ce +qu'on appelle _imagination_ et _invention_, les deux qualités du monde +les plus communes. Un paysan irlandais, avec un peu de _whiskey_ dans la +tête, imaginera et inventera de quoi fournir la matière de plusieurs +poèmes modernes. Si Lucrèce n'eût pas été gâté par le système d'Épicure, +nous aurions un ouvrage bien supérieur à tout ce qui existe aujourd'hui; +comme poème, c'est encore le premier de tous ceux de l'ancienne Rome. +D'où vient donc qu'on l'estime si peu? pour ses principes de morale. +Pope n'a pas le même défaut, la sienne est aussi pure que sa poésie est +belle. En parlant des objets de l'art, j'ai négligé un point sur lequel +je reviens: on peut croire que le canon est assez poétique pour offrir +de fréquentes ressources. C'est, dira peut-être M. Bowles, que son bruit +rappelle un imposant phénomène des cieux, et qu'on peut le regarder +comme la foudre de la terre; il ajoutera d'un air de triomphe, que +Milton fit quelque chose de bien mauvais quand il arma ses démons avec +notre artillerie. Mais s'il hasarda ce moyen, c'est parce que notre +artillerie était à ses yeux d'un effet assez sublime pour lui permettre +d'en faire usage. Il s'est trompé, mais l'erreur ne consiste pas dans +l'emploi du canon contre les anges de Dieu, mais dans l'emploi de toute +arme _matérielle_. Le tonnerre des nuages eût été dans la main des +démons aussi vain et aussi ridicule que le lâche salpêtre, les anges +étant également à l'abri de l'un et de l'autre. La foudre dans les mains +du Tout-Puissant est sublime, mais c'est parce qu'il daigne s'en servir +pour repousser les esprits rebelles. On ne peut pas attribuer sa +victoire à cette énorme pièce d'électricité naturelle: le Tout-Puissant +a voulu; ils tombèrent: sa parole eût été suffisante, et Milton, en +mettant des foudres matérielles entre les mains du Tout-Puissant, est +aussi absurde (et par le fait même impie) qu'en donnant des mains au +Tout-Puissant. + +L'artillerie des démons n'était que le premier degré de sa bévue; le +tonnerre fut le second, et le moins excusable. Il eût été bon pour +Jupiter et non pour Jéhovah. Le sujet d'ailleurs était tout-à-fait +anti-poétique; Milton l'a mieux traité que n'eût fait un autre, mais il +était au-dessus des forces humaines et par conséquent des siennes. + +M. Bowles, dans un endroit de sa réplique, prétend que Pope _était +jaloux de Philips_, parce qu'il tourna ses pastorales en ridicule dans +l'un des numéros du _Gardien_ auquel il envoyait ses articles de ce +genre, et qui par là est devenu un admirable modèle d'ironie. Si l'on +avait pu envier à Philips quelque chose, ce n'eût pas été probablement +ses pastorales. Elles étaient pitoyables, et Pope ne fit que publier son +juste mépris. Si M. Fitzgerald livrait à l'impression un volume de +_sonnets_, un _esprit de découverte_, ou bien un _missionnaire_, et que +M. Bowles critiquât ses ouvrages dans un journal périodique, serait-ce +un effet de sa jalousie? Les auteurs des _Adresses rejetées_[15] ont +couvert de ridicule les seize ou vingt premiers _poètes vivans_, mais en +étaient-ils jaloux? L'envie se démène avec violence, elle ne rit pas. +Les auteurs des _Adresses rejetées_ pouvaient bien faire peu de cas de +plusieurs de ces poètes, mais ils ne pouvaient envier ceux qu'ils +avaient ainsi parodiés, et Pope ne pouvait être plus jaloux de Philips +qu'il ne le fut de Welsted, de Théobalds, de Smedley ou de tout autre +héros de sa _Dunciade_. Il ne l'aurait pas été, quand lui-même n'eût pas +été le plus grand poète de son siècle: M. Ings _enviait-il_ M. Philips +quand il lui demandait: «Pourquoi votre Pyrrhus conduit-il des boeufs et +s'écrie-t-il: Je suis _aiguillonné_ par l'amour?» Cette question +interdit le pauvre Philips, mais elle n'était pas inspirée par l'envie, +plus que la critique de Pope. Fut-il jaloux de Swift? Fut-il jaloux de +Bolingbroke? Fut-il jaloux du succès inoui qu'avait obtenu l'opéra du +_Mendiant_, de Gay? On nous répondra que tous ces grands écrivains +étaient ses amis intimes; mais l'_amitié_ prévient-elle toujours +l'envie? Étudiez la première femme venue, où le premier écrivassier que +vous rencontrerez, que M. Bowles lui-même (je le sais d'ailleurs exempt +de ce vice odieux) étudie quelques-uns de ses amis poétiques: le plus +envieux de tous ceux dont on m'ait jamais parlé est un poète et un grand +poète. La jalousie est une passion _universelle_. Goldsmith +non-seulement enviait les marionnettes pour leurs danses, et se +déchirait les jambes dans l'espoir de faire aussi bien qu'elles; mais il +éprouvait encore une peine sensible quand deux jolies femmes attiraient +plutôt les regards que lui-même; et _voilà l'envie_: mais quand Pope +donna-t-il des preuves de cette passion? Si l'exemple cité prouvait +quelque chose, il faudrait donc également admettre que Dryden était +jaloux des héros de son _Mac-Flecknoe_. + +[Note 15: Morceau satirique dans lequel on parodiait les essais +d'épîtres ou _adresses_, présentées pour l'ouverture du théâtre de +Drury-Lane.] + +M. Bowles, toutes les fois qu'il le peut, compare Pope à Cowper +(celui-là même qu'il tourne en ridicule dans l'édition de Pope, à +l'occasion de son attachement pour une vieille femme, Mrs. Ulwin;--je ne +me souviens pas à quelle page, mais cherchez, vous trouverez). Il +rappelle, entre autres, la peinture qu'a faite ce Cowper, dans le genre +flamand, d'un bois dessiné avec tout le soin d'un pépiniériste[16], et +avec une affectation du style de Milton, aussi burlesque que dans le +_Schelling splendide_. + +[Note 16: Je soumettrai ici, au jugement de M. Bowles, un passage d'un +autre poème de Cowper, les _Vers à Marie_, que je le prie de comparer +avec _le Marchand de bois_ (_Sylvan sampler_) du même auteur. + +«Tes aiguilles jadis si brillantes, et pour moi toujours occupées, se +rouillent maintenant, inutiles et ne glissent plus sous tes doigts.» + +Ces vers, inspirés par des objets artificiels, offrent une idée bien +simple, bien vulgaire, en un mot, une idée d'_intérieur_; et pourtant, +je m'en rapporte à M. Bowles, ne valent-ils pas le bavardage sur les +arbres, que l'on cite avec tant d'éloges? Qu'y trouvons-nous? des images +qui se lient à des bas que l'on _ravaude_, des chemises que l'on +_remonte_, des culottes que l'on _rapièce_; mais on est forcé d'avouer, +qu'elles sont pleines de poésie et de sensibilité, adressées par Cowper +à sa nourrice. Cette fripperie d'arbres me fait souvenir d'un mot de +Shéridan. En 1812, quelques jours après la scène des _Adresses +rejetées_, je le rencontrai; pendant le cours du dîner, il me dit: +«Savez-vous que, parmi les auteurs d'_adresses_, se trouvait _Whitbread_ +lui-même?» Je répondis en demandant de laquelle il pouvait être +coupable. «Je ne le sais pas bien, dit Shéridan; tout ce que je me +rappelle c'est qu'il y était fort question d'un _phénix_.--Un phénix! Eh +bien! comment le décrivait-il?--Comme un marchand de volailles, +répondit-il; il était vert, jaune, rouge et bleu: il ne nous faisait pas +grâce d'une seule plume.» Les étails fastidieux de la forêt de Cowper +ressemblent précisément à là description du phénix de ce marchand de +volailles. + +Encore un exemple de la puissance de l'art, et même de sa supériorité +sur ceux de la nature, en matière de poésie: ce sera le dernier. La +nature offre-t-elle quelque chose que l'on puisse comparer au buste +d'Antinoüs, si l'on en excepte la Vénus? Quelle forme vivante offrit +jamais plus de poésie que cette merveilleuse création de la beauté +parfaite? Cependant, l'impression que produit ce buste n'a sa source ni +dans la nature ni dans une sorte d'exaltation morale. Qu'y a-t-il de +commun entre la nature, la morale, et l'objet masculin des amours +d'Adrien? L'exécution elle-même est surnaturelle, ou plutôt +_sur-artielle_; car la nature n'a jamais rien fait de semblable. + +Laissons donc là ces phrases sur la nature et les principes invariables +de la poésie. Un grand artiste fera d'un bloc de pierre quelque chose +d'aussi sublime qu'une montagne; un grand poète pourra trouver dans un +jeu de cartes l'occasion de plus de poésie que n'en offrent les forêts +de l'Amérique. C'est au poète qu'il convient de démentir le proverbe, et +de faire quelquefois _une bourse de soie de l'oreille d'un porc_; et +pour terminer avec un autre proverbe aussi trivial: _Un bon ouvrier ne +se plaint jamais de ses instrumens_.] + +Ces deux écrivains (car Cowper n'est pas un poète) ont lutté ensemble +dans un grand ouvrage,--la traduction d'Homère. Eh bien! la traduction +de Pope est remplie de fautes graves, manifestes, relevées, reconnues et +incontestées; celles de son rival au contraire est pleine de soin, +d'érudition, de travail; elle a de plus l'avantage d'être en vers +blancs, et cependant, qui jamais a pu lire Cowper, et qui jamais mettra +de côté la traduction de Pope, à moins que ce ne soit pour prendre +l'original? Pope travailla, dites-vous, «non pas sur Homère, mais sur +Spondanus;» mais Cowper, loin d'être Homère, n'est pas même ici +lui-même. Étant encore fort jeune je lus l'Homère de Pope avec un +ravissement que ne me fit plus éprouver aucun autre livre; et les enfans +ne sont pas les plus mauvais juges de style. Écolier, je lus Homère dans +l'original comme nous l'avons tous fait, les uns de force, les autres +d'inclination; je ne dis pas ici auquel de ces deux sentimens je cédai +moi-même, il suffit que je l'aie lu. Plus tard j'ai voulu lire la +version de Cowper; mais impossible. Et quel mortel en eut jamais le +courage? + +Nous avons vu notre poète catholique accusé de jalousie, de duplicité, +d'avarice et de débauche;--examinons maintenant les délits du +Calviniste. Cowper tenta le plus grand crime des lois chrétiennes, +c'est-à-dire le suicide, et pourquoi? parce qu'on devait examiner s'il +était digne d'une place dont il semblait désirer de faire une sinécure. +Son intimité avec Mme Ulwin était assez irréprochable, car la vieille +dame était dévote, et lui d'une mauvaise santé; mais alors pourquoi +reprocher à Pope, malade et déjà vieux, son intimité avec Martha Blount? +Cowper était l'aumônier de Mme Throgmorton; mais les aumônes de Pope +étaient les siennes, elles étaient grandes et généreuses, et dépassaient +les bornes de sa fortune. Pope était le partisan convaincu mais tolérant +de la secte la plus bigote; Cowper était le plus bigot et le plus +intolérant des sectaires qui jamais hâtèrent leur damnation et celle des +autres. Cet arrêt est-il rigoureux? j'en conviens, je ne le donne même +pas comme l'expression de mon opinion _personnelle_, mais seulement pour +rappeler ce qu'on pourrait dire de Cowper avec autant d'apparence de +_candeur_ que tout ce que l'on a accumulé d'odieux contre Pope, sur de +pareils fondemens. Cowper était après tout un bon homme qui vécut dans +un tems favorable au succès de ses ouvrages. + +M. Bowles, peu confiant sans doute dans la force de ses argumens, a mis +en avant lui-même, ou par l'organe de ses défenseurs, les noms de +Southey et de Moore. M. Southey «est entièrement d'accord avec M. Bowles +dans ses invariables principes de poésie.» Certes, le moins que puisse +faire M. Bowles en retour, est d'approuver les principes invariables de +M. Southey. Pour moi, j'aurais cru que le mot _invariable_ devait serrer +à la gorge Southey, comme l'_Amen_! de Macbeth. Il produit du moins cet +effet sur moi, bien que je ne sois pas le plus inconstant de nous deux, +quant aux opinions. Moore (_tu quoque, Brute_), et un M. J. Scott +tombent également d'accord avec M. Bowles. Il y a de plus une lettre de +deux lignes écrite par un gentilhomme en astérisques, un gentilhomme qui +semble être un poète du _plus haut rang_. Qui peut-il être? ce n'est +pas, certes, mon ami Walter, ce n'est pas Campbell, ce ne peut être +Rogers. Quoi qu'il en soit, la voici: + +«Vous avez _enfoncé le clou_ dans la tête, et **** (Pope, je présume) +même sur la tête.» + +Je _demeure_ votre affectionné, + +(_Quatre Astérisques_.) + +Et laissons-le demeurer en astérisques. Quel que puisse être ce +personnage, il mérite, pour un pareil jugement de Midas, qu'on lui perce +les oreilles avec le clou que M. Bowles a enfoncé dans la tête. Je suis +persuadé qu'elles sont assez longues pour cela. + +Le prix que la populace poétique de nos jours attache à obtenir un +ostracisme contre Pope se conçoit facilement. Semblable à cet Athénien +qui proscrivait Aristide, parce qu'il était fatigué de l'entendre +toujours nommer le Juste, ils sont de plus entraînés par le soin de leur +conservation; car, si Pope conserve sa place, ils ne peuvent garder la +leur. À la place d'un temple grec de la plus pure architecture ils ont +élevé une mosquée; et plus barbares que les barbares dont je viens de +citer les édifices, ils ne se contentent pas de leurs monumens +grotesques, il faut qu'ils détruisent ceux qu'un goût plus pur avait +autrefois érigés, et qui suffisent pour les couvrir d'une honte et d'un +ridicule ineffaçables. On me dira que j'étais et que je suis encore de +leur nombre.--Oui, et j'en rougis. Oui, j'ai compté parmi les +constructeurs de cette Babel suivie de la confusion des langues, mais +_jamais_ on ne m'a vu porter une main envieuse contre le temple +classique de notre immortel prédécesseur. J'ai toujours chéri et vénéré +le nom et la gloire de cet incomparable génie, bien plus même que ma +misérable réputation, et que le sot ramage de ces écoliers et de ces +étourneaux qui prétendent l'égaler ou même le surpasser. Plutôt qu'une +seule feuille de sa couronne fût flétrie, mieux vaudrait que tous les +vers de ces écrivailleurs, y compris les miens, + + Fussent enfouis chez l'épicier, dans le fond des malles, on + servissent à tapisser les fenêtres de Bedlam. + +Il en est qui me croiront, il en est qui ne me croiront pas. Vous, +monsieur, du moins, savez combien je suis sincère, et si mes sentimens +ont jamais varié sur ce point, non-seulement dans les ouvrages destinés +à l'impression, mais encore dans des lettres particulières qui ne +pourront jamais être publiées. À mes yeux, nous sommes arrivés dans +l'âge de décadence de la poésie anglaise; il n'est pas d'amour-propre ou +de considération pour les autres, qui puisse m'empêcher de le croire et +de l'exprimer franchement. Ce n'est peut-être pas le plus faible signe +de notre goût perverti, que le discrédit dans lequel est tombé Pope; et +mieux vaudrait mille fois applaudir aux attaques brutales mais +vigoureuses de M. Cobbett contre Shakspeare et Milton, que de laisser +poursuivre cette mine souterraine et _candide_ contre la gloire du plus +_parfait_ de nos poètes, du plus pur de nos moralistes. Je laisse à +d'autres le soin de vanter son talent dans les choses de _passion_, dans +les descriptions, dans le poème héroï-comique: je le prends sur le +terrain qui lui est propre, la poésie morale; si personne ne le +surpasse, sous le premier point de vue, personne ne l'égale comme +écrivain satirique et moral: or ce dernier genre est celui qui fait, +selon moi, le plus d'honneur au poète, puisqu'il lui permet d'exprimer +en _vers_ ce que les plus grands hommes de tous les tems se sont fait +gloire de professer en prose. Si la poésie n'a d'autres fondemens que le +_mensonge_, hâtez-vous de la livrer aux bêtes, ou de la bannir, comme +Platon, de votre république. Celui qui a trouvé le moyen de réconcilier +la poésie avec la vérité et la sagesse est seul véritablement _poète_, +dans son acceptation la plus juste, celle de _faiseur_, de _créateur_. +Pourquoi donc en ferions-nous le synonyme de _menteur_, de trompeur, de +diseur de fables? Tout homme ne peut-il inventer mieux que cela? + +Je ne prétends nullement dire que Pope soit un aussi grand poète que +Shakspeare et Milton; bien que Warton, son ennemi, l'ait placé +immédiatement après eux. Autant vaudrait dire dans la mosquée (autrefois +église de Sainte-Sophie), que Socrate était un plus grand homme que +Mahomet. Si je disais qu'il marche très-près d'eux, je ne réclamerais +pour Pope rien de plus que ce que l'on accorde à Burns: + + Ne cédant la palme qu'au grand nom de Shakspeare. + +Je n'ai rien à dire contre cette opinion; mais enfin, de quel _ordre_, +dans l'aristocratie poétique, sont les ouvrages de Burns? Je vois son +_Opus magnum_, son _Tam' o' shanter_, un _Conte_, le _Samedi soir du +paysan_; une esquisse descriptive, quelques autres ouvrages du même +genre, et puis des chansons. Tel est le _rang_ de ses _productions_; et +cependant, Burns _excelle_ dans son art. + +J'ai déjà exprimé ailleurs ce que je pensais de Pope, et de l'influence +qu'ont eue ses détracteurs sur notre littérature. Si jamais votre +contrée devait être victime de quelque grande catastrophe physique ou +sociale; si la Grande-Bretagne était un jour rayée du nombre des nations +de la terre; et s'il ne devait rester d'elle que la chose du monde la +plus vivace après tout, _une langue morte_, objet des études et de +l'imitation des sages, chez les générations futures de lointains +rivages; en un mot, si votre littérature, purifiée des cabales de +coterie, des modes éphémères et des préjugés nationaux, devait être un +jour l'instruction du genre humain, il se pourrait qu'un Anglais, jaloux +d'apprendre aux postérités étrangères qu'il y avait eu jadis en +Angleterre quelque chose approchant d'une épopée ou d'une tragédie, +souhaitât la conservation de Milton ou de Shakspeare; mais le monde +entier arracherait Pope au commun naufrage, et laisserait engloutir les +autres écrivains dans le même gouffre que leur nation. Pope, en effet, +est le poète moraliste de la civilisation; et, à ce titre, nous devons +espérer qu'il deviendra le poète national du genre humain. Seul, il ne +bronche jamais; et seul, on a cru pouvoir lui faire un reproche de sa +_perfection continue_. Jetez un regard sur ses productions; considérez +leur étendue, et contemplez leur variété; poésies pastorales, +amoureuses, héroï-comiques; traductions, pièces satiriques et +morales:--il excelle en tout; souvent il atteint la perfection. Si son +plus grand charme est l'harmonie continue de son style, comment se +fait-il que les étrangers en soient idolâtres, même à travers leurs +traductions décolorées? Mais il faut terminer cette lettre déjà trop +longue. Faites mes complimens à M. Bowles, et croyez-moi toujours, + +Votre très-dévoué, + +BYRON. + +_P. S._--Malgré la longueur de cette lettre, je crois nécessaire d'y +ajouter un _post-scriptum_:--je tâcherai de le faire court. M. Bowles se +défend d'avoir accusé Pope d'une _avarice sordide_; puis il ajoute: «Si +je l'avais fait, je serais enchanté de trouver la preuve que je me suis +trompé.» Cette preuve, il peut se donner le plaisir de la trouver dans +Spence et ailleurs encore. D'abord, voyons Martha Blount, qui, suivant +la remarque charitable de M. Bowles, «jugeait, probablement en sa +qualité de légataire, qu'il n'épargnait pas encore assez.» Quelles que +fussent ses _pensées_, il est certain que ses paroles sont en faveur de +Pope. Puis vient l'alderman Barber; pour ce qui le regarde, voyez les +anecdotes de Spence. On peut encore citer la folle réponse de Pope à +Halifax, quand il lui offrit une pension; la conduite qu'il tint, dans +de semblables occasions, auprès de Craggs et d'Addison; ses propres +vers-- + +Et grâce à Homère, je vis et je jouis d'une honnête aisance, sans rien +devoir à princes ou seigneurs qui vivent... qu'il écrivait dans un tems +où les princes eussent été fiers de le pensionner, et les pairs de le +protéger; dans un tems où toute l'armée des sots tenait contre lui la +campagne, et eût été trop heureuse de lui ôter l'avantage de son +indépendance. + +Mais il y a, dans la protestation de M. Bowles, quelque chose de plus +sérieux: Il aurait, dit-il, parlé de sa noble générosité à l'égard du +malheureux Richard Savage; il aurait cité d'autres exemples d'un coeur +noble et compatissant, _si sa mémoire les lui avait offerts quand il +écrivit_. Qu'est-ce à dire? M. Bowles n'a-t-il pas prétendu composer une +vie minutieuse et exacte du grand poète dont il donnait les oeuvres? +n'a-t-il pas disséqué son caractère moral et politique? n'a-t-il pas mis +au jour ses moindres fautes, ses plus légères faiblesses? n'a-t-il pas +souri de sa sensibilité, et douté de sa franchise? n'a-t-il pas dévoilé +sa vanité et sa duplicité? Comment donc, après cela, oublie-t-il les +bonnes qualités qui pouvaient servir en partie d'excuse à la _multitude +de ses torts_? A-t-il bonne grâce à venir nous dire que _sa mémoire ne +les lui a pas offertes_? Est-ce dans cette disposition d'esprit que l'on +doit aborder les morts illustres? Si M. Bowles, avec tous les moyens qui +pouvaient le mieux aider sa mémoire, ne s'en est pas souvenu, il avait +entrepris une tâche au-dessus de ses forces; mais s'il s'en est souvenu, +et qu'il les ait omises, je ne sais pas ce dont il est capable, mais je +sais ce dont il serait digne. En conscience, on ne peut admettre une +pareille excuse pour des faits aussi connus. M. Bowles a été au collège; +et comme j'ai reçu, ainsi que lui, une éducation publique, je veux bien +lui présenter un argument de son goût. Quand nous étions dans la +troisième _forme_, si nous avions cherché à nous justifier, le lundi +matin, de n'avoir pas fait le travail du samedi, sous prétexte que nous +l'aurions oublié, comment nous aurait-on répondu? Et cette excuse, qu'on +ne saurait pardonner à un écolier, l'admettrons-nous dans un cas qui +intéresse de si près la gloire du premier poète de son siècle, pour ne +pas dire de son pays? Cependant M. Bowles, qui oublie si facilement les +vertus des autres, se plaint fort amèrement de ce que d'autres gardent +mieux la mémoire de ses propres fautes. Ce ne sont pourtant que les +fautes d'un auteur, tandis que les vertus qu'il oublie, sont +essentielles à l'homme auquel on prétend faire justice. + +Au fait, M. Bowles semble susceptible au-delà du privilége qu'en ont les +auteurs. Dans une larmoyante dédicace à M. Gifford, il le rend +responsable de tous les articles de la _Quarterly_. M. Southey, _le plus +fort et le plus éloquent des écrivains de cette Revue_, approuve il est +vrai l'édition de M. Bowles, mais la _Revue_, ce me semble, n'a fait +preuve que d'impartialité, en insérant l'_Essai sur Spence_, bien qu'il +fût écrit dans une opinion contraire à celle de son _plus grand +écrivain_. Une _Revue_ doit-elle être dévouée aux opinions d'un seul +homme? La critique n'y doit-elle pas s'y exercer en raison des sujets et +des circonstances? J'ai bien peur que les écrivains ne soient tenus de +prendre, comme ils se présentent, le miel et l'absinthe des journaux; un +homme de l'expérience de M. Bowles devrait avoir l'habitude de ces +contrariétés; il peut en être affligé, mais surpris, je ne le conçois +pas. J'ai été _revisé_ dans la _Quarterly_ presqu'aussi fréquemment que +M. Bowles, j'ai reçu des paroles douces, j'en ai subi d'aussi +_déplaisantes_ qu'on puisse l'imaginer. On pose en fait, dans l'examen +de la _Chute de Jérusalem_[17], que j'ai voué mes facultés, etc., à +l'appui de ce qu'il y a de plus détestable dans la doctrine du +_manichéisme_, ce qui veut dire clairement que j'adore le diable. Eh +bien! je n'ai pas fait de réponse, je n'ai rien écrit à Gifford; +seulement, je crois que je vous mandai, dans une lettre particulière, +que le critique aurait fort bien pu louer Milman sans se croire obligé +de me diffamer. Et, dans le même tems, ou bientôt après (à l'occasion +d'une note sur le livre des voyageurs), j'ajoutai que je n'effacerais +pas, quand même je le pourrais, une seule ligne de ce qui m'y regarde, +dans une _Revue_ quelconque.--Toutefois, je me réserve le droit d'y +répondre, quand je le juge nécessaire. Pour M. Bowles, l'article sur +Spence semble l'avoir mis dans une position critique. Je ne suis pas, +vous le savez, dans votre confidence, ni dans celle du directeur du +journal; mais à l'instant même où je vis l'article, je fus moralement +sûr qu'à _son style_ j'avais reconnu l'auteur. Vous me dites que je ne +le sais pas; c'est fort bien: gardez votre secret; de mon côté, je +garderai le mien, bien que personne ne me l'ait recommandé; et, dans +tous les cas, ce n'est pas la personne que dénonce M. Bowles. + +[Note 17: Par Milman.] + +L'extrême susceptibilité de M. Bowles me rappelle un fait qui se passa à +bord d'une frégate sur laquelle je me trouvais en qualité de passager. +Long-tems je dînai avec le capitaine; le chirurgien du bâtiment, fort +galant homme du reste, et fort habile dans son art, était _porteur_ de +_toupet_, et, sur cet article, il n'entendait pas raison le moins du +monde. Les plaisanteries des marins sont parfois, on le sait, assez +franches; et souvent il arrivait que les officiers, ses confrères, se +permissent des allusions à cette partie délicate de la personne du +docteur. Un jour, au milieu d'une discussion plaisante, un jeune +lieutenant s'écria: «Supposez maintenant, docteur, que je prenne votre +_chapeau_!--Monsieur, repartit aussitôt le chirurgien, brisons-là; vous +voulez _m'insulter_.» Il ne pouvait pas même souffrir qu'on approchât du +chapeau qui défendait sa perruque. Ainsi, quelqu'un approche-t-il le +moins du monde des lauriers de M. Bowles, même à propos de son mérite +_d'éditeur_, on prétend aussitôt _l'insulter_. Vous dites que vous +préparez en ce moment une édition de Pope; vous ne pouvez mieux faire +pour votre réputation de libraire, pour compenser le travail de M. +Bowles, et prévenir ainsi la décadence rapide du goût. + +FIN DE LA LETTRE A JOHN MURRAY. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, +Volume 7, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE LORD BYRON, VOL 7 *** + +***** This file should be named 28622-8.txt or 28622-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/6/2/28622/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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