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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres, Tome I + Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. + +Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +Release Date: January 29, 2009 [EBook #27931] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +Å’UVRES DE C. F. VOLNEY. + +DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE. + +TOME I. + +LES RUINES, OU MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES. + +PAR C. F. VOLNEY, + +COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, HONORAIRE DE LA +SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE À CALCUTA. + +PARIS, PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE. FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES +AUGUSTINS. + +M DCCC XXVI. + +IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, + +RUE JACOB, Nº 24. + + + + +TABLE + +DES MATIÈRES + +CONTENUES DANS CE VOLUME. + +NOTICE sur la vie et les écrits de C. F. Volney.... Pag. i + + +LES RUINES. + +INVOCATION. 1 + +CHAPITRE Ier.--Le voyage. 3 + +CHAP. II.--La méditation. 6 + +CHAP. III.--Le fantôme. 12 + +CHAP. IV.--L'exposition. 19 + +CHAP. V.--Condition de l'homme dans l'univers. 26 + +CHAP. VI.--État originel de l'homme. 29 + +CHAP. VII.--Principe des sociétés. 31 + +CHAP. VIII.--Source des maux des sociétés 34 + +CHAP. IX.--Origine des gouvernements et des lois. 36 + +CHAP. X.--Causes générales de la prospérité des anciens états. 40 + +CHAP. XI.--Causes générales des révolutions et de la ruine des + anciens états. 46 + +CHAP. XII.--Leçons des temps passés répétées sur les temps présents. 58 + +CHAP. XIII.--L'espèce humaine s'améliorera-t-elle? 76 + +CHAP. XIV.--Le grand obstacle au perfectionnement. 86 + +CHAP. XV.--Le siècle nouveau. 92 + +CHAP. XVI.--Un peuple libre et législateur 98 + +CHAP. XVII.--Base universelle de tout droit et de toute loi. 101 + +CHAP. XVIII.--Effroi et conspiration des tyrans 104 + +CHAP. XIX.--Assemblée générale des peuples 108 + +CHAP. XX.--La recherche de la vérité 114 + +CHAP. XXI.--Problème des contradictions religieuses 127 + +CHAP. XXII.--Origine et filiation des idées religieuses 160 + + § Ier. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments + et des puissances physiques de la nature 166 + + § II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme 170 + + § III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie 175 + + § IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme 187 + + § V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde 193 + + § VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de + l'univers sous divers emblèmes 197 + + § VII. Septième système. Culte de l'AME DU MONDE, + c'est-à -dire de l'élément du feu, principe vital de + l'univers 202 + + § VIII. Huitième système. MONDE-MACHINE: culte + du Démi-Ourgos, ou Grand-Ouvrier 204 + + § IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde + (You-piter) 208 + + § X. Religion de Zoroastre 209 + + § XI. Brahmisme, ou système indien 210 + + § XII. Boudhisme, ou système mystique 211 + + § XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil 212 + +CHAP. XXIII.--Identité du but des religions 222 + +CHAP. XXIV.--Solution du problème des contradictions 236 + + +LA LOI NATURELLE. + +AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR 247 + +CHAP. PREMIER.--De la loi naturelle. 249 + +CHAP. II.--Caractères de la loi naturelle 253 + +CHAP. III.--Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme. 260 + +CHAP. IV.--Bases de la morale, du bien, du mal, du péché, du crime, + du vice et de la vertu. 266 + +CHAP. V.--Des vertus individuelles. 270 + +CHAP. VI.--De la tempérance. 273 + +CHAP. VII..--De la continence. 277 + +CHAP. VIII.--Du courage et de l'activité. 281 + +CHAP. IX.--De la propreté. 285 + +CHAP. X.--Des vertus domestiques. 287 + +CHAP. XI.--Des vertus sociales; de la justice. 293 + +CHAP. XII.--Développement des vertus sociales. 297 + +NOTES servant d'éclaircissements et d'autorités à divers + passages du texte. 308 + +LETTRE DE VOLNEY AU DOCTEUR PRIESTLEY. 353 + +DISCOURS SUR L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE DES LANGUES. 371 + +AVERTISSEMENT. 373 + + § Ier. Nouveauté de cette étude chez les modernes: + ignorance absolue des anciens à cet égard. 375 + + § II. École grecque: systèmes établis avant les faits observés. 378 + + § III. École égyptienne. 380 + + § IV. École juive. 385 + + § V. École chrétienne. 394 + + § VI. École philosophique: observation des faits, établie comme + préliminaire indispensable à toute théorie. 401 + +FIN DE LA TABLE. + + + + +NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE C.-F. VOLNEY. + + Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à + la raison elle-même. + + KANT. + + +On a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres +était tout entière dans ses écrits. + +Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être +l'histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction +de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges +des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les +notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des +hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par +l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle, les +détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de +l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, +qu'une étude approfondie du cÅ“ur de l'homme. Les actions des héros qu'on +se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à +atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes +qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action +d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution +rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout +est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la +persévérance y conduit. + +Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de +toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse +sévère des mÅ“urs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que +l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir +plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que +par les douces images des vertus privées. + +L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est +à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les +malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une +philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions +singulières. Le citoyen de Genève, qui consacre ses veilles au bonheur +des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des +préjugés, il n'ose les braver; ce _cÅ“ur sensible_ est sourd aux cris de +la nature, et cet _esprit fort_ est sans cesse tourmenté par les +fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de +son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, +sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, +qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le +chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité +sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les +citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de +la nature de l'homme. + +Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont +jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est +de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe +éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute +l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que +de l'idée d'avoir hâté celui des hommes[1]. + +«Les registres publics[2] constatent que M. de Volney est né le 3 +février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il +reçut les prénoms de _Constantin-François_. Son père déclara dès ce +moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille[3], +d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments +dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux +dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il +l'appela _Boisgirais_, et c'est sous ce nom que le jeune +Constantin-François a été connu dans les colléges. + +«Son père, _Jacques-René ChassebÅ“uf_, devenu veuf deux années après la +naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et +d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la +profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit +dans toute la province. + +«Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de +ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans +cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute +espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé +au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa +santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate. + +«Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit +collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire +de bons latinistes. Jeté là , faible, sans appui, privé tout à coup de +beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il +devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa +classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en +eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze +jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des +premières places, qu'il ne quitta plus.....» + +Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y +était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne +parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin +souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son +père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette +sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est +forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et +aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades +n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs +parents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les +mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie +qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit +vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le +voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que +surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. ChassebÅ“uf à +retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers. + +Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous +ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne +s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses +classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le +souvenir dans ce collége. + +Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, +brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir +d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de +s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre +compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même. + +À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de +ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas +suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement +réfléchi, et voulant tout voir par lui-même avant de se fixer, +Constantin se rendit à Paris. + +Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette +ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de +se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: +il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il +lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à +une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie. + +Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait +désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué +pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, +quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui +répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui +paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en +effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois +féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La +médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au +bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se +plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de +ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le +physique de l'homme. Mais ce n'était pas vers ce seul but que se +dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, +ses lectures instructives; et passant ainsi dans le travail un temps que +tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit +un fonds immense de connaissances en tout genre. + +Il suivit ses cours pendant trois années; ce fut dans cet intervalle +qu'il composa un Mémoire sur la Chronologie d'Hérodote, qu'il adressa à +l'Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en +opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume; notre jeune savant +soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu'il avait +raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s'étaient, +il est vrai, glissées dans son ouvrage; mais plus tard, instruit par de +longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses +_Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne_; quoi qu'il en soit, ce +Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce +qu'il y avait alors de plus célèbre à Paris. + +Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit +faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame +Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se +réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. +Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin +fréquentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les +brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en +plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à +quelque chose de plus élevé. + +Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie +n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un +essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique +succession lui échut:[4] il résolut d'en employer l'argent à +entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna +les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: +il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie. + +De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches +et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir +où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, +il quitta Paris, et se rendit chez son oncle. + +Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, +mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura +d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les +forces qu'il lui fallait pour la parcourir. + +Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire à pied des voyages de +plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans +prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des +murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer +exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt +il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le +montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à +mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps +à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; +on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi +à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie. + +Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand +dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le +cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine +lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des +pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages +sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet +qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de +l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui +distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,[5] +c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les +objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de +son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce +d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire +par les obstacles qui s'opposent à son développement.» + +Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient +d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; +déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, +et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de +sa gloire. + +Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son +père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. +Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle +l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et +lui proposa enfin celui de _Volney_. Constantin le prit, et ce fut pour +l'immortaliser. + +Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé +de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille. + +Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière +des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un +fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à +quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il +s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne +pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et +peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit +chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se +hâta de s'éloigner. + +Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se +trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient. + +À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa +quelques mois à observer les mÅ“urs et les coutumes d'un peuple si +nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière +qu'il voulait parcourir. + +En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait +non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser +l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et +cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes +mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et +tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et +il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue +arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue +parmi nous. Pour surmonter ce nouvel obstacle, le jeune voyageur eut le +courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent +arabe situé au milieu des montagnes du Liban. + +Là , il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant +plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des +grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être +son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et +conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues +orientales. + +Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à +s'informer des mÅ“urs des Arabes, des variations du climat et des +diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux +habitants de ces contrées dévastées. Là , comme en Europe, il ne vit que +despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là , comme en Europe, +il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le +fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de +leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et +l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa +mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de +l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler +une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que +pour bien mériter d'elle. + +Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il +prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient +accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour +différents chefs de tribu, il commença son voyage. + +Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel +il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de +lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce +présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney +lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien +venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton +guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon +fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» +Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de +franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à +observer religieusement les lois de l'hospitalité, et combien ces hommes +que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta +six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs +exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre. + +Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et +lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance: «Mais +pourquoi es-tu venu ici? lui dit-il.--Pour voir la terre et admirer les +Å“uvres de Dieu.--Ton pays est-il beau?--Très-beau.--Mais y a-t-il de +l'eau dans ton pays?--Abondamment; tu en rencontrerais plusieurs fois +dans une journée.--Il y a tant d'eau, et TU LE QUITTES!» + +Lorsqu'ensuite Volney leur parlait de la France, ils l'interrompaient +souvent pour témoigner leur surprise de ce qu'il avait quitté un pays où +il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et +brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons +Arabes; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois +ou quatre dattes et d'une poignée de riz par jour: il avait tellement à +souffrir de la faim et de la soif qu'il se sentait souvent défaillir. Il +prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur +amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et +ne le quittèrent qu'après l'avoir prié plusieurs fois de venir les +revoir. + +Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une +hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute +l'Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces +majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans +ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes +qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd'hui si arides. + +Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d'après +les opinions d'autrui; il voulait voir par lui-même, et il voyait +toujours juste, parce que, sans passions et sans préjugés, il ne +désirait et ne cherchait que la vérité. + +Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un +prodige lorsqu'on vient à songer à la modique somme qu'il avait pour +l'entreprendre. Il ne l'y dépensa pas tout entière, car à son retour il +possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas +fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, +où tout se paie au poids de l'or! Mais c'est que Volney fréquentait peu +la société des villes; il était presque continuellement en voyage, et il +voyageait avec la simplicité d'un philosophe et l'austérité d'un Arabe. +Toujours à la recherche de la vérité, il avait renoncé à la trouver +parmi les hommes; il suivait avec avidité les traces des temps anciens +pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes +pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se +complaire au milieu des tombeaux. Là il s'abandonnait à des rêveries +profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs +passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes; il +s'accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer +d'un Å“il tranquille cet horrible abîme où vont s'engouffrer les empires +et les générations, où vont s'évanouir les chimères des hommes. C'est là +qu'il apprit à mépriser ce qu'il appelait les _niaiseries humaines_, +qu'il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, +et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions. + +Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son +retour par la publication de son _Voyage en Égypte et en Syrie_. Jamais +livre n'obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. +Il valut à son jeune auteur l'estime des gens instruits, l'admiration de +ses concitoyens et une célébrité européenne: il en reçut des marques +flatteuses. + +Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte à +Catherine II, eut l'obligeante attention de le faire au nom de Volney. +L'impératrice fit offrir à l'auteur une très-belle médaille en or; mais +lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la +France, Volney se hâta d'écrire à Grimm la lettre suivante en lui +renvoyant la médaille: + +Paris, 4 décembre 1791. + +«MONSIEUR, + +«La protection déclarée que S. M. l'impératrice des Russies accorde à +des Français révoltés, les secours pécuniaires dont elle favorise les +ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le +monument de générosité qu'elle y a déposé. Vous sentez que je parle de +la médaille d'or qu'au mois de janvier 1788 vous m'adressâtes de la part +de S. M. Tant que j'ai pu voir dans ce don un témoignage d'estime et +d'approbation des principes politiques que j'ai manifestés, je lui ai +porté le respect qu'on doit à un noble emploi de la puissance; mais +aujourd'hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, +de quel Å“il pourrai-je l'envisager? Comment souffrirai-je que mon nom se +trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la +France? Sans doute l'impératrice est trompée, sans doute la souveraine +qui nous a donné l'exemple de consulter les philosophes pour dresser un +code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l'_égalité_ et la +_liberté_, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser +les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés; sans doute +Catherine II n'a point entendu épouser la querelle des champions iniques +et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles +passés; sans doute, enfin, sa religion séduite n'a besoin que d'un rayon +pour s'éclairer; mais en attendant, un grand scandale de contradiction +existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le +partager: veuillez donc, monsieur, rendre à l'impératrice un bienfait +dont je ne puis plus m'honorer; veuillez lui dire que si je l'obtins de +son estime, je le lui rends pour la conserver; que les nouvelles lois de +mon pays qu'elle persécute ne me permettent d'être ni ingrat ni lâche, +et qu'après tant de vÅ“ux pour une gloire utile à l'humanité, il m'est +douloureux de n'avoir que des illusions à regretter. + +«C.-F. VOLNEY.» + +Le succès brillant qu'obtint le _Voyage en Égypte et en Syrie_, ne fut +pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu'aux circonstances ou à la +faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester +l'exactitude des récits et la justesse des observations, le plus +remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la +_Relation de la campagne d'Égypte_: «Les aperçus politiques sur les +ressources de l'Égypte, dit-il, la description de ses monuments, +l'histoire des mÅ“urs et des usages des diverses nations qui l'habitent, +ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur +qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après +lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte; c'est le seul +qui ne les ait jamais trompés.» + +Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour +remplir les fonctions difficiles et importantes de directeur général de +l'agriculture et du commerce en Corse; il se disposait à se rendre dans +cette île, lorsqu'un événement inattendu vint y mettre obstacle. + +La France, fatiguée d'un joug imposé par de mauvaises institutions, +venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les +cÅ“urs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les +lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres +de l'ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney +fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie. + +Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s'empressa de donner +sa démission de la place qu'il tenait du gouvernement, ne regardant pas, +disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l'indépendante +dignité de mandataire du peuple. + +Il prit part à toutes les délibérations importantes, et, fidèle à son +mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés +publiques. + +_Malouet_ ayant proposé[6] de se réunir en comité secret afin de ne +point discuter devant des étrangers: «Des étrangers! s'écria Volney, en +est-il parmi nous? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous +ont nommés députés, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos +concitoyens? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés +sur vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs +fondés de pouvoirs? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards +lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos +pensées?...... Ah! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous +inspire, nous anime! elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime +sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le +lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déja pu +corrompre.» + +Il fut un des premiers à provoquer l'organisation des gardes nationales; +celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la +première année. + +Il prit part aux nombreux débats qui s'élèverent lorsqu'on agita la +proposition d'accorder au roi l'exercice du droit de paix et de +guerre[7]. + +«Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et +vous n'avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les +peuples..... + +«Jusqu'à ce jour l'Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur +apparente et de misère réelle: on n'y comptait que des maisons de +princes et des intérêts de familles; les nations n'y avaient qu'une +existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des +troupeaux; pour les menus plaisirs d'une fête, on ruinait une contrée; +pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses +avantages naturels; la paix du monde dépendait d'une pleurésie, d'une +chute de cheval; l'Inde et l'Amérique étaient plongées dans les +calamités de la guerre pour la mort d'un enfant, et les rois, se +disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.» + +Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces +mots: + +«La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune +guerre tendante à accroître son territoire.» + +Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et +l'assemblée se hâta d'en consacrer le principe dans la loi qui +intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, +on s'occupa de la vente des domaines nationaux; Volney publia dans le +Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes: + +«La puissance d'un état est en raison de sa population; la population +est en raison de l'abondance; l'abondance est en raison de l'activité +de la culture, et celle-ci en raison de l'intérêt personnel et direct, +c'est-à -dire de l'esprit de propriété: d'où il suit que plus le +cultivateur se rapproche de l'état passif de mercenaire, moins il a +d'industrie et d'activité; au contraire, plus il est près de la +condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces +et les produits de la terre et la richesse générale de l'État.» + +En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive +naturellement à cette conséquence, qu'un État est d'autant plus puissant +qu'il compte un plus grand nombre de propriétaires, c'est-à -dire, une +plus grande division de propriétés. + +Jamais aucune assemblée législative n'avait offert une plus belle +réunion d'orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se +pressaient en foule à la tribune; tous brûlaient du désir de soutenir la +cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier +droit des peuples. + +Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une +discussion relative au clergé:.... _Je vois d'ici la fenêtre d'où la +main sacrilège d'un de nos rois_, etc.;..... mais peu de personnes +savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés +assiégeaient les degrés de la tribune nationale. «Vous aussi! dit +Mirabeau à Volney qui tenait un discours à la main.--Je ne vous +retarderai pas long-temps;--Montrez-moi ce que vous avez à dire.... Cela +est beau, sublime;.... mais ce n'est pas avec une voix faible, une +physionomie calme, qu'on tire parti de ces choses-là ; donnez-les moi.» +Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en +tira un des plus grands effets qu'ait jamais produits l'éloquence. + +C'était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux +intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l'instruction +de ses concitoyens. + +Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, +Volney reconnut qu'il n'y avait que la raison qui pût terrasser le +despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, +il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de +l'ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des +premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il +avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un +fanatisme aveugle; il avait vu les peuples d'autant plus ignorants +qu'ils étaient plus religieux, d'autant plus esclaves et victimes de +préjugés absurdes qu'ils étaient plus attachés à la foi mensongère de +leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans +d'épaisses ténèbres; il conçut le hardi projet de les éclairer du +flambeau de la saine philosophie. C'était s'imposer la tâche de saper +jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des +superstitions; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les +prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler +enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita long-temps ce sujet +important, et publia[8] le fruit de ses réflexions sous le titre de +_Ruines_, ou _Méditation sur les révolutions des empires_. + +Dans ce bel ouvrage[9] «il nous ramène à l'état primitif de l'homme, à +sa condition nécessaire dans l'ordre général de l'univers; il recherche +l'origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, +remonte jusqu'aux principes de l'élévation des peuples et de leur +abaissement, développe les obstacles qui peuvent s'opposer à +l'amélioration de l'homme.» En philosophe habile, en profond connaisseur +du cÅ“ur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides; il +sait captiver l'attention et s'attacher à rendre attrayante l'austère +vérité; il anime ses tableaux. Tout-à -coup il dévoile à nos regards une +immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée +générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes +religieuses sont en présence; c'est un combat terrible de la vérité +contre l'erreur. Il dépouille d'une main hardie le fanatisme de son +masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes +sacriléges; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, +établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et +s'appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. +Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse; et comme +la tête de Méduse, son nom seul frappe d'effroi tous les oppresseurs, et +réveille l'espoir dans le cÅ“ur des opprimés. Le premier élan des peuples +éclairés est pour la vengeance; mais le sage législateur calme leur +fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la _liberté_ +n'existe que par la _justice_, ne s'obtient que par la _soumission aux +lois_, et ne se conserve que par l'_observation de ses devoirs_. + +Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu'auraient sur +nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques +soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise +d'un grand avantage public et privé, d'établir dans la Méditerranée la +culture des productions du tropique; et parce que plusieurs plages de la +Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 +pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons +de coton avaient déja réussi, il conçut le projet d'y cultiver et de +susciter par son exemple ce genre d'industrie. + +Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, +près d'Ajaccio; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et +bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus +que tout autre pays, pourrait prétendre à l'indépendance commerciale, +puisque déja si riche de ses propres produits, elle pourrait encore +offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n'était pas seulement vers +l'amélioration de l'agriculture que se dirigeaient les efforts de +Volney: il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait +sans doute égalé l'importance, si nous en jugeons toutefois par les +fragments qu'il en a laissés. + +Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney +d'interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la +Confina, que l'auteur des Ruines appelait ses _Petites-Indes_, fut mis à +l'encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l'assurance +d'une sincère amitié. + +C'est pendant ce voyage en Corse qu'il fit la connaissance du jeune +Bonaparte, qui n'était encore qu'officier d'artillerie. Le jugement +qu'il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut +degré il portait le génie de l'observation. Quelques années après, ayant +appris en Amérique que le commandement de l'armée d'Italie venait de +lui être confié: «Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en +présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur +les épaules d'Alexandre.» + +Cependant la liberté avait dégénéré en licence; l'anarchie versait sur +la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre +à la tribune les principes de la justice et de l'humanité, les +proclamait dans des écrits pleins d'énergie et de patriotisme, et ne +craignit pas de braver les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le +poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits +journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait: + +«Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne +produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!» + +C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme +vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme +_royaliste_, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut +sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor. + +Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau +parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement +réparateur. On donna une forte impulsion à l'instruction publique; une +école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent +choisis parmis les savants les plus illustres. + +L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge +pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, +puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant +l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière +qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la +regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de +leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que +dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des +maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux +qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les +renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour +l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et +s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches +savantes, il ajoutait moins de foi à ces _raconteurs des temps passés_, +qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs +passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens +historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier +dénaturés aujourd'hui? + +Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations +générales, mais approfondies, et qui n'étaient à ses yeux que des +éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La +suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux. + +Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique +orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait +les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa +jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre +marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un +sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau +voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui +l'avaient jadis conduit en Orient. + +«En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein +gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire +la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour +aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que +d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des +connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa +vie d'une auréole de considération et d'estime. + +«En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le +dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de +l'injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de +l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami +sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile +de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.» + +Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, +loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu +chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue +du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était +depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si +difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou +d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par +soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, +comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, +c'est-à -dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il +parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le +climat, les lois, les habitants, les mÅ“urs, et lisant dans le grand +livre de la nature les divers changements opérés par la force +toute-puissante des siècles. + +Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote +qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington +ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il +avec distinction, et lui donna-t-il publiquement des marques d'estime +et de confiance. + +Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières +fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué +franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant +d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à +une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que +Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un +gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, +comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On +prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis +qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette +province était un faux calcul politique. + +Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur +Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie +de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. +Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des +Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre +deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il +proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, +quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne +niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation +de Volney, ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse +suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe +français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa +d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus +imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où +il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à +répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette +réponse peu connue[10], il n'opposa aux grossièretés de son adversaire +qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par +le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, +«parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect +religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de +génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment +et d'ignorance.» + +Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux +États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit +ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la +patrie. + +À peine arrivé en France[11], son premier soin fut de renoncer à la +succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il +avait toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait +montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère. + +Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son +Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui +qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue. + +À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée +attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la +liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous +les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout +gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. +Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques +neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où +il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où +il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les +Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l'extension +probable des États malgré leur division sur quelques points; enfin il +aurait cherché à faire sentir l'erreur romanesque des écrivains +modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d'habitants de +la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois +royaumes. Mais cet important ouvrage, dont cependant plusieurs parties +étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de +temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de +disposer; et d'ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de +celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la +crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina +donc à ne publier que le _Tableau du climat et du sol des États-Unis_. + +Le voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce +ne fut qu'avec défiance que Volney publia le résultat des observations +qu'il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien +accueilli que le premier. L'auteur y embrasse d'un coup d'Å“il ces vastes +régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d'immenses +forêts; il en trace le plan topographique d'une main hardie; il analyse +avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des +vents est surtout remarquable. «Il n'a pas songé à les personnifier, et +cependant, a dit un écrivain[12], ils prennent dans ses descriptions +animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des +puissances; les fleuves et le continent sont leur empire; ils commandent +aux nuages, et les nuages, comme un corps d'armée, se rallient sous +leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le +théâtre bruyant des combats. L'exposition des marches, des +contre-marches de ces tumultueux courants d'air, qui se brisent les uns +contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent +entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante; tout ce +désordre de l'atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l'ame et +les sens, et les fait tressaillir d'émotions nouvelles devant ces +nouveaux objets de surprise et de terreur.» + +Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne +se borne pas à une simple description des pays qu'il parcourt: il se +livre à des considérations élevées; l'utilité des hommes est toujours le +but de ses recherches. L'étude qu'il avait faite de la médecine lui +donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l'avaient précédé; +il était plus à même de juger du climat, d'analyser la salubrité de +l'air; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune; il en +recherche les diverses causes, et, s'il ne nous indique pas des moyens +de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on +pourrait les prévenir. + +Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses +aventures personnelles; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne +parle même pas des dangers qu'il a courus. Ce n'est cependant qu'exposé +à des périls de toute espèce qu'il a pu voyager dans les pays ravagés de +l'Orient et dans les sombres forêts de l'Amérique. Il avait d'autant +plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, +qu'il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu'indique +la prudence; aussi n'échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En +traversant une des forêts des États-Unis, il s'endormit au pied d'un +chêne; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue +d'un serpent à sonnettes. L'affreux reptile, troublé dans son repos, +s'élance et disparaît parmi les arbres; on n'entendait plus le bruit de +ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à +s'enfuir... + +Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, +en peu d'années, se placer au premier rang des sociétés savantes de +l'Europe. L'illustre voyageur fut appelé à siéger à l'Académie: cet +honneur lui avait été décerné pendant son absence; il y acquit de +nouveaux droits en publiant les observations qu'il avait faites aux +États-Unis... + +Trois années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la France, et +les orages politiques n'étaient pas apaisés: les factions s'agitaient +encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la +scène politique, et chercha dans l'étude des consolations contre les +peines que lui causaient les malheurs de sa patrie. + +À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général +Bonaparte, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années, et que le +mouvement des partis avait fait priver de son grade. «Me voilà sans +emploi, dit-il à Volney; je me console de ne plus servir un pays que se +disputent les factions. Je ne puis rester oisif; je veux chercher du +service ailleurs. Vous connaissez la Turquie; vous y avez sans doute +conservé des relations; je viens vous demander des renseignements, et +surtout des lettres de recommandation pour ce pays: mes services dans +l'artillerie peuvent m'y rendre très-utile. C'est parce que je connais +ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y +rendre. Le premier reproche qu'on vous y fera, sera d'être chrétien: il +sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en +souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman: +faible ressource, la tache originelle vous restera toujours; plus vous +développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de +persécutions.--Hé bien, n'y songeons plus. J'irai en Russie; on y +accueille les Français. Catherine vous a donné des marques de +considération; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez +des amis.--Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations. +D'ailleurs les Français qu'on accueille aujourd'hui en Russie, ne sont +pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre +projet; c'est en France que vos talents trouveront le plus de chances +favorables: plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, +moins une destitution y est durable.--J'ai tout tenté pour être +réintégré; rien ne m'a réussi.--Le gouvernement va prendre une nouvelle +forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l'influence: c'est +mon compatriote, il fut autrefois mon collègue; j'ai lieu de croire que +ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais +l'inviter à déjeuner pour demain: trouvez-vous-y, nous ne serons que +nous trois.» + +Le déjeuner eut lieu en effet; la conversation de Bonaparte frappa +Laréveillère, déja prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain +le général à son collègue Barras; qui le fit réintégrer. + +Une liaison intime ne tarda pas à s'établir entre le vertueux citoyen +qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l'homme +extraordinaire qui devait l'asservir; mais Volney, toujours modéré dans +sa conduite et ses opinions politiques, était loin d'approuver la +pétulante activité de Bonaparte. + +Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous +les coups de l'anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le +surlendemain de cette journée, Bonaparte lui envoya en présent un +superbe attelage qu'il refusa; quelques semaines après, il lui fit +offrir par un de ses aides de camp le ministère de l'intérieur. «Dites +au premier consul, répondit Volney, qu'il est beaucoup trop bon cocher +pour que je puisse m'atteler à son char. Il voudra le conduire trop +vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le +cocher, le char et les chevaux.» + +Malgré cette indépendance de caractère que le consul n'était pas +accoutumé à trouver dans ceux qui l'entouraient, Volney continua près de +deux ans à être admis dans son intimité; il ne tarda pas à s'apercevoir +cependant que l'austérité de son langage commençait à déplaire, et qu'on +voulait surtout en écarter cette familiarité qu'on avait accueillie +jusqu'alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le +côté avantageux d'une mesure avait été trop vanté, et l'intérêt de +l'humanité beaucoup trop négligé: «C'est encore de la cervelle qu'il y a +là !» s'écria Volney en mettant la main sur le cÅ“ur du premier consul. + +On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l'occasion de +l'influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il +est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité +d'une extrême circonspection dans cette mesure; mais si ces observations +furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une +partie du mécontentement qu'elles lui inspiraient. Les débats furent +beaucoup plus vifs sur l'expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait +été appelé à la discuter dans un conseil privé, s'y opposa de tout son +pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu'on aurait à +surmonter et tout ce qu'il y aurait encore à craindre, en supposant +qu'on parvînt à s'emparer de l'île. «Admettons, ajouta-t-il, que les +nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la +servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée +s'acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne +activité; eh bien! même dans ces suppositions qui me semblent contraires +aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des +fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd'hui seuls possesseurs des +mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s'emparer de +cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de +sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de +communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le +défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent +connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul +les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait +si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent +commentés et envenimés. + +Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut +la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. +Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en +recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le +titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, +et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on +alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les +mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes +qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux +des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger +sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la +considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge +importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion +dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir +le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle +comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa +réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on +proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette +démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en +fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'était +pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, +apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui +rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire +à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, +Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez +voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme +vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront +prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta +qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres. + +Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, +Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la +campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y +adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à +notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui +existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les +Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces +langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne +tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations +commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, +deviendraient plus fréquentes, plus directes; et bientôt s'établirait +un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un +rapprochement de mÅ“urs, d'usages et d'opinions. + +Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son +premier ouvrage intitulé _Simplification des langues orientales_, fut de +faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce +premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à +Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. +Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite +de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier +plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème +réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen +duquel on pût écrire facilement toutes les langues. + +En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et +magnifique ouvrage de la _Description de l'Égypte_; on devait y joindre +une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double +nomenclature arabe et française: au premier coup d'Å“il la chose fut +jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney +fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit +qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de +savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument +public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de +douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut +admis à une grande majorité. + +Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il +continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de +savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua +de présenter des développements nouveaux à sa première idée +philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons +de lui l'_Hébreu simplifié_, l'_Alphabet européen_, un _Rapport sur les +vocabulaires comparés du professeur Pallas_, et un _Discours sur l'étude +philosophique des langues_. + +La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que +Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas +interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens +historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la +chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les +monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, +il publia ses _Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne_. Il y +interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes +par les autres, et, par un système continuel de comparaison, il +parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. +Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est +dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, +et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre +le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est +démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet +ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, +eût suffi pour la gloire de Volney. + +L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses +jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, +et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie. + +«Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois +jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon +imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. +Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des +dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» +reprit Volney, «faites venir un notaire.» + +Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à +son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant +vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne fussent +interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille +francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur +ouvrage sur l'étude philosophique des langues. + +Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont +mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance +fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus +rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie. + +Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à +ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre +heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager +et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait +réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au +plaisir d'être utile. + +Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une +liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et +de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à +Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une +sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui +avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous +eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une +conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni +coûté tant de sang.» + +La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mÅ“urs ne +l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne +l'éblouirent pas un instant. «Je suis toujours le même,» écrivait-il à +un de ses intimes amis, «un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps +comme il vient et le monde comme il va; pas encore bien accoutumé à +m'entendre appeler _monsieur le comte_, mais cela viendra _avec les bons +exemples_. J'ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale: +deux colonnes asiatiques ruinées, d'or, bases de ma noblesse, surmontées +d'une hirondelle, emblématique (fond d'argent), _oiseau voyageur, mais +fidèle_, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et +liberté.» + +On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de +disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les +premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l'avouer, n'a pas +toujours été sans fondement; ces dispositions furent quelquefois l'effet +d'une santé trop languissante; peut-être aussi doit-on les attribuer à +cette étude profonde qu'il avait faite du cÅ“ur humain, dans le cours de +sa vie politique. «Malheur,» a dit un sage, «malheur à l'homme sensible +qui a osé déchirer le voile de la société, et refuse de se livrer à +cette illusion théâtrale si nécessaire à notre repos! son ame se trouve +en vie dans le sein du néant; c'est le plus cruel de tous les +supplices......» Volney déchira le voile. + +ADOLPHE BOSSANGE. + + + + +INVOCATION. + + +Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux! +c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! +tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du +vulgaire, mon cÅ“ur trouve à vous contempler le charme des sentiments +profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions +touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous +consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait +devant les tyrans, proclamiez déja les vérités qu'ils détestent, et qui, +confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, +attestiez le saint dogme de l'ÉGALITÉ. C'est dans votre enceinte, +qu'amant solitaire de la LIBERTÉ, j'ai vu m'apparaître son génie, non +tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de +poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains +les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de +l'éternité. + +Ô tombeaux! que vous possédez de vertus! vous épouvantez les tyrans: +vous empoisonnez d'une terreur secrète leurs jouissances impies; ils +fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous +l'orgueil de leurs palais. Vous punissez l'oppresseur puissant; vous +ravissez l'or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu'il a +dépouillé; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de +soucis le faste du riche; vous consolez le malheureux, en lui offrant un +dernier asyle; enfin vous donnez à l'ame ce juste équilibre de force et +de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En +considérant qu'il faut tout vous restituer, l'homme réfléchi néglige de +se charger de vaines grandeurs, d'inutiles richesses: il retient son +cÅ“ur dans les bornes de l'équité; et cependant, puisqu'il faut qu'il +fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use +des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur +l'élan impétueux de la cupidité; vous calmez l'ardeur fiévreuse des +jouissances qui troublent les sens; vous reposez l'ame de la lutte +fatigante des passions; vous l'élevez au-dessus des vils intérêts qui +tourmentent la foule; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples +et des temps, l'esprit ne se déploie qu'à de grandes affections, et ne +conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah! quand le songe +de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne +laissent la trace de l'utilité? + +Ô ruines! je retournerai vers vous prendre vos leçons! je me replacerai +dans la paix de vos solitudes; et là , éloigné du spectacle affligeant +des passions, j'aimerai les hommes sur des souvenirs; je m'occuperai de +leur bonheur, et le mien se composera de l'idée de l'avoir hâté. + + + + + +LES RUINES, OU MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Le voyage. + + +La onzième année du règne d'_Abd-ul-Hamid_, fils d'_Ahmed_, empereur des +_Turks_, au temps où les Russes victorieux s'emparèrent de la Krimée et +plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je +voyageais dans l'empire des _Ottomans_, et je parcourais les provinces +qui jadis furent les royaumes d'_Égypte_ et de _Syrie_. + +Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes +dans l'état social, j'entrais dans les villes et j'étudiais les mÅ“urs de +leurs habitants; je pénétrais dans les palais, et j'observais la +conduite de ceux qui gouvernent; je m'écartais dans les campagnes, et +j'examinais la condition des hommes qui cultivent; et partout ne voyant +que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cÅ“ur +était oppressé de tristesse et d'indignation. + +Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages +désertés, des villes en ruines: souvent je rencontrais d'antiques +monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses; des +colonnes, des aqueducs, des tombeaux: et ce spectacle tourna mon esprit +vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cÅ“ur des +pensées graves et profondes. + +Et j'arrivai à la ville de _Hems_, sur les bords de l'_Oronte_; et là , +me trouvant rapproché de celle de _Palmyre_, située dans le désert, je +résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés; et, après +trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une +vallée remplie de grottes et de _sépulcres_, tout à coup, au sortir de +cette vallée, j'aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus +étonnante: c'était une multitude innombrable de superbes colonnes +debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s'étendaient à perte +de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands +édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la +terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, +de fûts, d'entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d'un +travail exquis. Après trois quarts d'heure de marche le long de ces +ruines, j'entrai dans l'enceinte d'un vaste édifice, qui fut jadis un +temple dédié au _soleil_, et je pris l'hospitalité chez de pauvres +paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du +temple; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer +en détail la beauté de tant d'ouvrages. + +Chaque jour je sortais pour visiter quelqu'un des monuments qui couvrent +la plaine; et un soir que, l'esprit occupé de réflexions, je m'étais +avancé jusqu'à la _vallée des sépulcres_, je montai sur les hauteurs qui +la bordent, et d'où l'Å“il domine à la fois l'ensemble des ruines et +l'immensité du désert.--Le soleil venait de se coucher; un bandeau +rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la +Syrie: la pleine lune à l'orient s'élevait sur un fond bleuâtre, aux +planes rives de l'Euphrate: le ciel était pur, l'air calme et serein; +l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraîcheur +naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres +avaient retiré leurs chameaux; l'Å“il n'apercevait plus aucun mouvement +sur la terre monotone et grisâtre; un vaste silence régnait sur le +désert; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris +de quelques oiseaux de nuit et de quelques _chacals_...[13] L'ombre +croissait, et déja dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus +que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs.... Ces lieux +solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent +à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité +déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, +tout éleva mon cÅ“ur à de hautes pensées. Je m'assis sur le tronc d'une +colonne; et là , le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la +main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur +les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde. + + + + +CHAPITRE II. + +La méditation. + + +Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente: ici fut le siége +d'un empire puissant. Oui! ces lieux maintenant si déserts, jadis une +multitude vivante animait leur enceinte; une foule active circulait dans +ces routes aujourd'hui solitaires. En ces murs où règne un morne +silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris +d'allégresse et de fête: ces marbres amoncelés formaient des palais +réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples; ces +galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là , pour les +devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa +subsistance, affluait un peuple nombreux: là , une industrie créatrice de +jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait +s'échanger la pourpre de _Tyr_ pour le fil précieux de la _Sérique_, les +tissus moelleux de _Kachemire_ pour les tapis fastueux de la _Lydie_, +l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or +d'_Ophir_ pour l'étain de _Thulé_. + +Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre +squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur +et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a +succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au +murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est +changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le +repaire des fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les +reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux!... Ah! comment +s'est éclipsée tant de gloire! Comment se sont anéantis tant de +travaux!... Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes! ainsi +s'évanouissent les empires et les nations! + +Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée; je me +rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces +contrées; je me peignis l'_Assyrien_ sur les rives du _Tigre_, le +_Kaldéen_ sur celles de l'_Euphrate_, le _Perse_ régnant de l'_Indus_ à +la _Méditerranée_. Je dénombrai les royaumes de _Damas_ et de +l'_Idumée_, de _Jérusalem_ et de _Samarie_, et les états belliqueux des +_Philistins_, et les républiques commerçantes de la _Phénicie_. Cette +_Syrie_, me disais-je, aujourd'hui presque dépeuplée, comptait alors +cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de +bourgs et de hameaux[14]. De toutes parts l'on ne voyait que champs +cultivés, que chemins fréquentés, qu'habitations pressées.... Ah! que +sont devenus ces âges d'abondance et de vie? Que sont devenues tant de +brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces remparts de +_Ninive_, ces murs de _Babylone_, ces palais de _Persépolis_, ces +temples de _Balbeck_ et de _Jérusalem_? Où sont ces flottes de _Tyr_, +ces chantiers d'_Arad_, ces ateliers de _Sidon_, et cette multitude de +matelots, de pilotes, de marchands, de soldats? et ces laboureurs, et +ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d'êtres vivants +dont s'enorgueillissait la face de la terre? Hélas! je l'ai parcourue, +cette terre ravagée! J'ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant +de splendeur, et je n'ai vu qu'abandon et que solitude.... J'ai cherché +les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n'en ai vu que la trace, +semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les +temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont +comblés, les villes sont détruites, et la terre, nue d'habitants, n'est +plus qu'un lieu désolé de sépulcres.... Grand Dieu! d'où viennent de si +funestes révolutions? Par quels motifs la fortune de ces contrées +a-t-elle si fort changé? Pourquoi tant de villes se sont-elles +détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point +reproduite et perpétuée? + +Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se +présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et +jette mon cÅ“ur dans le trouble et l'incertitude. Quand ces contrées +jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, +c'étaient des peuples _infidèles_ qui les habitaient: c'était le +_Phénicien_, sacrificateur homicide à _Molok_, qui rassemblait dans ses +murs les richesses de tous les climats; c'était le _Kaldéen_, prosterné +devant un _serpent_[15], qui subjuguait d'opulentes cités, et +dépouillait les palais des rois et les temples des dieux; c'était le +_Perse_, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations; +c'étaient les habitants de cette ville même, adorateurs du soleil et des +astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe.... +Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui +devait être le prix de la _piété_ était aux mains de ces _idolâtres_: et +maintenant que des peuples _croyants_ et _saints_ occupent ces +montagnes, ce n'est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces +mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L'homme sème +dans l'angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis; la +guerre, la famine, la peste l'assaillent tour à tour... Cependant, ne +sont-ce pas là les enfants des prophètes? Ce _musulman_, ce _chrétien_, +ce _juif_, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces +et de miracles? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles +plus des mêmes faveurs? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des +martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens? Pourquoi en sont-ils +comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d'autres nations, en +d'autres pays?... + +Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour +à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de +cultes et de mÅ“urs, depuis ceux de l'Asie antique jusqu'aux plus +récents de l'_Europe_, ce nom d'une terre natale réveilla en moi le +sentiment de la _patrie_; et tournant vers elle mes regards, j'arrêtai +toutes mes pensées sur la situation où je l'avais quittée[16]. + +Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées ses routes si +somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses +flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de +l'une et de l'autre Inde; et comparant à l'activité de son commerce, à +l'étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et +à l'industrie de ses habitants, tout ce que l'Égypte et la Syrie purent +jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur +passée de l'Asie dans l'Europe moderne; mais bientôt le charme de ma +rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant +que telle avait été jadis l'activité des lieux que je contemplais: Qui +sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l'abandon de nos propres +contrées? Qui sait si sur les rives de la _Seine_, de la _Tamise_, ou du +_Sviderzée_, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de +jouissances, le cÅ“ur, et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des +sensations; qui sait si un voyageur comme moi ne s'asseoira pas un jour +sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des +peuples et la mémoire de leur grandeur? + +À ces mots mes yeux se remplirent de larmes, et couvrant ma tête du pan +de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses +humaines. Ah! malheur à l'homme, dis-je dans ma douleur; une aveugle +fatalité se joue de sa destinée! Une nécessité funeste régit au hasard +le sort des mortels. Mais non: ce sont les décrets d'une justice céleste +qui s'accomplissent! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements +incompréhensibles! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème +secret; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les +races présentes. Oh! qui osera sonder les profondeurs de la +Divinité[17]? + +Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde. + + + + +CHAPITRE III. + +Le fantôme. + + +Cependant un bruit frappa mon oreille; tel que l'agitation d'une robe +flottante et d'une marche à pas lents sur des herbes sèches et +frémissantes. Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés +un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du +clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d'un +temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d'une +draperie immense, tel que l'on peint les spectres sortant des tombeaux. +Je frissonnai; et tandis qu'ému d'effroi j'hésitais de fuir ou de +m'assurer de l'objet, les graves accents d'une voix profonde me firent +entendre ce discours: + +«Jusques à quand l'homme importunera-t-il les cieux d'une injuste +plainte? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le SORT +de ses maux? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et +son cÅ“ur aux insinuations de la vérité et de la raison? Elle s'offre +partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point! Le cri de +la raison frappe son oreille, et il ne l'entend pas! Homme injuste! si +tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens! si ton +cÅ“ur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces +ruines! Lis les leçons qu'elles te présentent!.... Et vous, témoins de +vingt siècles divers, temples saints! tombeaux vénérables! murs jadis +glorieux, paraissez dans la cause de la _nature même_! Venez au tribunal +d'un sain entendement déposer contre une accusation injuste! venez +confondre les déclamations d'une fausse sagesse ou d'une piété +hypocrite, et vengez la terre et les cieux de l'homme qui les +calomnie! + +«Quelle est-elle, cette _aveugle fatalité_, qui, sans _règle_ et sans +_lois_, se _joue_ du sort des mortels? Quelle est cette nécessité +injuste qui confond l'issue des actions, et de la prudence, et de la +folie? En quoi consistent ces _anathèmes_ célestes sur ces contrées? Où +est cette malédiction _divine_ qui perpétue l'abandon de ces campagnes? +Dites, monuments des temps passés! les cieux ont-ils changé leurs lois, +et la terre sa marche? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l'espace? +Les mers n'élèvent-elles plus leurs nuages? Les pluies et les rosées +demeurent-elles fixées dans les airs? Les montagnes retiennent-elles +leurs sources? Les ruisseaux se sont-ils taris? et les plantes +sont-elles privées de semences et de fruits? Répondez, race de mensonge +et d'iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu'il +assigna lui-même à la nature? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la +terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent? Si rien +n'a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent +subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient +ce que furent les races passées? Ah! c'est faussement que vous accusez +le sort et la Divinité! c'est à tort que vous reportez à Dieu la cause +de vos maux! Dites, race perverse et hypocrite! si ces lieux sont +désolés, si des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce +Dieu qui en a causé la ruine? Est-ce sa main qui a renversé ces +murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes; ou est-ce la main de +l'homme? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le +feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, +arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l'homme? +Et lorsqu'après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, +est-ce la vengeance de Dieu qui l'a produite, ou la fureur insensée de +l'homme? Lorsque dans la famine le peuple s'est repu d'aliments +immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l'a envoyée, +ou l'imprudence de l'homme? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont +moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui +l'a dépeuplée? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les +champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l'avidité de ceux +qui gouvernent? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou +l'orgueil des rois et de leurs ministres? Est-ce la vénalité de ses +décisions qui renverse la fortune des familles, où la vénalité des +organes des lois? sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, +tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des +hommes? Et si, dans l'angoisse de leurs maux, ils n'en voient pas les +remèdes, est-ce l'ignorance de Dieu qu'il en faut inculper, où leur +ignorance? Cessez donc, ô mortels, d'accuser la fatalité du SORT ou les +jugements de la Divinité! Si Dieu est bon, sera-t-il l'auteur de votre +supplice? S'il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits? Non, +non; la bizarrerie dont l'homme se plaint n'est point la bizarrerie du +destin; l'obscurité où sa raison s'égare n'est point l'obscurité de +Dieu; la source de ses calamités n'est point reculée dans les cieux; +elle est près de lui sur la terre: elle n'est point cachée au sein de la +Divinité; elle réside dans l'homme même; il la porte dans son cÅ“ur. + +«Tu murmures et tu dis: Comment des peuples infidèles ont-ils joui des +bienfaits des cieux et de la terre? Comment des races saintes sont-elles +moins fortunées que des peuples impies? Homme fasciné! où est donc la +contradiction qui te scandalise? Où est l'énigme que tu supposes à la +justice des cieux? Je remets à toi-même la balance des graces et des +peines, des causes et des effets. Dis: Quand ces infidèles observaient +les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d'intelligents +travaux sur l'ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il +troubler l'équilibre du monde pour tromper leur prudence? Quand leurs +mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il +détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des +épines? Quand, pour fertiliser ce sol aride, leur industrie +construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les +déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes? +devait-il arracher les moissons que l'art faisait naître, dévaster les +campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir +le travail, troubler enfin l'ordre établi par la sagesse de l'homme? Et +quelle est cette _infidélité_ qui fonda des empires par la prudence, les +défendit par le courage, les affermit par la justice; qui éleva des +villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais +pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d'habitants, et, +semblable à l'esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le +monde? Si telle est l'_impiété_, qu'est-ce donc que la _vraie croyance_? +La sainteté consiste-t-elle à détruire? Le Dieu qui peuple l'air +d'oiseaux, la terre d'animaux, les ondes, de reptiles; _Dieu_ qui anime +la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux? +Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l'incendie? +Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, +pour temple un monde désert et ravagé? Voilà cependant, races _saintes_ +et _fidèles_, quels sont vos ouvrages! voilà les fruits de votre +_piété_! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les +cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de +vos Å“uvres! Il faudra sans doute vous produire des miracles! Il faudra +ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous +renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les +eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et +de la terre; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa +magnificence et de sa grandeur; ces lois éternelles antérieures à tous +les codes, à tous les prophètes; ces lois immuables que ne peuvent +altérer, ni les passions, ni l'ignorance de l'homme! Mais la _passion_ +qui les méconnaît, l'_ignorance_ qui n'observe point les causes, qui ne +prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur cÅ“ur: «Tout +vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la +terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s'en préserver.» Ou, +prenant un langage hypocrite, elles ont dit: «Tout vient de Dieu; il se +plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison.....» Et l'ignorance +s'est applaudie dans sa malignité. «Ainsi, a-t-elle dit, je m'égalerai à +la science qui me blesse; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue +et m'importune.» Et la cupidité a ajouté: «Ainsi j'opprimerai le faible +et je dévorerai les fruits de sa peine; et je dirai: _C'est Dieu qui l'a +décrété, c'est le sort qui l'a voulu._»--Mais moi, j'en jure par les +lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cÅ“ur humain! +l'hypocrite sera déçu dans sa fourberie, l'injuste dans sa rapacité; le +soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et +le savoir, et que l'aveuglement l'emporte sur la prudence, dans l'art +délicat et profond de procurer à l'homme ses vraies jouissances, et +d'asseoir sur des bases solides sa félicité.» + + + + +CHAPITRE IV. + +L'exposition. + + +Ainsi parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le cÅ“ur agité de +diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, +m'enhardissant à prendre la parole, je lui dis: «Ô Génie des tombeaux et +des ruines! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le +trouble; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. +Pardonne à mon ignorance. Hélas! si l'homme est aveugle, ce qui fait son +tourment fera-t-il encore son crime? J'ai pu méconnaître la voix de la +raison; mais je ne l'ai point rejetée après l'avoir connue. Ah! si tu +lis dans mon cÅ“ur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu'il la +recherche avec passion..... Et n'est-ce pas à sa poursuite que tu me +vois en ces lieux écartés? Hélas! j'ai parcouru la terre; j'ai visité +les campagnes et les villes; et voyant partout la misère et la +désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a +profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant: L'homme +n'est-il donc créé que pour l'angoisse et pour la douleur? Et j'ai +appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les +remèdes. J'ai dit: Je me séparerai des sociétés corrompues; je +m'éloignerai des palais où l'ame se déprave par la satiété, et des +cabanes où elle s'avilit par la misère; j'irai dans la solitude vivre +parmi les ruines; j'interrogerai les monuments anciens sur la sagesse +des temps passés; j'évoquerai du sein des tombeaux l'esprit qui jadis, +dans l'Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je +demanderai à la cendre des législateurs _par quels mobiles s'élèvent et +s'abaissent les empires; de quelles causes naissent la prospérité et les +malheurs des nations; sur quels principes enfin doivent s'établir la +paix des sociétés et le bonheur des hommes_:» + +Je me tus; et, les yeux baissés, j'attendis la réponse du Génie. «La +paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la +justice. Ô jeune homme! puisque ton cÅ“ur cherche avec droiture la +vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le +bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine: j'exposerai à tes +regards cette vérité que tu appelles; j'enseignerai à ta raison cette +sagesse que tu réclames; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la +science des siècles...» Alors s'approchant de moi et posant sa main sur +ma tête: «Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière +où tu rampes...» Et soudain, pénétré d'un feu céleste, les liens qui +nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre; et tel qu'une vapeur +légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la +région supérieure. Là , du plus haut des airs, abaissant mes regards vers +la terre, j'aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans +l'espace, un globe, semblable à celui de la lune; mais moins gros et +moins lumineux, me présentait l'une de ses faces[18]; et cette face +avait l'aspect d'un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres +et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres; et tandis que je +m'efforçais de démêler ce qu'étaient ces taches: «Homme qui cherches la +vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle?»--«Ô Génie! +répondis-je, si d'autre part je ne voyais le globe de la lune, je +prendrais celui-ci pour le sien; car il a les apparences de cette +planète vue au télescope dans l'ombre d'une éclipse: on dirait que ces +diverses taches sont des mers et des continents.» + +«--Oui; me dit-il, ce sont des mers et des continents, ceux-là mêmes de +l'hémisphère que tu habites...» + +«--Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!...» + +«--Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une +grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là +ce que vous appelez le vaste _Océan_, qui, du pôle du sud s'avançant +vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'_Inde_ et de +l'_Afrique_, puis se prolonge à l'orient à travers les îles _Malaises_ +jusqu'aux confins de la _Tartarie_, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les +continents de l'_Afrique_ et de l'_Europe_ jusque dans le nord de +l'_Asie_. + +«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée +des _Arabes_; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son +intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé +qu'habitent les _hommes noirs_[19]. Au nord, par delà une mer +irrégulière et longuement étroite[20], sont les campagnes de l'Europe, +riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la +Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la _Tartarie_. En +revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du +_Gobi_, qui sépare la _Chine_ du reste du monde. Tu vois cet empire +dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement +courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont +les presqu'îles, et les îles des peuples _Malais_, tristes possesseurs +des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la +mer, est la presqu'île trop célèbre de l'_Inde_. Tu vois le cours +tortueux du _Gange_, les âpres montagnes du _Tibet_, le vallon fortuné +de _Kachemire_, les déserts salés du _Persan_, les rives de l'_Euphrate_ +et du _Tigre_, et le lit encaissé du _Jourdain_, et les canaux du _Nil_ +solitaire...» + +«--Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas +à ces objets dans un tel éloignement...» Aussitôt, m'ayant touché la +vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant +les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, +des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments +semblables à des cases d'échecs. + +Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, +que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont +les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne +Éthiopie; voilà cette _Thèbes aux cent palais_, métropole première des +sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui +régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs +quadrangulaires sont les pyramides dont les masses t'ont épouvanté: au +delà , le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, +fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de _Tyr_, de +_Sidon_, d'_Ascalon_, de _Gaze_ et de _Beryte_. Ce filet d'eau sans +issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le +théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'_Horeb_ +et ce mont _Sinai_, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme +profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce +entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de +splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient +ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la +presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les +perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là , sur cette +côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, +qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens +peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres +précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, +l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et +les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, +l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant +leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d'Égypte et de +Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, +de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre +et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, +mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage +qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur +domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, +dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est +détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; +de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de +Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs +célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons +profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de +cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux +témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les +révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les +ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! +Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de +ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des +races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur +pour les races présentes et futures!» + + + + +CHAPITRE V. + +Condition de l'homme dans l'univers. + + +Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes: + +«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses +malheurs à des _agents obscurs_ et _imaginaires_; il recherche en vain à +ses maux des _causes mystérieuses_.... Dans l'ordre général de +l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; +sans doute son existence est dominée par des _puissances supérieures_; +mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les +caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il +fait partie, l'homme est régi par des _lois naturelles_, régulières dans +leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; +et ces lois, _source commune des biens et des maux_, ne sont point +écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; +inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur +existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, +elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et +portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l'homme +connaisse ces lois! _qu'il comprenne la nature des êtres qui +l'environnent, et sa propre nature_, et il connaîtra les moteurs de sa +destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent +en être les remèdes. + +«Quand la _puissance secrète_ qui _anime l'univers_ forma le globe que +l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des _propriétés +essentielles_ qui devinrent la _règle_ de leurs mouvements individuels, +le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de +l'ensemble; par-là , elle établit un ordre régulier de causes et +d'effets, de principes et de conséquences, lequel, _sous une apparence +de hasard_, gouverne l'univers et maintient l'équilibre du monde: ainsi, +elle attribua au feu le mouvement de l'activité; à l'air, l'élasticité; +la pesanteur et la densité à la matière; elle fit l'air plus léger que +l'eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que +l'acier; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à +la plante de végéter; à l'homme, _voulant l'exposer au choc_ de tant +d'êtres divers, et cependant _préserver sa vie_ fragile, elle lui donna +la faculté _de sentir_. Par cette faculté, toute action nuisible à son +existence lui porta une sensation de _mal_ et de _douleur_; et toute +action favorable, une sensation de _plaisir_ et de _bien-être_. Par ces +sensations; l'homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et +tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été _nécessité d'aimer_ et _de +conserver sa vie_. Ainsi, _l'amour de soi_, _le désir du bien-être_, +_l'aversion de la douleur_, ont été les _lois essentielles et +primordiales imposées à l'homme par la_ NATURE _même_; les lois que la +puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, +semblables à celles _du mouvement dans le monde physique_, sont devenues +le principe simple et fécond de _tout ce qui s'est passé dans le monde +moral_. + +Telle est donc la condition de l'homme: d'un côté, soumis à l'action des +éléments qui l'environnent, il est assujetti à plusieurs maux +inévitables; et si dans cet arrêt la NATURE s'est montrée sévère, +d'autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces +maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l'homme le pouvoir +d'augmenter les uns et d'alléger les autres; elle a semblé lui dire: +«Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie; +le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t'en +accorde l'usage: tu le trouveras mêlé de biens et de maux; c'est à toi +de les distinguer, c'est à toi de guider tes pas dans des sentiers de +fleurs et d'épines. Sois l'arbitre de ton sort; je te remets ta +destinée.»--Oui, l'homme est devenu l'artisan de sa destinée; lui-même a +créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune; et si, à la +vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de +gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels +principes il est parti et à quelle hauteur il a su s'élever, peut-être +a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s'enorgueillir de +son génie. + + + + +CHAPITRE VI. + +État originel de l'homme. + + +Dans, l'_origine_, l'homme formé _nu de corps et d'esprit_; se trouva +jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage: orphelin délaissé de la +_puissance_ inconnue qui l'avait produit, il ne vit point à ses côtés +des _êtres descendus des cieux_ pour l'avertir de _besoins_ qu'il ne +doit qu'à _ses sens_, pour l'instruire de _devoirs_ qui naissent +uniquement de _ses besoins_. Semblable aux autres animaux, sans +expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des +forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature; par +la _douleur_ de la _faim_, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à +sa subsistance; par les _intempéries de l'air_, il désira de couvrir son +corps, et il se fit des vêtements; par l'_attrait d'un plaisir_ +_puissant_, il s'approcha d'un être semblable à lui, et il perpétua son +espèce...... + +Ainsi, les _impressions_ qu'il reçut de chaque objet, éveillant ses +_facultés_, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent +d'instruire sa profonde ignorance; ses besoins suscitèrent son +industrie, ses périls formèrent son courage; il apprit à distinguer les +plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une +proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère. + +Ainsi, _l'amour de soi, l'aversion de la douleur, le désir du +bien-être_, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent +l'homme de _l'état sauvage_ et _barbare_ où la NATURE l'avait placé; et +lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu'il peut +compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de +s'applaudir et de se dire: «C'est moi qui ai produit les biens qui +m'environnent, c'est moi qui suis l'artisan de mon bonheur: habitation +sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes +riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage; sans +moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu'un marais immonde, +qu'une forêt sauvage, qu'un désert hideux.» Oui, _homme créateur_, +reçois mon hommage! Tu as mesuré l'étendue des cieux, calculé la masse +des astres, saisi l'éclair dans les nuages, dompté la mer et les +orages, asservi tous les éléments: ah! comment tant d'élans sublimes se +sont-ils mélangés de tant d'égarements? + + + + +CHAPITRE VII. + +Principe des sociétés. + + +Cependant, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la +poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et +pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d'ennemis, tourmentés par la +faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent _leur faiblesse +individuelle_; et, mus _d'un besoin_ commun de _sûreté_ et d'un +_sentiment réciproque_ de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs +forces; et quand l'un encourut un péril, plusieurs l'aidèrent et le +secoururent; quand l'un manqua de subsistance, un autre le partagea de +sa proie: ainsi les hommes _s'associèrent_ pour _assurer leur +existence_, pour _accroître leurs facultés_, pour _protéger leurs +jouissances_; et l'_amour de soi_ devint le _principe_ de la _société_. + +Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les +fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les +hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos +jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous +épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les +bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous +sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les +défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons +de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des +soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent +le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, +le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur +industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de +goûter le repos et l'aisance; et _l'amour de soi, principe de tout +raisonnement_, devint _le moteur de tout art et de toute jouissance_. + +Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et +dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur +les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de +réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, +les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur +esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant +observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une +substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils +imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, +l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant +trouvé le moyen d'obtenir, dans _un petit espace_, et _sans déplacement, +beaucoup de subsistances et de longues provisions_, ils se firent des +_demeures sédentaires_; ils construisirent des maisons, des hameaux, des +villes, formèrent des peuples, des nations; et l'_amour de soi_ +produisit tous les développements du génie et de la puissance. + +Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même +s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, +observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût +fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence +fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est +lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'_amour de soi_, +tantôt _déréglé_ et tantôt _aveugle_, est devenu un principe fécond de +calamités. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Source des maux des sociétés. + + +En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, +_saisis_ de l'_attrait_ des _objets qui flattant les sens_, ils se +livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des +_sensations douces_ que la NATURE avait _attachées à leurs vrais besoins +pour les lier à leur existence_: non contents des biens que leur offrait +la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les +jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et +un homme _fort s'éleva contre un homme faible_, pour lui ravir les +fruits de ses peines; et le _faible_ invoqua un _autre faible_, pour +_résister_ à la _violence_; et deux forts se dirent: «Pourquoi +_fatiguer_ nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les +mains des faibles? _Unissons-nous_, et _dépouillons-les_; ils +fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les _forts_ +s'étant associés pour l'oppression, les _faibles_ pour la _résistance_, +les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre +une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se +produisant sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un +enchaînement successif de calamités. + +Ainsi, ce _même amour de soi_ qui, _modéré_ et _prudent_, était un +_principe de bonheur_ et de _perfection_, devenu _aveugle_ et +_désordonné_, se transforma en un poison corrupteur; et la _cupidité_, +fille et compagne de l'_ignorance_, s'est rendue la _cause de tous les +maux_ qui ont désolé la terre. + +Oui, l'IGNORANCE ET LA CUPIDITÉ! voilà la double source de tous les +tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de +fausses idées de bonheur, il a _méconnu_ ou _enfreint les lois de la +nature_, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, +nuisant à son existence, il a _violé la morale individuelle_; c'est par +elles que, _fermant son cÅ“ur à la compassion_ et son esprit à l'équité, +il a vexé, affligé son semblable, et violé la _morale_ sociale. Par +l'_ignorance_ et la _cupidité_, l'homme s'est armé contre l'homme, la +famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est +devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par +l'_ignorance_ et la _cupidité_, une guerre secrète, fermentant au sein +de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société +s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: +par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont +tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le +despotisme politique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait +descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la +cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se +sont dénaturées les idées du _bien_ et du _mal_, du _juste_ et de +l'_injuste_, du _vice_ et de la _vertu_; et les nations se sont égarées +dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La _cupidité_ de +l'homme et son _ignorance_!... voilà les _génies malfaisants_ qui ont +perdu la terre! voilà les _décrets_ du _sort_ qui ont renversé les +empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis +glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude +de deuil et de ruines!... Mais puisque ce fut du sein de l'homme que +sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut +trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher. + + + + +CHAPITRE IX. + +Origine des gouvernements et des lois. + + +En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se +causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant +sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent: «Nous nous nuisons +mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il +résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui +enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. +Établissons-nous des _arbitres, qui jugent_ nos prétentions et pacifient +nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le +réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la +vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la +protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.» + +Et, au sein des sociétés, il se forma des _conventions_, tantôt +_expresses_ et tantôt _tacites_, qui devinrent la _règle_ des _actions_ +des particuliers, la _mesure_ de leurs _droits_, la _loi_ de leurs +rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire +observer, et le peuple leur confia la _balance_ pour peser les droits, +et l'_épée_ pour _punir_ les _transgressions_. + +Alors s'établit entre les individus un heureux _équilibre_ de forces et +d'action, qui fit la _sûreté_ commune. Le nom de l'_équité_ et de la +_justice_ fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir +en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements +de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par +l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de +la nature; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de +troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut +heureux et puissant sur la terre. + +Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le +répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature +dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances +qu'il respecta celles d'autrui; et la _cupidité_ trouva son correctif +dans l'_amour éclairé de soi-même_. + +Ainsi l'_amour de soi_, mobile éternel de tout individu, est devenu la +base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette +_loi naturelle_ qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les _lois +factices_ et _conventionnelles_ ont-elles tendu vers son but et rempli +ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé +toutes les facultés de son être; et de la _multitude des félicités +particulières_ s'est composée la _félicité publique_. Ces _lois_, au +contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son cÅ“ur, +privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'_accablement_ +des individus a fait la _faiblesse publique_. + +Or, comme l'_amour de soi_, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse +l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à _dissoudre_ la +_société_, l'art des _lois_ et la vertu de leurs _agents_ ont été de +_tempérer_ le _conflit_ des _cupidités_, de maintenir l'équilibre entre +les forces, d'assurer à chacun son _bien-être_, afin que, dans le choc +de société à société, tous les membres portassent un même _intérêt_ à la +conservation et à la défense de la _chose publique_. + +La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, +pour cause efficace, l'_équité_ des gouvernements et des lois; et leur +puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des +intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique. + +D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs +rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu +perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les +conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les +auteurs des _lois_ en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; +et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant +livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le +trouble et le désordre; et le vice des _lois_ et l'_injustice_ des +gouvernements, dérivés de la _cupidité_ et de l'_ignorance_, sont +devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des +États. + + + + +CHAPITRE X. + +Causes générales de la prospérité des anciens états. + + +Ô jeune homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes +des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur +quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma +pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes +d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, +si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les _lois_ +de _convention_ y sont conformes aux _lois_ de la _nature_; c'est que le +_gouvernement_ y procure aux hommes l'_usage_ respectivement libre de +leurs facultés, la _sûreté égale de leurs personnes et de leurs +propriétés_. Si, au contraire, un empire tombe en _ruines_ ou se +dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le +gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, +d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative +du bien et du mal tient à la nature du cÅ“ur de l'homme, à la succession +de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la combinaison des +circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce. + +Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les +forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, +ils étaient tous presque égaux en forces; et cette égalité fut une +circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés: +par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne +fut l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice +ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son +être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, +n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se +faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des +jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de +superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, +l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et +la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre. + +Ainsi, l'_égalité originelle_, à défaut de _convention_, maintenait la +_liberté_ des personnes, la _sûreté_ des propriétés, et produisait les +bonnes mÅ“urs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le +_cÅ“ur_ de _l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables_. L'homme +avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme +la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de +ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les +arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte +de nombreux habitants, se partagea en divers domaines. + +Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre +intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et +l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus +active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put +subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y +suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir +des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver +qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais +diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire +aux gouvernements une nécessité d'être justes. + +En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis +extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: +en diminuant l'_intérêt_ des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent +diminué leurs _moyens_ de _résistance_, ils eussent facilité les +invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis +leur propre existence. + +À l'intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les +hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils +avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs +propres forces. + +Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens +pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop +aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. +D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait +besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires. + +Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de +faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand +nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte +des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti +s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, +rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et +portait ailleurs son indépendance. + +Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de +prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son +bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à +sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, +sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et +le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie. + +De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa +reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'_amour-propre_ +multipliait les talents et les vertus civiles. + +De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa +personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations +déployaient des masses imposantes de forces. + +De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun +était propriétaire; et la division des propriétés conservait les mÅ“urs +en rendant le luxe impossible. + +De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, +les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait +l'opulence publique. + +De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la +population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de +temps le terme de leur plénitude. + +De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du +commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui +augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques. + +Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent +l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de +la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants de +commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil +et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de +l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur +de cent métropoles. + +Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens +à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là , dans chaque +État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de +ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits +souterrains de la Médie[21], de ces forteresses du désert, de ces +aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux +purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le +produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés +et libres. + +Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions +sociales y furent conformes aux véritables lois de la _nature_, et parce +que les hommes, y jouissant de la _liberté_ et de la _sûreté_ de leurs +_personnes_ et de leurs _propriétés_, purent déployer toute l'étendue de +leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même. + + + + +CHAPITRE XI. + +Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états. + + +Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante +et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à +des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une +agitation renaissante. + +Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette +cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le +meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent +ralentis. + +Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des +mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en +corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits +arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la +moralité des peuples. + +Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, +accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put +ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa +personne un droit de propriété abusif, et l'_esclavage des individus_ +prépara l'esclavage des nations. + +Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa +maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses +affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le +_despotisme paternel_ jeta les fondements du despotisme politique. Et +dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant +développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus +artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de +paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, +dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de +classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le +nom de _pouvoir suprême_, la faculté de tout dépouiller et de tout +asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'_invasion_ qui, +déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et +dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations. + +Tantôt, s'opposant au pacte social, ou rompant celui qui déja existait, +il livra les habitants d'un pays au choc tumultueux de toutes leurs +discordes; et les _États dissous_ furent, sous le nom d'_anarchie_, +tourmentés par les passions de tous leurs membres. + +Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant préposé des _agents_ pour +administrer, ces _agents_ s'approprièrent les pouvoirs dont ils +n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à +corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple +en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se +rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité +par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, +par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par +l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut +travaillé de tous les inconvénients de la _démocratie_. + +Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, +firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant +les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des +priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes +distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom +d'_aristocratie_, l'État fut tourmenté par les passions des grands et +des riches. + +Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des +_imposteurs sacrés_ abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans +l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir +et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, +ordonnèrent des _sacrifices_, imposèrent des _offrandes_, prescrivirent +des _fondations_; et, sous le nom de _théocratie_ et de _religion_, les +États furent tourmentés par les _passions_ des prêtres. + +Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour +diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si +elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les +étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui +était confié; et, sous le nom de _monarchie_, les États furent +tourmentés par les passions des _rois_ et des _princes_. + +Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent +le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, +les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs +disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États +des désordres et des dévastations des _guerres civiles_. + +Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, +prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un +phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables +contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la _tyrannie_ naquit +encore de la _cupidité_. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans +cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il +flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa +l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de celui-là , irrita les +passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les +divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au +riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une +classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il +fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'_opinion_, dont +ils se serrèrent mutuellement les nÅ“uds. Par l'armée, il s'empara des +contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu +correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple +d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du +_despotisme_. + +Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, +attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de +vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions. + +Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets +principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les +sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en +facilita la _dissolution_; l'autre, que tendant toujours à concentrer le +pouvoir en une seule main, il occasiona un _engloutissement_ successif +de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune. + +En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, +puis une famille le parti, un individu la famille; de même il s'établit +d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans +l'_ordre politique_, tous les maux particuliers de l'_ordre civil_. Et +une _cité_ ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa +une province; et deux _provinces_ s'étant englouties, il s'en forma un +_royaume_: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des +_empires_ d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin +que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il +arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition +des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus +fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la +nature des choses.... + +Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur +administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, +pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut +plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés; + +Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout +ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de +l'atténuer; + +Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et +des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et +que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur +esclavage; + +Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus +forts accablèrent plus facilement les faibles; + +Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les +peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements +qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de _personnalité_ qui +causait leur énergie. + +Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les +peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux +déréglements de l'autorité la plus arbitraire. + +Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à +des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, +dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices +et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des +fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles +en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, +élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de +marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. +Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des +prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants +tombeaux, mausolées et pyramides. Pendant des règnes entiers, on vit +des millions de bras employés à des _travaux stériles_: et le luxe des +princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade +jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et +d'appauvrissement. + +Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne +suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant +accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, +se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, +condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, +et toute activité productive fut anéantie. + +La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble +propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et +les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes +les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations +se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre +de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se +dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État +décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus +précaires. + +D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement +à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde. + +Et l'_administration_ étant _secrète_ et _mystérieuse_, il n'exista +aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par +la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une +_faction_ d'ennemis publics, et il n'y eut plus aucune harmonie entre +les gouvernés et les gouvernants. + +Et tous ces vices ayant énervé les États de l'Asie opulente, il arriva +que les peuples vagabonds et pauvres des _déserts_ et des _monts_ +adjacents convoitèrent les jouissances des _plaines fertiles_; et, par +une cupidité commune, ayant attaqué les _empires policés_, ils +renversèrent les trônes des despotes; et ces révolutions furent rapides +et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, +rasé les forteresses, détruit les guerriers; et parce que les sujets +accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires +sans courage. + +Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l'état +d'esclavage, il arriva que les empires formés d'un peuple conquérant et +d'un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement +opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous: +il n'y eut plus ni intérêt _commun_, ni esprit _public_; et il s'établit +une _distinction_ de _castes_ et de _races_, qui réduisit en système +régulier le maintien du désordre; et selon que l'on naquit d'un certain +sang, l'on naquit serf ou tyran, _meuble_ ou _propriétaire_. + +Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, +pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la _science_ de +l'_oppression_. L'art de gouverner ne fut plus que celui d'assujettir au +plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si +contraire à l'instinct, il fallut établir des peines plus sévères; et la +cruauté des lois rendit les mÅ“urs atroces. Et la distinction des +personnes établissant dans l'État deux codes, deux justices, deux +droits; le peuple, placé entre le penchant de son cÅ“ur et le serment de +sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste +et de l'injuste n'eurent plus de base dans son entendement. + +Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et +l'accablement. Et les accidents de la nature s'étant joints aux maux qui +les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les +causes à des puissances supérieures et cachées; et parce qu'ils avaient +des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux; et la +superstition aggrava les malheurs des nations. + +Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion +atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux _méchants_ et +_envieux_ comme les despotes. Et pour les apaiser, l'homme leur offrit +le sacrifice de toutes ses jouissances: il s'environna de _privations_, +et renversa les lois de la nature. Prenant _ses plaisirs_ pour des +_crimes_, ses _souffrances_ pour des _expiations_, il _voulut aimer la +douleur, abjurer l'amour de soi-même_; il persécuta ses sens, détesta sa +vie; et une _morale abnégative_ et _antisociale_ plongea les nations +dans l'inertie de la mort. + +Mais parce que la nature prévoyante avait doué le cÅ“ur de l'homme d'un +espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette +terre, il le poursuivit dans un _autre monde_: par une douce illusion, +il se _fit une autre patrie_, un _asile_ où, loin des tyrans, il reprît +les droits de son être; de là résulta un nouveau désordre: épris d'un +_monde imaginaire_, l'homme méprisa celui de la nature; pour des +_espérances_ chimériques, il négligea la _réalité_. Sa vie ne fut plus à +ses yeux qu'un _voyage fatigant_, qu'un songe _pénible_; son corps +qu'une _prison_, obstacle à sa félicité; et la terre un lieu d'_exil_ et +de _pèlerinage_, qu'il ne daigna plus cultiver. Alors une _oisiveté +sacrée s'établit dans le monde politique_; les campagnes se désertèrent; +les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments +furent négligés; et de toutes parts l'ignorance, la superstition, le +fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les +ruines. + +Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en +individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l'esclavage à la +tyrannie, de l'orgueil à l'avilissement, de la présomption au +découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs +infortunes. + +Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des +anciens États; voilà par quelle série de causes et d'effets liés et +conséquents, ils s'élevèrent ou s'abaissèrent, selon que les lois +_physiques_ du cÅ“ur humain y furent observées ou enfreintes; et dans le +cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires +tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour +la terre les instructives leçons... Et ces leçons aujourd'hui demeurent +perdues pour les générations qui ont succédé! Les désordres des temps +passés ont reparu chez les races présentes! les chefs des nations ont +continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie! les +peuples de s'égarer dans les ténèbres des superstitions et de +l'ignorance! + +Eh bien! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l'expérience des +races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les +fautes des aïeux n'ont pas encore instruit leurs descendants, les +exemples anciens vont reparaître: la terre va voir se renouveler les +scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont +agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de +nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes +que ce n'est point en vain qu'ils enfreignent les lois de la nature et +les préceptes de la sagesse et de la vérité. + + + + +CHAPITRE XII. + +Leçons des temps passés répétées sur les temps présents. + + +Ainsi parla le Génie: frappé de la justesse et de la cohérence de tout +son discours; assailli d'une foule d'idées, qui en choquant mes +habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un +profond silence... Mais tandis que, d'un air triste et rêveur, je tenais +les yeux fixés sur l'Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la _mer +Noire_ et dans les champs de la _Krimée_, des tourbillons de fumée et de +flammes attirèrent mon attention: ils semblaient s'élever à la fois de +toutes les parties de la presqu'île: puis, ayant passé par l'isthme dans +le continent, ils coururent, comme chassés d'un vent d'ouest, le long du +lac fangeux d'_Azof_, et furent se perdre dans les plaines herbageuses +du Kouban; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je +m'aperçus qu'ils étaient précédés ou suivis de pelotons d'êtres +mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le +pied d'un passant, s'agitaient avec vivacité: quelquefois ces pelotons +semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter; puis, après le +choc, il en restait plusieurs sans mouvement..... Et tandis qu'inquiet +de tout ce spectacle, je m'efforçais de distinguer les objets:--Vois-tu, +me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu +leurs effets et leurs causes?--Ô Génie! répondis-je, je vois des +colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les +accompagnent; mais quand déja je saisis à peine les masses des villes et +des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures? +seulement on dirait que ces insectes simulent des combats; car ils vont, +viennent, se choquent, se poursuivent.--Ils ne les simulent pas, dit le +Génie, ils les réalisent.--Et quels sont, repris-je, ces animalcules +insensés qui se détruisent? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui né +vivent qu'un jour?..... Alors le Génie me touchant encore une fois la +vue et l'ouïe: _Vois_, me dit-il, _et entends_.--Aussitôt, dirigeant mes +yeux sur les mêmes objets: Ah! malheureux, m'écriai-je, saisi de +douleur, ces colonnes de feux! ces insectes! ô Génie! ce sont les +hommes, ce sont les ravages de la guerre!...... Ils partent des villes +et des hameaux, ces torrents de flammes! Je vois les cavaliers qui les +allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes; +devant eux fuient des troupes éperdues d'enfants, de femmes, de +vieillards; j'aperçois d'autres cavaliers qui, la lance sur l'épaule, +les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en +laisse, à leurs _kalpaks_, à leur touffe de cheveux, que ce sont des +_Tartares_; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d'un chapeau +triangulaire et vêtus d'uniformes verts, sont des _Moscovites_. Ah! je +le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l'empire des _tsars_ +et celui des _sultans_.--«Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n'est +qu'un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins +incommodes, on s'en débarrasse; leur pays est d'une grande convenance, +on s'en arrondit; et pour prélude d'une autre révolution, le trône des +_Guérais_ est détruit.» + +Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée; et leur +pavillon se déploya bientôt sur l'_Euxin_. + +Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l'empire des Musulmans s'émut. +«On chasse nos frères, s'écrièrent les enfants de Mahomet: on outrage le +peuple du Prophète! des infidèles occupent une terre consacrée, et +profanent les temples de l'Islamisme. Armons-nous; courons aux combats +pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause.» + +Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De +toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des +munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats fut déployé; et, +chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, +m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les +Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les +pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant +par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt +ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des +prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur +dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! +as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète +l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, +comment livres-tu les _vrais croyants_ aux armes des infidèles?» et les +_Imans_ et les _Santons_ disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos +péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses +immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la +_profession de foi_[22], jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme +de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la +victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il +n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: +anathème à quiconque ne croit pas!.... + +«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta +gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton +nom.»--Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats. + +D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, +et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses +ennemis. Dieu _bienfaisant_, exauce nos prières: pour te plaire, nous +passerons trois jours sans manger ni viande ni Å“ufs. Accorde-nous +d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te +donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux +temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et +dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et +bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos +fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de +vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau +sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir +d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et +combats. + +Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de +leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour +le juge commun d'accorder des demandes si contraires, lorsque le Génie +saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence: + +«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et +pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur +la terre! et vous, Cieux, repoussez des vÅ“ux homicides, des actions de +graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la +Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun +doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de +quel Å“il doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, +vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc +le cÅ“ur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme +vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le +repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des +êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, _Dieu_ +se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; +qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; +que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; +qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; +que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote +imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, +il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne sefléchit qu'à force de +bassesses... Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de +l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis +dit: Non, non, ce n'est point _Dieu qui a fait l'homme à son image, +c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne_; il lui a donné son +esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et +lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres +principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa +raison, et nommé _mystère de Dieu_ les absurdités de son entendement. + +«Il a dit: Dieu est _immuable_, et il lui a adressé des vÅ“ux pour le +_changer_. Il l'a dit _incompréhensible_, et il l'a sans cesse +interprété. + +«Il s'est élevé sur la terre des _imposteurs_ qui se sont dits +_confidents de Dieu_, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont +ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites +à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de +prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler +de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines +viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels +autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de _travailler un jour de +sabbat_; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de _souffler +le feu_ de son _haleine_; c'est l'Indien qui place la suprême perfection +à se _frotter_ de _fiente_ de _vache_, et à _prononcer_ mystérieusement +_Aûm_; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la +tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut +_commencer_ par le _coude_ ou par _le bout des doigts_; c'est le +chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de +lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales +parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers +pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations +reculées; je leur dirai: _Enfants de la nature! jusques à quand +marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance?_ Jusques à quand +méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? +Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des +pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il +faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le +jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier +en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on +peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec +certains hommes qui se vouent à le dévorer. + +«_Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la +nature! ame universelle des êtres!_ toi que, sous tant de noms divers, +les mortels ignorent et révèrent; _être incompréhensible_, _infini_; +DIEU qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et +peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, +dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd +sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, +que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? +Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et +que te font les subtilités dont se tourmente leur folie? + +«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! +Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé +vos _recettes_ aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le +cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les +peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à +vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? +Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? +Répondez, hommes inconséquents! + +«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre +aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les +volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en +exterminant? + +«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des _cinq_ préceptes, +comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le _Qôran_ +qu'il régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant +le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, +n'allaient point à la _Mekke_, à qui cependant il fut donné d'élever des +empires puissants? Comment jugea-t-il les _Sabéens_ de _Ninive_ et de +_Babylone_; le _Perse_, _adorateur du feu_; le _Grec_, le _Romain, +idolâtres_; les _anciens royaumes du Nil_, et vos propres aïeux _Arabes +et Tartares_? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui +méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des +Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l'Afrique, +les insulaires de l'Océan, les peuplades de l'Amérique? + +«Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la +terre! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et +présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant +universelles du chrétien et du musulman? Quels seraient les jugements de +sa justice égale et commune sur l'universalité réelle des humains? C'est +là que votre esprit s'égare en systèmes incohérents, et c'est là que la +vérité brille avec évidence; c'est là que se manifestent les lois +puissantes et simples de la nature et de la raison: lois d'un _moteur +commun, général_; d'un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur +un pays, ne demande point quel est son prophète; qui fait luire +également son soleil sur toutes les races des hommes, sur le _blanc_; +comme sur le _noir_, sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien, et +sur l'idolâtre; qui fait prospérer, les moissons là où des mains +soigneuses les cultivent; qui multiplie toute nation chez qui régnent +l'industrie et l'ordre; qui fait prospérer tout empire où la justice est +pratiquée, où l'homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est +protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des +droits qu'il tient de la _nature_ et d'un _contrat_ dressé avec équité. + +«Voilà par quels principes sont jugés les peuples! voilà la vraie +religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, +n'a cessé de faire la destinée! Interrogez vos ancêtres! demandez-leur +par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu'_idolâtres_, peu +nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces +riches contrées; demandez si ce fut par l'islamisme, jusque-là méconnu +par eux, qu'ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le +courage, la prudence, la modération, l'esprit d'union, vraies +_puissances_ de l'_état social_. Alors le sultan lui-même rendait la +justice et veillait à la discipline; alors étaient punis le juge +prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait +dans l'aisance: le cultivateur était garanti des rapines du janissaire, +et les campagnes prospéraient; les routes publiques étaient assurées, +et le commerce répandait l'abondance. Vous étiez des brigands ligués, +mais entre vous, vous étiez justes: vous subjuguiez les peuplés, mais +vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient +d'être vos tributaires. Que m'importe, disait le chrétien, _que mon +maître aime ou brise les images, pourvu qu'il me rende justice? Dieu +jugera sa doctrine aux cieux._ + +«Vous étiez sobres et endurcis; vos ennemis étaient énervés et lâches: +vous étiez savants dans l'art des combats; vos ennemis en avaient perdu +les principes: vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, +dociles: le butin excitait l'ardeur; la bravoure était récompensée; la +lâcheté, l'indiscipline punies; et tous les ressorts du cÅ“ur humain +étaient en activité: ainsi vous vainquîtes cent nations, et d'une foule +de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire. + +«Mais d'autres mÅ“urs ont succédé; et dans les revers qui les +accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après +avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur +son propre foyer; et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés +vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la +jouissance; et le désordre s'est introduit dans toutes les classes de +votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l'objet de +ses fonctions; et tous les vices du pouvoir arbitraire se sont +développés. Ne rencontrant jamais d'obstacles à ses goûts, il est devenu +un être dépravé; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le +peuple, et la voix du peuple ne l'a plus instruit et guidé. Ignorant, et +pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est +tombé dans l'incapacité; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le +fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l'ont trompé. Pour +satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé, étendu les siennes; +ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé; il ne +lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de +l'habitation simple de ses aïeux; pour satisfaire à son faste, il a +fallu épuiser la mer et la terre; faire venir du pôle les plus rares +fourrures; de l'équateur, les plus chers tissus; il a dévoré, dans un +mets, l'impôt d'une ville; dans l'entretien d'un jour, le revenu d'une +province. Il s'est investi d'une armée de femmes, d'eunuques, de +satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la +magnificence; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des +adulateurs. À l'imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir +des maisons superbes, des meubles d'un travail exquis, des tapis brodés +à grands frais, des vases d'or et d'argent pour les plus vils usages, et +toutes les richesses de l'empire se sont englouties dans le _Seraï_. + +«Pour suffire à ce luxe effréné, les _esclaves_ et les _femmes_ ont +vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale: +ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l'empire. +Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont +vendu au prêtre l'autel, et le prêtre a vendu les cieux; et l'or +conduisant à tout, l'on a tout fait pour obtenir l'or: pour l'or, l'ami +a trahi son ami; l'enfant, son père; le serviteur, son maître; la femme, +son honneur; le marchand, sa conscience; et il n'y a plus eu dans l'État +ni bonne foi, ni mÅ“urs, ni concorde, ni force. + +«Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l'a considérée +comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a +vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, +l'administration des villages; et comme tout emploi _a été passager_, la +rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le +douanier a rançonné le marchand, et le négoce s'est anéanti; l'aga a +dépouillé le cultivateur, et la culture s'est amoindrie. Dépourvu +d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer: l'impôt est survenu, il n'a +pu payer; on l'a menacé _du bâton_, il a emprunté; le numéraire, faute +de sûreté, s'est trouvé caché; l'_intérêt_ a été énorme, et l'usure du +riche a aggravé la misère de l'ouvrier. + +«Et des accidents de saison, des sécheresses excessives ayant fait +manquer les récoltes, le gouvernement n'a fait pour l'impôt ni délai ni +grace; et la détresse s'appesantissant sur un village, une partie de ses +habitants a fui dans les villes; et leur charge, reversée sur ceux qui +ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s'est dépeuplé. + +«Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l'outrage, des +villages se sont révoltés; et le pacha s'en est réjoui: il leur a fait +la guerre, il a pris d'assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé +leurs animaux; et quand la terre a demeuré déserte, _que m'importe_? +a-t-il dit, _je m'en vais demain_. + +«Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés +ont séjourné en marécages; et, sous ce climat chaud, leurs exhalaisons +putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute +espèce; et il s'en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et +de ruine. + +«Oh, qui dénombrera tous les maux de ce règne tyrannique! + +«Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles +personnelles, les provinces d'un État identique sont dévastées. Tantôt, +redoutant leurs maîtres, ils tendent à l'indépendance, et attirent sur +leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces +sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les +affider, ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent +un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte; en +un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution +pour un délit imaginaire: partout ils excitent la haine des sectes, +provoquent leurs délations pour en retirer des _avanies_; ils extorquent +les biens, frappent les personnes; et quand leur avarice imprudente a +entassé en un monceau toutes les richesses d'un pays, le gouvernement, +par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire +à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang +pour un crime dont il est complice. + +«Ô scélérats, monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des +biens du peuple! est-ce vous qui avez donné le souffle à l'homme, pour +le lui ôter? est-ce, vous qui faites naître les produits de la terre, +pour les dissiper? fatiguez-vous à sillonner le champ? endurez-vous +l'ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à +battre la gerbe? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur? +traversez-vous les déserts comme le marchand? Ah! en voyant la cruauté +et l'orgueil des puissants, j'ai été transporté d'indignation, et j'ai +dit, dans ma colère: Eh quoi, il ne s'élèvera pas sur la terre des +hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans! Un petit nombre +de brigands dévorent la multitude, et la multitude se laisse dévorer! Ô +peuples avilis! connaissez vos droits! _Toute autorité vient de vous_, +toute puissance _est_ la _vôtre_. Vainement les rois vous commandent de +_par Dieu_ et de par _leur lance_, soldats, restez immobiles: puisque +Dieu _soutient_ le _sultan_, votre secours est inutile; puisque son épée +lui suffit, il n'a pas besoin de la vôtre: voyons ce qu'il peut par +lui-même.... Les soldats ont baissé les armes; et voilà les _maîtres du +monde_ faibles comme le dernier de _leurs sujets_! Peuples! sachez donc +que ceux qui vous gouvernent sont vos _chefs_ et non pas vos _maîtres_, +vos _préposés_ et non pas vos _propriétaires_, qu'ils n'ont d'autorité +_sur vous_ que par _vous_ et _pour votre_ avantage; que vos richesses +sont _à vous_, et qu'ils vous en sont _comptables_; que rois ou sujets, +Dieu a fait tous les hommes _égaux_, et que nul des mortels n'a droit +d'opprimer son semblable. + +«Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes..... Eh +bien! ils subiront les conséquences de leur aveuglement..... L'arrêt en +est porté; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, +s'écroulera sous sa propre masse: oui, j'en jure par les _ruines de tant +d'empires détruits_! _l'empire du Croissant_ subira le sort des États +dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de +leur métropole; le _trône d'Orkhan sera renversé_, _le dernier rejeton +de sa race sera retranché_, et la horde des _Oguzians_, privée de chef, +se dispersera comme celle des _Nogais_: dans cette dissolution, les +peuples de l'empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront +leurs anciennes distinctions, et une anarchie générale surviendra comme +il est arrivé dans l'empire des _Sophis_, jusqu'à ce qu'il s'élève chez +l'Arabe, l'Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de +nouveaux États.... Oh! s'il se trouvait sur la terre des hommes profonds +et hardis! quels éléments de grandeur et de gloire!..... Mais déja +l'heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la +catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées; ses +guerriers ignorants sont battus, dispersés: vainement il appelle ses +_sujets_; les cÅ“urs sont glacés; les sujets répondent; _Cela est écrit_; +et _qu'importe qui soit notre maître_? _nous ne pouvons perdre à +changer_. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le +Prophète: le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent: +«Cessez de nous invoquer; vous avez fait vos maux, guérissez-les +vous-même. La nature a établi des lois, c'est à vous de les pratiquer: +observez, raisonnez, profitez de l'expérience. C'est la folie de l'homme +qui le perd, c'est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont +ignorants, qu'ils s'instruisent; leurs chefs sont pervers, qu'ils se +corrigent et s'améliorent;» car tel est l'arrêt de la _nature_: _Puisque +les maux des sociétés viennent de la cupidité et de l'ignorance_, _les +hommes ne cesseront d'être tourmentés qu'ils_ ne soient _éclairés_ et +_sages_; qu'ils ne pratiquent l'art _de la justice_, fondé sur la +_connaissance_ de leurs rapports et des lois de leur organisation.» + + + + +CHAPITRE XIII. + +L'espèce humaine s'améliorera-t-elle? + + +À ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m'accabla leur +sévérité: «Malheur aux nations! m'écriai-je en fondant en larmes; +malheur à moi-même! Ah! c'est maintenant que j'ai désespéré du bonheur +de l'homme. Puisque ses maux procèdent de son cÅ“ur, puisque lui seul +peut y porter remède, malheur à jamais à son existence! Qui pourra, en +effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant? Qui pourra +éclairer l'ignorance du faible? Qui instruira la multitude de ses +droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs? Ainsi, la race +des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance! Ainsi, l'individu +ne cessera d'opprimer l'individu, une nation d'attaquer une autre +nation; et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de +prospérité et de gloire. Hélas! des conquérants viendront; ils +chasseront les oppresseurs et s'établiront à leur place; mais, +succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre +aura changé de tyrans sans changer de tyrannie.» + +Alors me tournant vers le Génie: «Ô Génie! lui dis-je, le désespoir est +descendu dans mon ame: en connaissant la nature de l'homme, la +_perversité de ceux qui gouvernent_ et _l'avilissement_ de ceux qui sont +gouvernés, m'ont dégoûté de la vie; et quand il n'est de choix que +d'être complice ou victime de l'oppression, que reste-t-il à l'homme +vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux!» + +Et le Génie, gardant le silence, me fixa d'un regard sévère mêlé de +compassion; et, après quelques instants, il reprit: «Ainsi, c'est à +mourir que la vertu réside! L'homme pervers est infatigable à consommer +le crime, et l'homme juste se rebute au premier obstacle à faire le +bien!.... Mais tel est le cÅ“ur humain; un succès l'enivre de confiance, +un revers l'abat et le consterne: toujours entier à la sensation du +moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l'élan de +sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul +profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence? As-tu +scruté l'organisation de l'être sensible, pour déterminer avec précision +si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus +faibles que ceux qui l'en repoussent? Ou bien, embrassant d'un coup +d'Å“il l'histoire de l'espèce, et jugeant du futur par l'exemple du +passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible? Réponds! +depuis leur origine, les sociétés n'ont-elles fait aucun pas vers +l'instruction et un meilleur sort? Les hommes sont-ils encore dans les +forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides? Les nations +sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l'Å“il ne voyait +que des brigands brutes ou des brutes esclaves? Si, dans un temps, dans +un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne +s'améliorerait-elle pas? Si des sociétés partielles se sont +perfectionnées, pourquoi né se perfectionnerait pas la société générale? +Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres +seraient-ils insurmontables? + +«Voudrais-tu penser que l'espèce va se détériorant? Gardez-toi de +l'illusion et des paradoxes du _misanthrope_: l'homme mécontent du +présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n'est que le +masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat +les enfants avec les ossements de leurs pères. + +«Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait +démentir le témoignage des faits et de la raison; et s'il reste aux +faits passés de l'équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de +l'organisation de l'homme; il faudrait prouver qu'il naît avec un usage +éclairé de ses sens; qu'il sait, sans expérience, distinguer du poison +l'aliment; que l'enfant est plus sage que le vieillard, l'aveugle plus +assuré dans sa marche que le clairvoyant; que l'homme civilisé est plus +malheureux que l'anthropophage; en un mot, qu'il n'existe pas d'échelle +progressive d'expérience et d'instruction. + +«Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des +monuments: des contrées sans doute ont déchu de ce qu'elles furent à +certaines époques; mais si l'esprit sondait ce qu'alors même furent la +sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu'il y eut +dans leur gloire moins de réalité que d'éclat; il verrait que dans les +anciens États, même les plus vantés, il y eut d'énormes vices, de cruels +abus, d'où résulta précisément leur fragilité; qu'en général les +principes des gouvernements étaient atroces; qu'il régnait de peuple à +peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines +implacables; que le droit naturel était ignoré; que la moralité était +pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables; +qu'un songe, qu'une vision, un oracle, causaient à chaque instant de +vastes commotions: et peut-être les nations ne sont-elles pas encore +bien guéries de tant de maux; mais du moins l'intensité en a diminué, et +l'expérience du passé n'a pas été totalement perdue. Depuis trois +siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées; la +civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès +sensibles; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son +avantage; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, +en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d'isolement et +de division qui les rendait tous ennemis: si les pouvoirs se sont +concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d'ensemble et plus +d'harmonie: si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, +elles ont été moins meurtrières dans leurs détails: si les peuples y ont +porté moins de personnalité, moins d'énergie, leur lutte a été moins +sanguinaire, moins acharnée; ils ont été moins libres, mais moins +turbulents; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a +servis; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins +inquiets et moins orageux; si les trônes ont été des propriétés, ils ont +excité, à titre d'héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu +moins de secousses; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont +interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au +maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, +se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des +idées en tout genre s'est agrandie: l'homme, livré aux études +abstraites, a mieux saisi sa place dans la nature, ses rapports dans la +société; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, +les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mÅ“urs +plus sociales, la vie plus douce: en masse, l'espèce, surtout dans +certaines contrées, a sensiblement gagné; et cette amélioration +désormais ne peut que s'accroître, parce que ses deux principaux +obstacles, ceux-là mêmes qui l'avaient rendue jusque-là si lente et +quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer +rapidement les idées, sont enfin levés. + +«En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la +_différence de son langage_, étant isolé de tout autre, il en résultait +un chaos favorable à l'ignorance et à l'anarchie. Il n'y avait point de +communications d'idées, point de participation d'invention, point +d'harmonie d'intérêts ni de volontés, point d'unité d'action, de +conduite: en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées +se réduisant _à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs +d'exécution, dispendieux et rares_, il s'ensuivait empêchement de toute +instruction pour le présent, perte d'expérience de génération à +génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de +chaos d'enfance. + +Au contraire, dans l'état moderne, et surtout dans celui de l'Europe, de +grandes nations ayant contracté l'alliance d'un même langage, il s'est +établi de vastes communautés d'opinions; les esprits se sont rapprochés, +les cÅ“urs se sont entendus; il y a eu accord de pensées, unité d'action: +ensuite _un art sacré_, _un don divin du génie_, _l'imprimerie_, ayant +fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même +idée à des millions d'hommes, et de la fixer d'une manière durable, sans +que la puissance des tyrans pût l'arrêter ni l'anéantir, il s'est formé +une masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de +lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration. Et cette +amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature; car, par +_la loi de la sensibilité_, l'homme tend aussi invinciblement à se +_rendre heureux_, que le _feu à monter_, que la _pierre_ à graviter, que +l'eau _à se niveler_. Son obstacle est son _ignorance_, qui l'égare dans +les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force +d'expérience il s'éclairera; à force d'erreurs il se redressera; il +deviendra sage et bon, _parce qu'il est de son intérêt de l'être_; et, +dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront +instruites, et la science deviendra vulgaire; et tous les hommes +connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la +félicité publique; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, +leurs devoirs dans l'ordre social; ils apprendront à se garantir des +illusions de la cupidité; ils concevront que la _morale_ est une +_science physique_, composée, il est vrai, d'éléments compliqués dans +leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu'ils +sont les éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Ils sentiront +qu'ils doivent être _modérés_ et _justes_, parce que là est l'avantage +et la sûreté de chacun; que vouloir jouir aux dépens d'autrui est un +faux calcul d'ignorance, parce que de là résultent des représailles, des +haines, des vengeances, et que l'improbité est l'effet constant de la +sottise. + +«Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur +de la société; + +«Les faibles, que, loin de se diviser d'intérêts, ils doivent s'unir, +parce que l'égalité fait leurs forces; + +«Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la +constitution des organes, et que l'ennui suit la satiété; + +«Le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du cÅ“ur que +consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme. + +«Et l'opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les +forcer de se contenir dans les bornes d'une autorité régulière. + +«Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt _des chefs +incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres_; tantôt +_des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront_. + +«Et alors qu'il existera sur la terre de _grands individus_, des _corps +de nations éclairées_ et _libres_, il arrivera à l'espèce ce qui arrive +à ses éléments: la communication des lumières d'une portion s'étendra de +proche en proche, et gagnera le tout. Par _la loi de l'imitation_, +_l'exemple d'un premier peuple sera suivi par les autres_; _ils +adopteront son esprit, ses lois_. Les despotes même, voyant qu'ils ne +peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, +adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et la civilisation +deviendra générale. + +«Et il s'établira de peuple à peuple _un équilibre de forces_, qui, les +contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser +leurs barbares usages de guerre, et soumettra _à des voies civiles le +jugement de leurs contestations_; et l'espèce entière deviendra une +_grande société_, une même _famille_ gouvernée par un même esprit, par +de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature +humaine est capable. + +«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu'il faut qu'un même +mouvement se propage dans un corps immense; qu'un même levain assimile +une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement +s'opérera, et déja les présages de cet avenir se déclarent. Déja la +_grande société_, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les +_sociétés partielles_, s'annonce pour tendre aux mêmes résultats. +Dissoute d'abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres +sans cohésion; et l'isolement général des peuples forma _son premier âge +d'anarchie_ et _d'enfance_: partagée ensuite au hasard en sections +irrégulières d'États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de +l'extrême _inégalité_ des richesses, des conditions; et l'_aristocratie +des grands empires_ a formé son _second âge_: puis, ces _grands +privilégiés_ se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du +_choc_ des _factions_. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, +sentant le besoin des lois, soupirent après l'époque de l'ordre et de la +paix. Qu'il se montre un _chef_ vertueux! qu'un _peuple puissant et +juste_ paraisse! et la terre l'élève au pouvoir suprême: la terre attend +un _peuple législateur_; elle le désire et l'appelle, et mon cÅ“ur +l'attend.....» Et tournant la tête du côté de l'occident..... «Oui, +continua-t-il, déja un bruit sourd frappe mon oreille: un cri de +_liberté_, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l'ancien +continent. À ce cri, un murmure secret contre l'oppression s'élève chez +une grande nation; une inquiétude salutaire l'alarme sur sa situation; +elle s'interroge sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle devrait être; et +surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses +moyens; quelle a été la conduite de ses chefs..... Encore un jour, une +réflexion:..... et un mouvement immense va naître; un siècle nouveau va +s'ouvrir! siècle d'étonnement pour le vulgaire, de surprise et d'effroi +pour les tyrans, d'affranchissement pour un grand peuple, et d'espérance +pour toute la terre!» + + + + +CHAPITRE XIV. + +Le grand obstacle au perfectionnement. + + +Le génie se tut.... Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit +demeura rebelle à la persuasion; mais craignant de le choquer par ma +résistance, je demeurai silencieux.... Après quelque intervalle, se +tournant vers moi et me fixant d'un regard perçant:..... Tu gardes le +silence, reprit-il, et ton cÅ“ur agite des pensées qu'il n'ose +produire!.... Interdit et troublé: «Ô Génie! lui dis-je, pardonne ma +faiblesse: sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité; mais ta +céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne +voient que des nuages. J'en fais l'aveu: la conviction n'a point pénétré +dans mon ame, et j'ai craint que mon _doute_ ne te fût une offense. + +«Et qu'a le _doute_, répondit-il, qui en fasse un crime? l'homme est-il +maître de sentir autrement qu'il n'est affecté?..... Si une vérité est +palpable et d'une pratique importante, plaignons celui qui la +méconnaît: sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, +équivoque, comment lui trouver le caractère qu'elle n'a pas? Croire sans +évidence, sans démonstration, est un acte d'ignorance et de sottise: le +crédule se perd dans un dédale d'inconséquences; l'homme sensé examine, +discute, afin d'être d'accord dans ses opinions; et l'homme de bonne foi +supporte la contradiction, parce qu'elle seule fait naître l'évidence. +La violence est l'argument du mensonge; et imposer d'autorité une +croyance, est l'acte et l'indice d'un tyran.» + +Enhardi par ces paroles: «Ô Génie, répondis-je, puisque ma raison est +libre, je m'efforce en vain d'accueillir l'espoir flatteur dont tu la +consoles: l'ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du +bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance +et à la misère: plus je médite sur la nature de l'homme, plus j'examine +l'état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me +semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de +notre hémisphère: en aucun lieu je n'aperçois le germe, ou ne pressens +le mobile d'une heureuse révolution. L'Asie entière est ensevelie dans +les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le _despotisme_ du +_bambou_, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code +immuable de gestes, par le vice radical d'une langue et surtout d'une +écriture mal construites, ne m'offre, dans sa civilisation avortée, +qu'un peuple automate. L'Indien, accablé de préjugés, enchaîné par les +liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le +Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la +barbarie de ses aïeux. L'Arabe, doué d'un génie heureux, perd sa force +et le fruit de sa vertu dans l'anarchie de ses tribus et la jalousie de +ses familles. L'Africain, dégradé de la condition d'homme, semble voué +sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs +avilis, que des peuples _troupeaux_, dont se jouent de grands +_propriétaires_. Partout l'ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé +de stupeur les nations; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens +naturels, ont détruit jusqu'à l'instinct du bonheur et de la vérité: il +est vrai que dans quelques contrées de l'Europe, la raison a commencé de +prendre un premier essor; mais là même, les lumières des particuliers +sont-elles communes aux nations? L'habileté des gouvernements a-t-elle +tourné à l'avantage des peuples? Et ces peuples qui se disent policés, +ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de +leurs injustices? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de +commerce, ont dévasté l'Inde, dépeuplé le nouveau continent, et +soumettent encore aujourd'hui l'Afrique au plus barbare des esclavages? +La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle +rendue par des mains spoliatrices et avares? Ô Génie! j'ai vu les pays +civilisés, et l'illusion de leur sagesse s'est dissipée devant mes +regards: j'ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la +multitude pauvre et dénuée: j'ai vu tous les droits, tous les pouvoirs +concentrés dans certaines _classes_, et la masse des peuples passive et +précaire: j'ai vu des _maisons de prince_, et point de _corps de +nation_; des intérêts de _gouvernement_, et point d'intérêt ni d'esprit +publics: j'ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait +à _opprimer prudemment_; et la servitude raffinée des peuples policés +m'a paru plus irremédiable. + +«Un obstacle surtout, ô Génie! a profondément frappé ma pensée: en +portant mes regards sur le globe, je l'ai vu partagé en vingt systèmes +de cultes différents: chaque nation a reçu ou s'est fait des opinions +religieuses opposées; et chacune, s'attribuant exclusivement la vérité, +veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans +leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de +bonne foi, il s'ensuit que notre esprit se _persuade du mensonge comme +de la vérité_; et alors, quel moyen de l'éclairer? Comment dissiper le +préjugé qui d'abord a saisi l'esprit? Comment, surtout, écarter son +bandeau, quand le premier article de chaque croyance, le premier dogme +de toute religion, est la proscription absolue du _doute_, +_l'interdiction de l'examen_, _l'abnégation_ de son propre jugement? Que +fera la vérité pour être reconnue? Si elle s'offre avec les preuves du +raisonnement, l'homme pusillanime récuse sa conscience; si elle invoque +l'autorité des puissances célestes, l'homme préoccupé lui oppose une +autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi +l'homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s'est à +jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. +Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï +d'heureuses circonstances; il faudrait qu'une nation entière, guérie du +délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme; +qu'affranchi du joug d'une fausse doctrine, un peuple s'imposât lui-même +celui de la vraie morale et de la raison; qu'il fût à la fois _hardi_ et +_prudent_, instruit et docile; que chaque individu, connaissant ses +droits, n'en transgressât pas la limite; que le pauvre sût résister à la +séduction, le riche à l'avarice; qu'il se trouvât des chefs +désintéressés et justes; que les oppresseurs fussent saisis d'un esprit +de démence et de vertige; que le _peuple_, recouvrant ses pouvoirs, +sentît qu'il ne les peut exercer, et qu'il se constituât des organes; +que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les +respecter; que, dans la réforme subite de toute une nation vivant +d'abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et +le changement de ses habitudes; que cette nation enfin fût assez +courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l'affermir, +assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager: et +tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler? Et lorsqu'en ses +combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là , en verrai-je +les jours fortunés? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps +refroidie?» + +À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole.... Le Génie ne +me répondit point; mais j'entendis qu'il disait à voix basse: «Soutenons +l'espoir de cet homme; car si celui qui aime ses semblables se +décourage, que deviendront les nations? Et peut-être le passé n'est-il +que trop propre à flétrir le courage? Eh bien! anticipons le temps à +venir; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu'à +la vue du but qu'elle désire, ranimée d'une nouvelle ardeur, elle +redouble l'effort qui doit l'y porter.» + + + + +CHAPITRE XV. + +Le siècle nouveau. + + +À peine eut-il achevé ces mots, qu'un bruit immense s'éleva du côté de +l'occident; et, y tournant mes regards, j'aperçus à l'extrémité de la +Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un +mouvement prodigieux; tel qu'au sein d'une vaste cité, lorsqu'une +sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable +s'agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. +Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par +intervalles ces phrases: + +«Quel est donc ce prodige nouveau? quel est ce fléau cruel et +mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! +nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! nous sommes +actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! nous payons des +tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! nous sommes +en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté +au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?» + +Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: Élevez un +étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par +d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous +connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.» + +Et, l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup +partagée en _deux corps inégaux_, et d'un aspect contrastant: _l'un +innombrable_ et presque _total_, offrait, dans la pauvreté générale des +vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère +et du travail; l'autre, _petit groupe_, _fraction_ insensible, +présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent, et, +dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de +l'abondance. + +Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le _grand +corps_ était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes +les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, +dans le _petit groupe_, il ne se trouvait que des ministres du culte de +tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d'armoirie, de +livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement. + +Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec +étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation; de +l'autre, un mouvement d'effroi; et le _grand corps_ dit au _plus +petit_: + +«Pourquoi êtes-vous séparés de nous? N'êtes-vous donc pas de notre +nombre?» + +«Non, répondit le groupe: vous êtes le _peuple_; nous autres, nous +sommes un corps distinct, _une classe privilégiée_, qui avons nos lois, +nos usages, nos droits à parts.» + +LE PEUPLE. + +Et de quel travail viviez-vous dans notre société? + +LE PRIVILÉGIÉS. + +Nous ne sommes pas faits pour travailler. + +LE PEUPLE. + +Comment avez-vous donc acquis tant de richesses? + +LE PRIVILÉGIÉS. + +En prenant le soin de vous gouverner. + +LE PEUPLE. + +Quoi, nous _fatiguons_, et vous _jouissez_! nous _produisons_, et vous +_dissipez_! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous +appelez cela _gouverner_!...... _Classe_ privilégiée, corps distinct qui +nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous +subsisterez. + +Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes +justes et généreux dirent: Il faut nous rejoindre au peuple, et partager +ses fardeaux; car ce sont des hommes comme nous, et nos richesses +viennent d'eux. Mais d'autres dirent avec orgueil: Ce serait une honte +de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir; ne +sommes-nous pas la _race noble_ et _pure_ des conquérants de cet empire? +Rappelons à cette multitude nos droits et son origine. + +LES NOBLES. + +Peuple! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre +race n'a obtenu la vie qu'à condition de nous servir? Voilà notre +contrat social; voilà le gouvernement _constitué_ par l'usage et +prescrit par le temps. + +LE PEUPLE. + +Race _pure_ des conquérants! montrez-nous vos généalogies! nous verrons +ensuite si ce qui, dans un individu, est _vol_ et _rapine_, devient +vertu dans une nation. + +Et à l'instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d'appeler +par leurs noms une foule d'individus _nobles_; et, citant leur origine +et leur parenté, elles racontèrent comment l'aïeul, le bisaïeul, le père +lui-même, nés marchands, artisans, après s'être enrichis par des moyens +quelconques, avaient acheté, à prix d'argent, la noblesse: en sorte +qu'un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche +ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers parvenus qui +renient leurs parents; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des +vétérans illustres! Et ce fut une rumeur de risée. + +Pour la détourner, quelques hommes astucieux s'écrièrent: Peuple doux et +fidèle, reconnaissez l'autorité légitime: _le Roi veut_, _la loi +ordonne_. + +LE PEUPLE. + +Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois +s'expliquer; les rois ne peuvent vouloir que le _salut_ de l'immense +multitude, qui est le _peuple_; la loi ne saurait être que le vÅ“u de +l'_équité_. + +Alors les privilégiés militaires dirent: La multitude ne sait obéir qu'à +la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle! + +LE PEUPLE. + +Soldats! vous êtes notre sang! frapperez-vous vos parents, vos frères? +Si le peuple périt, qui nourrira l'armée? + +Et les soldats, baissant les armes, dirent: Nous sommes aussi le peuple, +montrez-nous l'ennemi! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent: Il +n'y a plus qu'une ressource: le peuple est superstitieux; il faut +l'effrayer par les noms de Dieu et de religion. + +_Nos chers frères! nos enfants!_ Dieu nous a établis pour vous +gouverner. + +LE PEUPLE. + +Montrez-nous vos pouvoirs célestes. + +LE PRÊTRES. + +Il faut de la foi: la raison égare. + +LE PEUPLE. + +Gouvernez-vous sans raisonner? + +LE PRÊTRES. + +Dieu veut la paix: la religion prescrit l'obéissance. + +LE PEUPLE. + +La paix suppose la justice; l'obéissance veut la conviction d'un devoir. + +LE PRÊTRES. + +On n'est ici-bas que pour souffrir. + +LE PEUPLE. + +Montrez-nous l'exemple. + +LE PRÊTRES. + +Vivrez-vous sans dieux et sans rois? + +LE PEUPLE. + +Nous voulons vivre sans oppresseurs. + +LE PRÊTRES. + +Il vous faut des _médiateurs_, des _intermédiaires_. + +LE PEUPLE. + +Médiateurs près de _Dieu_ et des _rois_! _courtisans_ et _prêtres_, vos +services sont trop dispendieux; nous traiterons désormais directement +nos affaires. + +Et alors le petit groupe dit: _Tout est perdu, la multitude est +éclairée._ + +Et le peuple répondit: Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous +n'abuserons pas de notre force: nous ne voulons que nos droits. Nous +avons des ressentiments, nous les oublions: nous étions esclaves, nous +pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, et la _liberté_ +n'est que la _justice_. + + + + +CHAPITRE XVI. + +Un peuple libre et législateur. + + +Alors, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le +régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d'effroi +par la pensée qu'il allait tomber dans la dissolution de l'anarchie; +mais tout à coup des voix s'élevèrent et dirent: + +«Ce n'est pas assez de nous être affranchis des parasites et des +oppresseurs, il faut empêcher qu'il n'en renaisse. Nous sommes _hommes_, +et l'expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à +dominer et à jouir aux dépens d'autrui. Il faut donc nous prémunir +contre un penchant auteur de discorde; il faut établir des _règles +certaines_ de nos _actions_ et de nos _droits_: or, la _connaissance_ de +ces droits, le _jugement_ de ces actions sont des choses abstraites, +difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d'un homme. +Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles +études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc +parmi nous quelques hommes dont ce soit l'emploi propre. +_Déléguons_-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et +des lois; constituons-les _représentants_ de nos _volontés_ et de nos +_intérêts_. Et, afin qu'en effet ils en soient une représentation aussi +exacte qu'il sera possible, choisissons-les _nombreux et semblables à +nous_, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se +trouve rassemblée en eux.» + +Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d'hommes +qu'il jugea propres à son dessein, il leur dit: «Jusqu'ici nous avons +vécu en une _société_ formée _au hasard_, sans _clauses fixes_, sans +conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements +réciproques; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet +état précaire. Aujourd'hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un +contrat régulier; nous vous avons choisis pour en dresser les articles: +examinez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses +conditions; recherchez avec soin _quel est le but_, quels sont les +principes _de toute association_: connaissez les _droits_ que chaque +membre y porte, les facultés qu'il y _engage_, et celles qu'il y doit +conserver: tracez-nous des _règles_ de conduite, des _lois_ équitables; +dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que +les principes qui nous ont guidés jusqu'à ce jour, sont vicieux. Nos +pères ont marché dans des sentiers d'_ignorance_, et l'_habitude_ nous a +égarés sur leurs pas: tout s'est fait par violence, par fraude, par +séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore +obscures: démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l'enchaînement, +publiez-en le code, et nous nous y conformerons.» + +Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide; et y faisant +asseoir les hommes qu'il avait choisis, il leur dit: «Nous vous élevons +aujourd'hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l'ensemble +de nos rapports, et que vous soyez hors de l'atteinte de nos passions. + +«Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables; que le pouvoir que +nous vous conférons est à nous; que nous vous le donnons en dépôt, non +en propriété ni en héritage; que les lois que vous ferez, vous y serez +les premiers soumis; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul +droit ne vous sera acquis, que celui de l'estime et de la +reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l'univers qui révère +_tant d'apôtres d'erreur_, honorera la _première assemblée d'hommes +raisonnables_ qui aura solennellement déclaré les principes immuables de +la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations!» + + + + +CHAPITRE XVII. + +Base universelle de tout droit et de toute loi. + + +Alors les _hommes choisis_ par le peuple pour rechercher les vrais +principes de la morale et de la raison procédèrent à l'objet sacré de +leur mission; et, après un long examen, ayant découvert un principe +universel et fondamental, il s'éleva un législateur qui dit au peuple; +«Voici la _base primordiale_, l'origine _physique_ de toute justice et +de tout droit. + +«_Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit +l'univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes +sensations, les mêmes besoins_, elle a, par ce fait même, _déclaré_ +qu'elle leur _donnait à tous les mêmes droits_ à l'usage _de ses biens, +et que tous les hommes sont égaux dans l'ordre de la nature_. + +«En second lieu, de ce qu'elle a donné à chacun des _moyens suffisants_ +de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu'elle les a tous +constitués _indépendants_ les uns des autres; qu'elle les a créés +_libres_; que nul n'est, soumis à autrui; que chacun est _propriétaire +absolu_ de son être. + +«Ainsi, l'_égalité_ et la _liberté_ sont deux _attributs essentiels de +l'homme_; deux _lois_ de la _Divinité, inabrogeables_ et _constitutives_ +comme les _propriétés_ physiques des éléments. + +«Or, de ce que tout individu est _maître absolu_ de sa personne, il +s'ensuit que la _liberté_ pleine de son _consentement_ est une condition +inséparable de tout contrat et de tout engagement. + +«Et de ce que tout individu est _égal_ à un autre, il suit que la +balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement +en _équilibre_: en sorte que l'idée de liberté contient essentiellement +celle de _justice_, qui naît de l'_égalité_. + +«_L'égalité et la liberté_ sont donc les _bases physiques_ et +inaltérables de toute _réunion d'hommes en société_, et, par suite, le +_principe nécessaire_ et _régénérateur_ de toute loi et de tout système +de gouvernement régulier. + +«C'est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout +peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. +C'est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et +reconstituer une association heureuse. + +«Mais observez qu'il en résultera une grande secousse dans vos +habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des +contrats vicieux, des droits abusifs; renoncer à des distinctions +injustes, à de fausses propriétés; rentrer enfin un instant dans l'état +de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices.» + +Alors, pensant à la _cupidité_ inhérente au cÅ“ur de l'homme, je crus que +ce peuple allait renoncer à toute idée d'amélioration. + +Mais, dans l'instant, une foule d'hommes généreux et des plus hauts +rangs, s'avançant vers le trône, y firent abjuration de _toutes leurs +distinctions_ et de toutes _leurs richesses_: «Dictez-nous, dirent-ils, +les lois de _l'égalité_ et de _la liberté_; nous ne voulons plus rien +posséder qu'au titre sacré de _la justice_. + +«_Égalité_, _justice_, _liberté_, voilà quel sera désormais notre code +et notre étendard.» + +Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois +mots, auxquels-il assigna _trois couleurs_. Et l'ayant planté sur le +siége du législateur, l'étendard de la _justice universelle_ flotta pour +là première fois sur la terre; et le peuple dressa en avant du siége un +_autel nouveau_, sur lequel il plaça une balance d'or, une épée et un +livre, avec cette inscription: + +À LA LOI ÉGALE, QUI JUGE ET PROTÉGE. + +Puis, ayant environné le siége et l'autel d'un amphithéâtre immense, +cette nation s'y assit tout entière pour entendre la publication de la +loi. Et des millions d'hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, +firent le serment solennel de vivre _libres et justes_; _de respecter +leurs droits réciproques, leurs propriétés_; _d'obéir à la loi et à ses +agents régulièrement préposés_. + +Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de +générosité, m'émut jusqu'aux larmes; et m'adressant au Génie: «Que je +vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer.» + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Effroi et conspiration des tyrans. + + +Cependant, à peine le cri solennel de l'_égalité_ et de la _liberté_ +eut-il retenti sur la terre, qu'un mouvement de trouble et de surprise +s'excita au sein des nations; et d'une part la multitude émue de désir, +mais indécise entre l'espérance et la crainte, entre le sentiment de ses +droits et l'habitude de ses chaînes, commença de s'agiter; d'autre part, +les rois réveillés subitement du sommeil de l'indolence et du +despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes; et partout _ces +classes de tyrans civils et sacrés_ qui trompent les rois et oppriment +les peuples, furent saisies de rage et d'effroi; et tramant des desseins +perfides: «Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la _liberté_ +parvient à l'oreille de la multitude! Malheur à nous, si ce pernicieux +esprit de _justice_ se propage!.....» Et voyant flotter l'étendard: +«Concevez-vous l'essaim de maux renfermés dans ces seules paroles? Si +tous les hommes sont _égaux_, où sont nos _droits exclusifs_ d'honneur +et de puissance? Si tous sont ou doivent être _libres_, que deviennent +nos _esclaves_, nos _serfs_, nos _propriétés_? Si tous sont _égaux_ dans +l'état civil, où sont nos prérogatives de _naissance_, d'_hérédité_? et +que devient _la noblesse_? S'ils sont tous égaux devant Dieu, où est le +besoin de _médiateurs_? et que devient le _sacerdoce_? Ah! pressons-nous +de détruire un germe si fécond, si contagieux! Employons tout notre art +contre cette calamité; effrayons les rois, pour qu'ils s'unissent à +notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des +guerres. Occupons-les de _combats_, de _conquêtes_ et de _jalousies_. +Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande +ligue contre l'ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilége, +renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet +incendie de révolution.» + +Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue +générale; entraînant sur leurs pas une multitude contrainte ou séduite, +ils se portèrent d'un mouvement hostile contre la nation libre, et +investirent à grands cris l'_autel_ et le _trône de la loi naturelle_: +«Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle? Quel est +cet autel impie, ce culte sacrilége?.... Sujets fidèles et croyants! ne +semblerait-il pas que ce fût d'aujourd'hui que l'on vous découvre la +vérité, que jusqu'ici vous eussiez marché dans l'erreur, que ces +rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilége d'être sages! Et +vous; _peuple égaré_, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous +trompent, qu'ils _altèrent_ les _principes_ de _votre foi_, qu'ils +_renversent_ la _religion_ de _vos pères_? Ah! tremblez que le courroux +du ciel ne s'allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer +votre erreur.» + +Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre +garda le silence; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une +attitude imposante. + +Et le législateur dit _aux chefs des peuples_: «Si, lorsque nous +marchions _un bandeau sur les yeux_, la lumière éclairait nos pas, +pourquoi, aujourd'hui qu'il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la +cherchent? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d'être clairvoyants, +les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des +_aveugles_? Chefs des peuples! si vous possédez la vérité, faites-nous +la voir: nous la recevrons avec reconnaissance; car nous la cherchons +avec désir, et nous avons intérêt de la trouver: nous _sommes hommes_, +et nous pouvons nous tromper; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes +_également_ faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis +tant de siècles, erre l'humanité; aidez-nous à dissiper l'illusion de +tant de préjugés et de vicieuses habitudes; concourez avec nous, dans le +choc de tant d'opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le +caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les +combats si longs de l'erreur: établissons entre elle et la vérité une +lutte solennelle: appelons les opinions des hommes de toutes les +nations: convoquons l'assemblée générale des peuples: qu'ils soient +juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre; et que, dans le débat +de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux +préjugés ni à la raison, le sentiment d'une évidence générale et commune +fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des cÅ“urs.» + + + + +CHAPITRE XIX. + +Assemblée générale des peuples. + + +Ainsi parla le législateur; et la multitude, saisie de ce mouvement +qu'inspire d'abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les +tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus. + +Alors s'offrit à mes regards une scène d'un genre étonnant et nouveau: +tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les +climats produisent de races d'hommes divers, accourant de toutes parts, +me sembla se réunir dans une même enceinte; et là , formant un immense +congrès, distingué en groupes par l'aspect varié des costumes, des +traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me +présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant. + +D'un côté, je voyais l'Européen, à l'habit court et serré, au chapeau +pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre; +de l'autre, l'Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la +tête rase et au turban rond. Ici j'observais les peuples Africains, à la +peau d'ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de pagnes blancs et +bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de +verre: là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de +peau; le _Lapon_, au bonnet pointu, aux souliers de raquette; le +_Samoyède_, à l'odeur forte et au corps brûlant; le _Tongouze_, au +bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein; le _Yakoute_, au +visage piqueté; le _Calmouque_, au nez aplati, aux petits yeux +renversés. Plus loin étaient le _Chinois_, au vêtement de soie aux +tresses pendantes; le _Japonais_, au sang mélangé; le _Malais_, aux +grandes oreilles, au nez percé d'un anneau, au vaste chapeau de feuilles +de palmier, et les habitants _tatoués_ des îles de l'Océan et du +continent antipode. Et l'aspect de tant de variétés d'une même espèce, +de tant d'inventions bizarres d'un même entendement, de tant de +modifications différentes d'une même organisation, m'affecta à la fois +de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement +cette gradation de couleurs, qui, de l'incarnat vif passe au brun clair, +puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu'au +noir d'ébène et du jais; et trouvant le _Kachemirien_, au teint de +roses, à côté de l'_Indou_ hâlé, le _Géorgien_ à côté du _Tartare_, je +réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou +profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé; je comparais l'homme +nain du pôle au géant des zones tempérées; le corps grêle de l'_Arabe_ +à l'ample corps du _Hollandais_; la taille épaisse et courte du +_Samoyède_ à la _taille_ svelte du Grec et de l'_Esclavon_; la laine +grasse et noire du _Nègre_ à la soie dorée du _Danois_; la face aplatie +du _Calmouque_, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face +ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du +_Circassien_ et de l'_Abasan_. J'opposais aux toiles peintes de +l'_Indien_, aux étoffes savantes de l'_Européen_, aux riches fourrures +du _Sibérien_, les pagnes d'écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de +plumes, des nations sauvages, et les figures bleuâtres de serpents, de +fleurs et d'étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau +bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et +de l'Euphrate, lorsqu'après les pluies ou le débordement, des millions +de fleurs naissent de toutes parts; tantôt il me représentait, par son +murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, +du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du _Hauran_. + +Et, à la vue de tant d'êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup +l'immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace; +d'autre part, réfléchissant à l'opposition de tant de préjugés, de tant +d'opinions, au choc de tant de passions d'hommes si mobiles, je flottais +entre l'étonnement, l'admiration et une crainte secrète...., quand le +législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention. + +«Habitants de la terre, dit-il, une _nation libre_ et _puissante_ vous +adresse des paroles de _justice_ et de _paix_, et elle vous offre de +sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. +Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la +source; et elle a trouvé qu'ils dérivaient tous de la violence et de +l'injustice, érigées en lois par l'inexpérience des races passées, et +maintenues par les préjugés des races présentes: alors, annulant ses +institutions factices et arbitraires, et remontant à l'origine de tout +droit et de toute raison, elle a vu qu'il existait dans l'_ordre même de +l'univers_, et dans la constitution physique de l'homme, des lois +éternelles et immuables, qui n'attendaient que ses regards pour le +rendre heureux. Ô hommes! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire! +jetez-les sur cette terre qui vous nourrit! Quand ils vous offrent à +tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la _puissance qui les meut_ +la même vie, les mêmes organes, n'en avez-vous pas reçu les mêmes droits +à l'usage de ses bienfaits? Ne vous a-t-elle pas, par-là même, +_déclarés_ tous _égaux_ et _libres_? Quel mortel osera donc refuser à +son semblable ce que lui accorde la nature? Ô nations! bannissons toute +tyrannie et toute discorde; ne formons plus qu'une même société, qu'une +grande famille; et puisque le genre humain n'a qu'une même +constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une loi, celle de la +_nature_; qu'un même code, celui de la _raison_; qu'un même trône, celui +de la _justice_; qu'un même autel, celui de l'_union_.» + +Il dit; et une acclamation immense s'éleva jusqu'aux cieux: mille cris +de bénédiction partirent du sein de la multitude; et les peuples, dans +leurs transports, firent retentir la terre des mots d'_égalité_, de +_justice_, d'_union_. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un +différent; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à +la dispute, je vis naître d'abord un murmure, puis une rumeur, qui, se +communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre; et chaque +nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance +pour son code et son opinion. + +«Vous êtes dans l'erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt +les uns les autres; nous seuls possédons la vérité et la raison; nous +seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute +justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection; tous les autres +hommes sont des aveugles ou des rebelles.» Et il régnait une agitation +extrême. + +Mais le législateur ayant réclamé le silence: «Peuples, dit-il, quel +mouvement de passion vous agite? Où vous conduira cette querelle? +Qu'attendez-vous de cette dissension! Depuis des siècles la terre est +un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des +opinions chimériques: qu'ont produit tant de combats et de larmes? Quand +le fort a soumis le faible à son opinion, qu'a-t-il fait pour la vérité +et pour l'évidence? Ô nations! prenez conseil de votre propre sagesse! +Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, +que faites-vous pour les concilier? Ne leur donnez-vous pas des +arbitres?» _Oui_, s'écria unanimement la multitude. «Eh bien! donnez-en +de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font +vos instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d'en débattre +devant vous les raisons. Puisqu'ils invoquent vos intérêts, connaissez +comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant +de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en +contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, +une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d'un +individu corruptible ou d'un parti passionné, mais en face de toutes les +lumières et de tous les intérêts dont se compose l'humanité, et que le +sens _naturel_ de toute l'espèce soit notre arbitre et notre juge.» + + + + +CHAPITRE XX. + +La recherche de la vérité. + + +Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit: «Afin de procéder +avec ordre et sans confusion, laissez dans l'arène, en avant de +l'_autel_ de l'_union_ et de la _paix_, un spacieux demi-cercle libre; +et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard +propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence; +que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs +se placent à la suite sur une même ligne.» + +Et le demi-cercle ayant été tracé et l'ordre publié, à l'instant il +s'éleva une multitude innombrable d'étendards de toutes couleurs et de +toutes formes; tel qu'en un port fréquenté de cent nations commerçantes, +l'on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes +flotter sur une forêt de mâts. Et à l'aspect de cette diversité +prodigieuse, me tournant vers le Génie: Je croyais, lui dis-je, que la +terre n'était divisée qu'en huit ou dix systèmes de croyance, et je +désespérais de toute conciliation: maintenant que je vois des milliers +de partis différents, comment espérer la concorde?... Et cependant, me +dit-il, ils n'y sont pas encore tous: et ils veulent être +intolérants!... + +Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les +symboles et les attributs de chacun, il commença de m'expliquer leurs +caractères en ces mots: + +«Ce premier groupe, me dit-il, formé d'étendards verts, qui portent _un +croissant_, _un bandeau_ et _un sabre_, est celui des sectateurs du +prophète arabe. _Dire qu'il y a un Dieu_ (sans savoir ce qu'il est), +_croire aux paroles d'un homme_ (sans entendre sa langue), _aller dans +un désert prier Dieu_ (qui est partout), _laver ses mains d'eau_ (et ne +pas s'abstenir de sang), _jeûner le jour_ (et manger de nuit), _donner +l'aumône de son bien_ (et ravir celui d'autrui): tels sont les moyens de +perfection institués par _Mahomet_, tels sont les cris de ralliement de +ses fidèles croyants. Quiconque n'y répond pas est un réprouvé, frappé +d'anathème et dévoué au glaive. _Un Dieu clément, auteur de la vie_, a +donné ces lois d'oppression et de meurtre: il les a faites pour tout +l'univers, quoiqu'il ne les ait révélées qu'à un homme: il les a +établies de toute éternité, quoiqu'il ne les ait publiées que d'hier: +elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume: +ce volume devait répandre la lumière, montrer l'évidence, amener la +perfection, le bonheur; et cependant, du vivant même de l'apôtre, ses +pages offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il +a fallu l'expliquer, le commenter; et ses interprètes, divisés +d'opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L'une +soutient qu'_Ali_ est le vrai successeur; l'autre défend _Omar_ et +_Aboubekre_: celle-ci nie _l'éternité_ du _Qôran_, celle-là la nécessité +des ablutions, des prières: le _Carmate_ proscrit le pèlerinage et +permet le vin; le _Hakemite_ prêche la transmigration des ames: ainsi +jusqu'au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les +enseignes. Dans cette opposition, chacun s'attribuant exclusivement +l'évidence, et taxant les autres d'hérésie, de rébellion, a tourné +contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un +Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les +hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de +guerre, n'a cessé depuis douze cents ans d'inonder la terre de sang, et +de répandre le ravage et le désordre d'un bout à l'autre de l'ancien +hémisphère. + +«Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs +amples manches, par leurs longs chapelets, sont les _imams_, les +_mollas_, les _muphtis_, et près d'eux les _derviches_ au bonnet pointu, +et les _santons_ aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la +profession de foi, et commencent de disputer sur les _souillures_ +_graves_ ou _légères_, sur la matière et la forme des _ablutions_, sur +les attributs de Dieu et ses perfections, sur le _chaîtan_ et les anges +méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l'_interrogatoire_ dans +le tombeau, le jugement, le _passage du pont étroit comme un cheveu_, la +_balance des Å“uvres_, les peines de l'enfer et les délices du paradis. + +«À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d'étendards à +fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de _Jésus_. +Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur +les mêmes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le +genre humain en mangeant une pomme, ils leur vouent cependant une sainte +horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et +d'_impies_. Le grand point de leur dissension réside surtout en ce +qu'après avoir admis un Dieu _un_ et _indivisible_, les chrétiens le +divisent ensuite en _trois_ personnes, qu'ils veulent être chacune _un +Dieu entier et complet_, sans cesser de former entre elles un _tout_ +identique. Et ils ajoutent que cet _être, qui remplit l'univers_, s'est +_réduit_ dans le corps d'un _homme_, et qu'il a pris des organes +matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d'être immatériel, +éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces _mystères_, +quoiqu'ils conçoivent l'éternité du Qôran et la mission du Prophète, +les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux +malades; et de là des haines implacables. + +«D'autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre +croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers; et les +querelles qui les agitent sont d'autant plus opiniâtres et plus +violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant +inaccessibles aux sens, et par conséquent d'une démonstration +impossible, les opinions de chacun n'ont de règle et de base que dans le +caprice et la volonté. Ainsi, convenant que _Dieu_ est un être +_incompréhensible_, _inconnu_, ils _disputent_ néanmoins sur son +essence, sur sa manière d'agir, sur ses attributs: convenant que la +transformation qu'ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus +de l'entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la +distinction des _deux volontés_ et des _deux natures_, sur le +_changement_ de _substance_, sur la _présence réelle_ ou _feinte_, sur +le _mode de l'incarnation_, etc. + +«Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déja +péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, +t'offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s'égare. Le premier en +tête, qu'environne ce groupe d'un costume bizarre, ce mélange confus de +robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à +tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux rouges, à bonnets +carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l'étendard du +pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville +dans l'ordre civil, a érigé sa _suprématie_ en point de religion, et a +fait un article de foi de son orgueil. + +«À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée +par sa métropole, oppose d'égales prétentions, et les soutient contre +l'Église d'Occident par l'antériorité de l'Église d'Orient. À gauche, +sont les étendards de deux chefs récents[23], qui, secouant un joug +devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, +et soustrait au pape la moitié de l'Europe. Derrière eux sont les sectes +subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les +_nestoriens_, les _eutychéens_, les _jacobites_, les _iconoclastes_, les +_anabaptistes_, les _presbytériens_, les _viclefites_, les _osiandrins_, +les _manichéens_, les _méthodistes_, les _adamites_, les +_contemplatifs_, les _trembleurs_, les _pleureurs_, et cent autres +semblables; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, +se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d'un Dieu de +paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité +universelle, se vouant réciproquement dans l'autre monde à des peines +sans fin, et réalisant dans celui-ci l'enfer que leurs cerveaux placent +dans celui-là .» + +Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour +duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l'Europe et +de l'Asie: «Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de +l'humanité.--Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit +et momentané: ne reconnais-tu pas ce système de culte?» Alors apercevant +le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que +tenaient en main les rabbins: «Il est vrai, lui dis-je, ce sont les +enfants de Moïse dispersés jusqu'à ce jour, et qui, abhorrant toute +nation, ont été partout abhorrés et persécutés.--Oui, reprit-il, et +c'est par cette raison que, n'ayant ni le temps ni la liberté de +disputer, ils ont gardé l'apparence de l'unité; mais à peine, dans leur +réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs +opinions, qu'ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes +principales[24], dont l'une, s'autorisant du silence du législateur, et +s'attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n'y est +point clairement exprimé, et, à ce titre, rejettera, comme invention des +_circoncis_, la _survivance de l'ame_ au corps, et sa _transmigration_ +dans des lieux de peines ou de délices, et sa résurrection, et le +jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du +mauvais génie, et tout le système poétique d'un monde ultérieur: et ce +peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit +morceau de chair, ce peuple atome, qui, dans l'océan des peuples, n'est +qu'une petite vague, et qui veut que Dieu n'ait rien fait que pour lui +seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déja si léger +qu'il établit dans la balance de l'univers.» + +Et me montrant un groupe voisin, composé d'hommes vêtus de robes +blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d'un étendard +de _couleur aurore_, sur lequel était peint un globe tranché en deux +hémisphères, l'un noir et l'autre blanc: «Il en sera ainsi, +continua-t-il, de ces enfans de _Zoroastre_, restes obscurs de peuples +jadis si puissants: maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés +chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes +du représentant de leur prophète; mais sitôt que le _môbed_ et les +_destours_ seront rassemblés, la controverse s'établira sur le _bon_ et +le _mauvais principe_; sur les combats d'_Ormuzd_, dieu de lumière, +contre _Ahrimanes_, dieu de ténèbres; sur leur sens direct ou +allégorique; sur les _bons_ et _mauvais génies_; sur le _culte du feu_ +et _des éléments_; sur les _ablutions_ et sur les _souillures_; sur la +_résurrection_ en _corps_ ou seulement en _ame_, et sur le +_renouvellement du monde_ existant, et sur le _monde nouveau_ qui lui +doit succéder. Et les _Parsis_ se diviseront en sectes d'autant plus +nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les +mÅ“urs, les opinions des nations étrangères. + +«À côté d'eux, ces étendards à fond d'azur, où sont peintes des figures +monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de +lion, de sanglier, d'éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont +les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les +animaux et les ames de leurs parents dans les reptiles et les insectes. +Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des +rats, et ils ont eu horreur leurs semblables! Ils se purifient avec la +fiente et l'urine de vache, et ils se croient souillés du contact d'un +homme! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d'avaler, dans une +mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria! +Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux +ennemis et divers. + +«Ce premier, isolé à l'écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est +celui de _Brahma_, qui, quoique _dieu créateur_, n'a plus ni sectateurs +ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au _Lingam_, se +contente d'un peu d'eau que chaque matin le brâmane lui jette +par-dessus l'épaule, en lui récitant un cantique stérile. + +«Ce second, où est peint _milan_ au corps roux et à la tête blanche, est +celui de _Vichenou_, qui, quoique _dieu conservateur_, a passé une +partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes +hideuses de _sanglier_ et de _lion_, déchirant des entrailles humaines, +ou sous la figure d'un cheval, devant venir, le sabre à la main, +détruire l'âge présent, _obscurcir les astres_, _abattre les étoiles_, +_ébranler la terre_, et _faire au grand serpent un feu qui consumera les +globes._ + +«Ce troisième est celui de _Chiven_, dieu de _destruction_, de ravage, +et qui a cependant pour emblème le signe de la production: il est le +plus _méchant_ des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de +son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion[25], les +autres dieux, ses égaux et ses frères; et par une imitation de sa +bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent +publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l'image obscène +du _Lingam_. + +«Derrière eux viennent les moindres drapeaux d'une foule de dieux, +mâles, femelles, hermaphrodites, qui, parents et amis des trois +principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats; et leurs +adorateurs les imitent. Ces dieux n'ont besoin de rien, et sans cesse +ils reçoivent des offrandes; ils sont tout-puissants, remplissent +l'univers; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une +idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs. + +«Au delà , cette multitude d'autres étendards que, sur un fond jaune qui +leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d'un +même _dieu_, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de +l'Orient. Le Chinois l'adore dans _Fôt_, le Japonais le révère dans +_Budso_, l'habitant de Ceylan dans _Bedhou_ et _Boudah_, celui de Laos +dans _Chekia_, le Pégouan dans _Phta_, le Siamois dans _Sommona Kodom_, +le Tibetain dans _Boudd_ et dans _La_: tous, d'accord sur le fond de son +histoire, célèbrent sa _vie pénitente_, ses _mortifications_, ses +_jeûnes_, ses fonctions de _médiateur_ et d'_expiateur_, les haines d'un +_dieu_ son _ennemi_, leurs _combats_ et son _ascendant_. Mais discords +entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et +sur les pratiques, sur les dogmes de la _doctrine intérieure_ et de la +_doctrine publique_. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête +nue, prêche l'éternité des ames, leurs transmigrations successives dans +divers corps; et près de lui le _sintoïste_, niant leur existence +séparée des sens, soutient qu'elles ne sont qu'un _effet_ des organes +auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son +avec l'instrument. Là , le _Siamois_, aux sourcils rasés, l'écran +_talipat_ à la main, recommande l'aumône, les expiations, les offrandes; +et cependant il croit au destin aveugle et à l'impassible fatalité. Le +_hochang_ chinois sacrifie aux ames des ancêtres, et près de lui le +sectateur de _Confutzée_ cherche son horoscope dans des fiches jetées au +hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d'un +essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le _grand Lama_, en +qui vient de passer le dieu que le _Tibet_ adore. Un rival s'est élevé +pour partager ce bienfait avec lui; et sur les bords du lac _Baikal_, le +Calmouque a aussi son dieu comme l'habitant de _La-sa_; mais d'accord en +ce point important, que Dieu ne peut habiter qu'un corps d'homme, tous +deux rient de la grossièreté de l'Indien, qui honore la fiente de la +vache, tandis qu'eux consacrent les excréments de leur pontife. + +Après ces drapeaux, une foule d'autres que l'Å“il ne pouvait dénombrer, +s'offrant encore à nos regards: «Je ne terminerais point, dit le Génie, +si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent +encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures +d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, les _bons_ et les _mauvais génies, +qui, sous un dieu_ principal, mais insouciant, régissent l'univers; dans +leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l'ancien Occident. Tu +vois l'habillement bizarre de leurs _chamans_, qui, sous une robe de +cuir garnie de clochettes, de grelots, d'idoles de fer, de griffes +d'oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s'agitent en +convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour +tromper les vivans. Là , les peuples noirs de l'Afrique, dans le culte de +leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l'habitant de Juida, +qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont +avides.... Voilà le Teleute, qui se le représente, vêtu de toutes +couleurs, ressemblant à un soldat russe; voilà le Kamtschadale qui, +trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure +un _vieillard capricieux_ et _chagrin_, fumant sa pipe, et chassant en +traîneau les renards et les martres; enfin, voilà cent nations sauvages +qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur +l'ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun +système de culte, et n'enjouissent pas moins des dons de la nature dans +l'irréligion où elle-même les a créées. + + + + +CHAPITRE XXI. + +Problème des contradictions religieuses. + + +Cependant les divers groupes s'étant placés, et un vaste silence ayant +succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit: «Chefs et +docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu'ici les nations, vivant +isolées, ont suivi des routes différentes: chacune croit suivre celle de +la vérité; et cependant si la vérité n'en a qu'une, et que les opinions +soient opposées, il est bien évident que quelqu'un se trouve en erreur. +Or, si tant d'hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n'est +pas abusé? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et +sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la +possédait. Jusqu'à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, +produites au hasard, accréditées par l'amour de la nouveauté et par +l'imitation, propagées par l'enthousiasme et l'ignorance populaires, ont +en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si +elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de +solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons les donc +aujourd'hui à un examen général et commun; que chacun expose sa +croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu +_vrai_, qui l'est pour le genre humain.» + +Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier +étendard de la gauche: Il n'est pas permis de douter, dirent les chefs, +que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. +D'abord elle est révélée de Dieu même.... + +Et la nôtre aussi, s'écrièrent tous les autres étendards; il n'est pas +permis d'en douter. + +Mais du moins faut-il l'exposer, dit le législateur; car l'on ne peut +_croire_ ce que l'on ne connaît pas. + +Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des _faits_ +nombreux, par une multitude de _miracles_, par des résurrections de +morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc. + +Et nous aussi, s'écrièrent tous les autres, nous avons une foule de +miracles; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus +incroyables. + +Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des _prodiges supposés_ ou +des _prestiges_ de _l'esprit malin_, qui les a trompés. + +Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés; et chacun +parlant de soi, dit: Il n'y a que les nôtres de véritables; tous les +autres sont des faussetés. + +Et le législateur dit: Avez-vous des témoins vivants? + +Non, répondirent-ils tous: les faits sont anciens, les témoins sont +morts, mais ils ont écrit. + +Soit, reprit le législateur; mais s'ils sont en contradiction, qui les +conciliera? + +Juste arbitre! s'écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont +vu la vérité, c'est qu'ils sont morts pour la _témoigner_, et notre +croyance est scellée du sang des _martyrs_. + +Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards: nous avons des milliers +de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se +démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, +les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de +confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc. + +Et l'un de ces partis ayant nié les martyrs des autres: Eh bien! +dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est +vraie. + +Et dans l'instant une foule d'hommes de toute religion, de toute secte, +se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même +commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la +poitrine, sans témoigner de douleur. + +Mais le législateur les arrêtant: Ô hommes! leur dit-il, écoutez de +sang-froid mes paroles: si vous mouriez pour prouver que deux et deux +font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre? + +Non, répondirent-ils tous. + +Et si vous mourriez pour prouver qu'ils font cinq, cela les ferait-il +être cinq? + +Non, dirent-ils tous encore. + +Eh bien! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à +l'existence des choses? La vérité est une, vos opinions sont diverses; +donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont +_persuadés_ de l'erreur, que prouve la persuasion de l'homme? + +Si l'erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité? + +Si l'esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de +la Divinité? + +Et d'ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et +insuffisants? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne +pas changer plutôt les opinions? Pourquoi tuer les hommes ou les +effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger? + +Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres! nul de nous n'est certain de +ce qui s'est passé hier, de ce qui se passe aujourd'hui sous ses yeux, +et nous jurons de ce qui s'est passé il y a deux mille ans. + +Hommes faibles et pourtant orgueilleux! les lois de la nature sont +immuables et profondes, nos esprits sont pleins d'illusion et de +légèreté; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre! En vérité, il +est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un +atome. + +Eh bien! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu'elles +peuvent être équivoques; venons aux preuves du raisonnement, à celles +qui sont inhérentes à la doctrine. + +Alors un _imam_ de la loi de _Mahomet_ s'avançant plein de confiance +dans l'arène, après s'être tourné vers la _Mekke_ et avoir proféré avec +emphase la _profession de foi_: «_Louange à Dieu_! dit-il d'une voix +grave et imposante! La lumière brille avec évidence, et la vérité n'a +pas besoin d'examen:» et montrant le Qôran: Voilà la lumière et la +vérité dans leur propre essence. _Il n'y a point de doute en ce livre; +il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans +discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le +simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la +terre; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui +refuse de croire à sa loi: les infidèles disputent et ne veulent pas +croire; leur endurcissement vient de Dieu; il a scellé leur cÅ“ur pour +les livrer à d'affreux châtiments......_[26]» + +À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit +l'orateur. «Quel est cet homme, s'écrièrent tous les groupes, qui nous +outrage aussi gratuitement? De quel droit prétend-il nous imposer sa +croyance comme un vainqueur et comme un tyran? Dieu ne nous a-t-il pas +donné, _comme à lui_, des yeux, un esprit, une intelligence? et +n'avons-nous pas _droit_ d'en user _également_, pour savoir ce que nous +devons rejeter ou croire? S'il a le droit de nous attaquer, n'avons-nous +pas celui de nous défendre? S'il lui a plu de croire sans examen, ne +sommes-nous pas _maîtres_ de croire avec discernement? + +«Et quelle est cette doctrine _lumineuse_ qui craint la _lumière_? Quel +est cet apôtre d'un Dieu _clément_, qui ne prêche que _meurtre_ et +_carnage_? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que +lui-même cause? Si la violence et la persécution sont les arguments de +la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du +mensonge?» + +Alors un homme s'avançant d'un groupe voisin vers l'imam, lui dit: +«Admettons que Mahomet soit l'apôtre de la meilleure doctrine, le +prophète de la vraie religion; veuillez du moins nous dire qui nous +devons suivre pour la pratiquer: sera-ce son gendre _Ali_, ou ses +vicaires _Omar_ et _Aboubekre_[27]? + +À peine eut-il prononcé ces _noms_, qu'au sein même des musulmans éclata +un schisme terrible: les partisans d'_Omar_ et d'_Ali_, se traitant +mutuellement d'_hérétiques_, d'_impies_, de _sacriléges_, s'accablèrent +de malédictions. La querelle même devint si violente qu'il fallut que +les groupes voisins s'interposassent pour les empêcher d'en venir aux +mains. + +Enfin, le calme s'étant un peu rétabli, le législateur dit au imams: +«Voyez quelles conséquences résultent de vos principes! Si les hommes +les mettaient en pratique, vous-mêmes, d'opposition en opposition, vous +vous détruiriez jusques au dernier; et la _première loi de Dieu_ +n'est-elle pas que l'_homme vive_?» Puis s'adressant aux autres groupes: +«Sans doute cet esprit d'intolérance et d'exclusion choque toute idée de +justice, renverse toute base de morale et de société; cependant, avant +de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas +d'entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les +formes, sans avoir pris connaissance du fond?» + +Et les groupes y ayant consenti, l'iman commença d'exposer comment +_Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille-prophètes_ aux nations qui +s'égaraient dans l'idolâtrie, _en avait enfin envoyé un dernier, le +sceau et la perfection de tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix_; +comment, afin que les infidèles n'altérassent plus la parole divine, _la +suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran_: et +détaillant les dogmes de l'islamisme, l'imam expliqua comment, à titre +_de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel_, ainsi que la source +dont il émanait; comment _il avait été envoyé feuillet par feuillet en +vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l'ange Gabriel_; comment +l'ange s'annonçait _par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète +d'une sueur froide_; comment, dans la vision d'une nuit, il avait +parcouru _quatre-vingt-dix cieux, monté sur l'animal Boraq, moitié +cheval, moitié femme_; comment, doué du don des miracles, _il marchait +au soleil sans ombre, faisait reverdir d'un seul mot les arbres, +remplissait d'eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le +disque de la lune; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet_ avait +propagé, le sabre à la main, la religion _la plus digne de Dieu par sa +sublimité_, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses +pratiques, puisqu'elle ne consistait qu'en huit ou dix points: +_professer l'unité de Dieu_; _reconnaître Mahomet pour son seul +prophète_; _prier cinq fois par jour_; _jeuner un mois par an; aller à +la Mekke une fois dans sa vie_; _donner la dîme de ses biens_; _ne point +boire de vin, ne point manger de porc, et faire la guerre aux +infidèles_; qu'à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et +martyr, jouissait, dès ce monde, d'une foule de biens; et qu'à sa mort, +son ame, _pesée dans la balance des Å“uvres_, et absoute par les _deux +anges noirs_, traversait par-dessus l'enfer, _le pont étroit comme un +cheveu et tranchant comme un sabre_; et qu'enfin elle était reçue dans +un _lieu de délices_, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de +tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les +célestes _houris_, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus +toujours rajeunis. + +À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages; et les +divers groupes raisonnant sur ces articles de croyance, dirent +unanimement: Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de +telles rêveries? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des _Mille et une +nuits_? + +Et un _Samoyède_ s'avançant dans l'arène: Le paradis de Mahomet, dit-il, +me paraît fort bon; mais un des moyens de le gagner m'embarrasse; car +s'il ne faut ni boire ni manger _entre deux soleils, ainsi qu'il +l'ordonne_, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, _où le +soleil reste sur l'horizon quatre mois entiers sans se coucher_? + +Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir +l'honneur du Prophète; mais cent peuples ayant attesté le fait, +l'infaillibilité de Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse +atteinte. + +Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé, tout +ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se +passe sur la terre! + +Pour moi, dit un _Américain_, je trouve une grande difficulté au +pèlerinage; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement +cent millions de mâles sur le globe: chacun étant obligé d'aller à la +Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d'hommes en +route; on ne pourra pas revenir dans la même année; et le nombre devient +double, c'est-à -dire de huit millions: où trouver les vivres, la place, +l'eau; les vaisseaux pour cette procession universelle? Il faudrait bien +là des miracles. + +La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet +n'est pas révélée, c'est que la plupart des idées qui en font la base +existaient long-temps avant elle, et qu'elle n'est qu'un mélange confus +de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, +qu'une homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à +ses vues mondaines. Parcourez son livre; vous n'y verrez que des +histoires de la Bible et de l'Évangile, travesties en contes absurdes, +et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de +préceptes ridicules ou dangereux. Analysez l'esprit de ces préceptes et +la conduite de l'apôtre; vous n'y verrez qu'un caractère rusé et +audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est +vrai, les passions du peuple qu'il veut gouverner. Il parle à des hommes +simples et crédules, il leur suppose des prodiges; ils sont ignorants et +jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science; ils sont pauvres +et avides, il excite leur cupidité par l'espoir du pillage; il n'a rien +à donner d'abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux; il +fait désirer la mort comme un bien suprême; il menace les lâches de +l'enfer; il promet le paradis aux braves; il affermit les faibles par +l'opinion de la fatalité; en un mot, il produit le dévouement dont il a +besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les +passions. + +Quel caractère différent dans notre doctrine! et combien son empire, +établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de +toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste? Combien sa +morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles +n'attestent-elles pas son émanation de la Divinité? Il est vrai que +plusieurs de ses dogmes s'élèvent au-dessus de l'entendement, et +imposent à la raison un respectueux silence; mais par-là même sa +révélation n'est que mieux constatée, puisque jamais les hommes +n'eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d'une main la +_Bible_, et de l'autre, les _quatre Évangiles_, le docteur commença de +raconter que, dans l'origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans +rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le +monde de rien; qu'ayant créé l'univers entier en six jours, il se trouva +fatigué le septième; qu'ayant placé un premier couple d'humains dans un +lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur +défendit néanmoins de goûter d'un fruit qu'il leur laissa sous la main; +que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui +n'était pas née) avait été condamnée à porter la peine d'une faute +qu'elle n'avait pas commise; qu'après avoir laissé le genre humain se +damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait +ordonné à un fils bien-aimé, qu'il avait engendré sans mère, et qui +était aussi âgé que lui, d'aller se faire mettre à mort sur terre; et +cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le +très-grand nombre continuait de se perdre; que, pour, remédier à ce +nouvel inconvénient, ce dieu, né d'une femme restée vierge, après être +mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour; et, sous la forme +d'un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des +hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter +à fond de la puissance de _lier_ et de _délier_, des moyens de purger +tout crime avec de l'eau et quelques paroles; quand, ayant proféré les +mots _indulgence_, pouvoir du _pape, grace suffisante_ ou _efficace_, il +fut interrompu par mille cris. C'est un _abus horrible_, dirent les +luthériens, de _prétendre_, pour de l'_argent_, remettre les _péchés_. +C'est une chose contraire au texte de l'Évangile, dirent les +calvinistes, de supposer une _présence véritable_. Le pape n'a pas le +droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes: et trente +sectes à la fois s'accusant mutuellement d'hérésie et d'erreur, il ne +fut plus possible de s'entendre. + +Après quelque temps, le silence s'étant rétabli, les musulmans dirent au +législateur: Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant +des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens? +n'est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice? +Dieu _immatériel_, _infini_, se faire _homme_! avoir un fils aussi âgé +que lui! ce dieu-homme devenir du pain que l'on mange et que l'on +digère! avons-nous rien de semblable à cela? Les chrétiens ont-ils le +_droit exclusif_ d'exiger une foi aveugle? et leur accorderez-vous des +_priviléges_ de croyance à notre détriment? + +Et des hommes sauvages s'étant avancés: Quoi, dirent-ils, parce qu'un +homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le +genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste! quel tyran +rendit jamais les enfants responsables des fautes de leurs pères! Quel +homme peut répondre des actions d'autrui! N'est-ce pas renverser toute +idée de justice et de raison? + +Et où sont, dirent d'autres, les témoins, les preuves de tous ces +prétendus faits allégués? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen +de preuves? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins; et +l'on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire! + +Alors un rabbin prenant la parole: «Quant aux faits, dit-il, nous en +sommes garants pour le fond: à l'égard de la forme et de l'emploi que +l'on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici +par leurs propres arguments; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons +la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils +se sont entés; et de là un raisonnement péremptoire: Ou notre loi est de +Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu'elle en diffère; ou notre +loi n'est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps.» + +Il faut distinguer, répondit le chrétien: votre loi est de Dieu, comme +_figurée_ et _préparative_, mais non pas comme _finale_ et _absolue_; +vous n'êtes que _le simulacre_ dont nous sommes _la réalité_. + +Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions; mais +elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout +entier sur des bases de _sens mystiques_, d'_interprétations +visionnaires_ et _allégoriques_; et ce système, violentant la lettre de +nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus +chimériques, et y trouve tout ce qu'il lui plaît, comme une imagination +vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un +_messie spirituel_ de ce qui, dans l'esprit de nos prophètes, n'était +qu'un _roi politique_: vous avez fait une rédemption du genre humain de +ce qui n'était que le rétablissement de notre nation: vous avez établi +une prétendue _conception virginale_ sur une phrase prise à contre-sens. +Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient; vous voyez +dans nos livres mêmes votre _trinité_, quoiqu'il n'en soit pas dit le +mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, +admise avec une foule d'autres opinions de tout culte et de toute secte, +dont se composa votre système dans le chaos et l'anarchie de vos trois +_premiers siècles_. + +À ces mots, transportés de fureur et criant au _sacrilège_, au +_blasphème_, les docteurs chrétiens voulurent s'élancer sur le juif. Et +des moines bigarrés de noir et de blanc s'étant avancés avec un drapeau +où étaient peints des _tenailles_, un _gril_, un _bûcher_ et ces mots: +_justice_, _charité_ et _miséricorde_: «Il faut, dirent-ils, faire un +_acte_ de _foi_ de ces _impies_, et les brûler pour la gloire de Dieu.» +Et déja ils traçaient le plan d'un bûcher, quand les musulmans leur +dirent d'un ton ironique: Voilà donc cette religion de _paix_, cette +morale _humble_ et _bienfaisante_ que vous nous avez vantée? Voilà cette +_charité évangélique_ qui ne combat l'_incrédulité_ que par la +_douceur_, et n'oppose aux _injures_ que la _patience_? Hypocrites! +c'est ainsi que vous trompez les nations; c'est ainsi que vous avez +propagé vos funestes erreurs! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la +_liberté_, la _tolérance_, la _paix_: êtes-vous devenus forts, vous avez +pratiqué la _persécution_, la _violence_..... + +Et ils allaient commencer l'histoire des guerres et des meurtres du +_christianisme_, quand le législateur réclamant le silence, suspendit ce +mouvement de discorde. + +«Ce n'est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d'un ton de voix +toujours humble et doux, ce n'est pas nous que nous voulons venger, +c'est la cause de Dieu, c'est sa gloire que nous défendons.» + +Et de quel droit, repartirent les _imams_, vous _constituez-vous ses +représentants_ plus que _nous_? Avez-vous des _privilèges_ que nous +_n'ayons pas_? êtes-vous d'_autres hommes que nous_? + +_Défendre Dieu_, dit un autre groupe, prétendre le venger, n'est-ce pas +insulter sa sagesse, sa puissance? Ne sait-il pas mieux que les hommes +ce qui convient à sa dignité? + +Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines. + +«Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que +vous avez le privilége exclusif de les comprendre.» Et alors, fiers de +trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi +allait triompher, lorsque le _môbed_ (grand-prêtre) des _Parsis_, ayant +demandé la parole, dit au législateur: + +«Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l'origine du +monde; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que +nous admettons; mais nous réclamons contre l'attribution qu'ils en font +à leur prophète Moïse, d'abord parce qu'ils ne sauraient prouver que les +livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage; qu'au +contraire nous offrons de démontrer, par vingt passages positifs, que +leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu'elle +provient de la connivence manifeste d'un grand-prêtre et d'un roi +désignés[28]; qu'ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des +lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, +vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce +qui compose aujourd'hui la doctrine théologique des juifs et de leurs +enfants les chrétiens. En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de +l'_immortalité_ de l'_ame_, ni d'une _vie ultérieure_, ni de l'_enfer_ +et du _paradis_, ni de la _révolte_ de l'_ange_, _principal auteur des +maux du genre humain_, etc. + +«_Moïse_ n'a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, +puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète +_Zerdoust_, dit _Zoroastre_, les évangélisa dans l'Asie.... Aussi, +ajouta le _môbed_ en s'adressant aux _rabbins_, n'est-ce que depuis +cette époque, c'est-à -dire après le siècle de vos premiers rois, que ces +idées apparaissent dans vos écrivains; et elles ne s'y montrent que par +degrés, et d'abord furtivement, selon les relations politiques que vos +pères eurent avec nos aïeux; ce fut surtout lorsque, vaincus et +dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent +transportés sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et qu'élevés +pendant trois générations successives dans notre pays, ils +s'imprégnèrent de mÅ“urs et d'opinions jusqu'alors repoussées comme +contraires à leur loi. Alors que notre roi _Kyrus_ les eut délivrés de +l'esclavage, leurs cÅ“urs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance; +ils devinrent nos imitateurs, nos disciples; les familles les plus +distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les +sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des +dogmes étrangers. + +«D'abord la masse du peuple, non émigrée, opposa le texte de la loi et +le silence absolu du prophète; mais la doctrine _pharisienne_ ou +_parsie_ prévalut: et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous +étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un _roi +restaurateur_ de votre puissance; nous annoncions un _Dieu réparateur_ +et _sauveur_: de la combinaison de ces idées, _vos esséniens_ firent la +base du _christianisme_: et, quoi qu'en supposent vos prétentions, +juifs, chrétiens, musulmans, _vous n'êtes_, dans votre _système des +êtres spirituels_, que des _enfants égarés_ de _Zoroastre_.» + +Le _môbed_, passant de suite au développement de sa religion, et +s'appuyant du _Sad-der_ et du _Zend-avesta_, raconta, dans le même ordre +que la _Genèse_, la création du monde en _six gahâns_: la formation d'un +premier homme et d'une première femme dans un lieu _céleste_, sous le +_règne du bien_; l'introduction du _mal_ dans le monde par la _grande +couleuvre, emblème d'Ahrimanes_; la révolte et les combats de ce génie +du _mal_ et des _ténèbres_ contre _Ormuzd_, dieu du _bien_ et de la +_lumière_; la division des anges en _blancs_ et en _noirs_, en _bons_ et +en _méchants_; leur ordre hiérarchique en _chérubins_, _séraphins_, +_trônes_, _dominations_, etc., la fin du _monde au bout de six mille +ans_; la venue de l'_agneau réparateur_ de la _nature_; le monde +nouveau; la _vie future_ dans des _lieux_ de _délices_ ou de _peines_: +le _passage_ des _ames_ sur le _pont_ de l'_abîme_; les cérémonies des +mystères de _Mithras_; le _pain azyme_ qu'y mangent les initiés; le +_baptême_ des _enfants_ nouveau-nés; les _onctions_ des _morts_, et les +_confessions_ de leurs _péchés_. En un mot, il exposa tant de choses +analogues aux trois religions précédentes, qu'il semblait que ce fût un +commentaire ou une continuation du _Qôran_ et de l'_Apocalypse_. + +Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet +exposé, et traitant les _parsis_ d'idolâtres et d'_adorateurs du feu_, +les taxèrent de mensonge, de supposition, d'altération de faits: et il +s'éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur +succession et sur leur série; sur la source première des opinions, sur +leur transmission de peuple à peuple, sur l'authenticité des livres qui +les établissent, sur l'époque de leur composition, le caractère de leurs +rédacteurs, la valeur de leurs témoignages; et les divers partis, se +démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des +apocryphités, s'accusèrent mutuellement d'avoir établi leur croyance sur +des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables +absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des +écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou +fausses. + +D'autre part un grand murmure s'excita sous les drapeaux des sectes +_indiennes_; et les _brahmanes_, protestant contre les prétentions des +juifs et des parsis, dirent: Quels sont ces peuples nouveaux et presque +inconnus qui s'établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des +nations et les dépositaires de leurs archives? À entendre leurs calculs +de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que +d'hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs +milliers de siècles. Et de _quel droit_ leurs livres seraient-ils +préférés aux nôtres? Les _Védas_, les _Chastras_, les _Pourans_, +sont-ils donc inférieurs aux _Bibles_, au _Zend-avesta_, au _Sad-der_? +Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des +dieux et des pères des Occidentaux? Ah! s'il nous était permis d'en +révéler les mystères à des hommes profanes! si un voile sacré ne devait +pas couvrir notre doctrine à tous les regards!.... + +Et les brahmanes s'étant tus à ces mots: «Comment admettre votre +doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas? Et +comment ses premiers auteurs l'ont-ils propagée, alors qu'étant seuls à +la posséder, leur propre peuple leur était profane? Le ciel la +révéla-t-il pour la taire?» + +Mais les brahmanes persistant à ne pas s'expliquer: «Nous pouvons leur +laisser les honneurs du secret, dit un homme d'Europe. Désormais leur +doctrine est à découvert; nous possédons leurs livres, et je puis vous +en résumer la substance.» + +En effet, en analysant les _quatre Védas_, les _dix-huit Pourans_ et les +_cinq_ ou _six Chastras_, il exposa comment un être immatériel, infini, +éternel et _rond_, après avoir passé un temps sans bornes à se +_contempler_, voulant enfin se _manifester_, sépara les _facultés mâle_ +et _femelle_ qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le +_lingam_ est resté l'emblême; comment de ce premier acte naquirent, +trois _puissances divines_, appelées _Brahma_, _Bichen_ ou _Vichenou_, +et _Chib_ ou _Chiven_, chargées, la première de _créer_, la seconde de +_conserver_, la troisième de _détruire_ ou de _changer_ les formes de +l'univers: et, détaillant l'histoire de leurs opérations et de leurs +aventures, il expliqua comment _Brahma_, fier d'avoir créé le monde et +les huit sphères de _purifications_, s'étant préféré à son égal _Chib_, +ce mouvement d'orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les +_globes_ ou _orbites célestes_, _comme un panier d'Å“ufs_; comment +_Brahma_, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à +_Chib_, métamorphosé en _lingam_; comment _Vichenou_, dieu médiateur, a +pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour +_conserver_ le monde: comment d'abord, sous celle de _poisson_, il sauva +du _déluge universel_ une famille qui repeupla la terre; comment +ensuite, sous la forme d'_une tortue_, il tira de _la mer de lait_ la +montagne _Mandreguiri_ (le pôle); puis, sous celle de _sanglier_, +déchira le ventre du géant _Erennîachessen_, _qui submergeait_ la terre +dans l'abîme du _Djôle_, dont il la retira sur ses défenses; comment +incarné sous la forme _de berger noir_, et sous le nom de _Chris-en_, +_il délivra le monde_ du venimeux serpent _Calengam_, et parvint, après +en avoir été _mordu au pied, à lui écraser la tête_. + +Puis, passant à l'histoire des _génies secondaires_, il raconta comment +l'_Éternel_, _pour faire éclater sa gloire_, avait créé divers ordres +d'_anges_, chargés de chanter ses louanges et de diriger l'univers; +comment une partie de ces _anges se révoltèrent_ sous la conduite d'_un +chef ambitieux_, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout +gouverner; comment _Dieu_ les précipita dans le monde de ténèbres, pour +y subir le traitement de leur _malfaisance_; comment ensuite, touché de +compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grace +après qu'ils eurent subi de longues épreuves; comment à cet effet ayant +créé _quinze orbites_ ou _régions de planètes_, et des corps pour les +habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir _quatre-vingt-sept +transmigrations_; il expliqua comment _les ames ainsi purifiées_ +retournaient à la _source première, à l'océan de vie et d'animation_ +dont elles étaient émanées; comment tous les êtres vivants contenant une +portion de cette _ame universelle_, il était très-coupable de les en +priver. Enfin il allait développer les _rites_ et les _cérémonies_, +lorsqu'ayant parlé des _offrandes_ et des _libations de lait_ et _de +beurre à des dieux de cuivre et de bois_, et _des purifications_ par la +_fiente_ et l'_urine de vache_, il s'éleva de toutes parts des murmures +mêlés d'éclats de rire, qui interrompirent l'orateur. + +Et chaque groupe raisonnant sur cette religion: «Ce sont des idolâtres, +dirent les musulmans, il faut les exterminer..... Ce sont des cerveaux +dérangés, dirent les sectateurs de _Confutzée_, qu'il faut tâcher de +guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces +marmousets graisseux et enfumés, qu'on lave comme des enfants +malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui +viennent les salir d'ordures!» + +Et un brahmane indigné, prenant la parole: Ce sont des mystères +profonds, s'écria-t-il, des emblêmes de vérités que vous n'êtes pas +dignes d'entendre. + +_De quel droit_, répondit un _lama_ du Tibet, en êtes-vous plus dignes +que nous! Est-ce parce que vous vous _prétendez issus de la tête de +Brahma_, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des +humains? Mais, pour soutenir l'orgueil de vos distinctions d'_origines_ +et de _castes_, prouvez-nous d'abord que vous êtes d'autres hommes que +nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que +vous nous racontez: prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de +toute cette doctrine; car nous, s'il le faut, nous prouverons que vous +n'en êtes que les _plagiaires_ et les _corrupteurs_; que vous n'êtes que +les imitateurs de l'ancien paganisme des Occidentaux, auquel vous avez, +par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre +_Dieu_; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre +avant que _Boudh_ l'eût enseignée aux nations. + +Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et +quel était ce _dieu_, dont la plupart n'avaient jamais ouï le nom, le +_lama_ reprit la parole et dit: + +Qu'au _commencement_ un _Dieu unique_, existant par lui-même, après +avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, +voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière +du _monde_; que les _quatre éléments_ étant produits, mais encore +_confus_, il _souffla_ sur _les eaux_, qui s'enflèrent comme une _bulle_ +immense de la forme d'un _Å“uf_, laquelle en se développant devint la +_voûte et l'orbe du ciel_ qui _enceint le monde_; qu'ayant fait la terre +et les _corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement_, leur départit, +pour les animer, une _portion_ de _son être_; qu'à ce titre, l'_ame_ de +tout ce qui respire étant une fraction de l'_ame universelle_; aucune +_ne périt_, mais que seulement elles _changent_ de _moule_ et de +_forme_, en _passant_ successivement _en des corps divers_; que de +toutes les formes, celle qui plaît le plus à l'_Être divin_ est celle de +l'_homme_, comme approchant le plus de ses perfections; que quand un +homme, par un dégagement absolu de ses sens, _s'absorbe dans la +contemplation de lui-même_, il parvient à y découvrir la _Divinité_, et +il la devient en effet; que parmi les _incarnations_ de cette espèce que +_Dieu_ a déja revêtues, l'une des plus saintes et des plus solennelles +fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le +_Kachemire_, sous le nom de _Fôt_ ou _Boudh_, pour enseigner la doctrine +de l'_anéantissement_, du _renoncement à soi-même_. Et traçant +l'histoire de _Fôt_, le lama dit qu'il _était né du côté droit d'une +vierge de sang royal_, qui _n'avait_ pas _cessé d'être vierge en +devenant mère_; que _le roi du pays_, inquiet de sa naissance, _voulut +le faire périr_, et _qu'il fit massacrer tous les mâles nés à son +époque_; que, sauvé par des pâtres, _Boudh_ en mena la vie _dans le +désert_ jusqu'à _l'âge de trente ans_, où il _commença sa mission_ +d'éclairer les hommes, et de les _délivrer des démons_; qu'il fit une +foule de _miracles_ les plus étonnants; qu'il vécut dans le _jeûne_ et +dans les pénitences les plus rudes, et qu'il laissa en mourant un livre +à ses disciples, où était contenue sa doctrine; et le _lama_, commença +de lire... + +«Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit _Fôt_, +devient un parfait _samanéen_ (homme céleste). + +«Celui qui pratique mes préceptes jusqu'au quatrième degré de +perfection, acquiert la faculté de voler en l'air, de faire mouvoir le +ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter). + +«Le samanéen rejette les richesses, n'use que du plus étroit nécessaire; +il mortifie son corps; ses passions sont muettes; il ne désire rien; il +ne s'attache à rien; il médite sans cesse ma doctrine; il souffre +patiemment les injures; il n'a point de haine contre son prochain. + +«Le _ciel_ et la _terre périront_, dit _Fôt_: méprisez donc votre corps +composé de quatre éléments _périssables_, et ne songez qu'à votre ame +_immortelle_. + +«_N'écoutez pas la chair_: les passions produisent la crainte et le +chagrin; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin. + +«Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit _Fôt_, revient +parmi les hommes jusqu'à ce qu'il la pratique.» + +Le _lama_ allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, +s'écrièrent que c'était leur propre religion que l'on altérait, que +_Fôt_ n'était que _Iêsous_ lui-même _défiguré_, et que les _lamas_ +n'étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis. + +Mais le _lama_, soutenu de tous les _chamans_, _bonzes_, _gonnis_, +_talapoins_ de _Siam_, de _Ceylan_, du _Japon_, de _la Chine_, prouva +aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des _samanéens_ +était répandue dans tout l'Orient plus de mille ans avant le +christianisme; que leur nom était cité dès avant l'époque d'_Alexandre_, +et que _Boutta_ ou _Boudh_ était mentionné long-temps avant _Iêsous_. Et +rétorquant contre eux leur prétention: «Prouvez-nous maintenant, leur +dit-il, que vous mêmes n'êtes pas des _samanéens dégénérés_; que l'homme +dont vous faites _l'auteur de votre secte_ n'est pas _Fôt_ lui même +altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à +l'époque que vous nous citez; car, pour nous, fondés sur l'absence de +tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement; et nous +soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des +_mithriaques de Perse_ et des _esséniens_ de _Syrie_, qui n'étaient +eux-mêmes que des _samanéens_ réformés.» + +À ces mots, les _chrétiens_ jetant de grands cris, une nouvelle dispute +plus violente allait s'élever, lorsqu'un groupe _de chamans chinois_ et +de _talapoins de Siam_, s'avançant en scène, dirent qu'ils allaient +mettre d'accord tout le monde; et l'un d'eux prenant la parole: «Il est +temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en +levant pour vous le voile de la _doctrine intérieure_ que _Fôt_ +lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples. + +«Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères; +tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, +ne sont que des allégories, des emblêmes mythologiques, sous lesquels +sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des +opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des +astres. + +«La vérité est que _tout se réduit au néant_; que tout est _illusion_, +_apparence_, _songe_; que la _métempsycose morale_ n'est que le sens +figuré de la _métempsycose physique_, de ce _mouvement successif_ par +lequel les éléments d'un _même corps_ qui ne périssent point, passent, +quand il se dissout, dans d'autres _milieux_ et forment d'autres +combinaisons. L'_ame_ n'est que le _principe vital_ qui résulte des +_propriétés de la matière_ et du jeu des éléments dans les corps où ils +créent un _mouvement_ spontané. Supposer que ce _produit_ du jeu des +organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste +quand ils ne sont plus, c'est un roman peut-être agréable, mais +réellement chimérique de l'imagination abusée. _Dieu_ lui-même n'est +autre chose que le _principe moteur_, que la _force occulte répandue +dans les êtres_; que la _somme de leurs lois et de leurs propriétés_; +_que le principe animant_, en un mot, l'_ame_ de l'_univers_; laquelle, +à raison de l'infinie variété de ses rapports et de ses opérations, +considérée tantôt comme _simple_ et tantôt comme _multiple_, tantôt +comme _active_ et tantôt comme _passive_, a toujours présenté à l'esprit +humain une énigme insoluble. Tout ce qu'il peut y comprendre de plus +clair, c'est que la matière ne périt point; qu'elle possède +essentiellement des propriétés par lesquelles le _monde_ est régi comme +un _être vivant_ et organisé; que la connaissance de ces _lois_, par +rapport à l'homme, est ce qui constitue la _sagesse_; que la _vertu et +le mérite_ résident dans leur _observation_; et _le mal_, _le péché_, +_le vice_, dans leur _ignorance_ et _leur infraction_; que le _bonheur_ +et le _malheur_ en sont le résultat, par la même _nécessité_ qui fait +que les _choses pesantes descendent, que les légères s'élèvent_, et par +une fatalité de causes et d'effets dont la chaîne remonte depuis le +dernier atome jusqu'aux astres les plus élevés. Voilà ce qu'a révélé au +lit du trépas notre _Boudah Somona Goutama_.» + +À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s'écrièrent que +cette doctrine était un pur _matérialisme_; que ceux qui la professaient +étaient des _impies_, des _athées_, _ennemis_ de _Dieu_ et des hommes, +qu'il fallait _exterminer_.--«Hé bien, répondirent les _chamans_, +supposons que nous soyons en erreur; cela peut être, car le _premier +attribut de l'esprit humain_ est d'être _sujet à l'illusion_; mais de +quel droit _ôterez-vous à des hommes comme vous_, _la vie_ que le ciel +leur a donnée? Si _ce ciel_ nous _tient pour coupables_, _nous a en +horreur_, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu'à vous? Et +s'il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d'être moins +indulgents? Hommes pieux, qui parlez de _Dieu_ avec tant de certitude et +de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est: faites-nous comprendre ce +que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez _Dieu_ et +_ame_, _substance sans matière_, _existence sans corps_, _vie sans +organes ni sensations_. Si vous connaissez ces êtres par _vos sens_ ou +par leur _réflexion_, rendez-nous-les de même perceptibles: que si vous +n'en parlez que sur _témoignage_ et _par tradition_, montrez-nous un +récit uniforme, et donnez à notre croyance des _bases_ identiques et +fixes.» + +Alors il s'éleva entre les théologiens une grande controverse sur +_Dieu_, et sur _sa nature_; sur sa _manière d'agir_ et de se +_manifester_; sur _la nature_ de l'_ame_ et _son union_ avec le _corps_; +sur son _existence avant les organes_, ou seulement depuis leur +_formation_; _sur la vie future et sur l'autre monde_: et chaque secte, +chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant +son dissentiment de raisons plausibles, d'autorités respectables, et +cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable +de contradictions. + +Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à +son premier but: «Chefs et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes +venus en présence pour la _recherche de la vérité_; et d'abord chacun de +vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite; mais apercevant la +contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu'il fallait les soumettre +à un régulateur commun d'évidence, les rapporter à un terme général de +comparaison, et vous êtes convenus d'exposer chacun vos preuves de +croyance. Vous avez allégué des faits; mais chaque religion, chaque +secte ayant _également_ ses miracles et ses martyrs, chacune produisant +_également_ des témoignages et les soutenant de son dévouement à la +mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier +point. + +«Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement; mais les mêmes +arguments s'appliquant _également_ à des thèses contraires; les mêmes +assertions, également gratuites, étant _également_ avancées et +repoussées; l'assentiment de chacun _étant dénié par les mêmes droits_, +rien ne s'est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes +a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés; car, à travers les +diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté +un fond ressemblant, un canevas commun; et chacun de vous s'en +prétendant l'inventeur _autographe_, le dépositaire premier, vous vous +êtes taxés les uns les autres d'être des _altérateurs_ et des +_plagiaires_; et il naît de là une question épineuse de _transmission +de peuple à peuple_ des _idées religieuses_. + +«Enfin, pour combler l'embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces +idées elles-mêmes, il s'est trouvé qu'elles vous étaient à tous confuses +et même étrangères; qu'elles portaient sur des bases inaccessibles à vos +sens; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d'en juger, et qu'à +leur égard vous conveniez vous-mêmes de n'être que les échos de vos +pères: de là cette autre question de savoir _comment elles ont pu venir +à vos pères, qui, eux-mêmes_, n'avaient pas d'autres moyens que vous de +les concevoir: de manière que, d'une part, la _succession de ces idées +étant_ inconnue, d'autre part leur origine et leur existence dans +l'entendement étant un mystère, tout l'édifice de vos opinions +théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et +d'histoire... + +«Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu'elles puissent +être, ont une origine quelconque; comme les idées les plus abstraites et +les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une +cause, quelle qu'elle soit, il s'agit de remonter à cette origine, de +découvrir quel fut ce modèle; en un mot, de savoir d'où sont venues, +dans l'entendement de l'homme, ces idées maintenant si obscures de la +_divinité_, de l'_ame_, de tous les _êtres immatériels_ qui font la base +de tant de systèmes, et de démêler la _filiation_ qu'elles ont suivie, +les _altérations_ qu'elles ont éprouvées dans leur succession et leurs +embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs +études sur ces objets, qu'ils s'avancent et qu'ils tentent de dissiper, +à la face des nations, l'obscurité des opinions où depuis si long-temps +elles s'égarent. + + + + +CHAPITRE XXII. + +Origine et filiation des idées religieuses. + + +À ces mots, un groupe nouveau, formé à l'instant d'hommes de divers +étendards, mais lui-même n'en arborant point, s'avança dans l'arène; et +l'un de ses membres portant la parole, dit: + +«Législateur, ami de l'évidence et de la vérité! + +«Il n'est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous +traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée +n'a, jusqu'à ce moment, cessé d'y rencontrer des obstacles accessoires, +et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par +l'intolérance de chaque système; mais puisqu'enfin il lui est permis de +se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au +jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus +raisonnable à des esprits dégagés de préjugés; et nous l'exposerons, non +avec la prétention d'en imposer la croyance, mais avec l'intention de +provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements. + +«Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples! d'épaisses +ténèbres couvrent la nature, l'origine, l'histoire des dogmes que vous +enseignez: imposés par la force et l'autorité, inculqués par +l'éducation, entretenus par l'exemple, ils se perpétuent d'âge en âge, +et affermissent leur empire par l'habitude et l'inattention. Mais si +l'homme, éclairé par la réflexion et l'expérience, rappelle à un mûr +examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de +disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent +son raisonnement. + +«D'abord, remarquant la diversité et l'opposition des croyances qui +partagent les nations, il s'enhardit contre l'infaillibilité que toutes +s'arrogent; et, s'armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit +que les _sens_ et la _raison_, _émanés immédiatement de Dieu_, ne sont +pas une _loi moins sainte_, un guide moins sûr que les _codes médiats_ +et _contradictoires_ des prophètes. + +«S'il examine ensuite le tissu de ces _codes_ eux-mêmes, il observe que +leurs _lois_ prétendues _divines_, c'est-à -dire _immuables_ et +_éternelles_, sont nées par _circonstances_ de temps, de lieux et de +personnes; qu'elles dérivent les unes des autres dans une espèce d'ordre +généalogique, puisqu'elles s'empruntent mutuellement un fonds commun et +ressemblant d'idées, que chacune modifie à son gré. + +«Que s'il remonte à la source de ces idées, il trouve qu'elle se perd +dans la nuit des temps, dans l'enfance des peuples, jusqu'à l'origine du +monde même, à laquelle elles se disent liées; et là , placées dans +l'obscurité du chaos et dans l'empire fabuleux des traditions, elles se +présentent accompagnées d'un état de choses si prodigieux, qu'il semble +interdire tout accès au jugement; mais cet état même suscite un premier +raisonnement, qui en résout la difficulté; car, si les faits prodigieux +que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé; si, +par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversations d'un +seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les _livres sacrés_ des +Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il +faut convenir que la _nature_ d'alors différait entièrement de celle qui +subsiste; que les hommes actuels n'ont rien de commun avec ceux de ces +siècles-là , et qu'ils ne doivent plus s'en occuper. + +«Si, au contraire, ces faits prodigieux n'ont pas réellement existé dans +l'ordre physique, dès lors on conçoit qu'ils sont du genre des créations +de l'entendement; et sa nature, capable encore aujourd'hui des +compositions les plus fantastiques, rend d'abord raison de l'apparition +de ces monstres dans l'histoire; il ne s'agit plus que de savoir comment +et pourquoi ils se sont formés dans l'imagination: or, en examinant avec +attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu'ils +combinent et qu'ils associent, et pesant avec soin toutes les +circonstances qu'ils allèguent, l'on parvient à découvrir, à ce premier +état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature; on +s'aperçoit que ces récits d'un genre fabuleux ont un sens figuré autre +que le sens apparent; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits +simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été +dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l'esprit humain; +par la confusion des signes qu'il a employés pour peindre les objets; +par l'équivoque des mots, le vice du langage, l'imperfection de +l'écriture; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles +si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les _puissances +physiques_ de la nature, les _éléments_, les _vents_, les _astres_, et +les _météores_, qui ont été _personnifiés_ par le mécanisme nécessaire +du langage et de l'entendement; que leur _vie_, leurs _mÅ“urs_, leurs +_actions_ ne sont que le jeu de _leurs opérations_, de _leurs rapports_; +et que toute leur prétendue histoire n'est que la description de leurs +phénomènes, tracée par les premiers physiciens qui les observèrent, et +prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l'entendit pas, ou par les +générations suivantes, qui l'oublièrent. On reconnaît, en un mot, que +tous les dogmes théologiques sur l'_origine du monde_, sur la _nature de +Dieu_, la _révélation_ de ses lois, l'_apparition_ de sa personne, ne +sont que des récits de faits astronomiques, que des _narrations figurées +et emblématiques du jeu_ des constellations. On se convaincra que l'idée +même de la _divinité_, cette idée aujourd'hui si obscure, n'est, dans +son modèle primitif, que celle des _puissances physiques_ de +_l'univers_, considérées tantôt comme _multiples_ à raison de leurs +_agents_ et de leurs _phénomènes_, et tantôt comme un être _unique_ et +_simple_ par l'_ensemble_ et le rapport de toutes leurs parties: en +sorte que l'être appelé _Dieu_ a été tantôt le _vent_, le _feu_, +l'_eau_, _tous les éléments_; tantôt le _soleil_, les _astres_, les +_planètes_ et leurs influences; tantôt la _matière_ du _monde visible_, +la _totalité_ de l'univers; tantôt les _qualités_ abstraites et +métaphysiques, telles que _l'espace, la durée, le mouvement et +l'intelligence_; et toujours avec ce résultat, que _l'idée de la +divinité_ n'a point été une _révélation miraculeuse d'êtres invisibles_, +mais une _production naturelle de l'entendement_, une opération de +l'esprit humain; dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions +dans la connaissance du monde physique et de ses agents. + +«Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations +célestes; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses +surnaturel: la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses +propres monuments, dément d'abord toutes ces assertions; mais de plus, +un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les +faits incertains et douteux du passé. _De ce que l'homme n'acquiert et +ne reçoit d'idées que par l'intermède de ses sens_, il suit avec +évidence que toute notion qui s'attribue une autre origine que celle de +l'expérience et des sensations, est la supposition erronée d'un +raisonnement dressé dans un temps postérieur: or, il suffit de jeter un +coup d'Å“il réfléchi sur les systèmes sacrés de _l'origine du monde, +l'action des dieux_, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, +l'anticipation d'un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après; +et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne +trouve pas sa preuve dans l'ordre naturel, et n'admettant pour bon +_système historique_ que celui qui s'accorde avec les vraisemblances, la +raison établit le sien, et dit avec assurance: + +«Avant qu'une nation eût reçu d'une autre nation des dogmes déja +inventés; avant qu'une génération eût hérité des idées acquises par une +génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n'existait +encore dans le monde. Enfants de la nature, les premiers humains, +antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent +sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques; ni de +rites fondés sur des usages et des arts à naître; ni de préceptes qui +supposent un développement de passions; ni de codes qui supposent un +langage, un état social encore au néant; ni de _divinité_, dont tous les +attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à +un état _despotique_ de gouvernement; ni enfin d'ame et de tous ces +êtres métaphysiques que l'on dit ne point tomber sous les sens, et à qui +cependant, par toute autre voie, l'accès à l'entendement demeure +impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un +cercle nécessaire de faits préalables; il fallut que des essais répétés +et lents apprissent à l'homme brut l'usage de ses organes; que +l'expérience accumulée de générations successives eût inventé et +perfectionné les moyens de la vie, et que l'esprit, dégagé de l'entrave +des premiers besoins, s'élevât à l'art compliqué de comparer des idées, +d'asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits. + + +§. I. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances +physiques de la nature. + +«Ce ne fut qu'après avoir franchi ces obstacles et parcouru déja une +longue carrière dans la nuit de l'histoire, que l'homme, méditant sur +sa condition, commença de s'apercevoir qu'il était soumis à des _forces +supérieures_ à la sienne et _indépendantes_ de sa volonté. Le soleil +l'éclairait, l'échauffait; le feule brûlait, le tonnerre l'effrayait, +l'eau le suffoquait, le vent l'agitait; tous les êtres exerçaient sur +lui une _action puissante_ et _irrésistible_. Long-temps automate, il +subit cette action sans en rechercher la cause; mais du moment qu'il +voulut s'en rendre compte, il tomba dans _l'étonnement_; et passant de +la surprise d'une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma +une série de raisonnements. + +«D'abord, considérant l'_action_ des éléments sur lui, il conclut de sa +part une _idée de faiblesse_, _d'assujettissement_, et de leur part une +idée de _puissance_, _de domination_; et cette idée de _puissance_ fut +le type primitif et fondamental de toute idée de la _divinité_. + +«Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui +des sensations de _plaisir_ ou de _douleur_, de _bien_ ou de _mal_: par +un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l'_amour_ ou +de l'_aversion_; il _désira_ ou _redouta_ leur présence: et la _crainte_ +ou l'_espoir_ furent le principe de toute idée de _religion_. + +«Ensuite, _jugeant_ de tout par _comparaison_, et remarquant dans ces +êtres _un mouvement spontané_ comme le sien, il supposa à ce mouvement +une _volonté_, une _intelligence_ de l'espèce de la sienne; et de là , +par induction, il fit un nouveau raisonnement.--Ayant éprouvé que +certaines pratiques envers ses semblables avaient l'effet de modifier à +son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces +pratiques avec les _êtres puissants_ de l'univers; il se dit: «Quand mon +semblable, plus _fort_ que moi, veut me faire du mal, je _m'abaisse_ +devant lui, et ma _prière_ a l'art de le calmer. Je prierai les _êtres +puissants_ qui me frappent; je supplierai les _intelligences_ des vents, +des astres, des eaux, et elles m'entendront; je les conjurerai de +_détourner les maux_, de _me donner_ les biens dont elles disposent; je +les toucherai par _mes larmes_, je les fléchirai par _mes dons_, et je +_jouirai_ du _bien-être_.» + +«Et l'homme, simple dans l'enfance de sa raison, parla au soleil, à la +lune; il anima de son esprit et de ses passions les _grands agents_ de +la nature; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer +leurs lois inflexibles: erreur funeste! Il pria la pierre de monter, +l'eau de s'élever, les montagnes de se transporter, et substituant un +monde fantastique au monde véritable, il se constitua des _êtres +d'opinion_, pour l'épouvantail de son esprit et le tourment de sa race. + +«Ainsi les idées de _Dieu_ et de _religion_, à l'égal de toutes les +autres, ont pris leur origine dans les objets physiques, et ont été, +dans l'entendement de l'homme, le produit de ses sensations, de ses +besoins, des circonstances de sa vie et de l'état progressif de ses +connaissances. + +«Or, de ce que les _idées_ de la _divinité_ eurent pour premiers +_modèles_ les êtres physiques, il résulta que la _divinité_ fut d'abord +variée et _multiple_, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: +chaque être fut une _puissance_, un _génie_; et l'univers pour les +premiers hommes fut rempli de dieux innombrables. + +«Et de ce que les _idées_ de la _divinité_ eurent pour _moteurs_ les +_affections_ du cÅ“ur humain, elles subirent un ordre de division calqué +sur ses sensations de _douleur_ et de _plaisir_, d'_amour_ ou de +_haine_; les _puissances_ de la _nature_, les dieux, les génies furent +partagés en _bienfaisants_ et en _malfaisants_, en _bons_ et en +_mauvais_; et de là l'universalité de ces deux caractères dans tous les +systèmes de religion. + +«Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs +inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les +bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages +n'avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements: +affectés de plus de maux qu'ils n'éprouvaient de jouissances, leur +sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la +_terreur_; leur culte se bornait à quelques pratiques de salut, et +d'offrande à des êtres qu'ils se peignaient _féroces_ et _avides_ comme +eux. Dans leur état d_'égalité_ et _d'indépendance_, nul ne +s'établissait médiateur auprès de dieux _insubordonnés et pauvres_ comme +lui-même. Nul n'ayant de superflu à donner, il n'existait ni parasite +sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous +le nom d'autel; le dogme et la _morale_ confondus n'étaient que la +_conservation_ de soi-même; et la religion, idée arbitraire, sans +influence sur les rapports des hommes entre eux, n'était qu'un vain +hommage rendu aux _puissances visibles_ de la _nature_. + +«Telle fut l'origine nécessaire et première de toute idée de la +divinité.» + +Et l'orateur s'adressant aux nations sauvages: + +«Nous vous le demandons, hommes qui n'avez pas reçu d'idées étrangères +et factices; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d'autres? Et +vous, docteurs, nous vous en attestons; dites-nous si tel n'est pas le +témoignage unanime de tous les anciens monuments? + + +§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme. + +«Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus +méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés +tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes et des symboles +figurés; et ce culte fut encore l'effet des connaissances de l'homme en +physique, et dériva immédiatement des causes premières de l'état social, +c'est-à -dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent +comme éléments dans la formation de la société. + +«En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce +fut pour eux une nécessité d'étendre leurs moyens de subsistance, et par +conséquent de s'adonner à l'agriculture: or, l'agriculture, pour être +exercée, exigea l'observation et la connaissance des cieux. Il fallut +connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des +mêmes phénomènes de la voûte des cieux; en un mot, il fallut régler la +durée, la succession des saisons et des mois de l'année. Ce fut donc un +besoin de connaître d'abord la marche du _soleil_, qui, dans sa +révolution _zodiacale_, se montrait le premier et suprême agent de toute +création; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait +et distribuait le temps; enfin des étoiles et même des planètes, qui, +par leurs apparitions et disparitions sur l'horizon et l'hémisphère +nocturnes, formaient de moindres divisions; enfin il fallut dresser un +système entier d'astronomie, un calendrier; et de ce travail résulta +bientôt et spontanément une manière nouvelle d'envisager les _puissances +dominatrices_ et _gouvernantes_. Ayant observé que les _productions +terrestres_ étaient dans des rapports réguliers et constants avec les +_êtres célestes_; que la _naissance_, l'_accroissement_, le +_dépérissement_ de chaque plante étaient liés à l'_apparition_, à +l'_exaltation_, au _déclin_ d'un même astre, d'un même groupe d'étoiles; +qu'en un mot la langueur ou l'activité de la végétation semblaient +dépendre d'_influences célestes_, les hommes en conclurent une idée +d'_action_, de _puissance_ de ces _êtres célestes, supérieurs_, sur les +corps terrestres; et les astres dispensateurs d'abondance ou de disette, +devinrent des _puissances_, des _génies_, des _dieux_ auteurs des +_biens_ et des _maux_. + +«Or, comme l'état social avait déja introduit une hiérarchie méthodique +de rangs, d'emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner +par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur +théologie; et il en résulta un système compliqué de _divinités +graduelles_, dans lequel le _soleil, dieu premier_, fut un _chef_ +militaire, un _roi_ politique; la _lune_, une _reine_ sa compagne; les +_planètes_, des serviteurs, des porteurs d'ordre, des messagers; et la +multitude des _étoiles_, un _peuple_, une _armée_ de héros, de _génies_ +chargés de _régir_ le _monde_ sous les ordres de leurs officiers; et +chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses +rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son +appellation. + +«Et comme l'état social avait introduit des usages et des pratiques +composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables: les +cérémonies, d'abord simples et privées, devinrent publiques et +solennelles; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les +rites plus méthodiques; on établit des lieux d'assemblée, et l'on eut +des chapelles, des temples; on institua des officiers pour administrer, +et l'on eut des pontifes, des prêtres; on convint de formules, +d'époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais +dans ce développement, elle n'altéra point ses premiers principes, et +l'idée de _Dieu_ fut toujours l'idée d'_êtres physiques_ agissant en +_bien_ ou en _mal_, c'est-à -dire imprimant des sensations de _peine_ ou +de _plaisir_; le _dogme_ fut la connaissance de _leurs lois_ ou manières +d'agir; la _vertu_ et le _péché_, l'observation ou l'infraction de ces +lois; et la _morale_, dans sa simplicité native, fut une _pratique_ +judicieuse de tout ce qui _contribue à la conservation de l'existence, +au bien-être de soi et de ses semblables_. + +«Si l'on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous +répondrons, sur l'autorité des monuments de l'astronomie elle-même, que +ses principes paraissent remonter avec certitude au delà de quinze mille +ans: et si l'on demande à quel peuple il doit être attribué, nous +répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions unanimes, +l'attribuent aux premières peuplades de l'_Égypte_: et lorsque le +raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances +physiques qui ont pu le susciter; lorsqu'il y rencontre à la fois une +zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de +l'équateur et des brumes du nord; lorsqu'il y trouve le point central de +la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant +docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans +exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux +contrées les plus riches, il conçoit que l'habitant du _Nil, agricole_ +par la nature de son sol, _géomètre_ par le besoin annuel de mesurer ses +possessions, _commerçant_ par la facilité de ses communications, +_astronome_ enfin par l'état de son ciel, sans cesse ouvert à +l'observation, dut le premier passer de la condition _sauvage_ à l'état +social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales +qui sont propres à l'homme civilisé. + +«Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race +noire, que s'organisa le système compliqué du _culte des astres_, +considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les +travaux de l'agriculture; et ce premier culte, caractérisé par leur +adoration sous leurs _formes_ ou leurs _attributs naturels_, fut une +marche simple de l'esprit humain: mais bientôt la multiplicité des +objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué +les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion +aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets. + + +§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie. + +«Dès l'instant où le peuple agricole eut porté un regard observateur sur +les astres, il sentit le besoin d'en distinguer les individus ou les +groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s'entendre dans +leur désignation: or, une grande difficulté se présenta pour cet objet: +car d'un côté les corps célestes, semblables en formes, n'offraient +aucun caractère spécial pour être dénommés; de l'autre, le langage, +pauvre en sa naissance, n'avait point d'expressions pour tant d'idées +neuves et _métaphysiques_. Le mobile ordinaire du génie, le _besoin_, +sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le +renouvellement et l'apparition périodiques des productions terrestres +étaient constamment _associés_ au _lever_ ou au _coucher_ de certaines +étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de +toute comparaison, l'esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa +pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait; +et leur appliquant un même signe, il donna aux _étoiles_ ou aux +_groupes_ qu'il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui +leur répondaient. + +«Ainsi l'Ethiopien de Thèbes appela _astres_ de l'_inondation_ ou du +_verse-eau_, ceux sous lesquels le fleuve commençait son _débordement_; +_astres_ du _bÅ“uf_ ou du _taureau_, ceux sous lesquels il convenait +d'appliquer la charrue à la terre; _astres du lion_, ceux où cet animal, +chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve; +_astres_ de l'épi ou de _la vierge moissonneuse_, ceux où se recueillait +la moisson; _astres_ de l'_agneau_, _astres_ des _chevreaux_, ceux où +naissent ces animaux précieux: et ce premier moyen résolut une première +partie des difficultés. + +«D'autre part, l'homme avait remarqué, dans les êtres qui +l'environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce; +et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les +désigner; par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser +ses idées; et, transportant le nom déja inventé à tout ce qui présentait +une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage +d'une métaphore perpétuelle. + +«Ainsi le même _Éthiopien_, ayant observé que le retour de l'inondation +répondait constamment à l'apparition d'une très-belle étoile qui, à +cette époque, se montrait vers _la source du Nil_, et semblait +_avertir_ le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara +cette action à celle de l'animal qui, par son _aboiement_, avertit d'un +danger, et il appela cet astre le _chien_, l'_aboyeur_ (Sirius); de +même, il nomma _astres_ du _crabe_ ceux où le soleil, parvenu à la borne +du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, +comme le _crabe_ ou _cancer_; _astres_ du _bouc sauvage_, ceux où, +parvenu au point le plus _culminant_ du ciel, au faîte du _gnomon_ +horaire, le soleil imitait l'action de l'animal qui se plaît à _grimper_ +aux faîtes des _rochers_; _astres_ de la _balance_, ceux où les jours et +les nuits _égaux_ semblaient en _équilibre_ comme cet instrument; +_astres_ du _scorpion_, ceux où certains vents réguliers apportaient une +_vapeur brûlante_ comme le _venin_ du scorpion. Ainsi encore, il appela +_anneaux_ et _serpents_ la trace figurée des orbites des astres et des +planètes; et tel fut le moyen général d'appellation de toutes les +étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon +leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les +analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec +les objets de son climat et de son sol. + +«De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent +en _association_ avec les _êtres_ _supérieurs_ et _puissants_, des +cieux; et cette _association_ se resserra chaque jour par la +constitution même du langage et le mécanisme de l'esprit. On disait, +par une métaphore naturelle: «Le _taureau_ répand sur la terre les +germes de la fécondité (au printemps); il ramène l'abondance et la +création des plantes (qui nourrissent). L'agneau (ou belier) _délivre_ +les cieux des _génies_ _malfaisants_ de l'hiver; il _sauve_ le _monde_ +du _serpent_ (emblème de l'humide saison), et il ramène le règne du +_bien_ (de l_été_, saison de toute jouissance). Le _scorpion_ verse son +venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc.; et ainsi de +tous les effets semblables.» + +«Ce langage, compris de tout le monde, subsista d'abord sans +inconvénient; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été +réglé, le peuple, qui n'eut plus besoin de l'observation du ciel, perdit +de vue le motif de ces expressions; et leur allégorie, restée dans +l'usage de la vie, y devint un écueil fatal à l'entendement et à la +raison. Habitué à joindre aux _symboles_ les idées de leurs _modèles_, +l'esprit finit par les confondre: alors, ces mêmes animaux, que la +pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre; mais +dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s'en arrogèrent les +attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le +peuple, croyant voir près de lui ses _dieux_, leur adressa plus +facilement sa prière; il demanda au _belier_ de son troupeau les +influences qu'il attendait du _belier céleste_; il pria le scorpion de +ne point répandre son venin sur la nature; il révéra le _crabe_ de la +mer, le _scarabée_ du limon, le _poisson_ du fleuve; et, par une série +d'analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe +d'absurdités _conséquentes_. + +«Voilà quelle fut l'origine de ce _culte antique_ et bizarre des +_animaux_; voilà par quelle marche d'idées le caractère de la divinité +passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système +_théologique_ très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du +Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les +conquêtes, envahit tout l'ancien monde; et qui, modifié par les temps, +par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert +chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la +théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent.» + +À ces mots, quelques murmures s'étant fait entendre dans divers groupes: +«Oui, continua l'orateur, voilà d'où vient, par exemple, chez vous, +peuples _africains_! l'adoration de vos _fétiches_, _plantes_, +_animaux_, _cailloux_, _morceaux_ de bois, devant qui vos ancêtres +n'eussent pas eu le délire de se courber, s'ils n'y eussent vu des +_talismans_ en qui la _vertu des astres_ s'était _insérée_. Voilà , +nations tartares, l'origine de vos _marmousets_ et de tout cet appareil +d'animaux dont vos _chamans_ bigarrent leurs robes magiques. Voilà +l'origine de ces _figures_ d'oiseaux, de serpents, que toutes les +nations sauvages s'impriment sur la peau avec des cérémonies +mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens! vainement vous enveloppez-vous +du voile du mystère: l'épervier de votre dieu Vichenou n'est que l'un +des _mille_ emblèmes du _soleil_ en Égypte; et vos incarnations d'un +_dieu_ en _poisson_, en _sanglier_, en _lion_, en _tortue_, et toutes +ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l'astre +qui, passant successivement dans les _signes_ des _douze animaux_, fut +censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. +Vous, Japonais! votre _taureau_ qui brise l'_Å“uf du monde_ n'est que +celui du ciel qui, jadis, _ouvrait l'âge de la création_, l'équinoxe du +printemps. C'est ce même _bÅ“uf Apis_ qu'adorait l'Égypte, et que vos +ancêtres, ô rabbins juifs! adorèrent aussi dans l'idole du _veau d'or_. +C'est encore votre _taureau_, enfants de Zoroastre! qui, sacrifié dans +les mystères symboliques de _Mithra_, versait un _sang fécond_ pour le +monde. Et vous, chrétiens! votre _bÅ“uf_ de l'Apocalypse, avec ses ailes, +_symbole_ de l'_air_, n'a pas une autre origine; et votre _agneau de +Dieu_, immolé, comme le _taureau_ de _Mithra_, pour le _salut du monde_, +n'est encore que ce même _soleil_ au signe du _belier céleste_, lequel, +dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l'équinoxe, fut censé +délivrer le monde du règne du _mal_, c'est-à -dire de la constellation +du _serpent_, de cette _grande couleuvre_, _mère de l'hiver_, et emblème +de l'_Ahrimanes_ ou _Satan des Perses_, vos instituteurs. Oui, vainement +votre zèle imprudent dévoue les _idolâtres_ aux tourments du _Tartare_ +qu'ils ont inventé; toute la base de votre système n'est que le culte du +_soleil_, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal +personnage. C'est le _soleil_ qui, sous le nom d'_Orus_, _naissait_, +comme votre dieu, au _solstice_ d'hiver, dans les bras de la _vierge +céleste_, et qui passait une enfance _obscure_, _dénuée_, _disetteuse_, +comme l'est la saison des frimas. C'est lui qui, sous le nom d'_Osiris_, +persécuté par _Typhon_ et par les _tyrans_ de l'air, était _mis à mort_, +renfermé dans un _tombeau obscur_, emblème de l'_hémisphère d'hiver_, et +qui ensuite, se _relevant_ de la _zone inférieure_ vers le point +culminant des cieux, _ressuscitait_ vainqueur des _géants_ et des _anges +destructeurs_. + +«Vous, prêtres! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre +corps: votre _tonsure_ est le _disque du soleil_, votre _étole_ est son +_zodiaque_, vos _chapelets_ sont l'emblème des astres et des planètes. +Vous, pontifes et prélats! votre _mitre_, votre _crosse_, votre +_manteau_, sont ceux d'_Osiris_; et cette _croix_, dont vous vantez le +_mystère_ sans le comprendre, est la croix de _Sérapis_, tracée par la +main des prêtres égyptiens sur le plan d'un monde figuré, laquelle, +passant par les _équinoxes_ et par les _tropiques_, devenait l'emblème +de la _vie future_ et de la _résurrection_, parce qu'elle touchait au +_portes_ d'ivoire et de corne, par où les ames passaient aux cieux.» + +À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder +avec étonnement; mais nul ne rompant le silence, l'orateur continua: + +«Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. +Premièrement, les _expressions figurées_ par lesquelles le langage +naissant fut contraint de peindre les rapports des objets; expressions +qui, passant ensuite d'un sens propre à un sens général, d'un sens +physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs +synonymes, une foule de méprises. + +«Ainsi, ayant dit d'abord que le _soleil surmontait, venait à bout de +douze animaux_, on crut par la suite qu'il les _tuait_, les +_combattait_, les _domptait_; et l'on en fit la vie historique +d'_Hercule_. + +«Ayant dit qu'il _réglait_ le temps des travaux, des semailles, des +moissons, qu'il _distribuait_ les _saisons_, les occupations; qu'il +_parcourait_ les climats, qu'il _dominait_ sur la _terre_, etc., on le +prit pour un _roi législateur_, pour un _guerrier conquérant_; et l'on +en composa l'histoire d'_Osiris_, de _Bacchus_ et de leurs semblables. + +«Ayant dit qu'une planète _entrait_ dans un signe, on fit de leur +_conjonction_ un _mariage_, un _adultère_, un _inceste_. Ayant dit +qu'elle était _cachée_, _ensevelie_, parce qu'après avoir disparu elle +revenait à la _lumière_ et remontait en _exaltation_, on la dit _morte_, +_ressuscitée_, _enlevée_ au _ciel_, etc. + +«Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes +par lesquelles on peignit d'abord les pensées, et qui, sous le nom +_d'hiéroglyphes_ ou _caractères sacrés_, furent la première invention de +l'esprit. Ainsi, pour avertir de l'_inondation_ et du besoin de s'en +préserver, l'on avait peint une _nacelle_, le _navire Argo_; pour +désigner le _vent_, l'on avait peint une _aile d'oiseau_; pour spécifier +la _saison_, le _mois_, l'on avait peint l'_oiseau_ de _passage_, +l'_insecte_, l'_animal_ qui apparaissait à cette époque; pour exprimer +l'_hiver_, on peignit un _porc_, un _serpent_, qui se plaisent dans les +_lieux humides_; et la réunion de ces figures avait des sens _convenus_ +de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien +de fixe et de précis; comme le nombre de ces figures et de leurs +combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta +d'abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant +inventé l'art plus simple d'appliquer les signes aux sons, dont le +nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, +l'_écriture alphabétique_ fit tomber en désuétude les _peintures +hiéroglyphiques_; et, de jour en jour, leurs significations oubliées +donnèrent lieu à une foule d'illusions, d'équivoques et d'erreurs. + +«Enfin, une troisième cause de confusion fut l'organisation civile des +anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à +l'agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des +observations astronomiques continues, il fut nécessaire d'y préposer +quelques individus chargés de veiller à l'apparition et au coucher de +certaines étoiles; d'avertir du retour de l'inondation, de certains +vents, de l'époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de +grain: ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des +travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette +position, uniquement occupés de l'observation, ils ne tardèrent pas de +saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de +plusieurs de ses opérations: ils connurent la marche des astres et des +planètes; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les +productions de la terre et le mouvement de la végétation; les propriétés +médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes; le jeu des +éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu'il n'existait de +moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de +l'instruction orale, ils ne les transmettaient qu'à leurs amis et à +leurs parents; et il en résulta une concentration de toute science et +de toute instruction dans quelques familles, qui, s'en arrogeant le +priviléges exclusif, prirent un esprit de _corps_ et d'_isolement_ +funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes +recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la +vérité plus hâtif; mais par le mystère qui l'accompagnait, le peuple, +plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus +superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains +phénomènes, _annoncer_, comme à volonté, des éclipses et des comètes, +guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication +avec les _puissances célestes_; et pour obtenir les biens ou repousser +les maux qu'il en attendait, il les prit pour ses _médiateurs_ et ses +_interprètes_; et il s'établit, au sein des États, des _corporations +sacriléges_ d'hommes _hypocrites_ et _trompeurs_, qui attirèrent à eux +tous les pouvoirs; et les _prêtres_, à la fois _astronomes_, +_théologues_, _physiciens_, _médecins_, _magiciens_, _interprètes_ des +_dieux_, _oracles_ des _peuples_, _rivaux_ des _rois_, ou leurs +_complices_, établirent, sous le nom de _religion_, un _empire_ de +_mystère_ et un _monopole d'instruction_, qui ont perdu jusqu'à ce jour +les nations.....» + +À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l'orateur; et +jetant de grands cris, ils l'accusèrent d'impiété, d'irréligion, de +blasphème, et voulurent l'empêcher de continuer: mais le législateur +ayant observé que ce n'était qu'une _exposition de faits historiques_; +que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les +démentir; que jusque-là l'énoncé de toute _opinion_ était libre, sans +quoi il était impossible de découvrir la vérité, l'orateur reprit: + +«Or, de toutes ces causes et de l'association continuelle d'idées +disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans +la morale, dans les traditions; et d'abord, parce que les _animaux_ +figurèrent les _astres_, il arriva que les qualités des brutes, leurs +penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et +furent supposés être leurs actions: ainsi, le dieu _ichneumon_ fit la +guerre au dieu _crocodile_, le dieu _loup_ voulut _manger_ le dieu +_mouton_, le dieu _ibis_ dévora le dieu _serpent_; et la _divinité_ +devint un _être bizarre, capricieux, féroce_, dont l'idée dérégla le +jugement de l'homme, et corrompit sa morale avec sa raison. + +«Et parce que, dans l'esprit de leur culte, chaque famille, chaque +nation avait pris pour _patron_ spécial un _astre_, une _constellation_, +les affections et les antipathies de l'_animal-symbole_ passèrent à ses +sectateurs; et les partisans du dieu _chien_ furent ennemis de ceux du +dieu _loup_; les adorateurs du dieu _bÅ“uf_ eurent en horreur ceux qui le +mangeaient; et la religion devint un mobile de haine et de combats, une +cause insensée de délire et de superstition. + +«D'autre part, les noms des _astres-animaux_ ayant, par cette même +raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des +montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des _dieux_, et il +en résulta un mélange d'êtres géographiques, historiques et +mythologiques, qui confondit toutes les traditions. + +«Enfin, par l'analogie des actions qu'on leur supposa, les +_dieux-astres_ ayant été pris pour des _hommes_, pour des _héros_, pour +des _rois_, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des +_dieux_ pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, +sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux; et la religion consacra +les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements. + + +§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme. + +«Cependant les prêtres astronomes, dans l'abondance et la paix de leurs, +temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences; +et le _système du monde_ s'étant développé graduellement à leurs yeux, +ils élevèrent successivement diverses _hypothèses_ de ses _effets_ et de +ses _agents_, qui devinrent autant de _systèmes théologiques_. + +«Et d'abord les navigations des _peuples maritimes_ et les caravanes des +_nomades_ d'Asie et d'Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis +les _îles Fortunées_ jusqu'à la _Sérique_, et depuis la Baltique +jusqu'aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses +zones leur découvrit la _rondeur_ du globe, et fit naître une nouvelle +théorie. Ayant remarqué que toutes les _opérations_ de la nature, dans +la période annuelle, se résumaient en _deux principales_, celle de +_produire_ et celle de _détruire_; que, sur la majeure partie du globe, +chacune de ces opérations s'accomplissait également de l'un à l'autre +équinoxe; c'est-à -dire que pendant les six mois d'été tout se +_procréait_, se _multipliait_, et que pendant les six mois d'hiver tout +_languissait_, _était_ presque mort, ils supposèrent, dans la NATURE, +_des puissances contraires_ en un état continuel de _lutte_ et d'effort; +et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les +_tableaux_ qu'ils en figuraient en deux _moitiés_ ou _hémisphères_, tels +que les constellations qui se trouvaient dans le _ciel d'été_ formèrent +un _empire direct_ et _supérieur_, et celles qui se trouvaient dans le +ciel d'_hiver_ formèrent un _empire antipode et inférieur_. Or, de ce +que les _constellations_ d'été _accompagnaient_ la saison des jours +longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles +furent censées des _puissances_ de _lumière_, de _fécondité_, de +_création_, et, par transition du sens physique au moral, des _génies_, +des _anges_ de _science_, de _bienfaisance_, de _pureté_ et de _vertu_: +et de ce que les _constellations_ d'hiver se liaient aux longues nuits, +aux brumes polaires, elles furent des _génies_ de _ténèbres_, de +_destruction_, de _mort_, et, par transition, des anges d'_ignorance_, +de _méchanceté_, de _péché_ et de _vice_. Par une telle disposition, le +ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux _factions_: et déja +l'analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de +l'imagination; mais une circonstance particulière détermina, si même +elle n'occasiona, la méprise et l'illusion. (_Suivez la planche III._) + +«Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres +astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, +présentaient leurs moitiés en _opposition_ diamétrale; l'hémisphère +d'hiver, _antipode_ à celui d'été, lui était _adverse_, _contraire_, +_opposé_. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens +moral; et les _anges_, les _génies adverses_ devinrent des _révoltés_, +des _ennemis_. Dès lors, toute l'histoire astronomique des +constellations se changea en histoire politique; le ciel fut un État +_humain_ où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, +la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déja le soleil en +était un apparent des cieux, l'_hémisphère d'été_, _empire de lumière_, +et ses _constellations_, peuple d'_anges blancs_, eurent pour roi un +dieu _éclairé, intelligent, créateur_ et _bon_. Et, comme toute faction +_rebelle_ doit avoir son _chef_, le ciel d'_hiver_, empire _souterrain_ +de _ténèbres_ et de tristesse, et ses _astres_, peuple d'anges _noirs_, +_géans_ ou _démons_, eurent pour chef un _génie_ malfaisant, dont le +rôle fut attribué à la _constellation_ la plus remarquée par chaque +peuple. En Égypte, ce fut d'abord le _scorpion_, _premier_ signe +zodiacal après la balance, et long-temps _chef_ des signes de l'hiver; +puis ce fut l'_ours_, ou l'_âne_ polaire, appelé _Typhon_, c'est-à -dire +_déluge_, à raison des _pluies_ qui _inondent_ la terre pendant que cet +astre _domine_. Dans la _Perse_, en un temps postérieur, ce fut le +_serpent_ qui, sous le nom d'_Ahrimanes_, forma la base du système de +_Zoroastre_; et c'est lui, ô _chrétiens_ et juifs! qui est devenu votre +_serpent_ d'_Ève_ (la vierge céleste) et celui de la _croix_, dans les +deux cas, emblème de _Satan, l'ennemi_, le grand _adversaire_ de +l'_ancien des jours_, chanté par _Daniel_. + +«Dans la Syrie, ce fut le _porc_ ou le _sanglier_ ennemi d'_Adonis_, +parce que, dans cette contrée, le rôle de l'_ours boréal_ fut rempli par +l'animal dont les inclinations _fangeuses_ sont emblématiques de +l'_hiver_; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet! vous +l'avez pris en horreur, à l'imitation des prêtres de _Memphis_ et de +_Baalbek_, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu _soleil_. +C'est aussi le type premier de votre _Chib-en_, ô Indiens! lequel fut +jadis le _Pluton_ de vos frères les Romains et les Grecs: ainsi que +votre _Brahma_, ce dieu créateur n'est que l'_Ormuzd_ persan et +l'_Osiris_ égyptien, dont le nom même exprime un _pouvoir créateur, +producteur de formes_. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs +attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se +partagea en deux branches diverses. Dans l'une, le dieu _bon_ reçut le +culte d'_amour_ et de _joie_, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre gai; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, +de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens +et l'ame. Dans l'autre, le dieu _mauvais_ reçut, au contraire, un culte +de _crainte_ et de _douleur_, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre triste; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les +offrandes sanglantes et les sacrifices cruels. + +«De là vient encore ce partage des êtres terrestres en _purs_ ou +_impurs_, en _sacrés_ ou _abominables_, selon que leurs espèces se +trouvèrent du nombre des constellations de l'un des deux dieux, et +firent partie de leur domaine: ce qui produisit d'une part les +superstitions de souillures et de purifications, et de l'autre les +prétendues _vertus_ efficaces des amulettes et des _talismans_. + +«Vous concevez maintenant, continua l'orateur en s'adressant aux +Indiens, aux Perses, aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans; vous +concevez l'origine de ces idées de _combats_, de _rébellions_, qui +remplissent également vos _mythologies_. Vous voyez ce que signifient +les _anges blancs_ et les _anges noirs_, les _chérubins_ et les +_séraphins_ à la tête d'_aigle_, de _lion_ ou de _taureau_; les _deûs_, +_diables_ ou _démons à cornes de bouc, à queue de serpent_; les _trônes_ +et les _dominations_ rangés en _sept ordres_ ou _gradations comme_ les +_sept sphères_ des _planètes_; tous êtres jouant les mêmes rôles, ayant +les mêmes attributs dans les _Védas_, les _Bibles_ ou le _Zend-avesta_, +soit qu'ils aient pour chef _Ormuzd_ ou _Brachma_, _Typhon_ ou _Chiven_, +_Michel_ ou _Satan_; soit qu'ils se présentent sous la forme de _géants_ +à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en _lions_, +en _ibis_, en _taureaux_, en _chats_, comme dans les contes sacrés des +Grecs et des Égyptiens; vous apercevez la filiation successive de ces +idées, et comment, à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs sources, +et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes +grossières pour les rapprocher d'un état moins choquant. + +«Or, de même que le système de deux _principes_, ou _dieux opposés_, +naquit de celui des _symboles_, entrés tous dans sa contexture, de même +vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son +tour de base et d'échelon.» + + +§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde. + +«En effet, alors que le vulgaire entendit parler d'_un nouveau ciel_ et +d'_un autre monde_, il donna bientôt un corps à ces _fictions_; il y +plaça un théâtre solide, des scènes réelles; et les notions +géographiques et astronomiques vinrent favoriser, si même elles ne +provoquèrent cette illusion. + +«D'une part, les navigateurs phéniciens, ceux qui, passant les _colonnes +d'Hercule_, allaient chercher l'étain de _Thulé_ et l'ambre de la +_Baltique_, racontaient qu'à l'extrémité du mondé, au bout de l'Océan +(la Méditerranée), où le soleil se couche pour les contrées asiatiques, +étaient des _îles fortunées_, séjour d'un printemps éternel, et plus +loin des _régions hyperboréennes_ placées _sous terre_ (relativement aux +tropiques), où régnait une _éternelle_ nuit[29]. Sur ces récits mal +compris, et sans doute confusément faits, l'imagination du peuple +composa les Champs _Élysées_[30], _lieux de délices placés dans un monde +inférieur_, ayant leur ciel, leur soleil, leurs astres; et le _Tartare, +lieu de ténèbres_, d'_humidité_, de _fange_, de _frimas_. Or, parce que +l'homme, curieux de tout ce qu'il ignore et avide d'une longue +existence, s'était déja interrogé sur ce qu'il devenait après sa mort, +parce qu'il avait de bonne heure raisonné sur le _principe_ de _vie_ qui +anime son corps, qui s'en sépare sans le déformer, et qu'il avait +imaginé les _substances_ déliées, les _fantômes_, les _ombres_, il aima +à croire qu'il continuerait, dans le monde _souterrain_, cette vie qu'il +lui coûtait trop de perdre; et les _lieux infernaux_ furent un +emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne +pouvait renoncer. + +«D'autre part, les _prêtres astrologues_ et _physiciens_ faisaient de +leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui +s'encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur +langage métaphorique, les _équinoxes_ et les _solstices_, les _portes_ +des _cieux_ ou _entrées_ des _saisons_, ils expliquaient les phénomènes +terrestres en disant «que par la _porte_ de _corne_ (d'abord le taureau, +puis le belier) et par celle du _cancer_, _descendaient_ les _feux +vivifiants_ qui animent au printemps la végétation, et les _esprits +aqueux_ qui causent au _solstice_ le _débordement_ du Nil; que par la +porte d'_ivoire_ (la _balance_, et auparavant l'_arc_ ou sagittaire) et +par celle du _capricorne_ ou de l'_urne_, s'en retournaient à leur +source et remontaient à leur origine les _émanations_ ou _influences_ +des cieux; et la _voie lactée_, qui passait par ces _portes_ des +solstices, leur semblait placée là exprès pour leur servir de _route_ +et de _véhicule_; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait +un _fleuve_ (le Nil, figuré par les plis de l'_hydre_), une barque (le +navire _Argo_) et le _chien Sirius_, tous deux relatifs à ce _fleuve_, +dont, ils présageaient l'_inondation_. Ces circonstances, associées aux +premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances; +et pour arriver au _Tartare_ ou à l'Élysée, il fallut que les ames +traversassent les fleuves du _Styx_ et de l'_Achéron_ dans la _nacelle_ +du nocher _Caron_, et qu'elles passassent par les portes de _corne_ ou +d'_ivoire_, que gardait le chien _Cerbère_. Enfin, un usage civil se +joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la +consistance. + +«Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des +cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de +l'Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l'usage d'inhumer les +morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au _couchant_. +Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par +conséquent être _reçu dans une barque_, payer un salaire au _nocher_, +sans quoi, le corps privé de sépulture eût été la proie des bêtes +féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un +moyen puissant d'influer sur les mÅ“urs; et saisissant par la piété +filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et +féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d'avoir subi un +jugement préalable qui décidât si le mort méritait d'être admis au rang +de sa famille dans la _noire cité_. Une telle idée s'adaptait trop bien +à toutes les autres pour ne pas s'y incorporer; le peuple ne tarda pas +de l'y associer, et les enfers eurent leur _Minos_ et leur +_Rhadamanthe_, avec la baguette, le siége, les huissiers et l'urne, +comme dans l'état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être +moral et politique, un législateur social d'autant plus redouté, que ce +législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards: alors +ce _monde fabuleux_ et _mythologique_, si bizarrement composé de membres +épars, se trouva un _lieu de châtiment_ et de récompense, où la +_justice_ divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de +vicieux, d'erroné; et ce système _spirituel_ et _mystique_ acquit +d'autant plus de crédit, qu'il s'empara de l'homme par tous ses +penchants: le faible opprimé y trouva l'espoir d'une indemnité, la +consolation d'une vengeance future; l'oppresseur comptant, par de riches +offrandes, arriver toujours à l'impunité, se fit de l'erreur du vulgaire +une arme de plus pour le subjuguer; et les chefs des peuples, les rois +et les prêtres y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le +privilége qu'ils se réservèrent de répartir les graces ou les châtiments +du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu'ils +caractérisèrent à leur gré. + +«Voilà comment s'est introduit, dans le _monde visible_ et _réel_, un +_monde invisible_ et _imaginaire_; voilà l'origine de ces lieux de +_délices_ et de _peines_ dont vous, _Perses_! avez fait votre terre +_rajeunie_, votre ville de _résurrection_ placée sous l'_équateur_, avec +l'attribut singulier que les _heureux n'y donneront point d'ombre_. +Voilà , _juifs_ et _chrétiens_, disciples des _Perses_! d'où sont venus +votre _Jérusalem_ de l'Apocalypse; votre _paradis_, votre _ciel_, +caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d'Hermès. Et +vous, musulmans! votre enfer, abîme _souterrain_, surmonté d'un pont, +votre _balance_ des _ames_ et de leurs Å“uvres, votre _jugement_ par les +anges _Monkir_ et _Nékir_, ont également pris leurs modèles dans les +_cérémonies mystérieuses_ de l'_antre de Mithra_; et votre ciel ne +diffère en rien de celui d'_Osiris_, d'_Ormuzd_ et de _Brahma_. + + +§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers +emblèmes. + +«Tandis que les peuples s'égarèrent dans le labyrinthe ténébreux de la +_mythologie_ et des fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs +études et leurs recherches sur l'ordre et la disposition de l'_univers_, +arrivèrent à de nouveaux résultats; et dressèrent de nouveaux systèmes +de _puissances_ et de _causes motrices_. + +«Long-temps bornés aux simples _apparences_, ils n'avaient vu dans les +mouvements des astres qu'un jeu inconnu de corps lumineux, qu'ils +croyaient rouler autour de la _terre_, point central de toutes les +sphères; mais alors qu'ils eurent découvert la _rondeur_ de notre +planète, les conséquences de ce premier fait les conduisirent à des +considérations nouvelles; et, d'induction en induction, ils s'élevèrent +aux plus hautes conceptions de l'astronomie et de la physique. + +«En effet, ayant conçu cette idée lumineuse et simple, que le _globe +terrestre est un petit cercle inscrit dans le cercle plus grand des +cieux_, la théorie des _cercles concentriques_ s'offrit d'elle-même à +leur hypothèse, pour résoudre le cercle _inconnu_ du globe terrestre par +des points _connus_ du cercle céleste; et la mesure d'un ou de plusieurs +degrés du méridien donna avec précision la circonférence totale. Alors, +saisissant pour _compas_ le _diamètre_ obtenu de la terre, un génie +heureux l'ouvrit d'une main hardie sur les orbites immenses des cieux; +et, par un phénomène inouï, du grain de sable qu'à peine il couvrait, +l'homme embrassant les distances infinies des astres, s'élança dans les +abîmes de l'espace et de la durée: là se présenta à ses regards un +nouvel ordre de l'_univers_; le globe atome qu'il habitait ne lui en +parut plus le _centre_: ce rôle important fut déféré à la masse énorme +du _soleil_; et cet astre devint le pivot enflammé de _huit sphères_ +environnantes, dont les mouvements furent désormais soumis à la +précision du calcul. + +«C'était déja beaucoup pour l'esprit humain, d'avoir entrepris de +résoudre la disposition et l'ordre des _grands êtres_ de la NATURE; mais +non content de ce premier effort, il voulut encore en résoudre le +_mécanisme_, en deviner l'_origine_ et le _principe moteur_; et c'est là +qu'engagés dans les profondeurs abstraites et métaphysiques du +_mouvement_ et de sa _cause première_, des _propriétés_ inhérentes ou +communiquées de la _matière_, de ses _formes successives_, de _son +étendue_, c'est-à -dire de l'espace et du temps sans bornes, les +_physiciens théologues_ se perdirent dans un chaos de raisonnements +subtils et de controverses scolastiques. + +«Et d'abord l'action du soleil sur les corps terrestres leur ayant fait +regarder sa substance comme un _feu pur_ et _élémentaire_, ils en firent +le _foyer_ et le _réservoir_ d'un océan de fluide _igné_, _lumineux_, +qui, sous le nom d'_éther_, remplit l'univers, et alimenta les êtres. +Ensuite, les analyses d'une _physique savante_ leur ayant fait découvrir +ce même _feu_, ou un autre parfaitement semblable, dans la composition +de tous les corps, et s'étant aperçus qu'il était l'agent _essentiel_ de +ce _mouvement spontané_ que l'on appelle _vie_ dans les animaux et +_végétation_ dans les plantes, ils conçurent le jeu et le mécanisme de +l'_univers_ comme celui d'un TOUT _homogène_, d'un _corps identique, +dont les parties, quoique distantes, avaient cependant une liaison +intime_; et _le monde_ fut un _être vivant_, animé par la circulation +organique d'un fluide _igné_ ou même _électrique_, qui, par un premier +terme de comparaison pris dans l'_homme_ et les animaux, eut le _soleil_ +pour _cÅ“ur_ ou foyer. + +«Alors, parmi les philosophes théologues, les uns partant de ces +principes, résultats de l'observation, «que rien ne s'anéantit dans le +monde; que les éléments sont indestructibles; qu'ils changent de +combinaisons, mais non de nature; que la vie et la mort des êtres né +sont que des modifications variées des mêmes _atomes_; que la _matière_ +possède par elle-même des propriétés d'où résultent toutes ses manières +d'être; que le _monde_ est _éternel_, sans bornes d'espace et de durée;» +les uns dirent que l'_univers entier était Dieu_; et selon eux, _Dieu_ +fut un _être_ à la fois _effet_ et _cause_, _agent_ et _patient_, +_principe moteur_ et _chose mue_, ayant pour lois les propriétés +invariables qui constituent la fatalité; et ceux-là peignirent leur +pensée tantôt par l'emblème de PAN (le GRAND TOUT), ou _de Jupiter_ au +front d'_étoiles_, au corps _planétaire_, aux _pieds d'animaux_, ou de +l'_Å“uf orphique_, dont le _jaune_, suspendu au milieu d'un liquide +enceint d'une _voûte_, figura le _globe_ du _soleil_ nageant dans +l'_éther_ au milieu de la _voûte_ des cieux: tantôt par celui d'un +_grand serpent rond_, figurant les cieux où ils plaçaient le premier +mobile, par cette raison de _couleur d'azur_, parsemé de _taches d'or_ +(les étoiles), _dévorant_ sa _queue_, c'est-à -dire _rentrant_ en +lui-même et se _repliant_ éternellement comme les révolutions des +sphères: tantôt par celui d'un _homme_ ayant les pieds _liés_ et +_joints_, pour signifier l'_existence immuable_; enveloppé d'un manteau +de _toutes les couleurs_, comme le spectacle de la nature, et portant +sur la tête une _sphère d'or_, emblème de la sphère des étoiles: ou par +celui d'un autre homme quelquefois assis sur la fleur du _lotos_ portée +sur l'abîme des eaux; quelquefois couché sur une pile de douze +_carreaux_, figurant les douze signes célestes. Et voilà _Indiens_, +_Japonais_, _Siamois_, _Tibetains_, _Chinois_! la théologie qui, fondée +par les Égyptiens, s'est transmise et gardée, chez vous dans les +tableaux que vous tracez de _Brahma_, de _Beddou_, de _Sommonacodom_, +d'_Omito_: Voilà même, hébreux et chrétiens! l'opinion dont vous avez +conservé une parcelle dans votre _dieu_, _souffle porté sur les eaux_, +par une illusion au _vent_, qui, à l'_origine_ du _monde_, c'est-à -dire +au départ des _sphères_ du _signe_ du _cancer_, annonçait l'inondation, +du _Nil_, et semblait préparer la _création_. + + +§ VII. Septième système. Culte de l'AMEdu MONDE, c'est-à -dire de +l'élément du feu, principe vital de l'univers. + +«Mais d'autres, répugnant à cette idée d'un _être_ à la fois _effet_ et +_cause_, _agent_ et _patient_, et rassemblant en une même nature des +natures contraires, distinguèrent le _principe moteur_ de la _chose +mue_; et posant que la _matière_ était _inerte_ en elle-même, ils +prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un _agent +distinct_, dont elle n'était que l'_enveloppe_ et le _fourreau_. Cet +_agent_ pour les uns fut le _principe igné_, reconnu l'auteur de tout +_mouvement_; pour les autres ce fut le fluide appelé _éther_, cru plus +actif et plus subtil; or, comme ils appelaient dans les animaux le +_principe vital_ et _moteur_, une _ame_, un _esprit_, et comme il +raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l'_être +humain_, ils donnèrent au principe _moteur_ de tout l'univers le nom +d'_ame_, d'_intelligence_, d'_esprit_; et _Dieu_ fut l'_esprit vital_ +qui, _répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde_. Et +ceux-là peignirent leur pensée tantôt par _You-piter_, _essence_ du +_mouvement_ et de l'_animation_, _principe_ de l'_existence_, ou plutôt +l'_existence_ elle-même; tantôt par _Vulcain_ on _Phtha_, _feu-principe_ +et _élémentaire_, ou par l'autel de _Vesta_, placé centralement dans son +temple, comme le _soleil_ dans les _sphères_; et tantôt par _Kneph_, +être humain vêtu de _bleu foncé_, ayant en main un _sceptre_ et une +_ceinture_ (le zodiaque), coiffé d'un bonnet de _plumes_, pour +_exprimer_ la _fugacité_ de sa _pensée_, et produisant de sa bouche le +_grand Å“uf_. + +«Or, par une conséquence de ce système, chaque être contenant en soi une +portion du fluide _igné_ ou _éthérien_, moteur _universel_ et commun; et +ce fluide _ame du monde_ étant la _divinité_, il s'ensuivit que les +_ames_ de tous les êtres furent une _portion_ de _Dieu_ même, +participant à tous ses attributs, c'est-à -dire étant une substance +_indivisible_, _simple_, _immortelle_; et de là tout le système de +l'_immortalité_ de l'ame, qui d'abord fut _éternité_. De là aussi ses +_transmigrations_ connues sous le nom de _métempsycose_, c'est-à -dire de +passage du _principe vital_ d'un corps à un autre; idée née de la +transmigration véritable des éléments _matériels_. Et voilà , Indiens, +boudhistes, chrétiens, musulmans! d'où dérivent toutes vos opinions sur +la _spiritualité_ de l'ame: voilà quelle fut la source des rêveries de +_Pythagore_ et de _Platon_, vos instituteurs, qui eux-mêmes ne furent +que les échos d'une dernière secte de philosophes visionnaires qu'il +faut développer. + + +§ VIII. Huitième système. MONDE-MACHINE: culte du Démi-Ourgos _ou_ +Grand-Ouvrier. + +«Jusque-là les théologiens, en s'exerçant sur les substances _déliées_ +et _subtiles_ de l'_éther_ et du _feu-principe_, n'avaient cependant pas +cessé de traiter d'êtres palpables et perceptibles aux sens, et la +théologie avait continué d'être la _théorie_ des _puissances physiques_, +placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans +tout l'univers; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant +le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant +les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats +par l'introduction d'une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent +que cet _univers_, ces cieux, ces astres, ce soleil, n'étaient qu'une +_machine_ d'un genre ordinaire; et à cette première hypothèse appliquant +une comparaison tirée des _ouvrages_ de l'_art_, ils élevèrent l'édifice +des sophismes les plus bizarres. «Une machine, dirent-ils, ne se +fabrique point elle-même: elle a un ouvrier antérieur, elle l'indique +par son existence. Le _monde_ est une _machine_: donc il existe un +fabricateur.» + +«De là , le _démi-ourgos_ ou _grand-ouvrier_, constitué _divinité_ +autocratrice et suprême. Vainement l'ancienne philosophie objecta que +l'_ouvrier_ même avait besoin de _parents_ et d'_auteurs_, et que l'on +ne faisait qu'ajouter un échelon en ôtant l'éternité au monde pour la +lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, +passèrent à un second; et, appliquant à leur _ouvrier_ la théorie de +l'_entendement_ humain, ils prétendirent que le _démi-ourgos_ avait +fabriqué sa machine sur un _plan_ ou _idée_ résidant en son +_entendement_. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé +dans la _sphère_ des fixes le _grand mobile régulateur_, sous le nom +d'_intelligence_, de _raisonnement_, les _spiritualistes_, leurs +_mimes_, s'emparant de cet _être_, l'attribuèrent au _démi-ourgos_, en +en faisant une substance distincte, _existante_ par _elle-même_, qu'ils +appelèrent _mens_ ou _logos_ (_parole_ et _raisonnement_). Et comme +d'ailleurs ils admettaient l'existence de _l'ame_ du _monde_, ou +_principe solaire_, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades +ou échelons de personnes _divines_, qui furent 1º le _démi-ourgos_ ou +_dieu-ouvrier_; 2º le _logos_, _parole_ et _raisonnement_; et 3º +l'_esprit_ ou l'_ame_ (du monde). Et voilà , chrétiens! le roman sur +lequel vous avez fondé votre _Trinité_; voilà le systême qui, né +_hérétique_ dans les temples égyptiens, transporté _païen_ dans les +écoles de l'Italie et de la Grèce, se trouve aujourd'hui _catholique +orthodoxe_ par la conversion de ses partisans, les disciples de +_Pythagore_ et de _Platon_ devenus _chrétiens_. + +«Et c'est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine +l'_action sensible_, _multiple_, des _météores_ et des _éléments_; + +«Puis la _puissance_ combinée des _astres_ considérés sous leurs +rapports avec les êtres terrestres; + +«Puis ces _êtres terrestres_ eux-mêmes par la confusion des _symboles_ +avec leurs _modèles_; + +«Puis la _double puissance_ de la nature dans ses _deux opérations_ +principales de _production_ et de _destruction_; + +«Puis le _monde animé_ sans distinction d'_agent_ et de _patient_, +d'_effet_ et de _cause_; + +«Puis le _principe solaire_ ou l'_élément_ du _feu_ reconnu pour _moteur +unique_; + +«C'est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un _être +chimérique_ et _abstrait_; une _subtilité scolastique_ de substance sans +_forme_, de _corps_ sans _figure_; un vrai _délire_ de l'esprit, auquel +la raison n'a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage +veut-elle se dérober aux sens: le cachet de son origine lui demeure +ineffaçablement empreint; et ses attributs, tous calqués, ou sur les +attributs physiques de l'_univers_, tels que l'_immensité_, +l'_éternité_, l'_indivisibilité_, l'_incompréhensibilité_; ou sur les +affections morales de l'homme, telles que la _bonté_, la _justice_, la +_majesté_, etc; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui +ont servi de _types_, et spécialement du _soleil_, des _planètes_ et _du +monde_, retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits +indélébiles de sa véritable nature. + +«Telle est la chaîne des idées que l'esprit humain avait déja parcourue +à une époque antérieure aux récits positifs de l'histoire; et puisque +leur continuité prouve qu'elles ont été le produit d'une même série +d'études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le +berceau de leurs éléments primitifs, dans l'_Égypte_: et leur marche y +put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens +n'avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l'_énigme_ +toujours présente de l'_univers_; et que, dans la division politique qui +long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collége de +prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs +disputes, les progrès des sciences et des découvertes. + +«Et déja il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s'est répété +par toute la terre. À mesure que chaque système s'était formé, il avait +suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes: puis, accrédité +par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, +tantôt il se les était incorporées en les modifiant; et les révolutions +politiques étant survenues, l'agrégation des États et le mélange des +peuples confondirent toutes les opinions; et le fil des idées s'étant +perdu, la théologie tomba dans le chaos, et ne fut plus qu'un +logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La +religion, égarée d'objet, ne fut plus qu'un moyen politique de conduire +un vulgaire crédule, dont s'emparèrent tantôt des hommes crédules +eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis +et d'une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d'ambition. + + +§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter). + +«Tel fut le législateur des _Hébreux_, qui, voulant séparer sa nation de +toute autre, et se former un empire isolé et distinct, conçut le dessein +d'en asseoir les bases sur les préjugés religieux, et d'élever autour de +lui un rempart sacré d'opinions et de rites. Mais vainement proscrit-il +le culte des _symboles_ régnant dans la Basse-Égypte et la Phénicie; son +dieu n'en fut pas moins un dieu _égyptien_ de l'invention de ces prêtres +dont Moïse avait été le disciple; et _Yahouh_, décelé par son propre +nom, _l'essence_ (des êtres), et par son _symbole_, le _buisson de feu_, +n'est que l'_ame_ du _monde_, le _principe moteur_, que, peu après, la +Grèce adopta sous la même dénomination dans son _You-piter, être +générateur_, et sous celle d'_Êi_, l'_existence_; que les Thébains +consacraient sous le nom de _Kneph_; que _Saïs_ adorait sous l'emblème +d'Isis _voilée_, avec cette inscription: _Je suis tout ce qui a été, +tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n'a levé mon voile_; +que Pythagore honorait sous le nom de _Vesta_, et que la philosophie +stoïcienne définissait avec précision en l'appelant le principe du feu. +Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce qui rappelait le +culte des astres: une foule de traits restèrent malgré lui pour le +retracer; et les sept _lumières_ ou _planètes_ du grand chandelier, les +_douze pierres_ ou _signes_ de l'_urim_ du grand-prêtre, la fête des +deux _équinoxes_, _ouvertures_ et _portes_ de deux _hémisphères_, la +cérémonie de l'_agneau_ ou _belier céleste_; enfin, le nom d'_Osiris_ +même conservé dans son _cantique_, et l'_arche_ ou coffre imité du +tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la +filiation de ses idées et à leur extraction de la source commune. + + +§ X. Religion de Zoroastre. + +«Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et +moralisa, chez les _Mèdes_ et les _Bactriens_ tout le système égyptien +d'_Osiris_ et de _Typhon_, sous le nom d'_Ormuzd_ et d'_Ahrimanes_; qui, +pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands _dieux_ ou +_pouvoirs_, l'un occupé a _créer_, à _produire_, dans un empire de +_lumière_ et de _douce_ chaleur (dont le type est l'été), et par cela, +_dieu_ de _science_, de _bienfaisance_, de _vertu_; l'autre occupé à +_détruire_ dans un empire de _ténèbres_ et de _froid_ (dont le type est +le pôle d'hiver), et par cela _dieu_ d'_ignorance_, de _malfaisance_ et +de _pèché_; qui, par des expression figurées, ensuite méconnues, appela +_création du monde_ le renouvellement de la scène physique à chaque +printemps; appela _résurrection_ le renouvellement des périodes des +astres dans leurs conjonctions; _vie future, enfer, paradis_, ce qui +n'était que le _Tartare_ et l'_Élysée_ des _astrologues_ et des +_géographes_; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déja +existantes du système mystique. + + +§ XI. Brahmisme, _ou_ système indien. + +«Tel encore fut le législateur indien, qui, sous le nom de _Mênou_, +antérieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la +doctrine des trois _principes_ ou _dieux_ que connut la Grèce, l'un +desquels, nommé _Brahuma_ ou _Ioupiter_, fut l'auteur de toute +_production_ ou _création_ (le soleil du printemps); le second, nommé +_Chiven_ ou _Pluton_, fut le dieu de toute _destruction_ (le soleil +d'hiver); et le troisième, nommé _Vichenou_ ou _Neptune_, fut le dieu +_conservateur_ de l'état stationnaire (le soleil solstitial, _stator_), +tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu'un seul +_dieu_ ou _pouvoir_, lequel, chanté dans les _vedas_ comme dans les +hymnes _orphiques_, n'est autre chose que le _Youpiter aux trois +yeux_[31], ou soleil aux trois formes d'action, dans les trois _ritous_ +ou _saisons_: là vous avez la source de tout le système _trinitaire_ +subtilisé par Pythagore et Platon, totalement défiguré par leurs +interprètes. + + +§ XII. Boudhisme, _ou_ systèmes mystiques. + +«Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, +sous les noms de _Boudah_, _Gaspa_, _Chekia_, _Goutama_, etc., qui des +principes de la métempsycose, diversement modifiés, ont déduit des +doctrines mystiques d'abord utiles en ce qu'elles inspiraient à leurs +sectateurs l'_horreur du meurtre_, la _compassion pour tout être +sensible_, la _crainte des peines_ et l'_espoir des récompenses +destinées à la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme +nouvelle_; mais ensuite devenues pernicieuses par l'abus d'une +métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l'ordre +naturel, voulut que le _monde palpable_ et _matériel_ fût _une illusion +fantastique_; que l'existence de l'homme _fût un rêve dont la mort était +le vrai réveil_, que son corps fût une prison impure dont il devait se +hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour rendre perméable +à la lumière interne, il devait atténuer, _diaphaniser_, par le jeûne, +les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques +anachorétiques si étranges, que le vulgaire étonné ne put s'expliquer le +caractère de leurs auteurs qu'en les considérant comme des êtres +surnaturels, avec cette difficulté de savoir s'ils furent _dieu devenu +homme_, ou l'_homme devenu dieu_. + +«Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars +dans l'Asie, quand un concours fortuit d'événements et de circonstances +vint, sur les bords de l'Euphrate et de la Méditerranée, en former de +nouvelles combinaisons. + + +§ XIII. Christianisme, _ou_ culte allégorique du soleil, sous ses noms +cabalistiques de _Chris-en_ ou _Christ_, et d'_Yêsus_ ou _Jésus_. + +«En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le +défendre de l'invasion de toute idée étrangère: un penchant invincible, +fondé sur les affinités d'une même origine, avait sans cesse ramené les +Hébreux vers le culte des nations voisines; et les relations +indispensables du commerce et de la politique qu'il entretenait avec +elles en avaient de jour en jour fortifié l'ascendant. Tant que le +régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des +lois, en s'opposant aux innovations, retarda leur marche; et cependant +les _hauts lieux étaient pleins d'idoles_, et le _dieu soleil avait son +char_ et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le +temple d'_Yâhouh_; mais lorsque les conquêtes des sultans de _Ninive_ et +de _Babylone_ eurent dissous le lien de la puissance publique, le +peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne +contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles +s'établirent publiquement en Judée. D'abord les colonies assyriennes, +transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des +dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda; +ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les _Égyptiens_, les _Syriens_, +les _Arabe_, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts +les leurs, et la religion de Moïse fut déja doublement altérée. D'autre +part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans +les sciences des Kaldéens, s'imburent, pendant un séjour de cinquante +ans, de toute leur théologie; et de ce moment se naturalisèrent chez les +Juifs les dogmes du génie _ennemi_ (Satan), de l'_archange Michel_, de +l'_ancien des jours_ (Ormuzd), des _anges rebelles_, du _combat des +cieux_, de l'_ame immortelle_ et de la _résurrection; toutes choses +inconnues à Moïse_, ou _condamnées_ par le silence même qu'il en avait +gardé. + +«De retour dans leur patrie, les émigrés y rapportèrent ces idées; et +d'abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les +_Pharisiens_, et de leurs opposants les _Sadducéens_, représentants de +l'ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du +peuple et de ses habitudes déja contractées, appuyés de l'autorité des +_Perses_, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre +l'ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la +théologie de Zoroastre. + +«Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout +cette coalition, et devint la base d'un dernier système, non moins +étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation. + +«Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de _Samarie_, des +esprits judicieux, _prévoyant_ la même destinée pour _Jérusalem_, +n'avaient cessé de l'_annoncer_, de la _prédire_; et leurs _prédictions_ +avaient toutes eu ce caractère particulier, d'être terminées par des +_vÅ“ux de rétablissement et de régénération_, énoncés sous la forme de +_prophéties_: les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint +_un roi libérateur_ qui _devait rétablir la nation dans son ancienne +gloire; le peuple hébreu devait redevenir_ un _peuple puissant, +conquérant_, et _Jérusalem_ la capitale d'un _empire étendu surtout +l'univers_. + +«Les événements ayant réalisé la première partie de ces prédictions, la +_ruine_ de _Jérusalem_, le peuple attacha à la seconde une croyance +d'autant plus entière, qu'il tomba dans le malheur; et les Juifs +affligés attendirent avec l'impatience du besoin et du désir, _le roi +victorieux_ et _libérateur qui devait_ venir sauver la nation de _Moïse_ +et relever l'empire de _David_. + +«D'autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps +antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie un dogme parfaitement +analogue. On n'y parlait que d'un _grand médiateur_, d'un _juge final_, +d'un _sauveur futur_, qui, _roi_, _dieu conquérant_ et _législateur_, +devait ramener l'_âge d'or_ sur la terre, la délivrer de l'empire _du +mal_, et rendre aux hommes le _règne du bien_, la _paix_ et le +_bonheur_. Ces idées occupaient d'autant plus les peuples, qu'ils y +trouvaient des consolations de l'état funeste et des maux réels où les +avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des +conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette +conformité entre les _oracles_ des _nations_ et ceux des _prophètes_, +excita l'attention des Juifs; et sans doute les _prophètes_ avaient eu +l'art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres +sacrés employés aux _mystères païens_: c'était donc en Judée une attente +générale que celle du grand _envoyé_, du _sauveur final_, lorsqu'une +circonstance singulière vint déterminer l'époque de sa venue. + +«Il était écrit dans les _livres sacrés_ des Perses et des Kaldéens, que +le _monde_, composé d'une _révolution_ totale de _douze mille_, était +partagé en deux _révolutions_ partielles, dont l'une, _âge_ et _règne du +bien_, se _terminait_ au bout de _six mille_, et l'autre, _âge_ et +_règne du mal_, se terminait au bout de _six autres mille_. + +«Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la _révolution_ +annuelle du _grand orbe céleste_, appelé le _monde_ (_révolution_ +composée de _douze mois_ ou _signes_, divisés chacun en _mille +parties_); et les deux périodes systématiques de l'_hiver_ et de +l'_été_, composée chacune également de _six mille_. Ces expressions, +toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens +_absolu_ et _moral_ au lieu de leur sens _physique_ et _astrologique_, +il arriva que le _monde annuel_ fut pris pour un _monde séculaire_, les +_mille_ de temps pour des _mille d'années_; et supposant, d'après les +faits, que l'on vivait dans l'_âge du malheur_, on en inféra qu'il +devait finir au bout des _six mille ans_ prétendus. + +«Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près +de six mille ans depuis la création (fictive) _du monde_. Cette +coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne +s'occupa plus que d'une fin _prochaine_; on interrogea les +_hiérophantes_ et leurs livres _mystiques_, qui en assignèrent divers +termes; on attendit le _réparateur_; à force d'en parler, quelqu'un dit +l'avoir vu, ou même un individu exalté crut l'être et se fit des +partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans +doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une +rumeur graduellement organisée en histoire: sur ce premier canevas +établi, toutes les _circonstances_ des _traditions mythologiques_ +vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système _authentique_ et +_complet_, dont il ne fut plus permis de douter. + +«Elles portaient, ces traditions mythologiques: Que dans l'_origine_, +une _femme_ et un _homme_ avaient, par leur _chute_, _introduit_ dans le +_monde_ le _mal_ et le _péché_.» (_Suivez la pl. III._) + +«Et par-là elles indiquaient le fait _astronomique_ de la _vierge +céleste_ et de l'_homme bouvier_ (Bootes), qui, en se _couchant_ +héliaquement à l'_équinoxe_ d'automne, livraient le _ciel_ aux +constellations de l'_hiver_, et semblaient, en _tombant_ sous l'horizon, +_introduire_ dans le _monde_ le génie du _mal_, _Ahrimanes_, figuré par +la constellation du _serpent_. + +«Elles portaient, ces traditions: «Que la _femme avait entraîné_, séduit +l'_homme_.» + +«Et en effet, la vierge se _couchant_ la _première_, semble _entraîner_ +à sa _suite_ le bouvier. + +«Que la _femme_ l'_avait tenté en lui présentant des fruits beaux à +voir_ et _bons à manger_, qui donnaient la science du _bien_ et du +_mal_.» + +«Et en effet, la _vierge_ tient en main une _branche_ de _fruits_ +qu'elle semble étendre vers le _bouvier_; et le rameau, emblème de +l'automne, placé dans le _tableau de Mithra_, sur la frontière de +l'_hiver_ et de l'_été_, semble ouvrir la porte et donner la _science_, +la _clef_ du _bien_ et du _mal_. + +«Elles portaient: «Que ce _couple avait été chassé_ du _jardin céleste, +et qu'un chérubin_ à _épée flamboyante avait été placé_ à la _porte pour +le garder_.» + +«Et en effet, quand la _vierge_ et le bouvier _tombent_ sous l'horizon +du couchant, _Persée monte_ de l'autre côté, et, l'épée à la main, ce +_génie_ semble les chasser du _ciel_ de l'_été_, _jardin_ et _règne_ des +_fruits_ et des _fleurs_. + +«Elles portaient: «Que de _cette vierge devait naître, sortir un +rejeton, un enfant qui écraserait_ la _tête_ du _serpent_, et +_délivrerait_ le _monde_ du _péché_.» + +«Et par-là elles désignaient le _soleil_, qui, à l'_époque_ du +_solstice_ d'_hiver_, au _moment_ précis où les _mages des Perses +tiraient_ l'_horoscope_ de la _nouvelle année_, se _trouvait placé dans +le sein de la vierge, en lever héliaque_ à l'_horizon oriental_, et qui, +à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme +d'un _enfant_ allaité par _une vierge chaste_, et devenait ensuite, à +l'équinoxe du printemps, le _belier_ ou l'_agneau_, vainqueur de la +constellation du _serpent_, qui disparaissait des cieux. + +«Elles portaient: «Que, dans son enfance, ce _réparateur_ de _nature +divine_ ou _céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent_.» + +«Et cela, parce que le _soleil_ d'hiver est _abaissé_ sous l'horizon, et +que cette période première de ses quatre _âges_ ou _saisons_, est un +temps d'_obscurité_, de _disette_, de _jeûne_, de _privations_. + +«Elles portaient: «Que, mis à mort par des _méchants_, il _était +ressuscité glorieusement_; qu'il était _remonté_ des _enfers_ aux +_cieux_, où il régnerait éternellement.» + +«Et par-là elles _retraçaient_ la _vie_ du _soleil_, qui, terminant sa +_carrière_ au _solstice_ d'_hiver_, lorsque dominaient _Typhon_ et les +_anges rebelles_, semblait être mis à _mort_ par eux; mais qui, bientôt +après, _renaissait_, _résurgeait_ dans la voûte des cieux, où il est +encore. + +«Enfin ces traditions, citant jusqu'à ses noms _astrologiques_ et +_mystérieux_, disaient qu'il s'appelait tantôt _Chris_, c'est-à -dire le +_conservateur_; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu +_Chris-en_ ou _Chris-na_; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, +votre _Cris-tos_, fils de _Marie_; et tantôt, qu'il s'appelait _Yês_, +par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, +formaient le nombre 608, l'une des _périodes solaires_: et voilà , ô +Européens! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre _Iês-us_ +ou _Jésus_, nom ancien et cabalistique attribué au jeune _Bacchus_, +_fils clandestin_ (nocturne) de la _vierge Minerve_, lequel, dans toute +l'histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l'histoire du _dieu_ +des _chrétiens_, c'est-à -dire de l'_astre du jour_, dont ils sont tous +les deux l'emblème.» + +À ces mots, un grand murmure s'éleva de la part _des groupes chrétiens_: +mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l'ordre, et +l'orateur achevant son discours: + +«Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se +composa dans le chaos et l'anarchie des trois premiers siècles; comment +une foule d'opinions bizarres partagèrent les esprits, et les +partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce +que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient +également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le +_gouvernement_ s'étant associé à l'une de ces sectes, en fit la +_religion orthodoxe_, c'est-à -dire _dominante_, à l'exclusion des +autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des _hérésies_; +comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion +s'est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie; comment, six cents +ans après l'innovation du _christianisme_, un autre système se forma +encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se +composer un empire _politique_ et _théologique_ aux dépens de ceux de +_Moïse_ et des _vicaires_ de _Jésus_.... + +«Maintenant, si vous résumez l'histoire entière de l'esprit religieux, +vous verrez que dans son principe il n'a eu pour _auteur_ que les +_sensations_ et les _besoins_ de l'homme; que l'_idée_ de _Dieu_ n'a eu +pour type et modèle que celle des _puissances physiques_, des _êtres +matériels_ agissant en _bien_ ou en _mal_, c'est-à -dire en impressions +de plaisir ou de _douleur_ sur l'_être sentant_; que, dans la formation +de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même +marche, les mêmes procédés; que dans tous, le dogme n'a cessé de +représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les +passions des hommes et leurs préjugés; que dans tous, la morale a eu +pour but le _désir_ du _bien-être_ et l'_aversion_ de la _douleur_; mais +que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui +y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, +du _vice_ et de la _vertu_, du _bien_ et du _mal_, c'est-à -dire de ce +qui rend l'homme _heureux_ ou _malheureux_; que dans tous, les moyens et +les causes de _propagation_ et d'_établissement_ ont offert les mêmes +scènes de passions et d'événements, toujours des disputes de mots, des +prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par +l'_ambition des chefs_, par la fourberie des _promulgateurs_, par la +crédulité des _prosélytes_, par l'ignorance du _vulgaire_, par la +_cupidité exclusive_ et l'_orgueil intolérant_ de tous: enfin, vous +verrez que l'histoire entière de l'esprit _religieux_ n'est que celle +des incertitudes de l'_esprit humain_, qui, placé dans un _monde_ qu'il +ne _comprend_ pas, veut cependant en deviner l'_énigme_; et qui, +spectateur toujours étonné de ce _prodige mystérieux et visible_, +imagine des _causes_, suppose des fins, bâtit des systèmes: puis, en +trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux; hait +l'erreur qu'il quitte, méconnaît celle qu'il embrasse, repousse la +vérité qui l'appelle, compose des chimères d'êtres disparates, et, +rêvant sans cesse _sagesse_ et _bonheur_, s'égare dans un labyrinthe de +peines et de folies.» + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Identité du but des religions. + + +Ainsi parla l'orateur des hommes qui avaient recherché l'origine et la +filiation des idées religieuses.... + +Et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours: +«C'est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu'à +renverser toute croyance, à jeter l'insubordination dans les esprits, à +anéantir notre ministère et notre puissance: c'est un roman, dirent les +autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. +Et les _gens modérés_ et _prudents_ ajoutaient: _Supposons que tout cela +soit_ vrai, _pourquoi révéler ces mystères_? Sans doute nos _opinions +sont pleines d'erreurs_; _mais_ ces erreurs _sont un frein_ nécessaire à +la multitude. Le monde va ainsi depuis deux mille ans, pourquoi le +changer aujourd'hui?» + +Et déja la rumeur du blâme qui s'élève contre toute nouveauté, +commençait de s'accroître, quand un groupe nombreux d'hommes des classes +du peuple et de sauvages de tout pays et de toute nation, sans +prophètes, sans docteurs, sans code religieux, s'avançant dans l'arène, +attirèrent sur eux l'attention de toute l'assemblée; et l'un d'eux, +portant la parole, dit au législateur: + +«Arbitre et médiateur des peuples! depuis le commencement de ce débat, +nous entendons des récits étranges, inouïs pour nous jusqu'à ce jour; +notre esprit, surpris, confondu de tant de choses, les unes savantes, +les autres absurdes, qu'également il ne comprend pas, reste dans +l'incertitude et le doute. Une seule réflexion nous frappe: en résumant +tant de faits prodigieux, tant d'assertions opposées, nous nous +demandons: Que nous importent toutes ces discussions? Qu'avons nous +besoin de savoir ce qui s'est passé il y a cinq ou six mille ans, dans +des pays que nous ignorons, chez des hommes qui nous resteront +inconnus? Vrai ou faux, à quoi nous sert de savoir si le monde existe +depuis six ou depuis vingt mille ans, s'il s'est fait de rien ou de +quelque chose, de lui-même ou par un ouvrier, qui, à son tour, exige un +auteur? Quoi! nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe près de +nous, et nous répondrons de ce qui peut se passer dans le soleil, dans +la lune ou dans les espaces imaginaires! Nous avons oublié notre +enfance, et nous connaîtrons celle du monde? Et qui attestera ce que nul +n'a vu? qui certifiera ce que personne ne comprend? + +«Qu'ajoutera d'ailleurs ou que diminuera à notre existence de dire _oui_ +ou _non_ sur toutes ces chimères? Jusqu'ici nos pères et nous n'en avons +pas eu la première idée, et nous ne voyons pas que nous en ayons eu plus +ou moins de _soleil_, plus ou moins de _subsistance_, plus ou moins de +_mal_ ou de _bien_. + +«Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi avons-nous aussi-bien +vécu sans elle, que ceux qui s'en inquiètent si fort? Si elle est +superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd'hui le fardeau?» Et +s'adressant aux docteurs et aux théologiens: «Quoi! il faudra que nous, +hommes ignorants et pauvres, dont tous les moments suffisent à peine aux +soins de notre subsistance et aux travaux dont vous profitez, il faudra +que nous apprenions tant d'histoires que vous racontez, que nous +lisions tant de livres que vous nous citez, que nous apprenions tant de +diverses langues dans lesquelles ils sont composés! Mille ans de vie n'y +suffiraient pas.... + +«Il n'est pas nécessaire, dirent lès docteurs, que vous acquériez tant +de science: nous l'avons pour vous.... + +«Mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples, avec toute votre +science vous n'êtes pas d'accord! à quoi sert de la posséder? + +«D'ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous? Si la foi d'un +homme s'applique à plusieurs, vous-mêmes quel besoin avez-vous de +croire? Vos pères auront _cru_ pour vous, et cela sera raisonnable; +puisque c'est pour vous qu'ils ont vu. + +«Ensuite, qu'est-ce que _croire_, si _croire_ n'influe sur aucune +action? Et sur quelle action influe, par exemple, de _croire_ le monde +_éternel_ ou _non_? + +«Cela offense Dieu, dirent les docteurs.--Où en est la preuve? dirent +les hommes simples.--_Dans nos livres_, répondirent les docteurs.--Nous +ne les entendons pas, répliquèrent les hommes simples. + +«Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs. + +«Voilà la difficulté, reprirent les hommes simples. De quel droit vous +établissez-vous _médiateurs_ entre Dieu et nous? + +«Par ses ordres, dirent les docteurs. + +«Où est la preuve de ses ordres? dirent les hommes simples.--_Dans nos +livres_, dirent les docteurs.--_Nous ne les entendons pas_, dirent les +hommes simples; et comment ce Dieu juste vous donne-t-il ce privilége +sur nous? Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à un moindre +degré d'évidence que vous? Il vous a parlé, soit; il est infaillible, et +il ne vous trompe pas; vous nous parlez, vous! qui nous garantit que +vous n'êtes pas en erreur, ou que vous ne sauriez nous y induire? Et si +nous sommes trompés, comment ce Dieu juste nous sauvera-t-il contre la +loi, ou nous condamnera-t-il sur celle que nous n'avons pas connue? + +«Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs. + +«Qu'est-ce que la loi naturelle? répondirent les hommes simples. Si +cette loi suffit, pourquoi en a-t-il donné d'autres? si elle ne suffit +pas, pourquoi l'a-t-il donnée imparfaite? + +«Ses jugements sont des mystères, reprirent les docteurs, et sa justice +n'est pas comme celle des hommes.--Si sa justice, répliquèrent les +hommes simples, n'est pas comme la nôtre, quel moyen avons-nous d'en +juger? et, de plus, pourquoi toutes ces lois, et quel est le but +qu'elles se proposent? + +«De vous rendre plus heureux, reprit un docteur, en vous rendant +meilleurs et plus vertueux: c'est pour apprendre aux hommes à user de +ses bienfaits, et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s'est +manifesté par tant d'oracles et de prodiges. + +«En ce cas, dirent les hommes simples, il n'est pas besoin de tant +d'études ni de raisonnements: montrez-nous quelle est la religion qui +remplit le mieux le but qu'elles se proposent toutes.» + +Aussitôt, chacun des groupes vantant sa morale, et la préférant à toute +autre, il s'éleva de culte à culte une nouvelle dispute plus violente. +«C'est nous, dirent les musulmans, qui possédons la morale par +excellence, qui enseignons toutes les vertus utiles aux hommes et +agréables à Dieu. Nous professons la _justice_, le _désintéressement_, +le _dévouement_ à la _Providence_, la _charité pour nos frères_, +l'_aumône_, la _résignation_; nous _ne tourmentons point les ames par +des craintes superstitieuses_; nous vivons sans _alarmes_ et nous +_mourons_ sans remords.» + +«Comment osez-vous, répondirent les prêtres chrétiens, parler de morale, +vous dont le chef a pratiqué la licence et prêché le scandale? vous dont +le premier précepte est l'homicide et la guerre? Nous en prenons à +témoin l'expérience: depuis douze cents ans votre zèle fanatique n'a +cessé de répandre chez les nations le trouble et le carnage; et si +aujourd'hui l'Asie, jadis florissante, languit dans la barbarie et +l'anéantissement, c'est à votre doctrine qu'il en faut attribuer la +cause; à cette doctrine ennemie de toute instruction, qui, d'un côté, +sanctifiant l'ignorance et consacrant le despotisme le plus absolu dans +celui qui commande, de l'autre, imposant l'obéissance la plus aveugle et +la plus passive à ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les +facultés de l'homme, étouffé toute industrie, et plongé les nations dans +l'abrutissement. + +«Il n'en est pas ainsi de notre morale sublime et céleste; c'est elle +qui a retiré la terre de sa barbarie primitive, des superstitions +insensées ou cruelles de l'idolâtrie, des sacrifices humains, des orgies +honteuses des mystères païens; qui a épuré les mÅ“urs, proscrit les +incestes, les adultères, policé les nations sauvages, fait disparaître +l'esclavage, introduit des vertus nouvelles et inconnues, la _charité_ +pour les hommes, leur _égalité_ devant Dieu, le pardon, l'oubli des +injures, la répression de toutes les passions, le mépris des grandeurs +mondaines; en un mot, une vie toute sainte et toute spirituelle.» + +«Nous admirons, répliquèrent les musulmans, comment vous savez allier +cette charité, cette douceur évangélique, dont vous faites tant +d'ostentation, avec les injures et les outrages dont vous blessez sans +cesse votre _prochain_. Quand vous inculpez si gravement les mÅ“urs du +grand homme que nous révérons, nous pourrions trouver des représailles +dans la conduite de celui que vous adorez; mais dédaignant de tels +moyens, et nous bornant au véritable objet de la question, nous +soutenons que votre morale évangélique n'a point la perfection que vous +lui attribuez; qu'il n'est point vrai qu'elle ait introduit dans le +monde des vertus inconnues, nouvelles: et, par exemple, cette _égalité +des hommes devant Dieu_, cette _fraternité_ et cette _bienveillance_ qui +en sont la suite, étaient des dogmes formels de la secte des +_hermétiques_ ou _samanéens_, dont vous descendez. Et quant au pardon +des injures, les païens mêmes l'avaient enseigné; mais, dans l'extension +que vous lui donnez, loin d'être une vertu, il devient une immoralité, +un vice. Votre précepte si vanté de _tendre_ une _joue après l'autre_, +n'est pas seulement contraire à tous les sentiments de l'homme, il est +encore opposé à toute idée de justice; il enhardit les méchants par +l'impunité; il avilit les bons par la servitude; il livre le monde au +désordre, à la tyrannie; il dissout la société; et tel est l'esprit +véritable de votre doctrine: vos évangiles, dans leurs préceptes et +leurs paraboles, ne représentent jamais _Dieu_ que comme un _despote_ +sans règle d'équité; c'est un père partial, qui traite un _enfant +débauché_, _prodigue_, avec plus de faveur que ses autres enfants +respectueux et de bonnes mÅ“urs; c'est un maître capricieux, qui donne le +_même salaire_ aux _ouvriers_ qui ont travaillé une heure et à ceux qui +ont fatigué pendant toute la journée, et qui _préfère les derniers_ +venus _aux premiers_: partout c'est une morale _misanthropique_, +_antisociale_, qui dégoûte les hommes de la vie, de la société, et ne +tend qu'à faire des ermites et des célibataires. + +«Et quant à la manière dont vous l'avez pratiquée, nous en appelons à +notre tour au témoignage des faits: nous vous demandons si c'est la +_douceur évangélique_ qui a suscité vos interminables guerres de sectes, +vos persécutions atroces de prétendus _hérétiques_, vos croisades contre +l'_arianisme_, le _manichéisme_, le _protestantisme_, sans parler de +celles que vous avez faites contre nous, et de vos associations +sacriléges, encore subsistantes, d'hommes assermentés pour les +continuer. Nous vous demandons si c'est la _charité évangélique_ qui +vous a fait exterminer les peuples entiers de l'Amérique, anéantir les +empires du Mexique et du Pérou; qui vous fait continuer de dévaster +l'_Afrique_, dont vous vendez les habitants comme des animaux, malgré +_votre abolition_ de l'_esclavage_; qui vous fait ravager l'Inde, dont +vous usurpez les domaines; enfin, si c'est elle qui depuis trois siècles +vous fait troubler dans leurs foyers les peuples des trois continents, +dont les plus prudents, tels que le Chinois et le Japonais, ont été +obligés de vous chasser pour éviter vos fers et recouvrer la paix +intérieure.» + +Et à l'instant les brames, les rabbins, les bonzes, les chamans, les +prêtres des îles Moluques et des côtes de la Guinée accablant les +docteurs chrétiens de reproches; «Oui! s'écrièrent-ils, ces hommes sont +des brigands, des hypocrites, qui prêchent la _simplicité_ pour +surprendre la _confiance_; l'_humilité_, pour asservir plus facilement; +la _pauvreté_, pour s'approprier _toutes les richesses_; ils promettent +un _autre monde_, pour mieux _envahir celui-ci_; et tandis qu'ils vous +parlent de _tolérance_ et de _charité_, ils brûlent au nom de _Dieu_ les +hommes qui ne l'adorent pas comme eux.» + +«Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires, c'est vous qui abusez +de la crédulité des nations ignorantes pour les subjuguer; c'est vous +qui de votre ministère faites un art d'imposture et de fourberie: vous +avez converti la religion en un négoce d'avarice et de cupidité. Vous +feignez d'être en communication avec des esprits, et ils ne rendent pour +oracles que vos volontés; vous prétendez lire dans les astres, et le +destin ne décrète que vos désirs; vous faites parler les idoles, et les +dieux ne sont que les instruments de vos passions; vous avez inventé les +sacrifices et les libations pour attirer à vous le lait des troupeaux, +la chair et la graisse des victimes; et, sous le manteau de la piété, +vous dévorez les offrandes des dieux, _qui ne mangent point_, et la +substance des peuples, _qui travaillent_.» + +«Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes, les chamans, vous vendez +aux vivants crédules de vaines prières pour les ames des morts; avec vos +_indulgences_ et vos _absolutions_, vous vous êtes arrogé la puissance +et les fonctions de Dieu même; et faisant un trafic de ses graces et de +ses pardons, vous avez mis le ciel à l'encan, et fondé, par votre +système d'_expiation_, un _tarif_ de crimes qui a perverti toutes les +consciences.» + +«Ajoutez, dirent les _imans_, que ces hommes ont inventé la plus +profonde des scélératesses: l'obligation absurde et impie de leur +raconter les secrets les plus intimes des actions, des pensées, des +_velléités_ (la confession); en sorte que leur curiosité insolente a +porté son inquisition jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial, +dans l'asile inviolable du cÅ“ur.» + +Alors de reproche en reproche, les docteurs des différents cultes +commencèrent à révéler tous les délits de leur ministère, tous les vices +cachés de leur état; et il se trouva que chez tous les peuples l'_esprit +des prêtres_, leur _système de conduite_, leurs _actions_, leurs _mÅ“urs_ +étaient absolument les mêmes; + +Que partout ils avaient composé des _associations secrètes_, des +_corporations ennemies_ du reste de la société; + +Que partout ils s'étaient _attribué_ des _prérogatives_, des +_immunités_, au moyen desquelles ils vivaient à l'abri de tous les +fardeaux des autres classes; + +Que partout ils n'essuyaient ni les fatigues du laboureur, ni les +dangers du militaire, ni les revers du commerçant; + +Que partout ils vivaient célibataires, afin de s'épargner jusqu'aux +embarras domestiques; + +Que partout, sous le manteau de la _pauvreté_, ils trouvaient le secret +d'être riches et de se procurer toutes les jouissances; + +Que, sous le nom de _mendicité_, ils percevaient des _impôts_ plus forts +que les princes; + +Que, sous celui de dons et offrandes, ils se procuraient des revenus +certains et exempts de frais; + +Que, sous celui de _recueillement_ et de _dévotion_, ils vivaient dans +l'oisiveté et dans la licence; + +Qu'ils avaient fait de l'_aumône_ une _vertu_, afin de vivre +tranquillement du travail d'autrui; + +Qu'ils avaient inventé des cérémonies du culte, afin d'attirer sur eux +le respect du peuple, en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient +les _interprètes_ et les _médiateurs_, pour s'en attribuer toute la +puissance; que, dans ce dessein, selon les lumières ou l'ignorance des +peuples, ils s'étaient faits tour à tour _astrologues_, _tireurs +d'horoscopes_, _devins_, _magiciens_, _nécromanciens_, _charlatans_, +_médecins_, _courtisans_, _confesseurs_ de princes, toujours tendant au +but de gouverner pour leur propre avantage; + +Que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs +personnes, pour s'attirer leurs faveurs ou participer à leur puissance; + +Et que tantôt ils avaient prêché le _meurtre_ des _tyrans_ (se réservant +de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leur mépris ou de leur +désobéissance; + +Que toujours ils avaient appelé _impiété_ ce qui nuisait à leurs +intérêts; qu'ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer +le monopole de la science; qu'enfin en tout temps, en tout lieu, ils +avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l'anarchie qu'ils +causaient, en sûreté sous le despotisme qu'ils favorisaient, en repos au +milieu du travail qu'ils prêchaient, dans l'abondance au sein de la +disette; et cela, en exerçant le commerce singulier de _vendre_ des +_paroles_ et des _gestes_ à des gens crédules, qui les paient comme des +denrées du plus grand prix. + +Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent mettre en pièces les +hommes qui les avaient abusés; mais le législateur arrêtant ce mouvement +de violence, et s'adressant aux chefs et aux docteurs: + +«Quoi! leur dit-il, instituteurs des peuples, est-ce donc ainsi que vous +les avez trompés?» + +Et les prêtres troublés répondirent: «Ô législateur! nous sommes hommes; +et _les peuples sont si superstitieux_! ils ont eux-mêmes provoqué nos +erreurs.» + +Et les rois dirent: «Ô législateur! les peuples sont si _serviles_ et si +_ignorants_! eux-mêmes se sont prosternés devant le joug, qu'à peine +nous osions leur montrer.» + +Alors le législateur se tournant vers les peuples: + +«Peuples! leur dit-il, souvenez-vous de ce que vous venez d'entendre: ce +sont deux _profondes vérités_. Oui, vous-mêmes causez les maux dont vous +vous plaignez; c'est vous qui encouragez les tyrans par une lâche +adulation de leur puissance, par un engouement imprudent de leurs +fausses bontés, par l'avilissement dans l'obéissance, par la licence +dans la liberté, par l'accueil crédule de toute imposture: sur qui +punirez-vous les fautes de votre ignorance et de votre cupidité?» + +Et les peuples interdits demeurèrent dans un morne silence. + + + + +CHAPITRE XXIV. + +Solution du problème des contradictions. + + +Et le législateur reprenant la parole, dit: «Ô nations! nous avons +entendu les débats de vos opinions; et les dissentiments qui vous +partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent +plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer. + +«D'abord, considérant la diversité et l'opposition des croyances +auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous +en fondez la persuasion: est-ce par un choix réfléchi que vous suivez +l'étendard d'un prophète plutôt que celui d'un autre? Avant d'adopter +telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d'abord comparées? +en avez-vous fait un mûr examen? ou bien ne les avez-vous reçues que du +hasard de la naissance, que de l'empire de l'habitude et de l'éducation? +Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux +de l'Euphrate, idolâtres aux rives de l'Indus, comme vous naissez blonds +dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain? Et si vos +opinions sont l'effet de votre position fortuite sur la terre, de la +parenté, de l'imitation, comment le hasard vous devient-il un motif de +conviction, un argument de vérité? + +«En second lieu, lorsque nous méditons sur l'exclusion respective et +l'intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des +conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples! qui vous +dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez +qu'en ce moment l'_Être universel_ que vous révérez, descendit des cieux +sur cette multitude, et qu'investi de toute sa puissance, il s'assît sur +ce trône pour vous juger tous; supposez qu'il vous dît: «Mortels! c'est +votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de +cultes qui vous partagent, un seul aujourd'hui sera préféré; tous les +autres, toute cette multitude d'étendards, de peuples, de prophètes, +seront condamnés à une perte éternelle; et ce n'est point assez.... +parmi les sectes du _culte choisi_, une seule peut me plaire, et toutes +les autres seront condamnées; mais ce n'est point encore assez: de ce +petit groupe réservé, il faut que j'exclue tous ceux qui n'ont pas +rempli les conditions qu'imposent ses préceptes: ô hommes! à quel petit +nombre d'_élus_ avez-vous borné votre race! à quelle pénurie de +bienfaits réduisez-vous mon immense bonté? à quelle solitude +d'admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire?» + +Et le législateur se levant: «N'importe; vous l'avez voulu; peuples! +voilà l'urne où vos noms sont placés: un seul sortira.... Osez tirer +cette loterie terrible....» Et les peuples, saisis de frayeur, +s'écrièrent: _Non, non_; nous sommes _tous frères_, _tous égaux_; nous +ne pouvons nous condamner. + +Alors le législateur s'étant rassis, reprit: «Ô hommes! qui disputez sur +tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous +m'offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes.» Et les peuples ayant +prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel; et +montrant le soleil: Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous +paraît-il carré ou triangulaire? Non, répondirent-ils unanimement, il +est rond. + +Puis prenant la balance d'or qui était sur l'autel: Cet or que vous +maniez tous les jours, est-il plus pesant qu'un même volume de cuivre? +Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l'or est plus pesant que +le cuivre.... + +Et le législateur prenant l'épée: Ce fer est-il moins dur que du plomb? +Non, dirent les peuples. + +Le sucre est-il doux et le fiel amer?--Oui. + +Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la douleur?--Oui. + +Ainsi vous êtes tous d'accord sur ces objets et sur une foule d'autres +semblables. + +Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre et des +habitants dans la lune? + +À cette question, ce fut une rumeur universelle; et chacun y répondant +diversement, les uns disaient _oui_, d'autres disaient _non_; ceux-ci, +que _cela était probable_; ceux-là , que la question _était oiseuse, +ridicule_; et d'autres, que cela _était bon à savoir_: et ce fut une +discordance générale. + +Après quelque temps, le législateur ayant rétabli le silence: «Peuples, +dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs +questions, sur lesquelles vous avez tous été d'accord, sans distinction +de race ni de secte: _hommes blancs_, _hommes noirs_, sectateurs de +_Mahomet_ ou de _Moïse_, adorateurs de _Boudda_ ou de _Iêsous_, vous +avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre, et vous +êtes tous discordants! _Pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette +discordance dans un autre_? + +Et le groupe des hommes simples et sauvages prenant la parole, répondit: +«La raison en est simple: dans le premier cas, nous _voyons_, nous +_sentons_ les objets, nous en parlons par sensation; dans le second, ils +sont hors de la portée de nos sens; nous n'en parlons que par +conjecture.» + +«Vous avez résolu le problème, dit le législateur; ainsi, votre propre +aveu établit cette première vérité: + +«_Que toutes les fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, +vous êtes d'accord dans votre prononcé;_ + +«_Et que vous ne différez d'opinion, de sentiment, que quand les objets +sont absents et hors de votre portée._ + +«Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne +de remarque. De ce que vous êtes d'accord sur ce que vous connaissez +avec certitude, il s'ensuit que vous n'êtes _discordants que sur ce que +vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n'êtes pas assurés_; +c'est-à -dire _que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous +vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez_. Ô +hommes! n'est-ce pas là folie? + +«Et n'est-il pas alors démontré que ce n'est point pour la vérité que +vous contestez; que ce n'est point sa cause que vous défendez, mais +celle de vos affections, de vos préjugés; que ce n'est point l'objet tel +qu'il est en lui que vous voulez prouver, mais l'objet tel que vous le +voyez; c'est-à -dire que vous voulez faire prévaloir, non pas +l'_évidence_ de la _chose_, mais l'_opinion_ de votre personne, votre +manière de voir et de juger. C'est une _puissance_ que vous voulez +exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous +vous arrogez; c'est la _lutte de votre vanité_. _Or, comme chacun de +vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable_, +il résiste par le sentiment d'un _même droit_. Et vos disputes, vos +combats, votre intolérance, sont l'effet de ce _droit_ que vous vous +déniez, et de la _conscience inhérente_ de _votre égalité_. + +«Or, le seul moyen d'être d'accord est de revenir à la nature, et de +prendre pour arbitre et régulateur l'ordre de choses qu'elle-même a +posé; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité: + +«_Que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d'exister identique, +constante, uniforme, et qu'il existe dans vos organes une manière +semblable d'en être affectés._ + +«_Mais en même temps, à raison de la mobilité de ces organes par votre +volonté_, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous +trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers, en sorte que +vous êtes à leur égard comme _une glace réfléchissante, capable de les +rendre tels qu'ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et +de les altérer_. + +«D'où il suit que, _toutes les fois que vous percevez les objets tels +qu'ils sont, vous êtes d'accord entre vous et avec eux-mêmes, et cette +similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres_, +est ce qui constitue pour vous leur _vérité_; + +«Qu'au contraire, toutes les fois que vous différez d'opinions, _votre +dissentiment_ est la _preuve_ que vous ne _représentez pas les objets +tels qu'ils sont, que vous les changez_. + +«Et de là se déduit encore, que _les causes de vos dissentiments +n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits_, dans +la manière dont vous _percevez_ ou _dont vous jugez_. + +«Pour établir l'_unanimité d'opinion_, il faut donc préalablement bien +établir la _certitude_, bien constater _que les tableaux que se peint +l'esprit sont exactement ressemblants à leurs modèles_; qu'il réfléchit +les objets correctement tels qu'ils existent. Or, cet effet ne peut +s'obtenir qu'autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, +et soumis à l'examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve +est par-là même impossible à juger; il n'existe à son égard aucune +règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude. + +«D'où il faut conclure que, _pour vivre en concorde et en paix_, il faut +consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher +aucune importance; en un mot, qu'_il faut tracer une ligne de +démarcation entre les objets vérifiables_ et ceux _qui ne peuvent être +vérifiés_, et séparer d'une barrière inviolable _le monde des êtres +fantastiques_ du monde des réalités; c'est-à -dire qu'il faut _ôter tout +effet civil aux opinions théologiques et religieuses_. + +«Voilà , ô peuples! le but que s'est proposé une grande nation affranchie +de ses fers et de ses préjugés; voilà l'ouvrage que nous avions +entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand vos rois et vos +prêtres sont venus le troubler.... Ô rois et prêtres! vous pouvez +suspendre encore quelque temps la publication solennelle des lois de la +nature, mais il n'est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les +renverser.» + +Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée; et +l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son +adhésion aux paroles du législateur: «Reprenez, lui dirent-ils, votre +saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection! Recherchez des +lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en +l'authentique et immuable code; mais que ce ne soit plus pour une seule +nation, pour une seule famille: que ce soit pour nous tous sans +exception! Soyez le législateur de tout le _genre humain_, ainsi que +vous serez l'_interprète de la même nature_; montrez-nous la ligne qui +sépare le _monde_ des _chimères_ de _celui_ des _réalités_, et +enseignez-nous, après tant de religions et d'erreurs, la religion de +l'évidence et de la vérité!» + +Alors le législateur, ayant repris la recherche et l'examen des +attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des +affections qui le régissent dans l'état _individuel_ et _social_, +développa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a +fondé son bonheur. + + + + +LA + +LOI NATURELLE, + +ou + +PRINCIPES PHYSIQUES + +DE LA MORALE, + +DÉDUITS DE L'ORGANISATION DE L'HOMME ET DE + +L'UNIVERS. + + + + +AVERTISSEMENT + +DE L'ÉDITEUR. + + +Si les livres se prisent par leur poids, celui-ci sera compté pour peu +de chose; s'ils s'estiment par leur contenu, peut-être sera-t-il placé +au rang des plus importants. + +En général, rien de plus important qu'un bon livre élémentaire; mais +aussi rien de plus difficile à composer et même à lire: pourquoi cela? +parce que tout devant y être analyse et définition, tout doit y-être dit +avec vérité et précision: si la vérité et la précision manquent, le but +est manqué; si elles existent, il devient abstrait par sa force même. + +Le premier de ces défauts a été sensible jusqu'à ce jour dans tous les +livres de morale: on n'y trouve qu'un chaos de maximes décousues, de +préceptes sans causes, d'actions sans motifs. Les pédants du genre +humain l'ont traité comme un petit enfant: ils lui ont prescrit d'être +sage par la frayeur des esprits et des revenants. Maintenant que le +genre humain grandit, il est temps de lui parler raison, il est temps de +prouver aux hommes que les mobiles de leur perfectionnement se tirent de +leur organisation même, de l'intérêt de leurs passions, et de tout ce +qui compose leur existence. Il est temps de démontrer que la morale est +une science physique et géométrique, soumise aux règles et au calcul des +autres sciences exactes; et tel est l'avantage du système exposé dans ce +livre, que les bases de la moralité y étant fondées sur la nature même +des choses, elle est fixe et immuable comme elles; tandis que dans tous +les systèmes théologiques la morale étant assise sur des opinions +arbitraires, non démontrables et souvent absurdes, elle change, +s'affaiblit, périt avec elles, et laisse les hommes dans une dépravation +absolue. Il est vrai que, par la raison même que notre système se fonde +sur des faits et non sur des rêves, il trouvera plus de difficulté à se +répandre et à s'établir; mais il tirera des forces de cette lutte même, +et tôt ou tard l'éternelle religion de la nature renversera les +religions passagères de l'esprit humain. + +Ce livre fut publié pour la première fois en 1793, sous le titre de +_Catéchisme du Citoyen français_: il avait d'abord été destiné à être un +livre national; mais il pourrait également bien s'intituler _Catéchisme +du bon sens et des honnêtes gens_; il faut espérer qu'il deviendra un +livre commun à toute l'Europe. Il est possible que dans sa brièveté il +n'ait pas suffisamment rempli le but d'un livre classique populaire; +mais l'auteur sera satisfait s'il a du moins le mérite d'indiquer le +moyen d'en faire de meilleurs. + + + + +LA + +LOI NATURELLE, + +ou + +PRINCIPES PHYSIQUES + +DE LA MORALE. + + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +De la loi naturelle. + + +_D._ Qu'est-ce que la loi naturelle? + +_R._ C'est l'_ordre régulier_ et _constant_ des faits, par lequel DIEU +régit l'univers; ordre que sa _sagesse_ présente aux sens et à la raison +des hommes, pour servir à leurs actions de règle égale et commune, et +pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la +perfection et le bonheur. + +_D._ Définissez-moi clairement le mot _loi_. + +_R._ Le mot _loi_, pris littéralement, signifie _lecture_[32], parce +que, dans l'origine, les _ordonnances_ et _règlements_ étaient la +lecture par excellence que l'on faisait au peuple, afin qu'il les +observât et n'encourût pas les peines portées contre leur infraction: +d'où il suit que l'usage originel expliquant l'idée véritable, la loi se +définit: + +«Un ordre ou une défense d'agir, avec la clause expresse d'une peine +attachée à l'infraction, ou d'une récompense attachée à l'observation de +cet ordre.» + +_D._ Est-ce qu'il existe de tels ordres dans la nature? + +_R._ Oui. + +_D._ Que signifie ce mot _nature_? + +_R._ Le mot _nature_ prend trois sens divers: + +1º Il désigne l'univers, le monde matériel: on dit, dans ce premier +sens, _la beauté de la nature_, _la richesse de la nature_, c'est-à -dire +les objets du ciel et de la terre offerts à nos regards; + +2º Il désigne la _puissance_ qui anime, qui meut l'univers, en la +considérant comme un être distinct, comme l'ame est au corps; on dit, +dans ce second sens: «Les _intentions de la nature_, les «secrets +incompréhensibles de la nature.» + +3º Il désigne les opérations partielles de cette puissance dans chaque +être ou dans chaque classe d'êtres; et l'on dit, dans ce troisième sens: +«C'est une énigme que la _nature_ de l'_homme_; chaque être agit selon +sa _nature_.» + +Or, comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'êtres sont +soumises à des règles constantes et générales, qui ne peuvent être +enfreintes sans que l'ordre général où particulier soit interverti et +troublé, l'on donne à ces règles d'actions et de mouvements le nom de +_lois naturelles_ ou _lois de la nature_. + +_D._ Donnez-moi des exemples de ces lois. + +_R._ C'est une loi de la nature, que le soleil éclaire successivement la +surface du globe terrestre;--que sa présence y excite la lumière et la +chaleur;--que la chaleur agissant sur l'eau forme des vapeurs;--que ces +vapeurs élevées en nuages dans les régions de l'air s'y résolvent en +pluies ou en neiges, qui renouvellent sans cesse les eaux des sources et +des fleuves. + +C'est une loi de la nature, que l'eau coule de haut en bas; qu'elle +cherche son niveau; qu'elle soit plus pesante que l'air;--que tous les +corps tendent, vers la terre;--que la flamme s'élève vers les cieux; +qu'elle désorganise les végétaux et les animaux;--que l'air soit +nécessaire à la vie de certains animaux; que, dans certaines +circonstances, l'eau les suffoque et les tue; que certains sucs de +plantes, certains minéraux attaquent leurs organes, détruisent leur +vie, et ainsi d'une foule d'autres faits. + +Or, parce que tous ces faits et leurs semblables sont immuables, +constants, réguliers, il en résulte pour l'homme autant de véritables +_ordres_ de s'y conformer, avec la clause expresse d'une peine attachée +à leur infraction, ou d'un bien-être attaché à leur observation; de +manière que si l'homme prétend voir clair dans les ténèbres, s'il +contrarie la marche des saisons, l'action des éléments; s'il prétend +vivre dans l'eau sans se noyer, toucher la flamme sans se brûler, se +priver d'air sans s'étouffer, boire des poisons sans se détruire, il +reçoit de chacune de ces infractions aux lois naturelles une punition +corporelle et proportionnée à sa faute;--qu'au contraire, s'il observe +et pratique chacune de ces lois dans les rapports exacts et réguliers +qu'elles ont avec lui, il conserve son existence, et la rend aussi +heureuse qu'elle peut l'être; et parce que toutes ces lois, considérées +relativement à l'espèce humaine, ont pour but unique et commun de la +conserver et de la rendre heureuse, on est convenu d'en rassembler +l'idée sous un même mot, et de les appeler collectivement la _loi +naturelle_. + + + + +CHAPITRE II + +Caractères de la loi naturelle. + + +_D._ Quels sont les caractères de la loi naturelle? + +_R._ On en peut compter dix principaux. + +_D._ Quel est le premier? + +_R._ C'est d'être inhérente à l'existence des choses, par conséquent, +d'être _primitive_ et antérieure à toute autre loi; en sorte que toutes +celles qu'ont reçues les hommes n'en sont que des imitations, dont la +perfection se mesure sur leur ressemblance avec ce modèle primordial. + +_D._ Quel est le second? + +_R._ C'est de venir immédiatement de DIEU, d'être présentée par lui à +chaque homme, tandis que les autres ne nous sont présentées que par des +hommes qui peuvent être trompés ou trompeurs. + +_D._ Quel est le troisième? + +_R._ C'est d'être commune à tous les temps, à tous les pays, +c'est-à -dire, d'être une et universelle. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre loi n'est universelle? + +_R._ Non, car aucune ne convient, aucune n'est applicable à tous les +peuples de la terre; toutes sont locales et accidentelles, nées par des +circonstances de lieux et de personnes; en sorte que si tel homme, tel +événement n'eût pas existé, telle loi n'existerait pas. + +_D._ Quel est le quatrième caractère? + +_R._ C'est d'être uniforme et invariable. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre n'est uniforme et invariable? + +_R._ Non; car ce qui est _bien_ et _vertu_ selon l'une, est _mal_ et +_vice_ selon l'autre; et ce qu'une même loi approuve dans un temps, elle +le condamne souvent dans un autre. + +_D._ Quel est le cinquième caractère? + +_R._ D'être évidente et palpable, parce qu'elle consiste tout entière en +faits sans cesse présents aux sens et à la démonstration. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas évidentes? + +_R._ Non; car elles se fondent sur des faits passés et douteux, sur des +témoignages équivoques et suspects, et sur des preuves inaccessibles aux +sens. + +_D._ Quel est le sixième caractère? + +_R._ D'être raisonnable, parce que ses préceptes et toute sa doctrine +sont conformes à la raison et à l'entendement humain. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre loi n'est raisonnable? + +_R._ Non; car toutes contrarient la raison et l'entendement de l'homme, +et lui imposent avec tyrannie une croyance aveugle et impraticable. + +_D._ Quel est le septième caractère? + +_R._ D'être juste, parce que dans cette loi les peines sont +proportionnées aux infractions. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas justes? + +_R._ Non; car elles attachent souvent aux mérites ou aux délits des +peines ou des récompenses démesurées, et elles imputent à mérite ou à +délit des actions nulles ou indifférentes. + +_D._ Quel est le huitième caractère? + +_R._ D'être pacifique et tolérante, parce que, dans la loi naturelle, +tous les hommes étant frères et égaux en droits, elle ne leur conseille +à tous que paix et tolérance, même pour leurs erreurs. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas pacifiques? + +_R._ Non; car toutes prêchent la dissension, la discorde, la guerre, et +divisent les hommes par des prétentions exclusives de vérité et de +domination. + +_D._ Quel est le neuvième caractère? + +_R._ D'être également bienfaisante pour tous les hommes, en leur +enseignant à tous les véritables moyens d'être meilleurs et plus +heureux. + +_D._ Est-ce que les autres ne sont pas aussi bienfaisantes? + +_R._ Non; car aucune n'enseigne les véritables moyens du bonheur: +toutes se réduisent à des pratiques pernicieuses ou futiles, et les +faits le prouvent, puisque après tant de lois, tant de religions, de +législateurs et de prophètes, les hommes sont encore aussi malheureux et +aussi ignorants qu'il y a six mille ans. + +_D._ Quel est le dernier caractère de la loi naturelle? + +_R._ C'est de suffire seule à rendre les hommes plus heureux et +meilleurs, parce qu'elle embrasse tout ce que les autres lois civiles ou +religieuses ont de bon ou d'utile, c'est-à -dire qu'elle en est +essentiellement la partie morale; de manière que, si les autres lois +étaient dépouillées, elles se trouveraient réduites à des opinions +chimériques et imaginaires, sans aucune utilité pratique. + +_D._ Résumez-moi tous ces caractères. + +_R._ J'ai dit que la loi naturelle est, + + 1º Primitive; + 2º Immédiate; + 3º Universelle; + 4º Invariable; + 5º Évidente; + 6º Raisonnable; + 7º Juste; + 8º Pacifique; + 9º Bienfaisante; + 10º Et seule suffisante. + +Et telle est la puissance de tous ces attributs de perfection et de +vérité, que, lorsqu'en leurs disputes les théologiens ne peuvent +s'accorder sur aucun point de croyance, ils ont recours à _la loi +naturelle_, dont l'oubli, disent-ils, a forcé Dieu d'envoyer de temps en +temps des prophètes publier des lois nouvelles: comme si Dieu faisait +des lois de circonstance, à la manière des hommes, surtout quand la +première subsiste avec tant de force, qu'on peut dire qu'en tout temps +et en tout pays, elle n'a cessé d'être la loi de conscience de tout +homme raisonnable et sensé. + +_D._ Si, comme vous le dites, elle émane immédiatement de Dieu, +enseigne-t-elle son existence? + +_R._ Oui, très-positivement; car pour tout homme qui observe avec +réflexion le spectacle étonnant de l'univers, plus il médite sur les +propriétés et les attributs de chaque être, sur l'ordre admirable et +l'harmonie de leurs mouvements, plus il lui est démontré qu'il existe un +_agent suprême_, un moteur _universel et identique_, désigné par le nom +de DIEU; et il est si vrai que la loi naturelle suffit pour élever à la +connaissance de DIEU, que tout ce que les hommes ont prétendu en +connaître par des moyens étrangers, s'est constamment trouvé ridicule, +absurde, et qu'ils ont été obligés d'en revenir aux immuables notions de +la raison naturelle. + +_D._ Il n'est donc pas vrai que les sectateurs de _la loi naturelle_ +soient athées? + +_R._ Non, cela n'est pas vrai; au contraire, ils ont de la Divinité des +idées plus fortes et plus nobles que la plupart des autres hommes; car +ils ne la souillent point du mélange de toutes les faiblesses et de +toutes les passions de l'humanité. + +_D._ Quel est le culte qu'ils lui rendent? + +_R._ Un culte tout entier d'action: la pratique et l'observation de +toutes les règles que la _suprême sagesse_ a imposées aux mouvements de +chaque être; règles éternelles et inaltérables, par lesquelles elle +maintient l'ordre et l'harmonie de l'univers, et qui, dans leurs +rapports avec l'homme, composent la loi naturelle. + +_D._ A-t-on connu avant ce jour la loi naturelle? + +_R._ On en a de tout temps parlé: la plupart des législateurs ont dit la +prendre pour base de leurs lois; mais ils n'en ont cité que quelques +préceptes, et ils n'ont eu de sa totalité que des idées vagues. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Parce que, quoique simple dans ses bases, elle forme, dans ses +développements et ses conséquences, un ensemble compliqué qui exige la +connaissance de beaucoup de faits, et toute la sagacité du raisonnement. + +_D._ Est-ce que l'instinct seul n'indique pas la loi naturelle? + +_R._ Non; car par _instinct_ l'on n'entend que ce sentiment aveugle qui +porte indistinctement vers tout ce qui flatte les sens. + +_D._ Pourquoi dit-on donc que la loi naturelle est gravée dans le cÅ“ur +de tous les hommes? + +_R._ On le dit par deux raisons: 1º parce que l'on a remarqué qu'il y +avait des actes et des sentiments communs à tous les hommes, ce qui +vient de leur commune organisation; 2º parce que les premiers +philosophes ont cru que les hommes naissaient avec des idées déja +formées, ce qui est maintenant démontré une erreur. + +_D._ Les philosophes se trompent donc? + +_R._ Oui, cela leur arrive. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Iº Parce qu'ils sont hommes; 2º parce que les ignorants appellent +philosophes tous ceux qui raisonnent bien ou mal; 3º parce que ceux qui +raisonnent sur beaucoup de choses, et qui en raisonnent les premiers, +sont sujets à se tromper. + +_D._ Si la loi naturelle n'est pas écrite, ne devient-elle pas une chose +arbitraire et idéale? + +_R._ Non; parce qu'elle consiste tout entière en faits dont la +démonstration peut sans cesse se renouveler aux sens, et composer une +science aussi précise et aussi exacte que la géométrie et les +mathématiques; et c'est par la raison même que la loi naturelle forme +une science exacte, que les hommes, nés ignorants et vivant distraits, +ne l'ont connue, jusqu'à nos jours, que superficiellement. + + + + +CHAPITRE III. + +Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme. + + +_D._ Développez-moi les principes de la loi naturelle par rapport à +l'homme? + +_R._ Ils sont simples; ils se réduisent à un précepte fondamental et +unique. + +_D._ Quel est ce précepte? + +_R._ C'est la conservation de soi-même. + +_D._ Est-ce que le bonheur n'est pas aussi un précepte de la loi +naturelle? + +_R._ Oui; mais comme le bonheur est un état accidentel qui n'a lieu que +dans le développement des facultés de l'homme et du système social, il +n'est point le but immédiat et direct de la nature; c'est, pour ainsi +dire, un objet de luxe, surajouté à l'objet nécessaire et fondamental de +la conservation. + +_D._ Comment la nature ordonne-t-elle à l'homme de se conserver? + +_R._ Par deux sensations puissantes et involontaires, qu'elle a +attachées comme deux guides, deux _génies gardiens_ à toutes ses +actions: l'une, sensation de douleur, par laquelle elle l'avertit et le +détourne de tout ce qui tend à le détruire; l'autre, sensation de +plaisir, par laquelle elle l'attire et le porte vers tout ce qui tend à +conserver et à développer son existence. + +_D._ Le plaisir n'est donc pas un _mal_, un _péché_, comme le prétendent +les casuistes? + +_R._ Non: il ne l'est qu'autant qu'il tend à détruire la vie et la +santé, qui, du propre aveu de ces casuistes, nous viennent de Dieu même. + +_D._ Le plaisir est-il l'objet principal de notre existence, comme l'on +dit quelques philosophes? + +_R._ Non: il ne l'est pas plus que la douleur; le plaisir est un +encouragement à vivre, comme la douleur est un repoussement à mourir. + +_D._ Comment prouvez-vous cette assertion? + +_R._ Par deux faits palpables: l'un, que le plaisir, s'il est pris au +delà du besoin, conduit à la destruction; par exemple, un homme qui +abuse du plaisir de manger ou de boire, attaque sa santé et nuit à sa +vie. L'autre, que la douleur conduit quelquefois à la conservation; par +exemple, un homme qui se fait couper un membre gangrené souffre de la +douleur, et c'est afin de ne pas périr tout entier. + +_D._ Mais cela même ne prouve-t-il pas que nos sensations peuvent nous +tromper sur le but de notre conservation? + +_R._ Oui: elles le peuvent momentanément. + +_D._ Comment nos sensations nous trompent-elles? + +_R._ De deux manières: par ignorance, et par passion. + +_D._ Quand nous trompent-elles par ignorance? + +_R._ Lorsque nous agissons sans connaître l'action et l'effet des objets +sur nos sens; par exemple, lorsqu'un homme touche des orties sans +connaître leur qualité piquante, ou lorsqu'il mâche de l'opium dont il +ignore la qualité endormante. + +_D._ Quand nous trompent-elles par passion? + +_R._ Lorsque, connaissant l'action nuisible des objets, nous nous +livrons cependant à la fougue de nos désirs et de nos appétits; par +exemple, lorsqu'un homme qui sait que le vin enivre en boit avec excès. + +_D._ Que résulte-t-il de là ? + +_R._ Il en résulte que l'ignorance dans laquelle nous naissons, et que +les appétits déréglés auxquels nous nous livrons, sont contraires à +notre conservation; que par conséquent l'instruction de notre esprit et +la modération de nos passions sont deux obligations, deux lois qui +dérivent immédiatement de la première loi de la conservation. + +_D._ Mais si nous naissons ignorants, l'ignorance n'est-elle pas une loi +naturelle? + +_R._ Pas davantage que de rester enfants, nus et faibles. Loin d'être +pour l'homme une loi de la nature, l'ignorance est un obstacle à la +pratique de toutes ses lois. C'est le véritable péché originel. + +_D._ Pourquoi donc s'est-il trouvé des moralistes qui l'ont regardée +comme une vertu et une perfection? + +_R._ Parce que par bizarrerie d'esprit, ou par misanthropie, ils ont +confondu l'abus des connaissances avec les connaissances mêmes: comme +si, parce que les hommes abusent de la parole, il fallait leur couper la +langue: comme si la perfection et la vertu consistaient dans la nullité, +et non dans le développement et le bon emploi de nos facultés. + +_D._ L'instruction est donc une nécessité indispensable à l'existence de +l'homme? + +_R._ Oui: tellement indispensable, que sans elle il est à chaque instant +frappé, et blessé par tous les êtres qui l'environnent; car, s'il ne +connaît pas les effets du feu, il se brûle; ceux de l'eau, il se noie; +ceux de l'opium, il s'empoisonne: si dans l'état sauvage il ne connaît +pas les ruses des animaux et l'art de saisir le gibier, il périt de +faim; si dans l'état social il ne connaît pas la marche des saisons, il +ne peut ni labourer, ni s'alimenter; ainsi de toutes ses actions dans +tous les besoins de sa conservation. + +_D._ Mais toutes ces notions nécessaires à son existence et au +développement de ses facultés, l'homme isolé peut-il se les procurer? + +_R._ Non: il ne le peut qu'avec l'aide de ses semblables, que vivant en +_société_. + +_D._ Mais la société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature? + +_R._ Non: elle est au contraire un besoin, une loi que la nature lui +impose par le propre fait de son organisation; car, 1º la nature a +tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable +d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites +le conduisent à vivre en famille, qui déja est un état de société; 2º en +le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations +d'autrui se réfléchissent en lui-même, et y excitent des _co-sentiments_ +de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de +la société, 3º enfin l'état de société, fondé sur les besoins de +l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remplir la loi de se conserver; et +dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est +dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois, n'est plus le produit de +la nature, alors qu'il est devenu doux et délicieux dans les jardins où +on l'a cultivé. + +_D._ Pourquoi donc les philosophes ont-ils appelé la vie sauvage l'état +de _perfection_? + +_R._ Parce que, comme je vous l'ai dit, le vulgaire a souvent donné le +nom de philosophes à des esprits bizarres, qui, par morosité, par vanité +blessée, par dégoût des vices de la société, se sont fait de l'état +sauvage des idées chimériques, contradictoires à leur propre système de +l'homme parfait. + +_D._ Quel est le vrai sens de ce mot _philosophe_? + +_R._ Le mot _philosophe_ signifie _amant de la sagesse_: or, comme la +sagesse consiste dans la pratique des lois naturelles, le vrai +philosophe est celui qui connaît ces lois avec étendue et justesse, et +qui y conforme toute sa conduite. + +_D._ Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage? + +_R._ C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la +manière des ours et des orang-outangs. + +_D._ Est-il heureux dans cet état? + +_R._ Non; car il n'a que les sensations du moment; et ces sensations +sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, +attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement. + +_D._ Est-il libre? + +_R._ Non: il est le plus esclave des êtres; car sa vie dépend de tout ce +qui l'entoure; il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se +reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid; il court +risque à chaque instant de périr: aussi la nature n'a-t-elle présenté +que par hasard de tels individus; et l'on voit que tous les efforts de +l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état +violent, par le besoin pressant de sa conservation. + +_D._ Mais ce besoin de conservation ne produit-il pas dans les individus +l'_égoïsme_, c'est-à -dire l'_amour_ de _soi_? et l'égoïsme n'est-il pas +contraire à l'état social? + +_R._ Non; car, si par _égoïsme_ vous entendez le penchant à nuire à +autrui, ce n'est plus l'amour de soi, c'est la haine des autres. L'amour +de soi, pris dans son vrai sens, non-seulement n'est pas contraire à la +société, il en est le plus ferme appui, par la nécessité de ne pas nuire +à autrui, de peur qu'en retour autrui ne nous nuise. + +Ainsi la conversation de l'homme, et le développement de ses facultés +dirigé vers ce but, sont la véritable loi de la nature dans la +production de l'être humain; et c'est de ce principe simple et fécond +que dérivent, c'est à lui que se rapportent, c'est sur lui que se +mesurent toutes les idées de _bien_ et de _mal_, de _vice_ et de +_vertu_, de _juste_ ou d'_injuste_, de _vérité_ ou d'_erreur_, de +_permis_ ou de _défendu_, qui fondent la morale de l'homme individu, ou +de l'homme social. + + + + +CHAPITRE IV. + +Bases de la morale; du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de +la vertu. + + +_D._ Qu'est-ce que le _bien_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est tout ce qui tend à conserver et perfectionner l'homme. + +_D._ Qu'est-ce que le _mal_? + +_R._ C'est tout ce qui tend à détruire et détériorer l'homme. + +_D._ Qu'entend-on par mal et bien _physique_, mal et bien _moral_? + +_R._ On entend par ce mot _physique_, tout ce qui agit immédiatement sur +le corps. La santé est un bien _physique_; la maladie est un mal +_physique_. Par _moral_, on entend ce qui n'agit que par des +conséquences plus ou moins prochaines. La calomnie est un mal _moral_; +la bonne réputation est un bien _moral_, parce que l'une et l'autre +occasionent à notre égard des dispositions et des _habitudes_[33] de la +part des autres hommes, qui sont utiles ou nuisibles à notre +conservation, et qui attaquent ou favorisent nos moyens d'existence. + +_D._ Tout ce qui tend à conserver ou à produire est donc un _bien_? + +_R._ Oui: et voilà pourquoi certains législateurs ont placé au rang des +ouvres agréables à Dieu, la culture d'un champ et la fécondité d'une +femme. + +_D._ Tout ce qui tend à donner la mort est donc un _mal_? + +_R._ Oui: et voilà pourquoi des législateurs ont étendu l'idée du mal et +du péché jusque sur le meurtre des animaux. + +_D._ Le meurtre d'un homme est donc un crime dans la loi naturelle? + +_R._ Oui: et le plus grand que l'on puisse commettre; car tout autre mal +peut se réparer, mais le meurtre ne se répare point. + +_D._ Qu'est-ce qu'un _péché_ dans la loi naturelle? + +_R._ C'est tout ce qui tend à troubler l'ordre établi par la nature, +pour la conservation et la perfection de l'homme et de la société. + +_D._ L'intention peut-elle être un mérite ou un crime? + +_R._ Non; car ce n'est qu'une idée sans réalité; mais elle est un +commencement de péché et de mal, par la tendance qu'elle donne vers +l'action. + +_D._ Qu'est-ce que la _vertu_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est la pratique des actions utiles à l'individu et à la société. + +_D._ Que signifie ce mot individu? + +_R._ Il signifie un homme considéré isolement de tout autre. + +_D._ Qu'est-ce que le _vice_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est la pratique des actions nuisibles à l'individu et à la +société. + +_D._ Est-ce que la _vertu_ et le _vice_ n'ont pas un objet purement +spirituel et abstrait des sens? + +_R._ Non: c'est toujours à un but physique qu'ils se rapportent en +dernière analyse, et ce but est toujours de détruire ou de conserver le +corps. + +_D._ Le vice et la vertu ont-ils des degrés de force et d'intensité? + +_R._ Oui: selon l'importance des facultés qu'ils attaquent ou qu'ils +favorisent, et selon le nombre d'individus en qui ces facultés sont +favorisées ou lésées. + +_D._ Donnez-m'en des exemples? + +_R._ L'action de sauver la vie d'un homme est plus vertueuse que celle +de sauver son bien; l'action de sauver la vie de dix hommes l'est plus +que de sauver la vie d'un seul; et l'action utile à tout le genre humain +est plus vertueuse que l'action utile à une seule nation. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la pratique du bien et de la +vertu, et défend-elle celle du mal et du vice? + +_R._ Par les avantages mêmes qui résultent de la pratique du bien et de +la vertu pour la conservation de notre corps, et par les dommages qui +résultent, pour notre existence, de la pratique du mal et du vice. + +_D._ Ses préceptes sont donc dans l'action? + +_R._ Oui: ils sont l'action même considérée dans son effet présent et +dans ses conséquences futures. + +_D._ Comment divisez-vous les vertus? + +_R._ Nous les divisons en trois classes: 1º vertus individuelles ou +relatives à l'homme seul; 2º vertus domestiques ou relatives à la +famille; 3º et vertus sociales ou relatives à la société. + + + + +CHAPITRE V. + +Des vertus individuelles. + + +_D._ Quelles sont les vertus individuelles? + +_R._ Elles sont au nombre de cinq principales, savoir: + +1º La _science_, qui comprend la prudence et la sagesse; + +2º La _tempérance_, qui comprend la sobriété et la chasteté; + +3º Le _courage_, ou la force du corps et de l'ame; + +4º L'_activité_, c'est-à -dire l'amour du travail et l'emploi du temps; + +5º Enfin _la propreté_, ou pureté du corps, tant dans les vêtements que +dans l'habitation. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la _science_? + +_R._ Par la raison que l'homme qui connaît les causes et les effets des +choses, pourvoit d'une manière étendue et certaine à sa conservation et +au développement de ses facultés. La science est pour lui l'Å“il et la +lumière, qui lui font discerner avec justesse et clarté tous les objets +au milieu desquels il se meut; et voilà pourquoi l'on dit un homme +_éclairé_, pour désigner un homme savant et instruit. Avec la science et +l'instruction on a sans cesse des ressources et des moyens de +subsister; et voilà pourquoi un philosophe, qui avait fait naufrage, +disait au milieu de ses compagnons qui se désolaient de la perte de +leurs fonds: _Pour moi, je porte tous mes fonds en moi_. + +_D._ Quel est le vice contraire à la science? + +_R._ C'est l'ignorance. + +_D._ Comment la loi naturelle défend-elle l'ignorance? + +_R._ Par les graves détriments qui en résultent pour notre existence; +car l'ignorant, qui ne connaît ni les causes ni les effets, commet à +chaque instant les erreurs les plus pernicieuses à lui et aux autres; +c'est un aveugle qui marche à tâtons, et qui, à chaque pas, est heurté +ou heurte ses associés. + +_D._ Quelle différence y a-t-il entre un ignorant et un sot? + +_R._ La même différence qu'entre un aveugle de bonne foi et un aveugle +qui prétend voir clair: la sottise est la réalité de l'ignorance, plus +la vanité du savoir. + +_D._ L'ignorance et la sottise sont-elles communes? + +_R._ Oui, très-communes; ce sont les maladies habituelles et générales +du genre humain: il y a trois mille ans que le plus sage des hommes +disait: _Le nombre des sots est infini_; et le monde n'a point changé. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Parce que, pour être instruit, il faut beaucoup de travail et de +temps, et que les hommes, nés ignorants et craignant la peine, trouvent +plus commode de rester aveugles et de prétendre voir clair. + +_D._ Quelle différence y a-t-il du savant au sage? + +_R._ Le savant connaît, et le sage pratique. + +_D._ Qu'est-ce que la prudence? + +_R._ C'est la vue anticipée, la _prévoyance_ des effets et des +conséquences de chaque chose; prévoyance au moyen de laquelle l'homme +évite les dangers qui le menacent, saisit et suscite les occasions qui +lui sont favorables: d'où il résulte qu'il pourvoit à sa conservation +pour le présent et pour l'avenir d'une manière étendue et sûre, tandis +que l'imprudent qui ne calcule ni ses pas, ni sa conduite, ni les +efforts, ni les résistances, tombe à chaque instant dans mille embarras, +mille périls, qui détruisent plus ou moins lentement ses facultés et son +existence. + +_D._ Lorsque l'Évangile appelle bienheureux les pauvres d'esprit, +entend-il parler des ignorants et des imprudents? + +_D._ Non; car, en même temps qu'il conseille la simplicité des colombes, +il ajoute la prudente finesse des serpents. Par simplicité d'esprit on +entend la droiture, et le précepte de l'Évangile n'est que celui de la +nature. + + + + +CHAPITRE VI. + +De la tempérance. + + +_D._ Qu'est-ce que la tempérance? + +_R._ C'est un usage réglé de nos facultés, qui fait que nous n'excédons +jamais, dans nos sensations, le but de la nature à nous conserver; c'est +la modération des passions. + +_D._ Quel est le vice contraire à la tempérance? + +_R._ C'est le déréglement des passions, l'avidité de toutes les +jouissances, en un mot: la cupidité. + +_D._ Quelles sont les branches principales de la tempérance? + +_R._ Ce sont la sobriété, la continence ou la chasteté. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la sobriété? + +_R._ Par son influence puissante sur notre santé. L'homme sobre digère +avec bien-être; il n'est point accablé du poids des aliments; ses idées +sont claires et faciles, il remplit bien toutes ses fonctions; il vaque +avec intelligence à ses affaires; il vieillit exempt de maladies; il ne +perd point son argent en remèdes, et il jouit avec allégresse des biens +que le sort et sa prudence lui ont procurés. Ainsi, d'une seule vertu +la nature généreuse tire mille récompenses. + +_D._ Comment prohibe-t-elle la gourmandise? + +_R._ Par les maux nombreux qui y sont attachés. Le gourmand, oppressé +d'aliments, digère avec anxiété; sa tête troublée par les fumées de la +digestion ne conçoit point d'idées nettes et claires; il se livre avec +violence à des mouvements déréglés de luxure et de colère qui nuisent à +sa santé; son corps devient gras, pesant et impropre au travail; il +essuie des maladies douloureuses et dispendieuses; il vit rarement +vieux, et sa vieillesse est remplie de dégoûts et d'infirmités. + +_D._ Doit-on considérer l'abstinence et le jeûne comme des actions +vertueuses? + +_R._ Oui, lorsque l'on a trop mangé; car alors l'abstinence et le jeûne +sont des remèdes efficaces et simples; mais lorsque le corps a besoin +d'aliments, les lui refuser et le laisser souffrir de soif ou de faim, +c'est un délire et un véritable péché contre la loi naturelle. + +_D._ Comment cette loi considère-t-elle l'ivrognerie? + +_R._ Comme le vice le plus vil et le plus pernicieux. L'ivrogne, privé +du sens et de la raison que Dieu nous a donnés, profane le bienfait de +la Divinité; il se ravale à la condition des brutes; incapable de guider +même ses pas, il chancelle et tombe comme l'épileptique; il se blesse et +peut même se tuer; sa faiblesse dans cet état le rend le jouet et le +mépris de tout ce qui l'environne; il contracte dans l'ivresse des +marchés ruineux, et il perd ses affaires; il lui échappe des propos +outrageux qui lui suscitent des ennemis, des repentirs; il remplit sa +maison de troubles, de chagrins, et finit par une mort précoce ou par +une vieillesse cacochyme. + +_D._ La loi naturelle interdit-elle absolument l'usage du vin? + +_R._ Non: elle en défend seulement l'abus; mais comme de l'usage à +l'abus le passage est facile et prompt pour le vulgaire, peut-être les +législateurs qui ont proscrit l'usage du vin ont-ils rendu service à +l'humanité. + +_D._ La loi naturelle défend-elle l'usage de certaines viandes, de +certains végétaux, à certains jours, dans certaines saisons? + +_R._ Non: elle ne défend absolument que ce qui nuit à la santé; ses +préceptes varient à cet égard comme les personnes, et ils composent même +une science très-délicate et très-importante; car la qualité, la +quantité, la combinaison des aliments, ont la plus grande influence, +non-seulement sur les affections momentanées de l'ame, mais encore sur +ses dispositions habituelles. Un homme n'est point, à jeun le même +qu'après un repas, fût-il sobre. Un verre de liqueur, une tasse de café +donnent des degrés divers de vivacité, de mobilité, de disposition à la +colère, la tristesse ou à la gaieté; tel mets, parce qu'il pèse à +l'estomac, rend morose et chagrin; et tel autre, parce qu'il se digère +bien, donne de l'allégresse, du penchant à obliger, à aimer. L'usage des +végétaux, parce qu'ils nourrissent peu, rend le corps faible, et porte +vers le repos, la paresse, la douceur; l'usage des viandes, parce +qu'elles nourrissent beaucoup, et des spiritueux, parce qu'ils stimulent +les nerfs, donne de la vivacité, de l'inquiétude, de l'audace. Or de ces +habitudes d'aliments résultent des habitudes de constitution et +d'organes qui forment ensuite les tempéraments marqués chacun de leur +caractère. Et voilà pourquoi, surtout dans les pays chauds, les +législateurs ont fait des lois de régime. De longues expériences avaient +appris aux anciens que la science diététique composait une grande partie +de la science morale; chez les Égyptiens, chez les anciens Perses, chez +les Grecs même, à l'aréopage, on ne traitait les affaires graves qu'à +jeun; et l'on a remarqué que chez les peuples où l'on délibère dans la +chaleur des repas ou dans les fumées de la digestion, les délibérations +étaient fougueuses, turbulentes, et leurs résultats fréquemment +déraisonnables et perturbateurs. + + + + +CHAPITRE VII. + +De la continence. + + +_D._La loi naturelle prescrit-elle la continence? + +_R._ Oui: parce que la modération dans l'usage de la plus vive de nos +sensations est non-seulement utile, mais indispensable au maintien des +forces et de la santé; et parce qu'un calcul simple prouve que, pour +quelques minutes de privation, l'on se procure de longues journées de +vigueur d'esprit et de corps. + +_D._ Comment défend-elle le libertinage? + +_R._ Par les maux nombreux qui en résultent pour l'existence physique et +morale. L'homme qui s'y livre s'énerve, s'allanguit; il ne peut plus +vaquer à ses études ou à ses travaux; il contracte des habitudes +oiseuses, dispendieuses, qui portent atteinte à ses moyens de vivre, à +sa considération publique, à son crédit: ses intrigues lui causent des +embarras, des soucis, des querelles, des procès; sans compter les +maladies graves et profondes, la perte de ses forces par un poison +intérieur et lent, l'hébétude de son esprit par l'épuisement du genre +nerveux, et enfin une vieillesse prématurée et infirme. + +_D._ La loi naturelle considère-t-elle comme vertu cette chasteté +absolue si recommandée dans les institutions monastiques? + +_R._ Non; car cette chasteté n'est utile ni à la société où elle a lieu, +ni à l'individu qui la pratique: elle est même nuisible à l'un et à +l'autre. D'abord elle nuit à la société en ce qu'elle la prive de la +population, qui est un de ses principaux moyens de richesse et de +puissance; et de plus, en ce que les célibataires, bornant toutes leurs +vues et leur affections au temps de leur vie, ont en général un égoïsme +peu favorable aux intérêts généraux de la société. + +En second lieu, elle nuit aux individus qui la pratiquent, par cela même +qu'elle les dépouille d'une foule d'affections et de relations qui sont +la source de la plupart des vertus domestiques et sociales; et de plus, +il arrive souvent, par des circonstances d'âge, de régime, de +tempérament, que la continence absolue nuit à la santé et cause de +graves maladies, parce qu'elle contrarie les lois physiques sur +lesquelles la nature a fondé le système de la reproduction des êtres: et +ceux qui vantent si fort la chasteté, même en supposant qu'ils soient de +bonne foi, sont en contradiction avec leur propre doctrine, qui consacre +la loi de la nature par le commandement si connu: _Croissez et +multipliez_. + +_D._ Pourquoi la chasteté est-elle plus considérée comme vertu dans les +femmes que dans les hommes? + +_R._ Parce que le défaut de chasteté dans les femmes a des inconvénients +bien plus graves et bien plus dangereux pour elles et pour la société; +car, sans compter les chagrins et les maladies qui leur sont communs +avec les hommes, elles sont encore exposées à toutes les incommodités +qui précèdent, accompagnent et suivent l'état de maternité dont elles +courent les risques. Que si cet état leur arrive hors des cas de la loi, +elles deviennent un objet de scandale et de mépris public, et +remplissent d'amertume et de trouble le reste de leur vie. De plus, +elles demeurent chargées des frais d'entretien et d'éducation d'enfants +dénués de pères; frais qui les appauvrissent et nuisent de toute manière +à leur existence physique et morale. Dans cette situation, privées de la +fraîcheur et de la santé qui font leurs appas, portant avec elles une +surcharge étrangère et coûteuse, elles ne sont plus recherchées par les +hommes, elles ne trouvent point d'établissement solide, elles tombent +dans la pauvreté, la misère, l'avilissement, et traînent avec peine une +vie malheureuse. + +_D._ La loi naturelle descend-elle jusqu'au scrupule des désirs et des +pensées? + +_R._ Oui, parce que dans les lois physiques du corps humain, les pensées +et les désirs allument les sens, et provoquent bientôt les actions: de +plus, par une autre loi de la nature dans l'organisation de notre corps, +ces actions deviennent un besoin machinal qui se répète par périodes de +jours ou de semaines, en sorte qu'à telle époque renaît le besoin de +telle action, de telle sécrétion; si cette action, cette sécrétion, sont +nuisibles à la santé, leur habitude devient destructive de la vie même. +Ainsi les désirs et les pensées ont une véritable importance naturelle. + +_D._ Doit-on considérer la pudeur comme une vertu? + +_R._ Oui, parce que la pudeur, n'étant que la honte de certaines +actions, maintient l'ame et le corps dans toutes les habitudes utiles au +bon ordre et à la conservation de soi-même. La femme pudique est +estimée, recherchée, établie avec des avantages de fortune qui assurent +son existence et la lui rendent agréable, tandis que l'impudente et la +prostituée sont méprisées, repoussées et abandonnées à la misère et à +l'avilissement. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Du courage et de l'activité. + + +_D._ Le courage et la force de corps et d'esprit sont-ils des vertus +dans la loi naturelle? + +_R._ Oui, et des vertus très-importantes; car elles sont des moyens +efficaces et indispensables de pourvoir à notre conservation et à notre +bien-être. L'homme courageux et fort repousse l'oppression, défend sa +vie, sa liberté, sa propriété; par son travail il se procure une +subsistance abondante, et il en jouit avec tranquillité et paix d'ame. +Que s'il lui arrive des malheurs dont n'ait pu le garantir sa prudence, +il les supporte avec fermeté et résignation; et voilà pourquoi les +anciens moralistes avaient compté la force et le courage au rang des +quatre vertus principales. + +_D._ Doit-on considérer la faiblesse et la lâcheté comme des vices? + +_R._ Oui, puisqu'il est vrai qu'elles portent avec elles mille +calamités. L'homme faible ou lâche vit dans des soucis, dans des +angoisses perpétuelles; il mine sa santé par la terreur, souvent mal +fondée d'attaques et de dangers; et cette terreur, qui est un mal, n'est +pas un remède; elle le rend au contraire l'esclave de quiconque veut +l'opprimer; par la servitude et l'avilissement de toutes ses facultés, +elle dégrade et détériore ses moyens d'existence, jusqu'à voir dépendre +sa vie des volontés et des caprices d'un autre homme. + +_D._ Mais, d'après ce que vous avez dit de l'influence des aliments, le +courage et la force, ainsi que plusieurs autres vertus, ne sont-ils pas +en grande partie l'effet de notre constitution physique, de notre +tempérament? + +_R._ Oui, cela est vrai; à tel point que ces qualités se transmettent +par la génération et le sang, avec les éléments dont elles dépendent: +les faits les plus répétés et les plus constants prouvent que dans les +races des animaux de toute espèce, l'on voit certaines qualités +physiques et morales attachées à tous les individus de ces races, +s'accroître ou diminuer selon les combinaisons et les mélanges qu'elles +en font avec d'autres races. + +_D._ Mais alors que notre volonté ne suffit plus à nous procurer ces +qualités, est-ce un crime d'en être privés? + +_R._ Non; ce n'est point un crime, c'est un _malheur_; c'est ce que les +anciens appelaient une _fatalité funeste_; mais alors même, il dépend +encore de nous de les acquérir; car, du moment que nous connaissons sur +quels éléments physiques se fonde telle ou telle qualité, nous pouvons +en préparer la naissance, en exciter les développements par un +maniement habile de ces éléments; et voilà ce que fait la science de +l'éducation, qui, selon qu'elle est dirigée, perfectionne ou détériore +les individus ou les races, au point d'en changer totalement la nature +et les inclinations; et c'est ce qui rend si importante la connaissance +des lois naturelles par lesquelles se font avec certitude et nécessité +ces opérations et ces changements. + +_D._ Pourquoi dites-vous que l'activité est une vertu selon la loi +naturelle? + +_R._ Parce que l'homme qui travaille et emploie utilement son temps, en +retire mille avantages précieux pour son existence. Est-il né pauvre, +son travail fournit à sa subsistance; et si de plus il est sobre, +continent, prudent, il acquiert bientôt de l'aisance, et il jouit des +douceurs de la vie: son travail même lui donne ces vertus; car, tandis +qu'il occupe son esprit et son corps, il n'est point affecté de désirs +déréglés, il ne s'ennuie point, il contracte de douces habitudes, il +augmente ses forces, sa santé, et parvient à une vieillesse paisible et +heureuse. + +_D._ La paresse et l'oisiveté sont donc des vices dans la loi naturelle? + +_R._ Oui, et les plus pernicieux de tous les vices; car elles conduisent +à tous les autres. Par la paresse et l'oisiveté, l'homme reste ignorant +et perd même la science qu'il avait acquise: il tombe dans tous les +malheurs qui accompagnent l'ignorance et la sottise; par la paresse et +l'oisiveté, l'homme, dévoré d'ennuis, se livre, pour les dissiper, à +tous les désirs de ses sens, qui, prenant de jour en jour plus d'empire, +le rendent intempérant, gourmand, luxurieux, énervé, lâche, vil et +méprisable. Par l'effet certain de tous ces vices, il ruine sa fortune, +consume sa santé, et termine sa vie dans toutes les angoisses des +maladies et de la pauvreté. + +_D._ À vous entendre, il semblerait que la pauvreté fût un vice? + +_R._ Non: elle n'est pas un vice, mais elle est encore moins une vertu; +car elle est bien plus près de nuire que d'être utile: elle est même +communément le résultat du vice, ou son commencement; car tous les vices +individuels ont l'effet de conduire à l'indigence, à la privation des +besoins de la vie; et quand un homme manque du nécessaire, il est bien +près de se le procurer par des moyens vicieux, c'est-à -dire nuisibles à +la société. Toutes les vertus individuelles, au contraire, tendent à +procurer à l'homme une subsistance abondante; et quand il a plus qu'il +ne consomme, il lui est bien plus facile de donner aux autres, et de +pratiquer les actions utiles à la société. + +_D._ Est-ce que vous regardez la richesse comme une vertu? + +_R._ Non; mais elle est encore moins un vice; c'est son usage que l'on +peut appeler vertueux ou vicieux, selon qu'il est utile ou nuisible à +l'homme et à la société. La richesse est un instrument dont l'usage seul +et l'emploi déterminent la vertu ou le vice. + + + + +CHAPITRE IX. + +De la propreté. + + +_D._ Pourquoi comptez-vous la propreté au rang des vertus? + +_R._ Parce qu'elle en est réellement une des plus importantes, en ce +qu'elle influe puissamment sur la santé du corps et sur sa conservation. +La _propreté_, tant dans les vêtements que dans la maison, empêche les +effets pernicieux de l'humidité, des mauvaises odeurs, des miasmes +contagieux qui s'élèvent de toutes les choses abandonnées à la +putréfaction: la propreté entretient la libre transpiration; elle +renouvelle l'air, rafraîchit le sang, et porte l'allégresse même dans +l'esprit. + +Aussi voit-on que les personnes soigneuses de la propreté de leur corps +et de leur habitation, sont en général plus saines, moins exposées aux +maladies que celles qui vivent dans la crasse et dans l'ordure; et l'on +remarque de plus, que la propreté entraîne avec elle, dans tout le +régime domestique, des habitudes d'ordre et d'arrangement, qui sont +l'un des premiers moyens et des premiers éléments du bonheur. + +_D._ La _malpropreté_ ou _saleté_ est donc un vice véritable? + +_R._ Oui, aussi véritable que l'ivrognerie, ou que l'oisiveté dont elle +dérive en grande partie. La malpropreté est la cause seconde et souvent +première d'une foule d'incommodités, même de maladies graves; il est +constaté en médecine qu'elle n'engendre pas moins les dartres, la gale, +la teigne, la lèpre, que l'usage des aliments corrompus ou âcres; +qu'elle favorise les influences contagieuses de la peste, des fièvres +malignes; qu'elle les suscite même dans les hôpitaux et dans les +prisons; qu'elle occasione des rhumatismes en encroûtant la peau de +crasse et s'opposant à la transpiration, sans compter la honteuse +incommodité d'être dévoré d'insectes, qui sont l'apanage immonde de la +misère et de l'avilissement. + +Aussi la plupart des anciens législateurs avaient-ils fait de la +_propreté_, sous le nom de _pureté_, l'un des dogmes essentiels de leurs +religions: voilà pourquoi ils chassaient de la société et punissaient +même corporellement ceux qui se laissaient atteindre des maladies +qu'engendre la malpropreté; pourquoi ils avaient institué et consacré +des cérémonies d'_ablutions_, de _bains_, de _baptêmes_, de +_purifications_ même par la flamme et par les fumées aromatiques de +l'encens, de la myrrhe, du benjoin, etc; en sorte que tout le système +des souillures, tous ces rites des choses _mondes_ ou _immondes_, +dégénérés depuis en abus et en préjugés, n'étaient fondés dans l'origine +que sur l'observation judicieuse que des hommes sages et instruits +avaient faite de l'extrême influence que la propreté du corps, dans les +vêtements et l'habitation, exerce sur sa santé, et par une conséquence +immédiate, sur celle de l'esprit et des facultés morales. + +Ainsi, toutes les vertus individuelles ont pour but plus ou moins +direct, plus ou moins prochain, la conservation de l'homme qui les +pratique; et par la conservation de chaque homme, elles tendent à celle +de la famille et de la société, qui se composent de la somme réunie des +individus. + + + + +CHAPITRE X. + +Des vertus domestiques. + + +_D._ Qu'entendez-vous par vertus domestiques? + +_R._ J'entends la pratique des actions utiles à la famille, censée vivre +dans une même maison[34]. + +_D._ Quelles sont ces vertus? + +_R._ Ce sont l'économie, l'amour paternel, l'amour conjugal, l'amour +filial, l'amour fraternel, et l'accomplissement des devoirs de maître et +de serviteur. + +_D._ Qu'est-ce que l'économie? + +_R._ C'est, selon le sens le plus étendu du mot[35], la bonne +administration de tout ce qui concerne l'existence de la famille ou de +la maison; et comme la subsistance y tient le premier rang, on a +resserré le nom d'_économie_ à l'emploi de l'argent aux premiers besoins +de la vie. + +_D._ Pourquoi l'économie est-elle une vertu? + +_R._ Parce que l'homme qui ne fait aucune dépense inutile se trouve +avoir un surabondant qui est la vraie richesse, et au moyen duquel il +procure à lui et à sa famille tout ce qui est véritablement commode et +utile; sans compter que par-là il s'assure des ressources contre les +pertes accidentelles et imprévues, en sorte que lui et sa famille vivent +dans une douce aisance, qui est la base de la félicité humaine. + +_D._ La dissipation et la prodigalité sont donc des vices. + +_R._ Oui; car par elles l'homme finit par manquer du nécessaire; il +tombe dans la pauvreté, la misère, l'avilissement; et ses amis mêmes, +craignant d'être obligés de lui restituer ce qu'il a dépensé avec eux ou +pour eux, le fuient comme le débiteur fuit son créancier, et il reste +abandonné de tout le monde. + +_D._ Qu'est-ce que l'amour paternel? + +_R._ C'est le soin assidu que prennent les parents, de faire contracter +à leurs enfants l'habitude de toutes les actions utiles à eux et à la +société. + +_D._ En quoi la tendresse paternelle est-elle une vertu pour les +parents? + +_R._ En ce que les parents qui élèvent leurs enfants dans ces habitudes, +se procurent pendant le cours de leur vie des jouissances et des secours +qui se font sentir à chaque instant, et qu'ils assurent à leur +vieillesse des appuis et des consolations contre les besoins et les +calamités de tout genre qui assiègent cet âge. + +_D._ L'amour paternel est-il une vertu commune? + +_R._ Non; malgré que tous les parents en fassent ostentation, c'est une +vertu rare; ils n'_aiment_ pas leurs enfants, ils les _caressent_, et +ils les gâtent; ce qu'ils aiment en eux, ce sont les agents de leurs +volontés, les instruments de leur pouvoir, les trophées de leur vanité, +les hochets de leur oisiveté: ce n'est pas tant l'utilité des enfants +qu'ils se proposent, que leur soumission, leur obéissance; et si parmi +les enfants on compte tant de bienfaités ingrats, c'est que parmi les +parents il y a autant de bienfaiteurs despotes et ignorants. + +_D._ Pourquoi dites-vous que l'amour conjugal est une vertu? + +_R._ Parce que la concorde et l'union qui résultent de l'amour des époux +établissent au sein de la famille une foule d'habitudes utiles à sa +prospérité et à sa conservation. Les époux unis aiment leur maison, et +ne la quittent que peu; ils en surveillent tous les détails et +l'administration; ils s'appliquent à l'éducation de leurs enfants; ils +maintiennent le respect et la fidélité des domestiques; ils empêchent +tout désordre, toute dissipation; et, par toute leur bonne conduite, ils +vivent dans l'aisance et la considération; tandis que les époux qui ne +s'aiment point remplissent leur maison de querelles et de troubles, +suscitent la guerre parmi les enfants et les domestiques; livrent les +uns et les autres à toute espèce d'habitudes vicieuses: chacun dans la +maison dissipe, pille, dérobe de son côté; les revenus s'absorbent sans +fruit; les dettes surviennent; les époux mécontents se fuient, se font +des procès; et toute cette famille tombe dans le désordre, la ruine, +l'avilissement et le manque du nécessaire. + +_D._ L'adultère est-il un délit dans la loi naturelle? + +_R._ Oui; car il traîne avec lui une foule d'habitudes nuisibles aux +époux et à la famille. La femme ou le mari, épris d'affections +étrangères, négligent leur maison, la fuient, en détournent autant +qu'ils peuvent les revenus pour les dépenser avec l'objet de leurs +affections: de là les querelles, les scandales, les procès, le mépris +des enfants et des domestiques, le pillage et la ruine finale de toute +la maison; sans compter que la femme adultère commet un vol très-grave, +en donnant à son mari des héritiers d'un sang étranger, qui frustrent de +leur légitime portion les véritables enfants. + +_D._ Qu'est-ce que l'amour filial? + +_R._ C'est, de la part des enfants, la pratique des actions utiles à eux +et à leurs parents. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle l'amour filial? + +_R._ Par trois motifs principaux: 1º par sentiment, car les soins +affectueux des parents inspirent dès le bas âge de douces habitudes +d'attachement; 2º par justice, car les enfants doivent à leurs parents +le retour et l'indemnité des soins et même des dépenses qu'ils leur ont +causés; 3º par intérêt personnel, car s'ils les traitent mal, ils +donnent à leurs propres enfants des exemples de révolte et +d'ingratitude, qui les autorisent un jour à leur rendre la pareille. + +_D._ Doit-on entendre par amour filial une soumission passive et +aveugle? + +_R._ Non, mais une soumission raisonnable, et fondée sur la connaissance +des droits et des devoirs mutuels des pères et des enfants; droits et +devoirs sans l'observation desquels leur conduite mutuelle n'est que +désordre. + +_D._ Pourquoi l'amour fraternel est-il une vertu? + +_R._ Parce que la concordé et l'union, qui résultent de l'amour des +frères, établissent la force, la sûreté, la conservation de la famille: +les frères unis se défendent mutuellement de toute oppression; ils +s'aident dans leurs besoins, se secourent dans leurs infortunes, et +assurent ainsi leur commune existence; tandis que les frères désunis, +abandonnés chacun à leurs forces personnelles, tombent dans tous les +inconvénients de l'isolement et de la faiblesse individuelle. C'est ce +qu'exprimait ingénieusement ce roi scythe, qui, au lit de la mort, ayant +appelé ses enfants, leur ordonna de rompre un faisceau de flèches: les +jeunes gens, quoique nerveux, ne l'ayant pu, il le prit à son tour, et +l'ayant délié, il brisa du bout des doigts chaque flèche séparée. +«Voilà , leur dit-il, les effets de l'union: unis en faisceau, vous serez +invincibles; pris séparément, vous serez brisés comme des roseaux.» + +_D._ Quels sont les devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs? + +_R._ C'est la pratique des actions qui leur sont respectivement et +justement utiles; et là commencent les rapports de la société; car la +règle et la mesure de ces actions respectives est l'équilibre ou +l'égalité entre le service et la récompense, entre ce que l'un rend et +ce que l'autre donne; ce qui est la base fondamentale de toute société. + +Ainsi, toutes les vertus domestiques et individuelles se rapportent plus +ou moins médiatement, mais toujours avec certitude, à l'objet physique +de l'amélioration et de la conservation de l'homme, et sont par-là des +préceptes résultants de la loi fondamentale de la nature dans sa +formation. + + + + +CHAPITRE XI. + +Des vertus sociales; de la justice. + + +_D._ Qu'est-ce que la société? + +_R._ C'est toute réunion d'hommes vivant ensemble sous les clauses d'un +contrat exprès ou tacite, qui a pour but leur commune conservation. + +_D._ Les vertus sociales sont-elles nombreuses? + +_R._ Oui: l'on en peut compter autant qu'il y a d'espèces d'actions +utiles à la société; mais toutes se réduisent à un seul principe. + +_D._ Quel est ce principe fondamental? + +_R._ C'est la _justice_, qui seul comprend toutes les vertus de la +société. + +_D._ Pourquoi dites-vous que la justice est la vertu fondamentale et +presque unique de la société? + +_R._ Parce qu'elle seule embrasse la pratique de toutes les actions qui +lui sont utiles, et que toutes les autres vertus, sous les noms de +charité, d'humanité, de probité, d'amour de la patrie, de sincérité, de +générosité, de simplicité de mÅ“urs et de modestie, ne sont que des +formes variées et des applications diverses de cet axiome: _Ne fais à +autrui que ce que tu veux qu'il te fasse_, qui est la définition de la +justice. + +_D._ Comment la loi naturelle veut-elle la justice? + +_R._ Par trois attributs physiques, inhérents à l'organisation de +l'homme. + +_D._ Quels sont ces attributs? + +_R._ Ce sont l'égalité, la liberté, la propriété. + +_D._ Comment l'égalité est-elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ Parce que tous les hommes ayant également des yeux, des mains, une +bouche, des oreilles, et le besoin de s'en servir pour vivre, ils ont +par ce fait même un droit égal à la vie, à l'usage des éléments qui +l'entretiennent; ils sont tous égaux devant Dieu. + +_D._ Est-ce que vous prétendez que tous les hommes entendent également, +voient également, sentent également, ont des besoins égaux, des passions +égales? + +_R._ Non; car il est d'évidence et de fait journalier, que l'un a la vue +courte, et l'autre longue; que l'un mange beaucoup, et l'autre peu; que +l'un a des passions douces, et l'autre violentes; en un mot, que l'un +est faible de corps et d'esprit, tandis que l'autre est fort. + +_D._ Ils sont donc réellement inégaux? + +_R._ Oui, dans les développements de leurs moyens, mais non pas dans la +nature et l'essence de ces moyens; c'est une même étoffe, mais les +dimensions n'en sont pas égales; le poids, la valeur, n'en sont pas les +mêmes. Notre langue n'a pas le mot propre pour désigner à la fois +l'identité de la nature, et la diversité de la forme et de l'emploi. +C'est une égalité proportionnelle; et voilà pourquoi j'ai dit, égaux +devant Dieu et dans l'ordre de nature. + +_D._ Comment la liberté est elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ Parce que tous les hommes ayant des sens suffisants à leur +conservation, nul n'ayant besoin de l'Å“il d'autrui pour voir, de son +oreille pour entendre, de sa bouche pour manger, de son pied pour +marcher, ils sont tous par ce fait même constitués naturellement +indépendants, libres; nul n'est nécessairement soumis à un autre, ni n'a +le droit de le dominer. + +_D._ Mais si un homme est né fort, n'a-t-il pas le droit naturel de +maîtriser l'homme né faible? + +_R._ Non: car ce n'est ni une nécessité pour lui, ni une convention +entre eux; c'est une extension abusive de sa force; et l'on abuse ici du +mot _droit_, qui, dans son vrai sens, ne peut désigner que _justice_ ou +_faculté réciproque_. + +_D._ Comment la propriété est-elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ En ce que tout homme étant constitué égal ou semblable à un autre, +et par conséquent indépendant, libre, chacun est le maître absolu, le +propriétaire plénier de son corps et des produits de son travail. + +_D._ Comment la justice dérive-t-elle de ces trois attributs? + +_R._ En ce que les hommes étant égaux, libres, ne se devant rien, ils +n'ont le droit de rien se demander les uns aux autres, qu'autant qu'ils +se rendent des valeurs égales; qu'autant que la balance du donné au +rendu est en _équilibre_: et c'est cette _égalité_, cet _équilibre_ +qu'on appelle _justice_, _équité_[36]; c'est-à -dire qu'_égalité_ et +_justice_ sont un même mot, sont la même _loi_ naturelle, dont les +vertus sociales ne sont que des applications et des dérivés. + + + + +CHAPITRE XII + +Développement des vertus sociales. + + +_D._ Développez-moi comment les vertus sociales dérivent de la loi +naturelle; comment la charité ou l'amour du prochain en est-il un +précepte, une application? + +_R._ Par raison d'égalité et de reciprocité: car, lorsque nous nuisons à +autrui, nous lui donnons le droit de nous nuire à son tour: ainsi, en +attaquant l'existence d'autrui, nous portons atteinte à la nôtre par +l'effet de la réciprocité; au contraire, en faisant du bien à autrui, +nous avons lieu et droit d'en attendre l'échange, l'équivalent: et tel +est le caractère de toutes les vertus sociales, d'être utiles à l'homme +qui les pratique, par le droit de réciprocité qu'elles lui donnent sur +ceux à qui elles ont profité. + +_D._ La charité n'est donc que la justice? + +_R._ Non, elle n'est que la justice, avec cette nuance, que la stricte +justice se borne à dire: _Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais +pas qu'il te fît_; et que la charité ou l'amour du prochain s'étend +jusqu'à dire: _Fais à autrui le bien que tu en voudrais recevoir_. Ainsi +l'Évangile, en disant que ce précepte renfermait toute la loi et tous +les prophètes, n'a fait qu'énoncer le précepte de la loi naturelle. + +_D._ Ordonne-t-elle le pardon des injures? + +_R._ Oui, en tant que ce pardon s'accorde avec la conservation de +nous-mêmes. + +_D._ Donne-t-elle le précepte de tendre l'autre joue, quand on a reçu un +soufflet? + +_R._ Non; car d'abord il est contraire à celui d'aimer le prochain +_comme soi-même_, puisqu'on l'aimerait plus que soi, lui qui attente à +notre conservation. 2º Un tel précepte, pris à la lettre, encourage le +méchant à l'oppression et à l'injustice; et la loi naturelle a été plus +sage, en prescrivant une mesure calculée de courage et de modération, +qui fait oublier une première injure de vivacité, mais qui punit tout +acte tendant à l'oppression. + +_D._ La loi naturelle prescrit-elle de faire du bien à autrui sans +compte et sans mesure? + +_R._ Non; car c'est un moyen certain de le conduire à l'ingratitude. +Telle est la force du sentiment de la justice implanté dans le cÅ“ur des +hommes, qu'ils _ne savent pas même gré des bienfaits donnés sans +discrétion_. Il n'est qu'une seule mesure avec eux, c'est d'être juste. + +_D._ L'aumône est-elle une action vertueuse? + +_R._ Oui, quand elle est faite selon cette règle; sans quoi elle devient +une imprudence et un vice, en ce qu'elle fomente l'oisiveté, qui est +nuisible au mendiant et à la société, nul n'a droit de jouir du bien et +du travail d'autrui, sans rendre un équivalent de son propre travail. + +_D._ La loi naturelle considère-t-elle comme vertus l'espérance et la +foi, que l'on joint à la charité? + +_R._ Non: car ce sont des idées sans réalité; que s'il en résulte +quelques effets, ils sont plutôt à l'avantage de ceux qui n'ont pas ces +idées que de ceux qui les ont; en sorte que l'on peut appeler la _foi_ +et l'_espérance_ les vertus des _dupes_ au profit des fripons. + +_D._ La loi naturelle prescrit-elle la probité? + +_R._ Oui: car la probité n'est autre chose que le respect de ses propres +droits dans ceux d'autrui; respect fondé sur un calcul prudent et bien +combiné de nos intérêts comparés à ceux des autres. + +_D._ Mais ce calcul, qui embrasse des intérêts et des droits compliqués +dans l'état social, n'exiget-il pas des lumières et des connaissances +qui en font une science difficile? + +_R._ Oui, et une science d'autant plus délicate, que l'honnête homme +prononce dans sa propre cause. + +_D._ La probité est donc un signe d'étendue et de justesse dans +l'esprit? + +_R._ Oui: car presque toujours l'honnête homme néglige un intérêt +présent afin de ne pas en détruire un à venir; tandis que le fripon +fait le contraire, et perd un grand intérêt à venir pour un petit +intérêt présent. + +_D._ L'improbité est donc un signe de fausseté dans le jugement, et de +rétrécissement dans l'esprit? + +_R._ Oui: et l'on peut définir les fripons, des calculateurs ignorants +ou sots; car ils n'entendent point leurs véritables intérêts, et ils ont +la prétention d'être fins; et cependant leurs finesses n'aboutissent +jamais qu'à être connus pour ce qu'ils sont; à perdre la confiance, +l'estime, et tous les bons services qui en résultent pour l'existence +sociale et physique. Ils ne vivent en paix ni avec les autres, ni avec +eux-mêmes; et sans cesse menacés par leur conscience et par leurs +ennemis, ils ne jouissent d'autre bonheur réel que de celui de n'être +pas encore pendus. + +_D._ La loi naturelle défend donc le vol? + +_R._ Oui: car l'homme qui vole autrui lui donne le droit de le voler +lui-même; dès lors plus de sûreté dans sa propriété ni dans ses moyens +de conservation: ainsi, en nuisant à autrui, il se nuit par contre-coup +à lui-même. + +_D._ Défend-elle même le désir du vol? + +_R._ Oui: car ce désir mène naturellement à l'action; et voilà pourquoi +l'on a fait un péché de l'envie. + +_D._ Comment défend-elle le meurtre? + +_R._ Par les motifs les plus puissants de la conservation de soi-même; +car, 1º l'homme qui attaque s'expose au risque d'être tué, par droit de +défense; 2º s'il tue, il donne aux parents, aux amis du mort, et à toute +la société un droit égal, celui de le tuer lui-même; et il ne vit plus +en sûreté. + +_D._ Comment peut-on, dans la loi naturelle, réparer le mal que l'on a +fait? + +_R._ En rendant à ceux à qui on a fait ce mal, un bien proportionnel. + +_D._ Permet-elle de le réparer par des prières, des vÅ“ux, des offrandes +à Dieu, des jeûnes, des mortifications? + +_R._ Non: car toutes ces choses sont étrangères à l'action que l'on veut +réparer; elles ne rendent ni le bÅ“uf à celui à qui on l'a volé, ni +l'honneur à celui que l'on en a privé, ni la vie à celui à qui on l'a +arrachée; par conséquent elles manquent le but de la justice; elles ne +sont qu'un contrat pervers, par lequel un homme vend à un autre un bien +qui ne lui appartient pas; elles sont une véritable dépravation de la +morale, en ce qu'elles enhardissent à consommer tous les crimes par +l'espoir de les expier: aussi ont-elles été la cause véritable de tous +les maux qui ont toujours tourmenté les peuples chez qui ces pratiques +expiatoires ont été usitées. + +_D._ La loi naturelle ordonne-t-elle la sincérité? + +_R._ Oui: car le mensonge, la perfidie, le parjure, suscitent parmi les +hommes les défiances, les querelles, les haines, les vengeances, et une +foule de maux qui tendent à leur destruction commune; tandis que la +sincérité et la fidélité établissent la confiance, la concorde, la paix, +et les biens infinis qui résultent d'un tel état de choses pour la +société. + +_D._ Prescrit-elle la douceur et la modestie? + +_R._ Oui: car la rudesse et la dureté, en aliénant de nous le cÅ“ur des +autres hommes, leur donnent des dispositions à nous nuire; l'ostentation +et la vanité, en blessant leur amour-propre et leur jalousie, nous font +manquer le but d'une véritable utilité. + +_D._ Prescrit-elle l'humilité comme une vertu? + +_R._ Non: car il est dans le cÅ“ur humain de mépriser secrètement tout ce +qui lui présente l'idée de la faiblesse; et l'avilissement de soi +encourage dans autrui l'orgueil et l'oppression: il faut tenir la +balance juste. + +_D._ Vous avez compté pour vertu sociale la _simplicité des mÅ“urs_; +qu'entendez-vous par ce mot? + +_R._ J'entends le resserrement des besoins et des désirs à ce qui est +véritablement utile à l'existence du citoyen et de sa famille; +c'est-à -dire que l'homme de _mÅ“urs simples_ a peu de besoins, et vit +content de peu. + +_D._ Comment cette vertu nous est-elle prescrite? + +_R._ Par les avantages nombreux que sa pratique procure à l'individu et +à la société; car l'homme qui a besoin de peu, s'affranchit tout à coup +d'une foule de soins, d'embarras, de travaux; évite une foule de +querelles et de contestations qui naissent de l'avidité et du désir +d'acquérir; il s'épargne les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la +possession et les regrets de la perte: trouvant partout du superflu, il +est le véritable riche; toujours content de ce qu'il a, il est heureux à +peu de frais; et les autres, ne craignant point sa rivalité, le laissent +tranquille, et sont disposés au besoin à lui rendre service. + +Que si cette vertu de simplicité s'étend à tout un peuple, il s'assure +par elle l'abondance; riche de tout ce qu'il ne consomme point, il +acquiert des moyens immenses d'échange et de commerce; il travaille, +fabrique, vend à meilleur marché que les autres, et atteint à tous les +genres de prospérité au dedans et au dehors. + +_D._ Quel est le vice contraire à cette vertu? + +_R._ C'est la cupidité et le luxe. + +_D._ Est-ce que le luxe est un vice pour l'individu et la société? + +_R._ Oui: à tel point, que l'on peut dire qu'il embrasse avec lui tous +les autres; car l'homme qui se donne le besoin de beaucoup de choses, +s'impose par-là même tous les soucis, et se soumet à tous les moyens +justes ou injustes de leur acquisition. A-t-il une jouissance, il en +désire une autre; et au sein du superflu de tout, il n'est jamais riche: +un logement commode ne lui suffit pas, il lui faut un hôtel superbe; il +n'est pas content d'une table abondante, il lui faut des mets rares et +coûteux: il lui faut des ameublements fastueux, des vêtements +dispendieux, un attirail de laquais, de chevaux, de voitures, des +femmes, des spectacles, des jeux. Or, pour fournir à tant de dépenses, +il lui faut beaucoup d'argent; et pour se le procurer, tout moyen lui +devient bon, et même nécessaire: il emprunte d'abord, puis il dérobe, +pille, vole, fait banqueroute, est en guerre avec tous, ruine et est +ruiné. + +Que si le luxe s'applique à une nation, il y produit en grand les mêmes +ravages; par cela qu'elle consomme tous ses produits, elle se trouve +pauvre avec l'abondance; elle n'a rien à vendre à l'étranger; elle +manufacture à grand frais; elle vend cher; elle se rend tributaire de +tout ce qu'elle retire; elle attaque au dehors sa considération, sa +puissance, sa force, ses moyens de défense et de conservation, tandis +qu'au dedans elle se mine et tombe dans la dissolution de ses membres. +Tous les citoyens étant avides de jouissances, se mettent dans une lutte +violente pour se les procurer; tous se nuisent ou sont prêts à se nuire: +et de là des actions et des habitudes usurpatrices qui composent ce que +l'on appelle _corruption morale_, guerre intestine de citoyen à +citoyen. Du luxe naît l'avidité; de l'avidité, l'invasion par violence, +par mauvaise foi: du luxe naît l'iniquité du juge, la vénalité du +témoin, l'improbité de l'époux, la prostitution de la femme, la dureté +des parents, l'ingratitude des enfants, l'avarice du maître, le pillage +du serviteur, le brigandage de l'administrateur, la perversité du +législateur, le mensonge, la perfidie, le parjure, l'assassinat, et tous +les désordres de l'état social; en sorte que c'est avec un sens profond +de vérité que les anciens moralistes ont posé la base des vertus +sociales sur la simplicité des mÅ“urs, la restriction des besoins, le +contentement de peu; et l'on peut prendre pour mesure certaine des +vertus ou des vices d'un homme, la mesure de ses dépenses proportionnées +à son revenu, et calculer sur ses besoins d'argent, sa probité, son +intégrité à remplir ses engagements, son dévouement à la chose publique, +et son amour sincère ou faux de la _patrie_. + +_D._ Qu'entendez-vous par ce mot _patrie_? + +_R._ J'entends la _communauté_ des _citoyens_ qui, réunis par des +sentiments fraternels et des besoins réciproques, font de leurs forces +respectives une force commune, dont la réaction sur chacun d'eux prend +le caractère conservateur et bienfaisant de la _paternité_. Dans la +société, les citoyens forment une banque d'intérêt: dans la patrie, ils +forment une famille de doux attachements; c'est la charité, l'amour du +prochain étendu à toute une nation. Or, comme la charité ne peut +s'isoler de la justice, nul membre de la famille ne peut prétendre à la +jouissance de ces avantages, que dans la proportion de ses travaux; s'il +consomme plus qu'il ne produit, il empiète nécessairement sur autrui; et +ce n'est qu'autant qu'il consomme au-dessous de ce qu'il produit ou de +ce qu'il possède, qu'il peut acquérir des moyens de sacrifice et de +générosité. + +_D._ Que concluez-vous de tout ceci? + +_R._ J'en conclus que toutes les _vertus sociales_ ne sont que +l'_habitude des actions utiles_ à la société et à l'individu qui les +pratique; + +Qu'elles reviennent toutes à l'objet physique de la conservation de +l'homme; + +Que la nature, ayant implanté en nous le besoin de cette conservation, +elle nous fait une loi de toutes ses conséquences, et un crime de tout +ce qui s'en écarte; + +Que nous portons en nous le germe de toute vertu, de toute perfection; + +Qu'il ne s'agit que de le développer; + +Que nous ne sommes heureux qu'autant que nous observons les règles +établies par la nature dans le but de notre conservation; + +Et que toute sagesse, toute perfection, toute loi, toute vertu, toute +philosophie, consistent dans la pratique de ces axiomes fondés sur +notre propre organisation: + +Conserve-toi; + +Instruis-toi; + +Modère-toi; + +Vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour toi. + + + + +NOTES + +SERVANT D'ÉCLAIRCISSEMENTS ET D'AUTORITÉS À DIVERS PASSAGES DU TEXTE. + + +PAGE 7, ligne 12. (_Le fil de la Sérique._) C'est-à -dire la _soie_, +originaire du pays montueux où se termine la _grande muraille_, pays qui +paraît avoir été le berceau de l'empire chinois, connu des Latins sous +le nom de _Regio Serarum, Serica_. + +_Ibidem._ (_Les tissus de Kachemire._) C'est-à -dire les chales, +qu'Ézéchiel, cinq siècles avant notre ère, paraît avoir désignés sous le +nom de Choud-Choud. + +Pag. 23, ligne 7. (_La presqu'île trop célèbre de l'Inde._) Quel bien +véritable le commerce de l'Inde, entièrement composé d'objets de luxe, +procure-t-il à la masse d'une nation? quels sont ses effets, sinon d'en +exporter, par une marine dispendieuse en hommes, des matières de besoin +et d'utilité, pour y importer des denrées inutiles, qui ne servent qu'à +marquer mieux la distinction du riche et du pauvre; et quelle masse de +superstitions l'Inde n'a-t-elle pas ajoutée à la superstition générale? + +_Ibidem_, ligne 25. (_Voilà Thèbes aux cent palais._) L'expédition +française en Égypte a prouvé que Thèbes, divisée en quatre grandes +cités, sur les deux bords du Nil, ne put avoir les cent portes dont +parle Homère, (_Voy._ le tom. II de la _Commission d'Égypte_.) +L'historien Diodore de Sicile avait déja indiqué la cause de l'erreur, +en observant que le mot oriental, _porte_, signifiait aussi palais (à +cause du vestibule public qui en forme toujours l'entrée), et cet +auteur semble avoir saisi la cause de cette tradition grecque, quand il +ajoute: «Depuis Thèbes jusqu'à Memphis il a existé le long du fleuve +_cent_ vastes écuries royales, dont on voit encore les ruines, et qui +contenaient chacune _deux cents_ chevaux (pour le service du monarque):» +tous ces nombres sont exactement ceux d'Homère. (Voy. _Diodore de +Sicile_, liv. I, sect. II, § des _premiers rois d'Égypte_.) Le nom +d'_Éthiopiens_ appliqué ici aux _Thébains_, est justifié par l'exemple +d'Homère, et par la peau réellement noire de ces peuples. Les +expressions d'Hérodote, lorsqu'il dit que les _Égyptiens_ avaient la +_peau noire_ et les _cheveux crépus_, d'accord avec la tête du sphinx +des pyramides, ont pu et dû faire croire à l'_auteur_ du _Voyage en +Syrie_, que cet ancien peuple fut de race _nègre_; mais tout ce que +l'expédition française a fait connaître de momies et de têtes sculptées +est venu démentir cette idée; et le voyageur, docile aux leçons des +faits, a délaissé son opinion, avec plusieurs autres qu'il avait +consignées dans un Mémoire chronologique, composé à l'âge de vingt-deux +ans, et qui, mal à propos, occupe une place dans l'Encyclopédie in-4º, +tom. III des _Antiquités_. L'expérience et l'étude lui ont procuré le +mérite de se redresser lui-même sur bien des points, dans un dernier +ouvrage publié à Paris en 1814 et 1815, sous le titre de _Recherches +nouvelles sur l'Histoire ancienne_, 2 vol. in-8º, (Chez Bossange frères, +rue de Seine, nº 12. _Voy._ le tom. II pour les Égyptiens.) + +Pag. 24, lig. 14. (_Ici étaient ces ports iduméens._) Les villes +d'_Aïlah_ et d'_Atsiom Gaber_, d'où les Juifs de Salomon, guidés par les +_Tyriens_ de _Hiram_, partaient pour se rendre à _Ophir_, lieu inconnu +sur lequel on a beaucoup écrit, mais qui paraît avoir laissé sa trace +dans _Ofor_, canton arabe, à l'entrée du golfe Persique. (_Voy._ à ce +sujet les _Recherches nouvelles_, citées ci-dessus, tom. I, et le +_Voyage en Syrie_ tom. II.) + +Pag. 46, lig. 17. (_Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort, cette +inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi._) Presque tous +les anciens philosophes et politiques ont établi en principe et en +dogme, que les _hommes naissent inégaux; que la nature a créé les uns +pour être libres, les autres pour être esclaves._ Ce sont les +expressions positives d'Aristote dans sa _Politique_, et de Platon, +appelé _divin_, sans doute dans le sens des rêveries mythologiques qu'il +a débitées. Le _droit du plus fort_ a été le _droit des gens_ de tous +les anciens peuples, des Gaulois, des Romains, des Athéniens; et c'est +de là précisément que sont dérivés les grands désordres politiques et +les crimes publics des nations. + +Pag. 47, lig. 7 (_Et le despotisme paternel fonda le despotisme +politique._) Qu'est-ce qu'une famille? C'est la _portion_ élémentaire +dont se compose le grand corps appelé _nation_. L'esprit de ce grand +corps n'est que la somme de ses fractions; telles les mÅ“urs de la +famille, telles celles du tout. Les grands vices de l'Asie sont, 1º le +_despotisme_ paternel; 2º la polygamie, qui démoralise toute la maison, +et qui, chez les rois et les princes, cause le massacre des frères à +chaque succession, et ruine le peuple en apanages; 3º le défaut de +propriété des biens-fonds, par le droit tyrannique que s'arroge le +despote; 4º l'inégalité de partage entre les enfants; 5º le droit abusif +de tester; 6º et l'exclusion donnée aux femmes dans l'héritage. Changez +ces lois, vous changerez l'Asie. + +Pag. 50, lig. 23. (_L'autre_ (effet de l'égoïsme), _que tendant toujours +à concentrer le pouvoir en une seule main._) Il est très-remarquable que +la marche constante des sociétés a été dans ce sens, que, commençant +toutes par un état anarchique ou _démocratique_, c'est-à -dire par une +grande division des pouvoirs, elles ont ensuite passé à +_l'aristocratie_, et de l'aristocratie à la monarchie. De ce fait +historique il résulterait que ceux qui _constituent des États sous la +forme démocratique_, les destinent à subir tous les troubles qui doivent +amener la _monarchie_; mais il faudrait en même temps prouver que les +_expériences sociales_ sont déja épuisées pour l'espèce humaine, et que +ce mouvement spontané n'est pas l'effet même de son ignorance et de ses +habitudes. + +Pag. 52, lig. 26. (_Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des +temples, dota des prêtres oiseux, bâtit pour de vains squelettes +d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides._) Le savant Dupuis n'a +pu croire que les pyramides fussent des tombeaux; mais, outre le +témoignage positif des historiens, lisez ce que dit Diodore de +l'importance religieuse et superstitieuse que tout Égyptien attachait à +bâtir sa _demeure éternelle_, lib. 1. + +Pendant vingt ans, dit Hérodote, cent mille hommes travaillèrent chaque +jour à bâtir la pyramide du roi égyptien _Cheops_.--Supposons par an +seulement trois cents jours, à cause du _sabbat_; ce sera 30 millions de +journées de travail en un année, et 600 millions de journées en vingt +ans; à 15 sous par jour, ce sera 450 millions de francs perdus sans +aucun produit ultérieur.--Avec cette somme, si ce roi eût fermé l'isthme +de Suez d'une _forte muraille_, comme celle de la _Chine_, la destinée +de l'Égypte eût été tout autre: les invasions étrangères eussent été +arrêtées, anéanties, et les Arabes du désert n'eussent ni conquis, ni +vexé ce pays.--_Travaux stériles_! que de millards perdus à mettre +pierre sur pierre, en forme de _temples_ et d'_églises_! Les alchimistes +changent _les pierres en or_, les architectes changent l'or en pierres. +Malheur aux rois (comme aux bourgeois) qui livrent leur bourse à ces +deux classes d'empiriques! + +Pag. 65, lig. 1. (_À prononcer mystérieusement_ Aûm.) Ce mot pour le +sens, et presque pour le son, ressemble à l'_Aeuum_ (ævum) des Latins, +l'_éternité_, le _temps sans bornes_. Selon les Indiens, ce mot est +l'emblème de la divinité tripartite: _A_ désigne _Bramha_ (le temps +passé, qui a créé); _U_, _Vichenou_ (le temps _présent_, qui conserve); +_M_, _Chiven_ (le temps futur, qui détruira). + +_Ibid._, lig. 4. (_S'il faut commencer par le coude._) C'est un des +grands points de schisme entre les partisans d'Omar et ceux d'Ali. +Supposons que deux musulmans se rencontrent en voyage, et qu'ils +s'abordent fraternellement; l'heure de la prière venue, l'un commencé +l'ablution par le bout des doigts, l'autre par le coude, et les voilà +ennemis à mort. En d'autres pays, qu'un homme veuille manger de la +viande tel jour plutôt que tel autre; ce sera un cri d'indignation. Quel +nom donner à de telles folies? + +Pag. 74, lig. 29. (_La horde des Oguzians._) Avant que les Turcs eussent +pris le nom de leur chef Othman Ier, ils portaient celui +d'_Oguzians_; et c'est sous cette dénomination qu'ils furent chassés de +la Tartarie par Gengiz, et vinrent des bords du _Gihoun_ s'établir dans +l'Anadoli. + +Pag. 80, lig. 19. (_Qu'il régnait de peuple à peuple... des haines +implacables_.) Lisez l'histoire des guerres de Rome et de Carthage, de +Sparte et de Messène, d'Athènes et de Syracuse, des Hébreux et des +Phéniciens, et voilà cependant ce que l'antiquité vante de plus policé! + +Pag. 87, lig. 26. (_Le Chinois avili par le despotisme du bambou._) Les +jésuites se sont efforcés de peindre sous de belles couleurs le +gouvernement chinois, aujourd'hui l'on sait que c'est un pur despotisme +oriental (entravé par le vice d'une langue et surtout d'_une écriture +mal construites_). Le peuple chinois est pour nous la preuve que dans +l'antiquité, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique, l'esprit +humain eut beaucoup de peine à se déployer, comme avant les chiffres +arabes on avait beaucoup de peine à compter. Tout dépend des méthodes: +on ne changera la Chine qu'en changeant sa langue. + +Pag. 96, lig. 5. (_Reconnaissez l'autorité_ légitime.) Pour apprécier le +sens du mot _légitime_, il faut remarquer qu'il vient du latin +_legi-intimus, intrinsèque à la loi_, écrit en elle. Si donc la loi est +faite par le _prince seul_, le prince seul se fait lui-même légitime: +alors il est purement despote; sa volonté est la _loi_. Ce n'est pas là +ce qu'on veut dire; car le même droit serait acquis à tout pouvoir qui +le renverserait. Qu'est-ce que la _loi_ (source de droit)? Le latin va +encore nous le dire: le radical _leg-ere_, lire, _lectio_, a fait _lex, +res lecta, chose lue_: cette chose lue est un _ordre de faire ou de ne +pas faire telle action désignée_, et ce, sous la condition d'une _peine_ +ou d'une _récompense_ attachées à l'_observation_ ou à l'_infraction_. +Cet _ordre est lu_ à ceux qu'il concerne, afin qu'ils n'en ignorent. Il +a été _écrit_, afin d'être lu sans altération: tel est le sens, et telle +fut l'origine du mot _loi_. De là les diverses épithètes dont il est +susceptible: _loi sage_, _loi absurde_, _loi juste_, _loi injuste_, +selon l'effet qui en résulte; et c'est cet effet qui caractérise le +pouvoir d'où elle émane. Or, dans l'état social, dans le gouvernement +des hommes, qu'est-ce que le _juste_ et l'_injuste_? Le juste est de +maintenir ou de rendre à chaque individu ce qui lui appartient: par +conséquent, d'abord la vie, qu'il tient d'un _pouvoir au-dessus de +tout_; 2º l'usage des sens et des facultés qu'il tient de ce même +pouvoir; 3º la jouissance des fruits de son travail; et tout cela en ce +qui ne blesse pas les _mêmes_ droits en autrui; car s'il les blesse, il +y a _injustice_, c'est-à -dire rupture d'_égalité_ et d'_équilibre_ +d'homme à homme. Or, plus il y a de lésés, plus il y a d'injustices: par +conséquent, si, comme il est de fait, ce qu'on appelle le _peuple_ +compose l'immense majorité de la nation, c'est l'intérêt, c'est le +bien-être de cette majorité qui _constitue_ la justice: ainsi la vérité +se trouve dans l'axiome qui a dit, _Salus populi suprema lex esto_. Le +_salut_ du peuple, voilà la loi, voilà la _légitimité_. Et remarquez que +le _salut_ ne veut pas dire la _volonté_, comme l'ont supposé quelques +fanatiques; car d'abord le peuple peut se tromper; puis comment exprimer +cette volonté collective et abstraite? l'expérience nous l'a prouvé. +_Salus populi!_ L'art est de le connaître et de l'effectuer. + +Pag. 102, lig. 17. (_L'idée de liberté contient essentiellement celle de +justice, qui naît de l'égalité._) Les mots retracent eux-mêmes cette +connexion; car _æquilibrium_, _æquitas_, _æqualitas_ sont tous d'une +même famille, et l'idée de l'_égalité_ matérielle, de la balance, est le +type de toutes ces idées abstraites. La liberté elle-même, bien +analysée, n'est encore que la _justice_: car si un homme, parce qu'il se +dit libre, en attaque un autre, celui-ci, par le même droit de liberté, +peut et doit le repousser; le droit de l'un est égal au droit de +l'autre: la force peut rompre cet équilibre, mais elle devient injustice +et tyrannie de là part du plus bas démocrate, comme de celle du plus +haut potentat. + +Pag. 116, lig. 15. (_Et cette religion_ (de Mahomet) _n'a cessé +d'inonder de sang la terré._) Lisez l'histoire de l'islamisme par ses +propres écrivains, et vous vous convaincrez que toutes les guerres qui +ont désolé l'Asie et l'Afrique depuis Mahomet, ont eu pour cause +principale le fanatisme apostolique de sa doctrine. On a calculé que +César avait fait périr trois millions d'hommes: il serait curieux de +faire le même calcul sur chaque fondateur de religion. + +Pag. 119, lig. 21. (_Et cent autres sectes._) Lisez à ce sujet le +_Dictionnaire des hérésies_, par l'abbé Pluquet, qui en a omis un grand +nombre; 2 vol. in-8º, petit caractère. + +Pag. 122, lig. 3. (_Et les Parsis se diviseront._) Les sectateurs de +Zoroastre, nommés _Parsis_, comme descendants des Perses, sont plus +connus en Asie sous le nom injurieux de _Gaures_ ou _Guèbres_, qui veut +dire _infidèles_; ils y sont ce que sont les Juifs en Europe. _Môbed_ +est le nom de leur _pape_ ou _grand-prêtre_. Voy. _Henri lord Hyde_, et +le _Zend-avesta_, sur les rites de cette religion. + +_Ibidem_, lig. 26 (_Brahma... réduit à servir de piédestal au lingam._) +_Voy._ le tome Ier in-4º du _Voyage de Sonnerat aux Indes_. + +Pag. 124, lig. 13. (_Le Chinois l'adore dans_ Fôt). La langue chinoise +n'ayant ni le _B_ ni le _D_, ce peuple a prononcé _Fôt_ ce que les +Indiens et les Persans prononcent _Bodd_, ou _Boùdd_ (par _où_ bref). +_Fôt_, ou Pégou, est devenu _Fota_ et _Fta_, etc. Ce n'est que depuis +peu d'années que l'on commence d'avoir des notions exactes de la +doctrine de Boudd et de ses divers sectaires: nous devons ces notions +aux savants anglais, qui, à mesure que leur nation subjugue les peuples +de l'Inde, en étudient les religions et les mÅ“urs, pour les faire +connaître. L'ouvrage intitulé _Asiatick Researches_ est une collection +précieuse en ce genre: on trouve dans le tome VI, pag. 163, dans le tome +VII, pag. 32 et pag. 399, trois mémoires instructifs sur les _Boudistes_ +de _Ceylan_ et de _Birmah_ ou _Ava_. Un écrivain anonyme, mais qui +paraît avoir médité ce sujet, a publié dans l'_Asiatick journal de_ +1816, mois de janvier et suivants, jusqu'en mai, des lettres qui font +désirer de plus grands développements. Nous reviendrons à cet article +dans une note du chapitre XXI. + +_Ibidem_, lig. 29. (_Le sintoïste nie l'existence._) _Voyez_ dans +Kempfer la doctrine des sintoïstes qui est celle d'_Épicure_ mêlée à +celle des _stoïciens_. + +Pag. 125, lig. 4, (_Le Siamois, l'écran talipat à la main._) C'est une +feuille de palmier _latanier_; de là est venu aux bonzes le nom de +_Talapoin_. L'usage de cet écran est un _privilège exclusif_. + +_Ibidem_, lig. 9. (_Le sectateur de Confutzée cherche son horoscope._) +Les sectateurs de Confucius ne sont pas moins adonnés à l'astrologie que +les bonzes: c'est la maladie morale de tout l'Orient. + +_Ibidem_, lig. 13. _Le Dalaï-Lama_, ou _l'immense prêtre de La_, est ce +que nos vieilles relations appelaient le prêtre _Jean_, par l'abus du +mot persan _Djehân_, qui veut dire le _monde_. Ainsi le prêtre _Monde_, +le dieu _Monde_, se lient parfaitement. + +Dans une expédition récente, les Anglais ont trouvé des idoles des +_lamas_ qui contenaient des _pastilles sacrées_ de la garde-robe du +_grand-prêtre_. On peut citer pour témoins _Hastings_, et le colonel +_Pollier_, qui a péri dans les troubles d'Avignon. On sera bien étonné +d'apprendre que cette idée si révoltante tient à une idée profonde, +celle de la _métempsycose_, qu'admettent les _lamas_. Lorsque les +Tartares _avaient_ les reliques du _pontife_ (comme ils le pratiquent), +ils imitent le jeu de l'univers, dont les parties s'absorbent et passent +sans cesse les unes dans les autres. C'est le _serpent qui dévore sa +queue_; et ce serpent est _Boudd_ ou le _monde_. + +Pag. 126, lig. 12. (_Qui adorent un serpent dont les porcs sont +avides._) Il arrive souvent que les porcs dévorent des serpents de +l'espèce que les nègres adorent, et c'est une grande désolation dans le +pays. Le président de Brosses a rassemblé, dans son _Histoire des +Fétiches_, un tableau curieux de toutes ces folies. + +(_Voilà le Teleute_) Les Teleutes, nation tartare, se peignent Dieu +portant un vêtement de toutes les couleurs, et surtout des couleurs +rouge et verte; et parce qu'ils les trouvent dans un habit de dragon +russe, ils en font la comparaison à ce genre de soldat. Les Égyptiens +habillaient aussi le dieu _Monde_ d'un habit de toutes couleurs. +_Eusèbe, Prep. evang._, p. 115, lib. 111. Les _Teleutes_ appellent Dieu +Bou, ce qui n'est qu'une altération de _Boudd_, le dieu _Å’uf_ et +_Monde_. + +(_Voilà le Kamtschadale_.) Consultez à ce sujet l'ouvrage intitulé +_Description des peuples soumis à la Russie_, et vous verrez que le +tableau n'est point chargé. + +Pag. 140, lig. 28. (_Votre système porte tout entier sur des sens +allégoriques._) Quand on lit les _Pères_ de l'Église, et que l'on voit +sur quels arguments ils ont élevé l'édifice de la religion, l'on a peine +à comprendre tant de crédulité ou de mauvaise foi; mais c'était alors la +manie des allégories: les païens s'en servaient pour expliquer les +actions des dieux, et les chrétiens ne firent que suivre l'esprit de +leur siècle, en le tournant vers un autre côté. Il serait curieux de +publier aujourd'hui de tels livres, ou seulement leurs extraits. + +Pag. 144, lig. 24 (_Les Juifs devinrent nos imitateurs, nos disciples._) +_Voy._ à ce sujet le tome Ier des _Recherches nouvelles sur +l'Histoire ancienne_, où il est démontré que le _Pentateuque_ n'est +point l'ouvrage de Moïse: cette opinion était répandue dans les +premiers temps du christianisme, comme on le voit dans les +_Clémentines_, homélie I, §51, et homélie VIII, §42; mais personne +n'avait démontré que le véritable auteur fût le grand-prêtre _Helkias_, +l'an 618 avant J. C. + +Pag. 146, lig. 5. (_Tant de choses analogues aux trois religions._) Les +_Parsis_ modernes et les _Mithriaques_ anciens, qui sont la même chose, +ont tous les sacrements des chrétiens, même le _soufflet_ de la +confirmation. «Le _prêtre de Mithra_, dit Tertullien, _De +præscriptione_, c. 40, promet la délivrance des péchés par leur _aveu_ +et par le _baptême_; et, s'il m'en souvient bien, _Mithra_ marque ses +soldats au front (avec le _chrême_, _Kouphi_ égyptien); il célèbre +l'_oblation du pain_, l'image de la _résurrection_, et présente la +couronne, en menaçant de l'épée, etc.» + +Dans ces mystères on éprouvait l'initié par mille terreurs, par la +menace du feu, de l'épêe, etc., et on lui présentait une couronne, qu'il +refusait, en disant: _Dieu est ma couronne_. (_Voyez_ cette _couronne_ +dans la sphère céleste, à côté de _Bootes_.) Les personnages de ces +mystères portaient tous des noms d'_animaux constellés_. La messe n'est +pas autre chose que la célébration de ces mystères et de ceux d'Éleusis. +Le _Dominus vobiscum_ est à la lettre la formule de réception, _chon-k_, +_à m_, _p-ak_. Voy. _Beausobre, Histoire du Manichéisme_, tom. II. + +Pag. 147, lig. 10. Les _Védas_ ou _Vedams_ sont les livres sacrés dés +Indous, comme les Bibles chez nous. On en compte trois: le _Rick_ Veda, +le _Yadjour_ Veda, et le _Sama_ Veda. Ils sont si rares dans l'Inde, que +les Anglais ont eu beaucoup de peine à en trouver l'original, dont ils +ont fait faire une copie déposée au British Muséum. Ceux qui comptent +_quatre_ Védas, y comprennent l'_Attar_ Veda, qui traite des cérémonies, +et qui est perdu. Il y a en suite des commentaires nommés _Upanishada_, +dont l'un a été publié par Anquetil Duperron, sous le titre de +_Oupnekhat_, livre curieux en ce qu'il donne une idée de tous les +autres. La date de ces livres passe 25 siècles au-dessus de notre ère; +leur contenu prouve que toutes les rêveries des métaphysiciens grecs +viennent de l'Inde et de l'Égypte.--Depuis l'an 1788, les savants +Anglais exploitent dans l'Inde une mine de littérature dont on n'avait +aucune idée en Europe, et qui prouve que la civilisation de l'Inde +remonte à une très-haute antiquité. Après les _Védas_ viennent les +_Chastras_, au nombre de six. Ils traitent de théologie et de sciences. +Puis viennent au nombre de 18, les _Pouranas_, qui traitent de +mythologie et d'histoire: voyez le _Bahgouet-guîta_, le _Baga Vedam_, et +l'Ézour-Vedam, traduits en français, etc. + +Pag. 151, lig. 14. Toute cette cosmogonie des _lamas_, des _bonzes_, et +même des brames, comme l'atteste Henri Lord, revient littéralement à +celle des anciens Égyptiens. «Les _Égyptiens_, dit Porphyre, _appellent +Kneph l'intelligence ou cause effective_ (de l'univers). Ils racontent +que ce dieu rendit par la bouche un _Å“uf_, duquel fut produit un autre +_dieu_, nommé _Phtha_ ou Vulcain (le feu principe, le soleil;) et ils +ajoutent que cet _Å“uf_ est le monde.» _Eusoeb., Prep. evang._, pag. 115. + +«Ils représentent, dit-il ailleurs, le dieu _Kneph_ ou la cause +efficiente, sous la forme d'un homme de couleur bleu foncé (celle du +ciel), ayant en main un sceptre, portant une ceinture, et coiffé d'un +petit _bonnet royal de plumes très-légères_, pour marquer combien est +_subtile_ et fugace l'idée de cet être.» Sur quoi j'observerai que +_Kneph_, en hébreu, signifie une _aile_, une _plume_; que cette couleur +bleue (céleste) se trouve dans la plupart des dieux de l'Inde, et +qu'elle est, sous le nom de _narayan_, une de leurs épithètes les plus +célèbres. + +Pag. 153, lig. 25. (_Que les lamas ne sont que des manichéens._) _Voyez_ +l'Histoire du Manichéisme, par Beausobre, qui prouve que ces sectaires +furent purement des zoroastriens; ce qui fait remonter l'existence de +leurs opinions 1200 ans avant J. C. Il suit de là que _Boudd Chaucasam_ +fut encore antérieur, puisque la doctrine _boudiste_ se trouve dans les +plus anciens livres indiens, dont la date passe 3100 ans avant notre ère +(tel que le _Bahgouet-guîta_). Observez d'ailleurs que _Boudd_ est la +9e _avatar_ ou _incarnation de Vichenou_, ce qui le place à +l'origine de cette théologie. En outre, chez les Indiens, les Chinois, +les Thibétains, etc., _Boudd_ est le nom de la planète que nous appelons +_Mercure_, et du jour de la semaine consacré à cette planète (le +mercredi); cela le remonte à l'origine du calendrier; en même temps cela +nous l'indique primitivement identique à _Hermès_, ce qui étend son +existence jusqu'en Égypte. Maintenant remarquez que les prêtres +égyptiens racontaient qu'_Hermès mourant_ avait dit: «Jusqu'ici j'ai +vécu exilé de ma véritable patrie; j'y retourne: ne me pleurez pas; je +retourne à la céleste patrie où chacun se rend à son tour: là est Dieu; +cette vie n'est qu'une mort.» Voyez _Chalcidius in TimÅ“um_. Or, cette +doctrine est précisément celle des _boudistes anciens_, ou _samanéens_, +des _pythagoriciens_ et des _orphiques_. Dans la doctrine d'Orphée, le +_dieu monde_ est représenté par un _Å“uf_: dans les idiomes hébreu et +arabe, l'Å“uf se nomme _baidh_, analogue à _Boùdd_ (Dieu), et à _Boûd_, +en persan l'_existence, ce qui est_ (le monde), _Boùdd_ est encore +analogue à _bed_ et _vad_, qui chez les Indiens signifie _science_. +Hermès en était le dieu: il était l'auteur des livres sacrés ou _Védas_ +égyptiens. On voit quels rameaux présente, et à quelle antiquité tout +ceci nous porte. Maintenant le prêtre _boudiste d'Ava_ ajoute: «Qu'il +est de foi que, de temps à autre, le ciel envoie sur la terre des +_Boudda_ pour _amender les hommes_, les _retirer de leurs vices_, et les +_remettre en voie de salut_.» Avec un tel dogme répandu dans l'Inde, +dans la Perse, dans l'Égypte, dans la Judée, on sent combien les esprits +ont dû être disposés dès long-temps à ce que des siècles postérieurs +nous offrent. + +Pag. 154, lig. 6. (_Long-temps avant Iésous_.) D'après les notions des +savants anglais de l'Inde, la doctrine de _Boudda_ y est très-ancienne. +L'écrivain anonyme que nous avons cité, pag. 319, lig. 23, cite un +traité écrit il y a peu d'années par le chef des prêtres _bouddites_ +d'_Ava_, à la prière de l'évêque catholique de cette ville, qui dit: +«Que les _dieux_ qui ont apparu dans le présent monde jusqu'à ce jour, +sont au nombre de quatre, savoir: _Boudda Chaucasam, Boudda Gonagom, +Boudda Gaspa_, et _Boudda Gautama_, duquel la loi règne actuellement; +il obtint la divinité à trente-cinq ans, et passa à l'immortalité 2362 +ans (avant la date du dit écrit, qui se place vers 1805.)» Par +conséquent _Gautama_ serait mort vers l'an 557 avant l'ère chrétienne, +au temps où régnait Kyrus en Perse, et où florissait Pythagore. + +2º D'autre part, des écrivains arabes et persans, cités dans l'Hist. des +Huns, tom. II, par de Guignes; dans l'Hist. de la Chine, tom. V, in-4º, +note de la page 50, et dans la préface de l'_Ezour Vedam_ +(Yadjour-Veda), placent l'apparition d'un autre _Boudda_ à l'année 1027 +avant notre ère (ce serait _Gaspa_). + +3º Le tableau _statistique_ de l'empereur mogol _Akbar_, intitulé _Ain +Akberi_, traduit par Gladwin, dit, pag. 433, tom. II, que _Boudd_ avait +disparu 2962 ans avant l'an 40 de cet empereur, c'est-à -dire 1366 ans +avant J.-C. (ce serait _Gonagom_.) + +Pag. 154, lig. 14 (_Fondés sur l'absence de tout témoignage +authentique._) «Tout le monde sait,» disait _Fauste_, qui, quoique +manichéen, fut un des plus savants hommes du IIIe siècle, «tout le +monde sait que les Évangiles n'ont été écrits ni par J.-C. ni par ses +apôtres, mais _long-temps_ après, par des inconnus, qui, jugeant bien +qu'on ne les croirait pas sur des choses qu'ils n'avaient pas vues, +mirent à la tête de leurs récits des noms d'apôtres ou d'hommes +apostoliques et contemporains.» Sur cette question, voyez l'_Histoire +des Apologistes de la Religion chrétienne_, attribuée à Fréret, mais qui +est de Burigny, membre de l'Académie des inscriptions. _Voyez_ aussi +Mosheim, _De rébus christianorum_; _Correspondance of Atterbury_, +Archbishop, 5 vol. in-8º, 1798; Toland, _Nazarenus_; et Beausobre, +_Histoire du Manichéisme_, tom, I. Il résulte de tout ce qu'on a écrit +pour et contre, que l'origine précise du christianisme n'est pas connue; +que les prétendus témoignages de Josèphe (_Antiq. jud._, lib. XVIII, c. +3) et de Tacite (_Annales_, lib. XV, c. 44) ont été interpolés vers le +temps du concile de Nikée, et que personne n'a encore mis en évidence le +fait radical, c'est-à -dire l'existence réelle du personnage qui a +occasioné le système. Sans cette existence néanmoins, il serait +difficile de concevoir l'apparition du système à son époque connue, +encore qu'il ne soit pas sans exemple en histoire de voir des +suppositions gratuites et absolues. Pour résoudre ce problème, vraiment +curieux et important, il faudrait qu'un esprit doué de sagacité, muni +d'instruction, et surtout d'impartialité, profitant des recherches déja +faites, y ajoutât un tableau comparatif de la doctrine des boudistes, et +spécialement de la secte de _Samana Gautama_, contemporain de Kyrus; +qu'il examinât quelle fut la facilité des communications de l'Inde avec +la Perse et la Syrie, surtout depuis le règne de Darius Hystaspe, qui, +selon Agathias et Ammien, consulta les sages de l'Inde, et introduisit +plusieurs de leurs idées chez les mages; quelle fut encore cette +facilité depuis Alexandre, sous les Séleucides, qui entretenaient des +relations diplomatiques avec les rois indiens, il verrait que, par suite +de ces communications, le système des samanéens put se répandre de +proche en proche jusqu'en Égypte; qu'il put être la cause déterminante +de la corporation des esséniens en Judée, etc,: alors il ne resterait +plus qu'à examiner si, toutes choses étant ainsi préparées, l'exaltation +générale des esprits n'a pas pu susciter un individu qui aurait rempli +le rôle désigné: soit que lui-même se fût cru et annoncé pour être le +_personnage_ attendu, soit que ce fût la multitude qui, enthousiasmée de +sa conduite, de sa doctrine et de ses prédications, lui en eût attribué +l'emploi. Dans l'un et l'autre cas, il serait conforme aux probabilités +humaines que des attroupements populaires eussent excité la surveillance +et l'inquiétude du gouvernement romain, et qu'enfin un incident +remarquable, tel que l'_entrée_ en Jérusalem, eût déterminé le préfet à +une mesure de rigueur, à un acte de sévice qui aurait brusquement +terminé ce drame (à peu près comme il est raconté), mais qui n'aurait +fait qu'accroître l'intérêt pour le personnage regretté, et par-là donné +lieu à des récits et à des associations dont le résultat cadrerait +parfaitement avec l'état de choses qui apparaît ensuite dans l'histoire. +Sans doute là où manque son témoignage positif, l'on ne pourrait établir +ce qu'on appelle _certitude morale_; mais par l'enchaînement des causes +et des effets, on pourrait arriver à un degré de _probabilité_ qui en +produirait l'effet; puisque d'ailleurs, avec les témoignages les plus +positifs, l'histoire n'a jamais de droit qu'aux plus ou moins grandes +probabilités. + +_Ibidem_, lig. 27. (_La doctrine intérieure_) Les boudistes ont deux +doctrines, l'une _publique_ et ostensible, l'autre _intérieure_ et +secrète, précisément comme les prêtres égyptiens. Pourquoi cette +différence? demandera-t-on. C'est que la doctrine _publique_ enseignant +les _offrandes_, les _expiations_, les _fondations_, etc., il est +_utile_ de la prêcher au peuple; au lieu que l'autre enseignant le +_néant_ et ne rapportant rien, il convient de ne la faire connaître +qu'aux adeptes. On ne peut classer plus évidemment les hommes en +_fripons_ et en _dupes_. + +Pag. 156, lig. 18. (_Voilà ce qu'a révélé notre Boudah._) Ce sont les +propres termes de _La Loubère_, dans sa Description du royaume de Siam +et de la théologie des _bonzes_. Leurs dogmes, comparés à ceux des +anciens philosophes de la Grèce et de l'Italie, retracent absolument +tout le système des stoïciens et des épicuriens, mêlé avec des +superstitions astrologiques et quelques traits du pythagorisme. + +Pag. 165, lig. 4. (_La barbarie originelle du genre humain._) C'est le +témoignage unanime de toutes les histoires, et même des légendes, que +les premiers hommes furent partout des sauvages, et que ce fut pour les +civiliser et leur apprendre à _faire du pain_, que les dieux se +manifestèrent. + +_Ibidem_, lig. 9. (_N'acquiert d'idées que par l'intermède de ses +sens_). Voilà précisément où ont échoué les anciens, et d'où sont venues +leurs erreurs: ils ont supposé les _idées de Dieu innées_, coéternelles +à l'ame; et de là toutes les rêveries développées dans Platon et +Iamblique. _Voy._ le _Timée_, le _Phédon_, et _de Mysteriis Ægyptiorum_, +sect. Ire, chap, 3. + +Pag. 170, lig. 21. (_Le témoignage de tous les anciens monuments._) Il +résulte clairement, dit Plutarque, des _vers d'Orphée_ et des livres +_sacrés_ des Égyptiens et des Phrygiens que la _théologie_ ancienne, +non-seulement des Grecs, mais en général de tous les peuples, ne fut +autre chose qu'un _système de physique, qu'un tableau des opérations de +la nature_, enveloppé _d'allégories mystérieuses et de symboles +enigmatiques_: de manière que la multitude ignorante s'attachât plutôt +au sens apparent qu'au sens caché, et que même dans ce qu'elle +comprenait de ce dernier, elle supposât toujours quelque chose de plus +profond que ce qui paraissait. _Plutarque, fragment d'un ouvrage perdu, +cité dans Eusèbe, Præpar. evang._ lib. III, chap. I, page 85. + +«La plupart des philosophes, dit _Porphyre_, et entre autres _Chæremon_ +(_qui vécut en Égypte dans le premier siècle de l'ère chrétienne_) ne +pensent pas qu'il ait jamais existé d'autre monde que celui que nous +voyons: et ils ne reconnaissent pas d'_autres dieux_, de tous ceux +qu'allèguent les Égyptiens, que ce que l'on appelle vulgairement les +_planètes_, les _signes du zodiaque_ et les _constellations_, qui jouent +avec eux en aspect (de _lever_ et de _coucher_); à quoi ils ajoutent +_leurs divisions_ de _signes_ en _décans_ ou _maîtres du temps_, qu'ils +appellent les _chefs forts et puissants_ dont les _noms_, les _vertus +curatives_ des maladies, les _couchers_, les _levers_, les _présages_ de +ce qui doit arriver, font la matière des almanachs (c'est-à -dire que les +prêtres égyptiens faisaient de véritables almanachs de _Mathieu +Laensberg_); car lorsque les prêtres disaient que le soleil était +l'_architecte_ de l'univers, Chæremon sentait que tous leurs récits sur +_Isis_ et sur _Osiris_, que toutes leurs fables sacrées se rapportaient +en partie aux planètes, aux phases de la lune; au cours du soleil, en +partie (_aux étoiles de_) l'hémisphère du jour et de la nuit, ou au +fleuve du Nil, en un mot, à des êtres physiques, naturels, et rien à des +êtres _immatériels_ et _dépourvus_ de corps... Tous ces philosophes +croient que les mouvements de notre volonté et de nos actions dépendent +de ceux des astres, qu'ils en sont dirigés; et ils se soumettent aux +lois d'une _nécessité_ (physique) qu'ils appellent _destin_ ou _fatum_, +supposant une chaîne (de causes et d'effets) qui lie, par je ne sais +quel lien, tous les hommes entre eux (depuis l'atome) jusqu'à la +puissance supérieure et à l'influence première de ces _dieux_; en sorte +que, soit dans les temples, soit dans les _simulacres_ ou _idoles_, ils +n'adorent autre chose que la _puissance de la destinée_,» (Porphyr. +_Epis. ad Ianebonem_.) + +Pag. 171, lign. 11. (_Exigea la connaissance des cieux._) Jusqu'à ce +jour on a répété, sur l'autorité indirecte de la _Genèse_, que +l'astronomie avait été inventée par les _enfants de Noé_. On a raconté +gravement que, pâtres errants dans les plaines de _Sennaar_, ils +employaient leur désÅ“uvrement à rédiger un système des cieux; comme si +des pâtres avaient _besoin_ de connaître plus que l'étoile polaire, et +comme si le _besoin_ n'était pas l'unique motif de toute invention! Si +les anciens pasteurs furent si studieux et si habiles, comment +arrive-t-il que les modernes soient si ignorants et si négligents? Or, +il est de fait que les Arabes du désert ne connaissent pas six +constellations, et qu'ils n'entendent pas un mot d'astronomie. + +Pag. 172, lign. 12. (_Des génies auteurs des biens et des maux._) Il +paraît que par le mot _genius_ les anciens ont entendu proprement une +_qualité_, une _faculté génératrice_, productrice; car tous les mots de +cette famille reviennent à ce sens: _generare_, _genos_, _genesis_, +_genus_, _gens_. + +«Les sabéens anciens et modernes, dit Maimonides, reconnaissent un dieu +principal, fabricateur du monde et possesseur du ciel; mais à cause de +son éloignement trop grand, ils le pensent inaccessible; et imitant la +conduite du peuple à l'égard des rois, ils emploient auprès de lui pour +médiateurs les _planètes_ et leurs _anges_, auxquels ils donnent le +titre de princes et de rois, et qu'ils supposent habiter dans ces corps +lumineux, comme dans des _palais_ ou _tabernacles_, etc.» (More +Nebuchim, pars III, c. 29.) + +_Ibidem_, lign. 28. (_Un sexe tiré du genre de son appellation._) Selon +qu'un objet se trouva du genre masculin ou féminin dans la langue d'un +peuple, le dieu qui porta son nom se trouva mâle ou femelle chez ce +peuple. Ainsi les Cappadociens disaient le _dieu Lunus_ et la _déesse +Soleil_; et ceci présente sans cesse les mêmes êtres sous des formes +diverses, dans la mythologie des anciens. + +Pag. 173, lig. 20. (_Ce qui contribue à la conservation de soi et de ses +semblables._) À ceci Plutarque ajoute que ces prêtres (égyptiens) ont +toujours fait le plus grand cas de la conservation de la santé..., et +qu'ils la regardent comme une condition nécessaire au service des dieux +et à la piété, etc. (Voy. _Isis_ et _Osiris_, à la fin.) + +_Ibidem_, lig. 26.(_Paraissent remonter au delà de quinze mille ans._) +L'orateur historien suit ici l'opinion du savant _Dupuis_, qui d'abord +en son mémoire sur l'_Origine des Constellations_, puis dans son grand +ouvrage sur l'_Origine de tous les Cultes_, à rassemblé une foule de +preuves que jadis la _balance_ était placée à l'équinoxe du printemps, +et le _belier_ à l'équinoxe d'automne, c'est-à -dire que la _précession_ +des équinoxes a causé un déplacement de plus de sept signes. L'action de +ce phénomène est incontestable: les calculs les plus récents l'évaluent +à 50 secondes, 12 ou 15 tierces par an; donc chaque degré de signe +zodiacal est déplacé et _mis en arrière_, en 71 ans 8 ou 9 mois; donc un +signé entier, en 2152 ou 53 ans. Or si, comme il est de fait, le point +équinoxial du printemps fut juste au 1er degré du _belier_, l'an 388 +avant J.-C.; c'est-à -dire si, à cette époque, le soleil avait parcouru +et mis en arrière tout ce signe pour entrer dans les _poissons_, qu'il a +quittés de nos jours, il s'ensuit qu'il avait quitté le _taureau_ 2153 +ans auparavant, c'est-à -dire vers l'an 2540 avant J.-C., et qu'il y +était entré vers l'an 4692 avant J.-C. Ainsi, remontant de signe en +signe, le 1er degré du _belier_ avait été le point équinoxial +d'automne environ 12,912 ans avant l'an 388, c'est-à -dire 13,300 ans +avant l'ère chrétienne: ajoutez nos dix-huit siècles, vous avez 15,100 +ans, et de plus la quantité de temps et de siècles qu'il fallut pour +amener les connaissances astronomiques à ce degré d'élévation. +Maintenant remarquez que le culte du signe _taureau_ joue un rôle +principal chez les Égyptiens, les Perses, les Japonais, etc.; ce qui +indique à cette époque une marche commune d'idées chez ces divers +peuples. Les 5 ou 6000 ans de la Genèse ne font objection que pour ceux +qui y croient par éducation: (_Voy._ à ce sujet l'analyse de la Genèse, +dans le tom. Ier des _Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne_; +voy. aussi l'_Origine des Constellations_, par Dupuis, 1781; _l'Origine +des Cultes_, en 3 vol. in-4º, 1794, et le _Zodiaque chronologique_, +in-4º, 1806.) + +Pag. 176, lig. 2. (_Les noms des objets terrestres qui leur +répondaient._) «Les anciens, dit Maimonides, portant toute «leur +attention sur l'agriculture, donnèrent aux étoiles des «noms tirés de +leurs occupations pendant l'année.» (_More Neb._..., pars V.) + +Pag. 177, lig. 19. (_Tel fut le moyen d'appellation._) Les anciens +disaient: _crabiser_, _capriser_, _tortuiser_, comme nous disons +_serpenter_, _coqueter_; tout le langage a été construit sur ce +mécanisme. + +Pag. 179, lig. 26. (_En qui la vertu des astres s'était insérée._) «Les +anciens astrologues, dit le plus savant des Juifs (Maimonides), ayant +consacré à chaque planète une couleur, un animal, un bois, un métal, un +fruit, une plante, ils formaient de toutes ces choses une _figure_ ou +représentation de l'astre, observant pour cet effet de choisir un +_instant approprié, un jour heureux_, tel que la _conjonction_ ou tout +autre aspect favorable; par leurs cérémonies (magiques), ils croyaient +pouvoir faire passer dans ces _figures_ ou _idoles_ les influences des +êtres supérieurs (leurs modèles). C'étaient ces idoles qu'adoraient les +_Kaldéens-sabéens_: dans le culte qu'on leur rendait, il fallait être +vêtu de la couleur propre.... Ainsi, par leurs pratiques, les +astrologues introduisirent l'idolâtrie, _ayant pour objet de se faire +regarder comme les dispensateurs des faveurs des cieux_; et parce que +les peuples anciens étaient entièrement adonnés à l'agriculture, ils +leur persuadaient qu'ils avaient le pouvoir de disposer des _pluies_ et +des autres biens des saisons; ainsi, toute l'agriculture s'exerçait par +des règles d'astrologie, et les prêtres faisaient des talismans pour +chasser les sauterelles, les mouches, etc.» Voy. _Maimonides_, _More +Nebuchim_, pars 111, c. 9. + +«Les prêtres égyptiens, indiens, perses, etc., prétendent lier les dieux +à leurs idoles, les faire descendre du ciel à leur gré; ils menacent le +soleil et la lune de révéler les secrets des mystères, d'ébranler les +_cieux_, etc.» _Eusèbe, Præparat. evang._, pag. 198; et Iamblique, _de +Mysteriis Ægyptiorum_. + +Pag. 180, lign. 12. (_Fut censé en remplir les rôles astronomiques._) Ce +sont les propres paroles de Iamblique, _de Symbolis Ægyptiorum_, c. 2, +sect. 7. Il était le grand _Protée, le métamorphiste universel_. + +Pag. 181, lig. 22. (_Votre tonsure est le disque du soleil._) «Les +Arabes, dit Hérodote, lib. III, _se rasent la tête en rond et autour des +tempes_, ainsi que se la rasait, disaient-ils, Bacchus (qui est le +soleil).» Jérémie, c. 25, V. 23, parle de cette coutume. La touffe que +conservent les musulmans est encore prise du soleil, qui, chez les +Égyptiens, était peint, au solstice d'hiver, n'ayant plus _qu'un cheveu +sur la tête_. (_Votre étole est son zodiaque_). Les étoles de la déesse +de Syrie et de la Diane d'Éphèse, d'où dérive celle des prêtres, portent +les douze animaux du zodiaque. Les _chapelets_ se retrouvent dans toutes +les idoles indiennes, composées il y a plus de 4500 ans, et leur usage +est universel et immémorial en Asie. La _crosse_ est précisément le +bâton de _Bootes_ ou _Osiris_. (_Voy._ la planche III.) Tous les lamas +portent la mitre, ou bonnet _conique_, qui était l'emblème du soleil. + +Pag. 182, lig. 21. (_On en fit la vie historique d'Hercule._) _Voy._ +l'ouvrage de Dupuis, _Origine des Constellat_, et _Origine de tous les +Cultes_. + +Pag. 183, lig. 19. (La réunion de ces figures avait des sens convenus.) +Le lecteur verra sans doute avec plaisir plusieurs exemples des +hiéroglyphes des anciens. + +«Les Égyptiens, dit Hor-Apollo, désignent l'éternité par les figures du +soleil et de la lune. Ils figurent le monde par un serpent bleu à +_écailles jaunes_ (_les étoiles_; c'est le dragon chinois). S'ils +veulent exprimer l'année, ils représentent _Isis_, qui dans leur langue +se nomme aussi _Sothis_, ou la _canicule_, première des constellations, +par le lever de qui l'année commençait. Son inscription à Saïs était: +_C'est moi qui me lève dans la constellation du chien_. + +«Ils figurent aussi l'année par un _palmier_, et le mois par un +_rameau_, parce que, chaque mois, le palmier pousse une branche. + +«Ils la figurent encore par le quart d'un arpent. (L'arpent entier, +divisé en _quatre_, désignait la période bissextile de quatre ans: +l'abréviation de cette figure du champ quadripartite est visiblement la +lettre _ha_ ou _hêth_, septième de l'alphabet samaritain; les lettres +alphabétiques pourraient bien n'être que des abréviations d'hiéroglyphes +astronomiques, et par cette raison on aurait écrit de droite à gauche, +dans le sens de la marche des étoiles.) Ils désignent un _prophète_ par +l'image d'un _chien_, attendu que l'astre-chien (_Anoubis_) annonce par +son lever l'inondation. + +«Ils peignent l'inondation par un lion, parce qu'elle arrive sous ce +signe; et de là , dit Plutarque, l'usage des figures de lion vomissant de +l'eau à la porte des temples. + +«Ils expriment Dieu et la destinée par une étoile. Ils représentent +aussi Dieu, dit Porphyre, par une pierre _noire_, parce que sa nature +est _ténébreuse_, _obscure_. Toutes les choses blanches expriment les +dieux _célestes_, _lumineux_; toutes les _circulaires_ expriment le +monde, la _lune_, le _soleil_, les _orbites_; tous les _arcs_ et +_croissans_, la lune.... Ils figurent le _feu_ et les dieux de l'Olympe +par des _pyramides_ et des _obélisques_ (le nom du soleil, _Baal_, se +trouve dans ce dernier mot); le soleil par un _cône_ (la mitre +d'Osiris); la terre par un cylindre (qui roule); la puissance +génératrice (de l'air) par le _phallus_, et celle de la terre par un +triangle, emblème de l'organe femelle. (_Euseb., Præpar. evang._, p. +98.) + +«Le limon, dit Iamblique, _de Symbolis_, sect. 7, c. 2, désigne la +_matière_, la puissance _générative_ et _nutritive_; tout ce qui reçoit +la _chaleur_, la _fermentation_ de la vie. + +«Un homme assis sur le _lotos_ ou _nénuphar_ désigne l'_esprit moteur_ +(le soleil), qui, de même que cette plante vit dans l'eau sans toucher +au limon, existe pareillement séparé de la matière, nageant dans +l'espace, _se reposant sur lui-même_; _rond_ dans toutes ses parties, +comme le fruit, les feuilles et les fleurs du _lotos_. (Brahma a des +yeux de lotos, dit le _Chaster Néardisen_, pour désigner son +intelligence, son _Å“il_, qui surnage à tout, comme la fleur du _lotos_ +sur l'eau.) Un homme au timon d'un vaisseau, continue Iamblique, désigne +le _soleil_ qui _gouverne_ tout. Et Porphyre nous dit que c'est encore +lui que représente un homme dans un vaisseau sur un crocodile (amphibie, +emblème de l'air et de l'eau.) + +«À Éléphantine on adorait une figure d'homme _assis, de couleur bleue_, +ayant une tête de _belier_, et des cornes de bouc qui embrassaient le +disque; le tout pour figurer la conjonction du soleil dans le belier +avec la lune. La couleur bleue désigne la puissance attribuée à la lune +dans cette conjonction, d'élever les eaux en _nuages_ (apud Euseb., +_Præpar. evang._, pag. 116). + +«L'épervier est l'emblème du _soleil_ et de la _lumière_, à raison de +son vol rapide et élevé au plus haut de l'air, où _abonde la lumière_. + +«Le poisson est l'emblème de l'aversion, et l'hippopotame de la +violence, parce que, dit-on, il tue son père et viole sa mère. De là , +dit Plutarque, l'inscription hiéroglyphique du temple de Saïs, où l'on +voit peints sur le vestibule, 1º un enfant, 2º un vieillard, 3º un +épervier, 4º un poisson, et 5º un hippopotame; ce qui signifie: 1º +arrivants (à la vie), et 2º partants, 3º dieu, 4º hait, 5º l'injustice. +(Voyez _Isis_ et _Osiris_.) + +«Les Égyptiens, ajoute-t-il, peignent le _monde_ par un scarabée, parce +que cet insecte pousse à contre-sens de sa marche une boule qui contient +ses _Å“ufs_, comme le ciel des fixes pousse le _soleil_ (jaune de l'Å“uf) +à contre-sens de sa rotation. + +«Ils peignent le monde par le nombre _cinq_, qui est celui des éléments, +savoir, dit Diodore, la terre, l'eau, l'air, le feu et l'éther ou +_spiritus_ (ils sont les mêmes chez les Indiens); et, selon les +mystiques, dans Macrobe, ce sont le Dieu suprême ou premier mobile, +l'intelligence ou _mens_ née de lui, l'ame du monde qui en procède, les +sphères célestes et les choses terrestres. De là , ajoute Plutarque, +l'analogie de _penté_, _cinq_ (en grec), à _Pan_, le _tout_. + +«L'âne, dit-il encore, désigne _Typhon_, parce qu'il est de couleur +_rousse_, comme lui: or, Typhon est tout ce qui est _bourbeux_, +limoneux» (et j'observerai qu'en hébreu, _limon_, couleur _rousse_, et +_âne_, sont des mots formés de la même racine _hamr_). De plus, +Iamblique nous a dit que le _limon_ désignait la _matière_, et il ajoute +ailleurs que tout _mal_, toute _corruption_ viennent de la matière; ce +qui, comparé au mot de Macrobe, _tout est périssable_, sujet au +changement dans la sphère céleste, nous donne la théorie du système +d'abord physique, puis moralisé, dû _bien_ et du _mal_ des anciens. +(_Voy._ encore le Mémoire _sur le zodiaque de Dendera_, que le savant +Dupuis a inséré dans le journal intitulé: _Revue philosophique_, année +1801.) + +Pag. 187, lig. 1. (_Une cause insensée de superstition._) C'est le +propre texte de Plutarque, qui raconte que ces divers cultes furent +donnés par un roi d'Égypte, aux différentes villes, pour les désunir et +les asservir (et ces rois étaient pris dans la caste des prêtres). V. +_Isis_ et _Osiris_. + +Pag. 189, lig. 15. (_Dans la projection de la sphère que traçaient les +prêtres astronomes._) Les anciens prêtres eurent trois espèces de +projection, qu'il est utile de faire connaître au lecteur. + +«Nous lisons dans _Eubulus_, dit Porphyre, que _Zoroastre_ fut le +premier qui, ayant choisi dans les montagnes voisines de la Perse une +caverne agréablement située, la consacra à _Mithra_ (le soleil), +_créateur_ et _père_ de toutes choses, c'est-à -dire qu'ayant partagé cet +antre en divisions géométriques qui représentaient les _climats_ et les +_éléments_, il imita en petit l'ordre et la disposition de l'univers par +_Mithra_. Après Zoroastre, ce devint un usage de consacrer les antres à +la célébration des _mystères_; en sorte que, de même que les temples +sont affectés aux dieux célestes, les autels champêtres aux héros et aux +dieux terrestres, les souterrains aux dieux _infernaux_ (inférieurs); de +même les _antres_ et les grottes furent spécialement attribués au +_monde_, à l'_univers_ et aux nymphes: de là est venue à Pythagore et à +Platon l'idée d'appeler le _monde_ une _caverne_, un _antre_. +(_Porphyre_, _De antro Nympharum_.) + +Voici donc une première projection en relief; et quoique les _Perses_ +aient fait honneur de son invention à Zoroastre, on peut assurer qu'elle +eut lieu chez les Égyptiens, et que même étant la plus simple, elle dut +y être la plus ancienne; les cavernes de Thèbes, remplies de peintures, +autorisent ce sentiment. + +En voici une seconde. «Les _prophètes_ ou _hiérophantes_ des Égyptiens, +dit l'évêque Synnesius, qui avait été _initié_ aux mystères, ne +permettent pas aux ouvriers ordinaires de faire les idoles ou images des +dieux; mais ils descendent eux-mêmes dans les _antres_ sacrés, où ils +ont des coffres cachés, qui renferment certaines _sphères_ sur +lesquelles ils composent ces images en secret et à l'insu du _peuple_, +qui méprise les choses simples et naturelles, et qui veut des _prodiges_ +et des _fables_.» (_Syn., in Calvit._) C'est-à -dire que les prêtres +avaient des sphères armillaires comme les nôtres; et ce passage, si +concordant avec celui de Chérémon, nous donne la clé de toute leur +_théologie astrologique_. + +Enfin, ils avaient des _plans plats_, dans le genre de la planche III; +avec cette différence, que leurs plans, très-compliqués, portaient +toutes leurs divisions fictives de _décans_ et _sous-décans_, avec les +indications (hiéroglyphiques) de leurs influences. Kirker en a donné une +copie dans son Å’dipe égyptien, et Gébelin un fragment figuré dans son +volume du calendrier (sous le nom de _Zodiaque_ égyptien). Les anciens +Égyptiens, dit l'astrologue _Julius Firmicus_ (_Astron_., lib. II, c. 4, +et lib. IV, c. 16), divisent chaque signe du zodiaque en trois sections; +et chaque section fut sous la direction d'un être fictif, qu'ils +appelèrent _décan_ ou _chef de dixaine_; en sorte qu'il y eut trois +_décans_ par mois et trente-six par an. Or, ces _décans_, qui furent +aussi appelés _dieux_ (Théoi), règlent les destinées des hommes..., et +ils étaient spécialement placés dans certaines étoiles.... Dans la suite +on imagina en chaque dixaine trois autres _dieux_, que l'on appela les +_dispensateurs_; de sorte qu'il y en eut neuf par mois, qui furent +encore divisés en un nombre infini de _puissances_. (Les Perses et les +Indiens firent leurs sphères sur des plans semblables; et si l'on +dressait un tableau de la description qu'en donne Scaliger à la fin de +Manilius, l'on y verrait précisément la définition de leurs +hiéroglyphes, car chaque article en est un.) + +_Ibidem_, lig. 18. (_L'hémisphère d'hiver lui était antipode._) Voilà +précisément pourquoi le nom d'Ahrimanes était toujours écrit par les +Perses renversé ainsi: _Ahrimân [note du transcripteur: mot en sens dessus dessous +en arrière.]_. + +Pag. 190, lig. 12. (_Typhon, c'est-à -dire le déluge, à raison des +pluies._) Typhon, prononcé _touphon_ par les Grecs, est précisément le +_touphan_ arabe, qui veut dire _déluge_; et tous ces déluges des +_mythologies_ ne sont, tantôt que l'_hiver_ et les pluies, et tantôt le +débordement du Nil; de même que les prétendus _incendies_ qui doivent +terminer le _monde_, ne sont que la _saison_ d'été. Voilà pourquoi +Aristote, _De meteoris_, lib. 1, c. 14, dit que l'hiver de la grande +année cyclique est un _déluge_, et son été un _incendie_. «Les +Égyptiens, dit Porphyre, emploient chaque année un talisman en _mémoire_ +du monde; au solstice d'été, ils marquent de _rouge_ les _maisons_, les +_troupeaux_, les _arbres_, disant que ce jour-là tout le monde a été +_incendié_. C'était aussi alors que se célébrait la danse _pyrrhique_ ou +de l'_incendie_.» (Et ceci explique l'origine des purifications par le +feu et par l'eau, car ayant appelé le tropique du cancer _portes des +cieux_ et de la _chaleur_ ou _feu_ céleste, et celui du capricorne +_porte du déluge_ ou de _l'eau_, il fut censé que les esprits ou ames +qui passaient par ces portes pour aller et venir aux cieux, étaient +_rôtis_ ou _baignés_: de là le _baptême_ de Mithra, et le passage à +travers les flammes, pratiqués dans tout l'Orient long-temps avant +Moïse.) + +_Ibidem_, lig. 14. (_Dans la Perse_, _en un temps postérieur._) Dans un +temps postérieur, c'est-à -dire lorsque le belier devint le signe +équinoxial, ou plutôt lorsque le dérangement du ciel eut fait apercevoir +que ce n'était plus le taureau. + +Pag. 191, lig. 11. (_Tous les actes religieux du genre gai._) Toutes les +fêtes anciennes, relatives au retour ou à l'exaltation du soleil, +portaient ce caractère: de là les _hilaria_ du calendrier romain au +_passage_ (pascha) de l'équinoxe vernal. Les danses étaient des +imitations de la marche des planètes. Celle des derviches la figure +encore aujourd'hui. + +_Ibid._, lig. 17. (_Tous les actes religieux du genre triste._) On +n'offre, dit Porphyre, de sacrifices sanglants qu'aux démons et aux +génies malfaisants, pour détourner leur colère.... Les démons aiment le +sang, l'_humidité_, la puanteur. _Apud Euseb._, _Præp. evang._, p. 173. + +«Les Égyptiens, dit Plutarque, n'offrent de victimes sanglantes qu'à +Typhon. On lui immole un bÅ“uf roux; et l'animal de sacrifice est un +animal exécré, chargé de tous _les péchés du peuple_ (le bouc de +Moïse).» Voyez _De Iside et Osiride_. + +(_Ce partage des animaux en sacrés et abominables._) Strabon dit, à +l'occasion de Moïse et des Juifs: «De la superstition sont nées les +prohibitions de certaines viandes et les circoncisions.»--Et j'observe, +à l'égard de cette dernière pratique, que son but était d'enlever au +symbole d'Osiris (phallus) l'_obstacle_ prétendu de la fécondation: +obstacle qui portait le sceau de Typhon, «dont la nature, dit Plutarque, +est tout ce qui _empêche, s'oppose, fait obstruction_.» + +Pag. 197, lig. 6. (_Les heureux n'y donneront point d'ombre._) Il est à +ce sujet un passage de Plutarque si intéressant et si explicatif de tout +ce système, que le lecteur nous saura gré de le lui citer en entier; +après avoir dit que la théorie du _bien_ et du _mal_ avait de tout temps +exercé les physiciens et les théologiens: «Plusieurs, ajoute-t-il, +croient qu'il y a deux dieux dont le penchant opposé se plaît, l'un au +_bien_, et l'autre au _mal_; ils appellent spécialement _dieu_ le +premier, et _génie_ ou _dæmon_ le second. Zoroastre les a nommés +_Oromaze_ et _Ahrimanes_, et il a dit que de tout ce qui tombe sous nos +sens, la lumière est l'être qui représente le mieux l'un; les ténèbres +et l'ignorance, l'autre. Il ajoute que _Mithra_ leur est +_intermédiaire_; et voilà pourquoi les Perses appellent _Mithra_ le +_médiateur_ ou l'_intermédiaire_. Chacun de ces dieux a des plantes et +des animaux qui lui sont particulièrement consacrés: par exemple, les +chiens, les oiseaux, les hérissons, sont affectés au bon génie; tous les +animaux _aquatiques_ au mauvais. + +Les Perses disent encore qu'Oromaze naquit ou fut formé de la lumière la +plus pure; Ahrimanes, au contraire, des ténèbres les plus épaisses; +qu'Oromaze fit _six_ dieux aussi bons que lui, et qu'Ahrimanes leur en +opposa six méchants; qu'ensuite _Oromaze se tripla_ (Hermès +trismégiste), et s'éloigna du soleil autant que le soleil est éloigné de +la terre, et qu'il fit les étoiles, et entre autres _Sirius_, qu'il +plaça dans les cieux comme un _gardien_ et une _sentinelle_. Or, il fit +encore vingt-quatre autres dieux, qu'il plaça dans un _Å“uf_; mais +Ahrimanes en créa vingt-quatre autres qui percèrent l'_Å“uf_, et alors +les biens et les maux furent mêlés (dans l'univers). Mais enfin +Ahrimanes doit être un jour vaincu, et la terre deviendra _égale_ et +_aplanie_, afin que tous les hommes vivent heureux. + +Théopompe ajoute, d'après les livres des mages, que tour à tour l'un de +ces dieux domine tous les trois mille ans, pendant que l'autre a du +_dessous_; qu'ensuite ils combattent à armes égales pendant trois autres +mille ans; mais enfin que le mauvais génie doit succomber (sans retour). +_Alors les hommes deviendront heureux, et ne donneront point d'ombre._ +Or, le dieu qui médite ces choses, se repose en attendant qu'il lui +plaise de les exécuter.» (_De Iside et Osiride._) + +L'allégorie se montre à découvert dans tout ce passage. L'Å“uf est la +sphère des fixes, le _monde_; les six dieux d'Oromaze sont les six +signes d'été; les six signes d'Ahrimanes, les six signes d'hiver. Les +quarante-huit dieux créés ensuite sont les quarante-huit constellations +de la sphère ancienne, partagée également entre Ahrimanes et Oromaze. Le +rôle de _Sirius_, _gardien_, _sentinelle_, décèle l'origine égyptienne +de ces idées; enfin cette expression, que la terre deviendra _égale_ et +_aplanie_, et que les _hommes heureux ne donneront point d'ombre_, nous +montre que le _paradis véritable_ était l'_équateur_. + +_Ibidem_, lig. 15. (_Les cérémonies de l'antre de Mithra._) Dans les +antres factices que les prêtres pratiquèrent partout, on célébrait des +mystères qui consistaient, dit Origène contre Celse, _à imiter les +mouvemens des astres_, des _planètes_ et de tous les cieux. Les initiés +portaient des noms de constellations, et prenaient des figures +d'animaux. L'un était déguisé en lion, l'autre en corbeau, celui-ci en +belier. De là les masques de la première comédie. Voy. _Antiq. +dévoilée_, tom. II pag. 244. Dans les mystères de Cérès, le chef de la +_procession_ s'appelait le _créateur_; le porteur de flambeau, le +_soleil_; celui qui était près de l'autel, la _lune_; le héraut ou +diacre, _Mercure_. En Égypte, il y avait une fête où des hommes et des +femmes représentaient l'_année_, le _siècle_, les _saisons_, les parties +du jour, et ils suivaient Bacchus. (Athénée, lib. V, c. 7.) Dans l'antre +de _Mithra_ il y avait une échelle à sept échelons ou degrés, figurant +les sept sphères des planètes, par ou montaient et descendaient les +_ames_; c'est précisément l'échelle de la vision de Jacob; ce qui +indique, à cette époque, tout le système formé. Il y a à la Bibliothèque +royale un superbe volume de peinture des dieux de l'Inde, où l'échelle +se trouve representée avec les ames qui y montent, _planche dernière_. + +_Voy._ l'astronomie ancienne par Bailly, où nos assertions sur les +connaissances des prêtres sont amplement prouvées. + +Pag. 200, lig. 1. (_Dont toutes les parties avaient une liaison +intime._) Ce sont les propres paroles de Iamblique. _De myst. Ægypt._ + +_Ibidem_, lig. 4. (_Un fluide iégn, électrique._) Plus je considère ce +que les anciens ont entendu par _æther_ et _esprit_, et ce que les +Indiens nomment l'_akache_, plus j'y trouve d'analogie avec le fluide +électrique. Un fluide lumineux remplissant l'univers, composant la +matière des astres, principe de mouvement et de chaleur, ayant des +molécules rondes, lesquelles s'insinuant dans un corps, le remplissent +en s'y dilatant, quelle que soit son étendue: quoi de plus ressemblant à +l'électricité? + +_Ibidem_, lig. 7. (_Le cÅ“ur ou le foyer._) Les physiciens, dit Macrobe, +appelèrent le soleil cÅ“ur du monde, c. 20, _Som._ _Scip._ Les +Égyptiens, dit Plutarque, appellent l'orient le _visage_, le nord le +_côté droit_, le midi le _côté gauche_ du monde (parce que le cÅ“ur y est +placé). Sans cesse ils comparaient l'univers à un _homme_, et de là le +_Microcosme_ si célèbre des _alchimistes_. Observons, en passant, que +les alchimistes, les cabalistes, les francs-maçons, les magnétiseurs, +les martinistes, et tous les visionnaires de ce genre, ne sont que des +disciples égarés de cette école antique. Consultez, encore le +pythagoricien _Ocellus Lucanus_, et l'Å’dipus Ægypliacus de Kirker, t. +II, page 205. + +_Ibidem_, lig. 28. (_Dans l'éther, au milieu de la voûte des cieux._) +Cette comparaison à un jaune d'Å“uf porte, 1º sur l'analogie de la figure +_ronde_ et _jaune_; 2º sur la situation au _milieu_; 3º sur le _germe_ +ou principe de vie placé dans le jaune. La figure ovale serait-elle +relative à l'_ellipse des orbites_? Je suis porté à le croire. Le mot +_orphique_ offre d'ailleurs une remarque nouvelle. Macrobe dit (_Som. +Scipion._, c. 14 et c. 20) que le soleil est la _cervelle_ de l'univers, +et que c'est par analogie que dans l'homme le crâne est _rond_, comme +l'astre siége de l'intelligence: or, le mot _ærph_ (par aïn) signifie en +hébreu le cerveau et son _siège_ (cervix); alors _Orphée_ est le même +que _Bedou_ ou _Baits_; et les _bonzes_ sont ces mêmes _orphiques_ que +Plutarque nous peint comme des charlatans qui ne mangeaient point de +viande, vendaient des talismans, des pierres, etc., et trompaient les +particuliers et même les gouvernements. Voy. _un savant Mémoire de +Fréret, sur les Orphiques. Acad des Inscrip._ tom. XXIII, in-4º. + +Pag. 201, lig. 10. (_Sur là tête une sphère d'or._) _Voy._ Porphyre, +dans Eusèbe, _Præpar. evangel._, lib. III, pag., 115. + +Pag. 203, lig. 13. (_De la tout le système de l'immortalité de l'ame._) +Dans le système des premiers spiritualistes, l'ame n'était point créée +avec le corps, ou en même temps que lui, pour y être insérée; elle +existait antérieurement et de toute éternité. Voici, en peu de mots, la +doctrine qu'expose Macrobe à cet égard. _Som. Scip. passim_. + +«Il existe un fluide _lumineux, igné, et très subtil_, qui, sous le nom +d'_æther_ et de _spiritus_, remplit l'univers; il compose la substance +du soleil et des astres; il est le principe et l'_agent essentiel_ de +tout mouvement, de toute vie; il est la Divinité. Quand un corps doit +être animé sur la terre, une molécule _ronde_ de ce fluide gravite par +la voie lactée vers la sphère lunaire; et parvenue là , elle se combine +avec un air plus grossier, et devient propre à s'associer à la matière: +alors elle entre dans le corps qui se forme, le remplit tout entier, +l'anime, croît, souffre, grandit et diminue avec lui: lorsque ensuite il +périt et que ses éléments grossiers se dissolvent, cette molécule +_incorruptible_ s'en sépare, et elle se réunirait de suite au grand +océan de l'éther, si sa combinaison avec _l'air_ lunaire ne la retenait: +c'est cet air (ou _gaz_) qui, conservant les formes du corps, reste dans +l'état d'ombre ou de fantôme, image parfaite du défunt. Les Grecs +appelaient cette ombre l'_image_ ou l'_idole_ de l'ame; les +pythagoriciens la nommaient son _char_, son _enveloppe_; et l'école +rabbinique son vaisseau, sa nacelle. Lorsque l'homme avait bien vécu, +cette ame entière, c'est-à -dire, son _char_ et son _éther_, remontaient +à la lune, où il s'en faisait une séparation; le _char_ vivait dans +l'élysée _lunaire_, et l'_éther_ retournait aux _fixes_, c'est-à -dire à +_Dieu_; car, dit Macrobe, plusieurs appellent _Dieu_ le ciel des fixes +(c. 14). + +«Si l'homme n'avait pas bien vécu, l'ame restait sur terre pour se +purifier, et elle errait çà et là à la manière des ombres d'Homère, qui +connut toute cette doctrine, en Asie, trois siècles avant que Phérécyde +et Pythagore l'eussent rajeunie en Grèce. Hérodote dit, à cette +occasion, que tout le _roman de l'ame et de ses transmigrations a été +inventé par les Égyptiens_, et répandu en Grèce par des hommes qui s'en +sont prétendus les auteurs. Je sais leurs noms, dit-il, mais je veux les +taire (lib. II). Cicéron y supplée, en nous apprenant positivement que +ce fut Phérécyde, maître de Pythagore (_Tuscul._, lib. I, § 16). Dans la +Syrie et dans la Judée, nous trouvons une preuve palpable de son +existence, cinq siècles avant Pythagore, en cette phrase de Salomon, où +il dit: «Qui sait si l'esprit de l'homme monte dans les régions +supérieures? Pour moi, méditant sur la condition des hommes, j'ai vu +qu'elle était la même que celle des animaux. Leur fin est la même; +l'homme périt comme l'animal; ce qui reste de l'un n'est pas plus que ce +qui reste de l'autre; tout est néant.» _Eccles._, c. III, V. II. + +Et telle avait été l'opinion de Moïse, comme l'a bien observé le +traducteur d'Hérodote (Larcher, dans sa première édition, note 389 du +liv. II), où il dit aussi que _l'immortalité_ ne s'introduisit chez les +Hébreux que par la communication des Assyriens. Du reste, tout le +système pythagoricien, bien analysé, n'est qu'un pur système de physique +mal entendu. + +Pag. 206, lig. 27. (_Ses noms mêmes, tous dérivés._) En dernière +analyse, tous les noms de la Divinité reviennent à celui d'un _objet +matériel_ quelconque, qui en fut censé le siège. Nous en avons vu une +foule d'exemples: donnons-en un encore dans notre propre mot _dieu_. Ce +terme, comme on le sait, est le _deus_ des Latins, qui lui-même est le +_theos_ des Grecs. Or, de l'aveu de Platon (_in Cratylo_), de Macrobe +(_Saturn._ lib. I, c. 24), et de Plutarque (_Isis et Osiris_), sa racine +est _théin_, qui signifie _errer_, comme _planéin_; c'est-à -dire qu'il +est synonyme à _planètes_, parce que, ajoutent ces auteurs, _les anciens +Grecs, ainsi que les barbares, adoraient spécialement les planètes_. Je +sais que l'on a beaucoup décrié cette recherche des étymologies; mais +si, comme il est vrai, les _mots_ sont les _signes_ représentatifs des +_idées_, la généalogie des uns devient celle des autres, et un bon +dictionnaire étymologique serait la plus parfaite _histoire_ de +l'entendement humain. Seulement il faut porter dans cette recherche des +précautions que l'on n'a pas prises jusqu'à ce jour, et entre autres il +faut avoir fait une comparaison exacte de la valeur des lettres des +divers alphabets. Mais, pour continuer notre sujet, nous ajouterons que +dans le phénicien, le mot _thà h_ (par aïn) signifié aussi _errer_, et +qu'il paraît être la source de _théin_: si l'on veut que _déus_ dérive +du grec _Zeus_, nom propre de _Youpiter_, ayant pour racine _zaw, je +vis_, il reviendra précisément au sens de _you_, qui signifiera l'ame du +monde, le _feu principe_. _Div-us_, qui ne signifie que _génie_, _dieu_ +du second ordre, me paraît venir de l'oriental _div_ pour _dib_, _loup_ +et _chacal_, l'un des emblèmes du _soleil_. À Thèbes, dit Macrobe, _le +soleil était peint sous la forme d'un loup_ ou _chacal_ (car il n'y a +pas de _loups_ en Égypte). La raison de cet emblème est sans doute que +le _chacal_ annonce par ses cris le lever du soleil, ainsi que le coq; +et cette raison se confirme par l'analogie du mot _lykos_, _loup_, et +_lyké_, _lumière du matin_, d'où est venu _lux_. + +_Dius_, qui s'entend aussi du soleil, doit venir de _dîh_, _épervier_. +«Les Égyptiens, dit Porphyre (_Euseb., Præp. evang., p._ 92), peignent +le soleil sous l'emblème d'un _épervier_, parce que cet oiseau vole au +plus haut des airs, où abonde la lumière.» Et, en effet, on voit sans +cesse au Kaire des milliers de ces oiseaux planer dans l'air, d'où ils +ne descendent que pour importuner par leur cri qui imite la syllabe +_dîh_; et ici comme dans l'exemple précédent, se retrouve l'analogie des +mots _dies_, _jour_, _lumière_, et _dius_, _dieu_, _soleil_. + +Pag. 207, lig. 16. (_Hâtèrent par leurs disputes le progrès des sciences +et des découvertes._) L'une des preuves les plus plausibles que ces +systèmes furent inventés en Égypte, réside surtout en ce que ce pays est +le seul où l'on voie un corps complet de doctrine formé dès la plus +haute antiquité. + +Clément d'Alexandrie nous a transmis (_Stromat_. lib. VI) un détail +curieux de 42 volumes que l'on portait dans la procession d'Isis. «Le +chef, dit-il, ou chantre, porte un des instruments, symboles de la +musique, et deux livres de Mercure, contenant, l'un des hymnes aux +dieux, l'autre la liste des rois. Après lui l'_horoscope_ (l'observateur +du temps) porte une palme et une horloge, symboles de l'astrologie; il +doit savoir par cÅ“ur les quatre livres de Mercure qui traitent de +l'astrologie, le premier sur l'ordre des planètes, le second sur les +levers du soleil et de la lune, et les deux autres sur les levers et +aspects des astres. L'_écrivain sacré_ vient ensuite, ayant des plumes +sur la tête (comme _Kneph_), et en main un livre, de l'encre et un +_roseau_ pour écrire (ainsi que le pratiquent encore les Arabes); il +doit connaître les _hiéroglyphes_, la description de l'univers, le cours +du soleil, de la lune, des planètes; la division de l'Égypte (en 36 +nomes), le cours du Nil, les instruments, les ornements sacrés, les +lieux saints, les mesures, etc. Puis vient le _porte-étole_, qui porte +la coudée de _justice_, ou mesure du Nil, et un _calice_ pour les +libations: dix volumes concernent les sacrifices, les hymnes, les +prières, les offrandes, les cérémonies, les fêtes. Enfin arrive le +_prophète_, qui porte dans son sein et à découvert une _cruche_: il est +suivi par ceux qui portent les _pains_ (comme aux noces de Cana). Ce +prophète, en qualité de président des mystères, apprend dix (autres) +volumes sacrés qui traitent des lois, des dieux et de toute la +discipline des prêtres, etc. Or, il y a en tout quarante-deux volumes, +dont trente-six sont appris par ces personnages; les six autres sont du +ressort des _pastophores_: ils traitent de la médecine, de la +construction du corps humain (l'anatomie), des maladies, des +médicaments, des instruments, etc.» + +Nous laissons au lecteur à déduire toutes les conséquences d'une +pareille encyclopédie. On l'attribuait à Mercure; mais Iamblique nous +avertit que tout livre composé par les prêtres était dédié à ce _dieu_, +qui, à titre de génie ou décan _ouvreur_ du zodiaque, présidait à +l'ouverture de toute entreprise: c'est le _Janus_ des Romains, le +_Guianesa_ des Indiens, et il est remarquable que _Ianus_ et _Guianes_ +sont homonymes. Du reste, il paraît que ces livres sont la source de +tout ce que nous ont transmis les Latins et les Grecs dans toutes les +sciences, même en _alchimie_, en nécromancie, etc. Ce que l'on doit le +plus regretter est la partie de l'hygiène et de la diététique, dans +lesquelles il paraît que les Égyptiens avaient réellement fait de grands +progrès et d'utiles observations. + +Pag. 208, lig. 18. (_Son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien._) «À +une certaine époque, dit Plutarque (_De Iside_), tous les Égyptiens font +peindre leurs dieux-animaux. Les Thébains sont les seuls qui ne paient +pas de peintres, parce qu'ils adorent un dieu dont les formes ne tombent +pas sous les sens et ne se figurent point.» Et voilà le dieu que Moïse, +élevé à Héliopolis, adopta par préférence, mais qu'il n'inventa point. + +_Ibid._, lig. 20. (_Et Yahouh, décelé par son propre nom_.) Telle est la +vraie prononciation du _Jehovah_ de nos modernes, qui choquent en cela +toutes les règles de la critique, puisqu'il est constant que les +anciens, surtout les orientaux Syriens et Phéniciens, ne connurent +jamais ni le _Jé_ ni le _v_, venus des Tartares. L'usage subsistant des +Arabes, que nous rétablissons ici, est confirmé par Diodore, qui nomme +_Iaw_ le _dieu_ de Moïse (lib. I); et l'on voit que _Iaw_ et _Iahouh_ +sont le même mot: l'identité se continue dans celui de _Ioupiter_; mais +afin de la rendre plus complète, nous allons la démontrer par le sens +même. + +En hébreu, c'est-à -dire dans l'un des dialectes de la langue commune à +la basse Asie, le mot _Yahouh_ équivaut à notre périphrase _celui qui +est lui, l'être existant_, c'est-à -dire _le principe de la vie_, le +_moteur_ ou même le _mouvement_ (l'ame universelle des êtres). Or, +qu'est-ce que Jupiter? Écoutons les Latins et les Grecs expliquant leur +théologie: «Les Égyptiens,» dit Diodore d'après Manethon, prêtre de +Memphis, «les Égyptiens, donnant des noms aux _cinq éléments_, ont +appelé l'_esprit_ (ou éther) _Youpiter_, à raison du _sens propre de ce +mot_; car l'_esprit_ est la _source de la vie_, l'auteur du _principe +vital_ dans les animaux; et c'est par cette raison qu'ils le regardèrent +comme le _père_, le _générateur des êtres_. Voilà pourquoi Homère dit +_père_ et _roi_ des hommes et des dieux.» (_Diod._, lib. I, sect. I.) + +Chez les théologiens, dit Macrobe, Youpiter est l'ame du monde; de là le +mot de Virgile: _Muses_, commençons par _Youpiter_: tout est plein de +_Youpiter_ (_Songe de Scipion_, c. 17); et dans les _Saturnales_, il +dit: _Jupiter est le soleil lui-même_; c'est encore ce qui a fait dire à +Virgile: «L'esprit alimente la vie (des êtres), et l'_ame_ répandue dans +les vastes membres (de l'univers) en agite la masse, et ne forme qu'un +corps immense.» + +«Youpiter,» disent les vers très-anciens de la secte des orphiques nés +en Égypte, vers recueillis par Onomacrite, au temps de Pisistrate; +«Youpiter, que l'on peint la foudre à la main, est le commencement, +l'origine, la fin et le milieu de toutes choses: puissance une et +universelle, il régit tout, le ciel, la terre, le feu, l'eau, les +éléments, le jour, la nuit. Voilà ce qui compose son corps immense; ses +yeux sont le soleil et la lune; il l'éternité, l'espace. Enfin, ajoute +Porphyre, Jupiter est le _monde_, l'_univers_, ce qui constitue +l'existence et la vie de tous les êtres. Or, continue le même auteur, +comme les philosophes dissertaient sur la nature et les parties +constituantes de ce _dieu_, et qu'ils n'imaginaient aucune figure qui +représentât tous ses attributs, ils le peignirent sous l'apparence d'un +homme.... Il est _assis_, pour faire allusion à son essence immuable; il +est découvert dans la partie supérieure du corps, parce que c'est dans +les parties supérieures de l'univers (les astres) qu'il s'offre le plus +à découvert. Il est couvert depuis la ceinture, parce qu'il est le plus +voilé dans les choses terrestres. Il tient un sceptre de la main gauche, +parce que le cÅ“ur est de ce côté, et que le cÅ“ur est le siége de +l'entendement, qui (dans les hommes) règle toutes les actions.» (Voy. +_Euseb._, _Præpar. evang._, page 100.) + +Enfin, voici un passage du géographe philosophe Strabon, qui lève tous +les doutes sur l'identité des idées de Moïse et de celles des +théologiens païens. + +«Moïse, qui fut un des prêtres égyptiens, enseigna que c'était une +erreur monstrueuse de représenter la Divinité sous les formes des +animaux, comme faisaient les Égyptiens, ou sous les traits de l'homme, +ainsi que le pratiquent les Grecs et les Africains: cela seul est la +_Divinité_, disait-il, qui compose le ciel, la terre et tous les êtres, +ce que nous appelons le _monde_, l'_universalité_ des _choses_, la +_nature_; or, personne d'un esprit raisonnable ne s'avisera d'en +représenter l'image par celle de quelqu'une des choses qui nous +environnent. C'est pourquoi, rejetant toute espèce de simulacres +(idoles), Moïse voulut qu'on adorât cette Divinité sans emblème et sous +sa propre nature; il ordonna qu'on lui élevât un temple digne d'elle, +etc.» _Geograph._, lib. XVI, pag. 1104, édit. de 1707. + +La théologie de Moïse n'a donc point différé de celle des sectateurs de +l'_ame du monde_, c'est à -dire des _stoïciens_, et même des Épicuriens. + +Quant à l'histoire de Moïse, Diodore la présente sous un jour naturel, +quand il dit, lib. XXXIV et XL, «que les Juifs furent chassés d'Égypte +dans un temps de disette, où le pays était surchargé d'étrangers, et que +Moïse, homme supérieur par sa prudence et par son courage, saisit cette +occasion pour établir sa nation dans les montagnes de Judée.» À l'égard +des six cent mille hommes armés que l'_Exode_ lui donne, c'est une +erreur de copiste, dont le lecteur trouvera la démonstration tirée des +livres mêmes, au tom. 1er des _Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne_, pag. 162 et suivantes. + +_Ibid._, lig. 25. (_Sous le nom d'Éi._) C'était le monosyllabe écrit sur +la porte du temple de Delphes. Plutarque en a fait le sujet d'un traité. + +Pag. 209, lig. 13. (_Le nom d'Osiris même._) Il se trouve en propres +termes au chap. 32 du _Deutéronome_. «Les ouvrages de _Tsour_ sont +parfaits.» On a traduit _Tsour_ par _créateur_; en effet, il signifie +donner des _formes_; et c'est l'une des définitions d'_Osiris_ dans +Plutarque. + +Pag. 213, lig. 23. (_Satan, l'archange Michel._) «Les noms des anges et +des mois, tels que Gabriel, Michel, Yar, Nisan, etc., vinrent de +Babylone avec les Juifs,» dit en propres termes le Talmud de Jérusalem. +Voyez _Beausobre, Hist. du Manich._, tom. II, pag. 624, où il prouve que +les saints du calendrier sont imités des 365 anges des Perses; et +Iamblique, dans ses Mystères égyptiens, sect. 2, ch. 3, parle des anges, +archanges, séraphins, etc., comme un vrai chrétien. + +Pag. 214, lig. 9. (_Consacrèrent la théologie de Zoroastre._) «Toute la +philosophie des gymnosophistes,» dit Diogène Laërce, sur l'autorité d'un +ancien, «est issue de celle des _mages_, et plusieurs assurent que celle +de Juifs en a aussi tiré son origine;» (lib. I, c. 9.) Mégastène, +historien distingué du temps de Séleucus Nicanor, et qui avait écrit +particulièrement sur l'Inde, parlant de la philosophie des anciens sur +les _choses naturelles_, joint dans un même sens les brachmanes et les +Juifs. + +Pag. 215, lig. 13. (_Ramener l'âge d'or sur la terre._) Voilà la raison +de tous ces oracles païens que l'on a appliqués à Jésus, et, entre +autres, de la quatrième églogue de Virgile et des vers sibyllins si +célèbres chez les anciens. + +Pag. 216 lig. 21. (_Au bout des six mille ans prétendus._) Lisez à ce +sujet le chapitre 17 du tome I des _Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne_, où est expliquée la _Mythologie de la création_. La version +des Septante comptait cinq mille et près de six cents ans; et ce calcul +était le plus suivi: on sait combien, dans les premiers siècles de +l'Église, cette opinion de la _fin_ du monde agita les esprits. Par la +suite, les saints conciles s'étant rassurés, ils la taxèrent d'hérésie +dans la secte des _millénaires_; ce qui forme un cas bien singulier; +car, d'après les propres Évangiles que nous suivons, il est évident que +Jésus eût été un _millénaire_, c'est-à -dire un _hérétique_. + +Pag. 217, lig. 22. (_Figuré par la constellation du serpent._) «Les +Perses, dit Chardin, appellent la constellation du serpent Ophiuchus, +_serpent d'Ève_;» et ceser pent _Ophiuchus_ ou _Ophioneus_ jouait le +même rôle dans la théologie des Phéniciens; car Phérécydes, leur +disciple et le maître de Pythagore, disait: «qu'_Ophioneus serpentinus_ +avait été le chef des rebelles à Jupiter.» Voy. _Mars. Ficin. Apol. +Socrat._, p. m, 797, col. 2. Et j'ajouterai qu'_oephah_ (par aïn) +signifie en hébreu _vipère, serpent_. + +Au sens physique, _séduire_, _seducere_, n'est qu'_attirer_ à soi, mener +avec soi. + +_Voy._ dans Hyde, pag. 111, édit. de 1760, _De religione veterum +Persarum,_ le tableau de _Mithra_, cité ici. + + +Pag. 218, ligne 12. (_Persée monte de l'autre côté._) Bien plus, la tête +de Méduse, cette tête de femme _jadis si belle_, que Persée coupa et +qu'il tient à la main, n'est que celle de la Vierge, dont la tête tombe +sous l'horizon précisément lorsque Persée se lève; et les serpents qui +l'entourent sont _Ophiuchus_ et le _dragon_ polaire, qui alors occupent +le zénith. Ceci nous indique la manière dont les anciens astrologues ont +composé toutes leurs figures et toutes leurs fables; ils prenaient les +constellations qui se trouvaient en même temps sur la bande de +l'horizon, et en assemblant les parties, ils en formaient des groupes +qui leur servaient d'almanach, en caractères hiéroglyphiques: voilà le +secret de tous leurs tableaux, et la solution de tous les monstres +mythologiques. La Vierge est encore Andromède délivrée par Persée de la +baleine qui la _poursuit_ (_pro-sequitur_). + + +_Ibid._, lig. 26. (_Allaité par une vierge chaste._) Tel était le +tableau de la sphère persique, cité par Aben-Ezra, dans le _Coelum +poeticum_ de Blaeu, pag. 71. «La case du premier décan de la Vierge, dit +cet écrivain, représente cette belle vierge à longue chevelure, assise +dans un fauteuil, deux épis dans une main, allaitant un enfant appelé +_Iésus_ par quelques nations, et _Christ_ en grec.» + +Il existe à la Bibliothèque du Roi un manuscrit arabe, nº 1165, dans +lequel sont peints les douze signes, et celui de la vierge représente +une jeune fille ayant à côté d'elle un enfant; d'ailleurs, toute la +scène de la naissance de Jésus se trouve rassemblée dans le ciel voisin. +L'_étable_ est la constellation du cocher et de la _chèvre_, jadis le +_bouc_; constellation appelée _proesepe Jovis Heniochi, étable d'Iou_; +et ce mot _Iou_ se retrouve dans le nom d'_Iou-seph_ (Joseph). Non loin +est l'_âne_ de Typhon (la grande ourse), et le bÅ“uf ou taureau, +accompagnements antiques de la crèche. Pierre, portier, est _Janus_ avec +ses clefs et son front chauve: les douze apôtres sont les génies des +douze mois, etc. Cette vierge a joué les rôles les plus variés dans +toutes les mythologies; elle a été l'_Isis des Égyptiens_, laquelle +disait dans l'inscription citée par Julien: _Le fruit que j'ai enfanté +est le soleil_. La plupart des traits cités par Plutarque lui sont +relatifs, de même que ceux d'_Osiris_ conviennent à _Bootes_. Aussi les +sept étoiles principales de l'ourse, appelées _chariot de David_, +s'appelaient-elles _chariot d'Osiris_ (_voy._ Kirker); et la _couronne_ +qu'il a derrière lui était formée de lierre, appelé _chen-Osiris_, +_arbre d'Osiris_. La _Vierge_ a aussi été _Cérès_, dont les mystères +furent les mêmes que ceux d'Isis et de Mithra; elle a été la _Diane_ +d'Éphèse; la grande déesse de Syrie, _Cybèle_ traînée par les _lions_; +_Minerve_, mère de Bacchus; _Astrée_, vierge pure, qui fut enlevée au +ciel à la fin de l'_âge d'or_; _Thémis_ aux pieds de qui est la balance +qu'on lui mit en main; la _Sibylle_ de Virgile, qui descend aux _enfers_ +ou sous l'hémisphère avec son rameau à la main, etc. + + +Pag. 219, lig. 2. (_Vivrait abaissé, humble._) Ce mot _humble_ vient du +latin _humi-lis, humi-jacens_, couché ou penché _à terre_; et toujours +le sens physique se montre la racine du sens abstrait et moral. + + +_Ibid._, lig. 16. (_Renaissait ou résurgeait dans la voûte des cieux._) +Resurgere, _se lever une seconde fois_, n'a signifié _revenir à la vie_ +que par une métaphore hardie; et l'on voit l'effet perpétuel des sens +équivoques de tous les mots employés dans les traditions. + +_Ibid._, lig. 20. (_Chris_, c'est-à -dire le _conservateur_.) Selon leur +usage constant, les Grecs ont rendu par _x_ ou jota espagnol le _hâ_ +aspiré des Orientaux, qui disaient _hà ris_; en hébreu, _héres_ s'entend +du _soleil_; mais en arabe, le mot radical signifie _garder_, +_conserver_, et _hâris_, _gardien_, _conservateur_. C'est l'épithète +propre de _Vichenou_; et ceci démontre à la fois l'identité des trinités +indienne et chrétienne, et leur commune origine. Il est évident que +c'est un même système, qui, divisé en deux branches, l'une à l'orient, +l'autre à l'occident, a pris deux formes diverses: son tronc principal +est le système pythagoricien de l'_ame_ du _monde_, ou _Ioupiter_. Cette +épithète de _piter_ ou _père_ ayant passé au _Démi-Ourgos_ des +platoniciens, il en naquit une équivoque qui fit chercher le _fils_. +Pour les philosophes, ce fut l'_entendement, nous_ et _logos_, dont les +Latins firent leur _verbum_; et l'on touche ici au doigt et à l'Å“il +l'origine du _père éternel_ et du _verbe_ son fils, qui _procède_ de lui +(_mens ex Deo nata_, dit Macrobe); l'_anima_ ou _spiritus mundi_ fut le +_Saint-Esprit_; et voilà pourquoi _Mânes_, _Basilide_, _Valentin_, et +d'autres prétendus hérétiques des premiers siècles, qui remontaient aux +sources, disaient que Dieu le père était la lumière inaccessible et +suprême du ciel (premier cercle, l'_aplanès_); que le fils était la +lumière seconde résidante dans le soleil, et le Saint-Esprit l'air qui +enveloppe la terre. (Voy. _Beausobre_, t. II, p. 586.) De là , chez les +Syriens, son emblème de _pigeon_, oiseau de _Vénus Uranie_, c'est-à -dire +de l'air. «Les Syriens (dit _Nigidius in Germanico_) disent qu'une +_colombe_ couva plusieurs jours dans l'Euphrate un _Å“uf_ de poisson, +d'où naquit _Vénus_.» Aussi ne mangent-ils pas de pigeon, dit _Sextus +Empiricus, Inst. Pyrrh._, lib. III, c. 23; et ceci nous indique une +_période_ commencée au signe des poissons (solstice d'hiver). Remarquons +d'ailleurs que si _Chris_ vient de _Harisch_ par un _chin_, il +signifiera _fabricateur_; épithète propre du soleil. Ces variantes, qui +ont dû embarrasser les anciens, prouvent toujours également qu'il est le +véritable type de Jésus, ainsi qu'on l'avait déja aperçu dès le temps de +Tertullien. «Plusieurs,» dit cet écrivain, «pensent, avec plus de +_vraisemblance_, que le soleil est notre Dieu; et ils nous renvoient à +la religion des Perses.» (_Apologétique_, c. 16.) + +_Ibid._, lig. 26. (_L'une des périodes solaires_). _Voy_. l'ode curieuse +de _Martianus Capella_ au soleil, traduite par Gébelin, volume du +_Calendrier_, pag. 547 et 548. + +Pag. 228, lig. 17. (_Des sacrifices humains_.) Lisez la froide +déclamation d'Eusèbe, _Proep. ev._, lib. I, pag. II, qui prétend que +depuis que Christ est venu, il n'y a plus eu ni guerres, ni tyrans, ni +_anthropophages_, ni pédérastes, ni incestueux, ni sauvages mangeant +leurs parents, etc. Quand on lit ces premiers docteurs de l'Église, on +ne cesse de s'étonner de leur mauvaise foi ou de leur aveuglement. Un +travail curieux serait de publier aujourd'hui un demi-volume de leurs +passages les plus remarquables, pour mettre en évidence leur folie. La +vérité est que le christianisme n'a rien inventé en morale, et que tout +son mérite a été de mettre en pratique des principes dont le succès a +été dû aux circonstances du temps; c'est-à -dire que le despotisme +orgueilleux et dur des Romains, dans ses diverses branches militaires, +judiciaires et administratives, ayant lassé la patience des peuples, il +se fit, dans les classes inférieures ou populaires, un mouvement de +réaction absolument semblable à celui qui, depuis vingt-cinq ans, a lieu +en Europe de la part des peuples contre l'oppression des deux castes +dites _sacerdotale_ et _féodale_. + +Pag. 230, lig. 19. (_Association d'hommes assermentés pour nous faire la +guerre._) C'était l'ordre de Malte, dont les chevaliers faisaient vÅ“u de +tuer ou de réduire en esclavage des musulmans, _pour la gloire de Dieu_. + +Pag. 232, lig. 12. (_Un tarif de crimes._) Tant qu'il existera des +moyens de se purger de tout crime, de se racheter de tout châtiment avec +de l'argent ou de frivoles pratiques; tant que les grands et les rois +croiront se faire absoudre de leurs oppressions et de leurs homicides en +bâtissant des temples, en faisant des fondations; tant que les +particuliers croiront pouvoir tromper et voler, pourvu qu'ils jeûnent le +carême, qu'ils aillent à confesse, qu'ils reçoivent l'extrème-onction, +il est impossible qu'il existe aucune morale privée ou publique, aucune +saine législation pratique. Au reste, pour voir les effets de ces +doctrines, lisez l'_Histoire de la puissance temporelle des Papes_, 2 +vol. in-8º, Paris, 1811. + +_Ibid._, lig. 19. (_Jusque dans le sanctuaire du lit nuptial._) La +confession est une très-ancienne invention des prêtres, qui n'ont pas +manqué de saisir ce moyen de gouverner.... Elle était pratiquée dans les +mystères égyptiens, grecs, phrygiens, persans, etc. Plutarque nous a +conservé le mot remarquable d'un Spartiate qu'un prêtre voulait +confesser. _Est-ce à toi ou à Dieu que je me confesserai?_ À Dieu, +répondit le prêtre. En ce cas, dit le Spartiate, _homme_, retire-toi. +(_Dits remarquables des Lacédémoniens._) Les premiers chrétiens +confessèrent leurs fautes publiquement comme les esséniens. Ensuite +commencèrent de s'établir des prêtres, avec l'autorité d'absoudre du +péché d'_idolâtrie_.... Au temps de Théodose, une femme s'étant +publiquement confessée d'avoir eu commerce avec un diacre, l'évêque +Nectaire, et son successeur Chrysostôme, permirent de communier sans +confession. Ce ne fut qu'au septième siècle que les _abbés_ des couvents +imposèrent aux moines et moinesses la confession deux fois l'année; et +ce ne fut que plus tard encore que les évêques de Rome la +généralisèrent. Quant aux musulmans, qui ont en horreur cette pratique, +et qui n'accordent aux femmes ni un caractère moral, ni presque une ame, +ils ne peuvent concevoir qu'un honnête homme puisse entendre le récit +des actions et des pensées les plus secrètes d'une fille ou d'une femme. +Nous, Français, chez qui l'éducation et les sentimens rendent beaucoup +de femmes meilleures que les hommes, ne pourrions-nous pas nous étonner +qu'une honnête femme pût les soumettre à l'impertinente curiosité d'un +moine ou d'un prêtre? + +Pag. 233, lig. 1. (_Corporations ennemies de la société._) Veut-on +connaître l'esprit général des prêtres envers les autres hommes, qu'ils +désignent toujours par le nom de peuple, écoutons les docteurs de +l'Église eux-mêmes. «Le _peuple_, dit l'évêque Synnésius (_in Calvit._, +pag. 515), veut absolument qu'on le trompe; on ne peut en agir autrement +avec lui.... Les anciens prêtres d'Égypte en ont toujours usé ainsi; +c'est pour cela qu'ils s'enfermaient dans leurs temples, et y +composaient, à son insu, leurs mystères; (et oubliant ce qu'il vient de +dire) si le peuple eût été du secret, il se serait _fâché_ qu'on le +trompât. Cependant, comment faire autrement avec le peuple, puisqu'il +est _peuple_? Pour moi, je serai toujours philosophe avec moi, mais je +_serai prêtre_ avec le peuple.» + +«Il ne faut que du babil pour en imposer au peuple, écrivait Grégoire de +Nazianze à Jérôme. (_Hieron. ad Nep._) Moins il comprend, plus il +admire.... Nos Pères et docteurs ont souvent dit, non ce qu'ils +pensaient, mais ce que leur faisaient dire les circonstances et le +besoin.» + +«On cherchait, dit Sanchoniaton, à exciter l'admiration par le +merveilleux.» (_Proep. ev._, lib. III.) Tel fut le régime de toute +l'antiquité; tel est encore celui des brahmes et des lamas, qui retrace +parfaitement celui des prêtres d'Égypte. Pour excuser ce système de +fourberie et de mensonge, on dit qu'il serait dangereux d'éclairer le +peuple, parce qu'il abuserait de ses lumières. Est-ce à dire +qu'instruction et friponnerie sont synonymes? Non; mais comme le peuple +est malheureux par la sottise, l'ignorance, et la cupidité de ceux qui +le mènent et l'endoctrinent, ceux-ci ne veulent pas qu'il y voie clair. +Sans doute il serait dangereux d'attaquer de front la croyance _erronée_ +d'une nation; mais il est un art philanthropique et médical de préparer +les yeux à la lumière, comme les bras à la liberté. Si jamais il se +forme une corporation dans ce sens, elle étonnera le monde par ses +succès. + +Pag. 234, lig. 3. (_Devins, magiciens._ Qu'est-ce qu'un) _magicien_, +dans le sens que le peuple donne à ce mot? C'est un homme qui, par des +_paroles_ et de _gestes_, prétend agir sur les êtres surnaturels, et les +forcer de descendre à sa voix, d'obéir à ses ordres. Voilà ce qu'ont +fait tous les anciens prêtres, ce que font encore ceux de tous les +_idolâtres_, et ce qui, de notre part, leur mérite le nom de +_magiciens_. Maintenant quand un prêtre chrétien prétend faire descendre +Dieu du ciel, le fixer sur un morceau de levain, et rendre, avec ce +talisman, les ames pures et en état de grace, que fait-il lui-même, +sinon un _acte de magie_? Et quelle différence y a-t-il entre lui et un +chaman tartare, qui invoque les _génies_, ou un brahme indien, qui fait +descendre _Vichenou_ dans un vase d'eau, pour chasser les mauvais +esprits? Mais telle est la _magie de l'habitude et de l'éducation_, que +nous trouvons simple et raisonnable en nous, ce qui dans autrui nous +paraît extravagant et absurde.... + +_Ibid._, lig. 25. (_Denrées du plus grand prix._) Ce serait une curieuse +histoire que l'histoire comparée des _agnus_ du _pape_ et des +_pastilles_ du _grand-lama_! En étendant cette idée à toutes les +pratiques religieuses, il y a un très-bon ouvrage à faire: ce serait +d'accoler par colonnes les traits analogues ou contrastants de croyance +et de superstition de tous les peuples. Un autre genre de superstition +dont il serait également utile de les guérir, est le respect exagéré +pour les _grands_; et, pour cet effet, il suffirait d'écrire les détails +de la vie privée de ceux qui gouvernent le monde, princes, courtisans et +ministres. Il n'est point de travail plus philosophique que celui-là : +aussi avons-nous vu quels cris ils jetèrent quand on publia les +Anecdotes de la cour de Berlin. Que serait-ce si nous avions celles de +chaque cour? Si le peuple voyait à découvert toutes les misères et +toutes les turpitudes de ses idoles, il ne serait pas tenté de désirer +leurs fausses jouissances, dont l'aspect mensonger le tourmente, et +l'empêche de jouir du bonheur plus vrai de sa condition. + + +FIN DES NOTES. + + + + +LETTRE + +AU + +DOCTEUR PRIESTLEY. + + + + +REPONSE + +DE VOLNEY + +AU DOCTEUR PRIESTLEY,[37] + +Sur un pamphet intitulé: OBSERVATIONS SUR LES PROGRÈS DE L'INFIDÉLITÉ, +AVEC DES REMARQUES CRITIQUES SUR LES ÉCRITS DE DIVERS INCRÉDULES +MODERNES, ET PARTICULIÈREMENT SUR LES RUINES DE M. DE VOLNEY, portant +cette épigraphe: + + L'esprit peu pénétrant se tient volontiers à la surface des + choses: il n'aime pas à les creuser, parce qu'il redoute le + travail, la peine, et quelquefois il redoute plus encore + la vérité. + +J'ai reçu dans son temps, M. le docteur, votre brochure sur les _Progrès +de l'infidélité_, ainsi que le billet, sans date, qui l'accompagnait. Ma +réponse a été différée par des incidents d'affaires et même de santé que +sûrement vous excuserez. D'ailleurs ce délai n'a pas d'inconvénients: +l'affaire qui est entre nous n'est pas de celles qui pressent. Le monde +n'en irait pas moins bien avec ou sans ma réponse, comme avec ou sans +votre livre. J'aurais même pu me dispenser de vous répondre du tout, et +j'y eusse été autorisé par la manière dont vous avez posé la question +entre nous, et par l'opinion assez généralement reçue que dans certaines +occasions, et avec certaines personnes la plus noble réponse est le +silence. Vous-même paraissez l'avoir senti, vu l'extrême précaution que +vous avez prise de m'interdire cette ressource; mais comme dans nos +mÅ“urs françaises une réponse quelconque est toujours un acte de +civilité, je n'ai point voulu perdre, vis-à -vis de vous, l'avantage de +la politesse; d'ailleurs, quoique le silence soit quelquefois +très-expressif, tout le monde n'entend pas son éloquence; et le public, +qui n'a pas le temps d'approfondir des débats souvent de peu d'intérêt, +a le droit raisonnable d'exiger du moins un premier éclaircissement, +sauf ensuite, si la question dégénère en clameurs opiniâtres d'un +amour-propre blessé, d'accorder le droit de se taire à celui en qui il +devient un acte de modération. + +J'ai donc lu vos remarques critiques sur mon livre des _Ruines_ que vous +classez charitablement au rang des écrits des incrédules modernes; et +puisque vous voulez absolument que je vous exprime devant le public mes +opinions, je vais remplir cette tâche peu agréable avec le plus de +brièveté qu'il me sera possible, pour économiser le temps de nos +lecteurs communs. + +D'abord, M. le docteur, il me paraît résulter clairement de votre +brochure que c'est bien moins mon livre que vous avez eu dessein +d'attaquer, que mon caractère moral et ma propre personne; et afin que +le public prononce à cet égard avec connaissance de cause, je vais lui +soumettre ici divers passages propres à l'éclairer. + +1º Vous dites, page 12 de la préface de vos sermons: «Au reste il y a +des incrédules plus ignorants que M. Paine, tels que MM. Volney, +Lequinio et autres en France qui prétendent, etc.» + +2º Dans la préface de vos _Observations sur les progrès de +l'infidélité_: «Je puis dire avec vérité que dans les écrits de Hume, de +M. Gibbon, de Voltaire, de M. Volney, il n'y a pas un seul bon +raisonnement: tous sont remplis d'_erreurs grossières_ et de faux +exposés.» + +_Idem_, page 38: «Si M. Volney eût donné quelque attention à l'histoire +des premiers temps du christianisme, jamais il n'eût douté, etc. Mais il +est aussi inutile de raisonner avec un tel homme, qu'avec un Chinois ou +même un Hottentot.» + +_Idem_, page 119: «M. Volney, si nous en jugeons par ses nombreuses +citations d'écrivains anciens dans toutes les langues savantes de +l'ancien monde oriental et occidental, doit les savoir toutes; car il ne +parle jamais de traduction: cependant, à juger de son savoir par cet +échantillon, il ne peut avoir la plus petite teinture de l'hébreu ni +même du grec[38].» + +Enfin, après m'avoir placardé et affiché dans votre titre même pour un +_infidèle_ et un _incrédule_; après m'avoir indiqué dans votre épigraphe +pour l'un de ces esprits superficiels qui ne savent pas trouver, qui +même ne veulent pas voir la vérité, vous dites, page 124, immédiatement +à la suite d'un article où vous avez parlé de moi sous toutes ces +dénominations: «De nos jours le progrès de l'infidélité est accompagné +d'une circonstance qui, dans aucun autre temps, n'avait été aussi +fréquente, du moins en Angleterre, savoir que les incrédules, en fait de +révélation, commencent par nier l'existence et la Providence de Dieu, +c'est-à -dire deviennent proprement athées.» + +De manière que, selon vous, je suis un Hottentot, un Chinois, un +incrédule, un athée, un ignorant, un homme de mauvaise foi, qui n'écrit +que des faussetés et des sottises, etc., etc. + +Or, je vous demande, M. le docteur, qu'importait tout cela au fond de la +question? qu'a de commun mon livre avec ma personne? et puis, comment +voulez-vous traiter avec un homme de si mauvaise compagnie? + +En second lieu, l'invitation ou plutôt la sommation que vous me faites +d'indiquer au public les méprises où je croirai que vous êtes tombé à +l'égard de mes opinions, m'offre plusieurs remarques. + +1º Vous _supposez_ que le public attache une haute importance à vos +méprises et à mes opinions. Mais je ne puis agir sur une supposition, +_ne suis-je pas un incrédule_? + +2º Vous dites que le public attendra cela de moi. Où sont vos pouvoirs +de faire agir et parler le public? _est-ce là aussi une révélation_? + +3º Vous voulez que je redresse vos méprises: je ne m'en connais point +l'obligation; je ne vous les ai pas reprochées. Sans doute il n'est pas +exact de m'attribuer à choix ou indistinctement, comme vous l'avez fait, +toutes les opinions semées dans mon livre, parce qu'ayant fait parler +des personnages très-divers, j'ai dû leur donner des langages +très-différents à raison de leurs différents caractères. Le rôle qui m'y +appartient, puisque j'y parle moi-même, est celui du voyageur assis sur +les ruines, méditant sur les causes des malheurs de l'humanité. Pour +être conséquent, vous eussiez dû m'attribuer celui du sauvage hottentot +ou samoyède qui argumente contre les docteurs, chap. 23, et je l'eusse +accepté. Vous avez préféré celui de l'érudit historien, chap. 22; mais +je ne puis voir là une méprise: j'y vois au contraire un projet +insidieusement calculé, d'engager entre vous et moi, devant le public +américain, un duel d'amour-propre dans lequel vous exciteriez tout +l'intérêt des spectateurs, en soutenant la cause qu'ils approuvent, +tandis que celle que vous m'imposez ne m'attirerait, même dans son +succès, que des sentiments disgracieux. Telle est l'astuce de votre +plan, que, m'attaquant comme incrédule à l'existence de Jésus, vous vous +conciliez d'emblée la faveur de toutes les sectes chrétiennes, quoique, +dans le fait, votre propre incrédulité à sa nature divine ne ruine pas +moins le christianisme que l'opinion profane qui ne voit pas dans +l'histoire les témoignages exigés par les lois anglaises, pour constater +l'existence d'un fait; et que d'ailleurs il y ait un orgueil d'un genre +extraordinaire dans la comparaison tacite, mais palpable, que vous +faites de vous à _saint Paul et à Jésus-Christ_, par la ressemblance des +mêmes travaux pour les mêmes objets. _Préface_, p. X. + +Cependant, comme en fait d'attaque, la première impression a toujours un +grand avantage, vous avez droit de vous promettre encore d'obtenir la +couronne de l'apostolat: malheureusement pour votre plan, je ne me sens +aucune disposition pour celle du martyre; et quelque glorieux qu'il me +fût de tomber sous les coups de celui qui a terrassé Hume, Gibbon, +Voltaire, et même Frédéric II, je me trouve obligé de refuser son +cartel théologique, et cela pour une foule de bonnes raisons: + +1º Parce que les querelles religieuses sont interminables, attendu que +les préjugés de l'enfance et de l'éducation en excluent presque +invinciblement une raison impartiale; que de plus, la vanité des +champions se trouve, par la publicité même, intéressée à ne jamais se +désister d'une première assertion; entêtement qui engendre l'esprit de +secte et de faction. + +2º Parce que personne au monde n'a le droit de me demander compte de mes +opinions religieuses; que toute inquisition, à cet égard, est une +prétention à la souveraineté, un premier pas à la persécution; et que la +tolérance de ce pays, que vous invoquez, a bien moins pour but d'engager +à parler que d'inviter à se taire. + +3º Parce qu'en supposant que j'aie l'opinion que vous m'attribuez, je ne +veux pas engager ma vanité à ne jamais s'en dédire, ni m'ôter la +ressource de me convertir un jour sur un plus ample informé. + +4º Parce que, en soutenant votre propre thèse, M. le docteur, si vous +alliez être battu devant l'auditoire chrétien, ce serait un scandale +effroyable; et je n'aime point le scandale, même pour faire le bien. + +5º Parce que, dans notre combat métaphysique, les armes seraient par +trop inégales; parlant votre langue naturelle qu'à peine je bégaye, vous +feriez des volumes quand je ne ferais que des pages, et le public qui ne +nous lirait point, prendrait le poids des livres pour celui des raisons. + +6º Parce qu'encore, étant doué du don de la foi à une assez honnête +dose, vous croiriez en un quart d'heure plus d'articles que ma logique +n'en analyserait dans une semaine. + +7º Parce que, si vous alliez m'obliger d'assister à vos sermons, comme à +lire votre livre, le public dévot ne croirait jamais qu'un homme poudré +et vêtu comme tout autre mondain, pût avoir raison contre un homme à +grand chapeau[39], à cheveux plats, à face mortifiée, quoique +l'Évangile, en parlant des Pharisiens _de ce temps-là _, dise qu'il faut +se parfumer quand on jeûne[40]. + +8º Parce qu'une dispute serait toute jouissance pour vous qui n'avez +rien autre chose à faire, tandis qu'elle serait toute perte pour moi qui +puis employer mon temps d'une manière autrement utile. + +Je ne vous ferai donc point ma confession, M. le docteur, sur l'objet +religieux de votre question; mais, en revanche, je puis vous dire mon +avis comme littérateur sur le fond même de votre livre. Ayant lu +autrefois beaucoup d'ouvrages théologiques, j'étais curieux de savoir +si, par quelque procédé chimique, vous aviez aussi découvert des êtres +réels dans ce monde d'êtres invisibles: malheureusement je me trouve +obligé de déclarer au public, qui, selon votre expression, préface, p. +XIX, _espère d'être instruit, d'être conduit à la vérité et non à +l'erreur par moi_, que je n'y ai pas vu un seul argument neuf, mais +seulement la répétition de tout ce qu'ont dit et rebattu des milliers de +gros volumes, dont tout le fruit a été de procurer à leurs auteurs une +courte mention dans le dictionnaire des hérésies. Vous supposez partout +comme prouvé ce qui est en question, avec cette circonstance singulière, +que faisant feu, comme le dit Gibbon, de votre double batterie contre +ceux qui croient trop et contre ceux qui ne croient pas assez, vous +donnez pour mesure précise de la vérité votre propre sensation, en sorte +qu'il faudra avoir tout juste votre taille pour, passer par la porte de +la nouvelle Jérusalem que vous bâtissez à Northumberland. + +Après cela votre réputation comme théologien eût pu me devenir un +problème; mais je me suis rappelé le principe de l'association des +idées, si bien développé par Locke, _que vous estimez_, et que par +cette raison je me trouve heureux de vous citer, quoique ce soit à lui +que je doive ce pernicieux usage de ma raison qui me fait refuser de +croire ce que je ne comprends pas: j'ai donc compris que le public, +ayant d'abord attaché l'idée du talent au nom de M. Priestley, _docteur +en chimie_, avait continué de l'unir et de _l'associer_ au nom de M. +Priestley, devenu _docteur en théologie_; ce qui pourtant n'est pas la +même chose, et ce qui est un mécanisme d'autant plus vicieux qu'il +pourrait par la suite donner lieu à l'inverse[41]. Heureusement, vous +avez vous-même élevé une barrière de séparation entre vos admirateurs, +en avertissant, des la première page de votre pamphlet actuel, qu'il +était spécialement destiné aux _croyants_. Pour coopérer à ce but +judicieux, je dois néanmoins vous faire observer qu'il est deux passages +essentiels à en retrancher, vu qu'ils donnent une grande prise aux +arguments des incrédules. + +Vous dites, préface, page XII: «_Ce qui est manifestement contraire à +la raison naturelle ne peut être reçu par elle_:» Et page 62. «_Quant à +l'intellect, les hommes et les animaux naissent dans le même état, ayant +les mêmes sens externes, qui sont les seuls canaux de toutes les idées, +et par conséquent la source de toutes les connaissances et de toutes les +habitudes, morales qu'ils acquièrent._» + +Or, si vous admettez, avec Locke et avec nous autres infidèles, que +chacun a le droit de rejeter ce qui répugne à sa raison naturelle, et +que toutes nos idées, toutes nos connaissances ne s'acquièrent que par +l'intermède de nos sens, que devient le système de la révélation, et +tout cet ordre de choses du temps passé si contradictoire à l'état +présent, excepté quand on le considère comme un rêve de l'esprit humain +ignorant et superstitieux? Avec vos deux seules phrases, M. le docteur, +je renverserais tout l'édifice de votre foi. + +Mais ne redoutez point de ma part cette abondance de zèle: par la raison +que je n'ai point la fantaisie du martyre, je n'ai point non plus celle +des conversions; elle appartient à ces tempéraments ardents, ou plutôt +acrimonieux, qui prennent la violence de leur persuasion pour +l'enthousiasme de la vérité; la manie de faire du bruit, pour la passion +de la gloire; et pour l'amour du prochain, la haine de ses opinions et +le désir secret de le gouverner. Pour moi, qui n'ai point reçu de la +nature les qualités inquiètes d'un apôtre, et qui n'eus point en Europe +le caractère d'un _dissenteur_, je ne suis venu en Amérique, ni pour +agiter les consciences, ni pour fonder une secte, pas même pour établir +une colonie où, sous prétexte de religion, je me ferais un petit empire. +On ne m'a vu évangéliser mes idées, ni dans les temples, ni dans les +places publiques, et je n'ai point exercé ce charlatanisme de +bienfaisance par lequel un prédicateur connu[42], mettant à contribution +la générosité du public, s'est procuré ici les honneurs d'un auditoire +plus nombreux, et le mérite de distribuer, à son gré, un argent qui ne +lui coûte rien, et qui lui attire une gratitude et des remercîments +dérobés à la main des vrais donateurs. + +Comme étranger ou comme citoyen, ami sincère de la paix, je ne porte +dans la société, ni l'esprit de dissension, ni le désir de causer des +secousses; et parce que je respecte en chacun ce que je veux qu'il +respecte en moi, le nom de la liberté n'est pour moi que le synonyme de +la justice: comme homme, soit modération, soit paresse, spectateur du +monde plutôt qu'acteur, je suis de jour en jour moins tenté de conduire +les ames et les corps des autres: n'est-ce pas assez pour chacun de +gouverner ses fantaisies et ses propres passions? Si par l'une de ces +fantaisies, croyant être utile, je publie quelquefois mes pensées, je le +fais sans entêtement, et sans exiger cette foi implicite dont vous +voudriez bien me communiquer le ridicule, page 123. + +Tout mon livre des _Ruines_, que vous traitez si mal, et qui _vous a +pourtant amusé_, porte évidemment ce caractère: au moyen des opinions +contrastantes que j'y ai jetées, il respire en général un esprit de +doute et d'incertitude qui me paraît le plus convenable à la faiblesse +de l'entendement humain, et le plus propre à son perfectionnement, en ce +qu'il y laisse toujours une porte ouverte à des vérités nouvelles; +tandis que l'esprit de certitude et de croyance fixe, bornant nos +progrès à une première opinion reçue, nous enchaîne au hasard, et +pourtant sans retour, au joug de l'erreur ou du mensonge, et cause les +plus graves désordres dans l'état social; car, se combinant avec les +passions, il engendre le fanatisme, qui, tantôt de bonne foi et tantôt +hypocrite, toujours intolérant et despote, attaque tout ce qui n'est pas +lui, se fait persécuter quand il est faible, devient persécuteur quand +il est fort, et fonde une religion de terreur qui anéantit toutes les +facultés, et démoralise toutes les consciences; tellement que, soit sous +l'aspect politique, soit sous l'aspect religieux, l'esprit de doute se +lie aux idées de _liberté_, de _vérité_, de _génie_; et l'esprit de +certitude aux idées de _tyrannie_, d'_abrutissement_ et d'_ignorance._ + +D'ailleurs, si, comme il est vrai, l'expérience d'autrui et la nôtre +nous apprennent chaque jour que ce qui nous a paru vrai dans un temps, +nous semble ensuite prouvé faux dans un autre, comment pouvons-nous +attribuer à nos jugements cette confiance aveugle et présomptueuse qui +poursuit de tant de haine ceux d'autrui? Il est raisonnable, sans doute, +et il est honnête d'agir selon la sensation présente et selon sa +conviction; mais si, par la nature des choses, cette sensation varie en +elle-même et dans ses causes, comment ose-t-on imposer à soi et aux +autres une invariable conviction? comment surtout ose-t-on exiger cette +conviction dans des cas où il n'y a point réellement de sensation, ainsi +qu'il arrive dans les questions purement spéculatives, où l'on ne peut +démontrer aucun fait présent? + +Aussi lorsqu'ouvrant le livre de la nature, bien plus authentique et +bien plus facile à lire que des feuilles de papier noirci de grec ou +d'hébreu; lorsque je considère que la différence d'opinions de trente ou +quarante religions, et de deux ou trois mille sectes, n'a pas apporté et +n'apporte pas encore le plus petit changement dans le monde physique; +lorsque je considère que le cours des saisons, la marche du soleil, la +quantité de pluie et de beau temps sont les mêmes pour les habitants de +chaque pays, chrétiens, musulmans, idolâtres, catholiques, protestants, +etc., etc., je suis porté à croire que l'univers est gouverné par +d'autres lois de justice et de sagesse que celles que suppose un égoïsme +étroit et intolérant: et comme, en vivant avec des hommes de cultes +très-divers, j'ai remarqué qu'ils avaient cependant des mÅ“urs +très-semblables; c'est-à -dire que dans toute secte chrétienne, +mahométane, et même parmi des gens qui n'appartiennent à aucune, j'ai +trouvé des hommes qui pratiquaient toutes les vertus privées ou +publiques, et cela sans affectation; tandis que d'autres, parlant sans +cesse de Dieu et de la religion, se livraient à toutes les habitudes +perverses condamnées par leur propre croyance, je me suis persuadé que +la partie morale était la seule essentielle comme elle est la seule +démontrable des systèmes religieux; et comme de votre aveu même, page +62, _le seul but de la religion est de rendre les hommes meilleurs pour +les rendre plus heureux_, j'ai conclu qu'il n'y avait réellement dans le +monde que deux religions, celle du _bon sens_ et de la _bienfaisance_, +et celle de la _malice_ et de _l'hypocrisie_. + +En terminant cette lettre, M. le docteur, je me trouve embarrassé du +sentiment que je dois vous offrir; car en me déclarant, page 123, qu'en +tout cas vous ne vous souciez guère du _mépris de gens comme moi_[43], +quoique je ne vous en eusse jamais témoigné, vous m'indiquez clairement +que vous ne vous souciez pas non plus de mon estime: c'est donc à votre +bon goût et à votre discernement que je laisse le soin d'apprécier le +sentiment qui convient à ma situation, et qui appartient à votre +caractère. + +C.-F. VOLNEY. + +Philadelphie, 2 mars 1797. + + + + +DISCOURS + +SUR + +L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE + +DES LANGUES. + + + + +AVERTISSEMENT + +DE L'AUTEUR. + + +L'académie française a des séances de trois espèces, qu'il ne faut pas +confondre: chaque semaine, elle tient une séance d'_office_, consacrée à +la rédaction du _Dictionnaire_, objet spécial de son institution; chaque +année, elle tient une séance _publique_, où elle rend compte de ses +travaux; enfin, depuis deux ans, le premier mardi de chaque mois elle +tient une séance _privée_, que l'on pourrait appeler _réunion de +famille_. En s'imposant librement celle-ci, avec l'agrément du +gouvernement, l'Académie française a eu le double but de resserrer les +liens de l'amitié entre ses membres, et d'exciter leur émulation +réciproque par la communication confidentielle de leurs ouvrages, +projetés ou exécutés: ces lectures, auxquelles les seuls membres de +l'Institut sont admis, procurent à leurs auteurs des observations +dictées par la bienveillance et le bon goût. De ces séances, sont déja +sorties, sur le sujet toujours profond de la grammaire, des idées +lumineuses, et des fragmens d'histoire et de poésie d'un mérite éminent. +À la séance d'octobre dernier, un académicien, dont le public a toujours +accueilli les productions ingénieuses, termina la lecture d'une +_Dissertation sur l'origine, la formation, la variété, le progrès et le +déclin des langues_: les opinions se partagèrent sur certains points de +sa théorie déja indiquée dans une feuille du Moniteur, il y a quelques +années; ce partage est devenu le motif du _présent discours...._ Son +auteur, conduit par ses études à d'autres résultats, a trouvé convenable +de les exposer à son tour. Son travail, préparé rapidement pour +novembre, n'a été lu que le premier mardi de décembre.... Les avis ont +pu se partager aussi; mais le temps qui appartenait à une autre lecture, +n'a pas permis d'entrer en discussion sur celle-ci......[44]; c'est donc +sur sa propre responsabilité qu'il publie aujourd'hui son opinion, à +laquelle le principal intérêt qu'il attache est d'appeler l'attention +des esprits méditatifs sur une branche de connaissances trop peu +cultivée en France. + + + + +DISCOURS + +SUR + +L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE + +DES LANGUES. + + +§. 1er. + +NOUVEAUTÉ DE CETTE ÉTUDE CHEZ LES MODERNES: IGNORANCE ABSOLUE DES +ANCIENS À CET ÉGARD. + +MESSIEURS, + +J'appelle étude _philosophique_ des langues toute recherche impartiale +tendante à connaître ce qui concerne les langues en général; à expliquer +comment elles naissent et se forment; comment elles s'accroissent, +s'établissent, s'altèrent et périssent; à montrer leurs affinités ou +leurs différences, leur filiation, l'origine même de cette admirable +faculté de parler, c'est-à -dire de manifester les idées de l'esprit par +les sons de la bouche, sons qui à leur tour deviennent, à titre +d'éléments, un sujet digne de méditation. L'un de nos confrères, pour +qui nous professons tous des sentimens d'estime et d'amitié, a déja +mérité nos remercîments par le soin qu'il a pris de porter notre +attention vers un sujet si intimement lié à nos fonctions de +grammairiens français: M. Andrieux, en s'interrogeant sur la plupart des +questions que je viens de citer, nous en a fait sentir l'importance et +l'étendue, en même temps que, par le doute méthodique dont il a revêtu +ses opinions et ses vues, il nous a indiqué combien ce sujet nous est +encore neuf et difficile. Aujourd'hui, Messieurs, si je marche sur sa +trace, c'est moins avec la prétention de vous apporter un surcroît +d'instruction qu'un surcroît de preuves de notre inexpérience, +permettez-moi de dire _nationale_, et de notre infériorité, sur ces +questions, relativement aux étrangers. + +Eh! comment serions-nous avancés dans l'étude des langues, surtout dans +l'étude philosophique, lorsque rien, dans notre éducation française, ne +nous y prépare, lorsque, dans notre éducation littéraire et religieuse, +divers préjugés y sèment des obstacles: nous nous vantons d'avoir eu +pour maîtres les beaux esprits de Rome et de la Grèce; voyons-nous +qu'aucun d'eux se soit occupé de l'étude des langues sous les rapports +étendus que je viens de citer? Trouvons-nous dans leurs écrivains +d'autre mention de langues et de langage que pour mépriser, sous le nom +de _Barbare_, ce qui n'est pas romain ou grec? L'encyclopédiste Pline +l'ancien nous instruit agréablement, sans doute, quand il nous dit que +dans une ville de la Colchide, Rome entretenait _cent trente_ +interprètes pour répondre à cent trente peuples divers qui venaient y +pratiquer un commerce _déja déclinant_, puisque Pline ajoute +qu'antérieurement ils venaient au nombre de _trois cents_. J'entends +encore avec un vif intérêt cet auteur me dire que dans l'Ibérie, la +Gaule, l'Italie, on avait compté les langues par centaines; et je le +conçois, quand je songe qu'avant les conquérants, chaque ville, chaque +territoire nourrissait un peuple ennemi de son voisin, et séparé de lui +en toutes choses; mais de telles citations et autres semblables +n'atteignent point à nos questions: il y a plus, je ne me rappelle point +avoir lu, en aucun auteur grec ou latin, la mention d'aucune grammaire +étrangère composée par curiosité ou par motif de commerce ou +d'instruction. Avons-nous même aucune grammaire grecque composée avant +notre ère? Chez les Romains de la république, ce genre d'étude fut +tardif; Varron seul le signale par son érudition et ses vues +philosophiques. + + +§. II. + +ÉCOLE GRECQUE: SYSTÈMES ÉTABLIS AVANT LES FAITS OBSERVÉS. + +Chez les Grecs comme chez les Romains, on peut dire que l'étude du +langage n'a eu qu'un but rhétorique, je veux dire l'art d'émouvoir les +passions, art suscité par la nature du gouvernement de ces peuples, +long-temps resté plus ou moins démocratique: on ne peut le nier, ces +peuples furent d'habiles artistes à cet égard; mais sous le point de vue +d'étude philosophique du langage, je ne crains pas de dire qu'ils sont +restés presque aussi enfants que les sauvages de l'Amérique du nord, les +uns et les autres nous racontant gravement, sur l'autorité de leurs +ancêtres, que l'art de parler fut inventé par les manitous, les génies +et les dieux. Un peuple peut produire de grands peintres, de grands +poëtes, de grands orateurs, sans être avancé dans aucune _science +exacte_: ces talents tiennent à l'art d'exprimer les sensations et les +passions; mais approfondir des connaissances métaphysiques telles que la +formation des idées et leur manifestation par le langage, cela est d'une +tout autre difficulté. Je ne vois que Platon, cette abeille de toute +science, ce poëte de toute philosophie, qui montre en ce genre quelques +aperçus dans son dialogue intitulé _Kratyle_; et cependant, après la +lecture de ce morceau, on se trouve peu avancé dans la solution des deux +questions proposées à Socrate: il est même permis de dire que le +résultat le plus clair est l'artificieux procédé du compositeur, qui, +ayant posé la double question de savoir si le langage est né _de la +nature des choses_, ou _de la convention des hommes_, a déguisé son +embarras sous les tergiversations de Socrate, qui raisonne tantôt pour +et tantôt contre, et qui indique plutôt le faible que le fort de chaque +opinion. + +Aujourd'hui que, par les progrès généraux de la civilisation humaine et +de toutes les connaissances physiques et morales, nous avons sous nos +yeux plus de _six cents_ vocabulaires de nations diverses, et plus de +_cent_ grammaires; aujourd'hui que, dans ces vocabulaires, nous voyons +les objets des besoins les plus simples et les plus naturels exprimés +par des noms totalement divers, les raisonnements de Platon deviennent +bien peu de chose, et c'est aux faits que nous devons demander de +l'instruction. + +À côté des tâtonnements systématiques et des théories prématurées des +anciens, je ne vois qu'un seul fait, presque puéril en apparence, mais +qui donne lieu à des inductions assez lumineuses: je veux parler de +expérience imaginée par un roi d'Égypte, dans l'intention de découvrir +la race d'hommes là plus ancienne. Cette expérience nous est racontée +par un historien dont les anciens n'ont point su apprécier le mérite, +mais dont la fidélité, et l'instruction, constatées aujourd'hui par une +élite de savants dans l'expédition française en Égypte, replacent +l'autorité et le crédit au premier rang des témoignages anciens. Voici +ce que dit cet historien, qui est _Hérodote:_ + + +§. III. + +ÉCOLE ÉGYPTIENNE. + +«Le roi Psamméticus fit remettre deux enfants nouveau-nés, pris au +hasard, entre les mains d'un berger, chargé de les élever au milieu de +ses troupeaux royaux, avec l'injonction de ne jamais proférer devant eux +une seule parole, et de les laisser constamment seuls dans une +habitation séparée. Ce berger devait leur amener des chèvres, à certains +intervalles, les faire téter, et ne plus s'en occuper ensuite. +Psamméticus, en prescrivant ces diverses précautions, se proposait de +connaître, lorsque le temps des vagissements du premier âge serait +passé, dans quel langage ces enfants commenceraient à s'exprimer. Les +choses s'étant exécutées comme il l'avait ordonné, il arriva qu'après +deux ans écoulés, au moment où le berger, qui s'était conformé aux +instructions qu'il avait reçues, ouvrait la porte et se préparait à +entrer, les deux enfants, tendant les mains vers lui, se mirent à crier +ensemble, _Bêkos_. Le berger n'y fit d'abord pas beaucoup d'attention; +mais en réitérant ses visites et ses observations, il remarqua que les +enfants répétaient toujours le même mot: il en instruisit le roi, qui +ordonna de les amener en sa présence. Psamméticus ayant ouï de leur +bouche le mot _bêkos_, fit rechercher si cette expression avait un sens +dans la langue de quelque peuple; il apprit que les Phrygiens s'en +servaient pour dire du _pain_. Les Égyptiens, après avoir pesé les +conséquences de cette expérience, consentirent à regarder les Phrygiens +comme d'une race plus ancienne qu'eux.» + +Raisonnons sur ce fait: des savants d'Égypte veulent, par l'entremise de +leur roi, savoir quelle est la _langue naturelle_ de l'homme; quelle +langue il parle avant d'avoir eu aucun maître, et reçu ou fait aucune +convention. + +Ils ont donc cru, ces savants, qu'il y a une langue _naturelle_, un +langage inné, un instinct de parler comme un instinct de manger et de +marcher. Si leur opinion était vraie, toute langue originale, toute +langue de peuple sauvage devrait être la même; tout individu égaré dans +les forêts de Hanovre et de Champagne, comme nous en avons vu, devait +dire _bêk_; or, nous ne voyons rien de semblable. + +Nos savants de Psammétique ont cru que deux enfants séquestrés +parleraient sans maître; ils n'ont donc pas cru le langage né des +conventions de l'état social. Mais que serait, à quoi servirait une +langue sans la société? + +Les deux enfants ont prononcé un premier mot; ce mot, vous le sentez, +n'a pas été précisément le grec _bêk-os_: l'historien s'est plié au +génie de sa langue, à l'intolérante habitude de sa nation, qui veut +toujours ajouter ses finales harmonieuses à la roideur des mots +_barbares_. Les enfants ont dit _bêk_: les savants égyptiens ont supposé +que ce mot était de pure invention; mais vous, Messieurs, qui calculez +toutes les circonstances de cette épreuve, vous n'oubliez pas que ces +enfants ont chaque jour entendu le cri de deux chèvres, et vous sentez +qu'ils n'ont fait qu'imiter ce cri: cette imitation est une chose +naturelle, et ici nous voyons _l'onomatopée_ se montrer comme moyen +premier du langage. Ces petites machines nerveuses ont répété le cri qui +les frappait, et qui, s'étant lié à l'action de l'animal dont elles +tiraient leur subsistance, est devenu l'indice de leurs besoins, de leur +désir de boire et de manger; par cette liaison, la convention s'est +établie entre les deux enfants et le berger ou tout autre être humain, +même entre les enfants et la chèvre; et comme nous savons que la chèvre +sent elle-même ce langage, nous y voyons la preuve que les animaux mêmes +y participent dans la proportion de leurs facultés. + +En vérité, c'est un sujet d'étonnement que de voir les savants de +Psamméticus, sourds et aveugles à de tels indices; mais en même temps, +c'est pour nous une nouvelle preuve que, quand notre esprit est imbu +d'un préjugé, il perd la faculté de voir tout ce qui est hors de sa +ligne; ce sont les yeux d'un malade de la jaunisse, qui ne peut voir les +objets que _jaunes_; pourrions-nous bien répondre de notre santé à +nous-mêmes, sur un nombre de sujets? + +Nos Égyptiens s'enquièrent chez quel peuple existe le mot _bêk_; le +hasard veut que dans la langue phrygienne il signifie _pain_, et les +voilà qui concluent qu'il y a liaison intime, affinité naturelle entre +le mot _bêk_ et la substance _pain_: quelle misérable logique! D'abord +le mot _bêk_ a pu exister en d'autres langues; les Égyptiens en ont-ils +fait la recherche chez les Chinois, les Tartares, les Indous, les +Celtes, mêmes chez leurs voisins Arabico-Phéniciens? nous le +trouverions, s'il était nécessaire, certainement avec d'autres sens. +Mais en outre, comment ont-ils pu supposer un mot _naturel_, pour un +objet qui ne l'est pas, qui est _objet d'art_, inventé tardivement, pour +une opération très-compliquée, puisqu'il a fallu semer du froment, le +recueillir, le battre, le moudre, le pétrir, le lever, le cuire pour en +faire du _pain_; ensuite, comment sur un seul mot fonder une opinion +généralisée? comment n'avoir pas continué l'expérience pour en voir le +développement, et surtout la solution de la grande difficulté, celle de +la construction grammaticale? Qui pourra nier qu'à cette époque tous ces +savants n'aient été de _grands enfants_ dans l'art des expériences, dans +l'étude de la nature, dans la science subtile de l'idéologie? + +Prenons acte de ce fait, pour apprécier les connaissances métaphysiques +de l'ancien monde connu à cette époque; nous pouvons croire que les +druides et les brahmanes n'étaient pas plus avancés. + +C'était vers l'an 648, Thalès venait de naître; moins de deux siècles +après, l'an 460, Hérodote était en Égypte, où il recevait cette anecdote +consignée dans des mémoires historiques; il la racontait, quatorze ans +plus tard, à la multitude des Grecs assemblés dans le Cirque Olympique +(vers 446); quarante-six ans plus tard (vers l'an 400), Platon, qui +avait voyagé et séjourné en Égypte, et qui connaissait le livre +d'Hérodote, professait dans son dialogue de Kratyle l'opinion des +savants égyptiens. Ne devient-il pas très-probable que Platon, ici, +comme sur tant d'autres points, n'a été que l'écho des métaphysiciens +d'Égypte? + +Aristote, qui suivit Platon, et qui lui est supérieur en toute branche +de science positive, n'est pas plus avancé ici; dira-t-on qu'il a +implicitement résolu la question de la formation du langage par son +axiome profond et célèbre, _Nihil est in intellectu quod non prius +fuerit in sensu_ (Rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été +dans la sensation)? Sans doute, la conséquence est bien que l'homme seul +a pu inventer les signes de ses idées; qu'aucun agent extérieur n'a pu +lui souffler ou suggérer ces signes quand leurs modèles n'existaient +pas; qu'en un mot le langage est le fruit de son organisation physique, +et de ses conventions artificielles et sociales. Mais quand on voit +combien peu Aristote lui-même a su tirer parti de son grand principe +métaphysique, on ne peut nier que les conséquences n'en soient restées +bien occultes, jusqu'à ce que Locke, il y a cent trente ans seulement, +soit venu les mettre en une évidence qui a paru une création; encore +est-il vrai que malgré qu'après lui l'esprit lumineux des Condillac et +des Tracy ait de plus en plus éclairci le problème, il n'a point encore +reçu tous les développements qu'il requiert. + +L'école d'Alexandrie, qui fut le plus heureux fruit des conquêtes +d'Alexandre, dut produire des recherches et des raisonnements sur nos +questions; mais on a droit de penser qu'elle ne fut que l'écho du passé. + + +§ IV. + +ÉCOLE JUIVE. + +À côté de cette école, je ne dirai pas, naquit, je dis, sortit de son +obscurité l'école juive, qui, loin d'offrir rien de nouveau, ne fit que +reproduire des doctrines surannées. En effet, lorsque la cosmogonie +juive nous parle d'un premier couple humain, crée par _Dieu_, ou par les +_dieux_, elle nous présente d'une manière seulement différente ce que +disent la plupart des autres cosmogonies; et lorsqu'elle ajoute que le +premier homme donna des noms propres à tous les oiseaux du ciel, à tous +les animaux de la terre; comme plusieurs de ces noms, en langue +hébraïque, sont caractéristiques de leurs facultés ou actions et +propriétés, c'est-à -dire, de leur nature, il s'ensuit que l'auteur, ou +les auteurs de cette cosmogonie, ont été dans l'opinion égyptienne que +nous venons de voir, et à laquelle les idées innées de Platon ont du +donner une nouvelle force. Cette induction en acquiert elle-même, quand +les Juifs nous attestent que les sciences égyptiennes ont été la souche +des leurs. + +Je n'aperçois pas une semblable analogie à un autre fait qu'ils nous +citent, relatif encore à la question des langues, je veux dire, celui de +leur _confusion_ à l'occasion de la tour de Babel, c'est-à -dire de la +pyramide de Babylone, qui fut l'observatoire astronomique des prêtres +chaldéens, cité par tous les historiens, comme existant depuis un temps +immémorial. Il m'est d'autant plus nécessaire d'exposer ici le propre +texte, Messieurs, que, par un cas étrange, vous allez voir qu'il se +trouve ne pas porter le sens qu'on lui a donné jusqu'à ce jour. + +«Toute la terre avait une seule _lèvre_ (c'est-à -dire un seul langage, +et un seul parler ou discours), et des hommes partis de l'Orient, +s'établirent dans la vallée de Sennar, et ils se dirent: Pétrissons de +la terre, cuisons des briques; et la brique leur devint pierre, la boue, +mortier; et ils se dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont la +tête soit dans le ciel; faisons-nous un nom (ou un _signal_: le mot +hébreu a les deux sens), afin que nous ne soyons pas dispersés sur la +terre: et Dieu, descendit pour voir cette tour, et il dit: Ce peuple n'a +qu'une lèvre ou langue: rien ne les empêchera d'exécuter leur pensée +(leur projet): descendons, et confondons leur lèvre; qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre; et Dieu les dispersa ainsi, et ils +cessèrent de bâtir leur ville...» + +Voilà , Messieurs, le texte littéral: il veut quelques observations +grammaticales. D'abord, le mot hébreu traduit, la terre (_Ars_, en arabe +_Ard_), n'a pas rigoureusement le sens que les interprètes lui donnent; +ils avouent que les Hébreux n'ont eu aucune idée de la terre _globe_; +que ce peuple a cru confusément qu'elle était une grande île portée sur +l'eau, sans savoir sur quoi portait l'eau; que ce peuple parfaitement +ignorant en toutes choses physiques[45], ne connaissait rien à trois +cents lieues au delà de ses frontières, etc. La vérité est que dans la +langue hébraïque, le mot _terre_ est habituellement pris pour _pays_, +lequel n'a point de terme propre; partout on lit, la _terre_ de Juda, la +_terre_ d'Israël, la _terre_ de Chanaan, la _terre_ d'Égypte, la _terre_ +de Sennar, ce qui ne signifie que _pays_: or, l'on n'a aucun droit de +distinguer en français ou en latin, ce que l'original ne distingue pas; +et si l'on veut raisonner par probabilités naturelles, on ouvre la porte +à un genre de discussions que les interprètes entendent rejeter à leur +gré. + +Secondement, les interprètes et la Vulgate, qui les guide, ont traduit: +«Faisons-nous un _nom_, une renommée, afin que nous ne soyons pas +dispersés». Entre les deux membres de cette phrase, il n'y a aucune +analogie. Je traduis avec le savant Vossius, _faisons-nous un signal_; +ce qui est un des sens reconnus du mot hébreu (_shem_): là , il y a +analogie; un _signal_ élevé, visible de loin, est propre à empêcher la +dispersion. Serai-je hérétique pour ces observations? Je pourrais en +faire encore une sur ce mot: _Dieu descendit_, et de suite il est dit: +_descendons_. Si je ne comprends pas ce surcroît de descente, l'une au +singulier et l'autre au pluriel, serai-je traduit devant un jury +anglais? J'arrive au fond de la question. + +Le narrateur dit que toute la _terre_ ou contrée n'avait qu'une langue, +il ne la spécifie pas cette langue. Quelqu'un a-t-il le droit de +décréter que ce fut l'_hébraïque_? il me semble que non; d'abord parce +que le texte lui-même ne le spécifie pas; 2º parce que dans l'histoire +d'Abraham, ce père de la race hébraïque, lorsque le texte dit _qu'il +naquit dans la terre de Sennar_ (bien connue pour être un pays +_syrien_), qu'ensuite son père l'emmena dans le pays de _Harran_ +(également _syrien_), ce texte donne droit de penser que la langue +nationale de la famille d'Abraham fut le _syrien_ ou _syriaque_, dont, +au temps de Jacob et de Laban, l'existence formelle nous est attestée, +et se continue sans interruption jusqu'à des époques postérieures et +certaines; 3º enfin, parce que l'on peut démontrer historiquement et +grammaticalement que l'hébreu n'est qu'un dialecte phénicien formé +depuis Abraham, par l'incorporation que lui et ses descendants ne +cessèrent de faire à leur naissante et faible tribu, des naturels du +pays où ils s'établirent. + +Je ne prétends point contester aux interprètes, que les constructeurs de +la tour de Babylone aient tout à coup oublié leur langue; je ne me fais +pas juge des possibilités naturelles: une langue peut s'oublier par un +mal subit de cerveau; mais décréter, comme le font nos _infaillibles_, +que ces constructeurs parlèrent tout à coup des langues nouvelles, c'est +ce que je nierais dans un concile, parce que le texte m'y autorise _par +son silence_; il dit nûment: _Confondons leur langage, afin qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre_; or, ceci ne dit pas du tout qu'ils +parlèrent d'autres langues, mais seulement qu'ils cessèrent de se +comprendre; et ils purent cesser par défaut de prononciation, par +bredouillage, par confusion de termes, par emploi involontaire d'un mot +pour l'autre; enfin, d'une manière que l'on n'a ni l'obligation, ni le +droit de spécifier; _ils ne s'entendirent plus_, voilà tout. + +Actuellement, Messieurs, appréciez l'extrême légèreté, la préoccupation +aveugle de tant de docteurs qui ont voulu, qui veulent encore que cet +événement soit la source où il faut chercher l'origine des innombrables +langues qu'a parlées et que parle l'espèce humaine. Lesquels des savants +de Psamméticus ou des nôtres sont les plus aveugles, les plus entêtés de +préjugés? + +Si je trouve à l'ancienne doctrine juive, sur le langage _naturel_, une +analogie, et presqu'une origine profane, je n'assurerai pas que j'en +trouve une semblable au récit historique que je viens de vous présenter; +néanmoins, vous me permettrez une citation qui est du moins singulière; +elle m'est fournie par les historiens de cette même ville de Babylone, +dans un récit que nous a transmis Diodore de Sicile. + +«Après la mort de _Ninus_, fondateur de l'empire _assyrien_, sa femme, +_Sémiramis_, compagne et rivale de sa gloire, voulut, par des actions +étonnantes, surpasser son mari. Ninus avait employé plusieurs années à +bâtir une ville, immense à la vérité, mais qui, placée en pays montueux, +sur un fleuve rebelle (le Tigre), n'était qu'une grande et inerte +bourgade. Sémiramis voulut construire une cité commerciale et militaire, +qui fût à la fois l'entrepôt des marchandises de l'Inde et de la basse +Asie, le boulevard d'un pays riche par lui-même, l'asyle d'une +population nombreuse contre l'invasion de l'ennemi, l'épouvantail des +Arabes du désert, et en même temps le marché nécessaire et opulent qui +les attirât en temps de paix: en un mot, Sémiramis traça le plan de +Babylone; ce fut un carré de douze mille mètres, ou trois lieues de +longueur sur chaque côté, flanqué d'un mur de soixante-quinze pieds de +hauteur, etc. Sémiramis projetant déja d'autres grandes entreprises, +statua que celle-ci ne durerait qu'un an; pour cet effet, elle leva une +corvée de _deux millions_ d'hommes, pris dans la population bigarrée de +son vaste empire, depuis les sources de l'Indus jusqu'à l'Euxin (ou mer +Noire), et depuis le Caucase jusqu'à l'Arabie Heureuse. Qu'on se figure +la sensation, la rumeur que dut causer le spectacle d'une telle +multitude diverse de costumes, de mÅ“urs, et surtout de langages ou de +dialectes dont le nombre a pu passer quatre-vingts ou cent! Qu'on voie +cette multitude, jetée confusément, distribué militairement sur ses +ateliers; occupée principalement à fabriquer l'incroyable quantité de +briques qu'exigèrent de telles murailles, et des quais proportionnés sur +l'Euphrate, et un pont, et deux _châteaux forts_; enfin, une _pyramide_ +appelée _tour_ par les gens du pays, c'est-à -dire par les Arabes +chaldéens, dont le dialecte, comme l'hébreu et le syrien, n'a que le mot +_tour_ pour exprimer tout édifice saillant et élevé[46]. Cette _tour_, +encore subsistante au temps d'Hérodote, et qui, sur _trois cent sept_ +pieds de base, et autant d'élévation, dut être un objet si frappant dans +une plaine rase, ne fut pas un stérile monument comme ceux d'Égypte: ce +fut un magnifique et utile cadeau que l'habile Sémiramis fit aux prêtres +du pays, _les chaldéens_, pour leur servir d'observatoire astronomique, +et favoriser de plus en plus l'étude d'une science qui les avait rendus +célèbres au dehors, et puissants au dedans, sur l'esprit d'un _peuple +conquis_ que cette reine voulait apprivoiser. Qu'on juge de l'étonnement +de ce peuple ignorant et superstitieux, ne connaissant que sa langue +arabe et que le désert qui entourait son île. Supposons que deux ou +trois cents ans après ont eût demandé à de telles gens pourquoi et +comment avait été bâtie cette montagne, il me semble entendre ces Arabes +répondre: + +«Aux temps anciens, il vint du côté de la Perse (qui est l'Orient) des +hommes puissants à qui il prit fantaisie d'élever cette _tour_; ils +voulaient, dit-on, monter au ciel, et cela pour regarder nos dieux +(c'est-à -dire les astres, dieux du temps et du pays); mais la confusion +se mit dans leur langage, _par un pouvoir divin_, et ils furent obligés +de se disperser (comme firent les ouvriers de Sémiramis); en mémoire de +cet événement, cette ville a gardé chez nous le nom de _Babul_, +c'est-à -dire _confusion_[47].» + +Entre ce récit et celui des Juifs, je conviens que plusieurs +circonstances diffèrent, et surtout que des objections chronologiques +peuvent être suscitées contre l'identité; mais en traitant mon sujet +didactique et sec par lui-même, en traversant les plaines arides du +vieil Orient, j'ai pensé, Messieurs, que vous me permettriez de cueillir +une fleur historique pour vous l'offrir en délassement. + + +§ V. + +ÉCOLE CHRÉTIENNE. + +Du sein de l'école juive sortit l'école chrétienne; pendant le premier +siècle, ses disciples, tous illettrés, tous de la classe du peuple, +uniquement livrés à la morale pratique, négligèrent et repoussèrent, +comme futilité, toute étude qui n'eût pas pour but d'obtenir l'autre +vie. Dans le second et troisième siècle, des hommes lettrés, convertis +aux idées nouvelles, y joignirent celles de leur éducation, c'est +presque dire celles de Platon, alors dominantes. Il ne put manquer de +naître bientôt des dissentiments sur toute question abstraite; mais +parce que l'essence du système naissant était la charité fraternelle, +l'égalité des droits, la communauté des biens, tout ce qui n'attaqua +point ces bases fut laissé au libre arbitre; on put disserter sur le +langage d'Adam, savoir s'il fut hébreu ou syriaque; sur la manière dont +il put donner des noms aux animaux sans les connaître; sur la confusion +du langage, sur la prétendue naissance des langues, dont quelques +docteurs voulurent compter soixante-douze, quand d'autres les +réduisaient à quatre, qu'ils nommaient langues mères, etc. + +Un évêque, père de l'Église, put nier cette confusion, comme cause, et +l'admettre seulement comme conséquence de la dispersion, sans en être +moins reconnu pour un saint. (Grégoire de _Nysse_.) + +Cet état de liberté dura jusqu'au commencement du quatrième siècle; +alors se fit une véritable révolution dans la société chrétienne, et +cela par suite des décrets de l'assemblée de Nicée, qui introduisant +dans le régime des fidèles la hiérarchie civile et presque militaire de +l'_empereur_ gréco-romain, changea la démocratie de l'Église primitive +en une oligarchie sacerdotale rapidement devenue despotique. Dès lors il +ne fut plus permis d'établir des raisonnements sans l'approbation des +_supérieurs surveillants_ (epi-scopoi); comme toute opinion devint +affaire de parti, il devint dangereux ou inutile de suivre toute étude +opposée ou étrangère aux passions ou aux volontés des puissants: tout +emploi de la raison humaine fut une acte d'indépendance vis-à -vis des +docteurs qui se constituèrent interprètes de Dieu, qui se firent presque +_dieux parlants_. Tout ce que nous appelons idéologie, étude raisonnable +de l'entendement humain, fut décrédité au point que je pourrais citer +des sentences d'évêques qui ont interdit l'étude de la grammaire: elles +me seraient fournies par un de nos savants confrères à qui je dois ma +remarque. + +On peut dire que cette léthargie de l'esprit humain n'a cessé qu'au +seizième siècle, et cela, par le concours de plusieurs circonstances; +par la prise de Constantinople (1453), qui tout à coup jeta en Europe +une quantité de livres et d'hommes savants; par le désir que firent +naître ces livres de multiplier leurs copies; par la naissance de +l'imprimerie, qui étendit rapidement l'instruction ou le moyen de +l'acquérir; enfin, par l'insurrection de l'Allemagne contre la +théocratie italienne, d'où sont nées des libertés de tout genre, qui +chaque jour ont tendu à développer le bon sens naturel et la raison de +l'homme. + +Parmi les études qui se ranimèrent, celle des langues fut une des +premières, à raison du besoin d'entendre et d'interpréter les livres +anciens. Les esprits curieux ne tardèrent pas d'établir des comparaisons +rendues plus piquantes par leur nouveauté. Le premier essai connu en ce +genre, fut un vocabulaire que l'italien _Pigafetta_ fit imprimer vers +1536, contenant un recueil de mots de divers peuples chez qui il avait +voyagé. Deux travaux plus réguliers, plus importants, le suivirent; l'un +de Guillaume _Postel_, né Français, qui, à la date de 1536, publia en +langue latine, à Paris, son livre intitulé, _Linguarum XII, +characteribus differentium, alphabeti introductio ac legendi modus +facillimus_, avec une dissertation sur l'origine et _l'antiquité_ de +_l'hébreu_, et une comparaison des langues orientales entre elles, et +avec le latin et le français: l'autre, de Teseo _Ambrogio_, né à Pavie, +où il fit imprimer aussi en latin, en 1539, son _Introduction aux +langues chaldaïque, syriaque, arménienne_, et ses remarques sur dix +autres langues. Ces deux productions ont le mérite de présenter les +essais ou tâtonnements de l'art en tout genre. Ambrogio avait eu pour +maîtres des moines syriens, arméniens, abyssins, appelés à Rome par les +largesses des papes: Postel avait voyagé au Levant aux frais du roi de +France; ceci donne un mérite particulier à leur méthode de +prononciation. Dix ans plus tard (1548), le Hollandais Théodore +_Buchmann_, qui a grécisé son nom en celui de _Bibliander_, mit au jour +son livre intitulé, _de Ratione communi omnium linguarum_, etc., où il +prétendit expliquer leurs principes communs par les exemples de dix ou +de douze langues: il faut lui savoir gré d'avoir excité l'émulation de +ses successeurs, en leur ayant présenté le premier essai du _Pater +noster, traduit_ ou _écrit_ en quatorze langues. + +Il serait trop long de citer en détail tous les ouvrages accumulés +depuis lui sur cette matière; il me suffira d'indiquer les principaux +qui suivent: + +En 1558, le livre de Conrad Gesner, intitulé, _Mithridates, seu de +differentiis linguarum_; + +En 1580, le traité de Jean Gorop Békan, intitulé, _Hermathena_, ou +Mercure et Minerve; + +En 1592 et 1593, _Specimen 40 diversarum linguarum et dialectorum_, de +Jérôme Mejeser, avec le _Pater noster_ en cinquante langues; + +En 1610, le fragment de Scaliger, _de Europeorum linguis_; + +En 1613, le Trésor de l'histoire des langues, par Duret; + +En 1616, l'Harmonie étymologique des langues, par Étienne Guichart; + +En 1667, les Prolégomènes de Walton, auteur de la célèbre Polyglotte; + +En 1679, l'_Atlantica_ de Olaüs Rudbek, en même temps que le jésuite +Kirker publiait _sa Tour de Babel_; + +En 1697, le _Glossarium universale hebraicum_, de Thomassin; + +En 1703, le _Pater noster_ en plus de cent langues, par l'anglais +Muller; + +En 1715, le même _Pater_, par Chamberlayne, encore plus étendu et plus +correct. + +À cette époque, l'on avait déja beaucoup fait pour l'érudition; beaucoup +de matériaux étaient rassemblés pour le raisonnement: presque aucun pas +n'était fait encore vers la connaissance de la vérité, parce qu'aucun +pas n'avait été dirigé par un sens droit, libre de préjugé. Tous les +écrivains que j'ai cités, et leurs semblables que j'ai omis, étaient +partis de deux faits principaux, considérés comme indubitables; savoir, +qu'un premier homme, appelé Adam, avait naturellement ou miraculeusement +parlé la langue hébraïque; et en second lieu, qu'un événement, appelé la +confusion de Babel, avait subitement introduit dans le monde une foule +de langues, d'où procédaient toutes les diversités que nous voyons. Les +efforts des savants n'avaient tendu qu'à mieux démontrer l'un et l'autre +fait par des étymologies dont l'abus était d'autant plus grand, que +très-souvent la vraie prononciation des mots était dénaturée. + +En voyant cette unanimité de tant de docteurs, qui ne croirait que +réellement leurs opinions avaient des bases positives? Ici se montre un +nouvel exemple de l'aveuglement invincible que causent les préjugés de +l'éducation, rivés par une autorité _coërcitive_. Vous venez de voir, +Messieurs, qu'au sujet de la confusion et de la dispersion, le texte +original ne disait point ce qu'on lui faisait dire sur l'apparition de +langues nouvelles; eh bien! en scrutant le texte relatif au langage +d'Adam, vous allez voir qu'il n'autorise pas mieux l'idée que ce langage +ait été l'idiome hébraïque. Voici ce texte très-littéral; Genèse, chap. +II, vers. 6: + +«Et Dieu forma l'homme de la poussière de la _terre_; il souffla sur sa +face un souffle de vie, et l'homme devint une _ame_ vivante.» Puis, même +chap., vers. 26: «Et Dieu forma de la terre, toute bête des champs, tout +volatile du ciel, et il les amena à l'homme, pour voir comme il les +nommerait; et tout ce que l'homme nomma est le nom de cette ame vivante; +et l'homme donna des noms à tout gros animal, et à tout volatile du +ciel, et à toute bête des champs.» + +Rien autre que ces passages n'est relatif au langage d'Adam; l'on ne +saurait me citer aucune autre phrase qui y ait trait. Or, il est évident +que ce texte ne décide point qu'Adam ait donné des noms en _langue +hébraïque_: aucune autorité n'a le droit de voir ici plus qu'il ne s'y +trouve: dira-t-on que cela est probable, que cela est conforme au +_raisonnement naturel_? J'accepterai l'arbitrage des probabilités et de +la raison naturelle, si l'on veut l'établir constant; mais par ces +moyens mêmes, je prouverais que ce put, que ce dut être plutôt en langue +syriaque. Toute dispute à part, je m'en tiens au texte; rien n'y est +spécifié; les assertions des savants ne sont que des hypothèses, et les +interprètes ont posé en principe ce qui est en problème; aussi ne +peuvent-ils s'accorder entre eux. + + +§ VI. + +ÉCOLE PHILOSOPHIQUE. OBSERVATION DES FAITS, ÉTABLIE COMME PRÉLIMINAIRE +INDISPENSABLE À TOUTE THÉORIE. + +Ce ne fut que vers 1710, qu'un homme d'un esprit simple et droit, +sortant de la route commune, émit les premières idées judicieuses sur la +manière de poser la question de l'étude des langues; cet homme fut +Guillaume Leibnitz. En lisant dans les Mélanges de Berlin sa +dissertation ou méditation _sur les origines des peuples, déduites +principalement des indices de leurs langues_, on voit qu'il n'osa +heurter de front des préjugés qui ont pour logique ordinaire le sabre ou +le tison. Il prend un circuit ingénieux, mais efficace, pour arriver à +son but; sa doctrine peut se résumer dans les articles suivants: + +«L'étude des langues ne doit pas être conduite par d'autres principes +que ceux des autres sciences exactes. Pourquoi commencer par l'inconnu +afin d'arriver au connu? Le bon sens n'indique-t-il pas d'étudier +d'abord les langues modernes qui nous sont palpables, afin de les +comparer l'une à l'autre, de constater leurs différences ou leurs +affinités, et de passer ensuite aux langues qui les ont précédées dans +les siècles antérieurs, afin de rendre sensibles leur filiation, leur +origine, et par ce moyen remonter d'échelon en échelon aux langues les +plus anciennes, dont l'analyse devra fournir les seules conclusions que +nous puissions nous permettre?» + +L'on voit que Leibnitz proposa aux juges d'un grand procès, de ne pas +prononcer sans avoir examiné les pièces; il est des temps où le cÅ“ur +passionné rejetterait même cette évidence; à son époque on se lassait de +disputes ténébreuses: ce rayon produisit un effet conciliant. L'idée de +Leibnitz est devenue le guide des recherches philologiques qui se sont +multipliées dans le dix-huitième siècle; des voyageurs de toute nation, +des missionnaires de toute secte, ont rivalisé à recueillir des +grammaires et des vocabulaires. Les savants d'Europe ont pu comparer une +foule d'idiomes des tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique, de Tartarie, +et des îles de l'Océan. Il restait à mettre en ordre tous ces matériaux; +la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu, en moins +de trente ans, trois grandes tentatives de cette opération, aussi +honorables pour leurs auteurs qu'instructives pour leur auditoire[48]. + +La première fut celle dont l'impératrice Catherine II traça de sa propre +main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, +dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant pour titre +_Vocabulaire de toutes les langues du monde_, au nombre d'environ deux +cents. J'ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806; je +n'en connaissais que deux volumes in-4º; j'ai appris depuis qu'un +troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez +limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, +plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du +travail, puisque les deux premiers volumes, recueillis jusqu'en Italie, +furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus +beaux présents faits à la philosophie par un gouvernement. + +La seconde tentative a été le livre de l'abbé _don Lorenzo Hervas_, +intitulé: _Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et +classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes_, etc. +L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-8º, dont le premier +est daté de Madrid, l'an 1800, et le sixième, Madrid, l'an 1806. + +Vous rendre, Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue +et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. +Je me bornerai à vous dire que l'auteur, favorisé de beaucoup de moyens +de fortune et de crédit; usant de tous les secours littéraires que lui +procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant +sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude; +jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires +de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans +les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus +justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur +ce qui concerne les éléments grammaticaux, les affinités, les +différences des langues modernes. + +Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux +origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui +imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de +Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la +confusion de Babel n'ait produit la diversité des langues, et qu'il ne +faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque +enfant ou petit-enfant de Noé encore qu'il soit théologiquement +impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence +d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit +permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses +analogues, de regarder comme des noms collectifs de peuples et de +pays, les noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir +comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir +bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, +et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions +systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si +rapproché de nous par son idiome espagnol, n'ait pas été traduit, ou du +moins largement extrait par quelque bon esprit français. + +La troisième tentative a été l'ouvrage allemand intitulé: +«_Mithridates_, ou _Science générale des langues_, avec le _Pater +noster_, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, par +Adelung, conseiller aulique, et bibliothécaire de l'électeur de Saxe». +Le premier volume de cet ouvrage in-8º a paru en 1806 à Berlin, lorsque +se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809: +l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de +trente ans d'études assidues. Une digne suppléant, le savant professeur +_Vater_, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des +matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et enfin, un +volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux +Amériques, le troisième de celles de l'Afrique; les deux premiers de +celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes. Comme je n'ai +pas le bonheur d'entendre l'idiome allemand, je n'ai pu prendre une +connaissance directe de cet important et curieux ouvrage: seulement, +quelques portions de traductions que je me suis procurées, celle entre +autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. +le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative +du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de +points, et surtout en indépendance d'opinions: il a connu quelques +parties du livre espagnol, mais non pas toutes; il envisage son sujet, +moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique +et grammatical; il s'applique surtout à étudier les opérations de +l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on +appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il +ne se tient point lié par la Bible, ni par les récits de la tour de +Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement; la droiture de +son esprit et de son intention inspire le respect. Il est naturel que +sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles; l'on ne +pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, +quelquefois diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce +serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un +volumineux extrait. + +Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un +défaut, un vice radical qui a jusqu'ici entravé la science, et qui, +s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement. Ce vice consiste en +ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par les +Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins +n'ont point les mêmes valeurs; de là , il est résulté qu'un même +vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe, le mexicain, +etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à -fait +différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou +italien ou allemand; les mots deviennent surtout méconnaissables, si, +par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans +la langue du copiste; car, alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt +imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de +lettres qui aggravent la confusion. + +Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée _djim_, qui vaut notre +_dj_; les Allemands, qui n'ont point notre _ja_, ont imaginé de rendre +l'arabe par _dsch_, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, +ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour +peindre le mot arabe _djahs_, une bête de somme, ils écrivent +_dschahhsch_, c'est-à -dire dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, +avec une file vraiment ridicule de lettres _h_. Leurs voyageurs nous +sont inintelligibles en mots géographiques et patronymiques: ils +peuvent en dire autant de nous, et des Anglais, et des Italiens; par +suite de ce vice, le _Pater noster_, qui en hébreu, en syriaque, en +arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations +extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savants +polyglottes une véritable confusion de Babel. + +Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et +poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes et +démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la +_Simplification des langues orientales_, et de _l'Alphabet européen +appliqué aux langues asiatiques_. Les principes sur lesquels mon système +est fondé sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que +ceux de l'algèbre; mais leur application, et l'emploi des lettres +nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront +combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené +des habitudes nouvelles dans une nouvelle génération. + +Maintenant, Messieurs, si vous désirez que je résume les conséquences +des raisonnements et des faits que j'ai eu l'honneur de vous exposer, +vous en trouverez plusieurs, je pense, dignes de votre attention, les +unes par leur importance, les autres par leur nouveauté. D'abord, si +vous considérez d'un côté tout ce que nous avons ignoré jusqu'à notre +époque sur les langues en général (sans parler de ce que nous ignorons +encore); si vous comparez le vaste théâtre géographique des langues +ci-devant inconnues, à l'étroite sphère de celles où nous n'avons cessé +de rouler, vous penserez qu'il ne suffit pas de savoir le grec et le +latin pour raisonner sur la philosophie du langage, pour bâtir de ces +théories que l'on appelle des grammaires universelles; vous sentirez que +notre exclusive admiration du grec et du latin n'est qu'un tribut +irréfléchi payé par notre enfance à la vanité scolastique de nous +instituteurs, qui veulent tout savoir, et à l'orgueil militaire des +peuples anciens, qui tinrent pour non existant ce qu'ils ignoraient. Que +diraient-ils aujourd'hui, ces Grecs et ces Romains si fiers de leurs +idiomes, _issus des dieux_ comme leurs ancêtres, si nous, leur prouvions +que leur latin pélasgique, que leur grec soi-disant autochthone, ne +furent qu'une émanation, qu'un des dialectes de la langue d'une nation +scythique dont le siège ou foyer fut la Boukarie, au nord de l'Indus, et +touchant la Bactriane par les quarante degrés de latitude; que du sein +de cette nation, favorisée d'un, beau ciel et d'un beau sol, et qui +vécut à la fois agricole et pastorale, sortirent, a des époques ignorées +de l'histoire, des essaims de guerriers, qui, comme on a vu plus tard +les Gaulois, comme on a vu ensuite les Tartares de _Tamerlan_ et les +Mongols de _Techinguiz-Kan_, étendirent leurs invasions successives +depuis les plaines du Gange, où leur race persiste, jusqu'aux îles +britanniques, où leurs traces s'aperçoivent encore? Depuis cent ans, le +langage de cette nation scythique, retrouvé par nos savants européens +dans les livres sacrés de l'Inde, sous le nom de _sanscrit_, est de plus +en plus reconnu pour être la base, non seulement d'une infinité de mots, +mais encore du système grammatical d'une foule de langues modernes et +anciennes: de presque tous les dialectes actuels de l'Indostan; de +l'ancien dialecte goth et _moesogoth_, du vieux teuton ou _Deutche_, qui +fut le _Dace_ des Romains; de son dérivé, le plat allemand, d'où +dérivent à leur tour, le hollandais et l'anglo-saxon; enfin de l'ancien +grec lui-même, et de ses collatéraux, l'étrusque et le latin; de manière +que les Pélasgues, si célèbres par leurs migrations, ont du être, comme +les _Tchingares_ (nos Bohémiens), une tribu d'origine _indoscythe_, +chassée à l'ouest par des convulsions guerrières: sans doute ce furent +les descendants de ces Scythes _sanskritiques_, qui, sous le nom grec de +_massagètes_ (équivalant au sanscrit _Maha Sagatai, grands Scythes_), +soutinrent contre les Égyptiens le procès d'antiquité nationale dont +parle Hérodote; et ce fait, lui seul, rend communs aux Scythes les huit +ou neuf mille ans dont les Égyptiens citaient à Solon et Platon, des +preuves que ces hommes célèbres nous attestent être, non des fables, +mais des faits authentiques portant avec eux leurs preuves. + +En résumé, les Grecs si fiers de leur langue et de leur génie, n'ont été +que les cousins germains des Gètes et des Thraces: la situation +géographique a fait la différence; et nos littérateurs dédaigneux, qui +repousseraient cette commune origine, les feraient ressembler à ces +parvenus qui méconnaissent leurs parents. + +Une seconde conséquence, nouvelle et importante, est que désormais il +est prouvé que l'homme seul, par ses moyens naturels, a pu, a dû +inventer plusieurs langues. Cette vérité résulte des différences +tranchantes remarquées entre divers systèmes grammaticaux, dont +quelques-uns sont vraiment bizarres. Les savants philologues s'accordent +à reconnaître plus de trente idiomes originaux ou _langues mères_; or, +il suffit qu'une seule langue soit d'invention humaine, pour conclure +que toutes peuvent l'être: dès lors disparaît le besoin que se fit +l'ignorance des premiers raisonneurs en ce genre, d'appeler les dieux, +les génies à l'éducation primitive de l'homme, et à la suggestion de son +langage. Expliquer ce qu'on ne conçoit point par des moyens encore plus +inconcevables, est un procédé par trop bizarre; imaginer que l'homme +puisse réciter subitement des mots dont il n'a ni l'habitude ni le +besoin, et qui seraient les signes d'idées qui ne sont pas nées, c'est +une autre contradiction qui seule caractérise et les inventeurs et leurs +disciples. + +Du reste, la création naturelle des langues ne doit point alarmer ceux +qui veulent absolument que toutes les races humaines soient issues d'un +seul couple primitif: j'avoue que je n'entends pas mieux l'apparition +naturelle d'un premier couple que de plusieurs; mais comme je ne vois +aucune utilité morale et politique à l'une et à l'autre hypothèse, je +demande la permission de rester indifférent: seulement je remarque qu'en +admettant un seul couple primitif, il a pu arriver, par la suite, que +quelque couple de sourds et de muets ait vécu isolé, et qu'il ait +produit une race bien conformée, qui aurait été contrainte de se faire +une langue. Nier la possibilité de cette invention, c'est prétendre que +tout ce que l'on ne conçoit pas ne peut exister; plus je vieillis, moins +j'ai cette prétention; sans sortir du cours des choses naturelles, il me +semble que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre +le problème; aussi a-t-il été déja tenté deux fois de manière à faire +espérer un succès final; une première fois par le président _de +Brosses_, en son traité de la _Formation mécanique des langues_[49]; une +seconde fois par l'auteur écossais, lord _Munboddo_ et son _Essai sur +l'origine et les progrès du langage_; ce second ouvrage a sur le premier +ce grand avantage, que _Munboddo_ ne s'est pas restreint à la méthode +didactique, comme l'a fait de Brosses; mais il a nourri ses +raisonnements d'une foule d'observations et d'anecdotes curieuses, +fournies par les voyageurs et les historiens sur les peuples sauvages et +les individus trouvés solitaires dans les bois: de manière que sa +théorie prend un coloris animé qui la rend plus persuasive. _Munboddo_ +prouve par des faits que l'homme solitaire n'a ni motif ni moyen de +parler; que le langage naît seulement de l'état social; que ses premiers +éléments sont, 1º les cris ou interjections; 2º les imitations des +bruits naturels, d'où naît l'onomatopée, ou _création des mots_, sur +laquelle vient se greffer la convention de prendre un son pour signe +d'une idée. + +Dès lors que la question de l'origine du langage est expliquée, toutes +ses subséquentes découlent aisément les unes des autres. + +Par exemple, celle de l'accroissement ou extension d'une langue, n'offre +pas de difficulté réelle: l'on conçoit comment, sur un premier canevas +donné, l'esprit humain prolonge de nouvelles lignes dans la direction de +celles qui existent; comment, en acquérant des idées nouvelles, il les +peint par des mots tirés de la même famille; comment il combine les +anciens mots pour en faire de nouveaux: l'étude des étymologies est +démonstrative à cet égard; les procédés des enfants le seraient +également, si au lieu d'en faire des perroquets, nous les laissions un +peu raisonner et parler d'eux-mêmes. + +Une seconde question, l'état stationnaire d'une langue, se conçoit +facilement: en effet, qu'un peuple vive isolé; qu'il ait acquis une +somme d'idées suffisante à ses besoins, à ses habitudes; que par la +nature de son gouvernement il ne puisse étendre la sphère de ses +connaissances: chez un tel peuple, la langue peut subsister des siècles +sans avancer ni reculer; j'en fournirais des exemples au besoin. Cet +état stationnaire et limité est bien plus répandu qu'on ne pense; il a +lieu chez presque tous les peuples montagnards, chez les peuples +pasteurs, s'ils peuvent se préserver des guerres externes; enfin chez +les nations même civilisées, et cela dans les classes et professions où +le temps de l'homme et de la famille est absorbé par les soins de la +subsistance; ces classes ne connaissent de la langue nationale, que la +portion qui leur est nécessaire: amenez un paysan, un ouvrier, dans nos +assemblées scientifiques, vous verrez combien de mots ils ne comprennent +pas; faites-les suivre un raisonnement ou une narration, vous verrez +qu'ils n'ont pas l'usage de plusieurs modes et temps de nos verbes. On +se fait illusion, lorsqu'on parle des nations comme de corps sociaux +homogènes à la manière des corps physiques; elles ne sont que des +confédérations de peuples différents, qui, sous le nom de riches, de +pauvres, de propriétaires, de prolétaires, d'oisifs, de laborieux, ont +des sphères d'idées, et par conséquent des _dictionnaires_ de mots +très-différents. Nous qui en faisons un, ne sentons-nous pas à chaque +instant, qu'à côté de nous il en existe d'autres relatifs aux arts, aux +sciences, aux métiers, tous faisant partie de l'idiome français, et qui +cependant nous sont plus ou moins étrangers? + +Une troisième question, celle de l'altération d'une langue, veut être +divisée en deux branches. + +L'altération par le mélange des mots étrangers: c'est l'effet des +guerres, des invasions, du commerce. Ce mal vient de l'extérieur. + +L'altération par l'amaigrissement, l'appauvrissement, c'est-à -dire, par +l'oubli ou le non emploi des expressions et des tournures élégantes, par +l'introduction des termes et des tournures triviales, de mauvais goût, +de peu de justesse. Ce mal vient de l'intérieur. + +L'altération par mots étrangers, effet des invasions, des conquêtes, est +trop claire pour s'y arrêter; elle est plus ou moins grande, selon +l'affinité ou la dissemblance des deux langues qui se mêlent; elle +devient totale, si leur construction grammaticale est diverse, +c'est-à -dire, si l'exposition des idées marche dans un ordre différent. +Ce cas amène des décompositions du langage existant, d'où sort un +langage nouveau, mixte de ceux qui précèdent. Notre langue française en +a fourni un exemple très-instructif, depuis que l'un de nos savants et +ingénieux confrères[50] a démontré sa formation de toutes pièces, par un +travail fait pour servir de modèle. + +L'altération par appauvrissement intérieur s'explique aisément par un +exemple. + +Lorsqu'en 1789 la nation française concourut par toutes les classes qui +la composent, à nommer ses représentants dans l'assemblée dite +Constituante, les lois et les harangues, pendant trois ans, parlèrent le +français le plus noble et le plus correct. La Convention succéda: vous +savez quel langage parlèrent alors les harangues et les lois? Pourquoi +cette différence? parce que, dans le premier cas, le langage fut celui +des classes cultivées et lettrées; tandis que, dans le second, il fut +celui des classes qui ne connaissaient que le dictionnaire des besoins. +Les choses furent au point, que l'on dut parler un mauvais style, comme +l'on dut porter un mauvais habit de sans-culotte. + +Les éternels Romains, que ramène sans cesse notre éducation de collège, +vont me fournir un autre exemple. + +Dans l'origine, ce peuple est un mélange d'hommes bannis de divers +états de l'Italie, sur un mauvais sol volcanique que personne n'envie; +ils ont un langage où domine le grec mêlé de mots gaulois, phéniciens, +teutons, introduits par les guerres et le commerce; ce langage +s'amalgame, s'identifie par la communauté d'habitude entre ceux qui s'en +servent; il s'augmente d'une génération à l'autre en proportion des +idées nouvelles; Rome s'agrandit, rassemble une croissante population, +qui, par sa concentration, prend bientôt identité de mÅ“urs et de +langage; après la ruine de Carthage, cette population, débarrassée du +souci des guerres, commence à s'occuper de jouissances, à cultiver les +sciences et les arts: la langue se polit et s'adoucit; les +prononciations dures deviennent pénibles à des bouches efféminées et +délicates: on substitue les consonnes douces aux fortes. On dit: +_leguiones_ (legiones) pour _lekiones_; _maguistratus_ pour +_makistratos_; _effugiunt_ pour _exfokiont_; _dictatori alto_ pour +_dictatored altod_[51]. + +Dans cette population partagée en deux nations ou factions rivales (les +plébéiens et les patriciens), leurs forces respectives balancées mettent +chaque citoyen dans le cas d'exprimer librement ses sentiments, ses +pensées: cette liberté donne aux expressions de l'énergie, de l'étendue; +le besoin de persuader perfectionne l'art de présenter les idées; +l'homme devient éloquent parce qu'il est libre; la langue acquiert son +maximum de perfection; l'esprit produit ses chefs-d'Å“uvre. Bientôt +survient un changement dans l'état des choses et dans la forme du +gouvernement: les riches se sont unis pour opprimer, ils se divisent +pour régner. Du sein des rivaux s'élève un maître; Rome tremble devant +l'_imperator_ entouré de soldats licteurs; les courages ont été brisés +par les proscriptions; la terreur est maintenue par les délations. Que +deviendra le langage? l'homme n'a plus de sentiments généreux à +manifester, plus d'idées hardies ou justes à émettre; ses expressions +vont devenir incertaines, timides, tortueuses, même fausses et +menteuses; ses phrases seront maniérées, embarrassées; son style n'aura +de couleur que pour l'adulation et le panégyrique: on croira la langue +appauvrie; ce sera le cÅ“ur et l'esprit. Les barbares viendront; leur +langage se mêlera au latin, la confusion suivra, et ce ne sera qu'avec +le temps que l'on verra naître un amalgame nouveau et bizarre. + +Une dernière question, celle de la disparition, de la perte totale d'une +langue, trouve un exemple singulier dans le récit d'un voyageur que je +crois Pallas: deux hordes tartares étaient en guerre; l'une surprit +l'autre, elle extermina tous les mâles, et garda seulement les petits +enfants et les femmes, comme un moyen d'accroître promptement sa +population; les femmes des vaincus ne surent ou ne voulurent pas +apprendre la langue de leurs maîtres; les enfants qui naquirent, élevés +dans la langue des mères, la conservèrent de préférence, et par un cas +singulier, la langue des vaincus supplanta, en deux générations, la +langue des vainqueurs. + +Mais il est bien temps de terminer ces considérations tracées à la hâte; +je pense avoir prouvé que l'étude des langues fut à peu près nulle chez +les anciens, que chez les modernes elle a d'abord été remplie de +préjugés et d'erreurs; qu'elle n'a commencé d'être réellement +philosophique, c'est-à -dire conforme au sens droit et à l'indication des +faits, que depuis un siècle; que de nombreux matériaux se trouvent enfin +rassemblés; mais qu'il reste encore beaucoup à faire pour en construire +un édifice régulier qui nous présente la théorie et la pratique, +s'appuyant et s'expliquant réciproquement; enfin, comme dans l'écrit +même que j'ai l'honneur de vous soumettre, je ne puis me dissimuler +quelques lacunes, et que je dois y soupçonner d'involontaires erreurs, +il devient une nouvelle preuve de cette expérience nationale dont nous +devons nous faire le reproche, relativement à cette branche de +connaissances: heureux s'il devenait un motif d'émulation, et si +l'Académie française en prenait occasion de délibérer sur les moyens de +répandre parmi nous l'élite ou du moins les principaux résultats des +ouvrages qui honorent et enrichissent l'esprit de nos voisins. + + +FIN. + + +NOTES: + +[1] Quelques jours avant de mourir, M. de Volney avait commencé +l'histoire de sa vie; tout ce qui est marqué par des guillemets, est +copié sur des notes écrites au crayon, et qui furent trouvées parmi ses +papiers. + +[2] La Chambre des Pairs, l'Académie. + +[3] ChassebÅ“uf. + +[4] À peu près 6,000 fr. + +[5] Suard, Vie du Tasse. + +[6] Moniteur du 28 mai 1789. + +[7] Moniteur du 20 mai 1790. + +[8] En 1791. + +[9] Pastoret, Discours de réception à l'Académie. + +[10] _Voyez_ page 355. + +[11] En juin 1798. + +[12] Laya, Discours de l'Académie. + +[13] Espèce de renard qui ne vague que pendant la nuit. + +[14] D'après les calculs de Josèphe et de Strabon, la Syrie a dû +contenir dix millions d'habitants; elle n'en a pas deux aujourd'hui. + +[15] Le dragon Bel. + +[16] En 1782, à la fin de la guerre d'Amérique. + +[17] La fatalité est le préjugé universel et enraciné des Orientaux: +CELA ÉTAIT ÉCRIT, est leur réponse à tout; de là leur apathie et leur +négligence, qui sont un obstacle radical à toute instruction et +civilisation. + +[18] Voyez la planche II, qui réprésente une moitié de la terre. + +[19] L'Afrique. + +[20] La Méditerranée. + +[21] Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les Recherches +nouvelles sur l'Histoire ancienne, tom. II. + +[22] Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son prophète. + +[23] Luther et Calvin. + +[24] Les saducéens et les pharisiens. + +[25] Quand un sectateur de Chiven entend prononcer le nom de Vichenou, +il s'enfuit en se bouchant les oreilles et va se purifier. + +[26] Ces paroles sont le sens et presque le texte littéral du premier +chapitre du Qôran. + +[27] Ce sont ces deux grands partis qui divisent les musulmans. Les +Turks ont embrassé le second, les Persans le premier. + +[28] Voyez à ce sujet le tome I des Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne, où cette question est développée à fond, depuis le chapitre V. + +[29] Les nuits de six mois. + +[30] Alitz, en phénicien ou hébreu, signifie dansant et joyeux. + +[31] Å’il et soleil s'expriment par un même mot dans la plupart des +anciennes langues d'Asie. + +[32] Du latin _lex_, _lectio_: Alcoran signifie aussi la lecture, et +n'est qu'une traduction littérale du mot loi. + +[33] C'est de ce mot _habitudes, actions répétées_, en latin _mores_, +que vient le mot moral et toute sa famille. + +[34] Domestique vient du mot latin _domus_, maison. + +[35] _Oico-nomos_, en grec, bon ordre de la maison. + +[36] _Æquitas_, _æquilibrium_, _æqualitas_, sont tous de la même +famille. + +[37] Cet écrit est le texte original sur lequel fut faite la traduction +anglaise, publiée à Philadelphie en ventose an 5. + +[38] Volney se contente de rappeler cette assertion du docteur et +dédaigne de la réfuter. Il n'y répondit, plusieurs années après, que par +la publication de ses savans ouvrages sur les langues orientales. +(_Note de l'éditeur._) + +[39] Le docteur Priestley était de la secte des Quakers. + +[40] Quand vous jeûnez n'affectez pas la tristesse des hypocrites, qui +se rendent le visage pâle et défait, afin que les hommes remarquent +qu'ils jeûnent: + +Mais, quand vous jeûnez, parfumez-vous la tête et lavez-vous le visage. +_Saint Matthieu_, chap. VII, vers. 16 et 17. + +[41] Le docteur N..., théologien, et le docteur Black, chimiste, étaient +au café à Edimbourg. On jeta sur la table une nouvelle brochure +théologique du docteur Priestley: «En vérité, dit le docteur N..., cet +homme ferait mieux de s'en tenir à la chimie; car, d'honneur, il +n'entend rien en théologie. Pardonnez-moi, répondit le docteur Black, il +est prêtre, il fait son métier; car, de bonne foi, il n'entend rien en +chimie.» + +[42] Le docteur Priestley lui-même, qui _donna_ un sermon au profit des +_immigrants_, comme les comédiens donnent une pièce au profit des +pauvres. + +[43] «Et que m'en revient-il ici (de mes travaux de ministre +évangélique), si ce n'est peut-être de m'attirer le mépris _de gens +tels_ que M. Volney, qu'à la vérité cependant je me sens assez capable +de supporter?» + +Ce langage est d'autant plus étrange, que dès long-temps M. Priestley +n'avait reçu de ma part que des honnêtetés. En 1791 je lui adressai un +mémoire sur la chronologie, à l'occasion des tableaux qu'il avait +publiés: pour toute réponse il m'injuria en 1792..... Après m'avoir +injurié, me trouvant ici l'hiver dernier, il me fit prier à dîner chez +son hôte et ami M. Russell; après m'avoir fait beaucoup de politesses à +ce dîner, il m'invective de nouveau dans un pamphlet; après m'avoir +invectivé, il me rencontre dans la rue de Spruce, veut me prendre la +main comme à un ami, et il parle de moi sous ce nom en grande compagnie. +Je demande au public, qu'est-ce que le docteur Priestley? + +[44] Elle dura cinq quarts d'heure. + +[45] Voyez les _Commentaires_ de dom Calmet. + +[46] _Tour_, en arabe et en hébreu _bourdj_ et _bourg_; d'où viennent +l'allemand et l'anglais, _burg_, _borough_, et le français, _bourg_, par +la raison que les _tours_ ou _clochers_ ont toujours été le signal d'un +lieu habité. + +[47] _Babil_, en français, est bien analogue; et en égyptien, le mot +_barbar_ on _berber_, pour désigner l'homme étranger, semble n'être que +l'équivalent de _babul_, comme signe d'un _bredouillage_ qu'on ne +comprend pas. + +[48] Je ne parle point de celle de _Court de Gébelin_, qui appartient +plutôt aux romans qu'à la science. + +[49] Publié en 1765; 2 vol. in-12. _Voyez_ chap. VI, t. 1 + +[50] M. Raynouard, dans ses _Recherches sur l'origine et la formation de +la langue romane_, etc. (Chez Firmin-Didot, rue Jacob). + +[51] Vieux latin de la deuxième guerre punique. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome I, by +Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + +***** This file should be named 27931-0.txt or 27931-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/9/3/27931/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres, Tome I + Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. + +Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +Release Date: January 29, 2009 [EBook #27931] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +OEUVRES DE C. F. VOLNEY. + +DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE. + +TOME I. + +LES RUINES, OU MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES. + +PAR C. F. VOLNEY, + +COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, HONORAIRE DE LA +SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE À CALCUTA. + +PARIS, PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE. FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES +AUGUSTINS. + +M DCCC XXVI. + +IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, + +RUE JACOB, Nº 24. + + + + +TABLE + +DES MATIÈRES + +CONTENUES DANS CE VOLUME. + +NOTICE sur la vie et les écrits de C. F. Volney.... Pag. i + + +LES RUINES. + +INVOCATION. 1 + +CHAPITRE Ier.--Le voyage. 3 + +CHAP. II.--La méditation. 6 + +CHAP. III.--Le fantôme. 12 + +CHAP. IV.--L'exposition. 19 + +CHAP. V.--Condition de l'homme dans l'univers. 26 + +CHAP. VI.--État originel de l'homme. 29 + +CHAP. VII.--Principe des sociétés. 31 + +CHAP. VIII.--Source des maux des sociétés 34 + +CHAP. IX.--Origine des gouvernements et des lois. 36 + +CHAP. X.--Causes générales de la prospérité des anciens états. 40 + +CHAP. XI.--Causes générales des révolutions et de la ruine des + anciens états. 46 + +CHAP. XII.--Leçons des temps passés répétées sur les temps présents. 58 + +CHAP. XIII.--L'espèce humaine s'améliorera-t-elle? 76 + +CHAP. XIV.--Le grand obstacle au perfectionnement. 86 + +CHAP. XV.--Le siècle nouveau. 92 + +CHAP. XVI.--Un peuple libre et législateur 98 + +CHAP. XVII.--Base universelle de tout droit et de toute loi. 101 + +CHAP. XVIII.--Effroi et conspiration des tyrans 104 + +CHAP. XIX.--Assemblée générale des peuples 108 + +CHAP. XX.--La recherche de la vérité 114 + +CHAP. XXI.--Problème des contradictions religieuses 127 + +CHAP. XXII.--Origine et filiation des idées religieuses 160 + + § Ier. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments + et des puissances physiques de la nature 166 + + § II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme 170 + + § III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie 175 + + § IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme 187 + + § V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde 193 + + § VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de + l'univers sous divers emblèmes 197 + + § VII. Septième système. Culte de l'AME DU MONDE, + c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de + l'univers 202 + + § VIII. Huitième système. MONDE-MACHINE: culte + du Démi-Ourgos, ou Grand-Ouvrier 204 + + § IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde + (You-piter) 208 + + § X. Religion de Zoroastre 209 + + § XI. Brahmisme, ou système indien 210 + + § XII. Boudhisme, ou système mystique 211 + + § XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil 212 + +CHAP. XXIII.--Identité du but des religions 222 + +CHAP. XXIV.--Solution du problème des contradictions 236 + + +LA LOI NATURELLE. + +AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR 247 + +CHAP. PREMIER.--De la loi naturelle. 249 + +CHAP. II.--Caractères de la loi naturelle 253 + +CHAP. III.--Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme. 260 + +CHAP. IV.--Bases de la morale, du bien, du mal, du péché, du crime, + du vice et de la vertu. 266 + +CHAP. V.--Des vertus individuelles. 270 + +CHAP. VI.--De la tempérance. 273 + +CHAP. VII..--De la continence. 277 + +CHAP. VIII.--Du courage et de l'activité. 281 + +CHAP. IX.--De la propreté. 285 + +CHAP. X.--Des vertus domestiques. 287 + +CHAP. XI.--Des vertus sociales; de la justice. 293 + +CHAP. XII.--Développement des vertus sociales. 297 + +NOTES servant d'éclaircissements et d'autorités à divers + passages du texte. 308 + +LETTRE DE VOLNEY AU DOCTEUR PRIESTLEY. 353 + +DISCOURS SUR L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE DES LANGUES. 371 + +AVERTISSEMENT. 373 + + § Ier. Nouveauté de cette étude chez les modernes: + ignorance absolue des anciens à cet égard. 375 + + § II. École grecque: systèmes établis avant les faits observés. 378 + + § III. École égyptienne. 380 + + § IV. École juive. 385 + + § V. École chrétienne. 394 + + § VI. École philosophique: observation des faits, établie comme + préliminaire indispensable à toute théorie. 401 + +FIN DE LA TABLE. + + + + +NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE C.-F. VOLNEY. + + Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à + la raison elle-même. + + KANT. + + +On a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres +était tout entière dans ses écrits. + +Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être +l'histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction +de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges +des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les +notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des +hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par +l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle, les +détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de +l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, +qu'une étude approfondie du coeur de l'homme. Les actions des héros qu'on +se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à +atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes +qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action +d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution +rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout +est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la +persévérance y conduit. + +Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de +toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse +sévère des moeurs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que +l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir +plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que +par les douces images des vertus privées. + +L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est +à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les +malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une +philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions +singulières. Le citoyen de Genève, qui consacre ses veilles au bonheur +des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des +préjugés, il n'ose les braver; ce _coeur sensible_ est sourd aux cris de +la nature, et cet _esprit fort_ est sans cesse tourmenté par les +fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de +son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, +sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, +qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le +chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité +sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les +citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de +la nature de l'homme. + +Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont +jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est +de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe +éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute +l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que +de l'idée d'avoir hâté celui des hommes[1]. + +«Les registres publics[2] constatent que M. de Volney est né le 3 +février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il +reçut les prénoms de _Constantin-François_. Son père déclara dès ce +moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille[3], +d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments +dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux +dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il +l'appela _Boisgirais_, et c'est sous ce nom que le jeune +Constantin-François a été connu dans les colléges. + +«Son père, _Jacques-René Chasseboeuf_, devenu veuf deux années après la +naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et +d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la +profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit +dans toute la province. + +«Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de +ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans +cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute +espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé +au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa +santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate. + +«Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit +collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire +de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de +beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il +devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa +classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en +eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze +jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des +premières places, qu'il ne quitta plus.....» + +Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y +était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne +parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin +souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son +père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette +sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est +forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et +aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades +n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs +parents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les +mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie +qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit +vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le +voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que +surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chasseboeuf à +retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers. + +Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous +ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne +s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses +classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le +souvenir dans ce collége. + +Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, +brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir +d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de +s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre +compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même. + +À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de +ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas +suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement +réfléchi, et voulant tout voir par lui-même avant de se fixer, +Constantin se rendit à Paris. + +Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette +ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de +se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: +il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il +lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à +une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie. + +Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait +désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué +pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, +quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui +répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui +paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en +effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois +féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La +médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au +bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se +plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de +ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le +physique de l'homme. Mais ce n'était pas vers ce seul but que se +dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, +ses lectures instructives; et passant ainsi dans le travail un temps que +tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit +un fonds immense de connaissances en tout genre. + +Il suivit ses cours pendant trois années; ce fut dans cet intervalle +qu'il composa un Mémoire sur la Chronologie d'Hérodote, qu'il adressa à +l'Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en +opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume; notre jeune savant +soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu'il avait +raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s'étaient, +il est vrai, glissées dans son ouvrage; mais plus tard, instruit par de +longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses +_Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne_; quoi qu'il en soit, ce +Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce +qu'il y avait alors de plus célèbre à Paris. + +Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit +faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame +Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se +réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. +Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin +fréquentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les +brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en +plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à +quelque chose de plus élevé. + +Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie +n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un +essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique +succession lui échut:[4] il résolut d'en employer l'argent à +entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna +les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: +il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie. + +De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches +et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir +où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, +il quitta Paris, et se rendit chez son oncle. + +Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, +mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura +d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les +forces qu'il lui fallait pour la parcourir. + +Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire à pied des voyages de +plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans +prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des +murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer +exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt +il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le +montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à +mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps +à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; +on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi +à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie. + +Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand +dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le +cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine +lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des +pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages +sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet +qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de +l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui +distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,[5] +c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les +objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de +son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce +d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire +par les obstacles qui s'opposent à son développement.» + +Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient +d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; +déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, +et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de +sa gloire. + +Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son +père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. +Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle +l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et +lui proposa enfin celui de _Volney_. Constantin le prit, et ce fut pour +l'immortaliser. + +Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé +de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille. + +Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière +des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un +fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à +quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il +s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne +pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et +peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit +chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se +hâta de s'éloigner. + +Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se +trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient. + +À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa +quelques mois à observer les moeurs et les coutumes d'un peuple si +nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière +qu'il voulait parcourir. + +En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait +non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser +l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et +cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes +mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et +tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et +il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue +arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue +parmi nous. Pour surmonter ce nouvel obstacle, le jeune voyageur eut le +courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent +arabe situé au milieu des montagnes du Liban. + +Là, il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant +plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des +grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être +son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et +conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues +orientales. + +Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à +s'informer des moeurs des Arabes, des variations du climat et des +diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux +habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que +despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là, comme en Europe, +il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le +fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de +leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et +l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa +mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de +l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler +une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que +pour bien mériter d'elle. + +Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il +prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient +accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour +différents chefs de tribu, il commença son voyage. + +Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel +il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de +lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce +présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney +lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien +venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton +guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon +fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» +Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de +franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à +observer religieusement les lois de l'hospitalité, et combien ces hommes +que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta +six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs +exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre. + +Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et +lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance: «Mais +pourquoi es-tu venu ici? lui dit-il.--Pour voir la terre et admirer les +oeuvres de Dieu.--Ton pays est-il beau?--Très-beau.--Mais y a-t-il de +l'eau dans ton pays?--Abondamment; tu en rencontrerais plusieurs fois +dans une journée.--Il y a tant d'eau, et TU LE QUITTES!» + +Lorsqu'ensuite Volney leur parlait de la France, ils l'interrompaient +souvent pour témoigner leur surprise de ce qu'il avait quitté un pays où +il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et +brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons +Arabes; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois +ou quatre dattes et d'une poignée de riz par jour: il avait tellement à +souffrir de la faim et de la soif qu'il se sentait souvent défaillir. Il +prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur +amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et +ne le quittèrent qu'après l'avoir prié plusieurs fois de venir les +revoir. + +Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une +hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute +l'Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces +majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans +ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes +qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd'hui si arides. + +Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d'après +les opinions d'autrui; il voulait voir par lui-même, et il voyait +toujours juste, parce que, sans passions et sans préjugés, il ne +désirait et ne cherchait que la vérité. + +Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un +prodige lorsqu'on vient à songer à la modique somme qu'il avait pour +l'entreprendre. Il ne l'y dépensa pas tout entière, car à son retour il +possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas +fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, +où tout se paie au poids de l'or! Mais c'est que Volney fréquentait peu +la société des villes; il était presque continuellement en voyage, et il +voyageait avec la simplicité d'un philosophe et l'austérité d'un Arabe. +Toujours à la recherche de la vérité, il avait renoncé à la trouver +parmi les hommes; il suivait avec avidité les traces des temps anciens +pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes +pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se +complaire au milieu des tombeaux. Là il s'abandonnait à des rêveries +profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs +passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes; il +s'accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer +d'un oeil tranquille cet horrible abîme où vont s'engouffrer les empires +et les générations, où vont s'évanouir les chimères des hommes. C'est là +qu'il apprit à mépriser ce qu'il appelait les _niaiseries humaines_, +qu'il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, +et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions. + +Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son +retour par la publication de son _Voyage en Égypte et en Syrie_. Jamais +livre n'obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. +Il valut à son jeune auteur l'estime des gens instruits, l'admiration de +ses concitoyens et une célébrité européenne: il en reçut des marques +flatteuses. + +Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte à +Catherine II, eut l'obligeante attention de le faire au nom de Volney. +L'impératrice fit offrir à l'auteur une très-belle médaille en or; mais +lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la +France, Volney se hâta d'écrire à Grimm la lettre suivante en lui +renvoyant la médaille: + +Paris, 4 décembre 1791. + +«MONSIEUR, + +«La protection déclarée que S. M. l'impératrice des Russies accorde à +des Français révoltés, les secours pécuniaires dont elle favorise les +ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le +monument de générosité qu'elle y a déposé. Vous sentez que je parle de +la médaille d'or qu'au mois de janvier 1788 vous m'adressâtes de la part +de S. M. Tant que j'ai pu voir dans ce don un témoignage d'estime et +d'approbation des principes politiques que j'ai manifestés, je lui ai +porté le respect qu'on doit à un noble emploi de la puissance; mais +aujourd'hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, +de quel oeil pourrai-je l'envisager? Comment souffrirai-je que mon nom se +trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la +France? Sans doute l'impératrice est trompée, sans doute la souveraine +qui nous a donné l'exemple de consulter les philosophes pour dresser un +code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l'_égalité_ et la +_liberté_, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser +les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés; sans doute +Catherine II n'a point entendu épouser la querelle des champions iniques +et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles +passés; sans doute, enfin, sa religion séduite n'a besoin que d'un rayon +pour s'éclairer; mais en attendant, un grand scandale de contradiction +existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le +partager: veuillez donc, monsieur, rendre à l'impératrice un bienfait +dont je ne puis plus m'honorer; veuillez lui dire que si je l'obtins de +son estime, je le lui rends pour la conserver; que les nouvelles lois de +mon pays qu'elle persécute ne me permettent d'être ni ingrat ni lâche, +et qu'après tant de voeux pour une gloire utile à l'humanité, il m'est +douloureux de n'avoir que des illusions à regretter. + +«C.-F. VOLNEY.» + +Le succès brillant qu'obtint le _Voyage en Égypte et en Syrie_, ne fut +pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu'aux circonstances ou à la +faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester +l'exactitude des récits et la justesse des observations, le plus +remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la +_Relation de la campagne d'Égypte_: «Les aperçus politiques sur les +ressources de l'Égypte, dit-il, la description de ses monuments, +l'histoire des moeurs et des usages des diverses nations qui l'habitent, +ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur +qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après +lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte; c'est le seul +qui ne les ait jamais trompés.» + +Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour +remplir les fonctions difficiles et importantes de directeur général de +l'agriculture et du commerce en Corse; il se disposait à se rendre dans +cette île, lorsqu'un événement inattendu vint y mettre obstacle. + +La France, fatiguée d'un joug imposé par de mauvaises institutions, +venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les +coeurs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les +lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres +de l'ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney +fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie. + +Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s'empressa de donner +sa démission de la place qu'il tenait du gouvernement, ne regardant pas, +disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l'indépendante +dignité de mandataire du peuple. + +Il prit part à toutes les délibérations importantes, et, fidèle à son +mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés +publiques. + +_Malouet_ ayant proposé[6] de se réunir en comité secret afin de ne +point discuter devant des étrangers: «Des étrangers! s'écria Volney, en +est-il parmi nous? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous +ont nommés députés, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos +concitoyens? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés +sur vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs +fondés de pouvoirs? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards +lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos +pensées?...... Ah! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous +inspire, nous anime! elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime +sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le +lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déja pu +corrompre.» + +Il fut un des premiers à provoquer l'organisation des gardes nationales; +celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la +première année. + +Il prit part aux nombreux débats qui s'élèverent lorsqu'on agita la +proposition d'accorder au roi l'exercice du droit de paix et de +guerre[7]. + +«Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et +vous n'avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les +peuples..... + +«Jusqu'à ce jour l'Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur +apparente et de misère réelle: on n'y comptait que des maisons de +princes et des intérêts de familles; les nations n'y avaient qu'une +existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des +troupeaux; pour les menus plaisirs d'une fête, on ruinait une contrée; +pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses +avantages naturels; la paix du monde dépendait d'une pleurésie, d'une +chute de cheval; l'Inde et l'Amérique étaient plongées dans les +calamités de la guerre pour la mort d'un enfant, et les rois, se +disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.» + +Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces +mots: + +«La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune +guerre tendante à accroître son territoire.» + +Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et +l'assemblée se hâta d'en consacrer le principe dans la loi qui +intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, +on s'occupa de la vente des domaines nationaux; Volney publia dans le +Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes: + +«La puissance d'un état est en raison de sa population; la population +est en raison de l'abondance; l'abondance est en raison de l'activité +de la culture, et celle-ci en raison de l'intérêt personnel et direct, +c'est-à-dire de l'esprit de propriété: d'où il suit que plus le +cultivateur se rapproche de l'état passif de mercenaire, moins il a +d'industrie et d'activité; au contraire, plus il est près de la +condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces +et les produits de la terre et la richesse générale de l'État.» + +En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive +naturellement à cette conséquence, qu'un État est d'autant plus puissant +qu'il compte un plus grand nombre de propriétaires, c'est-à-dire, une +plus grande division de propriétés. + +Jamais aucune assemblée législative n'avait offert une plus belle +réunion d'orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se +pressaient en foule à la tribune; tous brûlaient du désir de soutenir la +cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier +droit des peuples. + +Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une +discussion relative au clergé:.... _Je vois d'ici la fenêtre d'où la +main sacrilège d'un de nos rois_, etc.;..... mais peu de personnes +savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés +assiégeaient les degrés de la tribune nationale. «Vous aussi! dit +Mirabeau à Volney qui tenait un discours à la main.--Je ne vous +retarderai pas long-temps;--Montrez-moi ce que vous avez à dire.... Cela +est beau, sublime;.... mais ce n'est pas avec une voix faible, une +physionomie calme, qu'on tire parti de ces choses-là; donnez-les moi.» +Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en +tira un des plus grands effets qu'ait jamais produits l'éloquence. + +C'était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux +intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l'instruction +de ses concitoyens. + +Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, +Volney reconnut qu'il n'y avait que la raison qui pût terrasser le +despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, +il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de +l'ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des +premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il +avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un +fanatisme aveugle; il avait vu les peuples d'autant plus ignorants +qu'ils étaient plus religieux, d'autant plus esclaves et victimes de +préjugés absurdes qu'ils étaient plus attachés à la foi mensongère de +leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans +d'épaisses ténèbres; il conçut le hardi projet de les éclairer du +flambeau de la saine philosophie. C'était s'imposer la tâche de saper +jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des +superstitions; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les +prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler +enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita long-temps ce sujet +important, et publia[8] le fruit de ses réflexions sous le titre de +_Ruines_, ou _Méditation sur les révolutions des empires_. + +Dans ce bel ouvrage[9] «il nous ramène à l'état primitif de l'homme, à +sa condition nécessaire dans l'ordre général de l'univers; il recherche +l'origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, +remonte jusqu'aux principes de l'élévation des peuples et de leur +abaissement, développe les obstacles qui peuvent s'opposer à +l'amélioration de l'homme.» En philosophe habile, en profond connaisseur +du coeur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides; il +sait captiver l'attention et s'attacher à rendre attrayante l'austère +vérité; il anime ses tableaux. Tout-à-coup il dévoile à nos regards une +immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée +générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes +religieuses sont en présence; c'est un combat terrible de la vérité +contre l'erreur. Il dépouille d'une main hardie le fanatisme de son +masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes +sacriléges; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, +établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et +s'appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. +Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse; et comme +la tête de Méduse, son nom seul frappe d'effroi tous les oppresseurs, et +réveille l'espoir dans le coeur des opprimés. Le premier élan des peuples +éclairés est pour la vengeance; mais le sage législateur calme leur +fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la _liberté_ +n'existe que par la _justice_, ne s'obtient que par la _soumission aux +lois_, et ne se conserve que par l'_observation de ses devoirs_. + +Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu'auraient sur +nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques +soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise +d'un grand avantage public et privé, d'établir dans la Méditerranée la +culture des productions du tropique; et parce que plusieurs plages de la +Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 +pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons +de coton avaient déja réussi, il conçut le projet d'y cultiver et de +susciter par son exemple ce genre d'industrie. + +Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, +près d'Ajaccio; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et +bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus +que tout autre pays, pourrait prétendre à l'indépendance commerciale, +puisque déja si riche de ses propres produits, elle pourrait encore +offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n'était pas seulement vers +l'amélioration de l'agriculture que se dirigeaient les efforts de +Volney: il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait +sans doute égalé l'importance, si nous en jugeons toutefois par les +fragments qu'il en a laissés. + +Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney +d'interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la +Confina, que l'auteur des Ruines appelait ses _Petites-Indes_, fut mis à +l'encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l'assurance +d'une sincère amitié. + +C'est pendant ce voyage en Corse qu'il fit la connaissance du jeune +Bonaparte, qui n'était encore qu'officier d'artillerie. Le jugement +qu'il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut +degré il portait le génie de l'observation. Quelques années après, ayant +appris en Amérique que le commandement de l'armée d'Italie venait de +lui être confié: «Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en +présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur +les épaules d'Alexandre.» + +Cependant la liberté avait dégénéré en licence; l'anarchie versait sur +la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre +à la tribune les principes de la justice et de l'humanité, les +proclamait dans des écrits pleins d'énergie et de patriotisme, et ne +craignit pas de braver les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le +poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits +journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait: + +«Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne +produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!» + +C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme +vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme +_royaliste_, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut +sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor. + +Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau +parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement +réparateur. On donna une forte impulsion à l'instruction publique; une +école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent +choisis parmis les savants les plus illustres. + +L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge +pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, +puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant +l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière +qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la +regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de +leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que +dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des +maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux +qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les +renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour +l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et +s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches +savantes, il ajoutait moins de foi à ces _raconteurs des temps passés_, +qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs +passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens +historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier +dénaturés aujourd'hui? + +Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations +générales, mais approfondies, et qui n'étaient à ses yeux que des +éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La +suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux. + +Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique +orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait +les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa +jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre +marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un +sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau +voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui +l'avaient jadis conduit en Orient. + +«En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein +gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire +la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour +aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que +d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des +connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa +vie d'une auréole de considération et d'estime. + +«En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le +dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de +l'injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de +l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami +sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile +de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.» + +Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, +loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu +chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue +du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était +depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si +difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou +d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par +soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, +comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, +c'est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il +parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le +climat, les lois, les habitants, les moeurs, et lisant dans le grand +livre de la nature les divers changements opérés par la force +toute-puissante des siècles. + +Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote +qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington +ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il +avec distinction, et lui donna-t-il publiquement des marques d'estime +et de confiance. + +Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières +fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué +franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant +d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à +une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que +Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un +gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, +comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On +prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis +qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette +province était un faux calcul politique. + +Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur +Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie +de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. +Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des +Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre +deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il +proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, +quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne +niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation +de Volney, ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse +suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe +français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa +d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus +imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où +il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à +répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette +réponse peu connue[10], il n'opposa aux grossièretés de son adversaire +qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par +le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, +«parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect +religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de +génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment +et d'ignorance.» + +Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux +États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit +ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la +patrie. + +À peine arrivé en France[11], son premier soin fut de renoncer à la +succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il +avait toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait +montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère. + +Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son +Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui +qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue. + +À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée +attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la +liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous +les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout +gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. +Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques +neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où +il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où +il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les +Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l'extension +probable des États malgré leur division sur quelques points; enfin il +aurait cherché à faire sentir l'erreur romanesque des écrivains +modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d'habitants de +la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois +royaumes. Mais cet important ouvrage, dont cependant plusieurs parties +étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de +temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de +disposer; et d'ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de +celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la +crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina +donc à ne publier que le _Tableau du climat et du sol des États-Unis_. + +Le voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce +ne fut qu'avec défiance que Volney publia le résultat des observations +qu'il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien +accueilli que le premier. L'auteur y embrasse d'un coup d'oeil ces vastes +régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d'immenses +forêts; il en trace le plan topographique d'une main hardie; il analyse +avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des +vents est surtout remarquable. «Il n'a pas songé à les personnifier, et +cependant, a dit un écrivain[12], ils prennent dans ses descriptions +animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des +puissances; les fleuves et le continent sont leur empire; ils commandent +aux nuages, et les nuages, comme un corps d'armée, se rallient sous +leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le +théâtre bruyant des combats. L'exposition des marches, des +contre-marches de ces tumultueux courants d'air, qui se brisent les uns +contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent +entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante; tout ce +désordre de l'atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l'ame et +les sens, et les fait tressaillir d'émotions nouvelles devant ces +nouveaux objets de surprise et de terreur.» + +Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne +se borne pas à une simple description des pays qu'il parcourt: il se +livre à des considérations élevées; l'utilité des hommes est toujours le +but de ses recherches. L'étude qu'il avait faite de la médecine lui +donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l'avaient précédé; +il était plus à même de juger du climat, d'analyser la salubrité de +l'air; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune; il en +recherche les diverses causes, et, s'il ne nous indique pas des moyens +de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on +pourrait les prévenir. + +Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses +aventures personnelles; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne +parle même pas des dangers qu'il a courus. Ce n'est cependant qu'exposé +à des périls de toute espèce qu'il a pu voyager dans les pays ravagés de +l'Orient et dans les sombres forêts de l'Amérique. Il avait d'autant +plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, +qu'il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu'indique +la prudence; aussi n'échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En +traversant une des forêts des États-Unis, il s'endormit au pied d'un +chêne; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue +d'un serpent à sonnettes. L'affreux reptile, troublé dans son repos, +s'élance et disparaît parmi les arbres; on n'entendait plus le bruit de +ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à +s'enfuir... + +Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, +en peu d'années, se placer au premier rang des sociétés savantes de +l'Europe. L'illustre voyageur fut appelé à siéger à l'Académie: cet +honneur lui avait été décerné pendant son absence; il y acquit de +nouveaux droits en publiant les observations qu'il avait faites aux +États-Unis... + +Trois années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la France, et +les orages politiques n'étaient pas apaisés: les factions s'agitaient +encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la +scène politique, et chercha dans l'étude des consolations contre les +peines que lui causaient les malheurs de sa patrie. + +À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général +Bonaparte, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années, et que le +mouvement des partis avait fait priver de son grade. «Me voilà sans +emploi, dit-il à Volney; je me console de ne plus servir un pays que se +disputent les factions. Je ne puis rester oisif; je veux chercher du +service ailleurs. Vous connaissez la Turquie; vous y avez sans doute +conservé des relations; je viens vous demander des renseignements, et +surtout des lettres de recommandation pour ce pays: mes services dans +l'artillerie peuvent m'y rendre très-utile. C'est parce que je connais +ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y +rendre. Le premier reproche qu'on vous y fera, sera d'être chrétien: il +sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en +souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman: +faible ressource, la tache originelle vous restera toujours; plus vous +développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de +persécutions.--Hé bien, n'y songeons plus. J'irai en Russie; on y +accueille les Français. Catherine vous a donné des marques de +considération; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez +des amis.--Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations. +D'ailleurs les Français qu'on accueille aujourd'hui en Russie, ne sont +pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre +projet; c'est en France que vos talents trouveront le plus de chances +favorables: plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, +moins une destitution y est durable.--J'ai tout tenté pour être +réintégré; rien ne m'a réussi.--Le gouvernement va prendre une nouvelle +forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l'influence: c'est +mon compatriote, il fut autrefois mon collègue; j'ai lieu de croire que +ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais +l'inviter à déjeuner pour demain: trouvez-vous-y, nous ne serons que +nous trois.» + +Le déjeuner eut lieu en effet; la conversation de Bonaparte frappa +Laréveillère, déja prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain +le général à son collègue Barras; qui le fit réintégrer. + +Une liaison intime ne tarda pas à s'établir entre le vertueux citoyen +qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l'homme +extraordinaire qui devait l'asservir; mais Volney, toujours modéré dans +sa conduite et ses opinions politiques, était loin d'approuver la +pétulante activité de Bonaparte. + +Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous +les coups de l'anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le +surlendemain de cette journée, Bonaparte lui envoya en présent un +superbe attelage qu'il refusa; quelques semaines après, il lui fit +offrir par un de ses aides de camp le ministère de l'intérieur. «Dites +au premier consul, répondit Volney, qu'il est beaucoup trop bon cocher +pour que je puisse m'atteler à son char. Il voudra le conduire trop +vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le +cocher, le char et les chevaux.» + +Malgré cette indépendance de caractère que le consul n'était pas +accoutumé à trouver dans ceux qui l'entouraient, Volney continua près de +deux ans à être admis dans son intimité; il ne tarda pas à s'apercevoir +cependant que l'austérité de son langage commençait à déplaire, et qu'on +voulait surtout en écarter cette familiarité qu'on avait accueillie +jusqu'alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le +côté avantageux d'une mesure avait été trop vanté, et l'intérêt de +l'humanité beaucoup trop négligé: «C'est encore de la cervelle qu'il y a +là!» s'écria Volney en mettant la main sur le coeur du premier consul. + +On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l'occasion de +l'influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il +est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité +d'une extrême circonspection dans cette mesure; mais si ces observations +furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une +partie du mécontentement qu'elles lui inspiraient. Les débats furent +beaucoup plus vifs sur l'expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait +été appelé à la discuter dans un conseil privé, s'y opposa de tout son +pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu'on aurait à +surmonter et tout ce qu'il y aurait encore à craindre, en supposant +qu'on parvînt à s'emparer de l'île. «Admettons, ajouta-t-il, que les +nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la +servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée +s'acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne +activité; eh bien! même dans ces suppositions qui me semblent contraires +aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des +fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd'hui seuls possesseurs des +mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s'emparer de +cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de +sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de +communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le +défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent +connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul +les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait +si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent +commentés et envenimés. + +Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut +la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. +Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en +recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le +titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, +et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on +alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les +mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes +qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux +des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger +sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la +considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge +importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion +dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir +le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle +comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa +réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on +proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette +démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en +fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'était +pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, +apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui +rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire +à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, +Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez +voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme +vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront +prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta +qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres. + +Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, +Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la +campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y +adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à +notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui +existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les +Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces +langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne +tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations +commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, +deviendraient plus fréquentes, plus directes; et bientôt s'établirait +un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un +rapprochement de moeurs, d'usages et d'opinions. + +Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son +premier ouvrage intitulé _Simplification des langues orientales_, fut de +faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce +premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à +Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. +Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite +de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier +plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème +réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen +duquel on pût écrire facilement toutes les langues. + +En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et +magnifique ouvrage de la _Description de l'Égypte_; on devait y joindre +une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double +nomenclature arabe et française: au premier coup d'oeil la chose fut +jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney +fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit +qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de +savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument +public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de +douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut +admis à une grande majorité. + +Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il +continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de +savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua +de présenter des développements nouveaux à sa première idée +philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons +de lui l'_Hébreu simplifié_, l'_Alphabet européen_, un _Rapport sur les +vocabulaires comparés du professeur Pallas_, et un _Discours sur l'étude +philosophique des langues_. + +La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que +Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas +interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens +historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la +chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les +monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, +il publia ses _Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne_. Il y +interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes +par les autres, et, par un système continuel de comparaison, il +parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. +Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est +dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, +et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre +le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est +démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet +ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, +eût suffi pour la gloire de Volney. + +L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses +jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, +et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie. + +«Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois +jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon +imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. +Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des +dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» +reprit Volney, «faites venir un notaire.» + +Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à +son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant +vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne fussent +interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille +francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur +ouvrage sur l'étude philosophique des langues. + +Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont +mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance +fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus +rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie. + +Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à +ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre +heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager +et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait +réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au +plaisir d'être utile. + +Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une +liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et +de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à +Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une +sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui +avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous +eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une +conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni +coûté tant de sang.» + +La modestie et la simplicité de son caractère et de ses moeurs ne +l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne +l'éblouirent pas un instant. «Je suis toujours le même,» écrivait-il à +un de ses intimes amis, «un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps +comme il vient et le monde comme il va; pas encore bien accoutumé à +m'entendre appeler _monsieur le comte_, mais cela viendra _avec les bons +exemples_. J'ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale: +deux colonnes asiatiques ruinées, d'or, bases de ma noblesse, surmontées +d'une hirondelle, emblématique (fond d'argent), _oiseau voyageur, mais +fidèle_, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et +liberté.» + +On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de +disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les +premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l'avouer, n'a pas +toujours été sans fondement; ces dispositions furent quelquefois l'effet +d'une santé trop languissante; peut-être aussi doit-on les attribuer à +cette étude profonde qu'il avait faite du coeur humain, dans le cours de +sa vie politique. «Malheur,» a dit un sage, «malheur à l'homme sensible +qui a osé déchirer le voile de la société, et refuse de se livrer à +cette illusion théâtrale si nécessaire à notre repos! son ame se trouve +en vie dans le sein du néant; c'est le plus cruel de tous les +supplices......» Volney déchira le voile. + +ADOLPHE BOSSANGE. + + + + +INVOCATION. + + +Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux! +c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! +tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du +vulgaire, mon coeur trouve à vous contempler le charme des sentiments +profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions +touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous +consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait +devant les tyrans, proclamiez déja les vérités qu'ils détestent, et qui, +confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, +attestiez le saint dogme de l'ÉGALITÉ. C'est dans votre enceinte, +qu'amant solitaire de la LIBERTÉ, j'ai vu m'apparaître son génie, non +tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de +poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains +les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de +l'éternité. + +Ô tombeaux! que vous possédez de vertus! vous épouvantez les tyrans: +vous empoisonnez d'une terreur secrète leurs jouissances impies; ils +fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous +l'orgueil de leurs palais. Vous punissez l'oppresseur puissant; vous +ravissez l'or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu'il a +dépouillé; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de +soucis le faste du riche; vous consolez le malheureux, en lui offrant un +dernier asyle; enfin vous donnez à l'ame ce juste équilibre de force et +de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En +considérant qu'il faut tout vous restituer, l'homme réfléchi néglige de +se charger de vaines grandeurs, d'inutiles richesses: il retient son +coeur dans les bornes de l'équité; et cependant, puisqu'il faut qu'il +fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use +des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur +l'élan impétueux de la cupidité; vous calmez l'ardeur fiévreuse des +jouissances qui troublent les sens; vous reposez l'ame de la lutte +fatigante des passions; vous l'élevez au-dessus des vils intérêts qui +tourmentent la foule; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples +et des temps, l'esprit ne se déploie qu'à de grandes affections, et ne +conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah! quand le songe +de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne +laissent la trace de l'utilité? + +Ô ruines! je retournerai vers vous prendre vos leçons! je me replacerai +dans la paix de vos solitudes; et là, éloigné du spectacle affligeant +des passions, j'aimerai les hommes sur des souvenirs; je m'occuperai de +leur bonheur, et le mien se composera de l'idée de l'avoir hâté. + + + + + +LES RUINES, OU MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Le voyage. + + +La onzième année du règne d'_Abd-ul-Hamid_, fils d'_Ahmed_, empereur des +_Turks_, au temps où les Russes victorieux s'emparèrent de la Krimée et +plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je +voyageais dans l'empire des _Ottomans_, et je parcourais les provinces +qui jadis furent les royaumes d'_Égypte_ et de _Syrie_. + +Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes +dans l'état social, j'entrais dans les villes et j'étudiais les moeurs de +leurs habitants; je pénétrais dans les palais, et j'observais la +conduite de ceux qui gouvernent; je m'écartais dans les campagnes, et +j'examinais la condition des hommes qui cultivent; et partout ne voyant +que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon coeur +était oppressé de tristesse et d'indignation. + +Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages +désertés, des villes en ruines: souvent je rencontrais d'antiques +monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses; des +colonnes, des aqueducs, des tombeaux: et ce spectacle tourna mon esprit +vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon coeur des +pensées graves et profondes. + +Et j'arrivai à la ville de _Hems_, sur les bords de l'_Oronte_; et là, +me trouvant rapproché de celle de _Palmyre_, située dans le désert, je +résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés; et, après +trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une +vallée remplie de grottes et de _sépulcres_, tout à coup, au sortir de +cette vallée, j'aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus +étonnante: c'était une multitude innombrable de superbes colonnes +debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s'étendaient à perte +de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands +édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la +terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, +de fûts, d'entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d'un +travail exquis. Après trois quarts d'heure de marche le long de ces +ruines, j'entrai dans l'enceinte d'un vaste édifice, qui fut jadis un +temple dédié au _soleil_, et je pris l'hospitalité chez de pauvres +paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du +temple; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer +en détail la beauté de tant d'ouvrages. + +Chaque jour je sortais pour visiter quelqu'un des monuments qui couvrent +la plaine; et un soir que, l'esprit occupé de réflexions, je m'étais +avancé jusqu'à la _vallée des sépulcres_, je montai sur les hauteurs qui +la bordent, et d'où l'oeil domine à la fois l'ensemble des ruines et +l'immensité du désert.--Le soleil venait de se coucher; un bandeau +rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la +Syrie: la pleine lune à l'orient s'élevait sur un fond bleuâtre, aux +planes rives de l'Euphrate: le ciel était pur, l'air calme et serein; +l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraîcheur +naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres +avaient retiré leurs chameaux; l'oeil n'apercevait plus aucun mouvement +sur la terre monotone et grisâtre; un vaste silence régnait sur le +désert; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris +de quelques oiseaux de nuit et de quelques _chacals_...[13] L'ombre +croissait, et déja dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus +que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs.... Ces lieux +solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent +à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité +déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, +tout éleva mon coeur à de hautes pensées. Je m'assis sur le tronc d'une +colonne; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la +main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur +les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde. + + + + +CHAPITRE II. + +La méditation. + + +Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente: ici fut le siége +d'un empire puissant. Oui! ces lieux maintenant si déserts, jadis une +multitude vivante animait leur enceinte; une foule active circulait dans +ces routes aujourd'hui solitaires. En ces murs où règne un morne +silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris +d'allégresse et de fête: ces marbres amoncelés formaient des palais +réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples; ces +galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les +devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa +subsistance, affluait un peuple nombreux: là, une industrie créatrice de +jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait +s'échanger la pourpre de _Tyr_ pour le fil précieux de la _Sérique_, les +tissus moelleux de _Kachemire_ pour les tapis fastueux de la _Lydie_, +l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or +d'_Ophir_ pour l'étain de _Thulé_. + +Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre +squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur +et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a +succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au +murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est +changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le +repaire des fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les +reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux!... Ah! comment +s'est éclipsée tant de gloire! Comment se sont anéantis tant de +travaux!... Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes! ainsi +s'évanouissent les empires et les nations! + +Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée; je me +rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces +contrées; je me peignis l'_Assyrien_ sur les rives du _Tigre_, le +_Kaldéen_ sur celles de l'_Euphrate_, le _Perse_ régnant de l'_Indus_ à +la _Méditerranée_. Je dénombrai les royaumes de _Damas_ et de +l'_Idumée_, de _Jérusalem_ et de _Samarie_, et les états belliqueux des +_Philistins_, et les républiques commerçantes de la _Phénicie_. Cette +_Syrie_, me disais-je, aujourd'hui presque dépeuplée, comptait alors +cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de +bourgs et de hameaux[14]. De toutes parts l'on ne voyait que champs +cultivés, que chemins fréquentés, qu'habitations pressées.... Ah! que +sont devenus ces âges d'abondance et de vie? Que sont devenues tant de +brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces remparts de +_Ninive_, ces murs de _Babylone_, ces palais de _Persépolis_, ces +temples de _Balbeck_ et de _Jérusalem_? Où sont ces flottes de _Tyr_, +ces chantiers d'_Arad_, ces ateliers de _Sidon_, et cette multitude de +matelots, de pilotes, de marchands, de soldats? et ces laboureurs, et +ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d'êtres vivants +dont s'enorgueillissait la face de la terre? Hélas! je l'ai parcourue, +cette terre ravagée! J'ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant +de splendeur, et je n'ai vu qu'abandon et que solitude.... J'ai cherché +les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n'en ai vu que la trace, +semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les +temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont +comblés, les villes sont détruites, et la terre, nue d'habitants, n'est +plus qu'un lieu désolé de sépulcres.... Grand Dieu! d'où viennent de si +funestes révolutions? Par quels motifs la fortune de ces contrées +a-t-elle si fort changé? Pourquoi tant de villes se sont-elles +détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point +reproduite et perpétuée? + +Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se +présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et +jette mon coeur dans le trouble et l'incertitude. Quand ces contrées +jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, +c'étaient des peuples _infidèles_ qui les habitaient: c'était le +_Phénicien_, sacrificateur homicide à _Molok_, qui rassemblait dans ses +murs les richesses de tous les climats; c'était le _Kaldéen_, prosterné +devant un _serpent_[15], qui subjuguait d'opulentes cités, et +dépouillait les palais des rois et les temples des dieux; c'était le +_Perse_, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations; +c'étaient les habitants de cette ville même, adorateurs du soleil et des +astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe.... +Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui +devait être le prix de la _piété_ était aux mains de ces _idolâtres_: et +maintenant que des peuples _croyants_ et _saints_ occupent ces +montagnes, ce n'est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces +mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L'homme sème +dans l'angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis; la +guerre, la famine, la peste l'assaillent tour à tour... Cependant, ne +sont-ce pas là les enfants des prophètes? Ce _musulman_, ce _chrétien_, +ce _juif_, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces +et de miracles? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles +plus des mêmes faveurs? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des +martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens? Pourquoi en sont-ils +comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d'autres nations, en +d'autres pays?... + +Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour +à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de +cultes et de moeurs, depuis ceux de l'Asie antique jusqu'aux plus +récents de l'_Europe_, ce nom d'une terre natale réveilla en moi le +sentiment de la _patrie_; et tournant vers elle mes regards, j'arrêtai +toutes mes pensées sur la situation où je l'avais quittée[16]. + +Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées ses routes si +somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses +flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de +l'une et de l'autre Inde; et comparant à l'activité de son commerce, à +l'étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et +à l'industrie de ses habitants, tout ce que l'Égypte et la Syrie purent +jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur +passée de l'Asie dans l'Europe moderne; mais bientôt le charme de ma +rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant +que telle avait été jadis l'activité des lieux que je contemplais: Qui +sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l'abandon de nos propres +contrées? Qui sait si sur les rives de la _Seine_, de la _Tamise_, ou du +_Sviderzée_, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de +jouissances, le coeur, et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des +sensations; qui sait si un voyageur comme moi ne s'asseoira pas un jour +sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des +peuples et la mémoire de leur grandeur? + +À ces mots mes yeux se remplirent de larmes, et couvrant ma tête du pan +de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses +humaines. Ah! malheur à l'homme, dis-je dans ma douleur; une aveugle +fatalité se joue de sa destinée! Une nécessité funeste régit au hasard +le sort des mortels. Mais non: ce sont les décrets d'une justice céleste +qui s'accomplissent! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements +incompréhensibles! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème +secret; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les +races présentes. Oh! qui osera sonder les profondeurs de la +Divinité[17]? + +Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde. + + + + +CHAPITRE III. + +Le fantôme. + + +Cependant un bruit frappa mon oreille; tel que l'agitation d'une robe +flottante et d'une marche à pas lents sur des herbes sèches et +frémissantes. Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés +un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du +clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d'un +temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d'une +draperie immense, tel que l'on peint les spectres sortant des tombeaux. +Je frissonnai; et tandis qu'ému d'effroi j'hésitais de fuir ou de +m'assurer de l'objet, les graves accents d'une voix profonde me firent +entendre ce discours: + +«Jusques à quand l'homme importunera-t-il les cieux d'une injuste +plainte? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le SORT +de ses maux? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et +son coeur aux insinuations de la vérité et de la raison? Elle s'offre +partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point! Le cri de +la raison frappe son oreille, et il ne l'entend pas! Homme injuste! si +tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens! si ton +coeur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces +ruines! Lis les leçons qu'elles te présentent!.... Et vous, témoins de +vingt siècles divers, temples saints! tombeaux vénérables! murs jadis +glorieux, paraissez dans la cause de la _nature même_! Venez au tribunal +d'un sain entendement déposer contre une accusation injuste! venez +confondre les déclamations d'une fausse sagesse ou d'une piété +hypocrite, et vengez la terre et les cieux de l'homme qui les +calomnie! + +«Quelle est-elle, cette _aveugle fatalité_, qui, sans _règle_ et sans +_lois_, se _joue_ du sort des mortels? Quelle est cette nécessité +injuste qui confond l'issue des actions, et de la prudence, et de la +folie? En quoi consistent ces _anathèmes_ célestes sur ces contrées? Où +est cette malédiction _divine_ qui perpétue l'abandon de ces campagnes? +Dites, monuments des temps passés! les cieux ont-ils changé leurs lois, +et la terre sa marche? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l'espace? +Les mers n'élèvent-elles plus leurs nuages? Les pluies et les rosées +demeurent-elles fixées dans les airs? Les montagnes retiennent-elles +leurs sources? Les ruisseaux se sont-ils taris? et les plantes +sont-elles privées de semences et de fruits? Répondez, race de mensonge +et d'iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu'il +assigna lui-même à la nature? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la +terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent? Si rien +n'a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent +subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient +ce que furent les races passées? Ah! c'est faussement que vous accusez +le sort et la Divinité! c'est à tort que vous reportez à Dieu la cause +de vos maux! Dites, race perverse et hypocrite! si ces lieux sont +désolés, si des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce +Dieu qui en a causé la ruine? Est-ce sa main qui a renversé ces +murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes; ou est-ce la main de +l'homme? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le +feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, +arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l'homme? +Et lorsqu'après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, +est-ce la vengeance de Dieu qui l'a produite, ou la fureur insensée de +l'homme? Lorsque dans la famine le peuple s'est repu d'aliments +immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l'a envoyée, +ou l'imprudence de l'homme? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont +moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui +l'a dépeuplée? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les +champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l'avidité de ceux +qui gouvernent? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou +l'orgueil des rois et de leurs ministres? Est-ce la vénalité de ses +décisions qui renverse la fortune des familles, où la vénalité des +organes des lois? sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, +tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des +hommes? Et si, dans l'angoisse de leurs maux, ils n'en voient pas les +remèdes, est-ce l'ignorance de Dieu qu'il en faut inculper, où leur +ignorance? Cessez donc, ô mortels, d'accuser la fatalité du SORT ou les +jugements de la Divinité! Si Dieu est bon, sera-t-il l'auteur de votre +supplice? S'il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits? Non, +non; la bizarrerie dont l'homme se plaint n'est point la bizarrerie du +destin; l'obscurité où sa raison s'égare n'est point l'obscurité de +Dieu; la source de ses calamités n'est point reculée dans les cieux; +elle est près de lui sur la terre: elle n'est point cachée au sein de la +Divinité; elle réside dans l'homme même; il la porte dans son coeur. + +«Tu murmures et tu dis: Comment des peuples infidèles ont-ils joui des +bienfaits des cieux et de la terre? Comment des races saintes sont-elles +moins fortunées que des peuples impies? Homme fasciné! où est donc la +contradiction qui te scandalise? Où est l'énigme que tu supposes à la +justice des cieux? Je remets à toi-même la balance des graces et des +peines, des causes et des effets. Dis: Quand ces infidèles observaient +les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d'intelligents +travaux sur l'ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il +troubler l'équilibre du monde pour tromper leur prudence? Quand leurs +mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il +détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des +épines? Quand, pour fertiliser ce sol aride, leur industrie +construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les +déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes? +devait-il arracher les moissons que l'art faisait naître, dévaster les +campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir +le travail, troubler enfin l'ordre établi par la sagesse de l'homme? Et +quelle est cette _infidélité_ qui fonda des empires par la prudence, les +défendit par le courage, les affermit par la justice; qui éleva des +villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais +pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d'habitants, et, +semblable à l'esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le +monde? Si telle est l'_impiété_, qu'est-ce donc que la _vraie croyance_? +La sainteté consiste-t-elle à détruire? Le Dieu qui peuple l'air +d'oiseaux, la terre d'animaux, les ondes, de reptiles; _Dieu_ qui anime +la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux? +Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l'incendie? +Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, +pour temple un monde désert et ravagé? Voilà cependant, races _saintes_ +et _fidèles_, quels sont vos ouvrages! voilà les fruits de votre +_piété_! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les +cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de +vos oeuvres! Il faudra sans doute vous produire des miracles! Il faudra +ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous +renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les +eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et +de la terre; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa +magnificence et de sa grandeur; ces lois éternelles antérieures à tous +les codes, à tous les prophètes; ces lois immuables que ne peuvent +altérer, ni les passions, ni l'ignorance de l'homme! Mais la _passion_ +qui les méconnaît, l'_ignorance_ qui n'observe point les causes, qui ne +prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur coeur: «Tout +vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la +terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s'en préserver.» Ou, +prenant un langage hypocrite, elles ont dit: «Tout vient de Dieu; il se +plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison.....» Et l'ignorance +s'est applaudie dans sa malignité. «Ainsi, a-t-elle dit, je m'égalerai à +la science qui me blesse; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue +et m'importune.» Et la cupidité a ajouté: «Ainsi j'opprimerai le faible +et je dévorerai les fruits de sa peine; et je dirai: _C'est Dieu qui l'a +décrété, c'est le sort qui l'a voulu._»--Mais moi, j'en jure par les +lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le coeur humain! +l'hypocrite sera déçu dans sa fourberie, l'injuste dans sa rapacité; le +soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et +le savoir, et que l'aveuglement l'emporte sur la prudence, dans l'art +délicat et profond de procurer à l'homme ses vraies jouissances, et +d'asseoir sur des bases solides sa félicité.» + + + + +CHAPITRE IV. + +L'exposition. + + +Ainsi parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le coeur agité de +diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, +m'enhardissant à prendre la parole, je lui dis: «Ô Génie des tombeaux et +des ruines! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le +trouble; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. +Pardonne à mon ignorance. Hélas! si l'homme est aveugle, ce qui fait son +tourment fera-t-il encore son crime? J'ai pu méconnaître la voix de la +raison; mais je ne l'ai point rejetée après l'avoir connue. Ah! si tu +lis dans mon coeur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu'il la +recherche avec passion..... Et n'est-ce pas à sa poursuite que tu me +vois en ces lieux écartés? Hélas! j'ai parcouru la terre; j'ai visité +les campagnes et les villes; et voyant partout la misère et la +désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a +profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant: L'homme +n'est-il donc créé que pour l'angoisse et pour la douleur? Et j'ai +appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les +remèdes. J'ai dit: Je me séparerai des sociétés corrompues; je +m'éloignerai des palais où l'ame se déprave par la satiété, et des +cabanes où elle s'avilit par la misère; j'irai dans la solitude vivre +parmi les ruines; j'interrogerai les monuments anciens sur la sagesse +des temps passés; j'évoquerai du sein des tombeaux l'esprit qui jadis, +dans l'Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je +demanderai à la cendre des législateurs _par quels mobiles s'élèvent et +s'abaissent les empires; de quelles causes naissent la prospérité et les +malheurs des nations; sur quels principes enfin doivent s'établir la +paix des sociétés et le bonheur des hommes_:» + +Je me tus; et, les yeux baissés, j'attendis la réponse du Génie. «La +paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la +justice. Ô jeune homme! puisque ton coeur cherche avec droiture la +vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le +bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine: j'exposerai à tes +regards cette vérité que tu appelles; j'enseignerai à ta raison cette +sagesse que tu réclames; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la +science des siècles...» Alors s'approchant de moi et posant sa main sur +ma tête: «Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière +où tu rampes...» Et soudain, pénétré d'un feu céleste, les liens qui +nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre; et tel qu'une vapeur +légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la +région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers +la terre, j'aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans +l'espace, un globe, semblable à celui de la lune; mais moins gros et +moins lumineux, me présentait l'une de ses faces[18]; et cette face +avait l'aspect d'un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres +et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres; et tandis que je +m'efforçais de démêler ce qu'étaient ces taches: «Homme qui cherches la +vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle?»--«Ô Génie! +répondis-je, si d'autre part je ne voyais le globe de la lune, je +prendrais celui-ci pour le sien; car il a les apparences de cette +planète vue au télescope dans l'ombre d'une éclipse: on dirait que ces +diverses taches sont des mers et des continents.» + +«--Oui; me dit-il, ce sont des mers et des continents, ceux-là mêmes de +l'hémisphère que tu habites...» + +«--Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!...» + +«--Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une +grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là +ce que vous appelez le vaste _Océan_, qui, du pôle du sud s'avançant +vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'_Inde_ et de +l'_Afrique_, puis se prolonge à l'orient à travers les îles _Malaises_ +jusqu'aux confins de la _Tartarie_, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les +continents de l'_Afrique_ et de l'_Europe_ jusque dans le nord de +l'_Asie_. + +«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée +des _Arabes_; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son +intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé +qu'habitent les _hommes noirs_[19]. Au nord, par delà une mer +irrégulière et longuement étroite[20], sont les campagnes de l'Europe, +riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la +Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la _Tartarie_. En +revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du +_Gobi_, qui sépare la _Chine_ du reste du monde. Tu vois cet empire +dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement +courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont +les presqu'îles, et les îles des peuples _Malais_, tristes possesseurs +des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la +mer, est la presqu'île trop célèbre de l'_Inde_. Tu vois le cours +tortueux du _Gange_, les âpres montagnes du _Tibet_, le vallon fortuné +de _Kachemire_, les déserts salés du _Persan_, les rives de l'_Euphrate_ +et du _Tigre_, et le lit encaissé du _Jourdain_, et les canaux du _Nil_ +solitaire...» + +«--Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas +à ces objets dans un tel éloignement...» Aussitôt, m'ayant touché la +vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant +les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, +des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments +semblables à des cases d'échecs. + +Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, +que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont +les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne +Éthiopie; voilà cette _Thèbes aux cent palais_, métropole première des +sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui +régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs +quadrangulaires sont les pyramides dont les masses t'ont épouvanté: au +delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, +fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de _Tyr_, de +_Sidon_, d'_Ascalon_, de _Gaze_ et de _Beryte_. Ce filet d'eau sans +issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le +théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'_Horeb_ +et ce mont _Sinai_, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme +profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce +entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de +splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient +ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la +presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les +perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là, sur cette +côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, +qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens +peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres +précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, +l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et +les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, +l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant +leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d'Égypte et de +Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, +de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre +et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, +mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage +qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur +domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, +dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est +détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; +de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de +Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs +célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons +profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de +cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux +témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les +révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les +ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! +Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de +ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des +races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur +pour les races présentes et futures!» + + + + +CHAPITRE V. + +Condition de l'homme dans l'univers. + + +Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes: + +«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses +malheurs à des _agents obscurs_ et _imaginaires_; il recherche en vain à +ses maux des _causes mystérieuses_.... Dans l'ordre général de +l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; +sans doute son existence est dominée par des _puissances supérieures_; +mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les +caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il +fait partie, l'homme est régi par des _lois naturelles_, régulières dans +leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; +et ces lois, _source commune des biens et des maux_, ne sont point +écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; +inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur +existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, +elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et +portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l'homme +connaisse ces lois! _qu'il comprenne la nature des êtres qui +l'environnent, et sa propre nature_, et il connaîtra les moteurs de sa +destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent +en être les remèdes. + +«Quand la _puissance secrète_ qui _anime l'univers_ forma le globe que +l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des _propriétés +essentielles_ qui devinrent la _règle_ de leurs mouvements individuels, +le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de +l'ensemble; par-là, elle établit un ordre régulier de causes et +d'effets, de principes et de conséquences, lequel, _sous une apparence +de hasard_, gouverne l'univers et maintient l'équilibre du monde: ainsi, +elle attribua au feu le mouvement de l'activité; à l'air, l'élasticité; +la pesanteur et la densité à la matière; elle fit l'air plus léger que +l'eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que +l'acier; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à +la plante de végéter; à l'homme, _voulant l'exposer au choc_ de tant +d'êtres divers, et cependant _préserver sa vie_ fragile, elle lui donna +la faculté _de sentir_. Par cette faculté, toute action nuisible à son +existence lui porta une sensation de _mal_ et de _douleur_; et toute +action favorable, une sensation de _plaisir_ et de _bien-être_. Par ces +sensations; l'homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et +tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été _nécessité d'aimer_ et _de +conserver sa vie_. Ainsi, _l'amour de soi_, _le désir du bien-être_, +_l'aversion de la douleur_, ont été les _lois essentielles et +primordiales imposées à l'homme par la_ NATURE _même_; les lois que la +puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, +semblables à celles _du mouvement dans le monde physique_, sont devenues +le principe simple et fécond de _tout ce qui s'est passé dans le monde +moral_. + +Telle est donc la condition de l'homme: d'un côté, soumis à l'action des +éléments qui l'environnent, il est assujetti à plusieurs maux +inévitables; et si dans cet arrêt la NATURE s'est montrée sévère, +d'autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces +maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l'homme le pouvoir +d'augmenter les uns et d'alléger les autres; elle a semblé lui dire: +«Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie; +le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t'en +accorde l'usage: tu le trouveras mêlé de biens et de maux; c'est à toi +de les distinguer, c'est à toi de guider tes pas dans des sentiers de +fleurs et d'épines. Sois l'arbitre de ton sort; je te remets ta +destinée.»--Oui, l'homme est devenu l'artisan de sa destinée; lui-même a +créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune; et si, à la +vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de +gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels +principes il est parti et à quelle hauteur il a su s'élever, peut-être +a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s'enorgueillir de +son génie. + + + + +CHAPITRE VI. + +État originel de l'homme. + + +Dans, l'_origine_, l'homme formé _nu de corps et d'esprit_; se trouva +jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage: orphelin délaissé de la +_puissance_ inconnue qui l'avait produit, il ne vit point à ses côtés +des _êtres descendus des cieux_ pour l'avertir de _besoins_ qu'il ne +doit qu'à _ses sens_, pour l'instruire de _devoirs_ qui naissent +uniquement de _ses besoins_. Semblable aux autres animaux, sans +expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des +forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature; par +la _douleur_ de la _faim_, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à +sa subsistance; par les _intempéries de l'air_, il désira de couvrir son +corps, et il se fit des vêtements; par l'_attrait d'un plaisir_ +_puissant_, il s'approcha d'un être semblable à lui, et il perpétua son +espèce...... + +Ainsi, les _impressions_ qu'il reçut de chaque objet, éveillant ses +_facultés_, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent +d'instruire sa profonde ignorance; ses besoins suscitèrent son +industrie, ses périls formèrent son courage; il apprit à distinguer les +plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une +proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère. + +Ainsi, _l'amour de soi, l'aversion de la douleur, le désir du +bien-être_, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent +l'homme de _l'état sauvage_ et _barbare_ où la NATURE l'avait placé; et +lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu'il peut +compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de +s'applaudir et de se dire: «C'est moi qui ai produit les biens qui +m'environnent, c'est moi qui suis l'artisan de mon bonheur: habitation +sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes +riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage; sans +moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu'un marais immonde, +qu'une forêt sauvage, qu'un désert hideux.» Oui, _homme créateur_, +reçois mon hommage! Tu as mesuré l'étendue des cieux, calculé la masse +des astres, saisi l'éclair dans les nuages, dompté la mer et les +orages, asservi tous les éléments: ah! comment tant d'élans sublimes se +sont-ils mélangés de tant d'égarements? + + + + +CHAPITRE VII. + +Principe des sociétés. + + +Cependant, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la +poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et +pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d'ennemis, tourmentés par la +faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent _leur faiblesse +individuelle_; et, mus _d'un besoin_ commun de _sûreté_ et d'un +_sentiment réciproque_ de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs +forces; et quand l'un encourut un péril, plusieurs l'aidèrent et le +secoururent; quand l'un manqua de subsistance, un autre le partagea de +sa proie: ainsi les hommes _s'associèrent_ pour _assurer leur +existence_, pour _accroître leurs facultés_, pour _protéger leurs +jouissances_; et l'_amour de soi_ devint le _principe_ de la _société_. + +Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les +fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les +hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos +jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous +épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les +bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous +sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les +défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons +de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des +soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent +le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, +le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur +industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de +goûter le repos et l'aisance; et _l'amour de soi, principe de tout +raisonnement_, devint _le moteur de tout art et de toute jouissance_. + +Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et +dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur +les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de +réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, +les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur +esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant +observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une +substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils +imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, +l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant +trouvé le moyen d'obtenir, dans _un petit espace_, et _sans déplacement, +beaucoup de subsistances et de longues provisions_, ils se firent des +_demeures sédentaires_; ils construisirent des maisons, des hameaux, des +villes, formèrent des peuples, des nations; et l'_amour de soi_ +produisit tous les développements du génie et de la puissance. + +Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même +s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, +observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût +fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence +fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est +lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'_amour de soi_, +tantôt _déréglé_ et tantôt _aveugle_, est devenu un principe fécond de +calamités. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Source des maux des sociétés. + + +En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, +_saisis_ de l'_attrait_ des _objets qui flattant les sens_, ils se +livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des +_sensations douces_ que la NATURE avait _attachées à leurs vrais besoins +pour les lier à leur existence_: non contents des biens que leur offrait +la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les +jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et +un homme _fort s'éleva contre un homme faible_, pour lui ravir les +fruits de ses peines; et le _faible_ invoqua un _autre faible_, pour +_résister_ à la _violence_; et deux forts se dirent: «Pourquoi +_fatiguer_ nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les +mains des faibles? _Unissons-nous_, et _dépouillons-les_; ils +fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les _forts_ +s'étant associés pour l'oppression, les _faibles_ pour la _résistance_, +les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre +une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se +produisant sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un +enchaînement successif de calamités. + +Ainsi, ce _même amour de soi_ qui, _modéré_ et _prudent_, était un +_principe de bonheur_ et de _perfection_, devenu _aveugle_ et +_désordonné_, se transforma en un poison corrupteur; et la _cupidité_, +fille et compagne de l'_ignorance_, s'est rendue la _cause de tous les +maux_ qui ont désolé la terre. + +Oui, l'IGNORANCE ET LA CUPIDITÉ! voilà la double source de tous les +tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de +fausses idées de bonheur, il a _méconnu_ ou _enfreint les lois de la +nature_, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, +nuisant à son existence, il a _violé la morale individuelle_; c'est par +elles que, _fermant son coeur à la compassion_ et son esprit à l'équité, +il a vexé, affligé son semblable, et violé la _morale_ sociale. Par +l'_ignorance_ et la _cupidité_, l'homme s'est armé contre l'homme, la +famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est +devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par +l'_ignorance_ et la _cupidité_, une guerre secrète, fermentant au sein +de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société +s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: +par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont +tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le +despotisme politique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait +descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la +cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se +sont dénaturées les idées du _bien_ et du _mal_, du _juste_ et de +l'_injuste_, du _vice_ et de la _vertu_; et les nations se sont égarées +dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La _cupidité_ de +l'homme et son _ignorance_!... voilà les _génies malfaisants_ qui ont +perdu la terre! voilà les _décrets_ du _sort_ qui ont renversé les +empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis +glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude +de deuil et de ruines!... Mais puisque ce fut du sein de l'homme que +sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut +trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher. + + + + +CHAPITRE IX. + +Origine des gouvernements et des lois. + + +En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se +causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant +sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent: «Nous nous nuisons +mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il +résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui +enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. +Établissons-nous des _arbitres, qui jugent_ nos prétentions et pacifient +nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le +réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la +vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la +protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.» + +Et, au sein des sociétés, il se forma des _conventions_, tantôt +_expresses_ et tantôt _tacites_, qui devinrent la _règle_ des _actions_ +des particuliers, la _mesure_ de leurs _droits_, la _loi_ de leurs +rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire +observer, et le peuple leur confia la _balance_ pour peser les droits, +et l'_épée_ pour _punir_ les _transgressions_. + +Alors s'établit entre les individus un heureux _équilibre_ de forces et +d'action, qui fit la _sûreté_ commune. Le nom de l'_équité_ et de la +_justice_ fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir +en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements +de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par +l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de +la nature; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de +troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut +heureux et puissant sur la terre. + +Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le +répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature +dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances +qu'il respecta celles d'autrui; et la _cupidité_ trouva son correctif +dans l'_amour éclairé de soi-même_. + +Ainsi l'_amour de soi_, mobile éternel de tout individu, est devenu la +base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette +_loi naturelle_ qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les _lois +factices_ et _conventionnelles_ ont-elles tendu vers son but et rempli +ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé +toutes les facultés de son être; et de la _multitude des félicités +particulières_ s'est composée la _félicité publique_. Ces _lois_, au +contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son coeur, +privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'_accablement_ +des individus a fait la _faiblesse publique_. + +Or, comme l'_amour de soi_, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse +l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à _dissoudre_ la +_société_, l'art des _lois_ et la vertu de leurs _agents_ ont été de +_tempérer_ le _conflit_ des _cupidités_, de maintenir l'équilibre entre +les forces, d'assurer à chacun son _bien-être_, afin que, dans le choc +de société à société, tous les membres portassent un même _intérêt_ à la +conservation et à la défense de la _chose publique_. + +La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, +pour cause efficace, l'_équité_ des gouvernements et des lois; et leur +puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des +intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique. + +D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs +rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu +perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les +conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les +auteurs des _lois_ en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; +et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant +livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le +trouble et le désordre; et le vice des _lois_ et l'_injustice_ des +gouvernements, dérivés de la _cupidité_ et de l'_ignorance_, sont +devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des +États. + + + + +CHAPITRE X. + +Causes générales de la prospérité des anciens états. + + +Ô jeune homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes +des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur +quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma +pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes +d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, +si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les _lois_ +de _convention_ y sont conformes aux _lois_ de la _nature_; c'est que le +_gouvernement_ y procure aux hommes l'_usage_ respectivement libre de +leurs facultés, la _sûreté égale de leurs personnes et de leurs +propriétés_. Si, au contraire, un empire tombe en _ruines_ ou se +dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le +gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, +d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative +du bien et du mal tient à la nature du coeur de l'homme, à la succession +de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la combinaison des +circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce. + +Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les +forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, +ils étaient tous presque égaux en forces; et cette égalité fut une +circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés: +par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne +fut l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice +ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son +être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, +n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se +faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des +jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de +superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, +l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et +la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre. + +Ainsi, l'_égalité originelle_, à défaut de _convention_, maintenait la +_liberté_ des personnes, la _sûreté_ des propriétés, et produisait les +bonnes moeurs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le +_coeur_ de _l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables_. L'homme +avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme +la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de +ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les +arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte +de nombreux habitants, se partagea en divers domaines. + +Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre +intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et +l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus +active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put +subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y +suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir +des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver +qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais +diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire +aux gouvernements une nécessité d'être justes. + +En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis +extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: +en diminuant l'_intérêt_ des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent +diminué leurs _moyens_ de _résistance_, ils eussent facilité les +invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis +leur propre existence. + +À l'intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les +hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils +avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs +propres forces. + +Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens +pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop +aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. +D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait +besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires. + +Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de +faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand +nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte +des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti +s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, +rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et +portait ailleurs son indépendance. + +Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de +prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son +bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à +sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, +sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et +le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie. + +De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa +reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'_amour-propre_ +multipliait les talents et les vertus civiles. + +De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa +personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations +déployaient des masses imposantes de forces. + +De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun +était propriétaire; et la division des propriétés conservait les moeurs +en rendant le luxe impossible. + +De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, +les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait +l'opulence publique. + +De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la +population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de +temps le terme de leur plénitude. + +De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du +commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui +augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques. + +Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent +l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de +la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants de +commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil +et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de +l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur +de cent métropoles. + +Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens +à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque +État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de +ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits +souterrains de la Médie[21], de ces forteresses du désert, de ces +aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux +purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le +produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés +et libres. + +Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions +sociales y furent conformes aux véritables lois de la _nature_, et parce +que les hommes, y jouissant de la _liberté_ et de la _sûreté_ de leurs +_personnes_ et de leurs _propriétés_, purent déployer toute l'étendue de +leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même. + + + + +CHAPITRE XI. + +Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états. + + +Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante +et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à +des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une +agitation renaissante. + +Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette +cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le +meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent +ralentis. + +Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des +mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en +corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits +arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la +moralité des peuples. + +Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, +accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put +ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa +personne un droit de propriété abusif, et l'_esclavage des individus_ +prépara l'esclavage des nations. + +Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa +maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses +affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le +_despotisme paternel_ jeta les fondements du despotisme politique. Et +dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant +développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus +artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de +paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, +dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de +classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le +nom de _pouvoir suprême_, la faculté de tout dépouiller et de tout +asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'_invasion_ qui, +déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et +dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations. + +Tantôt, s'opposant au pacte social, ou rompant celui qui déja existait, +il livra les habitants d'un pays au choc tumultueux de toutes leurs +discordes; et les _États dissous_ furent, sous le nom d'_anarchie_, +tourmentés par les passions de tous leurs membres. + +Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant préposé des _agents_ pour +administrer, ces _agents_ s'approprièrent les pouvoirs dont ils +n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à +corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple +en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se +rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité +par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, +par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par +l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut +travaillé de tous les inconvénients de la _démocratie_. + +Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, +firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant +les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des +priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes +distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom +d'_aristocratie_, l'État fut tourmenté par les passions des grands et +des riches. + +Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des +_imposteurs sacrés_ abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans +l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir +et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, +ordonnèrent des _sacrifices_, imposèrent des _offrandes_, prescrivirent +des _fondations_; et, sous le nom de _théocratie_ et de _religion_, les +États furent tourmentés par les _passions_ des prêtres. + +Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour +diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si +elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les +étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui +était confié; et, sous le nom de _monarchie_, les États furent +tourmentés par les passions des _rois_ et des _princes_. + +Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent +le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, +les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs +disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États +des désordres et des dévastations des _guerres civiles_. + +Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, +prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un +phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables +contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la _tyrannie_ naquit +encore de la _cupidité_. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans +cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il +flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa +l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de celui-là, irrita les +passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les +divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au +riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une +classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il +fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'_opinion_, dont +ils se serrèrent mutuellement les noeuds. Par l'armée, il s'empara des +contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu +correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple +d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du +_despotisme_. + +Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, +attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de +vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions. + +Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets +principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les +sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en +facilita la _dissolution_; l'autre, que tendant toujours à concentrer le +pouvoir en une seule main, il occasiona un _engloutissement_ successif +de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune. + +En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, +puis une famille le parti, un individu la famille; de même il s'établit +d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans +l'_ordre politique_, tous les maux particuliers de l'_ordre civil_. Et +une _cité_ ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa +une province; et deux _provinces_ s'étant englouties, il s'en forma un +_royaume_: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des +_empires_ d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin +que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il +arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition +des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus +fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la +nature des choses.... + +Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur +administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, +pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut +plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés; + +Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout +ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de +l'atténuer; + +Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et +des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et +que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur +esclavage; + +Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus +forts accablèrent plus facilement les faibles; + +Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les +peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements +qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de _personnalité_ qui +causait leur énergie. + +Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les +peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux +déréglements de l'autorité la plus arbitraire. + +Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à +des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, +dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices +et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des +fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles +en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, +élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de +marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. +Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des +prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants +tombeaux, mausolées et pyramides. Pendant des règnes entiers, on vit +des millions de bras employés à des _travaux stériles_: et le luxe des +princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade +jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et +d'appauvrissement. + +Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne +suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant +accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, +se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, +condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, +et toute activité productive fut anéantie. + +La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble +propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et +les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes +les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations +se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre +de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se +dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État +décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus +précaires. + +D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement +à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde. + +Et l'_administration_ étant _secrète_ et _mystérieuse_, il n'exista +aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par +la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une +_faction_ d'ennemis publics, et il n'y eut plus aucune harmonie entre +les gouvernés et les gouvernants. + +Et tous ces vices ayant énervé les États de l'Asie opulente, il arriva +que les peuples vagabonds et pauvres des _déserts_ et des _monts_ +adjacents convoitèrent les jouissances des _plaines fertiles_; et, par +une cupidité commune, ayant attaqué les _empires policés_, ils +renversèrent les trônes des despotes; et ces révolutions furent rapides +et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, +rasé les forteresses, détruit les guerriers; et parce que les sujets +accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires +sans courage. + +Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l'état +d'esclavage, il arriva que les empires formés d'un peuple conquérant et +d'un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement +opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous: +il n'y eut plus ni intérêt _commun_, ni esprit _public_; et il s'établit +une _distinction_ de _castes_ et de _races_, qui réduisit en système +régulier le maintien du désordre; et selon que l'on naquit d'un certain +sang, l'on naquit serf ou tyran, _meuble_ ou _propriétaire_. + +Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, +pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la _science_ de +l'_oppression_. L'art de gouverner ne fut plus que celui d'assujettir au +plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si +contraire à l'instinct, il fallut établir des peines plus sévères; et la +cruauté des lois rendit les moeurs atroces. Et la distinction des +personnes établissant dans l'État deux codes, deux justices, deux +droits; le peuple, placé entre le penchant de son coeur et le serment de +sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste +et de l'injuste n'eurent plus de base dans son entendement. + +Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et +l'accablement. Et les accidents de la nature s'étant joints aux maux qui +les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les +causes à des puissances supérieures et cachées; et parce qu'ils avaient +des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux; et la +superstition aggrava les malheurs des nations. + +Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion +atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux _méchants_ et +_envieux_ comme les despotes. Et pour les apaiser, l'homme leur offrit +le sacrifice de toutes ses jouissances: il s'environna de _privations_, +et renversa les lois de la nature. Prenant _ses plaisirs_ pour des +_crimes_, ses _souffrances_ pour des _expiations_, il _voulut aimer la +douleur, abjurer l'amour de soi-même_; il persécuta ses sens, détesta sa +vie; et une _morale abnégative_ et _antisociale_ plongea les nations +dans l'inertie de la mort. + +Mais parce que la nature prévoyante avait doué le coeur de l'homme d'un +espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette +terre, il le poursuivit dans un _autre monde_: par une douce illusion, +il se _fit une autre patrie_, un _asile_ où, loin des tyrans, il reprît +les droits de son être; de là résulta un nouveau désordre: épris d'un +_monde imaginaire_, l'homme méprisa celui de la nature; pour des +_espérances_ chimériques, il négligea la _réalité_. Sa vie ne fut plus à +ses yeux qu'un _voyage fatigant_, qu'un songe _pénible_; son corps +qu'une _prison_, obstacle à sa félicité; et la terre un lieu d'_exil_ et +de _pèlerinage_, qu'il ne daigna plus cultiver. Alors une _oisiveté +sacrée s'établit dans le monde politique_; les campagnes se désertèrent; +les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments +furent négligés; et de toutes parts l'ignorance, la superstition, le +fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les +ruines. + +Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en +individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l'esclavage à la +tyrannie, de l'orgueil à l'avilissement, de la présomption au +découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs +infortunes. + +Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des +anciens États; voilà par quelle série de causes et d'effets liés et +conséquents, ils s'élevèrent ou s'abaissèrent, selon que les lois +_physiques_ du coeur humain y furent observées ou enfreintes; et dans le +cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires +tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour +la terre les instructives leçons... Et ces leçons aujourd'hui demeurent +perdues pour les générations qui ont succédé! Les désordres des temps +passés ont reparu chez les races présentes! les chefs des nations ont +continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie! les +peuples de s'égarer dans les ténèbres des superstitions et de +l'ignorance! + +Eh bien! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l'expérience des +races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les +fautes des aïeux n'ont pas encore instruit leurs descendants, les +exemples anciens vont reparaître: la terre va voir se renouveler les +scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont +agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de +nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes +que ce n'est point en vain qu'ils enfreignent les lois de la nature et +les préceptes de la sagesse et de la vérité. + + + + +CHAPITRE XII. + +Leçons des temps passés répétées sur les temps présents. + + +Ainsi parla le Génie: frappé de la justesse et de la cohérence de tout +son discours; assailli d'une foule d'idées, qui en choquant mes +habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un +profond silence... Mais tandis que, d'un air triste et rêveur, je tenais +les yeux fixés sur l'Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la _mer +Noire_ et dans les champs de la _Krimée_, des tourbillons de fumée et de +flammes attirèrent mon attention: ils semblaient s'élever à la fois de +toutes les parties de la presqu'île: puis, ayant passé par l'isthme dans +le continent, ils coururent, comme chassés d'un vent d'ouest, le long du +lac fangeux d'_Azof_, et furent se perdre dans les plaines herbageuses +du Kouban; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je +m'aperçus qu'ils étaient précédés ou suivis de pelotons d'êtres +mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le +pied d'un passant, s'agitaient avec vivacité: quelquefois ces pelotons +semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter; puis, après le +choc, il en restait plusieurs sans mouvement..... Et tandis qu'inquiet +de tout ce spectacle, je m'efforçais de distinguer les objets:--Vois-tu, +me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu +leurs effets et leurs causes?--Ô Génie! répondis-je, je vois des +colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les +accompagnent; mais quand déja je saisis à peine les masses des villes et +des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures? +seulement on dirait que ces insectes simulent des combats; car ils vont, +viennent, se choquent, se poursuivent.--Ils ne les simulent pas, dit le +Génie, ils les réalisent.--Et quels sont, repris-je, ces animalcules +insensés qui se détruisent? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui né +vivent qu'un jour?..... Alors le Génie me touchant encore une fois la +vue et l'ouïe: _Vois_, me dit-il, _et entends_.--Aussitôt, dirigeant mes +yeux sur les mêmes objets: Ah! malheureux, m'écriai-je, saisi de +douleur, ces colonnes de feux! ces insectes! ô Génie! ce sont les +hommes, ce sont les ravages de la guerre!...... Ils partent des villes +et des hameaux, ces torrents de flammes! Je vois les cavaliers qui les +allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes; +devant eux fuient des troupes éperdues d'enfants, de femmes, de +vieillards; j'aperçois d'autres cavaliers qui, la lance sur l'épaule, +les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en +laisse, à leurs _kalpaks_, à leur touffe de cheveux, que ce sont des +_Tartares_; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d'un chapeau +triangulaire et vêtus d'uniformes verts, sont des _Moscovites_. Ah! je +le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l'empire des _tsars_ +et celui des _sultans_.--«Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n'est +qu'un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins +incommodes, on s'en débarrasse; leur pays est d'une grande convenance, +on s'en arrondit; et pour prélude d'une autre révolution, le trône des +_Guérais_ est détruit.» + +Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée; et leur +pavillon se déploya bientôt sur l'_Euxin_. + +Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l'empire des Musulmans s'émut. +«On chasse nos frères, s'écrièrent les enfants de Mahomet: on outrage le +peuple du Prophète! des infidèles occupent une terre consacrée, et +profanent les temples de l'Islamisme. Armons-nous; courons aux combats +pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause.» + +Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De +toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des +munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats fut déployé; et, +chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, +m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les +Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les +pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant +par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt +ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des +prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur +dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! +as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète +l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, +comment livres-tu les _vrais croyants_ aux armes des infidèles?» et les +_Imans_ et les _Santons_ disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos +péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses +immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la +_profession de foi_[22], jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme +de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la +victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il +n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: +anathème à quiconque ne croit pas!.... + +«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta +gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton +nom.»--Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats. + +D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, +et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses +ennemis. Dieu _bienfaisant_, exauce nos prières: pour te plaire, nous +passerons trois jours sans manger ni viande ni oeufs. Accorde-nous +d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te +donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux +temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et +dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et +bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos +fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de +vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau +sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir +d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et +combats. + +Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de +leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour +le juge commun d'accorder des demandes si contraires, lorsque le Génie +saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence: + +«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et +pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur +la terre! et vous, Cieux, repoussez des voeux homicides, des actions de +graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la +Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun +doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de +quel oeil doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, +vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc +le coeur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme +vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le +repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des +êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, _Dieu_ +se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; +qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; +que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; +qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; +que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote +imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, +il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne sefléchit qu'à force de +bassesses... Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de +l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis +dit: Non, non, ce n'est point _Dieu qui a fait l'homme à son image, +c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne_; il lui a donné son +esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et +lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres +principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa +raison, et nommé _mystère de Dieu_ les absurdités de son entendement. + +«Il a dit: Dieu est _immuable_, et il lui a adressé des voeux pour le +_changer_. Il l'a dit _incompréhensible_, et il l'a sans cesse +interprété. + +«Il s'est élevé sur la terre des _imposteurs_ qui se sont dits +_confidents de Dieu_, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont +ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites +à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de +prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler +de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines +viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels +autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de _travailler un jour de +sabbat_; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de _souffler +le feu_ de son _haleine_; c'est l'Indien qui place la suprême perfection +à se _frotter_ de _fiente_ de _vache_, et à _prononcer_ mystérieusement +_Aûm_; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la +tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut +_commencer_ par le _coude_ ou par _le bout des doigts_; c'est le +chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de +lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales +parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers +pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations +reculées; je leur dirai: _Enfants de la nature! jusques à quand +marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance?_ Jusques à quand +méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? +Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des +pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il +faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le +jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier +en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on +peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec +certains hommes qui se vouent à le dévorer. + +«_Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la +nature! ame universelle des êtres!_ toi que, sous tant de noms divers, +les mortels ignorent et révèrent; _être incompréhensible_, _infini_; +DIEU qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et +peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, +dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd +sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, +que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? +Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et +que te font les subtilités dont se tourmente leur folie? + +«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! +Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé +vos _recettes_ aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le +cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les +peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à +vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? +Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? +Répondez, hommes inconséquents! + +«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre +aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les +volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en +exterminant? + +«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des _cinq_ préceptes, +comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le _Qôran_ +qu'il régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant +le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, +n'allaient point à la _Mekke_, à qui cependant il fut donné d'élever des +empires puissants? Comment jugea-t-il les _Sabéens_ de _Ninive_ et de +_Babylone_; le _Perse_, _adorateur du feu_; le _Grec_, le _Romain, +idolâtres_; les _anciens royaumes du Nil_, et vos propres aïeux _Arabes +et Tartares_? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui +méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des +Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l'Afrique, +les insulaires de l'Océan, les peuplades de l'Amérique? + +«Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la +terre! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et +présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant +universelles du chrétien et du musulman? Quels seraient les jugements de +sa justice égale et commune sur l'universalité réelle des humains? C'est +là que votre esprit s'égare en systèmes incohérents, et c'est là que la +vérité brille avec évidence; c'est là que se manifestent les lois +puissantes et simples de la nature et de la raison: lois d'un _moteur +commun, général_; d'un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur +un pays, ne demande point quel est son prophète; qui fait luire +également son soleil sur toutes les races des hommes, sur le _blanc_; +comme sur le _noir_, sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien, et +sur l'idolâtre; qui fait prospérer, les moissons là où des mains +soigneuses les cultivent; qui multiplie toute nation chez qui régnent +l'industrie et l'ordre; qui fait prospérer tout empire où la justice est +pratiquée, où l'homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est +protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des +droits qu'il tient de la _nature_ et d'un _contrat_ dressé avec équité. + +«Voilà par quels principes sont jugés les peuples! voilà la vraie +religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, +n'a cessé de faire la destinée! Interrogez vos ancêtres! demandez-leur +par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu'_idolâtres_, peu +nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces +riches contrées; demandez si ce fut par l'islamisme, jusque-là méconnu +par eux, qu'ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le +courage, la prudence, la modération, l'esprit d'union, vraies +_puissances_ de l'_état social_. Alors le sultan lui-même rendait la +justice et veillait à la discipline; alors étaient punis le juge +prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait +dans l'aisance: le cultivateur était garanti des rapines du janissaire, +et les campagnes prospéraient; les routes publiques étaient assurées, +et le commerce répandait l'abondance. Vous étiez des brigands ligués, +mais entre vous, vous étiez justes: vous subjuguiez les peuplés, mais +vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient +d'être vos tributaires. Que m'importe, disait le chrétien, _que mon +maître aime ou brise les images, pourvu qu'il me rende justice? Dieu +jugera sa doctrine aux cieux._ + +«Vous étiez sobres et endurcis; vos ennemis étaient énervés et lâches: +vous étiez savants dans l'art des combats; vos ennemis en avaient perdu +les principes: vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, +dociles: le butin excitait l'ardeur; la bravoure était récompensée; la +lâcheté, l'indiscipline punies; et tous les ressorts du coeur humain +étaient en activité: ainsi vous vainquîtes cent nations, et d'une foule +de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire. + +«Mais d'autres moeurs ont succédé; et dans les revers qui les +accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après +avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur +son propre foyer; et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés +vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la +jouissance; et le désordre s'est introduit dans toutes les classes de +votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l'objet de +ses fonctions; et tous les vices du pouvoir arbitraire se sont +développés. Ne rencontrant jamais d'obstacles à ses goûts, il est devenu +un être dépravé; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le +peuple, et la voix du peuple ne l'a plus instruit et guidé. Ignorant, et +pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est +tombé dans l'incapacité; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le +fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l'ont trompé. Pour +satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé, étendu les siennes; +ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé; il ne +lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de +l'habitation simple de ses aïeux; pour satisfaire à son faste, il a +fallu épuiser la mer et la terre; faire venir du pôle les plus rares +fourrures; de l'équateur, les plus chers tissus; il a dévoré, dans un +mets, l'impôt d'une ville; dans l'entretien d'un jour, le revenu d'une +province. Il s'est investi d'une armée de femmes, d'eunuques, de +satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la +magnificence; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des +adulateurs. À l'imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir +des maisons superbes, des meubles d'un travail exquis, des tapis brodés +à grands frais, des vases d'or et d'argent pour les plus vils usages, et +toutes les richesses de l'empire se sont englouties dans le _Seraï_. + +«Pour suffire à ce luxe effréné, les _esclaves_ et les _femmes_ ont +vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale: +ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l'empire. +Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont +vendu au prêtre l'autel, et le prêtre a vendu les cieux; et l'or +conduisant à tout, l'on a tout fait pour obtenir l'or: pour l'or, l'ami +a trahi son ami; l'enfant, son père; le serviteur, son maître; la femme, +son honneur; le marchand, sa conscience; et il n'y a plus eu dans l'État +ni bonne foi, ni moeurs, ni concorde, ni force. + +«Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l'a considérée +comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a +vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, +l'administration des villages; et comme tout emploi _a été passager_, la +rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le +douanier a rançonné le marchand, et le négoce s'est anéanti; l'aga a +dépouillé le cultivateur, et la culture s'est amoindrie. Dépourvu +d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer: l'impôt est survenu, il n'a +pu payer; on l'a menacé _du bâton_, il a emprunté; le numéraire, faute +de sûreté, s'est trouvé caché; l'_intérêt_ a été énorme, et l'usure du +riche a aggravé la misère de l'ouvrier. + +«Et des accidents de saison, des sécheresses excessives ayant fait +manquer les récoltes, le gouvernement n'a fait pour l'impôt ni délai ni +grace; et la détresse s'appesantissant sur un village, une partie de ses +habitants a fui dans les villes; et leur charge, reversée sur ceux qui +ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s'est dépeuplé. + +«Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l'outrage, des +villages se sont révoltés; et le pacha s'en est réjoui: il leur a fait +la guerre, il a pris d'assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé +leurs animaux; et quand la terre a demeuré déserte, _que m'importe_? +a-t-il dit, _je m'en vais demain_. + +«Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés +ont séjourné en marécages; et, sous ce climat chaud, leurs exhalaisons +putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute +espèce; et il s'en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et +de ruine. + +«Oh, qui dénombrera tous les maux de ce règne tyrannique! + +«Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles +personnelles, les provinces d'un État identique sont dévastées. Tantôt, +redoutant leurs maîtres, ils tendent à l'indépendance, et attirent sur +leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces +sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les +affider, ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent +un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte; en +un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution +pour un délit imaginaire: partout ils excitent la haine des sectes, +provoquent leurs délations pour en retirer des _avanies_; ils extorquent +les biens, frappent les personnes; et quand leur avarice imprudente a +entassé en un monceau toutes les richesses d'un pays, le gouvernement, +par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire +à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang +pour un crime dont il est complice. + +«Ô scélérats, monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des +biens du peuple! est-ce vous qui avez donné le souffle à l'homme, pour +le lui ôter? est-ce, vous qui faites naître les produits de la terre, +pour les dissiper? fatiguez-vous à sillonner le champ? endurez-vous +l'ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à +battre la gerbe? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur? +traversez-vous les déserts comme le marchand? Ah! en voyant la cruauté +et l'orgueil des puissants, j'ai été transporté d'indignation, et j'ai +dit, dans ma colère: Eh quoi, il ne s'élèvera pas sur la terre des +hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans! Un petit nombre +de brigands dévorent la multitude, et la multitude se laisse dévorer! Ô +peuples avilis! connaissez vos droits! _Toute autorité vient de vous_, +toute puissance _est_ la _vôtre_. Vainement les rois vous commandent de +_par Dieu_ et de par _leur lance_, soldats, restez immobiles: puisque +Dieu _soutient_ le _sultan_, votre secours est inutile; puisque son épée +lui suffit, il n'a pas besoin de la vôtre: voyons ce qu'il peut par +lui-même.... Les soldats ont baissé les armes; et voilà les _maîtres du +monde_ faibles comme le dernier de _leurs sujets_! Peuples! sachez donc +que ceux qui vous gouvernent sont vos _chefs_ et non pas vos _maîtres_, +vos _préposés_ et non pas vos _propriétaires_, qu'ils n'ont d'autorité +_sur vous_ que par _vous_ et _pour votre_ avantage; que vos richesses +sont _à vous_, et qu'ils vous en sont _comptables_; que rois ou sujets, +Dieu a fait tous les hommes _égaux_, et que nul des mortels n'a droit +d'opprimer son semblable. + +«Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes..... Eh +bien! ils subiront les conséquences de leur aveuglement..... L'arrêt en +est porté; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, +s'écroulera sous sa propre masse: oui, j'en jure par les _ruines de tant +d'empires détruits_! _l'empire du Croissant_ subira le sort des États +dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de +leur métropole; le _trône d'Orkhan sera renversé_, _le dernier rejeton +de sa race sera retranché_, et la horde des _Oguzians_, privée de chef, +se dispersera comme celle des _Nogais_: dans cette dissolution, les +peuples de l'empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront +leurs anciennes distinctions, et une anarchie générale surviendra comme +il est arrivé dans l'empire des _Sophis_, jusqu'à ce qu'il s'élève chez +l'Arabe, l'Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de +nouveaux États.... Oh! s'il se trouvait sur la terre des hommes profonds +et hardis! quels éléments de grandeur et de gloire!..... Mais déja +l'heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la +catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées; ses +guerriers ignorants sont battus, dispersés: vainement il appelle ses +_sujets_; les coeurs sont glacés; les sujets répondent; _Cela est écrit_; +et _qu'importe qui soit notre maître_? _nous ne pouvons perdre à +changer_. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le +Prophète: le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent: +«Cessez de nous invoquer; vous avez fait vos maux, guérissez-les +vous-même. La nature a établi des lois, c'est à vous de les pratiquer: +observez, raisonnez, profitez de l'expérience. C'est la folie de l'homme +qui le perd, c'est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont +ignorants, qu'ils s'instruisent; leurs chefs sont pervers, qu'ils se +corrigent et s'améliorent;» car tel est l'arrêt de la _nature_: _Puisque +les maux des sociétés viennent de la cupidité et de l'ignorance_, _les +hommes ne cesseront d'être tourmentés qu'ils_ ne soient _éclairés_ et +_sages_; qu'ils ne pratiquent l'art _de la justice_, fondé sur la +_connaissance_ de leurs rapports et des lois de leur organisation.» + + + + +CHAPITRE XIII. + +L'espèce humaine s'améliorera-t-elle? + + +À ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m'accabla leur +sévérité: «Malheur aux nations! m'écriai-je en fondant en larmes; +malheur à moi-même! Ah! c'est maintenant que j'ai désespéré du bonheur +de l'homme. Puisque ses maux procèdent de son coeur, puisque lui seul +peut y porter remède, malheur à jamais à son existence! Qui pourra, en +effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant? Qui pourra +éclairer l'ignorance du faible? Qui instruira la multitude de ses +droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs? Ainsi, la race +des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance! Ainsi, l'individu +ne cessera d'opprimer l'individu, une nation d'attaquer une autre +nation; et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de +prospérité et de gloire. Hélas! des conquérants viendront; ils +chasseront les oppresseurs et s'établiront à leur place; mais, +succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre +aura changé de tyrans sans changer de tyrannie.» + +Alors me tournant vers le Génie: «Ô Génie! lui dis-je, le désespoir est +descendu dans mon ame: en connaissant la nature de l'homme, la +_perversité de ceux qui gouvernent_ et _l'avilissement_ de ceux qui sont +gouvernés, m'ont dégoûté de la vie; et quand il n'est de choix que +d'être complice ou victime de l'oppression, que reste-t-il à l'homme +vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux!» + +Et le Génie, gardant le silence, me fixa d'un regard sévère mêlé de +compassion; et, après quelques instants, il reprit: «Ainsi, c'est à +mourir que la vertu réside! L'homme pervers est infatigable à consommer +le crime, et l'homme juste se rebute au premier obstacle à faire le +bien!.... Mais tel est le coeur humain; un succès l'enivre de confiance, +un revers l'abat et le consterne: toujours entier à la sensation du +moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l'élan de +sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul +profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence? As-tu +scruté l'organisation de l'être sensible, pour déterminer avec précision +si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus +faibles que ceux qui l'en repoussent? Ou bien, embrassant d'un coup +d'oeil l'histoire de l'espèce, et jugeant du futur par l'exemple du +passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible? Réponds! +depuis leur origine, les sociétés n'ont-elles fait aucun pas vers +l'instruction et un meilleur sort? Les hommes sont-ils encore dans les +forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides? Les nations +sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l'oeil ne voyait +que des brigands brutes ou des brutes esclaves? Si, dans un temps, dans +un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne +s'améliorerait-elle pas? Si des sociétés partielles se sont +perfectionnées, pourquoi né se perfectionnerait pas la société générale? +Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres +seraient-ils insurmontables? + +«Voudrais-tu penser que l'espèce va se détériorant? Gardez-toi de +l'illusion et des paradoxes du _misanthrope_: l'homme mécontent du +présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n'est que le +masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat +les enfants avec les ossements de leurs pères. + +«Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait +démentir le témoignage des faits et de la raison; et s'il reste aux +faits passés de l'équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de +l'organisation de l'homme; il faudrait prouver qu'il naît avec un usage +éclairé de ses sens; qu'il sait, sans expérience, distinguer du poison +l'aliment; que l'enfant est plus sage que le vieillard, l'aveugle plus +assuré dans sa marche que le clairvoyant; que l'homme civilisé est plus +malheureux que l'anthropophage; en un mot, qu'il n'existe pas d'échelle +progressive d'expérience et d'instruction. + +«Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des +monuments: des contrées sans doute ont déchu de ce qu'elles furent à +certaines époques; mais si l'esprit sondait ce qu'alors même furent la +sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu'il y eut +dans leur gloire moins de réalité que d'éclat; il verrait que dans les +anciens États, même les plus vantés, il y eut d'énormes vices, de cruels +abus, d'où résulta précisément leur fragilité; qu'en général les +principes des gouvernements étaient atroces; qu'il régnait de peuple à +peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines +implacables; que le droit naturel était ignoré; que la moralité était +pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables; +qu'un songe, qu'une vision, un oracle, causaient à chaque instant de +vastes commotions: et peut-être les nations ne sont-elles pas encore +bien guéries de tant de maux; mais du moins l'intensité en a diminué, et +l'expérience du passé n'a pas été totalement perdue. Depuis trois +siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées; la +civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès +sensibles; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son +avantage; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, +en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d'isolement et +de division qui les rendait tous ennemis: si les pouvoirs se sont +concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d'ensemble et plus +d'harmonie: si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, +elles ont été moins meurtrières dans leurs détails: si les peuples y ont +porté moins de personnalité, moins d'énergie, leur lutte a été moins +sanguinaire, moins acharnée; ils ont été moins libres, mais moins +turbulents; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a +servis; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins +inquiets et moins orageux; si les trônes ont été des propriétés, ils ont +excité, à titre d'héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu +moins de secousses; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont +interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au +maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, +se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des +idées en tout genre s'est agrandie: l'homme, livré aux études +abstraites, a mieux saisi sa place dans la nature, ses rapports dans la +société; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, +les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les moeurs +plus sociales, la vie plus douce: en masse, l'espèce, surtout dans +certaines contrées, a sensiblement gagné; et cette amélioration +désormais ne peut que s'accroître, parce que ses deux principaux +obstacles, ceux-là mêmes qui l'avaient rendue jusque-là si lente et +quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer +rapidement les idées, sont enfin levés. + +«En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la +_différence de son langage_, étant isolé de tout autre, il en résultait +un chaos favorable à l'ignorance et à l'anarchie. Il n'y avait point de +communications d'idées, point de participation d'invention, point +d'harmonie d'intérêts ni de volontés, point d'unité d'action, de +conduite: en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées +se réduisant _à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs +d'exécution, dispendieux et rares_, il s'ensuivait empêchement de toute +instruction pour le présent, perte d'expérience de génération à +génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de +chaos d'enfance. + +Au contraire, dans l'état moderne, et surtout dans celui de l'Europe, de +grandes nations ayant contracté l'alliance d'un même langage, il s'est +établi de vastes communautés d'opinions; les esprits se sont rapprochés, +les coeurs se sont entendus; il y a eu accord de pensées, unité d'action: +ensuite _un art sacré_, _un don divin du génie_, _l'imprimerie_, ayant +fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même +idée à des millions d'hommes, et de la fixer d'une manière durable, sans +que la puissance des tyrans pût l'arrêter ni l'anéantir, il s'est formé +une masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de +lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration. Et cette +amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature; car, par +_la loi de la sensibilité_, l'homme tend aussi invinciblement à se +_rendre heureux_, que le _feu à monter_, que la _pierre_ à graviter, que +l'eau _à se niveler_. Son obstacle est son _ignorance_, qui l'égare dans +les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force +d'expérience il s'éclairera; à force d'erreurs il se redressera; il +deviendra sage et bon, _parce qu'il est de son intérêt de l'être_; et, +dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront +instruites, et la science deviendra vulgaire; et tous les hommes +connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la +félicité publique; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, +leurs devoirs dans l'ordre social; ils apprendront à se garantir des +illusions de la cupidité; ils concevront que la _morale_ est une +_science physique_, composée, il est vrai, d'éléments compliqués dans +leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu'ils +sont les éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Ils sentiront +qu'ils doivent être _modérés_ et _justes_, parce que là est l'avantage +et la sûreté de chacun; que vouloir jouir aux dépens d'autrui est un +faux calcul d'ignorance, parce que de là résultent des représailles, des +haines, des vengeances, et que l'improbité est l'effet constant de la +sottise. + +«Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur +de la société; + +«Les faibles, que, loin de se diviser d'intérêts, ils doivent s'unir, +parce que l'égalité fait leurs forces; + +«Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la +constitution des organes, et que l'ennui suit la satiété; + +«Le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du coeur que +consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme. + +«Et l'opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les +forcer de se contenir dans les bornes d'une autorité régulière. + +«Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt _des chefs +incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres_; tantôt +_des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront_. + +«Et alors qu'il existera sur la terre de _grands individus_, des _corps +de nations éclairées_ et _libres_, il arrivera à l'espèce ce qui arrive +à ses éléments: la communication des lumières d'une portion s'étendra de +proche en proche, et gagnera le tout. Par _la loi de l'imitation_, +_l'exemple d'un premier peuple sera suivi par les autres_; _ils +adopteront son esprit, ses lois_. Les despotes même, voyant qu'ils ne +peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, +adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et la civilisation +deviendra générale. + +«Et il s'établira de peuple à peuple _un équilibre de forces_, qui, les +contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser +leurs barbares usages de guerre, et soumettra _à des voies civiles le +jugement de leurs contestations_; et l'espèce entière deviendra une +_grande société_, une même _famille_ gouvernée par un même esprit, par +de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature +humaine est capable. + +«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu'il faut qu'un même +mouvement se propage dans un corps immense; qu'un même levain assimile +une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement +s'opérera, et déja les présages de cet avenir se déclarent. Déja la +_grande société_, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les +_sociétés partielles_, s'annonce pour tendre aux mêmes résultats. +Dissoute d'abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres +sans cohésion; et l'isolement général des peuples forma _son premier âge +d'anarchie_ et _d'enfance_: partagée ensuite au hasard en sections +irrégulières d'États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de +l'extrême _inégalité_ des richesses, des conditions; et l'_aristocratie +des grands empires_ a formé son _second âge_: puis, ces _grands +privilégiés_ se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du +_choc_ des _factions_. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, +sentant le besoin des lois, soupirent après l'époque de l'ordre et de la +paix. Qu'il se montre un _chef_ vertueux! qu'un _peuple puissant et +juste_ paraisse! et la terre l'élève au pouvoir suprême: la terre attend +un _peuple législateur_; elle le désire et l'appelle, et mon coeur +l'attend.....» Et tournant la tête du côté de l'occident..... «Oui, +continua-t-il, déja un bruit sourd frappe mon oreille: un cri de +_liberté_, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l'ancien +continent. À ce cri, un murmure secret contre l'oppression s'élève chez +une grande nation; une inquiétude salutaire l'alarme sur sa situation; +elle s'interroge sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle devrait être; et +surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses +moyens; quelle a été la conduite de ses chefs..... Encore un jour, une +réflexion:..... et un mouvement immense va naître; un siècle nouveau va +s'ouvrir! siècle d'étonnement pour le vulgaire, de surprise et d'effroi +pour les tyrans, d'affranchissement pour un grand peuple, et d'espérance +pour toute la terre!» + + + + +CHAPITRE XIV. + +Le grand obstacle au perfectionnement. + + +Le génie se tut.... Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit +demeura rebelle à la persuasion; mais craignant de le choquer par ma +résistance, je demeurai silencieux.... Après quelque intervalle, se +tournant vers moi et me fixant d'un regard perçant:..... Tu gardes le +silence, reprit-il, et ton coeur agite des pensées qu'il n'ose +produire!.... Interdit et troublé: «Ô Génie! lui dis-je, pardonne ma +faiblesse: sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité; mais ta +céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne +voient que des nuages. J'en fais l'aveu: la conviction n'a point pénétré +dans mon ame, et j'ai craint que mon _doute_ ne te fût une offense. + +«Et qu'a le _doute_, répondit-il, qui en fasse un crime? l'homme est-il +maître de sentir autrement qu'il n'est affecté?..... Si une vérité est +palpable et d'une pratique importante, plaignons celui qui la +méconnaît: sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, +équivoque, comment lui trouver le caractère qu'elle n'a pas? Croire sans +évidence, sans démonstration, est un acte d'ignorance et de sottise: le +crédule se perd dans un dédale d'inconséquences; l'homme sensé examine, +discute, afin d'être d'accord dans ses opinions; et l'homme de bonne foi +supporte la contradiction, parce qu'elle seule fait naître l'évidence. +La violence est l'argument du mensonge; et imposer d'autorité une +croyance, est l'acte et l'indice d'un tyran.» + +Enhardi par ces paroles: «Ô Génie, répondis-je, puisque ma raison est +libre, je m'efforce en vain d'accueillir l'espoir flatteur dont tu la +consoles: l'ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du +bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance +et à la misère: plus je médite sur la nature de l'homme, plus j'examine +l'état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me +semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de +notre hémisphère: en aucun lieu je n'aperçois le germe, ou ne pressens +le mobile d'une heureuse révolution. L'Asie entière est ensevelie dans +les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le _despotisme_ du +_bambou_, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code +immuable de gestes, par le vice radical d'une langue et surtout d'une +écriture mal construites, ne m'offre, dans sa civilisation avortée, +qu'un peuple automate. L'Indien, accablé de préjugés, enchaîné par les +liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le +Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la +barbarie de ses aïeux. L'Arabe, doué d'un génie heureux, perd sa force +et le fruit de sa vertu dans l'anarchie de ses tribus et la jalousie de +ses familles. L'Africain, dégradé de la condition d'homme, semble voué +sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs +avilis, que des peuples _troupeaux_, dont se jouent de grands +_propriétaires_. Partout l'ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé +de stupeur les nations; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens +naturels, ont détruit jusqu'à l'instinct du bonheur et de la vérité: il +est vrai que dans quelques contrées de l'Europe, la raison a commencé de +prendre un premier essor; mais là même, les lumières des particuliers +sont-elles communes aux nations? L'habileté des gouvernements a-t-elle +tourné à l'avantage des peuples? Et ces peuples qui se disent policés, +ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de +leurs injustices? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de +commerce, ont dévasté l'Inde, dépeuplé le nouveau continent, et +soumettent encore aujourd'hui l'Afrique au plus barbare des esclavages? +La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle +rendue par des mains spoliatrices et avares? Ô Génie! j'ai vu les pays +civilisés, et l'illusion de leur sagesse s'est dissipée devant mes +regards: j'ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la +multitude pauvre et dénuée: j'ai vu tous les droits, tous les pouvoirs +concentrés dans certaines _classes_, et la masse des peuples passive et +précaire: j'ai vu des _maisons de prince_, et point de _corps de +nation_; des intérêts de _gouvernement_, et point d'intérêt ni d'esprit +publics: j'ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait +à _opprimer prudemment_; et la servitude raffinée des peuples policés +m'a paru plus irremédiable. + +«Un obstacle surtout, ô Génie! a profondément frappé ma pensée: en +portant mes regards sur le globe, je l'ai vu partagé en vingt systèmes +de cultes différents: chaque nation a reçu ou s'est fait des opinions +religieuses opposées; et chacune, s'attribuant exclusivement la vérité, +veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans +leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de +bonne foi, il s'ensuit que notre esprit se _persuade du mensonge comme +de la vérité_; et alors, quel moyen de l'éclairer? Comment dissiper le +préjugé qui d'abord a saisi l'esprit? Comment, surtout, écarter son +bandeau, quand le premier article de chaque croyance, le premier dogme +de toute religion, est la proscription absolue du _doute_, +_l'interdiction de l'examen_, _l'abnégation_ de son propre jugement? Que +fera la vérité pour être reconnue? Si elle s'offre avec les preuves du +raisonnement, l'homme pusillanime récuse sa conscience; si elle invoque +l'autorité des puissances célestes, l'homme préoccupé lui oppose une +autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi +l'homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s'est à +jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. +Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï +d'heureuses circonstances; il faudrait qu'une nation entière, guérie du +délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme; +qu'affranchi du joug d'une fausse doctrine, un peuple s'imposât lui-même +celui de la vraie morale et de la raison; qu'il fût à la fois _hardi_ et +_prudent_, instruit et docile; que chaque individu, connaissant ses +droits, n'en transgressât pas la limite; que le pauvre sût résister à la +séduction, le riche à l'avarice; qu'il se trouvât des chefs +désintéressés et justes; que les oppresseurs fussent saisis d'un esprit +de démence et de vertige; que le _peuple_, recouvrant ses pouvoirs, +sentît qu'il ne les peut exercer, et qu'il se constituât des organes; +que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les +respecter; que, dans la réforme subite de toute une nation vivant +d'abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et +le changement de ses habitudes; que cette nation enfin fût assez +courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l'affermir, +assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager: et +tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler? Et lorsqu'en ses +combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là, en verrai-je +les jours fortunés? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps +refroidie?» + +À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole.... Le Génie ne +me répondit point; mais j'entendis qu'il disait à voix basse: «Soutenons +l'espoir de cet homme; car si celui qui aime ses semblables se +décourage, que deviendront les nations? Et peut-être le passé n'est-il +que trop propre à flétrir le courage? Eh bien! anticipons le temps à +venir; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu'à +la vue du but qu'elle désire, ranimée d'une nouvelle ardeur, elle +redouble l'effort qui doit l'y porter.» + + + + +CHAPITRE XV. + +Le siècle nouveau. + + +À peine eut-il achevé ces mots, qu'un bruit immense s'éleva du côté de +l'occident; et, y tournant mes regards, j'aperçus à l'extrémité de la +Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un +mouvement prodigieux; tel qu'au sein d'une vaste cité, lorsqu'une +sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable +s'agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. +Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par +intervalles ces phrases: + +«Quel est donc ce prodige nouveau? quel est ce fléau cruel et +mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! +nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! nous sommes +actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! nous payons des +tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! nous sommes +en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté +au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?» + +Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: Élevez un +étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par +d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous +connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.» + +Et, l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup +partagée en _deux corps inégaux_, et d'un aspect contrastant: _l'un +innombrable_ et presque _total_, offrait, dans la pauvreté générale des +vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère +et du travail; l'autre, _petit groupe_, _fraction_ insensible, +présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent, et, +dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de +l'abondance. + +Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le _grand +corps_ était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes +les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, +dans le _petit groupe_, il ne se trouvait que des ministres du culte de +tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d'armoirie, de +livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement. + +Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec +étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation; de +l'autre, un mouvement d'effroi; et le _grand corps_ dit au _plus +petit_: + +«Pourquoi êtes-vous séparés de nous? N'êtes-vous donc pas de notre +nombre?» + +«Non, répondit le groupe: vous êtes le _peuple_; nous autres, nous +sommes un corps distinct, _une classe privilégiée_, qui avons nos lois, +nos usages, nos droits à parts.» + +LE PEUPLE. + +Et de quel travail viviez-vous dans notre société? + +LE PRIVILÉGIÉS. + +Nous ne sommes pas faits pour travailler. + +LE PEUPLE. + +Comment avez-vous donc acquis tant de richesses? + +LE PRIVILÉGIÉS. + +En prenant le soin de vous gouverner. + +LE PEUPLE. + +Quoi, nous _fatiguons_, et vous _jouissez_! nous _produisons_, et vous +_dissipez_! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous +appelez cela _gouverner_!...... _Classe_ privilégiée, corps distinct qui +nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous +subsisterez. + +Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes +justes et généreux dirent: Il faut nous rejoindre au peuple, et partager +ses fardeaux; car ce sont des hommes comme nous, et nos richesses +viennent d'eux. Mais d'autres dirent avec orgueil: Ce serait une honte +de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir; ne +sommes-nous pas la _race noble_ et _pure_ des conquérants de cet empire? +Rappelons à cette multitude nos droits et son origine. + +LES NOBLES. + +Peuple! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre +race n'a obtenu la vie qu'à condition de nous servir? Voilà notre +contrat social; voilà le gouvernement _constitué_ par l'usage et +prescrit par le temps. + +LE PEUPLE. + +Race _pure_ des conquérants! montrez-nous vos généalogies! nous verrons +ensuite si ce qui, dans un individu, est _vol_ et _rapine_, devient +vertu dans une nation. + +Et à l'instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d'appeler +par leurs noms une foule d'individus _nobles_; et, citant leur origine +et leur parenté, elles racontèrent comment l'aïeul, le bisaïeul, le père +lui-même, nés marchands, artisans, après s'être enrichis par des moyens +quelconques, avaient acheté, à prix d'argent, la noblesse: en sorte +qu'un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche +ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers parvenus qui +renient leurs parents; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des +vétérans illustres! Et ce fut une rumeur de risée. + +Pour la détourner, quelques hommes astucieux s'écrièrent: Peuple doux et +fidèle, reconnaissez l'autorité légitime: _le Roi veut_, _la loi +ordonne_. + +LE PEUPLE. + +Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois +s'expliquer; les rois ne peuvent vouloir que le _salut_ de l'immense +multitude, qui est le _peuple_; la loi ne saurait être que le voeu de +l'_équité_. + +Alors les privilégiés militaires dirent: La multitude ne sait obéir qu'à +la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle! + +LE PEUPLE. + +Soldats! vous êtes notre sang! frapperez-vous vos parents, vos frères? +Si le peuple périt, qui nourrira l'armée? + +Et les soldats, baissant les armes, dirent: Nous sommes aussi le peuple, +montrez-nous l'ennemi! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent: Il +n'y a plus qu'une ressource: le peuple est superstitieux; il faut +l'effrayer par les noms de Dieu et de religion. + +_Nos chers frères! nos enfants!_ Dieu nous a établis pour vous +gouverner. + +LE PEUPLE. + +Montrez-nous vos pouvoirs célestes. + +LE PRÊTRES. + +Il faut de la foi: la raison égare. + +LE PEUPLE. + +Gouvernez-vous sans raisonner? + +LE PRÊTRES. + +Dieu veut la paix: la religion prescrit l'obéissance. + +LE PEUPLE. + +La paix suppose la justice; l'obéissance veut la conviction d'un devoir. + +LE PRÊTRES. + +On n'est ici-bas que pour souffrir. + +LE PEUPLE. + +Montrez-nous l'exemple. + +LE PRÊTRES. + +Vivrez-vous sans dieux et sans rois? + +LE PEUPLE. + +Nous voulons vivre sans oppresseurs. + +LE PRÊTRES. + +Il vous faut des _médiateurs_, des _intermédiaires_. + +LE PEUPLE. + +Médiateurs près de _Dieu_ et des _rois_! _courtisans_ et _prêtres_, vos +services sont trop dispendieux; nous traiterons désormais directement +nos affaires. + +Et alors le petit groupe dit: _Tout est perdu, la multitude est +éclairée._ + +Et le peuple répondit: Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous +n'abuserons pas de notre force: nous ne voulons que nos droits. Nous +avons des ressentiments, nous les oublions: nous étions esclaves, nous +pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, et la _liberté_ +n'est que la _justice_. + + + + +CHAPITRE XVI. + +Un peuple libre et législateur. + + +Alors, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le +régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d'effroi +par la pensée qu'il allait tomber dans la dissolution de l'anarchie; +mais tout à coup des voix s'élevèrent et dirent: + +«Ce n'est pas assez de nous être affranchis des parasites et des +oppresseurs, il faut empêcher qu'il n'en renaisse. Nous sommes _hommes_, +et l'expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à +dominer et à jouir aux dépens d'autrui. Il faut donc nous prémunir +contre un penchant auteur de discorde; il faut établir des _règles +certaines_ de nos _actions_ et de nos _droits_: or, la _connaissance_ de +ces droits, le _jugement_ de ces actions sont des choses abstraites, +difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d'un homme. +Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles +études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc +parmi nous quelques hommes dont ce soit l'emploi propre. +_Déléguons_-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et +des lois; constituons-les _représentants_ de nos _volontés_ et de nos +_intérêts_. Et, afin qu'en effet ils en soient une représentation aussi +exacte qu'il sera possible, choisissons-les _nombreux et semblables à +nous_, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se +trouve rassemblée en eux.» + +Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d'hommes +qu'il jugea propres à son dessein, il leur dit: «Jusqu'ici nous avons +vécu en une _société_ formée _au hasard_, sans _clauses fixes_, sans +conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements +réciproques; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet +état précaire. Aujourd'hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un +contrat régulier; nous vous avons choisis pour en dresser les articles: +examinez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses +conditions; recherchez avec soin _quel est le but_, quels sont les +principes _de toute association_: connaissez les _droits_ que chaque +membre y porte, les facultés qu'il y _engage_, et celles qu'il y doit +conserver: tracez-nous des _règles_ de conduite, des _lois_ équitables; +dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que +les principes qui nous ont guidés jusqu'à ce jour, sont vicieux. Nos +pères ont marché dans des sentiers d'_ignorance_, et l'_habitude_ nous a +égarés sur leurs pas: tout s'est fait par violence, par fraude, par +séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore +obscures: démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l'enchaînement, +publiez-en le code, et nous nous y conformerons.» + +Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide; et y faisant +asseoir les hommes qu'il avait choisis, il leur dit: «Nous vous élevons +aujourd'hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l'ensemble +de nos rapports, et que vous soyez hors de l'atteinte de nos passions. + +«Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables; que le pouvoir que +nous vous conférons est à nous; que nous vous le donnons en dépôt, non +en propriété ni en héritage; que les lois que vous ferez, vous y serez +les premiers soumis; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul +droit ne vous sera acquis, que celui de l'estime et de la +reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l'univers qui révère +_tant d'apôtres d'erreur_, honorera la _première assemblée d'hommes +raisonnables_ qui aura solennellement déclaré les principes immuables de +la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations!» + + + + +CHAPITRE XVII. + +Base universelle de tout droit et de toute loi. + + +Alors les _hommes choisis_ par le peuple pour rechercher les vrais +principes de la morale et de la raison procédèrent à l'objet sacré de +leur mission; et, après un long examen, ayant découvert un principe +universel et fondamental, il s'éleva un législateur qui dit au peuple; +«Voici la _base primordiale_, l'origine _physique_ de toute justice et +de tout droit. + +«_Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit +l'univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes +sensations, les mêmes besoins_, elle a, par ce fait même, _déclaré_ +qu'elle leur _donnait à tous les mêmes droits_ à l'usage _de ses biens, +et que tous les hommes sont égaux dans l'ordre de la nature_. + +«En second lieu, de ce qu'elle a donné à chacun des _moyens suffisants_ +de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu'elle les a tous +constitués _indépendants_ les uns des autres; qu'elle les a créés +_libres_; que nul n'est, soumis à autrui; que chacun est _propriétaire +absolu_ de son être. + +«Ainsi, l'_égalité_ et la _liberté_ sont deux _attributs essentiels de +l'homme_; deux _lois_ de la _Divinité, inabrogeables_ et _constitutives_ +comme les _propriétés_ physiques des éléments. + +«Or, de ce que tout individu est _maître absolu_ de sa personne, il +s'ensuit que la _liberté_ pleine de son _consentement_ est une condition +inséparable de tout contrat et de tout engagement. + +«Et de ce que tout individu est _égal_ à un autre, il suit que la +balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement +en _équilibre_: en sorte que l'idée de liberté contient essentiellement +celle de _justice_, qui naît de l'_égalité_. + +«_L'égalité et la liberté_ sont donc les _bases physiques_ et +inaltérables de toute _réunion d'hommes en société_, et, par suite, le +_principe nécessaire_ et _régénérateur_ de toute loi et de tout système +de gouvernement régulier. + +«C'est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout +peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. +C'est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et +reconstituer une association heureuse. + +«Mais observez qu'il en résultera une grande secousse dans vos +habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des +contrats vicieux, des droits abusifs; renoncer à des distinctions +injustes, à de fausses propriétés; rentrer enfin un instant dans l'état +de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices.» + +Alors, pensant à la _cupidité_ inhérente au coeur de l'homme, je crus que +ce peuple allait renoncer à toute idée d'amélioration. + +Mais, dans l'instant, une foule d'hommes généreux et des plus hauts +rangs, s'avançant vers le trône, y firent abjuration de _toutes leurs +distinctions_ et de toutes _leurs richesses_: «Dictez-nous, dirent-ils, +les lois de _l'égalité_ et de _la liberté_; nous ne voulons plus rien +posséder qu'au titre sacré de _la justice_. + +«_Égalité_, _justice_, _liberté_, voilà quel sera désormais notre code +et notre étendard.» + +Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois +mots, auxquels-il assigna _trois couleurs_. Et l'ayant planté sur le +siége du législateur, l'étendard de la _justice universelle_ flotta pour +là première fois sur la terre; et le peuple dressa en avant du siége un +_autel nouveau_, sur lequel il plaça une balance d'or, une épée et un +livre, avec cette inscription: + +À LA LOI ÉGALE, QUI JUGE ET PROTÉGE. + +Puis, ayant environné le siége et l'autel d'un amphithéâtre immense, +cette nation s'y assit tout entière pour entendre la publication de la +loi. Et des millions d'hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, +firent le serment solennel de vivre _libres et justes_; _de respecter +leurs droits réciproques, leurs propriétés_; _d'obéir à la loi et à ses +agents régulièrement préposés_. + +Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de +générosité, m'émut jusqu'aux larmes; et m'adressant au Génie: «Que je +vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer.» + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Effroi et conspiration des tyrans. + + +Cependant, à peine le cri solennel de l'_égalité_ et de la _liberté_ +eut-il retenti sur la terre, qu'un mouvement de trouble et de surprise +s'excita au sein des nations; et d'une part la multitude émue de désir, +mais indécise entre l'espérance et la crainte, entre le sentiment de ses +droits et l'habitude de ses chaînes, commença de s'agiter; d'autre part, +les rois réveillés subitement du sommeil de l'indolence et du +despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes; et partout _ces +classes de tyrans civils et sacrés_ qui trompent les rois et oppriment +les peuples, furent saisies de rage et d'effroi; et tramant des desseins +perfides: «Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la _liberté_ +parvient à l'oreille de la multitude! Malheur à nous, si ce pernicieux +esprit de _justice_ se propage!.....» Et voyant flotter l'étendard: +«Concevez-vous l'essaim de maux renfermés dans ces seules paroles? Si +tous les hommes sont _égaux_, où sont nos _droits exclusifs_ d'honneur +et de puissance? Si tous sont ou doivent être _libres_, que deviennent +nos _esclaves_, nos _serfs_, nos _propriétés_? Si tous sont _égaux_ dans +l'état civil, où sont nos prérogatives de _naissance_, d'_hérédité_? et +que devient _la noblesse_? S'ils sont tous égaux devant Dieu, où est le +besoin de _médiateurs_? et que devient le _sacerdoce_? Ah! pressons-nous +de détruire un germe si fécond, si contagieux! Employons tout notre art +contre cette calamité; effrayons les rois, pour qu'ils s'unissent à +notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des +guerres. Occupons-les de _combats_, de _conquêtes_ et de _jalousies_. +Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande +ligue contre l'ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilége, +renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet +incendie de révolution.» + +Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue +générale; entraînant sur leurs pas une multitude contrainte ou séduite, +ils se portèrent d'un mouvement hostile contre la nation libre, et +investirent à grands cris l'_autel_ et le _trône de la loi naturelle_: +«Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle? Quel est +cet autel impie, ce culte sacrilége?.... Sujets fidèles et croyants! ne +semblerait-il pas que ce fût d'aujourd'hui que l'on vous découvre la +vérité, que jusqu'ici vous eussiez marché dans l'erreur, que ces +rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilége d'être sages! Et +vous; _peuple égaré_, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous +trompent, qu'ils _altèrent_ les _principes_ de _votre foi_, qu'ils +_renversent_ la _religion_ de _vos pères_? Ah! tremblez que le courroux +du ciel ne s'allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer +votre erreur.» + +Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre +garda le silence; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une +attitude imposante. + +Et le législateur dit _aux chefs des peuples_: «Si, lorsque nous +marchions _un bandeau sur les yeux_, la lumière éclairait nos pas, +pourquoi, aujourd'hui qu'il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la +cherchent? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d'être clairvoyants, +les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des +_aveugles_? Chefs des peuples! si vous possédez la vérité, faites-nous +la voir: nous la recevrons avec reconnaissance; car nous la cherchons +avec désir, et nous avons intérêt de la trouver: nous _sommes hommes_, +et nous pouvons nous tromper; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes +_également_ faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis +tant de siècles, erre l'humanité; aidez-nous à dissiper l'illusion de +tant de préjugés et de vicieuses habitudes; concourez avec nous, dans le +choc de tant d'opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le +caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les +combats si longs de l'erreur: établissons entre elle et la vérité une +lutte solennelle: appelons les opinions des hommes de toutes les +nations: convoquons l'assemblée générale des peuples: qu'ils soient +juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre; et que, dans le débat +de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux +préjugés ni à la raison, le sentiment d'une évidence générale et commune +fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des coeurs.» + + + + +CHAPITRE XIX. + +Assemblée générale des peuples. + + +Ainsi parla le législateur; et la multitude, saisie de ce mouvement +qu'inspire d'abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les +tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus. + +Alors s'offrit à mes regards une scène d'un genre étonnant et nouveau: +tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les +climats produisent de races d'hommes divers, accourant de toutes parts, +me sembla se réunir dans une même enceinte; et là, formant un immense +congrès, distingué en groupes par l'aspect varié des costumes, des +traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me +présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant. + +D'un côté, je voyais l'Européen, à l'habit court et serré, au chapeau +pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre; +de l'autre, l'Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la +tête rase et au turban rond. Ici j'observais les peuples Africains, à la +peau d'ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de pagnes blancs et +bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de +verre: là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de +peau; le _Lapon_, au bonnet pointu, aux souliers de raquette; le +_Samoyède_, à l'odeur forte et au corps brûlant; le _Tongouze_, au +bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein; le _Yakoute_, au +visage piqueté; le _Calmouque_, au nez aplati, aux petits yeux +renversés. Plus loin étaient le _Chinois_, au vêtement de soie aux +tresses pendantes; le _Japonais_, au sang mélangé; le _Malais_, aux +grandes oreilles, au nez percé d'un anneau, au vaste chapeau de feuilles +de palmier, et les habitants _tatoués_ des îles de l'Océan et du +continent antipode. Et l'aspect de tant de variétés d'une même espèce, +de tant d'inventions bizarres d'un même entendement, de tant de +modifications différentes d'une même organisation, m'affecta à la fois +de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement +cette gradation de couleurs, qui, de l'incarnat vif passe au brun clair, +puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu'au +noir d'ébène et du jais; et trouvant le _Kachemirien_, au teint de +roses, à côté de l'_Indou_ hâlé, le _Géorgien_ à côté du _Tartare_, je +réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou +profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé; je comparais l'homme +nain du pôle au géant des zones tempérées; le corps grêle de l'_Arabe_ +à l'ample corps du _Hollandais_; la taille épaisse et courte du +_Samoyède_ à la _taille_ svelte du Grec et de l'_Esclavon_; la laine +grasse et noire du _Nègre_ à la soie dorée du _Danois_; la face aplatie +du _Calmouque_, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face +ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du +_Circassien_ et de l'_Abasan_. J'opposais aux toiles peintes de +l'_Indien_, aux étoffes savantes de l'_Européen_, aux riches fourrures +du _Sibérien_, les pagnes d'écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de +plumes, des nations sauvages, et les figures bleuâtres de serpents, de +fleurs et d'étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau +bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et +de l'Euphrate, lorsqu'après les pluies ou le débordement, des millions +de fleurs naissent de toutes parts; tantôt il me représentait, par son +murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, +du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du _Hauran_. + +Et, à la vue de tant d'êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup +l'immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace; +d'autre part, réfléchissant à l'opposition de tant de préjugés, de tant +d'opinions, au choc de tant de passions d'hommes si mobiles, je flottais +entre l'étonnement, l'admiration et une crainte secrète...., quand le +législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention. + +«Habitants de la terre, dit-il, une _nation libre_ et _puissante_ vous +adresse des paroles de _justice_ et de _paix_, et elle vous offre de +sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. +Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la +source; et elle a trouvé qu'ils dérivaient tous de la violence et de +l'injustice, érigées en lois par l'inexpérience des races passées, et +maintenues par les préjugés des races présentes: alors, annulant ses +institutions factices et arbitraires, et remontant à l'origine de tout +droit et de toute raison, elle a vu qu'il existait dans l'_ordre même de +l'univers_, et dans la constitution physique de l'homme, des lois +éternelles et immuables, qui n'attendaient que ses regards pour le +rendre heureux. Ô hommes! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire! +jetez-les sur cette terre qui vous nourrit! Quand ils vous offrent à +tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la _puissance qui les meut_ +la même vie, les mêmes organes, n'en avez-vous pas reçu les mêmes droits +à l'usage de ses bienfaits? Ne vous a-t-elle pas, par-là même, +_déclarés_ tous _égaux_ et _libres_? Quel mortel osera donc refuser à +son semblable ce que lui accorde la nature? Ô nations! bannissons toute +tyrannie et toute discorde; ne formons plus qu'une même société, qu'une +grande famille; et puisque le genre humain n'a qu'une même +constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une loi, celle de la +_nature_; qu'un même code, celui de la _raison_; qu'un même trône, celui +de la _justice_; qu'un même autel, celui de l'_union_.» + +Il dit; et une acclamation immense s'éleva jusqu'aux cieux: mille cris +de bénédiction partirent du sein de la multitude; et les peuples, dans +leurs transports, firent retentir la terre des mots d'_égalité_, de +_justice_, d'_union_. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un +différent; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à +la dispute, je vis naître d'abord un murmure, puis une rumeur, qui, se +communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre; et chaque +nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance +pour son code et son opinion. + +«Vous êtes dans l'erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt +les uns les autres; nous seuls possédons la vérité et la raison; nous +seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute +justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection; tous les autres +hommes sont des aveugles ou des rebelles.» Et il régnait une agitation +extrême. + +Mais le législateur ayant réclamé le silence: «Peuples, dit-il, quel +mouvement de passion vous agite? Où vous conduira cette querelle? +Qu'attendez-vous de cette dissension! Depuis des siècles la terre est +un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des +opinions chimériques: qu'ont produit tant de combats et de larmes? Quand +le fort a soumis le faible à son opinion, qu'a-t-il fait pour la vérité +et pour l'évidence? Ô nations! prenez conseil de votre propre sagesse! +Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, +que faites-vous pour les concilier? Ne leur donnez-vous pas des +arbitres?» _Oui_, s'écria unanimement la multitude. «Eh bien! donnez-en +de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font +vos instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d'en débattre +devant vous les raisons. Puisqu'ils invoquent vos intérêts, connaissez +comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant +de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en +contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, +une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d'un +individu corruptible ou d'un parti passionné, mais en face de toutes les +lumières et de tous les intérêts dont se compose l'humanité, et que le +sens _naturel_ de toute l'espèce soit notre arbitre et notre juge.» + + + + +CHAPITRE XX. + +La recherche de la vérité. + + +Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit: «Afin de procéder +avec ordre et sans confusion, laissez dans l'arène, en avant de +l'_autel_ de l'_union_ et de la _paix_, un spacieux demi-cercle libre; +et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard +propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence; +que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs +se placent à la suite sur une même ligne.» + +Et le demi-cercle ayant été tracé et l'ordre publié, à l'instant il +s'éleva une multitude innombrable d'étendards de toutes couleurs et de +toutes formes; tel qu'en un port fréquenté de cent nations commerçantes, +l'on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes +flotter sur une forêt de mâts. Et à l'aspect de cette diversité +prodigieuse, me tournant vers le Génie: Je croyais, lui dis-je, que la +terre n'était divisée qu'en huit ou dix systèmes de croyance, et je +désespérais de toute conciliation: maintenant que je vois des milliers +de partis différents, comment espérer la concorde?... Et cependant, me +dit-il, ils n'y sont pas encore tous: et ils veulent être +intolérants!... + +Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les +symboles et les attributs de chacun, il commença de m'expliquer leurs +caractères en ces mots: + +«Ce premier groupe, me dit-il, formé d'étendards verts, qui portent _un +croissant_, _un bandeau_ et _un sabre_, est celui des sectateurs du +prophète arabe. _Dire qu'il y a un Dieu_ (sans savoir ce qu'il est), +_croire aux paroles d'un homme_ (sans entendre sa langue), _aller dans +un désert prier Dieu_ (qui est partout), _laver ses mains d'eau_ (et ne +pas s'abstenir de sang), _jeûner le jour_ (et manger de nuit), _donner +l'aumône de son bien_ (et ravir celui d'autrui): tels sont les moyens de +perfection institués par _Mahomet_, tels sont les cris de ralliement de +ses fidèles croyants. Quiconque n'y répond pas est un réprouvé, frappé +d'anathème et dévoué au glaive. _Un Dieu clément, auteur de la vie_, a +donné ces lois d'oppression et de meurtre: il les a faites pour tout +l'univers, quoiqu'il ne les ait révélées qu'à un homme: il les a +établies de toute éternité, quoiqu'il ne les ait publiées que d'hier: +elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume: +ce volume devait répandre la lumière, montrer l'évidence, amener la +perfection, le bonheur; et cependant, du vivant même de l'apôtre, ses +pages offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il +a fallu l'expliquer, le commenter; et ses interprètes, divisés +d'opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L'une +soutient qu'_Ali_ est le vrai successeur; l'autre défend _Omar_ et +_Aboubekre_: celle-ci nie _l'éternité_ du _Qôran_, celle-là la nécessité +des ablutions, des prières: le _Carmate_ proscrit le pèlerinage et +permet le vin; le _Hakemite_ prêche la transmigration des ames: ainsi +jusqu'au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les +enseignes. Dans cette opposition, chacun s'attribuant exclusivement +l'évidence, et taxant les autres d'hérésie, de rébellion, a tourné +contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un +Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les +hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de +guerre, n'a cessé depuis douze cents ans d'inonder la terre de sang, et +de répandre le ravage et le désordre d'un bout à l'autre de l'ancien +hémisphère. + +«Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs +amples manches, par leurs longs chapelets, sont les _imams_, les +_mollas_, les _muphtis_, et près d'eux les _derviches_ au bonnet pointu, +et les _santons_ aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la +profession de foi, et commencent de disputer sur les _souillures_ +_graves_ ou _légères_, sur la matière et la forme des _ablutions_, sur +les attributs de Dieu et ses perfections, sur le _chaîtan_ et les anges +méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l'_interrogatoire_ dans +le tombeau, le jugement, le _passage du pont étroit comme un cheveu_, la +_balance des oeuvres_, les peines de l'enfer et les délices du paradis. + +«À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d'étendards à +fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de _Jésus_. +Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur +les mêmes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le +genre humain en mangeant une pomme, ils leur vouent cependant une sainte +horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et +d'_impies_. Le grand point de leur dissension réside surtout en ce +qu'après avoir admis un Dieu _un_ et _indivisible_, les chrétiens le +divisent ensuite en _trois_ personnes, qu'ils veulent être chacune _un +Dieu entier et complet_, sans cesser de former entre elles un _tout_ +identique. Et ils ajoutent que cet _être, qui remplit l'univers_, s'est +_réduit_ dans le corps d'un _homme_, et qu'il a pris des organes +matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d'être immatériel, +éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces _mystères_, +quoiqu'ils conçoivent l'éternité du Qôran et la mission du Prophète, +les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux +malades; et de là des haines implacables. + +«D'autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre +croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers; et les +querelles qui les agitent sont d'autant plus opiniâtres et plus +violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant +inaccessibles aux sens, et par conséquent d'une démonstration +impossible, les opinions de chacun n'ont de règle et de base que dans le +caprice et la volonté. Ainsi, convenant que _Dieu_ est un être +_incompréhensible_, _inconnu_, ils _disputent_ néanmoins sur son +essence, sur sa manière d'agir, sur ses attributs: convenant que la +transformation qu'ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus +de l'entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la +distinction des _deux volontés_ et des _deux natures_, sur le +_changement_ de _substance_, sur la _présence réelle_ ou _feinte_, sur +le _mode de l'incarnation_, etc. + +«Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déja +péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, +t'offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s'égare. Le premier en +tête, qu'environne ce groupe d'un costume bizarre, ce mélange confus de +robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à +tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux rouges, à bonnets +carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l'étendard du +pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville +dans l'ordre civil, a érigé sa _suprématie_ en point de religion, et a +fait un article de foi de son orgueil. + +«À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée +par sa métropole, oppose d'égales prétentions, et les soutient contre +l'Église d'Occident par l'antériorité de l'Église d'Orient. À gauche, +sont les étendards de deux chefs récents[23], qui, secouant un joug +devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, +et soustrait au pape la moitié de l'Europe. Derrière eux sont les sectes +subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les +_nestoriens_, les _eutychéens_, les _jacobites_, les _iconoclastes_, les +_anabaptistes_, les _presbytériens_, les _viclefites_, les _osiandrins_, +les _manichéens_, les _méthodistes_, les _adamites_, les +_contemplatifs_, les _trembleurs_, les _pleureurs_, et cent autres +semblables; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, +se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d'un Dieu de +paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité +universelle, se vouant réciproquement dans l'autre monde à des peines +sans fin, et réalisant dans celui-ci l'enfer que leurs cerveaux placent +dans celui-là.» + +Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour +duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l'Europe et +de l'Asie: «Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de +l'humanité.--Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit +et momentané: ne reconnais-tu pas ce système de culte?» Alors apercevant +le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que +tenaient en main les rabbins: «Il est vrai, lui dis-je, ce sont les +enfants de Moïse dispersés jusqu'à ce jour, et qui, abhorrant toute +nation, ont été partout abhorrés et persécutés.--Oui, reprit-il, et +c'est par cette raison que, n'ayant ni le temps ni la liberté de +disputer, ils ont gardé l'apparence de l'unité; mais à peine, dans leur +réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs +opinions, qu'ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes +principales[24], dont l'une, s'autorisant du silence du législateur, et +s'attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n'y est +point clairement exprimé, et, à ce titre, rejettera, comme invention des +_circoncis_, la _survivance de l'ame_ au corps, et sa _transmigration_ +dans des lieux de peines ou de délices, et sa résurrection, et le +jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du +mauvais génie, et tout le système poétique d'un monde ultérieur: et ce +peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit +morceau de chair, ce peuple atome, qui, dans l'océan des peuples, n'est +qu'une petite vague, et qui veut que Dieu n'ait rien fait que pour lui +seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déja si léger +qu'il établit dans la balance de l'univers.» + +Et me montrant un groupe voisin, composé d'hommes vêtus de robes +blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d'un étendard +de _couleur aurore_, sur lequel était peint un globe tranché en deux +hémisphères, l'un noir et l'autre blanc: «Il en sera ainsi, +continua-t-il, de ces enfans de _Zoroastre_, restes obscurs de peuples +jadis si puissants: maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés +chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes +du représentant de leur prophète; mais sitôt que le _môbed_ et les +_destours_ seront rassemblés, la controverse s'établira sur le _bon_ et +le _mauvais principe_; sur les combats d'_Ormuzd_, dieu de lumière, +contre _Ahrimanes_, dieu de ténèbres; sur leur sens direct ou +allégorique; sur les _bons_ et _mauvais génies_; sur le _culte du feu_ +et _des éléments_; sur les _ablutions_ et sur les _souillures_; sur la +_résurrection_ en _corps_ ou seulement en _ame_, et sur le +_renouvellement du monde_ existant, et sur le _monde nouveau_ qui lui +doit succéder. Et les _Parsis_ se diviseront en sectes d'autant plus +nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les +moeurs, les opinions des nations étrangères. + +«À côté d'eux, ces étendards à fond d'azur, où sont peintes des figures +monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de +lion, de sanglier, d'éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont +les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les +animaux et les ames de leurs parents dans les reptiles et les insectes. +Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des +rats, et ils ont eu horreur leurs semblables! Ils se purifient avec la +fiente et l'urine de vache, et ils se croient souillés du contact d'un +homme! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d'avaler, dans une +mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria! +Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux +ennemis et divers. + +«Ce premier, isolé à l'écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est +celui de _Brahma_, qui, quoique _dieu créateur_, n'a plus ni sectateurs +ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au _Lingam_, se +contente d'un peu d'eau que chaque matin le brâmane lui jette +par-dessus l'épaule, en lui récitant un cantique stérile. + +«Ce second, où est peint _milan_ au corps roux et à la tête blanche, est +celui de _Vichenou_, qui, quoique _dieu conservateur_, a passé une +partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes +hideuses de _sanglier_ et de _lion_, déchirant des entrailles humaines, +ou sous la figure d'un cheval, devant venir, le sabre à la main, +détruire l'âge présent, _obscurcir les astres_, _abattre les étoiles_, +_ébranler la terre_, et _faire au grand serpent un feu qui consumera les +globes._ + +«Ce troisième est celui de _Chiven_, dieu de _destruction_, de ravage, +et qui a cependant pour emblème le signe de la production: il est le +plus _méchant_ des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de +son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion[25], les +autres dieux, ses égaux et ses frères; et par une imitation de sa +bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent +publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l'image obscène +du _Lingam_. + +«Derrière eux viennent les moindres drapeaux d'une foule de dieux, +mâles, femelles, hermaphrodites, qui, parents et amis des trois +principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats; et leurs +adorateurs les imitent. Ces dieux n'ont besoin de rien, et sans cesse +ils reçoivent des offrandes; ils sont tout-puissants, remplissent +l'univers; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une +idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs. + +«Au delà, cette multitude d'autres étendards que, sur un fond jaune qui +leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d'un +même _dieu_, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de +l'Orient. Le Chinois l'adore dans _Fôt_, le Japonais le révère dans +_Budso_, l'habitant de Ceylan dans _Bedhou_ et _Boudah_, celui de Laos +dans _Chekia_, le Pégouan dans _Phta_, le Siamois dans _Sommona Kodom_, +le Tibetain dans _Boudd_ et dans _La_: tous, d'accord sur le fond de son +histoire, célèbrent sa _vie pénitente_, ses _mortifications_, ses +_jeûnes_, ses fonctions de _médiateur_ et d'_expiateur_, les haines d'un +_dieu_ son _ennemi_, leurs _combats_ et son _ascendant_. Mais discords +entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et +sur les pratiques, sur les dogmes de la _doctrine intérieure_ et de la +_doctrine publique_. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête +nue, prêche l'éternité des ames, leurs transmigrations successives dans +divers corps; et près de lui le _sintoïste_, niant leur existence +séparée des sens, soutient qu'elles ne sont qu'un _effet_ des organes +auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son +avec l'instrument. Là, le _Siamois_, aux sourcils rasés, l'écran +_talipat_ à la main, recommande l'aumône, les expiations, les offrandes; +et cependant il croit au destin aveugle et à l'impassible fatalité. Le +_hochang_ chinois sacrifie aux ames des ancêtres, et près de lui le +sectateur de _Confutzée_ cherche son horoscope dans des fiches jetées au +hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d'un +essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le _grand Lama_, en +qui vient de passer le dieu que le _Tibet_ adore. Un rival s'est élevé +pour partager ce bienfait avec lui; et sur les bords du lac _Baikal_, le +Calmouque a aussi son dieu comme l'habitant de _La-sa_; mais d'accord en +ce point important, que Dieu ne peut habiter qu'un corps d'homme, tous +deux rient de la grossièreté de l'Indien, qui honore la fiente de la +vache, tandis qu'eux consacrent les excréments de leur pontife. + +Après ces drapeaux, une foule d'autres que l'oeil ne pouvait dénombrer, +s'offrant encore à nos regards: «Je ne terminerais point, dit le Génie, +si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent +encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures +d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, les _bons_ et les _mauvais génies, +qui, sous un dieu_ principal, mais insouciant, régissent l'univers; dans +leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l'ancien Occident. Tu +vois l'habillement bizarre de leurs _chamans_, qui, sous une robe de +cuir garnie de clochettes, de grelots, d'idoles de fer, de griffes +d'oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s'agitent en +convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour +tromper les vivans. Là, les peuples noirs de l'Afrique, dans le culte de +leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l'habitant de Juida, +qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont +avides.... Voilà le Teleute, qui se le représente, vêtu de toutes +couleurs, ressemblant à un soldat russe; voilà le Kamtschadale qui, +trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure +un _vieillard capricieux_ et _chagrin_, fumant sa pipe, et chassant en +traîneau les renards et les martres; enfin, voilà cent nations sauvages +qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur +l'ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun +système de culte, et n'enjouissent pas moins des dons de la nature dans +l'irréligion où elle-même les a créées. + + + + +CHAPITRE XXI. + +Problème des contradictions religieuses. + + +Cependant les divers groupes s'étant placés, et un vaste silence ayant +succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit: «Chefs et +docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu'ici les nations, vivant +isolées, ont suivi des routes différentes: chacune croit suivre celle de +la vérité; et cependant si la vérité n'en a qu'une, et que les opinions +soient opposées, il est bien évident que quelqu'un se trouve en erreur. +Or, si tant d'hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n'est +pas abusé? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et +sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la +possédait. Jusqu'à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, +produites au hasard, accréditées par l'amour de la nouveauté et par +l'imitation, propagées par l'enthousiasme et l'ignorance populaires, ont +en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si +elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de +solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons les donc +aujourd'hui à un examen général et commun; que chacun expose sa +croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu +_vrai_, qui l'est pour le genre humain.» + +Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier +étendard de la gauche: Il n'est pas permis de douter, dirent les chefs, +que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. +D'abord elle est révélée de Dieu même.... + +Et la nôtre aussi, s'écrièrent tous les autres étendards; il n'est pas +permis d'en douter. + +Mais du moins faut-il l'exposer, dit le législateur; car l'on ne peut +_croire_ ce que l'on ne connaît pas. + +Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des _faits_ +nombreux, par une multitude de _miracles_, par des résurrections de +morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc. + +Et nous aussi, s'écrièrent tous les autres, nous avons une foule de +miracles; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus +incroyables. + +Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des _prodiges supposés_ ou +des _prestiges_ de _l'esprit malin_, qui les a trompés. + +Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés; et chacun +parlant de soi, dit: Il n'y a que les nôtres de véritables; tous les +autres sont des faussetés. + +Et le législateur dit: Avez-vous des témoins vivants? + +Non, répondirent-ils tous: les faits sont anciens, les témoins sont +morts, mais ils ont écrit. + +Soit, reprit le législateur; mais s'ils sont en contradiction, qui les +conciliera? + +Juste arbitre! s'écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont +vu la vérité, c'est qu'ils sont morts pour la _témoigner_, et notre +croyance est scellée du sang des _martyrs_. + +Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards: nous avons des milliers +de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se +démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, +les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de +confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc. + +Et l'un de ces partis ayant nié les martyrs des autres: Eh bien! +dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est +vraie. + +Et dans l'instant une foule d'hommes de toute religion, de toute secte, +se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même +commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la +poitrine, sans témoigner de douleur. + +Mais le législateur les arrêtant: Ô hommes! leur dit-il, écoutez de +sang-froid mes paroles: si vous mouriez pour prouver que deux et deux +font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre? + +Non, répondirent-ils tous. + +Et si vous mourriez pour prouver qu'ils font cinq, cela les ferait-il +être cinq? + +Non, dirent-ils tous encore. + +Eh bien! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à +l'existence des choses? La vérité est une, vos opinions sont diverses; +donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont +_persuadés_ de l'erreur, que prouve la persuasion de l'homme? + +Si l'erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité? + +Si l'esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de +la Divinité? + +Et d'ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et +insuffisants? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne +pas changer plutôt les opinions? Pourquoi tuer les hommes ou les +effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger? + +Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres! nul de nous n'est certain de +ce qui s'est passé hier, de ce qui se passe aujourd'hui sous ses yeux, +et nous jurons de ce qui s'est passé il y a deux mille ans. + +Hommes faibles et pourtant orgueilleux! les lois de la nature sont +immuables et profondes, nos esprits sont pleins d'illusion et de +légèreté; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre! En vérité, il +est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un +atome. + +Eh bien! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu'elles +peuvent être équivoques; venons aux preuves du raisonnement, à celles +qui sont inhérentes à la doctrine. + +Alors un _imam_ de la loi de _Mahomet_ s'avançant plein de confiance +dans l'arène, après s'être tourné vers la _Mekke_ et avoir proféré avec +emphase la _profession de foi_: «_Louange à Dieu_! dit-il d'une voix +grave et imposante! La lumière brille avec évidence, et la vérité n'a +pas besoin d'examen:» et montrant le Qôran: Voilà la lumière et la +vérité dans leur propre essence. _Il n'y a point de doute en ce livre; +il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans +discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le +simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la +terre; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui +refuse de croire à sa loi: les infidèles disputent et ne veulent pas +croire; leur endurcissement vient de Dieu; il a scellé leur coeur pour +les livrer à d'affreux châtiments......_[26]» + +À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit +l'orateur. «Quel est cet homme, s'écrièrent tous les groupes, qui nous +outrage aussi gratuitement? De quel droit prétend-il nous imposer sa +croyance comme un vainqueur et comme un tyran? Dieu ne nous a-t-il pas +donné, _comme à lui_, des yeux, un esprit, une intelligence? et +n'avons-nous pas _droit_ d'en user _également_, pour savoir ce que nous +devons rejeter ou croire? S'il a le droit de nous attaquer, n'avons-nous +pas celui de nous défendre? S'il lui a plu de croire sans examen, ne +sommes-nous pas _maîtres_ de croire avec discernement? + +«Et quelle est cette doctrine _lumineuse_ qui craint la _lumière_? Quel +est cet apôtre d'un Dieu _clément_, qui ne prêche que _meurtre_ et +_carnage_? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que +lui-même cause? Si la violence et la persécution sont les arguments de +la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du +mensonge?» + +Alors un homme s'avançant d'un groupe voisin vers l'imam, lui dit: +«Admettons que Mahomet soit l'apôtre de la meilleure doctrine, le +prophète de la vraie religion; veuillez du moins nous dire qui nous +devons suivre pour la pratiquer: sera-ce son gendre _Ali_, ou ses +vicaires _Omar_ et _Aboubekre_[27]? + +À peine eut-il prononcé ces _noms_, qu'au sein même des musulmans éclata +un schisme terrible: les partisans d'_Omar_ et d'_Ali_, se traitant +mutuellement d'_hérétiques_, d'_impies_, de _sacriléges_, s'accablèrent +de malédictions. La querelle même devint si violente qu'il fallut que +les groupes voisins s'interposassent pour les empêcher d'en venir aux +mains. + +Enfin, le calme s'étant un peu rétabli, le législateur dit au imams: +«Voyez quelles conséquences résultent de vos principes! Si les hommes +les mettaient en pratique, vous-mêmes, d'opposition en opposition, vous +vous détruiriez jusques au dernier; et la _première loi de Dieu_ +n'est-elle pas que l'_homme vive_?» Puis s'adressant aux autres groupes: +«Sans doute cet esprit d'intolérance et d'exclusion choque toute idée de +justice, renverse toute base de morale et de société; cependant, avant +de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas +d'entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les +formes, sans avoir pris connaissance du fond?» + +Et les groupes y ayant consenti, l'iman commença d'exposer comment +_Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille-prophètes_ aux nations qui +s'égaraient dans l'idolâtrie, _en avait enfin envoyé un dernier, le +sceau et la perfection de tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix_; +comment, afin que les infidèles n'altérassent plus la parole divine, _la +suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran_: et +détaillant les dogmes de l'islamisme, l'imam expliqua comment, à titre +_de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel_, ainsi que la source +dont il émanait; comment _il avait été envoyé feuillet par feuillet en +vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l'ange Gabriel_; comment +l'ange s'annonçait _par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète +d'une sueur froide_; comment, dans la vision d'une nuit, il avait +parcouru _quatre-vingt-dix cieux, monté sur l'animal Boraq, moitié +cheval, moitié femme_; comment, doué du don des miracles, _il marchait +au soleil sans ombre, faisait reverdir d'un seul mot les arbres, +remplissait d'eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le +disque de la lune; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet_ avait +propagé, le sabre à la main, la religion _la plus digne de Dieu par sa +sublimité_, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses +pratiques, puisqu'elle ne consistait qu'en huit ou dix points: +_professer l'unité de Dieu_; _reconnaître Mahomet pour son seul +prophète_; _prier cinq fois par jour_; _jeuner un mois par an; aller à +la Mekke une fois dans sa vie_; _donner la dîme de ses biens_; _ne point +boire de vin, ne point manger de porc, et faire la guerre aux +infidèles_; qu'à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et +martyr, jouissait, dès ce monde, d'une foule de biens; et qu'à sa mort, +son ame, _pesée dans la balance des oeuvres_, et absoute par les _deux +anges noirs_, traversait par-dessus l'enfer, _le pont étroit comme un +cheveu et tranchant comme un sabre_; et qu'enfin elle était reçue dans +un _lieu de délices_, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de +tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les +célestes _houris_, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus +toujours rajeunis. + +À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages; et les +divers groupes raisonnant sur ces articles de croyance, dirent +unanimement: Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de +telles rêveries? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des _Mille et une +nuits_? + +Et un _Samoyède_ s'avançant dans l'arène: Le paradis de Mahomet, dit-il, +me paraît fort bon; mais un des moyens de le gagner m'embarrasse; car +s'il ne faut ni boire ni manger _entre deux soleils, ainsi qu'il +l'ordonne_, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, _où le +soleil reste sur l'horizon quatre mois entiers sans se coucher_? + +Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir +l'honneur du Prophète; mais cent peuples ayant attesté le fait, +l'infaillibilité de Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse +atteinte. + +Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé, tout +ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se +passe sur la terre! + +Pour moi, dit un _Américain_, je trouve une grande difficulté au +pèlerinage; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement +cent millions de mâles sur le globe: chacun étant obligé d'aller à la +Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d'hommes en +route; on ne pourra pas revenir dans la même année; et le nombre devient +double, c'est-à-dire de huit millions: où trouver les vivres, la place, +l'eau; les vaisseaux pour cette procession universelle? Il faudrait bien +là des miracles. + +La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet +n'est pas révélée, c'est que la plupart des idées qui en font la base +existaient long-temps avant elle, et qu'elle n'est qu'un mélange confus +de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, +qu'une homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à +ses vues mondaines. Parcourez son livre; vous n'y verrez que des +histoires de la Bible et de l'Évangile, travesties en contes absurdes, +et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de +préceptes ridicules ou dangereux. Analysez l'esprit de ces préceptes et +la conduite de l'apôtre; vous n'y verrez qu'un caractère rusé et +audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est +vrai, les passions du peuple qu'il veut gouverner. Il parle à des hommes +simples et crédules, il leur suppose des prodiges; ils sont ignorants et +jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science; ils sont pauvres +et avides, il excite leur cupidité par l'espoir du pillage; il n'a rien +à donner d'abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux; il +fait désirer la mort comme un bien suprême; il menace les lâches de +l'enfer; il promet le paradis aux braves; il affermit les faibles par +l'opinion de la fatalité; en un mot, il produit le dévouement dont il a +besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les +passions. + +Quel caractère différent dans notre doctrine! et combien son empire, +établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de +toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste? Combien sa +morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles +n'attestent-elles pas son émanation de la Divinité? Il est vrai que +plusieurs de ses dogmes s'élèvent au-dessus de l'entendement, et +imposent à la raison un respectueux silence; mais par-là même sa +révélation n'est que mieux constatée, puisque jamais les hommes +n'eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d'une main la +_Bible_, et de l'autre, les _quatre Évangiles_, le docteur commença de +raconter que, dans l'origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans +rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le +monde de rien; qu'ayant créé l'univers entier en six jours, il se trouva +fatigué le septième; qu'ayant placé un premier couple d'humains dans un +lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur +défendit néanmoins de goûter d'un fruit qu'il leur laissa sous la main; +que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui +n'était pas née) avait été condamnée à porter la peine d'une faute +qu'elle n'avait pas commise; qu'après avoir laissé le genre humain se +damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait +ordonné à un fils bien-aimé, qu'il avait engendré sans mère, et qui +était aussi âgé que lui, d'aller se faire mettre à mort sur terre; et +cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le +très-grand nombre continuait de se perdre; que, pour, remédier à ce +nouvel inconvénient, ce dieu, né d'une femme restée vierge, après être +mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour; et, sous la forme +d'un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des +hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter +à fond de la puissance de _lier_ et de _délier_, des moyens de purger +tout crime avec de l'eau et quelques paroles; quand, ayant proféré les +mots _indulgence_, pouvoir du _pape, grace suffisante_ ou _efficace_, il +fut interrompu par mille cris. C'est un _abus horrible_, dirent les +luthériens, de _prétendre_, pour de l'_argent_, remettre les _péchés_. +C'est une chose contraire au texte de l'Évangile, dirent les +calvinistes, de supposer une _présence véritable_. Le pape n'a pas le +droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes: et trente +sectes à la fois s'accusant mutuellement d'hérésie et d'erreur, il ne +fut plus possible de s'entendre. + +Après quelque temps, le silence s'étant rétabli, les musulmans dirent au +législateur: Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant +des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens? +n'est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice? +Dieu _immatériel_, _infini_, se faire _homme_! avoir un fils aussi âgé +que lui! ce dieu-homme devenir du pain que l'on mange et que l'on +digère! avons-nous rien de semblable à cela? Les chrétiens ont-ils le +_droit exclusif_ d'exiger une foi aveugle? et leur accorderez-vous des +_priviléges_ de croyance à notre détriment? + +Et des hommes sauvages s'étant avancés: Quoi, dirent-ils, parce qu'un +homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le +genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste! quel tyran +rendit jamais les enfants responsables des fautes de leurs pères! Quel +homme peut répondre des actions d'autrui! N'est-ce pas renverser toute +idée de justice et de raison? + +Et où sont, dirent d'autres, les témoins, les preuves de tous ces +prétendus faits allégués? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen +de preuves? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins; et +l'on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire! + +Alors un rabbin prenant la parole: «Quant aux faits, dit-il, nous en +sommes garants pour le fond: à l'égard de la forme et de l'emploi que +l'on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici +par leurs propres arguments; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons +la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils +se sont entés; et de là un raisonnement péremptoire: Ou notre loi est de +Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu'elle en diffère; ou notre +loi n'est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps.» + +Il faut distinguer, répondit le chrétien: votre loi est de Dieu, comme +_figurée_ et _préparative_, mais non pas comme _finale_ et _absolue_; +vous n'êtes que _le simulacre_ dont nous sommes _la réalité_. + +Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions; mais +elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout +entier sur des bases de _sens mystiques_, d'_interprétations +visionnaires_ et _allégoriques_; et ce système, violentant la lettre de +nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus +chimériques, et y trouve tout ce qu'il lui plaît, comme une imagination +vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un +_messie spirituel_ de ce qui, dans l'esprit de nos prophètes, n'était +qu'un _roi politique_: vous avez fait une rédemption du genre humain de +ce qui n'était que le rétablissement de notre nation: vous avez établi +une prétendue _conception virginale_ sur une phrase prise à contre-sens. +Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient; vous voyez +dans nos livres mêmes votre _trinité_, quoiqu'il n'en soit pas dit le +mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, +admise avec une foule d'autres opinions de tout culte et de toute secte, +dont se composa votre système dans le chaos et l'anarchie de vos trois +_premiers siècles_. + +À ces mots, transportés de fureur et criant au _sacrilège_, au +_blasphème_, les docteurs chrétiens voulurent s'élancer sur le juif. Et +des moines bigarrés de noir et de blanc s'étant avancés avec un drapeau +où étaient peints des _tenailles_, un _gril_, un _bûcher_ et ces mots: +_justice_, _charité_ et _miséricorde_: «Il faut, dirent-ils, faire un +_acte_ de _foi_ de ces _impies_, et les brûler pour la gloire de Dieu.» +Et déja ils traçaient le plan d'un bûcher, quand les musulmans leur +dirent d'un ton ironique: Voilà donc cette religion de _paix_, cette +morale _humble_ et _bienfaisante_ que vous nous avez vantée? Voilà cette +_charité évangélique_ qui ne combat l'_incrédulité_ que par la +_douceur_, et n'oppose aux _injures_ que la _patience_? Hypocrites! +c'est ainsi que vous trompez les nations; c'est ainsi que vous avez +propagé vos funestes erreurs! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la +_liberté_, la _tolérance_, la _paix_: êtes-vous devenus forts, vous avez +pratiqué la _persécution_, la _violence_..... + +Et ils allaient commencer l'histoire des guerres et des meurtres du +_christianisme_, quand le législateur réclamant le silence, suspendit ce +mouvement de discorde. + +«Ce n'est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d'un ton de voix +toujours humble et doux, ce n'est pas nous que nous voulons venger, +c'est la cause de Dieu, c'est sa gloire que nous défendons.» + +Et de quel droit, repartirent les _imams_, vous _constituez-vous ses +représentants_ plus que _nous_? Avez-vous des _privilèges_ que nous +_n'ayons pas_? êtes-vous d'_autres hommes que nous_? + +_Défendre Dieu_, dit un autre groupe, prétendre le venger, n'est-ce pas +insulter sa sagesse, sa puissance? Ne sait-il pas mieux que les hommes +ce qui convient à sa dignité? + +Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines. + +«Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que +vous avez le privilége exclusif de les comprendre.» Et alors, fiers de +trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi +allait triompher, lorsque le _môbed_ (grand-prêtre) des _Parsis_, ayant +demandé la parole, dit au législateur: + +«Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l'origine du +monde; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que +nous admettons; mais nous réclamons contre l'attribution qu'ils en font +à leur prophète Moïse, d'abord parce qu'ils ne sauraient prouver que les +livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage; qu'au +contraire nous offrons de démontrer, par vingt passages positifs, que +leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu'elle +provient de la connivence manifeste d'un grand-prêtre et d'un roi +désignés[28]; qu'ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des +lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, +vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce +qui compose aujourd'hui la doctrine théologique des juifs et de leurs +enfants les chrétiens. En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de +l'_immortalité_ de l'_ame_, ni d'une _vie ultérieure_, ni de l'_enfer_ +et du _paradis_, ni de la _révolte_ de l'_ange_, _principal auteur des +maux du genre humain_, etc. + +«_Moïse_ n'a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, +puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète +_Zerdoust_, dit _Zoroastre_, les évangélisa dans l'Asie.... Aussi, +ajouta le _môbed_ en s'adressant aux _rabbins_, n'est-ce que depuis +cette époque, c'est-à-dire après le siècle de vos premiers rois, que ces +idées apparaissent dans vos écrivains; et elles ne s'y montrent que par +degrés, et d'abord furtivement, selon les relations politiques que vos +pères eurent avec nos aïeux; ce fut surtout lorsque, vaincus et +dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent +transportés sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et qu'élevés +pendant trois générations successives dans notre pays, ils +s'imprégnèrent de moeurs et d'opinions jusqu'alors repoussées comme +contraires à leur loi. Alors que notre roi _Kyrus_ les eut délivrés de +l'esclavage, leurs coeurs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance; +ils devinrent nos imitateurs, nos disciples; les familles les plus +distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les +sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des +dogmes étrangers. + +«D'abord la masse du peuple, non émigrée, opposa le texte de la loi et +le silence absolu du prophète; mais la doctrine _pharisienne_ ou +_parsie_ prévalut: et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous +étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un _roi +restaurateur_ de votre puissance; nous annoncions un _Dieu réparateur_ +et _sauveur_: de la combinaison de ces idées, _vos esséniens_ firent la +base du _christianisme_: et, quoi qu'en supposent vos prétentions, +juifs, chrétiens, musulmans, _vous n'êtes_, dans votre _système des +êtres spirituels_, que des _enfants égarés_ de _Zoroastre_.» + +Le _môbed_, passant de suite au développement de sa religion, et +s'appuyant du _Sad-der_ et du _Zend-avesta_, raconta, dans le même ordre +que la _Genèse_, la création du monde en _six gahâns_: la formation d'un +premier homme et d'une première femme dans un lieu _céleste_, sous le +_règne du bien_; l'introduction du _mal_ dans le monde par la _grande +couleuvre, emblème d'Ahrimanes_; la révolte et les combats de ce génie +du _mal_ et des _ténèbres_ contre _Ormuzd_, dieu du _bien_ et de la +_lumière_; la division des anges en _blancs_ et en _noirs_, en _bons_ et +en _méchants_; leur ordre hiérarchique en _chérubins_, _séraphins_, +_trônes_, _dominations_, etc., la fin du _monde au bout de six mille +ans_; la venue de l'_agneau réparateur_ de la _nature_; le monde +nouveau; la _vie future_ dans des _lieux_ de _délices_ ou de _peines_: +le _passage_ des _ames_ sur le _pont_ de l'_abîme_; les cérémonies des +mystères de _Mithras_; le _pain azyme_ qu'y mangent les initiés; le +_baptême_ des _enfants_ nouveau-nés; les _onctions_ des _morts_, et les +_confessions_ de leurs _péchés_. En un mot, il exposa tant de choses +analogues aux trois religions précédentes, qu'il semblait que ce fût un +commentaire ou une continuation du _Qôran_ et de l'_Apocalypse_. + +Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet +exposé, et traitant les _parsis_ d'idolâtres et d'_adorateurs du feu_, +les taxèrent de mensonge, de supposition, d'altération de faits: et il +s'éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur +succession et sur leur série; sur la source première des opinions, sur +leur transmission de peuple à peuple, sur l'authenticité des livres qui +les établissent, sur l'époque de leur composition, le caractère de leurs +rédacteurs, la valeur de leurs témoignages; et les divers partis, se +démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des +apocryphités, s'accusèrent mutuellement d'avoir établi leur croyance sur +des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables +absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des +écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou +fausses. + +D'autre part un grand murmure s'excita sous les drapeaux des sectes +_indiennes_; et les _brahmanes_, protestant contre les prétentions des +juifs et des parsis, dirent: Quels sont ces peuples nouveaux et presque +inconnus qui s'établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des +nations et les dépositaires de leurs archives? À entendre leurs calculs +de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que +d'hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs +milliers de siècles. Et de _quel droit_ leurs livres seraient-ils +préférés aux nôtres? Les _Védas_, les _Chastras_, les _Pourans_, +sont-ils donc inférieurs aux _Bibles_, au _Zend-avesta_, au _Sad-der_? +Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des +dieux et des pères des Occidentaux? Ah! s'il nous était permis d'en +révéler les mystères à des hommes profanes! si un voile sacré ne devait +pas couvrir notre doctrine à tous les regards!.... + +Et les brahmanes s'étant tus à ces mots: «Comment admettre votre +doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas? Et +comment ses premiers auteurs l'ont-ils propagée, alors qu'étant seuls à +la posséder, leur propre peuple leur était profane? Le ciel la +révéla-t-il pour la taire?» + +Mais les brahmanes persistant à ne pas s'expliquer: «Nous pouvons leur +laisser les honneurs du secret, dit un homme d'Europe. Désormais leur +doctrine est à découvert; nous possédons leurs livres, et je puis vous +en résumer la substance.» + +En effet, en analysant les _quatre Védas_, les _dix-huit Pourans_ et les +_cinq_ ou _six Chastras_, il exposa comment un être immatériel, infini, +éternel et _rond_, après avoir passé un temps sans bornes à se +_contempler_, voulant enfin se _manifester_, sépara les _facultés mâle_ +et _femelle_ qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le +_lingam_ est resté l'emblême; comment de ce premier acte naquirent, +trois _puissances divines_, appelées _Brahma_, _Bichen_ ou _Vichenou_, +et _Chib_ ou _Chiven_, chargées, la première de _créer_, la seconde de +_conserver_, la troisième de _détruire_ ou de _changer_ les formes de +l'univers: et, détaillant l'histoire de leurs opérations et de leurs +aventures, il expliqua comment _Brahma_, fier d'avoir créé le monde et +les huit sphères de _purifications_, s'étant préféré à son égal _Chib_, +ce mouvement d'orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les +_globes_ ou _orbites célestes_, _comme un panier d'oeufs_; comment +_Brahma_, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à +_Chib_, métamorphosé en _lingam_; comment _Vichenou_, dieu médiateur, a +pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour +_conserver_ le monde: comment d'abord, sous celle de _poisson_, il sauva +du _déluge universel_ une famille qui repeupla la terre; comment +ensuite, sous la forme d'_une tortue_, il tira de _la mer de lait_ la +montagne _Mandreguiri_ (le pôle); puis, sous celle de _sanglier_, +déchira le ventre du géant _Erennîachessen_, _qui submergeait_ la terre +dans l'abîme du _Djôle_, dont il la retira sur ses défenses; comment +incarné sous la forme _de berger noir_, et sous le nom de _Chris-en_, +_il délivra le monde_ du venimeux serpent _Calengam_, et parvint, après +en avoir été _mordu au pied, à lui écraser la tête_. + +Puis, passant à l'histoire des _génies secondaires_, il raconta comment +l'_Éternel_, _pour faire éclater sa gloire_, avait créé divers ordres +d'_anges_, chargés de chanter ses louanges et de diriger l'univers; +comment une partie de ces _anges se révoltèrent_ sous la conduite d'_un +chef ambitieux_, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout +gouverner; comment _Dieu_ les précipita dans le monde de ténèbres, pour +y subir le traitement de leur _malfaisance_; comment ensuite, touché de +compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grace +après qu'ils eurent subi de longues épreuves; comment à cet effet ayant +créé _quinze orbites_ ou _régions de planètes_, et des corps pour les +habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir _quatre-vingt-sept +transmigrations_; il expliqua comment _les ames ainsi purifiées_ +retournaient à la _source première, à l'océan de vie et d'animation_ +dont elles étaient émanées; comment tous les êtres vivants contenant une +portion de cette _ame universelle_, il était très-coupable de les en +priver. Enfin il allait développer les _rites_ et les _cérémonies_, +lorsqu'ayant parlé des _offrandes_ et des _libations de lait_ et _de +beurre à des dieux de cuivre et de bois_, et _des purifications_ par la +_fiente_ et l'_urine de vache_, il s'éleva de toutes parts des murmures +mêlés d'éclats de rire, qui interrompirent l'orateur. + +Et chaque groupe raisonnant sur cette religion: «Ce sont des idolâtres, +dirent les musulmans, il faut les exterminer..... Ce sont des cerveaux +dérangés, dirent les sectateurs de _Confutzée_, qu'il faut tâcher de +guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces +marmousets graisseux et enfumés, qu'on lave comme des enfants +malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui +viennent les salir d'ordures!» + +Et un brahmane indigné, prenant la parole: Ce sont des mystères +profonds, s'écria-t-il, des emblêmes de vérités que vous n'êtes pas +dignes d'entendre. + +_De quel droit_, répondit un _lama_ du Tibet, en êtes-vous plus dignes +que nous! Est-ce parce que vous vous _prétendez issus de la tête de +Brahma_, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des +humains? Mais, pour soutenir l'orgueil de vos distinctions d'_origines_ +et de _castes_, prouvez-nous d'abord que vous êtes d'autres hommes que +nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que +vous nous racontez: prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de +toute cette doctrine; car nous, s'il le faut, nous prouverons que vous +n'en êtes que les _plagiaires_ et les _corrupteurs_; que vous n'êtes que +les imitateurs de l'ancien paganisme des Occidentaux, auquel vous avez, +par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre +_Dieu_; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre +avant que _Boudh_ l'eût enseignée aux nations. + +Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et +quel était ce _dieu_, dont la plupart n'avaient jamais ouï le nom, le +_lama_ reprit la parole et dit: + +Qu'au _commencement_ un _Dieu unique_, existant par lui-même, après +avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, +voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière +du _monde_; que les _quatre éléments_ étant produits, mais encore +_confus_, il _souffla_ sur _les eaux_, qui s'enflèrent comme une _bulle_ +immense de la forme d'un _oeuf_, laquelle en se développant devint la +_voûte et l'orbe du ciel_ qui _enceint le monde_; qu'ayant fait la terre +et les _corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement_, leur départit, +pour les animer, une _portion_ de _son être_; qu'à ce titre, l'_ame_ de +tout ce qui respire étant une fraction de l'_ame universelle_; aucune +_ne périt_, mais que seulement elles _changent_ de _moule_ et de +_forme_, en _passant_ successivement _en des corps divers_; que de +toutes les formes, celle qui plaît le plus à l'_Être divin_ est celle de +l'_homme_, comme approchant le plus de ses perfections; que quand un +homme, par un dégagement absolu de ses sens, _s'absorbe dans la +contemplation de lui-même_, il parvient à y découvrir la _Divinité_, et +il la devient en effet; que parmi les _incarnations_ de cette espèce que +_Dieu_ a déja revêtues, l'une des plus saintes et des plus solennelles +fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le +_Kachemire_, sous le nom de _Fôt_ ou _Boudh_, pour enseigner la doctrine +de l'_anéantissement_, du _renoncement à soi-même_. Et traçant +l'histoire de _Fôt_, le lama dit qu'il _était né du côté droit d'une +vierge de sang royal_, qui _n'avait_ pas _cessé d'être vierge en +devenant mère_; que _le roi du pays_, inquiet de sa naissance, _voulut +le faire périr_, et _qu'il fit massacrer tous les mâles nés à son +époque_; que, sauvé par des pâtres, _Boudh_ en mena la vie _dans le +désert_ jusqu'à _l'âge de trente ans_, où il _commença sa mission_ +d'éclairer les hommes, et de les _délivrer des démons_; qu'il fit une +foule de _miracles_ les plus étonnants; qu'il vécut dans le _jeûne_ et +dans les pénitences les plus rudes, et qu'il laissa en mourant un livre +à ses disciples, où était contenue sa doctrine; et le _lama_, commença +de lire... + +«Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit _Fôt_, +devient un parfait _samanéen_ (homme céleste). + +«Celui qui pratique mes préceptes jusqu'au quatrième degré de +perfection, acquiert la faculté de voler en l'air, de faire mouvoir le +ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter). + +«Le samanéen rejette les richesses, n'use que du plus étroit nécessaire; +il mortifie son corps; ses passions sont muettes; il ne désire rien; il +ne s'attache à rien; il médite sans cesse ma doctrine; il souffre +patiemment les injures; il n'a point de haine contre son prochain. + +«Le _ciel_ et la _terre périront_, dit _Fôt_: méprisez donc votre corps +composé de quatre éléments _périssables_, et ne songez qu'à votre ame +_immortelle_. + +«_N'écoutez pas la chair_: les passions produisent la crainte et le +chagrin; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin. + +«Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit _Fôt_, revient +parmi les hommes jusqu'à ce qu'il la pratique.» + +Le _lama_ allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, +s'écrièrent que c'était leur propre religion que l'on altérait, que +_Fôt_ n'était que _Iêsous_ lui-même _défiguré_, et que les _lamas_ +n'étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis. + +Mais le _lama_, soutenu de tous les _chamans_, _bonzes_, _gonnis_, +_talapoins_ de _Siam_, de _Ceylan_, du _Japon_, de _la Chine_, prouva +aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des _samanéens_ +était répandue dans tout l'Orient plus de mille ans avant le +christianisme; que leur nom était cité dès avant l'époque d'_Alexandre_, +et que _Boutta_ ou _Boudh_ était mentionné long-temps avant _Iêsous_. Et +rétorquant contre eux leur prétention: «Prouvez-nous maintenant, leur +dit-il, que vous mêmes n'êtes pas des _samanéens dégénérés_; que l'homme +dont vous faites _l'auteur de votre secte_ n'est pas _Fôt_ lui même +altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à +l'époque que vous nous citez; car, pour nous, fondés sur l'absence de +tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement; et nous +soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des +_mithriaques de Perse_ et des _esséniens_ de _Syrie_, qui n'étaient +eux-mêmes que des _samanéens_ réformés.» + +À ces mots, les _chrétiens_ jetant de grands cris, une nouvelle dispute +plus violente allait s'élever, lorsqu'un groupe _de chamans chinois_ et +de _talapoins de Siam_, s'avançant en scène, dirent qu'ils allaient +mettre d'accord tout le monde; et l'un d'eux prenant la parole: «Il est +temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en +levant pour vous le voile de la _doctrine intérieure_ que _Fôt_ +lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples. + +«Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères; +tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, +ne sont que des allégories, des emblêmes mythologiques, sous lesquels +sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des +opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des +astres. + +«La vérité est que _tout se réduit au néant_; que tout est _illusion_, +_apparence_, _songe_; que la _métempsycose morale_ n'est que le sens +figuré de la _métempsycose physique_, de ce _mouvement successif_ par +lequel les éléments d'un _même corps_ qui ne périssent point, passent, +quand il se dissout, dans d'autres _milieux_ et forment d'autres +combinaisons. L'_ame_ n'est que le _principe vital_ qui résulte des +_propriétés de la matière_ et du jeu des éléments dans les corps où ils +créent un _mouvement_ spontané. Supposer que ce _produit_ du jeu des +organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste +quand ils ne sont plus, c'est un roman peut-être agréable, mais +réellement chimérique de l'imagination abusée. _Dieu_ lui-même n'est +autre chose que le _principe moteur_, que la _force occulte répandue +dans les êtres_; que la _somme de leurs lois et de leurs propriétés_; +_que le principe animant_, en un mot, l'_ame_ de l'_univers_; laquelle, +à raison de l'infinie variété de ses rapports et de ses opérations, +considérée tantôt comme _simple_ et tantôt comme _multiple_, tantôt +comme _active_ et tantôt comme _passive_, a toujours présenté à l'esprit +humain une énigme insoluble. Tout ce qu'il peut y comprendre de plus +clair, c'est que la matière ne périt point; qu'elle possède +essentiellement des propriétés par lesquelles le _monde_ est régi comme +un _être vivant_ et organisé; que la connaissance de ces _lois_, par +rapport à l'homme, est ce qui constitue la _sagesse_; que la _vertu et +le mérite_ résident dans leur _observation_; et _le mal_, _le péché_, +_le vice_, dans leur _ignorance_ et _leur infraction_; que le _bonheur_ +et le _malheur_ en sont le résultat, par la même _nécessité_ qui fait +que les _choses pesantes descendent, que les légères s'élèvent_, et par +une fatalité de causes et d'effets dont la chaîne remonte depuis le +dernier atome jusqu'aux astres les plus élevés. Voilà ce qu'a révélé au +lit du trépas notre _Boudah Somona Goutama_.» + +À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s'écrièrent que +cette doctrine était un pur _matérialisme_; que ceux qui la professaient +étaient des _impies_, des _athées_, _ennemis_ de _Dieu_ et des hommes, +qu'il fallait _exterminer_.--«Hé bien, répondirent les _chamans_, +supposons que nous soyons en erreur; cela peut être, car le _premier +attribut de l'esprit humain_ est d'être _sujet à l'illusion_; mais de +quel droit _ôterez-vous à des hommes comme vous_, _la vie_ que le ciel +leur a donnée? Si _ce ciel_ nous _tient pour coupables_, _nous a en +horreur_, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu'à vous? Et +s'il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d'être moins +indulgents? Hommes pieux, qui parlez de _Dieu_ avec tant de certitude et +de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est: faites-nous comprendre ce +que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez _Dieu_ et +_ame_, _substance sans matière_, _existence sans corps_, _vie sans +organes ni sensations_. Si vous connaissez ces êtres par _vos sens_ ou +par leur _réflexion_, rendez-nous-les de même perceptibles: que si vous +n'en parlez que sur _témoignage_ et _par tradition_, montrez-nous un +récit uniforme, et donnez à notre croyance des _bases_ identiques et +fixes.» + +Alors il s'éleva entre les théologiens une grande controverse sur +_Dieu_, et sur _sa nature_; sur sa _manière d'agir_ et de se +_manifester_; sur _la nature_ de l'_ame_ et _son union_ avec le _corps_; +sur son _existence avant les organes_, ou seulement depuis leur +_formation_; _sur la vie future et sur l'autre monde_: et chaque secte, +chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant +son dissentiment de raisons plausibles, d'autorités respectables, et +cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable +de contradictions. + +Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à +son premier but: «Chefs et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes +venus en présence pour la _recherche de la vérité_; et d'abord chacun de +vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite; mais apercevant la +contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu'il fallait les soumettre +à un régulateur commun d'évidence, les rapporter à un terme général de +comparaison, et vous êtes convenus d'exposer chacun vos preuves de +croyance. Vous avez allégué des faits; mais chaque religion, chaque +secte ayant _également_ ses miracles et ses martyrs, chacune produisant +_également_ des témoignages et les soutenant de son dévouement à la +mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier +point. + +«Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement; mais les mêmes +arguments s'appliquant _également_ à des thèses contraires; les mêmes +assertions, également gratuites, étant _également_ avancées et +repoussées; l'assentiment de chacun _étant dénié par les mêmes droits_, +rien ne s'est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes +a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés; car, à travers les +diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté +un fond ressemblant, un canevas commun; et chacun de vous s'en +prétendant l'inventeur _autographe_, le dépositaire premier, vous vous +êtes taxés les uns les autres d'être des _altérateurs_ et des +_plagiaires_; et il naît de là une question épineuse de _transmission +de peuple à peuple_ des _idées religieuses_. + +«Enfin, pour combler l'embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces +idées elles-mêmes, il s'est trouvé qu'elles vous étaient à tous confuses +et même étrangères; qu'elles portaient sur des bases inaccessibles à vos +sens; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d'en juger, et qu'à +leur égard vous conveniez vous-mêmes de n'être que les échos de vos +pères: de là cette autre question de savoir _comment elles ont pu venir +à vos pères, qui, eux-mêmes_, n'avaient pas d'autres moyens que vous de +les concevoir: de manière que, d'une part, la _succession de ces idées +étant_ inconnue, d'autre part leur origine et leur existence dans +l'entendement étant un mystère, tout l'édifice de vos opinions +théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et +d'histoire... + +«Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu'elles puissent +être, ont une origine quelconque; comme les idées les plus abstraites et +les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une +cause, quelle qu'elle soit, il s'agit de remonter à cette origine, de +découvrir quel fut ce modèle; en un mot, de savoir d'où sont venues, +dans l'entendement de l'homme, ces idées maintenant si obscures de la +_divinité_, de l'_ame_, de tous les _êtres immatériels_ qui font la base +de tant de systèmes, et de démêler la _filiation_ qu'elles ont suivie, +les _altérations_ qu'elles ont éprouvées dans leur succession et leurs +embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs +études sur ces objets, qu'ils s'avancent et qu'ils tentent de dissiper, +à la face des nations, l'obscurité des opinions où depuis si long-temps +elles s'égarent. + + + + +CHAPITRE XXII. + +Origine et filiation des idées religieuses. + + +À ces mots, un groupe nouveau, formé à l'instant d'hommes de divers +étendards, mais lui-même n'en arborant point, s'avança dans l'arène; et +l'un de ses membres portant la parole, dit: + +«Législateur, ami de l'évidence et de la vérité! + +«Il n'est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous +traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée +n'a, jusqu'à ce moment, cessé d'y rencontrer des obstacles accessoires, +et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par +l'intolérance de chaque système; mais puisqu'enfin il lui est permis de +se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au +jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus +raisonnable à des esprits dégagés de préjugés; et nous l'exposerons, non +avec la prétention d'en imposer la croyance, mais avec l'intention de +provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements. + +«Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples! d'épaisses +ténèbres couvrent la nature, l'origine, l'histoire des dogmes que vous +enseignez: imposés par la force et l'autorité, inculqués par +l'éducation, entretenus par l'exemple, ils se perpétuent d'âge en âge, +et affermissent leur empire par l'habitude et l'inattention. Mais si +l'homme, éclairé par la réflexion et l'expérience, rappelle à un mûr +examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de +disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent +son raisonnement. + +«D'abord, remarquant la diversité et l'opposition des croyances qui +partagent les nations, il s'enhardit contre l'infaillibilité que toutes +s'arrogent; et, s'armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit +que les _sens_ et la _raison_, _émanés immédiatement de Dieu_, ne sont +pas une _loi moins sainte_, un guide moins sûr que les _codes médiats_ +et _contradictoires_ des prophètes. + +«S'il examine ensuite le tissu de ces _codes_ eux-mêmes, il observe que +leurs _lois_ prétendues _divines_, c'est-à-dire _immuables_ et +_éternelles_, sont nées par _circonstances_ de temps, de lieux et de +personnes; qu'elles dérivent les unes des autres dans une espèce d'ordre +généalogique, puisqu'elles s'empruntent mutuellement un fonds commun et +ressemblant d'idées, que chacune modifie à son gré. + +«Que s'il remonte à la source de ces idées, il trouve qu'elle se perd +dans la nuit des temps, dans l'enfance des peuples, jusqu'à l'origine du +monde même, à laquelle elles se disent liées; et là, placées dans +l'obscurité du chaos et dans l'empire fabuleux des traditions, elles se +présentent accompagnées d'un état de choses si prodigieux, qu'il semble +interdire tout accès au jugement; mais cet état même suscite un premier +raisonnement, qui en résout la difficulté; car, si les faits prodigieux +que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé; si, +par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversations d'un +seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les _livres sacrés_ des +Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il +faut convenir que la _nature_ d'alors différait entièrement de celle qui +subsiste; que les hommes actuels n'ont rien de commun avec ceux de ces +siècles-là, et qu'ils ne doivent plus s'en occuper. + +«Si, au contraire, ces faits prodigieux n'ont pas réellement existé dans +l'ordre physique, dès lors on conçoit qu'ils sont du genre des créations +de l'entendement; et sa nature, capable encore aujourd'hui des +compositions les plus fantastiques, rend d'abord raison de l'apparition +de ces monstres dans l'histoire; il ne s'agit plus que de savoir comment +et pourquoi ils se sont formés dans l'imagination: or, en examinant avec +attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu'ils +combinent et qu'ils associent, et pesant avec soin toutes les +circonstances qu'ils allèguent, l'on parvient à découvrir, à ce premier +état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature; on +s'aperçoit que ces récits d'un genre fabuleux ont un sens figuré autre +que le sens apparent; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits +simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été +dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l'esprit humain; +par la confusion des signes qu'il a employés pour peindre les objets; +par l'équivoque des mots, le vice du langage, l'imperfection de +l'écriture; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles +si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les _puissances +physiques_ de la nature, les _éléments_, les _vents_, les _astres_, et +les _météores_, qui ont été _personnifiés_ par le mécanisme nécessaire +du langage et de l'entendement; que leur _vie_, leurs _moeurs_, leurs +_actions_ ne sont que le jeu de _leurs opérations_, de _leurs rapports_; +et que toute leur prétendue histoire n'est que la description de leurs +phénomènes, tracée par les premiers physiciens qui les observèrent, et +prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l'entendit pas, ou par les +générations suivantes, qui l'oublièrent. On reconnaît, en un mot, que +tous les dogmes théologiques sur l'_origine du monde_, sur la _nature de +Dieu_, la _révélation_ de ses lois, l'_apparition_ de sa personne, ne +sont que des récits de faits astronomiques, que des _narrations figurées +et emblématiques du jeu_ des constellations. On se convaincra que l'idée +même de la _divinité_, cette idée aujourd'hui si obscure, n'est, dans +son modèle primitif, que celle des _puissances physiques_ de +_l'univers_, considérées tantôt comme _multiples_ à raison de leurs +_agents_ et de leurs _phénomènes_, et tantôt comme un être _unique_ et +_simple_ par l'_ensemble_ et le rapport de toutes leurs parties: en +sorte que l'être appelé _Dieu_ a été tantôt le _vent_, le _feu_, +l'_eau_, _tous les éléments_; tantôt le _soleil_, les _astres_, les +_planètes_ et leurs influences; tantôt la _matière_ du _monde visible_, +la _totalité_ de l'univers; tantôt les _qualités_ abstraites et +métaphysiques, telles que _l'espace, la durée, le mouvement et +l'intelligence_; et toujours avec ce résultat, que _l'idée de la +divinité_ n'a point été une _révélation miraculeuse d'êtres invisibles_, +mais une _production naturelle de l'entendement_, une opération de +l'esprit humain; dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions +dans la connaissance du monde physique et de ses agents. + +«Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations +célestes; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses +surnaturel: la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses +propres monuments, dément d'abord toutes ces assertions; mais de plus, +un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les +faits incertains et douteux du passé. _De ce que l'homme n'acquiert et +ne reçoit d'idées que par l'intermède de ses sens_, il suit avec +évidence que toute notion qui s'attribue une autre origine que celle de +l'expérience et des sensations, est la supposition erronée d'un +raisonnement dressé dans un temps postérieur: or, il suffit de jeter un +coup d'oeil réfléchi sur les systèmes sacrés de _l'origine du monde, +l'action des dieux_, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, +l'anticipation d'un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après; +et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne +trouve pas sa preuve dans l'ordre naturel, et n'admettant pour bon +_système historique_ que celui qui s'accorde avec les vraisemblances, la +raison établit le sien, et dit avec assurance: + +«Avant qu'une nation eût reçu d'une autre nation des dogmes déja +inventés; avant qu'une génération eût hérité des idées acquises par une +génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n'existait +encore dans le monde. Enfants de la nature, les premiers humains, +antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent +sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques; ni de +rites fondés sur des usages et des arts à naître; ni de préceptes qui +supposent un développement de passions; ni de codes qui supposent un +langage, un état social encore au néant; ni de _divinité_, dont tous les +attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à +un état _despotique_ de gouvernement; ni enfin d'ame et de tous ces +êtres métaphysiques que l'on dit ne point tomber sous les sens, et à qui +cependant, par toute autre voie, l'accès à l'entendement demeure +impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un +cercle nécessaire de faits préalables; il fallut que des essais répétés +et lents apprissent à l'homme brut l'usage de ses organes; que +l'expérience accumulée de générations successives eût inventé et +perfectionné les moyens de la vie, et que l'esprit, dégagé de l'entrave +des premiers besoins, s'élevât à l'art compliqué de comparer des idées, +d'asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits. + + +§. I. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances +physiques de la nature. + +«Ce ne fut qu'après avoir franchi ces obstacles et parcouru déja une +longue carrière dans la nuit de l'histoire, que l'homme, méditant sur +sa condition, commença de s'apercevoir qu'il était soumis à des _forces +supérieures_ à la sienne et _indépendantes_ de sa volonté. Le soleil +l'éclairait, l'échauffait; le feule brûlait, le tonnerre l'effrayait, +l'eau le suffoquait, le vent l'agitait; tous les êtres exerçaient sur +lui une _action puissante_ et _irrésistible_. Long-temps automate, il +subit cette action sans en rechercher la cause; mais du moment qu'il +voulut s'en rendre compte, il tomba dans _l'étonnement_; et passant de +la surprise d'une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma +une série de raisonnements. + +«D'abord, considérant l'_action_ des éléments sur lui, il conclut de sa +part une _idée de faiblesse_, _d'assujettissement_, et de leur part une +idée de _puissance_, _de domination_; et cette idée de _puissance_ fut +le type primitif et fondamental de toute idée de la _divinité_. + +«Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui +des sensations de _plaisir_ ou de _douleur_, de _bien_ ou de _mal_: par +un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l'_amour_ ou +de l'_aversion_; il _désira_ ou _redouta_ leur présence: et la _crainte_ +ou l'_espoir_ furent le principe de toute idée de _religion_. + +«Ensuite, _jugeant_ de tout par _comparaison_, et remarquant dans ces +êtres _un mouvement spontané_ comme le sien, il supposa à ce mouvement +une _volonté_, une _intelligence_ de l'espèce de la sienne; et de là, +par induction, il fit un nouveau raisonnement.--Ayant éprouvé que +certaines pratiques envers ses semblables avaient l'effet de modifier à +son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces +pratiques avec les _êtres puissants_ de l'univers; il se dit: «Quand mon +semblable, plus _fort_ que moi, veut me faire du mal, je _m'abaisse_ +devant lui, et ma _prière_ a l'art de le calmer. Je prierai les _êtres +puissants_ qui me frappent; je supplierai les _intelligences_ des vents, +des astres, des eaux, et elles m'entendront; je les conjurerai de +_détourner les maux_, de _me donner_ les biens dont elles disposent; je +les toucherai par _mes larmes_, je les fléchirai par _mes dons_, et je +_jouirai_ du _bien-être_.» + +«Et l'homme, simple dans l'enfance de sa raison, parla au soleil, à la +lune; il anima de son esprit et de ses passions les _grands agents_ de +la nature; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer +leurs lois inflexibles: erreur funeste! Il pria la pierre de monter, +l'eau de s'élever, les montagnes de se transporter, et substituant un +monde fantastique au monde véritable, il se constitua des _êtres +d'opinion_, pour l'épouvantail de son esprit et le tourment de sa race. + +«Ainsi les idées de _Dieu_ et de _religion_, à l'égal de toutes les +autres, ont pris leur origine dans les objets physiques, et ont été, +dans l'entendement de l'homme, le produit de ses sensations, de ses +besoins, des circonstances de sa vie et de l'état progressif de ses +connaissances. + +«Or, de ce que les _idées_ de la _divinité_ eurent pour premiers +_modèles_ les êtres physiques, il résulta que la _divinité_ fut d'abord +variée et _multiple_, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: +chaque être fut une _puissance_, un _génie_; et l'univers pour les +premiers hommes fut rempli de dieux innombrables. + +«Et de ce que les _idées_ de la _divinité_ eurent pour _moteurs_ les +_affections_ du coeur humain, elles subirent un ordre de division calqué +sur ses sensations de _douleur_ et de _plaisir_, d'_amour_ ou de +_haine_; les _puissances_ de la _nature_, les dieux, les génies furent +partagés en _bienfaisants_ et en _malfaisants_, en _bons_ et en +_mauvais_; et de là l'universalité de ces deux caractères dans tous les +systèmes de religion. + +«Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs +inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les +bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages +n'avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements: +affectés de plus de maux qu'ils n'éprouvaient de jouissances, leur +sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la +_terreur_; leur culte se bornait à quelques pratiques de salut, et +d'offrande à des êtres qu'ils se peignaient _féroces_ et _avides_ comme +eux. Dans leur état d_'égalité_ et _d'indépendance_, nul ne +s'établissait médiateur auprès de dieux _insubordonnés et pauvres_ comme +lui-même. Nul n'ayant de superflu à donner, il n'existait ni parasite +sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous +le nom d'autel; le dogme et la _morale_ confondus n'étaient que la +_conservation_ de soi-même; et la religion, idée arbitraire, sans +influence sur les rapports des hommes entre eux, n'était qu'un vain +hommage rendu aux _puissances visibles_ de la _nature_. + +«Telle fut l'origine nécessaire et première de toute idée de la +divinité.» + +Et l'orateur s'adressant aux nations sauvages: + +«Nous vous le demandons, hommes qui n'avez pas reçu d'idées étrangères +et factices; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d'autres? Et +vous, docteurs, nous vous en attestons; dites-nous si tel n'est pas le +témoignage unanime de tous les anciens monuments? + + +§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme. + +«Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus +méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés +tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes et des symboles +figurés; et ce culte fut encore l'effet des connaissances de l'homme en +physique, et dériva immédiatement des causes premières de l'état social, +c'est-à-dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent +comme éléments dans la formation de la société. + +«En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce +fut pour eux une nécessité d'étendre leurs moyens de subsistance, et par +conséquent de s'adonner à l'agriculture: or, l'agriculture, pour être +exercée, exigea l'observation et la connaissance des cieux. Il fallut +connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des +mêmes phénomènes de la voûte des cieux; en un mot, il fallut régler la +durée, la succession des saisons et des mois de l'année. Ce fut donc un +besoin de connaître d'abord la marche du _soleil_, qui, dans sa +révolution _zodiacale_, se montrait le premier et suprême agent de toute +création; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait +et distribuait le temps; enfin des étoiles et même des planètes, qui, +par leurs apparitions et disparitions sur l'horizon et l'hémisphère +nocturnes, formaient de moindres divisions; enfin il fallut dresser un +système entier d'astronomie, un calendrier; et de ce travail résulta +bientôt et spontanément une manière nouvelle d'envisager les _puissances +dominatrices_ et _gouvernantes_. Ayant observé que les _productions +terrestres_ étaient dans des rapports réguliers et constants avec les +_êtres célestes_; que la _naissance_, l'_accroissement_, le +_dépérissement_ de chaque plante étaient liés à l'_apparition_, à +l'_exaltation_, au _déclin_ d'un même astre, d'un même groupe d'étoiles; +qu'en un mot la langueur ou l'activité de la végétation semblaient +dépendre d'_influences célestes_, les hommes en conclurent une idée +d'_action_, de _puissance_ de ces _êtres célestes, supérieurs_, sur les +corps terrestres; et les astres dispensateurs d'abondance ou de disette, +devinrent des _puissances_, des _génies_, des _dieux_ auteurs des +_biens_ et des _maux_. + +«Or, comme l'état social avait déja introduit une hiérarchie méthodique +de rangs, d'emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner +par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur +théologie; et il en résulta un système compliqué de _divinités +graduelles_, dans lequel le _soleil, dieu premier_, fut un _chef_ +militaire, un _roi_ politique; la _lune_, une _reine_ sa compagne; les +_planètes_, des serviteurs, des porteurs d'ordre, des messagers; et la +multitude des _étoiles_, un _peuple_, une _armée_ de héros, de _génies_ +chargés de _régir_ le _monde_ sous les ordres de leurs officiers; et +chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses +rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son +appellation. + +«Et comme l'état social avait introduit des usages et des pratiques +composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables: les +cérémonies, d'abord simples et privées, devinrent publiques et +solennelles; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les +rites plus méthodiques; on établit des lieux d'assemblée, et l'on eut +des chapelles, des temples; on institua des officiers pour administrer, +et l'on eut des pontifes, des prêtres; on convint de formules, +d'époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais +dans ce développement, elle n'altéra point ses premiers principes, et +l'idée de _Dieu_ fut toujours l'idée d'_êtres physiques_ agissant en +_bien_ ou en _mal_, c'est-à-dire imprimant des sensations de _peine_ ou +de _plaisir_; le _dogme_ fut la connaissance de _leurs lois_ ou manières +d'agir; la _vertu_ et le _péché_, l'observation ou l'infraction de ces +lois; et la _morale_, dans sa simplicité native, fut une _pratique_ +judicieuse de tout ce qui _contribue à la conservation de l'existence, +au bien-être de soi et de ses semblables_. + +«Si l'on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous +répondrons, sur l'autorité des monuments de l'astronomie elle-même, que +ses principes paraissent remonter avec certitude au delà de quinze mille +ans: et si l'on demande à quel peuple il doit être attribué, nous +répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions unanimes, +l'attribuent aux premières peuplades de l'_Égypte_: et lorsque le +raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances +physiques qui ont pu le susciter; lorsqu'il y rencontre à la fois une +zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de +l'équateur et des brumes du nord; lorsqu'il y trouve le point central de +la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant +docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans +exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux +contrées les plus riches, il conçoit que l'habitant du _Nil, agricole_ +par la nature de son sol, _géomètre_ par le besoin annuel de mesurer ses +possessions, _commerçant_ par la facilité de ses communications, +_astronome_ enfin par l'état de son ciel, sans cesse ouvert à +l'observation, dut le premier passer de la condition _sauvage_ à l'état +social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales +qui sont propres à l'homme civilisé. + +«Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race +noire, que s'organisa le système compliqué du _culte des astres_, +considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les +travaux de l'agriculture; et ce premier culte, caractérisé par leur +adoration sous leurs _formes_ ou leurs _attributs naturels_, fut une +marche simple de l'esprit humain: mais bientôt la multiplicité des +objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué +les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion +aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets. + + +§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie. + +«Dès l'instant où le peuple agricole eut porté un regard observateur sur +les astres, il sentit le besoin d'en distinguer les individus ou les +groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s'entendre dans +leur désignation: or, une grande difficulté se présenta pour cet objet: +car d'un côté les corps célestes, semblables en formes, n'offraient +aucun caractère spécial pour être dénommés; de l'autre, le langage, +pauvre en sa naissance, n'avait point d'expressions pour tant d'idées +neuves et _métaphysiques_. Le mobile ordinaire du génie, le _besoin_, +sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le +renouvellement et l'apparition périodiques des productions terrestres +étaient constamment _associés_ au _lever_ ou au _coucher_ de certaines +étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de +toute comparaison, l'esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa +pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait; +et leur appliquant un même signe, il donna aux _étoiles_ ou aux +_groupes_ qu'il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui +leur répondaient. + +«Ainsi l'Ethiopien de Thèbes appela _astres_ de l'_inondation_ ou du +_verse-eau_, ceux sous lesquels le fleuve commençait son _débordement_; +_astres_ du _boeuf_ ou du _taureau_, ceux sous lesquels il convenait +d'appliquer la charrue à la terre; _astres du lion_, ceux où cet animal, +chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve; +_astres_ de l'épi ou de _la vierge moissonneuse_, ceux où se recueillait +la moisson; _astres_ de l'_agneau_, _astres_ des _chevreaux_, ceux où +naissent ces animaux précieux: et ce premier moyen résolut une première +partie des difficultés. + +«D'autre part, l'homme avait remarqué, dans les êtres qui +l'environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce; +et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les +désigner; par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser +ses idées; et, transportant le nom déja inventé à tout ce qui présentait +une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage +d'une métaphore perpétuelle. + +«Ainsi le même _Éthiopien_, ayant observé que le retour de l'inondation +répondait constamment à l'apparition d'une très-belle étoile qui, à +cette époque, se montrait vers _la source du Nil_, et semblait +_avertir_ le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara +cette action à celle de l'animal qui, par son _aboiement_, avertit d'un +danger, et il appela cet astre le _chien_, l'_aboyeur_ (Sirius); de +même, il nomma _astres_ du _crabe_ ceux où le soleil, parvenu à la borne +du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, +comme le _crabe_ ou _cancer_; _astres_ du _bouc sauvage_, ceux où, +parvenu au point le plus _culminant_ du ciel, au faîte du _gnomon_ +horaire, le soleil imitait l'action de l'animal qui se plaît à _grimper_ +aux faîtes des _rochers_; _astres_ de la _balance_, ceux où les jours et +les nuits _égaux_ semblaient en _équilibre_ comme cet instrument; +_astres_ du _scorpion_, ceux où certains vents réguliers apportaient une +_vapeur brûlante_ comme le _venin_ du scorpion. Ainsi encore, il appela +_anneaux_ et _serpents_ la trace figurée des orbites des astres et des +planètes; et tel fut le moyen général d'appellation de toutes les +étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon +leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les +analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec +les objets de son climat et de son sol. + +«De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent +en _association_ avec les _êtres_ _supérieurs_ et _puissants_, des +cieux; et cette _association_ se resserra chaque jour par la +constitution même du langage et le mécanisme de l'esprit. On disait, +par une métaphore naturelle: «Le _taureau_ répand sur la terre les +germes de la fécondité (au printemps); il ramène l'abondance et la +création des plantes (qui nourrissent). L'agneau (ou belier) _délivre_ +les cieux des _génies_ _malfaisants_ de l'hiver; il _sauve_ le _monde_ +du _serpent_ (emblème de l'humide saison), et il ramène le règne du +_bien_ (de l_été_, saison de toute jouissance). Le _scorpion_ verse son +venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc.; et ainsi de +tous les effets semblables.» + +«Ce langage, compris de tout le monde, subsista d'abord sans +inconvénient; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été +réglé, le peuple, qui n'eut plus besoin de l'observation du ciel, perdit +de vue le motif de ces expressions; et leur allégorie, restée dans +l'usage de la vie, y devint un écueil fatal à l'entendement et à la +raison. Habitué à joindre aux _symboles_ les idées de leurs _modèles_, +l'esprit finit par les confondre: alors, ces mêmes animaux, que la +pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre; mais +dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s'en arrogèrent les +attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le +peuple, croyant voir près de lui ses _dieux_, leur adressa plus +facilement sa prière; il demanda au _belier_ de son troupeau les +influences qu'il attendait du _belier céleste_; il pria le scorpion de +ne point répandre son venin sur la nature; il révéra le _crabe_ de la +mer, le _scarabée_ du limon, le _poisson_ du fleuve; et, par une série +d'analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe +d'absurdités _conséquentes_. + +«Voilà quelle fut l'origine de ce _culte antique_ et bizarre des +_animaux_; voilà par quelle marche d'idées le caractère de la divinité +passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système +_théologique_ très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du +Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les +conquêtes, envahit tout l'ancien monde; et qui, modifié par les temps, +par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert +chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la +théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent.» + +À ces mots, quelques murmures s'étant fait entendre dans divers groupes: +«Oui, continua l'orateur, voilà d'où vient, par exemple, chez vous, +peuples _africains_! l'adoration de vos _fétiches_, _plantes_, +_animaux_, _cailloux_, _morceaux_ de bois, devant qui vos ancêtres +n'eussent pas eu le délire de se courber, s'ils n'y eussent vu des +_talismans_ en qui la _vertu des astres_ s'était _insérée_. Voilà, +nations tartares, l'origine de vos _marmousets_ et de tout cet appareil +d'animaux dont vos _chamans_ bigarrent leurs robes magiques. Voilà +l'origine de ces _figures_ d'oiseaux, de serpents, que toutes les +nations sauvages s'impriment sur la peau avec des cérémonies +mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens! vainement vous enveloppez-vous +du voile du mystère: l'épervier de votre dieu Vichenou n'est que l'un +des _mille_ emblèmes du _soleil_ en Égypte; et vos incarnations d'un +_dieu_ en _poisson_, en _sanglier_, en _lion_, en _tortue_, et toutes +ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l'astre +qui, passant successivement dans les _signes_ des _douze animaux_, fut +censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. +Vous, Japonais! votre _taureau_ qui brise l'_oeuf du monde_ n'est que +celui du ciel qui, jadis, _ouvrait l'âge de la création_, l'équinoxe du +printemps. C'est ce même _boeuf Apis_ qu'adorait l'Égypte, et que vos +ancêtres, ô rabbins juifs! adorèrent aussi dans l'idole du _veau d'or_. +C'est encore votre _taureau_, enfants de Zoroastre! qui, sacrifié dans +les mystères symboliques de _Mithra_, versait un _sang fécond_ pour le +monde. Et vous, chrétiens! votre _boeuf_ de l'Apocalypse, avec ses ailes, +_symbole_ de l'_air_, n'a pas une autre origine; et votre _agneau de +Dieu_, immolé, comme le _taureau_ de _Mithra_, pour le _salut du monde_, +n'est encore que ce même _soleil_ au signe du _belier céleste_, lequel, +dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l'équinoxe, fut censé +délivrer le monde du règne du _mal_, c'est-à-dire de la constellation +du _serpent_, de cette _grande couleuvre_, _mère de l'hiver_, et emblème +de l'_Ahrimanes_ ou _Satan des Perses_, vos instituteurs. Oui, vainement +votre zèle imprudent dévoue les _idolâtres_ aux tourments du _Tartare_ +qu'ils ont inventé; toute la base de votre système n'est que le culte du +_soleil_, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal +personnage. C'est le _soleil_ qui, sous le nom d'_Orus_, _naissait_, +comme votre dieu, au _solstice_ d'hiver, dans les bras de la _vierge +céleste_, et qui passait une enfance _obscure_, _dénuée_, _disetteuse_, +comme l'est la saison des frimas. C'est lui qui, sous le nom d'_Osiris_, +persécuté par _Typhon_ et par les _tyrans_ de l'air, était _mis à mort_, +renfermé dans un _tombeau obscur_, emblème de l'_hémisphère d'hiver_, et +qui ensuite, se _relevant_ de la _zone inférieure_ vers le point +culminant des cieux, _ressuscitait_ vainqueur des _géants_ et des _anges +destructeurs_. + +«Vous, prêtres! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre +corps: votre _tonsure_ est le _disque du soleil_, votre _étole_ est son +_zodiaque_, vos _chapelets_ sont l'emblème des astres et des planètes. +Vous, pontifes et prélats! votre _mitre_, votre _crosse_, votre +_manteau_, sont ceux d'_Osiris_; et cette _croix_, dont vous vantez le +_mystère_ sans le comprendre, est la croix de _Sérapis_, tracée par la +main des prêtres égyptiens sur le plan d'un monde figuré, laquelle, +passant par les _équinoxes_ et par les _tropiques_, devenait l'emblème +de la _vie future_ et de la _résurrection_, parce qu'elle touchait au +_portes_ d'ivoire et de corne, par où les ames passaient aux cieux.» + +À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder +avec étonnement; mais nul ne rompant le silence, l'orateur continua: + +«Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. +Premièrement, les _expressions figurées_ par lesquelles le langage +naissant fut contraint de peindre les rapports des objets; expressions +qui, passant ensuite d'un sens propre à un sens général, d'un sens +physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs +synonymes, une foule de méprises. + +«Ainsi, ayant dit d'abord que le _soleil surmontait, venait à bout de +douze animaux_, on crut par la suite qu'il les _tuait_, les +_combattait_, les _domptait_; et l'on en fit la vie historique +d'_Hercule_. + +«Ayant dit qu'il _réglait_ le temps des travaux, des semailles, des +moissons, qu'il _distribuait_ les _saisons_, les occupations; qu'il +_parcourait_ les climats, qu'il _dominait_ sur la _terre_, etc., on le +prit pour un _roi législateur_, pour un _guerrier conquérant_; et l'on +en composa l'histoire d'_Osiris_, de _Bacchus_ et de leurs semblables. + +«Ayant dit qu'une planète _entrait_ dans un signe, on fit de leur +_conjonction_ un _mariage_, un _adultère_, un _inceste_. Ayant dit +qu'elle était _cachée_, _ensevelie_, parce qu'après avoir disparu elle +revenait à la _lumière_ et remontait en _exaltation_, on la dit _morte_, +_ressuscitée_, _enlevée_ au _ciel_, etc. + +«Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes +par lesquelles on peignit d'abord les pensées, et qui, sous le nom +_d'hiéroglyphes_ ou _caractères sacrés_, furent la première invention de +l'esprit. Ainsi, pour avertir de l'_inondation_ et du besoin de s'en +préserver, l'on avait peint une _nacelle_, le _navire Argo_; pour +désigner le _vent_, l'on avait peint une _aile d'oiseau_; pour spécifier +la _saison_, le _mois_, l'on avait peint l'_oiseau_ de _passage_, +l'_insecte_, l'_animal_ qui apparaissait à cette époque; pour exprimer +l'_hiver_, on peignit un _porc_, un _serpent_, qui se plaisent dans les +_lieux humides_; et la réunion de ces figures avait des sens _convenus_ +de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien +de fixe et de précis; comme le nombre de ces figures et de leurs +combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta +d'abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant +inventé l'art plus simple d'appliquer les signes aux sons, dont le +nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, +l'_écriture alphabétique_ fit tomber en désuétude les _peintures +hiéroglyphiques_; et, de jour en jour, leurs significations oubliées +donnèrent lieu à une foule d'illusions, d'équivoques et d'erreurs. + +«Enfin, une troisième cause de confusion fut l'organisation civile des +anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à +l'agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des +observations astronomiques continues, il fut nécessaire d'y préposer +quelques individus chargés de veiller à l'apparition et au coucher de +certaines étoiles; d'avertir du retour de l'inondation, de certains +vents, de l'époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de +grain: ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des +travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette +position, uniquement occupés de l'observation, ils ne tardèrent pas de +saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de +plusieurs de ses opérations: ils connurent la marche des astres et des +planètes; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les +productions de la terre et le mouvement de la végétation; les propriétés +médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes; le jeu des +éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu'il n'existait de +moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de +l'instruction orale, ils ne les transmettaient qu'à leurs amis et à +leurs parents; et il en résulta une concentration de toute science et +de toute instruction dans quelques familles, qui, s'en arrogeant le +priviléges exclusif, prirent un esprit de _corps_ et d'_isolement_ +funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes +recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la +vérité plus hâtif; mais par le mystère qui l'accompagnait, le peuple, +plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus +superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains +phénomènes, _annoncer_, comme à volonté, des éclipses et des comètes, +guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication +avec les _puissances célestes_; et pour obtenir les biens ou repousser +les maux qu'il en attendait, il les prit pour ses _médiateurs_ et ses +_interprètes_; et il s'établit, au sein des États, des _corporations +sacriléges_ d'hommes _hypocrites_ et _trompeurs_, qui attirèrent à eux +tous les pouvoirs; et les _prêtres_, à la fois _astronomes_, +_théologues_, _physiciens_, _médecins_, _magiciens_, _interprètes_ des +_dieux_, _oracles_ des _peuples_, _rivaux_ des _rois_, ou leurs +_complices_, établirent, sous le nom de _religion_, un _empire_ de +_mystère_ et un _monopole d'instruction_, qui ont perdu jusqu'à ce jour +les nations.....» + +À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l'orateur; et +jetant de grands cris, ils l'accusèrent d'impiété, d'irréligion, de +blasphème, et voulurent l'empêcher de continuer: mais le législateur +ayant observé que ce n'était qu'une _exposition de faits historiques_; +que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les +démentir; que jusque-là l'énoncé de toute _opinion_ était libre, sans +quoi il était impossible de découvrir la vérité, l'orateur reprit: + +«Or, de toutes ces causes et de l'association continuelle d'idées +disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans +la morale, dans les traditions; et d'abord, parce que les _animaux_ +figurèrent les _astres_, il arriva que les qualités des brutes, leurs +penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et +furent supposés être leurs actions: ainsi, le dieu _ichneumon_ fit la +guerre au dieu _crocodile_, le dieu _loup_ voulut _manger_ le dieu +_mouton_, le dieu _ibis_ dévora le dieu _serpent_; et la _divinité_ +devint un _être bizarre, capricieux, féroce_, dont l'idée dérégla le +jugement de l'homme, et corrompit sa morale avec sa raison. + +«Et parce que, dans l'esprit de leur culte, chaque famille, chaque +nation avait pris pour _patron_ spécial un _astre_, une _constellation_, +les affections et les antipathies de l'_animal-symbole_ passèrent à ses +sectateurs; et les partisans du dieu _chien_ furent ennemis de ceux du +dieu _loup_; les adorateurs du dieu _boeuf_ eurent en horreur ceux qui le +mangeaient; et la religion devint un mobile de haine et de combats, une +cause insensée de délire et de superstition. + +«D'autre part, les noms des _astres-animaux_ ayant, par cette même +raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des +montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des _dieux_, et il +en résulta un mélange d'êtres géographiques, historiques et +mythologiques, qui confondit toutes les traditions. + +«Enfin, par l'analogie des actions qu'on leur supposa, les +_dieux-astres_ ayant été pris pour des _hommes_, pour des _héros_, pour +des _rois_, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des +_dieux_ pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, +sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux; et la religion consacra +les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements. + + +§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme. + +«Cependant les prêtres astronomes, dans l'abondance et la paix de leurs, +temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences; +et le _système du monde_ s'étant développé graduellement à leurs yeux, +ils élevèrent successivement diverses _hypothèses_ de ses _effets_ et de +ses _agents_, qui devinrent autant de _systèmes théologiques_. + +«Et d'abord les navigations des _peuples maritimes_ et les caravanes des +_nomades_ d'Asie et d'Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis +les _îles Fortunées_ jusqu'à la _Sérique_, et depuis la Baltique +jusqu'aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses +zones leur découvrit la _rondeur_ du globe, et fit naître une nouvelle +théorie. Ayant remarqué que toutes les _opérations_ de la nature, dans +la période annuelle, se résumaient en _deux principales_, celle de +_produire_ et celle de _détruire_; que, sur la majeure partie du globe, +chacune de ces opérations s'accomplissait également de l'un à l'autre +équinoxe; c'est-à-dire que pendant les six mois d'été tout se +_procréait_, se _multipliait_, et que pendant les six mois d'hiver tout +_languissait_, _était_ presque mort, ils supposèrent, dans la NATURE, +_des puissances contraires_ en un état continuel de _lutte_ et d'effort; +et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les +_tableaux_ qu'ils en figuraient en deux _moitiés_ ou _hémisphères_, tels +que les constellations qui se trouvaient dans le _ciel d'été_ formèrent +un _empire direct_ et _supérieur_, et celles qui se trouvaient dans le +ciel d'_hiver_ formèrent un _empire antipode et inférieur_. Or, de ce +que les _constellations_ d'été _accompagnaient_ la saison des jours +longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles +furent censées des _puissances_ de _lumière_, de _fécondité_, de +_création_, et, par transition du sens physique au moral, des _génies_, +des _anges_ de _science_, de _bienfaisance_, de _pureté_ et de _vertu_: +et de ce que les _constellations_ d'hiver se liaient aux longues nuits, +aux brumes polaires, elles furent des _génies_ de _ténèbres_, de +_destruction_, de _mort_, et, par transition, des anges d'_ignorance_, +de _méchanceté_, de _péché_ et de _vice_. Par une telle disposition, le +ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux _factions_: et déja +l'analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de +l'imagination; mais une circonstance particulière détermina, si même +elle n'occasiona, la méprise et l'illusion. (_Suivez la planche III._) + +«Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres +astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, +présentaient leurs moitiés en _opposition_ diamétrale; l'hémisphère +d'hiver, _antipode_ à celui d'été, lui était _adverse_, _contraire_, +_opposé_. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens +moral; et les _anges_, les _génies adverses_ devinrent des _révoltés_, +des _ennemis_. Dès lors, toute l'histoire astronomique des +constellations se changea en histoire politique; le ciel fut un État +_humain_ où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, +la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déja le soleil en +était un apparent des cieux, l'_hémisphère d'été_, _empire de lumière_, +et ses _constellations_, peuple d'_anges blancs_, eurent pour roi un +dieu _éclairé, intelligent, créateur_ et _bon_. Et, comme toute faction +_rebelle_ doit avoir son _chef_, le ciel d'_hiver_, empire _souterrain_ +de _ténèbres_ et de tristesse, et ses _astres_, peuple d'anges _noirs_, +_géans_ ou _démons_, eurent pour chef un _génie_ malfaisant, dont le +rôle fut attribué à la _constellation_ la plus remarquée par chaque +peuple. En Égypte, ce fut d'abord le _scorpion_, _premier_ signe +zodiacal après la balance, et long-temps _chef_ des signes de l'hiver; +puis ce fut l'_ours_, ou l'_âne_ polaire, appelé _Typhon_, c'est-à-dire +_déluge_, à raison des _pluies_ qui _inondent_ la terre pendant que cet +astre _domine_. Dans la _Perse_, en un temps postérieur, ce fut le +_serpent_ qui, sous le nom d'_Ahrimanes_, forma la base du système de +_Zoroastre_; et c'est lui, ô _chrétiens_ et juifs! qui est devenu votre +_serpent_ d'_Ève_ (la vierge céleste) et celui de la _croix_, dans les +deux cas, emblème de _Satan, l'ennemi_, le grand _adversaire_ de +l'_ancien des jours_, chanté par _Daniel_. + +«Dans la Syrie, ce fut le _porc_ ou le _sanglier_ ennemi d'_Adonis_, +parce que, dans cette contrée, le rôle de l'_ours boréal_ fut rempli par +l'animal dont les inclinations _fangeuses_ sont emblématiques de +l'_hiver_; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet! vous +l'avez pris en horreur, à l'imitation des prêtres de _Memphis_ et de +_Baalbek_, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu _soleil_. +C'est aussi le type premier de votre _Chib-en_, ô Indiens! lequel fut +jadis le _Pluton_ de vos frères les Romains et les Grecs: ainsi que +votre _Brahma_, ce dieu créateur n'est que l'_Ormuzd_ persan et +l'_Osiris_ égyptien, dont le nom même exprime un _pouvoir créateur, +producteur de formes_. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs +attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se +partagea en deux branches diverses. Dans l'une, le dieu _bon_ reçut le +culte d'_amour_ et de _joie_, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre gai; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, +de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens +et l'ame. Dans l'autre, le dieu _mauvais_ reçut, au contraire, un culte +de _crainte_ et de _douleur_, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre triste; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les +offrandes sanglantes et les sacrifices cruels. + +«De là vient encore ce partage des êtres terrestres en _purs_ ou +_impurs_, en _sacrés_ ou _abominables_, selon que leurs espèces se +trouvèrent du nombre des constellations de l'un des deux dieux, et +firent partie de leur domaine: ce qui produisit d'une part les +superstitions de souillures et de purifications, et de l'autre les +prétendues _vertus_ efficaces des amulettes et des _talismans_. + +«Vous concevez maintenant, continua l'orateur en s'adressant aux +Indiens, aux Perses, aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans; vous +concevez l'origine de ces idées de _combats_, de _rébellions_, qui +remplissent également vos _mythologies_. Vous voyez ce que signifient +les _anges blancs_ et les _anges noirs_, les _chérubins_ et les +_séraphins_ à la tête d'_aigle_, de _lion_ ou de _taureau_; les _deûs_, +_diables_ ou _démons à cornes de bouc, à queue de serpent_; les _trônes_ +et les _dominations_ rangés en _sept ordres_ ou _gradations comme_ les +_sept sphères_ des _planètes_; tous êtres jouant les mêmes rôles, ayant +les mêmes attributs dans les _Védas_, les _Bibles_ ou le _Zend-avesta_, +soit qu'ils aient pour chef _Ormuzd_ ou _Brachma_, _Typhon_ ou _Chiven_, +_Michel_ ou _Satan_; soit qu'ils se présentent sous la forme de _géants_ +à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en _lions_, +en _ibis_, en _taureaux_, en _chats_, comme dans les contes sacrés des +Grecs et des Égyptiens; vous apercevez la filiation successive de ces +idées, et comment, à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs sources, +et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes +grossières pour les rapprocher d'un état moins choquant. + +«Or, de même que le système de deux _principes_, ou _dieux opposés_, +naquit de celui des _symboles_, entrés tous dans sa contexture, de même +vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son +tour de base et d'échelon.» + + +§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde. + +«En effet, alors que le vulgaire entendit parler d'_un nouveau ciel_ et +d'_un autre monde_, il donna bientôt un corps à ces _fictions_; il y +plaça un théâtre solide, des scènes réelles; et les notions +géographiques et astronomiques vinrent favoriser, si même elles ne +provoquèrent cette illusion. + +«D'une part, les navigateurs phéniciens, ceux qui, passant les _colonnes +d'Hercule_, allaient chercher l'étain de _Thulé_ et l'ambre de la +_Baltique_, racontaient qu'à l'extrémité du mondé, au bout de l'Océan +(la Méditerranée), où le soleil se couche pour les contrées asiatiques, +étaient des _îles fortunées_, séjour d'un printemps éternel, et plus +loin des _régions hyperboréennes_ placées _sous terre_ (relativement aux +tropiques), où régnait une _éternelle_ nuit[29]. Sur ces récits mal +compris, et sans doute confusément faits, l'imagination du peuple +composa les Champs _Élysées_[30], _lieux de délices placés dans un monde +inférieur_, ayant leur ciel, leur soleil, leurs astres; et le _Tartare, +lieu de ténèbres_, d'_humidité_, de _fange_, de _frimas_. Or, parce que +l'homme, curieux de tout ce qu'il ignore et avide d'une longue +existence, s'était déja interrogé sur ce qu'il devenait après sa mort, +parce qu'il avait de bonne heure raisonné sur le _principe_ de _vie_ qui +anime son corps, qui s'en sépare sans le déformer, et qu'il avait +imaginé les _substances_ déliées, les _fantômes_, les _ombres_, il aima +à croire qu'il continuerait, dans le monde _souterrain_, cette vie qu'il +lui coûtait trop de perdre; et les _lieux infernaux_ furent un +emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne +pouvait renoncer. + +«D'autre part, les _prêtres astrologues_ et _physiciens_ faisaient de +leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui +s'encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur +langage métaphorique, les _équinoxes_ et les _solstices_, les _portes_ +des _cieux_ ou _entrées_ des _saisons_, ils expliquaient les phénomènes +terrestres en disant «que par la _porte_ de _corne_ (d'abord le taureau, +puis le belier) et par celle du _cancer_, _descendaient_ les _feux +vivifiants_ qui animent au printemps la végétation, et les _esprits +aqueux_ qui causent au _solstice_ le _débordement_ du Nil; que par la +porte d'_ivoire_ (la _balance_, et auparavant l'_arc_ ou sagittaire) et +par celle du _capricorne_ ou de l'_urne_, s'en retournaient à leur +source et remontaient à leur origine les _émanations_ ou _influences_ +des cieux; et la _voie lactée_, qui passait par ces _portes_ des +solstices, leur semblait placée là exprès pour leur servir de _route_ +et de _véhicule_; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait +un _fleuve_ (le Nil, figuré par les plis de l'_hydre_), une barque (le +navire _Argo_) et le _chien Sirius_, tous deux relatifs à ce _fleuve_, +dont, ils présageaient l'_inondation_. Ces circonstances, associées aux +premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances; +et pour arriver au _Tartare_ ou à l'Élysée, il fallut que les ames +traversassent les fleuves du _Styx_ et de l'_Achéron_ dans la _nacelle_ +du nocher _Caron_, et qu'elles passassent par les portes de _corne_ ou +d'_ivoire_, que gardait le chien _Cerbère_. Enfin, un usage civil se +joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la +consistance. + +«Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des +cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de +l'Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l'usage d'inhumer les +morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au _couchant_. +Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par +conséquent être _reçu dans une barque_, payer un salaire au _nocher_, +sans quoi, le corps privé de sépulture eût été la proie des bêtes +féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un +moyen puissant d'influer sur les moeurs; et saisissant par la piété +filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et +féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d'avoir subi un +jugement préalable qui décidât si le mort méritait d'être admis au rang +de sa famille dans la _noire cité_. Une telle idée s'adaptait trop bien +à toutes les autres pour ne pas s'y incorporer; le peuple ne tarda pas +de l'y associer, et les enfers eurent leur _Minos_ et leur +_Rhadamanthe_, avec la baguette, le siége, les huissiers et l'urne, +comme dans l'état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être +moral et politique, un législateur social d'autant plus redouté, que ce +législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards: alors +ce _monde fabuleux_ et _mythologique_, si bizarrement composé de membres +épars, se trouva un _lieu de châtiment_ et de récompense, où la +_justice_ divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de +vicieux, d'erroné; et ce système _spirituel_ et _mystique_ acquit +d'autant plus de crédit, qu'il s'empara de l'homme par tous ses +penchants: le faible opprimé y trouva l'espoir d'une indemnité, la +consolation d'une vengeance future; l'oppresseur comptant, par de riches +offrandes, arriver toujours à l'impunité, se fit de l'erreur du vulgaire +une arme de plus pour le subjuguer; et les chefs des peuples, les rois +et les prêtres y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le +privilége qu'ils se réservèrent de répartir les graces ou les châtiments +du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu'ils +caractérisèrent à leur gré. + +«Voilà comment s'est introduit, dans le _monde visible_ et _réel_, un +_monde invisible_ et _imaginaire_; voilà l'origine de ces lieux de +_délices_ et de _peines_ dont vous, _Perses_! avez fait votre terre +_rajeunie_, votre ville de _résurrection_ placée sous l'_équateur_, avec +l'attribut singulier que les _heureux n'y donneront point d'ombre_. +Voilà, _juifs_ et _chrétiens_, disciples des _Perses_! d'où sont venus +votre _Jérusalem_ de l'Apocalypse; votre _paradis_, votre _ciel_, +caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d'Hermès. Et +vous, musulmans! votre enfer, abîme _souterrain_, surmonté d'un pont, +votre _balance_ des _ames_ et de leurs oeuvres, votre _jugement_ par les +anges _Monkir_ et _Nékir_, ont également pris leurs modèles dans les +_cérémonies mystérieuses_ de l'_antre de Mithra_; et votre ciel ne +diffère en rien de celui d'_Osiris_, d'_Ormuzd_ et de _Brahma_. + + +§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers +emblèmes. + +«Tandis que les peuples s'égarèrent dans le labyrinthe ténébreux de la +_mythologie_ et des fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs +études et leurs recherches sur l'ordre et la disposition de l'_univers_, +arrivèrent à de nouveaux résultats; et dressèrent de nouveaux systèmes +de _puissances_ et de _causes motrices_. + +«Long-temps bornés aux simples _apparences_, ils n'avaient vu dans les +mouvements des astres qu'un jeu inconnu de corps lumineux, qu'ils +croyaient rouler autour de la _terre_, point central de toutes les +sphères; mais alors qu'ils eurent découvert la _rondeur_ de notre +planète, les conséquences de ce premier fait les conduisirent à des +considérations nouvelles; et, d'induction en induction, ils s'élevèrent +aux plus hautes conceptions de l'astronomie et de la physique. + +«En effet, ayant conçu cette idée lumineuse et simple, que le _globe +terrestre est un petit cercle inscrit dans le cercle plus grand des +cieux_, la théorie des _cercles concentriques_ s'offrit d'elle-même à +leur hypothèse, pour résoudre le cercle _inconnu_ du globe terrestre par +des points _connus_ du cercle céleste; et la mesure d'un ou de plusieurs +degrés du méridien donna avec précision la circonférence totale. Alors, +saisissant pour _compas_ le _diamètre_ obtenu de la terre, un génie +heureux l'ouvrit d'une main hardie sur les orbites immenses des cieux; +et, par un phénomène inouï, du grain de sable qu'à peine il couvrait, +l'homme embrassant les distances infinies des astres, s'élança dans les +abîmes de l'espace et de la durée: là se présenta à ses regards un +nouvel ordre de l'_univers_; le globe atome qu'il habitait ne lui en +parut plus le _centre_: ce rôle important fut déféré à la masse énorme +du _soleil_; et cet astre devint le pivot enflammé de _huit sphères_ +environnantes, dont les mouvements furent désormais soumis à la +précision du calcul. + +«C'était déja beaucoup pour l'esprit humain, d'avoir entrepris de +résoudre la disposition et l'ordre des _grands êtres_ de la NATURE; mais +non content de ce premier effort, il voulut encore en résoudre le +_mécanisme_, en deviner l'_origine_ et le _principe moteur_; et c'est là +qu'engagés dans les profondeurs abstraites et métaphysiques du +_mouvement_ et de sa _cause première_, des _propriétés_ inhérentes ou +communiquées de la _matière_, de ses _formes successives_, de _son +étendue_, c'est-à-dire de l'espace et du temps sans bornes, les +_physiciens théologues_ se perdirent dans un chaos de raisonnements +subtils et de controverses scolastiques. + +«Et d'abord l'action du soleil sur les corps terrestres leur ayant fait +regarder sa substance comme un _feu pur_ et _élémentaire_, ils en firent +le _foyer_ et le _réservoir_ d'un océan de fluide _igné_, _lumineux_, +qui, sous le nom d'_éther_, remplit l'univers, et alimenta les êtres. +Ensuite, les analyses d'une _physique savante_ leur ayant fait découvrir +ce même _feu_, ou un autre parfaitement semblable, dans la composition +de tous les corps, et s'étant aperçus qu'il était l'agent _essentiel_ de +ce _mouvement spontané_ que l'on appelle _vie_ dans les animaux et +_végétation_ dans les plantes, ils conçurent le jeu et le mécanisme de +l'_univers_ comme celui d'un TOUT _homogène_, d'un _corps identique, +dont les parties, quoique distantes, avaient cependant une liaison +intime_; et _le monde_ fut un _être vivant_, animé par la circulation +organique d'un fluide _igné_ ou même _électrique_, qui, par un premier +terme de comparaison pris dans l'_homme_ et les animaux, eut le _soleil_ +pour _coeur_ ou foyer. + +«Alors, parmi les philosophes théologues, les uns partant de ces +principes, résultats de l'observation, «que rien ne s'anéantit dans le +monde; que les éléments sont indestructibles; qu'ils changent de +combinaisons, mais non de nature; que la vie et la mort des êtres né +sont que des modifications variées des mêmes _atomes_; que la _matière_ +possède par elle-même des propriétés d'où résultent toutes ses manières +d'être; que le _monde_ est _éternel_, sans bornes d'espace et de durée;» +les uns dirent que l'_univers entier était Dieu_; et selon eux, _Dieu_ +fut un _être_ à la fois _effet_ et _cause_, _agent_ et _patient_, +_principe moteur_ et _chose mue_, ayant pour lois les propriétés +invariables qui constituent la fatalité; et ceux-là peignirent leur +pensée tantôt par l'emblème de PAN (le GRAND TOUT), ou _de Jupiter_ au +front d'_étoiles_, au corps _planétaire_, aux _pieds d'animaux_, ou de +l'_oeuf orphique_, dont le _jaune_, suspendu au milieu d'un liquide +enceint d'une _voûte_, figura le _globe_ du _soleil_ nageant dans +l'_éther_ au milieu de la _voûte_ des cieux: tantôt par celui d'un +_grand serpent rond_, figurant les cieux où ils plaçaient le premier +mobile, par cette raison de _couleur d'azur_, parsemé de _taches d'or_ +(les étoiles), _dévorant_ sa _queue_, c'est-à-dire _rentrant_ en +lui-même et se _repliant_ éternellement comme les révolutions des +sphères: tantôt par celui d'un _homme_ ayant les pieds _liés_ et +_joints_, pour signifier l'_existence immuable_; enveloppé d'un manteau +de _toutes les couleurs_, comme le spectacle de la nature, et portant +sur la tête une _sphère d'or_, emblème de la sphère des étoiles: ou par +celui d'un autre homme quelquefois assis sur la fleur du _lotos_ portée +sur l'abîme des eaux; quelquefois couché sur une pile de douze +_carreaux_, figurant les douze signes célestes. Et voilà _Indiens_, +_Japonais_, _Siamois_, _Tibetains_, _Chinois_! la théologie qui, fondée +par les Égyptiens, s'est transmise et gardée, chez vous dans les +tableaux que vous tracez de _Brahma_, de _Beddou_, de _Sommonacodom_, +d'_Omito_: Voilà même, hébreux et chrétiens! l'opinion dont vous avez +conservé une parcelle dans votre _dieu_, _souffle porté sur les eaux_, +par une illusion au _vent_, qui, à l'_origine_ du _monde_, c'est-à-dire +au départ des _sphères_ du _signe_ du _cancer_, annonçait l'inondation, +du _Nil_, et semblait préparer la _création_. + + +§ VII. Septième système. Culte de l'AMEdu MONDE, c'est-à-dire de +l'élément du feu, principe vital de l'univers. + +«Mais d'autres, répugnant à cette idée d'un _être_ à la fois _effet_ et +_cause_, _agent_ et _patient_, et rassemblant en une même nature des +natures contraires, distinguèrent le _principe moteur_ de la _chose +mue_; et posant que la _matière_ était _inerte_ en elle-même, ils +prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un _agent +distinct_, dont elle n'était que l'_enveloppe_ et le _fourreau_. Cet +_agent_ pour les uns fut le _principe igné_, reconnu l'auteur de tout +_mouvement_; pour les autres ce fut le fluide appelé _éther_, cru plus +actif et plus subtil; or, comme ils appelaient dans les animaux le +_principe vital_ et _moteur_, une _ame_, un _esprit_, et comme il +raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l'_être +humain_, ils donnèrent au principe _moteur_ de tout l'univers le nom +d'_ame_, d'_intelligence_, d'_esprit_; et _Dieu_ fut l'_esprit vital_ +qui, _répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde_. Et +ceux-là peignirent leur pensée tantôt par _You-piter_, _essence_ du +_mouvement_ et de l'_animation_, _principe_ de l'_existence_, ou plutôt +l'_existence_ elle-même; tantôt par _Vulcain_ on _Phtha_, _feu-principe_ +et _élémentaire_, ou par l'autel de _Vesta_, placé centralement dans son +temple, comme le _soleil_ dans les _sphères_; et tantôt par _Kneph_, +être humain vêtu de _bleu foncé_, ayant en main un _sceptre_ et une +_ceinture_ (le zodiaque), coiffé d'un bonnet de _plumes_, pour +_exprimer_ la _fugacité_ de sa _pensée_, et produisant de sa bouche le +_grand oeuf_. + +«Or, par une conséquence de ce système, chaque être contenant en soi une +portion du fluide _igné_ ou _éthérien_, moteur _universel_ et commun; et +ce fluide _ame du monde_ étant la _divinité_, il s'ensuivit que les +_ames_ de tous les êtres furent une _portion_ de _Dieu_ même, +participant à tous ses attributs, c'est-à-dire étant une substance +_indivisible_, _simple_, _immortelle_; et de là tout le système de +l'_immortalité_ de l'ame, qui d'abord fut _éternité_. De là aussi ses +_transmigrations_ connues sous le nom de _métempsycose_, c'est-à-dire de +passage du _principe vital_ d'un corps à un autre; idée née de la +transmigration véritable des éléments _matériels_. Et voilà, Indiens, +boudhistes, chrétiens, musulmans! d'où dérivent toutes vos opinions sur +la _spiritualité_ de l'ame: voilà quelle fut la source des rêveries de +_Pythagore_ et de _Platon_, vos instituteurs, qui eux-mêmes ne furent +que les échos d'une dernière secte de philosophes visionnaires qu'il +faut développer. + + +§ VIII. Huitième système. MONDE-MACHINE: culte du Démi-Ourgos _ou_ +Grand-Ouvrier. + +«Jusque-là les théologiens, en s'exerçant sur les substances _déliées_ +et _subtiles_ de l'_éther_ et du _feu-principe_, n'avaient cependant pas +cessé de traiter d'êtres palpables et perceptibles aux sens, et la +théologie avait continué d'être la _théorie_ des _puissances physiques_, +placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans +tout l'univers; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant +le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant +les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats +par l'introduction d'une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent +que cet _univers_, ces cieux, ces astres, ce soleil, n'étaient qu'une +_machine_ d'un genre ordinaire; et à cette première hypothèse appliquant +une comparaison tirée des _ouvrages_ de l'_art_, ils élevèrent l'édifice +des sophismes les plus bizarres. «Une machine, dirent-ils, ne se +fabrique point elle-même: elle a un ouvrier antérieur, elle l'indique +par son existence. Le _monde_ est une _machine_: donc il existe un +fabricateur.» + +«De là, le _démi-ourgos_ ou _grand-ouvrier_, constitué _divinité_ +autocratrice et suprême. Vainement l'ancienne philosophie objecta que +l'_ouvrier_ même avait besoin de _parents_ et d'_auteurs_, et que l'on +ne faisait qu'ajouter un échelon en ôtant l'éternité au monde pour la +lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, +passèrent à un second; et, appliquant à leur _ouvrier_ la théorie de +l'_entendement_ humain, ils prétendirent que le _démi-ourgos_ avait +fabriqué sa machine sur un _plan_ ou _idée_ résidant en son +_entendement_. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé +dans la _sphère_ des fixes le _grand mobile régulateur_, sous le nom +d'_intelligence_, de _raisonnement_, les _spiritualistes_, leurs +_mimes_, s'emparant de cet _être_, l'attribuèrent au _démi-ourgos_, en +en faisant une substance distincte, _existante_ par _elle-même_, qu'ils +appelèrent _mens_ ou _logos_ (_parole_ et _raisonnement_). Et comme +d'ailleurs ils admettaient l'existence de _l'ame_ du _monde_, ou +_principe solaire_, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades +ou échelons de personnes _divines_, qui furent 1º le _démi-ourgos_ ou +_dieu-ouvrier_; 2º le _logos_, _parole_ et _raisonnement_; et 3º +l'_esprit_ ou l'_ame_ (du monde). Et voilà, chrétiens! le roman sur +lequel vous avez fondé votre _Trinité_; voilà le systême qui, né +_hérétique_ dans les temples égyptiens, transporté _païen_ dans les +écoles de l'Italie et de la Grèce, se trouve aujourd'hui _catholique +orthodoxe_ par la conversion de ses partisans, les disciples de +_Pythagore_ et de _Platon_ devenus _chrétiens_. + +«Et c'est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine +l'_action sensible_, _multiple_, des _météores_ et des _éléments_; + +«Puis la _puissance_ combinée des _astres_ considérés sous leurs +rapports avec les êtres terrestres; + +«Puis ces _êtres terrestres_ eux-mêmes par la confusion des _symboles_ +avec leurs _modèles_; + +«Puis la _double puissance_ de la nature dans ses _deux opérations_ +principales de _production_ et de _destruction_; + +«Puis le _monde animé_ sans distinction d'_agent_ et de _patient_, +d'_effet_ et de _cause_; + +«Puis le _principe solaire_ ou l'_élément_ du _feu_ reconnu pour _moteur +unique_; + +«C'est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un _être +chimérique_ et _abstrait_; une _subtilité scolastique_ de substance sans +_forme_, de _corps_ sans _figure_; un vrai _délire_ de l'esprit, auquel +la raison n'a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage +veut-elle se dérober aux sens: le cachet de son origine lui demeure +ineffaçablement empreint; et ses attributs, tous calqués, ou sur les +attributs physiques de l'_univers_, tels que l'_immensité_, +l'_éternité_, l'_indivisibilité_, l'_incompréhensibilité_; ou sur les +affections morales de l'homme, telles que la _bonté_, la _justice_, la +_majesté_, etc; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui +ont servi de _types_, et spécialement du _soleil_, des _planètes_ et _du +monde_, retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits +indélébiles de sa véritable nature. + +«Telle est la chaîne des idées que l'esprit humain avait déja parcourue +à une époque antérieure aux récits positifs de l'histoire; et puisque +leur continuité prouve qu'elles ont été le produit d'une même série +d'études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le +berceau de leurs éléments primitifs, dans l'_Égypte_: et leur marche y +put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens +n'avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l'_énigme_ +toujours présente de l'_univers_; et que, dans la division politique qui +long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collége de +prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs +disputes, les progrès des sciences et des découvertes. + +«Et déja il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s'est répété +par toute la terre. À mesure que chaque système s'était formé, il avait +suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes: puis, accrédité +par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, +tantôt il se les était incorporées en les modifiant; et les révolutions +politiques étant survenues, l'agrégation des États et le mélange des +peuples confondirent toutes les opinions; et le fil des idées s'étant +perdu, la théologie tomba dans le chaos, et ne fut plus qu'un +logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La +religion, égarée d'objet, ne fut plus qu'un moyen politique de conduire +un vulgaire crédule, dont s'emparèrent tantôt des hommes crédules +eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis +et d'une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d'ambition. + + +§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter). + +«Tel fut le législateur des _Hébreux_, qui, voulant séparer sa nation de +toute autre, et se former un empire isolé et distinct, conçut le dessein +d'en asseoir les bases sur les préjugés religieux, et d'élever autour de +lui un rempart sacré d'opinions et de rites. Mais vainement proscrit-il +le culte des _symboles_ régnant dans la Basse-Égypte et la Phénicie; son +dieu n'en fut pas moins un dieu _égyptien_ de l'invention de ces prêtres +dont Moïse avait été le disciple; et _Yahouh_, décelé par son propre +nom, _l'essence_ (des êtres), et par son _symbole_, le _buisson de feu_, +n'est que l'_ame_ du _monde_, le _principe moteur_, que, peu après, la +Grèce adopta sous la même dénomination dans son _You-piter, être +générateur_, et sous celle d'_Êi_, l'_existence_; que les Thébains +consacraient sous le nom de _Kneph_; que _Saïs_ adorait sous l'emblème +d'Isis _voilée_, avec cette inscription: _Je suis tout ce qui a été, +tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n'a levé mon voile_; +que Pythagore honorait sous le nom de _Vesta_, et que la philosophie +stoïcienne définissait avec précision en l'appelant le principe du feu. +Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce qui rappelait le +culte des astres: une foule de traits restèrent malgré lui pour le +retracer; et les sept _lumières_ ou _planètes_ du grand chandelier, les +_douze pierres_ ou _signes_ de l'_urim_ du grand-prêtre, la fête des +deux _équinoxes_, _ouvertures_ et _portes_ de deux _hémisphères_, la +cérémonie de l'_agneau_ ou _belier céleste_; enfin, le nom d'_Osiris_ +même conservé dans son _cantique_, et l'_arche_ ou coffre imité du +tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la +filiation de ses idées et à leur extraction de la source commune. + + +§ X. Religion de Zoroastre. + +«Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et +moralisa, chez les _Mèdes_ et les _Bactriens_ tout le système égyptien +d'_Osiris_ et de _Typhon_, sous le nom d'_Ormuzd_ et d'_Ahrimanes_; qui, +pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands _dieux_ ou +_pouvoirs_, l'un occupé a _créer_, à _produire_, dans un empire de +_lumière_ et de _douce_ chaleur (dont le type est l'été), et par cela, +_dieu_ de _science_, de _bienfaisance_, de _vertu_; l'autre occupé à +_détruire_ dans un empire de _ténèbres_ et de _froid_ (dont le type est +le pôle d'hiver), et par cela _dieu_ d'_ignorance_, de _malfaisance_ et +de _pèché_; qui, par des expression figurées, ensuite méconnues, appela +_création du monde_ le renouvellement de la scène physique à chaque +printemps; appela _résurrection_ le renouvellement des périodes des +astres dans leurs conjonctions; _vie future, enfer, paradis_, ce qui +n'était que le _Tartare_ et l'_Élysée_ des _astrologues_ et des +_géographes_; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déja +existantes du système mystique. + + +§ XI. Brahmisme, _ou_ système indien. + +«Tel encore fut le législateur indien, qui, sous le nom de _Mênou_, +antérieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la +doctrine des trois _principes_ ou _dieux_ que connut la Grèce, l'un +desquels, nommé _Brahuma_ ou _Ioupiter_, fut l'auteur de toute +_production_ ou _création_ (le soleil du printemps); le second, nommé +_Chiven_ ou _Pluton_, fut le dieu de toute _destruction_ (le soleil +d'hiver); et le troisième, nommé _Vichenou_ ou _Neptune_, fut le dieu +_conservateur_ de l'état stationnaire (le soleil solstitial, _stator_), +tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu'un seul +_dieu_ ou _pouvoir_, lequel, chanté dans les _vedas_ comme dans les +hymnes _orphiques_, n'est autre chose que le _Youpiter aux trois +yeux_[31], ou soleil aux trois formes d'action, dans les trois _ritous_ +ou _saisons_: là vous avez la source de tout le système _trinitaire_ +subtilisé par Pythagore et Platon, totalement défiguré par leurs +interprètes. + + +§ XII. Boudhisme, _ou_ systèmes mystiques. + +«Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, +sous les noms de _Boudah_, _Gaspa_, _Chekia_, _Goutama_, etc., qui des +principes de la métempsycose, diversement modifiés, ont déduit des +doctrines mystiques d'abord utiles en ce qu'elles inspiraient à leurs +sectateurs l'_horreur du meurtre_, la _compassion pour tout être +sensible_, la _crainte des peines_ et l'_espoir des récompenses +destinées à la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme +nouvelle_; mais ensuite devenues pernicieuses par l'abus d'une +métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l'ordre +naturel, voulut que le _monde palpable_ et _matériel_ fût _une illusion +fantastique_; que l'existence de l'homme _fût un rêve dont la mort était +le vrai réveil_, que son corps fût une prison impure dont il devait se +hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour rendre perméable +à la lumière interne, il devait atténuer, _diaphaniser_, par le jeûne, +les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques +anachorétiques si étranges, que le vulgaire étonné ne put s'expliquer le +caractère de leurs auteurs qu'en les considérant comme des êtres +surnaturels, avec cette difficulté de savoir s'ils furent _dieu devenu +homme_, ou l'_homme devenu dieu_. + +«Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars +dans l'Asie, quand un concours fortuit d'événements et de circonstances +vint, sur les bords de l'Euphrate et de la Méditerranée, en former de +nouvelles combinaisons. + + +§ XIII. Christianisme, _ou_ culte allégorique du soleil, sous ses noms +cabalistiques de _Chris-en_ ou _Christ_, et d'_Yêsus_ ou _Jésus_. + +«En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le +défendre de l'invasion de toute idée étrangère: un penchant invincible, +fondé sur les affinités d'une même origine, avait sans cesse ramené les +Hébreux vers le culte des nations voisines; et les relations +indispensables du commerce et de la politique qu'il entretenait avec +elles en avaient de jour en jour fortifié l'ascendant. Tant que le +régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des +lois, en s'opposant aux innovations, retarda leur marche; et cependant +les _hauts lieux étaient pleins d'idoles_, et le _dieu soleil avait son +char_ et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le +temple d'_Yâhouh_; mais lorsque les conquêtes des sultans de _Ninive_ et +de _Babylone_ eurent dissous le lien de la puissance publique, le +peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne +contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles +s'établirent publiquement en Judée. D'abord les colonies assyriennes, +transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des +dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda; +ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les _Égyptiens_, les _Syriens_, +les _Arabe_, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts +les leurs, et la religion de Moïse fut déja doublement altérée. D'autre +part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans +les sciences des Kaldéens, s'imburent, pendant un séjour de cinquante +ans, de toute leur théologie; et de ce moment se naturalisèrent chez les +Juifs les dogmes du génie _ennemi_ (Satan), de l'_archange Michel_, de +l'_ancien des jours_ (Ormuzd), des _anges rebelles_, du _combat des +cieux_, de l'_ame immortelle_ et de la _résurrection; toutes choses +inconnues à Moïse_, ou _condamnées_ par le silence même qu'il en avait +gardé. + +«De retour dans leur patrie, les émigrés y rapportèrent ces idées; et +d'abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les +_Pharisiens_, et de leurs opposants les _Sadducéens_, représentants de +l'ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du +peuple et de ses habitudes déja contractées, appuyés de l'autorité des +_Perses_, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre +l'ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la +théologie de Zoroastre. + +«Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout +cette coalition, et devint la base d'un dernier système, non moins +étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation. + +«Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de _Samarie_, des +esprits judicieux, _prévoyant_ la même destinée pour _Jérusalem_, +n'avaient cessé de l'_annoncer_, de la _prédire_; et leurs _prédictions_ +avaient toutes eu ce caractère particulier, d'être terminées par des +_voeux de rétablissement et de régénération_, énoncés sous la forme de +_prophéties_: les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint +_un roi libérateur_ qui _devait rétablir la nation dans son ancienne +gloire; le peuple hébreu devait redevenir_ un _peuple puissant, +conquérant_, et _Jérusalem_ la capitale d'un _empire étendu surtout +l'univers_. + +«Les événements ayant réalisé la première partie de ces prédictions, la +_ruine_ de _Jérusalem_, le peuple attacha à la seconde une croyance +d'autant plus entière, qu'il tomba dans le malheur; et les Juifs +affligés attendirent avec l'impatience du besoin et du désir, _le roi +victorieux_ et _libérateur qui devait_ venir sauver la nation de _Moïse_ +et relever l'empire de _David_. + +«D'autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps +antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie un dogme parfaitement +analogue. On n'y parlait que d'un _grand médiateur_, d'un _juge final_, +d'un _sauveur futur_, qui, _roi_, _dieu conquérant_ et _législateur_, +devait ramener l'_âge d'or_ sur la terre, la délivrer de l'empire _du +mal_, et rendre aux hommes le _règne du bien_, la _paix_ et le +_bonheur_. Ces idées occupaient d'autant plus les peuples, qu'ils y +trouvaient des consolations de l'état funeste et des maux réels où les +avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des +conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette +conformité entre les _oracles_ des _nations_ et ceux des _prophètes_, +excita l'attention des Juifs; et sans doute les _prophètes_ avaient eu +l'art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres +sacrés employés aux _mystères païens_: c'était donc en Judée une attente +générale que celle du grand _envoyé_, du _sauveur final_, lorsqu'une +circonstance singulière vint déterminer l'époque de sa venue. + +«Il était écrit dans les _livres sacrés_ des Perses et des Kaldéens, que +le _monde_, composé d'une _révolution_ totale de _douze mille_, était +partagé en deux _révolutions_ partielles, dont l'une, _âge_ et _règne du +bien_, se _terminait_ au bout de _six mille_, et l'autre, _âge_ et +_règne du mal_, se terminait au bout de _six autres mille_. + +«Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la _révolution_ +annuelle du _grand orbe céleste_, appelé le _monde_ (_révolution_ +composée de _douze mois_ ou _signes_, divisés chacun en _mille +parties_); et les deux périodes systématiques de l'_hiver_ et de +l'_été_, composée chacune également de _six mille_. Ces expressions, +toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens +_absolu_ et _moral_ au lieu de leur sens _physique_ et _astrologique_, +il arriva que le _monde annuel_ fut pris pour un _monde séculaire_, les +_mille_ de temps pour des _mille d'années_; et supposant, d'après les +faits, que l'on vivait dans l'_âge du malheur_, on en inféra qu'il +devait finir au bout des _six mille ans_ prétendus. + +«Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près +de six mille ans depuis la création (fictive) _du monde_. Cette +coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne +s'occupa plus que d'une fin _prochaine_; on interrogea les +_hiérophantes_ et leurs livres _mystiques_, qui en assignèrent divers +termes; on attendit le _réparateur_; à force d'en parler, quelqu'un dit +l'avoir vu, ou même un individu exalté crut l'être et se fit des +partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans +doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une +rumeur graduellement organisée en histoire: sur ce premier canevas +établi, toutes les _circonstances_ des _traditions mythologiques_ +vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système _authentique_ et +_complet_, dont il ne fut plus permis de douter. + +«Elles portaient, ces traditions mythologiques: Que dans l'_origine_, +une _femme_ et un _homme_ avaient, par leur _chute_, _introduit_ dans le +_monde_ le _mal_ et le _péché_.» (_Suivez la pl. III._) + +«Et par-là elles indiquaient le fait _astronomique_ de la _vierge +céleste_ et de l'_homme bouvier_ (Bootes), qui, en se _couchant_ +héliaquement à l'_équinoxe_ d'automne, livraient le _ciel_ aux +constellations de l'_hiver_, et semblaient, en _tombant_ sous l'horizon, +_introduire_ dans le _monde_ le génie du _mal_, _Ahrimanes_, figuré par +la constellation du _serpent_. + +«Elles portaient, ces traditions: «Que la _femme avait entraîné_, séduit +l'_homme_.» + +«Et en effet, la vierge se _couchant_ la _première_, semble _entraîner_ +à sa _suite_ le bouvier. + +«Que la _femme_ l'_avait tenté en lui présentant des fruits beaux à +voir_ et _bons à manger_, qui donnaient la science du _bien_ et du +_mal_.» + +«Et en effet, la _vierge_ tient en main une _branche_ de _fruits_ +qu'elle semble étendre vers le _bouvier_; et le rameau, emblème de +l'automne, placé dans le _tableau de Mithra_, sur la frontière de +l'_hiver_ et de l'_été_, semble ouvrir la porte et donner la _science_, +la _clef_ du _bien_ et du _mal_. + +«Elles portaient: «Que ce _couple avait été chassé_ du _jardin céleste, +et qu'un chérubin_ à _épée flamboyante avait été placé_ à la _porte pour +le garder_.» + +«Et en effet, quand la _vierge_ et le bouvier _tombent_ sous l'horizon +du couchant, _Persée monte_ de l'autre côté, et, l'épée à la main, ce +_génie_ semble les chasser du _ciel_ de l'_été_, _jardin_ et _règne_ des +_fruits_ et des _fleurs_. + +«Elles portaient: «Que de _cette vierge devait naître, sortir un +rejeton, un enfant qui écraserait_ la _tête_ du _serpent_, et +_délivrerait_ le _monde_ du _péché_.» + +«Et par-là elles désignaient le _soleil_, qui, à l'_époque_ du +_solstice_ d'_hiver_, au _moment_ précis où les _mages des Perses +tiraient_ l'_horoscope_ de la _nouvelle année_, se _trouvait placé dans +le sein de la vierge, en lever héliaque_ à l'_horizon oriental_, et qui, +à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme +d'un _enfant_ allaité par _une vierge chaste_, et devenait ensuite, à +l'équinoxe du printemps, le _belier_ ou l'_agneau_, vainqueur de la +constellation du _serpent_, qui disparaissait des cieux. + +«Elles portaient: «Que, dans son enfance, ce _réparateur_ de _nature +divine_ ou _céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent_.» + +«Et cela, parce que le _soleil_ d'hiver est _abaissé_ sous l'horizon, et +que cette période première de ses quatre _âges_ ou _saisons_, est un +temps d'_obscurité_, de _disette_, de _jeûne_, de _privations_. + +«Elles portaient: «Que, mis à mort par des _méchants_, il _était +ressuscité glorieusement_; qu'il était _remonté_ des _enfers_ aux +_cieux_, où il régnerait éternellement.» + +«Et par-là elles _retraçaient_ la _vie_ du _soleil_, qui, terminant sa +_carrière_ au _solstice_ d'_hiver_, lorsque dominaient _Typhon_ et les +_anges rebelles_, semblait être mis à _mort_ par eux; mais qui, bientôt +après, _renaissait_, _résurgeait_ dans la voûte des cieux, où il est +encore. + +«Enfin ces traditions, citant jusqu'à ses noms _astrologiques_ et +_mystérieux_, disaient qu'il s'appelait tantôt _Chris_, c'est-à-dire le +_conservateur_; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu +_Chris-en_ ou _Chris-na_; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, +votre _Cris-tos_, fils de _Marie_; et tantôt, qu'il s'appelait _Yês_, +par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, +formaient le nombre 608, l'une des _périodes solaires_: et voilà, ô +Européens! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre _Iês-us_ +ou _Jésus_, nom ancien et cabalistique attribué au jeune _Bacchus_, +_fils clandestin_ (nocturne) de la _vierge Minerve_, lequel, dans toute +l'histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l'histoire du _dieu_ +des _chrétiens_, c'est-à-dire de l'_astre du jour_, dont ils sont tous +les deux l'emblème.» + +À ces mots, un grand murmure s'éleva de la part _des groupes chrétiens_: +mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l'ordre, et +l'orateur achevant son discours: + +«Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se +composa dans le chaos et l'anarchie des trois premiers siècles; comment +une foule d'opinions bizarres partagèrent les esprits, et les +partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce +que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient +également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le +_gouvernement_ s'étant associé à l'une de ces sectes, en fit la +_religion orthodoxe_, c'est-à-dire _dominante_, à l'exclusion des +autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des _hérésies_; +comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion +s'est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie; comment, six cents +ans après l'innovation du _christianisme_, un autre système se forma +encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se +composer un empire _politique_ et _théologique_ aux dépens de ceux de +_Moïse_ et des _vicaires_ de _Jésus_.... + +«Maintenant, si vous résumez l'histoire entière de l'esprit religieux, +vous verrez que dans son principe il n'a eu pour _auteur_ que les +_sensations_ et les _besoins_ de l'homme; que l'_idée_ de _Dieu_ n'a eu +pour type et modèle que celle des _puissances physiques_, des _êtres +matériels_ agissant en _bien_ ou en _mal_, c'est-à-dire en impressions +de plaisir ou de _douleur_ sur l'_être sentant_; que, dans la formation +de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même +marche, les mêmes procédés; que dans tous, le dogme n'a cessé de +représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les +passions des hommes et leurs préjugés; que dans tous, la morale a eu +pour but le _désir_ du _bien-être_ et l'_aversion_ de la _douleur_; mais +que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui +y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, +du _vice_ et de la _vertu_, du _bien_ et du _mal_, c'est-à-dire de ce +qui rend l'homme _heureux_ ou _malheureux_; que dans tous, les moyens et +les causes de _propagation_ et d'_établissement_ ont offert les mêmes +scènes de passions et d'événements, toujours des disputes de mots, des +prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par +l'_ambition des chefs_, par la fourberie des _promulgateurs_, par la +crédulité des _prosélytes_, par l'ignorance du _vulgaire_, par la +_cupidité exclusive_ et l'_orgueil intolérant_ de tous: enfin, vous +verrez que l'histoire entière de l'esprit _religieux_ n'est que celle +des incertitudes de l'_esprit humain_, qui, placé dans un _monde_ qu'il +ne _comprend_ pas, veut cependant en deviner l'_énigme_; et qui, +spectateur toujours étonné de ce _prodige mystérieux et visible_, +imagine des _causes_, suppose des fins, bâtit des systèmes: puis, en +trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux; hait +l'erreur qu'il quitte, méconnaît celle qu'il embrasse, repousse la +vérité qui l'appelle, compose des chimères d'êtres disparates, et, +rêvant sans cesse _sagesse_ et _bonheur_, s'égare dans un labyrinthe de +peines et de folies.» + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Identité du but des religions. + + +Ainsi parla l'orateur des hommes qui avaient recherché l'origine et la +filiation des idées religieuses.... + +Et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours: +«C'est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu'à +renverser toute croyance, à jeter l'insubordination dans les esprits, à +anéantir notre ministère et notre puissance: c'est un roman, dirent les +autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. +Et les _gens modérés_ et _prudents_ ajoutaient: _Supposons que tout cela +soit_ vrai, _pourquoi révéler ces mystères_? Sans doute nos _opinions +sont pleines d'erreurs_; _mais_ ces erreurs _sont un frein_ nécessaire à +la multitude. Le monde va ainsi depuis deux mille ans, pourquoi le +changer aujourd'hui?» + +Et déja la rumeur du blâme qui s'élève contre toute nouveauté, +commençait de s'accroître, quand un groupe nombreux d'hommes des classes +du peuple et de sauvages de tout pays et de toute nation, sans +prophètes, sans docteurs, sans code religieux, s'avançant dans l'arène, +attirèrent sur eux l'attention de toute l'assemblée; et l'un d'eux, +portant la parole, dit au législateur: + +«Arbitre et médiateur des peuples! depuis le commencement de ce débat, +nous entendons des récits étranges, inouïs pour nous jusqu'à ce jour; +notre esprit, surpris, confondu de tant de choses, les unes savantes, +les autres absurdes, qu'également il ne comprend pas, reste dans +l'incertitude et le doute. Une seule réflexion nous frappe: en résumant +tant de faits prodigieux, tant d'assertions opposées, nous nous +demandons: Que nous importent toutes ces discussions? Qu'avons nous +besoin de savoir ce qui s'est passé il y a cinq ou six mille ans, dans +des pays que nous ignorons, chez des hommes qui nous resteront +inconnus? Vrai ou faux, à quoi nous sert de savoir si le monde existe +depuis six ou depuis vingt mille ans, s'il s'est fait de rien ou de +quelque chose, de lui-même ou par un ouvrier, qui, à son tour, exige un +auteur? Quoi! nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe près de +nous, et nous répondrons de ce qui peut se passer dans le soleil, dans +la lune ou dans les espaces imaginaires! Nous avons oublié notre +enfance, et nous connaîtrons celle du monde? Et qui attestera ce que nul +n'a vu? qui certifiera ce que personne ne comprend? + +«Qu'ajoutera d'ailleurs ou que diminuera à notre existence de dire _oui_ +ou _non_ sur toutes ces chimères? Jusqu'ici nos pères et nous n'en avons +pas eu la première idée, et nous ne voyons pas que nous en ayons eu plus +ou moins de _soleil_, plus ou moins de _subsistance_, plus ou moins de +_mal_ ou de _bien_. + +«Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi avons-nous aussi-bien +vécu sans elle, que ceux qui s'en inquiètent si fort? Si elle est +superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd'hui le fardeau?» Et +s'adressant aux docteurs et aux théologiens: «Quoi! il faudra que nous, +hommes ignorants et pauvres, dont tous les moments suffisent à peine aux +soins de notre subsistance et aux travaux dont vous profitez, il faudra +que nous apprenions tant d'histoires que vous racontez, que nous +lisions tant de livres que vous nous citez, que nous apprenions tant de +diverses langues dans lesquelles ils sont composés! Mille ans de vie n'y +suffiraient pas.... + +«Il n'est pas nécessaire, dirent lès docteurs, que vous acquériez tant +de science: nous l'avons pour vous.... + +«Mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples, avec toute votre +science vous n'êtes pas d'accord! à quoi sert de la posséder? + +«D'ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous? Si la foi d'un +homme s'applique à plusieurs, vous-mêmes quel besoin avez-vous de +croire? Vos pères auront _cru_ pour vous, et cela sera raisonnable; +puisque c'est pour vous qu'ils ont vu. + +«Ensuite, qu'est-ce que _croire_, si _croire_ n'influe sur aucune +action? Et sur quelle action influe, par exemple, de _croire_ le monde +_éternel_ ou _non_? + +«Cela offense Dieu, dirent les docteurs.--Où en est la preuve? dirent +les hommes simples.--_Dans nos livres_, répondirent les docteurs.--Nous +ne les entendons pas, répliquèrent les hommes simples. + +«Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs. + +«Voilà la difficulté, reprirent les hommes simples. De quel droit vous +établissez-vous _médiateurs_ entre Dieu et nous? + +«Par ses ordres, dirent les docteurs. + +«Où est la preuve de ses ordres? dirent les hommes simples.--_Dans nos +livres_, dirent les docteurs.--_Nous ne les entendons pas_, dirent les +hommes simples; et comment ce Dieu juste vous donne-t-il ce privilége +sur nous? Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à un moindre +degré d'évidence que vous? Il vous a parlé, soit; il est infaillible, et +il ne vous trompe pas; vous nous parlez, vous! qui nous garantit que +vous n'êtes pas en erreur, ou que vous ne sauriez nous y induire? Et si +nous sommes trompés, comment ce Dieu juste nous sauvera-t-il contre la +loi, ou nous condamnera-t-il sur celle que nous n'avons pas connue? + +«Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs. + +«Qu'est-ce que la loi naturelle? répondirent les hommes simples. Si +cette loi suffit, pourquoi en a-t-il donné d'autres? si elle ne suffit +pas, pourquoi l'a-t-il donnée imparfaite? + +«Ses jugements sont des mystères, reprirent les docteurs, et sa justice +n'est pas comme celle des hommes.--Si sa justice, répliquèrent les +hommes simples, n'est pas comme la nôtre, quel moyen avons-nous d'en +juger? et, de plus, pourquoi toutes ces lois, et quel est le but +qu'elles se proposent? + +«De vous rendre plus heureux, reprit un docteur, en vous rendant +meilleurs et plus vertueux: c'est pour apprendre aux hommes à user de +ses bienfaits, et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s'est +manifesté par tant d'oracles et de prodiges. + +«En ce cas, dirent les hommes simples, il n'est pas besoin de tant +d'études ni de raisonnements: montrez-nous quelle est la religion qui +remplit le mieux le but qu'elles se proposent toutes.» + +Aussitôt, chacun des groupes vantant sa morale, et la préférant à toute +autre, il s'éleva de culte à culte une nouvelle dispute plus violente. +«C'est nous, dirent les musulmans, qui possédons la morale par +excellence, qui enseignons toutes les vertus utiles aux hommes et +agréables à Dieu. Nous professons la _justice_, le _désintéressement_, +le _dévouement_ à la _Providence_, la _charité pour nos frères_, +l'_aumône_, la _résignation_; nous _ne tourmentons point les ames par +des craintes superstitieuses_; nous vivons sans _alarmes_ et nous +_mourons_ sans remords.» + +«Comment osez-vous, répondirent les prêtres chrétiens, parler de morale, +vous dont le chef a pratiqué la licence et prêché le scandale? vous dont +le premier précepte est l'homicide et la guerre? Nous en prenons à +témoin l'expérience: depuis douze cents ans votre zèle fanatique n'a +cessé de répandre chez les nations le trouble et le carnage; et si +aujourd'hui l'Asie, jadis florissante, languit dans la barbarie et +l'anéantissement, c'est à votre doctrine qu'il en faut attribuer la +cause; à cette doctrine ennemie de toute instruction, qui, d'un côté, +sanctifiant l'ignorance et consacrant le despotisme le plus absolu dans +celui qui commande, de l'autre, imposant l'obéissance la plus aveugle et +la plus passive à ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les +facultés de l'homme, étouffé toute industrie, et plongé les nations dans +l'abrutissement. + +«Il n'en est pas ainsi de notre morale sublime et céleste; c'est elle +qui a retiré la terre de sa barbarie primitive, des superstitions +insensées ou cruelles de l'idolâtrie, des sacrifices humains, des orgies +honteuses des mystères païens; qui a épuré les moeurs, proscrit les +incestes, les adultères, policé les nations sauvages, fait disparaître +l'esclavage, introduit des vertus nouvelles et inconnues, la _charité_ +pour les hommes, leur _égalité_ devant Dieu, le pardon, l'oubli des +injures, la répression de toutes les passions, le mépris des grandeurs +mondaines; en un mot, une vie toute sainte et toute spirituelle.» + +«Nous admirons, répliquèrent les musulmans, comment vous savez allier +cette charité, cette douceur évangélique, dont vous faites tant +d'ostentation, avec les injures et les outrages dont vous blessez sans +cesse votre _prochain_. Quand vous inculpez si gravement les moeurs du +grand homme que nous révérons, nous pourrions trouver des représailles +dans la conduite de celui que vous adorez; mais dédaignant de tels +moyens, et nous bornant au véritable objet de la question, nous +soutenons que votre morale évangélique n'a point la perfection que vous +lui attribuez; qu'il n'est point vrai qu'elle ait introduit dans le +monde des vertus inconnues, nouvelles: et, par exemple, cette _égalité +des hommes devant Dieu_, cette _fraternité_ et cette _bienveillance_ qui +en sont la suite, étaient des dogmes formels de la secte des +_hermétiques_ ou _samanéens_, dont vous descendez. Et quant au pardon +des injures, les païens mêmes l'avaient enseigné; mais, dans l'extension +que vous lui donnez, loin d'être une vertu, il devient une immoralité, +un vice. Votre précepte si vanté de _tendre_ une _joue après l'autre_, +n'est pas seulement contraire à tous les sentiments de l'homme, il est +encore opposé à toute idée de justice; il enhardit les méchants par +l'impunité; il avilit les bons par la servitude; il livre le monde au +désordre, à la tyrannie; il dissout la société; et tel est l'esprit +véritable de votre doctrine: vos évangiles, dans leurs préceptes et +leurs paraboles, ne représentent jamais _Dieu_ que comme un _despote_ +sans règle d'équité; c'est un père partial, qui traite un _enfant +débauché_, _prodigue_, avec plus de faveur que ses autres enfants +respectueux et de bonnes moeurs; c'est un maître capricieux, qui donne le +_même salaire_ aux _ouvriers_ qui ont travaillé une heure et à ceux qui +ont fatigué pendant toute la journée, et qui _préfère les derniers_ +venus _aux premiers_: partout c'est une morale _misanthropique_, +_antisociale_, qui dégoûte les hommes de la vie, de la société, et ne +tend qu'à faire des ermites et des célibataires. + +«Et quant à la manière dont vous l'avez pratiquée, nous en appelons à +notre tour au témoignage des faits: nous vous demandons si c'est la +_douceur évangélique_ qui a suscité vos interminables guerres de sectes, +vos persécutions atroces de prétendus _hérétiques_, vos croisades contre +l'_arianisme_, le _manichéisme_, le _protestantisme_, sans parler de +celles que vous avez faites contre nous, et de vos associations +sacriléges, encore subsistantes, d'hommes assermentés pour les +continuer. Nous vous demandons si c'est la _charité évangélique_ qui +vous a fait exterminer les peuples entiers de l'Amérique, anéantir les +empires du Mexique et du Pérou; qui vous fait continuer de dévaster +l'_Afrique_, dont vous vendez les habitants comme des animaux, malgré +_votre abolition_ de l'_esclavage_; qui vous fait ravager l'Inde, dont +vous usurpez les domaines; enfin, si c'est elle qui depuis trois siècles +vous fait troubler dans leurs foyers les peuples des trois continents, +dont les plus prudents, tels que le Chinois et le Japonais, ont été +obligés de vous chasser pour éviter vos fers et recouvrer la paix +intérieure.» + +Et à l'instant les brames, les rabbins, les bonzes, les chamans, les +prêtres des îles Moluques et des côtes de la Guinée accablant les +docteurs chrétiens de reproches; «Oui! s'écrièrent-ils, ces hommes sont +des brigands, des hypocrites, qui prêchent la _simplicité_ pour +surprendre la _confiance_; l'_humilité_, pour asservir plus facilement; +la _pauvreté_, pour s'approprier _toutes les richesses_; ils promettent +un _autre monde_, pour mieux _envahir celui-ci_; et tandis qu'ils vous +parlent de _tolérance_ et de _charité_, ils brûlent au nom de _Dieu_ les +hommes qui ne l'adorent pas comme eux.» + +«Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires, c'est vous qui abusez +de la crédulité des nations ignorantes pour les subjuguer; c'est vous +qui de votre ministère faites un art d'imposture et de fourberie: vous +avez converti la religion en un négoce d'avarice et de cupidité. Vous +feignez d'être en communication avec des esprits, et ils ne rendent pour +oracles que vos volontés; vous prétendez lire dans les astres, et le +destin ne décrète que vos désirs; vous faites parler les idoles, et les +dieux ne sont que les instruments de vos passions; vous avez inventé les +sacrifices et les libations pour attirer à vous le lait des troupeaux, +la chair et la graisse des victimes; et, sous le manteau de la piété, +vous dévorez les offrandes des dieux, _qui ne mangent point_, et la +substance des peuples, _qui travaillent_.» + +«Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes, les chamans, vous vendez +aux vivants crédules de vaines prières pour les ames des morts; avec vos +_indulgences_ et vos _absolutions_, vous vous êtes arrogé la puissance +et les fonctions de Dieu même; et faisant un trafic de ses graces et de +ses pardons, vous avez mis le ciel à l'encan, et fondé, par votre +système d'_expiation_, un _tarif_ de crimes qui a perverti toutes les +consciences.» + +«Ajoutez, dirent les _imans_, que ces hommes ont inventé la plus +profonde des scélératesses: l'obligation absurde et impie de leur +raconter les secrets les plus intimes des actions, des pensées, des +_velléités_ (la confession); en sorte que leur curiosité insolente a +porté son inquisition jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial, +dans l'asile inviolable du coeur.» + +Alors de reproche en reproche, les docteurs des différents cultes +commencèrent à révéler tous les délits de leur ministère, tous les vices +cachés de leur état; et il se trouva que chez tous les peuples l'_esprit +des prêtres_, leur _système de conduite_, leurs _actions_, leurs _moeurs_ +étaient absolument les mêmes; + +Que partout ils avaient composé des _associations secrètes_, des +_corporations ennemies_ du reste de la société; + +Que partout ils s'étaient _attribué_ des _prérogatives_, des +_immunités_, au moyen desquelles ils vivaient à l'abri de tous les +fardeaux des autres classes; + +Que partout ils n'essuyaient ni les fatigues du laboureur, ni les +dangers du militaire, ni les revers du commerçant; + +Que partout ils vivaient célibataires, afin de s'épargner jusqu'aux +embarras domestiques; + +Que partout, sous le manteau de la _pauvreté_, ils trouvaient le secret +d'être riches et de se procurer toutes les jouissances; + +Que, sous le nom de _mendicité_, ils percevaient des _impôts_ plus forts +que les princes; + +Que, sous celui de dons et offrandes, ils se procuraient des revenus +certains et exempts de frais; + +Que, sous celui de _recueillement_ et de _dévotion_, ils vivaient dans +l'oisiveté et dans la licence; + +Qu'ils avaient fait de l'_aumône_ une _vertu_, afin de vivre +tranquillement du travail d'autrui; + +Qu'ils avaient inventé des cérémonies du culte, afin d'attirer sur eux +le respect du peuple, en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient +les _interprètes_ et les _médiateurs_, pour s'en attribuer toute la +puissance; que, dans ce dessein, selon les lumières ou l'ignorance des +peuples, ils s'étaient faits tour à tour _astrologues_, _tireurs +d'horoscopes_, _devins_, _magiciens_, _nécromanciens_, _charlatans_, +_médecins_, _courtisans_, _confesseurs_ de princes, toujours tendant au +but de gouverner pour leur propre avantage; + +Que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs +personnes, pour s'attirer leurs faveurs ou participer à leur puissance; + +Et que tantôt ils avaient prêché le _meurtre_ des _tyrans_ (se réservant +de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leur mépris ou de leur +désobéissance; + +Que toujours ils avaient appelé _impiété_ ce qui nuisait à leurs +intérêts; qu'ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer +le monopole de la science; qu'enfin en tout temps, en tout lieu, ils +avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l'anarchie qu'ils +causaient, en sûreté sous le despotisme qu'ils favorisaient, en repos au +milieu du travail qu'ils prêchaient, dans l'abondance au sein de la +disette; et cela, en exerçant le commerce singulier de _vendre_ des +_paroles_ et des _gestes_ à des gens crédules, qui les paient comme des +denrées du plus grand prix. + +Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent mettre en pièces les +hommes qui les avaient abusés; mais le législateur arrêtant ce mouvement +de violence, et s'adressant aux chefs et aux docteurs: + +«Quoi! leur dit-il, instituteurs des peuples, est-ce donc ainsi que vous +les avez trompés?» + +Et les prêtres troublés répondirent: «Ô législateur! nous sommes hommes; +et _les peuples sont si superstitieux_! ils ont eux-mêmes provoqué nos +erreurs.» + +Et les rois dirent: «Ô législateur! les peuples sont si _serviles_ et si +_ignorants_! eux-mêmes se sont prosternés devant le joug, qu'à peine +nous osions leur montrer.» + +Alors le législateur se tournant vers les peuples: + +«Peuples! leur dit-il, souvenez-vous de ce que vous venez d'entendre: ce +sont deux _profondes vérités_. Oui, vous-mêmes causez les maux dont vous +vous plaignez; c'est vous qui encouragez les tyrans par une lâche +adulation de leur puissance, par un engouement imprudent de leurs +fausses bontés, par l'avilissement dans l'obéissance, par la licence +dans la liberté, par l'accueil crédule de toute imposture: sur qui +punirez-vous les fautes de votre ignorance et de votre cupidité?» + +Et les peuples interdits demeurèrent dans un morne silence. + + + + +CHAPITRE XXIV. + +Solution du problème des contradictions. + + +Et le législateur reprenant la parole, dit: «Ô nations! nous avons +entendu les débats de vos opinions; et les dissentiments qui vous +partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent +plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer. + +«D'abord, considérant la diversité et l'opposition des croyances +auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous +en fondez la persuasion: est-ce par un choix réfléchi que vous suivez +l'étendard d'un prophète plutôt que celui d'un autre? Avant d'adopter +telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d'abord comparées? +en avez-vous fait un mûr examen? ou bien ne les avez-vous reçues que du +hasard de la naissance, que de l'empire de l'habitude et de l'éducation? +Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux +de l'Euphrate, idolâtres aux rives de l'Indus, comme vous naissez blonds +dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain? Et si vos +opinions sont l'effet de votre position fortuite sur la terre, de la +parenté, de l'imitation, comment le hasard vous devient-il un motif de +conviction, un argument de vérité? + +«En second lieu, lorsque nous méditons sur l'exclusion respective et +l'intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des +conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples! qui vous +dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez +qu'en ce moment l'_Être universel_ que vous révérez, descendit des cieux +sur cette multitude, et qu'investi de toute sa puissance, il s'assît sur +ce trône pour vous juger tous; supposez qu'il vous dît: «Mortels! c'est +votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de +cultes qui vous partagent, un seul aujourd'hui sera préféré; tous les +autres, toute cette multitude d'étendards, de peuples, de prophètes, +seront condamnés à une perte éternelle; et ce n'est point assez.... +parmi les sectes du _culte choisi_, une seule peut me plaire, et toutes +les autres seront condamnées; mais ce n'est point encore assez: de ce +petit groupe réservé, il faut que j'exclue tous ceux qui n'ont pas +rempli les conditions qu'imposent ses préceptes: ô hommes! à quel petit +nombre d'_élus_ avez-vous borné votre race! à quelle pénurie de +bienfaits réduisez-vous mon immense bonté? à quelle solitude +d'admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire?» + +Et le législateur se levant: «N'importe; vous l'avez voulu; peuples! +voilà l'urne où vos noms sont placés: un seul sortira.... Osez tirer +cette loterie terrible....» Et les peuples, saisis de frayeur, +s'écrièrent: _Non, non_; nous sommes _tous frères_, _tous égaux_; nous +ne pouvons nous condamner. + +Alors le législateur s'étant rassis, reprit: «Ô hommes! qui disputez sur +tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous +m'offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes.» Et les peuples ayant +prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel; et +montrant le soleil: Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous +paraît-il carré ou triangulaire? Non, répondirent-ils unanimement, il +est rond. + +Puis prenant la balance d'or qui était sur l'autel: Cet or que vous +maniez tous les jours, est-il plus pesant qu'un même volume de cuivre? +Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l'or est plus pesant que +le cuivre.... + +Et le législateur prenant l'épée: Ce fer est-il moins dur que du plomb? +Non, dirent les peuples. + +Le sucre est-il doux et le fiel amer?--Oui. + +Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la douleur?--Oui. + +Ainsi vous êtes tous d'accord sur ces objets et sur une foule d'autres +semblables. + +Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre et des +habitants dans la lune? + +À cette question, ce fut une rumeur universelle; et chacun y répondant +diversement, les uns disaient _oui_, d'autres disaient _non_; ceux-ci, +que _cela était probable_; ceux-là, que la question _était oiseuse, +ridicule_; et d'autres, que cela _était bon à savoir_: et ce fut une +discordance générale. + +Après quelque temps, le législateur ayant rétabli le silence: «Peuples, +dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs +questions, sur lesquelles vous avez tous été d'accord, sans distinction +de race ni de secte: _hommes blancs_, _hommes noirs_, sectateurs de +_Mahomet_ ou de _Moïse_, adorateurs de _Boudda_ ou de _Iêsous_, vous +avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre, et vous +êtes tous discordants! _Pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette +discordance dans un autre_? + +Et le groupe des hommes simples et sauvages prenant la parole, répondit: +«La raison en est simple: dans le premier cas, nous _voyons_, nous +_sentons_ les objets, nous en parlons par sensation; dans le second, ils +sont hors de la portée de nos sens; nous n'en parlons que par +conjecture.» + +«Vous avez résolu le problème, dit le législateur; ainsi, votre propre +aveu établit cette première vérité: + +«_Que toutes les fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, +vous êtes d'accord dans votre prononcé;_ + +«_Et que vous ne différez d'opinion, de sentiment, que quand les objets +sont absents et hors de votre portée._ + +«Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne +de remarque. De ce que vous êtes d'accord sur ce que vous connaissez +avec certitude, il s'ensuit que vous n'êtes _discordants que sur ce que +vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n'êtes pas assurés_; +c'est-à-dire _que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous +vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez_. Ô +hommes! n'est-ce pas là folie? + +«Et n'est-il pas alors démontré que ce n'est point pour la vérité que +vous contestez; que ce n'est point sa cause que vous défendez, mais +celle de vos affections, de vos préjugés; que ce n'est point l'objet tel +qu'il est en lui que vous voulez prouver, mais l'objet tel que vous le +voyez; c'est-à-dire que vous voulez faire prévaloir, non pas +l'_évidence_ de la _chose_, mais l'_opinion_ de votre personne, votre +manière de voir et de juger. C'est une _puissance_ que vous voulez +exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous +vous arrogez; c'est la _lutte de votre vanité_. _Or, comme chacun de +vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable_, +il résiste par le sentiment d'un _même droit_. Et vos disputes, vos +combats, votre intolérance, sont l'effet de ce _droit_ que vous vous +déniez, et de la _conscience inhérente_ de _votre égalité_. + +«Or, le seul moyen d'être d'accord est de revenir à la nature, et de +prendre pour arbitre et régulateur l'ordre de choses qu'elle-même a +posé; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité: + +«_Que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d'exister identique, +constante, uniforme, et qu'il existe dans vos organes une manière +semblable d'en être affectés._ + +«_Mais en même temps, à raison de la mobilité de ces organes par votre +volonté_, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous +trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers, en sorte que +vous êtes à leur égard comme _une glace réfléchissante, capable de les +rendre tels qu'ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et +de les altérer_. + +«D'où il suit que, _toutes les fois que vous percevez les objets tels +qu'ils sont, vous êtes d'accord entre vous et avec eux-mêmes, et cette +similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres_, +est ce qui constitue pour vous leur _vérité_; + +«Qu'au contraire, toutes les fois que vous différez d'opinions, _votre +dissentiment_ est la _preuve_ que vous ne _représentez pas les objets +tels qu'ils sont, que vous les changez_. + +«Et de là se déduit encore, que _les causes de vos dissentiments +n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits_, dans +la manière dont vous _percevez_ ou _dont vous jugez_. + +«Pour établir l'_unanimité d'opinion_, il faut donc préalablement bien +établir la _certitude_, bien constater _que les tableaux que se peint +l'esprit sont exactement ressemblants à leurs modèles_; qu'il réfléchit +les objets correctement tels qu'ils existent. Or, cet effet ne peut +s'obtenir qu'autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, +et soumis à l'examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve +est par-là même impossible à juger; il n'existe à son égard aucune +règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude. + +«D'où il faut conclure que, _pour vivre en concorde et en paix_, il faut +consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher +aucune importance; en un mot, qu'_il faut tracer une ligne de +démarcation entre les objets vérifiables_ et ceux _qui ne peuvent être +vérifiés_, et séparer d'une barrière inviolable _le monde des êtres +fantastiques_ du monde des réalités; c'est-à-dire qu'il faut _ôter tout +effet civil aux opinions théologiques et religieuses_. + +«Voilà, ô peuples! le but que s'est proposé une grande nation affranchie +de ses fers et de ses préjugés; voilà l'ouvrage que nous avions +entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand vos rois et vos +prêtres sont venus le troubler.... Ô rois et prêtres! vous pouvez +suspendre encore quelque temps la publication solennelle des lois de la +nature, mais il n'est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les +renverser.» + +Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée; et +l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son +adhésion aux paroles du législateur: «Reprenez, lui dirent-ils, votre +saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection! Recherchez des +lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en +l'authentique et immuable code; mais que ce ne soit plus pour une seule +nation, pour une seule famille: que ce soit pour nous tous sans +exception! Soyez le législateur de tout le _genre humain_, ainsi que +vous serez l'_interprète de la même nature_; montrez-nous la ligne qui +sépare le _monde_ des _chimères_ de _celui_ des _réalités_, et +enseignez-nous, après tant de religions et d'erreurs, la religion de +l'évidence et de la vérité!» + +Alors le législateur, ayant repris la recherche et l'examen des +attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des +affections qui le régissent dans l'état _individuel_ et _social_, +développa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a +fondé son bonheur. + + + + +LA + +LOI NATURELLE, + +ou + +PRINCIPES PHYSIQUES + +DE LA MORALE, + +DÉDUITS DE L'ORGANISATION DE L'HOMME ET DE + +L'UNIVERS. + + + + +AVERTISSEMENT + +DE L'ÉDITEUR. + + +Si les livres se prisent par leur poids, celui-ci sera compté pour peu +de chose; s'ils s'estiment par leur contenu, peut-être sera-t-il placé +au rang des plus importants. + +En général, rien de plus important qu'un bon livre élémentaire; mais +aussi rien de plus difficile à composer et même à lire: pourquoi cela? +parce que tout devant y être analyse et définition, tout doit y-être dit +avec vérité et précision: si la vérité et la précision manquent, le but +est manqué; si elles existent, il devient abstrait par sa force même. + +Le premier de ces défauts a été sensible jusqu'à ce jour dans tous les +livres de morale: on n'y trouve qu'un chaos de maximes décousues, de +préceptes sans causes, d'actions sans motifs. Les pédants du genre +humain l'ont traité comme un petit enfant: ils lui ont prescrit d'être +sage par la frayeur des esprits et des revenants. Maintenant que le +genre humain grandit, il est temps de lui parler raison, il est temps de +prouver aux hommes que les mobiles de leur perfectionnement se tirent de +leur organisation même, de l'intérêt de leurs passions, et de tout ce +qui compose leur existence. Il est temps de démontrer que la morale est +une science physique et géométrique, soumise aux règles et au calcul des +autres sciences exactes; et tel est l'avantage du système exposé dans ce +livre, que les bases de la moralité y étant fondées sur la nature même +des choses, elle est fixe et immuable comme elles; tandis que dans tous +les systèmes théologiques la morale étant assise sur des opinions +arbitraires, non démontrables et souvent absurdes, elle change, +s'affaiblit, périt avec elles, et laisse les hommes dans une dépravation +absolue. Il est vrai que, par la raison même que notre système se fonde +sur des faits et non sur des rêves, il trouvera plus de difficulté à se +répandre et à s'établir; mais il tirera des forces de cette lutte même, +et tôt ou tard l'éternelle religion de la nature renversera les +religions passagères de l'esprit humain. + +Ce livre fut publié pour la première fois en 1793, sous le titre de +_Catéchisme du Citoyen français_: il avait d'abord été destiné à être un +livre national; mais il pourrait également bien s'intituler _Catéchisme +du bon sens et des honnêtes gens_; il faut espérer qu'il deviendra un +livre commun à toute l'Europe. Il est possible que dans sa brièveté il +n'ait pas suffisamment rempli le but d'un livre classique populaire; +mais l'auteur sera satisfait s'il a du moins le mérite d'indiquer le +moyen d'en faire de meilleurs. + + + + +LA + +LOI NATURELLE, + +ou + +PRINCIPES PHYSIQUES + +DE LA MORALE. + + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +De la loi naturelle. + + +_D._ Qu'est-ce que la loi naturelle? + +_R._ C'est l'_ordre régulier_ et _constant_ des faits, par lequel DIEU +régit l'univers; ordre que sa _sagesse_ présente aux sens et à la raison +des hommes, pour servir à leurs actions de règle égale et commune, et +pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la +perfection et le bonheur. + +_D._ Définissez-moi clairement le mot _loi_. + +_R._ Le mot _loi_, pris littéralement, signifie _lecture_[32], parce +que, dans l'origine, les _ordonnances_ et _règlements_ étaient la +lecture par excellence que l'on faisait au peuple, afin qu'il les +observât et n'encourût pas les peines portées contre leur infraction: +d'où il suit que l'usage originel expliquant l'idée véritable, la loi se +définit: + +«Un ordre ou une défense d'agir, avec la clause expresse d'une peine +attachée à l'infraction, ou d'une récompense attachée à l'observation de +cet ordre.» + +_D._ Est-ce qu'il existe de tels ordres dans la nature? + +_R._ Oui. + +_D._ Que signifie ce mot _nature_? + +_R._ Le mot _nature_ prend trois sens divers: + +1º Il désigne l'univers, le monde matériel: on dit, dans ce premier +sens, _la beauté de la nature_, _la richesse de la nature_, c'est-à-dire +les objets du ciel et de la terre offerts à nos regards; + +2º Il désigne la _puissance_ qui anime, qui meut l'univers, en la +considérant comme un être distinct, comme l'ame est au corps; on dit, +dans ce second sens: «Les _intentions de la nature_, les «secrets +incompréhensibles de la nature.» + +3º Il désigne les opérations partielles de cette puissance dans chaque +être ou dans chaque classe d'êtres; et l'on dit, dans ce troisième sens: +«C'est une énigme que la _nature_ de l'_homme_; chaque être agit selon +sa _nature_.» + +Or, comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'êtres sont +soumises à des règles constantes et générales, qui ne peuvent être +enfreintes sans que l'ordre général où particulier soit interverti et +troublé, l'on donne à ces règles d'actions et de mouvements le nom de +_lois naturelles_ ou _lois de la nature_. + +_D._ Donnez-moi des exemples de ces lois. + +_R._ C'est une loi de la nature, que le soleil éclaire successivement la +surface du globe terrestre;--que sa présence y excite la lumière et la +chaleur;--que la chaleur agissant sur l'eau forme des vapeurs;--que ces +vapeurs élevées en nuages dans les régions de l'air s'y résolvent en +pluies ou en neiges, qui renouvellent sans cesse les eaux des sources et +des fleuves. + +C'est une loi de la nature, que l'eau coule de haut en bas; qu'elle +cherche son niveau; qu'elle soit plus pesante que l'air;--que tous les +corps tendent, vers la terre;--que la flamme s'élève vers les cieux; +qu'elle désorganise les végétaux et les animaux;--que l'air soit +nécessaire à la vie de certains animaux; que, dans certaines +circonstances, l'eau les suffoque et les tue; que certains sucs de +plantes, certains minéraux attaquent leurs organes, détruisent leur +vie, et ainsi d'une foule d'autres faits. + +Or, parce que tous ces faits et leurs semblables sont immuables, +constants, réguliers, il en résulte pour l'homme autant de véritables +_ordres_ de s'y conformer, avec la clause expresse d'une peine attachée +à leur infraction, ou d'un bien-être attaché à leur observation; de +manière que si l'homme prétend voir clair dans les ténèbres, s'il +contrarie la marche des saisons, l'action des éléments; s'il prétend +vivre dans l'eau sans se noyer, toucher la flamme sans se brûler, se +priver d'air sans s'étouffer, boire des poisons sans se détruire, il +reçoit de chacune de ces infractions aux lois naturelles une punition +corporelle et proportionnée à sa faute;--qu'au contraire, s'il observe +et pratique chacune de ces lois dans les rapports exacts et réguliers +qu'elles ont avec lui, il conserve son existence, et la rend aussi +heureuse qu'elle peut l'être; et parce que toutes ces lois, considérées +relativement à l'espèce humaine, ont pour but unique et commun de la +conserver et de la rendre heureuse, on est convenu d'en rassembler +l'idée sous un même mot, et de les appeler collectivement la _loi +naturelle_. + + + + +CHAPITRE II + +Caractères de la loi naturelle. + + +_D._ Quels sont les caractères de la loi naturelle? + +_R._ On en peut compter dix principaux. + +_D._ Quel est le premier? + +_R._ C'est d'être inhérente à l'existence des choses, par conséquent, +d'être _primitive_ et antérieure à toute autre loi; en sorte que toutes +celles qu'ont reçues les hommes n'en sont que des imitations, dont la +perfection se mesure sur leur ressemblance avec ce modèle primordial. + +_D._ Quel est le second? + +_R._ C'est de venir immédiatement de DIEU, d'être présentée par lui à +chaque homme, tandis que les autres ne nous sont présentées que par des +hommes qui peuvent être trompés ou trompeurs. + +_D._ Quel est le troisième? + +_R._ C'est d'être commune à tous les temps, à tous les pays, +c'est-à-dire, d'être une et universelle. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre loi n'est universelle? + +_R._ Non, car aucune ne convient, aucune n'est applicable à tous les +peuples de la terre; toutes sont locales et accidentelles, nées par des +circonstances de lieux et de personnes; en sorte que si tel homme, tel +événement n'eût pas existé, telle loi n'existerait pas. + +_D._ Quel est le quatrième caractère? + +_R._ C'est d'être uniforme et invariable. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre n'est uniforme et invariable? + +_R._ Non; car ce qui est _bien_ et _vertu_ selon l'une, est _mal_ et +_vice_ selon l'autre; et ce qu'une même loi approuve dans un temps, elle +le condamne souvent dans un autre. + +_D._ Quel est le cinquième caractère? + +_R._ D'être évidente et palpable, parce qu'elle consiste tout entière en +faits sans cesse présents aux sens et à la démonstration. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas évidentes? + +_R._ Non; car elles se fondent sur des faits passés et douteux, sur des +témoignages équivoques et suspects, et sur des preuves inaccessibles aux +sens. + +_D._ Quel est le sixième caractère? + +_R._ D'être raisonnable, parce que ses préceptes et toute sa doctrine +sont conformes à la raison et à l'entendement humain. + +_D._ Est-ce qu'aucune autre loi n'est raisonnable? + +_R._ Non; car toutes contrarient la raison et l'entendement de l'homme, +et lui imposent avec tyrannie une croyance aveugle et impraticable. + +_D._ Quel est le septième caractère? + +_R._ D'être juste, parce que dans cette loi les peines sont +proportionnées aux infractions. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas justes? + +_R._ Non; car elles attachent souvent aux mérites ou aux délits des +peines ou des récompenses démesurées, et elles imputent à mérite ou à +délit des actions nulles ou indifférentes. + +_D._ Quel est le huitième caractère? + +_R._ D'être pacifique et tolérante, parce que, dans la loi naturelle, +tous les hommes étant frères et égaux en droits, elle ne leur conseille +à tous que paix et tolérance, même pour leurs erreurs. + +_D._ Est-ce que les autres lois ne sont pas pacifiques? + +_R._ Non; car toutes prêchent la dissension, la discorde, la guerre, et +divisent les hommes par des prétentions exclusives de vérité et de +domination. + +_D._ Quel est le neuvième caractère? + +_R._ D'être également bienfaisante pour tous les hommes, en leur +enseignant à tous les véritables moyens d'être meilleurs et plus +heureux. + +_D._ Est-ce que les autres ne sont pas aussi bienfaisantes? + +_R._ Non; car aucune n'enseigne les véritables moyens du bonheur: +toutes se réduisent à des pratiques pernicieuses ou futiles, et les +faits le prouvent, puisque après tant de lois, tant de religions, de +législateurs et de prophètes, les hommes sont encore aussi malheureux et +aussi ignorants qu'il y a six mille ans. + +_D._ Quel est le dernier caractère de la loi naturelle? + +_R._ C'est de suffire seule à rendre les hommes plus heureux et +meilleurs, parce qu'elle embrasse tout ce que les autres lois civiles ou +religieuses ont de bon ou d'utile, c'est-à-dire qu'elle en est +essentiellement la partie morale; de manière que, si les autres lois +étaient dépouillées, elles se trouveraient réduites à des opinions +chimériques et imaginaires, sans aucune utilité pratique. + +_D._ Résumez-moi tous ces caractères. + +_R._ J'ai dit que la loi naturelle est, + + 1º Primitive; + 2º Immédiate; + 3º Universelle; + 4º Invariable; + 5º Évidente; + 6º Raisonnable; + 7º Juste; + 8º Pacifique; + 9º Bienfaisante; + 10º Et seule suffisante. + +Et telle est la puissance de tous ces attributs de perfection et de +vérité, que, lorsqu'en leurs disputes les théologiens ne peuvent +s'accorder sur aucun point de croyance, ils ont recours à _la loi +naturelle_, dont l'oubli, disent-ils, a forcé Dieu d'envoyer de temps en +temps des prophètes publier des lois nouvelles: comme si Dieu faisait +des lois de circonstance, à la manière des hommes, surtout quand la +première subsiste avec tant de force, qu'on peut dire qu'en tout temps +et en tout pays, elle n'a cessé d'être la loi de conscience de tout +homme raisonnable et sensé. + +_D._ Si, comme vous le dites, elle émane immédiatement de Dieu, +enseigne-t-elle son existence? + +_R._ Oui, très-positivement; car pour tout homme qui observe avec +réflexion le spectacle étonnant de l'univers, plus il médite sur les +propriétés et les attributs de chaque être, sur l'ordre admirable et +l'harmonie de leurs mouvements, plus il lui est démontré qu'il existe un +_agent suprême_, un moteur _universel et identique_, désigné par le nom +de DIEU; et il est si vrai que la loi naturelle suffit pour élever à la +connaissance de DIEU, que tout ce que les hommes ont prétendu en +connaître par des moyens étrangers, s'est constamment trouvé ridicule, +absurde, et qu'ils ont été obligés d'en revenir aux immuables notions de +la raison naturelle. + +_D._ Il n'est donc pas vrai que les sectateurs de _la loi naturelle_ +soient athées? + +_R._ Non, cela n'est pas vrai; au contraire, ils ont de la Divinité des +idées plus fortes et plus nobles que la plupart des autres hommes; car +ils ne la souillent point du mélange de toutes les faiblesses et de +toutes les passions de l'humanité. + +_D._ Quel est le culte qu'ils lui rendent? + +_R._ Un culte tout entier d'action: la pratique et l'observation de +toutes les règles que la _suprême sagesse_ a imposées aux mouvements de +chaque être; règles éternelles et inaltérables, par lesquelles elle +maintient l'ordre et l'harmonie de l'univers, et qui, dans leurs +rapports avec l'homme, composent la loi naturelle. + +_D._ A-t-on connu avant ce jour la loi naturelle? + +_R._ On en a de tout temps parlé: la plupart des législateurs ont dit la +prendre pour base de leurs lois; mais ils n'en ont cité que quelques +préceptes, et ils n'ont eu de sa totalité que des idées vagues. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Parce que, quoique simple dans ses bases, elle forme, dans ses +développements et ses conséquences, un ensemble compliqué qui exige la +connaissance de beaucoup de faits, et toute la sagacité du raisonnement. + +_D._ Est-ce que l'instinct seul n'indique pas la loi naturelle? + +_R._ Non; car par _instinct_ l'on n'entend que ce sentiment aveugle qui +porte indistinctement vers tout ce qui flatte les sens. + +_D._ Pourquoi dit-on donc que la loi naturelle est gravée dans le coeur +de tous les hommes? + +_R._ On le dit par deux raisons: 1º parce que l'on a remarqué qu'il y +avait des actes et des sentiments communs à tous les hommes, ce qui +vient de leur commune organisation; 2º parce que les premiers +philosophes ont cru que les hommes naissaient avec des idées déja +formées, ce qui est maintenant démontré une erreur. + +_D._ Les philosophes se trompent donc? + +_R._ Oui, cela leur arrive. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Iº Parce qu'ils sont hommes; 2º parce que les ignorants appellent +philosophes tous ceux qui raisonnent bien ou mal; 3º parce que ceux qui +raisonnent sur beaucoup de choses, et qui en raisonnent les premiers, +sont sujets à se tromper. + +_D._ Si la loi naturelle n'est pas écrite, ne devient-elle pas une chose +arbitraire et idéale? + +_R._ Non; parce qu'elle consiste tout entière en faits dont la +démonstration peut sans cesse se renouveler aux sens, et composer une +science aussi précise et aussi exacte que la géométrie et les +mathématiques; et c'est par la raison même que la loi naturelle forme +une science exacte, que les hommes, nés ignorants et vivant distraits, +ne l'ont connue, jusqu'à nos jours, que superficiellement. + + + + +CHAPITRE III. + +Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme. + + +_D._ Développez-moi les principes de la loi naturelle par rapport à +l'homme? + +_R._ Ils sont simples; ils se réduisent à un précepte fondamental et +unique. + +_D._ Quel est ce précepte? + +_R._ C'est la conservation de soi-même. + +_D._ Est-ce que le bonheur n'est pas aussi un précepte de la loi +naturelle? + +_R._ Oui; mais comme le bonheur est un état accidentel qui n'a lieu que +dans le développement des facultés de l'homme et du système social, il +n'est point le but immédiat et direct de la nature; c'est, pour ainsi +dire, un objet de luxe, surajouté à l'objet nécessaire et fondamental de +la conservation. + +_D._ Comment la nature ordonne-t-elle à l'homme de se conserver? + +_R._ Par deux sensations puissantes et involontaires, qu'elle a +attachées comme deux guides, deux _génies gardiens_ à toutes ses +actions: l'une, sensation de douleur, par laquelle elle l'avertit et le +détourne de tout ce qui tend à le détruire; l'autre, sensation de +plaisir, par laquelle elle l'attire et le porte vers tout ce qui tend à +conserver et à développer son existence. + +_D._ Le plaisir n'est donc pas un _mal_, un _péché_, comme le prétendent +les casuistes? + +_R._ Non: il ne l'est qu'autant qu'il tend à détruire la vie et la +santé, qui, du propre aveu de ces casuistes, nous viennent de Dieu même. + +_D._ Le plaisir est-il l'objet principal de notre existence, comme l'on +dit quelques philosophes? + +_R._ Non: il ne l'est pas plus que la douleur; le plaisir est un +encouragement à vivre, comme la douleur est un repoussement à mourir. + +_D._ Comment prouvez-vous cette assertion? + +_R._ Par deux faits palpables: l'un, que le plaisir, s'il est pris au +delà du besoin, conduit à la destruction; par exemple, un homme qui +abuse du plaisir de manger ou de boire, attaque sa santé et nuit à sa +vie. L'autre, que la douleur conduit quelquefois à la conservation; par +exemple, un homme qui se fait couper un membre gangrené souffre de la +douleur, et c'est afin de ne pas périr tout entier. + +_D._ Mais cela même ne prouve-t-il pas que nos sensations peuvent nous +tromper sur le but de notre conservation? + +_R._ Oui: elles le peuvent momentanément. + +_D._ Comment nos sensations nous trompent-elles? + +_R._ De deux manières: par ignorance, et par passion. + +_D._ Quand nous trompent-elles par ignorance? + +_R._ Lorsque nous agissons sans connaître l'action et l'effet des objets +sur nos sens; par exemple, lorsqu'un homme touche des orties sans +connaître leur qualité piquante, ou lorsqu'il mâche de l'opium dont il +ignore la qualité endormante. + +_D._ Quand nous trompent-elles par passion? + +_R._ Lorsque, connaissant l'action nuisible des objets, nous nous +livrons cependant à la fougue de nos désirs et de nos appétits; par +exemple, lorsqu'un homme qui sait que le vin enivre en boit avec excès. + +_D._ Que résulte-t-il de là? + +_R._ Il en résulte que l'ignorance dans laquelle nous naissons, et que +les appétits déréglés auxquels nous nous livrons, sont contraires à +notre conservation; que par conséquent l'instruction de notre esprit et +la modération de nos passions sont deux obligations, deux lois qui +dérivent immédiatement de la première loi de la conservation. + +_D._ Mais si nous naissons ignorants, l'ignorance n'est-elle pas une loi +naturelle? + +_R._ Pas davantage que de rester enfants, nus et faibles. Loin d'être +pour l'homme une loi de la nature, l'ignorance est un obstacle à la +pratique de toutes ses lois. C'est le véritable péché originel. + +_D._ Pourquoi donc s'est-il trouvé des moralistes qui l'ont regardée +comme une vertu et une perfection? + +_R._ Parce que par bizarrerie d'esprit, ou par misanthropie, ils ont +confondu l'abus des connaissances avec les connaissances mêmes: comme +si, parce que les hommes abusent de la parole, il fallait leur couper la +langue: comme si la perfection et la vertu consistaient dans la nullité, +et non dans le développement et le bon emploi de nos facultés. + +_D._ L'instruction est donc une nécessité indispensable à l'existence de +l'homme? + +_R._ Oui: tellement indispensable, que sans elle il est à chaque instant +frappé, et blessé par tous les êtres qui l'environnent; car, s'il ne +connaît pas les effets du feu, il se brûle; ceux de l'eau, il se noie; +ceux de l'opium, il s'empoisonne: si dans l'état sauvage il ne connaît +pas les ruses des animaux et l'art de saisir le gibier, il périt de +faim; si dans l'état social il ne connaît pas la marche des saisons, il +ne peut ni labourer, ni s'alimenter; ainsi de toutes ses actions dans +tous les besoins de sa conservation. + +_D._ Mais toutes ces notions nécessaires à son existence et au +développement de ses facultés, l'homme isolé peut-il se les procurer? + +_R._ Non: il ne le peut qu'avec l'aide de ses semblables, que vivant en +_société_. + +_D._ Mais la société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature? + +_R._ Non: elle est au contraire un besoin, une loi que la nature lui +impose par le propre fait de son organisation; car, 1º la nature a +tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable +d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites +le conduisent à vivre en famille, qui déja est un état de société; 2º en +le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations +d'autrui se réfléchissent en lui-même, et y excitent des _co-sentiments_ +de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de +la société, 3º enfin l'état de société, fondé sur les besoins de +l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remplir la loi de se conserver; et +dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est +dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois, n'est plus le produit de +la nature, alors qu'il est devenu doux et délicieux dans les jardins où +on l'a cultivé. + +_D._ Pourquoi donc les philosophes ont-ils appelé la vie sauvage l'état +de _perfection_? + +_R._ Parce que, comme je vous l'ai dit, le vulgaire a souvent donné le +nom de philosophes à des esprits bizarres, qui, par morosité, par vanité +blessée, par dégoût des vices de la société, se sont fait de l'état +sauvage des idées chimériques, contradictoires à leur propre système de +l'homme parfait. + +_D._ Quel est le vrai sens de ce mot _philosophe_? + +_R._ Le mot _philosophe_ signifie _amant de la sagesse_: or, comme la +sagesse consiste dans la pratique des lois naturelles, le vrai +philosophe est celui qui connaît ces lois avec étendue et justesse, et +qui y conforme toute sa conduite. + +_D._ Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage? + +_R._ C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la +manière des ours et des orang-outangs. + +_D._ Est-il heureux dans cet état? + +_R._ Non; car il n'a que les sensations du moment; et ces sensations +sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, +attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement. + +_D._ Est-il libre? + +_R._ Non: il est le plus esclave des êtres; car sa vie dépend de tout ce +qui l'entoure; il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se +reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid; il court +risque à chaque instant de périr: aussi la nature n'a-t-elle présenté +que par hasard de tels individus; et l'on voit que tous les efforts de +l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état +violent, par le besoin pressant de sa conservation. + +_D._ Mais ce besoin de conservation ne produit-il pas dans les individus +l'_égoïsme_, c'est-à-dire l'_amour_ de _soi_? et l'égoïsme n'est-il pas +contraire à l'état social? + +_R._ Non; car, si par _égoïsme_ vous entendez le penchant à nuire à +autrui, ce n'est plus l'amour de soi, c'est la haine des autres. L'amour +de soi, pris dans son vrai sens, non-seulement n'est pas contraire à la +société, il en est le plus ferme appui, par la nécessité de ne pas nuire +à autrui, de peur qu'en retour autrui ne nous nuise. + +Ainsi la conversation de l'homme, et le développement de ses facultés +dirigé vers ce but, sont la véritable loi de la nature dans la +production de l'être humain; et c'est de ce principe simple et fécond +que dérivent, c'est à lui que se rapportent, c'est sur lui que se +mesurent toutes les idées de _bien_ et de _mal_, de _vice_ et de +_vertu_, de _juste_ ou d'_injuste_, de _vérité_ ou d'_erreur_, de +_permis_ ou de _défendu_, qui fondent la morale de l'homme individu, ou +de l'homme social. + + + + +CHAPITRE IV. + +Bases de la morale; du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de +la vertu. + + +_D._ Qu'est-ce que le _bien_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est tout ce qui tend à conserver et perfectionner l'homme. + +_D._ Qu'est-ce que le _mal_? + +_R._ C'est tout ce qui tend à détruire et détériorer l'homme. + +_D._ Qu'entend-on par mal et bien _physique_, mal et bien _moral_? + +_R._ On entend par ce mot _physique_, tout ce qui agit immédiatement sur +le corps. La santé est un bien _physique_; la maladie est un mal +_physique_. Par _moral_, on entend ce qui n'agit que par des +conséquences plus ou moins prochaines. La calomnie est un mal _moral_; +la bonne réputation est un bien _moral_, parce que l'une et l'autre +occasionent à notre égard des dispositions et des _habitudes_[33] de la +part des autres hommes, qui sont utiles ou nuisibles à notre +conservation, et qui attaquent ou favorisent nos moyens d'existence. + +_D._ Tout ce qui tend à conserver ou à produire est donc un _bien_? + +_R._ Oui: et voilà pourquoi certains législateurs ont placé au rang des +ouvres agréables à Dieu, la culture d'un champ et la fécondité d'une +femme. + +_D._ Tout ce qui tend à donner la mort est donc un _mal_? + +_R._ Oui: et voilà pourquoi des législateurs ont étendu l'idée du mal et +du péché jusque sur le meurtre des animaux. + +_D._ Le meurtre d'un homme est donc un crime dans la loi naturelle? + +_R._ Oui: et le plus grand que l'on puisse commettre; car tout autre mal +peut se réparer, mais le meurtre ne se répare point. + +_D._ Qu'est-ce qu'un _péché_ dans la loi naturelle? + +_R._ C'est tout ce qui tend à troubler l'ordre établi par la nature, +pour la conservation et la perfection de l'homme et de la société. + +_D._ L'intention peut-elle être un mérite ou un crime? + +_R._ Non; car ce n'est qu'une idée sans réalité; mais elle est un +commencement de péché et de mal, par la tendance qu'elle donne vers +l'action. + +_D._ Qu'est-ce que la _vertu_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est la pratique des actions utiles à l'individu et à la société. + +_D._ Que signifie ce mot individu? + +_R._ Il signifie un homme considéré isolement de tout autre. + +_D._ Qu'est-ce que le _vice_ selon la loi naturelle? + +_R._ C'est la pratique des actions nuisibles à l'individu et à la +société. + +_D._ Est-ce que la _vertu_ et le _vice_ n'ont pas un objet purement +spirituel et abstrait des sens? + +_R._ Non: c'est toujours à un but physique qu'ils se rapportent en +dernière analyse, et ce but est toujours de détruire ou de conserver le +corps. + +_D._ Le vice et la vertu ont-ils des degrés de force et d'intensité? + +_R._ Oui: selon l'importance des facultés qu'ils attaquent ou qu'ils +favorisent, et selon le nombre d'individus en qui ces facultés sont +favorisées ou lésées. + +_D._ Donnez-m'en des exemples? + +_R._ L'action de sauver la vie d'un homme est plus vertueuse que celle +de sauver son bien; l'action de sauver la vie de dix hommes l'est plus +que de sauver la vie d'un seul; et l'action utile à tout le genre humain +est plus vertueuse que l'action utile à une seule nation. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la pratique du bien et de la +vertu, et défend-elle celle du mal et du vice? + +_R._ Par les avantages mêmes qui résultent de la pratique du bien et de +la vertu pour la conservation de notre corps, et par les dommages qui +résultent, pour notre existence, de la pratique du mal et du vice. + +_D._ Ses préceptes sont donc dans l'action? + +_R._ Oui: ils sont l'action même considérée dans son effet présent et +dans ses conséquences futures. + +_D._ Comment divisez-vous les vertus? + +_R._ Nous les divisons en trois classes: 1º vertus individuelles ou +relatives à l'homme seul; 2º vertus domestiques ou relatives à la +famille; 3º et vertus sociales ou relatives à la société. + + + + +CHAPITRE V. + +Des vertus individuelles. + + +_D._ Quelles sont les vertus individuelles? + +_R._ Elles sont au nombre de cinq principales, savoir: + +1º La _science_, qui comprend la prudence et la sagesse; + +2º La _tempérance_, qui comprend la sobriété et la chasteté; + +3º Le _courage_, ou la force du corps et de l'ame; + +4º L'_activité_, c'est-à-dire l'amour du travail et l'emploi du temps; + +5º Enfin _la propreté_, ou pureté du corps, tant dans les vêtements que +dans l'habitation. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la _science_? + +_R._ Par la raison que l'homme qui connaît les causes et les effets des +choses, pourvoit d'une manière étendue et certaine à sa conservation et +au développement de ses facultés. La science est pour lui l'oeil et la +lumière, qui lui font discerner avec justesse et clarté tous les objets +au milieu desquels il se meut; et voilà pourquoi l'on dit un homme +_éclairé_, pour désigner un homme savant et instruit. Avec la science et +l'instruction on a sans cesse des ressources et des moyens de +subsister; et voilà pourquoi un philosophe, qui avait fait naufrage, +disait au milieu de ses compagnons qui se désolaient de la perte de +leurs fonds: _Pour moi, je porte tous mes fonds en moi_. + +_D._ Quel est le vice contraire à la science? + +_R._ C'est l'ignorance. + +_D._ Comment la loi naturelle défend-elle l'ignorance? + +_R._ Par les graves détriments qui en résultent pour notre existence; +car l'ignorant, qui ne connaît ni les causes ni les effets, commet à +chaque instant les erreurs les plus pernicieuses à lui et aux autres; +c'est un aveugle qui marche à tâtons, et qui, à chaque pas, est heurté +ou heurte ses associés. + +_D._ Quelle différence y a-t-il entre un ignorant et un sot? + +_R._ La même différence qu'entre un aveugle de bonne foi et un aveugle +qui prétend voir clair: la sottise est la réalité de l'ignorance, plus +la vanité du savoir. + +_D._ L'ignorance et la sottise sont-elles communes? + +_R._ Oui, très-communes; ce sont les maladies habituelles et générales +du genre humain: il y a trois mille ans que le plus sage des hommes +disait: _Le nombre des sots est infini_; et le monde n'a point changé. + +_D._ Pourquoi cela? + +_R._ Parce que, pour être instruit, il faut beaucoup de travail et de +temps, et que les hommes, nés ignorants et craignant la peine, trouvent +plus commode de rester aveugles et de prétendre voir clair. + +_D._ Quelle différence y a-t-il du savant au sage? + +_R._ Le savant connaît, et le sage pratique. + +_D._ Qu'est-ce que la prudence? + +_R._ C'est la vue anticipée, la _prévoyance_ des effets et des +conséquences de chaque chose; prévoyance au moyen de laquelle l'homme +évite les dangers qui le menacent, saisit et suscite les occasions qui +lui sont favorables: d'où il résulte qu'il pourvoit à sa conservation +pour le présent et pour l'avenir d'une manière étendue et sûre, tandis +que l'imprudent qui ne calcule ni ses pas, ni sa conduite, ni les +efforts, ni les résistances, tombe à chaque instant dans mille embarras, +mille périls, qui détruisent plus ou moins lentement ses facultés et son +existence. + +_D._ Lorsque l'Évangile appelle bienheureux les pauvres d'esprit, +entend-il parler des ignorants et des imprudents? + +_D._ Non; car, en même temps qu'il conseille la simplicité des colombes, +il ajoute la prudente finesse des serpents. Par simplicité d'esprit on +entend la droiture, et le précepte de l'Évangile n'est que celui de la +nature. + + + + +CHAPITRE VI. + +De la tempérance. + + +_D._ Qu'est-ce que la tempérance? + +_R._ C'est un usage réglé de nos facultés, qui fait que nous n'excédons +jamais, dans nos sensations, le but de la nature à nous conserver; c'est +la modération des passions. + +_D._ Quel est le vice contraire à la tempérance? + +_R._ C'est le déréglement des passions, l'avidité de toutes les +jouissances, en un mot: la cupidité. + +_D._ Quelles sont les branches principales de la tempérance? + +_R._ Ce sont la sobriété, la continence ou la chasteté. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle la sobriété? + +_R._ Par son influence puissante sur notre santé. L'homme sobre digère +avec bien-être; il n'est point accablé du poids des aliments; ses idées +sont claires et faciles, il remplit bien toutes ses fonctions; il vaque +avec intelligence à ses affaires; il vieillit exempt de maladies; il ne +perd point son argent en remèdes, et il jouit avec allégresse des biens +que le sort et sa prudence lui ont procurés. Ainsi, d'une seule vertu +la nature généreuse tire mille récompenses. + +_D._ Comment prohibe-t-elle la gourmandise? + +_R._ Par les maux nombreux qui y sont attachés. Le gourmand, oppressé +d'aliments, digère avec anxiété; sa tête troublée par les fumées de la +digestion ne conçoit point d'idées nettes et claires; il se livre avec +violence à des mouvements déréglés de luxure et de colère qui nuisent à +sa santé; son corps devient gras, pesant et impropre au travail; il +essuie des maladies douloureuses et dispendieuses; il vit rarement +vieux, et sa vieillesse est remplie de dégoûts et d'infirmités. + +_D._ Doit-on considérer l'abstinence et le jeûne comme des actions +vertueuses? + +_R._ Oui, lorsque l'on a trop mangé; car alors l'abstinence et le jeûne +sont des remèdes efficaces et simples; mais lorsque le corps a besoin +d'aliments, les lui refuser et le laisser souffrir de soif ou de faim, +c'est un délire et un véritable péché contre la loi naturelle. + +_D._ Comment cette loi considère-t-elle l'ivrognerie? + +_R._ Comme le vice le plus vil et le plus pernicieux. L'ivrogne, privé +du sens et de la raison que Dieu nous a donnés, profane le bienfait de +la Divinité; il se ravale à la condition des brutes; incapable de guider +même ses pas, il chancelle et tombe comme l'épileptique; il se blesse et +peut même se tuer; sa faiblesse dans cet état le rend le jouet et le +mépris de tout ce qui l'environne; il contracte dans l'ivresse des +marchés ruineux, et il perd ses affaires; il lui échappe des propos +outrageux qui lui suscitent des ennemis, des repentirs; il remplit sa +maison de troubles, de chagrins, et finit par une mort précoce ou par +une vieillesse cacochyme. + +_D._ La loi naturelle interdit-elle absolument l'usage du vin? + +_R._ Non: elle en défend seulement l'abus; mais comme de l'usage à +l'abus le passage est facile et prompt pour le vulgaire, peut-être les +législateurs qui ont proscrit l'usage du vin ont-ils rendu service à +l'humanité. + +_D._ La loi naturelle défend-elle l'usage de certaines viandes, de +certains végétaux, à certains jours, dans certaines saisons? + +_R._ Non: elle ne défend absolument que ce qui nuit à la santé; ses +préceptes varient à cet égard comme les personnes, et ils composent même +une science très-délicate et très-importante; car la qualité, la +quantité, la combinaison des aliments, ont la plus grande influence, +non-seulement sur les affections momentanées de l'ame, mais encore sur +ses dispositions habituelles. Un homme n'est point, à jeun le même +qu'après un repas, fût-il sobre. Un verre de liqueur, une tasse de café +donnent des degrés divers de vivacité, de mobilité, de disposition à la +colère, la tristesse ou à la gaieté; tel mets, parce qu'il pèse à +l'estomac, rend morose et chagrin; et tel autre, parce qu'il se digère +bien, donne de l'allégresse, du penchant à obliger, à aimer. L'usage des +végétaux, parce qu'ils nourrissent peu, rend le corps faible, et porte +vers le repos, la paresse, la douceur; l'usage des viandes, parce +qu'elles nourrissent beaucoup, et des spiritueux, parce qu'ils stimulent +les nerfs, donne de la vivacité, de l'inquiétude, de l'audace. Or de ces +habitudes d'aliments résultent des habitudes de constitution et +d'organes qui forment ensuite les tempéraments marqués chacun de leur +caractère. Et voilà pourquoi, surtout dans les pays chauds, les +législateurs ont fait des lois de régime. De longues expériences avaient +appris aux anciens que la science diététique composait une grande partie +de la science morale; chez les Égyptiens, chez les anciens Perses, chez +les Grecs même, à l'aréopage, on ne traitait les affaires graves qu'à +jeun; et l'on a remarqué que chez les peuples où l'on délibère dans la +chaleur des repas ou dans les fumées de la digestion, les délibérations +étaient fougueuses, turbulentes, et leurs résultats fréquemment +déraisonnables et perturbateurs. + + + + +CHAPITRE VII. + +De la continence. + + +_D._La loi naturelle prescrit-elle la continence? + +_R._ Oui: parce que la modération dans l'usage de la plus vive de nos +sensations est non-seulement utile, mais indispensable au maintien des +forces et de la santé; et parce qu'un calcul simple prouve que, pour +quelques minutes de privation, l'on se procure de longues journées de +vigueur d'esprit et de corps. + +_D._ Comment défend-elle le libertinage? + +_R._ Par les maux nombreux qui en résultent pour l'existence physique et +morale. L'homme qui s'y livre s'énerve, s'allanguit; il ne peut plus +vaquer à ses études ou à ses travaux; il contracte des habitudes +oiseuses, dispendieuses, qui portent atteinte à ses moyens de vivre, à +sa considération publique, à son crédit: ses intrigues lui causent des +embarras, des soucis, des querelles, des procès; sans compter les +maladies graves et profondes, la perte de ses forces par un poison +intérieur et lent, l'hébétude de son esprit par l'épuisement du genre +nerveux, et enfin une vieillesse prématurée et infirme. + +_D._ La loi naturelle considère-t-elle comme vertu cette chasteté +absolue si recommandée dans les institutions monastiques? + +_R._ Non; car cette chasteté n'est utile ni à la société où elle a lieu, +ni à l'individu qui la pratique: elle est même nuisible à l'un et à +l'autre. D'abord elle nuit à la société en ce qu'elle la prive de la +population, qui est un de ses principaux moyens de richesse et de +puissance; et de plus, en ce que les célibataires, bornant toutes leurs +vues et leur affections au temps de leur vie, ont en général un égoïsme +peu favorable aux intérêts généraux de la société. + +En second lieu, elle nuit aux individus qui la pratiquent, par cela même +qu'elle les dépouille d'une foule d'affections et de relations qui sont +la source de la plupart des vertus domestiques et sociales; et de plus, +il arrive souvent, par des circonstances d'âge, de régime, de +tempérament, que la continence absolue nuit à la santé et cause de +graves maladies, parce qu'elle contrarie les lois physiques sur +lesquelles la nature a fondé le système de la reproduction des êtres: et +ceux qui vantent si fort la chasteté, même en supposant qu'ils soient de +bonne foi, sont en contradiction avec leur propre doctrine, qui consacre +la loi de la nature par le commandement si connu: _Croissez et +multipliez_. + +_D._ Pourquoi la chasteté est-elle plus considérée comme vertu dans les +femmes que dans les hommes? + +_R._ Parce que le défaut de chasteté dans les femmes a des inconvénients +bien plus graves et bien plus dangereux pour elles et pour la société; +car, sans compter les chagrins et les maladies qui leur sont communs +avec les hommes, elles sont encore exposées à toutes les incommodités +qui précèdent, accompagnent et suivent l'état de maternité dont elles +courent les risques. Que si cet état leur arrive hors des cas de la loi, +elles deviennent un objet de scandale et de mépris public, et +remplissent d'amertume et de trouble le reste de leur vie. De plus, +elles demeurent chargées des frais d'entretien et d'éducation d'enfants +dénués de pères; frais qui les appauvrissent et nuisent de toute manière +à leur existence physique et morale. Dans cette situation, privées de la +fraîcheur et de la santé qui font leurs appas, portant avec elles une +surcharge étrangère et coûteuse, elles ne sont plus recherchées par les +hommes, elles ne trouvent point d'établissement solide, elles tombent +dans la pauvreté, la misère, l'avilissement, et traînent avec peine une +vie malheureuse. + +_D._ La loi naturelle descend-elle jusqu'au scrupule des désirs et des +pensées? + +_R._ Oui, parce que dans les lois physiques du corps humain, les pensées +et les désirs allument les sens, et provoquent bientôt les actions: de +plus, par une autre loi de la nature dans l'organisation de notre corps, +ces actions deviennent un besoin machinal qui se répète par périodes de +jours ou de semaines, en sorte qu'à telle époque renaît le besoin de +telle action, de telle sécrétion; si cette action, cette sécrétion, sont +nuisibles à la santé, leur habitude devient destructive de la vie même. +Ainsi les désirs et les pensées ont une véritable importance naturelle. + +_D._ Doit-on considérer la pudeur comme une vertu? + +_R._ Oui, parce que la pudeur, n'étant que la honte de certaines +actions, maintient l'ame et le corps dans toutes les habitudes utiles au +bon ordre et à la conservation de soi-même. La femme pudique est +estimée, recherchée, établie avec des avantages de fortune qui assurent +son existence et la lui rendent agréable, tandis que l'impudente et la +prostituée sont méprisées, repoussées et abandonnées à la misère et à +l'avilissement. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Du courage et de l'activité. + + +_D._ Le courage et la force de corps et d'esprit sont-ils des vertus +dans la loi naturelle? + +_R._ Oui, et des vertus très-importantes; car elles sont des moyens +efficaces et indispensables de pourvoir à notre conservation et à notre +bien-être. L'homme courageux et fort repousse l'oppression, défend sa +vie, sa liberté, sa propriété; par son travail il se procure une +subsistance abondante, et il en jouit avec tranquillité et paix d'ame. +Que s'il lui arrive des malheurs dont n'ait pu le garantir sa prudence, +il les supporte avec fermeté et résignation; et voilà pourquoi les +anciens moralistes avaient compté la force et le courage au rang des +quatre vertus principales. + +_D._ Doit-on considérer la faiblesse et la lâcheté comme des vices? + +_R._ Oui, puisqu'il est vrai qu'elles portent avec elles mille +calamités. L'homme faible ou lâche vit dans des soucis, dans des +angoisses perpétuelles; il mine sa santé par la terreur, souvent mal +fondée d'attaques et de dangers; et cette terreur, qui est un mal, n'est +pas un remède; elle le rend au contraire l'esclave de quiconque veut +l'opprimer; par la servitude et l'avilissement de toutes ses facultés, +elle dégrade et détériore ses moyens d'existence, jusqu'à voir dépendre +sa vie des volontés et des caprices d'un autre homme. + +_D._ Mais, d'après ce que vous avez dit de l'influence des aliments, le +courage et la force, ainsi que plusieurs autres vertus, ne sont-ils pas +en grande partie l'effet de notre constitution physique, de notre +tempérament? + +_R._ Oui, cela est vrai; à tel point que ces qualités se transmettent +par la génération et le sang, avec les éléments dont elles dépendent: +les faits les plus répétés et les plus constants prouvent que dans les +races des animaux de toute espèce, l'on voit certaines qualités +physiques et morales attachées à tous les individus de ces races, +s'accroître ou diminuer selon les combinaisons et les mélanges qu'elles +en font avec d'autres races. + +_D._ Mais alors que notre volonté ne suffit plus à nous procurer ces +qualités, est-ce un crime d'en être privés? + +_R._ Non; ce n'est point un crime, c'est un _malheur_; c'est ce que les +anciens appelaient une _fatalité funeste_; mais alors même, il dépend +encore de nous de les acquérir; car, du moment que nous connaissons sur +quels éléments physiques se fonde telle ou telle qualité, nous pouvons +en préparer la naissance, en exciter les développements par un +maniement habile de ces éléments; et voilà ce que fait la science de +l'éducation, qui, selon qu'elle est dirigée, perfectionne ou détériore +les individus ou les races, au point d'en changer totalement la nature +et les inclinations; et c'est ce qui rend si importante la connaissance +des lois naturelles par lesquelles se font avec certitude et nécessité +ces opérations et ces changements. + +_D._ Pourquoi dites-vous que l'activité est une vertu selon la loi +naturelle? + +_R._ Parce que l'homme qui travaille et emploie utilement son temps, en +retire mille avantages précieux pour son existence. Est-il né pauvre, +son travail fournit à sa subsistance; et si de plus il est sobre, +continent, prudent, il acquiert bientôt de l'aisance, et il jouit des +douceurs de la vie: son travail même lui donne ces vertus; car, tandis +qu'il occupe son esprit et son corps, il n'est point affecté de désirs +déréglés, il ne s'ennuie point, il contracte de douces habitudes, il +augmente ses forces, sa santé, et parvient à une vieillesse paisible et +heureuse. + +_D._ La paresse et l'oisiveté sont donc des vices dans la loi naturelle? + +_R._ Oui, et les plus pernicieux de tous les vices; car elles conduisent +à tous les autres. Par la paresse et l'oisiveté, l'homme reste ignorant +et perd même la science qu'il avait acquise: il tombe dans tous les +malheurs qui accompagnent l'ignorance et la sottise; par la paresse et +l'oisiveté, l'homme, dévoré d'ennuis, se livre, pour les dissiper, à +tous les désirs de ses sens, qui, prenant de jour en jour plus d'empire, +le rendent intempérant, gourmand, luxurieux, énervé, lâche, vil et +méprisable. Par l'effet certain de tous ces vices, il ruine sa fortune, +consume sa santé, et termine sa vie dans toutes les angoisses des +maladies et de la pauvreté. + +_D._ À vous entendre, il semblerait que la pauvreté fût un vice? + +_R._ Non: elle n'est pas un vice, mais elle est encore moins une vertu; +car elle est bien plus près de nuire que d'être utile: elle est même +communément le résultat du vice, ou son commencement; car tous les vices +individuels ont l'effet de conduire à l'indigence, à la privation des +besoins de la vie; et quand un homme manque du nécessaire, il est bien +près de se le procurer par des moyens vicieux, c'est-à-dire nuisibles à +la société. Toutes les vertus individuelles, au contraire, tendent à +procurer à l'homme une subsistance abondante; et quand il a plus qu'il +ne consomme, il lui est bien plus facile de donner aux autres, et de +pratiquer les actions utiles à la société. + +_D._ Est-ce que vous regardez la richesse comme une vertu? + +_R._ Non; mais elle est encore moins un vice; c'est son usage que l'on +peut appeler vertueux ou vicieux, selon qu'il est utile ou nuisible à +l'homme et à la société. La richesse est un instrument dont l'usage seul +et l'emploi déterminent la vertu ou le vice. + + + + +CHAPITRE IX. + +De la propreté. + + +_D._ Pourquoi comptez-vous la propreté au rang des vertus? + +_R._ Parce qu'elle en est réellement une des plus importantes, en ce +qu'elle influe puissamment sur la santé du corps et sur sa conservation. +La _propreté_, tant dans les vêtements que dans la maison, empêche les +effets pernicieux de l'humidité, des mauvaises odeurs, des miasmes +contagieux qui s'élèvent de toutes les choses abandonnées à la +putréfaction: la propreté entretient la libre transpiration; elle +renouvelle l'air, rafraîchit le sang, et porte l'allégresse même dans +l'esprit. + +Aussi voit-on que les personnes soigneuses de la propreté de leur corps +et de leur habitation, sont en général plus saines, moins exposées aux +maladies que celles qui vivent dans la crasse et dans l'ordure; et l'on +remarque de plus, que la propreté entraîne avec elle, dans tout le +régime domestique, des habitudes d'ordre et d'arrangement, qui sont +l'un des premiers moyens et des premiers éléments du bonheur. + +_D._ La _malpropreté_ ou _saleté_ est donc un vice véritable? + +_R._ Oui, aussi véritable que l'ivrognerie, ou que l'oisiveté dont elle +dérive en grande partie. La malpropreté est la cause seconde et souvent +première d'une foule d'incommodités, même de maladies graves; il est +constaté en médecine qu'elle n'engendre pas moins les dartres, la gale, +la teigne, la lèpre, que l'usage des aliments corrompus ou âcres; +qu'elle favorise les influences contagieuses de la peste, des fièvres +malignes; qu'elle les suscite même dans les hôpitaux et dans les +prisons; qu'elle occasione des rhumatismes en encroûtant la peau de +crasse et s'opposant à la transpiration, sans compter la honteuse +incommodité d'être dévoré d'insectes, qui sont l'apanage immonde de la +misère et de l'avilissement. + +Aussi la plupart des anciens législateurs avaient-ils fait de la +_propreté_, sous le nom de _pureté_, l'un des dogmes essentiels de leurs +religions: voilà pourquoi ils chassaient de la société et punissaient +même corporellement ceux qui se laissaient atteindre des maladies +qu'engendre la malpropreté; pourquoi ils avaient institué et consacré +des cérémonies d'_ablutions_, de _bains_, de _baptêmes_, de +_purifications_ même par la flamme et par les fumées aromatiques de +l'encens, de la myrrhe, du benjoin, etc; en sorte que tout le système +des souillures, tous ces rites des choses _mondes_ ou _immondes_, +dégénérés depuis en abus et en préjugés, n'étaient fondés dans l'origine +que sur l'observation judicieuse que des hommes sages et instruits +avaient faite de l'extrême influence que la propreté du corps, dans les +vêtements et l'habitation, exerce sur sa santé, et par une conséquence +immédiate, sur celle de l'esprit et des facultés morales. + +Ainsi, toutes les vertus individuelles ont pour but plus ou moins +direct, plus ou moins prochain, la conservation de l'homme qui les +pratique; et par la conservation de chaque homme, elles tendent à celle +de la famille et de la société, qui se composent de la somme réunie des +individus. + + + + +CHAPITRE X. + +Des vertus domestiques. + + +_D._ Qu'entendez-vous par vertus domestiques? + +_R._ J'entends la pratique des actions utiles à la famille, censée vivre +dans une même maison[34]. + +_D._ Quelles sont ces vertus? + +_R._ Ce sont l'économie, l'amour paternel, l'amour conjugal, l'amour +filial, l'amour fraternel, et l'accomplissement des devoirs de maître et +de serviteur. + +_D._ Qu'est-ce que l'économie? + +_R._ C'est, selon le sens le plus étendu du mot[35], la bonne +administration de tout ce qui concerne l'existence de la famille ou de +la maison; et comme la subsistance y tient le premier rang, on a +resserré le nom d'_économie_ à l'emploi de l'argent aux premiers besoins +de la vie. + +_D._ Pourquoi l'économie est-elle une vertu? + +_R._ Parce que l'homme qui ne fait aucune dépense inutile se trouve +avoir un surabondant qui est la vraie richesse, et au moyen duquel il +procure à lui et à sa famille tout ce qui est véritablement commode et +utile; sans compter que par-là il s'assure des ressources contre les +pertes accidentelles et imprévues, en sorte que lui et sa famille vivent +dans une douce aisance, qui est la base de la félicité humaine. + +_D._ La dissipation et la prodigalité sont donc des vices. + +_R._ Oui; car par elles l'homme finit par manquer du nécessaire; il +tombe dans la pauvreté, la misère, l'avilissement; et ses amis mêmes, +craignant d'être obligés de lui restituer ce qu'il a dépensé avec eux ou +pour eux, le fuient comme le débiteur fuit son créancier, et il reste +abandonné de tout le monde. + +_D._ Qu'est-ce que l'amour paternel? + +_R._ C'est le soin assidu que prennent les parents, de faire contracter +à leurs enfants l'habitude de toutes les actions utiles à eux et à la +société. + +_D._ En quoi la tendresse paternelle est-elle une vertu pour les +parents? + +_R._ En ce que les parents qui élèvent leurs enfants dans ces habitudes, +se procurent pendant le cours de leur vie des jouissances et des secours +qui se font sentir à chaque instant, et qu'ils assurent à leur +vieillesse des appuis et des consolations contre les besoins et les +calamités de tout genre qui assiègent cet âge. + +_D._ L'amour paternel est-il une vertu commune? + +_R._ Non; malgré que tous les parents en fassent ostentation, c'est une +vertu rare; ils n'_aiment_ pas leurs enfants, ils les _caressent_, et +ils les gâtent; ce qu'ils aiment en eux, ce sont les agents de leurs +volontés, les instruments de leur pouvoir, les trophées de leur vanité, +les hochets de leur oisiveté: ce n'est pas tant l'utilité des enfants +qu'ils se proposent, que leur soumission, leur obéissance; et si parmi +les enfants on compte tant de bienfaités ingrats, c'est que parmi les +parents il y a autant de bienfaiteurs despotes et ignorants. + +_D._ Pourquoi dites-vous que l'amour conjugal est une vertu? + +_R._ Parce que la concorde et l'union qui résultent de l'amour des époux +établissent au sein de la famille une foule d'habitudes utiles à sa +prospérité et à sa conservation. Les époux unis aiment leur maison, et +ne la quittent que peu; ils en surveillent tous les détails et +l'administration; ils s'appliquent à l'éducation de leurs enfants; ils +maintiennent le respect et la fidélité des domestiques; ils empêchent +tout désordre, toute dissipation; et, par toute leur bonne conduite, ils +vivent dans l'aisance et la considération; tandis que les époux qui ne +s'aiment point remplissent leur maison de querelles et de troubles, +suscitent la guerre parmi les enfants et les domestiques; livrent les +uns et les autres à toute espèce d'habitudes vicieuses: chacun dans la +maison dissipe, pille, dérobe de son côté; les revenus s'absorbent sans +fruit; les dettes surviennent; les époux mécontents se fuient, se font +des procès; et toute cette famille tombe dans le désordre, la ruine, +l'avilissement et le manque du nécessaire. + +_D._ L'adultère est-il un délit dans la loi naturelle? + +_R._ Oui; car il traîne avec lui une foule d'habitudes nuisibles aux +époux et à la famille. La femme ou le mari, épris d'affections +étrangères, négligent leur maison, la fuient, en détournent autant +qu'ils peuvent les revenus pour les dépenser avec l'objet de leurs +affections: de là les querelles, les scandales, les procès, le mépris +des enfants et des domestiques, le pillage et la ruine finale de toute +la maison; sans compter que la femme adultère commet un vol très-grave, +en donnant à son mari des héritiers d'un sang étranger, qui frustrent de +leur légitime portion les véritables enfants. + +_D._ Qu'est-ce que l'amour filial? + +_R._ C'est, de la part des enfants, la pratique des actions utiles à eux +et à leurs parents. + +_D._ Comment la loi naturelle prescrit-elle l'amour filial? + +_R._ Par trois motifs principaux: 1º par sentiment, car les soins +affectueux des parents inspirent dès le bas âge de douces habitudes +d'attachement; 2º par justice, car les enfants doivent à leurs parents +le retour et l'indemnité des soins et même des dépenses qu'ils leur ont +causés; 3º par intérêt personnel, car s'ils les traitent mal, ils +donnent à leurs propres enfants des exemples de révolte et +d'ingratitude, qui les autorisent un jour à leur rendre la pareille. + +_D._ Doit-on entendre par amour filial une soumission passive et +aveugle? + +_R._ Non, mais une soumission raisonnable, et fondée sur la connaissance +des droits et des devoirs mutuels des pères et des enfants; droits et +devoirs sans l'observation desquels leur conduite mutuelle n'est que +désordre. + +_D._ Pourquoi l'amour fraternel est-il une vertu? + +_R._ Parce que la concordé et l'union, qui résultent de l'amour des +frères, établissent la force, la sûreté, la conservation de la famille: +les frères unis se défendent mutuellement de toute oppression; ils +s'aident dans leurs besoins, se secourent dans leurs infortunes, et +assurent ainsi leur commune existence; tandis que les frères désunis, +abandonnés chacun à leurs forces personnelles, tombent dans tous les +inconvénients de l'isolement et de la faiblesse individuelle. C'est ce +qu'exprimait ingénieusement ce roi scythe, qui, au lit de la mort, ayant +appelé ses enfants, leur ordonna de rompre un faisceau de flèches: les +jeunes gens, quoique nerveux, ne l'ayant pu, il le prit à son tour, et +l'ayant délié, il brisa du bout des doigts chaque flèche séparée. +«Voilà, leur dit-il, les effets de l'union: unis en faisceau, vous serez +invincibles; pris séparément, vous serez brisés comme des roseaux.» + +_D._ Quels sont les devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs? + +_R._ C'est la pratique des actions qui leur sont respectivement et +justement utiles; et là commencent les rapports de la société; car la +règle et la mesure de ces actions respectives est l'équilibre ou +l'égalité entre le service et la récompense, entre ce que l'un rend et +ce que l'autre donne; ce qui est la base fondamentale de toute société. + +Ainsi, toutes les vertus domestiques et individuelles se rapportent plus +ou moins médiatement, mais toujours avec certitude, à l'objet physique +de l'amélioration et de la conservation de l'homme, et sont par-là des +préceptes résultants de la loi fondamentale de la nature dans sa +formation. + + + + +CHAPITRE XI. + +Des vertus sociales; de la justice. + + +_D._ Qu'est-ce que la société? + +_R._ C'est toute réunion d'hommes vivant ensemble sous les clauses d'un +contrat exprès ou tacite, qui a pour but leur commune conservation. + +_D._ Les vertus sociales sont-elles nombreuses? + +_R._ Oui: l'on en peut compter autant qu'il y a d'espèces d'actions +utiles à la société; mais toutes se réduisent à un seul principe. + +_D._ Quel est ce principe fondamental? + +_R._ C'est la _justice_, qui seul comprend toutes les vertus de la +société. + +_D._ Pourquoi dites-vous que la justice est la vertu fondamentale et +presque unique de la société? + +_R._ Parce qu'elle seule embrasse la pratique de toutes les actions qui +lui sont utiles, et que toutes les autres vertus, sous les noms de +charité, d'humanité, de probité, d'amour de la patrie, de sincérité, de +générosité, de simplicité de moeurs et de modestie, ne sont que des +formes variées et des applications diverses de cet axiome: _Ne fais à +autrui que ce que tu veux qu'il te fasse_, qui est la définition de la +justice. + +_D._ Comment la loi naturelle veut-elle la justice? + +_R._ Par trois attributs physiques, inhérents à l'organisation de +l'homme. + +_D._ Quels sont ces attributs? + +_R._ Ce sont l'égalité, la liberté, la propriété. + +_D._ Comment l'égalité est-elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ Parce que tous les hommes ayant également des yeux, des mains, une +bouche, des oreilles, et le besoin de s'en servir pour vivre, ils ont +par ce fait même un droit égal à la vie, à l'usage des éléments qui +l'entretiennent; ils sont tous égaux devant Dieu. + +_D._ Est-ce que vous prétendez que tous les hommes entendent également, +voient également, sentent également, ont des besoins égaux, des passions +égales? + +_R._ Non; car il est d'évidence et de fait journalier, que l'un a la vue +courte, et l'autre longue; que l'un mange beaucoup, et l'autre peu; que +l'un a des passions douces, et l'autre violentes; en un mot, que l'un +est faible de corps et d'esprit, tandis que l'autre est fort. + +_D._ Ils sont donc réellement inégaux? + +_R._ Oui, dans les développements de leurs moyens, mais non pas dans la +nature et l'essence de ces moyens; c'est une même étoffe, mais les +dimensions n'en sont pas égales; le poids, la valeur, n'en sont pas les +mêmes. Notre langue n'a pas le mot propre pour désigner à la fois +l'identité de la nature, et la diversité de la forme et de l'emploi. +C'est une égalité proportionnelle; et voilà pourquoi j'ai dit, égaux +devant Dieu et dans l'ordre de nature. + +_D._ Comment la liberté est elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ Parce que tous les hommes ayant des sens suffisants à leur +conservation, nul n'ayant besoin de l'oeil d'autrui pour voir, de son +oreille pour entendre, de sa bouche pour manger, de son pied pour +marcher, ils sont tous par ce fait même constitués naturellement +indépendants, libres; nul n'est nécessairement soumis à un autre, ni n'a +le droit de le dominer. + +_D._ Mais si un homme est né fort, n'a-t-il pas le droit naturel de +maîtriser l'homme né faible? + +_R._ Non: car ce n'est ni une nécessité pour lui, ni une convention +entre eux; c'est une extension abusive de sa force; et l'on abuse ici du +mot _droit_, qui, dans son vrai sens, ne peut désigner que _justice_ ou +_faculté réciproque_. + +_D._ Comment la propriété est-elle un attribut physique de l'homme? + +_R._ En ce que tout homme étant constitué égal ou semblable à un autre, +et par conséquent indépendant, libre, chacun est le maître absolu, le +propriétaire plénier de son corps et des produits de son travail. + +_D._ Comment la justice dérive-t-elle de ces trois attributs? + +_R._ En ce que les hommes étant égaux, libres, ne se devant rien, ils +n'ont le droit de rien se demander les uns aux autres, qu'autant qu'ils +se rendent des valeurs égales; qu'autant que la balance du donné au +rendu est en _équilibre_: et c'est cette _égalité_, cet _équilibre_ +qu'on appelle _justice_, _équité_[36]; c'est-à-dire qu'_égalité_ et +_justice_ sont un même mot, sont la même _loi_ naturelle, dont les +vertus sociales ne sont que des applications et des dérivés. + + + + +CHAPITRE XII + +Développement des vertus sociales. + + +_D._ Développez-moi comment les vertus sociales dérivent de la loi +naturelle; comment la charité ou l'amour du prochain en est-il un +précepte, une application? + +_R._ Par raison d'égalité et de reciprocité: car, lorsque nous nuisons à +autrui, nous lui donnons le droit de nous nuire à son tour: ainsi, en +attaquant l'existence d'autrui, nous portons atteinte à la nôtre par +l'effet de la réciprocité; au contraire, en faisant du bien à autrui, +nous avons lieu et droit d'en attendre l'échange, l'équivalent: et tel +est le caractère de toutes les vertus sociales, d'être utiles à l'homme +qui les pratique, par le droit de réciprocité qu'elles lui donnent sur +ceux à qui elles ont profité. + +_D._ La charité n'est donc que la justice? + +_R._ Non, elle n'est que la justice, avec cette nuance, que la stricte +justice se borne à dire: _Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais +pas qu'il te fît_; et que la charité ou l'amour du prochain s'étend +jusqu'à dire: _Fais à autrui le bien que tu en voudrais recevoir_. Ainsi +l'Évangile, en disant que ce précepte renfermait toute la loi et tous +les prophètes, n'a fait qu'énoncer le précepte de la loi naturelle. + +_D._ Ordonne-t-elle le pardon des injures? + +_R._ Oui, en tant que ce pardon s'accorde avec la conservation de +nous-mêmes. + +_D._ Donne-t-elle le précepte de tendre l'autre joue, quand on a reçu un +soufflet? + +_R._ Non; car d'abord il est contraire à celui d'aimer le prochain +_comme soi-même_, puisqu'on l'aimerait plus que soi, lui qui attente à +notre conservation. 2º Un tel précepte, pris à la lettre, encourage le +méchant à l'oppression et à l'injustice; et la loi naturelle a été plus +sage, en prescrivant une mesure calculée de courage et de modération, +qui fait oublier une première injure de vivacité, mais qui punit tout +acte tendant à l'oppression. + +_D._ La loi naturelle prescrit-elle de faire du bien à autrui sans +compte et sans mesure? + +_R._ Non; car c'est un moyen certain de le conduire à l'ingratitude. +Telle est la force du sentiment de la justice implanté dans le coeur des +hommes, qu'ils _ne savent pas même gré des bienfaits donnés sans +discrétion_. Il n'est qu'une seule mesure avec eux, c'est d'être juste. + +_D._ L'aumône est-elle une action vertueuse? + +_R._ Oui, quand elle est faite selon cette règle; sans quoi elle devient +une imprudence et un vice, en ce qu'elle fomente l'oisiveté, qui est +nuisible au mendiant et à la société, nul n'a droit de jouir du bien et +du travail d'autrui, sans rendre un équivalent de son propre travail. + +_D._ La loi naturelle considère-t-elle comme vertus l'espérance et la +foi, que l'on joint à la charité? + +_R._ Non: car ce sont des idées sans réalité; que s'il en résulte +quelques effets, ils sont plutôt à l'avantage de ceux qui n'ont pas ces +idées que de ceux qui les ont; en sorte que l'on peut appeler la _foi_ +et l'_espérance_ les vertus des _dupes_ au profit des fripons. + +_D._ La loi naturelle prescrit-elle la probité? + +_R._ Oui: car la probité n'est autre chose que le respect de ses propres +droits dans ceux d'autrui; respect fondé sur un calcul prudent et bien +combiné de nos intérêts comparés à ceux des autres. + +_D._ Mais ce calcul, qui embrasse des intérêts et des droits compliqués +dans l'état social, n'exiget-il pas des lumières et des connaissances +qui en font une science difficile? + +_R._ Oui, et une science d'autant plus délicate, que l'honnête homme +prononce dans sa propre cause. + +_D._ La probité est donc un signe d'étendue et de justesse dans +l'esprit? + +_R._ Oui: car presque toujours l'honnête homme néglige un intérêt +présent afin de ne pas en détruire un à venir; tandis que le fripon +fait le contraire, et perd un grand intérêt à venir pour un petit +intérêt présent. + +_D._ L'improbité est donc un signe de fausseté dans le jugement, et de +rétrécissement dans l'esprit? + +_R._ Oui: et l'on peut définir les fripons, des calculateurs ignorants +ou sots; car ils n'entendent point leurs véritables intérêts, et ils ont +la prétention d'être fins; et cependant leurs finesses n'aboutissent +jamais qu'à être connus pour ce qu'ils sont; à perdre la confiance, +l'estime, et tous les bons services qui en résultent pour l'existence +sociale et physique. Ils ne vivent en paix ni avec les autres, ni avec +eux-mêmes; et sans cesse menacés par leur conscience et par leurs +ennemis, ils ne jouissent d'autre bonheur réel que de celui de n'être +pas encore pendus. + +_D._ La loi naturelle défend donc le vol? + +_R._ Oui: car l'homme qui vole autrui lui donne le droit de le voler +lui-même; dès lors plus de sûreté dans sa propriété ni dans ses moyens +de conservation: ainsi, en nuisant à autrui, il se nuit par contre-coup +à lui-même. + +_D._ Défend-elle même le désir du vol? + +_R._ Oui: car ce désir mène naturellement à l'action; et voilà pourquoi +l'on a fait un péché de l'envie. + +_D._ Comment défend-elle le meurtre? + +_R._ Par les motifs les plus puissants de la conservation de soi-même; +car, 1º l'homme qui attaque s'expose au risque d'être tué, par droit de +défense; 2º s'il tue, il donne aux parents, aux amis du mort, et à toute +la société un droit égal, celui de le tuer lui-même; et il ne vit plus +en sûreté. + +_D._ Comment peut-on, dans la loi naturelle, réparer le mal que l'on a +fait? + +_R._ En rendant à ceux à qui on a fait ce mal, un bien proportionnel. + +_D._ Permet-elle de le réparer par des prières, des voeux, des offrandes +à Dieu, des jeûnes, des mortifications? + +_R._ Non: car toutes ces choses sont étrangères à l'action que l'on veut +réparer; elles ne rendent ni le boeuf à celui à qui on l'a volé, ni +l'honneur à celui que l'on en a privé, ni la vie à celui à qui on l'a +arrachée; par conséquent elles manquent le but de la justice; elles ne +sont qu'un contrat pervers, par lequel un homme vend à un autre un bien +qui ne lui appartient pas; elles sont une véritable dépravation de la +morale, en ce qu'elles enhardissent à consommer tous les crimes par +l'espoir de les expier: aussi ont-elles été la cause véritable de tous +les maux qui ont toujours tourmenté les peuples chez qui ces pratiques +expiatoires ont été usitées. + +_D._ La loi naturelle ordonne-t-elle la sincérité? + +_R._ Oui: car le mensonge, la perfidie, le parjure, suscitent parmi les +hommes les défiances, les querelles, les haines, les vengeances, et une +foule de maux qui tendent à leur destruction commune; tandis que la +sincérité et la fidélité établissent la confiance, la concorde, la paix, +et les biens infinis qui résultent d'un tel état de choses pour la +société. + +_D._ Prescrit-elle la douceur et la modestie? + +_R._ Oui: car la rudesse et la dureté, en aliénant de nous le coeur des +autres hommes, leur donnent des dispositions à nous nuire; l'ostentation +et la vanité, en blessant leur amour-propre et leur jalousie, nous font +manquer le but d'une véritable utilité. + +_D._ Prescrit-elle l'humilité comme une vertu? + +_R._ Non: car il est dans le coeur humain de mépriser secrètement tout ce +qui lui présente l'idée de la faiblesse; et l'avilissement de soi +encourage dans autrui l'orgueil et l'oppression: il faut tenir la +balance juste. + +_D._ Vous avez compté pour vertu sociale la _simplicité des moeurs_; +qu'entendez-vous par ce mot? + +_R._ J'entends le resserrement des besoins et des désirs à ce qui est +véritablement utile à l'existence du citoyen et de sa famille; +c'est-à-dire que l'homme de _moeurs simples_ a peu de besoins, et vit +content de peu. + +_D._ Comment cette vertu nous est-elle prescrite? + +_R._ Par les avantages nombreux que sa pratique procure à l'individu et +à la société; car l'homme qui a besoin de peu, s'affranchit tout à coup +d'une foule de soins, d'embarras, de travaux; évite une foule de +querelles et de contestations qui naissent de l'avidité et du désir +d'acquérir; il s'épargne les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la +possession et les regrets de la perte: trouvant partout du superflu, il +est le véritable riche; toujours content de ce qu'il a, il est heureux à +peu de frais; et les autres, ne craignant point sa rivalité, le laissent +tranquille, et sont disposés au besoin à lui rendre service. + +Que si cette vertu de simplicité s'étend à tout un peuple, il s'assure +par elle l'abondance; riche de tout ce qu'il ne consomme point, il +acquiert des moyens immenses d'échange et de commerce; il travaille, +fabrique, vend à meilleur marché que les autres, et atteint à tous les +genres de prospérité au dedans et au dehors. + +_D._ Quel est le vice contraire à cette vertu? + +_R._ C'est la cupidité et le luxe. + +_D._ Est-ce que le luxe est un vice pour l'individu et la société? + +_R._ Oui: à tel point, que l'on peut dire qu'il embrasse avec lui tous +les autres; car l'homme qui se donne le besoin de beaucoup de choses, +s'impose par-là même tous les soucis, et se soumet à tous les moyens +justes ou injustes de leur acquisition. A-t-il une jouissance, il en +désire une autre; et au sein du superflu de tout, il n'est jamais riche: +un logement commode ne lui suffit pas, il lui faut un hôtel superbe; il +n'est pas content d'une table abondante, il lui faut des mets rares et +coûteux: il lui faut des ameublements fastueux, des vêtements +dispendieux, un attirail de laquais, de chevaux, de voitures, des +femmes, des spectacles, des jeux. Or, pour fournir à tant de dépenses, +il lui faut beaucoup d'argent; et pour se le procurer, tout moyen lui +devient bon, et même nécessaire: il emprunte d'abord, puis il dérobe, +pille, vole, fait banqueroute, est en guerre avec tous, ruine et est +ruiné. + +Que si le luxe s'applique à une nation, il y produit en grand les mêmes +ravages; par cela qu'elle consomme tous ses produits, elle se trouve +pauvre avec l'abondance; elle n'a rien à vendre à l'étranger; elle +manufacture à grand frais; elle vend cher; elle se rend tributaire de +tout ce qu'elle retire; elle attaque au dehors sa considération, sa +puissance, sa force, ses moyens de défense et de conservation, tandis +qu'au dedans elle se mine et tombe dans la dissolution de ses membres. +Tous les citoyens étant avides de jouissances, se mettent dans une lutte +violente pour se les procurer; tous se nuisent ou sont prêts à se nuire: +et de là des actions et des habitudes usurpatrices qui composent ce que +l'on appelle _corruption morale_, guerre intestine de citoyen à +citoyen. Du luxe naît l'avidité; de l'avidité, l'invasion par violence, +par mauvaise foi: du luxe naît l'iniquité du juge, la vénalité du +témoin, l'improbité de l'époux, la prostitution de la femme, la dureté +des parents, l'ingratitude des enfants, l'avarice du maître, le pillage +du serviteur, le brigandage de l'administrateur, la perversité du +législateur, le mensonge, la perfidie, le parjure, l'assassinat, et tous +les désordres de l'état social; en sorte que c'est avec un sens profond +de vérité que les anciens moralistes ont posé la base des vertus +sociales sur la simplicité des moeurs, la restriction des besoins, le +contentement de peu; et l'on peut prendre pour mesure certaine des +vertus ou des vices d'un homme, la mesure de ses dépenses proportionnées +à son revenu, et calculer sur ses besoins d'argent, sa probité, son +intégrité à remplir ses engagements, son dévouement à la chose publique, +et son amour sincère ou faux de la _patrie_. + +_D._ Qu'entendez-vous par ce mot _patrie_? + +_R._ J'entends la _communauté_ des _citoyens_ qui, réunis par des +sentiments fraternels et des besoins réciproques, font de leurs forces +respectives une force commune, dont la réaction sur chacun d'eux prend +le caractère conservateur et bienfaisant de la _paternité_. Dans la +société, les citoyens forment une banque d'intérêt: dans la patrie, ils +forment une famille de doux attachements; c'est la charité, l'amour du +prochain étendu à toute une nation. Or, comme la charité ne peut +s'isoler de la justice, nul membre de la famille ne peut prétendre à la +jouissance de ces avantages, que dans la proportion de ses travaux; s'il +consomme plus qu'il ne produit, il empiète nécessairement sur autrui; et +ce n'est qu'autant qu'il consomme au-dessous de ce qu'il produit ou de +ce qu'il possède, qu'il peut acquérir des moyens de sacrifice et de +générosité. + +_D._ Que concluez-vous de tout ceci? + +_R._ J'en conclus que toutes les _vertus sociales_ ne sont que +l'_habitude des actions utiles_ à la société et à l'individu qui les +pratique; + +Qu'elles reviennent toutes à l'objet physique de la conservation de +l'homme; + +Que la nature, ayant implanté en nous le besoin de cette conservation, +elle nous fait une loi de toutes ses conséquences, et un crime de tout +ce qui s'en écarte; + +Que nous portons en nous le germe de toute vertu, de toute perfection; + +Qu'il ne s'agit que de le développer; + +Que nous ne sommes heureux qu'autant que nous observons les règles +établies par la nature dans le but de notre conservation; + +Et que toute sagesse, toute perfection, toute loi, toute vertu, toute +philosophie, consistent dans la pratique de ces axiomes fondés sur +notre propre organisation: + +Conserve-toi; + +Instruis-toi; + +Modère-toi; + +Vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour toi. + + + + +NOTES + +SERVANT D'ÉCLAIRCISSEMENTS ET D'AUTORITÉS À DIVERS PASSAGES DU TEXTE. + + +PAGE 7, ligne 12. (_Le fil de la Sérique._) C'est-à-dire la _soie_, +originaire du pays montueux où se termine la _grande muraille_, pays qui +paraît avoir été le berceau de l'empire chinois, connu des Latins sous +le nom de _Regio Serarum, Serica_. + +_Ibidem._ (_Les tissus de Kachemire._) C'est-à-dire les chales, +qu'Ézéchiel, cinq siècles avant notre ère, paraît avoir désignés sous le +nom de Choud-Choud. + +Pag. 23, ligne 7. (_La presqu'île trop célèbre de l'Inde._) Quel bien +véritable le commerce de l'Inde, entièrement composé d'objets de luxe, +procure-t-il à la masse d'une nation? quels sont ses effets, sinon d'en +exporter, par une marine dispendieuse en hommes, des matières de besoin +et d'utilité, pour y importer des denrées inutiles, qui ne servent qu'à +marquer mieux la distinction du riche et du pauvre; et quelle masse de +superstitions l'Inde n'a-t-elle pas ajoutée à la superstition générale? + +_Ibidem_, ligne 25. (_Voilà Thèbes aux cent palais._) L'expédition +française en Égypte a prouvé que Thèbes, divisée en quatre grandes +cités, sur les deux bords du Nil, ne put avoir les cent portes dont +parle Homère, (_Voy._ le tom. II de la _Commission d'Égypte_.) +L'historien Diodore de Sicile avait déja indiqué la cause de l'erreur, +en observant que le mot oriental, _porte_, signifiait aussi palais (à +cause du vestibule public qui en forme toujours l'entrée), et cet +auteur semble avoir saisi la cause de cette tradition grecque, quand il +ajoute: «Depuis Thèbes jusqu'à Memphis il a existé le long du fleuve +_cent_ vastes écuries royales, dont on voit encore les ruines, et qui +contenaient chacune _deux cents_ chevaux (pour le service du monarque):» +tous ces nombres sont exactement ceux d'Homère. (Voy. _Diodore de +Sicile_, liv. I, sect. II, § des _premiers rois d'Égypte_.) Le nom +d'_Éthiopiens_ appliqué ici aux _Thébains_, est justifié par l'exemple +d'Homère, et par la peau réellement noire de ces peuples. Les +expressions d'Hérodote, lorsqu'il dit que les _Égyptiens_ avaient la +_peau noire_ et les _cheveux crépus_, d'accord avec la tête du sphinx +des pyramides, ont pu et dû faire croire à l'_auteur_ du _Voyage en +Syrie_, que cet ancien peuple fut de race _nègre_; mais tout ce que +l'expédition française a fait connaître de momies et de têtes sculptées +est venu démentir cette idée; et le voyageur, docile aux leçons des +faits, a délaissé son opinion, avec plusieurs autres qu'il avait +consignées dans un Mémoire chronologique, composé à l'âge de vingt-deux +ans, et qui, mal à propos, occupe une place dans l'Encyclopédie in-4º, +tom. III des _Antiquités_. L'expérience et l'étude lui ont procuré le +mérite de se redresser lui-même sur bien des points, dans un dernier +ouvrage publié à Paris en 1814 et 1815, sous le titre de _Recherches +nouvelles sur l'Histoire ancienne_, 2 vol. in-8º, (Chez Bossange frères, +rue de Seine, nº 12. _Voy._ le tom. II pour les Égyptiens.) + +Pag. 24, lig. 14. (_Ici étaient ces ports iduméens._) Les villes +d'_Aïlah_ et d'_Atsiom Gaber_, d'où les Juifs de Salomon, guidés par les +_Tyriens_ de _Hiram_, partaient pour se rendre à _Ophir_, lieu inconnu +sur lequel on a beaucoup écrit, mais qui paraît avoir laissé sa trace +dans _Ofor_, canton arabe, à l'entrée du golfe Persique. (_Voy._ à ce +sujet les _Recherches nouvelles_, citées ci-dessus, tom. I, et le +_Voyage en Syrie_ tom. II.) + +Pag. 46, lig. 17. (_Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort, cette +inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi._) Presque tous +les anciens philosophes et politiques ont établi en principe et en +dogme, que les _hommes naissent inégaux; que la nature a créé les uns +pour être libres, les autres pour être esclaves._ Ce sont les +expressions positives d'Aristote dans sa _Politique_, et de Platon, +appelé _divin_, sans doute dans le sens des rêveries mythologiques qu'il +a débitées. Le _droit du plus fort_ a été le _droit des gens_ de tous +les anciens peuples, des Gaulois, des Romains, des Athéniens; et c'est +de là précisément que sont dérivés les grands désordres politiques et +les crimes publics des nations. + +Pag. 47, lig. 7 (_Et le despotisme paternel fonda le despotisme +politique._) Qu'est-ce qu'une famille? C'est la _portion_ élémentaire +dont se compose le grand corps appelé _nation_. L'esprit de ce grand +corps n'est que la somme de ses fractions; telles les moeurs de la +famille, telles celles du tout. Les grands vices de l'Asie sont, 1º le +_despotisme_ paternel; 2º la polygamie, qui démoralise toute la maison, +et qui, chez les rois et les princes, cause le massacre des frères à +chaque succession, et ruine le peuple en apanages; 3º le défaut de +propriété des biens-fonds, par le droit tyrannique que s'arroge le +despote; 4º l'inégalité de partage entre les enfants; 5º le droit abusif +de tester; 6º et l'exclusion donnée aux femmes dans l'héritage. Changez +ces lois, vous changerez l'Asie. + +Pag. 50, lig. 23. (_L'autre_ (effet de l'égoïsme), _que tendant toujours +à concentrer le pouvoir en une seule main._) Il est très-remarquable que +la marche constante des sociétés a été dans ce sens, que, commençant +toutes par un état anarchique ou _démocratique_, c'est-à-dire par une +grande division des pouvoirs, elles ont ensuite passé à +_l'aristocratie_, et de l'aristocratie à la monarchie. De ce fait +historique il résulterait que ceux qui _constituent des États sous la +forme démocratique_, les destinent à subir tous les troubles qui doivent +amener la _monarchie_; mais il faudrait en même temps prouver que les +_expériences sociales_ sont déja épuisées pour l'espèce humaine, et que +ce mouvement spontané n'est pas l'effet même de son ignorance et de ses +habitudes. + +Pag. 52, lig. 26. (_Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des +temples, dota des prêtres oiseux, bâtit pour de vains squelettes +d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides._) Le savant Dupuis n'a +pu croire que les pyramides fussent des tombeaux; mais, outre le +témoignage positif des historiens, lisez ce que dit Diodore de +l'importance religieuse et superstitieuse que tout Égyptien attachait à +bâtir sa _demeure éternelle_, lib. 1. + +Pendant vingt ans, dit Hérodote, cent mille hommes travaillèrent chaque +jour à bâtir la pyramide du roi égyptien _Cheops_.--Supposons par an +seulement trois cents jours, à cause du _sabbat_; ce sera 30 millions de +journées de travail en un année, et 600 millions de journées en vingt +ans; à 15 sous par jour, ce sera 450 millions de francs perdus sans +aucun produit ultérieur.--Avec cette somme, si ce roi eût fermé l'isthme +de Suez d'une _forte muraille_, comme celle de la _Chine_, la destinée +de l'Égypte eût été tout autre: les invasions étrangères eussent été +arrêtées, anéanties, et les Arabes du désert n'eussent ni conquis, ni +vexé ce pays.--_Travaux stériles_! que de millards perdus à mettre +pierre sur pierre, en forme de _temples_ et d'_églises_! Les alchimistes +changent _les pierres en or_, les architectes changent l'or en pierres. +Malheur aux rois (comme aux bourgeois) qui livrent leur bourse à ces +deux classes d'empiriques! + +Pag. 65, lig. 1. (_À prononcer mystérieusement_ Aûm.) Ce mot pour le +sens, et presque pour le son, ressemble à l'_Aeuum_ (ævum) des Latins, +l'_éternité_, le _temps sans bornes_. Selon les Indiens, ce mot est +l'emblème de la divinité tripartite: _A_ désigne _Bramha_ (le temps +passé, qui a créé); _U_, _Vichenou_ (le temps _présent_, qui conserve); +_M_, _Chiven_ (le temps futur, qui détruira). + +_Ibid._, lig. 4. (_S'il faut commencer par le coude._) C'est un des +grands points de schisme entre les partisans d'Omar et ceux d'Ali. +Supposons que deux musulmans se rencontrent en voyage, et qu'ils +s'abordent fraternellement; l'heure de la prière venue, l'un commencé +l'ablution par le bout des doigts, l'autre par le coude, et les voilà +ennemis à mort. En d'autres pays, qu'un homme veuille manger de la +viande tel jour plutôt que tel autre; ce sera un cri d'indignation. Quel +nom donner à de telles folies? + +Pag. 74, lig. 29. (_La horde des Oguzians._) Avant que les Turcs eussent +pris le nom de leur chef Othman Ier, ils portaient celui +d'_Oguzians_; et c'est sous cette dénomination qu'ils furent chassés de +la Tartarie par Gengiz, et vinrent des bords du _Gihoun_ s'établir dans +l'Anadoli. + +Pag. 80, lig. 19. (_Qu'il régnait de peuple à peuple... des haines +implacables_.) Lisez l'histoire des guerres de Rome et de Carthage, de +Sparte et de Messène, d'Athènes et de Syracuse, des Hébreux et des +Phéniciens, et voilà cependant ce que l'antiquité vante de plus policé! + +Pag. 87, lig. 26. (_Le Chinois avili par le despotisme du bambou._) Les +jésuites se sont efforcés de peindre sous de belles couleurs le +gouvernement chinois, aujourd'hui l'on sait que c'est un pur despotisme +oriental (entravé par le vice d'une langue et surtout d'_une écriture +mal construites_). Le peuple chinois est pour nous la preuve que dans +l'antiquité, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique, l'esprit +humain eut beaucoup de peine à se déployer, comme avant les chiffres +arabes on avait beaucoup de peine à compter. Tout dépend des méthodes: +on ne changera la Chine qu'en changeant sa langue. + +Pag. 96, lig. 5. (_Reconnaissez l'autorité_ légitime.) Pour apprécier le +sens du mot _légitime_, il faut remarquer qu'il vient du latin +_legi-intimus, intrinsèque à la loi_, écrit en elle. Si donc la loi est +faite par le _prince seul_, le prince seul se fait lui-même légitime: +alors il est purement despote; sa volonté est la _loi_. Ce n'est pas là +ce qu'on veut dire; car le même droit serait acquis à tout pouvoir qui +le renverserait. Qu'est-ce que la _loi_ (source de droit)? Le latin va +encore nous le dire: le radical _leg-ere_, lire, _lectio_, a fait _lex, +res lecta, chose lue_: cette chose lue est un _ordre de faire ou de ne +pas faire telle action désignée_, et ce, sous la condition d'une _peine_ +ou d'une _récompense_ attachées à l'_observation_ ou à l'_infraction_. +Cet _ordre est lu_ à ceux qu'il concerne, afin qu'ils n'en ignorent. Il +a été _écrit_, afin d'être lu sans altération: tel est le sens, et telle +fut l'origine du mot _loi_. De là les diverses épithètes dont il est +susceptible: _loi sage_, _loi absurde_, _loi juste_, _loi injuste_, +selon l'effet qui en résulte; et c'est cet effet qui caractérise le +pouvoir d'où elle émane. Or, dans l'état social, dans le gouvernement +des hommes, qu'est-ce que le _juste_ et l'_injuste_? Le juste est de +maintenir ou de rendre à chaque individu ce qui lui appartient: par +conséquent, d'abord la vie, qu'il tient d'un _pouvoir au-dessus de +tout_; 2º l'usage des sens et des facultés qu'il tient de ce même +pouvoir; 3º la jouissance des fruits de son travail; et tout cela en ce +qui ne blesse pas les _mêmes_ droits en autrui; car s'il les blesse, il +y a _injustice_, c'est-à-dire rupture d'_égalité_ et d'_équilibre_ +d'homme à homme. Or, plus il y a de lésés, plus il y a d'injustices: par +conséquent, si, comme il est de fait, ce qu'on appelle le _peuple_ +compose l'immense majorité de la nation, c'est l'intérêt, c'est le +bien-être de cette majorité qui _constitue_ la justice: ainsi la vérité +se trouve dans l'axiome qui a dit, _Salus populi suprema lex esto_. Le +_salut_ du peuple, voilà la loi, voilà la _légitimité_. Et remarquez que +le _salut_ ne veut pas dire la _volonté_, comme l'ont supposé quelques +fanatiques; car d'abord le peuple peut se tromper; puis comment exprimer +cette volonté collective et abstraite? l'expérience nous l'a prouvé. +_Salus populi!_ L'art est de le connaître et de l'effectuer. + +Pag. 102, lig. 17. (_L'idée de liberté contient essentiellement celle de +justice, qui naît de l'égalité._) Les mots retracent eux-mêmes cette +connexion; car _æquilibrium_, _æquitas_, _æqualitas_ sont tous d'une +même famille, et l'idée de l'_égalité_ matérielle, de la balance, est le +type de toutes ces idées abstraites. La liberté elle-même, bien +analysée, n'est encore que la _justice_: car si un homme, parce qu'il se +dit libre, en attaque un autre, celui-ci, par le même droit de liberté, +peut et doit le repousser; le droit de l'un est égal au droit de +l'autre: la force peut rompre cet équilibre, mais elle devient injustice +et tyrannie de là part du plus bas démocrate, comme de celle du plus +haut potentat. + +Pag. 116, lig. 15. (_Et cette religion_ (de Mahomet) _n'a cessé +d'inonder de sang la terré._) Lisez l'histoire de l'islamisme par ses +propres écrivains, et vous vous convaincrez que toutes les guerres qui +ont désolé l'Asie et l'Afrique depuis Mahomet, ont eu pour cause +principale le fanatisme apostolique de sa doctrine. On a calculé que +César avait fait périr trois millions d'hommes: il serait curieux de +faire le même calcul sur chaque fondateur de religion. + +Pag. 119, lig. 21. (_Et cent autres sectes._) Lisez à ce sujet le +_Dictionnaire des hérésies_, par l'abbé Pluquet, qui en a omis un grand +nombre; 2 vol. in-8º, petit caractère. + +Pag. 122, lig. 3. (_Et les Parsis se diviseront._) Les sectateurs de +Zoroastre, nommés _Parsis_, comme descendants des Perses, sont plus +connus en Asie sous le nom injurieux de _Gaures_ ou _Guèbres_, qui veut +dire _infidèles_; ils y sont ce que sont les Juifs en Europe. _Môbed_ +est le nom de leur _pape_ ou _grand-prêtre_. Voy. _Henri lord Hyde_, et +le _Zend-avesta_, sur les rites de cette religion. + +_Ibidem_, lig. 26 (_Brahma... réduit à servir de piédestal au lingam._) +_Voy._ le tome Ier in-4º du _Voyage de Sonnerat aux Indes_. + +Pag. 124, lig. 13. (_Le Chinois l'adore dans_ Fôt). La langue chinoise +n'ayant ni le _B_ ni le _D_, ce peuple a prononcé _Fôt_ ce que les +Indiens et les Persans prononcent _Bodd_, ou _Boùdd_ (par _où_ bref). +_Fôt_, ou Pégou, est devenu _Fota_ et _Fta_, etc. Ce n'est que depuis +peu d'années que l'on commence d'avoir des notions exactes de la +doctrine de Boudd et de ses divers sectaires: nous devons ces notions +aux savants anglais, qui, à mesure que leur nation subjugue les peuples +de l'Inde, en étudient les religions et les moeurs, pour les faire +connaître. L'ouvrage intitulé _Asiatick Researches_ est une collection +précieuse en ce genre: on trouve dans le tome VI, pag. 163, dans le tome +VII, pag. 32 et pag. 399, trois mémoires instructifs sur les _Boudistes_ +de _Ceylan_ et de _Birmah_ ou _Ava_. Un écrivain anonyme, mais qui +paraît avoir médité ce sujet, a publié dans l'_Asiatick journal de_ +1816, mois de janvier et suivants, jusqu'en mai, des lettres qui font +désirer de plus grands développements. Nous reviendrons à cet article +dans une note du chapitre XXI. + +_Ibidem_, lig. 29. (_Le sintoïste nie l'existence._) _Voyez_ dans +Kempfer la doctrine des sintoïstes qui est celle d'_Épicure_ mêlée à +celle des _stoïciens_. + +Pag. 125, lig. 4, (_Le Siamois, l'écran talipat à la main._) C'est une +feuille de palmier _latanier_; de là est venu aux bonzes le nom de +_Talapoin_. L'usage de cet écran est un _privilège exclusif_. + +_Ibidem_, lig. 9. (_Le sectateur de Confutzée cherche son horoscope._) +Les sectateurs de Confucius ne sont pas moins adonnés à l'astrologie que +les bonzes: c'est la maladie morale de tout l'Orient. + +_Ibidem_, lig. 13. _Le Dalaï-Lama_, ou _l'immense prêtre de La_, est ce +que nos vieilles relations appelaient le prêtre _Jean_, par l'abus du +mot persan _Djehân_, qui veut dire le _monde_. Ainsi le prêtre _Monde_, +le dieu _Monde_, se lient parfaitement. + +Dans une expédition récente, les Anglais ont trouvé des idoles des +_lamas_ qui contenaient des _pastilles sacrées_ de la garde-robe du +_grand-prêtre_. On peut citer pour témoins _Hastings_, et le colonel +_Pollier_, qui a péri dans les troubles d'Avignon. On sera bien étonné +d'apprendre que cette idée si révoltante tient à une idée profonde, +celle de la _métempsycose_, qu'admettent les _lamas_. Lorsque les +Tartares _avaient_ les reliques du _pontife_ (comme ils le pratiquent), +ils imitent le jeu de l'univers, dont les parties s'absorbent et passent +sans cesse les unes dans les autres. C'est le _serpent qui dévore sa +queue_; et ce serpent est _Boudd_ ou le _monde_. + +Pag. 126, lig. 12. (_Qui adorent un serpent dont les porcs sont +avides._) Il arrive souvent que les porcs dévorent des serpents de +l'espèce que les nègres adorent, et c'est une grande désolation dans le +pays. Le président de Brosses a rassemblé, dans son _Histoire des +Fétiches_, un tableau curieux de toutes ces folies. + +(_Voilà le Teleute_) Les Teleutes, nation tartare, se peignent Dieu +portant un vêtement de toutes les couleurs, et surtout des couleurs +rouge et verte; et parce qu'ils les trouvent dans un habit de dragon +russe, ils en font la comparaison à ce genre de soldat. Les Égyptiens +habillaient aussi le dieu _Monde_ d'un habit de toutes couleurs. +_Eusèbe, Prep. evang._, p. 115, lib. 111. Les _Teleutes_ appellent Dieu +Bou, ce qui n'est qu'une altération de _Boudd_, le dieu _OEuf_ et +_Monde_. + +(_Voilà le Kamtschadale_.) Consultez à ce sujet l'ouvrage intitulé +_Description des peuples soumis à la Russie_, et vous verrez que le +tableau n'est point chargé. + +Pag. 140, lig. 28. (_Votre système porte tout entier sur des sens +allégoriques._) Quand on lit les _Pères_ de l'Église, et que l'on voit +sur quels arguments ils ont élevé l'édifice de la religion, l'on a peine +à comprendre tant de crédulité ou de mauvaise foi; mais c'était alors la +manie des allégories: les païens s'en servaient pour expliquer les +actions des dieux, et les chrétiens ne firent que suivre l'esprit de +leur siècle, en le tournant vers un autre côté. Il serait curieux de +publier aujourd'hui de tels livres, ou seulement leurs extraits. + +Pag. 144, lig. 24 (_Les Juifs devinrent nos imitateurs, nos disciples._) +_Voy._ à ce sujet le tome Ier des _Recherches nouvelles sur +l'Histoire ancienne_, où il est démontré que le _Pentateuque_ n'est +point l'ouvrage de Moïse: cette opinion était répandue dans les +premiers temps du christianisme, comme on le voit dans les +_Clémentines_, homélie I, §51, et homélie VIII, §42; mais personne +n'avait démontré que le véritable auteur fût le grand-prêtre _Helkias_, +l'an 618 avant J. C. + +Pag. 146, lig. 5. (_Tant de choses analogues aux trois religions._) Les +_Parsis_ modernes et les _Mithriaques_ anciens, qui sont la même chose, +ont tous les sacrements des chrétiens, même le _soufflet_ de la +confirmation. «Le _prêtre de Mithra_, dit Tertullien, _De +præscriptione_, c. 40, promet la délivrance des péchés par leur _aveu_ +et par le _baptême_; et, s'il m'en souvient bien, _Mithra_ marque ses +soldats au front (avec le _chrême_, _Kouphi_ égyptien); il célèbre +l'_oblation du pain_, l'image de la _résurrection_, et présente la +couronne, en menaçant de l'épée, etc.» + +Dans ces mystères on éprouvait l'initié par mille terreurs, par la +menace du feu, de l'épêe, etc., et on lui présentait une couronne, qu'il +refusait, en disant: _Dieu est ma couronne_. (_Voyez_ cette _couronne_ +dans la sphère céleste, à côté de _Bootes_.) Les personnages de ces +mystères portaient tous des noms d'_animaux constellés_. La messe n'est +pas autre chose que la célébration de ces mystères et de ceux d'Éleusis. +Le _Dominus vobiscum_ est à la lettre la formule de réception, _chon-k_, +_àm_, _p-ak_. Voy. _Beausobre, Histoire du Manichéisme_, tom. II. + +Pag. 147, lig. 10. Les _Védas_ ou _Vedams_ sont les livres sacrés dés +Indous, comme les Bibles chez nous. On en compte trois: le _Rick_ Veda, +le _Yadjour_ Veda, et le _Sama_ Veda. Ils sont si rares dans l'Inde, que +les Anglais ont eu beaucoup de peine à en trouver l'original, dont ils +ont fait faire une copie déposée au British Muséum. Ceux qui comptent +_quatre_ Védas, y comprennent l'_Attar_ Veda, qui traite des cérémonies, +et qui est perdu. Il y a en suite des commentaires nommés _Upanishada_, +dont l'un a été publié par Anquetil Duperron, sous le titre de +_Oupnekhat_, livre curieux en ce qu'il donne une idée de tous les +autres. La date de ces livres passe 25 siècles au-dessus de notre ère; +leur contenu prouve que toutes les rêveries des métaphysiciens grecs +viennent de l'Inde et de l'Égypte.--Depuis l'an 1788, les savants +Anglais exploitent dans l'Inde une mine de littérature dont on n'avait +aucune idée en Europe, et qui prouve que la civilisation de l'Inde +remonte à une très-haute antiquité. Après les _Védas_ viennent les +_Chastras_, au nombre de six. Ils traitent de théologie et de sciences. +Puis viennent au nombre de 18, les _Pouranas_, qui traitent de +mythologie et d'histoire: voyez le _Bahgouet-guîta_, le _Baga Vedam_, et +l'Ézour-Vedam, traduits en français, etc. + +Pag. 151, lig. 14. Toute cette cosmogonie des _lamas_, des _bonzes_, et +même des brames, comme l'atteste Henri Lord, revient littéralement à +celle des anciens Égyptiens. «Les _Égyptiens_, dit Porphyre, _appellent +Kneph l'intelligence ou cause effective_ (de l'univers). Ils racontent +que ce dieu rendit par la bouche un _oeuf_, duquel fut produit un autre +_dieu_, nommé _Phtha_ ou Vulcain (le feu principe, le soleil;) et ils +ajoutent que cet _oeuf_ est le monde.» _Eusoeb., Prep. evang._, pag. 115. + +«Ils représentent, dit-il ailleurs, le dieu _Kneph_ ou la cause +efficiente, sous la forme d'un homme de couleur bleu foncé (celle du +ciel), ayant en main un sceptre, portant une ceinture, et coiffé d'un +petit _bonnet royal de plumes très-légères_, pour marquer combien est +_subtile_ et fugace l'idée de cet être.» Sur quoi j'observerai que +_Kneph_, en hébreu, signifie une _aile_, une _plume_; que cette couleur +bleue (céleste) se trouve dans la plupart des dieux de l'Inde, et +qu'elle est, sous le nom de _narayan_, une de leurs épithètes les plus +célèbres. + +Pag. 153, lig. 25. (_Que les lamas ne sont que des manichéens._) _Voyez_ +l'Histoire du Manichéisme, par Beausobre, qui prouve que ces sectaires +furent purement des zoroastriens; ce qui fait remonter l'existence de +leurs opinions 1200 ans avant J. C. Il suit de là que _Boudd Chaucasam_ +fut encore antérieur, puisque la doctrine _boudiste_ se trouve dans les +plus anciens livres indiens, dont la date passe 3100 ans avant notre ère +(tel que le _Bahgouet-guîta_). Observez d'ailleurs que _Boudd_ est la +9e _avatar_ ou _incarnation de Vichenou_, ce qui le place à +l'origine de cette théologie. En outre, chez les Indiens, les Chinois, +les Thibétains, etc., _Boudd_ est le nom de la planète que nous appelons +_Mercure_, et du jour de la semaine consacré à cette planète (le +mercredi); cela le remonte à l'origine du calendrier; en même temps cela +nous l'indique primitivement identique à _Hermès_, ce qui étend son +existence jusqu'en Égypte. Maintenant remarquez que les prêtres +égyptiens racontaient qu'_Hermès mourant_ avait dit: «Jusqu'ici j'ai +vécu exilé de ma véritable patrie; j'y retourne: ne me pleurez pas; je +retourne à la céleste patrie où chacun se rend à son tour: là est Dieu; +cette vie n'est qu'une mort.» Voyez _Chalcidius in Timoeum_. Or, cette +doctrine est précisément celle des _boudistes anciens_, ou _samanéens_, +des _pythagoriciens_ et des _orphiques_. Dans la doctrine d'Orphée, le +_dieu monde_ est représenté par un _oeuf_: dans les idiomes hébreu et +arabe, l'oeuf se nomme _baidh_, analogue à _Boùdd_ (Dieu), et à _Boûd_, +en persan l'_existence, ce qui est_ (le monde), _Boùdd_ est encore +analogue à _bed_ et _vad_, qui chez les Indiens signifie _science_. +Hermès en était le dieu: il était l'auteur des livres sacrés ou _Védas_ +égyptiens. On voit quels rameaux présente, et à quelle antiquité tout +ceci nous porte. Maintenant le prêtre _boudiste d'Ava_ ajoute: «Qu'il +est de foi que, de temps à autre, le ciel envoie sur la terre des +_Boudda_ pour _amender les hommes_, les _retirer de leurs vices_, et les +_remettre en voie de salut_.» Avec un tel dogme répandu dans l'Inde, +dans la Perse, dans l'Égypte, dans la Judée, on sent combien les esprits +ont dû être disposés dès long-temps à ce que des siècles postérieurs +nous offrent. + +Pag. 154, lig. 6. (_Long-temps avant Iésous_.) D'après les notions des +savants anglais de l'Inde, la doctrine de _Boudda_ y est très-ancienne. +L'écrivain anonyme que nous avons cité, pag. 319, lig. 23, cite un +traité écrit il y a peu d'années par le chef des prêtres _bouddites_ +d'_Ava_, à la prière de l'évêque catholique de cette ville, qui dit: +«Que les _dieux_ qui ont apparu dans le présent monde jusqu'à ce jour, +sont au nombre de quatre, savoir: _Boudda Chaucasam, Boudda Gonagom, +Boudda Gaspa_, et _Boudda Gautama_, duquel la loi règne actuellement; +il obtint la divinité à trente-cinq ans, et passa à l'immortalité 2362 +ans (avant la date du dit écrit, qui se place vers 1805.)» Par +conséquent _Gautama_ serait mort vers l'an 557 avant l'ère chrétienne, +au temps où régnait Kyrus en Perse, et où florissait Pythagore. + +2º D'autre part, des écrivains arabes et persans, cités dans l'Hist. des +Huns, tom. II, par de Guignes; dans l'Hist. de la Chine, tom. V, in-4º, +note de la page 50, et dans la préface de l'_Ezour Vedam_ +(Yadjour-Veda), placent l'apparition d'un autre _Boudda_ à l'année 1027 +avant notre ère (ce serait _Gaspa_). + +3º Le tableau _statistique_ de l'empereur mogol _Akbar_, intitulé _Ain +Akberi_, traduit par Gladwin, dit, pag. 433, tom. II, que _Boudd_ avait +disparu 2962 ans avant l'an 40 de cet empereur, c'est-à-dire 1366 ans +avant J.-C. (ce serait _Gonagom_.) + +Pag. 154, lig. 14 (_Fondés sur l'absence de tout témoignage +authentique._) «Tout le monde sait,» disait _Fauste_, qui, quoique +manichéen, fut un des plus savants hommes du IIIe siècle, «tout le +monde sait que les Évangiles n'ont été écrits ni par J.-C. ni par ses +apôtres, mais _long-temps_ après, par des inconnus, qui, jugeant bien +qu'on ne les croirait pas sur des choses qu'ils n'avaient pas vues, +mirent à la tête de leurs récits des noms d'apôtres ou d'hommes +apostoliques et contemporains.» Sur cette question, voyez l'_Histoire +des Apologistes de la Religion chrétienne_, attribuée à Fréret, mais qui +est de Burigny, membre de l'Académie des inscriptions. _Voyez_ aussi +Mosheim, _De rébus christianorum_; _Correspondance of Atterbury_, +Archbishop, 5 vol. in-8º, 1798; Toland, _Nazarenus_; et Beausobre, +_Histoire du Manichéisme_, tom, I. Il résulte de tout ce qu'on a écrit +pour et contre, que l'origine précise du christianisme n'est pas connue; +que les prétendus témoignages de Josèphe (_Antiq. jud._, lib. XVIII, c. +3) et de Tacite (_Annales_, lib. XV, c. 44) ont été interpolés vers le +temps du concile de Nikée, et que personne n'a encore mis en évidence le +fait radical, c'est-à-dire l'existence réelle du personnage qui a +occasioné le système. Sans cette existence néanmoins, il serait +difficile de concevoir l'apparition du système à son époque connue, +encore qu'il ne soit pas sans exemple en histoire de voir des +suppositions gratuites et absolues. Pour résoudre ce problème, vraiment +curieux et important, il faudrait qu'un esprit doué de sagacité, muni +d'instruction, et surtout d'impartialité, profitant des recherches déja +faites, y ajoutât un tableau comparatif de la doctrine des boudistes, et +spécialement de la secte de _Samana Gautama_, contemporain de Kyrus; +qu'il examinât quelle fut la facilité des communications de l'Inde avec +la Perse et la Syrie, surtout depuis le règne de Darius Hystaspe, qui, +selon Agathias et Ammien, consulta les sages de l'Inde, et introduisit +plusieurs de leurs idées chez les mages; quelle fut encore cette +facilité depuis Alexandre, sous les Séleucides, qui entretenaient des +relations diplomatiques avec les rois indiens, il verrait que, par suite +de ces communications, le système des samanéens put se répandre de +proche en proche jusqu'en Égypte; qu'il put être la cause déterminante +de la corporation des esséniens en Judée, etc,: alors il ne resterait +plus qu'à examiner si, toutes choses étant ainsi préparées, l'exaltation +générale des esprits n'a pas pu susciter un individu qui aurait rempli +le rôle désigné: soit que lui-même se fût cru et annoncé pour être le +_personnage_ attendu, soit que ce fût la multitude qui, enthousiasmée de +sa conduite, de sa doctrine et de ses prédications, lui en eût attribué +l'emploi. Dans l'un et l'autre cas, il serait conforme aux probabilités +humaines que des attroupements populaires eussent excité la surveillance +et l'inquiétude du gouvernement romain, et qu'enfin un incident +remarquable, tel que l'_entrée_ en Jérusalem, eût déterminé le préfet à +une mesure de rigueur, à un acte de sévice qui aurait brusquement +terminé ce drame (à peu près comme il est raconté), mais qui n'aurait +fait qu'accroître l'intérêt pour le personnage regretté, et par-là donné +lieu à des récits et à des associations dont le résultat cadrerait +parfaitement avec l'état de choses qui apparaît ensuite dans l'histoire. +Sans doute là où manque son témoignage positif, l'on ne pourrait établir +ce qu'on appelle _certitude morale_; mais par l'enchaînement des causes +et des effets, on pourrait arriver à un degré de _probabilité_ qui en +produirait l'effet; puisque d'ailleurs, avec les témoignages les plus +positifs, l'histoire n'a jamais de droit qu'aux plus ou moins grandes +probabilités. + +_Ibidem_, lig. 27. (_La doctrine intérieure_) Les boudistes ont deux +doctrines, l'une _publique_ et ostensible, l'autre _intérieure_ et +secrète, précisément comme les prêtres égyptiens. Pourquoi cette +différence? demandera-t-on. C'est que la doctrine _publique_ enseignant +les _offrandes_, les _expiations_, les _fondations_, etc., il est +_utile_ de la prêcher au peuple; au lieu que l'autre enseignant le +_néant_ et ne rapportant rien, il convient de ne la faire connaître +qu'aux adeptes. On ne peut classer plus évidemment les hommes en +_fripons_ et en _dupes_. + +Pag. 156, lig. 18. (_Voilà ce qu'a révélé notre Boudah._) Ce sont les +propres termes de _La Loubère_, dans sa Description du royaume de Siam +et de la théologie des _bonzes_. Leurs dogmes, comparés à ceux des +anciens philosophes de la Grèce et de l'Italie, retracent absolument +tout le système des stoïciens et des épicuriens, mêlé avec des +superstitions astrologiques et quelques traits du pythagorisme. + +Pag. 165, lig. 4. (_La barbarie originelle du genre humain._) C'est le +témoignage unanime de toutes les histoires, et même des légendes, que +les premiers hommes furent partout des sauvages, et que ce fut pour les +civiliser et leur apprendre à _faire du pain_, que les dieux se +manifestèrent. + +_Ibidem_, lig. 9. (_N'acquiert d'idées que par l'intermède de ses +sens_). Voilà précisément où ont échoué les anciens, et d'où sont venues +leurs erreurs: ils ont supposé les _idées de Dieu innées_, coéternelles +à l'ame; et de là toutes les rêveries développées dans Platon et +Iamblique. _Voy._ le _Timée_, le _Phédon_, et _de Mysteriis Ægyptiorum_, +sect. Ire, chap, 3. + +Pag. 170, lig. 21. (_Le témoignage de tous les anciens monuments._) Il +résulte clairement, dit Plutarque, des _vers d'Orphée_ et des livres +_sacrés_ des Égyptiens et des Phrygiens que la _théologie_ ancienne, +non-seulement des Grecs, mais en général de tous les peuples, ne fut +autre chose qu'un _système de physique, qu'un tableau des opérations de +la nature_, enveloppé _d'allégories mystérieuses et de symboles +enigmatiques_: de manière que la multitude ignorante s'attachât plutôt +au sens apparent qu'au sens caché, et que même dans ce qu'elle +comprenait de ce dernier, elle supposât toujours quelque chose de plus +profond que ce qui paraissait. _Plutarque, fragment d'un ouvrage perdu, +cité dans Eusèbe, Præpar. evang._ lib. III, chap. I, page 85. + +«La plupart des philosophes, dit _Porphyre_, et entre autres _Chæremon_ +(_qui vécut en Égypte dans le premier siècle de l'ère chrétienne_) ne +pensent pas qu'il ait jamais existé d'autre monde que celui que nous +voyons: et ils ne reconnaissent pas d'_autres dieux_, de tous ceux +qu'allèguent les Égyptiens, que ce que l'on appelle vulgairement les +_planètes_, les _signes du zodiaque_ et les _constellations_, qui jouent +avec eux en aspect (de _lever_ et de _coucher_); à quoi ils ajoutent +_leurs divisions_ de _signes_ en _décans_ ou _maîtres du temps_, qu'ils +appellent les _chefs forts et puissants_ dont les _noms_, les _vertus +curatives_ des maladies, les _couchers_, les _levers_, les _présages_ de +ce qui doit arriver, font la matière des almanachs (c'est-à-dire que les +prêtres égyptiens faisaient de véritables almanachs de _Mathieu +Laensberg_); car lorsque les prêtres disaient que le soleil était +l'_architecte_ de l'univers, Chæremon sentait que tous leurs récits sur +_Isis_ et sur _Osiris_, que toutes leurs fables sacrées se rapportaient +en partie aux planètes, aux phases de la lune; au cours du soleil, en +partie (_aux étoiles de_) l'hémisphère du jour et de la nuit, ou au +fleuve du Nil, en un mot, à des êtres physiques, naturels, et rien à des +êtres _immatériels_ et _dépourvus_ de corps... Tous ces philosophes +croient que les mouvements de notre volonté et de nos actions dépendent +de ceux des astres, qu'ils en sont dirigés; et ils se soumettent aux +lois d'une _nécessité_ (physique) qu'ils appellent _destin_ ou _fatum_, +supposant une chaîne (de causes et d'effets) qui lie, par je ne sais +quel lien, tous les hommes entre eux (depuis l'atome) jusqu'à la +puissance supérieure et à l'influence première de ces _dieux_; en sorte +que, soit dans les temples, soit dans les _simulacres_ ou _idoles_, ils +n'adorent autre chose que la _puissance de la destinée_,» (Porphyr. +_Epis. ad Ianebonem_.) + +Pag. 171, lign. 11. (_Exigea la connaissance des cieux._) Jusqu'à ce +jour on a répété, sur l'autorité indirecte de la _Genèse_, que +l'astronomie avait été inventée par les _enfants de Noé_. On a raconté +gravement que, pâtres errants dans les plaines de _Sennaar_, ils +employaient leur désoeuvrement à rédiger un système des cieux; comme si +des pâtres avaient _besoin_ de connaître plus que l'étoile polaire, et +comme si le _besoin_ n'était pas l'unique motif de toute invention! Si +les anciens pasteurs furent si studieux et si habiles, comment +arrive-t-il que les modernes soient si ignorants et si négligents? Or, +il est de fait que les Arabes du désert ne connaissent pas six +constellations, et qu'ils n'entendent pas un mot d'astronomie. + +Pag. 172, lign. 12. (_Des génies auteurs des biens et des maux._) Il +paraît que par le mot _genius_ les anciens ont entendu proprement une +_qualité_, une _faculté génératrice_, productrice; car tous les mots de +cette famille reviennent à ce sens: _generare_, _genos_, _genesis_, +_genus_, _gens_. + +«Les sabéens anciens et modernes, dit Maimonides, reconnaissent un dieu +principal, fabricateur du monde et possesseur du ciel; mais à cause de +son éloignement trop grand, ils le pensent inaccessible; et imitant la +conduite du peuple à l'égard des rois, ils emploient auprès de lui pour +médiateurs les _planètes_ et leurs _anges_, auxquels ils donnent le +titre de princes et de rois, et qu'ils supposent habiter dans ces corps +lumineux, comme dans des _palais_ ou _tabernacles_, etc.» (More +Nebuchim, pars III, c. 29.) + +_Ibidem_, lign. 28. (_Un sexe tiré du genre de son appellation._) Selon +qu'un objet se trouva du genre masculin ou féminin dans la langue d'un +peuple, le dieu qui porta son nom se trouva mâle ou femelle chez ce +peuple. Ainsi les Cappadociens disaient le _dieu Lunus_ et la _déesse +Soleil_; et ceci présente sans cesse les mêmes êtres sous des formes +diverses, dans la mythologie des anciens. + +Pag. 173, lig. 20. (_Ce qui contribue à la conservation de soi et de ses +semblables._) À ceci Plutarque ajoute que ces prêtres (égyptiens) ont +toujours fait le plus grand cas de la conservation de la santé..., et +qu'ils la regardent comme une condition nécessaire au service des dieux +et à la piété, etc. (Voy. _Isis_ et _Osiris_, à la fin.) + +_Ibidem_, lig. 26.(_Paraissent remonter au delà de quinze mille ans._) +L'orateur historien suit ici l'opinion du savant _Dupuis_, qui d'abord +en son mémoire sur l'_Origine des Constellations_, puis dans son grand +ouvrage sur l'_Origine de tous les Cultes_, à rassemblé une foule de +preuves que jadis la _balance_ était placée à l'équinoxe du printemps, +et le _belier_ à l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire que la _précession_ +des équinoxes a causé un déplacement de plus de sept signes. L'action de +ce phénomène est incontestable: les calculs les plus récents l'évaluent +à 50 secondes, 12 ou 15 tierces par an; donc chaque degré de signe +zodiacal est déplacé et _mis en arrière_, en 71 ans 8 ou 9 mois; donc un +signé entier, en 2152 ou 53 ans. Or si, comme il est de fait, le point +équinoxial du printemps fut juste au 1er degré du _belier_, l'an 388 +avant J.-C.; c'est-à-dire si, à cette époque, le soleil avait parcouru +et mis en arrière tout ce signe pour entrer dans les _poissons_, qu'il a +quittés de nos jours, il s'ensuit qu'il avait quitté le _taureau_ 2153 +ans auparavant, c'est-à-dire vers l'an 2540 avant J.-C., et qu'il y +était entré vers l'an 4692 avant J.-C. Ainsi, remontant de signe en +signe, le 1er degré du _belier_ avait été le point équinoxial +d'automne environ 12,912 ans avant l'an 388, c'est-à-dire 13,300 ans +avant l'ère chrétienne: ajoutez nos dix-huit siècles, vous avez 15,100 +ans, et de plus la quantité de temps et de siècles qu'il fallut pour +amener les connaissances astronomiques à ce degré d'élévation. +Maintenant remarquez que le culte du signe _taureau_ joue un rôle +principal chez les Égyptiens, les Perses, les Japonais, etc.; ce qui +indique à cette époque une marche commune d'idées chez ces divers +peuples. Les 5 ou 6000 ans de la Genèse ne font objection que pour ceux +qui y croient par éducation: (_Voy._ à ce sujet l'analyse de la Genèse, +dans le tom. Ier des _Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne_; +voy. aussi l'_Origine des Constellations_, par Dupuis, 1781; _l'Origine +des Cultes_, en 3 vol. in-4º, 1794, et le _Zodiaque chronologique_, +in-4º, 1806.) + +Pag. 176, lig. 2. (_Les noms des objets terrestres qui leur +répondaient._) «Les anciens, dit Maimonides, portant toute «leur +attention sur l'agriculture, donnèrent aux étoiles des «noms tirés de +leurs occupations pendant l'année.» (_More Neb._..., pars V.) + +Pag. 177, lig. 19. (_Tel fut le moyen d'appellation._) Les anciens +disaient: _crabiser_, _capriser_, _tortuiser_, comme nous disons +_serpenter_, _coqueter_; tout le langage a été construit sur ce +mécanisme. + +Pag. 179, lig. 26. (_En qui la vertu des astres s'était insérée._) «Les +anciens astrologues, dit le plus savant des Juifs (Maimonides), ayant +consacré à chaque planète une couleur, un animal, un bois, un métal, un +fruit, une plante, ils formaient de toutes ces choses une _figure_ ou +représentation de l'astre, observant pour cet effet de choisir un +_instant approprié, un jour heureux_, tel que la _conjonction_ ou tout +autre aspect favorable; par leurs cérémonies (magiques), ils croyaient +pouvoir faire passer dans ces _figures_ ou _idoles_ les influences des +êtres supérieurs (leurs modèles). C'étaient ces idoles qu'adoraient les +_Kaldéens-sabéens_: dans le culte qu'on leur rendait, il fallait être +vêtu de la couleur propre.... Ainsi, par leurs pratiques, les +astrologues introduisirent l'idolâtrie, _ayant pour objet de se faire +regarder comme les dispensateurs des faveurs des cieux_; et parce que +les peuples anciens étaient entièrement adonnés à l'agriculture, ils +leur persuadaient qu'ils avaient le pouvoir de disposer des _pluies_ et +des autres biens des saisons; ainsi, toute l'agriculture s'exerçait par +des règles d'astrologie, et les prêtres faisaient des talismans pour +chasser les sauterelles, les mouches, etc.» Voy. _Maimonides_, _More +Nebuchim_, pars 111, c. 9. + +«Les prêtres égyptiens, indiens, perses, etc., prétendent lier les dieux +à leurs idoles, les faire descendre du ciel à leur gré; ils menacent le +soleil et la lune de révéler les secrets des mystères, d'ébranler les +_cieux_, etc.» _Eusèbe, Præparat. evang._, pag. 198; et Iamblique, _de +Mysteriis Ægyptiorum_. + +Pag. 180, lign. 12. (_Fut censé en remplir les rôles astronomiques._) Ce +sont les propres paroles de Iamblique, _de Symbolis Ægyptiorum_, c. 2, +sect. 7. Il était le grand _Protée, le métamorphiste universel_. + +Pag. 181, lig. 22. (_Votre tonsure est le disque du soleil._) «Les +Arabes, dit Hérodote, lib. III, _se rasent la tête en rond et autour des +tempes_, ainsi que se la rasait, disaient-ils, Bacchus (qui est le +soleil).» Jérémie, c. 25, V. 23, parle de cette coutume. La touffe que +conservent les musulmans est encore prise du soleil, qui, chez les +Égyptiens, était peint, au solstice d'hiver, n'ayant plus _qu'un cheveu +sur la tête_. (_Votre étole est son zodiaque_). Les étoles de la déesse +de Syrie et de la Diane d'Éphèse, d'où dérive celle des prêtres, portent +les douze animaux du zodiaque. Les _chapelets_ se retrouvent dans toutes +les idoles indiennes, composées il y a plus de 4500 ans, et leur usage +est universel et immémorial en Asie. La _crosse_ est précisément le +bâton de _Bootes_ ou _Osiris_. (_Voy._ la planche III.) Tous les lamas +portent la mitre, ou bonnet _conique_, qui était l'emblème du soleil. + +Pag. 182, lig. 21. (_On en fit la vie historique d'Hercule._) _Voy._ +l'ouvrage de Dupuis, _Origine des Constellat_, et _Origine de tous les +Cultes_. + +Pag. 183, lig. 19. (La réunion de ces figures avait des sens convenus.) +Le lecteur verra sans doute avec plaisir plusieurs exemples des +hiéroglyphes des anciens. + +«Les Égyptiens, dit Hor-Apollo, désignent l'éternité par les figures du +soleil et de la lune. Ils figurent le monde par un serpent bleu à +_écailles jaunes_ (_les étoiles_; c'est le dragon chinois). S'ils +veulent exprimer l'année, ils représentent _Isis_, qui dans leur langue +se nomme aussi _Sothis_, ou la _canicule_, première des constellations, +par le lever de qui l'année commençait. Son inscription à Saïs était: +_C'est moi qui me lève dans la constellation du chien_. + +«Ils figurent aussi l'année par un _palmier_, et le mois par un +_rameau_, parce que, chaque mois, le palmier pousse une branche. + +«Ils la figurent encore par le quart d'un arpent. (L'arpent entier, +divisé en _quatre_, désignait la période bissextile de quatre ans: +l'abréviation de cette figure du champ quadripartite est visiblement la +lettre _ha_ ou _hêth_, septième de l'alphabet samaritain; les lettres +alphabétiques pourraient bien n'être que des abréviations d'hiéroglyphes +astronomiques, et par cette raison on aurait écrit de droite à gauche, +dans le sens de la marche des étoiles.) Ils désignent un _prophète_ par +l'image d'un _chien_, attendu que l'astre-chien (_Anoubis_) annonce par +son lever l'inondation. + +«Ils peignent l'inondation par un lion, parce qu'elle arrive sous ce +signe; et de là, dit Plutarque, l'usage des figures de lion vomissant de +l'eau à la porte des temples. + +«Ils expriment Dieu et la destinée par une étoile. Ils représentent +aussi Dieu, dit Porphyre, par une pierre _noire_, parce que sa nature +est _ténébreuse_, _obscure_. Toutes les choses blanches expriment les +dieux _célestes_, _lumineux_; toutes les _circulaires_ expriment le +monde, la _lune_, le _soleil_, les _orbites_; tous les _arcs_ et +_croissans_, la lune.... Ils figurent le _feu_ et les dieux de l'Olympe +par des _pyramides_ et des _obélisques_ (le nom du soleil, _Baal_, se +trouve dans ce dernier mot); le soleil par un _cône_ (la mitre +d'Osiris); la terre par un cylindre (qui roule); la puissance +génératrice (de l'air) par le _phallus_, et celle de la terre par un +triangle, emblème de l'organe femelle. (_Euseb., Præpar. evang._, p. +98.) + +«Le limon, dit Iamblique, _de Symbolis_, sect. 7, c. 2, désigne la +_matière_, la puissance _générative_ et _nutritive_; tout ce qui reçoit +la _chaleur_, la _fermentation_ de la vie. + +«Un homme assis sur le _lotos_ ou _nénuphar_ désigne l'_esprit moteur_ +(le soleil), qui, de même que cette plante vit dans l'eau sans toucher +au limon, existe pareillement séparé de la matière, nageant dans +l'espace, _se reposant sur lui-même_; _rond_ dans toutes ses parties, +comme le fruit, les feuilles et les fleurs du _lotos_. (Brahma a des +yeux de lotos, dit le _Chaster Néardisen_, pour désigner son +intelligence, son _oeil_, qui surnage à tout, comme la fleur du _lotos_ +sur l'eau.) Un homme au timon d'un vaisseau, continue Iamblique, désigne +le _soleil_ qui _gouverne_ tout. Et Porphyre nous dit que c'est encore +lui que représente un homme dans un vaisseau sur un crocodile (amphibie, +emblème de l'air et de l'eau.) + +«À Éléphantine on adorait une figure d'homme _assis, de couleur bleue_, +ayant une tête de _belier_, et des cornes de bouc qui embrassaient le +disque; le tout pour figurer la conjonction du soleil dans le belier +avec la lune. La couleur bleue désigne la puissance attribuée à la lune +dans cette conjonction, d'élever les eaux en _nuages_ (apud Euseb., +_Præpar. evang._, pag. 116). + +«L'épervier est l'emblème du _soleil_ et de la _lumière_, à raison de +son vol rapide et élevé au plus haut de l'air, où _abonde la lumière_. + +«Le poisson est l'emblème de l'aversion, et l'hippopotame de la +violence, parce que, dit-on, il tue son père et viole sa mère. De là, +dit Plutarque, l'inscription hiéroglyphique du temple de Saïs, où l'on +voit peints sur le vestibule, 1º un enfant, 2º un vieillard, 3º un +épervier, 4º un poisson, et 5º un hippopotame; ce qui signifie: 1º +arrivants (à la vie), et 2º partants, 3º dieu, 4º hait, 5º l'injustice. +(Voyez _Isis_ et _Osiris_.) + +«Les Égyptiens, ajoute-t-il, peignent le _monde_ par un scarabée, parce +que cet insecte pousse à contre-sens de sa marche une boule qui contient +ses _oeufs_, comme le ciel des fixes pousse le _soleil_ (jaune de l'oeuf) +à contre-sens de sa rotation. + +«Ils peignent le monde par le nombre _cinq_, qui est celui des éléments, +savoir, dit Diodore, la terre, l'eau, l'air, le feu et l'éther ou +_spiritus_ (ils sont les mêmes chez les Indiens); et, selon les +mystiques, dans Macrobe, ce sont le Dieu suprême ou premier mobile, +l'intelligence ou _mens_ née de lui, l'ame du monde qui en procède, les +sphères célestes et les choses terrestres. De là, ajoute Plutarque, +l'analogie de _penté_, _cinq_ (en grec), à _Pan_, le _tout_. + +«L'âne, dit-il encore, désigne _Typhon_, parce qu'il est de couleur +_rousse_, comme lui: or, Typhon est tout ce qui est _bourbeux_, +limoneux» (et j'observerai qu'en hébreu, _limon_, couleur _rousse_, et +_âne_, sont des mots formés de la même racine _hamr_). De plus, +Iamblique nous a dit que le _limon_ désignait la _matière_, et il ajoute +ailleurs que tout _mal_, toute _corruption_ viennent de la matière; ce +qui, comparé au mot de Macrobe, _tout est périssable_, sujet au +changement dans la sphère céleste, nous donne la théorie du système +d'abord physique, puis moralisé, dû _bien_ et du _mal_ des anciens. +(_Voy._ encore le Mémoire _sur le zodiaque de Dendera_, que le savant +Dupuis a inséré dans le journal intitulé: _Revue philosophique_, année +1801.) + +Pag. 187, lig. 1. (_Une cause insensée de superstition._) C'est le +propre texte de Plutarque, qui raconte que ces divers cultes furent +donnés par un roi d'Égypte, aux différentes villes, pour les désunir et +les asservir (et ces rois étaient pris dans la caste des prêtres). V. +_Isis_ et _Osiris_. + +Pag. 189, lig. 15. (_Dans la projection de la sphère que traçaient les +prêtres astronomes._) Les anciens prêtres eurent trois espèces de +projection, qu'il est utile de faire connaître au lecteur. + +«Nous lisons dans _Eubulus_, dit Porphyre, que _Zoroastre_ fut le +premier qui, ayant choisi dans les montagnes voisines de la Perse une +caverne agréablement située, la consacra à _Mithra_ (le soleil), +_créateur_ et _père_ de toutes choses, c'est-à-dire qu'ayant partagé cet +antre en divisions géométriques qui représentaient les _climats_ et les +_éléments_, il imita en petit l'ordre et la disposition de l'univers par +_Mithra_. Après Zoroastre, ce devint un usage de consacrer les antres à +la célébration des _mystères_; en sorte que, de même que les temples +sont affectés aux dieux célestes, les autels champêtres aux héros et aux +dieux terrestres, les souterrains aux dieux _infernaux_ (inférieurs); de +même les _antres_ et les grottes furent spécialement attribués au +_monde_, à l'_univers_ et aux nymphes: de là est venue à Pythagore et à +Platon l'idée d'appeler le _monde_ une _caverne_, un _antre_. +(_Porphyre_, _De antro Nympharum_.) + +Voici donc une première projection en relief; et quoique les _Perses_ +aient fait honneur de son invention à Zoroastre, on peut assurer qu'elle +eut lieu chez les Égyptiens, et que même étant la plus simple, elle dut +y être la plus ancienne; les cavernes de Thèbes, remplies de peintures, +autorisent ce sentiment. + +En voici une seconde. «Les _prophètes_ ou _hiérophantes_ des Égyptiens, +dit l'évêque Synnesius, qui avait été _initié_ aux mystères, ne +permettent pas aux ouvriers ordinaires de faire les idoles ou images des +dieux; mais ils descendent eux-mêmes dans les _antres_ sacrés, où ils +ont des coffres cachés, qui renferment certaines _sphères_ sur +lesquelles ils composent ces images en secret et à l'insu du _peuple_, +qui méprise les choses simples et naturelles, et qui veut des _prodiges_ +et des _fables_.» (_Syn., in Calvit._) C'est-à-dire que les prêtres +avaient des sphères armillaires comme les nôtres; et ce passage, si +concordant avec celui de Chérémon, nous donne la clé de toute leur +_théologie astrologique_. + +Enfin, ils avaient des _plans plats_, dans le genre de la planche III; +avec cette différence, que leurs plans, très-compliqués, portaient +toutes leurs divisions fictives de _décans_ et _sous-décans_, avec les +indications (hiéroglyphiques) de leurs influences. Kirker en a donné une +copie dans son OEdipe égyptien, et Gébelin un fragment figuré dans son +volume du calendrier (sous le nom de _Zodiaque_ égyptien). Les anciens +Égyptiens, dit l'astrologue _Julius Firmicus_ (_Astron_., lib. II, c. 4, +et lib. IV, c. 16), divisent chaque signe du zodiaque en trois sections; +et chaque section fut sous la direction d'un être fictif, qu'ils +appelèrent _décan_ ou _chef de dixaine_; en sorte qu'il y eut trois +_décans_ par mois et trente-six par an. Or, ces _décans_, qui furent +aussi appelés _dieux_ (Théoi), règlent les destinées des hommes..., et +ils étaient spécialement placés dans certaines étoiles.... Dans la suite +on imagina en chaque dixaine trois autres _dieux_, que l'on appela les +_dispensateurs_; de sorte qu'il y en eut neuf par mois, qui furent +encore divisés en un nombre infini de _puissances_. (Les Perses et les +Indiens firent leurs sphères sur des plans semblables; et si l'on +dressait un tableau de la description qu'en donne Scaliger à la fin de +Manilius, l'on y verrait précisément la définition de leurs +hiéroglyphes, car chaque article en est un.) + +_Ibidem_, lig. 18. (_L'hémisphère d'hiver lui était antipode._) Voilà +précisément pourquoi le nom d'Ahrimanes était toujours écrit par les +Perses renversé ainsi: _Ahrimân [note du transcripteur: mot en sens dessus dessous +en arrière.]_. + +Pag. 190, lig. 12. (_Typhon, c'est-à-dire le déluge, à raison des +pluies._) Typhon, prononcé _touphon_ par les Grecs, est précisément le +_touphan_ arabe, qui veut dire _déluge_; et tous ces déluges des +_mythologies_ ne sont, tantôt que l'_hiver_ et les pluies, et tantôt le +débordement du Nil; de même que les prétendus _incendies_ qui doivent +terminer le _monde_, ne sont que la _saison_ d'été. Voilà pourquoi +Aristote, _De meteoris_, lib. 1, c. 14, dit que l'hiver de la grande +année cyclique est un _déluge_, et son été un _incendie_. «Les +Égyptiens, dit Porphyre, emploient chaque année un talisman en _mémoire_ +du monde; au solstice d'été, ils marquent de _rouge_ les _maisons_, les +_troupeaux_, les _arbres_, disant que ce jour-là tout le monde a été +_incendié_. C'était aussi alors que se célébrait la danse _pyrrhique_ ou +de l'_incendie_.» (Et ceci explique l'origine des purifications par le +feu et par l'eau, car ayant appelé le tropique du cancer _portes des +cieux_ et de la _chaleur_ ou _feu_ céleste, et celui du capricorne +_porte du déluge_ ou de _l'eau_, il fut censé que les esprits ou ames +qui passaient par ces portes pour aller et venir aux cieux, étaient +_rôtis_ ou _baignés_: de là le _baptême_ de Mithra, et le passage à +travers les flammes, pratiqués dans tout l'Orient long-temps avant +Moïse.) + +_Ibidem_, lig. 14. (_Dans la Perse_, _en un temps postérieur._) Dans un +temps postérieur, c'est-à-dire lorsque le belier devint le signe +équinoxial, ou plutôt lorsque le dérangement du ciel eut fait apercevoir +que ce n'était plus le taureau. + +Pag. 191, lig. 11. (_Tous les actes religieux du genre gai._) Toutes les +fêtes anciennes, relatives au retour ou à l'exaltation du soleil, +portaient ce caractère: de là les _hilaria_ du calendrier romain au +_passage_ (pascha) de l'équinoxe vernal. Les danses étaient des +imitations de la marche des planètes. Celle des derviches la figure +encore aujourd'hui. + +_Ibid._, lig. 17. (_Tous les actes religieux du genre triste._) On +n'offre, dit Porphyre, de sacrifices sanglants qu'aux démons et aux +génies malfaisants, pour détourner leur colère.... Les démons aiment le +sang, l'_humidité_, la puanteur. _Apud Euseb._, _Præp. evang._, p. 173. + +«Les Égyptiens, dit Plutarque, n'offrent de victimes sanglantes qu'à +Typhon. On lui immole un boeuf roux; et l'animal de sacrifice est un +animal exécré, chargé de tous _les péchés du peuple_ (le bouc de +Moïse).» Voyez _De Iside et Osiride_. + +(_Ce partage des animaux en sacrés et abominables._) Strabon dit, à +l'occasion de Moïse et des Juifs: «De la superstition sont nées les +prohibitions de certaines viandes et les circoncisions.»--Et j'observe, +à l'égard de cette dernière pratique, que son but était d'enlever au +symbole d'Osiris (phallus) l'_obstacle_ prétendu de la fécondation: +obstacle qui portait le sceau de Typhon, «dont la nature, dit Plutarque, +est tout ce qui _empêche, s'oppose, fait obstruction_.» + +Pag. 197, lig. 6. (_Les heureux n'y donneront point d'ombre._) Il est à +ce sujet un passage de Plutarque si intéressant et si explicatif de tout +ce système, que le lecteur nous saura gré de le lui citer en entier; +après avoir dit que la théorie du _bien_ et du _mal_ avait de tout temps +exercé les physiciens et les théologiens: «Plusieurs, ajoute-t-il, +croient qu'il y a deux dieux dont le penchant opposé se plaît, l'un au +_bien_, et l'autre au _mal_; ils appellent spécialement _dieu_ le +premier, et _génie_ ou _dæmon_ le second. Zoroastre les a nommés +_Oromaze_ et _Ahrimanes_, et il a dit que de tout ce qui tombe sous nos +sens, la lumière est l'être qui représente le mieux l'un; les ténèbres +et l'ignorance, l'autre. Il ajoute que _Mithra_ leur est +_intermédiaire_; et voilà pourquoi les Perses appellent _Mithra_ le +_médiateur_ ou l'_intermédiaire_. Chacun de ces dieux a des plantes et +des animaux qui lui sont particulièrement consacrés: par exemple, les +chiens, les oiseaux, les hérissons, sont affectés au bon génie; tous les +animaux _aquatiques_ au mauvais. + +Les Perses disent encore qu'Oromaze naquit ou fut formé de la lumière la +plus pure; Ahrimanes, au contraire, des ténèbres les plus épaisses; +qu'Oromaze fit _six_ dieux aussi bons que lui, et qu'Ahrimanes leur en +opposa six méchants; qu'ensuite _Oromaze se tripla_ (Hermès +trismégiste), et s'éloigna du soleil autant que le soleil est éloigné de +la terre, et qu'il fit les étoiles, et entre autres _Sirius_, qu'il +plaça dans les cieux comme un _gardien_ et une _sentinelle_. Or, il fit +encore vingt-quatre autres dieux, qu'il plaça dans un _oeuf_; mais +Ahrimanes en créa vingt-quatre autres qui percèrent l'_oeuf_, et alors +les biens et les maux furent mêlés (dans l'univers). Mais enfin +Ahrimanes doit être un jour vaincu, et la terre deviendra _égale_ et +_aplanie_, afin que tous les hommes vivent heureux. + +Théopompe ajoute, d'après les livres des mages, que tour à tour l'un de +ces dieux domine tous les trois mille ans, pendant que l'autre a du +_dessous_; qu'ensuite ils combattent à armes égales pendant trois autres +mille ans; mais enfin que le mauvais génie doit succomber (sans retour). +_Alors les hommes deviendront heureux, et ne donneront point d'ombre._ +Or, le dieu qui médite ces choses, se repose en attendant qu'il lui +plaise de les exécuter.» (_De Iside et Osiride._) + +L'allégorie se montre à découvert dans tout ce passage. L'oeuf est la +sphère des fixes, le _monde_; les six dieux d'Oromaze sont les six +signes d'été; les six signes d'Ahrimanes, les six signes d'hiver. Les +quarante-huit dieux créés ensuite sont les quarante-huit constellations +de la sphère ancienne, partagée également entre Ahrimanes et Oromaze. Le +rôle de _Sirius_, _gardien_, _sentinelle_, décèle l'origine égyptienne +de ces idées; enfin cette expression, que la terre deviendra _égale_ et +_aplanie_, et que les _hommes heureux ne donneront point d'ombre_, nous +montre que le _paradis véritable_ était l'_équateur_. + +_Ibidem_, lig. 15. (_Les cérémonies de l'antre de Mithra._) Dans les +antres factices que les prêtres pratiquèrent partout, on célébrait des +mystères qui consistaient, dit Origène contre Celse, _à imiter les +mouvemens des astres_, des _planètes_ et de tous les cieux. Les initiés +portaient des noms de constellations, et prenaient des figures +d'animaux. L'un était déguisé en lion, l'autre en corbeau, celui-ci en +belier. De là les masques de la première comédie. Voy. _Antiq. +dévoilée_, tom. II pag. 244. Dans les mystères de Cérès, le chef de la +_procession_ s'appelait le _créateur_; le porteur de flambeau, le +_soleil_; celui qui était près de l'autel, la _lune_; le héraut ou +diacre, _Mercure_. En Égypte, il y avait une fête où des hommes et des +femmes représentaient l'_année_, le _siècle_, les _saisons_, les parties +du jour, et ils suivaient Bacchus. (Athénée, lib. V, c. 7.) Dans l'antre +de _Mithra_ il y avait une échelle à sept échelons ou degrés, figurant +les sept sphères des planètes, par ou montaient et descendaient les +_ames_; c'est précisément l'échelle de la vision de Jacob; ce qui +indique, à cette époque, tout le système formé. Il y a à la Bibliothèque +royale un superbe volume de peinture des dieux de l'Inde, où l'échelle +se trouve representée avec les ames qui y montent, _planche dernière_. + +_Voy._ l'astronomie ancienne par Bailly, où nos assertions sur les +connaissances des prêtres sont amplement prouvées. + +Pag. 200, lig. 1. (_Dont toutes les parties avaient une liaison +intime._) Ce sont les propres paroles de Iamblique. _De myst. Ægypt._ + +_Ibidem_, lig. 4. (_Un fluide iégn, électrique._) Plus je considère ce +que les anciens ont entendu par _æther_ et _esprit_, et ce que les +Indiens nomment l'_akache_, plus j'y trouve d'analogie avec le fluide +électrique. Un fluide lumineux remplissant l'univers, composant la +matière des astres, principe de mouvement et de chaleur, ayant des +molécules rondes, lesquelles s'insinuant dans un corps, le remplissent +en s'y dilatant, quelle que soit son étendue: quoi de plus ressemblant à +l'électricité? + +_Ibidem_, lig. 7. (_Le coeur ou le foyer._) Les physiciens, dit Macrobe, +appelèrent le soleil coeur du monde, c. 20, _Som._ _Scip._ Les +Égyptiens, dit Plutarque, appellent l'orient le _visage_, le nord le +_côté droit_, le midi le _côté gauche_ du monde (parce que le coeur y est +placé). Sans cesse ils comparaient l'univers à un _homme_, et de là le +_Microcosme_ si célèbre des _alchimistes_. Observons, en passant, que +les alchimistes, les cabalistes, les francs-maçons, les magnétiseurs, +les martinistes, et tous les visionnaires de ce genre, ne sont que des +disciples égarés de cette école antique. Consultez, encore le +pythagoricien _Ocellus Lucanus_, et l'OEdipus Ægypliacus de Kirker, t. +II, page 205. + +_Ibidem_, lig. 28. (_Dans l'éther, au milieu de la voûte des cieux._) +Cette comparaison à un jaune d'oeuf porte, 1º sur l'analogie de la figure +_ronde_ et _jaune_; 2º sur la situation au _milieu_; 3º sur le _germe_ +ou principe de vie placé dans le jaune. La figure ovale serait-elle +relative à l'_ellipse des orbites_? Je suis porté à le croire. Le mot +_orphique_ offre d'ailleurs une remarque nouvelle. Macrobe dit (_Som. +Scipion._, c. 14 et c. 20) que le soleil est la _cervelle_ de l'univers, +et que c'est par analogie que dans l'homme le crâne est _rond_, comme +l'astre siége de l'intelligence: or, le mot _ærph_ (par aïn) signifie en +hébreu le cerveau et son _siège_ (cervix); alors _Orphée_ est le même +que _Bedou_ ou _Baits_; et les _bonzes_ sont ces mêmes _orphiques_ que +Plutarque nous peint comme des charlatans qui ne mangeaient point de +viande, vendaient des talismans, des pierres, etc., et trompaient les +particuliers et même les gouvernements. Voy. _un savant Mémoire de +Fréret, sur les Orphiques. Acad des Inscrip._ tom. XXIII, in-4º. + +Pag. 201, lig. 10. (_Sur là tête une sphère d'or._) _Voy._ Porphyre, +dans Eusèbe, _Præpar. evangel._, lib. III, pag., 115. + +Pag. 203, lig. 13. (_De la tout le système de l'immortalité de l'ame._) +Dans le système des premiers spiritualistes, l'ame n'était point créée +avec le corps, ou en même temps que lui, pour y être insérée; elle +existait antérieurement et de toute éternité. Voici, en peu de mots, la +doctrine qu'expose Macrobe à cet égard. _Som. Scip. passim_. + +«Il existe un fluide _lumineux, igné, et très subtil_, qui, sous le nom +d'_æther_ et de _spiritus_, remplit l'univers; il compose la substance +du soleil et des astres; il est le principe et l'_agent essentiel_ de +tout mouvement, de toute vie; il est la Divinité. Quand un corps doit +être animé sur la terre, une molécule _ronde_ de ce fluide gravite par +la voie lactée vers la sphère lunaire; et parvenue là, elle se combine +avec un air plus grossier, et devient propre à s'associer à la matière: +alors elle entre dans le corps qui se forme, le remplit tout entier, +l'anime, croît, souffre, grandit et diminue avec lui: lorsque ensuite il +périt et que ses éléments grossiers se dissolvent, cette molécule +_incorruptible_ s'en sépare, et elle se réunirait de suite au grand +océan de l'éther, si sa combinaison avec _l'air_ lunaire ne la retenait: +c'est cet air (ou _gaz_) qui, conservant les formes du corps, reste dans +l'état d'ombre ou de fantôme, image parfaite du défunt. Les Grecs +appelaient cette ombre l'_image_ ou l'_idole_ de l'ame; les +pythagoriciens la nommaient son _char_, son _enveloppe_; et l'école +rabbinique son vaisseau, sa nacelle. Lorsque l'homme avait bien vécu, +cette ame entière, c'est-à-dire, son _char_ et son _éther_, remontaient +à la lune, où il s'en faisait une séparation; le _char_ vivait dans +l'élysée _lunaire_, et l'_éther_ retournait aux _fixes_, c'est-à-dire à +_Dieu_; car, dit Macrobe, plusieurs appellent _Dieu_ le ciel des fixes +(c. 14). + +«Si l'homme n'avait pas bien vécu, l'ame restait sur terre pour se +purifier, et elle errait çà et là à la manière des ombres d'Homère, qui +connut toute cette doctrine, en Asie, trois siècles avant que Phérécyde +et Pythagore l'eussent rajeunie en Grèce. Hérodote dit, à cette +occasion, que tout le _roman de l'ame et de ses transmigrations a été +inventé par les Égyptiens_, et répandu en Grèce par des hommes qui s'en +sont prétendus les auteurs. Je sais leurs noms, dit-il, mais je veux les +taire (lib. II). Cicéron y supplée, en nous apprenant positivement que +ce fut Phérécyde, maître de Pythagore (_Tuscul._, lib. I, § 16). Dans la +Syrie et dans la Judée, nous trouvons une preuve palpable de son +existence, cinq siècles avant Pythagore, en cette phrase de Salomon, où +il dit: «Qui sait si l'esprit de l'homme monte dans les régions +supérieures? Pour moi, méditant sur la condition des hommes, j'ai vu +qu'elle était la même que celle des animaux. Leur fin est la même; +l'homme périt comme l'animal; ce qui reste de l'un n'est pas plus que ce +qui reste de l'autre; tout est néant.» _Eccles._, c. III, V. II. + +Et telle avait été l'opinion de Moïse, comme l'a bien observé le +traducteur d'Hérodote (Larcher, dans sa première édition, note 389 du +liv. II), où il dit aussi que _l'immortalité_ ne s'introduisit chez les +Hébreux que par la communication des Assyriens. Du reste, tout le +système pythagoricien, bien analysé, n'est qu'un pur système de physique +mal entendu. + +Pag. 206, lig. 27. (_Ses noms mêmes, tous dérivés._) En dernière +analyse, tous les noms de la Divinité reviennent à celui d'un _objet +matériel_ quelconque, qui en fut censé le siège. Nous en avons vu une +foule d'exemples: donnons-en un encore dans notre propre mot _dieu_. Ce +terme, comme on le sait, est le _deus_ des Latins, qui lui-même est le +_theos_ des Grecs. Or, de l'aveu de Platon (_in Cratylo_), de Macrobe +(_Saturn._ lib. I, c. 24), et de Plutarque (_Isis et Osiris_), sa racine +est _théin_, qui signifie _errer_, comme _planéin_; c'est-à-dire qu'il +est synonyme à _planètes_, parce que, ajoutent ces auteurs, _les anciens +Grecs, ainsi que les barbares, adoraient spécialement les planètes_. Je +sais que l'on a beaucoup décrié cette recherche des étymologies; mais +si, comme il est vrai, les _mots_ sont les _signes_ représentatifs des +_idées_, la généalogie des uns devient celle des autres, et un bon +dictionnaire étymologique serait la plus parfaite _histoire_ de +l'entendement humain. Seulement il faut porter dans cette recherche des +précautions que l'on n'a pas prises jusqu'à ce jour, et entre autres il +faut avoir fait une comparaison exacte de la valeur des lettres des +divers alphabets. Mais, pour continuer notre sujet, nous ajouterons que +dans le phénicien, le mot _thàh_ (par aïn) signifié aussi _errer_, et +qu'il paraît être la source de _théin_: si l'on veut que _déus_ dérive +du grec _Zeus_, nom propre de _Youpiter_, ayant pour racine _zaw, je +vis_, il reviendra précisément au sens de _you_, qui signifiera l'ame du +monde, le _feu principe_. _Div-us_, qui ne signifie que _génie_, _dieu_ +du second ordre, me paraît venir de l'oriental _div_ pour _dib_, _loup_ +et _chacal_, l'un des emblèmes du _soleil_. À Thèbes, dit Macrobe, _le +soleil était peint sous la forme d'un loup_ ou _chacal_ (car il n'y a +pas de _loups_ en Égypte). La raison de cet emblème est sans doute que +le _chacal_ annonce par ses cris le lever du soleil, ainsi que le coq; +et cette raison se confirme par l'analogie du mot _lykos_, _loup_, et +_lyké_, _lumière du matin_, d'où est venu _lux_. + +_Dius_, qui s'entend aussi du soleil, doit venir de _dîh_, _épervier_. +«Les Égyptiens, dit Porphyre (_Euseb., Præp. evang., p._ 92), peignent +le soleil sous l'emblème d'un _épervier_, parce que cet oiseau vole au +plus haut des airs, où abonde la lumière.» Et, en effet, on voit sans +cesse au Kaire des milliers de ces oiseaux planer dans l'air, d'où ils +ne descendent que pour importuner par leur cri qui imite la syllabe +_dîh_; et ici comme dans l'exemple précédent, se retrouve l'analogie des +mots _dies_, _jour_, _lumière_, et _dius_, _dieu_, _soleil_. + +Pag. 207, lig. 16. (_Hâtèrent par leurs disputes le progrès des sciences +et des découvertes._) L'une des preuves les plus plausibles que ces +systèmes furent inventés en Égypte, réside surtout en ce que ce pays est +le seul où l'on voie un corps complet de doctrine formé dès la plus +haute antiquité. + +Clément d'Alexandrie nous a transmis (_Stromat_. lib. VI) un détail +curieux de 42 volumes que l'on portait dans la procession d'Isis. «Le +chef, dit-il, ou chantre, porte un des instruments, symboles de la +musique, et deux livres de Mercure, contenant, l'un des hymnes aux +dieux, l'autre la liste des rois. Après lui l'_horoscope_ (l'observateur +du temps) porte une palme et une horloge, symboles de l'astrologie; il +doit savoir par coeur les quatre livres de Mercure qui traitent de +l'astrologie, le premier sur l'ordre des planètes, le second sur les +levers du soleil et de la lune, et les deux autres sur les levers et +aspects des astres. L'_écrivain sacré_ vient ensuite, ayant des plumes +sur la tête (comme _Kneph_), et en main un livre, de l'encre et un +_roseau_ pour écrire (ainsi que le pratiquent encore les Arabes); il +doit connaître les _hiéroglyphes_, la description de l'univers, le cours +du soleil, de la lune, des planètes; la division de l'Égypte (en 36 +nomes), le cours du Nil, les instruments, les ornements sacrés, les +lieux saints, les mesures, etc. Puis vient le _porte-étole_, qui porte +la coudée de _justice_, ou mesure du Nil, et un _calice_ pour les +libations: dix volumes concernent les sacrifices, les hymnes, les +prières, les offrandes, les cérémonies, les fêtes. Enfin arrive le +_prophète_, qui porte dans son sein et à découvert une _cruche_: il est +suivi par ceux qui portent les _pains_ (comme aux noces de Cana). Ce +prophète, en qualité de président des mystères, apprend dix (autres) +volumes sacrés qui traitent des lois, des dieux et de toute la +discipline des prêtres, etc. Or, il y a en tout quarante-deux volumes, +dont trente-six sont appris par ces personnages; les six autres sont du +ressort des _pastophores_: ils traitent de la médecine, de la +construction du corps humain (l'anatomie), des maladies, des +médicaments, des instruments, etc.» + +Nous laissons au lecteur à déduire toutes les conséquences d'une +pareille encyclopédie. On l'attribuait à Mercure; mais Iamblique nous +avertit que tout livre composé par les prêtres était dédié à ce _dieu_, +qui, à titre de génie ou décan _ouvreur_ du zodiaque, présidait à +l'ouverture de toute entreprise: c'est le _Janus_ des Romains, le +_Guianesa_ des Indiens, et il est remarquable que _Ianus_ et _Guianes_ +sont homonymes. Du reste, il paraît que ces livres sont la source de +tout ce que nous ont transmis les Latins et les Grecs dans toutes les +sciences, même en _alchimie_, en nécromancie, etc. Ce que l'on doit le +plus regretter est la partie de l'hygiène et de la diététique, dans +lesquelles il paraît que les Égyptiens avaient réellement fait de grands +progrès et d'utiles observations. + +Pag. 208, lig. 18. (_Son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien._) «À +une certaine époque, dit Plutarque (_De Iside_), tous les Égyptiens font +peindre leurs dieux-animaux. Les Thébains sont les seuls qui ne paient +pas de peintres, parce qu'ils adorent un dieu dont les formes ne tombent +pas sous les sens et ne se figurent point.» Et voilà le dieu que Moïse, +élevé à Héliopolis, adopta par préférence, mais qu'il n'inventa point. + +_Ibid._, lig. 20. (_Et Yahouh, décelé par son propre nom_.) Telle est la +vraie prononciation du _Jehovah_ de nos modernes, qui choquent en cela +toutes les règles de la critique, puisqu'il est constant que les +anciens, surtout les orientaux Syriens et Phéniciens, ne connurent +jamais ni le _Jé_ ni le _v_, venus des Tartares. L'usage subsistant des +Arabes, que nous rétablissons ici, est confirmé par Diodore, qui nomme +_Iaw_ le _dieu_ de Moïse (lib. I); et l'on voit que _Iaw_ et _Iahouh_ +sont le même mot: l'identité se continue dans celui de _Ioupiter_; mais +afin de la rendre plus complète, nous allons la démontrer par le sens +même. + +En hébreu, c'est-à-dire dans l'un des dialectes de la langue commune à +la basse Asie, le mot _Yahouh_ équivaut à notre périphrase _celui qui +est lui, l'être existant_, c'est-à-dire _le principe de la vie_, le +_moteur_ ou même le _mouvement_ (l'ame universelle des êtres). Or, +qu'est-ce que Jupiter? Écoutons les Latins et les Grecs expliquant leur +théologie: «Les Égyptiens,» dit Diodore d'après Manethon, prêtre de +Memphis, «les Égyptiens, donnant des noms aux _cinq éléments_, ont +appelé l'_esprit_ (ou éther) _Youpiter_, à raison du _sens propre de ce +mot_; car l'_esprit_ est la _source de la vie_, l'auteur du _principe +vital_ dans les animaux; et c'est par cette raison qu'ils le regardèrent +comme le _père_, le _générateur des êtres_. Voilà pourquoi Homère dit +_père_ et _roi_ des hommes et des dieux.» (_Diod._, lib. I, sect. I.) + +Chez les théologiens, dit Macrobe, Youpiter est l'ame du monde; de là le +mot de Virgile: _Muses_, commençons par _Youpiter_: tout est plein de +_Youpiter_ (_Songe de Scipion_, c. 17); et dans les _Saturnales_, il +dit: _Jupiter est le soleil lui-même_; c'est encore ce qui a fait dire à +Virgile: «L'esprit alimente la vie (des êtres), et l'_ame_ répandue dans +les vastes membres (de l'univers) en agite la masse, et ne forme qu'un +corps immense.» + +«Youpiter,» disent les vers très-anciens de la secte des orphiques nés +en Égypte, vers recueillis par Onomacrite, au temps de Pisistrate; +«Youpiter, que l'on peint la foudre à la main, est le commencement, +l'origine, la fin et le milieu de toutes choses: puissance une et +universelle, il régit tout, le ciel, la terre, le feu, l'eau, les +éléments, le jour, la nuit. Voilà ce qui compose son corps immense; ses +yeux sont le soleil et la lune; il l'éternité, l'espace. Enfin, ajoute +Porphyre, Jupiter est le _monde_, l'_univers_, ce qui constitue +l'existence et la vie de tous les êtres. Or, continue le même auteur, +comme les philosophes dissertaient sur la nature et les parties +constituantes de ce _dieu_, et qu'ils n'imaginaient aucune figure qui +représentât tous ses attributs, ils le peignirent sous l'apparence d'un +homme.... Il est _assis_, pour faire allusion à son essence immuable; il +est découvert dans la partie supérieure du corps, parce que c'est dans +les parties supérieures de l'univers (les astres) qu'il s'offre le plus +à découvert. Il est couvert depuis la ceinture, parce qu'il est le plus +voilé dans les choses terrestres. Il tient un sceptre de la main gauche, +parce que le coeur est de ce côté, et que le coeur est le siége de +l'entendement, qui (dans les hommes) règle toutes les actions.» (Voy. +_Euseb._, _Præpar. evang._, page 100.) + +Enfin, voici un passage du géographe philosophe Strabon, qui lève tous +les doutes sur l'identité des idées de Moïse et de celles des +théologiens païens. + +«Moïse, qui fut un des prêtres égyptiens, enseigna que c'était une +erreur monstrueuse de représenter la Divinité sous les formes des +animaux, comme faisaient les Égyptiens, ou sous les traits de l'homme, +ainsi que le pratiquent les Grecs et les Africains: cela seul est la +_Divinité_, disait-il, qui compose le ciel, la terre et tous les êtres, +ce que nous appelons le _monde_, l'_universalité_ des _choses_, la +_nature_; or, personne d'un esprit raisonnable ne s'avisera d'en +représenter l'image par celle de quelqu'une des choses qui nous +environnent. C'est pourquoi, rejetant toute espèce de simulacres +(idoles), Moïse voulut qu'on adorât cette Divinité sans emblème et sous +sa propre nature; il ordonna qu'on lui élevât un temple digne d'elle, +etc.» _Geograph._, lib. XVI, pag. 1104, édit. de 1707. + +La théologie de Moïse n'a donc point différé de celle des sectateurs de +l'_ame du monde_, c'est à-dire des _stoïciens_, et même des Épicuriens. + +Quant à l'histoire de Moïse, Diodore la présente sous un jour naturel, +quand il dit, lib. XXXIV et XL, «que les Juifs furent chassés d'Égypte +dans un temps de disette, où le pays était surchargé d'étrangers, et que +Moïse, homme supérieur par sa prudence et par son courage, saisit cette +occasion pour établir sa nation dans les montagnes de Judée.» À l'égard +des six cent mille hommes armés que l'_Exode_ lui donne, c'est une +erreur de copiste, dont le lecteur trouvera la démonstration tirée des +livres mêmes, au tom. 1er des _Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne_, pag. 162 et suivantes. + +_Ibid._, lig. 25. (_Sous le nom d'Éi._) C'était le monosyllabe écrit sur +la porte du temple de Delphes. Plutarque en a fait le sujet d'un traité. + +Pag. 209, lig. 13. (_Le nom d'Osiris même._) Il se trouve en propres +termes au chap. 32 du _Deutéronome_. «Les ouvrages de _Tsour_ sont +parfaits.» On a traduit _Tsour_ par _créateur_; en effet, il signifie +donner des _formes_; et c'est l'une des définitions d'_Osiris_ dans +Plutarque. + +Pag. 213, lig. 23. (_Satan, l'archange Michel._) «Les noms des anges et +des mois, tels que Gabriel, Michel, Yar, Nisan, etc., vinrent de +Babylone avec les Juifs,» dit en propres termes le Talmud de Jérusalem. +Voyez _Beausobre, Hist. du Manich._, tom. II, pag. 624, où il prouve que +les saints du calendrier sont imités des 365 anges des Perses; et +Iamblique, dans ses Mystères égyptiens, sect. 2, ch. 3, parle des anges, +archanges, séraphins, etc., comme un vrai chrétien. + +Pag. 214, lig. 9. (_Consacrèrent la théologie de Zoroastre._) «Toute la +philosophie des gymnosophistes,» dit Diogène Laërce, sur l'autorité d'un +ancien, «est issue de celle des _mages_, et plusieurs assurent que celle +de Juifs en a aussi tiré son origine;» (lib. I, c. 9.) Mégastène, +historien distingué du temps de Séleucus Nicanor, et qui avait écrit +particulièrement sur l'Inde, parlant de la philosophie des anciens sur +les _choses naturelles_, joint dans un même sens les brachmanes et les +Juifs. + +Pag. 215, lig. 13. (_Ramener l'âge d'or sur la terre._) Voilà la raison +de tous ces oracles païens que l'on a appliqués à Jésus, et, entre +autres, de la quatrième églogue de Virgile et des vers sibyllins si +célèbres chez les anciens. + +Pag. 216 lig. 21. (_Au bout des six mille ans prétendus._) Lisez à ce +sujet le chapitre 17 du tome I des _Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne_, où est expliquée la _Mythologie de la création_. La version +des Septante comptait cinq mille et près de six cents ans; et ce calcul +était le plus suivi: on sait combien, dans les premiers siècles de +l'Église, cette opinion de la _fin_ du monde agita les esprits. Par la +suite, les saints conciles s'étant rassurés, ils la taxèrent d'hérésie +dans la secte des _millénaires_; ce qui forme un cas bien singulier; +car, d'après les propres Évangiles que nous suivons, il est évident que +Jésus eût été un _millénaire_, c'est-à-dire un _hérétique_. + +Pag. 217, lig. 22. (_Figuré par la constellation du serpent._) «Les +Perses, dit Chardin, appellent la constellation du serpent Ophiuchus, +_serpent d'Ève_;» et ceser pent _Ophiuchus_ ou _Ophioneus_ jouait le +même rôle dans la théologie des Phéniciens; car Phérécydes, leur +disciple et le maître de Pythagore, disait: «qu'_Ophioneus serpentinus_ +avait été le chef des rebelles à Jupiter.» Voy. _Mars. Ficin. Apol. +Socrat._, p. m, 797, col. 2. Et j'ajouterai qu'_oephah_ (par aïn) +signifie en hébreu _vipère, serpent_. + +Au sens physique, _séduire_, _seducere_, n'est qu'_attirer_ à soi, mener +avec soi. + +_Voy._ dans Hyde, pag. 111, édit. de 1760, _De religione veterum +Persarum,_ le tableau de _Mithra_, cité ici. + + +Pag. 218, ligne 12. (_Persée monte de l'autre côté._) Bien plus, la tête +de Méduse, cette tête de femme _jadis si belle_, que Persée coupa et +qu'il tient à la main, n'est que celle de la Vierge, dont la tête tombe +sous l'horizon précisément lorsque Persée se lève; et les serpents qui +l'entourent sont _Ophiuchus_ et le _dragon_ polaire, qui alors occupent +le zénith. Ceci nous indique la manière dont les anciens astrologues ont +composé toutes leurs figures et toutes leurs fables; ils prenaient les +constellations qui se trouvaient en même temps sur la bande de +l'horizon, et en assemblant les parties, ils en formaient des groupes +qui leur servaient d'almanach, en caractères hiéroglyphiques: voilà le +secret de tous leurs tableaux, et la solution de tous les monstres +mythologiques. La Vierge est encore Andromède délivrée par Persée de la +baleine qui la _poursuit_ (_pro-sequitur_). + + +_Ibid._, lig. 26. (_Allaité par une vierge chaste._) Tel était le +tableau de la sphère persique, cité par Aben-Ezra, dans le _Coelum +poeticum_ de Blaeu, pag. 71. «La case du premier décan de la Vierge, dit +cet écrivain, représente cette belle vierge à longue chevelure, assise +dans un fauteuil, deux épis dans une main, allaitant un enfant appelé +_Iésus_ par quelques nations, et _Christ_ en grec.» + +Il existe à la Bibliothèque du Roi un manuscrit arabe, nº 1165, dans +lequel sont peints les douze signes, et celui de la vierge représente +une jeune fille ayant à côté d'elle un enfant; d'ailleurs, toute la +scène de la naissance de Jésus se trouve rassemblée dans le ciel voisin. +L'_étable_ est la constellation du cocher et de la _chèvre_, jadis le +_bouc_; constellation appelée _proesepe Jovis Heniochi, étable d'Iou_; +et ce mot _Iou_ se retrouve dans le nom d'_Iou-seph_ (Joseph). Non loin +est l'_âne_ de Typhon (la grande ourse), et le boeuf ou taureau, +accompagnements antiques de la crèche. Pierre, portier, est _Janus_ avec +ses clefs et son front chauve: les douze apôtres sont les génies des +douze mois, etc. Cette vierge a joué les rôles les plus variés dans +toutes les mythologies; elle a été l'_Isis des Égyptiens_, laquelle +disait dans l'inscription citée par Julien: _Le fruit que j'ai enfanté +est le soleil_. La plupart des traits cités par Plutarque lui sont +relatifs, de même que ceux d'_Osiris_ conviennent à _Bootes_. Aussi les +sept étoiles principales de l'ourse, appelées _chariot de David_, +s'appelaient-elles _chariot d'Osiris_ (_voy._ Kirker); et la _couronne_ +qu'il a derrière lui était formée de lierre, appelé _chen-Osiris_, +_arbre d'Osiris_. La _Vierge_ a aussi été _Cérès_, dont les mystères +furent les mêmes que ceux d'Isis et de Mithra; elle a été la _Diane_ +d'Éphèse; la grande déesse de Syrie, _Cybèle_ traînée par les _lions_; +_Minerve_, mère de Bacchus; _Astrée_, vierge pure, qui fut enlevée au +ciel à la fin de l'_âge d'or_; _Thémis_ aux pieds de qui est la balance +qu'on lui mit en main; la _Sibylle_ de Virgile, qui descend aux _enfers_ +ou sous l'hémisphère avec son rameau à la main, etc. + + +Pag. 219, lig. 2. (_Vivrait abaissé, humble._) Ce mot _humble_ vient du +latin _humi-lis, humi-jacens_, couché ou penché _à terre_; et toujours +le sens physique se montre la racine du sens abstrait et moral. + + +_Ibid._, lig. 16. (_Renaissait ou résurgeait dans la voûte des cieux._) +Resurgere, _se lever une seconde fois_, n'a signifié _revenir à la vie_ +que par une métaphore hardie; et l'on voit l'effet perpétuel des sens +équivoques de tous les mots employés dans les traditions. + +_Ibid._, lig. 20. (_Chris_, c'est-à-dire le _conservateur_.) Selon leur +usage constant, les Grecs ont rendu par _x_ ou jota espagnol le _hâ_ +aspiré des Orientaux, qui disaient _hàris_; en hébreu, _héres_ s'entend +du _soleil_; mais en arabe, le mot radical signifie _garder_, +_conserver_, et _hâris_, _gardien_, _conservateur_. C'est l'épithète +propre de _Vichenou_; et ceci démontre à la fois l'identité des trinités +indienne et chrétienne, et leur commune origine. Il est évident que +c'est un même système, qui, divisé en deux branches, l'une à l'orient, +l'autre à l'occident, a pris deux formes diverses: son tronc principal +est le système pythagoricien de l'_ame_ du _monde_, ou _Ioupiter_. Cette +épithète de _piter_ ou _père_ ayant passé au _Démi-Ourgos_ des +platoniciens, il en naquit une équivoque qui fit chercher le _fils_. +Pour les philosophes, ce fut l'_entendement, nous_ et _logos_, dont les +Latins firent leur _verbum_; et l'on touche ici au doigt et à l'oeil +l'origine du _père éternel_ et du _verbe_ son fils, qui _procède_ de lui +(_mens ex Deo nata_, dit Macrobe); l'_anima_ ou _spiritus mundi_ fut le +_Saint-Esprit_; et voilà pourquoi _Mânes_, _Basilide_, _Valentin_, et +d'autres prétendus hérétiques des premiers siècles, qui remontaient aux +sources, disaient que Dieu le père était la lumière inaccessible et +suprême du ciel (premier cercle, l'_aplanès_); que le fils était la +lumière seconde résidante dans le soleil, et le Saint-Esprit l'air qui +enveloppe la terre. (Voy. _Beausobre_, t. II, p. 586.) De là, chez les +Syriens, son emblème de _pigeon_, oiseau de _Vénus Uranie_, c'est-à-dire +de l'air. «Les Syriens (dit _Nigidius in Germanico_) disent qu'une +_colombe_ couva plusieurs jours dans l'Euphrate un _oeuf_ de poisson, +d'où naquit _Vénus_.» Aussi ne mangent-ils pas de pigeon, dit _Sextus +Empiricus, Inst. Pyrrh._, lib. III, c. 23; et ceci nous indique une +_période_ commencée au signe des poissons (solstice d'hiver). Remarquons +d'ailleurs que si _Chris_ vient de _Harisch_ par un _chin_, il +signifiera _fabricateur_; épithète propre du soleil. Ces variantes, qui +ont dû embarrasser les anciens, prouvent toujours également qu'il est le +véritable type de Jésus, ainsi qu'on l'avait déja aperçu dès le temps de +Tertullien. «Plusieurs,» dit cet écrivain, «pensent, avec plus de +_vraisemblance_, que le soleil est notre Dieu; et ils nous renvoient à +la religion des Perses.» (_Apologétique_, c. 16.) + +_Ibid._, lig. 26. (_L'une des périodes solaires_). _Voy_. l'ode curieuse +de _Martianus Capella_ au soleil, traduite par Gébelin, volume du +_Calendrier_, pag. 547 et 548. + +Pag. 228, lig. 17. (_Des sacrifices humains_.) Lisez la froide +déclamation d'Eusèbe, _Proep. ev._, lib. I, pag. II, qui prétend que +depuis que Christ est venu, il n'y a plus eu ni guerres, ni tyrans, ni +_anthropophages_, ni pédérastes, ni incestueux, ni sauvages mangeant +leurs parents, etc. Quand on lit ces premiers docteurs de l'Église, on +ne cesse de s'étonner de leur mauvaise foi ou de leur aveuglement. Un +travail curieux serait de publier aujourd'hui un demi-volume de leurs +passages les plus remarquables, pour mettre en évidence leur folie. La +vérité est que le christianisme n'a rien inventé en morale, et que tout +son mérite a été de mettre en pratique des principes dont le succès a +été dû aux circonstances du temps; c'est-à-dire que le despotisme +orgueilleux et dur des Romains, dans ses diverses branches militaires, +judiciaires et administratives, ayant lassé la patience des peuples, il +se fit, dans les classes inférieures ou populaires, un mouvement de +réaction absolument semblable à celui qui, depuis vingt-cinq ans, a lieu +en Europe de la part des peuples contre l'oppression des deux castes +dites _sacerdotale_ et _féodale_. + +Pag. 230, lig. 19. (_Association d'hommes assermentés pour nous faire la +guerre._) C'était l'ordre de Malte, dont les chevaliers faisaient voeu de +tuer ou de réduire en esclavage des musulmans, _pour la gloire de Dieu_. + +Pag. 232, lig. 12. (_Un tarif de crimes._) Tant qu'il existera des +moyens de se purger de tout crime, de se racheter de tout châtiment avec +de l'argent ou de frivoles pratiques; tant que les grands et les rois +croiront se faire absoudre de leurs oppressions et de leurs homicides en +bâtissant des temples, en faisant des fondations; tant que les +particuliers croiront pouvoir tromper et voler, pourvu qu'ils jeûnent le +carême, qu'ils aillent à confesse, qu'ils reçoivent l'extrème-onction, +il est impossible qu'il existe aucune morale privée ou publique, aucune +saine législation pratique. Au reste, pour voir les effets de ces +doctrines, lisez l'_Histoire de la puissance temporelle des Papes_, 2 +vol. in-8º, Paris, 1811. + +_Ibid._, lig. 19. (_Jusque dans le sanctuaire du lit nuptial._) La +confession est une très-ancienne invention des prêtres, qui n'ont pas +manqué de saisir ce moyen de gouverner.... Elle était pratiquée dans les +mystères égyptiens, grecs, phrygiens, persans, etc. Plutarque nous a +conservé le mot remarquable d'un Spartiate qu'un prêtre voulait +confesser. _Est-ce à toi ou à Dieu que je me confesserai?_ À Dieu, +répondit le prêtre. En ce cas, dit le Spartiate, _homme_, retire-toi. +(_Dits remarquables des Lacédémoniens._) Les premiers chrétiens +confessèrent leurs fautes publiquement comme les esséniens. Ensuite +commencèrent de s'établir des prêtres, avec l'autorité d'absoudre du +péché d'_idolâtrie_.... Au temps de Théodose, une femme s'étant +publiquement confessée d'avoir eu commerce avec un diacre, l'évêque +Nectaire, et son successeur Chrysostôme, permirent de communier sans +confession. Ce ne fut qu'au septième siècle que les _abbés_ des couvents +imposèrent aux moines et moinesses la confession deux fois l'année; et +ce ne fut que plus tard encore que les évêques de Rome la +généralisèrent. Quant aux musulmans, qui ont en horreur cette pratique, +et qui n'accordent aux femmes ni un caractère moral, ni presque une ame, +ils ne peuvent concevoir qu'un honnête homme puisse entendre le récit +des actions et des pensées les plus secrètes d'une fille ou d'une femme. +Nous, Français, chez qui l'éducation et les sentimens rendent beaucoup +de femmes meilleures que les hommes, ne pourrions-nous pas nous étonner +qu'une honnête femme pût les soumettre à l'impertinente curiosité d'un +moine ou d'un prêtre? + +Pag. 233, lig. 1. (_Corporations ennemies de la société._) Veut-on +connaître l'esprit général des prêtres envers les autres hommes, qu'ils +désignent toujours par le nom de peuple, écoutons les docteurs de +l'Église eux-mêmes. «Le _peuple_, dit l'évêque Synnésius (_in Calvit._, +pag. 515), veut absolument qu'on le trompe; on ne peut en agir autrement +avec lui.... Les anciens prêtres d'Égypte en ont toujours usé ainsi; +c'est pour cela qu'ils s'enfermaient dans leurs temples, et y +composaient, à son insu, leurs mystères; (et oubliant ce qu'il vient de +dire) si le peuple eût été du secret, il se serait _fâché_ qu'on le +trompât. Cependant, comment faire autrement avec le peuple, puisqu'il +est _peuple_? Pour moi, je serai toujours philosophe avec moi, mais je +_serai prêtre_ avec le peuple.» + +«Il ne faut que du babil pour en imposer au peuple, écrivait Grégoire de +Nazianze à Jérôme. (_Hieron. ad Nep._) Moins il comprend, plus il +admire.... Nos Pères et docteurs ont souvent dit, non ce qu'ils +pensaient, mais ce que leur faisaient dire les circonstances et le +besoin.» + +«On cherchait, dit Sanchoniaton, à exciter l'admiration par le +merveilleux.» (_Proep. ev._, lib. III.) Tel fut le régime de toute +l'antiquité; tel est encore celui des brahmes et des lamas, qui retrace +parfaitement celui des prêtres d'Égypte. Pour excuser ce système de +fourberie et de mensonge, on dit qu'il serait dangereux d'éclairer le +peuple, parce qu'il abuserait de ses lumières. Est-ce à dire +qu'instruction et friponnerie sont synonymes? Non; mais comme le peuple +est malheureux par la sottise, l'ignorance, et la cupidité de ceux qui +le mènent et l'endoctrinent, ceux-ci ne veulent pas qu'il y voie clair. +Sans doute il serait dangereux d'attaquer de front la croyance _erronée_ +d'une nation; mais il est un art philanthropique et médical de préparer +les yeux à la lumière, comme les bras à la liberté. Si jamais il se +forme une corporation dans ce sens, elle étonnera le monde par ses +succès. + +Pag. 234, lig. 3. (_Devins, magiciens._ Qu'est-ce qu'un) _magicien_, +dans le sens que le peuple donne à ce mot? C'est un homme qui, par des +_paroles_ et de _gestes_, prétend agir sur les êtres surnaturels, et les +forcer de descendre à sa voix, d'obéir à ses ordres. Voilà ce qu'ont +fait tous les anciens prêtres, ce que font encore ceux de tous les +_idolâtres_, et ce qui, de notre part, leur mérite le nom de +_magiciens_. Maintenant quand un prêtre chrétien prétend faire descendre +Dieu du ciel, le fixer sur un morceau de levain, et rendre, avec ce +talisman, les ames pures et en état de grace, que fait-il lui-même, +sinon un _acte de magie_? Et quelle différence y a-t-il entre lui et un +chaman tartare, qui invoque les _génies_, ou un brahme indien, qui fait +descendre _Vichenou_ dans un vase d'eau, pour chasser les mauvais +esprits? Mais telle est la _magie de l'habitude et de l'éducation_, que +nous trouvons simple et raisonnable en nous, ce qui dans autrui nous +paraît extravagant et absurde.... + +_Ibid._, lig. 25. (_Denrées du plus grand prix._) Ce serait une curieuse +histoire que l'histoire comparée des _agnus_ du _pape_ et des +_pastilles_ du _grand-lama_! En étendant cette idée à toutes les +pratiques religieuses, il y a un très-bon ouvrage à faire: ce serait +d'accoler par colonnes les traits analogues ou contrastants de croyance +et de superstition de tous les peuples. Un autre genre de superstition +dont il serait également utile de les guérir, est le respect exagéré +pour les _grands_; et, pour cet effet, il suffirait d'écrire les détails +de la vie privée de ceux qui gouvernent le monde, princes, courtisans et +ministres. Il n'est point de travail plus philosophique que celui-là: +aussi avons-nous vu quels cris ils jetèrent quand on publia les +Anecdotes de la cour de Berlin. Que serait-ce si nous avions celles de +chaque cour? Si le peuple voyait à découvert toutes les misères et +toutes les turpitudes de ses idoles, il ne serait pas tenté de désirer +leurs fausses jouissances, dont l'aspect mensonger le tourmente, et +l'empêche de jouir du bonheur plus vrai de sa condition. + + +FIN DES NOTES. + + + + +LETTRE + +AU + +DOCTEUR PRIESTLEY. + + + + +REPONSE + +DE VOLNEY + +AU DOCTEUR PRIESTLEY,[37] + +Sur un pamphet intitulé: OBSERVATIONS SUR LES PROGRÈS DE L'INFIDÉLITÉ, +AVEC DES REMARQUES CRITIQUES SUR LES ÉCRITS DE DIVERS INCRÉDULES +MODERNES, ET PARTICULIÈREMENT SUR LES RUINES DE M. DE VOLNEY, portant +cette épigraphe: + + L'esprit peu pénétrant se tient volontiers à la surface des + choses: il n'aime pas à les creuser, parce qu'il redoute le + travail, la peine, et quelquefois il redoute plus encore + la vérité. + +J'ai reçu dans son temps, M. le docteur, votre brochure sur les _Progrès +de l'infidélité_, ainsi que le billet, sans date, qui l'accompagnait. Ma +réponse a été différée par des incidents d'affaires et même de santé que +sûrement vous excuserez. D'ailleurs ce délai n'a pas d'inconvénients: +l'affaire qui est entre nous n'est pas de celles qui pressent. Le monde +n'en irait pas moins bien avec ou sans ma réponse, comme avec ou sans +votre livre. J'aurais même pu me dispenser de vous répondre du tout, et +j'y eusse été autorisé par la manière dont vous avez posé la question +entre nous, et par l'opinion assez généralement reçue que dans certaines +occasions, et avec certaines personnes la plus noble réponse est le +silence. Vous-même paraissez l'avoir senti, vu l'extrême précaution que +vous avez prise de m'interdire cette ressource; mais comme dans nos +moeurs françaises une réponse quelconque est toujours un acte de +civilité, je n'ai point voulu perdre, vis-à-vis de vous, l'avantage de +la politesse; d'ailleurs, quoique le silence soit quelquefois +très-expressif, tout le monde n'entend pas son éloquence; et le public, +qui n'a pas le temps d'approfondir des débats souvent de peu d'intérêt, +a le droit raisonnable d'exiger du moins un premier éclaircissement, +sauf ensuite, si la question dégénère en clameurs opiniâtres d'un +amour-propre blessé, d'accorder le droit de se taire à celui en qui il +devient un acte de modération. + +J'ai donc lu vos remarques critiques sur mon livre des _Ruines_ que vous +classez charitablement au rang des écrits des incrédules modernes; et +puisque vous voulez absolument que je vous exprime devant le public mes +opinions, je vais remplir cette tâche peu agréable avec le plus de +brièveté qu'il me sera possible, pour économiser le temps de nos +lecteurs communs. + +D'abord, M. le docteur, il me paraît résulter clairement de votre +brochure que c'est bien moins mon livre que vous avez eu dessein +d'attaquer, que mon caractère moral et ma propre personne; et afin que +le public prononce à cet égard avec connaissance de cause, je vais lui +soumettre ici divers passages propres à l'éclairer. + +1º Vous dites, page 12 de la préface de vos sermons: «Au reste il y a +des incrédules plus ignorants que M. Paine, tels que MM. Volney, +Lequinio et autres en France qui prétendent, etc.» + +2º Dans la préface de vos _Observations sur les progrès de +l'infidélité_: «Je puis dire avec vérité que dans les écrits de Hume, de +M. Gibbon, de Voltaire, de M. Volney, il n'y a pas un seul bon +raisonnement: tous sont remplis d'_erreurs grossières_ et de faux +exposés.» + +_Idem_, page 38: «Si M. Volney eût donné quelque attention à l'histoire +des premiers temps du christianisme, jamais il n'eût douté, etc. Mais il +est aussi inutile de raisonner avec un tel homme, qu'avec un Chinois ou +même un Hottentot.» + +_Idem_, page 119: «M. Volney, si nous en jugeons par ses nombreuses +citations d'écrivains anciens dans toutes les langues savantes de +l'ancien monde oriental et occidental, doit les savoir toutes; car il ne +parle jamais de traduction: cependant, à juger de son savoir par cet +échantillon, il ne peut avoir la plus petite teinture de l'hébreu ni +même du grec[38].» + +Enfin, après m'avoir placardé et affiché dans votre titre même pour un +_infidèle_ et un _incrédule_; après m'avoir indiqué dans votre épigraphe +pour l'un de ces esprits superficiels qui ne savent pas trouver, qui +même ne veulent pas voir la vérité, vous dites, page 124, immédiatement +à la suite d'un article où vous avez parlé de moi sous toutes ces +dénominations: «De nos jours le progrès de l'infidélité est accompagné +d'une circonstance qui, dans aucun autre temps, n'avait été aussi +fréquente, du moins en Angleterre, savoir que les incrédules, en fait de +révélation, commencent par nier l'existence et la Providence de Dieu, +c'est-à-dire deviennent proprement athées.» + +De manière que, selon vous, je suis un Hottentot, un Chinois, un +incrédule, un athée, un ignorant, un homme de mauvaise foi, qui n'écrit +que des faussetés et des sottises, etc., etc. + +Or, je vous demande, M. le docteur, qu'importait tout cela au fond de la +question? qu'a de commun mon livre avec ma personne? et puis, comment +voulez-vous traiter avec un homme de si mauvaise compagnie? + +En second lieu, l'invitation ou plutôt la sommation que vous me faites +d'indiquer au public les méprises où je croirai que vous êtes tombé à +l'égard de mes opinions, m'offre plusieurs remarques. + +1º Vous _supposez_ que le public attache une haute importance à vos +méprises et à mes opinions. Mais je ne puis agir sur une supposition, +_ne suis-je pas un incrédule_? + +2º Vous dites que le public attendra cela de moi. Où sont vos pouvoirs +de faire agir et parler le public? _est-ce là aussi une révélation_? + +3º Vous voulez que je redresse vos méprises: je ne m'en connais point +l'obligation; je ne vous les ai pas reprochées. Sans doute il n'est pas +exact de m'attribuer à choix ou indistinctement, comme vous l'avez fait, +toutes les opinions semées dans mon livre, parce qu'ayant fait parler +des personnages très-divers, j'ai dû leur donner des langages +très-différents à raison de leurs différents caractères. Le rôle qui m'y +appartient, puisque j'y parle moi-même, est celui du voyageur assis sur +les ruines, méditant sur les causes des malheurs de l'humanité. Pour +être conséquent, vous eussiez dû m'attribuer celui du sauvage hottentot +ou samoyède qui argumente contre les docteurs, chap. 23, et je l'eusse +accepté. Vous avez préféré celui de l'érudit historien, chap. 22; mais +je ne puis voir là une méprise: j'y vois au contraire un projet +insidieusement calculé, d'engager entre vous et moi, devant le public +américain, un duel d'amour-propre dans lequel vous exciteriez tout +l'intérêt des spectateurs, en soutenant la cause qu'ils approuvent, +tandis que celle que vous m'imposez ne m'attirerait, même dans son +succès, que des sentiments disgracieux. Telle est l'astuce de votre +plan, que, m'attaquant comme incrédule à l'existence de Jésus, vous vous +conciliez d'emblée la faveur de toutes les sectes chrétiennes, quoique, +dans le fait, votre propre incrédulité à sa nature divine ne ruine pas +moins le christianisme que l'opinion profane qui ne voit pas dans +l'histoire les témoignages exigés par les lois anglaises, pour constater +l'existence d'un fait; et que d'ailleurs il y ait un orgueil d'un genre +extraordinaire dans la comparaison tacite, mais palpable, que vous +faites de vous à _saint Paul et à Jésus-Christ_, par la ressemblance des +mêmes travaux pour les mêmes objets. _Préface_, p. X. + +Cependant, comme en fait d'attaque, la première impression a toujours un +grand avantage, vous avez droit de vous promettre encore d'obtenir la +couronne de l'apostolat: malheureusement pour votre plan, je ne me sens +aucune disposition pour celle du martyre; et quelque glorieux qu'il me +fût de tomber sous les coups de celui qui a terrassé Hume, Gibbon, +Voltaire, et même Frédéric II, je me trouve obligé de refuser son +cartel théologique, et cela pour une foule de bonnes raisons: + +1º Parce que les querelles religieuses sont interminables, attendu que +les préjugés de l'enfance et de l'éducation en excluent presque +invinciblement une raison impartiale; que de plus, la vanité des +champions se trouve, par la publicité même, intéressée à ne jamais se +désister d'une première assertion; entêtement qui engendre l'esprit de +secte et de faction. + +2º Parce que personne au monde n'a le droit de me demander compte de mes +opinions religieuses; que toute inquisition, à cet égard, est une +prétention à la souveraineté, un premier pas à la persécution; et que la +tolérance de ce pays, que vous invoquez, a bien moins pour but d'engager +à parler que d'inviter à se taire. + +3º Parce qu'en supposant que j'aie l'opinion que vous m'attribuez, je ne +veux pas engager ma vanité à ne jamais s'en dédire, ni m'ôter la +ressource de me convertir un jour sur un plus ample informé. + +4º Parce que, en soutenant votre propre thèse, M. le docteur, si vous +alliez être battu devant l'auditoire chrétien, ce serait un scandale +effroyable; et je n'aime point le scandale, même pour faire le bien. + +5º Parce que, dans notre combat métaphysique, les armes seraient par +trop inégales; parlant votre langue naturelle qu'à peine je bégaye, vous +feriez des volumes quand je ne ferais que des pages, et le public qui ne +nous lirait point, prendrait le poids des livres pour celui des raisons. + +6º Parce qu'encore, étant doué du don de la foi à une assez honnête +dose, vous croiriez en un quart d'heure plus d'articles que ma logique +n'en analyserait dans une semaine. + +7º Parce que, si vous alliez m'obliger d'assister à vos sermons, comme à +lire votre livre, le public dévot ne croirait jamais qu'un homme poudré +et vêtu comme tout autre mondain, pût avoir raison contre un homme à +grand chapeau[39], à cheveux plats, à face mortifiée, quoique +l'Évangile, en parlant des Pharisiens _de ce temps-là_, dise qu'il faut +se parfumer quand on jeûne[40]. + +8º Parce qu'une dispute serait toute jouissance pour vous qui n'avez +rien autre chose à faire, tandis qu'elle serait toute perte pour moi qui +puis employer mon temps d'une manière autrement utile. + +Je ne vous ferai donc point ma confession, M. le docteur, sur l'objet +religieux de votre question; mais, en revanche, je puis vous dire mon +avis comme littérateur sur le fond même de votre livre. Ayant lu +autrefois beaucoup d'ouvrages théologiques, j'étais curieux de savoir +si, par quelque procédé chimique, vous aviez aussi découvert des êtres +réels dans ce monde d'êtres invisibles: malheureusement je me trouve +obligé de déclarer au public, qui, selon votre expression, préface, p. +XIX, _espère d'être instruit, d'être conduit à la vérité et non à +l'erreur par moi_, que je n'y ai pas vu un seul argument neuf, mais +seulement la répétition de tout ce qu'ont dit et rebattu des milliers de +gros volumes, dont tout le fruit a été de procurer à leurs auteurs une +courte mention dans le dictionnaire des hérésies. Vous supposez partout +comme prouvé ce qui est en question, avec cette circonstance singulière, +que faisant feu, comme le dit Gibbon, de votre double batterie contre +ceux qui croient trop et contre ceux qui ne croient pas assez, vous +donnez pour mesure précise de la vérité votre propre sensation, en sorte +qu'il faudra avoir tout juste votre taille pour, passer par la porte de +la nouvelle Jérusalem que vous bâtissez à Northumberland. + +Après cela votre réputation comme théologien eût pu me devenir un +problème; mais je me suis rappelé le principe de l'association des +idées, si bien développé par Locke, _que vous estimez_, et que par +cette raison je me trouve heureux de vous citer, quoique ce soit à lui +que je doive ce pernicieux usage de ma raison qui me fait refuser de +croire ce que je ne comprends pas: j'ai donc compris que le public, +ayant d'abord attaché l'idée du talent au nom de M. Priestley, _docteur +en chimie_, avait continué de l'unir et de _l'associer_ au nom de M. +Priestley, devenu _docteur en théologie_; ce qui pourtant n'est pas la +même chose, et ce qui est un mécanisme d'autant plus vicieux qu'il +pourrait par la suite donner lieu à l'inverse[41]. Heureusement, vous +avez vous-même élevé une barrière de séparation entre vos admirateurs, +en avertissant, des la première page de votre pamphlet actuel, qu'il +était spécialement destiné aux _croyants_. Pour coopérer à ce but +judicieux, je dois néanmoins vous faire observer qu'il est deux passages +essentiels à en retrancher, vu qu'ils donnent une grande prise aux +arguments des incrédules. + +Vous dites, préface, page XII: «_Ce qui est manifestement contraire à +la raison naturelle ne peut être reçu par elle_:» Et page 62. «_Quant à +l'intellect, les hommes et les animaux naissent dans le même état, ayant +les mêmes sens externes, qui sont les seuls canaux de toutes les idées, +et par conséquent la source de toutes les connaissances et de toutes les +habitudes, morales qu'ils acquièrent._» + +Or, si vous admettez, avec Locke et avec nous autres infidèles, que +chacun a le droit de rejeter ce qui répugne à sa raison naturelle, et +que toutes nos idées, toutes nos connaissances ne s'acquièrent que par +l'intermède de nos sens, que devient le système de la révélation, et +tout cet ordre de choses du temps passé si contradictoire à l'état +présent, excepté quand on le considère comme un rêve de l'esprit humain +ignorant et superstitieux? Avec vos deux seules phrases, M. le docteur, +je renverserais tout l'édifice de votre foi. + +Mais ne redoutez point de ma part cette abondance de zèle: par la raison +que je n'ai point la fantaisie du martyre, je n'ai point non plus celle +des conversions; elle appartient à ces tempéraments ardents, ou plutôt +acrimonieux, qui prennent la violence de leur persuasion pour +l'enthousiasme de la vérité; la manie de faire du bruit, pour la passion +de la gloire; et pour l'amour du prochain, la haine de ses opinions et +le désir secret de le gouverner. Pour moi, qui n'ai point reçu de la +nature les qualités inquiètes d'un apôtre, et qui n'eus point en Europe +le caractère d'un _dissenteur_, je ne suis venu en Amérique, ni pour +agiter les consciences, ni pour fonder une secte, pas même pour établir +une colonie où, sous prétexte de religion, je me ferais un petit empire. +On ne m'a vu évangéliser mes idées, ni dans les temples, ni dans les +places publiques, et je n'ai point exercé ce charlatanisme de +bienfaisance par lequel un prédicateur connu[42], mettant à contribution +la générosité du public, s'est procuré ici les honneurs d'un auditoire +plus nombreux, et le mérite de distribuer, à son gré, un argent qui ne +lui coûte rien, et qui lui attire une gratitude et des remercîments +dérobés à la main des vrais donateurs. + +Comme étranger ou comme citoyen, ami sincère de la paix, je ne porte +dans la société, ni l'esprit de dissension, ni le désir de causer des +secousses; et parce que je respecte en chacun ce que je veux qu'il +respecte en moi, le nom de la liberté n'est pour moi que le synonyme de +la justice: comme homme, soit modération, soit paresse, spectateur du +monde plutôt qu'acteur, je suis de jour en jour moins tenté de conduire +les ames et les corps des autres: n'est-ce pas assez pour chacun de +gouverner ses fantaisies et ses propres passions? Si par l'une de ces +fantaisies, croyant être utile, je publie quelquefois mes pensées, je le +fais sans entêtement, et sans exiger cette foi implicite dont vous +voudriez bien me communiquer le ridicule, page 123. + +Tout mon livre des _Ruines_, que vous traitez si mal, et qui _vous a +pourtant amusé_, porte évidemment ce caractère: au moyen des opinions +contrastantes que j'y ai jetées, il respire en général un esprit de +doute et d'incertitude qui me paraît le plus convenable à la faiblesse +de l'entendement humain, et le plus propre à son perfectionnement, en ce +qu'il y laisse toujours une porte ouverte à des vérités nouvelles; +tandis que l'esprit de certitude et de croyance fixe, bornant nos +progrès à une première opinion reçue, nous enchaîne au hasard, et +pourtant sans retour, au joug de l'erreur ou du mensonge, et cause les +plus graves désordres dans l'état social; car, se combinant avec les +passions, il engendre le fanatisme, qui, tantôt de bonne foi et tantôt +hypocrite, toujours intolérant et despote, attaque tout ce qui n'est pas +lui, se fait persécuter quand il est faible, devient persécuteur quand +il est fort, et fonde une religion de terreur qui anéantit toutes les +facultés, et démoralise toutes les consciences; tellement que, soit sous +l'aspect politique, soit sous l'aspect religieux, l'esprit de doute se +lie aux idées de _liberté_, de _vérité_, de _génie_; et l'esprit de +certitude aux idées de _tyrannie_, d'_abrutissement_ et d'_ignorance._ + +D'ailleurs, si, comme il est vrai, l'expérience d'autrui et la nôtre +nous apprennent chaque jour que ce qui nous a paru vrai dans un temps, +nous semble ensuite prouvé faux dans un autre, comment pouvons-nous +attribuer à nos jugements cette confiance aveugle et présomptueuse qui +poursuit de tant de haine ceux d'autrui? Il est raisonnable, sans doute, +et il est honnête d'agir selon la sensation présente et selon sa +conviction; mais si, par la nature des choses, cette sensation varie en +elle-même et dans ses causes, comment ose-t-on imposer à soi et aux +autres une invariable conviction? comment surtout ose-t-on exiger cette +conviction dans des cas où il n'y a point réellement de sensation, ainsi +qu'il arrive dans les questions purement spéculatives, où l'on ne peut +démontrer aucun fait présent? + +Aussi lorsqu'ouvrant le livre de la nature, bien plus authentique et +bien plus facile à lire que des feuilles de papier noirci de grec ou +d'hébreu; lorsque je considère que la différence d'opinions de trente ou +quarante religions, et de deux ou trois mille sectes, n'a pas apporté et +n'apporte pas encore le plus petit changement dans le monde physique; +lorsque je considère que le cours des saisons, la marche du soleil, la +quantité de pluie et de beau temps sont les mêmes pour les habitants de +chaque pays, chrétiens, musulmans, idolâtres, catholiques, protestants, +etc., etc., je suis porté à croire que l'univers est gouverné par +d'autres lois de justice et de sagesse que celles que suppose un égoïsme +étroit et intolérant: et comme, en vivant avec des hommes de cultes +très-divers, j'ai remarqué qu'ils avaient cependant des moeurs +très-semblables; c'est-à-dire que dans toute secte chrétienne, +mahométane, et même parmi des gens qui n'appartiennent à aucune, j'ai +trouvé des hommes qui pratiquaient toutes les vertus privées ou +publiques, et cela sans affectation; tandis que d'autres, parlant sans +cesse de Dieu et de la religion, se livraient à toutes les habitudes +perverses condamnées par leur propre croyance, je me suis persuadé que +la partie morale était la seule essentielle comme elle est la seule +démontrable des systèmes religieux; et comme de votre aveu même, page +62, _le seul but de la religion est de rendre les hommes meilleurs pour +les rendre plus heureux_, j'ai conclu qu'il n'y avait réellement dans le +monde que deux religions, celle du _bon sens_ et de la _bienfaisance_, +et celle de la _malice_ et de _l'hypocrisie_. + +En terminant cette lettre, M. le docteur, je me trouve embarrassé du +sentiment que je dois vous offrir; car en me déclarant, page 123, qu'en +tout cas vous ne vous souciez guère du _mépris de gens comme moi_[43], +quoique je ne vous en eusse jamais témoigné, vous m'indiquez clairement +que vous ne vous souciez pas non plus de mon estime: c'est donc à votre +bon goût et à votre discernement que je laisse le soin d'apprécier le +sentiment qui convient à ma situation, et qui appartient à votre +caractère. + +C.-F. VOLNEY. + +Philadelphie, 2 mars 1797. + + + + +DISCOURS + +SUR + +L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE + +DES LANGUES. + + + + +AVERTISSEMENT + +DE L'AUTEUR. + + +L'académie française a des séances de trois espèces, qu'il ne faut pas +confondre: chaque semaine, elle tient une séance d'_office_, consacrée à +la rédaction du _Dictionnaire_, objet spécial de son institution; chaque +année, elle tient une séance _publique_, où elle rend compte de ses +travaux; enfin, depuis deux ans, le premier mardi de chaque mois elle +tient une séance _privée_, que l'on pourrait appeler _réunion de +famille_. En s'imposant librement celle-ci, avec l'agrément du +gouvernement, l'Académie française a eu le double but de resserrer les +liens de l'amitié entre ses membres, et d'exciter leur émulation +réciproque par la communication confidentielle de leurs ouvrages, +projetés ou exécutés: ces lectures, auxquelles les seuls membres de +l'Institut sont admis, procurent à leurs auteurs des observations +dictées par la bienveillance et le bon goût. De ces séances, sont déja +sorties, sur le sujet toujours profond de la grammaire, des idées +lumineuses, et des fragmens d'histoire et de poésie d'un mérite éminent. +À la séance d'octobre dernier, un académicien, dont le public a toujours +accueilli les productions ingénieuses, termina la lecture d'une +_Dissertation sur l'origine, la formation, la variété, le progrès et le +déclin des langues_: les opinions se partagèrent sur certains points de +sa théorie déja indiquée dans une feuille du Moniteur, il y a quelques +années; ce partage est devenu le motif du _présent discours...._ Son +auteur, conduit par ses études à d'autres résultats, a trouvé convenable +de les exposer à son tour. Son travail, préparé rapidement pour +novembre, n'a été lu que le premier mardi de décembre.... Les avis ont +pu se partager aussi; mais le temps qui appartenait à une autre lecture, +n'a pas permis d'entrer en discussion sur celle-ci......[44]; c'est donc +sur sa propre responsabilité qu'il publie aujourd'hui son opinion, à +laquelle le principal intérêt qu'il attache est d'appeler l'attention +des esprits méditatifs sur une branche de connaissances trop peu +cultivée en France. + + + + +DISCOURS + +SUR + +L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE + +DES LANGUES. + + +§. 1er. + +NOUVEAUTÉ DE CETTE ÉTUDE CHEZ LES MODERNES: IGNORANCE ABSOLUE DES +ANCIENS À CET ÉGARD. + +MESSIEURS, + +J'appelle étude _philosophique_ des langues toute recherche impartiale +tendante à connaître ce qui concerne les langues en général; à expliquer +comment elles naissent et se forment; comment elles s'accroissent, +s'établissent, s'altèrent et périssent; à montrer leurs affinités ou +leurs différences, leur filiation, l'origine même de cette admirable +faculté de parler, c'est-à-dire de manifester les idées de l'esprit par +les sons de la bouche, sons qui à leur tour deviennent, à titre +d'éléments, un sujet digne de méditation. L'un de nos confrères, pour +qui nous professons tous des sentimens d'estime et d'amitié, a déja +mérité nos remercîments par le soin qu'il a pris de porter notre +attention vers un sujet si intimement lié à nos fonctions de +grammairiens français: M. Andrieux, en s'interrogeant sur la plupart des +questions que je viens de citer, nous en a fait sentir l'importance et +l'étendue, en même temps que, par le doute méthodique dont il a revêtu +ses opinions et ses vues, il nous a indiqué combien ce sujet nous est +encore neuf et difficile. Aujourd'hui, Messieurs, si je marche sur sa +trace, c'est moins avec la prétention de vous apporter un surcroît +d'instruction qu'un surcroît de preuves de notre inexpérience, +permettez-moi de dire _nationale_, et de notre infériorité, sur ces +questions, relativement aux étrangers. + +Eh! comment serions-nous avancés dans l'étude des langues, surtout dans +l'étude philosophique, lorsque rien, dans notre éducation française, ne +nous y prépare, lorsque, dans notre éducation littéraire et religieuse, +divers préjugés y sèment des obstacles: nous nous vantons d'avoir eu +pour maîtres les beaux esprits de Rome et de la Grèce; voyons-nous +qu'aucun d'eux se soit occupé de l'étude des langues sous les rapports +étendus que je viens de citer? Trouvons-nous dans leurs écrivains +d'autre mention de langues et de langage que pour mépriser, sous le nom +de _Barbare_, ce qui n'est pas romain ou grec? L'encyclopédiste Pline +l'ancien nous instruit agréablement, sans doute, quand il nous dit que +dans une ville de la Colchide, Rome entretenait _cent trente_ +interprètes pour répondre à cent trente peuples divers qui venaient y +pratiquer un commerce _déja déclinant_, puisque Pline ajoute +qu'antérieurement ils venaient au nombre de _trois cents_. J'entends +encore avec un vif intérêt cet auteur me dire que dans l'Ibérie, la +Gaule, l'Italie, on avait compté les langues par centaines; et je le +conçois, quand je songe qu'avant les conquérants, chaque ville, chaque +territoire nourrissait un peuple ennemi de son voisin, et séparé de lui +en toutes choses; mais de telles citations et autres semblables +n'atteignent point à nos questions: il y a plus, je ne me rappelle point +avoir lu, en aucun auteur grec ou latin, la mention d'aucune grammaire +étrangère composée par curiosité ou par motif de commerce ou +d'instruction. Avons-nous même aucune grammaire grecque composée avant +notre ère? Chez les Romains de la république, ce genre d'étude fut +tardif; Varron seul le signale par son érudition et ses vues +philosophiques. + + +§. II. + +ÉCOLE GRECQUE: SYSTÈMES ÉTABLIS AVANT LES FAITS OBSERVÉS. + +Chez les Grecs comme chez les Romains, on peut dire que l'étude du +langage n'a eu qu'un but rhétorique, je veux dire l'art d'émouvoir les +passions, art suscité par la nature du gouvernement de ces peuples, +long-temps resté plus ou moins démocratique: on ne peut le nier, ces +peuples furent d'habiles artistes à cet égard; mais sous le point de vue +d'étude philosophique du langage, je ne crains pas de dire qu'ils sont +restés presque aussi enfants que les sauvages de l'Amérique du nord, les +uns et les autres nous racontant gravement, sur l'autorité de leurs +ancêtres, que l'art de parler fut inventé par les manitous, les génies +et les dieux. Un peuple peut produire de grands peintres, de grands +poëtes, de grands orateurs, sans être avancé dans aucune _science +exacte_: ces talents tiennent à l'art d'exprimer les sensations et les +passions; mais approfondir des connaissances métaphysiques telles que la +formation des idées et leur manifestation par le langage, cela est d'une +tout autre difficulté. Je ne vois que Platon, cette abeille de toute +science, ce poëte de toute philosophie, qui montre en ce genre quelques +aperçus dans son dialogue intitulé _Kratyle_; et cependant, après la +lecture de ce morceau, on se trouve peu avancé dans la solution des deux +questions proposées à Socrate: il est même permis de dire que le +résultat le plus clair est l'artificieux procédé du compositeur, qui, +ayant posé la double question de savoir si le langage est né _de la +nature des choses_, ou _de la convention des hommes_, a déguisé son +embarras sous les tergiversations de Socrate, qui raisonne tantôt pour +et tantôt contre, et qui indique plutôt le faible que le fort de chaque +opinion. + +Aujourd'hui que, par les progrès généraux de la civilisation humaine et +de toutes les connaissances physiques et morales, nous avons sous nos +yeux plus de _six cents_ vocabulaires de nations diverses, et plus de +_cent_ grammaires; aujourd'hui que, dans ces vocabulaires, nous voyons +les objets des besoins les plus simples et les plus naturels exprimés +par des noms totalement divers, les raisonnements de Platon deviennent +bien peu de chose, et c'est aux faits que nous devons demander de +l'instruction. + +À côté des tâtonnements systématiques et des théories prématurées des +anciens, je ne vois qu'un seul fait, presque puéril en apparence, mais +qui donne lieu à des inductions assez lumineuses: je veux parler de +expérience imaginée par un roi d'Égypte, dans l'intention de découvrir +la race d'hommes là plus ancienne. Cette expérience nous est racontée +par un historien dont les anciens n'ont point su apprécier le mérite, +mais dont la fidélité, et l'instruction, constatées aujourd'hui par une +élite de savants dans l'expédition française en Égypte, replacent +l'autorité et le crédit au premier rang des témoignages anciens. Voici +ce que dit cet historien, qui est _Hérodote:_ + + +§. III. + +ÉCOLE ÉGYPTIENNE. + +«Le roi Psamméticus fit remettre deux enfants nouveau-nés, pris au +hasard, entre les mains d'un berger, chargé de les élever au milieu de +ses troupeaux royaux, avec l'injonction de ne jamais proférer devant eux +une seule parole, et de les laisser constamment seuls dans une +habitation séparée. Ce berger devait leur amener des chèvres, à certains +intervalles, les faire téter, et ne plus s'en occuper ensuite. +Psamméticus, en prescrivant ces diverses précautions, se proposait de +connaître, lorsque le temps des vagissements du premier âge serait +passé, dans quel langage ces enfants commenceraient à s'exprimer. Les +choses s'étant exécutées comme il l'avait ordonné, il arriva qu'après +deux ans écoulés, au moment où le berger, qui s'était conformé aux +instructions qu'il avait reçues, ouvrait la porte et se préparait à +entrer, les deux enfants, tendant les mains vers lui, se mirent à crier +ensemble, _Bêkos_. Le berger n'y fit d'abord pas beaucoup d'attention; +mais en réitérant ses visites et ses observations, il remarqua que les +enfants répétaient toujours le même mot: il en instruisit le roi, qui +ordonna de les amener en sa présence. Psamméticus ayant ouï de leur +bouche le mot _bêkos_, fit rechercher si cette expression avait un sens +dans la langue de quelque peuple; il apprit que les Phrygiens s'en +servaient pour dire du _pain_. Les Égyptiens, après avoir pesé les +conséquences de cette expérience, consentirent à regarder les Phrygiens +comme d'une race plus ancienne qu'eux.» + +Raisonnons sur ce fait: des savants d'Égypte veulent, par l'entremise de +leur roi, savoir quelle est la _langue naturelle_ de l'homme; quelle +langue il parle avant d'avoir eu aucun maître, et reçu ou fait aucune +convention. + +Ils ont donc cru, ces savants, qu'il y a une langue _naturelle_, un +langage inné, un instinct de parler comme un instinct de manger et de +marcher. Si leur opinion était vraie, toute langue originale, toute +langue de peuple sauvage devrait être la même; tout individu égaré dans +les forêts de Hanovre et de Champagne, comme nous en avons vu, devait +dire _bêk_; or, nous ne voyons rien de semblable. + +Nos savants de Psammétique ont cru que deux enfants séquestrés +parleraient sans maître; ils n'ont donc pas cru le langage né des +conventions de l'état social. Mais que serait, à quoi servirait une +langue sans la société? + +Les deux enfants ont prononcé un premier mot; ce mot, vous le sentez, +n'a pas été précisément le grec _bêk-os_: l'historien s'est plié au +génie de sa langue, à l'intolérante habitude de sa nation, qui veut +toujours ajouter ses finales harmonieuses à la roideur des mots +_barbares_. Les enfants ont dit _bêk_: les savants égyptiens ont supposé +que ce mot était de pure invention; mais vous, Messieurs, qui calculez +toutes les circonstances de cette épreuve, vous n'oubliez pas que ces +enfants ont chaque jour entendu le cri de deux chèvres, et vous sentez +qu'ils n'ont fait qu'imiter ce cri: cette imitation est une chose +naturelle, et ici nous voyons _l'onomatopée_ se montrer comme moyen +premier du langage. Ces petites machines nerveuses ont répété le cri qui +les frappait, et qui, s'étant lié à l'action de l'animal dont elles +tiraient leur subsistance, est devenu l'indice de leurs besoins, de leur +désir de boire et de manger; par cette liaison, la convention s'est +établie entre les deux enfants et le berger ou tout autre être humain, +même entre les enfants et la chèvre; et comme nous savons que la chèvre +sent elle-même ce langage, nous y voyons la preuve que les animaux mêmes +y participent dans la proportion de leurs facultés. + +En vérité, c'est un sujet d'étonnement que de voir les savants de +Psamméticus, sourds et aveugles à de tels indices; mais en même temps, +c'est pour nous une nouvelle preuve que, quand notre esprit est imbu +d'un préjugé, il perd la faculté de voir tout ce qui est hors de sa +ligne; ce sont les yeux d'un malade de la jaunisse, qui ne peut voir les +objets que _jaunes_; pourrions-nous bien répondre de notre santé à +nous-mêmes, sur un nombre de sujets? + +Nos Égyptiens s'enquièrent chez quel peuple existe le mot _bêk_; le +hasard veut que dans la langue phrygienne il signifie _pain_, et les +voilà qui concluent qu'il y a liaison intime, affinité naturelle entre +le mot _bêk_ et la substance _pain_: quelle misérable logique! D'abord +le mot _bêk_ a pu exister en d'autres langues; les Égyptiens en ont-ils +fait la recherche chez les Chinois, les Tartares, les Indous, les +Celtes, mêmes chez leurs voisins Arabico-Phéniciens? nous le +trouverions, s'il était nécessaire, certainement avec d'autres sens. +Mais en outre, comment ont-ils pu supposer un mot _naturel_, pour un +objet qui ne l'est pas, qui est _objet d'art_, inventé tardivement, pour +une opération très-compliquée, puisqu'il a fallu semer du froment, le +recueillir, le battre, le moudre, le pétrir, le lever, le cuire pour en +faire du _pain_; ensuite, comment sur un seul mot fonder une opinion +généralisée? comment n'avoir pas continué l'expérience pour en voir le +développement, et surtout la solution de la grande difficulté, celle de +la construction grammaticale? Qui pourra nier qu'à cette époque tous ces +savants n'aient été de _grands enfants_ dans l'art des expériences, dans +l'étude de la nature, dans la science subtile de l'idéologie? + +Prenons acte de ce fait, pour apprécier les connaissances métaphysiques +de l'ancien monde connu à cette époque; nous pouvons croire que les +druides et les brahmanes n'étaient pas plus avancés. + +C'était vers l'an 648, Thalès venait de naître; moins de deux siècles +après, l'an 460, Hérodote était en Égypte, où il recevait cette anecdote +consignée dans des mémoires historiques; il la racontait, quatorze ans +plus tard, à la multitude des Grecs assemblés dans le Cirque Olympique +(vers 446); quarante-six ans plus tard (vers l'an 400), Platon, qui +avait voyagé et séjourné en Égypte, et qui connaissait le livre +d'Hérodote, professait dans son dialogue de Kratyle l'opinion des +savants égyptiens. Ne devient-il pas très-probable que Platon, ici, +comme sur tant d'autres points, n'a été que l'écho des métaphysiciens +d'Égypte? + +Aristote, qui suivit Platon, et qui lui est supérieur en toute branche +de science positive, n'est pas plus avancé ici; dira-t-on qu'il a +implicitement résolu la question de la formation du langage par son +axiome profond et célèbre, _Nihil est in intellectu quod non prius +fuerit in sensu_ (Rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été +dans la sensation)? Sans doute, la conséquence est bien que l'homme seul +a pu inventer les signes de ses idées; qu'aucun agent extérieur n'a pu +lui souffler ou suggérer ces signes quand leurs modèles n'existaient +pas; qu'en un mot le langage est le fruit de son organisation physique, +et de ses conventions artificielles et sociales. Mais quand on voit +combien peu Aristote lui-même a su tirer parti de son grand principe +métaphysique, on ne peut nier que les conséquences n'en soient restées +bien occultes, jusqu'à ce que Locke, il y a cent trente ans seulement, +soit venu les mettre en une évidence qui a paru une création; encore +est-il vrai que malgré qu'après lui l'esprit lumineux des Condillac et +des Tracy ait de plus en plus éclairci le problème, il n'a point encore +reçu tous les développements qu'il requiert. + +L'école d'Alexandrie, qui fut le plus heureux fruit des conquêtes +d'Alexandre, dut produire des recherches et des raisonnements sur nos +questions; mais on a droit de penser qu'elle ne fut que l'écho du passé. + + +§ IV. + +ÉCOLE JUIVE. + +À côté de cette école, je ne dirai pas, naquit, je dis, sortit de son +obscurité l'école juive, qui, loin d'offrir rien de nouveau, ne fit que +reproduire des doctrines surannées. En effet, lorsque la cosmogonie +juive nous parle d'un premier couple humain, crée par _Dieu_, ou par les +_dieux_, elle nous présente d'une manière seulement différente ce que +disent la plupart des autres cosmogonies; et lorsqu'elle ajoute que le +premier homme donna des noms propres à tous les oiseaux du ciel, à tous +les animaux de la terre; comme plusieurs de ces noms, en langue +hébraïque, sont caractéristiques de leurs facultés ou actions et +propriétés, c'est-à-dire, de leur nature, il s'ensuit que l'auteur, ou +les auteurs de cette cosmogonie, ont été dans l'opinion égyptienne que +nous venons de voir, et à laquelle les idées innées de Platon ont du +donner une nouvelle force. Cette induction en acquiert elle-même, quand +les Juifs nous attestent que les sciences égyptiennes ont été la souche +des leurs. + +Je n'aperçois pas une semblable analogie à un autre fait qu'ils nous +citent, relatif encore à la question des langues, je veux dire, celui de +leur _confusion_ à l'occasion de la tour de Babel, c'est-à-dire de la +pyramide de Babylone, qui fut l'observatoire astronomique des prêtres +chaldéens, cité par tous les historiens, comme existant depuis un temps +immémorial. Il m'est d'autant plus nécessaire d'exposer ici le propre +texte, Messieurs, que, par un cas étrange, vous allez voir qu'il se +trouve ne pas porter le sens qu'on lui a donné jusqu'à ce jour. + +«Toute la terre avait une seule _lèvre_ (c'est-à-dire un seul langage, +et un seul parler ou discours), et des hommes partis de l'Orient, +s'établirent dans la vallée de Sennar, et ils se dirent: Pétrissons de +la terre, cuisons des briques; et la brique leur devint pierre, la boue, +mortier; et ils se dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont la +tête soit dans le ciel; faisons-nous un nom (ou un _signal_: le mot +hébreu a les deux sens), afin que nous ne soyons pas dispersés sur la +terre: et Dieu, descendit pour voir cette tour, et il dit: Ce peuple n'a +qu'une lèvre ou langue: rien ne les empêchera d'exécuter leur pensée +(leur projet): descendons, et confondons leur lèvre; qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre; et Dieu les dispersa ainsi, et ils +cessèrent de bâtir leur ville...» + +Voilà, Messieurs, le texte littéral: il veut quelques observations +grammaticales. D'abord, le mot hébreu traduit, la terre (_Ars_, en arabe +_Ard_), n'a pas rigoureusement le sens que les interprètes lui donnent; +ils avouent que les Hébreux n'ont eu aucune idée de la terre _globe_; +que ce peuple a cru confusément qu'elle était une grande île portée sur +l'eau, sans savoir sur quoi portait l'eau; que ce peuple parfaitement +ignorant en toutes choses physiques[45], ne connaissait rien à trois +cents lieues au delà de ses frontières, etc. La vérité est que dans la +langue hébraïque, le mot _terre_ est habituellement pris pour _pays_, +lequel n'a point de terme propre; partout on lit, la _terre_ de Juda, la +_terre_ d'Israël, la _terre_ de Chanaan, la _terre_ d'Égypte, la _terre_ +de Sennar, ce qui ne signifie que _pays_: or, l'on n'a aucun droit de +distinguer en français ou en latin, ce que l'original ne distingue pas; +et si l'on veut raisonner par probabilités naturelles, on ouvre la porte +à un genre de discussions que les interprètes entendent rejeter à leur +gré. + +Secondement, les interprètes et la Vulgate, qui les guide, ont traduit: +«Faisons-nous un _nom_, une renommée, afin que nous ne soyons pas +dispersés». Entre les deux membres de cette phrase, il n'y a aucune +analogie. Je traduis avec le savant Vossius, _faisons-nous un signal_; +ce qui est un des sens reconnus du mot hébreu (_shem_): là, il y a +analogie; un _signal_ élevé, visible de loin, est propre à empêcher la +dispersion. Serai-je hérétique pour ces observations? Je pourrais en +faire encore une sur ce mot: _Dieu descendit_, et de suite il est dit: +_descendons_. Si je ne comprends pas ce surcroît de descente, l'une au +singulier et l'autre au pluriel, serai-je traduit devant un jury +anglais? J'arrive au fond de la question. + +Le narrateur dit que toute la _terre_ ou contrée n'avait qu'une langue, +il ne la spécifie pas cette langue. Quelqu'un a-t-il le droit de +décréter que ce fut l'_hébraïque_? il me semble que non; d'abord parce +que le texte lui-même ne le spécifie pas; 2º parce que dans l'histoire +d'Abraham, ce père de la race hébraïque, lorsque le texte dit _qu'il +naquit dans la terre de Sennar_ (bien connue pour être un pays +_syrien_), qu'ensuite son père l'emmena dans le pays de _Harran_ +(également _syrien_), ce texte donne droit de penser que la langue +nationale de la famille d'Abraham fut le _syrien_ ou _syriaque_, dont, +au temps de Jacob et de Laban, l'existence formelle nous est attestée, +et se continue sans interruption jusqu'à des époques postérieures et +certaines; 3º enfin, parce que l'on peut démontrer historiquement et +grammaticalement que l'hébreu n'est qu'un dialecte phénicien formé +depuis Abraham, par l'incorporation que lui et ses descendants ne +cessèrent de faire à leur naissante et faible tribu, des naturels du +pays où ils s'établirent. + +Je ne prétends point contester aux interprètes, que les constructeurs de +la tour de Babylone aient tout à coup oublié leur langue; je ne me fais +pas juge des possibilités naturelles: une langue peut s'oublier par un +mal subit de cerveau; mais décréter, comme le font nos _infaillibles_, +que ces constructeurs parlèrent tout à coup des langues nouvelles, c'est +ce que je nierais dans un concile, parce que le texte m'y autorise _par +son silence_; il dit nûment: _Confondons leur langage, afin qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre_; or, ceci ne dit pas du tout qu'ils +parlèrent d'autres langues, mais seulement qu'ils cessèrent de se +comprendre; et ils purent cesser par défaut de prononciation, par +bredouillage, par confusion de termes, par emploi involontaire d'un mot +pour l'autre; enfin, d'une manière que l'on n'a ni l'obligation, ni le +droit de spécifier; _ils ne s'entendirent plus_, voilà tout. + +Actuellement, Messieurs, appréciez l'extrême légèreté, la préoccupation +aveugle de tant de docteurs qui ont voulu, qui veulent encore que cet +événement soit la source où il faut chercher l'origine des innombrables +langues qu'a parlées et que parle l'espèce humaine. Lesquels des savants +de Psamméticus ou des nôtres sont les plus aveugles, les plus entêtés de +préjugés? + +Si je trouve à l'ancienne doctrine juive, sur le langage _naturel_, une +analogie, et presqu'une origine profane, je n'assurerai pas que j'en +trouve une semblable au récit historique que je viens de vous présenter; +néanmoins, vous me permettrez une citation qui est du moins singulière; +elle m'est fournie par les historiens de cette même ville de Babylone, +dans un récit que nous a transmis Diodore de Sicile. + +«Après la mort de _Ninus_, fondateur de l'empire _assyrien_, sa femme, +_Sémiramis_, compagne et rivale de sa gloire, voulut, par des actions +étonnantes, surpasser son mari. Ninus avait employé plusieurs années à +bâtir une ville, immense à la vérité, mais qui, placée en pays montueux, +sur un fleuve rebelle (le Tigre), n'était qu'une grande et inerte +bourgade. Sémiramis voulut construire une cité commerciale et militaire, +qui fût à la fois l'entrepôt des marchandises de l'Inde et de la basse +Asie, le boulevard d'un pays riche par lui-même, l'asyle d'une +population nombreuse contre l'invasion de l'ennemi, l'épouvantail des +Arabes du désert, et en même temps le marché nécessaire et opulent qui +les attirât en temps de paix: en un mot, Sémiramis traça le plan de +Babylone; ce fut un carré de douze mille mètres, ou trois lieues de +longueur sur chaque côté, flanqué d'un mur de soixante-quinze pieds de +hauteur, etc. Sémiramis projetant déja d'autres grandes entreprises, +statua que celle-ci ne durerait qu'un an; pour cet effet, elle leva une +corvée de _deux millions_ d'hommes, pris dans la population bigarrée de +son vaste empire, depuis les sources de l'Indus jusqu'à l'Euxin (ou mer +Noire), et depuis le Caucase jusqu'à l'Arabie Heureuse. Qu'on se figure +la sensation, la rumeur que dut causer le spectacle d'une telle +multitude diverse de costumes, de moeurs, et surtout de langages ou de +dialectes dont le nombre a pu passer quatre-vingts ou cent! Qu'on voie +cette multitude, jetée confusément, distribué militairement sur ses +ateliers; occupée principalement à fabriquer l'incroyable quantité de +briques qu'exigèrent de telles murailles, et des quais proportionnés sur +l'Euphrate, et un pont, et deux _châteaux forts_; enfin, une _pyramide_ +appelée _tour_ par les gens du pays, c'est-à-dire par les Arabes +chaldéens, dont le dialecte, comme l'hébreu et le syrien, n'a que le mot +_tour_ pour exprimer tout édifice saillant et élevé[46]. Cette _tour_, +encore subsistante au temps d'Hérodote, et qui, sur _trois cent sept_ +pieds de base, et autant d'élévation, dut être un objet si frappant dans +une plaine rase, ne fut pas un stérile monument comme ceux d'Égypte: ce +fut un magnifique et utile cadeau que l'habile Sémiramis fit aux prêtres +du pays, _les chaldéens_, pour leur servir d'observatoire astronomique, +et favoriser de plus en plus l'étude d'une science qui les avait rendus +célèbres au dehors, et puissants au dedans, sur l'esprit d'un _peuple +conquis_ que cette reine voulait apprivoiser. Qu'on juge de l'étonnement +de ce peuple ignorant et superstitieux, ne connaissant que sa langue +arabe et que le désert qui entourait son île. Supposons que deux ou +trois cents ans après ont eût demandé à de telles gens pourquoi et +comment avait été bâtie cette montagne, il me semble entendre ces Arabes +répondre: + +«Aux temps anciens, il vint du côté de la Perse (qui est l'Orient) des +hommes puissants à qui il prit fantaisie d'élever cette _tour_; ils +voulaient, dit-on, monter au ciel, et cela pour regarder nos dieux +(c'est-à-dire les astres, dieux du temps et du pays); mais la confusion +se mit dans leur langage, _par un pouvoir divin_, et ils furent obligés +de se disperser (comme firent les ouvriers de Sémiramis); en mémoire de +cet événement, cette ville a gardé chez nous le nom de _Babul_, +c'est-à-dire _confusion_[47].» + +Entre ce récit et celui des Juifs, je conviens que plusieurs +circonstances diffèrent, et surtout que des objections chronologiques +peuvent être suscitées contre l'identité; mais en traitant mon sujet +didactique et sec par lui-même, en traversant les plaines arides du +vieil Orient, j'ai pensé, Messieurs, que vous me permettriez de cueillir +une fleur historique pour vous l'offrir en délassement. + + +§ V. + +ÉCOLE CHRÉTIENNE. + +Du sein de l'école juive sortit l'école chrétienne; pendant le premier +siècle, ses disciples, tous illettrés, tous de la classe du peuple, +uniquement livrés à la morale pratique, négligèrent et repoussèrent, +comme futilité, toute étude qui n'eût pas pour but d'obtenir l'autre +vie. Dans le second et troisième siècle, des hommes lettrés, convertis +aux idées nouvelles, y joignirent celles de leur éducation, c'est +presque dire celles de Platon, alors dominantes. Il ne put manquer de +naître bientôt des dissentiments sur toute question abstraite; mais +parce que l'essence du système naissant était la charité fraternelle, +l'égalité des droits, la communauté des biens, tout ce qui n'attaqua +point ces bases fut laissé au libre arbitre; on put disserter sur le +langage d'Adam, savoir s'il fut hébreu ou syriaque; sur la manière dont +il put donner des noms aux animaux sans les connaître; sur la confusion +du langage, sur la prétendue naissance des langues, dont quelques +docteurs voulurent compter soixante-douze, quand d'autres les +réduisaient à quatre, qu'ils nommaient langues mères, etc. + +Un évêque, père de l'Église, put nier cette confusion, comme cause, et +l'admettre seulement comme conséquence de la dispersion, sans en être +moins reconnu pour un saint. (Grégoire de _Nysse_.) + +Cet état de liberté dura jusqu'au commencement du quatrième siècle; +alors se fit une véritable révolution dans la société chrétienne, et +cela par suite des décrets de l'assemblée de Nicée, qui introduisant +dans le régime des fidèles la hiérarchie civile et presque militaire de +l'_empereur_ gréco-romain, changea la démocratie de l'Église primitive +en une oligarchie sacerdotale rapidement devenue despotique. Dès lors il +ne fut plus permis d'établir des raisonnements sans l'approbation des +_supérieurs surveillants_ (epi-scopoi); comme toute opinion devint +affaire de parti, il devint dangereux ou inutile de suivre toute étude +opposée ou étrangère aux passions ou aux volontés des puissants: tout +emploi de la raison humaine fut une acte d'indépendance vis-à-vis des +docteurs qui se constituèrent interprètes de Dieu, qui se firent presque +_dieux parlants_. Tout ce que nous appelons idéologie, étude raisonnable +de l'entendement humain, fut décrédité au point que je pourrais citer +des sentences d'évêques qui ont interdit l'étude de la grammaire: elles +me seraient fournies par un de nos savants confrères à qui je dois ma +remarque. + +On peut dire que cette léthargie de l'esprit humain n'a cessé qu'au +seizième siècle, et cela, par le concours de plusieurs circonstances; +par la prise de Constantinople (1453), qui tout à coup jeta en Europe +une quantité de livres et d'hommes savants; par le désir que firent +naître ces livres de multiplier leurs copies; par la naissance de +l'imprimerie, qui étendit rapidement l'instruction ou le moyen de +l'acquérir; enfin, par l'insurrection de l'Allemagne contre la +théocratie italienne, d'où sont nées des libertés de tout genre, qui +chaque jour ont tendu à développer le bon sens naturel et la raison de +l'homme. + +Parmi les études qui se ranimèrent, celle des langues fut une des +premières, à raison du besoin d'entendre et d'interpréter les livres +anciens. Les esprits curieux ne tardèrent pas d'établir des comparaisons +rendues plus piquantes par leur nouveauté. Le premier essai connu en ce +genre, fut un vocabulaire que l'italien _Pigafetta_ fit imprimer vers +1536, contenant un recueil de mots de divers peuples chez qui il avait +voyagé. Deux travaux plus réguliers, plus importants, le suivirent; l'un +de Guillaume _Postel_, né Français, qui, à la date de 1536, publia en +langue latine, à Paris, son livre intitulé, _Linguarum XII, +characteribus differentium, alphabeti introductio ac legendi modus +facillimus_, avec une dissertation sur l'origine et _l'antiquité_ de +_l'hébreu_, et une comparaison des langues orientales entre elles, et +avec le latin et le français: l'autre, de Teseo _Ambrogio_, né à Pavie, +où il fit imprimer aussi en latin, en 1539, son _Introduction aux +langues chaldaïque, syriaque, arménienne_, et ses remarques sur dix +autres langues. Ces deux productions ont le mérite de présenter les +essais ou tâtonnements de l'art en tout genre. Ambrogio avait eu pour +maîtres des moines syriens, arméniens, abyssins, appelés à Rome par les +largesses des papes: Postel avait voyagé au Levant aux frais du roi de +France; ceci donne un mérite particulier à leur méthode de +prononciation. Dix ans plus tard (1548), le Hollandais Théodore +_Buchmann_, qui a grécisé son nom en celui de _Bibliander_, mit au jour +son livre intitulé, _de Ratione communi omnium linguarum_, etc., où il +prétendit expliquer leurs principes communs par les exemples de dix ou +de douze langues: il faut lui savoir gré d'avoir excité l'émulation de +ses successeurs, en leur ayant présenté le premier essai du _Pater +noster, traduit_ ou _écrit_ en quatorze langues. + +Il serait trop long de citer en détail tous les ouvrages accumulés +depuis lui sur cette matière; il me suffira d'indiquer les principaux +qui suivent: + +En 1558, le livre de Conrad Gesner, intitulé, _Mithridates, seu de +differentiis linguarum_; + +En 1580, le traité de Jean Gorop Békan, intitulé, _Hermathena_, ou +Mercure et Minerve; + +En 1592 et 1593, _Specimen 40 diversarum linguarum et dialectorum_, de +Jérôme Mejeser, avec le _Pater noster_ en cinquante langues; + +En 1610, le fragment de Scaliger, _de Europeorum linguis_; + +En 1613, le Trésor de l'histoire des langues, par Duret; + +En 1616, l'Harmonie étymologique des langues, par Étienne Guichart; + +En 1667, les Prolégomènes de Walton, auteur de la célèbre Polyglotte; + +En 1679, l'_Atlantica_ de Olaüs Rudbek, en même temps que le jésuite +Kirker publiait _sa Tour de Babel_; + +En 1697, le _Glossarium universale hebraicum_, de Thomassin; + +En 1703, le _Pater noster_ en plus de cent langues, par l'anglais +Muller; + +En 1715, le même _Pater_, par Chamberlayne, encore plus étendu et plus +correct. + +À cette époque, l'on avait déja beaucoup fait pour l'érudition; beaucoup +de matériaux étaient rassemblés pour le raisonnement: presque aucun pas +n'était fait encore vers la connaissance de la vérité, parce qu'aucun +pas n'avait été dirigé par un sens droit, libre de préjugé. Tous les +écrivains que j'ai cités, et leurs semblables que j'ai omis, étaient +partis de deux faits principaux, considérés comme indubitables; savoir, +qu'un premier homme, appelé Adam, avait naturellement ou miraculeusement +parlé la langue hébraïque; et en second lieu, qu'un événement, appelé la +confusion de Babel, avait subitement introduit dans le monde une foule +de langues, d'où procédaient toutes les diversités que nous voyons. Les +efforts des savants n'avaient tendu qu'à mieux démontrer l'un et l'autre +fait par des étymologies dont l'abus était d'autant plus grand, que +très-souvent la vraie prononciation des mots était dénaturée. + +En voyant cette unanimité de tant de docteurs, qui ne croirait que +réellement leurs opinions avaient des bases positives? Ici se montre un +nouvel exemple de l'aveuglement invincible que causent les préjugés de +l'éducation, rivés par une autorité _coërcitive_. Vous venez de voir, +Messieurs, qu'au sujet de la confusion et de la dispersion, le texte +original ne disait point ce qu'on lui faisait dire sur l'apparition de +langues nouvelles; eh bien! en scrutant le texte relatif au langage +d'Adam, vous allez voir qu'il n'autorise pas mieux l'idée que ce langage +ait été l'idiome hébraïque. Voici ce texte très-littéral; Genèse, chap. +II, vers. 6: + +«Et Dieu forma l'homme de la poussière de la _terre_; il souffla sur sa +face un souffle de vie, et l'homme devint une _ame_ vivante.» Puis, même +chap., vers. 26: «Et Dieu forma de la terre, toute bête des champs, tout +volatile du ciel, et il les amena à l'homme, pour voir comme il les +nommerait; et tout ce que l'homme nomma est le nom de cette ame vivante; +et l'homme donna des noms à tout gros animal, et à tout volatile du +ciel, et à toute bête des champs.» + +Rien autre que ces passages n'est relatif au langage d'Adam; l'on ne +saurait me citer aucune autre phrase qui y ait trait. Or, il est évident +que ce texte ne décide point qu'Adam ait donné des noms en _langue +hébraïque_: aucune autorité n'a le droit de voir ici plus qu'il ne s'y +trouve: dira-t-on que cela est probable, que cela est conforme au +_raisonnement naturel_? J'accepterai l'arbitrage des probabilités et de +la raison naturelle, si l'on veut l'établir constant; mais par ces +moyens mêmes, je prouverais que ce put, que ce dut être plutôt en langue +syriaque. Toute dispute à part, je m'en tiens au texte; rien n'y est +spécifié; les assertions des savants ne sont que des hypothèses, et les +interprètes ont posé en principe ce qui est en problème; aussi ne +peuvent-ils s'accorder entre eux. + + +§ VI. + +ÉCOLE PHILOSOPHIQUE. OBSERVATION DES FAITS, ÉTABLIE COMME PRÉLIMINAIRE +INDISPENSABLE À TOUTE THÉORIE. + +Ce ne fut que vers 1710, qu'un homme d'un esprit simple et droit, +sortant de la route commune, émit les premières idées judicieuses sur la +manière de poser la question de l'étude des langues; cet homme fut +Guillaume Leibnitz. En lisant dans les Mélanges de Berlin sa +dissertation ou méditation _sur les origines des peuples, déduites +principalement des indices de leurs langues_, on voit qu'il n'osa +heurter de front des préjugés qui ont pour logique ordinaire le sabre ou +le tison. Il prend un circuit ingénieux, mais efficace, pour arriver à +son but; sa doctrine peut se résumer dans les articles suivants: + +«L'étude des langues ne doit pas être conduite par d'autres principes +que ceux des autres sciences exactes. Pourquoi commencer par l'inconnu +afin d'arriver au connu? Le bon sens n'indique-t-il pas d'étudier +d'abord les langues modernes qui nous sont palpables, afin de les +comparer l'une à l'autre, de constater leurs différences ou leurs +affinités, et de passer ensuite aux langues qui les ont précédées dans +les siècles antérieurs, afin de rendre sensibles leur filiation, leur +origine, et par ce moyen remonter d'échelon en échelon aux langues les +plus anciennes, dont l'analyse devra fournir les seules conclusions que +nous puissions nous permettre?» + +L'on voit que Leibnitz proposa aux juges d'un grand procès, de ne pas +prononcer sans avoir examiné les pièces; il est des temps où le coeur +passionné rejetterait même cette évidence; à son époque on se lassait de +disputes ténébreuses: ce rayon produisit un effet conciliant. L'idée de +Leibnitz est devenue le guide des recherches philologiques qui se sont +multipliées dans le dix-huitième siècle; des voyageurs de toute nation, +des missionnaires de toute secte, ont rivalisé à recueillir des +grammaires et des vocabulaires. Les savants d'Europe ont pu comparer une +foule d'idiomes des tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique, de Tartarie, +et des îles de l'Océan. Il restait à mettre en ordre tous ces matériaux; +la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu, en moins +de trente ans, trois grandes tentatives de cette opération, aussi +honorables pour leurs auteurs qu'instructives pour leur auditoire[48]. + +La première fut celle dont l'impératrice Catherine II traça de sa propre +main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, +dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant pour titre +_Vocabulaire de toutes les langues du monde_, au nombre d'environ deux +cents. J'ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806; je +n'en connaissais que deux volumes in-4º; j'ai appris depuis qu'un +troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez +limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, +plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du +travail, puisque les deux premiers volumes, recueillis jusqu'en Italie, +furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus +beaux présents faits à la philosophie par un gouvernement. + +La seconde tentative a été le livre de l'abbé _don Lorenzo Hervas_, +intitulé: _Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et +classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes_, etc. +L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-8º, dont le premier +est daté de Madrid, l'an 1800, et le sixième, Madrid, l'an 1806. + +Vous rendre, Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue +et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. +Je me bornerai à vous dire que l'auteur, favorisé de beaucoup de moyens +de fortune et de crédit; usant de tous les secours littéraires que lui +procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant +sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude; +jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires +de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans +les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus +justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur +ce qui concerne les éléments grammaticaux, les affinités, les +différences des langues modernes. + +Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux +origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui +imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de +Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la +confusion de Babel n'ait produit la diversité des langues, et qu'il ne +faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque +enfant ou petit-enfant de Noé encore qu'il soit théologiquement +impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence +d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit +permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses +analogues, de regarder comme des noms collectifs de peuples et de +pays, les noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir +comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir +bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, +et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions +systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si +rapproché de nous par son idiome espagnol, n'ait pas été traduit, ou du +moins largement extrait par quelque bon esprit français. + +La troisième tentative a été l'ouvrage allemand intitulé: +«_Mithridates_, ou _Science générale des langues_, avec le _Pater +noster_, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, par +Adelung, conseiller aulique, et bibliothécaire de l'électeur de Saxe». +Le premier volume de cet ouvrage in-8º a paru en 1806 à Berlin, lorsque +se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809: +l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de +trente ans d'études assidues. Une digne suppléant, le savant professeur +_Vater_, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des +matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et enfin, un +volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux +Amériques, le troisième de celles de l'Afrique; les deux premiers de +celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes. Comme je n'ai +pas le bonheur d'entendre l'idiome allemand, je n'ai pu prendre une +connaissance directe de cet important et curieux ouvrage: seulement, +quelques portions de traductions que je me suis procurées, celle entre +autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. +le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative +du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de +points, et surtout en indépendance d'opinions: il a connu quelques +parties du livre espagnol, mais non pas toutes; il envisage son sujet, +moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique +et grammatical; il s'applique surtout à étudier les opérations de +l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on +appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il +ne se tient point lié par la Bible, ni par les récits de la tour de +Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement; la droiture de +son esprit et de son intention inspire le respect. Il est naturel que +sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles; l'on ne +pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, +quelquefois diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce +serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un +volumineux extrait. + +Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un +défaut, un vice radical qui a jusqu'ici entravé la science, et qui, +s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement. Ce vice consiste en +ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par les +Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins +n'ont point les mêmes valeurs; de là, il est résulté qu'un même +vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe, le mexicain, +etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à-fait +différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou +italien ou allemand; les mots deviennent surtout méconnaissables, si, +par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans +la langue du copiste; car, alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt +imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de +lettres qui aggravent la confusion. + +Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée _djim_, qui vaut notre +_dj_; les Allemands, qui n'ont point notre _ja_, ont imaginé de rendre +l'arabe par _dsch_, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, +ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour +peindre le mot arabe _djahs_, une bête de somme, ils écrivent +_dschahhsch_, c'est-à-dire dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, +avec une file vraiment ridicule de lettres _h_. Leurs voyageurs nous +sont inintelligibles en mots géographiques et patronymiques: ils +peuvent en dire autant de nous, et des Anglais, et des Italiens; par +suite de ce vice, le _Pater noster_, qui en hébreu, en syriaque, en +arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations +extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savants +polyglottes une véritable confusion de Babel. + +Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et +poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes et +démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la +_Simplification des langues orientales_, et de _l'Alphabet européen +appliqué aux langues asiatiques_. Les principes sur lesquels mon système +est fondé sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que +ceux de l'algèbre; mais leur application, et l'emploi des lettres +nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront +combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené +des habitudes nouvelles dans une nouvelle génération. + +Maintenant, Messieurs, si vous désirez que je résume les conséquences +des raisonnements et des faits que j'ai eu l'honneur de vous exposer, +vous en trouverez plusieurs, je pense, dignes de votre attention, les +unes par leur importance, les autres par leur nouveauté. D'abord, si +vous considérez d'un côté tout ce que nous avons ignoré jusqu'à notre +époque sur les langues en général (sans parler de ce que nous ignorons +encore); si vous comparez le vaste théâtre géographique des langues +ci-devant inconnues, à l'étroite sphère de celles où nous n'avons cessé +de rouler, vous penserez qu'il ne suffit pas de savoir le grec et le +latin pour raisonner sur la philosophie du langage, pour bâtir de ces +théories que l'on appelle des grammaires universelles; vous sentirez que +notre exclusive admiration du grec et du latin n'est qu'un tribut +irréfléchi payé par notre enfance à la vanité scolastique de nous +instituteurs, qui veulent tout savoir, et à l'orgueil militaire des +peuples anciens, qui tinrent pour non existant ce qu'ils ignoraient. Que +diraient-ils aujourd'hui, ces Grecs et ces Romains si fiers de leurs +idiomes, _issus des dieux_ comme leurs ancêtres, si nous, leur prouvions +que leur latin pélasgique, que leur grec soi-disant autochthone, ne +furent qu'une émanation, qu'un des dialectes de la langue d'une nation +scythique dont le siège ou foyer fut la Boukarie, au nord de l'Indus, et +touchant la Bactriane par les quarante degrés de latitude; que du sein +de cette nation, favorisée d'un, beau ciel et d'un beau sol, et qui +vécut à la fois agricole et pastorale, sortirent, a des époques ignorées +de l'histoire, des essaims de guerriers, qui, comme on a vu plus tard +les Gaulois, comme on a vu ensuite les Tartares de _Tamerlan_ et les +Mongols de _Techinguiz-Kan_, étendirent leurs invasions successives +depuis les plaines du Gange, où leur race persiste, jusqu'aux îles +britanniques, où leurs traces s'aperçoivent encore? Depuis cent ans, le +langage de cette nation scythique, retrouvé par nos savants européens +dans les livres sacrés de l'Inde, sous le nom de _sanscrit_, est de plus +en plus reconnu pour être la base, non seulement d'une infinité de mots, +mais encore du système grammatical d'une foule de langues modernes et +anciennes: de presque tous les dialectes actuels de l'Indostan; de +l'ancien dialecte goth et _moesogoth_, du vieux teuton ou _Deutche_, qui +fut le _Dace_ des Romains; de son dérivé, le plat allemand, d'où +dérivent à leur tour, le hollandais et l'anglo-saxon; enfin de l'ancien +grec lui-même, et de ses collatéraux, l'étrusque et le latin; de manière +que les Pélasgues, si célèbres par leurs migrations, ont du être, comme +les _Tchingares_ (nos Bohémiens), une tribu d'origine _indoscythe_, +chassée à l'ouest par des convulsions guerrières: sans doute ce furent +les descendants de ces Scythes _sanskritiques_, qui, sous le nom grec de +_massagètes_ (équivalant au sanscrit _Maha Sagatai, grands Scythes_), +soutinrent contre les Égyptiens le procès d'antiquité nationale dont +parle Hérodote; et ce fait, lui seul, rend communs aux Scythes les huit +ou neuf mille ans dont les Égyptiens citaient à Solon et Platon, des +preuves que ces hommes célèbres nous attestent être, non des fables, +mais des faits authentiques portant avec eux leurs preuves. + +En résumé, les Grecs si fiers de leur langue et de leur génie, n'ont été +que les cousins germains des Gètes et des Thraces: la situation +géographique a fait la différence; et nos littérateurs dédaigneux, qui +repousseraient cette commune origine, les feraient ressembler à ces +parvenus qui méconnaissent leurs parents. + +Une seconde conséquence, nouvelle et importante, est que désormais il +est prouvé que l'homme seul, par ses moyens naturels, a pu, a dû +inventer plusieurs langues. Cette vérité résulte des différences +tranchantes remarquées entre divers systèmes grammaticaux, dont +quelques-uns sont vraiment bizarres. Les savants philologues s'accordent +à reconnaître plus de trente idiomes originaux ou _langues mères_; or, +il suffit qu'une seule langue soit d'invention humaine, pour conclure +que toutes peuvent l'être: dès lors disparaît le besoin que se fit +l'ignorance des premiers raisonneurs en ce genre, d'appeler les dieux, +les génies à l'éducation primitive de l'homme, et à la suggestion de son +langage. Expliquer ce qu'on ne conçoit point par des moyens encore plus +inconcevables, est un procédé par trop bizarre; imaginer que l'homme +puisse réciter subitement des mots dont il n'a ni l'habitude ni le +besoin, et qui seraient les signes d'idées qui ne sont pas nées, c'est +une autre contradiction qui seule caractérise et les inventeurs et leurs +disciples. + +Du reste, la création naturelle des langues ne doit point alarmer ceux +qui veulent absolument que toutes les races humaines soient issues d'un +seul couple primitif: j'avoue que je n'entends pas mieux l'apparition +naturelle d'un premier couple que de plusieurs; mais comme je ne vois +aucune utilité morale et politique à l'une et à l'autre hypothèse, je +demande la permission de rester indifférent: seulement je remarque qu'en +admettant un seul couple primitif, il a pu arriver, par la suite, que +quelque couple de sourds et de muets ait vécu isolé, et qu'il ait +produit une race bien conformée, qui aurait été contrainte de se faire +une langue. Nier la possibilité de cette invention, c'est prétendre que +tout ce que l'on ne conçoit pas ne peut exister; plus je vieillis, moins +j'ai cette prétention; sans sortir du cours des choses naturelles, il me +semble que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre +le problème; aussi a-t-il été déja tenté deux fois de manière à faire +espérer un succès final; une première fois par le président _de +Brosses_, en son traité de la _Formation mécanique des langues_[49]; une +seconde fois par l'auteur écossais, lord _Munboddo_ et son _Essai sur +l'origine et les progrès du langage_; ce second ouvrage a sur le premier +ce grand avantage, que _Munboddo_ ne s'est pas restreint à la méthode +didactique, comme l'a fait de Brosses; mais il a nourri ses +raisonnements d'une foule d'observations et d'anecdotes curieuses, +fournies par les voyageurs et les historiens sur les peuples sauvages et +les individus trouvés solitaires dans les bois: de manière que sa +théorie prend un coloris animé qui la rend plus persuasive. _Munboddo_ +prouve par des faits que l'homme solitaire n'a ni motif ni moyen de +parler; que le langage naît seulement de l'état social; que ses premiers +éléments sont, 1º les cris ou interjections; 2º les imitations des +bruits naturels, d'où naît l'onomatopée, ou _création des mots_, sur +laquelle vient se greffer la convention de prendre un son pour signe +d'une idée. + +Dès lors que la question de l'origine du langage est expliquée, toutes +ses subséquentes découlent aisément les unes des autres. + +Par exemple, celle de l'accroissement ou extension d'une langue, n'offre +pas de difficulté réelle: l'on conçoit comment, sur un premier canevas +donné, l'esprit humain prolonge de nouvelles lignes dans la direction de +celles qui existent; comment, en acquérant des idées nouvelles, il les +peint par des mots tirés de la même famille; comment il combine les +anciens mots pour en faire de nouveaux: l'étude des étymologies est +démonstrative à cet égard; les procédés des enfants le seraient +également, si au lieu d'en faire des perroquets, nous les laissions un +peu raisonner et parler d'eux-mêmes. + +Une seconde question, l'état stationnaire d'une langue, se conçoit +facilement: en effet, qu'un peuple vive isolé; qu'il ait acquis une +somme d'idées suffisante à ses besoins, à ses habitudes; que par la +nature de son gouvernement il ne puisse étendre la sphère de ses +connaissances: chez un tel peuple, la langue peut subsister des siècles +sans avancer ni reculer; j'en fournirais des exemples au besoin. Cet +état stationnaire et limité est bien plus répandu qu'on ne pense; il a +lieu chez presque tous les peuples montagnards, chez les peuples +pasteurs, s'ils peuvent se préserver des guerres externes; enfin chez +les nations même civilisées, et cela dans les classes et professions où +le temps de l'homme et de la famille est absorbé par les soins de la +subsistance; ces classes ne connaissent de la langue nationale, que la +portion qui leur est nécessaire: amenez un paysan, un ouvrier, dans nos +assemblées scientifiques, vous verrez combien de mots ils ne comprennent +pas; faites-les suivre un raisonnement ou une narration, vous verrez +qu'ils n'ont pas l'usage de plusieurs modes et temps de nos verbes. On +se fait illusion, lorsqu'on parle des nations comme de corps sociaux +homogènes à la manière des corps physiques; elles ne sont que des +confédérations de peuples différents, qui, sous le nom de riches, de +pauvres, de propriétaires, de prolétaires, d'oisifs, de laborieux, ont +des sphères d'idées, et par conséquent des _dictionnaires_ de mots +très-différents. Nous qui en faisons un, ne sentons-nous pas à chaque +instant, qu'à côté de nous il en existe d'autres relatifs aux arts, aux +sciences, aux métiers, tous faisant partie de l'idiome français, et qui +cependant nous sont plus ou moins étrangers? + +Une troisième question, celle de l'altération d'une langue, veut être +divisée en deux branches. + +L'altération par le mélange des mots étrangers: c'est l'effet des +guerres, des invasions, du commerce. Ce mal vient de l'extérieur. + +L'altération par l'amaigrissement, l'appauvrissement, c'est-à-dire, par +l'oubli ou le non emploi des expressions et des tournures élégantes, par +l'introduction des termes et des tournures triviales, de mauvais goût, +de peu de justesse. Ce mal vient de l'intérieur. + +L'altération par mots étrangers, effet des invasions, des conquêtes, est +trop claire pour s'y arrêter; elle est plus ou moins grande, selon +l'affinité ou la dissemblance des deux langues qui se mêlent; elle +devient totale, si leur construction grammaticale est diverse, +c'est-à-dire, si l'exposition des idées marche dans un ordre différent. +Ce cas amène des décompositions du langage existant, d'où sort un +langage nouveau, mixte de ceux qui précèdent. Notre langue française en +a fourni un exemple très-instructif, depuis que l'un de nos savants et +ingénieux confrères[50] a démontré sa formation de toutes pièces, par un +travail fait pour servir de modèle. + +L'altération par appauvrissement intérieur s'explique aisément par un +exemple. + +Lorsqu'en 1789 la nation française concourut par toutes les classes qui +la composent, à nommer ses représentants dans l'assemblée dite +Constituante, les lois et les harangues, pendant trois ans, parlèrent le +français le plus noble et le plus correct. La Convention succéda: vous +savez quel langage parlèrent alors les harangues et les lois? Pourquoi +cette différence? parce que, dans le premier cas, le langage fut celui +des classes cultivées et lettrées; tandis que, dans le second, il fut +celui des classes qui ne connaissaient que le dictionnaire des besoins. +Les choses furent au point, que l'on dut parler un mauvais style, comme +l'on dut porter un mauvais habit de sans-culotte. + +Les éternels Romains, que ramène sans cesse notre éducation de collège, +vont me fournir un autre exemple. + +Dans l'origine, ce peuple est un mélange d'hommes bannis de divers +états de l'Italie, sur un mauvais sol volcanique que personne n'envie; +ils ont un langage où domine le grec mêlé de mots gaulois, phéniciens, +teutons, introduits par les guerres et le commerce; ce langage +s'amalgame, s'identifie par la communauté d'habitude entre ceux qui s'en +servent; il s'augmente d'une génération à l'autre en proportion des +idées nouvelles; Rome s'agrandit, rassemble une croissante population, +qui, par sa concentration, prend bientôt identité de moeurs et de +langage; après la ruine de Carthage, cette population, débarrassée du +souci des guerres, commence à s'occuper de jouissances, à cultiver les +sciences et les arts: la langue se polit et s'adoucit; les +prononciations dures deviennent pénibles à des bouches efféminées et +délicates: on substitue les consonnes douces aux fortes. On dit: +_leguiones_ (legiones) pour _lekiones_; _maguistratus_ pour +_makistratos_; _effugiunt_ pour _exfokiont_; _dictatori alto_ pour +_dictatored altod_[51]. + +Dans cette population partagée en deux nations ou factions rivales (les +plébéiens et les patriciens), leurs forces respectives balancées mettent +chaque citoyen dans le cas d'exprimer librement ses sentiments, ses +pensées: cette liberté donne aux expressions de l'énergie, de l'étendue; +le besoin de persuader perfectionne l'art de présenter les idées; +l'homme devient éloquent parce qu'il est libre; la langue acquiert son +maximum de perfection; l'esprit produit ses chefs-d'oeuvre. Bientôt +survient un changement dans l'état des choses et dans la forme du +gouvernement: les riches se sont unis pour opprimer, ils se divisent +pour régner. Du sein des rivaux s'élève un maître; Rome tremble devant +l'_imperator_ entouré de soldats licteurs; les courages ont été brisés +par les proscriptions; la terreur est maintenue par les délations. Que +deviendra le langage? l'homme n'a plus de sentiments généreux à +manifester, plus d'idées hardies ou justes à émettre; ses expressions +vont devenir incertaines, timides, tortueuses, même fausses et +menteuses; ses phrases seront maniérées, embarrassées; son style n'aura +de couleur que pour l'adulation et le panégyrique: on croira la langue +appauvrie; ce sera le coeur et l'esprit. Les barbares viendront; leur +langage se mêlera au latin, la confusion suivra, et ce ne sera qu'avec +le temps que l'on verra naître un amalgame nouveau et bizarre. + +Une dernière question, celle de la disparition, de la perte totale d'une +langue, trouve un exemple singulier dans le récit d'un voyageur que je +crois Pallas: deux hordes tartares étaient en guerre; l'une surprit +l'autre, elle extermina tous les mâles, et garda seulement les petits +enfants et les femmes, comme un moyen d'accroître promptement sa +population; les femmes des vaincus ne surent ou ne voulurent pas +apprendre la langue de leurs maîtres; les enfants qui naquirent, élevés +dans la langue des mères, la conservèrent de préférence, et par un cas +singulier, la langue des vaincus supplanta, en deux générations, la +langue des vainqueurs. + +Mais il est bien temps de terminer ces considérations tracées à la hâte; +je pense avoir prouvé que l'étude des langues fut à peu près nulle chez +les anciens, que chez les modernes elle a d'abord été remplie de +préjugés et d'erreurs; qu'elle n'a commencé d'être réellement +philosophique, c'est-à-dire conforme au sens droit et à l'indication des +faits, que depuis un siècle; que de nombreux matériaux se trouvent enfin +rassemblés; mais qu'il reste encore beaucoup à faire pour en construire +un édifice régulier qui nous présente la théorie et la pratique, +s'appuyant et s'expliquant réciproquement; enfin, comme dans l'écrit +même que j'ai l'honneur de vous soumettre, je ne puis me dissimuler +quelques lacunes, et que je dois y soupçonner d'involontaires erreurs, +il devient une nouvelle preuve de cette expérience nationale dont nous +devons nous faire le reproche, relativement à cette branche de +connaissances: heureux s'il devenait un motif d'émulation, et si +l'Académie française en prenait occasion de délibérer sur les moyens de +répandre parmi nous l'élite ou du moins les principaux résultats des +ouvrages qui honorent et enrichissent l'esprit de nos voisins. + + +FIN. + + +NOTES: + +[1] Quelques jours avant de mourir, M. de Volney avait commencé +l'histoire de sa vie; tout ce qui est marqué par des guillemets, est +copié sur des notes écrites au crayon, et qui furent trouvées parmi ses +papiers. + +[2] La Chambre des Pairs, l'Académie. + +[3] Chasseboeuf. + +[4] À peu près 6,000 fr. + +[5] Suard, Vie du Tasse. + +[6] Moniteur du 28 mai 1789. + +[7] Moniteur du 20 mai 1790. + +[8] En 1791. + +[9] Pastoret, Discours de réception à l'Académie. + +[10] _Voyez_ page 355. + +[11] En juin 1798. + +[12] Laya, Discours de l'Académie. + +[13] Espèce de renard qui ne vague que pendant la nuit. + +[14] D'après les calculs de Josèphe et de Strabon, la Syrie a dû +contenir dix millions d'habitants; elle n'en a pas deux aujourd'hui. + +[15] Le dragon Bel. + +[16] En 1782, à la fin de la guerre d'Amérique. + +[17] La fatalité est le préjugé universel et enraciné des Orientaux: +CELA ÉTAIT ÉCRIT, est leur réponse à tout; de là leur apathie et leur +négligence, qui sont un obstacle radical à toute instruction et +civilisation. + +[18] Voyez la planche II, qui réprésente une moitié de la terre. + +[19] L'Afrique. + +[20] La Méditerranée. + +[21] Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les Recherches +nouvelles sur l'Histoire ancienne, tom. II. + +[22] Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son prophète. + +[23] Luther et Calvin. + +[24] Les saducéens et les pharisiens. + +[25] Quand un sectateur de Chiven entend prononcer le nom de Vichenou, +il s'enfuit en se bouchant les oreilles et va se purifier. + +[26] Ces paroles sont le sens et presque le texte littéral du premier +chapitre du Qôran. + +[27] Ce sont ces deux grands partis qui divisent les musulmans. Les +Turks ont embrassé le second, les Persans le premier. + +[28] Voyez à ce sujet le tome I des Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne, où cette question est développée à fond, depuis le chapitre V. + +[29] Les nuits de six mois. + +[30] Alitz, en phénicien ou hébreu, signifie dansant et joyeux. + +[31] OEil et soleil s'expriment par un même mot dans la plupart des +anciennes langues d'Asie. + +[32] Du latin _lex_, _lectio_: Alcoran signifie aussi la lecture, et +n'est qu'une traduction littérale du mot loi. + +[33] C'est de ce mot _habitudes, actions répétées_, en latin _mores_, +que vient le mot moral et toute sa famille. + +[34] Domestique vient du mot latin _domus_, maison. + +[35] _Oico-nomos_, en grec, bon ordre de la maison. + +[36] _Æquitas_, _æquilibrium_, _æqualitas_, sont tous de la même +famille. + +[37] Cet écrit est le texte original sur lequel fut faite la traduction +anglaise, publiée à Philadelphie en ventose an 5. + +[38] Volney se contente de rappeler cette assertion du docteur et +dédaigne de la réfuter. Il n'y répondit, plusieurs années après, que par +la publication de ses savans ouvrages sur les langues orientales. +(_Note de l'éditeur._) + +[39] Le docteur Priestley était de la secte des Quakers. + +[40] Quand vous jeûnez n'affectez pas la tristesse des hypocrites, qui +se rendent le visage pâle et défait, afin que les hommes remarquent +qu'ils jeûnent: + +Mais, quand vous jeûnez, parfumez-vous la tête et lavez-vous le visage. +_Saint Matthieu_, chap. VII, vers. 16 et 17. + +[41] Le docteur N..., théologien, et le docteur Black, chimiste, étaient +au café à Edimbourg. On jeta sur la table une nouvelle brochure +théologique du docteur Priestley: «En vérité, dit le docteur N..., cet +homme ferait mieux de s'en tenir à la chimie; car, d'honneur, il +n'entend rien en théologie. Pardonnez-moi, répondit le docteur Black, il +est prêtre, il fait son métier; car, de bonne foi, il n'entend rien en +chimie.» + +[42] Le docteur Priestley lui-même, qui _donna_ un sermon au profit des +_immigrants_, comme les comédiens donnent une pièce au profit des +pauvres. + +[43] «Et que m'en revient-il ici (de mes travaux de ministre +évangélique), si ce n'est peut-être de m'attirer le mépris _de gens +tels_ que M. Volney, qu'à la vérité cependant je me sens assez capable +de supporter?» + +Ce langage est d'autant plus étrange, que dès long-temps M. Priestley +n'avait reçu de ma part que des honnêtetés. En 1791 je lui adressai un +mémoire sur la chronologie, à l'occasion des tableaux qu'il avait +publiés: pour toute réponse il m'injuria en 1792..... Après m'avoir +injurié, me trouvant ici l'hiver dernier, il me fit prier à dîner chez +son hôte et ami M. Russell; après m'avoir fait beaucoup de politesses à +ce dîner, il m'invective de nouveau dans un pamphlet; après m'avoir +invectivé, il me rencontre dans la rue de Spruce, veut me prendre la +main comme à un ami, et il parle de moi sous ce nom en grande compagnie. +Je demande au public, qu'est-ce que le docteur Priestley? + +[44] Elle dura cinq quarts d'heure. + +[45] Voyez les _Commentaires_ de dom Calmet. + +[46] _Tour_, en arabe et en hébreu _bourdj_ et _bourg_; d'où viennent +l'allemand et l'anglais, _burg_, _borough_, et le français, _bourg_, par +la raison que les _tours_ ou _clochers_ ont toujours été le signal d'un +lieu habité. + +[47] _Babil_, en français, est bien analogue; et en égyptien, le mot +_barbar_ on _berber_, pour désigner l'homme étranger, semble n'être que +l'équivalent de _babul_, comme signe d'un _bredouillage_ qu'on ne +comprend pas. + +[48] Je ne parle point de celle de _Court de Gébelin_, qui appartient +plutôt aux romans qu'à la science. + +[49] Publié en 1765; 2 vol. in-12. _Voyez_ chap. VI, t. 1 + +[50] M. Raynouard, dans ses _Recherches sur l'origine et la formation de +la langue romane_, etc. (Chez Firmin-Didot, rue Jacob). + +[51] Vieux latin de la deuxième guerre punique. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome I, by +Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + +***** This file should be named 27931-8.txt or 27931-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/9/3/27931/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/27931-8.zip b/27931-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8efd626 --- /dev/null +++ b/27931-8.zip diff --git a/27931-h.zip b/27931-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..26b363a --- /dev/null +++ b/27931-h.zip diff --git a/27931-h/27931-h.htm b/27931-h/27931-h.htm new file mode 100644 index 0000000..17718bf --- /dev/null +++ b/27931-h/27931-h.htm @@ -0,0 +1,12256 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires, +par C. F. Volney. + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .5em; + text-align: justify; + margin-bottom: .5em; + text-indent: 2%; + } + .c {text-align: center; + text-indent: 0%; + } + .esp {letter-spacing:5px;} + .hang {text-indent:-2%; + margin-left:2%; + } + .hang2 {text-indent:-2%; + margin:3% auto 3% 35%; + } + .ligne {font-size:40%;text-align: center; + text-indent: 0%;font-weight:900;margin-top:5%; + } + .lt {font-size:195%;} + .lt1 {font-size:250%;} + .lt2 {font-size:350%;} + .non {text-indent:0%;} + .r {text-align: right; + margin-right:5%; + } + .sous {text-align: center;font-size:95%;font-weight:800; + text-indent: 0%;margin:3em auto 3em auto; + } + .title {text-align: center;margin:2em auto 2em auto; + text-indent: 0%; + } + h1,h2 { + text-align: center; + clear: both; + } + h3 {margin-top:10%; + text-align: center; + clear: both; + } + .top5 {margin-top: 5%;} + .top15 {margin-top: 15%;} + hr.full { width: 100%; + margin-top: 5%; + margin-bottom: 5%; + border: solid black; + height: 5px; } + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + background:#fdfdfd; + color:black; + font-family: "Times New Roman", serif; + font-size: large; + } + a:link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {background-color: #ffffff; color: red; text-decoration:underline; } + .pagenum { position: absolute; + left: 92%; + font-size: 75%; + text-align: right; + color: gray; + background-color: #ffffff; + padding: 1px 4px 1px 4px; + font-variant: normal; + font-weight: normal; + text-decoration: none; + text-indent: 0%; + } + .smcap {font-variant: small-caps; + font-family: "Times New Roman", serif; + font-size: large; + } + img {border: none;} + sup {font-size: 75%;} + .footnotes {border: dashed 1px;margin-top:15%;} + .footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + .footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right; font-size: 0.7em;} + .fnanchor {vertical-align: super; font-size: .6em; text-decoration: none;} + .poem {margin-left:25%; + white-space:nowrap; + text-indent: 0%; + } + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome I, by +Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres, Tome I + Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. + +Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +Release Date: January 29, 2009 [EBook #27931] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<p class="c lt1 top15">Œuvres</p> + +<p class="c lt2">DE C. F. VOLNEY.</p> + +<p class="c">DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE</p> + +<h2>TOME I.</h2> + + +<p class="ligne top15">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h1 class="top15">LES RUINES,</h1> + +<p class="c">OU</p> + +<h3 class="top5">MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS</h3> + +<h2>DES EMPIRES.</h2> + +<h2 class="top5">PAR C. F. VOLNEY,</h2> + +<p class="c smcap">comte et pair de france, membre de l'académie française,<br />honoraire de la +société asiatique séante à calcuta.</p> + +<p class="c">PARIS,</p> +<p class="c smcap">parmantier, libraire, rue dauphine.<br />froment, libraire, quai des +augustins.</p> + +<p class="c">M DCCC XXVI.</p> + +<p class="c smcap">imprimerie de firmin didot,</p> + +<p class="c">RUE JACOB, Nº 24.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h3>TABLE</h3> + +<p class="c">DES MATIÈRES</p> + +<p class="c">CONTENUES DANS CE VOLUME.</p> + + +<table summary="toc" +cellspacing="2" +cellpadding="2"> + +<tr><td><span class="lt">N</span><span class="smcap">otice</span> sur la vie et les écrits de C. F. Volney</td><td align="right">Pag. <a href="#Page_i">i</a></td></tr> + + +<tr><td colspan="2" align="center" +style="line-height:3em;">LES RUINES.</td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Invocation.</span></td><td align="right"><a href="#Page_1">1</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chapitre I</span><sup>er</sup>.—Le voyage.</td><td align="right"><a href="#Page_3">3</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. II</span>.—La méditation.</td><td align="right"><a href="#Page_6">6</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. III</span>.—Le fantôme.</td><td align="right"><a href="#Page_12">12</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. IV</span>.—L'exposition.</td><td align="right"><a href="#Page_19">19</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. V</span>.—Condition de l'homme dans l'univers.</td><td align="right"><a href="#Page_26">26</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VI</span>.—État originel de l'homme.</td><td align="right"><a href="#Page_29">29</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VII</span>.—Principe des sociétés.</td><td align="right"><a href="#Page_31">31</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VIII</span>.—Source des maux des sociétés</td><td align="right"><a href="#Page_34">34</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. IX</span>.—Origine des gouvernements et des lois.</td><td align="right"><a href="#Page_36">36</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. X</span>.—Causes générales de la prospérité des anciens états.</td><td align="right"><a href="#Page_40">40</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XI</span>.—Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états.</td><td align="right"><a href="#Page_46">46</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XII</span>.—Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.</td><td align="right"><a href="#Page_58">58</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XIII</span>.—L'espèce humaine s'améliorera-t-elle?</td><td align="right"><a href="#Page_76">76</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XIV</span>.—Le grand obstacle au perfectionnement.</td><td align="right"><a href="#Page_86">86</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XV</span>.—Le siècle nouveau.</td><td align="right"><a href="#Page_92">92</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XVI</span>.—Un peuple libre et législateur</td><td align="right"><a href="#Page_98">98</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XVII</span>.—Base universelle de tout droit et de toute loi.</td><td align="right"><a href="#Page_101">101</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XVIII.</span>—Effroi et conspiration des tyrans</td><td align="right"><a href="#Page_104">104</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XIX.</span>—Assemblée générale des peuples</td><td align="right"><a href="#Page_108">108</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XX.</span>—La recherche de la vérité</td><td align="right"><a href="#Page_114">114</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XXI.</span>—Problème des contradictions religieuses</td><td align="right"><a href="#Page_127">127</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XXII.</span>—Origine et filiation des idées religieuses</td><td align="right"><a href="#Page_160">160</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ I<sup>er</sup>. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances physiques de la nature</span></td><td align="right"><a href="#Page_166">166</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme</span></td><td align="right"><a href="#Page_170">170</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie</span></td><td align="right"><a href="#Page_175">175</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme</span></td><td align="right"><a href="#Page_187">187</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde</span></td><td align="right"><a href="#Page_193">193</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers emblèmes</span></td><td align="right"><a href="#Page_197">197</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ VII. Septième système. Culte de l'<span class="smcap">ame du monde</span> c'est-à-dire de l'élément du feu, principe vital de l'univers</span></td><td align="right"><a href="#Page_202">202</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ VIII. Huitième système. <span class="smcap">Monde-machine</span>: culte du Démi-Ourgos, ou Grand-Ouvrier</span></td><td align="right"><a href="#Page_204">204</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter)</span></td><td align="right"><a href="#Page_208">208</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ X. Religion de Zoroastre</span></td><td align="right"><a href="#Page_209">209</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ XI. Brahmisme, ou système indien</span></td><td align="right"><a href="#Page_210">210</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ XII. Boudhisme, ou système mystique</span></td><td align="right"><a href="#Page_211">211</a></td></tr> +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ XIII. Christianisme, ou culte allégorique du soleil</span></td><td align="right"><a href="#Page_212">212</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XXIII.</span>—Identité du but des religions</td><td align="right"><a href="#Page_222">222</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XXIV.</span>—Solution du problème des contradictions</td><td align="right"><a href="#Page_236">236</a></td></tr> + +<tr><td colspan="2" align="center" +style="line-height:5em;">LA LOI NATURELLE.</td></tr> + + + +<tr><td><span class="smcap">Avertissement de l'éditeur</span></td><td align="right"><a href="#Page_247">247</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. premier.</span>—De la loi naturelle.</td><td align="right"><a href="#Page_249">249</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. II.</span>—Caractères de la loi naturelle</td><td align="right"><a href="#Page_253">253</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. III</span>.—Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme.</td><td align="right"><a href="#Page_260">260</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. IV</span>.—Bases de la morale, du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de la vertu.</td><td align="right"><a href="#Page_266">266</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. V</span>.—Des vertus individuelles.</td><td align="right"><a href="#Page_270">270</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VI</span>.—De la tempérance.</td><td align="right"><a href="#Page_273">273</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VII.</span>.—De la continence.</td><td align="right"><a href="#Page_277">277</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. VIII</span>.—Du courage et de l'activité.</td><td align="right"><a href="#Page_281">281</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. IX</span>.—De la propreté.</td><td align="right"><a href="#Page_285">285</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. X</span>.—Des vertus domestiques.</td><td align="right"><a href="#Page_287">287</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XI</span>.—Des vertus sociales; de la justice.</td><td align="right"><a href="#Page_293">293</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Chap. XII</span>.—Développement des vertus sociales.</td><td align="right"><a href="#Page_297">297</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Notes</span> servant d'éclaircissements et d'autorités à divers passages du texte.</td><td align="right"><a href="#Page_308">308</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Lettre de Volney au docteur Priestley.</span></td><td align="right"><a href="#Page_353">353</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Discours sur l'étude philosophique des langues.</span></td><td align="right"><a href="#Page_371">371</a></td></tr> + +<tr><td><span class="smcap">Avertissement.</span></td><td align="right"><a href="#Page_373">373</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ I<sup>er</sup>. Nouveauté de cette étude chez les modernes: ignorance absolue des anciens à cet égard.</span></td><td align="right"><a href="#Page_375">375</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ II. École grecque: systèmes établis avant les faits observés.</span></td><td align="right"><a href="#Page_378">378</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ III. École égyptienne.</span></td><td align="right"><a href="#Page_380">380</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ IV. École juive.</span></td><td align="right"><a href="#Page_385">385</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ V. École chrétienne.</span></td><td align="right"><a href="#Page_394">394</a></td></tr> + +<tr><td><span style="margin-left: 1em;">§ VI. École philosophique: observation des faits, établie comme préliminaire indispensable à toute théorie.</span></td><td align="right"><a href="#Page_401">401</a></td></tr> + + +<tr><td colspan="2" align="center" +style="line-height:5em;">FIN DE LA TABLE.</td></tr> + +</table> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h2>NOTICE</h2> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_i" id="Page_i">[page i]</a></span></p> +<h3 class="top5">SUR LA VIE ET LES ÉCRITS</h3> +<p class="c">DE</p> +<h3 class="top5">C.-F. VOLNEY.</h3> + +<p class="r"> +<span style="margin-left: 2em;">Le sage ramène tout au tribunal de la raison, jusqu'à</span><br /> +<span style="margin-left: 2em;">la raison elle-même.</span><br /> +<br /> +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">Kant.</span></span><br /> +</p> + + +<p class="non"><span class="lt">O</span><span class="smcap">n</span> a cherché à établir comme un axiome que la vie d'un homme de lettres +était tout entière dans ses écrits.</p> + +<p>Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être +l'histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction +de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l'on excepte les Éloges +des savants par Fontenelle, d'Alembert et Cuvier, presque toutes les +notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des +hommes célèbres, qu'une liste exacte de leurs ouvrages; cependant, par +l'influence même que ces productions ont eue sur leur siècle,<span class='pagenum'><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span> +les +détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de +l'histoire; et l'histoire doit être moins la connaissance des faits, +qu'une étude approfondie du cœur de l'homme. Les actions des héros qu'on +se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à +atteindre ce but, que l'exemple des vices ou des vertus dans les hommes +qui ont prétendu enseigner la sagesse? Dans les premiers, une action +d'éclat n'est souvent que l'élan d'un esprit exalté, que l'exécution +rapide d'un dessein extraordinaire et spontané; dans les seconds, tout +est le fruit d'une méditation soutenue: la vertu marque le but, la +persévérance y conduit.</p> + +<p>Pourquoi donc s'être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de +toutes les sanglantes catastrophes qu'à nous présenter une analyse +sévère des mœurs et des sentiments des hommes remarquables? C'est que +l'homme aime les images fortes et animées; c'est qu'on peut l'émouvoir +plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l'histoire, que +par les douces images des vertus privées.</p> + +<p>L'étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est +à la fois curieux et instructif d'examiner comment ont supporté les +malheurs de la vie, ceux qui ont enseigné les préceptes d'une +philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions +singulières. Le citoyen de<span class='pagenum'><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span> Genève, qui consacre ses veilles au bonheur +des enfants, abandonne froidement les siens; ennemi déclaré des +préjugés, il n'ose les braver; ce <i>cœur sensible</i> est sourd aux cris de +la nature, et cet <i>esprit fort</i> est sans cesse tourmenté par les +fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de +son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, +sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric. Newton, +qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l'Apocalypse. Le +chancelier Bacon, le premier philosophe de l'Angleterre, fait un traité +sur la Justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les +citations; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l'imperfection de +la nature de l'homme.</p> + +<p>Cependant il est des savants qui, joignant l'exemple au précepte, n'ont +jamais dévié des principes qu'ils ont enseignés. L'auteur des Ruines est +de ce nombre; il nous est doux d'avoir à tracer la vie du philosophe +éclairé, du législateur sage, et surtout de l'homme austère dont toute +l'ambition fut d'être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que +de l'idée d'avoir hâté celui des hommes<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.<span class='pagenum'><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p> + +<p>«Les registres publics<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a> constatent que M. de Volney est né le 3 +février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il +reçut les prénoms de <i>Constantin-François</i>. Son père déclara dès ce +moment qu'il ne lui laisserait point porter son nom de famille<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>, +d'abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagréments +dans sa jeunesse, et qu'ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux +dont il ne voulait point qu'on le rendît solidaire sous ce rapport. Il +l'appela <i>Boisgirais</i>, et c'est sous ce nom que le jeune +Constantin-François a été connu dans les colléges.</p> + +<p>«Son père, <i>Jacques-René Chassebœuf</i>, devenu veuf deux années après la +naissance de son fils, le laissa aux mains d'une servante de campagne et +d'une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la +profession d'avocat au tribunal de Craon, d'où sa réputation s'étendit +dans toute la province.</p> + +<p>«Pendant ses absences très-fréquentes, l'enfant reçut les impressions de +ses deux gouvernantes, dont l'une le gâtait, l'autre le grondait sans +cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute +espèce et surtout de la terreur des revenants: l'enfant en resta frappé<span class='pagenum'><a name="Page_v" id="Page_v">[v]</a></span> +au point qu'à l'âge de onze ans, il n'osait rester seul la nuit. Sa +santé se montra dès lors ce qu'elle fut toujours, faible et délicate.</p> + +<p>«Il n'avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit +collége tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire +de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de +beaucoup de soins, l'enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia; il +devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa +classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi; enfin un de ses maîtres en +eut pitié, le caressa, le consola; ce fut une métamorphose en quinze +jours: Boisgirais s'appliqua si bien, qu'il se rapprocha bientôt des +premières places, qu'il ne quitta plus.....»</p> + +<p>Le régime de ce collége était fort mauvais, et la santé des enfants y +était à peine soignée; le directeur était un homme brutal, qui ne +parlait qu'en grondant et ne grondait qu'en frappant. Constantin +souffrait d'autant plus, qu'il pouvait à peine se plaindre. Jamais son +père ne venait le voir, jamais il n'avait paru avoir pour son fils cette +sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu'elle est +forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d'une ame sensible et +aimante, Constantin ne pouvait s'empêcher de remarquer que ses camarades +n'avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs +pa<span class='pagenum'><a name="Page_vi" id="Page_vi">[vi]</a></span>rents. Les réflexions continuelles qu'il faisait à ce sujet, et les +mauvais traitements qu'il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie +qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit +vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le +voir. Aussi affligé de l'abandon dans lequel on laissait cet enfant que +surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chassebœuf à +retirer son fils de ce collége pour le mettre à celui d'Angers.</p> + +<p>Constantin avait alors douze ans; il sentait sa supériorité sur tous +ceux de son âge, et loin de s'en prévaloir et de se ralentir, il ne +s'adonna au travail qu'avec plus d'ardeur. Il parcourut toutes ses +classes d'une manière assez brillante pour qu'on en gardât long-temps le +souvenir dans ce collége.</p> + +<p>Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, +brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir +d'Angers, et ses occupations ne lui permettant pas sans doute de +s'occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre +compte du bien de sa mère, et de l'abandonner à lui-même.</p> + +<p>À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de +ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n'était pas +suffisante, il fallait prendre une profession; mais, naturellement +réfléchi, et voulant tout voir<span class='pagenum'><a name="Page_vii" id="Page_vii">[vii]</a></span> par lui-même avant de se fixer, +Constantin se rendit à Paris.</p> + +<p>Ce fut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette +ville immense où il se trouvait pour la première fois; mais au lieu de +se laisser entraîner par le tourbillon, Constantin s'adonnait à l'étude: +il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques; il +lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à +une étude approfondie de l'histoire et de la philosophie.</p> + +<p>Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait +désirer qu'il se fît avocat; mais Constantin avait un éloignement marqué +pour le barreau, comme s'il avait pressenti que cette profession, +quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui +répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui +paraissaient que des redites continuelles; l'étude des lois n'était en +effet à cette époque qu'un immense dédale, qu'un mélange bizarre de lois +féodales, de coutumes, et d'arrêts rendus par les parlements. La +médecine, plus positive, et qui tend par une suite d'expériences au +bonheur de l'homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se +plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de +ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le +physique de l'homme. Mais ce n'était pas<span class='pagenum'><a name="Page_viii" id="Page_viii">[viii]</a></span> vers ce seul but que se +dirigeaient ses études; il continuait toujours ses recherches savantes, +ses lectures instructives; et passant ainsi dans le travail un temps que +tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit +un fonds immense de connaissances en tout genre.</p> + +<p>Il suivit ses cours pendant trois années; ce fut dans cet intervalle +qu'il composa un Mémoire sur la Chronologie d'Hérodote, qu'il adressa à +l'Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en +opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume; notre jeune savant +soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu'il avait +raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s'étaient, +il est vrai, glissées dans son ouvrage; mais plus tard, instruit par de +longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses +<i>Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne</i>; quoi qu'il en soit, ce +Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce +qu'il y avait alors de plus célèbre à Paris.</p> + +<p>Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit +faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame +Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se +réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. +Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin +fré<span class='pagenum'><a name="Page_ix" id="Page_ix">[ix]</a></span>quentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les +brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en +plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à +quelque chose de plus élevé.</p> + +<p>Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie +n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un +essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique +succession lui échut:<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> il résolut d'en employer l'argent à +entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna +les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: +il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie.</p> + +<p>De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches +et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir +où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, +il quitta Paris, et se rendit chez son oncle.</p> + +<p>Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, +mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura +d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les +forces qu'il lui fallait pour la parcourir.</p> + +<p>Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire<span class='pagenum'><a name="Page_x" id="Page_x">[x]</a></span> à pied des voyages de +plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans +prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des +murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer +exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt +il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le +montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à +mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps +à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; +on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi +à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie.</p> + +<p>Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand +dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le +cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine +lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des +pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages +sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet +qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de +l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui +distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a> +<span class='pagenum'><a name="Page_xi" id="Page_xi">[xi]</a></span> +c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les +objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de +son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce +d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire +par les obstacles qui s'opposent à son développement.»</p> + +<p>Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient +d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; +déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, +et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de +sa gloire.</p> + +<p>Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son +père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. +Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle +l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et +lui proposa enfin celui de <i>Volney</i>. Constantin le prit, et ce fut pour +l'immortaliser.</p> + +<p>Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé +de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille.</p> + +<p>Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière +des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un<span class='pagenum'><a name="Page_xii" id="Page_xii">[xii]</a></span> +fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à +quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il +s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne +pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et +peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit +chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se +hâta de s'éloigner.</p> + +<p>Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se +trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient.</p> + +<p>À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa +quelques mois à observer les mœurs et les coutumes d'un peuple si +nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière +qu'il voulait parcourir.</p> + +<p>En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait +non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser +l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et +cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes +mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et +tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et +il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue +arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue +parmi nous. Pour surmonter ce nouvel<span class='pagenum'><a name="Page_xiii" id="Page_xiii">[xiii]</a></span> obstacle, le jeune voyageur eut le +courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent +arabe situé au milieu des montagnes du Liban.</p> + +<p>Là, il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant +plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des +grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être +son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et +conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues +orientales.</p> + +<p>Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à +s'informer des mœurs des Arabes, des variations du climat et des +diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux +habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que +despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là, comme en Europe, +il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le +fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de +leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et +l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa +mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de +l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler +une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que +pour bien mériter d'elle.<span class='pagenum'><a name="Page_xiv" id="Page_xiv">[xiv]</a></span></p> + +<p>Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il +prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient +accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour +différents chefs de tribu, il commença son voyage.</p> + +<p>Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel +il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de +lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce +présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney +lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien +venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton +guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon +fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» +Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de +franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à +observer religieusement les lois de l'hospitalité, et combien ces hommes +que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta +six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs +exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre.</p> + +<p>Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et +lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance: «Mais +pour<span class='pagenum'><a name="Page_xv" id="Page_xv">[xv]</a></span>quoi es-tu venu ici? lui dit-il.—Pour voir la terre et admirer les +œuvres de Dieu.—Ton pays est-il beau?—Très-beau.—Mais y a-t-il de +l'eau dans ton pays?—Abondamment; tu en rencontrerais plusieurs fois +dans une journée.—Il y a tant d'eau, et <span class="smcap">tu le quittes</span>!»</p> + +<p>Lorsqu'ensuite Volney leur parlait de la France, ils l'interrompaient +souvent pour témoigner leur surprise de ce qu'il avait quitté un pays où +il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et +brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons +Arabes; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois +ou quatre dattes et d'une poignée de riz par jour: il avait tellement à +souffrir de la faim et de la soif qu'il se sentait souvent défaillir. Il +prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur +amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et +ne le quittèrent qu'après l'avoir prié plusieurs fois de venir les +revoir.</p> + +<p>Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une +hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute +l'Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces +majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans +ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes +qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd'hui si arides.<span class='pagenum'><a name="Page_xvi" id="Page_xvi">[xvi]</a></span></p> + +<p>Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d'après +les opinions d'autrui; il voulait voir par lui-même, et il voyait +toujours juste, parce que, sans passions et sans préjugés, il ne +désirait et ne cherchait que la vérité.</p> + +<p>Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un +prodige lorsqu'on vient à songer à la modique somme qu'il avait pour +l'entreprendre. Il ne l'y dépensa pas tout entière, car à son retour il +possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas +fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, +où tout se paie au poids de l'or! Mais c'est que Volney fréquentait peu +la société des villes; il était presque continuellement en voyage, et il +voyageait avec la simplicité d'un philosophe et l'austérité d'un Arabe. +Toujours à la recherche de la vérité, il avait renoncé à la trouver +parmi les hommes; il suivait avec avidité les traces des temps anciens +pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes +pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se +complaire au milieu des tombeaux. Là il s'abandonnait à des rêveries +profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs +passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes; il +s'accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer +d'un œil tranquille cet horrible abîme où vont s'engouffrer<span class='pagenum'><a name="Page_xvii" id="Page_xvii">[xvii]</a></span> les empires +et les générations, où vont s'évanouir les chimères des hommes. C'est là +qu'il apprit à mépriser ce qu'il appelait les <i>niaiseries humaines</i>, +qu'il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, +et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions.</p> + +<p>Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son +retour par la publication de son <i>Voyage en Égypte et en Syrie</i>. Jamais +livre n'obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. +Il valut à son jeune auteur l'estime des gens instruits, l'admiration de +ses concitoyens et une célébrité européenne: il en reçut des marques +flatteuses.</p> + +<p>Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte à +Catherine II, eut l'obligeante attention de le faire au nom de Volney. +L'impératrice fit offrir à l'auteur une très-belle médaille en or; mais +lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la +France, Volney se hâta d'écrire à Grimm la lettre suivante en lui +renvoyant la médaille:</p> + +<p class="r top5">Paris, 4 décembre 1791.</p> + +<p><span style="margin-left: 2em;">«<span class="smcap">Monsieur</span>,</span></p> + +<p>«La protection déclarée que S. M. l'impératrice des Russies accorde à +des Français révoltés,<span class='pagenum'><a name="Page_xviii" id="Page_xviii">[xviii]</a></span> les secours pécuniaires dont elle favorise les +ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le +monument de générosité qu'elle y a déposé. Vous sentez que je parle de +la médaille d'or qu'au mois de janvier 1788 vous m'adressâtes de la part +de S. M. Tant que j'ai pu voir dans ce don un témoignage d'estime et +d'approbation des principes politiques que j'ai manifestés, je lui ai +porté le respect qu'on doit à un noble emploi de la puissance; mais +aujourd'hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, +de quel œil pourrai-je l'envisager? Comment souffrirai-je que mon nom se +trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la +France? Sans doute l'impératrice est trompée, sans doute la souveraine +qui nous a donné l'exemple de consulter les philosophes pour dresser un +code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l'<i>égalité</i> et la +<i>liberté</i>, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser +les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés; sans doute +Catherine II n'a point entendu épouser la querelle des champions iniques +et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles +passés; sans doute, enfin, sa religion séduite n'a besoin que d'un rayon +pour s'éclairer; mais en attendant, un grand scandale de contradiction +existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le +partager: veuil<span class='pagenum'><a name="Page_xix" id="Page_xix">[xix]</a></span>lez donc, monsieur, rendre à l'impératrice un bienfait +dont je ne puis plus m'honorer; veuillez lui dire que si je l'obtins de +son estime, je le lui rends pour la conserver; que les nouvelles lois de +mon pays qu'elle persécute ne me permettent d'être ni ingrat ni lâche, +et qu'après tant de vœux pour une gloire utile à l'humanité, il m'est +douloureux de n'avoir que des illusions à regretter.</p> + +<p class="r smcap">«C.-F. Volney.»</p> + +<p class="top5">Le succès brillant qu'obtint le <i>Voyage en Égypte et en Syrie</i>, ne fut +pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu'aux circonstances ou à la +faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester +l'exactitude des récits et la justesse des observations, le plus +remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la +<i>Relation de la campagne d'Égypte</i>: «Les aperçus politiques sur les +ressources de l'Égypte, dit-il, la description de ses monuments, +l'histoire des mœurs et des usages des diverses nations qui l'habitent, +ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur +qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après +lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte; c'est le seul +qui ne les ait jamais trompés.»</p> + +<p>Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour +remplir les<span class='pagenum'><a name="Page_xx" id="Page_xx">[xx]</a></span> fonctions difficiles et importantes de directeur général de +l'agriculture et du commerce en Corse; il se disposait à se rendre dans +cette île, lorsqu'un événement inattendu vint y mettre obstacle.</p> + +<p>La France, fatiguée d'un joug imposé par de mauvaises institutions, +venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les +cœurs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les +lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres +de l'ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney +fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie.</p> + +<p>Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s'empressa de donner +sa démission de la place qu'il tenait du gouvernement, ne regardant pas, +disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l'indépendante +dignité de mandataire du peuple.</p> + +<p>Il prit part à toutes les délibérations importantes, et, fidèle à son +mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés +publiques.</p> + +<p><i>Malouet</i> ayant proposé<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a> de se réunir en comité secret afin de ne +point discuter devant des étrangers: «Des étrangers! s'écria Volney, en +est-il<span class='pagenum'><a name="Page_xxi" id="Page_xxi">[xxi]</a></span> parmi nous? L'honneur que vous avez reçu d'eux, lorsqu'ils vous +ont nommés députés, vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères et vos +concitoyens? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés +sur vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs +fondés de pouvoirs? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards +lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos +pensées?...... Ah! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous +inspire, nous anime! elle n'ajoutera rien au courage de l'homme qui aime +sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le +lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déja pu +corrompre.»</p> + +<p>Il fut un des premiers à provoquer l'organisation des gardes nationales; +celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la +première année.</p> + +<p>Il prit part aux nombreux débats qui s'élèverent lorsqu'on agita la +proposition d'accorder au roi l'exercice du droit de paix et de +guerre<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>«Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et +vous n'avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les +peuples.....<span class='pagenum'><a name="Page_xxii" id="Page_xxii">[xxii]</a></span></p> + +<p>«Jusqu'à ce jour l'Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur +apparente et de misère réelle: on n'y comptait que des maisons de +princes et des intérêts de familles; les nations n'y avaient qu'une +existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des +troupeaux; pour les menus plaisirs d'une fête, on ruinait une contrée; +pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses +avantages naturels; la paix du monde dépendait d'une pleurésie, d'une +chute de cheval; l'Inde et l'Amérique étaient plongées dans les +calamités de la guerre pour la mort d'un enfant, et les rois, se +disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.»</p> + +<p>Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces +mots:</p> + +<p>«La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune +guerre tendante à accroître son territoire.»</p> + +<p>Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et +l'assemblée se hâta d'en consacrer le principe dans la loi qui +intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, +on s'occupa de la vente des domaines nationaux; Volney publia dans le +Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes:</p> + +<p>«La puissance d'un état est en raison de sa population; la population +est en raison de l'abon<span class='pagenum'><a name="Page_xxiii" id="Page_xxiii">[xxiii]</a></span>dance; l'abondance est en raison de l'activité +de la culture, et celle-ci en raison de l'intérêt personnel et direct, +c'est-à-dire de l'esprit de propriété: d'où il suit que plus le +cultivateur se rapproche de l'état passif de mercenaire, moins il a +d'industrie et d'activité; au contraire, plus il est près de la +condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces +et les produits de la terre et la richesse générale de l'État.»</p> + +<p>En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive +naturellement à cette conséquence, qu'un État est d'autant plus puissant +qu'il compte un plus grand nombre de propriétaires, c'est-à-dire, une +plus grande division de propriétés.</p> + +<p>Jamais aucune assemblée législative n'avait offert une plus belle +réunion d'orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se +pressaient en foule à la tribune; tous brûlaient du désir de soutenir la +cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier +droit des peuples.</p> + +<p>Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une +discussion relative au clergé:.... <i>Je vois d'ici la fenêtre d'où la +main sacrilège d'un de nos rois</i>, etc.;..... mais peu de personnes +savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés +assiégeaient les degrés de la tribune nationale. «Vous aussi! dit +Mirabeau à Volney<span class='pagenum'><a name="Page_xxiv" id="Page_xxiv">[xxiv]</a></span> qui tenait un discours à la main.—Je ne vous +retarderai pas long-temps;—Montrez-moi ce que vous avez à dire.... Cela +est beau, sublime;.... mais ce n'est pas avec une voix faible, une +physionomie calme, qu'on tire parti de ces choses-là; donnez-les moi.» +Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en +tira un des plus grands effets qu'ait jamais produits l'éloquence.</p> + +<p>C'était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux +intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l'instruction +de ses concitoyens.</p> + +<p>Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, +Volney reconnut qu'il n'y avait que la raison qui pût terrasser le +despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, +il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de +l'ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des +premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il +avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un +fanatisme aveugle; il avait vu les peuples d'autant plus ignorants +qu'ils étaient plus religieux, d'autant plus esclaves et victimes de +préjugés absurdes qu'ils étaient plus attachés à la foi mensongère de +leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans +d'épaisses ténèbres; il conçut le hardi<span class='pagenum'><a name="Page_xxv" id="Page_xxv">[xxv]</a></span> projet de les éclairer du +flambeau de la saine philosophie. C'était s'imposer la tâche de saper +jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des +superstitions; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les +prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler +enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita long-temps ce sujet +important, et publia<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a> le fruit de ses réflexions sous le titre de +<i>Ruines</i>, ou <i>Méditation sur les révolutions des empires</i>.</p> + +<p>Dans ce bel ouvrage<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a> «il nous ramène à l'état primitif de l'homme, à +sa condition nécessaire dans l'ordre général de l'univers; il recherche +l'origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, +remonte jusqu'aux principes de l'élévation des peuples et de leur +abaissement, développe les obstacles qui peuvent s'opposer à +l'amélioration de l'homme.» En philosophe habile, en profond connaisseur +du cœur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides; il +sait captiver l'attention et s'attacher à rendre attrayante l'austère +vérité; il anime ses tableaux. Tout-à-coup il dévoile à nos regards une +immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée +générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes +religieuses sont en<span class='pagenum'><a name="Page_xxvi" id="Page_xxvi">[xxvi]</a></span> présence; c'est un combat terrible de la vérité +contre l'erreur. Il dépouille d'une main hardie le fanatisme de son +masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes +sacriléges; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, +établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et +s'appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. +Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse; et comme +la tête de Méduse, son nom seul frappe d'effroi tous les oppresseurs, et +réveille l'espoir dans le cœur des opprimés. Le premier élan des peuples +éclairés est pour la vengeance; mais le sage législateur calme leur +fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la <i>liberté</i> +n'existe que par la <i>justice</i>, ne s'obtient que par la <i>soumission aux +lois</i>, et ne se conserve que par l'<i>observation de ses devoirs</i>.</p> + +<p>Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu'auraient sur +nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques +soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise +d'un grand avantage public et privé, d'établir dans la Méditerranée la +culture des productions du tropique; et parce que plusieurs plages de la +Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 +pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons +de coton avaient déja réussi, il conçut le<span class='pagenum'><a name="Page_xxvii" id="Page_xxvii">[xxvii]</a></span> projet d'y cultiver et de +susciter par son exemple ce genre d'industrie.</p> + +<p>Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, +près d'Ajaccio; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et +bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus +que tout autre pays, pourrait prétendre à l'indépendance commerciale, +puisque déja si riche de ses propres produits, elle pourrait encore +offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n'était pas seulement vers +l'amélioration de l'agriculture que se dirigeaient les efforts de +Volney: il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait +sans doute égalé l'importance, si nous en jugeons toutefois par les +fragments qu'il en a laissés.</p> + +<p>Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney +d'interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la +Confina, que l'auteur des Ruines appelait ses <i>Petites-Indes</i>, fut mis à +l'encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l'assurance +d'une sincère amitié.</p> + +<p>C'est pendant ce voyage en Corse qu'il fit la connaissance du jeune +Bonaparte, qui n'était encore qu'officier d'artillerie. Le jugement +qu'il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut +degré il portait le génie de l'observation. Quelques années après, ayant +appris en Amé<span class='pagenum'><a name="Page_xxviii" id="Page_xxviii">[xxviii]</a></span>rique que le commandement de l'armée d'Italie venait de +lui être confié: «Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en +présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur +les épaules d'Alexandre.»</p> + +<p>Cependant la liberté avait dégénéré en licence; l'anarchie versait sur +la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre +à la tribune les principes de la justice et de l'humanité, les +proclamait dans des écrits pleins d'énergie et de patriotisme, et ne +craignit pas de braver les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le +poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits +journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait:</p> + +<p>«Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne +produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!»</p> + +<p>C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme +vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme +<i>royaliste</i>, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut +sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor.</p> + +<p>Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau +parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement +réparateur. On donna une forte impulsion à l'in<span class='pagenum'><a name="Page_xxix" id="Page_xxix">[xxix]</a></span>struction publique; une +école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent +choisis parmis les savants les plus illustres.</p> + +<p>L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge +pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, +puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant +l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière +qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la +regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de +leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que +dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des +maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux +qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les +renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour +l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et +s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches +savantes, il ajoutait moins de foi à ces <i>raconteurs des temps passés</i>, +qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs +passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens +historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier +dénaturés aujourd'hui?</p> + +<p>Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations +générales, mais appro<span class='pagenum'><a name="Page_xxx" id="Page_xxx">[xxx]</a></span>fondies, et qui n'étaient à ses yeux que des +éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La +suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux.</p> + +<p>Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique +orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait +les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa +jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre +marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un +sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau +voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui +l'avaient jadis conduit en Orient.</p> + +<p>«En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein +gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire +la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour +aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que +d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des +connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa +vie d'une auréole de considération et d'estime.</p> + +<p>«En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le +dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de +l'injustice et de la persécution. Triste du passé,<span class='pagenum'><a name="Page_xxxi" id="Page_xxxi">[xxxi]</a></span> soucieux de +l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami +sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile +de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.»</p> + +<p>Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, +loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu +chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue +du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était +depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si +difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou +d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par +soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, +comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, +c'est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il +parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le +climat, les lois, les habitants, les mœurs, et lisant dans le grand +livre de la nature les divers changements opérés par la force +toute-puissante des siècles.</p> + +<p>Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote +qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington +ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il +avec distinction, et lui donna-t-il<span class='pagenum'><a name="Page_xxxii" id="Page_xxxii">[xxxii]</a></span> publiquement des marques d'estime +et de confiance.</p> + +<p>Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières +fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué +franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant +d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à +une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que +Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un +gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, +comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On +prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis +qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette +province était un faux calcul politique.</p> + +<p>Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur +Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie +de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. +Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des +Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre +deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il +proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, +quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne +niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation +de Volney,<span class='pagenum'><a name="Page_xxxiii" id="Page_xxxiii">[xxxiii]</a></span> ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse +suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe +français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa +d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus +imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où +il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à +répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette +réponse peu connue<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>, il n'opposa aux grossièretés de son adversaire +qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par +le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, +«parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect +religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de +génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment +et d'ignorance.»</p> + +<p>Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux +États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit +ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la +patrie.</p> + +<p>À peine arrivé en France<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>, son premier soin fut de renoncer à la +succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il +avait<span class='pagenum'><a name="Page_xxxiv" id="Page_xxxiv">[xxxiv]</a></span> toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait +montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère.</p> + +<p>Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son +Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui +qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue.</p> + +<p>À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée +attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la +liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous +les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout +gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. +Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques +neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où +il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où +il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les +Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l'extension +probable des États malgré leur division sur quelques points; enfin il +aurait cherché à faire sentir l'erreur romanesque des écrivains +modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d'habitants de +la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois +royaumes. Mais cet<span class='pagenum'><a name="Page_xxxv" id="Page_xxxv">[xxxv]</a></span> important ouvrage, dont cependant plusieurs parties +étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de +temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de +disposer; et d'ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de +celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la +crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina +donc à ne publier que le <i>Tableau du climat et du sol des États-Unis</i>.</p> + +<p>Le voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce +ne fut qu'avec défiance que Volney publia le résultat des observations +qu'il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien +accueilli que le premier. L'auteur y embrasse d'un coup d'œil ces vastes +régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d'immenses +forêts; il en trace le plan topographique d'une main hardie; il analyse +avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des +vents est surtout remarquable. «Il n'a pas songé à les personnifier, et +cependant, a dit un écrivain<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>, ils prennent dans ses descriptions +animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des +puissances; les fleuves et le continent sont leur empire; ils commandent +aux nuages, et les nuages, comme<span class='pagenum'><a name="Page_xxxvi" id="Page_xxxvi">[xxxvi]</a></span> un corps d'armée, se rallient sous +leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le +théâtre bruyant des combats. L'exposition des marches, des +contre-marches de ces tumultueux courants d'air, qui se brisent les uns +contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent +entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante; tout ce +désordre de l'atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l'ame et +les sens, et les fait tressaillir d'émotions nouvelles devant ces +nouveaux objets de surprise et de terreur.»</p> + +<p>Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne +se borne pas à une simple description des pays qu'il parcourt: il se +livre à des considérations élevées; l'utilité des hommes est toujours le +but de ses recherches. L'étude qu'il avait faite de la médecine lui +donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l'avaient précédé; +il était plus à même de juger du climat, d'analyser la salubrité de +l'air; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune; il en +recherche les diverses causes, et, s'il ne nous indique pas des moyens +de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on +pourrait les prévenir.</p> + +<p>Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses +aventures personnelles; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne<span class='pagenum'><a name="Page_xxxvii" id="Page_xxxvii">[xxxvii]</a></span> +parle même pas des dangers qu'il a courus. Ce n'est cependant qu'exposé +à des périls de toute espèce qu'il a pu voyager dans les pays ravagés de +l'Orient et dans les sombres forêts de l'Amérique. Il avait d'autant +plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, +qu'il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu'indique +la prudence; aussi n'échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En +traversant une des forêts des États-Unis, il s'endormit au pied d'un +chêne; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue +d'un serpent à sonnettes. L'affreux reptile, troublé dans son repos, +s'élance et disparaît parmi les arbres; on n'entendait plus le bruit de +ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à +s'enfuir...</p> + +<p>Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, +en peu d'années, se placer au premier rang des sociétés savantes de +l'Europe. L'illustre voyageur fut appelé à siéger à l'Académie: cet +honneur lui avait été décerné pendant son absence; il y acquit de +nouveaux droits en publiant les observations qu'il avait faites aux +États-Unis...</p> + +<p>Trois années s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la France, et +les orages politiques n'étaient pas apaisés: les factions s'agitaient +encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la +scène politique, et chercha dans l'é<span class='pagenum'><a name="Page_xxxviii" id="Page_xxxviii">[xxxviii]</a></span>tude des consolations contre les +peines que lui causaient les malheurs de sa patrie.</p> + +<p>À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général +Bonaparte, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années, et que le +mouvement des partis avait fait priver de son grade. «Me voilà sans +emploi, dit-il à Volney; je me console de ne plus servir un pays que se +disputent les factions. Je ne puis rester oisif; je veux chercher du +service ailleurs. Vous connaissez la Turquie; vous y avez sans doute +conservé des relations; je viens vous demander des renseignements, et +surtout des lettres de recommandation pour ce pays: mes services dans +l'artillerie peuvent m'y rendre très-utile. C'est parce que je connais +ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y +rendre. Le premier reproche qu'on vous y fera, sera d'être chrétien: il +sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en +souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman: +faible ressource, la tache originelle vous restera toujours; plus vous +développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de +persécutions.—Hé bien, n'y songeons plus. J'irai en Russie; on y +accueille les Français. Catherine vous a donné des marques de +considération; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez +des amis.—Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations.<span class='pagenum'> +<a name="Page_xxxix" id="Page_xxxix">[xxxix]</a></span> +D'ailleurs les Français qu'on accueille aujourd'hui en Russie, ne sont +pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre +projet; c'est en France que vos talents trouveront le plus de chances +favorables: plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, +moins une destitution y est durable.—J'ai tout tenté pour être +réintégré; rien ne m'a réussi.—Le gouvernement va prendre une nouvelle +forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l'influence: c'est +mon compatriote, il fut autrefois mon collègue; j'ai lieu de croire que +ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais +l'inviter à déjeuner pour demain: trouvez-vous-y, nous ne serons que +nous trois.»</p> + +<p>Le déjeuner eut lieu en effet; la conversation de Bonaparte frappa +Laréveillère, déja prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain +le général à son collègue Barras; qui le fit réintégrer.</p> + +<p>Une liaison intime ne tarda pas à s'établir entre le vertueux citoyen +qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l'homme +extraordinaire qui devait l'asservir; mais Volney, toujours modéré dans +sa conduite et ses opinions politiques, était loin d'approuver la +pétulante activité de Bonaparte.</p> + +<p>Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous +les coups de l'anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le +surlendemain de cette journée, Bonaparte lui en<span class='pagenum'><a name="Page_xl" id="Page_xl">[xl]</a></span>voya en présent un +superbe attelage qu'il refusa; quelques semaines après, il lui fit +offrir par un de ses aides de camp le ministère de l'intérieur. «Dites +au premier consul, répondit Volney, qu'il est beaucoup trop bon cocher +pour que je puisse m'atteler à son char. Il voudra le conduire trop +vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le +cocher, le char et les chevaux.»</p> + +<p>Malgré cette indépendance de caractère que le consul n'était pas +accoutumé à trouver dans ceux qui l'entouraient, Volney continua près de +deux ans à être admis dans son intimité; il ne tarda pas à s'apercevoir +cependant que l'austérité de son langage commençait à déplaire, et qu'on +voulait surtout en écarter cette familiarité qu'on avait accueillie +jusqu'alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le +côté avantageux d'une mesure avait été trop vanté, et l'intérêt de +l'humanité beaucoup trop négligé: «C'est encore de la cervelle qu'il y a +là!» s'écria Volney en mettant la main sur le cœur du premier consul.</p> + +<p>On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l'occasion de +l'influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il +est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité +d'une extrême circonspection dans cette mesure; mais si ces observations +furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une +partie du mécontentement qu'elles<span class='pagenum'><a name="Page_xli" id="Page_xli">[xli]</a></span> lui inspiraient. Les débats furent +beaucoup plus vifs sur l'expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait +été appelé à la discuter dans un conseil privé, s'y opposa de tout son +pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu'on aurait à +surmonter et tout ce qu'il y aurait encore à craindre, en supposant +qu'on parvînt à s'emparer de l'île. «Admettons, ajouta-t-il, que les +nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la +servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée +s'acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne +activité; eh bien! même dans ces suppositions qui me semblent contraires +aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des +fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd'hui seuls possesseurs des +mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s'emparer de +cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de +sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de +communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le +défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent +connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul +les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait +si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent +commentés et envenimés.<span class='pagenum'><a name="Page_xlii" id="Page_xlii">[xlii]</a></span></p> + +<p>Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut +la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. +Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en +recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le +titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, +et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on +alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les +mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes +qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux +des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger +sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la +considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge +importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion +dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir +le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle +comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa +réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on +proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette +démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en +fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'é<span class='pagenum'><a name="Page_xliii" id="Page_xliii">[xliii]</a></span>tait +pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, +apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui +rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire +à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, +Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez +voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme +vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront +prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta +qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres.</p> + +<p>Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, +Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la +campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y +adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à +notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui +existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les +Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces +langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne +tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations +commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, +deviendraient plus fréquen<span class='pagenum'><a name="Page_xliv" id="Page_xliv">[xliv]</a></span>tes, plus directes; et bientôt s'établirait +un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un +rapprochement de mœurs, d'usages et d'opinions.</p> + +<p>Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son +premier ouvrage intitulé <i>Simplification des langues orientales</i>, fut de +faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce +premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à +Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. +Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite +de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier +plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème +réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen +duquel on pût écrire facilement toutes les langues.</p> + +<p>En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et +magnifique ouvrage de la <i>Description de l'Égypte</i>; on devait y joindre +une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double +nomenclature arabe et française: au premier coup d'œil la chose fut +jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney +fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit +qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de<span class='pagenum'><a name="Page_xlv" id="Page_xlv">[xlv]</a></span> +savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument +public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de +douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut +admis à une grande majorité.</p> + +<p>Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il +continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de +savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua +de présenter des développements nouveaux à sa première idée +philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons +de lui l'<i>Hébreu simplifié</i>, l'<i>Alphabet européen</i>, un <i>Rapport sur les +vocabulaires comparés du professeur Pallas</i>, et un <i>Discours sur l'étude +philosophique des langues</i>.</p> + +<p>La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que +Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas +interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens +historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la +chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les +monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, +il publia ses <i>Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne</i>. Il y +interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes +par les autres, et, par un système<span class='pagenum'><a name="Page_xlvi" id="Page_xlvi">[xlvi]</a></span> continuel de comparaison, il +parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. +Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est +dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, +et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre +le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est +démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet +ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, +eût suffi pour la gloire de Volney.</p> + +<p>L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses +jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, +et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie.</p> + +<p>«Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois +jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon +imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. +Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des +dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» +reprit Volney, «faites venir un notaire.»</p> + +<p>Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à +son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant +vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne<span class='pagenum'><a name="Page_xlvii" id="Page_xlvii">[xlvii]</a></span> fussent +interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille +francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur +ouvrage sur l'étude philosophique des langues.</p> + +<p>Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont +mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance +fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus +rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie.</p> + +<p>Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à +ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre +heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager +et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait +réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au +plaisir d'être utile.</p> + +<p>Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une +liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et +de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à +Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une +sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui +avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous +eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une<span class='pagenum'><a name="Page_xlviii" id="Page_xlviii">[xlviii]</a></span> +conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni +coûté tant de sang.»</p> + +<p>La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mœurs ne +l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne +l'éblouirent pas un instant. «Je suis toujours le même,» écrivait-il à +un de ses intimes amis, «un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps +comme il vient et le monde comme il va; pas encore bien accoutumé à +m'entendre appeler <i>monsieur le comte</i>, mais cela viendra <i>avec les bons +exemples</i>. J'ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale: +deux colonnes asiatiques ruinées, d'or, bases de ma noblesse, surmontées +d'une hirondelle, emblématique (fond d'argent), <i>oiseau voyageur, mais +fidèle</i>, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et +liberté.»</p> + +<p>On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de +disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les +premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l'avouer, n'a pas +toujours été sans fondement; ces dispositions furent quelquefois l'effet +d'une santé trop languissante; peut-être aussi doit-on les attribuer à +cette étude profonde qu'il avait faite du cœur humain, dans le cours de +sa vie politique. «Malheur,» a dit un sage, «malheur à l'homme sensible +qui a osé déchirer le voile de<span class='pagenum'><a name="Page_xlix" id="Page_xlix">[xlix]</a></span> la société, et refuse de se livrer à +cette illusion théâtrale si nécessaire à notre repos! son ame se trouve +en vie dans le sein du néant; c'est le plus cruel de tous les +supplices......» Volney déchira le voile.</p> + +<p class="r smcap">Adolphe BOSSANGE.</p> + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_1" id="Page_1">[page 1]</a></span></p> +<h3>INVOCATION.</h3> + + +<p class="non"><span class="lt">J</span><span class="smcap">e</span> +vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux! +c'est vous que j'invoque; c'est à vous que j'adresse ma prière. Oui! +tandis que votre aspect repousse d'un secret effroi les regards du +vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments +profonds et des hautes pensées. Combien d'utiles leçons, de réflexions +touchantes ou fortes n'offrez-vous pas à l'esprit qui sait vous +consulter! C'est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait +devant les tyrans, proclamiez déja les vérités qu'ils détestent, et qui, +confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, +attestiez le saint dogme de l'<span class="smcap">égalité</span>. C'est dans votre enceinte, +qu'amant solitaire de la <span class="smcap">liberté</span>, j'ai vu m'apparaître son génie, non +tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de +poignards, mais sous l'aspect auguste de la justice, tenant en ses mains +les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de +l'éternité.</p> + +<p>Ô tombeaux! que vous possédez de vertus! vous épouvantez les tyrans: +vous empoisonnez d'une terreur secrète leurs jouissances impies; ils +fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous +l'orgueil de leurs palais. Vous punissez l'oppresseur puissant; vous +ravissez l'or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu'il a +dépouillé; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de +soucis le faste du riche; vous consolez le malheureux, en lui offrant un +dernier asyle; enfin vous donnez à l'ame ce juste équilibre de force et<span class='pagenum'><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a></span> +de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En +considérant qu'il faut tout vous restituer, l'homme réfléchi néglige de +se charger de vaines grandeurs, d'inutiles richesses: il retient son +cœur dans les bornes de l'équité; et cependant, puisqu'il faut qu'il +fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use +des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur +l'élan impétueux de la cupidité; vous calmez l'ardeur fiévreuse des +jouissances qui troublent les sens; vous reposez l'ame de la lutte +fatigante des passions; vous l'élevez au-dessus des vils intérêts qui +tourmentent la foule; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples +et des temps, l'esprit ne se déploie qu'à de grandes affections, et ne +conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah! quand le songe +de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne +laissent la trace de l'utilité?</p> + +<p>Ô ruines! je retournerai vers vous prendre vos leçons! je me replacerai +dans la paix de vos solitudes; et là, éloigné du spectacle affligeant +des passions, j'aimerai les hommes sur des souvenirs; je m'occuperai de +leur bonheur, et le mien se composera de l'idée de l'avoir hâté.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span></p> + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + + +<h2>LES RUINES,</h2> +<p class="c">OU</p> + +<h3 class="top5">MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS</h3> +<h2>DES EMPIRES.</h2> + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="title">Le voyage.</p> + +<p class="non"><span class="lt">L</span><span class="smcap">a</span> +onzième année du règne d'<i>Abd-ul-Hamid</i>, fils d'<i>Ahmed</i>, empereur des +<i>Turks</i>, au temps où les Russes victorieux s'emparèrent de la Krimée et +plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je +voyageais dans l'empire des <i>Ottomans</i>, et je parcourais les provinces +qui jadis furent les royaumes d'<i>Égypte</i> et de <i>Syrie</i>.</p> + +<p>Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes +dans l'état social, j'entrais dans les villes et j'étudiais les mœurs de +leurs habitants; je pénétrais dans les palais, et j'observais<span class='pagenum'><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span> la +conduite de ceux qui gouvernent; je m'écartais dans les campagnes, et +j'examinais la condition des hommes qui cultivent; et partout ne voyant +que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cœur +était oppressé de tristesse et d'indignation.</p> + +<p>Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages +désertés, des villes en ruines: souvent je rencontrais d'antiques +monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses; des +colonnes, des aqueducs, des tombeaux: et ce spectacle tourna mon esprit +vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cœur des +pensées graves et profondes.</p> + +<p>Et j'arrivai à la ville de <i>Hems</i>, sur les bords de l'<i>Oronte</i>; et là, +me trouvant rapproché de celle de <i>Palmyre</i>, située dans le désert, je +résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés; et, après +trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une +vallée remplie de grottes et de <i>sépulcres</i>, tout à coup, au sortir de +cette vallée, j'aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus +étonnante: c'était une multitude innombrable de superbes colonnes +debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s'étendaient à perte +de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands +édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la +terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de cha<span class='pagenum'><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span>piteaux, +de fûts, d'entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d'un +travail exquis. Après trois quarts d'heure de marche le long de ces +ruines, j'entrai dans l'enceinte d'un vaste édifice, qui fut jadis un +temple dédié au <i>soleil</i>, et je pris l'hospitalité chez de pauvres +paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du +temple; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer +en détail la beauté de tant d'ouvrages.</p> + +<p>Chaque jour je sortais pour visiter quelqu'un des monuments qui couvrent +la plaine; et un soir que, l'esprit occupé de réflexions, je m'étais +avancé jusqu'à la <i>vallée des sépulcres</i>, je montai sur les hauteurs qui +la bordent, et d'où l'œil domine à la fois l'ensemble des ruines et +l'immensité du désert.—Le soleil venait de se coucher; un bandeau +rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la +Syrie: la pleine lune à l'orient s'élevait sur un fond bleuâtre, aux +planes rives de l'Euphrate: le ciel était pur, l'air calme et serein; +l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraîcheur +naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres +avaient retiré leurs chameaux; l'œil n'apercevait plus aucun mouvement +sur la terre monotone et grisâtre; un vaste silence régnait sur le +désert; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris +de quelques oiseaux de nuit et<span class='pagenum'><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span> de quelques <i>chacals</i>...<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a> L'ombre +croissait, et déja dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus +que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs.... Ces lieux +solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent +à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité +déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, +tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m'assis sur le tronc d'une +colonne; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la +main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur +les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="title">La méditation.</p> + +<p class="non"><span class="lt">I</span><span class="smcap">ci</span>, +me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente: ici fut le siége +d'un empire puissant. Oui! ces lieux maintenant si déserts, jadis une +multitude vivante animait leur enceinte; une foule active circulait dans +ces routes aujourd'hui solitaires. En ces murs<span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span> où règne un morne +silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris +d'allégresse et de fête: ces marbres amoncelés formaient des palais +réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples; ces +galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les +devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa +subsistance, affluait un peuple nombreux: là, une industrie créatrice de +jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait +s'échanger la pourpre de <i>Tyr</i> pour le fil précieux de la <i>Sérique</i>, les +tissus moelleux de <i>Kachemire</i> pour les tapis fastueux de la <i>Lydie</i>, +l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or +d'<i>Ophir</i> pour l'étain de <i>Thulé</i>.</p> + +<p>Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre +squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur +et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a +succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au +murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est +changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le +repaire des fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les +reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux!... Ah! comment +s'est éclipsée tant de gloire! Comment se sont anéantis tant de +travaux!... Ainsi donc périssent les ouvrages des<span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span> hommes! ainsi +s'évanouissent les empires et les nations!</p> + +<p>Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée; je me +rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces +contrées; je me peignis l'<i>Assyrien</i> sur les rives du <i>Tigre</i>, le +<i>Kaldéen</i> sur celles de l'<i>Euphrate</i>, le <i>Perse</i> régnant de l'<i>Indus</i> à +la <i>Méditerranée</i>. Je dénombrai les royaumes de <i>Damas</i> et de +l'<i>Idumée</i>, de <i>Jérusalem</i> et de <i>Samarie</i>, et les états belliqueux des +<i>Philistins</i>, et les républiques commerçantes de la <i>Phénicie</i>. Cette +<i>Syrie</i>, me disais-je, aujourd'hui presque dépeuplée, comptait alors +cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de +bourgs et de hameaux<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>. De toutes parts l'on ne voyait que champs +cultivés, que chemins fréquentés, qu'habitations pressées.... Ah! que +sont devenus ces âges d'abondance et de vie? Que sont devenues tant de +brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces remparts de +<i>Ninive</i>, ces murs de <i>Babylone</i>, ces palais de <i>Persépolis</i>, ces +temples de <i>Balbeck</i> et de <i>Jérusalem</i>? Où sont ces flottes de <i>Tyr</i>, +ces chantiers d'<i>Arad</i>, ces ateliers de <i>Sidon</i>, et cette multitude de +matelots, de pilotes, de marchands, de soldats? et ces labou<span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span>reurs, et +ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d'êtres vivants +dont s'enorgueillissait la face de la terre? Hélas! je l'ai parcourue, +cette terre ravagée! J'ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant +de splendeur, et je n'ai vu qu'abandon et que solitude.... J'ai cherché +les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n'en ai vu que la trace, +semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les +temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont +comblés, les villes sont détruites, et la terre, nue d'habitants, n'est +plus qu'un lieu désolé de sépulcres.... Grand Dieu! d'où viennent de si +funestes révolutions? Par quels motifs la fortune de ces contrées +a-t-elle si fort changé? Pourquoi tant de villes se sont-elles +détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point +reproduite et perpétuée?</p> + +<p>Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se +présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et +jette mon cœur dans le trouble et l'incertitude. Quand ces contrées +jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, +c'étaient des peuples <i>infidèles</i> qui les habitaient: c'était le +<i>Phénicien</i>, sacrificateur homicide à <i>Molok</i>, qui rassemblait dans ses +murs les richesses de tous les climats; c'était le <i>Kaldéen</i>, prosterné +devant un <i>serpent</i><a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>, qui<span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span> subjuguait d'opulentes cités, et +dépouillait les palais des rois et les temples des dieux; c'était le +<i>Perse</i>, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations; +c'étaient les habitants de cette ville même, adorateurs du soleil et des +astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe.... +Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui +devait être le prix de la <i>piété</i> était aux mains de ces <i>idolâtres</i>: et +maintenant que des peuples <i>croyants</i> et <i>saints</i> occupent ces +montagnes, ce n'est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces +mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L'homme sème +dans l'angoisse, et ne recueille que des larmes et des soucis; la +guerre, la famine, la peste l'assaillent tour à tour... Cependant, ne +sont-ce pas là les enfants des prophètes? Ce <i>musulman</i>, ce <i>chrétien</i>, +ce <i>juif</i>, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de graces +et de miracles? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles +plus des mêmes faveurs? Pourquoi ces terres sanctifiées par le sang des +martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens? Pourquoi en sont-ils +comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d'autres nations, en +d'autres pays?...</p> + +<p>Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour +à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de +cultes et de mœurs, depuis ceux de l'Asie antique jusqu'aux<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span> plus +récents de l'<i>Europe</i>, ce nom d'une terre natale réveilla en moi le +sentiment de la <i>patrie</i>; et tournant vers elle mes regards, j'arrêtai +toutes mes pensées sur la situation où je l'avais quittée<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> + +<p>Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées ses routes si +somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses +flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de +l'une et de l'autre Inde; et comparant à l'activité de son commerce, à +l'étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et +à l'industrie de ses habitants, tout ce que l'Égypte et la Syrie purent +jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur +passée de l'Asie dans l'Europe moderne; mais bientôt le charme de ma +rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant +que telle avait été jadis l'activité des lieux que je contemplais: Qui +sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l'abandon de nos propres +contrées? Qui sait si sur les rives de la <i>Seine</i>, de la <i>Tamise</i>, ou du +<i>Sviderzée</i>, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de +jouissances, le cœur, et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des +sensations; qui sait si un voyageur comme moi ne s'asseoira pas un jour +sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des +peuples et la mémoire de leur grandeur?<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span></p> + +<p>À ces mots mes yeux se remplirent de larmes, et couvrant ma tête du pan +de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses +humaines. Ah! malheur à l'homme, dis-je dans ma douleur; une aveugle +fatalité se joue de sa destinée! Une nécessité funeste régit au hasard +le sort des mortels. Mais non: ce sont les décrets d'une justice céleste +qui s'accomplissent! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements +incompréhensibles! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème +secret; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les +races présentes. Oh! qui osera sonder les profondeurs de la +Divinité<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>?</p> + +<p>Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde.</p> + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="title">Le fantôme.</p> + +<p class="non"><span class="lt">C</span><span class="smcap">ependant</span> +un bruit frappa mon oreille; tel que l'agitation d'une robe +flottante et d'une marche à pas lents sur des herbes sèches et +frémissantes.<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span> Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés +un regard furtif, tout à coup à ma gauche, dans le mélange du +clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d'un +temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d'une +draperie immense, tel que l'on peint les spectres sortant des tombeaux. +Je frissonnai; et tandis qu'ému d'effroi j'hésitais de fuir ou de +m'assurer de l'objet, les graves accents d'une voix profonde me firent +entendre ce discours:</p> + +<p>«Jusques à quand l'homme importunera-t-il les cieux d'une injuste +plainte? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le <span class="smcap">sort</span> +de ses maux? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et +son cœur aux insinuations de la vérité et de la raison? Elle s'offre +partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point! Le cri de +la raison frappe son oreille, et il ne l'entend pas! Homme injuste! si +tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens! si ton +cœur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces +ruines! Lis les leçons qu'elles te présentent!.... Et vous, témoins de +vingt siècles divers, temples saints! tombeaux vénérables! murs jadis +glorieux, paraissez dans la cause de la <i>nature même</i>! Venez au tribunal +d'un sain entendement déposer contre une accusation injuste! venez +confondre les déclamations d'une fausse sagesse ou d'une piété +hypocrite, et vengez<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span> la terre et les cieux de l'homme qui les +calomnie!</p> + +<p>«Quelle est-elle, cette <i>aveugle fatalité</i>, qui, sans <i>règle</i> et sans +<i>lois</i>, se <i>joue</i> du sort des mortels? Quelle est cette nécessité +injuste qui confond l'issue des actions, et de la prudence, et de la +folie? En quoi consistent ces <i>anathèmes</i> célestes sur ces contrées? Où +est cette malédiction <i>divine</i> qui perpétue l'abandon de ces campagnes? +Dites, monuments des temps passés! les cieux ont-ils changé leurs lois, +et la terre sa marche? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l'espace? +Les mers n'élèvent-elles plus leurs nuages? Les pluies et les rosées +demeurent-elles fixées dans les airs? Les montagnes retiennent-elles +leurs sources? Les ruisseaux se sont-ils taris? et les plantes +sont-elles privées de semences et de fruits? Répondez, race de mensonge +et d'iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu'il +assigna lui-même à la nature? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la +terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent? Si rien +n'a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent +subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient +ce que furent les races passées? Ah! c'est faussement que vous accusez +le sort et la Divinité! c'est à tort que vous reportez à Dieu la cause +de vos maux! Dites, race perverse et hypocrite! si ces lieux sont +désolés, si<span class='pagenum'> +<a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span> des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce +Dieu qui en a causé la ruine? Est-ce sa main qui a renversé ces +murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes; ou est-ce la main de +l'homme? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le +feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, +arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l'homme? +Et lorsqu'après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, +est-ce la vengeance de Dieu qui l'a produite, ou la fureur insensée de +l'homme? Lorsque dans la famine le peuple s'est repu d'aliments +immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l'a envoyée, +ou l'imprudence de l'homme? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont +moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui +l'a dépeuplée? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les +champs producteurs et dévaste les campagnes, ou est-ce l'avidité de ceux +qui gouvernent? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou +l'orgueil des rois et de leurs ministres? Est-ce la vénalité de ses +décisions qui renverse la fortune des familles, où la vénalité des +organes des lois? sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, +tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des +hommes? Et si, dans l'angoisse de leurs maux, ils n'en voient pas les +remèdes, est-ce l'ignorance<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span> de Dieu qu'il en faut inculper, où leur +ignorance? Cessez donc, ô mortels, d'accuser la fatalité du SORT ou les +jugements de la Divinité! Si Dieu est bon, sera-t-il l'auteur de votre +supplice? S'il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits? Non, +non; la bizarrerie dont l'homme se plaint n'est point la bizarrerie du +destin; l'obscurité où sa raison s'égare n'est point l'obscurité de +Dieu; la source de ses calamités n'est point reculée dans les cieux; +elle est près de lui sur la terre: elle n'est point cachée au sein de la +Divinité; elle réside dans l'homme même; il la porte dans son cœur.</p> + +<p>«Tu murmures et tu dis: Comment des peuples infidèles ont-ils joui des +bienfaits des cieux et de la terre? Comment des races saintes sont-elles +moins fortunées que des peuples impies? Homme fasciné! où est donc la +contradiction qui te scandalise? Où est l'énigme que tu supposes à la +justice des cieux? Je remets à toi-même la balance des graces et des +peines, des causes et des effets. Dis: Quand ces infidèles observaient +les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d'intelligents +travaux sur l'ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il +troubler l'équilibre du monde pour tromper leur prudence? Quand leurs +mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il +détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des +épines? Quand,<span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span>pour +fertiliser ce sol aride, leur industrie +construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les +déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes? +devait-il arracher les moissons que l'art faisait naître, dévaster les +campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir +le travail, troubler enfin l'ordre établi par la sagesse de l'homme? Et +quelle est cette <i>infidélité</i> qui fonda des empires par la prudence, les +défendit par le courage, les affermit par la justice; qui éleva des +villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais +pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d'habitants, et, +semblable à l'esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le +monde? Si telle est l'<i>impiété</i>, qu'est-ce donc que la <i>vraie croyance</i>? +La sainteté consiste-t-elle à détruire? Le Dieu qui peuple l'air +d'oiseaux, la terre d'animaux, les ondes, de reptiles; <i>Dieu</i> qui anime +la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux? +Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l'incendie? +Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, +pour temple un monde désert et ravagé? Voilà cependant, races <i>saintes</i> +et <i>fidèles</i>, quels sont vos ouvrages! voilà les fruits de votre +<i>piété</i>! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les +cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de +vos <span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span>œuvres! Il faudra sans doute vous produire des miracles! Il faudra +ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous +renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les +eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et +de la terre; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa +magnificence et de sa grandeur; ces lois éternelles antérieures à tous +les codes, à tous les prophètes; ces lois immuables que ne peuvent +altérer, ni les passions, ni l'ignorance de l'homme! Mais la <i>passion</i> +qui les méconnaît, l'<i>ignorance</i> qui n'observe point les causes, qui ne +prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur cœur: «Tout +vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la +terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s'en préserver.» Ou, +prenant un langage hypocrite, elles ont dit: «Tout vient de Dieu; il se +plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison.....» Et l'ignorance +s'est applaudie dans sa malignité. «Ainsi, a-t-elle dit, je m'égalerai à +la science qui me blesse; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue +et m'importune.» Et la cupidité a ajouté: «Ainsi j'opprimerai le faible +et je dévorerai les fruits de sa peine; et je dirai: <i>C'est Dieu qui l'a +décrété, c'est le sort qui l'a voulu.</i>»—Mais moi, j'en jure par les +lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cœur humain! +l'hypocrite sera déçu dans sa four<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span>berie, l'injuste dans sa rapacité; le +soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et +le savoir, et que l'aveuglement l'emporte sur la prudence, dans l'art +délicat et profond de procurer à l'homme ses vraies jouissances, et +d'asseoir sur des bases solides sa félicité.»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="title">L'exposition.</p> + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">nsi</span> +parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le cœur agité de +diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, +m'enhardissant à prendre la parole, je lui dis: «Ô Génie des tombeaux et +des ruines! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le +trouble; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. +Pardonne à mon ignorance. Hélas! si l'homme est aveugle, ce qui fait son +tourment fera-t-il encore son crime? J'ai pu méconnaître la voix de la +raison; mais je ne l'ai point rejetée après l'avoir connue. Ah! si tu +lis dans mon cœur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu'il la +recherche avec passion..... Et n'est-ce pas à sa poursuite que tu me +vois en ces lieux écartés? Hélas! j'ai par<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span>couru la terre; j'ai visité +les campagnes et les villes; et voyant partout la misère et la +désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a +profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant: L'homme +n'est-il donc créé que pour l'angoisse et pour la douleur? Et j'ai +appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les +remèdes. J'ai dit: Je me séparerai des sociétés corrompues; je +m'éloignerai des palais où l'ame se déprave par la satiété, et des +cabanes où elle s'avilit par la misère; j'irai dans la solitude vivre +parmi les ruines; j'interrogerai les monuments anciens sur la sagesse +des temps passés; j'évoquerai du sein des tombeaux l'esprit qui jadis, +dans l'Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je +demanderai à la cendre des législateurs <i>par quels mobiles s'élèvent et +s'abaissent les empires; de quelles causes naissent la prospérité et les +malheurs des nations; sur quels principes enfin doivent s'établir la +paix des sociétés et le bonheur des hommes</i>:»</p> + +<p>Je me tus; et, les yeux baissés, j'attendis la réponse du Génie. «La +paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la +justice. Ô jeune homme! puisque ton cœur cherche avec droiture la +vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le +bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine: j'exposerai à tes +regards cette vérité que tu appelles; j'enseigne<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span>rai à ta raison cette +sagesse que tu réclames; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la +science des siècles...» Alors s'approchant de moi et posant sa main sur +ma tête: «Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière +où tu rampes...» Et soudain, pénétré d'un feu céleste, les liens qui +nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre; et tel qu'une vapeur +légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la +région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers +la terre, j'aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans +l'espace, un globe, semblable à celui de la lune; mais moins gros et +moins lumineux, me présentait l'une de ses faces<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>; et cette face +avait l'aspect d'un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres +et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres; et tandis que je +m'efforçais de démêler ce qu'étaient ces taches: «Homme qui cherches la +vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle?»—«Ô Génie! +répondis-je, si d'autre part je ne voyais le globe de la lune, je +prendrais celui-ci pour le sien; car il a les apparences de cette +planète vue au télescope dans l'ombre d'une éclipse: on dirait que ces +diverses taches sont des mers et des continents.»</p> + +<p>«—Oui; me dit-il, ce sont des mers et des<span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span> continents, ceux-là mêmes de +l'hémisphère que tu habites...»</p> + +<p>«—Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!...»</p> + +<p>«—Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une +grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là +ce que vous appelez le vaste <i>Océan</i>, qui, du pôle du sud s'avançant +vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'<i>Inde</i> et de +l'<i>Afrique</i>, puis se prolonge à l'orient à travers les îles <i>Malaises</i> +jusqu'aux confins de la <i>Tartarie</i>, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les +continents de l'<i>Afrique</i> et de l'<i>Europe</i> jusque dans le nord de +l'<i>Asie</i>.</p> + +<p>«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée +des <i>Arabes</i>; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son +intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé +qu'habitent les <i>hommes noirs</i><a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>. Au nord, par delà une mer +irrégulière et longuement étroite<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>, sont les campagnes de l'Europe, +riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la +Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la <i>Tartarie</i>. En +revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du +<i>Gobi</i>, qui sépare la <i>Chine</i> du reste du monde.<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span> Tu vois cet empire +dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement +courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont +les presqu'îles, et les îles des peuples <i>Malais</i>, tristes possesseurs +des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la +mer, est la presqu'île trop célèbre de l'<i>Inde</i>. Tu vois le cours +tortueux du <i>Gange</i>, les âpres montagnes du <i>Tibet</i>, le vallon fortuné +de <i>Kachemire</i>, les déserts salés du <i>Persan</i>, les rives de l'<i>Euphrate</i> +et du <i>Tigre</i>, et le lit encaissé du <i>Jourdain</i>, et les canaux du <i>Nil</i> +solitaire...»</p> + +<p>«—Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas +à ces objets dans un tel éloignement...» Aussitôt, m'ayant touché la +vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant +les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, +des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments +semblables à des cases d'échecs.</p> + +<p>Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, +que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont +les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne +Éthiopie; voilà cette <i>Thèbes aux cent palais</i>, métropole première des +sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui +régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs +quadrangulaires sont les pyramides<span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span> dont les masses t'ont épouvanté: au +delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, +fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de <i>Tyr</i>, de +<i>Sidon</i>, d'<i>Ascalon</i>, de <i>Gaze</i> et de <i>Beryte</i>. Ce filet d'eau sans +issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le +théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'<i>Horeb</i> +et ce mont <i>Sinai</i>, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme +profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce +entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de +splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient +ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la +presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les +perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là, sur cette +côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, +qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens +peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres +précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, +l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et +les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, +l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant +leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span> d'Égypte et de +Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, +de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre +et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, +mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage +qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur +domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, +dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est +détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; +de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de +Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs +célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons +profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de +cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux +témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les +révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les +ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! +Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de +ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des +races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur +pour les races présentes et futures!»<span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="title">Condition de l'homme dans l'univers.</p> + +<p class="non"><span class="lt">E</span><span class="smcap">t</span> +après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes:</p> + +<p>«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses +malheurs à des <i>agents obscurs</i> et <i>imaginaires</i>; il recherche en vain à +ses maux des <i>causes mystérieuses</i>.... Dans l'ordre général de +l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; +sans doute son existence est dominée par des <i>puissances supérieures</i>; +mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les +caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il +fait partie, l'homme est régi par des <i>lois naturelles</i>, régulières dans +leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; +et ces lois, <i>source commune des biens et des maux</i>, ne sont point +écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; +inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur +existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, +elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et +portent à chaque<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span> action sa peine et sa récompense. Que l'homme +connaisse ces lois! <i>qu'il comprenne la nature des êtres qui +l'environnent, et sa propre nature</i>, et il connaîtra les moteurs de sa +destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent +en être les remèdes.</p> + +<p>«Quand la <i>puissance secrète</i> qui <i>anime l'univers</i> forma le globe que +l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des <i>propriétés +essentielles</i> qui devinrent la <i>règle</i> de leurs mouvements individuels, +le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de +l'ensemble; par-là, elle établit un ordre régulier de causes et +d'effets, de principes et de conséquences, lequel, <i>sous une apparence +de hasard</i>, gouverne l'univers et maintient l'équilibre du monde: ainsi, +elle attribua au feu le mouvement de l'activité; à l'air, l'élasticité; +la pesanteur et la densité à la matière; elle fit l'air plus léger que +l'eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que +l'acier; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à +la plante de végéter; à l'homme, <i>voulant l'exposer au choc</i> de tant +d'êtres divers, et cependant <i>préserver sa vie</i> fragile, elle lui donna +la faculté <i>de sentir</i>. Par cette faculté, toute action nuisible à son +existence lui porta une sensation de <i>mal</i> et de <i>douleur</i>; et toute +action favorable, une sensation de <i>plaisir</i> et de <i>bien-être</i>. Par ces +sensations; l'homme, tantôt<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span> détourné de ce qui blesse ses sens, et +tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été <i>nécessité d'aimer</i> et <i>de +conserver sa vie</i>. Ainsi, <i>l'amour de soi</i>, <i>le désir du bien-être</i>, +<i>l'aversion de la douleur</i>, ont été les <i>lois essentielles et +primordiales imposées à l'homme par la</i> <span class="smcap">nature</span> <i>même</i>; les lois que la +puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, +semblables à celles <i>du mouvement dans le monde physique</i>, sont devenues +le principe simple et fécond de <i>tout ce qui s'est passé dans le monde +moral</i>.</p> + +<p>Telle est donc la condition de l'homme: d'un côté, soumis à l'action des +éléments qui l'environnent, il est assujetti à plusieurs maux +inévitables; et si dans cet arrêt la <span class="smcap">nature</span> s'est montrée sévère, +d'autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces +maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l'homme le pouvoir +d'augmenter les uns et d'alléger les autres; elle a semblé lui dire: +«Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie; +le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t'en +accorde l'usage: tu le trouveras mêlé de biens et de maux; c'est à toi +de les distinguer, c'est à toi de guider tes pas dans des sentiers de +fleurs et d'épines. Sois l'arbitre de ton sort; je te remets ta +destinée.»—Oui, l'homme est devenu l'artisan de sa destinée; lui-même a +créé tour à tour les revers ou les<span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span> succès de sa fortune; et si, à la +vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de +gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels +principes il est parti et à quelle hauteur il a su s'élever, peut-être +a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s'enorgueillir de +son génie.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="title">État originel de l'homme.</p> + +<p class="non"><span class="lt">D</span><span class="smcap">ans</span>, l'<i>origine</i>, l'homme formé <i>nu de corps et d'esprit</i>; se trouva +jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage: orphelin délaissé de la +<i>puissance</i> inconnue qui l'avait produit, il ne vit point à ses côtés +des <i>êtres descendus des cieux</i> pour l'avertir de <i>besoins</i> qu'il ne +doit qu'à <i>ses sens</i>, pour l'instruire de <i>devoirs</i> qui naissent +uniquement de <i>ses besoins</i>. Semblable aux autres animaux, sans +expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des +forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature; par +la <i>douleur</i> de la <i>faim</i>, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à +sa subsistance; par les <i>intempéries de l'air</i>, il désira de couvrir son +corps, et il se fit des vêtements; par l'<i>attrait d'un plaisir</i><span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span> +<i>puissant</i>, il s'approcha d'un être semblable à lui, et il perpétua son +espèce......</p> + +<p>Ainsi, les <i>impressions</i> qu'il reçut de chaque objet, éveillant ses +<i>facultés</i>, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent +d'instruire sa profonde ignorance; ses besoins suscitèrent son +industrie, ses périls formèrent son courage; il apprit à distinguer les +plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une +proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère.</p> + +<p>Ainsi, <i>l'amour de soi, l'aversion de la douleur, le désir du +bien-être</i>, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent +l'homme de <i>l'état sauvage</i> et <i>barbare</i> où la <span class="smcap">nature</span> l'avait placé; et +lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu'il peut +compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de +s'applaudir et de se dire: «C'est moi qui ai produit les biens qui +m'environnent, c'est moi qui suis l'artisan de mon bonheur: habitation +sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes +riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage; sans +moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu'un marais immonde, +qu'une forêt sauvage, qu'un désert hideux.» Oui, <i>homme créateur</i>, +reçois mon hommage! Tu as mesuré l'étendue des cieux, calculé la masse +des astres, saisi l'éclair dans les nuages, dompté la mer et<span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span> les +orages, asservi tous les éléments: ah! comment tant d'élans sublimes se +sont-ils mélangés de tant d'égarements?</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<p class="title">Principe des sociétés.</p> + +<p class="non"><span class="lt">C</span><span class="smcap">ependant</span>, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la +poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et +pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d'ennemis, tourmentés par la +faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent <i>leur faiblesse +individuelle</i>; et, mus <i>d'un besoin</i> commun de <i>sûreté</i> et d'un +<i>sentiment réciproque</i> de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs +forces; et quand l'un encourut un péril, plusieurs l'aidèrent et le +secoururent; quand l'un manqua de subsistance, un autre le partagea de +sa proie: ainsi les hommes <i>s'associèrent</i> pour <i>assurer leur +existence</i>, pour <i>accroître leurs facultés</i>, pour <i>protéger leurs +jouissances</i>; et l'<i>amour de soi</i> devint le <i>principe</i> de la <i>société</i>.</p> + +<p>Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les +fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les +hommes<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span> raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos +jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous +épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les +bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous +sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les +défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons +de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des +soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent +le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, +le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur +industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de +goûter le repos et l'aisance; et <i>l'amour de soi, principe de tout +raisonnement</i>, devint <i>le moteur de tout art et de toute jouissance</i>.</p> + +<p>Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et +dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur +les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de +réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, +les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur +esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant +observé que certaines semences contenaient sous un petit volume<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span> une +substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils +imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, +l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant +trouvé le moyen d'obtenir, dans <i>un petit espace</i>, et <i>sans déplacement, +beaucoup de subsistances et de longues provisions</i>, ils se firent des +<i>demeures sédentaires</i>; ils construisirent des maisons, des hameaux, des +villes, formèrent des peuples, des nations; et l'<i>amour de soi</i> +produisit tous les développements du génie et de la puissance.</p> + +<p>Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même +s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, +observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût +fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence +fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est +lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'<i>amour de soi</i>, +tantôt <i>déréglé</i> et tantôt <i>aveugle</i>, est devenu un principe fécond de +calamités.<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="title">Source des maux des sociétés.</p> + +<p class="non"><span class="lt">E</span><span class="smcap">n</span> +effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, +<i>saisis</i> de l'<i>attrait</i> des <i>objets qui flattant les sens</i>, ils se +livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des +<i>sensations douces</i> que la <span class="smcap">nature</span> avait <i>attachées à leurs vrais besoins +pour les lier à leur existence</i>: non contents des biens que leur offrait +la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les +jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et +un homme <i>fort s'éleva contre un homme faible</i>, pour lui ravir les +fruits de ses peines; et le <i>faible</i> invoqua un <i>autre faible</i>, pour +<i>résister</i> à la <i>violence</i>; et deux forts se dirent: «Pourquoi +<i>fatiguer</i> nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les +mains des faibles? <i>Unissons-nous</i>, et <i>dépouillons-les</i>; ils +fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les <i>forts</i> +s'étant associés pour l'oppression, les <i>faibles</i> pour la <i>résistance</i>, +les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre +une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se +produisant<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span> sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un +enchaînement successif de calamités.</p> + +<p>Ainsi, ce <i>même amour de soi</i> qui, <i>modéré</i> et <i>prudent</i>, était un +<i>principe de bonheur</i> et de <i>perfection</i>, devenu <i>aveugle</i> et +<i>désordonné</i>, se transforma en un poison corrupteur; et la <i>cupidité</i>, +fille et compagne de l'<i>ignorance</i>, s'est rendue la <i>cause de tous les +maux</i> qui ont désolé la terre.</p> + +<p>Oui, l'<span class="smcap">ignorance et la cupidité</span>! voilà la double source de tous les +tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de +fausses idées de bonheur, il a <i>méconnu</i> ou <i>enfreint les lois de la +nature</i>, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, +nuisant à son existence, il a <i>violé la morale individuelle</i>; c'est par +elles que, <i>fermant son cœur à la compassion</i> et son esprit à l'équité, +il a vexé, affligé son semblable, et violé la <i>morale</i> sociale. Par +l'<i>ignorance</i> et la <i>cupidité</i>, l'homme s'est armé contre l'homme, la +famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est +devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par +l'<i>ignorance</i> et la <i>cupidité</i>, une guerre secrète, fermentant au sein +de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société +s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: +par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont +tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le +despotisme po<span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span>litique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait +descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la +cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se +sont dénaturées les idées du <i>bien</i> et du <i>mal</i>, du <i>juste</i> et de +l'<i>injuste</i>, du <i>vice</i> et de la <i>vertu</i>; et les nations se sont égarées +dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La <i>cupidité</i> de +l'homme et son <i>ignorance</i>!... voilà les <i>génies malfaisants</i> qui ont +perdu la terre! voilà les <i>décrets</i> du <i>sort</i> qui ont renversé les +empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis +glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude +de deuil et de ruines!... Mais puisque ce fut du sein de l'homme que +sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut +trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="title">Origine des gouvernements et des lois.</p> + + +<p class="non"><span class="lt">E</span><span class="smcap">n</span> +effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se +causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant +sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent:<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span> «Nous nous nuisons +mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il +résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui +enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. +Établissons-nous des <i>arbitres, qui jugent</i> nos prétentions et pacifient +nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le +réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la +vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la +protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.»</p> + +<p>Et, au sein des sociétés, il se forma des <i>conventions</i>, tantôt +<i>expresses</i> et tantôt <i>tacites</i>, qui devinrent la <i>règle</i> des <i>actions</i> +des particuliers, la <i>mesure</i> de leurs <i>droits</i>, la <i>loi</i> de leurs +rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire +observer, et le peuple leur confia la <i>balance</i> pour peser les droits, +et l'<i>épée</i> pour <i>punir</i> les <i>transgressions</i>.</p> + +<p>Alors s'établit entre les individus un heureux <i>équilibre</i> de forces et +d'action, qui fit la <i>sûreté</i> commune. Le nom de l'<i>équité</i> et de la +<i>justice</i> fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir +en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements +de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par +l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de +la nature; les champs<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span> se couvrirent de moissons, les vallons de +troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut +heureux et puissant sur la terre.</p> + +<p>Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le +répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature +dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances +qu'il respecta celles d'autrui; et la <i>cupidité</i> trouva son correctif +dans l'<i>amour éclairé de soi-même</i>.</p> + +<p>Ainsi l'<i>amour de soi</i>, mobile éternel de tout individu, est devenu la +base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette +<i>loi naturelle</i> qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les <i>lois +factices</i> et <i>conventionnelles</i> ont-elles tendu vers son but et rempli +ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé +toutes les facultés de son être; et de la <i>multitude des félicités +particulières</i> s'est composée la <i>félicité publique</i>. Ces <i>lois</i>, au +contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son cœur, +privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'<i>accablement</i> +des individus a fait la <i>faiblesse publique</i>.</p> + +<p>Or, comme l'<i>amour de soi</i>, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse +l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à <i>dissoudre</i> la +<i>société</i>, l'art des <i>lois</i> et la vertu de leurs <i>agents</i> ont été de +<i>tempérer</i> le <i>conflit</i> des <i>cupidités</i>, de<span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span> maintenir l'équilibre entre +les forces, d'assurer à chacun son <i>bien-être</i>, afin que, dans le choc +de société à société, tous les membres portassent un même <i>intérêt</i> à la +conservation et à la défense de la <i>chose publique</i>.</p> + +<p>La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, +pour cause efficace, l'<i>équité</i> des gouvernements et des lois; et leur +puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des +intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique.</p> + +<p>D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs +rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu +perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les +conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les +auteurs des <i>lois</i> en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; +et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant +livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le +trouble et le désordre; et le vice des <i>lois</i> et l'<i>injustice</i> des +gouvernements, dérivés de la <i>cupidité</i> et de l'<i>ignorance</i>, sont +devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des +États.<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="title">Causes générales de la prospérité des anciens états.</p> + +<p class="non"><span class="lt">Ô</span><span class="smcap"> jeune</span> +homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes +des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur +quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma +pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes +d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, +si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les <i>lois</i> +de <i>convention</i> y sont conformes aux <i>lois</i> de la <i>nature</i>; c'est que le +<i>gouvernement</i> y procure aux hommes l'<i>usage</i> respectivement libre de +leurs facultés, la <i>sûreté égale de leurs personnes et de leurs +propriétés</i>. Si, au contraire, un empire tombe en <i>ruines</i> ou se +dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le +gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, +d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative +du bien et du mal tient à la nature du cœur de l'homme, à la succession +de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span> combinaison des +circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce.</p> + +<p>Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les +forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, +ils étaient tous presque égaux en forces; et cette égalité fut une +circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés: +par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne +fut l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice +ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son +être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, +n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se +faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des +jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de +superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, +l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et +la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre.</p> + +<p>Ainsi, l'<i>égalité originelle</i>, à défaut de <i>convention</i>, maintenait la +<i>liberté</i> des personnes, la <i>sûreté</i> des propriétés, et produisait les +bonnes mœurs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le +<i>cœur</i> de <i>l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables</i>. L'homme +avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span> +la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de +ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les +arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte +de nombreux habitants, se partagea en divers domaines.</p> + +<p>Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre +intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et +l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus +active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put +subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y +suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir +des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver +qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais +diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire +aux gouvernements une nécessité d'être justes.</p> + +<p>En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis +extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: +en diminuant l'<i>intérêt</i> des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent +diminué leurs <i>moyens</i> de <i>résistance</i>, ils eussent facilité les +invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis +leur propre existence.</p> + +<p>À l'intérieur, le caractère des peuples repous<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span>sait la tyrannie. Les +hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils +avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs +propres forces.</p> + +<p>Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens +pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop +aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. +D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait +besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires.</p> + +<p>Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de +faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand +nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte +des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti +s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, +rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et +portait ailleurs son indépendance.</p> + +<p>Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de +prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son +bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à +sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, +sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et +le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie.<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span></p> + +<p>De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa +reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'<i>amour-propre</i> +multipliait les talents et les vertus civiles.</p> + +<p>De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa +personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations +déployaient des masses imposantes de forces.</p> + +<p>De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun +était propriétaire; et la division des propriétés conservait les mœurs +en rendant le luxe impossible.</p> + +<p>De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, +les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait +l'opulence publique.</p> + +<p>De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la +population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de +temps le terme de leur plénitude.</p> + +<p>De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du +commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui +augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques.</p> + +<p>Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent +l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de +la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span> de +commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil +et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de +l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur +de cent métropoles.</p> + +<p>Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens +à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque +État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de +ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits +souterrains de la Médie<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>, de ces forteresses du désert, de ces +aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux +purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le +produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés +et libres.</p> + +<p>Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions +sociales y furent conformes aux véritables lois de la <i>nature</i>, et parce +que les hommes, y jouissant de la <i>liberté</i> et de la <i>sûreté</i> de leurs +<i>personnes</i> et de leurs <i>propriétés</i>, purent déployer toute l'étendue de +leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même.<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="title">Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états.</p> + +<p class="non"><span class="lt">C</span><span class="smcap">ependant</span> la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante +et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à +des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une +agitation renaissante.</p> + +<p>Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette +cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le +meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent +ralentis.</p> + +<p>Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des +mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en +corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits +arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la +moralité des peuples.</p> + +<p>Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, +accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put +ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa +personne un droit de propriété abusif, et<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span> l'<i>esclavage des individus</i> +prépara l'esclavage des nations.</p> + +<p>Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa +maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses +affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le +<i>despotisme paternel</i> jeta les fondements du despotisme politique. Et +dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant +développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus +artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de +paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, +dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de +classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le +nom de <i>pouvoir suprême</i>, la faculté de tout dépouiller et de tout +asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'<i>invasion</i> qui, +déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et +dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations.</p> + +<p>Tantôt, s'opposant au pacte social, ou rompant celui qui déja existait, +il livra les habitants d'un pays au choc tumultueux de toutes leurs +discordes; et les <i>États dissous</i> furent, sous le nom d'<i>anarchie</i>, +tourmentés par les passions de tous leurs membres.</p> + +<p>Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant<span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span> préposé des <i>agents</i> pour +administrer, ces <i>agents</i> s'approprièrent les pouvoirs dont ils +n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à +corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple +en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se +rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité +par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, +par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par +l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut +travaillé de tous les inconvénients de la <i>démocratie</i>.</p> + +<p>Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, +firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant +les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des +priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes +distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom +d'<i>aristocratie</i>, l'État fut tourmenté par les passions des grands et +des riches.</p> + +<p>Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des +<i>imposteurs sacrés</i> abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans +l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir +et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, +ordonnèrent des <i>sacrifices</i>, imposèrent des <i>offrandes</i>, prescrivirent<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span> +des <i>fondations</i>; et, sous le nom de <i>théocratie</i> et de <i>religion</i>, les +États furent tourmentés par les <i>passions</i> des prêtres.</p> + +<p>Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour +diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si +elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les +étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui +était confié; et, sous le nom de <i>monarchie</i>, les États furent +tourmentés par les passions des <i>rois</i> et des <i>princes</i>.</p> + +<p>Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent +le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, +les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs +disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États +des désordres et des dévastations des <i>guerres civiles</i>.</p> + +<p>Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, +prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un +phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables +contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la <i>tyrannie</i> naquit +encore de la <i>cupidité</i>. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans +cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il +flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa +l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de<span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span> celui-là, irrita les +passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les +divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au +riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une +classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il +fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'<i>opinion</i>, dont +ils se serrèrent mutuellement les nœuds. Par l'armée, il s'empara des +contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu +correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple +d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du +<i>despotisme</i>.</p> + +<p>Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, +attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de +vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions.</p> + +<p>Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets +principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les +sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en +facilita la <i>dissolution</i>; l'autre, que tendant toujours à concentrer le +pouvoir en une seule main, il occasiona un <i>engloutissement</i> successif +de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune.</p> + +<p>En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, +puis une famille le parti,<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span> un individu la famille; de même il s'établit +d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans +l'<i>ordre politique</i>, tous les maux particuliers de l'<i>ordre civil</i>. Et +une <i>cité</i> ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa +une province; et deux <i>provinces</i> s'étant englouties, il s'en forma un +<i>royaume</i>: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des +<i>empires</i> d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin +que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il +arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition +des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus +fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la +nature des choses....</p> + +<p>Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur +administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, +pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut +plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés;</p> + +<p>Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout +ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de +l'atténuer;</p> + +<p>Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et +des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et<span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span> +que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur +esclavage;</p> + +<p>Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus +forts accablèrent plus facilement les faibles;</p> + +<p>Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les +peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements +qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de <i>personnalité</i> qui +causait leur énergie.</p> + +<p>Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les +peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux +déréglements de l'autorité la plus arbitraire.</p> + +<p>Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à +des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, +dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices +et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des +fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles +en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, +élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de +marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. +Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des +prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants +tombeaux, mausolées et pyramides. Pen<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span>dant des règnes entiers, on vit +des millions de bras employés à des <i>travaux stériles</i>: et le luxe des +princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade +jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et +d'appauvrissement.</p> + +<p>Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne +suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant +accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, +se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, +condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, +et toute activité productive fut anéantie.</p> + +<p>La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble +propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et +les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes +les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations +se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre +de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se +dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État +décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus +précaires.</p> + +<p>D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement +à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde.<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span></p> + +<p>Et l'<i>administration</i> étant <i>secrète</i> et <i>mystérieuse</i>, il n'exista +aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par +la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une +<i>faction</i> d'ennemis publics, et il n'y eut plus aucune harmonie entre +les gouvernés et les gouvernants.</p> + +<p>Et tous ces vices ayant énervé les États de l'Asie opulente, il arriva +que les peuples vagabonds et pauvres des <i>déserts</i> et des <i>monts</i> +adjacents convoitèrent les jouissances des <i>plaines fertiles</i>; et, par +une cupidité commune, ayant attaqué les <i>empires policés</i>, ils +renversèrent les trônes des despotes; et ces révolutions furent rapides +et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, +rasé les forteresses, détruit les guerriers; et parce que les sujets +accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires +sans courage.</p> + +<p>Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l'état +d'esclavage, il arriva que les empires formés d'un peuple conquérant et +d'un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement +opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous: +il n'y eut plus ni intérêt <i>commun</i>, ni esprit <i>public</i>; et il s'établit +une <i>distinction</i> de <i>castes</i> et de <i>races</i>, qui réduisit en système +régulier le maintien du désordre; et selon que l'on naquit d'un certain +sang,<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span> l'on naquit serf ou tyran, <i>meuble</i> ou <i>propriétaire</i>.</p> + +<p>Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, +pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la <i>science</i> de +l'<i>oppression</i>. L'art de gouverner ne fut plus que celui d'assujettir au +plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si +contraire à l'instinct, il fallut établir des peines plus sévères; et la +cruauté des lois rendit les mœurs atroces. Et la distinction des +personnes établissant dans l'État deux codes, deux justices, deux +droits; le peuple, placé entre le penchant de son cœur et le serment de +sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste +et de l'injuste n'eurent plus de base dans son entendement.</p> + +<p>Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et +l'accablement. Et les accidents de la nature s'étant joints aux maux qui +les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les +causes à des puissances supérieures et cachées; et parce qu'ils avaient +des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux; et la +superstition aggrava les malheurs des nations.</p> + +<p>Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion +atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux <i>méchants</i> et +<i>envieux</i> comme les despotes. Et pour les apaiser, l'homme leur offrit +le sacrifice de toutes ses jouissances: il s'environna de <i>privations</i>, +et renversa les lois<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span> de la nature. Prenant <i>ses plaisirs</i> pour des +<i>crimes</i>, ses <i>souffrances</i> pour des <i>expiations</i>, il <i>voulut aimer la +douleur, abjurer l'amour de soi-même</i>; il persécuta ses sens, détesta sa +vie; et une <i>morale abnégative</i> et <i>antisociale</i> plongea les nations +dans l'inertie de la mort.</p> + +<p>Mais parce que la nature prévoyante avait doué le cœur de l'homme d'un +espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette +terre, il le poursuivit dans un <i>autre monde</i>: par une douce illusion, +il se <i>fit une autre patrie</i>, un <i>asile</i> où, loin des tyrans, il reprît +les droits de son être; de là résulta un nouveau désordre: épris d'un +<i>monde imaginaire</i>, l'homme méprisa celui de la nature; pour des +<i>espérances</i> chimériques, il négligea la <i>réalité</i>. Sa vie ne fut plus à +ses yeux qu'un <i>voyage fatigant</i>, qu'un songe <i>pénible</i>; son corps +qu'une <i>prison</i>, obstacle à sa félicité; et la terre un lieu d'<i>exil</i> et +de <i>pèlerinage</i>, qu'il ne daigna plus cultiver. Alors une <i>oisiveté +sacrée s'établit dans le monde politique</i>; les campagnes se désertèrent; +les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments +furent négligés; et de toutes parts l'ignorance, la superstition, le +fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les +ruines.</p> + +<p>Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en +individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l'esclavage à la +ty<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span>rannie, de l'orgueil à l'avilissement, de la présomption au +découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs +infortunes.</p> + +<p>Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des +anciens États; voilà par quelle série de causes et d'effets liés et +conséquents, ils s'élevèrent ou s'abaissèrent, selon que les lois +<i>physiques</i> du cœur humain y furent observées ou enfreintes; et dans le +cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires +tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour +la terre les instructives leçons... Et ces leçons aujourd'hui demeurent +perdues pour les générations qui ont succédé! Les désordres des temps +passés ont reparu chez les races présentes! les chefs des nations ont +continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie! les +peuples de s'égarer dans les ténèbres des superstitions et de +l'ignorance!</p> + +<p>Eh bien! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l'expérience des +races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les +fautes des aïeux n'ont pas encore instruit leurs descendants, les +exemples anciens vont reparaître: la terre va voir se renouveler les +scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont +agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de +nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes +que ce n'est<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span> point en vain qu'ils enfreignent les lois de la nature et +les préceptes de la sagesse et de la vérité.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<p class="title">Leçons des temps passés répétées sur les temps présents.</p> + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">insi</span> +parla le Génie: frappé de la justesse et de la cohérence de tout +son discours; assailli d'une foule d'idées, qui en choquant mes +habitudes captivaient cependant ma raison, je demeurai absorbé dans un +profond silence... Mais tandis que, d'un air triste et rêveur, je tenais +les yeux fixés sur l'Asie, soudain du côté du nord, aux rives de la <i>mer +Noire</i> et dans les champs de la <i>Krimée</i>, des tourbillons de fumée et de +flammes attirèrent mon attention: ils semblaient s'élever à la fois de +toutes les parties de la presqu'île: puis, ayant passé par l'isthme dans +le continent, ils coururent, comme chassés d'un vent d'ouest, le long du +lac fangeux d'<i>Azof</i>, et furent se perdre dans les plaines herbageuses +du Kouban; et considérant de plus près la marche de ces tourbillons, je +m'aperçus qu'ils étaient précédés ou suivis de pelotons d'êtres +mouvants, qui, tels que des fourmis ou des sauterelles troublées par le +pied d'un passant, s'agitaient avec vivacité: quelquefois ces<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span> pelotons +semblaient marcher les uns vers les autres et se heurter; puis, après le +choc, il en restait plusieurs sans mouvement..... Et tandis qu'inquiet +de tout ce spectacle, je m'efforçais de distinguer les objets:—Vois-tu, +me dit le Génie, ces feux qui courent sur la terre, et comprends-tu +leurs effets et leurs causes?—Ô Génie! répondis-je, je vois des +colonnes de flammes et de fumée, et comme des insectes qui les +accompagnent; mais quand déja je saisis à peine les masses des villes et +des monuments, comment pourrais-je discerner de si petites créatures? +seulement on dirait que ces insectes simulent des combats; car ils vont, +viennent, se choquent, se poursuivent.—Ils ne les simulent pas, dit le +Génie, ils les réalisent.—Et quels sont, repris-je, ces animalcules +insensés qui se détruisent? ne périront-ils pas assez tôt, eux qui né +vivent qu'un jour?..... Alors le Génie me touchant encore une fois la +vue et l'ouïe: <i>Vois</i>, me dit-il, <i>et entends</i>.—Aussitôt, dirigeant mes +yeux sur les mêmes objets: Ah! malheureux, m'écriai-je, saisi de +douleur, ces colonnes de feux! ces insectes! ô Génie! ce sont les +hommes, ce sont les ravages de la guerre!...... Ils partent des villes +et des hameaux, ces torrents de flammes! Je vois les cavaliers qui les +allument, et qui, le sabre à la main, se répandent dans les campagnes; +devant eux fuient des troupes éperdues d'enfants, de femmes, de +vieillards; j'aperçois d'autres cava<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span>liers qui, la lance sur l'épaule, +les accompagnent et les guident. Je reconnais même à leurs chevaux en +laisse, à leurs <i>kalpaks</i>, à leur touffe de cheveux, que ce sont des +<i>Tartares</i>; et sans doute ceux qui les poursuivent, coiffés d'un chapeau +triangulaire et vêtus d'uniformes verts, sont des <i>Moscovites</i>. Ah! je +le comprends, la guerre vient de se rallumer entre l'empire des <i>tsars</i> +et celui des <i>sultans</i>.—«Non, pas encore, répliqua le Génie. Ce n'est +qu'un préliminaire. Ces Tartares ont été et seraient encore des voisins +incommodes, on s'en débarrasse; leur pays est d'une grande convenance, +on s'en arrondit; et pour prélude d'une autre révolution, le trône des +<i>Guérais</i> est détruit.»</p> + +<p>Et en effet, je vis les étendards russes flotter sur la Krimée; et leur +pavillon se déploya bientôt sur l'<i>Euxin</i>.</p> + +<p>Cependant aux cris des Tartares fugitifs, l'empire des Musulmans s'émut. +«On chasse nos frères, s'écrièrent les enfants de Mahomet: on outrage le +peuple du Prophète! des infidèles occupent une terre consacrée, et +profanent les temples de l'Islamisme. Armons-nous; courons aux combats +pour venger la gloire de Dieu et notre propre cause.»</p> + +<p>Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De +toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des +munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span> fut déployé; et, +chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, +m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les +Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les +pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant +par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt +ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des +prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur +dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! +as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète +l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, +comment livres-tu les <i>vrais croyants</i> aux armes des infidèles?» et les +<i>Imans</i> et les <i>Santons</i> disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos +péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses +immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la +<i>profession de foi</i><a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>, jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme +de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la +victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il +n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: +anathème à quiconque ne croit pas!....<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span></p> + +<p>«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta +gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton +nom.»—Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats.</p> + +<p>D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, +et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses +ennemis. Dieu <i>bienfaisant</i>, exauce nos prières: pour te plaire, nous +passerons trois jours sans manger ni viande ni œufs. Accorde-nous +d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te +donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux +temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et +dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et +bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos +fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de +vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau +sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir +d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et +combats.</p> + +<p>Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de +leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour +le juge commun d'accorder des demandes si con<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span>traires, lorsque le Génie +saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence:</p> + +<p>«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et +pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur +la terre! et vous, Cieux, repoussez des vœux homicides, des actions de +graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la +Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun +doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de +quel œil doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, +vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc +le cœur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme +vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le +repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des +êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, <i>Dieu</i> +se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; +qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; +que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; +qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; +que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote +imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, +il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne se<span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span>fléchit qu'à force de +bassesses... Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de +l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis +dit: Non, non, ce n'est point <i>Dieu qui a fait l'homme à son image, +c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne</i>; il lui a donné son +esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et +lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres +principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa +raison, et nommé <i>mystère de Dieu</i> les absurdités de son entendement.</p> + +<p>«Il a dit: Dieu est <i>immuable</i>, et il lui a adressé des vœux pour le +<i>changer</i>. Il l'a dit <i>incompréhensible</i>, et il l'a sans cesse +interprété.</p> + +<p>«Il s'est élevé sur la terre des <i>imposteurs</i> qui se sont dits +<i>confidents de Dieu</i>, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont +ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites +à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de +prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler +de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines +viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels +autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de <i>travailler un jour de +sabbat</i>; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de <i>souffler +le feu</i> de son <i>haleine</i>; c'est l'Indien qui place la suprême perfection +à se <i>frotter</i> de<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span> <i>fiente</i> de <i>vache</i>, et à <i>prononcer</i> mystérieusement +<i>Aûm</i>; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la +tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut +<i>commencer</i> par le <i>coude</i> ou par <i>le bout des doigts</i>; c'est le +chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de +lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales +parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers +pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations +reculées; je leur dirai: <i>Enfants de la nature! jusques à quand +marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance?</i> Jusques à quand +méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? +Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des +pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il +faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le +jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier +en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on +peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec +certains hommes qui se vouent à le dévorer.</p> + +<p>«<i>Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la +nature! ame universelle des êtres!</i> toi que, sous tant de noms divers, +les mortels ignorent et révèrent; <i>être incompréhensible</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span> <i>infini</i>; +<span class="smcap">Dieu</span> qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et +peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, +dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd +sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, +que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? +Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et +que te font les subtilités dont se tourmente leur folie?</p> + +<p>«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! +Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé +vos <i>recettes</i> aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le +cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les +peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à +vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? +Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? +Répondez, hommes inconséquents!</p> + +<p>«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre +aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les +volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en +exterminant?</p> + +<p>«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des <i>cinq</i> préceptes, +comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le <i>Qôran</i> +qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span> régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant +le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, +n'allaient point à la <i>Mekke</i>, à qui cependant il fut donné d'élever des +empires puissants? Comment jugea-t-il les <i>Sabéens</i> de <i>Ninive</i> et de +<i>Babylone</i>; le <i>Perse</i>, <i>adorateur du feu</i>; le <i>Grec</i>, le <i>Romain, +idolâtres</i>; les <i>anciens royaumes du Nil</i>, et vos propres aïeux <i>Arabes +et Tartares</i>? Comment juge-t-il encore maintenant tant de nations qui +méconnaissent ou ignorent votre culte, les nombreuses castes des +Indiens, le vaste empire des Chinois, les noires tribus de l'Afrique, +les insulaires de l'Océan, les peuplades de l'Amérique?</p> + +<p>«Hommes présomptueux et ignorants, qui vous arrogez à vous seuls la +terre! si Dieu rassemblait à la fois toutes les générations passées et +présentes, que seraient, dans leur océan, ces sectes soi-disant +universelles du chrétien et du musulman? Quels seraient les jugements de +sa justice égale et commune sur l'universalité réelle des humains? C'est +là que votre esprit s'égare en systèmes incohérents, et c'est là que la +vérité brille avec évidence; c'est là que se manifestent les lois +puissantes et simples de la nature et de la raison: lois d'un <i>moteur +commun, général</i>; d'un Dieu impartial et juste, qui, pour pleuvoir sur +un pays, ne demande point quel est son prophète; qui fait luire +également son soleil sur toutes les races des<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span> hommes, sur le <i>blanc</i>; +comme sur le <i>noir</i>, sur le juif, sur le musulman, sur le chrétien, et +sur l'idolâtre; qui fait prospérer, les moissons là où des mains +soigneuses les cultivent; qui multiplie toute nation chez qui régnent +l'industrie et l'ordre; qui fait prospérer tout empire où la justice est +pratiquée, où l'homme puissant est lié par les lois, où le pauvre est +protégé par elles, où le faible vit en sûreté, où chacun enfin jouit des +droits qu'il tient de la <i>nature</i> et d'un <i>contrat</i> dressé avec équité.</p> + +<p>«Voilà par quels principes sont jugés les peuples! voilà la vraie +religion qui régit le sort des empires, et qui, de vous-mêmes, Ottomans, +n'a cessé de faire la destinée! Interrogez vos ancêtres! demandez-leur +par quels moyens ils élevèrent leur fortune, alors qu'<i>idolâtres</i>, peu +nombreux et pauvres, ils vinrent des déserts tartares camper dans ces +riches contrées; demandez si ce fut par l'islamisme, jusque-là méconnu +par eux, qu'ils vainquirent les Grecs, les Arabes, ou si ce fut par le +courage, la prudence, la modération, l'esprit d'union, vraies +<i>puissances</i> de l'<i>état social</i>. Alors le sultan lui-même rendait la +justice et veillait à la discipline; alors étaient punis le juge +prévaricateur, le gouverneur concussionnaire, et la multitude vivait +dans l'aisance: le cultivateur était garanti des rapines du janissaire, +et les campagnes prospéraient; les routes publiques étaient assurées,<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span> +et le commerce répandait l'abondance. Vous étiez des brigands ligués, +mais entre vous, vous étiez justes: vous subjuguiez les peuplés, mais +vous ne les opprimiez pas. Vexés par leurs princes, ils préféraient +d'être vos tributaires. Que m'importe, disait le chrétien, <i>que mon +maître aime ou brise les images, pourvu qu'il me rende justice? Dieu +jugera sa doctrine aux cieux.</i></p> + +<p>«Vous étiez sobres et endurcis; vos ennemis étaient énervés et lâches: +vous étiez savants dans l'art des combats; vos ennemis en avaient perdu +les principes: vos chefs étaient expérimentés, vos soldats aguerris, +dociles: le butin excitait l'ardeur; la bravoure était récompensée; la +lâcheté, l'indiscipline punies; et tous les ressorts du cœur humain +étaient en activité: ainsi vous vainquîtes cent nations, et d'une foule +de royaumes conquis vous fondâtes un immense empire.</p> + +<p>«Mais d'autres mœurs ont succédé; et dans les revers qui les +accompagnent, ce sont encore les lois de la nature qui agissent. Après +avoir dévoré vos ennemis, votre cupidité, toujours allumée, a réagi sur +son propre foyer; et, concentrée dans votre sein, elle vous a dévorés +vous-mêmes. Devenus riches, vous vous êtes divisés pour le partage et la +jouissance; et le désordre s'est introduit dans toutes les classes de +votre société. Le sultan, enivré de sa grandeur, a méconnu l'objet de +ses fonctions; et tous les vices du pouvoir arbitraire se<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span> sont +développés. Ne rencontrant jamais d'obstacles à ses goûts, il est devenu +un être dépravé; homme faible et orgueilleux, il a repoussé de lui le +peuple, et la voix du peuple ne l'a plus instruit et guidé. Ignorant, et +pourtant flatté, il a négligé toute instruction, toute étude, et il est +tombé dans l'incapacité; devenu inepte aux affaires, il en a jeté le +fardeau sur des mercenaires, et les mercenaires l'ont trompé. Pour +satisfaire leurs propres passions, ils ont stimulé, étendu les siennes; +ils ont agrandi ses besoins, et son luxe énorme a tout consumé; il ne +lui a plus suffi de la table frugale, des vêtements modestes, de +l'habitation simple de ses aïeux; pour satisfaire à son faste, il a +fallu épuiser la mer et la terre; faire venir du pôle les plus rares +fourrures; de l'équateur, les plus chers tissus; il a dévoré, dans un +mets, l'impôt d'une ville; dans l'entretien d'un jour, le revenu d'une +province. Il s'est investi d'une armée de femmes, d'eunuques, de +satellites. On lui a dit que la vertu des rois était la libéralité, la +magnificence; et les trésors des peuples ont été livrés aux mains des +adulateurs. À l'imitation du maître, les esclaves ont aussi voulu avoir +des maisons superbes, des meubles d'un travail exquis, des tapis brodés +à grands frais, des vases d'or et d'argent pour les plus vils usages, et +toutes les richesses de l'empire se sont englouties dans le <i>Seraï</i>.</p> + +<p>«Pour suffire à ce luxe effréné, les <i>esclaves</i> et<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span> les <i>femmes</i> ont +vendu leur crédit, et la vénalité a introduit une dépravation générale: +ils ont vendu la faveur suprême au visir, et le visir a vendu l'empire. +Ils ont vendu la loi au cadi, et le cadi a vendu la justice. Ils ont +vendu au prêtre l'autel, et le prêtre a vendu les cieux; et l'or +conduisant à tout, l'on a tout fait pour obtenir l'or: pour l'or, l'ami +a trahi son ami; l'enfant, son père; le serviteur, son maître; la femme, +son honneur; le marchand, sa conscience; et il n'y a plus eu dans l'État +ni bonne foi, ni mœurs, ni concorde, ni force.</p> + +<p>«Et le pacha, qui a payé le gouvernement de sa province, l'a considérée +comme une ferme, et il y a exercé toute concussion. À son tour, il a +vendu la perception des impôts, le commandement des troupes, +l'administration des villages; et comme tout emploi <i>a été passager</i>, la +rapine, répandue de grade en grade, a été hâtive et précipitée. Le +douanier a rançonné le marchand, et le négoce s'est anéanti; l'aga a +dépouillé le cultivateur, et la culture s'est amoindrie. Dépourvu +d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer: l'impôt est survenu, il n'a +pu payer; on l'a menacé <i>du bâton</i>, il a emprunté; le numéraire, faute +de sûreté, s'est trouvé caché; l'<i>intérêt</i> a été énorme, et l'usure du +riche a aggravé la misère de l'ouvrier.</p> + +<p>«Et des accidents de saison, des sécheresses<span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span> excessives ayant fait +manquer les récoltes, le gouvernement n'a fait pour l'impôt ni délai ni +grace; et la détresse s'appesantissant sur un village, une partie de ses +habitants a fui dans les villes; et leur charge, reversée sur ceux qui +ont demeuré, a consommé leur ruine, et le pays s'est dépeuplé.</p> + +<p>«Et il est arrivé que, poussés à bout par la tyrannie et l'outrage, des +villages se sont révoltés; et le pacha s'en est réjoui: il leur a fait +la guerre, il a pris d'assaut leurs maisons, pillé leurs meubles, enlevé +leurs animaux; et quand la terre a demeuré déserte, <i>que m'importe</i>? +a-t-il dit, <i>je m'en vais demain</i>.</p> + +<p>«Et la terre manquant de bras, les eaux du ciel ou des torrents débordés +ont séjourné en marécages; et, sous ce climat chaud, leurs exhalaisons +putrides ont causé des épidémies, des pestes, des maladies de toute +espèce; et il s'en est suivi un surcroît de dépopulation, de pénurie et +de ruine.</p> + +<p>«Oh, qui dénombrera tous les maux de ce règne tyrannique!</p> + +<p>«Tantôt les pachas se font la guerre, et, pour leurs querelles +personnelles, les provinces d'un État identique sont dévastées. Tantôt, +redoutant leurs maîtres, ils tendent à l'indépendance, et attirent sur +leurs sujets les châtiments de leur révolte. Tantôt, redoutant ces +sujets, ils appellent et soudoient des étrangers, et, pour se les +affider,<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span> ils leur permettent tout brigandage. En un lieu, ils intentent +un procès à un homme riche, et le dépouillent sur un faux prétexte; en +un autre, ils apostent de faux témoins, et imposent une contribution +pour un délit imaginaire: partout ils excitent la haine des sectes, +provoquent leurs délations pour en retirer des <i>avanies</i>; ils extorquent +les biens, frappent les personnes; et quand leur avarice imprudente a +entassé en un monceau toutes les richesses d'un pays, le gouvernement, +par une perfidie exécrable, feignant de venger le peuple opprimé, attire +à lui sa dépouille dans celle du coupable, et verse inutilement le sang +pour un crime dont il est complice.</p> + +<p>«Ô scélérats, monarques ou ministres, qui vous jouez de la vie et des +biens du peuple! est-ce vous qui avez donné le souffle à l'homme, pour +le lui ôter? est-ce, vous qui faites naître les produits de la terre, +pour les dissiper? fatiguez-vous à sillonner le champ? endurez-vous +l'ardeur du soleil et le tourment de la soif, à couper la moisson, à +battre la gerbe? veillez-vous à la rosée nocturne comme le pasteur? +traversez-vous les déserts comme le marchand? Ah! en voyant la cruauté +et l'orgueil des puissants, j'ai été transporté d'indignation, et j'ai +dit, dans ma colère: Eh quoi, il ne s'élèvera pas sur la terre des +hommes qui vengent les peuples et punissent les tyrans! Un petit nombre +de brigands dévorent la multitude,<span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span> et la multitude se laisse dévorer! Ô +peuples avilis! connaissez vos droits! <i>Toute autorité vient de vous</i>, +toute puissance <i>est</i> la <i>vôtre</i>. Vainement les rois vous commandent de +<i>par Dieu</i> et de par <i>leur lance</i>, soldats, restez immobiles: puisque +Dieu <i>soutient</i> le <i>sultan</i>, votre secours est inutile; puisque son épée +lui suffit, il n'a pas besoin de la vôtre: voyons ce qu'il peut par +lui-même.... Les soldats ont baissé les armes; et voilà les <i>maîtres du +monde</i> faibles comme le dernier de <i>leurs sujets</i>! Peuples! sachez donc +que ceux qui vous gouvernent sont vos <i>chefs</i> et non pas vos <i>maîtres</i>, +vos <i>préposés</i> et non pas vos <i>propriétaires</i>, qu'ils n'ont d'autorité +<i>sur vous</i> que par <i>vous</i> et <i>pour votre</i> avantage; que vos richesses +sont <i>à vous</i>, et qu'ils vous en sont <i>comptables</i>; que rois ou sujets, +Dieu a fait tous les hommes <i>égaux</i>, et que nul des mortels n'a droit +d'opprimer son semblable.</p> + +<p>«Mais cette nation et ses chefs ont méconnu ces vérités saintes..... Eh +bien! ils subiront les conséquences de leur aveuglement..... L'arrêt en +est porté; le jour approche où ce colosse de puissance, brisé, +s'écroulera sous sa propre masse: oui, j'en jure par les <i>ruines de tant +d'empires détruits</i>! <i>l'empire du Croissant</i> subira le sort des États +dont il a imité le régime. Un peuple étranger chassera les sultans de +leur métropole; le <i>trône d'Orkhan sera renversé</i>, <i>le dernier rejeton +de sa race sera retranché</i>, et la horde des <i>Oguzians</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span> privée de chef, +se dispersera comme celle des <i>Nogais</i>: dans cette dissolution, les +peuples de l'empire, déliés du joug qui les rassemblait, reprendront +leurs anciennes distinctions, et une anarchie générale surviendra comme +il est arrivé dans l'empire des <i>Sophis</i>, jusqu'à ce qu'il s'élève chez +l'Arabe, l'Arménien ou le Grec, des législateurs qui recomposent de +nouveaux États.... Oh! s'il se trouvait sur la terre des hommes profonds +et hardis! quels éléments de grandeur et de gloire!..... Mais déja +l'heure du destin sonne. Le cri de la guerre frappe mon oreille, et la +catastrophe va commencer. Vainement le sultan oppose ses armées; ses +guerriers ignorants sont battus, dispersés: vainement il appelle ses +<i>sujets</i>; les cœurs sont glacés; les sujets répondent; <i>Cela est écrit</i>; +et <i>qu'importe qui soit notre maître</i>? <i>nous ne pouvons perdre à +changer</i>. Vainement les vrais croyants invoquent les cieux et le +Prophète: le Prophète est mort, et les cieux, sans pitié, répondent: +«Cessez de nous invoquer; vous avez fait vos maux, guérissez-les +vous-même. La nature a établi des lois, c'est à vous de les pratiquer: +observez, raisonnez, profitez de l'expérience. C'est la folie de l'homme +qui le perd, c'est à sa sagesse de le sauver. Les peuples sont +ignorants, qu'ils s'instruisent; leurs chefs sont pervers, qu'ils se +corrigent et s'améliorent;» car tel est l'arrêt de la <i>nature</i>: <i>Puisque +les maux<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span> des sociétés viennent de la cupidité et de l'ignorance</i>, <i>les +hommes ne cesseront d'être tourmentés qu'ils</i> ne soient <i>éclairés</i> et +<i>sages</i>; qu'ils ne pratiquent l'art <i>de la justice</i>, fondé sur la +<i>connaissance</i> de leurs rapports et des lois de leur organisation.»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="title">L'espèce humaine s'améliorera-t-elle?</p> + +<p class="non"><span class="lt">À</span><span class="smcap"> ces</span> mots, oppressé du sentiment douloureux dont m'accabla leur +sévérité: «Malheur aux nations! m'écriai-je en fondant en larmes; +malheur à moi-même! Ah! c'est maintenant que j'ai désespéré du bonheur +de l'homme. Puisque ses maux procèdent de son cœur, puisque lui seul +peut y porter remède, malheur à jamais à son existence! Qui pourra, en +effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant? Qui pourra +éclairer l'ignorance du faible? Qui instruira la multitude de ses +droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs? Ainsi, la race +des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance! Ainsi, l'individu +ne cessera d'opprimer l'individu, une nation d'attaquer une autre +nation; et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de +prospérité et de gloire. Hélas! des conquérants viendront; ils +chasseront les<span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span> oppresseurs et s'établiront à leur place; mais, +succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre +aura changé de tyrans sans changer de tyrannie.»</p> + +<p>Alors me tournant vers le Génie: «Ô Génie! lui dis-je, le désespoir est +descendu dans mon ame: en connaissant la nature de l'homme, la +<i>perversité de ceux qui gouvernent</i> et <i>l'avilissement</i> de ceux qui sont +gouvernés, m'ont dégoûté de la vie; et quand il n'est de choix que +d'être complice ou victime de l'oppression, que reste-t-il à l'homme +vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux!»</p> + +<p>Et le Génie, gardant le silence, me fixa d'un regard sévère mêlé de +compassion; et, après quelques instants, il reprit: «Ainsi, c'est à +mourir que la vertu réside! L'homme pervers est infatigable à consommer +le crime, et l'homme juste se rebute au premier obstacle à faire le +bien!.... Mais tel est le cœur humain; un succès l'enivre de confiance, +un revers l'abat et le consterne: toujours entier à la sensation du +moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l'élan de +sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul +profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence? As-tu +scruté l'organisation de l'être sensible, pour déterminer avec précision +si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus +faibles que ceux qui l'en re<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span>poussent? Ou bien, embrassant d'un coup +d'œil l'histoire de l'espèce, et jugeant du futur par l'exemple du +passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible? Réponds! +depuis leur origine, les sociétés n'ont-elles fait aucun pas vers +l'instruction et un meilleur sort? Les hommes sont-ils encore dans les +forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides? Les nations +sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l'œil ne voyait +que des brigands brutes ou des brutes esclaves? Si, dans un temps, dans +un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne +s'améliorerait-elle pas? Si des sociétés partielles se sont +perfectionnées, pourquoi né se perfectionnerait pas la société générale? +Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres +seraient-ils insurmontables?</p> + +<p>«Voudrais-tu penser que l'espèce va se détériorant? Gardez-toi de +l'illusion et des paradoxes du <i>misanthrope</i>: l'homme mécontent du +présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n'est que le +masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat +les enfants avec les ossements de leurs pères.</p> + +<p>«Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait +démentir le témoignage des faits et de la raison; et s'il reste aux +faits passés de l'équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de +l'organisation de l'homme; il faudrait prouver<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span> qu'il naît avec un usage +éclairé de ses sens; qu'il sait, sans expérience, distinguer du poison +l'aliment; que l'enfant est plus sage que le vieillard, l'aveugle plus +assuré dans sa marche que le clairvoyant; que l'homme civilisé est plus +malheureux que l'anthropophage; en un mot, qu'il n'existe pas d'échelle +progressive d'expérience et d'instruction.</p> + +<p>«Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des +monuments: des contrées sans doute ont déchu de ce qu'elles furent à +certaines époques; mais si l'esprit sondait ce qu'alors même furent la +sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu'il y eut +dans leur gloire moins de réalité que d'éclat; il verrait que dans les +anciens États, même les plus vantés, il y eut d'énormes vices, de cruels +abus, d'où résulta précisément leur fragilité; qu'en général les +principes des gouvernements étaient atroces; qu'il régnait de peuple à +peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines +implacables; que le droit naturel était ignoré; que la moralité était +pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables; +qu'un songe, qu'une vision, un oracle, causaient à chaque instant de +vastes commotions: et peut-être les nations ne sont-elles pas encore +bien guéries de tant de maux; mais du moins l'intensité en a diminué, et +l'expérience du passé n'a pas été totalement perdue.<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span> Depuis trois +siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées; la +civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès +sensibles; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son +avantage; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, +en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d'isolement et +de division qui les rendait tous ennemis: si les pouvoirs se sont +concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d'ensemble et plus +d'harmonie: si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, +elles ont été moins meurtrières dans leurs détails: si les peuples y ont +porté moins de personnalité, moins d'énergie, leur lutte a été moins +sanguinaire, moins acharnée; ils ont été moins libres, mais moins +turbulents; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a +servis; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins +inquiets et moins orageux; si les trônes ont été des propriétés, ils ont +excité, à titre d'héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu +moins de secousses; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont +interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au +maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, +se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des +idées en tout genre s'est agrandie: l'homme, livré aux études +abstraites, a mieux saisi sa place dans la<span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span> nature, ses rapports dans la +société; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, +les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mœurs +plus sociales, la vie plus douce: en masse, l'espèce, surtout dans +certaines contrées, a sensiblement gagné; et cette amélioration +désormais ne peut que s'accroître, parce que ses deux principaux +obstacles, ceux-là mêmes qui l'avaient rendue jusque-là si lente et +quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer +rapidement les idées, sont enfin levés.</p> + +<p>«En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la +<i>différence de son langage</i>, étant isolé de tout autre, il en résultait +un chaos favorable à l'ignorance et à l'anarchie. Il n'y avait point de +communications d'idées, point de participation d'invention, point +d'harmonie d'intérêts ni de volontés, point d'unité d'action, de +conduite: en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées +se réduisant <i>à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs +d'exécution, dispendieux et rares</i>, il s'ensuivait empêchement de toute +instruction pour le présent, perte d'expérience de génération à +génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de +chaos d'enfance.</p> + +<p>Au contraire, dans l'état moderne, et surtout dans celui de l'Europe, de +grandes nations ayant contracté l'alliance d'un même langage, il s'est<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span> +établi de vastes communautés d'opinions; les esprits se sont rapprochés, +les cœurs se sont entendus; il y a eu accord de pensées, unité d'action: +ensuite <i>un art sacré</i>, <i>un don divin du génie</i>, <i>l'imprimerie</i>, ayant +fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même +idée à des millions d'hommes, et de la fixer d'une manière durable, sans +que la puissance des tyrans pût l'arrêter ni l'anéantir, il s'est formé +une masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de +lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration. Et cette +amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature; car, par +<i>la loi de la sensibilité</i>, l'homme tend aussi invinciblement à se +<i>rendre heureux</i>, que le <i>feu à monter</i>, que la <i>pierre</i> à graviter, que +l'eau <i>à se niveler</i>. Son obstacle est son <i>ignorance</i>, qui l'égare dans +les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force +d'expérience il s'éclairera; à force d'erreurs il se redressera; il +deviendra sage et bon, <i>parce qu'il est de son intérêt de l'être</i>; et, +dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront +instruites, et la science deviendra vulgaire; et tous les hommes +connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la +félicité publique; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, +leurs devoirs dans l'ordre social; ils apprendront à se garantir des +illusions de la cupidité; ils concevront que la <i>mo<span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span>rale</i> est une +<i>science physique</i>, composée, il est vrai, d'éléments compliqués dans +leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu'ils +sont les éléments mêmes de l'organisation de l'homme. Ils sentiront +qu'ils doivent être <i>modérés</i> et <i>justes</i>, parce que là est l'avantage +et la sûreté de chacun; que vouloir jouir aux dépens d'autrui est un +faux calcul d'ignorance, parce que de là résultent des représailles, des +haines, des vengeances, et que l'improbité est l'effet constant de la +sottise.</p> + +<p>«Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur +de la société;</p> + +<p>«Les faibles, que, loin de se diviser d'intérêts, ils doivent s'unir, +parce que l'égalité fait leurs forces;</p> + +<p>«Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la +constitution des organes, et que l'ennui suit la satiété;</p> + +<p>«Le pauvre, que c'est dans l'emploi du temps et la paix du cœur que +consiste le plus haut degré du bonheur de l'homme.</p> + +<p>«Et l'opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les +forcer de se contenir dans les bornes d'une autorité régulière.</p> + +<p>«Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt <i>des chefs +incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres</i>; tantôt +<i>des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span></p> + +<p>«Et alors qu'il existera sur la terre de <i>grands individus</i>, des <i>corps +de nations éclairées</i> et <i>libres</i>, il arrivera à l'espèce ce qui arrive +à ses éléments: la communication des lumières d'une portion s'étendra de +proche en proche, et gagnera le tout. Par <i>la loi de l'imitation</i>, +<i>l'exemple d'un premier peuple sera suivi par les autres</i>; <i>ils +adopteront son esprit, ses lois</i>. Les despotes même, voyant qu'ils ne +peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, +adouciront leur régime par besoin, par rivalité; et la civilisation +deviendra générale.</p> + +<p>«Et il s'établira de peuple à peuple <i>un équilibre de forces</i>, qui, les +contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser +leurs barbares usages de guerre, et soumettra <i>à des voies civiles le +jugement de leurs contestations</i>; et l'espèce entière deviendra une +<i>grande société</i>, une même <i>famille</i> gouvernée par un même esprit, par +de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature +humaine est capable.</p> + +<p>«Ce grand travail sans doute sera long, parce qu'il faut qu'un même +mouvement se propage dans un corps immense; qu'un même levain assimile +une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement +s'opérera, et déja les présages de cet avenir se déclarent. Déja la +<i>grande société</i>, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les +<i>sociétés partielles</i>, s'annonce pour tendre<span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span> aux mêmes résultats. +Dissoute d'abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres +sans cohésion; et l'isolement général des peuples forma <i>son premier âge +d'anarchie</i> et <i>d'enfance</i>: partagée ensuite au hasard en sections +irrégulières d'États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de +l'extrême <i>inégalité</i> des richesses, des conditions; et l'<i>aristocratie +des grands empires</i> a formé son <i>second âge</i>: puis, ces <i>grands +privilégiés</i> se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du +<i>choc</i> des <i>factions</i>. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, +sentant le besoin des lois, soupirent après l'époque de l'ordre et de la +paix. Qu'il se montre un <i>chef</i> vertueux! qu'un <i>peuple puissant et +juste</i> paraisse! et la terre l'élève au pouvoir suprême: la terre attend +un <i>peuple législateur</i>; elle le désire et l'appelle, et mon cœur +l'attend.....» Et tournant la tête du côté de l'occident..... «Oui, +continua-t-il, déja un bruit sourd frappe mon oreille: un cri de +<i>liberté</i>, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l'ancien +continent. À ce cri, un murmure secret contre l'oppression s'élève chez +une grande nation; une inquiétude salutaire l'alarme sur sa situation; +elle s'interroge sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle devrait être; et +surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses +moyens; quelle a été la conduite de ses chefs..... Encore un jour, une +réflexion:..... et un mouvement immense va<span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span> naître; un siècle nouveau va +s'ouvrir! siècle d'étonnement pour le vulgaire, de surprise et d'effroi +pour les tyrans, d'affranchissement pour un grand peuple, et d'espérance +pour toute la terre!»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="title">Le grand obstacle au perfectionnement.</p> + +<p class="non"><span class="lt">L</span><span class="smcap">e</span> +génie se tut.... Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit +demeura rebelle à la persuasion; mais craignant de le choquer par ma +résistance, je demeurai silencieux.... Après quelque intervalle, se +tournant vers moi et me fixant d'un regard perçant:..... Tu gardes le +silence, reprit-il, et ton cœur agite des pensées qu'il n'ose +produire!.... Interdit et troublé: «Ô Génie! lui dis-je, pardonne ma +faiblesse: sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité; mais ta +céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne +voient que des nuages. J'en fais l'aveu: la conviction n'a point pénétré +dans mon ame, et j'ai craint que mon <i>doute</i> ne te fût une offense.</p> + +<p>«Et qu'a le <i>doute</i>, répondit-il, qui en fasse un crime? l'homme est-il +maître de sentir autrement qu'il n'est affecté?..... Si une vérité est +palpable et d'une pratique importante, plaignons celui qui<span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span> la +méconnaît: sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, +équivoque, comment lui trouver le caractère qu'elle n'a pas? Croire sans +évidence, sans démonstration, est un acte d'ignorance et de sottise: le +crédule se perd dans un dédale d'inconséquences; l'homme sensé examine, +discute, afin d'être d'accord dans ses opinions; et l'homme de bonne foi +supporte la contradiction, parce qu'elle seule fait naître l'évidence. +La violence est l'argument du mensonge; et imposer d'autorité une +croyance, est l'acte et l'indice d'un tyran.»</p> + +<p>Enhardi par ces paroles: «Ô Génie, répondis-je, puisque ma raison est +libre, je m'efforce en vain d'accueillir l'espoir flatteur dont tu la +consoles: l'ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du +bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance +et à la misère: plus je médite sur la nature de l'homme, plus j'examine +l'état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me +semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de +notre hémisphère: en aucun lieu je n'aperçois le germe, ou ne pressens +le mobile d'une heureuse révolution. L'Asie entière est ensevelie dans +les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le <i>despotisme</i> du +<i>bambou</i>, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code +immuable de gestes, par le vice radical<span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span> d'une langue et surtout d'une +écriture mal construites, ne m'offre, dans sa civilisation avortée, +qu'un peuple automate. L'Indien, accablé de préjugés, enchaîné par les +liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le +Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la +barbarie de ses aïeux. L'Arabe, doué d'un génie heureux, perd sa force +et le fruit de sa vertu dans l'anarchie de ses tribus et la jalousie de +ses familles. L'Africain, dégradé de la condition d'homme, semble voué +sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs +avilis, que des peuples <i>troupeaux</i>, dont se jouent de grands +<i>propriétaires</i>. Partout l'ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé +de stupeur les nations; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens +naturels, ont détruit jusqu'à l'instinct du bonheur et de la vérité: il +est vrai que dans quelques contrées de l'Europe, la raison a commencé de +prendre un premier essor; mais là même, les lumières des particuliers +sont-elles communes aux nations? L'habileté des gouvernements a-t-elle +tourné à l'avantage des peuples? Et ces peuples qui se disent policés, +ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de +leurs injustices? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de +commerce, ont dévasté l'Inde, dépeuplé le nouveau continent, et +soumettent encore aujourd'hui l'Afrique au plus barbare des es<span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span>clavages? +La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle +rendue par des mains spoliatrices et avares? Ô Génie! j'ai vu les pays +civilisés, et l'illusion de leur sagesse s'est dissipée devant mes +regards: j'ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la +multitude pauvre et dénuée: j'ai vu tous les droits, tous les pouvoirs +concentrés dans certaines <i>classes</i>, et la masse des peuples passive et +précaire: j'ai vu des <i>maisons de prince</i>, et point de <i>corps de +nation</i>; des intérêts de <i>gouvernement</i>, et point d'intérêt ni d'esprit +publics: j'ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait +à <i>opprimer prudemment</i>; et la servitude raffinée des peuples policés +m'a paru plus irremédiable.</p> + +<p>«Un obstacle surtout, ô Génie! a profondément frappé ma pensée: en +portant mes regards sur le globe, je l'ai vu partagé en vingt systèmes +de cultes différents: chaque nation a reçu ou s'est fait des opinions +religieuses opposées; et chacune, s'attribuant exclusivement la vérité, +veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans +leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de +bonne foi, il s'ensuit que notre esprit se <i>persuade du mensonge comme +de la vérité</i>; et alors, quel moyen de l'éclairer? Comment dissiper le +préjugé qui d'abord a saisi l'esprit? Comment, surtout, écarter son +bandeau, quand le premier article de cha<span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span>que croyance, le premier dogme +de toute religion, est la proscription absolue du <i>doute</i>, +<i>l'interdiction de l'examen</i>, <i>l'abnégation</i> de son propre jugement? Que +fera la vérité pour être reconnue? Si elle s'offre avec les preuves du +raisonnement, l'homme pusillanime récuse sa conscience; si elle invoque +l'autorité des puissances célestes, l'homme préoccupé lui oppose une +autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi +l'homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s'est à +jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. +Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï +d'heureuses circonstances; il faudrait qu'une nation entière, guérie du +délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme; +qu'affranchi du joug d'une fausse doctrine, un peuple s'imposât lui-même +celui de la vraie morale et de la raison; qu'il fût à la fois <i>hardi</i> et +<i>prudent</i>, instruit et docile; que chaque individu, connaissant ses +droits, n'en transgressât pas la limite; que le pauvre sût résister à la +séduction, le riche à l'avarice; qu'il se trouvât des chefs +désintéressés et justes; que les oppresseurs fussent saisis d'un esprit +de démence et de vertige; que le <i>peuple</i>, recouvrant ses pouvoirs, +sentît qu'il ne les peut exercer, et qu'il se constituât des organes; +que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les +respecter; que,<span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span> dans la réforme subite de toute une nation vivant +d'abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et +le changement de ses habitudes; que cette nation enfin fût assez +courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l'affermir, +assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager: et +tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler? Et lorsqu'en ses +combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là, en verrai-je +les jours fortunés? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps +refroidie?»</p> + +<p>À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole.... Le Génie ne +me répondit point; mais j'entendis qu'il disait à voix basse: «Soutenons +l'espoir de cet homme; car si celui qui aime ses semblables se +décourage, que deviendront les nations? Et peut-être le passé n'est-il +que trop propre à flétrir le courage? Eh bien! anticipons le temps à +venir; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu'à +la vue du but qu'elle désire, ranimée d'une nouvelle ardeur, elle +redouble l'effort qui doit l'y porter.»<span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<p class="title">Le siècle nouveau.</p> + +<p class="non"><span class="lt">À</span><span class="smcap"> peine</span> +eut-il achevé ces mots, qu'un bruit immense s'éleva du côté de +l'occident; et, y tournant mes regards, j'aperçus à l'extrémité de la +Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un +mouvement prodigieux; tel qu'au sein d'une vaste cité, lorsqu'une +sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable +s'agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. +Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par +intervalles ces phrases:</p> + +<p>«Quel est donc ce prodige nouveau? quel est ce fléau cruel et +mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras! +nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! nous sommes +actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! nous payons des +tributs énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas! nous sommes +en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté +au dedans! Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore?»<span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span></p> + +<p>Et des voix parties du sein de la multitude répondirent: Élevez un +étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par +d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous +connaîtrez l'ennemi qui vous ronge.»</p> + +<p>Et, l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup +partagée en <i>deux corps inégaux</i>, et d'un aspect contrastant: <i>l'un +innombrable</i> et presque <i>total</i>, offrait, dans la pauvreté générale des +vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère +et du travail; l'autre, <i>petit groupe</i>, <i>fraction</i> insensible, +présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent, et, +dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de +l'abondance.</p> + +<p>Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le <i>grand +corps</i> était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes +les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, +dans le <i>petit groupe</i>, il ne se trouvait que des ministres du culte de +tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d'armoirie, de +livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement.</p> + +<p>Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec +étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation; de +l'autre, un mouvement d'effroi; et le <i>grand corps</i> dit au <i>plus +petit</i>:<span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span></p> + +<p>«Pourquoi êtes-vous séparés de nous? N'êtes-vous donc pas de notre +nombre?»</p> + +<p>«Non, répondit le groupe: vous êtes le <i>peuple</i>; nous autres, nous +sommes un corps distinct, <i>une classe privilégiée</i>, qui avons nos lois, +nos usages, nos droits à parts.»</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Et de quel travail viviez-vous dans notre société?</p> + +<p class="c smcap">le privilégiés.</p> + +<p>Nous ne sommes pas faits pour travailler.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Comment avez-vous donc acquis tant de richesses?</p> + +<p class="c smcap">le privilégiés.</p> + +<p>En prenant le soin de vous gouverner.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Quoi, nous <i>fatiguons</i>, et vous <i>jouissez</i>! nous <i>produisons</i>, et vous +<i>dissipez</i>! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous +appelez cela <i>gouverner</i>!...... <i>Classe</i> privilégiée, corps distinct qui +nous êtes étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous +subsisterez.</p> + +<p>Alors le petit groupe délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes +justes et généreux dirent: Il faut nous rejoindre au peuple, et partager +ses fardeaux; car ce sont des hommes comme<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span> nous, et nos richesses +viennent d'eux. Mais d'autres dirent avec orgueil: Ce serait une honte +de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir; ne +sommes-nous pas la <i>race noble</i> et <i>pure</i> des conquérants de cet empire? +Rappelons à cette multitude nos droits et son origine.</p> + +<p class="c smcap">les nobles.</p> + +<p>Peuple! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre +race n'a obtenu la vie qu'à condition de nous servir? Voilà notre +contrat social; voilà le gouvernement <i>constitué</i> par l'usage et +prescrit par le temps.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Race <i>pure</i> des conquérants! montrez-nous vos généalogies! nous verrons +ensuite si ce qui, dans un individu, est <i>vol</i> et <i>rapine</i>, devient +vertu dans une nation.</p> + +<p>Et à l'instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d'appeler +par leurs noms une foule d'individus <i>nobles</i>; et, citant leur origine +et leur parenté, elles racontèrent comment l'aïeul, le bisaïeul, le père +lui-même, nés marchands, artisans, après s'être enrichis par des moyens +quelconques, avaient acheté, à prix d'argent, la noblesse: en sorte +qu'un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche +ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers par<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span>venus qui +renient leurs parents; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des +vétérans illustres! Et ce fut une rumeur de risée.</p> + +<p>Pour la détourner, quelques hommes astucieux s'écrièrent: Peuple doux et +fidèle, reconnaissez l'autorité légitime: <i>le Roi veut</i>, <i>la loi +ordonne</i>.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois +s'expliquer; les rois ne peuvent vouloir que le <i>salut</i> de l'immense +multitude, qui est le <i>peuple</i>; la loi ne saurait être que le vœu de +l'<i>équité</i>.</p> + +<p>Alors les privilégiés militaires dirent: La multitude ne sait obéir qu'à +la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle!</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Soldats! vous êtes notre sang! frapperez-vous vos parents, vos frères? +Si le peuple périt, qui nourrira l'armée?</p> + +<p>Et les soldats, baissant les armes, dirent: Nous sommes aussi le peuple, +montrez-nous l'ennemi! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent: Il +n'y a plus qu'une ressource: le peuple est superstitieux; il faut +l'effrayer par les noms de Dieu et de religion.</p> + +<p><i>Nos chers frères! nos enfants!</i> Dieu nous a établis pour vous +gouverner.<span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span></p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Montrez-nous vos pouvoirs célestes.</p> + +<p class="c smcap">le prêtres.</p> + +<p>Il faut de la foi: la raison égare.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Gouvernez-vous sans raisonner?</p> + +<p class="c smcap">le prêtres.</p> + +<p>Dieu veut la paix: la religion prescrit l'obéissance.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>La paix suppose la justice; l'obéissance veut la conviction d'un devoir.</p> + +<p class="c smcap">le prêtres.</p> + +<p>On n'est ici-bas que pour souffrir.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Montrez-nous l'exemple.</p> + +<p class="c smcap">le prêtres.</p> + +<p>Vivrez-vous sans dieux et sans rois?</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Nous voulons vivre sans oppresseurs.</p> + +<p class="c smcap">le prêtres.</p> + +<p>Il vous faut des <i>médiateurs</i>, des <i>intermédiaires</i>.</p> + +<p class="c smcap">le peuple.</p> + +<p>Médiateurs près de <i>Dieu</i> et des <i>rois</i>! <i>courtisans</i><span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span> et <i>prêtres</i>, vos +services sont trop dispendieux; nous traiterons désormais directement +nos affaires.</p> + +<p>Et alors le petit groupe dit: <i>Tout est perdu, la multitude est +éclairée.</i></p> + +<p>Et le peuple répondit: Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous +n'abuserons pas de notre force: nous ne voulons que nos droits. Nous +avons des ressentiments, nous les oublions: nous étions esclaves, nous +pourrions commander; nous ne voulons qu'être libres, et la <i>liberté</i> +n'est que la <i>justice</i>.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<p class="title">Un peuple libre et législateur.</p> + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">lors</span>, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le +régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d'effroi +par la pensée qu'il allait tomber dans la dissolution de l'anarchie; +mais tout à coup des voix s'élevèrent et dirent:</p> + +<p>«Ce n'est pas assez de nous être affranchis des parasites et des +oppresseurs, il faut empêcher qu'il n'en renaisse. Nous sommes <i>hommes</i>, +et l'expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à +dominer et à jouir aux<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span> dépens d'autrui. Il faut donc nous prémunir +contre un penchant auteur de discorde; il faut établir des <i>règles +certaines</i> de nos <i>actions</i> et de nos <i>droits</i>: or, la <i>connaissance</i> de +ces droits, le <i>jugement</i> de ces actions sont des choses abstraites, +difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d'un homme. +Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles +études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc +parmi nous quelques hommes dont ce soit l'emploi propre. +<i>Déléguons</i>-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et +des lois; constituons-les <i>représentants</i> de nos <i>volontés</i> et de nos +<i>intérêts</i>. Et, afin qu'en effet ils en soient une représentation aussi +exacte qu'il sera possible, choisissons-les <i>nombreux et semblables à +nous</i>, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se +trouve rassemblée en eux.»</p> + +<p>Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d'hommes +qu'il jugea propres à son dessein, il leur dit: «Jusqu'ici nous avons +vécu en une <i>société</i> formée <i>au hasard</i>, sans <i>clauses fixes</i>, sans +conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements +réciproques; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet +état précaire. Aujourd'hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un +contrat régulier; nous vous avons choisis pour en dresser les articles: +exa<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span>minez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses +conditions; recherchez avec soin <i>quel est le but</i>, quels sont les +principes <i>de toute association</i>: connaissez les <i>droits</i> que chaque +membre y porte, les facultés qu'il y <i>engage</i>, et celles qu'il y doit +conserver: tracez-nous des <i>règles</i> de conduite, des <i>lois</i> équitables; +dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que +les principes qui nous ont guidés jusqu'à ce jour, sont vicieux. Nos +pères ont marché dans des sentiers d'<i>ignorance</i>, et l'<i>habitude</i> nous a +égarés sur leurs pas: tout s'est fait par violence, par fraude, par +séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore +obscures: démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l'enchaînement, +publiez-en le code, et nous nous y conformerons.»</p> + +<p>Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide; et y faisant +asseoir les hommes qu'il avait choisis, il leur dit: «Nous vous élevons +aujourd'hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l'ensemble +de nos rapports, et que vous soyez hors de l'atteinte de nos passions.</p> + +<p>«Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables; que le pouvoir que +nous vous conférons est à nous; que nous vous le donnons en dépôt, non +en propriété ni en héritage; que les lois que vous ferez, vous y serez +les premiers soumis; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul +droit ne vous sera acquis, que celui de l'estime et<span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span> de la +reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l'univers qui révère +<i>tant d'apôtres d'erreur</i>, honorera la <i>première assemblée d'hommes +raisonnables</i> qui aura solennellement déclaré les principes immuables de +la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations!»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<p class="title">Base universelle de tout droit et de toute loi.</p> + + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">lors</span> les <i>hommes choisis</i> par le peuple pour rechercher les vrais +principes de la morale et de la raison procédèrent à l'objet sacré de +leur mission; et, après un long examen, ayant découvert un principe +universel et fondamental, il s'éleva un législateur qui dit au peuple; +«Voici la <i>base primordiale</i>, l'origine <i>physique</i> de toute justice et +de tout droit.</p> + +<p>«<i>Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit +l'univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes +sensations, les mêmes besoins</i>, elle a, par ce fait même, <i>déclaré</i> +qu'elle leur <i>donnait à tous les mêmes droits</i> à l'usage <i>de ses biens, +et que tous les hommes sont égaux dans l'ordre de la nature</i>.</p> + +<p>«En second lieu, de ce qu'elle a donné à cha<span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span>cun des <i>moyens suffisants</i> +de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu'elle les a tous +constitués <i>indépendants</i> les uns des autres; qu'elle les a créés +<i>libres</i>; que nul n'est, soumis à autrui; que chacun est <i>propriétaire +absolu</i> de son être.</p> + +<p>«Ainsi, l'<i>égalité</i> et la <i>liberté</i> sont deux <i>attributs essentiels de +l'homme</i>; deux <i>lois</i> de la <i>Divinité, inabrogeables</i> et <i>constitutives</i> +comme les <i>propriétés</i> physiques des éléments.</p> + +<p>«Or, de ce que tout individu est <i>maître absolu</i> de sa personne, il +s'ensuit que la <i>liberté</i> pleine de son <i>consentement</i> est une condition +inséparable de tout contrat et de tout engagement.</p> + +<p>«Et de ce que tout individu est <i>égal</i> à un autre, il suit que la +balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement +en <i>équilibre</i>: en sorte que l'idée de liberté contient essentiellement +celle de <i>justice</i>, qui naît de l'<i>égalité</i>.</p> + +<p>«<i>L'égalité et la liberté</i> sont donc les <i>bases physiques</i> et +inaltérables de toute <i>réunion d'hommes en société</i>, et, par suite, le +<i>principe nécessaire</i> et <i>régénérateur</i> de toute loi et de tout système +de gouvernement régulier.</p> + +<p>«C'est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout +peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. +C'est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et +reconstituer une association heureuse.<span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span></p> + +<p>«Mais observez qu'il en résultera une grande secousse dans vos +habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des +contrats vicieux, des droits abusifs; renoncer à des distinctions +injustes, à de fausses propriétés; rentrer enfin un instant dans l'état +de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices.»</p> + +<p>Alors, pensant à la <i>cupidité</i> inhérente au cœur de l'homme, je crus que +ce peuple allait renoncer à toute idée d'amélioration.</p> + +<p>Mais, dans l'instant, une foule d'hommes généreux et des plus hauts +rangs, s'avançant vers le trône, y firent abjuration de <i>toutes leurs +distinctions</i> et de toutes <i>leurs richesses</i>: «Dictez-nous, dirent-ils, +les lois de <i>l'égalité</i> et de <i>la liberté</i>; nous ne voulons plus rien +posséder qu'au titre sacré de <i>la justice</i>.</p> + +<p>«<i>Égalité</i>, <i>justice</i>, <i>liberté</i>, voilà quel sera désormais notre code +et notre étendard.»</p> + +<p>Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois +mots, auxquels-il assigna <i>trois couleurs</i>. Et l'ayant planté sur le +siége du législateur, l'étendard de la <i>justice universelle</i> flotta pour +là première fois sur la terre; et le peuple dressa en avant du siége un +<i>autel nouveau</i>, sur lequel il plaça une balance d'or, une épée et un +livre, avec cette inscription:</p> + +<p class="c"><span class="smcap">à la loi égale, qui juge et protége.</span></p> + +<p>Puis, ayant environné le siége et l'autel d'un<span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span> amphithéâtre immense, +cette nation s'y assit tout entière pour entendre la publication de la +loi. Et des millions d'hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, +firent le serment solennel de vivre <i>libres et justes</i>; <i>de respecter +leurs droits réciproques, leurs propriétés</i>; <i>d'obéir à la loi et à ses +agents régulièrement préposés</i>.</p> + +<p>Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de +générosité, m'émut jusqu'aux larmes; et m'adressant au Génie: «Que je +vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer.»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<p class="title">Effroi et conspiration des tyrans.</p> + +<p class="non"><span class="lt">C</span><span class="smcap">ependant</span>, à peine le cri solennel de l'<i>égalité</i> et de la <i>liberté</i> +eut-il retenti sur la terre, qu'un mouvement de trouble et de surprise +s'excita au sein des nations; et d'une part la multitude émue de désir, +mais indécise entre l'espérance et la crainte, entre le sentiment de ses +droits et l'habitude de ses chaînes, commença de s'agiter; d'autre part, +les rois réveillés subitement du sommeil de l'indolence et du +despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes; et partout <i>ces</i><span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span> +<i>classes de tyrans civils et sacrés</i> qui trompent les rois et oppriment +les peuples, furent saisies de rage et d'effroi; et tramant des desseins +perfides: «Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la <i>liberté</i> +parvient à l'oreille de la multitude! Malheur à nous, si ce pernicieux +esprit de <i>justice</i> se propage!.....» Et voyant flotter l'étendard: +«Concevez-vous l'essaim de maux renfermés dans ces seules paroles? Si +tous les hommes sont <i>égaux</i>, où sont nos <i>droits exclusifs</i> d'honneur +et de puissance? Si tous sont ou doivent être <i>libres</i>, que deviennent +nos <i>esclaves</i>, nos <i>serfs</i>, nos <i>propriétés</i>? Si tous sont <i>égaux</i> dans +l'état civil, où sont nos prérogatives de <i>naissance</i>, d'<i>hérédité</i>? et +que devient <i>la noblesse</i>? S'ils sont tous égaux devant Dieu, où est le +besoin de <i>médiateurs</i>? et que devient le <i>sacerdoce</i>? Ah! pressons-nous +de détruire un germe si fécond, si contagieux! Employons tout notre art +contre cette calamité; effrayons les rois, pour qu'ils s'unissent à +notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des +guerres. Occupons-les de <i>combats</i>, de <i>conquêtes</i> et de <i>jalousies</i>. +Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande +ligue contre l'ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilége, +renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet +incendie de révolution.»</p> + +<p>Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue +générale; entraînant sur leurs<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span> pas une multitude contrainte ou séduite, +ils se portèrent d'un mouvement hostile contre la nation libre, et +investirent à grands cris l'<i>autel</i> et le <i>trône de la loi naturelle</i>: +«Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle? Quel est +cet autel impie, ce culte sacrilége?.... Sujets fidèles et croyants! ne +semblerait-il pas que ce fût d'aujourd'hui que l'on vous découvre la +vérité, que jusqu'ici vous eussiez marché dans l'erreur, que ces +rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilége d'être sages! Et +vous; <i>peuple égaré</i>, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous +trompent, qu'ils <i>altèrent</i> les <i>principes</i> de <i>votre foi</i>, qu'ils +<i>renversent</i> la <i>religion</i> de <i>vos pères</i>? Ah! tremblez que le courroux +du ciel ne s'allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer +votre erreur.»</p> + +<p>Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre +garda le silence; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une +attitude imposante.</p> + +<p>Et le législateur dit <i>aux chefs des peuples</i>: «Si, lorsque nous +marchions <i>un bandeau sur les yeux</i>, la lumière éclairait nos pas, +pourquoi, aujourd'hui qu'il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la +cherchent? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d'être clairvoyants, +les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des +<i>aveugles</i>? Chefs des peuples! si vous possédez<span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span> la vérité, faites-nous +la voir: nous la recevrons avec reconnaissance; car nous la cherchons +avec désir, et nous avons intérêt de la trouver: nous <i>sommes hommes</i>, +et nous pouvons nous tromper; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes +<i>également</i> faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis +tant de siècles, erre l'humanité; aidez-nous à dissiper l'illusion de +tant de préjugés et de vicieuses habitudes; concourez avec nous, dans le +choc de tant d'opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le +caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les +combats si longs de l'erreur: établissons entre elle et la vérité une +lutte solennelle: appelons les opinions des hommes de toutes les +nations: convoquons l'assemblée générale des peuples: qu'ils soient +juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre; et que, dans le débat +de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux +préjugés ni à la raison, le sentiment d'une évidence générale et commune +fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des cœurs.»<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<p class="title">Assemblée générale des peuples.</p> + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">insi</span> +parla le législateur; et la multitude, saisie de ce mouvement +qu'inspire d'abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les +tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus.</p> + +<p>Alors s'offrit à mes regards une scène d'un genre étonnant et nouveau: +tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les +climats produisent de races d'hommes divers, accourant de toutes parts, +me sembla se réunir dans une même enceinte; et là, formant un immense +congrès, distingué en groupes par l'aspect varié des costumes, des +traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me +présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant.</p> + +<p>D'un côté, je voyais l'Européen, à l'habit court et serré, au chapeau +pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre; +de l'autre, l'Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la +tête rase et au turban rond. Ici j'observais les peuples Africains, à la +peau d'ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span> pagnes blancs et +bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de +verre: là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de +peau; le <i>Lapon</i>, au bonnet pointu, aux souliers de raquette; le +<i>Samoyède</i>, à l'odeur forte et au corps brûlant; le <i>Tongouze</i>, au +bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein; le <i>Yakoute</i>, au +visage piqueté; le <i>Calmouque</i>, au nez aplati, aux petits yeux +renversés. Plus loin étaient le <i>Chinois</i>, au vêtement de soie aux +tresses pendantes; le <i>Japonais</i>, au sang mélangé; le <i>Malais</i>, aux +grandes oreilles, au nez percé d'un anneau, au vaste chapeau de feuilles +de palmier, et les habitants <i>tatoués</i> des îles de l'Océan et du +continent antipode. Et l'aspect de tant de variétés d'une même espèce, +de tant d'inventions bizarres d'un même entendement, de tant de +modifications différentes d'une même organisation, m'affecta à la fois +de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement +cette gradation de couleurs, qui, de l'incarnat vif passe au brun clair, +puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu'au +noir d'ébène et du jais; et trouvant le <i>Kachemirien</i>, au teint de +roses, à côté de l'<i>Indou</i> hâlé, le <i>Géorgien</i> à côté du <i>Tartare</i>, je +réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou +profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé; je comparais l'homme +nain du pôle au géant des zones<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span> tempérées; le corps grêle de l'<i>Arabe</i> +à l'ample corps du <i>Hollandais</i>; la taille épaisse et courte du +<i>Samoyède</i> à la <i>taille</i> svelte du Grec et de l'<i>Esclavon</i>; la laine +grasse et noire du <i>Nègre</i> à la soie dorée du <i>Danois</i>; la face aplatie +du <i>Calmouque</i>, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face +ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du +<i>Circassien</i> et de l'<i>Abasan</i>. J'opposais aux toiles peintes de +l'<i>Indien</i>, aux étoffes savantes de l'<i>Européen</i>, aux riches fourrures +du <i>Sibérien</i>, les pagnes d'écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de +plumes, des nations sauvages, et les figures bleuâtres de serpents, de +fleurs et d'étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau +bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et +de l'Euphrate, lorsqu'après les pluies ou le débordement, des millions +de fleurs naissent de toutes parts; tantôt il me représentait, par son +murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, +du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du <i>Hauran</i>.</p> + +<p>Et, à la vue de tant d'êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup +l'immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace; +d'autre part, réfléchissant à l'opposition de tant de préjugés, de tant +d'opinions, au choc de tant de passions d'hommes si mobiles, je flottais +entre l'étonnement, l'admiration et une crainte secrète....,<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span> quand le +législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention.</p> + +<p>«Habitants de la terre, dit-il, une <i>nation libre</i> et <i>puissante</i> vous +adresse des paroles de <i>justice</i> et de <i>paix</i>, et elle vous offre de +sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. +Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la +source; et elle a trouvé qu'ils dérivaient tous de la violence et de +l'injustice, érigées en lois par l'inexpérience des races passées, et +maintenues par les préjugés des races présentes: alors, annulant ses +institutions factices et arbitraires, et remontant à l'origine de tout +droit et de toute raison, elle a vu qu'il existait dans l'<i>ordre même de +l'univers</i>, et dans la constitution physique de l'homme, des lois +éternelles et immuables, qui n'attendaient que ses regards pour le +rendre heureux. Ô hommes! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire! +jetez-les sur cette terre qui vous nourrit! Quand ils vous offrent à +tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la <i>puissance qui les meut</i> +la même vie, les mêmes organes, n'en avez-vous pas reçu les mêmes droits +à l'usage de ses bienfaits? Ne vous a-t-elle pas, par-là même, +<i>déclarés</i> tous <i>égaux</i> et <i>libres</i>? Quel mortel osera donc refuser à +son semblable ce que lui accorde la nature? Ô nations! bannissons toute +tyrannie et toute discorde; ne formons plus qu'une même société, qu'une +grande<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span> famille; et puisque le genre humain n'a qu'une même +constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une loi, celle de la +<i>nature</i>; qu'un même code, celui de la <i>raison</i>; qu'un même trône, celui +de la <i>justice</i>; qu'un même autel, celui de l'<i>union</i>.»</p> + +<p>Il dit; et une acclamation immense s'éleva jusqu'aux cieux: mille cris +de bénédiction partirent du sein de la multitude; et les peuples, dans +leurs transports, firent retentir la terre des mots d'<i>égalité</i>, de +<i>justice</i>, d'<i>union</i>. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un +différent; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à +la dispute, je vis naître d'abord un murmure, puis une rumeur, qui, se +communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre; et chaque +nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance +pour son code et son opinion.</p> + +<p>«Vous êtes dans l'erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt +les uns les autres; nous seuls possédons la vérité et la raison; nous +seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute +justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection; tous les autres +hommes sont des aveugles ou des rebelles.» Et il régnait une agitation +extrême.</p> + +<p>Mais le législateur ayant réclamé le silence: «Peuples, dit-il, quel +mouvement de passion vous agite? Où vous conduira cette querelle? +Qu'attendez-vous de cette dissension! Depuis des<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span> siècles la terre est +un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des +opinions chimériques: qu'ont produit tant de combats et de larmes? Quand +le fort a soumis le faible à son opinion, qu'a-t-il fait pour la vérité +et pour l'évidence? Ô nations! prenez conseil de votre propre sagesse! +Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, +que faites-vous pour les concilier? Ne leur donnez-vous pas des +arbitres?» <i>Oui</i>, s'écria unanimement la multitude. «Eh bien! donnez-en +de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font +vos instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d'en débattre +devant vous les raisons. Puisqu'ils invoquent vos intérêts, connaissez +comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant +de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en +contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, +une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d'un +individu corruptible ou d'un parti passionné, mais en face de toutes les +lumières et de tous les intérêts dont se compose l'humanité, et que le +sens <i>naturel</i> de toute l'espèce soit notre arbitre et notre juge.»<span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XX.</h3> + +<p class="title">La recherche de la vérité.</p> + +<p class="non"><span class="lt">E</span><span class="smcap">t</span> +les peuples ayant applaudi, le législateur dit: «Afin de procéder +avec ordre et sans confusion, laissez dans l'arène, en avant de +l'<i>autel</i> de l'<i>union</i> et de la <i>paix</i>, un spacieux demi-cercle libre; +et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard +propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence; +que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs +se placent à la suite sur une même ligne.»</p> + +<p>Et le demi-cercle ayant été tracé et l'ordre publié, à l'instant il +s'éleva une multitude innombrable d'étendards de toutes couleurs et de +toutes formes; tel qu'en un port fréquenté de cent nations commerçantes, +l'on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes +flotter sur une forêt de mâts. Et à l'aspect de cette diversité +prodigieuse, me tournant vers le Génie: Je croyais, lui dis-je, que la +terre n'était divisée qu'en huit ou dix systèmes de croyance, et je +désespérais de toute conciliation: maintenant que je vois des milliers +de partis différents, comment espérer la<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span> concorde?... Et cependant, me +dit-il, ils n'y sont pas encore tous: et ils veulent être +intolérants!...</p> + +<p>Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les +symboles et les attributs de chacun, il commença de m'expliquer leurs +caractères en ces mots:</p> + +<p>«Ce premier groupe, me dit-il, formé d'étendards verts, qui portent <i>un +croissant</i>, <i>un bandeau</i> et <i>un sabre</i>, est celui des sectateurs du +prophète arabe. <i>Dire qu'il y a un Dieu</i> (sans savoir ce qu'il est), +<i>croire aux paroles d'un homme</i> (sans entendre sa langue), <i>aller dans +un désert prier Dieu</i> (qui est partout), <i>laver ses mains d'eau</i> (et ne +pas s'abstenir de sang), <i>jeûner le jour</i> (et manger de nuit), <i>donner +l'aumône de son bien</i> (et ravir celui d'autrui): tels sont les moyens de +perfection institués par <i>Mahomet</i>, tels sont les cris de ralliement de +ses fidèles croyants. Quiconque n'y répond pas est un réprouvé, frappé +d'anathème et dévoué au glaive. <i>Un Dieu clément, auteur de la vie</i>, a +donné ces lois d'oppression et de meurtre: il les a faites pour tout +l'univers, quoiqu'il ne les ait révélées qu'à un homme: il les a +établies de toute éternité, quoiqu'il ne les ait publiées que d'hier: +elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume: +ce volume devait répandre la lumière, montrer l'évidence, amener la +perfection, le bonheur; et cependant, du vivant même de l'apôtre, ses +pages<span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span> offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il +a fallu l'expliquer, le commenter; et ses interprètes, divisés +d'opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L'une +soutient qu'<i>Ali</i> est le vrai successeur; l'autre défend <i>Omar</i> et +<i>Aboubekre</i>: celle-ci nie <i>l'éternité</i> du <i>Qôran</i>, celle-là la nécessité +des ablutions, des prières: le <i>Carmate</i> proscrit le pèlerinage et +permet le vin; le <i>Hakemite</i> prêche la transmigration des ames: ainsi +jusqu'au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les +enseignes. Dans cette opposition, chacun s'attribuant exclusivement +l'évidence, et taxant les autres d'hérésie, de rébellion, a tourné +contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un +Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les +hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de +guerre, n'a cessé depuis douze cents ans d'inonder la terre de sang, et +de répandre le ravage et le désordre d'un bout à l'autre de l'ancien +hémisphère.</p> + +<p>«Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs +amples manches, par leurs longs chapelets, sont les <i>imams</i>, les +<i>mollas</i>, les <i>muphtis</i>, et près d'eux les <i>derviches</i> au bonnet pointu, +et les <i>santons</i> aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la +profession de foi, et commencent de disputer sur les <i>souillures</i><span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span> +<i>graves</i> ou <i>légères</i>, sur la matière et la forme des <i>ablutions</i>, sur +les attributs de Dieu et ses perfections, sur le <i>chaîtan</i> et les anges +méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l'<i>interrogatoire</i> dans +le tombeau, le jugement, le <i>passage du pont étroit comme un cheveu</i>, la +<i>balance des œuvres</i>, les peines de l'enfer et les délices du paradis.</p> + +<p>«À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d'étendards à +fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de <i>Jésus</i>. +Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur +les mêmes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le +genre humain en mangeant une pomme, ils leur vouent cependant une sainte +horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et +d'<i>impies</i>. Le grand point de leur dissension réside surtout en ce +qu'après avoir admis un Dieu <i>un</i> et <i>indivisible</i>, les chrétiens le +divisent ensuite en <i>trois</i> personnes, qu'ils veulent être chacune <i>un +Dieu entier et complet</i>, sans cesser de former entre elles un <i>tout</i> +identique. Et ils ajoutent que cet <i>être, qui remplit l'univers</i>, s'est +<i>réduit</i> dans le corps d'un <i>homme</i>, et qu'il a pris des organes +matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d'être immatériel, +éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces <i>mystères</i>, +quoiqu'ils conçoivent l'éternité du Qôran et la<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span> mission du Prophète, +les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux +malades; et de là des haines implacables.</p> + +<p>«D'autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre +croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers; et les +querelles qui les agitent sont d'autant plus opiniâtres et plus +violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant +inaccessibles aux sens, et par conséquent d'une démonstration +impossible, les opinions de chacun n'ont de règle et de base que dans le +caprice et la volonté. Ainsi, convenant que <i>Dieu</i> est un être +<i>incompréhensible</i>, <i>inconnu</i>, ils <i>disputent</i> néanmoins sur son +essence, sur sa manière d'agir, sur ses attributs: convenant que la +transformation qu'ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus +de l'entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la +distinction des <i>deux volontés</i> et des <i>deux natures</i>, sur le +<i>changement</i> de <i>substance</i>, sur la <i>présence réelle</i> ou <i>feinte</i>, sur +le <i>mode de l'incarnation</i>, etc.</p> + +<p>«Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déja +péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, +t'offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s'égare. Le premier en +tête, qu'environne ce groupe d'un costume bizarre, ce mélange confus de +robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à +tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span> rouges, à bonnets +carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l'étendard du +pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville +dans l'ordre civil, a érigé sa <i>suprématie</i> en point de religion, et a +fait un article de foi de son orgueil.</p> + +<p>«À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée +par sa métropole, oppose d'égales prétentions, et les soutient contre +l'Église d'Occident par l'antériorité de l'Église d'Orient. À gauche, +sont les étendards de deux chefs récents<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>, qui, secouant un joug +devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, +et soustrait au pape la moitié de l'Europe. Derrière eux sont les sectes +subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les +<i>nestoriens</i>, les <i>eutychéens</i>, les <i>jacobites</i>, les <i>iconoclastes</i>, les +<i>anabaptistes</i>, les <i>presbytériens</i>, les <i>viclefites</i>, les <i>osiandrins</i>, +les <i>manichéens</i>, les <i>méthodistes</i>, les <i>adamites</i>, les +<i>contemplatifs</i>, les <i>trembleurs</i>, les <i>pleureurs</i>, et cent autres +semblables; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, +se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d'un Dieu de +paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité +universelle, se vouant réciproquement dans l'autre monde à des peines +sans fin, et réalisant dans<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span> celui-ci l'enfer que leurs cerveaux placent +dans celui-là.»</p> + +<p>Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour +duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l'Europe et +de l'Asie: «Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de +l'humanité.—Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit +et momentané: ne reconnais-tu pas ce système de culte?» Alors apercevant +le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que +tenaient en main les rabbins: «Il est vrai, lui dis-je, ce sont les +enfants de Moïse dispersés jusqu'à ce jour, et qui, abhorrant toute +nation, ont été partout abhorrés et persécutés.—Oui, reprit-il, et +c'est par cette raison que, n'ayant ni le temps ni la liberté de +disputer, ils ont gardé l'apparence de l'unité; mais à peine, dans leur +réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs +opinions, qu'ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes +principales<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>, dont l'une, s'autorisant du silence du législateur, et +s'attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n'y est +point clairement exprimé, et, à ce titre, rejettera, comme invention des +<i>circoncis</i>, la <i>survivance de l'ame</i> au corps, et sa <i>transmigration</i> +dans des lieux de peines ou<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span> de délices, et sa résurrection, et le +jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du +mauvais génie, et tout le système poétique d'un monde ultérieur: et ce +peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit +morceau de chair, ce peuple atome, qui, dans l'océan des peuples, n'est +qu'une petite vague, et qui veut que Dieu n'ait rien fait que pour lui +seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déja si léger +qu'il établit dans la balance de l'univers.»</p> + +<p>Et me montrant un groupe voisin, composé d'hommes vêtus de robes +blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d'un étendard +de <i>couleur aurore</i>, sur lequel était peint un globe tranché en deux +hémisphères, l'un noir et l'autre blanc: «Il en sera ainsi, +continua-t-il, de ces enfans de <i>Zoroastre</i>, restes obscurs de peuples +jadis si puissants: maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés +chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes +du représentant de leur prophète; mais sitôt que le <i>môbed</i> et les +<i>destours</i> seront rassemblés, la controverse s'établira sur le <i>bon</i> et +le <i>mauvais principe</i>; sur les combats d'<i>Ormuzd</i>, dieu de lumière, +contre <i>Ahrimanes</i>, dieu de ténèbres; sur leur sens direct ou +allégorique; sur les <i>bons</i> et <i>mauvais génies</i>; sur le <i>culte du feu</i> +et <i>des éléments</i>; sur les <i>ablutions</i> et sur les <i>souillures</i>; sur la +<i>résurrection</i><span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span> en <i>corps</i> ou seulement en <i>ame</i>, et sur le +<i>renouvellement du monde</i> existant, et sur le <i>monde nouveau</i> qui lui +doit succéder. Et les <i>Parsis</i> se diviseront en sectes d'autant plus +nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les +mœurs, les opinions des nations étrangères.</p> + +<p>«À côté d'eux, ces étendards à fond d'azur, où sont peintes des figures +monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de +lion, de sanglier, d'éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont +les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les +animaux et les ames de leurs parents dans les reptiles et les insectes. +Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des +rats, et ils ont eu horreur leurs semblables! Ils se purifient avec la +fiente et l'urine de vache, et ils se croient souillés du contact d'un +homme! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d'avaler, dans une +mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria! +Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux +ennemis et divers.</p> + +<p>«Ce premier, isolé à l'écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est +celui de <i>Brahma</i>, qui, quoique <i>dieu créateur</i>, n'a plus ni sectateurs +ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au <i>Lingam</i>, se +contente d'un peu d'eau que chaque<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span> matin le brâmane lui jette +par-dessus l'épaule, en lui récitant un cantique stérile.</p> + +<p>«Ce second, où est peint <i>milan</i> au corps roux et à la tête blanche, est +celui de <i>Vichenou</i>, qui, quoique <i>dieu conservateur</i>, a passé une +partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes +hideuses de <i>sanglier</i> et de <i>lion</i>, déchirant des entrailles humaines, +ou sous la figure d'un cheval, devant venir, le sabre à la main, +détruire l'âge présent, <i>obscurcir les astres</i>, <i>abattre les étoiles</i>, +<i>ébranler la terre</i>, et <i>faire au grand serpent un feu qui consumera les +globes.</i></p> + +<p>«Ce troisième est celui de <i>Chiven</i>, dieu de <i>destruction</i>, de ravage, +et qui a cependant pour emblème le signe de la production: il est le +plus <i>méchant</i> des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de +son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>, les +autres dieux, ses égaux et ses frères; et par une imitation de sa +bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent +publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l'image obscène +du <i>Lingam</i>.</p> + +<p>«Derrière eux viennent les moindres drapeaux d'une foule de dieux, +mâles, femelles, herma<span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span>phrodites, qui, parents et amis des trois +principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats; et leurs +adorateurs les imitent. Ces dieux n'ont besoin de rien, et sans cesse +ils reçoivent des offrandes; ils sont tout-puissants, remplissent +l'univers; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une +idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs.</p> + +<p>«Au delà, cette multitude d'autres étendards que, sur un fond jaune qui +leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d'un +même <i>dieu</i>, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de +l'Orient. Le Chinois l'adore dans <i>Fôt</i>, le Japonais le révère dans +<i>Budso</i>, l'habitant de Ceylan dans <i>Bedhou</i> et <i>Boudah</i>, celui de Laos +dans <i>Chekia</i>, le Pégouan dans <i>Phta</i>, le Siamois dans <i>Sommona Kodom</i>, +le Tibetain dans <i>Boudd</i> et dans <i>La</i>: tous, d'accord sur le fond de son +histoire, célèbrent sa <i>vie pénitente</i>, ses <i>mortifications</i>, ses +<i>jeûnes</i>, ses fonctions de <i>médiateur</i> et d'<i>expiateur</i>, les haines d'un +<i>dieu</i> son <i>ennemi</i>, leurs <i>combats</i> et son <i>ascendant</i>. Mais discords +entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et +sur les pratiques, sur les dogmes de la <i>doctrine intérieure</i> et de la +<i>doctrine publique</i>. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête +nue, prêche l'éternité des ames, leurs transmigrations successives dans +divers corps; et près de lui le <i>sintoïste</i>, niant leur existence +sépa<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span>rée des sens, soutient qu'elles ne sont qu'un <i>effet</i> des organes +auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son +avec l'instrument. Là, le <i>Siamois</i>, aux sourcils rasés, l'écran +<i>talipat</i> à la main, recommande l'aumône, les expiations, les offrandes; +et cependant il croit au destin aveugle et à l'impassible fatalité. Le +<i>hochang</i> chinois sacrifie aux ames des ancêtres, et près de lui le +sectateur de <i>Confutzée</i> cherche son horoscope dans des fiches jetées au +hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d'un +essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le <i>grand Lama</i>, en +qui vient de passer le dieu que le <i>Tibet</i> adore. Un rival s'est élevé +pour partager ce bienfait avec lui; et sur les bords du lac <i>Baikal</i>, le +Calmouque a aussi son dieu comme l'habitant de <i>La-sa</i>; mais d'accord en +ce point important, que Dieu ne peut habiter qu'un corps d'homme, tous +deux rient de la grossièreté de l'Indien, qui honore la fiente de la +vache, tandis qu'eux consacrent les excréments de leur pontife.</p> + +<p>Après ces drapeaux, une foule d'autres que l'œil ne pouvait dénombrer, +s'offrant encore à nos regards: «Je ne terminerais point, dit le Génie, +si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent +encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures +d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, les <i>bons</i> et les<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span> <i>mauvais génies, +qui, sous un dieu</i> principal, mais insouciant, régissent l'univers; dans +leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l'ancien Occident. Tu +vois l'habillement bizarre de leurs <i>chamans</i>, qui, sous une robe de +cuir garnie de clochettes, de grelots, d'idoles de fer, de griffes +d'oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s'agitent en +convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour +tromper les vivans. Là, les peuples noirs de l'Afrique, dans le culte de +leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l'habitant de Juida, +qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont +avides.... Voilà le Teleute, qui se le représente, vêtu de toutes +couleurs, ressemblant à un soldat russe; voilà le Kamtschadale qui, +trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure +un <i>vieillard capricieux</i> et <i>chagrin</i>, fumant sa pipe, et chassant en +traîneau les renards et les martres; enfin, voilà cent nations sauvages +qui, n'ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur +l'ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun +système de culte, et n'enjouissent pas moins des dons de la nature dans +l'irréligion où elle-même les a créées.<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XXI.</h3> + +<p class="title">Problème des contradictions religieuses.</p> + + +<p class="non"><span class="lt">C</span><span class="smcap">ependant</span> les divers groupes s'étant placés, et un vaste silence ayant +succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit: «Chefs et +docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu'ici les nations, vivant +isolées, ont suivi des routes différentes: chacune croit suivre celle de +la vérité; et cependant si la vérité n'en a qu'une, et que les opinions +soient opposées, il est bien évident que quelqu'un se trouve en erreur. +Or, si tant d'hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n'est +pas abusé? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et +sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la +possédait. Jusqu'à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, +produites au hasard, accréditées par l'amour de la nouveauté et par +l'imitation, propagées par l'enthousiasme et l'ignorance populaires, ont +en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si +elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de +solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons les donc +aujourd'hui à un examen général<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span> et commun; que chacun expose sa +croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu +<i>vrai</i>, qui l'est pour le genre humain.»</p> + +<p>Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier +étendard de la gauche: Il n'est pas permis de douter, dirent les chefs, +que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. +D'abord elle est révélée de Dieu même....</p> + +<p>Et la nôtre aussi, s'écrièrent tous les autres étendards; il n'est pas +permis d'en douter.</p> + +<p>Mais du moins faut-il l'exposer, dit le législateur; car l'on ne peut +<i>croire</i> ce que l'on ne connaît pas.</p> + +<p>Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des <i>faits</i> +nombreux, par une multitude de <i>miracles</i>, par des résurrections de +morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc.</p> + +<p>Et nous aussi, s'écrièrent tous les autres, nous avons une foule de +miracles; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus +incroyables.</p> + +<p>Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des <i>prodiges supposés</i> ou +des <i>prestiges</i> de <i>l'esprit malin</i>, qui les a trompés.</p> + +<p>Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés; et chacun +parlant de soi, dit: Il n'y a que les nôtres de véritables; tous les +autres sont des faussetés.<span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span></p> + +<p>Et le législateur dit: Avez-vous des témoins vivants?</p> + +<p>Non, répondirent-ils tous: les faits sont anciens, les témoins sont +morts, mais ils ont écrit.</p> + +<p>Soit, reprit le législateur; mais s'ils sont en contradiction, qui les +conciliera?</p> + +<p>Juste arbitre! s'écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont +vu la vérité, c'est qu'ils sont morts pour la <i>témoigner</i>, et notre +croyance est scellée du sang des <i>martyrs</i>.</p> + +<p>Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards: nous avons des milliers +de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se +démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, +les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de +confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc.</p> + +<p>Et l'un de ces partis ayant nié les martyrs des autres: Eh bien! +dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est +vraie.</p> + +<p>Et dans l'instant une foule d'hommes de toute religion, de toute secte, +se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même +commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la +poitrine, sans témoigner de douleur.</p> + +<p>Mais le législateur les arrêtant: Ô hommes! leur dit-il, écoutez de +sang-froid mes paroles: si vous mouriez pour prouver que deux et deux<span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span> +font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre?</p> + +<p>Non, répondirent-ils tous.</p> + +<p>Et si vous mourriez pour prouver qu'ils font cinq, cela les ferait-il +être cinq?</p> + +<p>Non, dirent-ils tous encore.</p> + +<p>Eh bien! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à +l'existence des choses? La vérité est une, vos opinions sont diverses; +donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont +<i>persuadés</i> de l'erreur, que prouve la persuasion de l'homme?</p> + +<p>Si l'erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité?</p> + +<p>Si l'esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de +la Divinité?</p> + +<p>Et d'ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et +insuffisants? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne +pas changer plutôt les opinions? Pourquoi tuer les hommes ou les +effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger?</p> + +<p>Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres! nul de nous n'est certain de +ce qui s'est passé hier, de ce qui se passe aujourd'hui sous ses yeux, +et nous jurons de ce qui s'est passé il y a deux mille ans.</p> + +<p>Hommes faibles et pourtant orgueilleux! les lois de la nature sont +immuables et profondes,<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span> nos esprits sont pleins d'illusion et de +légèreté; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre! En vérité, il +est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un +atome.</p> + +<p>Eh bien! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu'elles +peuvent être équivoques; venons aux preuves du raisonnement, à celles +qui sont inhérentes à la doctrine.</p> + +<p>Alors un <i>imam</i> de la loi de <i>Mahomet</i> s'avançant plein de confiance +dans l'arène, après s'être tourné vers la <i>Mekke</i> et avoir proféré avec +emphase la <i>profession de foi</i>: «<i>Louange à Dieu</i>! dit-il d'une voix +grave et imposante! La lumière brille avec évidence, et la vérité n'a +pas besoin d'examen:» et montrant le Qôran: Voilà la lumière et la +vérité dans leur propre essence. <i>Il n'y a point de doute en ce livre; +il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans +discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le +simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la +terre; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui +refuse de croire à sa loi: les infidèles disputent et ne veulent pas +croire; leur endurcissement vient de Dieu; il a scellé leur cœur pour +les livrer à d'affreux châtiments......</i><a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>»<span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span></p> + +<p>À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit +l'orateur. «Quel est cet homme, s'écrièrent tous les groupes, qui nous +outrage aussi gratuitement? De quel droit prétend-il nous imposer sa +croyance comme un vainqueur et comme un tyran? Dieu ne nous a-t-il pas +donné, <i>comme à lui</i>, des yeux, un esprit, une intelligence? et +n'avons-nous pas <i>droit</i> d'en user <i>également</i>, pour savoir ce que nous +devons rejeter ou croire? S'il a le droit de nous attaquer, n'avons-nous +pas celui de nous défendre? S'il lui a plu de croire sans examen, ne +sommes-nous pas <i>maîtres</i> de croire avec discernement?</p> + +<p>«Et quelle est cette doctrine <i>lumineuse</i> qui craint la <i>lumière</i>? Quel +est cet apôtre d'un Dieu <i>clément</i>, qui ne prêche que <i>meurtre</i> et +<i>carnage</i>? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que +lui-même cause? Si la violence et la persécution sont les arguments de +la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du +mensonge?»</p> + +<p>Alors un homme s'avançant d'un groupe voisin vers l'imam, lui dit: +«Admettons que Mahomet soit l'apôtre de la meilleure doctrine, le +prophète de la vraie religion; veuillez du moins nous dire qui nous +devons suivre pour la pratiquer: sera-ce son gendre <i>Ali</i>, ou ses +vicaires <i>Omar</i> et <i>Aboubekre</i><a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>?<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span></p> + +<p>À peine eut-il prononcé ces <i>noms</i>, qu'au sein même des musulmans éclata +un schisme terrible: les partisans d'<i>Omar</i> et d'<i>Ali</i>, se traitant +mutuellement d'<i>hérétiques</i>, d'<i>impies</i>, de <i>sacriléges</i>, s'accablèrent +de malédictions. La querelle même devint si violente qu'il fallut que +les groupes voisins s'interposassent pour les empêcher d'en venir aux +mains.</p> + +<p>Enfin, le calme s'étant un peu rétabli, le législateur dit au imams: +«Voyez quelles conséquences résultent de vos principes! Si les hommes +les mettaient en pratique, vous-mêmes, d'opposition en opposition, vous +vous détruiriez jusques au dernier; et la <i>première loi de Dieu</i> +n'est-elle pas que l'<i>homme vive</i>?» Puis s'adressant aux autres groupes: +«Sans doute cet esprit d'intolérance et d'exclusion choque toute idée de +justice, renverse toute base de morale et de société; cependant, avant +de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas +d'entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les +formes, sans avoir pris connaissance du fond?»</p> + +<p>Et les groupes y ayant consenti, l'iman commença d'exposer comment +<i>Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille-prophètes</i> aux nations qui +s'égaraient dans l'idolâtrie, <i>en avait enfin envoyé</i><span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span><i> un dernier, le +sceau et la perfection de tous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix</i>; +comment, afin que les infidèles n'altérassent plus la parole divine, <i>la +suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran</i>: et +détaillant les dogmes de l'islamisme, l'imam expliqua comment, à titre +<i>de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel</i>, ainsi que la source +dont il émanait; comment <i>il avait été envoyé feuillet par feuillet en +vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l'ange Gabriel</i>; comment +l'ange s'annonçait <i>par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète +d'une sueur froide</i>; comment, dans la vision d'une nuit, il avait +parcouru <i>quatre-vingt-dix cieux, monté sur l'animal Boraq, moitié +cheval, moitié femme</i>; comment, doué du don des miracles, <i>il marchait +au soleil sans ombre, faisait reverdir d'un seul mot les arbres, +remplissait d'eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le +disque de la lune; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet</i> avait +propagé, le sabre à la main, la religion <i>la plus digne de Dieu par sa +sublimité</i>, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses +pratiques, puisqu'elle ne consistait qu'en huit ou dix points: +<i>professer l'unité de Dieu</i>; <i>reconnaître Mahomet pour son seul +prophète</i>; <i>prier cinq fois par jour</i>; <i>jeuner un mois par an; aller à +la Mekke une fois dans sa vie</i>; <i>donner la dîme de ses biens</i>; <i>ne point +boire de vin, ne point manger de porc, et faire</i><span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span> <i>la guerre aux +infidèles</i>; qu'à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et +martyr, jouissait, dès ce monde, d'une foule de biens; et qu'à sa mort, +son ame, <i>pesée dans la balance des œuvres</i>, et absoute par les <i>deux +anges noirs</i>, traversait par-dessus l'enfer, <i>le pont étroit comme un +cheveu et tranchant comme un sabre</i>; et qu'enfin elle était reçue dans +un <i>lieu de délices</i>, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de +tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les +célestes <i>houris</i>, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus +toujours rajeunis.</p> + +<p>À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages; et les +divers groupes raisonnant sur ces articles de croyance, dirent +unanimement: Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de +telles rêveries? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des <i>Mille et une +nuits</i>?</p> + +<p>Et un <i>Samoyède</i> s'avançant dans l'arène: Le paradis de Mahomet, dit-il, +me paraît fort bon; mais un des moyens de le gagner m'embarrasse; car +s'il ne faut ni boire ni manger <i>entre deux soleils, ainsi qu'il +l'ordonne</i>, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, <i>où le +soleil reste sur l'horizon quatre mois entiers sans se coucher</i>?</p> + +<p>Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir +l'honneur du Prophète; mais cent peuples ayant attesté le fait, +l'infaillibilité de<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span> Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse +atteinte.</p> + +<p>Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé, tout +ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se +passe sur la terre!</p> + +<p>Pour moi, dit un <i>Américain</i>, je trouve une grande difficulté au +pèlerinage; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement +cent millions de mâles sur le globe: chacun étant obligé d'aller à la +Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d'hommes en +route; on ne pourra pas revenir dans la même année; et le nombre devient +double, c'est-à-dire de huit millions: où trouver les vivres, la place, +l'eau; les vaisseaux pour cette procession universelle? Il faudrait bien +là des miracles.</p> + +<p>La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet +n'est pas révélée, c'est que la plupart des idées qui en font la base +existaient long-temps avant elle, et qu'elle n'est qu'un mélange confus +de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, +qu'une homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à +ses vues mondaines. Parcourez son livre; vous n'y verrez que des +histoires de la Bible et de l'Évangile, travesties en contes absurdes, +et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de +préceptes ridicules ou dangereux. Ana<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span>lysez l'esprit de ces préceptes et +la conduite de l'apôtre; vous n'y verrez qu'un caractère rusé et +audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est +vrai, les passions du peuple qu'il veut gouverner. Il parle à des hommes +simples et crédules, il leur suppose des prodiges; ils sont ignorants et +jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science; ils sont pauvres +et avides, il excite leur cupidité par l'espoir du pillage; il n'a rien +à donner d'abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux; il +fait désirer la mort comme un bien suprême; il menace les lâches de +l'enfer; il promet le paradis aux braves; il affermit les faibles par +l'opinion de la fatalité; en un mot, il produit le dévouement dont il a +besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les +passions.</p> + +<p>Quel caractère différent dans notre doctrine! et combien son empire, +établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de +toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste? Combien sa +morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles +n'attestent-elles pas son émanation de la Divinité? Il est vrai que +plusieurs de ses dogmes s'élèvent au-dessus de l'entendement, et +imposent à la raison un respectueux silence; mais par-là même sa +révélation n'est que mieux constatée, puisque jamais les hommes +n'eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d'une<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span> main la +<i>Bible</i>, et de l'autre, les <i>quatre Évangiles</i>, le docteur commença de +raconter que, dans l'origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans +rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le +monde de rien; qu'ayant créé l'univers entier en six jours, il se trouva +fatigué le septième; qu'ayant placé un premier couple d'humains dans un +lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur +défendit néanmoins de goûter d'un fruit qu'il leur laissa sous la main; +que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui +n'était pas née) avait été condamnée à porter la peine d'une faute +qu'elle n'avait pas commise; qu'après avoir laissé le genre humain se +damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait +ordonné à un fils bien-aimé, qu'il avait engendré sans mère, et qui +était aussi âgé que lui, d'aller se faire mettre à mort sur terre; et +cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le +très-grand nombre continuait de se perdre; que, pour, remédier à ce +nouvel inconvénient, ce dieu, né d'une femme restée vierge, après être +mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour; et, sous la forme +d'un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des +hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter +à fond de la puissance de <i>lier</i> et de <i>délier</i>, des moyens de purger +tout crime avec de l'eau et<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span> quelques paroles; quand, ayant proféré les +mots <i>indulgence</i>, pouvoir du <i>pape, grace suffisante</i> ou <i>efficace</i>, il +fut interrompu par mille cris. C'est un <i>abus horrible</i>, dirent les +luthériens, de <i>prétendre</i>, pour de l'<i>argent</i>, remettre les <i>péchés</i>. +C'est une chose contraire au texte de l'Évangile, dirent les +calvinistes, de supposer une <i>présence véritable</i>. Le pape n'a pas le +droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes: et trente +sectes à la fois s'accusant mutuellement d'hérésie et d'erreur, il ne +fut plus possible de s'entendre.</p> + +<p>Après quelque temps, le silence s'étant rétabli, les musulmans dirent au +législateur: Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant +des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens? +n'est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice? +Dieu <i>immatériel</i>, <i>infini</i>, se faire <i>homme</i>! avoir un fils aussi âgé +que lui! ce dieu-homme devenir du pain que l'on mange et que l'on +digère! avons-nous rien de semblable à cela? Les chrétiens ont-ils le +<i>droit exclusif</i> d'exiger une foi aveugle? et leur accorderez-vous des +<i>priviléges</i> de croyance à notre détriment?</p> + +<p>Et des hommes sauvages s'étant avancés: Quoi, dirent-ils, parce qu'un +homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le +genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste! quel tyran +rendit jamais les enfants<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span> responsables des fautes de leurs pères! Quel +homme peut répondre des actions d'autrui! N'est-ce pas renverser toute +idée de justice et de raison?</p> + +<p>Et où sont, dirent d'autres, les témoins, les preuves de tous ces +prétendus faits allégués? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen +de preuves? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins; et +l'on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire!</p> + +<p>Alors un rabbin prenant la parole: «Quant aux faits, dit-il, nous en +sommes garants pour le fond: à l'égard de la forme et de l'emploi que +l'on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici +par leurs propres arguments; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons +la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils +se sont entés; et de là un raisonnement péremptoire: Ou notre loi est de +Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu'elle en diffère; ou notre +loi n'est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps.»</p> + +<p>Il faut distinguer, répondit le chrétien: votre loi est de Dieu, comme +<i>figurée</i> et <i>préparative</i>, mais non pas comme <i>finale</i> et <i>absolue</i>; +vous n'êtes que <i>le simulacre</i> dont nous sommes <i>la réalité</i>.</p> + +<p>Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions; mais +elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout +entier sur des bases de <i>sens mystiques</i>, d'<i>interprétations</i><span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span> +<i>visionnaires</i> et <i>allégoriques</i>; et ce système, violentant la lettre de +nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus +chimériques, et y trouve tout ce qu'il lui plaît, comme une imagination +vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un +<i>messie spirituel</i> de ce qui, dans l'esprit de nos prophètes, n'était +qu'un <i>roi politique</i>: vous avez fait une rédemption du genre humain de +ce qui n'était que le rétablissement de notre nation: vous avez établi +une prétendue <i>conception virginale</i> sur une phrase prise à contre-sens. +Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient; vous voyez +dans nos livres mêmes votre <i>trinité</i>, quoiqu'il n'en soit pas dit le +mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, +admise avec une foule d'autres opinions de tout culte et de toute secte, +dont se composa votre système dans le chaos et l'anarchie de vos trois +<i>premiers siècles</i>.</p> + +<p>À ces mots, transportés de fureur et criant au <i>sacrilège</i>, au +<i>blasphème</i>, les docteurs chrétiens voulurent s'élancer sur le juif. Et +des moines bigarrés de noir et de blanc s'étant avancés avec un drapeau +où étaient peints des <i>tenailles</i>, un <i>gril</i>, un <i>bûcher</i> et ces mots: +<i>justice</i>, <i>charité</i> et <i>miséricorde</i>: «Il faut, dirent-ils, faire un +<i>acte</i> de <i>foi</i> de ces <i>impies</i>, et les brûler pour la gloire de Dieu.» +Et déja ils traçaient le plan d'un bûcher, quand les musulmans leur +dirent d'un ton ironique:<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span> Voilà donc cette religion de <i>paix</i>, cette +morale <i>humble</i> et <i>bienfaisante</i> que vous nous avez vantée? Voilà cette +<i>charité évangélique</i> qui ne combat l'<i>incrédulité</i> que par la +<i>douceur</i>, et n'oppose aux <i>injures</i> que la <i>patience</i>? Hypocrites! +c'est ainsi que vous trompez les nations; c'est ainsi que vous avez +propagé vos funestes erreurs! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la +<i>liberté</i>, la <i>tolérance</i>, la <i>paix</i>: êtes-vous devenus forts, vous avez +pratiqué la <i>persécution</i>, la <i>violence</i>.....</p> + +<p>Et ils allaient commencer l'histoire des guerres et des meurtres du +<i>christianisme</i>, quand le législateur réclamant le silence, suspendit ce +mouvement de discorde.</p> + +<p>«Ce n'est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d'un ton de voix +toujours humble et doux, ce n'est pas nous que nous voulons venger, +c'est la cause de Dieu, c'est sa gloire que nous défendons.»</p> + +<p>Et de quel droit, repartirent les <i>imams</i>, vous <i>constituez-vous ses +représentants</i> plus que <i>nous</i>? Avez-vous des <i>privilèges</i> que nous +<i>n'ayons pas</i>? êtes-vous d'<i>autres hommes que nous</i>?</p> + +<p><i>Défendre Dieu</i>, dit un autre groupe, prétendre le venger, n'est-ce pas +insulter sa sagesse, sa puissance? Ne sait-il pas mieux que les hommes +ce qui convient à sa dignité?</p> + +<p>Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines.<span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span></p> + +<p>«Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que +vous avez le privilége exclusif de les comprendre.» Et alors, fiers de +trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi +allait triompher, lorsque le <i>môbed</i> (grand-prêtre) des <i>Parsis</i>, ayant +demandé la parole, dit au législateur:</p> + +<p>«Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l'origine du +monde; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que +nous admettons; mais nous réclamons contre l'attribution qu'ils en font +à leur prophète Moïse, d'abord parce qu'ils ne sauraient prouver que les +livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage; qu'au +contraire nous offrons de démontrer, par vingt passages positifs, que +leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu'elle +provient de la connivence manifeste d'un grand-prêtre et d'un roi +désignés<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>; qu'ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des +lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, +vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce +qui compose aujourd'hui la doctrine théologique des juifs et de leurs +enfants les chrétiens.<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span> En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de +l'<i>immortalité</i> de l'<i>ame</i>, ni d'une <i>vie ultérieure</i>, ni de l'<i>enfer</i> +et du <i>paradis</i>, ni de la <i>révolte</i> de l'<i>ange</i>, <i>principal auteur des +maux du genre humain</i>, etc.</p> + +<p>«<i>Moïse</i> n'a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, +puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète +<i>Zerdoust</i>, dit <i>Zoroastre</i>, les évangélisa dans l'Asie.... Aussi, +ajouta le <i>môbed</i> en s'adressant aux <i>rabbins</i>, n'est-ce que depuis +cette époque, c'est-à-dire après le siècle de vos premiers rois, que ces +idées apparaissent dans vos écrivains; et elles ne s'y montrent que par +degrés, et d'abord furtivement, selon les relations politiques que vos +pères eurent avec nos aïeux; ce fut surtout lorsque, vaincus et +dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent +transportés sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et qu'élevés +pendant trois générations successives dans notre pays, ils +s'imprégnèrent de mœurs et d'opinions jusqu'alors repoussées comme +contraires à leur loi. Alors que notre roi <i>Kyrus</i> les eut délivrés de +l'esclavage, leurs cœurs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance; +ils devinrent nos imitateurs, nos disciples; les familles les plus +distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les +sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des +dogmes étrangers.</p> + +<p>«D'abord la masse du peuple, non émigrée,<span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span> opposa le texte de la loi et +le silence absolu du prophète; mais la doctrine <i>pharisienne</i> ou +<i>parsie</i> prévalut: et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous +étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un <i>roi +restaurateur</i> de votre puissance; nous annoncions un <i>Dieu réparateur</i> +et <i>sauveur</i>: de la combinaison de ces idées, <i>vos esséniens</i> firent la +base du <i>christianisme</i>: et, quoi qu'en supposent vos prétentions, +juifs, chrétiens, musulmans, <i>vous n'êtes</i>, dans votre <i>système des +êtres spirituels</i>, que des <i>enfants égarés</i> de <i>Zoroastre</i>.»</p> + +<p>Le <i>môbed</i>, passant de suite au développement de sa religion, et +s'appuyant du <i>Sad-der</i> et du <i>Zend-avesta</i>, raconta, dans le même ordre +que la <i>Genèse</i>, la création du monde en <i>six gahâns</i>: la formation d'un +premier homme et d'une première femme dans un lieu <i>céleste</i>, sous le +<i>règne du bien</i>; l'introduction du <i>mal</i> dans le monde par la <i>grande +couleuvre, emblème d'Ahrimanes</i>; la révolte et les combats de ce génie +du <i>mal</i> et des <i>ténèbres</i> contre <i>Ormuzd</i>, dieu du <i>bien</i> et de la +<i>lumière</i>; la division des anges en <i>blancs</i> et en <i>noirs</i>, en <i>bons</i> et +en <i>méchants</i>; leur ordre hiérarchique en <i>chérubins</i>, <i>séraphins</i>, +<i>trônes</i>, <i>dominations</i>, etc., la fin du <i>monde au bout de six mille +ans</i>; la venue de l'<i>agneau réparateur</i> de la <i>nature</i>; le monde +nouveau; la <i>vie future</i> dans des <i>lieux</i> de <i>délices</i> ou de <i>peines</i>: +le <i>passage</i> des <i>ames</i> sur le <i>pont</i><span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span> de l'<i>abîme</i>; les cérémonies des +mystères de <i>Mithras</i>; le <i>pain azyme</i> qu'y mangent les initiés; le +<i>baptême</i> des <i>enfants</i> nouveau-nés; les <i>onctions</i> des <i>morts</i>, et les +<i>confessions</i> de leurs <i>péchés</i>. En un mot, il exposa tant de choses +analogues aux trois religions précédentes, qu'il semblait que ce fût un +commentaire ou une continuation du <i>Qôran</i> et de l'<i>Apocalypse</i>.</p> + +<p>Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet +exposé, et traitant les <i>parsis</i> d'idolâtres et d'<i>adorateurs du feu</i>, +les taxèrent de mensonge, de supposition, d'altération de faits: et il +s'éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur +succession et sur leur série; sur la source première des opinions, sur +leur transmission de peuple à peuple, sur l'authenticité des livres qui +les établissent, sur l'époque de leur composition, le caractère de leurs +rédacteurs, la valeur de leurs témoignages; et les divers partis, se +démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des +apocryphités, s'accusèrent mutuellement d'avoir établi leur croyance sur +des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables +absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des +écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou +fausses.</p> + +<p>D'autre part un grand murmure s'excita sous les drapeaux des sectes +<i>indiennes</i>; et les <i>brahmanes</i><span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span>, protestant contre les prétentions des +juifs et des parsis, dirent: Quels sont ces peuples nouveaux et presque +inconnus qui s'établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des +nations et les dépositaires de leurs archives? À entendre leurs calculs +de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que +d'hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs +milliers de siècles. Et de <i>quel droit</i> leurs livres seraient-ils +préférés aux nôtres? Les <i>Védas</i>, les <i>Chastras</i>, les <i>Pourans</i>, +sont-ils donc inférieurs aux <i>Bibles</i>, au <i>Zend-avesta</i>, au <i>Sad-der</i>? +Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des +dieux et des pères des Occidentaux? Ah! s'il nous était permis d'en +révéler les mystères à des hommes profanes! si un voile sacré ne devait +pas couvrir notre doctrine à tous les regards!....</p> + +<p>Et les brahmanes s'étant tus à ces mots: «Comment admettre votre +doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas? Et +comment ses premiers auteurs l'ont-ils propagée, alors qu'étant seuls à +la posséder, leur propre peuple leur était profane? Le ciel la +révéla-t-il pour la taire?»</p> + +<p>Mais les brahmanes persistant à ne pas s'expliquer: «Nous pouvons leur +laisser les honneurs du secret, dit un homme d'Europe. Désormais leur +doctrine est à découvert; nous possédons leurs livres, et je puis vous +en résumer la substance.»<span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span></p> + +<p>En effet, en analysant les <i>quatre Védas</i>, les <i>dix-huit Pourans</i> et les +<i>cinq</i> ou <i>six Chastras</i>, il exposa comment un être immatériel, infini, +éternel et <i>rond</i>, après avoir passé un temps sans bornes à se +<i>contempler</i>, voulant enfin se <i>manifester</i>, sépara les <i>facultés mâle</i> +et <i>femelle</i> qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le +<i>lingam</i> est resté l'emblême; comment de ce premier acte naquirent, +trois <i>puissances divines</i>, appelées <i>Brahma</i>, <i>Bichen</i> ou <i>Vichenou</i>, +et <i>Chib</i> ou <i>Chiven</i>, chargées, la première de <i>créer</i>, la seconde de +<i>conserver</i>, la troisième de <i>détruire</i> ou de <i>changer</i> les formes de +l'univers: et, détaillant l'histoire de leurs opérations et de leurs +aventures, il expliqua comment <i>Brahma</i>, fier d'avoir créé le monde et +les huit sphères de <i>purifications</i>, s'étant préféré à son égal <i>Chib</i>, +ce mouvement d'orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les +<i>globes</i> ou <i>orbites célestes</i>, <i>comme un panier d'œufs</i>; comment +<i>Brahma</i>, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à +<i>Chib</i>, métamorphosé en <i>lingam</i>; comment <i>Vichenou</i>, dieu médiateur, a +pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour +<i>conserver</i> le monde: comment d'abord, sous celle de <i>poisson</i>, il sauva +du <i>déluge universel</i> une famille qui repeupla la terre; comment +ensuite, sous la forme d'<i>une tortue</i>, il tira de <i>la mer de lait</i> la +montagne <i>Mandreguiri</i> (le pôle); puis, sous celle de <i>sanglier</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span> +déchira le ventre du géant <i>Erennîachessen</i>, <i>qui submergeait</i> la terre +dans l'abîme du <i>Djôle</i>, dont il la retira sur ses défenses; comment +incarné sous la forme <i>de berger noir</i>, et sous le nom de <i>Chris-en</i>, +<i>il délivra le monde</i> du venimeux serpent <i>Calengam</i>, et parvint, après +en avoir été <i>mordu au pied, à lui écraser la tête</i>.</p> + +<p>Puis, passant à l'histoire des <i>génies secondaires</i>, il raconta comment +l'<i>Éternel</i>, <i>pour faire éclater sa gloire</i>, avait créé divers ordres +d'<i>anges</i>, chargés de chanter ses louanges et de diriger l'univers; +comment une partie de ces <i>anges se révoltèrent</i> sous la conduite d'<i>un +chef ambitieux</i>, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout +gouverner; comment <i>Dieu</i> les précipita dans le monde de ténèbres, pour +y subir le traitement de leur <i>malfaisance</i>; comment ensuite, touché de +compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grace +après qu'ils eurent subi de longues épreuves; comment à cet effet ayant +créé <i>quinze orbites</i> ou <i>régions de planètes</i>, et des corps pour les +habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir <i>quatre-vingt-sept +transmigrations</i>; il expliqua comment <i>les ames ainsi purifiées</i> +retournaient à la <i>source première, à l'océan de vie et d'animation</i> +dont elles étaient émanées; comment tous les êtres vivants contenant une +portion de cette <i>ame universelle</i>, il était très-coupable de les en +priver. Enfin il allait développer les <i>rites</i> et les<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span> <i>cérémonies</i>, +lorsqu'ayant parlé des <i>offrandes</i> et des <i>libations de lait</i> et <i>de +beurre à des dieux de cuivre et de bois</i>, et <i>des purifications</i> par la +<i>fiente</i> et l'<i>urine de vache</i>, il s'éleva de toutes parts des murmures +mêlés d'éclats de rire, qui interrompirent l'orateur.</p> + +<p>Et chaque groupe raisonnant sur cette religion: «Ce sont des idolâtres, +dirent les musulmans, il faut les exterminer..... Ce sont des cerveaux +dérangés, dirent les sectateurs de <i>Confutzée</i>, qu'il faut tâcher de +guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces +marmousets graisseux et enfumés, qu'on lave comme des enfants +malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui +viennent les salir d'ordures!»</p> + +<p>Et un brahmane indigné, prenant la parole: Ce sont des mystères +profonds, s'écria-t-il, des emblêmes de vérités que vous n'êtes pas +dignes d'entendre.</p> + +<p><i>De quel droit</i>, répondit un <i>lama</i> du Tibet, en êtes-vous plus dignes +que nous! Est-ce parce que vous vous <i>prétendez issus de la tête de +Brahma</i>, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des +humains? Mais, pour soutenir l'orgueil de vos distinctions d'<i>origines</i> +et de <i>castes</i>, prouvez-nous d'abord que vous êtes d'autres hommes que +nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que +vous nous racontez: prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de<span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span> +toute cette doctrine; car nous, s'il le faut, nous prouverons que vous +n'en êtes que les <i>plagiaires</i> et les <i>corrupteurs</i>; que vous n'êtes que +les imitateurs de l'ancien paganisme des Occidentaux, auquel vous avez, +par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre +<i>Dieu</i>; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre +avant que <i>Boudh</i> l'eût enseignée aux nations.</p> + +<p>Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et +quel était ce <i>dieu</i>, dont la plupart n'avaient jamais ouï le nom, le +<i>lama</i> reprit la parole et dit:</p> + +<p>Qu'au <i>commencement</i> un <i>Dieu unique</i>, existant par lui-même, après +avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, +voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière +du <i>monde</i>; que les <i>quatre éléments</i> étant produits, mais encore +<i>confus</i>, il <i>souffla</i> sur <i>les eaux</i>, qui s'enflèrent comme une <i>bulle</i> +immense de la forme d'un <i>œuf</i>, laquelle en se développant devint la +<i>voûte et l'orbe du ciel</i> qui <i>enceint le monde</i>; qu'ayant fait la terre +et les <i>corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement</i>, leur départit, +pour les animer, une <i>portion</i> de <i>son être</i>; qu'à ce titre, l'<i>ame</i> de +tout ce qui respire étant une fraction de l'<i>ame universelle</i>; aucune +<i>ne périt</i>, mais que seulement elles <i>changent</i> de <i>moule</i> et de +<i>forme</i>, en <i>passant</i> successivement <i>en des corps</i><span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span> <i>divers</i>; que de +toutes les formes, celle qui plaît le plus à l'<i>Être divin</i> est celle de +l'<i>homme</i>, comme approchant le plus de ses perfections; que quand un +homme, par un dégagement absolu de ses sens, <i>s'absorbe dans la +contemplation de lui-même</i>, il parvient à y découvrir la <i>Divinité</i>, et +il la devient en effet; que parmi les <i>incarnations</i> de cette espèce que +<i>Dieu</i> a déja revêtues, l'une des plus saintes et des plus solennelles +fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le +<i>Kachemire</i>, sous le nom de <i>Fôt</i> ou <i>Boudh</i>, pour enseigner la doctrine +de l'<i>anéantissement</i>, du <i>renoncement à soi-même</i>. Et traçant +l'histoire de <i>Fôt</i>, le lama dit qu'il <i>était né du côté droit d'une +vierge de sang royal</i>, qui <i>n'avait</i> pas <i>cessé d'être vierge en +devenant mère</i>; que <i>le roi du pays</i>, inquiet de sa naissance, <i>voulut +le faire périr</i>, et <i>qu'il fit massacrer tous les mâles nés à son +époque</i>; que, sauvé par des pâtres, <i>Boudh</i> en mena la vie <i>dans le +désert</i> jusqu'à <i>l'âge de trente ans</i>, où il <i>commença sa mission</i> +d'éclairer les hommes, et de les <i>délivrer des démons</i>; qu'il fit une +foule de <i>miracles</i> les plus étonnants; qu'il vécut dans le <i>jeûne</i> et +dans les pénitences les plus rudes, et qu'il laissa en mourant un livre +à ses disciples, où était contenue sa doctrine; et le <i>lama</i>, commença +de lire...</p> + +<p>«Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit <i>Fôt</i>, +devient un parfait <i>samanéen</i> (homme céleste).<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span></p> + +<p>«Celui qui pratique mes préceptes jusqu'au quatrième degré de +perfection, acquiert la faculté de voler en l'air, de faire mouvoir le +ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter).</p> + +<p>«Le samanéen rejette les richesses, n'use que du plus étroit nécessaire; +il mortifie son corps; ses passions sont muettes; il ne désire rien; il +ne s'attache à rien; il médite sans cesse ma doctrine; il souffre +patiemment les injures; il n'a point de haine contre son prochain.</p> + +<p>«Le <i>ciel</i> et la <i>terre périront</i>, dit <i>Fôt</i>: méprisez donc votre corps +composé de quatre éléments <i>périssables</i>, et ne songez qu'à votre ame +<i>immortelle</i>.</p> + +<p>«<i>N'écoutez pas la chair</i>: les passions produisent la crainte et le +chagrin; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin.</p> + +<p>«Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit <i>Fôt</i>, revient +parmi les hommes jusqu'à ce qu'il la pratique.»</p> + +<p>Le <i>lama</i> allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, +s'écrièrent que c'était leur propre religion que l'on altérait, que +<i>Fôt</i> n'était que <i>Iêsous</i> lui-même <i>défiguré</i>, et que les <i>lamas</i> +n'étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis.</p> + +<p>Mais le <i>lama</i>, soutenu de tous les <i>chamans</i>, <i>bonzes</i>, <i>gonnis</i>, +<i>talapoins</i> de <i>Siam</i>, de <i>Ceylan</i>, du<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span> <i>Japon</i>, de <i>la Chine</i>, prouva +aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des <i>samanéens</i> +était répandue dans tout l'Orient plus de mille ans avant le +christianisme; que leur nom était cité dès avant l'époque d'<i>Alexandre</i>, +et que <i>Boutta</i> ou <i>Boudh</i> était mentionné long-temps avant <i>Iêsous</i>. Et +rétorquant contre eux leur prétention: «Prouvez-nous maintenant, leur +dit-il, que vous mêmes n'êtes pas des <i>samanéens dégénérés</i>; que l'homme +dont vous faites <i>l'auteur de votre secte</i> n'est pas <i>Fôt</i> lui même +altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à +l'époque que vous nous citez; car, pour nous, fondés sur l'absence de +tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement; et nous +soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des +<i>mithriaques de Perse</i> et des <i>esséniens</i> de <i>Syrie</i>, qui n'étaient +eux-mêmes que des <i>samanéens</i> réformés.»</p> + +<p>À ces mots, les <i>chrétiens</i> jetant de grands cris, une nouvelle dispute +plus violente allait s'élever, lorsqu'un groupe <i>de chamans chinois</i> et +de <i>talapoins de Siam</i>, s'avançant en scène, dirent qu'ils allaient +mettre d'accord tout le monde; et l'un d'eux prenant la parole: «Il est +temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en +levant pour vous le voile de la <i>doctrine intérieure</i> que <i>Fôt</i> +lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples.<span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span></p> + +<p>«Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères; +tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, +ne sont que des allégories, des emblêmes mythologiques, sous lesquels +sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des +opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des +astres.</p> + +<p>«La vérité est que <i>tout se réduit au néant</i>; que tout est <i>illusion</i>, +<i>apparence</i>, <i>songe</i>; que la <i>métempsycose morale</i> n'est que le sens +figuré de la <i>métempsycose physique</i>, de ce <i>mouvement successif</i> par +lequel les éléments d'un <i>même corps</i> qui ne périssent point, passent, +quand il se dissout, dans d'autres <i>milieux</i> et forment d'autres +combinaisons. L'<i>ame</i> n'est que le <i>principe vital</i> qui résulte des +<i>propriétés de la matière</i> et du jeu des éléments dans les corps où ils +créent un <i>mouvement</i> spontané. Supposer que ce <i>produit</i> du jeu des +organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste +quand ils ne sont plus, c'est un roman peut-être agréable, mais +réellement chimérique de l'imagination abusée. <i>Dieu</i> lui-même n'est +autre chose que le <i>principe moteur</i>, que la <i>force occulte répandue +dans les êtres</i>; que la <i>somme de leurs lois et de leurs propriétés</i>; +<i>que le principe animant</i>, en un mot, l'<i>ame</i> de l'<i>univers</i>; laquelle, +à raison de l'infinie variété de ses rapports et de ses opérations, +considérée tantôt comme <i>simple</i><span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span> et tantôt comme <i>multiple</i>, tantôt +comme <i>active</i> et tantôt comme <i>passive</i>, a toujours présenté à l'esprit +humain une énigme insoluble. Tout ce qu'il peut y comprendre de plus +clair, c'est que la matière ne périt point; qu'elle possède +essentiellement des propriétés par lesquelles le <i>monde</i> est régi comme +un <i>être vivant</i> et organisé; que la connaissance de ces <i>lois</i>, par +rapport à l'homme, est ce qui constitue la <i>sagesse</i>; que la <i>vertu et +le mérite</i> résident dans leur <i>observation</i>; et <i>le mal</i>, <i>le péché</i>, +<i>le vice</i>, dans leur <i>ignorance</i> et <i>leur infraction</i>; que le <i>bonheur</i> +et le <i>malheur</i> en sont le résultat, par la même <i>nécessité</i> qui fait +que les <i>choses pesantes descendent, que les légères s'élèvent</i>, et par +une fatalité de causes et d'effets dont la chaîne remonte depuis le +dernier atome jusqu'aux astres les plus élevés. Voilà ce qu'a révélé au +lit du trépas notre <i>Boudah Somona Goutama</i>.»</p> + +<p>À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s'écrièrent que +cette doctrine était un pur <i>matérialisme</i>; que ceux qui la professaient +étaient des <i>impies</i>, des <i>athées</i>, <i>ennemis</i> de <i>Dieu</i> et des hommes, +qu'il fallait <i>exterminer</i>.—«Hé bien, répondirent les <i>chamans</i>, +supposons que nous soyons en erreur; cela peut être, car le <i>premier +attribut de l'esprit humain</i> est d'être <i>sujet à l'illusion</i>; mais de +quel droit <i>ôterez-vous à des hommes comme vous</i>, <i>la vie</i> que le ciel +leur a donnée? Si<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span> <i>ce ciel</i> nous <i>tient pour coupables</i>, <i>nous a en +horreur</i>, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu'à vous? Et +s'il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d'être moins +indulgents? Hommes pieux, qui parlez de <i>Dieu</i> avec tant de certitude et +de confiance, veuillez nous dire ce qu'il est: faites-nous comprendre ce +que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez <i>Dieu</i> et +<i>ame</i>, <i>substance sans matière</i>, <i>existence sans corps</i>, <i>vie sans +organes ni sensations</i>. Si vous connaissez ces êtres par <i>vos sens</i> ou +par leur <i>réflexion</i>, rendez-nous-les de même perceptibles: que si vous +n'en parlez que sur <i>témoignage</i> et <i>par tradition</i>, montrez-nous un +récit uniforme, et donnez à notre croyance des <i>bases</i> identiques et +fixes.»</p> + +<p>Alors il s'éleva entre les théologiens une grande controverse sur +<i>Dieu</i>, et sur <i>sa nature</i>; sur sa <i>manière d'agir</i> et de se +<i>manifester</i>; sur <i>la nature</i> de l'<i>ame</i> et <i>son union</i> avec le <i>corps</i>; +sur son <i>existence avant les organes</i>, ou seulement depuis leur +<i>formation</i>; <i>sur la vie future et sur l'autre monde</i>: et chaque secte, +chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant +son dissentiment de raisons plausibles, d'autorités respectables, et +cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable +de contradictions.</p> + +<p>Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à +son premier but: «Chefs<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span> et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes +venus en présence pour la <i>recherche de la vérité</i>; et d'abord chacun de +vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite; mais apercevant la +contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu'il fallait les soumettre +à un régulateur commun d'évidence, les rapporter à un terme général de +comparaison, et vous êtes convenus d'exposer chacun vos preuves de +croyance. Vous avez allégué des faits; mais chaque religion, chaque +secte ayant <i>également</i> ses miracles et ses martyrs, chacune produisant +<i>également</i> des témoignages et les soutenant de son dévouement à la +mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier +point.</p> + +<p>«Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement; mais les mêmes +arguments s'appliquant <i>également</i> à des thèses contraires; les mêmes +assertions, également gratuites, étant <i>également</i> avancées et +repoussées; l'assentiment de chacun <i>étant dénié par les mêmes droits</i>, +rien ne s'est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes +a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés; car, à travers les +diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté +un fond ressemblant, un canevas commun; et chacun de vous s'en +prétendant l'inventeur <i>autographe</i>, le dépositaire premier, vous vous +êtes taxés les uns les autres d'être des <i>altérateurs</i> et des +<i>plagiaires</i>; et il naît de là une question épi<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span>neuse de <i>transmission +de peuple à peuple</i> des <i>idées religieuses</i>.</p> + +<p>«Enfin, pour combler l'embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces +idées elles-mêmes, il s'est trouvé qu'elles vous étaient à tous confuses +et même étrangères; qu'elles portaient sur des bases inaccessibles à vos +sens; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d'en juger, et qu'à +leur égard vous conveniez vous-mêmes de n'être que les échos de vos +pères: de là cette autre question de savoir <i>comment elles ont pu venir +à vos pères, qui, eux-mêmes</i>, n'avaient pas d'autres moyens que vous de +les concevoir: de manière que, d'une part, la <i>succession de ces idées +étant</i> inconnue, d'autre part leur origine et leur existence dans +l'entendement étant un mystère, tout l'édifice de vos opinions +théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et +d'histoire...</p> + +<p>«Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu'elles puissent +être, ont une origine quelconque; comme les idées les plus abstraites et +les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une +cause, quelle qu'elle soit, il s'agit de remonter à cette origine, de +découvrir quel fut ce modèle; en un mot, de savoir d'où sont venues, +dans l'entendement de l'homme, ces idées maintenant si obscures de la +<i>divinité</i>, de l'<i>ame</i>, de tous les <i>êtres immatériels</i> qui font la base +de tant de systèmes, et de démêler la <i>filiation</i><span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span> qu'elles ont suivie, +les <i>altérations</i> qu'elles ont éprouvées dans leur succession et leurs +embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs +études sur ces objets, qu'ils s'avancent et qu'ils tentent de dissiper, +à la face des nations, l'obscurité des opinions où depuis si long-temps +elles s'égarent.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XXII.</h3> + +<p class="title">Origine et filiation des idées religieuses.</p> + +<p class="non"><span class="lt">À</span><span class="smcap"> ces</span> +mots, un groupe nouveau, formé à l'instant d'hommes de divers +étendards, mais lui-même n'en arborant point, s'avança dans l'arène; et +l'un de ses membres portant la parole, dit:</p> + +<p>«Législateur, ami de l'évidence et de la vérité!</p> + +<p>«Il n'est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous +traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée +n'a, jusqu'à ce moment, cessé d'y rencontrer des obstacles accessoires, +et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par +l'intolérance de chaque système; mais puisqu'enfin il lui est permis de +se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au +jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span> +raisonnable à des esprits dégagés de préjugés; et nous l'exposerons, non +avec la prétention d'en imposer la croyance, mais avec l'intention de +provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements.</p> + +<p>«Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples! d'épaisses +ténèbres couvrent la nature, l'origine, l'histoire des dogmes que vous +enseignez: imposés par la force et l'autorité, inculqués par +l'éducation, entretenus par l'exemple, ils se perpétuent d'âge en âge, +et affermissent leur empire par l'habitude et l'inattention. Mais si +l'homme, éclairé par la réflexion et l'expérience, rappelle à un mûr +examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de +disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent +son raisonnement.</p> + +<p>«D'abord, remarquant la diversité et l'opposition des croyances qui +partagent les nations, il s'enhardit contre l'infaillibilité que toutes +s'arrogent; et, s'armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit +que les <i>sens</i> et la <i>raison</i>, <i>émanés immédiatement de Dieu</i>, ne sont +pas une <i>loi moins sainte</i>, un guide moins sûr que les <i>codes médiats</i> +et <i>contradictoires</i> des prophètes.</p> + +<p>«S'il examine ensuite le tissu de ces <i>codes</i> eux-mêmes, il observe que +leurs <i>lois</i> prétendues <i>divines</i>, c'est-à-dire <i>immuables</i> et +<i>éternelles</i>, sont nées par <i>circonstances</i> de temps, de lieux et de<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span> +personnes; qu'elles dérivent les unes des autres dans une espèce d'ordre +généalogique, puisqu'elles s'empruntent mutuellement un fonds commun et +ressemblant d'idées, que chacune modifie à son gré.</p> + +<p>«Que s'il remonte à la source de ces idées, il trouve qu'elle se perd +dans la nuit des temps, dans l'enfance des peuples, jusqu'à l'origine du +monde même, à laquelle elles se disent liées; et là, placées dans +l'obscurité du chaos et dans l'empire fabuleux des traditions, elles se +présentent accompagnées d'un état de choses si prodigieux, qu'il semble +interdire tout accès au jugement; mais cet état même suscite un premier +raisonnement, qui en résout la difficulté; car, si les faits prodigieux +que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé; si, +par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversations d'un +seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les <i>livres sacrés</i> des +Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il +faut convenir que la <i>nature</i> d'alors différait entièrement de celle qui +subsiste; que les hommes actuels n'ont rien de commun avec ceux de ces +siècles-là, et qu'ils ne doivent plus s'en occuper.</p> + +<p>«Si, au contraire, ces faits prodigieux n'ont pas réellement existé dans +l'ordre physique, dès lors on conçoit qu'ils sont du genre des créations +de l'entendement; et sa nature, capable encore au<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span>jourd'hui des +compositions les plus fantastiques, rend d'abord raison de l'apparition +de ces monstres dans l'histoire; il ne s'agit plus que de savoir comment +et pourquoi ils se sont formés dans l'imagination: or, en examinant avec +attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu'ils +combinent et qu'ils associent, et pesant avec soin toutes les +circonstances qu'ils allèguent, l'on parvient à découvrir, à ce premier +état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature; on +s'aperçoit que ces récits d'un genre fabuleux ont un sens figuré autre +que le sens apparent; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits +simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été +dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l'esprit humain; +par la confusion des signes qu'il a employés pour peindre les objets; +par l'équivoque des mots, le vice du langage, l'imperfection de +l'écriture; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles +si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les <i>puissances +physiques</i> de la nature, les <i>éléments</i>, les <i>vents</i>, les <i>astres</i>, et +les <i>météores</i>, qui ont été <i>personnifiés</i> par le mécanisme nécessaire +du langage et de l'entendement; que leur <i>vie</i>, leurs <i>mœurs</i>, leurs +<i>actions</i> ne sont que le jeu de <i>leurs opérations</i>, de <i>leurs rapports</i>; +et que toute leur prétendue histoire n'est que la description de leurs +phénomènes, tracée par les premiers phy<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span>siciens qui les observèrent, et +prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l'entendit pas, ou par les +générations suivantes, qui l'oublièrent. On reconnaît, en un mot, que +tous les dogmes théologiques sur l'<i>origine du monde</i>, sur la <i>nature de +Dieu</i>, la <i>révélation</i> de ses lois, l'<i>apparition</i> de sa personne, ne +sont que des récits de faits astronomiques, que des <i>narrations figurées +et emblématiques du jeu</i> des constellations. On se convaincra que l'idée +même de la <i>divinité</i>, cette idée aujourd'hui si obscure, n'est, dans +son modèle primitif, que celle des <i>puissances physiques</i> de +<i>l'univers</i>, considérées tantôt comme <i>multiples</i> à raison de leurs +<i>agents</i> et de leurs <i>phénomènes</i>, et tantôt comme un être <i>unique</i> et +<i>simple</i> par l'<i>ensemble</i> et le rapport de toutes leurs parties: en +sorte que l'être appelé <i>Dieu</i> a été tantôt le <i>vent</i>, le <i>feu</i>, +l'<i>eau</i>, <i>tous les éléments</i>; tantôt le <i>soleil</i>, les <i>astres</i>, les +<i>planètes</i> et leurs influences; tantôt la <i>matière</i> du <i>monde visible</i>, +la <i>totalité</i> de l'univers; tantôt les <i>qualités</i> abstraites et +métaphysiques, telles que <i>l'espace, la durée, le mouvement et +l'intelligence</i>; et toujours avec ce résultat, que <i>l'idée de la +divinité</i> n'a point été une <i>révélation miraculeuse d'êtres invisibles</i>, +mais une <i>production naturelle de l'entendement</i>, une opération de +l'esprit humain; dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions +dans la connaissance du monde physique et de ses agents.<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span></p> + +<p>«Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations +célestes; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses +surnaturel: la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses +propres monuments, dément d'abord toutes ces assertions; mais de plus, +un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les +faits incertains et douteux du passé. <i>De ce que l'homme n'acquiert et +ne reçoit d'idées que par l'intermède de ses sens</i>, il suit avec +évidence que toute notion qui s'attribue une autre origine que celle de +l'expérience et des sensations, est la supposition erronée d'un +raisonnement dressé dans un temps postérieur: or, il suffit de jeter un +coup d'œil réfléchi sur les systèmes sacrés de <i>l'origine du monde, +l'action des dieux</i>, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, +l'anticipation d'un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après; +et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne +trouve pas sa preuve dans l'ordre naturel, et n'admettant pour bon +<i>système historique</i> que celui qui s'accorde avec les vraisemblances, la +raison établit le sien, et dit avec assurance:</p> + +<p>«Avant qu'une nation eût reçu d'une autre nation des dogmes déja +inventés; avant qu'une génération eût hérité des idées acquises par une +génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n'existait +encore dans le monde. Enfants de<span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span> la nature, les premiers humains, +antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent +sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques; ni de +rites fondés sur des usages et des arts à naître; ni de préceptes qui +supposent un développement de passions; ni de codes qui supposent un +langage, un état social encore au néant; ni de <i>divinité</i>, dont tous les +attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à +un état <i>despotique</i> de gouvernement; ni enfin d'ame et de tous ces +êtres métaphysiques que l'on dit ne point tomber sous les sens, et à qui +cependant, par toute autre voie, l'accès à l'entendement demeure +impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un +cercle nécessaire de faits préalables; il fallut que des essais répétés +et lents apprissent à l'homme brut l'usage de ses organes; que +l'expérience accumulée de générations successives eût inventé et +perfectionné les moyens de la vie, et que l'esprit, dégagé de l'entrave +des premiers besoins, s'élevât à l'art compliqué de comparer des idées, +d'asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits.</p> + + +<p class="sous">§. I. Origine de l'idée de Dieu: culte des éléments et des puissances +physiques de la nature.</p> + +<p>«Ce ne fut qu'après avoir franchi ces obstacles et parcouru déja une +longue carrière dans la nuit<span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span> de l'histoire, que l'homme, méditant sur +sa condition, commença de s'apercevoir qu'il était soumis à des <i>forces +supérieures</i> à la sienne et <i>indépendantes</i> de sa volonté. Le soleil +l'éclairait, l'échauffait; le feule brûlait, le tonnerre l'effrayait, +l'eau le suffoquait, le vent l'agitait; tous les êtres exerçaient sur +lui une <i>action puissante</i> et <i>irrésistible</i>. Long-temps automate, il +subit cette action sans en rechercher la cause; mais du moment qu'il +voulut s'en rendre compte, il tomba dans <i>l'étonnement</i>; et passant de +la surprise d'une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma +une série de raisonnements.</p> + +<p>«D'abord, considérant l'<i>action</i> des éléments sur lui, il conclut de sa +part une <i>idée de faiblesse</i>, <i>d'assujettissement</i>, et de leur part une +idée de <i>puissance</i>, <i>de domination</i>; et cette idée de <i>puissance</i> fut +le type primitif et fondamental de toute idée de la <i>divinité</i>.</p> + +<p>«Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui +des sensations de <i>plaisir</i> ou de <i>douleur</i>, de <i>bien</i> ou de <i>mal</i>: par +un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l'<i>amour</i> ou +de l'<i>aversion</i>; il <i>désira</i> ou <i>redouta</i> leur présence: et la <i>crainte</i> +ou l'<i>espoir</i> furent le principe de toute idée de <i>religion</i>.</p> + +<p>«Ensuite, <i>jugeant</i> de tout par <i>comparaison</i>, et remarquant dans ces +êtres <i>un mouvement spontané</i> comme le sien, il supposa à ce mouvement<span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span> +une <i>volonté</i>, une <i>intelligence</i> de l'espèce de la sienne; et de là, +par induction, il fit un nouveau raisonnement.—Ayant éprouvé que +certaines pratiques envers ses semblables avaient l'effet de modifier à +son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces +pratiques avec les <i>êtres puissants</i> de l'univers; il se dit: «Quand mon +semblable, plus <i>fort</i> que moi, veut me faire du mal, je <i>m'abaisse</i> +devant lui, et ma <i>prière</i> a l'art de le calmer. Je prierai les <i>êtres +puissants</i> qui me frappent; je supplierai les <i>intelligences</i> des vents, +des astres, des eaux, et elles m'entendront; je les conjurerai de +<i>détourner les maux</i>, de <i>me donner</i> les biens dont elles disposent; je +les toucherai par <i>mes larmes</i>, je les fléchirai par <i>mes dons</i>, et je +<i>jouirai</i> du <i>bien-être</i>.»</p> + +<p>«Et l'homme, simple dans l'enfance de sa raison, parla au soleil, à la +lune; il anima de son esprit et de ses passions les <i>grands agents</i> de +la nature; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer +leurs lois inflexibles: erreur funeste! Il pria la pierre de monter, +l'eau de s'élever, les montagnes de se transporter, et substituant un +monde fantastique au monde véritable, il se constitua des <i>êtres +d'opinion</i>, pour l'épouvantail de son esprit et le tourment de sa race.</p> + +<p>«Ainsi les idées de <i>Dieu</i> et de <i>religion</i>, à l'égal de toutes les +autres, ont pris leur origine dans les<span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span> objets physiques, et ont été, +dans l'entendement de l'homme, le produit de ses sensations, de ses +besoins, des circonstances de sa vie et de l'état progressif de ses +connaissances.</p> + +<p>«Or, de ce que les <i>idées</i> de la <i>divinité</i> eurent pour premiers +<i>modèles</i> les êtres physiques, il résulta que la <i>divinité</i> fut d'abord +variée et <i>multiple</i>, comme les formes sous lesquelles elle parut agir: +chaque être fut une <i>puissance</i>, un <i>génie</i>; et l'univers pour les +premiers hommes fut rempli de dieux innombrables.</p> + +<p>«Et de ce que les <i>idées</i> de la <i>divinité</i> eurent pour <i>moteurs</i> les +<i>affections</i> du cœur humain, elles subirent un ordre de division calqué +sur ses sensations de <i>douleur</i> et de <i>plaisir</i>, d'<i>amour</i> ou de +<i>haine</i>; les <i>puissances</i> de la <i>nature</i>, les dieux, les génies furent +partagés en <i>bienfaisants</i> et en <i>malfaisants</i>, en <i>bons</i> et en +<i>mauvais</i>; et de là l'universalité de ces deux caractères dans tous les +systèmes de religion.</p> + +<p>«Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs +inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les +bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages +n'avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements: +affectés de plus de maux qu'ils n'éprouvaient de jouissances, leur +sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la +<i>terreur</i>; leur culte se bornait à quel<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span>ques pratiques de salut, et +d'offrande à des êtres qu'ils se peignaient <i>féroces</i> et <i>avides</i> comme +eux. Dans leur état d<i>'égalité</i> et <i>d'indépendance</i>, nul ne +s'établissait médiateur auprès de dieux <i>insubordonnés et pauvres</i> comme +lui-même. Nul n'ayant de superflu à donner, il n'existait ni parasite +sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous +le nom d'autel; le dogme et la <i>morale</i> confondus n'étaient que la +<i>conservation</i> de soi-même; et la religion, idée arbitraire, sans +influence sur les rapports des hommes entre eux, n'était qu'un vain +hommage rendu aux <i>puissances visibles</i> de la <i>nature</i>.</p> + +<p>«Telle fut l'origine nécessaire et première de toute idée de la +divinité.»</p> + +<p>Et l'orateur s'adressant aux nations sauvages:</p> + +<p>«Nous vous le demandons, hommes qui n'avez pas reçu d'idées étrangères +et factices; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d'autres? Et +vous, docteurs, nous vous en attestons; dites-nous si tel n'est pas le +témoignage unanime de tous les anciens monuments?</p> + + +<p class="sous">§ II. Second système. Culte des astres, ou sabéisme.</p> + +<p>«Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus +méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés +tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span> et des symboles +figurés; et ce culte fut encore l'effet des connaissances de l'homme en +physique, et dériva immédiatement des causes premières de l'état social, +c'est-à-dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent +comme éléments dans la formation de la société.</p> + +<p>«En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce +fut pour eux une nécessité d'étendre leurs moyens de subsistance, et par +conséquent de s'adonner à l'agriculture: or, l'agriculture, pour être +exercée, exigea l'observation et la connaissance des cieux. Il fallut +connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des +mêmes phénomènes de la voûte des cieux; en un mot, il fallut régler la +durée, la succession des saisons et des mois de l'année. Ce fut donc un +besoin de connaître d'abord la marche du <i>soleil</i>, qui, dans sa +révolution <i>zodiacale</i>, se montrait le premier et suprême agent de toute +création; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait +et distribuait le temps; enfin des étoiles et même des planètes, qui, +par leurs apparitions et disparitions sur l'horizon et l'hémisphère +nocturnes, formaient de moindres divisions; enfin il fallut dresser un +système entier d'astronomie, un calendrier; et de ce travail résulta +bientôt et spontanément une manière nouvelle d'envisager les <i>puissances +dominatrices</i> et <i>gouvernantes</i>. Ayant observé que les<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span> <i>productions +terrestres</i> étaient dans des rapports réguliers et constants avec les +<i>êtres célestes</i>; que la <i>naissance</i>, l'<i>accroissement</i>, le +<i>dépérissement</i> de chaque plante étaient liés à l'<i>apparition</i>, à +l'<i>exaltation</i>, au <i>déclin</i> d'un même astre, d'un même groupe d'étoiles; +qu'en un mot la langueur ou l'activité de la végétation semblaient +dépendre d'<i>influences célestes</i>, les hommes en conclurent une idée +d'<i>action</i>, de <i>puissance</i> de ces <i>êtres célestes, supérieurs</i>, sur les +corps terrestres; et les astres dispensateurs d'abondance ou de disette, +devinrent des <i>puissances</i>, des <i>génies</i>, des <i>dieux</i> auteurs des +<i>biens</i> et des <i>maux</i>.</p> + +<p>«Or, comme l'état social avait déja introduit une hiérarchie méthodique +de rangs, d'emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner +par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur +théologie; et il en résulta un système compliqué de <i>divinités +graduelles</i>, dans lequel le <i>soleil, dieu premier</i>, fut un <i>chef</i> +militaire, un <i>roi</i> politique; la <i>lune</i>, une <i>reine</i> sa compagne; les +<i>planètes</i>, des serviteurs, des porteurs d'ordre, des messagers; et la +multitude des <i>étoiles</i>, un <i>peuple</i>, une <i>armée</i> de héros, de <i>génies</i> +chargés de <i>régir</i> le <i>monde</i> sous les ordres de leurs officiers; et +chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses +rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son +appellation.<span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span></p> + +<p>«Et comme l'état social avait introduit des usages et des pratiques +composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables: les +cérémonies, d'abord simples et privées, devinrent publiques et +solennelles; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les +rites plus méthodiques; on établit des lieux d'assemblée, et l'on eut +des chapelles, des temples; on institua des officiers pour administrer, +et l'on eut des pontifes, des prêtres; on convint de formules, +d'époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais +dans ce développement, elle n'altéra point ses premiers principes, et +l'idée de <i>Dieu</i> fut toujours l'idée d'<i>êtres physiques</i> agissant en +<i>bien</i> ou en <i>mal</i>, c'est-à-dire imprimant des sensations de <i>peine</i> ou +de <i>plaisir</i>; le <i>dogme</i> fut la connaissance de <i>leurs lois</i> ou manières +d'agir; la <i>vertu</i> et le <i>péché</i>, l'observation ou l'infraction de ces +lois; et la <i>morale</i>, dans sa simplicité native, fut une <i>pratique</i> +judicieuse de tout ce qui <i>contribue à la conservation de l'existence, +au bien-être de soi et de ses semblables</i>.</p> + +<p>«Si l'on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous +répondrons, sur l'autorité des monuments de l'astronomie elle-même, que +ses principes paraissent remonter avec certitude au delà de quinze mille +ans: et si l'on demande à quel peuple il doit être attribué, nous +répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span> unanimes, +l'attribuent aux premières peuplades de l'<i>Égypte</i>: et lorsque le +raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances +physiques qui ont pu le susciter; lorsqu'il y rencontre à la fois une +zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de +l'équateur et des brumes du nord; lorsqu'il y trouve le point central de +la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant +docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans +exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux +contrées les plus riches, il conçoit que l'habitant du <i>Nil, agricole</i> +par la nature de son sol, <i>géomètre</i> par le besoin annuel de mesurer ses +possessions, <i>commerçant</i> par la facilité de ses communications, +<i>astronome</i> enfin par l'état de son ciel, sans cesse ouvert à +l'observation, dut le premier passer de la condition <i>sauvage</i> à l'état +social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales +qui sont propres à l'homme civilisé.</p> + +<p>«Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race +noire, que s'organisa le système compliqué du <i>culte des astres</i>, +considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les +travaux de l'agriculture; et ce premier culte, caractérisé par leur +adoration sous leurs <i>formes</i> ou leurs <i>attributs naturels</i>, fut une +marche simple de l'esprit humain: mais bientôt la multiplicité des<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span> +objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué +les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion +aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets.</p> + + +<p class="sous">§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie.</p> + +<p>«Dès l'instant où le peuple agricole eut porté un regard observateur sur +les astres, il sentit le besoin d'en distinguer les individus ou les +groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s'entendre dans +leur désignation: or, une grande difficulté se présenta pour cet objet: +car d'un côté les corps célestes, semblables en formes, n'offraient +aucun caractère spécial pour être dénommés; de l'autre, le langage, +pauvre en sa naissance, n'avait point d'expressions pour tant d'idées +neuves et <i>métaphysiques</i>. Le mobile ordinaire du génie, le <i>besoin</i>, +sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le +renouvellement et l'apparition périodiques des productions terrestres +étaient constamment <i>associés</i> au <i>lever</i> ou au <i>coucher</i> de certaines +étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de +toute comparaison, l'esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa +pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait; +et leur appliquant un même signe, il<span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span> donna aux <i>étoiles</i> ou aux +<i>groupes</i> qu'il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui +leur répondaient.</p> + +<p>«Ainsi l'Ethiopien de Thèbes appela <i>astres</i> de l'<i>inondation</i> ou du +<i>verse-eau</i>, ceux sous lesquels le fleuve commençait son <i>débordement</i>; +<i>astres</i> du <i>bœuf</i> ou du <i>taureau</i>, ceux sous lesquels il convenait +d'appliquer la charrue à la terre; <i>astres du lion</i>, ceux où cet animal, +chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve; +<i>astres</i> de l'épi ou de <i>la vierge moissonneuse</i>, ceux où se recueillait +la moisson; <i>astres</i> de l'<i>agneau</i>, <i>astres</i> des <i>chevreaux</i>, ceux où +naissent ces animaux précieux: et ce premier moyen résolut une première +partie des difficultés.</p> + +<p>«D'autre part, l'homme avait remarqué, dans les êtres qui +l'environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce; +et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les +désigner; par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser +ses idées; et, transportant le nom déja inventé à tout ce qui présentait +une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage +d'une métaphore perpétuelle.</p> + +<p>«Ainsi le même <i>Éthiopien</i>, ayant observé que le retour de l'inondation +répondait constamment à l'apparition d'une très-belle étoile qui, à +cette époque, se montrait vers <i>la source du Nil</i>, et sem<span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span>blait +<i>avertir</i> le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara +cette action à celle de l'animal qui, par son <i>aboiement</i>, avertit d'un +danger, et il appela cet astre le <i>chien</i>, l'<i>aboyeur</i> (Sirius); de +même, il nomma <i>astres</i> du <i>crabe</i> ceux où le soleil, parvenu à la borne +du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, +comme le <i>crabe</i> ou <i>cancer</i>; <i>astres</i> du <i>bouc sauvage</i>, ceux où, +parvenu au point le plus <i>culminant</i> du ciel, au faîte du <i>gnomon</i> +horaire, le soleil imitait l'action de l'animal qui se plaît à <i>grimper</i> +aux faîtes des <i>rochers</i>; <i>astres</i> de la <i>balance</i>, ceux où les jours et +les nuits <i>égaux</i> semblaient en <i>équilibre</i> comme cet instrument; +<i>astres</i> du <i>scorpion</i>, ceux où certains vents réguliers apportaient une +<i>vapeur brûlante</i> comme le <i>venin</i> du scorpion. Ainsi encore, il appela +<i>anneaux</i> et <i>serpents</i> la trace figurée des orbites des astres et des +planètes; et tel fut le moyen général d'appellation de toutes les +étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon +leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les +analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec +les objets de son climat et de son sol.</p> + +<p>«De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent +en <i>association</i> avec les <i>êtres</i> <i>supérieurs</i> et <i>puissants</i>, des +cieux; et cette <i>association</i> se resserra chaque jour par la +constitution<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span> même du langage et le mécanisme de l'esprit. On disait, +par une métaphore naturelle: «Le <i>taureau</i> répand sur la terre les +germes de la fécondité (au printemps); il ramène l'abondance et la +création des plantes (qui nourrissent). L'agneau (ou belier) <i>délivre</i> +les cieux des <i>génies</i> <i>malfaisants</i> de l'hiver; il <i>sauve</i> le <i>monde</i> +du <i>serpent</i> (emblème de l'humide saison), et il ramène le règne du +<i>bien</i> (de l<i>été</i>, saison de toute jouissance). Le <i>scorpion</i> verse son +venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc.; et ainsi de +tous les effets semblables.»</p> + +<p>«Ce langage, compris de tout le monde, subsista d'abord sans +inconvénient; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été +réglé, le peuple, qui n'eut plus besoin de l'observation du ciel, perdit +de vue le motif de ces expressions; et leur allégorie, restée dans +l'usage de la vie, y devint un écueil fatal à l'entendement et à la +raison. Habitué à joindre aux <i>symboles</i> les idées de leurs <i>modèles</i>, +l'esprit finit par les confondre: alors, ces mêmes animaux, que la +pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre; mais +dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s'en arrogèrent les +attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le +peuple, croyant voir près de lui ses <i>dieux</i>, leur adressa plus +facilement sa prière; il demanda au <i>belier</i> de son troupeau les +influences qu'il atten<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span>dait du <i>belier céleste</i>; il pria le scorpion de +ne point répandre son venin sur la nature; il révéra le <i>crabe</i> de la +mer, le <i>scarabée</i> du limon, le <i>poisson</i> du fleuve; et, par une série +d'analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe +d'absurdités <i>conséquentes</i>.</p> + +<p>«Voilà quelle fut l'origine de ce <i>culte antique</i> et bizarre des +<i>animaux</i>; voilà par quelle marche d'idées le caractère de la divinité +passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système +<i>théologique</i> très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du +Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les +conquêtes, envahit tout l'ancien monde; et qui, modifié par les temps, +par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert +chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la +théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent.»</p> + +<p>À ces mots, quelques murmures s'étant fait entendre dans divers groupes: +«Oui, continua l'orateur, voilà d'où vient, par exemple, chez vous, +peuples <i>africains</i>! l'adoration de vos <i>fétiches</i>, <i>plantes</i>, +<i>animaux</i>, <i>cailloux</i>, <i>morceaux</i> de bois, devant qui vos ancêtres +n'eussent pas eu le délire de se courber, s'ils n'y eussent vu des +<i>talismans</i> en qui la <i>vertu des astres</i> s'était <i>insérée</i>. Voilà, +nations tartares, l'origine de vos <i>marmousets</i> et de tout cet appareil +d'animaux dont vos <i>chamans</i> bi<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span>garrent leurs robes magiques. Voilà +l'origine de ces <i>figures</i> d'oiseaux, de serpents, que toutes les +nations sauvages s'impriment sur la peau avec des cérémonies +mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens! vainement vous enveloppez-vous +du voile du mystère: l'épervier de votre dieu Vichenou n'est que l'un +des <i>mille</i> emblèmes du <i>soleil</i> en Égypte; et vos incarnations d'un +<i>dieu</i> en <i>poisson</i>, en <i>sanglier</i>, en <i>lion</i>, en <i>tortue</i>, et toutes +ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l'astre +qui, passant successivement dans les <i>signes</i> des <i>douze animaux</i>, fut +censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. +Vous, Japonais! votre <i>taureau</i> qui brise l'<i>œuf du monde</i> n'est que +celui du ciel qui, jadis, <i>ouvrait l'âge de la création</i>, l'équinoxe du +printemps. C'est ce même <i>bœuf Apis</i> qu'adorait l'Égypte, et que vos +ancêtres, ô rabbins juifs! adorèrent aussi dans l'idole du <i>veau d'or</i>. +C'est encore votre <i>taureau</i>, enfants de Zoroastre! qui, sacrifié dans +les mystères symboliques de <i>Mithra</i>, versait un <i>sang fécond</i> pour le +monde. Et vous, chrétiens! votre <i>bœuf</i> de l'Apocalypse, avec ses ailes, +<i>symbole</i> de l'<i>air</i>, n'a pas une autre origine; et votre <i>agneau de +Dieu</i>, immolé, comme le <i>taureau</i> de <i>Mithra</i>, pour le <i>salut du monde</i>, +n'est encore que ce même <i>soleil</i> au signe du <i>belier céleste</i>, lequel, +dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l'équinoxe, fut censé +délivrer le monde<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span> du règne du <i>mal</i>, c'est-à-dire de la constellation +du <i>serpent</i>, de cette <i>grande couleuvre</i>, <i>mère de l'hiver</i>, et emblème +de l'<i>Ahrimanes</i> ou <i>Satan des Perses</i>, vos instituteurs. Oui, vainement +votre zèle imprudent dévoue les <i>idolâtres</i> aux tourments du <i>Tartare</i> +qu'ils ont inventé; toute la base de votre système n'est que le culte du +<i>soleil</i>, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal +personnage. C'est le <i>soleil</i> qui, sous le nom d'<i>Orus</i>, <i>naissait</i>, +comme votre dieu, au <i>solstice</i> d'hiver, dans les bras de la <i>vierge +céleste</i>, et qui passait une enfance <i>obscure</i>, <i>dénuée</i>, <i>disetteuse</i>, +comme l'est la saison des frimas. C'est lui qui, sous le nom d'<i>Osiris</i>, +persécuté par <i>Typhon</i> et par les <i>tyrans</i> de l'air, était <i>mis à mort</i>, +renfermé dans un <i>tombeau obscur</i>, emblème de l'<i>hémisphère d'hiver</i>, et +qui ensuite, se <i>relevant</i> de la <i>zone inférieure</i> vers le point +culminant des cieux, <i>ressuscitait</i> vainqueur des <i>géants</i> et des <i>anges +destructeurs</i>.</p> + +<p>«Vous, prêtres! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre +corps: votre <i>tonsure</i> est le <i>disque du soleil</i>, votre <i>étole</i> est son +<i>zodiaque</i>, vos <i>chapelets</i> sont l'emblème des astres et des planètes. +Vous, pontifes et prélats! votre <i>mitre</i>, votre <i>crosse</i>, votre +<i>manteau</i>, sont ceux d'<i>Osiris</i>; et cette <i>croix</i>, dont vous vantez le +<i>mystère</i> sans le comprendre, est la croix de <i>Sérapis</i>, tracée par la +main des prêtres égyptiens sur le plan d'un<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span> monde figuré, laquelle, +passant par les <i>équinoxes</i> et par les <i>tropiques</i>, devenait l'emblème +de la <i>vie future</i> et de la <i>résurrection</i>, parce qu'elle touchait au +<i>portes</i> d'ivoire et de corne, par où les ames passaient aux cieux.»</p> + +<p>À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder +avec étonnement; mais nul ne rompant le silence, l'orateur continua:</p> + +<p>«Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. +Premièrement, les <i>expressions figurées</i> par lesquelles le langage +naissant fut contraint de peindre les rapports des objets; expressions +qui, passant ensuite d'un sens propre à un sens général, d'un sens +physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs +synonymes, une foule de méprises.</p> + +<p>«Ainsi, ayant dit d'abord que le <i>soleil surmontait, venait à bout de +douze animaux</i>, on crut par la suite qu'il les <i>tuait</i>, les +<i>combattait</i>, les <i>domptait</i>; et l'on en fit la vie historique +d'<i>Hercule</i>.</p> + +<p>«Ayant dit qu'il <i>réglait</i> le temps des travaux, des semailles, des +moissons, qu'il <i>distribuait</i> les <i>saisons</i>, les occupations; qu'il +<i>parcourait</i> les climats, qu'il <i>dominait</i> sur la <i>terre</i>, etc., on le +prit pour un <i>roi législateur</i>, pour un <i>guerrier conquérant</i>; et l'on +en composa l'histoire d'<i>Osiris</i>, de <i>Bacchus</i> et de leurs semblables.<span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span></p> + +<p>«Ayant dit qu'une planète <i>entrait</i> dans un signe, on fit de leur +<i>conjonction</i> un <i>mariage</i>, un <i>adultère</i>, un <i>inceste</i>. Ayant dit +qu'elle était <i>cachée</i>, <i>ensevelie</i>, parce qu'après avoir disparu elle +revenait à la <i>lumière</i> et remontait en <i>exaltation</i>, on la dit <i>morte</i>, +<i>ressuscitée</i>, <i>enlevée</i> au <i>ciel</i>, etc.</p> + +<p>«Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes +par lesquelles on peignit d'abord les pensées, et qui, sous le nom +<i>d'hiéroglyphes</i> ou <i>caractères sacrés</i>, furent la première invention de +l'esprit. Ainsi, pour avertir de l'<i>inondation</i> et du besoin de s'en +préserver, l'on avait peint une <i>nacelle</i>, le <i>navire Argo</i>; pour +désigner le <i>vent</i>, l'on avait peint une <i>aile d'oiseau</i>; pour spécifier +la <i>saison</i>, le <i>mois</i>, l'on avait peint l'<i>oiseau</i> de <i>passage</i>, +l'<i>insecte</i>, l'<i>animal</i> qui apparaissait à cette époque; pour exprimer +l'<i>hiver</i>, on peignit un <i>porc</i>, un <i>serpent</i>, qui se plaisent dans les +<i>lieux humides</i>; et la réunion de ces figures avait des sens <i>convenus</i> +de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien +de fixe et de précis; comme le nombre de ces figures et de leurs +combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta +d'abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant +inventé l'art plus simple d'appliquer les signes aux sons, dont le +nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, +l'<i>écriture alphabétique</i> fit tomber en désuétude les <i>peintures</i><span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span> +<i>hiéroglyphiques</i>; et, de jour en jour, leurs significations oubliées +donnèrent lieu à une foule d'illusions, d'équivoques et d'erreurs.</p> + +<p>«Enfin, une troisième cause de confusion fut l'organisation civile des +anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à +l'agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des +observations astronomiques continues, il fut nécessaire d'y préposer +quelques individus chargés de veiller à l'apparition et au coucher de +certaines étoiles; d'avertir du retour de l'inondation, de certains +vents, de l'époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de +grain: ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des +travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette +position, uniquement occupés de l'observation, ils ne tardèrent pas de +saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de +plusieurs de ses opérations: ils connurent la marche des astres et des +planètes; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les +productions de la terre et le mouvement de la végétation; les propriétés +médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes; le jeu des +éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu'il n'existait de +moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de +l'instruction orale, ils ne les transmettaient qu'à leurs amis et à +leurs parents; et il en résulta une<span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span> concentration de toute science et +de toute instruction dans quelques familles, qui, s'en arrogeant le +priviléges exclusif, prirent un esprit de <i>corps</i> et d'<i>isolement</i> +funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes +recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la +vérité plus hâtif; mais par le mystère qui l'accompagnait, le peuple, +plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus +superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains +phénomènes, <i>annoncer</i>, comme à volonté, des éclipses et des comètes, +guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication +avec les <i>puissances célestes</i>; et pour obtenir les biens ou repousser +les maux qu'il en attendait, il les prit pour ses <i>médiateurs</i> et ses +<i>interprètes</i>; et il s'établit, au sein des États, des <i>corporations +sacriléges</i> d'hommes <i>hypocrites</i> et <i>trompeurs</i>, qui attirèrent à eux +tous les pouvoirs; et les <i>prêtres</i>, à la fois <i>astronomes</i>, +<i>théologues</i>, <i>physiciens</i>, <i>médecins</i>, <i>magiciens</i>, <i>interprètes</i> des +<i>dieux</i>, <i>oracles</i> des <i>peuples</i>, <i>rivaux</i> des <i>rois</i>, ou leurs +<i>complices</i>, établirent, sous le nom de <i>religion</i>, un <i>empire</i> de +<i>mystère</i> et un <i>monopole d'instruction</i>, qui ont perdu jusqu'à ce jour +les nations.....»</p> + +<p>À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l'orateur; et +jetant de grands cris, ils l'accusèrent d'impiété, d'irréligion, de +blas<span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span>phème, et voulurent l'empêcher de continuer: mais le législateur +ayant observé que ce n'était qu'une <i>exposition de faits historiques</i>; +que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les +démentir; que jusque-là l'énoncé de toute <i>opinion</i> était libre, sans +quoi il était impossible de découvrir la vérité, l'orateur reprit:</p> + +<p>«Or, de toutes ces causes et de l'association continuelle d'idées +disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans +la morale, dans les traditions; et d'abord, parce que les <i>animaux</i> +figurèrent les <i>astres</i>, il arriva que les qualités des brutes, leurs +penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et +furent supposés être leurs actions: ainsi, le dieu <i>ichneumon</i> fit la +guerre au dieu <i>crocodile</i>, le dieu <i>loup</i> voulut <i>manger</i> le dieu +<i>mouton</i>, le dieu <i>ibis</i> dévora le dieu <i>serpent</i>; et la <i>divinité</i> +devint un <i>être bizarre, capricieux, féroce</i>, dont l'idée dérégla le +jugement de l'homme, et corrompit sa morale avec sa raison.</p> + +<p>«Et parce que, dans l'esprit de leur culte, chaque famille, chaque +nation avait pris pour <i>patron</i> spécial un <i>astre</i>, une <i>constellation</i>, +les affections et les antipathies de l'<i>animal-symbole</i> passèrent à ses +sectateurs; et les partisans du dieu <i>chien</i> furent ennemis de ceux du +dieu <i>loup</i>; les adorateurs du dieu <i>bœuf</i> eurent en horreur ceux qui le +mangeaient; et la religion devint un mobile de haine<span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span> et de combats, une +cause insensée de délire et de superstition.</p> + +<p>«D'autre part, les noms des <i>astres-animaux</i> ayant, par cette même +raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des +montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des <i>dieux</i>, et il +en résulta un mélange d'êtres géographiques, historiques et +mythologiques, qui confondit toutes les traditions.</p> + +<p>«Enfin, par l'analogie des actions qu'on leur supposa, les +<i>dieux-astres</i> ayant été pris pour des <i>hommes</i>, pour des <i>héros</i>, pour +des <i>rois</i>, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des +<i>dieux</i> pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, +sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux; et la religion consacra +les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements.</p> + + +<p class="sous">§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme.</p> + +<p>«Cependant les prêtres astronomes, dans l'abondance et la paix de leurs, +temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences; +et le <i>système du monde</i> s'étant développé graduellement à leurs yeux, +ils élevèrent successivement diverses <i>hypothèses</i> de ses <i>effets</i> et de +ses <i>agents</i>, qui devinrent autant de <i>systèmes théologiques</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span></p> + +<p>«Et d'abord les navigations des <i>peuples maritimes</i> et les caravanes des +<i>nomades</i> d'Asie et d'Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis +les <i>îles Fortunées</i> jusqu'à la <i>Sérique</i>, et depuis la Baltique +jusqu'aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses +zones leur découvrit la <i>rondeur</i> du globe, et fit naître une nouvelle +théorie. Ayant remarqué que toutes les <i>opérations</i> de la nature, dans +la période annuelle, se résumaient en <i>deux principales</i>, celle de +<i>produire</i> et celle de <i>détruire</i>; que, sur la majeure partie du globe, +chacune de ces opérations s'accomplissait également de l'un à l'autre +équinoxe; c'est-à-dire que pendant les six mois d'été tout se +<i>procréait</i>, se <i>multipliait</i>, et que pendant les six mois d'hiver tout +<i>languissait</i>, <i>était</i> presque mort, ils supposèrent, dans la <span class="smcap">nature</span>, +<i>des puissances contraires</i> en un état continuel de <i>lutte</i> et d'effort; +et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les +<i>tableaux</i> qu'ils en figuraient en deux <i>moitiés</i> ou <i>hémisphères</i>, tels +que les constellations qui se trouvaient dans le <i>ciel d'été</i> formèrent +un <i>empire direct</i> et <i>supérieur</i>, et celles qui se trouvaient dans le +ciel d'<i>hiver</i> formèrent un <i>empire antipode et inférieur</i>. Or, de ce +que les <i>constellations</i> d'été <i>accompagnaient</i> la saison des jours +longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles +furent censées des <i>puissances</i> de <i>lumière</i>, de <i>fécondité</i>, de +<i>création</i>, et, par trans<span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span>ition du sens physique au moral, des <i>génies</i>, +des <i>anges</i> de <i>science</i>, de <i>bienfaisance</i>, de <i>pureté</i> et de <i>vertu</i>: +et de ce que les <i>constellations</i> d'hiver se liaient aux longues nuits, +aux brumes polaires, elles furent des <i>génies</i> de <i>ténèbres</i>, de +<i>destruction</i>, de <i>mort</i>, et, par transition, des anges d'<i>ignorance</i>, +de <i>méchanceté</i>, de <i>péché</i> et de <i>vice</i>. Par une telle disposition, le +ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux <i>factions</i>: et déja +l'analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de +l'imagination; mais une circonstance particulière détermina, si même +elle n'occasiona, la méprise et l'illusion. (<i>Suivez la planche III.</i>)</p> + +<p>«Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres +astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, +présentaient leurs moitiés en <i>opposition</i> diamétrale; l'hémisphère +d'hiver, <i>antipode</i> à celui d'été, lui était <i>adverse</i>, <i>contraire</i>, +<i>opposé</i>. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens +moral; et les <i>anges</i>, les <i>génies adverses</i> devinrent des <i>révoltés</i>, +des <i>ennemis</i>. Dès lors, toute l'histoire astronomique des +constellations se changea en histoire politique; le ciel fut un État +<i>humain</i> où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, +la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déja le soleil en +était un apparent des cieux, l'<i>hémisphère d'été</i>, <i>empire de lumière</i>, +et ses <i>constellations</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span> peuple d'<i>anges blancs</i>, eurent pour roi un +dieu <i>éclairé, intelligent, créateur</i> et <i>bon</i>. Et, comme toute faction +<i>rebelle</i> doit avoir son <i>chef</i>, le ciel d'<i>hiver</i>, empire <i>souterrain</i> +de <i>ténèbres</i> et de tristesse, et ses <i>astres</i>, peuple d'anges <i>noirs</i>, +<i>géans</i> ou <i>démons</i>, eurent pour chef un <i>génie</i> malfaisant, dont le +rôle fut attribué à la <i>constellation</i> la plus remarquée par chaque +peuple. En Égypte, ce fut d'abord le <i>scorpion</i>, <i>premier</i> signe +zodiacal après la balance, et long-temps <i>chef</i> des signes de l'hiver; +puis ce fut l'<i>ours</i>, ou l'<i>âne</i> polaire, appelé <i>Typhon</i>, c'est-à-dire +<i>déluge</i>, à raison des <i>pluies</i> qui <i>inondent</i> la terre pendant que cet +astre <i>domine</i>. Dans la <i>Perse</i>, en un temps postérieur, ce fut le +<i>serpent</i> qui, sous le nom d'<i>Ahrimanes</i>, forma la base du système de +<i>Zoroastre</i>; et c'est lui, ô <i>chrétiens</i> et juifs! qui est devenu votre +<i>serpent</i> d'<i>Ève</i> (la vierge céleste) et celui de la <i>croix</i>, dans les +deux cas, emblème de <i>Satan, l'ennemi</i>, le grand <i>adversaire</i> de +l'<i>ancien des jours</i>, chanté par <i>Daniel</i>.</p> + +<p>«Dans la Syrie, ce fut le <i>porc</i> ou le <i>sanglier</i> ennemi d'<i>Adonis</i>, +parce que, dans cette contrée, le rôle de l'<i>ours boréal</i> fut rempli par +l'animal dont les inclinations <i>fangeuses</i> sont emblématiques de +l'<i>hiver</i>; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet! vous +l'avez pris en horreur, à l'imitation des prêtres de <i>Memphis</i> et de +<i>Baalbek</i>, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu <i>soleil</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span> +C'est aussi le type premier de votre <i>Chib-en</i>, ô Indiens! lequel fut +jadis le <i>Pluton</i> de vos frères les Romains et les Grecs: ainsi que +votre <i>Brahma</i>, ce dieu créateur n'est que l'<i>Ormuzd</i> persan et +l'<i>Osiris</i> égyptien, dont le nom même exprime un <i>pouvoir créateur, +producteur de formes</i>. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs +attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se +partagea en deux branches diverses. Dans l'une, le dieu <i>bon</i> reçut le +culte d'<i>amour</i> et de <i>joie</i>, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre gai; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, +de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens +et l'ame. Dans l'autre, le dieu <i>mauvais</i> reçut, au contraire, un culte +de <i>crainte</i> et de <i>douleur</i>, d'où dérivent tous les actes religieux du +genre triste; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les +offrandes sanglantes et les sacrifices cruels.</p> + +<p>«De là vient encore ce partage des êtres terrestres en <i>purs</i> ou +<i>impurs</i>, en <i>sacrés</i> ou <i>abominables</i>, selon que leurs espèces se +trouvèrent du nombre des constellations de l'un des deux dieux, et +firent partie de leur domaine: ce qui produisit d'une part les +superstitions de souillures et de purifications, et de l'autre les +prétendues <i>vertus</i> efficaces des amulettes et des <i>talismans</i>.</p> + +<p>«Vous concevez maintenant, continua l'orateur en s'adressant aux +Indiens, aux Perses, aux<span class='pagenum'><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span> juifs, aux chrétiens, aux musulmans; vous +concevez l'origine de ces idées de <i>combats</i>, de <i>rébellions</i>, qui +remplissent également vos <i>mythologies</i>. Vous voyez ce que signifient +les <i>anges blancs</i> et les <i>anges noirs</i>, les <i>chérubins</i> et les +<i>séraphins</i> à la tête d'<i>aigle</i>, de <i>lion</i> ou de <i>taureau</i>; les <i>deûs</i>, +<i>diables</i> ou <i>démons à cornes de bouc, à queue de serpent</i>; les <i>trônes</i> +et les <i>dominations</i> rangés en <i>sept ordres</i> ou <i>gradations comme</i> les +<i>sept sphères</i> des <i>planètes</i>; tous êtres jouant les mêmes rôles, ayant +les mêmes attributs dans les <i>Védas</i>, les <i>Bibles</i> ou le <i>Zend-avesta</i>, +soit qu'ils aient pour chef <i>Ormuzd</i> ou <i>Brachma</i>, <i>Typhon</i> ou <i>Chiven</i>, +<i>Michel</i> ou <i>Satan</i>; soit qu'ils se présentent sous la forme de <i>géants</i> +à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en <i>lions</i>, +en <i>ibis</i>, en <i>taureaux</i>, en <i>chats</i>, comme dans les contes sacrés des +Grecs et des Égyptiens; vous apercevez la filiation successive de ces +idées, et comment, à mesure qu'elles se sont éloignées de leurs sources, +et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes +grossières pour les rapprocher d'un état moins choquant.</p> + +<p>«Or, de même que le système de deux <i>principes</i>, ou <i>dieux opposés</i>, +naquit de celui des <i>symboles</i>, entrés tous dans sa contexture, de même +vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son +tour de base et d'échelon.»<span class='pagenum'><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span></p> + + +<p class="sous">§ V. Culte mystique et moral, ou système de l'autre monde.</p> + +<p>«En effet, alors que le vulgaire entendit parler d'<i>un nouveau ciel</i> et +d'<i>un autre monde</i>, il donna bientôt un corps à ces <i>fictions</i>; il y +plaça un théâtre solide, des scènes réelles; et les notions +géographiques et astronomiques vinrent favoriser, si même elles ne +provoquèrent cette illusion.</p> + +<p>«D'une part, les navigateurs phéniciens, ceux qui, passant les <i>colonnes +d'Hercule</i>, allaient chercher l'étain de <i>Thulé</i> et l'ambre de la +<i>Baltique</i>, racontaient qu'à l'extrémité du mondé, au bout de l'Océan +(la Méditerranée), où le soleil se couche pour les contrées asiatiques, +étaient des <i>îles fortunées</i>, séjour d'un printemps éternel, et plus +loin des <i>régions hyperboréennes</i> placées <i>sous terre</i> (relativement aux +tropiques), où régnait une <i>éternelle</i> nuit<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>. Sur ces récits mal +compris, et sans doute confusément faits, l'imagination du peuple +composa les Champs <i>Élysées</i><a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>, <i>lieux de délices placés dans un monde +inférieur</i>, ayant leur ciel, leur soleil, leurs astres; et le <i>Tartare, +lieu de ténèbres</i>, d'<i>humidité</i>, de <i>fange</i>, de <i>frimas</i>. Or, parce que +l'homme, curieux de tout ce qu'il ignore et avide d'une longue +existence, s'était<span class='pagenum'><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span> déja interrogé sur ce qu'il devenait après sa mort, +parce qu'il avait de bonne heure raisonné sur le <i>principe</i> de <i>vie</i> qui +anime son corps, qui s'en sépare sans le déformer, et qu'il avait +imaginé les <i>substances</i> déliées, les <i>fantômes</i>, les <i>ombres</i>, il aima +à croire qu'il continuerait, dans le monde <i>souterrain</i>, cette vie qu'il +lui coûtait trop de perdre; et les <i>lieux infernaux</i> furent un +emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne +pouvait renoncer.</p> + +<p>«D'autre part, les <i>prêtres astrologues</i> et <i>physiciens</i> faisaient de +leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui +s'encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur +langage métaphorique, les <i>équinoxes</i> et les <i>solstices</i>, les <i>portes</i> +des <i>cieux</i> ou <i>entrées</i> des <i>saisons</i>, ils expliquaient les phénomènes +terrestres en disant «que par la <i>porte</i> de <i>corne</i> (d'abord le taureau, +puis le belier) et par celle du <i>cancer</i>, <i>descendaient</i> les <i>feux +vivifiants</i> qui animent au printemps la végétation, et les <i>esprits +aqueux</i> qui causent au <i>solstice</i> le <i>débordement</i> du Nil; que par la +porte d'<i>ivoire</i> (la <i>balance</i>, et auparavant l'<i>arc</i> ou sagittaire) et +par celle du <i>capricorne</i> ou de l'<i>urne</i>, s'en retournaient à leur +source et remontaient à leur origine les <i>émanations</i> ou <i>influences</i> +des cieux; et la <i>voie lactée</i>, qui passait par ces <i>portes</i> des +solstices, leur semblait placée <span class='pagenum'><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span>là exprès pour leur servir de <i>route</i> +et de <i>véhicule</i>; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait +un <i>fleuve</i> (le Nil, figuré par les plis de l'<i>hydre</i>), une barque (le +navire <i>Argo</i>) et le <i>chien Sirius</i>, tous deux relatifs à ce <i>fleuve</i>, +dont, ils présageaient l'<i>inondation</i>. Ces circonstances, associées aux +premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances; +et pour arriver au <i>Tartare</i> ou à l'Élysée, il fallut que les ames +traversassent les fleuves du <i>Styx</i> et de l'<i>Achéron</i> dans la <i>nacelle</i> +du nocher <i>Caron</i>, et qu'elles passassent par les portes de <i>corne</i> ou +d'<i>ivoire</i>, que gardait le chien <i>Cerbère</i>. Enfin, un usage civil se +joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la +consistance.</p> + +<p>«Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des +cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de +l'Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l'usage d'inhumer les +morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au <i>couchant</i>. +Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par +conséquent être <i>reçu dans une barque</i>, payer un salaire au <i>nocher</i>, +sans quoi, le corps privé de sépulture eût été la proie des bêtes +féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un +moyen puissant d'influer sur les mœurs; et saisissant par la piété +filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et +féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d'avoir<span class='pagenum'><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span> subi un +jugement préalable qui décidât si le mort méritait d'être admis au rang +de sa famille dans la <i>noire cité</i>. Une telle idée s'adaptait trop bien +à toutes les autres pour ne pas s'y incorporer; le peuple ne tarda pas +de l'y associer, et les enfers eurent leur <i>Minos</i> et leur +<i>Rhadamanthe</i>, avec la baguette, le siége, les huissiers et l'urne, +comme dans l'état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être +moral et politique, un législateur social d'autant plus redouté, que ce +législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards: alors +ce <i>monde fabuleux</i> et <i>mythologique</i>, si bizarrement composé de membres +épars, se trouva un <i>lieu de châtiment</i> et de récompense, où la +<i>justice</i> divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de +vicieux, d'erroné; et ce système <i>spirituel</i> et <i>mystique</i> acquit +d'autant plus de crédit, qu'il s'empara de l'homme par tous ses +penchants: le faible opprimé y trouva l'espoir d'une indemnité, la +consolation d'une vengeance future; l'oppresseur comptant, par de riches +offrandes, arriver toujours à l'impunité, se fit de l'erreur du vulgaire +une arme de plus pour le subjuguer; et les chefs des peuples, les rois +et les prêtres y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le +privilége qu'ils se réservèrent de répartir les graces ou les châtiments +du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu'ils +caractérisèrent à leur gré.<span class='pagenum'><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span></p> + +<p>«Voilà comment s'est introduit, dans le <i>monde visible</i> et <i>réel</i>, un +<i>monde invisible</i> et <i>imaginaire</i>; voilà l'origine de ces lieux de +<i>délices</i> et de <i>peines</i> dont vous, <i>Perses</i>! avez fait votre terre +<i>rajeunie</i>, votre ville de <i>résurrection</i> placée sous l'<i>équateur</i>, avec +l'attribut singulier que les <i>heureux n'y donneront point d'ombre</i>. +Voilà, <i>juifs</i> et <i>chrétiens</i>, disciples des <i>Perses</i>! d'où sont venus +votre <i>Jérusalem</i> de l'Apocalypse; votre <i>paradis</i>, votre <i>ciel</i>, +caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d'Hermès. Et +vous, musulmans! votre enfer, abîme <i>souterrain</i>, surmonté d'un pont, +votre <i>balance</i> des <i>ames</i> et de leurs œuvres, votre <i>jugement</i> par les +anges <i>Monkir</i> et <i>Nékir</i>, ont également pris leurs modèles dans les +<i>cérémonies mystérieuses</i> de l'<i>antre de Mithra</i>; et votre ciel ne +diffère en rien de celui d'<i>Osiris</i>, d'<i>Ormuzd</i> et de <i>Brahma</i>.</p> + + +<p class="sous">§ VI. Sixième système. Monde animé, ou culte de l'univers sous divers +emblèmes.</p> + +<p>«Tandis que les peuples s'égarèrent dans le labyrinthe ténébreux de la +<i>mythologie</i> et des fables, les prêtres physiciens, poursuivant leurs +études et leurs recherches sur l'ordre et la disposition de l'<i>univers</i>, +arrivèrent à de nouveaux résultats; et dressèrent de nouveaux systèmes +de <i>puissances</i> et de <i>causes motrices</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span></p> + +<p>«Long-temps bornés aux simples <i>apparences</i>, ils n'avaient vu dans les +mouvements des astres qu'un jeu inconnu de corps lumineux, qu'ils +croyaient rouler autour de la <i>terre</i>, point central de toutes les +sphères; mais alors qu'ils eurent découvert la <i>rondeur</i> de notre +planète, les conséquences de ce premier fait les conduisirent à des +considérations nouvelles; et, d'induction en induction, ils s'élevèrent +aux plus hautes conceptions de l'astronomie et de la physique.</p> + +<p>«En effet, ayant conçu cette idée lumineuse et simple, que le <i>globe +terrestre est un petit cercle inscrit dans le cercle plus grand des +cieux</i>, la théorie des <i>cercles concentriques</i> s'offrit d'elle-même à +leur hypothèse, pour résoudre le cercle <i>inconnu</i> du globe terrestre par +des points <i>connus</i> du cercle céleste; et la mesure d'un ou de plusieurs +degrés du méridien donna avec précision la circonférence totale. Alors, +saisissant pour <i>compas</i> le <i>diamètre</i> obtenu de la terre, un génie +heureux l'ouvrit d'une main hardie sur les orbites immenses des cieux; +et, par un phénomène inouï, du grain de sable qu'à peine il couvrait, +l'homme embrassant les distances infinies des astres, s'élança dans les +abîmes de l'espace et de la durée: là se présenta à ses regards un +nouvel ordre de l'<i>univers</i>; le globe atome qu'il habitait ne lui en +parut plus le <i>centre</i>: ce rôle important fut déféré à la masse énorme +du <i>soleil</i>; et cet astre devint le pivot en<span class='pagenum'><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span>flammé de <i>huit sphères</i> +environnantes, dont les mouvements furent désormais soumis à la +précision du calcul.</p> + +<p>«C'était déja beaucoup pour l'esprit humain, d'avoir entrepris de +résoudre la disposition et l'ordre des <i>grands êtres</i> de la <span class="smcap">nature</span>; mais +non content de ce premier effort, il voulut encore en résoudre le +<i>mécanisme</i>, en deviner l'<i>origine</i> et le <i>principe moteur</i>; et c'est là +qu'engagés dans les profondeurs abstraites et métaphysiques du +<i>mouvement</i> et de sa <i>cause première</i>, des <i>propriétés</i> inhérentes ou +communiquées de la <i>matière</i>, de ses <i>formes successives</i>, de <i>son +étendue</i>, c'est-à-dire de l'espace et du temps sans bornes, les +<i>physiciens théologues</i> se perdirent dans un chaos de raisonnements +subtils et de controverses scolastiques.</p> + +<p>«Et d'abord l'action du soleil sur les corps terrestres leur ayant fait +regarder sa substance comme un <i>feu pur</i> et <i>élémentaire</i>, ils en firent +le <i>foyer</i> et le <i>réservoir</i> d'un océan de fluide <i>igné</i>, <i>lumineux</i>, +qui, sous le nom d'<i>éther</i>, remplit l'univers, et alimenta les êtres. +Ensuite, les analyses d'une <i>physique savante</i> leur ayant fait découvrir +ce même <i>feu</i>, ou un autre parfaitement semblable, dans la composition +de tous les corps, et s'étant aperçus qu'il était l'agent <i>essentiel</i> de +ce <i>mouvement spontané</i> que l'on appelle <i>vie</i> dans les animaux et +<i>végétation</i> dans les plantes, ils conçurent le jeu <span class='pagenum'><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span>et le mécanisme de +l'<i>univers</i> comme celui d'un <span class="smcap">tout</span> <i>homogène</i>, d'un <i>corps identique, +dont les parties, quoique distantes, avaient cependant une liaison +intime</i>; et <i>le monde</i> fut un <i>être vivant</i>, animé par la circulation +organique d'un fluide <i>igné</i> ou même <i>électrique</i>, qui, par un premier +terme de comparaison pris dans l'<i>homme</i> et les animaux, eut le <i>soleil</i> +pour <i>cœur</i> ou foyer.</p> + +<p>«Alors, parmi les philosophes théologues, les uns partant de ces +principes, résultats de l'observation, «que rien ne s'anéantit dans le +monde; que les éléments sont indestructibles; qu'ils changent de +combinaisons, mais non de nature; que la vie et la mort des êtres né +sont que des modifications variées des mêmes <i>atomes</i>; que la <i>matière</i> +possède par elle-même des propriétés d'où résultent toutes ses manières +d'être; que le <i>monde</i> est <i>éternel</i>, sans bornes d'espace et de durée;» +les uns dirent que l'<i>univers entier était Dieu</i>; et selon eux, <i>Dieu</i> +fut un <i>être</i> à la fois <i>effet</i> et <i>cause</i>, <i>agent</i> et <i>patient</i>, +<i>principe moteur</i> et <i>chose mue</i>, ayant pour lois les propriétés +invariables qui constituent la fatalité; et ceux-là peignirent leur +pensée tantôt par l'emblème de <span class="smcap">Pan</span> (le <span class="smcap">grand tout</span>), ou <i>de Jupiter</i> au +front d'<i>étoiles</i>, au corps <i>planétaire</i>, aux <i>pieds d'animaux</i>, ou de +l'<i>œuf orphique</i>, dont le <i>jaune</i>, suspendu au milieu d'un liquide +enceint d'une <i>voûte</i>, figura le <i>globe</i> du <i>soleil</i> nageant dans +l'<i>éther</i> au milieu de la <i>voûte</i> des cieux: tantôt par celui d'un +<i>grand serpent</i><span class='pagenum'><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span> <i>rond</i>, figurant les cieux où ils plaçaient le premier +mobile, par cette raison de <i>couleur d'azur</i>, parsemé de <i>taches d'or</i> +(les étoiles), <i>dévorant</i> sa <i>queue</i>, c'est-à-dire <i>rentrant</i> en +lui-même et se <i>repliant</i> éternellement comme les révolutions des +sphères: tantôt par celui d'un <i>homme</i> ayant les pieds <i>liés</i> et +<i>joints</i>, pour signifier l'<i>existence immuable</i>; enveloppé d'un manteau +de <i>toutes les couleurs</i>, comme le spectacle de la nature, et portant +sur la tête une <i>sphère d'or</i>, emblème de la sphère des étoiles: ou par +celui d'un autre homme quelquefois assis sur la fleur du <i>lotos</i> portée +sur l'abîme des eaux; quelquefois couché sur une pile de douze +<i>carreaux</i>, figurant les douze signes célestes. Et voilà <i>Indiens</i>, +<i>Japonais</i>, <i>Siamois</i>, <i>Tibetains</i>, <i>Chinois</i>! la théologie qui, fondée +par les Égyptiens, s'est transmise et gardée, chez vous dans les +tableaux que vous tracez de <i>Brahma</i>, de <i>Beddou</i>, de <i>Sommonacodom</i>, +d'<i>Omito</i>: Voilà même, hébreux et chrétiens! l'opinion dont vous avez +conservé une parcelle dans votre <i>dieu</i>, <i>souffle porté sur les eaux</i>, +par une illusion au <i>vent</i>, qui, à l'<i>origine</i> du <i>monde</i>, c'est-à-dire +au départ des <i>sphères</i> du <i>signe</i> du <i>cancer</i>, annonçait l'inondation, +du <i>Nil</i>, et semblait préparer la <i>création</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span></p> + + +<p class="sous">§ VII. Septième système. Culte de l'<span class="smcap">ame</span>du <span class="smcap">monde</span>, c'est-à-dire de +l'élément du feu, principe vital de l'univers.</p> + +<p>«Mais d'autres, répugnant à cette idée d'un <i>être</i> à la fois <i>effet</i> et +<i>cause</i>, <i>agent</i> et <i>patient</i>, et rassemblant en une même nature des +natures contraires, distinguèrent le <i>principe moteur</i> de la <i>chose +mue</i>; et posant que la <i>matière</i> était <i>inerte</i> en elle-même, ils +prétendirent que ses propriétés lui étaient communiquées par un <i>agent +distinct</i>, dont elle n'était que l'<i>enveloppe</i> et le <i>fourreau</i>. Cet +<i>agent</i> pour les uns fut le <i>principe igné</i>, reconnu l'auteur de tout +<i>mouvement</i>; pour les autres ce fut le fluide appelé <i>éther</i>, cru plus +actif et plus subtil; or, comme ils appelaient dans les animaux le +<i>principe vital</i> et <i>moteur</i>, une <i>ame</i>, un <i>esprit</i>, et comme il +raisonnaient sans cesse par comparaison, surtout par celle de l'<i>être +humain</i>, ils donnèrent au principe <i>moteur</i> de tout l'univers le nom +d'<i>ame</i>, d'<i>intelligence</i>, d'<i>esprit</i>; et <i>Dieu</i> fut l'<i>esprit vital</i> +qui, <i>répandu dans tous les êtres, anima le vaste corps du monde</i>. Et +ceux-là peignirent leur pensée tantôt par <i>You-piter</i>, <i>essence</i> du +<i>mouvement</i> et de l'<i>animation</i>, <i>principe</i> de l'<i>existence</i>, ou plutôt +l'<i>existence</i> elle-même; tantôt par <i>Vulcain</i> on <i>Phtha</i>, <i>feu-principe</i> +et <i>élémentaire</i>, ou par l'autel de <i>Vesta</i>, placé centralement dans son +temple, comme le <i>soleil</i> dans les <i>sphères</i>; et<span class='pagenum'><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span> tantôt par <i>Kneph</i>, +être humain vêtu de <i>bleu foncé</i>, ayant en main un <i>sceptre</i> et une +<i>ceinture</i> (le zodiaque), coiffé d'un bonnet de <i>plumes</i>, pour +<i>exprimer</i> la <i>fugacité</i> de sa <i>pensée</i>, et produisant de sa bouche le +<i>grand œuf</i>.</p> + +<p>«Or, par une conséquence de ce système, chaque être contenant en soi une +portion du fluide <i>igné</i> ou <i>éthérien</i>, moteur <i>universel</i> et commun; et +ce fluide <i>ame du monde</i> étant la <i>divinité</i>, il s'ensuivit que les +<i>ames</i> de tous les êtres furent une <i>portion</i> de <i>Dieu</i> même, +participant à tous ses attributs, c'est-à-dire étant une substance +<i>indivisible</i>, <i>simple</i>, <i>immortelle</i>; et de là tout le système de +l'<i>immortalité</i> de l'ame, qui d'abord fut <i>éternité</i>. De là aussi ses +<i>transmigrations</i> connues sous le nom de <i>métempsycose</i>, c'est-à-dire de +passage du <i>principe vital</i> d'un corps à un autre; idée née de la +transmigration véritable des éléments <i>matériels</i>. Et voilà, Indiens, +boudhistes, chrétiens, musulmans! d'où dérivent toutes vos opinions sur +la <i>spiritualité</i> de l'ame: voilà quelle fut la source des rêveries de +<i>Pythagore</i> et de <i>Platon</i>, vos instituteurs, qui eux-mêmes ne furent +que les échos d'une dernière secte de philosophes visionnaires qu'il +faut développer.<span class='pagenum'><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span></p> + + +<p class="sous">§ VIII. Huitième système. <span class="smcap">Monde-Machine</span>: culte du Démi-Ourgos <i>ou</i> +Grand-Ouvrier.</p> + +<p>«Jusque-là les théologiens, en s'exerçant sur les substances <i>déliées</i> +et <i>subtiles</i> de l'<i>éther</i> et du <i>feu-principe</i>, n'avaient cependant pas +cessé de traiter d'êtres palpables et perceptibles aux sens, et la +théologie avait continué d'être la <i>théorie</i> des <i>puissances physiques</i>, +placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans +tout l'univers; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant +le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant +les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats +par l'introduction d'une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent +que cet <i>univers</i>, ces cieux, ces astres, ce soleil, n'étaient qu'une +<i>machine</i> d'un genre ordinaire; et à cette première hypothèse appliquant +une comparaison tirée des <i>ouvrages</i> de l'<i>art</i>, ils élevèrent l'édifice +des sophismes les plus bizarres. «Une machine, dirent-ils, ne se +fabrique point elle-même: elle a un ouvrier antérieur, elle l'indique +par son existence. Le <i>monde</i> est une <i>machine</i>: donc il existe un +fabricateur.»</p> + +<p>«De là, le <i>démi-ourgos</i> ou <i>grand-ouvrier</i>, constitué <i>divinité</i> +autocratrice et suprême. Vainement l'ancienne philosophie objecta que +l'<i>ouvrier</i><span class='pagenum'><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span> même avait besoin de <i>parents</i> et d'<i>auteurs</i>, et que l'on +ne faisait qu'ajouter un échelon en ôtant l'éternité au monde pour la +lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, +passèrent à un second; et, appliquant à leur <i>ouvrier</i> la théorie de +l'<i>entendement</i> humain, ils prétendirent que le <i>démi-ourgos</i> avait +fabriqué sa machine sur un <i>plan</i> ou <i>idée</i> résidant en son +<i>entendement</i>. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé +dans la <i>sphère</i> des fixes le <i>grand mobile régulateur</i>, sous le nom +d'<i>intelligence</i>, de <i>raisonnement</i>, les <i>spiritualistes</i>, leurs +<i>mimes</i>, s'emparant de cet <i>être</i>, l'attribuèrent au <i>démi-ourgos</i>, en +en faisant une substance distincte, <i>existante</i> par <i>elle-même</i>, qu'ils +appelèrent <i>mens</i> ou <i>logos</i> (<i>parole</i> et <i>raisonnement</i>). Et comme +d'ailleurs ils admettaient l'existence de <i>l'ame</i> du <i>monde</i>, ou +<i>principe solaire</i>, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades +ou échelons de personnes <i>divines</i>, qui furent 1º le <i>démi-ourgos</i> ou +<i>dieu-ouvrier</i>; 2º le <i>logos</i>, <i>parole</i> et <i>raisonnement</i>; et 3º +l'<i>esprit</i> ou l'<i>ame</i> (du monde). Et voilà, chrétiens! le roman sur +lequel vous avez fondé votre <i>Trinité</i>; voilà le systême qui, né +<i>hérétique</i> dans les temples égyptiens, transporté <i>païen</i> dans les +écoles de l'Italie et de la Grèce, se trouve aujourd'hui <i>catholique +orthodoxe</i> par la conversion de ses partisans, les disciples de +<i>Pythagore</i> et de <i>Platon</i> devenus <i>chrétiens</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span></p> + +<p>«Et c'est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine +l'<i>action sensible</i>, <i>multiple</i>, des <i>météores</i> et des <i>éléments</i>;</p> + +<p>«Puis la <i>puissance</i> combinée des <i>astres</i> considérés sous leurs +rapports avec les êtres terrestres;</p> + +<p>«Puis ces <i>êtres terrestres</i> eux-mêmes par la confusion des <i>symboles</i> +avec leurs <i>modèles</i>;</p> + +<p>«Puis la <i>double puissance</i> de la nature dans ses <i>deux opérations</i> +principales de <i>production</i> et de <i>destruction</i>;</p> + +<p>«Puis le <i>monde animé</i> sans distinction d'<i>agent</i> et de <i>patient</i>, +d'<i>effet</i> et de <i>cause</i>;</p> + +<p>«Puis le <i>principe solaire</i> ou l'<i>élément</i> du <i>feu</i> reconnu pour <i>moteur +unique</i>;</p> + +<p>«C'est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un <i>être +chimérique</i> et <i>abstrait</i>; une <i>subtilité scolastique</i> de substance sans +<i>forme</i>, de <i>corps</i> sans <i>figure</i>; un vrai <i>délire</i> de l'esprit, auquel +la raison n'a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage +veut-elle se dérober aux sens: le cachet de son origine lui demeure +ineffaçablement empreint; et ses attributs, tous calqués, ou sur les +attributs physiques de l'<i>univers</i>, tels que l'<i>immensité</i>, +l'<i>éternité</i>, l'<i>indivisibilité</i>, l'<i>incompréhensibilité</i>; ou sur les +affections morales de l'homme, telles que la <i>bonté</i>, la <i>justice</i>, la +<i>majesté</i>, etc; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui +ont servi de <i>types</i>, et spécialement du <i>soleil</i>, des <i>planètes</i> et <i>du +monde</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span> retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits +indélébiles de sa véritable nature.</p> + +<p>«Telle est la chaîne des idées que l'esprit humain avait déja parcourue +à une époque antérieure aux récits positifs de l'histoire; et puisque +leur continuité prouve qu'elles ont été le produit d'une même série +d'études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le +berceau de leurs éléments primitifs, dans l'<i>Égypte</i>: et leur marche y +put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens +n'avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l'<i>énigme</i> +toujours présente de l'<i>univers</i>; et que, dans la division politique qui +long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collége de +prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs +disputes, les progrès des sciences et des découvertes.</p> + +<p>«Et déja il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s'est répété +par toute la terre. À mesure que chaque système s'était formé, il avait +suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes: puis, accrédité +par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, +tantôt il se les était incorporées en les modifiant; et les révolutions +politiques étant survenues, l'agrégation des États et le mélange des +peuples confondirent toutes les opinions; et le fil des idées s'étant +perdu, la théologie tomba dans le chaos,<span class='pagenum'><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span> et ne fut plus qu'un +logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La +religion, égarée d'objet, ne fut plus qu'un moyen politique de conduire +un vulgaire crédule, dont s'emparèrent tantôt des hommes crédules +eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis +et d'une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d'ambition.</p> + + +<p class="sous">§ IX. Religion de Moïse, ou culte de l'ame du monde (You-piter).</p> + +<p>«Tel fut le législateur des <i>Hébreux</i>, qui, voulant séparer sa nation de +toute autre, et se former un empire isolé et distinct, conçut le dessein +d'en asseoir les bases sur les préjugés religieux, et d'élever autour de +lui un rempart sacré d'opinions et de rites. Mais vainement proscrit-il +le culte des <i>symboles</i> régnant dans la Basse-Égypte et la Phénicie; son +dieu n'en fut pas moins un dieu <i>égyptien</i> de l'invention de ces prêtres +dont Moïse avait été le disciple; et <i>Yahouh</i>, décelé par son propre +nom, <i>l'essence</i> (des êtres), et par son <i>symbole</i>, le <i>buisson de feu</i>, +n'est que l'<i>ame</i> du <i>monde</i>, le <i>principe moteur</i>, que, peu après, la +Grèce adopta sous la même dénomination dans son <i>You-piter, être +générateur</i>, et sous celle d'<i>Êi</i>, l'<i>existence</i>; que les Thébains +consacraient sous le nom de <i>Kneph</i>; que <i>Saïs</i> adorait sous l'emblème +d'I<span class='pagenum'><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span>sis <i>voilée</i>, avec cette inscription: <i>Je suis tout ce qui a été, +tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n'a levé mon voile</i>; +que Pythagore honorait sous le nom de <i>Vesta</i>, et que la philosophie +stoïcienne définissait avec précision en l'appelant le principe du feu. +Moïse voulut en vain effacer de sa religion tout ce qui rappelait le +culte des astres: une foule de traits restèrent malgré lui pour le +retracer; et les sept <i>lumières</i> ou <i>planètes</i> du grand chandelier, les +<i>douze pierres</i> ou <i>signes</i> de l'<i>urim</i> du grand-prêtre, la fête des +deux <i>équinoxes</i>, <i>ouvertures</i> et <i>portes</i> de deux <i>hémisphères</i>, la +cérémonie de l'<i>agneau</i> ou <i>belier céleste</i>; enfin, le nom d'<i>Osiris</i> +même conservé dans son <i>cantique</i>, et l'<i>arche</i> ou coffre imité du +tombeau où ce dieu fut enfermé, demeurent pour servir de témoins à la +filiation de ses idées et à leur extraction de la source commune.</p> + + +<p class="sous">§ X. Religion de Zoroastre.</p> + +<p>«Tel fut aussi Zoroastre, qui, deux siècles après Moïse, rajeunit et +moralisa, chez les <i>Mèdes</i> et les <i>Bactriens</i> tout le système égyptien +d'<i>Osiris</i> et de <i>Typhon</i>, sous le nom d'<i>Ormuzd</i> et d'<i>Ahrimanes</i>; qui, +pour expliquer le système de la nature, supposa deux grands <i>dieux</i> ou +<i>pouvoirs</i>, l'un occupé a <i>créer</i>, à <i>produire</i>, dans un empire de +<i>lumière</i> et de <i>douce</i> chaleur (dont le type est<span class='pagenum'><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span> l'été), et par cela, +<i>dieu</i> de <i>science</i>, de <i>bienfaisance</i>, de <i>vertu</i>; l'autre occupé à +<i>détruire</i> dans un empire de <i>ténèbres</i> et de <i>froid</i> (dont le type est +le pôle d'hiver), et par cela <i>dieu</i> d'<i>ignorance</i>, de <i>malfaisance</i> et +de <i>pèché</i>; qui, par des expression figurées, ensuite méconnues, appela +<i>création du monde</i> le renouvellement de la scène physique à chaque +printemps; appela <i>résurrection</i> le renouvellement des périodes des +astres dans leurs conjonctions; <i>vie future, enfer, paradis</i>, ce qui +n'était que le <i>Tartare</i> et l'<i>Élysée</i> des <i>astrologues</i> et des +<i>géographes</i>; en un mot, qui ne fit que consacrer les rêveries déja +existantes du système mystique.</p> + + +<p class="sous">§ XI. Brahmisme, <i>ou</i> système indien.</p> + +<p>«Tel encore fut le législateur indien, qui, sous le nom de <i>Mênou</i>, +antérieur à Zoroastre et à Moïse, consacra, sur les bords du Gange, la +doctrine des trois <i>principes</i> ou <i>dieux</i> que connut la Grèce, l'un +desquels, nommé <i>Brahuma</i> ou <i>Ioupiter</i>, fut l'auteur de toute +<i>production</i> ou <i>création</i> (le soleil du printemps); le second, nommé +<i>Chiven</i> ou <i>Pluton</i>, fut le dieu de toute <i>destruction</i> (le soleil +d'hiver); et le troisième, nommé <i>Vichenou</i> ou <i>Neptune</i>, fut le dieu +<i>conservateur</i> de l'état stationnaire (le soleil solstitial, <i>stator</i>), +tous trois distincts, et cependant tous trois ne formant qu'un seul +<i>dieu</i> ou <i>pouvoir</i>, lequel, chanté dans les <i>vedas</i> comme dans les +hymnes <i>orphiques</i>, n'est autre chose que<span class='pagenum'><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span> le <i>Youpiter aux trois +yeux</i><a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>, ou soleil aux trois formes d'action, dans les trois <i>ritous</i> +ou <i>saisons</i>: là vous avez la source de tout le système <i>trinitaire</i> +subtilisé par Pythagore et Platon, totalement défiguré par leurs +interprètes.</p> + + +<p class="sous">§ XII. Boudhisme, <i>ou</i> systèmes mystiques.</p> + +<p>«Tels enfin ont été les réformateurs moralistes révérés depuis Mênou, +sous les noms de <i>Boudah</i>, <i>Gaspa</i>, <i>Chekia</i>, <i>Goutama</i>, etc., qui des +principes de la métempsycose, diversement modifiés, ont déduit des +doctrines mystiques d'abord utiles en ce qu'elles inspiraient à leurs +sectateurs l'<i>horreur du meurtre</i>, la <i>compassion pour tout être +sensible</i>, la <i>crainte des peines</i> et l'<i>espoir des récompenses +destinées à la vertu et au vice, dans une autre vie, sous une forme +nouvelle</i>; mais ensuite devenues pernicieuses par l'abus d'une +métaphysique visionnaire, qui, prenant à tâche de contrarier l'ordre +naturel, voulut que le <i>monde palpable</i> et <i>matériel</i> fût <i>une illusion +fantastique</i>; que l'existence de l'homme <i>fût un rêve dont la mort était +le vrai réveil</i>, que son corps fût une prison impure dont il devait se +hâter de sortir, ou une enveloppe grossière que, pour rendre<span class='pagenum'><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span> perméable +à la lumière interne, il devait atténuer, <i>diaphaniser</i>, par le jeûne, +les macérations, les contemplations, et par une foule de pratiques +anachorétiques si étranges, que le vulgaire étonné ne put s'expliquer le +caractère de leurs auteurs qu'en les considérant comme des êtres +surnaturels, avec cette difficulté de savoir s'ils furent <i>dieu devenu +homme</i>, ou l'<i>homme devenu dieu</i>.</p> + +<p>«Voilà les matériaux qui, depuis des siècles nombreux, existaient épars +dans l'Asie, quand un concours fortuit d'événements et de circonstances +vint, sur les bords de l'Euphrate et de la Méditerranée, en former de +nouvelles combinaisons.</p> + + +<p class="sous">§ XIII. Christianisme, <i>ou</i> culte allégorique du soleil, sous ses noms +cabalistiques de <i>Chris-en</i> ou <i>Christ</i>, et d'<i>Yêsus</i> ou <i>Jésus</i>.</p> + +<p>«En constituant un peuple séparé, Moïse avait vainement prétendu le +défendre de l'invasion de toute idée étrangère: un penchant invincible, +fondé sur les affinités d'une même origine, avait sans cesse ramené les +Hébreux vers le culte des nations voisines; et les relations +indispensables du commerce et de la politique qu'il entretenait avec +elles en avaient de jour en jour fortifié l'ascendant. Tant que le +régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des +lois, en s'opposant aux innovations, retarda leur marche;<span class='pagenum'><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span> et cependant +les <i>hauts lieux étaient pleins d'idoles</i>, et le <i>dieu soleil avait son +char</i> et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le +temple d'<i>Yâhouh</i>; mais lorsque les conquêtes des sultans de <i>Ninive</i> et +de <i>Babylone</i> eurent dissous le lien de la puissance publique, le +peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne +contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles +s'établirent publiquement en Judée. D'abord les colonies assyriennes, +transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des +dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda; +ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les <i>Égyptiens</i>, les <i>Syriens</i>, +les <i>Arabe</i>, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts +les leurs, et la religion de Moïse fut déja doublement altérée. D'autre +part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans +les sciences des Kaldéens, s'imburent, pendant un séjour de cinquante +ans, de toute leur théologie; et de ce moment se naturalisèrent chez les +Juifs les dogmes du génie <i>ennemi</i> (Satan), de l'<i>archange Michel</i>, de +l'<i>ancien des jours</i> (Ormuzd), des <i>anges rebelles</i>, du <i>combat des +cieux</i>, de l'<i>ame immortelle</i> et de la <i>résurrection; toutes choses +inconnues à Moïse</i>, ou <i>condamnées</i> par le silence même qu'il en avait +gardé.</p> + +<p>«De retour dans leur patrie, les émigrés y rap<span class='pagenum'><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span>portèrent ces idées; et +d'abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les +<i>Pharisiens</i>, et de leurs opposants les <i>Sadducéens</i>, représentants de +l'ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du +peuple et de ses habitudes déja contractées, appuyés de l'autorité des +<i>Perses</i>, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre +l'ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la +théologie de Zoroastre.</p> + +<p>«Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout +cette coalition, et devint la base d'un dernier système, non moins +étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation.</p> + +<p>«Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de <i>Samarie</i>, des +esprits judicieux, <i>prévoyant</i> la même destinée pour <i>Jérusalem</i>, +n'avaient cessé de l'<i>annoncer</i>, de la <i>prédire</i>; et leurs <i>prédictions</i> +avaient toutes eu ce caractère particulier, d'être terminées par des +<i>vœux de rétablissement et de régénération</i>, énoncés sous la forme de +<i>prophéties</i>: les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint +<i>un roi libérateur</i> qui <i>devait rétablir la nation dans son ancienne +gloire; le peuple hébreu devait redevenir</i> un <i>peuple puissant, +conquérant</i>, et <i>Jérusalem</i> la capitale d'un <i>empire étendu surtout +l'univers</i>.</p> + +<p>«Les événements ayant réalisé la première par<span class='pagenum'><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span>tie de ces prédictions, la +<i>ruine</i> de <i>Jérusalem</i>, le peuple attacha à la seconde une croyance +d'autant plus entière, qu'il tomba dans le malheur; et les Juifs +affligés attendirent avec l'impatience du besoin et du désir, <i>le roi +victorieux</i> et <i>libérateur qui devait</i> venir sauver la nation de <i>Moïse</i> +et relever l'empire de <i>David</i>.</p> + +<p>«D'autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps +antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie un dogme parfaitement +analogue. On n'y parlait que d'un <i>grand médiateur</i>, d'un <i>juge final</i>, +d'un <i>sauveur futur</i>, qui, <i>roi</i>, <i>dieu conquérant</i> et <i>législateur</i>, +devait ramener l'<i>âge d'or</i> sur la terre, la délivrer de l'empire <i>du +mal</i>, et rendre aux hommes le <i>règne du bien</i>, la <i>paix</i> et le +<i>bonheur</i>. Ces idées occupaient d'autant plus les peuples, qu'ils y +trouvaient des consolations de l'état funeste et des maux réels où les +avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des +conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette +conformité entre les <i>oracles</i> des <i>nations</i> et ceux des <i>prophètes</i>, +excita l'attention des Juifs; et sans doute les <i>prophètes</i> avaient eu +l'art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres +sacrés employés aux <i>mystères païens</i>: c'était donc en Judée une attente +générale que celle du grand <i>envoyé</i>, du <i>sauveur final</i>, lorsqu'une +circonstance singulière vint déterminer l'époque de sa venue.<span class='pagenum'><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span></p> + +<p>«Il était écrit dans les <i>livres sacrés</i> des Perses et des Kaldéens, que +le <i>monde</i>, composé d'une <i>révolution</i> totale de <i>douze mille</i>, était +partagé en deux <i>révolutions</i> partielles, dont l'une, <i>âge</i> et <i>règne du +bien</i>, se <i>terminait</i> au bout de <i>six mille</i>, et l'autre, <i>âge</i> et +<i>règne du mal</i>, se terminait au bout de <i>six autres mille</i>.</p> + +<p>«Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la <i>révolution</i> +annuelle du <i>grand orbe céleste</i>, appelé le <i>monde</i> (<i>révolution</i> +composée de <i>douze mois</i> ou <i>signes</i>, divisés chacun en <i>mille +parties</i>); et les deux périodes systématiques de l'<i>hiver</i> et de +l'<i>été</i>, composée chacune également de <i>six mille</i>. Ces expressions, +toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens +<i>absolu</i> et <i>moral</i> au lieu de leur sens <i>physique</i> et <i>astrologique</i>, +il arriva que le <i>monde annuel</i> fut pris pour un <i>monde séculaire</i>, les +<i>mille</i> de temps pour des <i>mille d'années</i>; et supposant, d'après les +faits, que l'on vivait dans l'<i>âge du malheur</i>, on en inféra qu'il +devait finir au bout des <i>six mille ans</i> prétendus.</p> + +<p>«Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près +de six mille ans depuis la création (fictive) <i>du monde</i>. Cette +coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne +s'occupa plus que d'une fin <i>prochaine</i>; on interrogea les +<i>hiérophantes</i> et leurs livres <i>mystiques</i>, qui en assignèrent divers +termes; on attendit<span class='pagenum'><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span> le <i>réparateur</i>; à force d'en parler, quelqu'un dit +l'avoir vu, ou même un individu exalté crut l'être et se fit des +partisans, lesquels, privés de leur chef par un incident vrai sans +doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une +rumeur graduellement organisée en histoire: sur ce premier canevas +établi, toutes les <i>circonstances</i> des <i>traditions mythologiques</i> +vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système <i>authentique</i> et +<i>complet</i>, dont il ne fut plus permis de douter.</p> + +<p>«Elles portaient, ces traditions mythologiques: Que dans l'<i>origine</i>, +une <i>femme</i> et un <i>homme</i> avaient, par leur <i>chute</i>, <i>introduit</i> dans le +<i>monde</i> le <i>mal</i> et le <i>péché</i>.» (<i>Suivez la pl. III.</i>)</p> + +<p>«Et par-là elles indiquaient le fait <i>astronomique</i> de la <i>vierge +céleste</i> et de l'<i>homme bouvier</i> (Bootes), qui, en se <i>couchant</i> +héliaquement à l'<i>équinoxe</i> d'automne, livraient le <i>ciel</i> aux +constellations de l'<i>hiver</i>, et semblaient, en <i>tombant</i> sous l'horizon, +<i>introduire</i> dans le <i>monde</i> le génie du <i>mal</i>, <i>Ahrimanes</i>, figuré par +la constellation du <i>serpent</i>.</p> + +<p>«Elles portaient, ces traditions: «Que la <i>femme avait entraîné</i>, séduit +l'<i>homme</i>.»</p> + +<p>«Et en effet, la vierge se <i>couchant</i> la <i>première</i>, semble <i>entraîner</i> +à sa <i>suite</i> le bouvier.</p> + +<p>«Que la <i>femme</i> l'<i>avait tenté en lui présentant des fruits beaux à +voir</i> et <i>bons à manger</i>, qui donnaient la science du <i>bien</i> et du +<i>mal</i>.»<span class='pagenum'><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span></p> + +<p>«Et en effet, la <i>vierge</i> tient en main une <i>branche</i> de <i>fruits</i> +qu'elle semble étendre vers le <i>bouvier</i>; et le rameau, emblème de +l'automne, placé dans le <i>tableau de Mithra</i>, sur la frontière de +l'<i>hiver</i> et de l'<i>été</i>, semble ouvrir la porte et donner la <i>science</i>, +la <i>clef</i> du <i>bien</i> et du <i>mal</i>.</p> + +<p>«Elles portaient: «Que ce <i>couple avait été chassé</i> du <i>jardin céleste, +et qu'un chérubin</i> à <i>épée flamboyante avait été placé</i> à la <i>porte pour +le garder</i>.»</p> + +<p>«Et en effet, quand la <i>vierge</i> et le bouvier <i>tombent</i> sous l'horizon +du couchant, <i>Persée monte</i> de l'autre côté, et, l'épée à la main, ce +<i>génie</i> semble les chasser du <i>ciel</i> de l'<i>été</i>, <i>jardin</i> et <i>règne</i> des +<i>fruits</i> et des <i>fleurs</i>.</p> + +<p>«Elles portaient: «Que de <i>cette vierge devait naître, sortir un +rejeton, un enfant qui écraserait</i> la <i>tête</i> du <i>serpent</i>, et +<i>délivrerait</i> le <i>monde</i> du <i>péché</i>.»</p> + +<p>«Et par-là elles désignaient le <i>soleil</i>, qui, à l'<i>époque</i> du +<i>solstice</i> d'<i>hiver</i>, au <i>moment</i> précis où les <i>mages des Perses +tiraient</i> l'<i>horoscope</i> de la <i>nouvelle année</i>, se <i>trouvait placé dans +le sein de la vierge, en lever héliaque</i> à l'<i>horizon oriental</i>, et qui, +à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme +d'un <i>enfant</i> allaité par <i>une vierge chaste</i>, et devenait ensuite, à +l'équinoxe du printemps, le <i>belier</i> ou l'<i>agneau</i>, vainqueur de la +constellation du <i>serpent</i>, qui disparaissait des cieux.<span class='pagenum'><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span></p> + +<p>«Elles portaient: «Que, dans son enfance, ce <i>réparateur</i> de <i>nature +divine</i> ou <i>céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent</i>.»</p> + +<p>«Et cela, parce que le <i>soleil</i> d'hiver est <i>abaissé</i> sous l'horizon, et +que cette période première de ses quatre <i>âges</i> ou <i>saisons</i>, est un +temps d'<i>obscurité</i>, de <i>disette</i>, de <i>jeûne</i>, de <i>privations</i>.</p> + +<p>«Elles portaient: «Que, mis à mort par des <i>méchants</i>, il <i>était +ressuscité glorieusement</i>; qu'il était <i>remonté</i> des <i>enfers</i> aux +<i>cieux</i>, où il régnerait éternellement.»</p> + +<p>«Et par-là elles <i>retraçaient</i> la <i>vie</i> du <i>soleil</i>, qui, terminant sa +<i>carrière</i> au <i>solstice</i> d'<i>hiver</i>, lorsque dominaient <i>Typhon</i> et les +<i>anges rebelles</i>, semblait être mis à <i>mort</i> par eux; mais qui, bientôt +après, <i>renaissait</i>, <i>résurgeait</i> dans la voûte des cieux, où il est +encore.</p> + +<p>«Enfin ces traditions, citant jusqu'à ses noms <i>astrologiques</i> et +<i>mystérieux</i>, disaient qu'il s'appelait tantôt <i>Chris</i>, c'est-à-dire le +<i>conservateur</i>; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu +<i>Chris-en</i> ou <i>Chris-na</i>; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, +votre <i>Cris-tos</i>, fils de <i>Marie</i>; et tantôt, qu'il s'appelait <i>Yês</i>, +par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, +formaient le nombre 608, l'une des <i>périodes solaires</i>: et voilà, ô +Européens! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre <i>Iês-us</i> +ou <i>Jésus</i>, nom ancien et cabalistique attribué au jeune <i>Bacchus</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span> +<i>fils clandestin</i> (nocturne) de la <i>vierge Minerve</i>, lequel, dans toute +l'histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l'histoire du <i>dieu</i> +des <i>chrétiens</i>, c'est-à-dire de l'<i>astre du jour</i>, dont ils sont tous +les deux l'emblème.»</p> + +<p>À ces mots, un grand murmure s'éleva de la part <i>des groupes chrétiens</i>: +mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l'ordre, et +l'orateur achevant son discours:</p> + +<p>«Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se +composa dans le chaos et l'anarchie des trois premiers siècles; comment +une foule d'opinions bizarres partagèrent les esprits, et les +partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce +que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient +également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le +<i>gouvernement</i> s'étant associé à l'une de ces sectes, en fit la +<i>religion orthodoxe</i>, c'est-à-dire <i>dominante</i>, à l'exclusion des +autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des <i>hérésies</i>; +comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion +s'est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie; comment, six cents +ans après l'innovation du <i>christianisme</i>, un autre système se forma +encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se +composer un empire <i>politique</i> et <i>théologique</i> aux dépens de ceux de +<i>Moïse</i> et des <i>vicaires</i> de <i>Jésus</i>....<span class='pagenum'><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span></p> + +<p>«Maintenant, si vous résumez l'histoire entière de l'esprit religieux, +vous verrez que dans son principe il n'a eu pour <i>auteur</i> que les +<i>sensations</i> et les <i>besoins</i> de l'homme; que l'<i>idée</i> de <i>Dieu</i> n'a eu +pour type et modèle que celle des <i>puissances physiques</i>, des <i>êtres +matériels</i> agissant en <i>bien</i> ou en <i>mal</i>, c'est-à-dire en impressions +de plaisir ou de <i>douleur</i> sur l'<i>être sentant</i>; que, dans la formation +de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même +marche, les mêmes procédés; que dans tous, le dogme n'a cessé de +représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les +passions des hommes et leurs préjugés; que dans tous, la morale a eu +pour but le <i>désir</i> du <i>bien-être</i> et l'<i>aversion</i> de la <i>douleur</i>; mais +que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui +y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, +du <i>vice</i> et de la <i>vertu</i>, du <i>bien</i> et du <i>mal</i>, c'est-à-dire de ce +qui rend l'homme <i>heureux</i> ou <i>malheureux</i>; que dans tous, les moyens et +les causes de <i>propagation</i> et d'<i>établissement</i> ont offert les mêmes +scènes de passions et d'événements, toujours des disputes de mots, des +prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par +l'<i>ambition des chefs</i>, par la fourberie des <i>promulgateurs</i>, par la +crédulité des <i>prosélytes</i>, par l'ignorance du <i>vulgaire</i>, par la +<i>cupidité exclusive</i> et l'<i>orgueil intolérant</i> de tous: enfin, vous +verrez<span class='pagenum'><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span> que l'histoire entière de l'esprit <i>religieux</i> n'est que celle +des incertitudes de l'<i>esprit humain</i>, qui, placé dans un <i>monde</i> qu'il +ne <i>comprend</i> pas, veut cependant en deviner l'<i>énigme</i>; et qui, +spectateur toujours étonné de ce <i>prodige mystérieux et visible</i>, +imagine des <i>causes</i>, suppose des fins, bâtit des systèmes: puis, en +trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux; hait +l'erreur qu'il quitte, méconnaît celle qu'il embrasse, repousse la +vérité qui l'appelle, compose des chimères d'êtres disparates, et, +rêvant sans cesse <i>sagesse</i> et <i>bonheur</i>, s'égare dans un labyrinthe de +peines et de folies.»</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XXIII.</h3> + +<p class="title">Identité du but des religions.</p> + +<p class="non"><span class="lt">A</span><span class="smcap">insi</span> +parla l'orateur des hommes qui avaient recherché l'origine et la +filiation des idées religieuses....</p> + +<p>Et les théologiens des divers systèmes raisonnant sur ce discours: +«C'est un exposé impie, dirent les uns, qui ne tend à rien moins qu'à +renverser toute croyance, à jeter l'insubordination dans les esprits, à +anéantir notre ministère et<span class='pagenum'><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span> notre puissance: c'est un roman, dirent les +autres, un tissu de conjectures dressées avec art, mais sans fondement. +Et les <i>gens modérés</i> et <i>prudents</i> ajoutaient: <i>Supposons que tout cela +soit</i> vrai, <i>pourquoi révéler ces mystères</i>? Sans doute nos <i>opinions +sont pleines d'erreurs</i>; <i>mais</i> ces erreurs <i>sont un frein</i> nécessaire à +la multitude. Le monde va ainsi depuis deux mille ans, pourquoi le +changer aujourd'hui?»</p> + +<p>Et déja la rumeur du blâme qui s'élève contre toute nouveauté, +commençait de s'accroître, quand un groupe nombreux d'hommes des classes +du peuple et de sauvages de tout pays et de toute nation, sans +prophètes, sans docteurs, sans code religieux, s'avançant dans l'arène, +attirèrent sur eux l'attention de toute l'assemblée; et l'un d'eux, +portant la parole, dit au législateur:</p> + +<p>«Arbitre et médiateur des peuples! depuis le commencement de ce débat, +nous entendons des récits étranges, inouïs pour nous jusqu'à ce jour; +notre esprit, surpris, confondu de tant de choses, les unes savantes, +les autres absurdes, qu'également il ne comprend pas, reste dans +l'incertitude et le doute. Une seule réflexion nous frappe: en résumant +tant de faits prodigieux, tant d'assertions opposées, nous nous +demandons: Que nous importent toutes ces discussions? Qu'avons nous +besoin de savoir ce qui s'est passé il y a cinq ou six mille ans, dans +des pays que nous ignorons,<span class='pagenum'><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span> chez des hommes qui nous resteront +inconnus? Vrai ou faux, à quoi nous sert de savoir si le monde existe +depuis six ou depuis vingt mille ans, s'il s'est fait de rien ou de +quelque chose, de lui-même ou par un ouvrier, qui, à son tour, exige un +auteur? Quoi! nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe près de +nous, et nous répondrons de ce qui peut se passer dans le soleil, dans +la lune ou dans les espaces imaginaires! Nous avons oublié notre +enfance, et nous connaîtrons celle du monde? Et qui attestera ce que nul +n'a vu? qui certifiera ce que personne ne comprend?</p> + +<p>«Qu'ajoutera d'ailleurs ou que diminuera à notre existence de dire <i>oui</i> +ou <i>non</i> sur toutes ces chimères? Jusqu'ici nos pères et nous n'en avons +pas eu la première idée, et nous ne voyons pas que nous en ayons eu plus +ou moins de <i>soleil</i>, plus ou moins de <i>subsistance</i>, plus ou moins de +<i>mal</i> ou de <i>bien</i>.</p> + +<p>«Si la connaissance en est nécessaire, pourquoi avons-nous aussi-bien +vécu sans elle, que ceux qui s'en inquiètent si fort? Si elle est +superflue, pourquoi en prendrons-nous aujourd'hui le fardeau?» Et +s'adressant aux docteurs et aux théologiens: «Quoi! il faudra que nous, +hommes ignorants et pauvres, dont tous les moments suffisent à peine aux +soins de notre subsistance et aux travaux dont vous profitez, il faudra +que nous apprenions tant d'histoires que vous racontez, que nous +lisions<span class='pagenum'><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span> tant de livres que vous nous citez, que nous apprenions tant de +diverses langues dans lesquelles ils sont composés! Mille ans de vie n'y +suffiraient pas....</p> + +<p>«Il n'est pas nécessaire, dirent lès docteurs, que vous acquériez tant +de science: nous l'avons pour vous....</p> + +<p>«Mais vous-mêmes, répliquèrent les hommes simples, avec toute votre +science vous n'êtes pas d'accord! à quoi sert de la posséder?</p> + +<p>«D'ailleurs, comment pouvez-vous répondre pour nous? Si la foi d'un +homme s'applique à plusieurs, vous-mêmes quel besoin avez-vous de +croire? Vos pères auront <i>cru</i> pour vous, et cela sera raisonnable; +puisque c'est pour vous qu'ils ont vu.</p> + +<p>«Ensuite, qu'est-ce que <i>croire</i>, si <i>croire</i> n'influe sur aucune +action? Et sur quelle action influe, par exemple, de <i>croire</i> le monde +<i>éternel</i> ou <i>non</i>?</p> + +<p>«Cela offense Dieu, dirent les docteurs.—Où en est la preuve? dirent +les hommes simples.—<i>Dans nos livres</i>, répondirent les docteurs.—Nous +ne les entendons pas, répliquèrent les hommes simples.</p> + +<p>«Nous les entendons pour vous, dirent les docteurs.</p> + +<p>«Voilà la difficulté, reprirent les hommes sim<span class='pagenum'><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span>ples. De quel droit vous +établissez-vous <i>médiateurs</i> entre Dieu et nous?</p> + +<p>«Par ses ordres, dirent les docteurs.</p> + +<p>«Où est la preuve de ses ordres? dirent les hommes simples.—<i>Dans nos +livres</i>, dirent les docteurs.—<i>Nous ne les entendons pas</i>, dirent les +hommes simples; et comment ce Dieu juste vous donne-t-il ce privilége +sur nous? Comment ce père commun nous oblige-t-il de croire à un moindre +degré d'évidence que vous? Il vous a parlé, soit; il est infaillible, et +il ne vous trompe pas; vous nous parlez, vous! qui nous garantit que +vous n'êtes pas en erreur, ou que vous ne sauriez nous y induire? Et si +nous sommes trompés, comment ce Dieu juste nous sauvera-t-il contre la +loi, ou nous condamnera-t-il sur celle que nous n'avons pas connue?</p> + +<p>«Il vous a donné la loi naturelle, dirent les docteurs.</p> + +<p>«Qu'est-ce que la loi naturelle? répondirent les hommes simples. Si +cette loi suffit, pourquoi en a-t-il donné d'autres? si elle ne suffit +pas, pourquoi l'a-t-il donnée imparfaite?</p> + +<p>«Ses jugements sont des mystères, reprirent les docteurs, et sa justice +n'est pas comme celle des hommes.—Si sa justice, répliquèrent les +hommes simples, n'est pas comme la nôtre, quel moyen avons-nous d'en +juger? et, de plus, pourquoi<span class='pagenum'><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span> toutes ces lois, et quel est le but +qu'elles se proposent?</p> + +<p>«De vous rendre plus heureux, reprit un docteur, en vous rendant +meilleurs et plus vertueux: c'est pour apprendre aux hommes à user de +ses bienfaits, et à ne point se nuire entre eux, que Dieu s'est +manifesté par tant d'oracles et de prodiges.</p> + +<p>«En ce cas, dirent les hommes simples, il n'est pas besoin de tant +d'études ni de raisonnements: montrez-nous quelle est la religion qui +remplit le mieux le but qu'elles se proposent toutes.»</p> + +<p>Aussitôt, chacun des groupes vantant sa morale, et la préférant à toute +autre, il s'éleva de culte à culte une nouvelle dispute plus violente. +«C'est nous, dirent les musulmans, qui possédons la morale par +excellence, qui enseignons toutes les vertus utiles aux hommes et +agréables à Dieu. Nous professons la <i>justice</i>, le <i>désintéressement</i>, +le <i>dévouement</i> à la <i>Providence</i>, la <i>charité pour nos frères</i>, +l'<i>aumône</i>, la <i>résignation</i>; nous <i>ne tourmentons point les ames par +des craintes superstitieuses</i>; nous vivons sans <i>alarmes</i> et nous +<i>mourons</i> sans remords.»</p> + +<p>«Comment osez-vous, répondirent les prêtres chrétiens, parler de morale, +vous dont le chef a pratiqué la licence et prêché le scandale? vous dont +le premier précepte est l'homicide et la guerre? Nous en prenons à +témoin l'expérience:<span class='pagenum'><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span> depuis douze cents ans votre zèle fanatique n'a +cessé de répandre chez les nations le trouble et le carnage; et si +aujourd'hui l'Asie, jadis florissante, languit dans la barbarie et +l'anéantissement, c'est à votre doctrine qu'il en faut attribuer la +cause; à cette doctrine ennemie de toute instruction, qui, d'un côté, +sanctifiant l'ignorance et consacrant le despotisme le plus absolu dans +celui qui commande, de l'autre, imposant l'obéissance la plus aveugle et +la plus passive à ceux qui sont gouvernés, a engourdi toutes les +facultés de l'homme, étouffé toute industrie, et plongé les nations dans +l'abrutissement.</p> + +<p>«Il n'en est pas ainsi de notre morale sublime et céleste; c'est elle +qui a retiré la terre de sa barbarie primitive, des superstitions +insensées ou cruelles de l'idolâtrie, des sacrifices humains, des orgies +honteuses des mystères païens; qui a épuré les mœurs, proscrit les +incestes, les adultères, policé les nations sauvages, fait disparaître +l'esclavage, introduit des vertus nouvelles et inconnues, la <i>charité</i> +pour les hommes, leur <i>égalité</i> devant Dieu, le pardon, l'oubli des +injures, la répression de toutes les passions, le mépris des grandeurs +mondaines; en un mot, une vie toute sainte et toute spirituelle.»</p> + +<p>«Nous admirons, répliquèrent les musulmans, comment vous savez allier +cette charité, cette douceur évangélique, dont vous faites tant +d'os<span class='pagenum'><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span>tentation, avec les injures et les outrages dont vous blessez sans +cesse votre <i>prochain</i>. Quand vous inculpez si gravement les mœurs du +grand homme que nous révérons, nous pourrions trouver des représailles +dans la conduite de celui que vous adorez; mais dédaignant de tels +moyens, et nous bornant au véritable objet de la question, nous +soutenons que votre morale évangélique n'a point la perfection que vous +lui attribuez; qu'il n'est point vrai qu'elle ait introduit dans le +monde des vertus inconnues, nouvelles: et, par exemple, cette <i>égalité +des hommes devant Dieu</i>, cette <i>fraternité</i> et cette <i>bienveillance</i> qui +en sont la suite, étaient des dogmes formels de la secte des +<i>hermétiques</i> ou <i>samanéens</i>, dont vous descendez. Et quant au pardon +des injures, les païens mêmes l'avaient enseigné; mais, dans l'extension +que vous lui donnez, loin d'être une vertu, il devient une immoralité, +un vice. Votre précepte si vanté de <i>tendre</i> une <i>joue après l'autre</i>, +n'est pas seulement contraire à tous les sentiments de l'homme, il est +encore opposé à toute idée de justice; il enhardit les méchants par +l'impunité; il avilit les bons par la servitude; il livre le monde au +désordre, à la tyrannie; il dissout la société; et tel est l'esprit +véritable de votre doctrine: vos évangiles, dans leurs préceptes et +leurs paraboles, ne représentent jamais <i>Dieu</i> que comme un <i>despote</i> +sans règle d'équité; c'est un père partial, qui traite un <i>enfant +débauché</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span> <i>prodigue</i>, avec plus de faveur que ses autres enfants +respectueux et de bonnes mœurs; c'est un maître capricieux, qui donne le +<i>même salaire</i> aux <i>ouvriers</i> qui ont travaillé une heure et à ceux qui +ont fatigué pendant toute la journée, et qui <i>préfère les derniers</i> +venus <i>aux premiers</i>: partout c'est une morale <i>misanthropique</i>, +<i>antisociale</i>, qui dégoûte les hommes de la vie, de la société, et ne +tend qu'à faire des ermites et des célibataires.</p> + +<p>«Et quant à la manière dont vous l'avez pratiquée, nous en appelons à +notre tour au témoignage des faits: nous vous demandons si c'est la +<i>douceur évangélique</i> qui a suscité vos interminables guerres de sectes, +vos persécutions atroces de prétendus <i>hérétiques</i>, vos croisades contre +l'<i>arianisme</i>, le <i>manichéisme</i>, le <i>protestantisme</i>, sans parler de +celles que vous avez faites contre nous, et de vos associations +sacriléges, encore subsistantes, d'hommes assermentés pour les +continuer. Nous vous demandons si c'est la <i>charité évangélique</i> qui +vous a fait exterminer les peuples entiers de l'Amérique, anéantir les +empires du Mexique et du Pérou; qui vous fait continuer de dévaster +l'<i>Afrique</i>, dont vous vendez les habitants comme des animaux, malgré +<i>votre abolition</i> de l'<i>esclavage</i>; qui vous fait ravager l'Inde, dont +vous usurpez les domaines; enfin, si c'est elle qui depuis trois siècles +vous fait troubler dans leurs<span class='pagenum'><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span> foyers les peuples des trois continents, +dont les plus prudents, tels que le Chinois et le Japonais, ont été +obligés de vous chasser pour éviter vos fers et recouvrer la paix +intérieure.»</p> + +<p>Et à l'instant les brames, les rabbins, les bonzes, les chamans, les +prêtres des îles Moluques et des côtes de la Guinée accablant les +docteurs chrétiens de reproches; «Oui! s'écrièrent-ils, ces hommes sont +des brigands, des hypocrites, qui prêchent la <i>simplicité</i> pour +surprendre la <i>confiance</i>; l'<i>humilité</i>, pour asservir plus facilement; +la <i>pauvreté</i>, pour s'approprier <i>toutes les richesses</i>; ils promettent +un <i>autre monde</i>, pour mieux <i>envahir celui-ci</i>; et tandis qu'ils vous +parlent de <i>tolérance</i> et de <i>charité</i>, ils brûlent au nom de <i>Dieu</i> les +hommes qui ne l'adorent pas comme eux.»</p> + +<p>«Prêtres menteurs, répondirent des missionnaires, c'est vous qui abusez +de la crédulité des nations ignorantes pour les subjuguer; c'est vous +qui de votre ministère faites un art d'imposture et de fourberie: vous +avez converti la religion en un négoce d'avarice et de cupidité. Vous +feignez d'être en communication avec des esprits, et ils ne rendent pour +oracles que vos volontés; vous prétendez lire dans les astres, et le +destin ne décrète que vos désirs; vous faites parler les idoles, et les +dieux ne sont que les instruments de vos passions; vous avez inventé les +sacrifices et les libations pour attirer à vous le lait des troupeaux,<span class='pagenum'><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span> +la chair et la graisse des victimes; et, sous le manteau de la piété, +vous dévorez les offrandes des dieux, <i>qui ne mangent point</i>, et la +substance des peuples, <i>qui travaillent</i>.»</p> + +<p>«Et vous, répliquèrent les brames, les bonzes, les chamans, vous vendez +aux vivants crédules de vaines prières pour les ames des morts; avec vos +<i>indulgences</i> et vos <i>absolutions</i>, vous vous êtes arrogé la puissance +et les fonctions de Dieu même; et faisant un trafic de ses graces et de +ses pardons, vous avez mis le ciel à l'encan, et fondé, par votre +système d'<i>expiation</i>, un <i>tarif</i> de crimes qui a perverti toutes les +consciences.»</p> + +<p>«Ajoutez, dirent les <i>imans</i>, que ces hommes ont inventé la plus +profonde des scélératesses: l'obligation absurde et impie de leur +raconter les secrets les plus intimes des actions, des pensées, des +<i>velléités</i> (la confession); en sorte que leur curiosité insolente a +porté son inquisition jusque dans le sanctuaire sacré du lit nuptial, +dans l'asile inviolable du cœur.»</p> + +<p>Alors de reproche en reproche, les docteurs des différents cultes +commencèrent à révéler tous les délits de leur ministère, tous les vices +cachés de leur état; et il se trouva que chez tous les peuples l'<i>esprit +des prêtres</i>, leur <i>système de conduite</i>, leurs <i>actions</i>, leurs <i>mœurs</i> +étaient absolument les mêmes;</p> + +<p>Que partout ils avaient composé des <i>associations</i><span class='pagenum'><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span> <i>secrètes</i>, des +<i>corporations ennemies</i> du reste de la société;</p> + +<p>Que partout ils s'étaient <i>attribué</i> des <i>prérogatives</i>, des +<i>immunités</i>, au moyen desquelles ils vivaient à l'abri de tous les +fardeaux des autres classes;</p> + +<p>Que partout ils n'essuyaient ni les fatigues du laboureur, ni les +dangers du militaire, ni les revers du commerçant;</p> + +<p>Que partout ils vivaient célibataires, afin de s'épargner jusqu'aux +embarras domestiques;</p> + +<p>Que partout, sous le manteau de la <i>pauvreté</i>, ils trouvaient le secret +d'être riches et de se procurer toutes les jouissances;</p> + +<p>Que, sous le nom de <i>mendicité</i>, ils percevaient des <i>impôts</i> plus forts +que les princes;</p> + +<p>Que, sous celui de dons et offrandes, ils se procuraient des revenus +certains et exempts de frais;</p> + +<p>Que, sous celui de <i>recueillement</i> et de <i>dévotion</i>, ils vivaient dans +l'oisiveté et dans la licence;</p> + +<p>Qu'ils avaient fait de l'<i>aumône</i> une <i>vertu</i>, afin de vivre +tranquillement du travail d'autrui;</p> + +<p>Qu'ils avaient inventé des cérémonies du culte, afin d'attirer sur eux +le respect du peuple, en jouant le rôle des dieux dont ils se disaient +les <i>interprètes</i> et les <i>médiateurs</i>, pour s'en attribuer toute la +puissance; que, dans ce dessein, selon<span class='pagenum'><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span> les lumières ou l'ignorance des +peuples, ils s'étaient faits tour à tour <i>astrologues</i>, <i>tireurs +d'horoscopes</i>, <i>devins</i>, <i>magiciens</i>, <i>nécromanciens</i>, <i>charlatans</i>, +<i>médecins</i>, <i>courtisans</i>, <i>confesseurs</i> de princes, toujours tendant au +but de gouverner pour leur propre avantage;</p> + +<p>Que tantôt ils avaient élevé le pouvoir des rois et consacré leurs +personnes, pour s'attirer leurs faveurs ou participer à leur puissance;</p> + +<p>Et que tantôt ils avaient prêché le <i>meurtre</i> des <i>tyrans</i> (se réservant +de spécifier la tyrannie), afin de se venger de leur mépris ou de leur +désobéissance;</p> + +<p>Que toujours ils avaient appelé <i>impiété</i> ce qui nuisait à leurs +intérêts; qu'ils résistaient à toute instruction publique, pour exercer +le monopole de la science; qu'enfin en tout temps, en tout lieu, ils +avaient trouvé le secret de vivre en paix au milieu de l'anarchie qu'ils +causaient, en sûreté sous le despotisme qu'ils favorisaient, en repos au +milieu du travail qu'ils prêchaient, dans l'abondance au sein de la +disette; et cela, en exerçant le commerce singulier de <i>vendre</i> des +<i>paroles</i> et des <i>gestes</i> à des gens crédules, qui les paient comme des +denrées du plus grand prix.</p> + +<p>Alors les peuples, saisis de fureur, voulurent mettre en pièces les +hommes qui les avaient abusés; mais le législateur arrêtant ce mouvement +de violence, et s'adressant aux chefs et aux docteurs:<span class='pagenum'><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span></p> + +<p>«Quoi! leur dit-il, instituteurs des peuples, est-ce donc ainsi que vous +les avez trompés?»</p> + +<p>Et les prêtres troublés répondirent: «Ô législateur! nous sommes hommes; +et <i>les peuples sont si superstitieux</i>! ils ont eux-mêmes provoqué nos +erreurs.»</p> + +<p>Et les rois dirent: «Ô législateur! les peuples sont si <i>serviles</i> et si +<i>ignorants</i>! eux-mêmes se sont prosternés devant le joug, qu'à peine +nous osions leur montrer.»</p> + +<p>Alors le législateur se tournant vers les peuples:</p> + +<p>«Peuples! leur dit-il, souvenez-vous de ce que vous venez d'entendre: ce +sont deux <i>profondes vérités</i>. Oui, vous-mêmes causez les maux dont vous +vous plaignez; c'est vous qui encouragez les tyrans par une lâche +adulation de leur puissance, par un engouement imprudent de leurs +fausses bontés, par l'avilissement dans l'obéissance, par la licence +dans la liberté, par l'accueil crédule de toute imposture: sur qui +punirez-vous les fautes de votre ignorance et de votre cupidité?»</p> + +<p>Et les peuples interdits demeurèrent dans un morne silence.<span class='pagenum'><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XXIV.</h3> + +<p class="title">Solution du problème des contradictions.</p> + +<p class="non"><span class="lt">E</span><span class="smcap">t</span> +le législateur reprenant la parole, dit: «Ô nations! nous avons +entendu les débats de vos opinions; et les dissentiments qui vous +partagent nous ont fourni plusieurs réflexions, et nous présentent +plusieurs questions à éclaircir et à vous proposer.</p> + +<p>«D'abord, considérant la diversité et l'opposition des croyances +auxquelles vous êtes attachés, nous vous demandons sur quels motifs vous +en fondez la persuasion: est-ce par un choix réfléchi que vous suivez +l'étendard d'un prophète plutôt que celui d'un autre? Avant d'adopter +telle doctrine plutôt que telle autre, les avez-vous d'abord comparées? +en avez-vous fait un mûr examen? ou bien ne les avez-vous reçues que du +hasard de la naissance, que de l'empire de l'habitude et de l'éducation? +Ne naissez-vous pas chrétiens sur les bords du Tibre, musulmans sur ceux +de l'Euphrate, idolâtres aux rives de l'Indus, comme vous naissez blonds +dans les régions froides, et brûlés sous le soleil africain? Et si vos +opinions sont l'effet de votre position fortuite sur la terre, de la +parenté, de l'imitation, comment le hasard<span class='pagenum'><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span> vous devient-il un motif de +conviction, un argument de vérité?</p> + +<p>«En second lieu, lorsque nous méditons sur l'exclusion respective et +l'intolérance arbitraire de vos prétentions, nous sommes effrayés des +conséquences qui découlent de vos propres principes. Peuples! qui vous +dévouez tous réciproquement aux traits de la colère céleste, supposez +qu'en ce moment l'<i>Être universel</i> que vous révérez, descendit des cieux +sur cette multitude, et qu'investi de toute sa puissance, il s'assît sur +ce trône pour vous juger tous; supposez qu'il vous dît: «Mortels! c'est +votre propre justice que je vais exercer sur vous. Oui, de tant de +cultes qui vous partagent, un seul aujourd'hui sera préféré; tous les +autres, toute cette multitude d'étendards, de peuples, de prophètes, +seront condamnés à une perte éternelle; et ce n'est point assez.... +parmi les sectes du <i>culte choisi</i>, une seule peut me plaire, et toutes +les autres seront condamnées; mais ce n'est point encore assez: de ce +petit groupe réservé, il faut que j'exclue tous ceux qui n'ont pas +rempli les conditions qu'imposent ses préceptes: ô hommes! à quel petit +nombre d'<i>élus</i> avez-vous borné votre race! à quelle pénurie de +bienfaits réduisez-vous mon immense bonté? à quelle solitude +d'admirateurs condamnez-vous ma grandeur et ma gloire?»</p> + +<p>Et le législateur se levant: «N'importe; vous<span class='pagenum'><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span> l'avez voulu; peuples! +voilà l'urne où vos noms sont placés: un seul sortira.... Osez tirer +cette loterie terrible....» Et les peuples, saisis de frayeur, +s'écrièrent: <i>Non, non</i>; nous sommes <i>tous frères</i>, <i>tous égaux</i>; nous +ne pouvons nous condamner.</p> + +<p>Alors le législateur s'étant rassis, reprit: «Ô hommes! qui disputez sur +tant de sujets, prêtez une oreille attentive à un problème que vous +m'offrez, et que vous devez résoudre vous-mêmes.» Et les peuples ayant +prêté une grande attention, le législateur leva un bras vers le ciel; et +montrant le soleil: Peuples, dit-il, ce soleil qui vous éclaire vous +paraît-il carré ou triangulaire? Non, répondirent-ils unanimement, il +est rond.</p> + +<p>Puis prenant la balance d'or qui était sur l'autel: Cet or que vous +maniez tous les jours, est-il plus pesant qu'un même volume de cuivre? +Oui, répondirent unanimement tous les peuples, l'or est plus pesant que +le cuivre....</p> + +<p>Et le législateur prenant l'épée: Ce fer est-il moins dur que du plomb? +Non, dirent les peuples.</p> + +<p>Le sucre est-il doux et le fiel amer?—Oui.</p> + +<p>Aimez-vous tous le plaisir, et haïssez-vous la douleur?—Oui.</p> + +<p>Ainsi vous êtes tous d'accord sur ces objets et sur une foule d'autres +semblables.</p> + +<p>Maintenant, dites, y a-t-il un gouffre au centre de la terre et des +habitants dans la lune?</p> + +<p>À cette question, ce fut une rumeur univer<span class='pagenum'><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span>selle; et chacun y répondant +diversement, les uns disaient <i>oui</i>, d'autres disaient <i>non</i>; ceux-ci, +que <i>cela était probable</i>; ceux-là, que la question <i>était oiseuse, +ridicule</i>; et d'autres, que cela <i>était bon à savoir</i>: et ce fut une +discordance générale.</p> + +<p>Après quelque temps, le législateur ayant rétabli le silence: «Peuples, +dit-il, expliquez-nous ce problème. Je vous ai proposé plusieurs +questions, sur lesquelles vous avez tous été d'accord, sans distinction +de race ni de secte: <i>hommes blancs</i>, <i>hommes noirs</i>, sectateurs de +<i>Mahomet</i> ou de <i>Moïse</i>, adorateurs de <i>Boudda</i> ou de <i>Iêsous</i>, vous +avez tous fait la même réponse. Je vous en propose une autre, et vous +êtes tous discordants! <i>Pourquoi cette unanimité dans un cas, et cette +discordance dans un autre</i>?</p> + +<p>Et le groupe des hommes simples et sauvages prenant la parole, répondit: +«La raison en est simple: dans le premier cas, nous <i>voyons</i>, nous +<i>sentons</i> les objets, nous en parlons par sensation; dans le second, ils +sont hors de la portée de nos sens; nous n'en parlons que par +conjecture.»</p> + +<p>«Vous avez résolu le problème, dit le législateur; ainsi, votre propre +aveu établit cette première vérité:</p> + +<p>«<i>Que toutes les fois que les objets peuvent être soumis à vos sens, +vous êtes d'accord dans votre prononcé;</i></p> + +<p>«<i>Et que vous ne différez d'opinion, de senti<span class='pagenum'><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span>ment, que quand les objets +sont absents et hors de votre portée.</i></p> + +<p>«Or, de ce premier fait en découle un second, également clair et digne +de remarque. De ce que vous êtes d'accord sur ce que vous connaissez +avec certitude, il s'ensuit que vous n'êtes <i>discordants que sur ce que +vous ne connaissez pas bien, sur ce dont vous n'êtes pas assurés</i>; +c'est-à-dire <i>que vous vous disputez, que vous vous querellez, que vous +vous battez pour ce qui est incertain, pour ce dont vous doutez</i>. Ô +hommes! n'est-ce pas là folie?</p> + +<p>«Et n'est-il pas alors démontré que ce n'est point pour la vérité que +vous contestez; que ce n'est point sa cause que vous défendez, mais +celle de vos affections, de vos préjugés; que ce n'est point l'objet tel +qu'il est en lui que vous voulez prouver, mais l'objet tel que vous le +voyez; c'est-à-dire que vous voulez faire prévaloir, non pas +l'<i>évidence</i> de la <i>chose</i>, mais l'<i>opinion</i> de votre personne, votre +manière de voir et de juger. C'est une <i>puissance</i> que vous voulez +exercer, un intérêt que vous voulez satisfaire, une prérogative que vous +vous arrogez; c'est la <i>lutte de votre vanité</i>. <i>Or, comme chacun de +vous, en se comparant à tout autre, se trouve son égal, son semblable</i>, +il résiste par le sentiment d'un <i>même droit</i>. Et vos disputes, vos +combats, votre intolérance, sont l'effet de ce <i>droit</i> que vous vous +déniez,<span class='pagenum'><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span> et de la <i>conscience inhérente</i> de <i>votre égalité</i>.</p> + +<p>«Or, le seul moyen d'être d'accord est de revenir à la nature, et de +prendre pour arbitre et régulateur l'ordre de choses qu'elle-même a +posé; et alors votre accord prouve encore cette autre vérité:</p> + +<p>«<i>Que les êtres réels ont en eux-mêmes une manière d'exister identique, +constante, uniforme, et qu'il existe dans vos organes une manière +semblable d'en être affectés.</i></p> + +<p>«<i>Mais en même temps, à raison de la mobilité de ces organes par votre +volonté</i>, vous pouvez concevoir des affections différentes, et vous +trouver avec les mêmes objets dans des rapports divers, en sorte que +vous êtes à leur égard comme <i>une glace réfléchissante, capable de les +rendre tels qu'ils sont en effet, mais capable aussi de les défigurer et +de les altérer</i>.</p> + +<p>«D'où il suit que, <i>toutes les fois que vous percevez les objets tels +qu'ils sont, vous êtes d'accord entre vous et avec eux-mêmes, et cette +similitude entre vos sensations et la manière dont existent les êtres</i>, +est ce qui constitue pour vous leur <i>vérité</i>;</p> + +<p>«Qu'au contraire, toutes les fois que vous différez d'opinions, <i>votre +dissentiment</i> est la <i>preuve</i> que vous ne <i>représentez pas les objets +tels qu'ils sont, que vous les changez</i>.</p> + +<p>«Et de là se déduit encore, que <i>les causes de</i> +<span class='pagenum'> +<a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span><i> +vos dissentiments +n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais dans vos esprits</i>, dans +la manière dont vous <i>percevez</i> ou <i>dont vous jugez</i>.</p> + +<p>«Pour établir l'<i>unanimité d'opinion</i>, il faut donc préalablement bien +établir la <i>certitude</i>, bien constater <i>que les tableaux que se peint +l'esprit sont exactement ressemblants à leurs modèles</i>; qu'il réfléchit +les objets correctement tels qu'ils existent. Or, cet effet ne peut +s'obtenir qu'autant que ces objets peuvent être rapportés au témoignage, +et soumis à l'examen des sens. Tout ce qui ne peut subir cette épreuve +est par-là même impossible à juger; il n'existe à son égard aucune +règle, aucun terme de comparaison, aucun moyen de certitude.</p> + +<p>«D'où il faut conclure que, <i>pour vivre en concorde et en paix</i>, il faut +consentir à ne point prononcer sur de tels objets, à ne leur attacher +aucune importance; en un mot, qu'<i>il faut tracer une ligne de +démarcation entre les objets vérifiables</i> et ceux <i>qui ne peuvent être +vérifiés</i>, et séparer d'une barrière inviolable <i>le monde des êtres +fantastiques</i> du monde des réalités; c'est-à-dire qu'il faut <i>ôter tout +effet civil aux opinions théologiques et religieuses</i>.</p> + +<p>«Voilà, ô peuples! le but que s'est proposé une grande nation affranchie +de ses fers et de ses préjugés; voilà l'ouvrage que nous avions +entrepris sous ses regards et par ses ordres, quand<span class='pagenum'><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span> vos rois et vos +prêtres sont venus le troubler.... Ô rois et prêtres! vous pouvez +suspendre encore quelque temps la publication solennelle des lois de la +nature, mais il n'est plus en votre pouvoir de les anéantir ou de les +renverser.»</p> + +<p>Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée; et +l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son +adhésion aux paroles du législateur: «Reprenez, lui dirent-ils, votre +saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection! Recherchez des +lois que la nature a posées en nous pour nous diriger, et dressez-en +l'authentique et immuable code; mais que ce ne soit plus pour une seule +nation, pour une seule famille: que ce soit pour nous tous sans +exception! Soyez le législateur de tout le <i>genre humain</i>, ainsi que +vous serez l'<i>interprète de la même nature</i>; montrez-nous la ligne qui +sépare le <i>monde</i> des <i>chimères</i> de <i>celui</i> des <i>réalités</i>, et +enseignez-nous, après tant de religions et d'erreurs, la religion de +l'évidence et de la vérité!»</p> + +<p>Alors le législateur, ayant repris la recherche et l'examen des +attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des +affections qui le régissent dans l'état <i>individuel</i> et <i>social</i>, +développa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a +fondé son bonheur.<span class='pagenum'><a name="Page_245" id="Page_245">[245]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span></p> + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<p class="c">LA</p> + +<h2>LOI NATURELLE,</h2> + +<p class="c">ou</p> + +<h3 class="top5">PRINCIPES PHYSIQUES</h3> +<h3 class="top5">DE LA MORALE,</h3> + +<p class="c smcap">déduits de l'organisation de l'homme et de<br /> +l'univers.<span class='pagenum'><a name="Page_247" id="Page_247">[247]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_246" id="Page_246">[246]</a></span></p> + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h2>AVERTISSEMENT</h2> + +<p class="title">DE L'ÉDITEUR.</p> + +<p class="c"><img src="images/002.png" +width="368" +height="17" +alt="image pas disponible" /></p> + +<p class="non"><span class="lt">S</span><span class="smcap">i</span> +les livres se prisent par leur poids, celui-ci sera compté pour peu +de chose; s'ils s'estiment par leur contenu, peut-être sera-t-il placé +au rang des plus importants.</p> + +<p>En général, rien de plus important qu'un bon livre élémentaire; mais +aussi rien de plus difficile à composer et même à lire: pourquoi cela? +parce que tout devant y être analyse et définition, tout doit y-être dit +avec vérité et précision: si la vérité et la précision manquent, le but +est manqué; si elles existent, il devient abstrait par sa force même.</p> + +<p>Le premier de ces défauts a été sensible jusqu'à ce jour dans tous les +livres de morale: on n'y trouve qu'un chaos de maximes décousues, de +préceptes sans causes, d'actions sans motifs. Les pédants du genre +humain l'ont traité comme un petit enfant: ils lui ont prescrit d'être +sage par la frayeur des esprits et des revenants. Maintenant que le +genre humain grandit, il est temps de lui parler raison, il est temps de +prouver aux hommes que les mobiles de leur perfectionnement se tirent de +leur organisation même, de l'intérêt de leurs passions, et de tout ce +qui compose leur existence. Il est temps de démontrer que la morale est +une science physique et géométrique, soumise aux règles et au calcul des +autres sciences exactes; et tel est l'avantage du système exposé dans ce +livre, que les bases de la moralité y étant fon<span class='pagenum'><a name="Page_248" id="Page_248">[248]</a></span>dées sur la nature même +des choses, elle est fixe et immuable comme elles; tandis que dans tous +les systèmes théologiques la morale étant assise sur des opinions +arbitraires, non démontrables et souvent absurdes, elle change, +s'affaiblit, périt avec elles, et laisse les hommes dans une dépravation +absolue. Il est vrai que, par la raison même que notre système se fonde +sur des faits et non sur des rêves, il trouvera plus de difficulté à se +répandre et à s'établir; mais il tirera des forces de cette lutte même, +et tôt ou tard l'éternelle religion de la nature renversera les +religions passagères de l'esprit humain.</p> + +<p>Ce livre fut publié pour la première fois en 1793, sous le titre de +<i>Catéchisme du Citoyen français</i>: il avait d'abord été destiné à être un +livre national; mais il pourrait également bien s'intituler <i>Catéchisme +du bon sens et des honnêtes gens</i>; il faut espérer qu'il deviendra un +livre commun à toute l'Europe. Il est possible que dans sa brièveté il +n'ait pas suffisamment rempli le but d'un livre classique populaire; +mais l'auteur sera satisfait s'il a du moins le mérite d'indiquer le +moyen d'en faire de meilleurs.<span class='pagenum'><a name="Page_249" id="Page_249">[249]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<p class="c">LA</p> + +<h2>LOI NATURELLE,</h2> + +<p class="c">ou</p> + +<h3 class="top5">PRINCIPES PHYSIQUES</h3> +<h3 class="top5">DE LA MORALE,</h3> + + +<p class="c"><img src="images/002.png" +width="368" +height="17" +alt="image pas disponible" /></p> + + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="title">De la loi naturelle.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">u'est-ce</span> que la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est l'<i>ordre régulier</i> et <i>constant</i> des faits, par lequel <span class="smcap">Dieu</span> +régit l'univers; ordre que sa <i>sagesse</i> présente aux sens et à la raison +des hommes, pour servir à leurs actions de règle égale et commune, et +pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la +perfection et le bonheur.</p> + +<p><i>D.</i> Définissez-moi clairement le mot <i>loi</i>.</p> + +<p><i>R.</i> Le mot <i>loi</i>, pris littéralement, signifie <i>lecture</i><span class='pagenum'><a name="Page_250" id="Page_250">[250]</a></span><a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>, parce +que, dans l'origine, les <i>ordonnances</i> et <i>règlements</i> étaient la +lecture par excellence que l'on faisait au peuple, afin qu'il les +observât et n'encourût pas les peines portées contre leur infraction: +d'où il suit que l'usage originel expliquant l'idée véritable, la loi se +définit:</p> + +<p>«Un ordre ou une défense d'agir, avec la clause expresse d'une peine +attachée à l'infraction, ou d'une récompense attachée à l'observation de +cet ordre.»</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce qu'il existe de tels ordres dans la nature?</p> + +<p><i>R.</i> Oui.</p> + +<p><i>D.</i> Que signifie ce mot <i>nature</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Le mot <i>nature</i> prend trois sens divers:</p> + +<p>1º Il désigne l'univers, le monde matériel: on dit, dans ce premier +sens, <i>la beauté de la nature</i>, <i>la richesse de la nature</i>, c'est-à-dire +les objets du ciel et de la terre offerts à nos regards;</p> + +<p>2º Il désigne la <i>puissance</i> qui anime, qui meut l'univers, en la +considérant comme un être distinct, comme l'ame est au corps; on dit, +dans ce second sens: «Les <i>intentions de la nature</i>, les «secrets +incompréhensibles de la nature.»</p> + +<p>3º Il désigne les opérations partielles de cette<span class='pagenum'><a name="Page_251" id="Page_251">[251]</a></span> puissance dans chaque +être ou dans chaque classe d'êtres; et l'on dit, dans ce troisième sens: +«C'est une énigme que la <i>nature</i> de l'<i>homme</i>; chaque être agit selon +sa <i>nature</i>.»</p> + +<p>Or, comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'êtres sont +soumises à des règles constantes et générales, qui ne peuvent être +enfreintes sans que l'ordre général où particulier soit interverti et +troublé, l'on donne à ces règles d'actions et de mouvements le nom de +<i>lois naturelles</i> ou <i>lois de la nature</i>.</p> + +<p><i>D.</i> Donnez-moi des exemples de ces lois.</p> + +<p><i>R.</i> C'est une loi de la nature, que le soleil éclaire successivement la +surface du globe terrestre;—que sa présence y excite la lumière et la +chaleur;—que la chaleur agissant sur l'eau forme des vapeurs;—que ces +vapeurs élevées en nuages dans les régions de l'air s'y résolvent en +pluies ou en neiges, qui renouvellent sans cesse les eaux des sources et +des fleuves.</p> + +<p>C'est une loi de la nature, que l'eau coule de haut en bas; qu'elle +cherche son niveau; qu'elle soit plus pesante que l'air;—que tous les +corps tendent, vers la terre;—que la flamme s'élève vers les cieux; +qu'elle désorganise les végétaux et les animaux;—que l'air soit +nécessaire à la vie de certains animaux; que, dans certaines +circonstances, l'eau les suffoque et les tue; que certains sucs de +plantes, certains minéraux attaquent<span class='pagenum'><a name="Page_252" id="Page_252">[252]</a></span> leurs organes, détruisent leur +vie, et ainsi d'une foule d'autres faits.</p> + +<p>Or, parce que tous ces faits et leurs semblables sont immuables, +constants, réguliers, il en résulte pour l'homme autant de véritables +<i>ordres</i> de s'y conformer, avec la clause expresse d'une peine attachée +à leur infraction, ou d'un bien-être attaché à leur observation; de +manière que si l'homme prétend voir clair dans les ténèbres, s'il +contrarie la marche des saisons, l'action des éléments; s'il prétend +vivre dans l'eau sans se noyer, toucher la flamme sans se brûler, se +priver d'air sans s'étouffer, boire des poisons sans se détruire, il +reçoit de chacune de ces infractions aux lois naturelles une punition +corporelle et proportionnée à sa faute;—qu'au contraire, s'il observe +et pratique chacune de ces lois dans les rapports exacts et réguliers +qu'elles ont avec lui, il conserve son existence, et la rend aussi +heureuse qu'elle peut l'être; et parce que toutes ces lois, considérées +relativement à l'espèce humaine, ont pour but unique et commun de la +conserver et de la rendre heureuse, on est convenu d'en rassembler +l'idée sous un même mot, et de les appeler collectivement la <i>loi +naturelle</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_253" id="Page_253">[253]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE II</h3> + +<p class="title">Caractères de la loi naturelle.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">uels</span> sont les caractères de la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> On en peut compter dix principaux.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le premier?</p> + +<p><i>R.</i> C'est d'être inhérente à l'existence des choses, par conséquent, +d'être <i>primitive</i> et antérieure à toute autre loi; en sorte que toutes +celles qu'ont reçues les hommes n'en sont que des imitations, dont la +perfection se mesure sur leur ressemblance avec ce modèle primordial.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le second?</p> + +<p><i>R.</i> C'est de venir immédiatement de <span class="smcap">Dieu</span>, d'être présentée par lui à +chaque homme, tandis que les autres ne nous sont présentées que par des +hommes qui peuvent être trompés ou trompeurs.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le troisième?</p> + +<p><i>R.</i> C'est d'être commune à tous les temps, à tous les pays, +c'est-à-dire, d'être une et universelle.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce qu'aucune autre loi n'est universelle?</p> + +<p><i>R.</i> Non, car aucune ne convient, aucune n'est applicable à tous les +peuples de la terre; toutes<span class='pagenum'><a name="Page_254" id="Page_254">[254]</a></span> sont locales et accidentelles, nées par des +circonstances de lieux et de personnes; en sorte que si tel homme, tel +événement n'eût pas existé, telle loi n'existerait pas.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le quatrième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> C'est d'être uniforme et invariable.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce qu'aucune autre n'est uniforme et invariable?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car ce qui est <i>bien</i> et <i>vertu</i> selon l'une, est <i>mal</i> et +<i>vice</i> selon l'autre; et ce qu'une même loi approuve dans un temps, elle +le condamne souvent dans un autre.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le cinquième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> D'être évidente et palpable, parce qu'elle consiste tout entière en +faits sans cesse présents aux sens et à la démonstration.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que les autres lois ne sont pas évidentes?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car elles se fondent sur des faits passés et douteux, sur des +témoignages équivoques et suspects, et sur des preuves inaccessibles aux +sens.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le sixième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> D'être raisonnable, parce que ses préceptes et toute sa doctrine +sont conformes à la raison et à l'entendement humain.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce qu'aucune autre loi n'est raisonnable?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car toutes contrarient la raison et<span class='pagenum'><a name="Page_255" id="Page_255">[255]</a></span> l'entendement de l'homme, +et lui imposent avec tyrannie une croyance aveugle et impraticable.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le septième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> D'être juste, parce que dans cette loi les peines sont +proportionnées aux infractions.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que les autres lois ne sont pas justes?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car elles attachent souvent aux mérites ou aux délits des +peines ou des récompenses démesurées, et elles imputent à mérite ou à +délit des actions nulles ou indifférentes.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le huitième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> D'être pacifique et tolérante, parce que, dans la loi naturelle, +tous les hommes étant frères et égaux en droits, elle ne leur conseille +à tous que paix et tolérance, même pour leurs erreurs.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que les autres lois ne sont pas pacifiques?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car toutes prêchent la dissension, la discorde, la guerre, et +divisent les hommes par des prétentions exclusives de vérité et de +domination.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le neuvième caractère?</p> + +<p><i>R.</i> D'être également bienfaisante pour tous les hommes, en leur +enseignant à tous les véritables moyens d'être meilleurs et plus +heureux.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que les autres ne sont pas aussi bienfaisantes?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car aucune n'enseigne les véritables<span class='pagenum'><a name="Page_256" id="Page_256">[256]</a></span> moyens du bonheur: +toutes se réduisent à des pratiques pernicieuses ou futiles, et les +faits le prouvent, puisque après tant de lois, tant de religions, de +législateurs et de prophètes, les hommes sont encore aussi malheureux et +aussi ignorants qu'il y a six mille ans.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le dernier caractère de la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est de suffire seule à rendre les hommes plus heureux et +meilleurs, parce qu'elle embrasse tout ce que les autres lois civiles ou +religieuses ont de bon ou d'utile, c'est-à-dire qu'elle en est +essentiellement la partie morale; de manière que, si les autres lois +étaient dépouillées, elles se trouveraient réduites à des opinions +chimériques et imaginaires, sans aucune utilité pratique.</p> + +<p><i>D.</i> Résumez-moi tous ces caractères.</p> + +<p><i>R.</i> J'ai dit que la loi naturelle est,</p> + +<table summary="loi" +cellspacing="1" +cellpadding="1" +style="margin-left:2%;"> +<tr><td align="right">1º</td><td>Primitive;</td><td align="right">6º</td><td>Raisonnable;</td></tr> +<tr><td align="right">2º</td><td>Immédiate;</td><td align="right">7º</td><td>Juste;</td></tr> +<tr><td align="right">3º</td><td>Universelle;</td><td align="right">8º</td><td>Pacifique;</td></tr> +<tr><td align="right">4º</td><td>Invariable;</td><td align="right">9º</td><td>Bienfaisante;</td></tr> +<tr><td align="right">5º</td><td>Évidente;</td><td align="right">10º</td><td>Et seule suffisante.</td></tr> +</table> + +<p>Et telle est la puissance de tous ces attributs de perfection et de +vérité, que, lorsqu'en leurs disputes les théologiens ne peuvent +s'accorder sur aucun point de croyance, ils ont recours à <i>la loi +naturelle</i>, dont l'oubli, disent-ils, a forcé Dieu d'envoyer de temps en +temps des prophètes pu<span class='pagenum'><a name="Page_257" id="Page_257">[257]</a></span>blier des lois nouvelles: comme si Dieu faisait +des lois de circonstance, à la manière des hommes, surtout quand la +première subsiste avec tant de force, qu'on peut dire qu'en tout temps +et en tout pays, elle n'a cessé d'être la loi de conscience de tout +homme raisonnable et sensé.</p> + +<p><i>D.</i> Si, comme vous le dites, elle émane immédiatement de Dieu, +enseigne-t-elle son existence?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, très-positivement; car pour tout homme qui observe avec +réflexion le spectacle étonnant de l'univers, plus il médite sur les +propriétés et les attributs de chaque être, sur l'ordre admirable et +l'harmonie de leurs mouvements, plus il lui est démontré qu'il existe un +<i>agent suprême</i>, un moteur <i>universel et identique</i>, désigné par le nom +de <span class="smcap">Dieu</span>; et il est si vrai que la loi naturelle suffit pour élever à la +connaissance de <span class="smcap">Dieu</span>, que tout ce que les hommes ont prétendu en +connaître par des moyens étrangers, s'est constamment trouvé ridicule, +absurde, et qu'ils ont été obligés d'en revenir aux immuables notions de +la raison naturelle.</p> + +<p><i>D.</i> Il n'est donc pas vrai que les sectateurs de <i>la loi naturelle</i> +soient athées?</p> + +<p><i>R.</i> Non, cela n'est pas vrai; au contraire, ils ont de la Divinité des +idées plus fortes et plus nobles que la plupart des autres hommes; car +ils ne la souillent point du mélange de toutes les<span class='pagenum'><a name="Page_258" id="Page_258">[258]</a></span> faiblesses et de +toutes les passions de l'humanité.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le culte qu'ils lui rendent?</p> + +<p><i>R.</i> Un culte tout entier d'action: la pratique et l'observation de +toutes les règles que la <i>suprême sagesse</i> a imposées aux mouvements de +chaque être; règles éternelles et inaltérables, par lesquelles elle +maintient l'ordre et l'harmonie de l'univers, et qui, dans leurs +rapports avec l'homme, composent la loi naturelle.</p> + +<p><i>D.</i> A-t-on connu avant ce jour la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> On en a de tout temps parlé: la plupart des législateurs ont dit la +prendre pour base de leurs lois; mais ils n'en ont cité que quelques +préceptes, et ils n'ont eu de sa totalité que des idées vagues.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi cela?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que, quoique simple dans ses bases, elle forme, dans ses +développements et ses conséquences, un ensemble compliqué qui exige la +connaissance de beaucoup de faits, et toute la sagacité du raisonnement.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que l'instinct seul n'indique pas la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car par <i>instinct</i> l'on n'entend que ce sentiment aveugle qui +porte indistinctement vers tout ce qui flatte les sens.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi dit-on donc que la loi naturelle est gravée dans le cœur +de tous les hommes?</p> + +<p><i>R.</i> On le dit par deux raisons: 1º parce que l'on<span class='pagenum'><a name="Page_259" id="Page_259">[259]</a></span> a remarqué qu'il y +avait des actes et des sentiments communs à tous les hommes, ce qui +vient de leur commune organisation; 2º parce que les premiers +philosophes ont cru que les hommes naissaient avec des idées déja +formées, ce qui est maintenant démontré une erreur.</p> + +<p><i>D.</i> Les philosophes se trompent donc?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, cela leur arrive.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi cela?</p> + +<p><i>R.</i> Iº Parce qu'ils sont hommes; 2º parce que les ignorants appellent +philosophes tous ceux qui raisonnent bien ou mal; 3º parce que ceux qui +raisonnent sur beaucoup de choses, et qui en raisonnent les premiers, +sont sujets à se tromper.</p> + +<p><i>D.</i> Si la loi naturelle n'est pas écrite, ne devient-elle pas une chose +arbitraire et idéale?</p> + +<p><i>R.</i> Non; parce qu'elle consiste tout entière en faits dont la +démonstration peut sans cesse se renouveler aux sens, et composer une +science aussi précise et aussi exacte que la géométrie et les +mathématiques; et c'est par la raison même que la loi naturelle forme +une science exacte, que les hommes, nés ignorants et vivant distraits, +ne l'ont connue, jusqu'à nos jours, que superficiellement.<span class='pagenum'><a name="Page_260" id="Page_260">[260]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="title">Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">D</span><span class="smcap">éveloppez-moi</span> les principes de la loi naturelle par rapport à +l'homme?</p> + +<p><i>R.</i> Ils sont simples; ils se réduisent à un précepte fondamental et +unique.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est ce précepte?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la conservation de soi-même.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que le bonheur n'est pas aussi un précepte de la loi +naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Oui; mais comme le bonheur est un état accidentel qui n'a lieu que +dans le développement des facultés de l'homme et du système social, il +n'est point le but immédiat et direct de la nature; c'est, pour ainsi +dire, un objet de luxe, surajouté à l'objet nécessaire et fondamental de +la conservation.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la nature ordonne-t-elle à l'homme de se conserver?</p> + +<p><i>R.</i> Par deux sensations puissantes et involontaires, qu'elle a +attachées comme deux guides, deux <i>génies gardiens</i> à toutes ses +actions: l'une, sensation de douleur, par laquelle elle l'avertit et le +détourne de tout ce qui tend à le détruire;<span class='pagenum'><a name="Page_261" id="Page_261">[261]</a></span> l'autre, sensation de +plaisir, par laquelle elle l'attire et le porte vers tout ce qui tend à +conserver et à développer son existence.</p> + +<p><i>D.</i> Le plaisir n'est donc pas un <i>mal</i>, un <i>péché</i>, comme le prétendent +les casuistes?</p> + +<p><i>R.</i> Non: il ne l'est qu'autant qu'il tend à détruire la vie et la +santé, qui, du propre aveu de ces casuistes, nous viennent de Dieu même.</p> + +<p><i>D.</i> Le plaisir est-il l'objet principal de notre existence, comme l'on +dit quelques philosophes?</p> + +<p><i>R.</i> Non: il ne l'est pas plus que la douleur; le plaisir est un +encouragement à vivre, comme la douleur est un repoussement à mourir.</p> + +<p><i>D.</i> Comment prouvez-vous cette assertion?</p> + +<p><i>R.</i> Par deux faits palpables: l'un, que le plaisir, s'il est pris au +delà du besoin, conduit à la destruction; par exemple, un homme qui +abuse du plaisir de manger ou de boire, attaque sa santé et nuit à sa +vie. L'autre, que la douleur conduit quelquefois à la conservation; par +exemple, un homme qui se fait couper un membre gangrené souffre de la +douleur, et c'est afin de ne pas périr tout entier.</p> + +<p><i>D.</i> Mais cela même ne prouve-t-il pas que nos sensations peuvent nous +tromper sur le but de notre conservation?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: elles le peuvent momentanément.</p> + +<p><i>D.</i> Comment nos sensations nous trompent-elles?<span class='pagenum'><a name="Page_262" id="Page_262">[262]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> De deux manières: par ignorance, et par passion.</p> + +<p><i>D.</i> Quand nous trompent-elles par ignorance?</p> + +<p><i>R.</i> Lorsque nous agissons sans connaître l'action et l'effet des objets +sur nos sens; par exemple, lorsqu'un homme touche des orties sans +connaître leur qualité piquante, ou lorsqu'il mâche de l'opium dont il +ignore la qualité endormante.</p> + +<p><i>D.</i> Quand nous trompent-elles par passion?</p> + +<p><i>R.</i> Lorsque, connaissant l'action nuisible des objets, nous nous +livrons cependant à la fougue de nos désirs et de nos appétits; par +exemple, lorsqu'un homme qui sait que le vin enivre en boit avec excès.</p> + +<p><i>D.</i> Que résulte-t-il de là?</p> + +<p><i>R.</i> Il en résulte que l'ignorance dans laquelle nous naissons, et que +les appétits déréglés auxquels nous nous livrons, sont contraires à +notre conservation; que par conséquent l'instruction de notre esprit et +la modération de nos passions sont deux obligations, deux lois qui +dérivent immédiatement de la première loi de la conservation.</p> + +<p><i>D.</i> Mais si nous naissons ignorants, l'ignorance n'est-elle pas une loi +naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Pas davantage que de rester enfants, nus et faibles. Loin d'être +pour l'homme une loi de la nature, l'ignorance est un obstacle à la +pratique de toutes ses lois. C'est le véritable péché originel.<span class='pagenum'><a name="Page_263" id="Page_263">[263]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi donc s'est-il trouvé des moralistes qui l'ont regardée +comme une vertu et une perfection?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que par bizarrerie d'esprit, ou par misanthropie, ils ont +confondu l'abus des connaissances avec les connaissances mêmes: comme +si, parce que les hommes abusent de la parole, il fallait leur couper la +langue: comme si la perfection et la vertu consistaient dans la nullité, +et non dans le développement et le bon emploi de nos facultés.</p> + +<p><i>D.</i> L'instruction est donc une nécessité indispensable à l'existence de +l'homme?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: tellement indispensable, que sans elle il est à chaque instant +frappé, et blessé par tous les êtres qui l'environnent; car, s'il ne +connaît pas les effets du feu, il se brûle; ceux de l'eau, il se noie; +ceux de l'opium, il s'empoisonne: si dans l'état sauvage il ne connaît +pas les ruses des animaux et l'art de saisir le gibier, il périt de +faim; si dans l'état social il ne connaît pas la marche des saisons, il +ne peut ni labourer, ni s'alimenter; ainsi de toutes ses actions dans +tous les besoins de sa conservation.</p> + +<p><i>D.</i> Mais toutes ces notions nécessaires à son existence et au +développement de ses facultés, l'homme isolé peut-il se les procurer?</p> + +<p><i>R.</i> Non: il ne le peut qu'avec l'aide de ses semblables, que vivant en +<i>société</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_264" id="Page_264">[264]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Mais la société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature?</p> + +<p><i>R.</i> Non: elle est au contraire un besoin, une loi que la nature lui +impose par le propre fait de son organisation; car, 1º la nature a +tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable +d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites +le conduisent à vivre en famille, qui déja est un état de société; 2º en +le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations +d'autrui se réfléchissent en lui-même, et y excitent des <i>co-sentiments</i> +de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de +la société, 3º enfin l'état de société, fondé sur les besoins de +l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remplir la loi de se conserver; et +dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est +dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois, n'est plus le produit de +la nature, alors qu'il est devenu doux et délicieux dans les jardins où +on l'a cultivé.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi donc les philosophes ont-ils appelé la vie sauvage l'état +de <i>perfection</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que, comme je vous l'ai dit, le vulgaire a souvent donné le +nom de philosophes à des esprits bizarres, qui, par morosité, par vanité +blessée, par dégoût des vices de la société, se sont fait de l'état +sauvage des idées chimériques, contradictoires à leur propre système de +l'homme parfait.<span class='pagenum'><a name="Page_265" id="Page_265">[265]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Quel est le vrai sens de ce mot <i>philosophe</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Le mot <i>philosophe</i> signifie <i>amant de la sagesse</i>: or, comme la +sagesse consiste dans la pratique des lois naturelles, le vrai +philosophe est celui qui connaît ces lois avec étendue et justesse, et +qui y conforme toute sa conduite.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage?</p> + +<p><i>R.</i> C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la +manière des ours et des orang-outangs.</p> + +<p><i>D.</i> Est-il heureux dans cet état?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car il n'a que les sensations du moment; et ces sensations +sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, +attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement.</p> + +<p><i>D.</i> Est-il libre?</p> + +<p><i>R.</i> Non: il est le plus esclave des êtres; car sa vie dépend de tout ce +qui l'entoure; il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se +reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid; il court +risque à chaque instant de périr: aussi la nature n'a-t-elle présenté +que par hasard de tels individus; et l'on voit que tous les efforts de +l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état +violent, par le besoin pressant de sa conservation.</p> + +<p><i>D.</i> Mais ce besoin de conservation ne produit-il pas dans les individus +l'<i>égoïsme</i>, c'est-à-dire l'<i>amour</i><span class='pagenum'><a name="Page_266" id="Page_266">[266]</a></span> +de <i>soi</i>? et l'égoïsme n'est-il pas +contraire à l'état social?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car, si par <i>égoïsme</i> vous entendez le penchant à nuire à +autrui, ce n'est plus l'amour de soi, c'est la haine des autres. L'amour +de soi, pris dans son vrai sens, non-seulement n'est pas contraire à la +société, il en est le plus ferme appui, par la nécessité de ne pas nuire +à autrui, de peur qu'en retour autrui ne nous nuise.</p> + +<p>Ainsi la conversation de l'homme, et le développement de ses facultés +dirigé vers ce but, sont la véritable loi de la nature dans la +production de l'être humain; et c'est de ce principe simple et fécond +que dérivent, c'est à lui que se rapportent, c'est sur lui que se +mesurent toutes les idées de <i>bien</i> et de <i>mal</i>, de <i>vice</i> et de +<i>vertu</i>, de <i>juste</i> ou d'<i>injuste</i>, de <i>vérité</i> ou d'<i>erreur</i>, de +<i>permis</i> ou de <i>défendu</i>, qui fondent la morale de l'homme individu, ou +de l'homme social.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="title">Bases de la morale; du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de +la vertu.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">u'est-ce</span> que le <i>bien</i> selon la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est tout ce qui tend à conserver et perfectionner l'homme.<span class='pagenum'><a name="Page_267" id="Page_267">[267]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que le <i>mal</i>?</p> + +<p><i>R.</i> C'est tout ce qui tend à détruire et détériorer l'homme.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'entend-on par mal et bien <i>physique</i>, mal et bien <i>moral</i>?</p> + +<p><i>R.</i> On entend par ce mot <i>physique</i>, tout ce qui agit immédiatement sur +le corps. La santé est un bien <i>physique</i>; la maladie est un mal +<i>physique</i>. Par <i>moral</i>, on entend ce qui n'agit que par des +conséquences plus ou moins prochaines. La calomnie est un mal <i>moral</i>; +la bonne réputation est un bien <i>moral</i>, parce que l'une et l'autre +occasionent à notre égard des dispositions et des <i>habitudes</i><a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a> de la +part des autres hommes, qui sont utiles ou nuisibles à notre +conservation, et qui attaquent ou favorisent nos moyens d'existence.</p> + +<p><i>D.</i> Tout ce qui tend à conserver ou à produire est donc un <i>bien</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: et voilà pourquoi certains législateurs ont placé au rang des +ouvres agréables à Dieu, la culture d'un champ et la fécondité d'une +femme.</p> + +<p><i>D.</i> Tout ce qui tend à donner la mort est donc un <i>mal</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: et voilà pourquoi des législateurs ont étendu l'idée du mal et +du péché jusque sur le meurtre des animaux.<span class='pagenum'><a name="Page_268" id="Page_268">[268]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Le meurtre d'un homme est donc un crime dans la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: et le plus grand que l'on puisse commettre; car tout autre mal +peut se réparer, mais le meurtre ne se répare point.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce qu'un <i>péché</i> dans la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est tout ce qui tend à troubler l'ordre établi par la nature, +pour la conservation et la perfection de l'homme et de la société.</p> + +<p><i>D.</i> L'intention peut-elle être un mérite ou un crime?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car ce n'est qu'une idée sans réalité; mais elle est un +commencement de péché et de mal, par la tendance qu'elle donne vers +l'action.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que la <i>vertu</i> selon la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la pratique des actions utiles à l'individu et à la société.</p> + +<p><i>D.</i> Que signifie ce mot individu?</p> + +<p><i>R.</i> Il signifie un homme considéré isolement de tout autre.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que le <i>vice</i> selon la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la pratique des actions nuisibles à l'individu et à la +société.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que la <i>vertu</i> et le <i>vice</i> n'ont pas un objet purement +spirituel et abstrait des sens?</p> + +<p><i>R.</i> Non: c'est toujours à un but physique qu'ils se rapportent en +dernière analyse, et ce but est toujours de détruire ou de conserver le +corps.<span class='pagenum'><a name="Page_269" id="Page_269">[269]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Le vice et la vertu ont-ils des degrés de force et d'intensité?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: selon l'importance des facultés qu'ils attaquent ou qu'ils +favorisent, et selon le nombre d'individus en qui ces facultés sont +favorisées ou lésées.</p> + +<p><i>D.</i> Donnez-m'en des exemples?</p> + +<p><i>R.</i> L'action de sauver la vie d'un homme est plus vertueuse que celle +de sauver son bien; l'action de sauver la vie de dix hommes l'est plus +que de sauver la vie d'un seul; et l'action utile à tout le genre humain +est plus vertueuse que l'action utile à une seule nation.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle prescrit-elle la pratique du bien et de la +vertu, et défend-elle celle du mal et du vice?</p> + +<p><i>R.</i> Par les avantages mêmes qui résultent de la pratique du bien et de +la vertu pour la conservation de notre corps, et par les dommages qui +résultent, pour notre existence, de la pratique du mal et du vice.</p> + +<p><i>D.</i> Ses préceptes sont donc dans l'action?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: ils sont l'action même considérée dans son effet présent et +dans ses conséquences futures.</p> + +<p><i>D.</i> Comment divisez-vous les vertus?</p> + +<p><i>R.</i> Nous les divisons en trois classes: 1º vertus individuelles ou +relatives à l'homme seul; 2º vertus domestiques ou relatives à la +famille; 3º et vertus sociales ou relatives à la société.<span class='pagenum'><a name="Page_270" id="Page_270">[270]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="title">Des vertus individuelles.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">uelles</span> sont les vertus individuelles?</p> + +<p><i>R.</i> Elles sont au nombre de cinq principales, savoir:</p> + +<p>1º La <i>science</i>, qui comprend la prudence et la sagesse;</p> + +<p>2º La <i>tempérance</i>, qui comprend la sobriété et la chasteté;</p> + +<p>3º Le <i>courage</i>, ou la force du corps et de l'ame;</p> + +<p>4º L'<i>activité</i>, c'est-à-dire l'amour du travail et l'emploi du temps;</p> + +<p>5º Enfin <i>la propreté</i>, ou pureté du corps, tant dans les vêtements que +dans l'habitation.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle prescrit-elle la <i>science</i>?</p> + +<p><i>R.</i> Par la raison que l'homme qui connaît les causes et les effets des +choses, pourvoit d'une manière étendue et certaine à sa conservation et +au développement de ses facultés. La science est pour lui l'œil et la +lumière, qui lui font discerner avec justesse et clarté tous les objets +au milieu desquels il se meut; et voilà pourquoi l'on dit un homme +<i>éclairé</i>, pour désigner un homme savant et instruit. Avec la science et +l'instruction<span class='pagenum'><a name="Page_271" id="Page_271">[271]</a></span> on a sans cesse des ressources et des moyens de +subsister; et voilà pourquoi un philosophe, qui avait fait naufrage, +disait au milieu de ses compagnons qui se désolaient de la perte de +leurs fonds: <i>Pour moi, je porte tous mes fonds en moi</i>.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le vice contraire à la science?</p> + +<p><i>R.</i> C'est l'ignorance.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle défend-elle l'ignorance?</p> + +<p><i>R.</i> Par les graves détriments qui en résultent pour notre existence; +car l'ignorant, qui ne connaît ni les causes ni les effets, commet à +chaque instant les erreurs les plus pernicieuses à lui et aux autres; +c'est un aveugle qui marche à tâtons, et qui, à chaque pas, est heurté +ou heurte ses associés.</p> + +<p><i>D.</i> Quelle différence y a-t-il entre un ignorant et un sot?</p> + +<p><i>R.</i> La même différence qu'entre un aveugle de bonne foi et un aveugle +qui prétend voir clair: la sottise est la réalité de l'ignorance, plus +la vanité du savoir.</p> + +<p><i>D.</i> L'ignorance et la sottise sont-elles communes?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, très-communes; ce sont les maladies habituelles et générales +du genre humain: il y a trois mille ans que le plus sage des hommes +disait: <i>Le nombre des sots est infini</i>; et le monde n'a point changé.<span class='pagenum'><a name="Page_272" id="Page_272">[272]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi cela?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que, pour être instruit, il faut beaucoup de travail et de +temps, et que les hommes, nés ignorants et craignant la peine, trouvent +plus commode de rester aveugles et de prétendre voir clair.</p> + +<p><i>D.</i> Quelle différence y a-t-il du savant au sage?</p> + +<p><i>R.</i> Le savant connaît, et le sage pratique.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que la prudence?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la vue anticipée, la <i>prévoyance</i> des effets et des +conséquences de chaque chose; prévoyance au moyen de laquelle l'homme +évite les dangers qui le menacent, saisit et suscite les occasions qui +lui sont favorables: d'où il résulte qu'il pourvoit à sa conservation +pour le présent et pour l'avenir d'une manière étendue et sûre, tandis +que l'imprudent qui ne calcule ni ses pas, ni sa conduite, ni les +efforts, ni les résistances, tombe à chaque instant dans mille embarras, +mille périls, qui détruisent plus ou moins lentement ses facultés et son +existence.</p> + +<p><i>D.</i> Lorsque l'Évangile appelle bienheureux les pauvres d'esprit, +entend-il parler des ignorants et des imprudents?</p> + +<p><i>D.</i> Non; car, en même temps qu'il conseille la simplicité des colombes, +il ajoute la prudente finesse des serpents. Par simplicité d'esprit on +entend la droiture, et le précepte de l'Évangile n'est que celui de la +nature.<span class='pagenum'><a name="Page_273" id="Page_273">[273]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="title">De la tempérance.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">u'est-ce</span> que la tempérance?</p> + +<p><i>R.</i> C'est un usage réglé de nos facultés, qui fait que nous n'excédons +jamais, dans nos sensations, le but de la nature à nous conserver; c'est +la modération des passions.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le vice contraire à la tempérance?</p> + +<p><i>R.</i> C'est le déréglement des passions, l'avidité de toutes les +jouissances, en un mot: la cupidité.</p> + +<p><i>D.</i> Quelles sont les branches principales de la tempérance?</p> + +<p><i>R.</i> Ce sont la sobriété, la continence ou la chasteté.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle prescrit-elle la sobriété?</p> + +<p><i>R.</i> Par son influence puissante sur notre santé. L'homme sobre digère +avec bien-être; il n'est point accablé du poids des aliments; ses idées +sont claires et faciles, il remplit bien toutes ses fonctions; il vaque +avec intelligence à ses affaires; il vieillit exempt de maladies; il ne +perd point son argent en remèdes, et il jouit avec allégresse des biens +que le sort et sa prudence lui ont procurés.<span class='pagenum'><a name="Page_274" id="Page_274">[274]</a></span> Ainsi, d'une seule vertu +la nature généreuse tire mille récompenses.</p> + +<p><i>D.</i> Comment prohibe-t-elle la gourmandise?</p> + +<p><i>R.</i> Par les maux nombreux qui y sont attachés. Le gourmand, oppressé +d'aliments, digère avec anxiété; sa tête troublée par les fumées de la +digestion ne conçoit point d'idées nettes et claires; il se livre avec +violence à des mouvements déréglés de luxure et de colère qui nuisent à +sa santé; son corps devient gras, pesant et impropre au travail; il +essuie des maladies douloureuses et dispendieuses; il vit rarement +vieux, et sa vieillesse est remplie de dégoûts et d'infirmités.</p> + +<p><i>D.</i> Doit-on considérer l'abstinence et le jeûne comme des actions +vertueuses?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, lorsque l'on a trop mangé; car alors l'abstinence et le jeûne +sont des remèdes efficaces et simples; mais lorsque le corps a besoin +d'aliments, les lui refuser et le laisser souffrir de soif ou de faim, +c'est un délire et un véritable péché contre la loi naturelle.</p> + +<p><i>D.</i> Comment cette loi considère-t-elle l'ivrognerie?</p> + +<p><i>R.</i> Comme le vice le plus vil et le plus pernicieux. L'ivrogne, privé +du sens et de la raison que Dieu nous a donnés, profane le bienfait de +la Divinité; il se ravale à la condition des brutes; incapable de guider +même ses pas, il chancelle et tombe comme l'épileptique; il se blesse et +peut<span class='pagenum'><a name="Page_275" id="Page_275">[275]</a></span> même se tuer; sa faiblesse dans cet état le rend le jouet et le +mépris de tout ce qui l'environne; il contracte dans l'ivresse des +marchés ruineux, et il perd ses affaires; il lui échappe des propos +outrageux qui lui suscitent des ennemis, des repentirs; il remplit sa +maison de troubles, de chagrins, et finit par une mort précoce ou par +une vieillesse cacochyme.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle interdit-elle absolument l'usage du vin?</p> + +<p><i>R.</i> Non: elle en défend seulement l'abus; mais comme de l'usage à +l'abus le passage est facile et prompt pour le vulgaire, peut-être les +législateurs qui ont proscrit l'usage du vin ont-ils rendu service à +l'humanité.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle défend-elle l'usage de certaines viandes, de +certains végétaux, à certains jours, dans certaines saisons?</p> + +<p><i>R.</i> Non: elle ne défend absolument que ce qui nuit à la santé; ses +préceptes varient à cet égard comme les personnes, et ils composent même +une science très-délicate et très-importante; car la qualité, la +quantité, la combinaison des aliments, ont la plus grande influence, +non-seulement sur les affections momentanées de l'ame, mais encore sur +ses dispositions habituelles. Un homme n'est point, à jeun le même +qu'après un repas, fût-il sobre. Un verre de liqueur, une tasse de café +donnent des degrés divers de vivacité, de mobi<span class='pagenum'><a name="Page_276" id="Page_276">[276]</a></span>lité, de disposition à la +colère, la tristesse ou à la gaieté; tel mets, parce qu'il pèse à +l'estomac, rend morose et chagrin; et tel autre, parce qu'il se digère +bien, donne de l'allégresse, du penchant à obliger, à aimer. L'usage des +végétaux, parce qu'ils nourrissent peu, rend le corps faible, et porte +vers le repos, la paresse, la douceur; l'usage des viandes, parce +qu'elles nourrissent beaucoup, et des spiritueux, parce qu'ils stimulent +les nerfs, donne de la vivacité, de l'inquiétude, de l'audace. Or de ces +habitudes d'aliments résultent des habitudes de constitution et +d'organes qui forment ensuite les tempéraments marqués chacun de leur +caractère. Et voilà pourquoi, surtout dans les pays chauds, les +législateurs ont fait des lois de régime. De longues expériences avaient +appris aux anciens que la science diététique composait une grande partie +de la science morale; chez les Égyptiens, chez les anciens Perses, chez +les Grecs même, à l'aréopage, on ne traitait les affaires graves qu'à +jeun; et l'on a remarqué que chez les peuples où l'on délibère dans la +chaleur des repas ou dans les fumées de la digestion, les délibérations +étaient fougueuses, turbulentes, et leurs résultats fréquemment +déraisonnables et perturbateurs.<span class='pagenum'><a name="Page_277" id="Page_277">[277]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<p class="title">De la continence.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">L</span><span class="smcap">a loi</span> naturelle prescrit-elle la continence?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: parce que la modération dans l'usage de la plus vive de nos +sensations est non-seulement utile, mais indispensable au maintien des +forces et de la santé; et parce qu'un calcul simple prouve que, pour +quelques minutes de privation, l'on se procure de longues journées de +vigueur d'esprit et de corps.</p> + +<p><i>D.</i> Comment défend-elle le libertinage?</p> + +<p><i>R.</i> Par les maux nombreux qui en résultent pour l'existence physique et +morale. L'homme qui s'y livre s'énerve, s'allanguit; il ne peut plus +vaquer à ses études ou à ses travaux; il contracte des habitudes +oiseuses, dispendieuses, qui portent atteinte à ses moyens de vivre, à +sa considération publique, à son crédit: ses intrigues lui causent des +embarras, des soucis, des querelles, des procès; sans compter les +maladies graves et profondes, la perte de ses forces par un poison +intérieur et lent, l'hébétude de son esprit par l'épuisement du genre +nerveux, et enfin une vieillesse prématurée et infirme.<span class='pagenum'><a name="Page_278" id="Page_278">[278]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle considère-t-elle comme vertu cette chasteté +absolue si recommandée dans les institutions monastiques?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car cette chasteté n'est utile ni à la société où elle a lieu, +ni à l'individu qui la pratique: elle est même nuisible à l'un et à +l'autre. D'abord elle nuit à la société en ce qu'elle la prive de la +population, qui est un de ses principaux moyens de richesse et de +puissance; et de plus, en ce que les célibataires, bornant toutes leurs +vues et leur affections au temps de leur vie, ont en général un égoïsme +peu favorable aux intérêts généraux de la société.</p> + +<p>En second lieu, elle nuit aux individus qui la pratiquent, par cela même +qu'elle les dépouille d'une foule d'affections et de relations qui sont +la source de la plupart des vertus domestiques et sociales; et de plus, +il arrive souvent, par des circonstances d'âge, de régime, de +tempérament, que la continence absolue nuit à la santé et cause de +graves maladies, parce qu'elle contrarie les lois physiques sur +lesquelles la nature a fondé le système de la reproduction des êtres: et +ceux qui vantent si fort la chasteté, même en supposant qu'ils soient de +bonne foi, sont en contradiction avec leur propre doctrine, qui consacre +la loi de la nature par le commandement si connu: <i>Croissez et +multipliez</i>.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi la chasteté est-elle plus considé<span class='pagenum'><a name="Page_279" id="Page_279">[279]</a></span>rée comme vertu dans les +femmes que dans les hommes?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que le défaut de chasteté dans les femmes a des inconvénients +bien plus graves et bien plus dangereux pour elles et pour la société; +car, sans compter les chagrins et les maladies qui leur sont communs +avec les hommes, elles sont encore exposées à toutes les incommodités +qui précèdent, accompagnent et suivent l'état de maternité dont elles +courent les risques. Que si cet état leur arrive hors des cas de la loi, +elles deviennent un objet de scandale et de mépris public, et +remplissent d'amertume et de trouble le reste de leur vie. De plus, +elles demeurent chargées des frais d'entretien et d'éducation d'enfants +dénués de pères; frais qui les appauvrissent et nuisent de toute manière +à leur existence physique et morale. Dans cette situation, privées de la +fraîcheur et de la santé qui font leurs appas, portant avec elles une +surcharge étrangère et coûteuse, elles ne sont plus recherchées par les +hommes, elles ne trouvent point d'établissement solide, elles tombent +dans la pauvreté, la misère, l'avilissement, et traînent avec peine une +vie malheureuse.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle descend-elle jusqu'au scrupule des désirs et des +pensées?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, parce que dans les lois physiques du corps humain, les pensées +et les désirs allument les sens, et provoquent bientôt les actions: de<span class='pagenum'><a name="Page_280" id="Page_280">[280]</a></span> +plus, par une autre loi de la nature dans l'organisation de notre corps, +ces actions deviennent un besoin machinal qui se répète par périodes de +jours ou de semaines, en sorte qu'à telle époque renaît le besoin de +telle action, de telle sécrétion; si cette action, cette sécrétion, sont +nuisibles à la santé, leur habitude devient destructive de la vie même. +Ainsi les désirs et les pensées ont une véritable importance naturelle.</p> + +<p><i>D.</i> Doit-on considérer la pudeur comme une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, parce que la pudeur, n'étant que la honte de certaines +actions, maintient l'ame et le corps dans toutes les habitudes utiles au +bon ordre et à la conservation de soi-même. La femme pudique est +estimée, recherchée, établie avec des avantages de fortune qui assurent +son existence et la lui rendent agréable, tandis que l'impudente et la +prostituée sont méprisées, repoussées et abandonnées à la misère et à +l'avilissement.<span class='pagenum'><a name="Page_281" id="Page_281">[281]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="title">Du courage et de l'activité.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">L</span><span class="smcap">e</span> courage et la force de corps et d'esprit sont-ils des vertus +dans la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, et des vertus très-importantes; car elles sont des moyens +efficaces et indispensables de pourvoir à notre conservation et à notre +bien-être. L'homme courageux et fort repousse l'oppression, défend sa +vie, sa liberté, sa propriété; par son travail il se procure une +subsistance abondante, et il en jouit avec tranquillité et paix d'ame. +Que s'il lui arrive des malheurs dont n'ait pu le garantir sa prudence, +il les supporte avec fermeté et résignation; et voilà pourquoi les +anciens moralistes avaient compté la force et le courage au rang des +quatre vertus principales.</p> + +<p><i>D.</i> Doit-on considérer la faiblesse et la lâcheté comme des vices?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, puisqu'il est vrai qu'elles portent avec elles mille +calamités. L'homme faible ou lâche vit dans des soucis, dans des +angoisses perpétuelles; il mine sa santé par la terreur, souvent mal +fondée d'attaques et de dangers; et cette terreur, qui est un mal, n'est +pas un remède; elle le rend au<span class='pagenum'><a name="Page_282" id="Page_282">[282]</a></span> contraire l'esclave de quiconque veut +l'opprimer; par la servitude et l'avilissement de toutes ses facultés, +elle dégrade et détériore ses moyens d'existence, jusqu'à voir dépendre +sa vie des volontés et des caprices d'un autre homme.</p> + +<p><i>D.</i> Mais, d'après ce que vous avez dit de l'influence des aliments, le +courage et la force, ainsi que plusieurs autres vertus, ne sont-ils pas +en grande partie l'effet de notre constitution physique, de notre +tempérament?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, cela est vrai; à tel point que ces qualités se transmettent +par la génération et le sang, avec les éléments dont elles dépendent: +les faits les plus répétés et les plus constants prouvent que dans les +races des animaux de toute espèce, l'on voit certaines qualités +physiques et morales attachées à tous les individus de ces races, +s'accroître ou diminuer selon les combinaisons et les mélanges qu'elles +en font avec d'autres races.</p> + +<p><i>D.</i> Mais alors que notre volonté ne suffit plus à nous procurer ces +qualités, est-ce un crime d'en être privés?</p> + +<p><i>R.</i> Non; ce n'est point un crime, c'est un <i>malheur</i>; c'est ce que les +anciens appelaient une <i>fatalité funeste</i>; mais alors même, il dépend +encore de nous de les acquérir; car, du moment que nous connaissons sur +quels éléments physiques se fonde telle ou telle qualité, nous pouvons +en préparer la naissance, en exciter les développements<span class='pagenum'><a name="Page_283" id="Page_283">[283]</a></span> par un +maniement habile de ces éléments; et voilà ce que fait la science de +l'éducation, qui, selon qu'elle est dirigée, perfectionne ou détériore +les individus ou les races, au point d'en changer totalement la nature +et les inclinations; et c'est ce qui rend si importante la connaissance +des lois naturelles par lesquelles se font avec certitude et nécessité +ces opérations et ces changements.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi dites-vous que l'activité est une vertu selon la loi +naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que l'homme qui travaille et emploie utilement son temps, en +retire mille avantages précieux pour son existence. Est-il né pauvre, +son travail fournit à sa subsistance; et si de plus il est sobre, +continent, prudent, il acquiert bientôt de l'aisance, et il jouit des +douceurs de la vie: son travail même lui donne ces vertus; car, tandis +qu'il occupe son esprit et son corps, il n'est point affecté de désirs +déréglés, il ne s'ennuie point, il contracte de douces habitudes, il +augmente ses forces, sa santé, et parvient à une vieillesse paisible et +heureuse.</p> + +<p><i>D.</i> La paresse et l'oisiveté sont donc des vices dans la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, et les plus pernicieux de tous les vices; car elles conduisent +à tous les autres. Par la paresse et l'oisiveté, l'homme reste ignorant +et perd même la science qu'il avait acquise: il tombe dans tous les +malheurs qui accompagnent l'ignorance<span class='pagenum'><a name="Page_284" id="Page_284">[284]</a></span> et la sottise; par la paresse et +l'oisiveté, l'homme, dévoré d'ennuis, se livre, pour les dissiper, à +tous les désirs de ses sens, qui, prenant de jour en jour plus d'empire, +le rendent intempérant, gourmand, luxurieux, énervé, lâche, vil et +méprisable. Par l'effet certain de tous ces vices, il ruine sa fortune, +consume sa santé, et termine sa vie dans toutes les angoisses des +maladies et de la pauvreté.</p> + +<p><i>D.</i> À vous entendre, il semblerait que la pauvreté fût un vice?</p> + +<p><i>R.</i> Non: elle n'est pas un vice, mais elle est encore moins une vertu; +car elle est bien plus près de nuire que d'être utile: elle est même +communément le résultat du vice, ou son commencement; car tous les vices +individuels ont l'effet de conduire à l'indigence, à la privation des +besoins de la vie; et quand un homme manque du nécessaire, il est bien +près de se le procurer par des moyens vicieux, c'est-à-dire nuisibles à +la société. Toutes les vertus individuelles, au contraire, tendent à +procurer à l'homme une subsistance abondante; et quand il a plus qu'il +ne consomme, il lui est bien plus facile de donner aux autres, et de +pratiquer les actions utiles à la société.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que vous regardez la richesse comme une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Non; mais elle est encore moins un vice; c'est son usage que l'on +peut appeler vertueux<span class='pagenum'><a name="Page_285" id="Page_285">[285]</a></span> ou vicieux, selon qu'il est utile ou nuisible à +l'homme et à la société. La richesse est un instrument dont l'usage seul +et l'emploi déterminent la vertu ou le vice.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="title">De la propreté.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">P</span><span class="smcap">ourquoi</span> comptez-vous la propreté au rang des vertus?</p> + +<p><i>R.</i> Parce qu'elle en est réellement une des plus importantes, en ce +qu'elle influe puissamment sur la santé du corps et sur sa conservation. +La <i>propreté</i>, tant dans les vêtements que dans la maison, empêche les +effets pernicieux de l'humidité, des mauvaises odeurs, des miasmes +contagieux qui s'élèvent de toutes les choses abandonnées à la +putréfaction: la propreté entretient la libre transpiration; elle +renouvelle l'air, rafraîchit le sang, et porte l'allégresse même dans +l'esprit.</p> + +<p>Aussi voit-on que les personnes soigneuses de la propreté de leur corps +et de leur habitation, sont en général plus saines, moins exposées aux +maladies que celles qui vivent dans la crasse et dans l'ordure; et l'on +remarque de plus, que la propreté entraîne avec elle, dans tout le +régime<span class='pagenum'><a name="Page_286" id="Page_286">[286]</a></span> domestique, des habitudes d'ordre et d'arrangement, qui sont +l'un des premiers moyens et des premiers éléments du bonheur.</p> + +<p><i>D.</i> La <i>malpropreté</i> ou <i>saleté</i> est donc un vice véritable?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, aussi véritable que l'ivrognerie, ou que l'oisiveté dont elle +dérive en grande partie. La malpropreté est la cause seconde et souvent +première d'une foule d'incommodités, même de maladies graves; il est +constaté en médecine qu'elle n'engendre pas moins les dartres, la gale, +la teigne, la lèpre, que l'usage des aliments corrompus ou âcres; +qu'elle favorise les influences contagieuses de la peste, des fièvres +malignes; qu'elle les suscite même dans les hôpitaux et dans les +prisons; qu'elle occasione des rhumatismes en encroûtant la peau de +crasse et s'opposant à la transpiration, sans compter la honteuse +incommodité d'être dévoré d'insectes, qui sont l'apanage immonde de la +misère et de l'avilissement.</p> + +<p>Aussi la plupart des anciens législateurs avaient-ils fait de la +<i>propreté</i>, sous le nom de <i>pureté</i>, l'un des dogmes essentiels de leurs +religions: voilà pourquoi ils chassaient de la société et punissaient +même corporellement ceux qui se laissaient atteindre des maladies +qu'engendre la malpropreté; pourquoi ils avaient institué et consacré +des cérémonies d'<i>ablutions</i>, de <i>bains</i>, de <i>baptêmes</i>, de +<i>purifications</i> même par la flamme et par les fu<span class='pagenum'><a name="Page_287" id="Page_287">[287]</a></span>mées aromatiques de +l'encens, de la myrrhe, du benjoin, etc; en sorte que tout le système +des souillures, tous ces rites des choses <i>mondes</i> ou <i>immondes</i>, +dégénérés depuis en abus et en préjugés, n'étaient fondés dans l'origine +que sur l'observation judicieuse que des hommes sages et instruits +avaient faite de l'extrême influence que la propreté du corps, dans les +vêtements et l'habitation, exerce sur sa santé, et par une conséquence +immédiate, sur celle de l'esprit et des facultés morales.</p> + +<p>Ainsi, toutes les vertus individuelles ont pour but plus ou moins +direct, plus ou moins prochain, la conservation de l'homme qui les +pratique; et par la conservation de chaque homme, elles tendent à celle +de la famille et de la société, qui se composent de la somme réunie des +individus.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="title">Des vertus domestiques.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">u'entendez-vous</span> par vertus domestiques?</p> + +<p><i>R.</i> J'entends la pratique des actions utiles à la famille, censée vivre +dans une même maison<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>.<span class='pagenum'><a name="Page_288" id="Page_288">[288]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Quelles sont ces vertus?</p> + +<p><i>R.</i> Ce sont l'économie, l'amour paternel, l'amour conjugal, l'amour +filial, l'amour fraternel, et l'accomplissement des devoirs de maître et +de serviteur.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que l'économie?</p> + +<p><i>R.</i> C'est, selon le sens le plus étendu du mot<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>, la bonne +administration de tout ce qui concerne l'existence de la famille ou de +la maison; et comme la subsistance y tient le premier rang, on a +resserré le nom d'<i>économie</i> à l'emploi de l'argent aux premiers besoins +de la vie.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi l'économie est-elle une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que l'homme qui ne fait aucune dépense inutile se trouve +avoir un surabondant qui est la vraie richesse, et au moyen duquel il +procure à lui et à sa famille tout ce qui est véritablement commode et +utile; sans compter que par-là il s'assure des ressources contre les +pertes accidentelles et imprévues, en sorte que lui et sa famille vivent +dans une douce aisance, qui est la base de la félicité humaine.</p> + +<p><i>D.</i> La dissipation et la prodigalité sont donc des vices.</p> + +<p><i>R.</i> Oui; car par elles l'homme finit par manquer du nécessaire; il +tombe dans la pauvreté, la misère, l'avilissement; et ses amis mêmes,<span class='pagenum'><a name="Page_289" id="Page_289">[289]</a></span> +craignant d'être obligés de lui restituer ce qu'il a dépensé avec eux ou +pour eux, le fuient comme le débiteur fuit son créancier, et il reste +abandonné de tout le monde.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que l'amour paternel?</p> + +<p><i>R.</i> C'est le soin assidu que prennent les parents, de faire contracter +à leurs enfants l'habitude de toutes les actions utiles à eux et à la +société.</p> + +<p><i>D.</i> En quoi la tendresse paternelle est-elle une vertu pour les +parents?</p> + +<p><i>R.</i> En ce que les parents qui élèvent leurs enfants dans ces habitudes, +se procurent pendant le cours de leur vie des jouissances et des secours +qui se font sentir à chaque instant, et qu'ils assurent à leur +vieillesse des appuis et des consolations contre les besoins et les +calamités de tout genre qui assiègent cet âge.</p> + +<p><i>D.</i> L'amour paternel est-il une vertu commune?</p> + +<p><i>R.</i> Non; malgré que tous les parents en fassent ostentation, c'est une +vertu rare; ils n'<i>aiment</i> pas leurs enfants, ils les <i>caressent</i>, et +ils les gâtent; ce qu'ils aiment en eux, ce sont les agents de leurs +volontés, les instruments de leur pouvoir, les trophées de leur vanité, +les hochets de leur oisiveté: ce n'est pas tant l'utilité des enfants +qu'ils se proposent, que leur soumission, leur obéissance; et si parmi +les enfants on compte tant de bienfaités ingrats, c'est que parmi les +parents il y a autant de bienfaiteurs despotes et ignorants.<span class='pagenum'><a name="Page_290" id="Page_290">[290]</a></span></p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi dites-vous que l'amour conjugal est une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que la concorde et l'union qui résultent de l'amour des époux +établissent au sein de la famille une foule d'habitudes utiles à sa +prospérité et à sa conservation. Les époux unis aiment leur maison, et +ne la quittent que peu; ils en surveillent tous les détails et +l'administration; ils s'appliquent à l'éducation de leurs enfants; ils +maintiennent le respect et la fidélité des domestiques; ils empêchent +tout désordre, toute dissipation; et, par toute leur bonne conduite, ils +vivent dans l'aisance et la considération; tandis que les époux qui ne +s'aiment point remplissent leur maison de querelles et de troubles, +suscitent la guerre parmi les enfants et les domestiques; livrent les +uns et les autres à toute espèce d'habitudes vicieuses: chacun dans la +maison dissipe, pille, dérobe de son côté; les revenus s'absorbent sans +fruit; les dettes surviennent; les époux mécontents se fuient, se font +des procès; et toute cette famille tombe dans le désordre, la ruine, +l'avilissement et le manque du nécessaire.</p> + +<p><i>D.</i> L'adultère est-il un délit dans la loi naturelle?</p> + +<p><i>R.</i> Oui; car il traîne avec lui une foule d'habitudes nuisibles aux +époux et à la famille. La femme ou le mari, épris d'affections +étrangères, négligent leur maison, la fuient, en détournent autant +qu'ils peuvent les revenus pour les dépen<span class='pagenum'><a name="Page_291" id="Page_291">[291]</a></span>ser avec l'objet de leurs +affections: de là les querelles, les scandales, les procès, le mépris +des enfants et des domestiques, le pillage et la ruine finale de toute +la maison; sans compter que la femme adultère commet un vol très-grave, +en donnant à son mari des héritiers d'un sang étranger, qui frustrent de +leur légitime portion les véritables enfants.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'est-ce que l'amour filial?</p> + +<p><i>R.</i> C'est, de la part des enfants, la pratique des actions utiles à eux +et à leurs parents.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle prescrit-elle l'amour filial?</p> + +<p><i>R.</i> Par trois motifs principaux: 1º par sentiment, car les soins +affectueux des parents inspirent dès le bas âge de douces habitudes +d'attachement; 2º par justice, car les enfants doivent à leurs parents +le retour et l'indemnité des soins et même des dépenses qu'ils leur ont +causés; 3º par intérêt personnel, car s'ils les traitent mal, ils +donnent à leurs propres enfants des exemples de révolte et +d'ingratitude, qui les autorisent un jour à leur rendre la pareille.</p> + +<p><i>D.</i> Doit-on entendre par amour filial une soumission passive et +aveugle?</p> + +<p><i>R.</i> Non, mais une soumission raisonnable, et fondée sur la connaissance +des droits et des devoirs mutuels des pères et des enfants; droits et<span class='pagenum'><a name="Page_292" id="Page_292">[292]</a></span> +devoirs sans l'observation desquels leur conduite mutuelle n'est que +désordre.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi l'amour fraternel est-il une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que la concordé et l'union, qui résultent de l'amour des +frères, établissent la force, la sûreté, la conservation de la famille: +les frères unis se défendent mutuellement de toute oppression; ils +s'aident dans leurs besoins, se secourent dans leurs infortunes, et +assurent ainsi leur commune existence; tandis que les frères désunis, +abandonnés chacun à leurs forces personnelles, tombent dans tous les +inconvénients de l'isolement et de la faiblesse individuelle. C'est ce +qu'exprimait ingénieusement ce roi scythe, qui, au lit de la mort, ayant +appelé ses enfants, leur ordonna de rompre un faisceau de flèches: les +jeunes gens, quoique nerveux, ne l'ayant pu, il le prit à son tour, et +l'ayant délié, il brisa du bout des doigts chaque flèche séparée. +«Voilà, leur dit-il, les effets de l'union: unis en faisceau, vous serez +invincibles; pris séparément, vous serez brisés comme des roseaux.»</p> + +<p><i>D.</i> Quels sont les devoirs réciproques des maîtres et des serviteurs?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la pratique des actions qui leur sont respectivement et +justement utiles; et là commencent les rapports de la société; car la +règle et la mesure de ces actions respectives est l'équilibre ou +l'égalité entre le service et la récom<span class='pagenum'><a name="Page_293" id="Page_293">[293]</a></span>pense, entre ce que l'un rend et +ce que l'autre donne; ce qui est la base fondamentale de toute société.</p> + +<p>Ainsi, toutes les vertus domestiques et individuelles se rapportent plus +ou moins médiatement, mais toujours avec certitude, à l'objet physique +de l'amélioration et de la conservation de l'homme, et sont par-là des +préceptes résultants de la loi fondamentale de la nature dans sa +formation.</p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="title">Des vertus sociales; de la justice.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">Q</span><span class="smcap">u'est-ce</span> que la société?</p> + +<p><i>R.</i> C'est toute réunion d'hommes vivant ensemble sous les clauses d'un +contrat exprès ou tacite, qui a pour but leur commune conservation.</p> + +<p><i>D.</i> Les vertus sociales sont-elles nombreuses?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: l'on en peut compter autant qu'il y a d'espèces d'actions +utiles à la société; mais toutes se réduisent à un seul principe.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est ce principe fondamental?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la <i>justice</i>, qui seul comprend toutes les vertus de la +société.</p> + +<p><i>D.</i> Pourquoi dites-vous que la justice est la<span class='pagenum'><a name="Page_294" id="Page_294">[294]</a></span> vertu fondamentale et +presque unique de la société?</p> + +<p><i>R.</i> Parce qu'elle seule embrasse la pratique de toutes les actions qui +lui sont utiles, et que toutes les autres vertus, sous les noms de +charité, d'humanité, de probité, d'amour de la patrie, de sincérité, de +générosité, de simplicité de mœurs et de modestie, ne sont que des +formes variées et des applications diverses de cet axiome: <i>Ne fais à +autrui que ce que tu veux qu'il te fasse</i>, qui est la définition de la +justice.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la loi naturelle veut-elle la justice?</p> + +<p><i>R.</i> Par trois attributs physiques, inhérents à l'organisation de +l'homme.</p> + +<p><i>D.</i> Quels sont ces attributs?</p> + +<p><i>R.</i> Ce sont l'égalité, la liberté, la propriété.</p> + +<p><i>D.</i> Comment l'égalité est-elle un attribut physique de l'homme?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que tous les hommes ayant également des yeux, des mains, une +bouche, des oreilles, et le besoin de s'en servir pour vivre, ils ont +par ce fait même un droit égal à la vie, à l'usage des éléments qui +l'entretiennent; ils sont tous égaux devant Dieu.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que vous prétendez que tous les hommes entendent également, +voient également, sentent également, ont des besoins égaux, des passions +égales?<span class='pagenum'><a name="Page_295" id="Page_295">[295]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> Non; car il est d'évidence et de fait journalier, que l'un a la vue +courte, et l'autre longue; que l'un mange beaucoup, et l'autre peu; que +l'un a des passions douces, et l'autre violentes; en un mot, que l'un +est faible de corps et d'esprit, tandis que l'autre est fort.</p> + +<p><i>D.</i> Ils sont donc réellement inégaux?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, dans les développements de leurs moyens, mais non pas dans la +nature et l'essence de ces moyens; c'est une même étoffe, mais les +dimensions n'en sont pas égales; le poids, la valeur, n'en sont pas les +mêmes. Notre langue n'a pas le mot propre pour désigner à la fois +l'identité de la nature, et la diversité de la forme et de l'emploi. +C'est une égalité proportionnelle; et voilà pourquoi j'ai dit, égaux +devant Dieu et dans l'ordre de nature.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la liberté est elle un attribut physique de l'homme?</p> + +<p><i>R.</i> Parce que tous les hommes ayant des sens suffisants à leur +conservation, nul n'ayant besoin de l'œil d'autrui pour voir, de son +oreille pour entendre, de sa bouche pour manger, de son pied pour +marcher, ils sont tous par ce fait même constitués naturellement +indépendants, libres; nul n'est nécessairement soumis à un autre, ni n'a +le droit de le dominer.</p> + +<p><i>D.</i> Mais si un homme est né fort, n'a-t-il pas le droit naturel de +maîtriser l'homme né faible?<span class='pagenum'><a name="Page_296" id="Page_296">[296]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> Non: car ce n'est ni une nécessité pour lui, ni une convention +entre eux; c'est une extension abusive de sa force; et l'on abuse ici du +mot <i>droit</i>, qui, dans son vrai sens, ne peut désigner que <i>justice</i> ou +<i>faculté réciproque</i>.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la propriété est-elle un attribut physique de l'homme?</p> + +<p><i>R.</i> En ce que tout homme étant constitué égal ou semblable à un autre, +et par conséquent indépendant, libre, chacun est le maître absolu, le +propriétaire plénier de son corps et des produits de son travail.</p> + +<p><i>D.</i> Comment la justice dérive-t-elle de ces trois attributs?</p> + +<p><i>R.</i> En ce que les hommes étant égaux, libres, ne se devant rien, ils +n'ont le droit de rien se demander les uns aux autres, qu'autant qu'ils +se rendent des valeurs égales; qu'autant que la balance du donné au +rendu est en <i>équilibre</i>: et c'est cette <i>égalité</i>, cet <i>équilibre</i> +qu'on appelle <i>justice</i>, <i>équité</i><a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>; c'est-à-dire qu'<i>égalité</i> et +<i>justice</i> sont un même mot, sont la même <i>loi</i> naturelle, dont les +vertus sociales ne sont que des applications et des dérivés.<span class='pagenum'><a name="Page_297" id="Page_297">[297]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h3>CHAPITRE XII</h3> + +<p class="title">Développement des vertus sociales.</p> + + +<p><i>D.</i> <span class="lt">D</span><span class="smcap">éveloppez-moi</span> comment les vertus sociales dérivent de la loi +naturelle; comment la charité ou l'amour du prochain en est-il un +précepte, une application?</p> + +<p><i>R.</i> Par raison d'égalité et de reciprocité: car, lorsque nous nuisons à +autrui, nous lui donnons le droit de nous nuire à son tour: ainsi, en +attaquant l'existence d'autrui, nous portons atteinte à la nôtre par +l'effet de la réciprocité; au contraire, en faisant du bien à autrui, +nous avons lieu et droit d'en attendre l'échange, l'équivalent: et tel +est le caractère de toutes les vertus sociales, d'être utiles à l'homme +qui les pratique, par le droit de réciprocité qu'elles lui donnent sur +ceux à qui elles ont profité.</p> + +<p><i>D.</i> La charité n'est donc que la justice?</p> + +<p><i>R.</i> Non, elle n'est que la justice, avec cette nuance, que la stricte +justice se borne à dire: <i>Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais +pas qu'il te fît</i>; et que la charité ou l'amour du prochain s'étend +jusqu'à dire: <i>Fais à autrui le bien que tu en voudrais recevoir</i>. Ainsi +l'Évangile, en di<span class='pagenum'><a name="Page_298" id="Page_298">[298]</a></span>sant que ce précepte renfermait toute la loi et tous +les prophètes, n'a fait qu'énoncer le précepte de la loi naturelle.</p> + +<p><i>D.</i> Ordonne-t-elle le pardon des injures?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, en tant que ce pardon s'accorde avec la conservation de +nous-mêmes.</p> + +<p><i>D.</i> Donne-t-elle le précepte de tendre l'autre joue, quand on a reçu un +soufflet?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car d'abord il est contraire à celui d'aimer le prochain +<i>comme soi-même</i>, puisqu'on l'aimerait plus que soi, lui qui attente à +notre conservation. 2º Un tel précepte, pris à la lettre, encourage le +méchant à l'oppression et à l'injustice; et la loi naturelle a été plus +sage, en prescrivant une mesure calculée de courage et de modération, +qui fait oublier une première injure de vivacité, mais qui punit tout +acte tendant à l'oppression.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle prescrit-elle de faire du bien à autrui sans +compte et sans mesure?</p> + +<p><i>R.</i> Non; car c'est un moyen certain de le conduire à l'ingratitude. +Telle est la force du sentiment de la justice implanté dans le cœur des +hommes, qu'ils <i>ne savent pas même gré des bienfaits donnés sans +discrétion</i>. Il n'est qu'une seule mesure avec eux, c'est d'être juste.</p> + +<p><i>D.</i> L'aumône est-elle une action vertueuse?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, quand elle est faite selon cette règle; sans quoi elle devient +une imprudence et un vice,<span class='pagenum'><a name="Page_299" id="Page_299">[299]</a></span> en ce qu'elle fomente l'oisiveté, qui est +nuisible au mendiant et à la société, nul n'a droit de jouir du bien et +du travail d'autrui, sans rendre un équivalent de son propre travail.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle considère-t-elle comme vertus l'espérance et la +foi, que l'on joint à la charité?</p> + +<p><i>R.</i> Non: car ce sont des idées sans réalité; que s'il en résulte +quelques effets, ils sont plutôt à l'avantage de ceux qui n'ont pas ces +idées que de ceux qui les ont; en sorte que l'on peut appeler la <i>foi</i> +et l'<i>espérance</i> les vertus des <i>dupes</i> au profit des fripons.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle prescrit-elle la probité?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: car la probité n'est autre chose que le respect de ses propres +droits dans ceux d'autrui; respect fondé sur un calcul prudent et bien +combiné de nos intérêts comparés à ceux des autres.</p> + +<p><i>D.</i> Mais ce calcul, qui embrasse des intérêts et des droits compliqués +dans l'état social, n'exiget-il pas des lumières et des connaissances +qui en font une science difficile?</p> + +<p><i>R.</i> Oui, et une science d'autant plus délicate, que l'honnête homme +prononce dans sa propre cause.</p> + +<p><i>D.</i> La probité est donc un signe d'étendue et de justesse dans +l'esprit?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: car presque toujours l'honnête homme néglige un intérêt +présent afin de ne pas en dé<span class='pagenum'><a name="Page_300" id="Page_300">[300]</a></span>truire un à venir; tandis que le fripon +fait le contraire, et perd un grand intérêt à venir pour un petit +intérêt présent.</p> + +<p><i>D.</i> L'improbité est donc un signe de fausseté dans le jugement, et de +rétrécissement dans l'esprit?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: et l'on peut définir les fripons, des calculateurs ignorants +ou sots; car ils n'entendent point leurs véritables intérêts, et ils ont +la prétention d'être fins; et cependant leurs finesses n'aboutissent +jamais qu'à être connus pour ce qu'ils sont; à perdre la confiance, +l'estime, et tous les bons services qui en résultent pour l'existence +sociale et physique. Ils ne vivent en paix ni avec les autres, ni avec +eux-mêmes; et sans cesse menacés par leur conscience et par leurs +ennemis, ils ne jouissent d'autre bonheur réel que de celui de n'être +pas encore pendus.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle défend donc le vol?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: car l'homme qui vole autrui lui donne le droit de le voler +lui-même; dès lors plus de sûreté dans sa propriété ni dans ses moyens +de conservation: ainsi, en nuisant à autrui, il se nuit par contre-coup +à lui-même.</p> + +<p><i>D.</i> Défend-elle même le désir du vol?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: car ce désir mène naturellement à l'action; et voilà pourquoi +l'on a fait un péché de l'envie.</p> + +<p><i>D.</i> Comment défend-elle le meurtre?<span class='pagenum'><a name="Page_301" id="Page_301">[301]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> Par les motifs les plus puissants de la conservation de soi-même; +car, 1º l'homme qui attaque s'expose au risque d'être tué, par droit de +défense; 2º s'il tue, il donne aux parents, aux amis du mort, et à toute +la société un droit égal, celui de le tuer lui-même; et il ne vit plus +en sûreté.</p> + +<p><i>D.</i> Comment peut-on, dans la loi naturelle, réparer le mal que l'on a +fait?</p> + +<p><i>R.</i> En rendant à ceux à qui on a fait ce mal, un bien proportionnel.</p> + +<p><i>D.</i> Permet-elle de le réparer par des prières, des vœux, des offrandes +à Dieu, des jeûnes, des mortifications?</p> + +<p><i>R.</i> Non: car toutes ces choses sont étrangères à l'action que l'on veut +réparer; elles ne rendent ni le bœuf à celui à qui on l'a volé, ni +l'honneur à celui que l'on en a privé, ni la vie à celui à qui on l'a +arrachée; par conséquent elles manquent le but de la justice; elles ne +sont qu'un contrat pervers, par lequel un homme vend à un autre un bien +qui ne lui appartient pas; elles sont une véritable dépravation de la +morale, en ce qu'elles enhardissent à consommer tous les crimes par +l'espoir de les expier: aussi ont-elles été la cause véritable de tous +les maux qui ont toujours tourmenté les peuples chez qui ces pratiques +expiatoires ont été usitées.</p> + +<p><i>D.</i> La loi naturelle ordonne-t-elle la sincérité?<span class='pagenum'><a name="Page_302" id="Page_302">[302]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> Oui: car le mensonge, la perfidie, le parjure, suscitent parmi les +hommes les défiances, les querelles, les haines, les vengeances, et une +foule de maux qui tendent à leur destruction commune; tandis que la +sincérité et la fidélité établissent la confiance, la concorde, la paix, +et les biens infinis qui résultent d'un tel état de choses pour la +société.</p> + +<p><i>D.</i> Prescrit-elle la douceur et la modestie?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: car la rudesse et la dureté, en aliénant de nous le cœur des +autres hommes, leur donnent des dispositions à nous nuire; l'ostentation +et la vanité, en blessant leur amour-propre et leur jalousie, nous font +manquer le but d'une véritable utilité.</p> + +<p><i>D.</i> Prescrit-elle l'humilité comme une vertu?</p> + +<p><i>R.</i> Non: car il est dans le cœur humain de mépriser secrètement tout ce +qui lui présente l'idée de la faiblesse; et l'avilissement de soi +encourage dans autrui l'orgueil et l'oppression: il faut tenir la +balance juste.</p> + +<p><i>D.</i> Vous avez compté pour vertu sociale la <i>simplicité des mœurs</i>; +qu'entendez-vous par ce mot?</p> + +<p><i>R.</i> J'entends le resserrement des besoins et des désirs à ce qui est +véritablement utile à l'existence du citoyen et de sa famille; +c'est-à-dire que l'homme de <i>mœurs simples</i> a peu de besoins, et vit +content de peu.</p> + +<p><i>D.</i> Comment cette vertu nous est-elle prescrite?<span class='pagenum'><a name="Page_303" id="Page_303">[303]</a></span></p> + +<p><i>R.</i> Par les avantages nombreux que sa pratique procure à l'individu et +à la société; car l'homme qui a besoin de peu, s'affranchit tout à coup +d'une foule de soins, d'embarras, de travaux; évite une foule de +querelles et de contestations qui naissent de l'avidité et du désir +d'acquérir; il s'épargne les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la +possession et les regrets de la perte: trouvant partout du superflu, il +est le véritable riche; toujours content de ce qu'il a, il est heureux à +peu de frais; et les autres, ne craignant point sa rivalité, le laissent +tranquille, et sont disposés au besoin à lui rendre service.</p> + +<p>Que si cette vertu de simplicité s'étend à tout un peuple, il s'assure +par elle l'abondance; riche de tout ce qu'il ne consomme point, il +acquiert des moyens immenses d'échange et de commerce; il travaille, +fabrique, vend à meilleur marché que les autres, et atteint à tous les +genres de prospérité au dedans et au dehors.</p> + +<p><i>D.</i> Quel est le vice contraire à cette vertu?</p> + +<p><i>R.</i> C'est la cupidité et le luxe.</p> + +<p><i>D.</i> Est-ce que le luxe est un vice pour l'individu et la société?</p> + +<p><i>R.</i> Oui: à tel point, que l'on peut dire qu'il embrasse avec lui tous +les autres; car l'homme qui se donne le besoin de beaucoup de choses, +s'impose par-là même tous les soucis, et se soumet à tous les moyens +justes ou injustes de leur<span class='pagenum'><a name="Page_304" id="Page_304">[304]</a></span> acquisition. A-t-il une jouissance, il en +désire une autre; et au sein du superflu de tout, il n'est jamais riche: +un logement commode ne lui suffit pas, il lui faut un hôtel superbe; il +n'est pas content d'une table abondante, il lui faut des mets rares et +coûteux: il lui faut des ameublements fastueux, des vêtements +dispendieux, un attirail de laquais, de chevaux, de voitures, des +femmes, des spectacles, des jeux. Or, pour fournir à tant de dépenses, +il lui faut beaucoup d'argent; et pour se le procurer, tout moyen lui +devient bon, et même nécessaire: il emprunte d'abord, puis il dérobe, +pille, vole, fait banqueroute, est en guerre avec tous, ruine et est +ruiné.</p> + +<p>Que si le luxe s'applique à une nation, il y produit en grand les mêmes +ravages; par cela qu'elle consomme tous ses produits, elle se trouve +pauvre avec l'abondance; elle n'a rien à vendre à l'étranger; elle +manufacture à grand frais; elle vend cher; elle se rend tributaire de +tout ce qu'elle retire; elle attaque au dehors sa considération, sa +puissance, sa force, ses moyens de défense et de conservation, tandis +qu'au dedans elle se mine et tombe dans la dissolution de ses membres. +Tous les citoyens étant avides de jouissances, se mettent dans une lutte +violente pour se les procurer; tous se nuisent ou sont prêts à se nuire: +et de là des actions et des habitudes usurpatrices qui composent ce que +l'on appelle <i>corruption morale</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_305" id="Page_305">[305]</a></span> guerre intestine de citoyen à +citoyen. Du luxe naît l'avidité; de l'avidité, l'invasion par violence, +par mauvaise foi: du luxe naît l'iniquité du juge, la vénalité du +témoin, l'improbité de l'époux, la prostitution de la femme, la dureté +des parents, l'ingratitude des enfants, l'avarice du maître, le pillage +du serviteur, le brigandage de l'administrateur, la perversité du +législateur, le mensonge, la perfidie, le parjure, l'assassinat, et tous +les désordres de l'état social; en sorte que c'est avec un sens profond +de vérité que les anciens moralistes ont posé la base des vertus +sociales sur la simplicité des mœurs, la restriction des besoins, le +contentement de peu; et l'on peut prendre pour mesure certaine des +vertus ou des vices d'un homme, la mesure de ses dépenses proportionnées +à son revenu, et calculer sur ses besoins d'argent, sa probité, son +intégrité à remplir ses engagements, son dévouement à la chose publique, +et son amour sincère ou faux de la <i>patrie</i>.</p> + +<p><i>D.</i> Qu'entendez-vous par ce mot <i>patrie</i>?</p> + +<p><i>R.</i> J'entends la <i>communauté</i> des <i>citoyens</i> qui, réunis par des +sentiments fraternels et des besoins réciproques, font de leurs forces +respectives une force commune, dont la réaction sur chacun d'eux prend +le caractère conservateur et bienfaisant de la <i>paternité</i>. Dans la +société, les citoyens forment une banque d'intérêt: dans la patrie, ils<span class='pagenum'><a name="Page_306" id="Page_306">[306]</a></span> +forment une famille de doux attachements; c'est la charité, l'amour du +prochain étendu à toute une nation. Or, comme la charité ne peut +s'isoler de la justice, nul membre de la famille ne peut prétendre à la +jouissance de ces avantages, que dans la proportion de ses travaux; s'il +consomme plus qu'il ne produit, il empiète nécessairement sur autrui; et +ce n'est qu'autant qu'il consomme au-dessous de ce qu'il produit ou de +ce qu'il possède, qu'il peut acquérir des moyens de sacrifice et de +générosité.</p> + +<p><i>D.</i> Que concluez-vous de tout ceci?</p> + +<p><i>R.</i> J'en conclus que toutes les <i>vertus sociales</i> ne sont que +l'<i>habitude des actions utiles</i> à la société et à l'individu qui les +pratique;</p> + +<p>Qu'elles reviennent toutes à l'objet physique de la conservation de +l'homme;</p> + +<p>Que la nature, ayant implanté en nous le besoin de cette conservation, +elle nous fait une loi de toutes ses conséquences, et un crime de tout +ce qui s'en écarte;</p> + +<p>Que nous portons en nous le germe de toute vertu, de toute perfection;</p> + +<p>Qu'il ne s'agit que de le développer;</p> + +<p>Que nous ne sommes heureux qu'autant que nous observons les règles +établies par la nature dans le but de notre conservation;</p> + +<p>Et que toute sagesse, toute perfection, toute loi, toute vertu, toute +philosophie, consistent<span class='pagenum'><a name="Page_307" id="Page_307">[307]</a></span> dans la pratique de ces axiomes fondés sur +notre propre organisation:</p> + +<p class="poem"> +Conserve-toi;<br /> +Instruis-toi;<br /> +Modère-toi;</p> + +<p>Vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour toi.<span class='pagenum'><a name="Page_308" id="Page_308">[308]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h2>NOTES</h2> + +<p class="title"><span class="smcap">servant d'éclaircissements et d'autorités à divers passages du texte.</span></p> + + +<p><span class="smcap">Page</span> <a href="#Page_7">7</a>, ligne 12. (<i>Le fil de la Sérique.</i>) C'est-à-dire la <i>soie</i>, +originaire du pays montueux où se termine la <i>grande muraille</i>, pays qui +paraît avoir été le berceau de l'empire chinois, connu des Latins sous +le nom de <i>Regio Serarum, Serica</i>.</p> + +<p><i>Ibidem.</i> (<i>Les tissus de Kachemire.</i>) C'est-à-dire les chales, +qu'Ézéchiel, cinq siècles avant notre ère, paraît avoir désignés sous le +nom de Choud-Choud.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_23">23</a>, ligne 7. (<i>La presqu'île trop célèbre de l'Inde.</i>) Quel bien +véritable le commerce de l'Inde, entièrement composé d'objets de luxe, +procure-t-il à la masse d'une nation? quels sont ses effets, sinon d'en +exporter, par une marine dispendieuse en hommes, des matières de besoin +et d'utilité, pour y importer des denrées inutiles, qui ne servent qu'à +marquer mieux la distinction du riche et du pauvre; et quelle masse de +superstitions l'Inde n'a-t-elle pas ajoutée à la superstition générale?</p> + +<p><i>Ibidem</i>, ligne 25. (<i>Voilà Thèbes aux cent palais.</i>) L'expédition +française en Égypte a prouvé que Thèbes, divisée en quatre grandes +cités, sur les deux bords du Nil, ne put avoir les cent portes dont +parle Homère, (<i>Voy.</i> le tom. <span class="smcap">ii</span> de la <i>Commission d'Égypte</i>.) +L'historien Diodore de Sicile avait déja indiqué la cause de l'erreur, +en observant que le mot oriental, <i>porte</i>, signifiait aussi palais (à +cause du ves<span class='pagenum'><a name="Page_309" id="Page_309">[309]</a></span>tibule public qui en forme toujours l'entrée), et cet +auteur semble avoir saisi la cause de cette tradition grecque, quand il +ajoute: «Depuis Thèbes jusqu'à Memphis il a existé le long du fleuve +<i>cent</i> vastes écuries royales, dont on voit encore les ruines, et qui +contenaient chacune <i>deux cents</i> chevaux (pour le service du monarque):» +tous ces nombres sont exactement ceux d'Homère. (Voy. <i>Diodore de +Sicile</i>, liv. <span class="smcap">i</span>, sect. <span class="smcap">ii</span>, § des <i>premiers rois d'Égypte</i>.) Le nom +d'<i>Éthiopiens</i> appliqué ici aux <i>Thébains</i>, est justifié par l'exemple +d'Homère, et par la peau réellement noire de ces peuples. Les +expressions d'Hérodote, lorsqu'il dit que les <i>Égyptiens</i> avaient la +<i>peau noire</i> et les <i>cheveux crépus</i>, d'accord avec la tête du sphinx +des pyramides, ont pu et dû faire croire à l'<i>auteur</i> du <i>Voyage en +Syrie</i>, que cet ancien peuple fut de race <i>nègre</i>; mais tout ce que +l'expédition française a fait connaître de momies et de têtes sculptées +est venu démentir cette idée; et le voyageur, docile aux leçons des +faits, a délaissé son opinion, avec plusieurs autres qu'il avait +consignées dans un Mémoire chronologique, composé à l'âge de vingt-deux +ans, et qui, mal à propos, occupe une place dans l'Encyclopédie in-4º, +tom. <span class="smcap">iii</span> des <i>Antiquités</i>. L'expérience et l'étude lui ont procuré le +mérite de se redresser lui-même sur bien des points, dans un dernier +ouvrage publié à Paris en 1814 et 1815, sous le titre de <i>Recherches +nouvelles sur l'Histoire ancienne</i>, 2 vol. in-8º, (Chez Bossange frères, +rue de Seine, nº 12. <i>Voy.</i> le tom. <span class="smcap">ii</span> pour les Égyptiens.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_24">24</a>, lig. 14. (<i>Ici étaient ces ports iduméens.</i>) Les villes +d'<i>Aïlah</i> et d'<i>Atsiom Gaber</i>, d'où les Juifs de Salomon, guidés par les +<i>Tyriens</i> de <i>Hiram</i>, partaient pour se rendre à <i>Ophir</i>, lieu inconnu +sur lequel on a beaucoup écrit, mais qui paraît avoir laissé sa trace +dans <i>Ofor</i>, canton arabe, à l'entrée du golfe Persique. (<i>Voy.</i> à ce +sujet les <i>Recherches nouvelles</i>, citées ci-dessus, tom. <span class="smcap">i</span>, et le +<i>Voyage en Syrie</i> tom. <span class="smcap">ii</span>.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_46">46</a>, lig. 17. (<i>Ainsi, parce qu'un homme fut plus</i><span class='pagenum'><a name="Page_310" id="Page_310">[310]</a></span> <i>fort, cette +inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi.</i>) Presque tous +les anciens philosophes et politiques ont établi en principe et en +dogme, que les <i>hommes naissent inégaux; que la nature a créé les uns +pour être libres, les autres pour être esclaves.</i> Ce sont les +expressions positives d'Aristote dans sa <i>Politique</i>, et de Platon, +appelé <i>divin</i>, sans doute dans le sens des rêveries mythologiques qu'il +a débitées. Le <i>droit du plus fort</i> a été le <i>droit des gens</i> de tous +les anciens peuples, des Gaulois, des Romains, des Athéniens; et c'est +de là précisément que sont dérivés les grands désordres politiques et +les crimes publics des nations.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_47">47</a>, lig. 7 (<i>Et le despotisme paternel fonda le despotisme +politique.</i>) Qu'est-ce qu'une famille? C'est la <i>portion</i> élémentaire +dont se compose le grand corps appelé <i>nation</i>. L'esprit de ce grand +corps n'est que la somme de ses fractions; telles les mœurs de la +famille, telles celles du tout. Les grands vices de l'Asie sont, 1º le +<i>despotisme</i> paternel; 2º la polygamie, qui démoralise toute la maison, +et qui, chez les rois et les princes, cause le massacre des frères à +chaque succession, et ruine le peuple en apanages; 3º le défaut de +propriété des biens-fonds, par le droit tyrannique que s'arroge le +despote; 4º l'inégalité de partage entre les enfants; 5º le droit abusif +de tester; 6º et l'exclusion donnée aux femmes dans l'héritage. Changez +ces lois, vous changerez l'Asie.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_50">50</a>, lig. 23. (<i>L'autre</i> (effet de l'égoïsme), <i>que tendant toujours +à concentrer le pouvoir en une seule main.</i>) Il est très-remarquable que +la marche constante des sociétés a été dans ce sens, que, commençant +toutes par un état anarchique ou <i>démocratique</i>, c'est-à-dire par une +grande division des pouvoirs, elles ont ensuite passé à +<i>l'aristocratie</i>, et de l'aristocratie à la monarchie. De ce fait +historique il résulterait que ceux qui <i>constituent des États sous la +forme démocratique</i>, les destinent à subir tous les troubles qui doivent +amener la <i>monarchie</i>; mais il faudrait en même temps prouver que les +<i>expériences sociales</i> sont déja épuisées pour l'es<span class='pagenum'><a name="Page_311" id="Page_311">[311]</a></span>pèce humaine, et que +ce mouvement spontané n'est pas l'effet même de son ignorance et de ses +habitudes.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_52">52</a>, lig. 26. (<i>Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des +temples, dota des prêtres oiseux, bâtit pour de vains squelettes +d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides.</i>) Le savant Dupuis n'a +pu croire que les pyramides fussent des tombeaux; mais, outre le +témoignage positif des historiens, lisez ce que dit Diodore de +l'importance religieuse et superstitieuse que tout Égyptien attachait à +bâtir sa <i>demeure éternelle</i>, lib. 1.</p> + +<p>Pendant vingt ans, dit Hérodote, cent mille hommes travaillèrent chaque +jour à bâtir la pyramide du roi égyptien <i>Cheops</i>.—Supposons par an +seulement trois cents jours, à cause du <i>sabbat</i>; ce sera 30 millions de +journées de travail en un année, et 600 millions de journées en vingt +ans; à 15 sous par jour, ce sera 450 millions de francs perdus sans +aucun produit ultérieur.—Avec cette somme, si ce roi eût fermé l'isthme +de Suez d'une <i>forte muraille</i>, comme celle de la <i>Chine</i>, la destinée +de l'Égypte eût été tout autre: les invasions étrangères eussent été +arrêtées, anéanties, et les Arabes du désert n'eussent ni conquis, ni +vexé ce pays.—<i>Travaux stériles</i>! que de millards perdus à mettre +pierre sur pierre, en forme de <i>temples</i> et d'<i>églises</i>! Les alchimistes +changent <i>les pierres en or</i>, les architectes changent l'or en pierres. +Malheur aux rois (comme aux bourgeois) qui livrent leur bourse à ces +deux classes d'empiriques!</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_65">65</a>, lig. 1. (<i>À prononcer mystérieusement</i> Aûm.) Ce mot pour le +sens, et presque pour le son, ressemble à l'<i>Aeuum</i> (ævum) des Latins, +l'<i>éternité</i>, le <i>temps sans bornes</i>. Selon les Indiens, ce mot est +l'emblème de la divinité tripartite: <i>A</i> désigne <i>Bramha</i> (le temps +passé, qui a créé); <i>U</i>, <i>Vichenou</i> (le temps <i>présent</i>, qui conserve); +<i>M</i>, <i>Chiven</i> (le temps futur, qui détruira).</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 4. (<i>S'il faut commencer par le coude.</i>) C'est un des +grands points de schisme entre les partisans d'Omar et<span class='pagenum'><a name="Page_312" id="Page_312">[312]</a></span> ceux d'Ali. +Supposons que deux musulmans se rencontrent en voyage, et qu'ils +s'abordent fraternellement; l'heure de la prière venue, l'un commencé +l'ablution par le bout des doigts, l'autre par le coude, et les voilà +ennemis à mort. En d'autres pays, qu'un homme veuille manger de la +viande tel jour plutôt que tel autre; ce sera un cri d'indignation. Quel +nom donner à de telles folies?</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_74">74</a>, lig. 29. (<i>La horde des Oguzians.</i>) Avant que les Turcs eussent +pris le nom de leur chef Othman I<sup>er</sup>, ils portaient celui +d'<i>Oguzians</i>; et c'est sous cette dénomination qu'ils furent chassés de +la Tartarie par Gengiz, et vinrent des bords du <i>Gihoun</i> s'établir dans +l'Anadoli.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_80">80</a>, lig. 19. (<i>Qu'il régnait de peuple à peuple... des haines +implacables</i>.) Lisez l'histoire des guerres de Rome et de Carthage, de +Sparte et de Messène, d'Athènes et de Syracuse, des Hébreux et des +Phéniciens, et voilà cependant ce que l'antiquité vante de plus policé!</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_87">87</a>, lig. 26. (<i>Le Chinois avili par le despotisme du bambou.</i>) Les +jésuites se sont efforcés de peindre sous de belles couleurs le +gouvernement chinois, aujourd'hui l'on sait que c'est un pur despotisme +oriental (entravé par le vice d'une langue et surtout d'<i>une écriture +mal construites</i>). Le peuple chinois est pour nous la preuve que dans +l'antiquité, jusqu'à l'invention de l'écriture alphabétique, l'esprit +humain eut beaucoup de peine à se déployer, comme avant les chiffres +arabes on avait beaucoup de peine à compter. Tout dépend des méthodes: +on ne changera la Chine qu'en changeant sa langue.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_96">96</a>, lig. 5. (<i>Reconnaissez l'autorité</i> légitime.) Pour apprécier le +sens du mot <i>légitime</i>, il faut remarquer qu'il vient du latin +<i>legi-intimus, intrinsèque à la loi</i>, écrit en elle. Si donc la loi est +faite par le <i>prince seul</i>, le prince seul se fait lui-même légitime: +alors il est purement despote; sa volonté est la <i>loi</i>. Ce n'est pas là +ce qu'on veut dire; car le même<span class='pagenum'><a name="Page_313" id="Page_313">[313]</a></span> droit serait acquis à tout pouvoir qui +le renverserait. Qu'est-ce que la <i>loi</i> (source de droit)? Le latin va +encore nous le dire: le radical <i>leg-ere</i>, lire, <i>lectio</i>, a fait <i>lex, +res lecta, chose lue</i>: cette chose lue est un <i>ordre de faire ou de ne +pas faire telle action désignée</i>, et ce, sous la condition d'une <i>peine</i> +ou d'une <i>récompense</i> attachées à l'<i>observation</i> ou à l'<i>infraction</i>. +Cet <i>ordre est lu</i> à ceux qu'il concerne, afin qu'ils n'en ignorent. Il +a été <i>écrit</i>, afin d'être lu sans altération: tel est le sens, et telle +fut l'origine du mot <i>loi</i>. De là les diverses épithètes dont il est +susceptible: <i>loi sage</i>, <i>loi absurde</i>, <i>loi juste</i>, <i>loi injuste</i>, +selon l'effet qui en résulte; et c'est cet effet qui caractérise le +pouvoir d'où elle émane. Or, dans l'état social, dans le gouvernement +des hommes, qu'est-ce que le <i>juste</i> et l'<i>injuste</i>? Le juste est de +maintenir ou de rendre à chaque individu ce qui lui appartient: par +conséquent, d'abord la vie, qu'il tient d'un <i>pouvoir au-dessus de +tout</i>; 2º l'usage des sens et des facultés qu'il tient de ce même +pouvoir; 3º la jouissance des fruits de son travail; et tout cela en ce +qui ne blesse pas les <i>mêmes</i> droits en autrui; car s'il les blesse, il +y a <i>injustice</i>, c'est-à-dire rupture d'<i>égalité</i> et d'<i>équilibre</i> +d'homme à homme. Or, plus il y a de lésés, plus il y a d'injustices: par +conséquent, si, comme il est de fait, ce qu'on appelle le <i>peuple</i> +compose l'immense majorité de la nation, c'est l'intérêt, c'est le +bien-être de cette majorité qui <i>constitue</i> la justice: ainsi la vérité +se trouve dans l'axiome qui a dit, <i>Salus populi suprema lex esto</i>. Le +<i>salut</i> du peuple, voilà la loi, voilà la <i>légitimité</i>. Et remarquez que +le <i>salut</i> ne veut pas dire la <i>volonté</i>, comme l'ont supposé quelques +fanatiques; car d'abord le peuple peut se tromper; puis comment exprimer +cette volonté collective et abstraite? l'expérience nous l'a prouvé. +<i>Salus populi!</i> L'art est de le connaître et de l'effectuer.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_102">102</a>, lig. 17. (<i>L'idée de liberté contient essentiellement celle de +justice, qui naît de l'égalité.</i>) Les mots retracent eux-mêmes cette +connexion; car <i>æquilibrium</i>, <i>æquitas</i>, <i>æqualitas</i> sont tous d'une +même famille, et l'idée de l'<i>égalité</i> matérielle, de la balance, est le +type de toutes ces idées ab<span class='pagenum'><a name="Page_314" id="Page_314">[314]</a></span>straites. La liberté elle-même, bien +analysée, n'est encore que la <i>justice</i>: car si un homme, parce qu'il se +dit libre, en attaque un autre, celui-ci, par le même droit de liberté, +peut et doit le repousser; le droit de l'un est égal au droit de +l'autre: la force peut rompre cet équilibre, mais elle devient injustice +et tyrannie de là part du plus bas démocrate, comme de celle du plus +haut potentat.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_116">116</a>, lig. 15. (<i>Et cette religion</i> (de Mahomet) <i>n'a cessé +d'inonder de sang la terré.</i>) Lisez l'histoire de l'islamisme par ses +propres écrivains, et vous vous convaincrez que toutes les guerres qui +ont désolé l'Asie et l'Afrique depuis Mahomet, ont eu pour cause +principale le fanatisme apostolique de sa doctrine. On a calculé que +César avait fait périr trois millions d'hommes: il serait curieux de +faire le même calcul sur chaque fondateur de religion.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_119">119</a>, lig. 21. (<i>Et cent autres sectes.</i>) Lisez à ce sujet le +<i>Dictionnaire des hérésies</i>, par l'abbé Pluquet, qui en a omis un grand +nombre; 2 vol. in-8º, petit caractère.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_122">122</a>, lig. 3. (<i>Et les Parsis se diviseront.</i>) Les sectateurs de +Zoroastre, nommés <i>Parsis</i>, comme descendants des Perses, sont plus +connus en Asie sous le nom injurieux de <i>Gaures</i> ou <i>Guèbres</i>, qui veut +dire <i>infidèles</i>; ils y sont ce que sont les Juifs en Europe. <i>Môbed</i> +est le nom de leur <i>pape</i> ou <i>grand-prêtre</i>. Voy. <i>Henri lord Hyde</i>, et +le <i>Zend-avesta</i>, sur les rites de cette religion.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 26 (<i>Brahma... réduit à servir de piédestal au lingam.</i>) +<i>Voy.</i> le tome I<sup>er</sup> in-4º du <i>Voyage de Sonnerat aux Indes</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_124">124</a>, lig. 13. (<i>Le Chinois l'adore dans</i> Fôt). La langue chinoise +n'ayant ni le <i>B</i> ni le <i>D</i>, ce peuple a prononcé <i>Fôt</i> ce que les +Indiens et les Persans prononcent <i>Bodd</i>, ou <i>Boùdd</i> (par <i>où</i> bref). +<i>Fôt</i>, ou Pégou, est devenu <i>Fota</i> et <i>Fta</i>, etc. Ce n'est que depuis +peu d'années que l'on commence d'avoir<span class='pagenum'><a name="Page_315" id="Page_315">[315]</a></span> des notions exactes de la +doctrine de Boudd et de ses divers sectaires: nous devons ces notions +aux savants anglais, qui, à mesure que leur nation subjugue les peuples +de l'Inde, en étudient les religions et les mœurs, pour les faire +connaître. L'ouvrage intitulé <i>Asiatick Researches</i> est une collection +précieuse en ce genre: on trouve dans le tome VI, pag. 163, dans le tome +VII, pag. 32 et pag. 399, trois mémoires instructifs sur les <i>Boudistes</i> +de <i>Ceylan</i> et de <i>Birmah</i> ou <i>Ava</i>. Un écrivain anonyme, mais qui +paraît avoir médité ce sujet, a publié dans l'<i>Asiatick journal de</i> +1816, mois de janvier et suivants, jusqu'en mai, des lettres qui font +désirer de plus grands développements. Nous reviendrons à cet article +dans une note du chapitre <span class="smcap">xxi</span>.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 29. (<i>Le sintoïste nie l'existence.</i>) <i>Voyez</i> dans +Kempfer la doctrine des sintoïstes qui est celle d'<i>Épicure</i> mêlée à +celle des <i>stoïciens</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_125">125</a>, lig. 4, (<i>Le Siamois, l'écran talipat à la main.</i>) C'est une +feuille de palmier <i>latanier</i>; de là est venu aux bonzes le nom de +<i>Talapoin</i>. L'usage de cet écran est un <i>privilège exclusif</i>.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 9. (<i>Le sectateur de Confutzée cherche son horoscope.</i>) +Les sectateurs de Confucius ne sont pas moins adonnés à l'astrologie que +les bonzes: c'est la maladie morale de tout l'Orient.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 13. <i>Le Dalaï-Lama</i>, ou <i>l'immense prêtre de La</i>, est ce +que nos vieilles relations appelaient le prêtre <i>Jean</i>, par l'abus du +mot persan <i>Djehân</i>, qui veut dire le <i>monde</i>. Ainsi le prêtre <i>Monde</i>, +le dieu <i>Monde</i>, se lient parfaitement.</p> + +<p>Dans une expédition récente, les Anglais ont trouvé des idoles des +<i>lamas</i> qui contenaient des <i>pastilles sacrées</i> de la garde-robe du +<i>grand-prêtre</i>. On peut citer pour témoins <i>Hastings</i>, et le colonel +<i>Pollier</i>, qui a péri dans les troubles d'Avignon. On sera bien étonné +d'apprendre que cette idée si révoltante tient à une idée profonde, +celle de la <i>métempsycose</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_316" id="Page_316">[316]</a></span> qu'admettent les <i>lamas</i>. Lorsque les +Tartares <i>avaient</i> les reliques du <i>pontife</i> (comme ils le pratiquent), +ils imitent le jeu de l'univers, dont les parties s'absorbent et passent +sans cesse les unes dans les autres. C'est le <i>serpent qui dévore sa +queue</i>; et ce serpent est <i>Boudd</i> ou le <i>monde</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_126">126</a>, lig. 12. (<i>Qui adorent un serpent dont les porcs sont +avides.</i>) Il arrive souvent que les porcs dévorent des serpents de +l'espèce que les nègres adorent, et c'est une grande désolation dans le +pays. Le président de Brosses a rassemblé, dans son <i>Histoire des +Fétiches</i>, un tableau curieux de toutes ces folies.</p> + +<p>(<i>Voilà le Teleute</i>) Les Teleutes, nation tartare, se peignent Dieu +portant un vêtement de toutes les couleurs, et surtout des couleurs +rouge et verte; et parce qu'ils les trouvent dans un habit de dragon +russe, ils en font la comparaison à ce genre de soldat. Les Égyptiens +habillaient aussi le dieu <i>Monde</i> d'un habit de toutes couleurs. +<i>Eusèbe, Prep. evang.</i>, p. 115, lib. 111. Les <i>Teleutes</i> appellent Dieu +Bou, ce qui n'est qu'une altération de <i>Boudd</i>, le dieu <i>Œuf</i> et +<i>Monde</i>.</p> + +<p>(<i>Voilà le Kamtschadale</i>.) Consultez à ce sujet l'ouvrage intitulé +<i>Description des peuples soumis à la Russie</i>, et vous verrez que le +tableau n'est point chargé.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_140">140</a>, lig. 28. (<i>Votre système porte tout entier sur des sens +allégoriques.</i>) Quand on lit les <i>Pères</i> de l'Église, et que l'on voit +sur quels arguments ils ont élevé l'édifice de la religion, l'on a peine +à comprendre tant de crédulité ou de mauvaise foi; mais c'était alors la +manie des allégories: les païens s'en servaient pour expliquer les +actions des dieux, et les chrétiens ne firent que suivre l'esprit de +leur siècle, en le tournant vers un autre côté. Il serait curieux de +publier aujourd'hui de tels livres, ou seulement leurs extraits.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_144">144</a>, lig. 24 (<i>Les Juifs devinrent nos imitateurs, nos disciples.</i>) +<i>Voy.</i> à ce sujet le tome I<sup>er</sup> des <i>Recherches nouvelles sur +l'Histoire ancienne</i>, où il est démontré que le <i>Pentateuque</i> n'est +point l'ouvrage de Moïse: cette opinion était répandue<span class='pagenum'><a name="Page_317" id="Page_317">[317]</a></span> dans les +premiers temps du christianisme, comme on le voit dans les +<i>Clémentines</i>, homélie <span class="smcap">i</span>, §51, et homélie <span class="smcap">viii</span>, §42; mais personne +n'avait démontré que le véritable auteur fût le grand-prêtre <i>Helkias</i>, +l'an 618 avant J. C.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_146">146</a>, lig. 5. (<i>Tant de choses analogues aux trois religions.</i>) Les +<i>Parsis</i> modernes et les <i>Mithriaques</i> anciens, qui sont la même chose, +ont tous les sacrements des chrétiens, même le <i>soufflet</i> de la +confirmation. «Le <i>prêtre de Mithra</i>, dit Tertullien, <i>De +præscriptione</i>, c. 40, promet la délivrance des péchés par leur <i>aveu</i> +et par le <i>baptême</i>; et, s'il m'en souvient bien, <i>Mithra</i> marque ses +soldats au front (avec le <i>chrême</i>, <i>Kouphi</i> égyptien); il célèbre +l'<i>oblation du pain</i>, l'image de la <i>résurrection</i>, et présente la +couronne, en menaçant de l'épée, etc.»</p> + +<p>Dans ces mystères on éprouvait l'initié par mille terreurs, par la +menace du feu, de l'épêe, etc., et on lui présentait une couronne, qu'il +refusait, en disant: <i>Dieu est ma couronne</i>. (<i>Voyez</i> cette <i>couronne</i> +dans la sphère céleste, à côté de <i>Bootes</i>.) Les personnages de ces +mystères portaient tous des noms d'<i>animaux constellés</i>. La messe n'est +pas autre chose que la célébration de ces mystères et de ceux d'Éleusis. +Le <i>Dominus vobiscum</i> est à la lettre la formule de réception, <i>chon-k</i>, +<i>àm</i>, <i>p-ak</i>. Voy. <i>Beausobre, Histoire du Manichéisme</i>, tom. <span class="smcap">ii</span>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_147">147</a>, lig. 10. Les <i>Védas</i> ou <i>Vedams</i> sont les livres sacrés dés +Indous, comme les Bibles chez nous. On en compte trois: le <i>Rick</i> Veda, +le <i>Yadjour</i> Veda, et le <i>Sama</i> Veda. Ils sont si rares dans l'Inde, que +les Anglais ont eu beaucoup de peine à en trouver l'original, dont ils +ont fait faire une copie déposée au British Muséum. Ceux qui comptent +<i>quatre</i> Védas, y comprennent l'<i>Attar</i> Veda, qui traite des cérémonies, +et qui est perdu. Il y a en suite des commentaires nommés <i>Upanishada</i>, +dont l'un a été publié par Anquetil Duperron, sous le titre de +<i>Oupnekhat</i>, livre curieux en ce qu'il donne une idée de tous les +autres. La date de ces livres passe 25 siècles au-dessus de notre ère; +leur contenu prouve que toutes les rêveries des métaphysiciens grecs +viennent de l'Inde et de<span class='pagenum'><a name="Page_318" id="Page_318">[318]</a></span> l'Égypte.—Depuis l'an 1788, les savants +Anglais exploitent dans l'Inde une mine de littérature dont on n'avait +aucune idée en Europe, et qui prouve que la civilisation de l'Inde +remonte à une très-haute antiquité. Après les <i>Védas</i> viennent les +<i>Chastras</i>, au nombre de six. Ils traitent de théologie et de sciences. +Puis viennent au nombre de 18, les <i>Pouranas</i>, qui traitent de +mythologie et d'histoire: voyez le <i>Bahgouet-guîta</i>, le <i>Baga Vedam</i>, et +l'Ézour-Vedam, traduits en français, etc.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_151">151</a>, lig. 14. Toute cette cosmogonie des <i>lamas</i>, des <i>bonzes</i>, et +même des brames, comme l'atteste Henri Lord, revient littéralement à +celle des anciens Égyptiens. «Les <i>Égyptiens</i>, dit Porphyre, <i>appellent +Kneph l'intelligence ou cause effective</i> (de l'univers). Ils racontent +que ce dieu rendit par la bouche un <i>œuf</i>, duquel fut produit un autre +<i>dieu</i>, nommé <i>Phtha</i> ou Vulcain (le feu principe, le soleil;) et ils +ajoutent que cet <i>œuf</i> est le monde.» <i>Eusoeb., Prep. evang.</i>, pag. 115.</p> + +<p>«Ils représentent, dit-il ailleurs, le dieu <i>Kneph</i> ou la cause +efficiente, sous la forme d'un homme de couleur bleu foncé (celle du +ciel), ayant en main un sceptre, portant une ceinture, et coiffé d'un +petit <i>bonnet royal de plumes très-légères</i>, pour marquer combien est +<i>subtile</i> et fugace l'idée de cet être.» Sur quoi j'observerai que +<i>Kneph</i>, en hébreu, signifie une <i>aile</i>, une <i>plume</i>; que cette couleur +bleue (céleste) se trouve dans la plupart des dieux de l'Inde, et +qu'elle est, sous le nom de <i>narayan</i>, une de leurs épithètes les plus +célèbres.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_153">153</a>, lig. 25. (<i>Que les lamas ne sont que des manichéens.</i>) <i>Voyez</i> +l'Histoire du Manichéisme, par Beausobre, qui prouve que ces sectaires +furent purement des zoroastriens; ce qui fait remonter l'existence de +leurs opinions 1200 ans avant J. C. Il suit de là que <i>Boudd Chaucasam</i> +fut encore antérieur, puisque la doctrine <i>boudiste</i> se trouve dans les +plus anciens livres indiens, dont la date passe 3100 ans avant notre ère +(tel que le <i>Bahgouet-guîta</i>). Observez d'ailleurs que <i>Boudd</i> est la +<span class='pagenum'><a name="Page_319" id="Page_319">[319]</a></span>9<sup>e</sup> <i>avatar</i> ou <i>incarnation de Vichenou</i>, ce qui le place à +l'origine de cette théologie. En outre, chez les Indiens, les Chinois, +les Thibétains, etc., <i>Boudd</i> est le nom de la planète que nous appelons +<i>Mercure</i>, et du jour de la semaine consacré à cette planète (le +mercredi); cela le remonte à l'origine du calendrier; en même temps cela +nous l'indique primitivement identique à <i>Hermès</i>, ce qui étend son +existence jusqu'en Égypte. Maintenant remarquez que les prêtres +égyptiens racontaient qu'<i>Hermès mourant</i> avait dit: «Jusqu'ici j'ai +vécu exilé de ma véritable patrie; j'y retourne: ne me pleurez pas; je +retourne à la céleste patrie où chacun se rend à son tour: là est Dieu; +cette vie n'est qu'une mort.» Voyez <i>Chalcidius in Timœum</i>. Or, cette +doctrine est précisément celle des <i>boudistes anciens</i>, ou <i>samanéens</i>, +des <i>pythagoriciens</i> et des <i>orphiques</i>. Dans la doctrine d'Orphée, le +<i>dieu monde</i> est représenté par un <i>œuf</i>: dans les idiomes hébreu et +arabe, l'œuf se nomme <i>baidh</i>, analogue à <i>Boùdd</i> (Dieu), et à <i>Boûd</i>, +en persan l'<i>existence, ce qui est</i> (le monde), <i>Boùdd</i> est encore +analogue à <i>bed</i> et <i>vad</i>, qui chez les Indiens signifie <i>science</i>. +Hermès en était le dieu: il était l'auteur des livres sacrés ou <i>Védas</i> +égyptiens. On voit quels rameaux présente, et à quelle antiquité tout +ceci nous porte. Maintenant le prêtre <i>boudiste d'Ava</i> ajoute: «Qu'il +est de foi que, de temps à autre, le ciel envoie sur la terre des +<i>Boudda</i> pour <i>amender les hommes</i>, les <i>retirer de leurs vices</i>, et les +<i>remettre en voie de salut</i>.» Avec un tel dogme répandu dans l'Inde, +dans la Perse, dans l'Égypte, dans la Judée, on sent combien les esprits +ont dû être disposés dès long-temps à ce que des siècles postérieurs +nous offrent.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_154">154</a>, lig. 6. (<i>Long-temps avant Iésous</i>.) D'après les notions des +savants anglais de l'Inde, la doctrine de <i>Boudda</i> y est très-ancienne. +L'écrivain anonyme que nous avons cité, pag. 319, lig. 23, cite un +traité écrit il y a peu d'années par le chef des prêtres <i>bouddites</i> +d'<i>Ava</i>, à la prière de l'évêque catholique de cette ville, qui dit: +«Que les <i>dieux</i> qui ont apparu dans le présent monde jusqu'à ce jour, +sont au nombre de quatre, savoir: <i>Boudda Chaucasam, Boudda Gonagom, +Boudda Gaspa</i>, et <i>Boudda Gautama</i>, duquel la loi règne<span class='pagenum'><a name="Page_320" id="Page_320">[320]</a></span> actuellement; +il obtint la divinité à trente-cinq ans, et passa à l'immortalité 2362 +ans (avant la date du dit écrit, qui se place vers 1805.)» Par +conséquent <i>Gautama</i> serait mort vers l'an 557 avant l'ère chrétienne, +au temps où régnait Kyrus en Perse, et où florissait Pythagore.</p> + +<p>2º D'autre part, des écrivains arabes et persans, cités dans l'Hist. des +Huns, tom. II, par de Guignes; dans l'Hist. de la Chine, tom. V, in-4º, +note de la page 50, et dans la préface de l'<i>Ezour Vedam</i> +(Yadjour-Veda), placent l'apparition d'un autre <i>Boudda</i> à l'année 1027 +avant notre ère (ce serait <i>Gaspa</i>).</p> + +<p>3º Le tableau <i>statistique</i> de l'empereur mogol <i>Akbar</i>, intitulé <i>Ain +Akberi</i>, traduit par Gladwin, dit, pag. 433, tom. II, que <i>Boudd</i> avait +disparu 2962 ans avant l'an 40 de cet empereur, c'est-à-dire 1366 ans +avant J.-C. (ce serait <i>Gonagom</i>.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_154">154</a>, lig. 14 (<i>Fondés sur l'absence de tout témoignage +authentique.</i>) «Tout le monde sait,» disait <i>Fauste</i>, qui, quoique +manichéen, fut un des plus savants hommes du III<sup>e</sup> siècle, «tout le +monde sait que les Évangiles n'ont été écrits ni par J.-C. ni par ses +apôtres, mais <i>long-temps</i> après, par des inconnus, qui, jugeant bien +qu'on ne les croirait pas sur des choses qu'ils n'avaient pas vues, +mirent à la tête de leurs récits des noms d'apôtres ou d'hommes +apostoliques et contemporains.» Sur cette question, voyez l'<i>Histoire +des Apologistes de la Religion chrétienne</i>, attribuée à Fréret, mais qui +est de Burigny, membre de l'Académie des inscriptions. <i>Voyez</i> aussi +Mosheim, <i>De rébus christianorum</i>; <i>Correspondance of Atterbury</i>, +Archbishop, 5 vol. in-8º, 1798; Toland, <i>Nazarenus</i>; et Beausobre, +<i>Histoire du Manichéisme</i>, tom, <span class="smcap">i</span>. Il résulte de tout ce qu'on a écrit +pour et contre, que l'origine précise du christianisme n'est pas connue; +que les prétendus témoignages de Josèphe (<i>Antiq. jud.</i>, lib. XVIII, c. +3) et de Tacite (<i>Annales</i>, lib. XV, c. 44) ont été interpolés vers le +temps du concile de Nikée, et que personne n'a encore mis en évidence le +fait radical, c'est-à-dire l'existence réelle du personnage qui a +occasioné le système. Sans cette exi<span class='pagenum'><a name="Page_321" id="Page_321">[321]</a></span>stence néanmoins, il serait +difficile de concevoir l'apparition du système à son époque connue, +encore qu'il ne soit pas sans exemple en histoire de voir des +suppositions gratuites et absolues. Pour résoudre ce problème, vraiment +curieux et important, il faudrait qu'un esprit doué de sagacité, muni +d'instruction, et surtout d'impartialité, profitant des recherches déja +faites, y ajoutât un tableau comparatif de la doctrine des boudistes, et +spécialement de la secte de <i>Samana Gautama</i>, contemporain de Kyrus; +qu'il examinât quelle fut la facilité des communications de l'Inde avec +la Perse et la Syrie, surtout depuis le règne de Darius Hystaspe, qui, +selon Agathias et Ammien, consulta les sages de l'Inde, et introduisit +plusieurs de leurs idées chez les mages; quelle fut encore cette +facilité depuis Alexandre, sous les Séleucides, qui entretenaient des +relations diplomatiques avec les rois indiens, il verrait que, par suite +de ces communications, le système des samanéens put se répandre de +proche en proche jusqu'en Égypte; qu'il put être la cause déterminante +de la corporation des esséniens en Judée, etc,: alors il ne resterait +plus qu'à examiner si, toutes choses étant ainsi préparées, l'exaltation +générale des esprits n'a pas pu susciter un individu qui aurait rempli +le rôle désigné: soit que lui-même se fût cru et annoncé pour être le +<i>personnage</i> attendu, soit que ce fût la multitude qui, enthousiasmée de +sa conduite, de sa doctrine et de ses prédications, lui en eût attribué +l'emploi. Dans l'un et l'autre cas, il serait conforme aux probabilités +humaines que des attroupements populaires eussent excité la surveillance +et l'inquiétude du gouvernement romain, et qu'enfin un incident +remarquable, tel que l'<i>entrée</i> en Jérusalem, eût déterminé le préfet à +une mesure de rigueur, à un acte de sévice qui aurait brusquement +terminé ce drame (à peu près comme il est raconté), mais qui n'aurait +fait qu'accroître l'intérêt pour le personnage regretté, et par-là donné +lieu à des récits et à des associations dont le résultat cadrerait +parfaitement avec l'état de choses qui apparaît ensuite dans l'histoire. +Sans doute là où manque son témoignage positif, l'on ne pourrait établir +ce qu'on appelle <i>certitude morale</i>; mais par l'enchaînement des causes +et des effets, on pourrait arriver à un de<span class='pagenum'><a name="Page_322" id="Page_322">[322]</a></span>gré de <i>probabilité</i> qui en +produirait l'effet; puisque d'ailleurs, avec les témoignages les plus +positifs, l'histoire n'a jamais de droit qu'aux plus ou moins grandes +probabilités.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 27. (<i>La doctrine intérieure</i>) Les boudistes ont deux +doctrines, l'une <i>publique</i> et ostensible, l'autre <i>intérieure</i> et +secrète, précisément comme les prêtres égyptiens. Pourquoi cette +différence? demandera-t-on. C'est que la doctrine <i>publique</i> enseignant +les <i>offrandes</i>, les <i>expiations</i>, les <i>fondations</i>, etc., il est +<i>utile</i> de la prêcher au peuple; au lieu que l'autre enseignant le +<i>néant</i> et ne rapportant rien, il convient de ne la faire connaître +qu'aux adeptes. On ne peut classer plus évidemment les hommes en +<i>fripons</i> et en <i>dupes</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_156">156</a>, lig. 18. (<i>Voilà ce qu'a révélé notre Boudah.</i>) Ce sont les +propres termes de <i>La Loubère</i>, dans sa Description du royaume de Siam +et de la théologie des <i>bonzes</i>. Leurs dogmes, comparés à ceux des +anciens philosophes de la Grèce et de l'Italie, retracent absolument +tout le système des stoïciens et des épicuriens, mêlé avec des +superstitions astrologiques et quelques traits du pythagorisme.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_165">165</a>, lig. 4. (<i>La barbarie originelle du genre humain.</i>) C'est le +témoignage unanime de toutes les histoires, et même des légendes, que +les premiers hommes furent partout des sauvages, et que ce fut pour les +civiliser et leur apprendre à <i>faire du pain</i>, que les dieux se +manifestèrent.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 9. (<i>N'acquiert d'idées que par l'intermède de ses +sens</i>). Voilà précisément où ont échoué les anciens, et d'où sont venues +leurs erreurs: ils ont supposé les <i>idées de Dieu innées</i>, coéternelles +à l'ame; et de là toutes les rêveries développées dans Platon et +Iamblique. <i>Voy.</i> le <i>Timée</i>, le <i>Phédon</i>, et <i>de Mysteriis Ægyptiorum</i>, +sect. I<sup>re</sup>, chap, 3.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_170">170</a>, lig. 21. (<i>Le témoignage de tous les anciens monuments.</i>) Il +résulte clairement, dit Plutarque, des <i>vers d'Orphée</i> et des livres +<i>sacrés</i> des Égyptiens et des Phrygiens que<span class='pagenum'><a name="Page_323" id="Page_323">[323]</a></span> la <i>théologie</i> ancienne, +non-seulement des Grecs, mais en général de tous les peuples, ne fut +autre chose qu'un <i>système de physique, qu'un tableau des opérations de +la nature</i>, enveloppé <i>d'allégories mystérieuses et de symboles +enigmatiques</i>: de manière que la multitude ignorante s'attachât plutôt +au sens apparent qu'au sens caché, et que même dans ce qu'elle +comprenait de ce dernier, elle supposât toujours quelque chose de plus +profond que ce qui paraissait. <i>Plutarque, fragment d'un ouvrage perdu, +cité dans Eusèbe, Præpar. evang.</i> lib. III, chap. I, page 85.</p> + +<p>«La plupart des philosophes, dit <i>Porphyre</i>, et entre autres <i>Chæremon</i> +(<i>qui vécut en Égypte dans le premier siècle de l'ère chrétienne</i>) ne +pensent pas qu'il ait jamais existé d'autre monde que celui que nous +voyons: et ils ne reconnaissent pas d'<i>autres dieux</i>, de tous ceux +qu'allèguent les Égyptiens, que ce que l'on appelle vulgairement les +<i>planètes</i>, les <i>signes du zodiaque</i> et les <i>constellations</i>, qui jouent +avec eux en aspect (de <i>lever</i> et de <i>coucher</i>); à quoi ils ajoutent +<i>leurs divisions</i> de <i>signes</i> en <i>décans</i> ou <i>maîtres du temps</i>, qu'ils +appellent les <i>chefs forts et puissants</i> dont les <i>noms</i>, les <i>vertus +curatives</i> des maladies, les <i>couchers</i>, les <i>levers</i>, les <i>présages</i> de +ce qui doit arriver, font la matière des almanachs (c'est-à-dire que les +prêtres égyptiens faisaient de véritables almanachs de <i>Mathieu +Laensberg</i>); car lorsque les prêtres disaient que le soleil était +l'<i>architecte</i> de l'univers, Chæremon sentait que tous leurs récits sur +<i>Isis</i> et sur <i>Osiris</i>, que toutes leurs fables sacrées se rapportaient +en partie aux planètes, aux phases de la lune; au cours du soleil, en +partie (<i>aux étoiles de</i>) l'hémisphère du jour et de la nuit, ou au +fleuve du Nil, en un mot, à des êtres physiques, naturels, et rien à des +êtres <i>immatériels</i> et <i>dépourvus</i> de corps... Tous ces philosophes +croient que les mouvements de notre volonté et de nos actions dépendent +de ceux des astres, qu'ils en sont dirigés; et ils se soumettent aux +lois d'une <i>nécessité</i> (physique) qu'ils appellent <i>destin</i> ou <i>fatum</i>, +supposant une chaîne (de causes et d'effets) qui lie, par je ne sais +quel lien, tous les hommes entre eux (depuis l'atome) jusqu'à la +puissance supérieure et à l'influence première de ces <i>dieux</i>; en sorte +que, soit dans les temples,<span class='pagenum'><a name="Page_324" id="Page_324">[324]</a></span> soit dans les <i>simulacres</i> ou <i>idoles</i>, ils +n'adorent autre chose que la <i>puissance de la destinée</i>,» (Porphyr. +<i>Epis. ad Ianebonem</i>.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_171">171</a>, lign. 11. (<i>Exigea la connaissance des cieux.</i>) Jusqu'à ce +jour on a répété, sur l'autorité indirecte de la <i>Genèse</i>, que +l'astronomie avait été inventée par les <i>enfants de Noé</i>. On a raconté +gravement que, pâtres errants dans les plaines de <i>Sennaar</i>, ils +employaient leur désœuvrement à rédiger un système des cieux; comme si +des pâtres avaient <i>besoin</i> de connaître plus que l'étoile polaire, et +comme si le <i>besoin</i> n'était pas l'unique motif de toute invention! Si +les anciens pasteurs furent si studieux et si habiles, comment +arrive-t-il que les modernes soient si ignorants et si négligents? Or, +il est de fait que les Arabes du désert ne connaissent pas six +constellations, et qu'ils n'entendent pas un mot d'astronomie.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_172">172</a>, lign. 12. (<i>Des génies auteurs des biens et des maux.</i>) Il +paraît que par le mot <i>genius</i> les anciens ont entendu proprement une +<i>qualité</i>, une <i>faculté génératrice</i>, productrice; car tous les mots de +cette famille reviennent à ce sens: <i>generare</i>, <i>genos</i>, <i>genesis</i>, +<i>genus</i>, <i>gens</i>.</p> + +<p>«Les sabéens anciens et modernes, dit Maimonides, reconnaissent un dieu +principal, fabricateur du monde et possesseur du ciel; mais à cause de +son éloignement trop grand, ils le pensent inaccessible; et imitant la +conduite du peuple à l'égard des rois, ils emploient auprès de lui pour +médiateurs les <i>planètes</i> et leurs <i>anges</i>, auxquels ils donnent le +titre de princes et de rois, et qu'ils supposent habiter dans ces corps +lumineux, comme dans des <i>palais</i> ou <i>tabernacles</i>, etc.» (More +Nebuchim, pars III, c. 29.)</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lign. 28. (<i>Un sexe tiré du genre de son appellation.</i>) Selon +qu'un objet se trouva du genre masculin ou féminin dans la langue d'un +peuple, le dieu qui porta son nom se trouva mâle ou femelle chez ce +peuple. Ainsi les Cappadociens disaient le <i>dieu Lunus</i> et la <i>déesse +Soleil</i>; et ceci pré<span class='pagenum'><a name="Page_325" id="Page_325">[325]</a></span>sente sans cesse les mêmes êtres sous des formes +diverses, dans la mythologie des anciens.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_173">173</a>, lig. 20. (<i>Ce qui contribue à la conservation de soi et de ses +semblables.</i>) À ceci Plutarque ajoute que ces prêtres (égyptiens) ont +toujours fait le plus grand cas de la conservation de la santé..., et +qu'ils la regardent comme une condition nécessaire au service des dieux +et à la piété, etc. (Voy. <i>Isis</i> et <i>Osiris</i>, à la fin.)</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 26.(<i>Paraissent remonter au delà de quinze mille ans.</i>) +L'orateur historien suit ici l'opinion du savant <i>Dupuis</i>, qui d'abord +en son mémoire sur l'<i>Origine des Constellations</i>, puis dans son grand +ouvrage sur l'<i>Origine de tous les Cultes</i>, à rassemblé une foule de +preuves que jadis la <i>balance</i> était placée à l'équinoxe du printemps, +et le <i>belier</i> à l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire que la <i>précession</i> +des équinoxes a causé un déplacement de plus de sept signes. L'action de +ce phénomène est incontestable: les calculs les plus récents l'évaluent +à 50 secondes, 12 ou 15 tierces par an; donc chaque degré de signe +zodiacal est déplacé et <i>mis en arrière</i>, en 71 ans 8 ou 9 mois; donc un +signé entier, en 2152 ou 53 ans. Or si, comme il est de fait, le point +équinoxial du printemps fut juste au 1<sup>er</sup> degré du <i>belier</i>, l'an 388 +avant J.-C.; c'est-à-dire si, à cette époque, le soleil avait parcouru +et mis en arrière tout ce signe pour entrer dans les <i>poissons</i>, qu'il a +quittés de nos jours, il s'ensuit qu'il avait quitté le <i>taureau</i> 2153 +ans auparavant, c'est-à-dire vers l'an 2540 avant J.-C., et qu'il y +était entré vers l'an 4692 avant J.-C. Ainsi, remontant de signe en +signe, le 1<sup>er</sup> degré du <i>belier</i> avait été le point équinoxial +d'automne environ 12,912 ans avant l'an 388, c'est-à-dire 13,300 ans +avant l'ère chrétienne: ajoutez nos dix-huit siècles, vous avez 15,100 +ans, et de plus la quantité de temps et de siècles qu'il fallut pour +amener les connaissances astronomiques à ce degré d'élévation. +Maintenant remarquez que le culte du signe <i>taureau</i> joue un rôle +principal chez les Égyptiens, les Perses, les Japonais, etc.; ce qui +indique à cette époque une marche commune d'idées chez<span class='pagenum'><a name="Page_326" id="Page_326">[326]</a></span> ces divers +peuples. Les 5 ou 6000 ans de la Genèse ne font objection que pour ceux +qui y croient par éducation: (<i>Voy.</i> à ce sujet l'analyse de la Genèse, +dans le tom. <span class="smcap">i</span><sup>er</sup> des <i>Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne</i>; +voy. aussi l'<i>Origine des Constellations</i>, par Dupuis, 1781; <i>l'Origine +des Cultes</i>, en 3 vol. in-4º, 1794, et le <i>Zodiaque chronologique</i>, +in-4º, 1806.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_176">176</a>, lig. 2. (<i>Les noms des objets terrestres qui leur +répondaient.</i>) «Les anciens, dit Maimonides, portant toute «leur +attention sur l'agriculture, donnèrent aux étoiles des «noms tirés de +leurs occupations pendant l'année.» (<i>More Neb.</i>..., pars <span class="smcap">v</span>.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_177">177</a>, lig. 19. (<i>Tel fut le moyen d'appellation.</i>) Les anciens +disaient: <i>crabiser</i>, <i>capriser</i>, <i>tortuiser</i>, comme nous disons +<i>serpenter</i>, <i>coqueter</i>; tout le langage a été construit sur ce +mécanisme.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_179">179</a>, lig. 26. (<i>En qui la vertu des astres s'était insérée.</i>) «Les +anciens astrologues, dit le plus savant des Juifs (Maimonides), ayant +consacré à chaque planète une couleur, un animal, un bois, un métal, un +fruit, une plante, ils formaient de toutes ces choses une <i>figure</i> ou +représentation de l'astre, observant pour cet effet de choisir un +<i>instant approprié, un jour heureux</i>, tel que la <i>conjonction</i> ou tout +autre aspect favorable; par leurs cérémonies (magiques), ils croyaient +pouvoir faire passer dans ces <i>figures</i> ou <i>idoles</i> les influences des +êtres supérieurs (leurs modèles). C'étaient ces idoles qu'adoraient les +<i>Kaldéens-sabéens</i>: dans le culte qu'on leur rendait, il fallait être +vêtu de la couleur propre.... Ainsi, par leurs pratiques, les +astrologues introduisirent l'idolâtrie, <i>ayant pour objet de se faire +regarder comme les dispensateurs des faveurs des cieux</i>; et parce que +les peuples anciens étaient entièrement adonnés à l'agriculture, ils +leur persuadaient qu'ils avaient le pouvoir de disposer des <i>pluies</i> et +des autres biens des saisons; ainsi, toute l'agriculture s'exerçait par +des règles d'astrologie, et les prêtres faisaient des talis<span class='pagenum'><a name="Page_327" id="Page_327">[327]</a></span>mans pour +chasser les sauterelles, les mouches, etc.» Voy. <i>Maimonides</i>, <i>More +Nebuchim</i>, pars 111, c. 9.</p> + +<p>«Les prêtres égyptiens, indiens, perses, etc., prétendent lier les dieux +à leurs idoles, les faire descendre du ciel à leur gré; ils menacent le +soleil et la lune de révéler les secrets des mystères, d'ébranler les +<i>cieux</i>, etc.» <i>Eusèbe, Præparat. evang.</i>, pag. 198; et Iamblique, <i>de +Mysteriis Ægyptiorum</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_180">180</a>, lign. 12. (<i>Fut censé en remplir les rôles astronomiques.</i>) Ce +sont les propres paroles de Iamblique, <i>de Symbolis Ægyptiorum</i>, c. 2, +sect. 7. Il était le grand <i>Protée, le métamorphiste universel</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_181">181</a>, lig. 22. (<i>Votre tonsure est le disque du soleil.</i>) «Les +Arabes, dit Hérodote, lib. <span class="smcap">iii</span>, <i>se rasent la tête en rond et autour des +tempes</i>, ainsi que se la rasait, disaient-ils, Bacchus (qui est le +soleil).» Jérémie, c. 25, <span class="smcap">v</span>. 23, parle de cette coutume. La touffe que +conservent les musulmans est encore prise du soleil, qui, chez les +Égyptiens, était peint, au solstice d'hiver, n'ayant plus <i>qu'un cheveu +sur la tête</i>. (<i>Votre étole est son zodiaque</i>). Les étoles de la déesse +de Syrie et de la Diane d'Éphèse, d'où dérive celle des prêtres, portent +les douze animaux du zodiaque. Les <i>chapelets</i> se retrouvent dans toutes +les idoles indiennes, composées il y a plus de 4500 ans, et leur usage +est universel et immémorial en Asie. La <i>crosse</i> est précisément le +bâton de <i>Bootes</i> ou <i>Osiris</i>. (<i>Voy.</i> la planche <span class="smcap">iii</span>.) Tous les lamas +portent la mitre, ou bonnet <i>conique</i>, qui était l'emblème du soleil.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_182">182</a>, lig. 21. (<i>On en fit la vie historique d'Hercule.</i>) <i>Voy.</i> +l'ouvrage de Dupuis, <i>Origine des Constellat</i>, et <i>Origine de tous les +Cultes</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_183">183</a>, lig. 19. (La réunion de ces figures avait des sens convenus.) +Le lecteur verra sans doute avec plaisir plusieurs exemples des +hiéroglyphes des anciens.</p> + +<p>«Les Égyptiens, dit Hor-Apollo, désignent l'éternité par<span class='pagenum'><a name="Page_328" id="Page_328">[328]</a></span> les figures du +soleil et de la lune. Ils figurent le monde par un serpent bleu à +<i>écailles jaunes</i> (<i>les étoiles</i>; c'est le dragon chinois). S'ils +veulent exprimer l'année, ils représentent <i>Isis</i>, qui dans leur langue +se nomme aussi <i>Sothis</i>, ou la <i>canicule</i>, première des constellations, +par le lever de qui l'année commençait. Son inscription à Saïs était: +<i>C'est moi qui me lève dans la constellation du chien</i>.</p> + +<p>«Ils figurent aussi l'année par un <i>palmier</i>, et le mois par un +<i>rameau</i>, parce que, chaque mois, le palmier pousse une branche.</p> + +<p>«Ils la figurent encore par le quart d'un arpent. (L'arpent entier, +divisé en <i>quatre</i>, désignait la période bissextile de quatre ans: +l'abréviation de cette figure du champ quadripartite est visiblement la +lettre <i>ha</i> ou <i>hêth</i>, septième de l'alphabet samaritain; les lettres +alphabétiques pourraient bien n'être que des abréviations d'hiéroglyphes +astronomiques, et par cette raison on aurait écrit de droite à gauche, +dans le sens de la marche des étoiles.) Ils désignent un <i>prophète</i> par +l'image d'un <i>chien</i>, attendu que l'astre-chien (<i>Anoubis</i>) annonce par +son lever l'inondation.</p> + +<p>«Ils peignent l'inondation par un lion, parce qu'elle arrive sous ce +signe; et de là, dit Plutarque, l'usage des figures de lion vomissant de +l'eau à la porte des temples.</p> + +<p>«Ils expriment Dieu et la destinée par une étoile. Ils représentent +aussi Dieu, dit Porphyre, par une pierre <i>noire</i>, parce que sa nature +est <i>ténébreuse</i>, <i>obscure</i>. Toutes les choses blanches expriment les +dieux <i>célestes</i>, <i>lumineux</i>; toutes les <i>circulaires</i> expriment le +monde, la <i>lune</i>, le <i>soleil</i>, les <i>orbites</i>; tous les <i>arcs</i> et +<i>croissans</i>, la lune.... Ils figurent le <i>feu</i> et les dieux de l'Olympe +par des <i>pyramides</i> et des <i>obélisques</i> (le nom du soleil, <i>Baal</i>, se +trouve dans ce dernier mot); le soleil par un <i>cône</i> (la mitre +d'Osiris); la terre par un cylindre (qui roule); la puissance +génératrice (de l'air) par le <i>phallus</i>, et celle de la terre par un +triangle, emblème de l'organe femelle. (<i>Euseb., Præpar. evang.</i>, p. +98.)</p> + +<p>«Le limon, dit Iamblique, <i>de Symbolis</i>, sect. 7, c. 2, désigne la +<i>matière</i>, la puissance <i>générative</i> et <i>nutritive</i>; tout ce qui reçoit +la <i>chaleur</i>, la <i>fermentation</i> de la vie.<span class='pagenum'><a name="Page_329" id="Page_329">[329]</a></span></p> + +<p>«Un homme assis sur le <i>lotos</i> ou <i>nénuphar</i> désigne l'<i>esprit moteur</i> +(le soleil), qui, de même que cette plante vit dans l'eau sans toucher +au limon, existe pareillement séparé de la matière, nageant dans +l'espace, <i>se reposant sur lui-même</i>; <i>rond</i> dans toutes ses parties, +comme le fruit, les feuilles et les fleurs du <i>lotos</i>. (Brahma a des +yeux de lotos, dit le <i>Chaster Néardisen</i>, pour désigner son +intelligence, son <i>œil</i>, qui surnage à tout, comme la fleur du <i>lotos</i> +sur l'eau.) Un homme au timon d'un vaisseau, continue Iamblique, désigne +le <i>soleil</i> qui <i>gouverne</i> tout. Et Porphyre nous dit que c'est encore +lui que représente un homme dans un vaisseau sur un crocodile (amphibie, +emblème de l'air et de l'eau.)</p> + +<p>«À Éléphantine on adorait une figure d'homme <i>assis, de couleur bleue</i>, +ayant une tête de <i>belier</i>, et des cornes de bouc qui embrassaient le +disque; le tout pour figurer la conjonction du soleil dans le belier +avec la lune. La couleur bleue désigne la puissance attribuée à la lune +dans cette conjonction, d'élever les eaux en <i>nuages</i> (apud Euseb., +<i>Præpar. evang.</i>, pag. 116).</p> + +<p>«L'épervier est l'emblème du <i>soleil</i> et de la <i>lumière</i>, à raison de +son vol rapide et élevé au plus haut de l'air, où <i>abonde la lumière</i>.</p> + +<p>«Le poisson est l'emblème de l'aversion, et l'hippopotame de la +violence, parce que, dit-on, il tue son père et viole sa mère. De là, +dit Plutarque, l'inscription hiéroglyphique du temple de Saïs, où l'on +voit peints sur le vestibule, 1º un enfant, 2º un vieillard, 3º un +épervier, 4º un poisson, et 5º un hippopotame; ce qui signifie: 1º +arrivants (à la vie), et 2º partants, 3º dieu, 4º hait, 5º l'injustice. +(Voyez <i>Isis</i> et <i>Osiris</i>.)</p> + +<p>«Les Égyptiens, ajoute-t-il, peignent le <i>monde</i> par un scarabée, parce +que cet insecte pousse à contre-sens de sa marche une boule qui contient +ses <i>œufs</i>, comme le ciel des fixes pousse le <i>soleil</i> (jaune de l'œuf) +à contre-sens de sa rotation.</p> + +<p>«Ils peignent le monde par le nombre <i>cinq</i>, qui est celui des éléments, +savoir, dit Diodore, la terre, l'eau, l'air, le feu<span class='pagenum'><a name="Page_330" id="Page_330">[330]</a></span> et l'éther ou +<i>spiritus</i> (ils sont les mêmes chez les Indiens); et, selon les +mystiques, dans Macrobe, ce sont le Dieu suprême ou premier mobile, +l'intelligence ou <i>mens</i> née de lui, l'ame du monde qui en procède, les +sphères célestes et les choses terrestres. De là, ajoute Plutarque, +l'analogie de <i>penté</i>, <i>cinq</i> (en grec), à <i>Pan</i>, le <i>tout</i>.</p> + +<p>«L'âne, dit-il encore, désigne <i>Typhon</i>, parce qu'il est de couleur +<i>rousse</i>, comme lui: or, Typhon est tout ce qui est <i>bourbeux</i>, +limoneux» (et j'observerai qu'en hébreu, <i>limon</i>, couleur <i>rousse</i>, et +<i>âne</i>, sont des mots formés de la même racine <i>hamr</i>). De plus, +Iamblique nous a dit que le <i>limon</i> désignait la <i>matière</i>, et il ajoute +ailleurs que tout <i>mal</i>, toute <i>corruption</i> viennent de la matière; ce +qui, comparé au mot de Macrobe, <i>tout est périssable</i>, sujet au +changement dans la sphère céleste, nous donne la théorie du système +d'abord physique, puis moralisé, dû <i>bien</i> et du <i>mal</i> des anciens. +(<i>Voy.</i> encore le Mémoire <i>sur le zodiaque de Dendera</i>, que le savant +Dupuis a inséré dans le journal intitulé: <i>Revue philosophique</i>, année +1801.)</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_187">187</a>, lig. 1. (<i>Une cause insensée de superstition.</i>) C'est le +propre texte de Plutarque, qui raconte que ces divers cultes furent +donnés par un roi d'Égypte, aux différentes villes, pour les désunir et +les asservir (et ces rois étaient pris dans la caste des prêtres). V. +<i>Isis</i> et <i>Osiris</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_189">189</a>, lig. 15. (<i>Dans la projection de la sphère que traçaient les +prêtres astronomes.</i>) Les anciens prêtres eurent trois espèces de +projection, qu'il est utile de faire connaître au lecteur.</p> + +<p>«Nous lisons dans <i>Eubulus</i>, dit Porphyre, que <i>Zoroastre</i> fut le +premier qui, ayant choisi dans les montagnes voisines de la Perse une +caverne agréablement située, la consacra à <i>Mithra</i> (le soleil), +<i>créateur</i> et <i>père</i> de toutes choses, c'est-à-dire qu'ayant partagé cet +antre en divisions géométriques qui représentaient les <i>climats</i> et les +<i>éléments</i>, il imita en petit l'ordre et la disposition de l'univers par +<i>Mithra</i>. Après Zoroastre, ce devint un usage de consacrer les antres à +la célé<span class='pagenum'><a name="Page_331" id="Page_331">[331]</a></span>bration des <i>mystères</i>; en sorte que, de même que les temples +sont affectés aux dieux célestes, les autels champêtres aux héros et aux +dieux terrestres, les souterrains aux dieux <i>infernaux</i> (inférieurs); de +même les <i>antres</i> et les grottes furent spécialement attribués au +<i>monde</i>, à l'<i>univers</i> et aux nymphes: de là est venue à Pythagore et à +Platon l'idée d'appeler le <i>monde</i> une <i>caverne</i>, un <i>antre</i>. +(<i>Porphyre</i>, <i>De antro Nympharum</i>.)</p> + +<p>Voici donc une première projection en relief; et quoique les <i>Perses</i> +aient fait honneur de son invention à Zoroastre, on peut assurer qu'elle +eut lieu chez les Égyptiens, et que même étant la plus simple, elle dut +y être la plus ancienne; les cavernes de Thèbes, remplies de peintures, +autorisent ce sentiment.</p> + +<p>En voici une seconde. «Les <i>prophètes</i> ou <i>hiérophantes</i> des Égyptiens, +dit l'évêque Synnesius, qui avait été <i>initié</i> aux mystères, ne +permettent pas aux ouvriers ordinaires de faire les idoles ou images des +dieux; mais ils descendent eux-mêmes dans les <i>antres</i> sacrés, où ils +ont des coffres cachés, qui renferment certaines <i>sphères</i> sur +lesquelles ils composent ces images en secret et à l'insu du <i>peuple</i>, +qui méprise les choses simples et naturelles, et qui veut des <i>prodiges</i> +et des <i>fables</i>.» (<i>Syn., in Calvit.</i>) C'est-à-dire que les prêtres +avaient des sphères armillaires comme les nôtres; et ce passage, si +concordant avec celui de Chérémon, nous donne la clé de toute leur +<i>théologie astrologique</i>.</p> + +<p>Enfin, ils avaient des <i>plans plats</i>, dans le genre de la planche III; +avec cette différence, que leurs plans, très-compliqués, portaient +toutes leurs divisions fictives de <i>décans</i> et <i>sous-décans</i>, avec les +indications (hiéroglyphiques) de leurs influences. Kirker en a donné une +copie dans son Œdipe égyptien, et Gébelin un fragment figuré dans son +volume du calendrier (sous le nom de <i>Zodiaque</i> égyptien). Les anciens +Égyptiens, dit l'astrologue <i>Julius Firmicus</i> (<i>Astron</i>., lib. <span class="smcap">ii</span>, c. 4, +et lib. <span class="smcap">iv</span>, c. 16), divisent chaque signe du zodiaque en trois sections; +et chaque section fut sous la direction d'un être fictif, qu'ils +appelèrent <i>décan</i> ou <i>chef de dixaine</i>; en sorte qu'il y eut trois +<i>décans</i> par mois et trente-six par an.<span class='pagenum'><a name="Page_332" id="Page_332">[332]</a></span> Or, ces <i>décans</i>, qui furent +aussi appelés <i>dieux</i> (Théoi), règlent les destinées des hommes..., et +ils étaient spécialement placés dans certaines étoiles.... Dans la suite +on imagina en chaque dixaine trois autres <i>dieux</i>, que l'on appela les +<i>dispensateurs</i>; de sorte qu'il y en eut neuf par mois, qui furent +encore divisés en un nombre infini de <i>puissances</i>. (Les Perses et les +Indiens firent leurs sphères sur des plans semblables; et si l'on +dressait un tableau de la description qu'en donne Scaliger à la fin de +Manilius, l'on y verrait précisément la définition de leurs +hiéroglyphes, car chaque article en est un.)</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 18. (<i>L'hémisphère d'hiver lui était antipode.</i>) Voilà +précisément pourquoi le nom d'Ahrimanes était toujours écrit par les +Perses renversé ainsi: <img src="images/001.png" +alt="mot Ahrimân en sens dessus dessous en arrière" +width="71" +height="21" /></p> + +<p>Pag. <a href="#Page_190">190</a>, lig. 12. (<i>Typhon, c'est-à-dire le déluge, à raison des +pluies.</i>) Typhon, prononcé <i>touphon</i> par les Grecs, est précisément le +<i>touphan</i> arabe, qui veut dire <i>déluge</i>; et tous ces déluges des +<i>mythologies</i> ne sont, tantôt que l'<i>hiver</i> et les pluies, et tantôt le +débordement du Nil; de même que les prétendus <i>incendies</i> qui doivent +terminer le <i>monde</i>, ne sont que la <i>saison</i> d'été. Voilà pourquoi +Aristote, <i>De meteoris</i>, lib. 1, c. 14, dit que l'hiver de la grande +année cyclique est un <i>déluge</i>, et son été un <i>incendie</i>. «Les +Égyptiens, dit Porphyre, emploient chaque année un talisman en <i>mémoire</i> +du monde; au solstice d'été, ils marquent de <i>rouge</i> les <i>maisons</i>, les +<i>troupeaux</i>, les <i>arbres</i>, disant que ce jour-là tout le monde a été +<i>incendié</i>. C'était aussi alors que se célébrait la danse <i>pyrrhique</i> ou +de l'<i>incendie</i>.» (Et ceci explique l'origine des purifications par le +feu et par l'eau, car ayant appelé le tropique du cancer <i>portes des +cieux</i> et de la <i>chaleur</i> ou <i>feu</i> céleste, et celui du capricorne +<i>porte du déluge</i> ou de <i>l'eau</i>, il fut censé que les esprits ou ames +qui passaient par ces portes pour aller et venir aux cieux, étaient +<i>rôtis</i> ou <i>baignés</i>: de là le <i>baptême</i> de Mithra, et le passage à +travers les flammes, pratiqués dans tout l'Orient long-temps avant +Moïse.)</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 14. (<i>Dans la Perse</i>, <i>en un temps postérieur.</i>) Dans un +temps postérieur, c'est-à-dire lorsque le belier de<span class='pagenum'><a name="Page_333" id="Page_333">[333]</a></span>vint le signe +équinoxial, ou plutôt lorsque le dérangement du ciel eut fait apercevoir +que ce n'était plus le taureau.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_191">191</a>, lig. 11. (<i>Tous les actes religieux du genre gai.</i>) Toutes les +fêtes anciennes, relatives au retour ou à l'exaltation du soleil, +portaient ce caractère: de là les <i>hilaria</i> du calendrier romain au +<i>passage</i> (pascha) de l'équinoxe vernal. Les danses étaient des +imitations de la marche des planètes. Celle des derviches la figure +encore aujourd'hui.</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 17. (<i>Tous les actes religieux du genre triste.</i>) On +n'offre, dit Porphyre, de sacrifices sanglants qu'aux démons et aux +génies malfaisants, pour détourner leur colère.... Les démons aiment le +sang, l'<i>humidité</i>, la puanteur. <i>Apud Euseb.</i>, <i>Præp. evang.</i>, p. 173.</p> + +<p>«Les Égyptiens, dit Plutarque, n'offrent de victimes sanglantes qu'à +Typhon. On lui immole un bœuf roux; et l'animal de sacrifice est un +animal exécré, chargé de tous <i>les péchés du peuple</i> (le bouc de +Moïse).» Voyez <i>De Iside et Osiride</i>.</p> + +<p>(<i>Ce partage des animaux en sacrés et abominables.</i>) Strabon dit, à +l'occasion de Moïse et des Juifs: «De la superstition sont nées les +prohibitions de certaines viandes et les circoncisions.»—Et j'observe, +à l'égard de cette dernière pratique, que son but était d'enlever au +symbole d'Osiris (phallus) l'<i>obstacle</i> prétendu de la fécondation: +obstacle qui portait le sceau de Typhon, «dont la nature, dit Plutarque, +est tout ce qui <i>empêche, s'oppose, fait obstruction</i>.»</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_197">197</a>, lig. 6. (<i>Les heureux n'y donneront point d'ombre.</i>) Il est à +ce sujet un passage de Plutarque si intéressant et si explicatif de tout +ce système, que le lecteur nous saura gré de le lui citer en entier; +après avoir dit que la théorie du <i>bien</i> et du <i>mal</i> avait de tout temps +exercé les physiciens et les théologiens: «Plusieurs, ajoute-t-il, +croient qu'il y a deux dieux dont le penchant opposé se plaît, l'un au +<i>bien</i>, et l'autre au <i>mal</i>; ils appellent spécialement <i>dieu</i> le +premier, et <i>génie</i> ou <i>dæmon</i> le second. Zoroastre les a nommés +<i>Oromaze</i> et<span class='pagenum'><a name="Page_334" id="Page_334">[334]</a></span> <i>Ahrimanes</i>, et il a dit que de tout ce qui tombe sous nos +sens, la lumière est l'être qui représente le mieux l'un; les ténèbres +et l'ignorance, l'autre. Il ajoute que <i>Mithra</i> leur est +<i>intermédiaire</i>; et voilà pourquoi les Perses appellent <i>Mithra</i> le +<i>médiateur</i> ou l'<i>intermédiaire</i>. Chacun de ces dieux a des plantes et +des animaux qui lui sont particulièrement consacrés: par exemple, les +chiens, les oiseaux, les hérissons, sont affectés au bon génie; tous les +animaux <i>aquatiques</i> au mauvais.</p> + +<p>Les Perses disent encore qu'Oromaze naquit ou fut formé de la lumière la +plus pure; Ahrimanes, au contraire, des ténèbres les plus épaisses; +qu'Oromaze fit <i>six</i> dieux aussi bons que lui, et qu'Ahrimanes leur en +opposa six méchants; qu'ensuite <i>Oromaze se tripla</i> (Hermès +trismégiste), et s'éloigna du soleil autant que le soleil est éloigné de +la terre, et qu'il fit les étoiles, et entre autres <i>Sirius</i>, qu'il +plaça dans les cieux comme un <i>gardien</i> et une <i>sentinelle</i>. Or, il fit +encore vingt-quatre autres dieux, qu'il plaça dans un <i>œuf</i>; mais +Ahrimanes en créa vingt-quatre autres qui percèrent l'<i>œuf</i>, et alors +les biens et les maux furent mêlés (dans l'univers). Mais enfin +Ahrimanes doit être un jour vaincu, et la terre deviendra <i>égale</i> et +<i>aplanie</i>, afin que tous les hommes vivent heureux.</p> + +<p>Théopompe ajoute, d'après les livres des mages, que tour à tour l'un de +ces dieux domine tous les trois mille ans, pendant que l'autre a du +<i>dessous</i>; qu'ensuite ils combattent à armes égales pendant trois autres +mille ans; mais enfin que le mauvais génie doit succomber (sans retour). +<i>Alors les hommes deviendront heureux, et ne donneront point d'ombre.</i> +Or, le dieu qui médite ces choses, se repose en attendant qu'il lui +plaise de les exécuter.» (<i>De Iside et Osiride.</i>)</p> + +<p>L'allégorie se montre à découvert dans tout ce passage. L'œuf est la +sphère des fixes, le <i>monde</i>; les six dieux d'Oromaze sont les six +signes d'été; les six signes d'Ahrimanes, les six signes d'hiver. Les +quarante-huit dieux créés ensuite sont les quarante-huit constellations +de la sphère ancienne, partagée également entre Ahrimanes et Oromaze. Le +rôle de <i>Sirius</i>, <i>gardien</i>, <i>sentinelle</i>, décèle l'origine égyptienne +de ces idées; enfin cette expression, que la terre deviendra <i>égale</i> et +<i>aplanie</i>, et que les <i>hommes heureux ne donneront point d'ombre</i>, nous +montre que le <i>paradis véritable</i> était l'<i>équateur</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_335" id="Page_335">[335]</a></span></p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 15. (<i>Les cérémonies de l'antre de Mithra.</i>) Dans les +antres factices que les prêtres pratiquèrent partout, on célébrait des +mystères qui consistaient, dit Origène contre Celse, <i>à imiter les +mouvemens des astres</i>, des <i>planètes</i> et de tous les cieux. Les initiés +portaient des noms de constellations, et prenaient des figures +d'animaux. L'un était déguisé en lion, l'autre en corbeau, celui-ci en +belier. De là les masques de la première comédie. Voy. <i>Antiq. +dévoilée</i>, tom. II pag. 244. Dans les mystères de Cérès, le chef de la +<i>procession</i> s'appelait le <i>créateur</i>; le porteur de flambeau, le +<i>soleil</i>; celui qui était près de l'autel, la <i>lune</i>; le héraut ou +diacre, <i>Mercure</i>. En Égypte, il y avait une fête où des hommes et des +femmes représentaient l'<i>année</i>, le <i>siècle</i>, les <i>saisons</i>, les parties +du jour, et ils suivaient Bacchus. (Athénée, lib. <span class="smcap">v</span>, c. 7.) Dans l'antre +de <i>Mithra</i> il y avait une échelle à sept échelons ou degrés, figurant +les sept sphères des planètes, par ou montaient et descendaient les +<i>ames</i>; c'est précisément l'échelle de la vision de Jacob; ce qui +indique, à cette époque, tout le système formé. Il y a à la Bibliothèque +royale un superbe volume de peinture des dieux de l'Inde, où l'échelle +se trouve representée avec les ames qui y montent, <i>planche dernière</i>.</p> + +<p><i>Voy.</i> l'astronomie ancienne par Bailly, où nos assertions sur les +connaissances des prêtres sont amplement prouvées.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_200">200</a>, lig. 1. (<i>Dont toutes les parties avaient une liaison +intime.</i>) Ce sont les propres paroles de Iamblique. <i>De myst. Ægypt.</i></p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 4. (<i>Un fluide iégn, électrique.</i>) Plus je considère ce +que les anciens ont entendu par <i>æther</i> et <i>esprit</i>, et ce que les +Indiens nomment l'<i>akache</i>, plus j'y trouve d'analogie avec le fluide +électrique. Un fluide lumineux remplissant l'univers, composant la +matière des astres, principe de mouvement et de chaleur, ayant des +molécules rondes, lesquelles s'insinuant dans un corps, le remplissent +en s'y dilatant, quelle que soit son étendue: quoi de plus ressemblant à +l'électricité?</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 7. (<i>Le cœur ou le foyer.</i>) Les physiciens, dit Macrobe, +appelèrent le soleil cœur du monde, c. 20, <i>Som.</i><span class='pagenum'><a name="Page_336" id="Page_336">[336]</a></span> <i>Scip.</i> Les +Égyptiens, dit Plutarque, appellent l'orient le <i>visage</i>, le nord le +<i>côté droit</i>, le midi le <i>côté gauche</i> du monde (parce que le cœur y est +placé). Sans cesse ils comparaient l'univers à un <i>homme</i>, et de là le +<i>Microcosme</i> si célèbre des <i>alchimistes</i>. Observons, en passant, que +les alchimistes, les cabalistes, les francs-maçons, les magnétiseurs, +les martinistes, et tous les visionnaires de ce genre, ne sont que des +disciples égarés de cette école antique. Consultez, encore le +pythagoricien <i>Ocellus Lucanus</i>, et l'Œdipus Ægypliacus de Kirker, t. +<span class="smcap">ii</span>, page 205.</p> + +<p><i>Ibidem</i>, lig. 28. (<i>Dans l'éther, au milieu de la voûte des cieux.</i>) +Cette comparaison à un jaune d'œuf porte, 1º sur l'analogie de la figure +<i>ronde</i> et <i>jaune</i>; 2º sur la situation au <i>milieu</i>; 3º sur le <i>germe</i> +ou principe de vie placé dans le jaune. La figure ovale serait-elle +relative à l'<i>ellipse des orbites</i>? Je suis porté à le croire. Le mot +<i>orphique</i> offre d'ailleurs une remarque nouvelle. Macrobe dit (<i>Som. +Scipion.</i>, c. 14 et c. 20) que le soleil est la <i>cervelle</i> de l'univers, +et que c'est par analogie que dans l'homme le crâne est <i>rond</i>, comme +l'astre siége de l'intelligence: or, le mot <i>ærph</i> (par aïn) signifie en +hébreu le cerveau et son <i>siège</i> (cervix); alors <i>Orphée</i> est le même +que <i>Bedou</i> ou <i>Baits</i>; et les <i>bonzes</i> sont ces mêmes <i>orphiques</i> que +Plutarque nous peint comme des charlatans qui ne mangeaient point de +viande, vendaient des talismans, des pierres, etc., et trompaient les +particuliers et même les gouvernements. Voy. <i>un savant Mémoire de +Fréret, sur les Orphiques. Acad des Inscrip.</i> tom. <span class="smcap">xxiii</span>, in-4º.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_201">201</a>, lig. 10. (<i>Sur là tête une sphère d'or.</i>) <i>Voy.</i> Porphyre, +dans Eusèbe, <i>Præpar. evangel.</i>, lib. <span class="smcap">iii</span>, pag., 115.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_203">203</a>, lig. 13. (<i>De la tout le système de l'immortalité de l'ame.</i>) +Dans le système des premiers spiritualistes, l'ame n'était point créée +avec le corps, ou en même temps que lui, pour y être insérée; elle +existait antérieurement et de toute éternité. Voici, en peu de mots, la +doctrine qu'expose Macrobe à cet égard. <i>Som. Scip. passim</i>.</p> + +<p>«Il existe un fluide <i>lumineux, igné, et très subtil</i>, qui, sous<span class='pagenum'><a name="Page_337" id="Page_337">[337]</a></span> le nom +d'<i>æther</i> et de <i>spiritus</i>, remplit l'univers; il compose la substance +du soleil et des astres; il est le principe et l'<i>agent essentiel</i> de +tout mouvement, de toute vie; il est la Divinité. Quand un corps doit +être animé sur la terre, une molécule <i>ronde</i> de ce fluide gravite par +la voie lactée vers la sphère lunaire; et parvenue là, elle se combine +avec un air plus grossier, et devient propre à s'associer à la matière: +alors elle entre dans le corps qui se forme, le remplit tout entier, +l'anime, croît, souffre, grandit et diminue avec lui: lorsque ensuite il +périt et que ses éléments grossiers se dissolvent, cette molécule +<i>incorruptible</i> s'en sépare, et elle se réunirait de suite au grand +océan de l'éther, si sa combinaison avec <i>l'air</i> lunaire ne la retenait: +c'est cet air (ou <i>gaz</i>) qui, conservant les formes du corps, reste dans +l'état d'ombre ou de fantôme, image parfaite du défunt. Les Grecs +appelaient cette ombre l'<i>image</i> ou l'<i>idole</i> de l'ame; les +pythagoriciens la nommaient son <i>char</i>, son <i>enveloppe</i>; et l'école +rabbinique son vaisseau, sa nacelle. Lorsque l'homme avait bien vécu, +cette ame entière, c'est-à-dire, son <i>char</i> et son <i>éther</i>, remontaient +à la lune, où il s'en faisait une séparation; le <i>char</i> vivait dans +l'élysée <i>lunaire</i>, et l'<i>éther</i> retournait aux <i>fixes</i>, c'est-à-dire à +<i>Dieu</i>; car, dit Macrobe, plusieurs appellent <i>Dieu</i> le ciel des fixes +(c. 14).</p> + +<p>«Si l'homme n'avait pas bien vécu, l'ame restait sur terre pour se +purifier, et elle errait çà et là à la manière des ombres d'Homère, qui +connut toute cette doctrine, en Asie, trois siècles avant que Phérécyde +et Pythagore l'eussent rajeunie en Grèce. Hérodote dit, à cette +occasion, que tout le <i>roman de l'ame et de ses transmigrations a été +inventé par les Égyptiens</i>, et répandu en Grèce par des hommes qui s'en +sont prétendus les auteurs. Je sais leurs noms, dit-il, mais je veux les +taire (lib. <span class="smcap">ii</span>). Cicéron y supplée, en nous apprenant positivement que +ce fut Phérécyde, maître de Pythagore (<i>Tuscul.</i>, lib. <span class="smcap">i</span>, § 16). Dans la +Syrie et dans la Judée, nous trouvons une preuve palpable de son +existence, cinq siècles avant Pythagore, en cette phrase de Salomon, où +il dit: «Qui sait si l'esprit de l'homme monte dans les régions +supérieures? Pour moi, méditant sur la condition des hommes, j'ai vu +qu'elle était la même que celle des animaux. Leur fin est la même;<span class='pagenum'><a name="Page_338" id="Page_338">[338]</a></span> +l'homme périt comme l'animal; ce qui reste de l'un n'est pas plus que ce +qui reste de l'autre; tout est néant.» <i>Eccles.</i>, c. III, V. II.</p> + +<p>Et telle avait été l'opinion de Moïse, comme l'a bien observé le +traducteur d'Hérodote (Larcher, dans sa première édition, note 389 du +liv. II), où il dit aussi que <i>l'immortalité</i> ne s'introduisit chez les +Hébreux que par la communication des Assyriens. Du reste, tout le +système pythagoricien, bien analysé, n'est qu'un pur système de physique +mal entendu.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_206">206</a>, lig. 27. (<i>Ses noms mêmes, tous dérivés.</i>) En dernière +analyse, tous les noms de la Divinité reviennent à celui d'un <i>objet +matériel</i> quelconque, qui en fut censé le siège. Nous en avons vu une +foule d'exemples: donnons-en un encore dans notre propre mot <i>dieu</i>. Ce +terme, comme on le sait, est le <i>deus</i> des Latins, qui lui-même est le +<i>theos</i> des Grecs. Or, de l'aveu de Platon (<i>in Cratylo</i>), de Macrobe +(<i>Saturn.</i> lib. I, c. 24), et de Plutarque (<i>Isis et Osiris</i>), sa racine +est <i>théin</i>, qui signifie <i>errer</i>, comme <i>planéin</i>; c'est-à-dire qu'il +est synonyme à <i>planètes</i>, parce que, ajoutent ces auteurs, <i>les anciens +Grecs, ainsi que les barbares, adoraient spécialement les planètes</i>. Je +sais que l'on a beaucoup décrié cette recherche des étymologies; mais +si, comme il est vrai, les <i>mots</i> sont les <i>signes</i> représentatifs des +<i>idées</i>, la généalogie des uns devient celle des autres, et un bon +dictionnaire étymologique serait la plus parfaite <i>histoire</i> de +l'entendement humain. Seulement il faut porter dans cette recherche des +précautions que l'on n'a pas prises jusqu'à ce jour, et entre autres il +faut avoir fait une comparaison exacte de la valeur des lettres des +divers alphabets. Mais, pour continuer notre sujet, nous ajouterons que +dans le phénicien, le mot <i>thàh</i> (par aïn) signifié aussi <i>errer</i>, et +qu'il paraît être la source de <i>théin</i>: si l'on veut que <i>déus</i> dérive +du grec <i>Zeus</i>, nom propre de <i>Youpiter</i>, ayant pour racine <i>zaw, je +vis</i>, il reviendra précisément au sens de <i>you</i>, qui signifiera l'ame du +monde, le <i>feu principe</i>. <i>Div-us</i>, qui ne signifie que <i>génie</i>, <i>dieu</i> +du second ordre, me paraît venir de l'oriental <i>div</i> pour <i>dib</i>, <i>loup</i> +et <i>chacal</i>, l'un des emblèmes du <i>soleil</i>. À Thèbes, dit Macrobe, <i>le +soleil était peint sous la forme d'un loup</i> ou<span class='pagenum'><a name="Page_339" id="Page_339">[339]</a></span> <i>chacal</i> (car il n'y a +pas de <i>loups</i> en Égypte). La raison de cet emblème est sans doute que +le <i>chacal</i> annonce par ses cris le lever du soleil, ainsi que le coq; +et cette raison se confirme par l'analogie du mot <i>lykos</i>, <i>loup</i>, et +<i>lyké</i>, <i>lumière du matin</i>, d'où est venu <i>lux</i>.</p> + +<p><i>Dius</i>, qui s'entend aussi du soleil, doit venir de <i>dîh</i>, <i>épervier</i>. +«Les Égyptiens, dit Porphyre (<i>Euseb., Præp. evang., p.</i> 92), peignent +le soleil sous l'emblème d'un <i>épervier</i>, parce que cet oiseau vole au +plus haut des airs, où abonde la lumière.» Et, en effet, on voit sans +cesse au Kaire des milliers de ces oiseaux planer dans l'air, d'où ils +ne descendent que pour importuner par leur cri qui imite la syllabe +<i>dîh</i>; et ici comme dans l'exemple précédent, se retrouve l'analogie des +mots <i>dies</i>, <i>jour</i>, <i>lumière</i>, et <i>dius</i>, <i>dieu</i>, <i>soleil</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_207">207</a>, lig. 16. (<i>Hâtèrent par leurs disputes le progrès des sciences +et des découvertes.</i>) L'une des preuves les plus plausibles que ces +systèmes furent inventés en Égypte, réside surtout en ce que ce pays est +le seul où l'on voie un corps complet de doctrine formé dès la plus +haute antiquité.</p> + +<p>Clément d'Alexandrie nous a transmis (<i>Stromat</i>. lib. VI) un détail +curieux de 42 volumes que l'on portait dans la procession d'Isis. «Le +chef, dit-il, ou chantre, porte un des instruments, symboles de la +musique, et deux livres de Mercure, contenant, l'un des hymnes aux +dieux, l'autre la liste des rois. Après lui l'<i>horoscope</i> (l'observateur +du temps) porte une palme et une horloge, symboles de l'astrologie; il +doit savoir par cœur les quatre livres de Mercure qui traitent de +l'astrologie, le premier sur l'ordre des planètes, le second sur les +levers du soleil et de la lune, et les deux autres sur les levers et +aspects des astres. L'<i>écrivain sacré</i> vient ensuite, ayant des plumes +sur la tête (comme <i>Kneph</i>), et en main un livre, de l'encre et un +<i>roseau</i> pour écrire (ainsi que le pratiquent encore les Arabes); il +doit connaître les <i>hiéroglyphes</i>, la description de l'univers, le cours +du soleil, de la lune, des planètes; la division de l'Égypte (en 36 +nomes), le cours du Nil, les instruments, les ornements sacrés, les +lieux saints, les mesures, etc. Puis vient le <i>porte-étole</i>, qui porte +la<span class='pagenum'><a name="Page_340" id="Page_340">[340]</a></span> coudée de <i>justice</i>, ou mesure du Nil, et un <i>calice</i> pour les +libations: dix volumes concernent les sacrifices, les hymnes, les +prières, les offrandes, les cérémonies, les fêtes. Enfin arrive le +<i>prophète</i>, qui porte dans son sein et à découvert une <i>cruche</i>: il est +suivi par ceux qui portent les <i>pains</i> (comme aux noces de Cana). Ce +prophète, en qualité de président des mystères, apprend dix (autres) +volumes sacrés qui traitent des lois, des dieux et de toute la +discipline des prêtres, etc. Or, il y a en tout quarante-deux volumes, +dont trente-six sont appris par ces personnages; les six autres sont du +ressort des <i>pastophores</i>: ils traitent de la médecine, de la +construction du corps humain (l'anatomie), des maladies, des +médicaments, des instruments, etc.»</p> + +<p>Nous laissons au lecteur à déduire toutes les conséquences d'une +pareille encyclopédie. On l'attribuait à Mercure; mais Iamblique nous +avertit que tout livre composé par les prêtres était dédié à ce <i>dieu</i>, +qui, à titre de génie ou décan <i>ouvreur</i> du zodiaque, présidait à +l'ouverture de toute entreprise: c'est le <i>Janus</i> des Romains, le +<i>Guianesa</i> des Indiens, et il est remarquable que <i>Ianus</i> et <i>Guianes</i> +sont homonymes. Du reste, il paraît que ces livres sont la source de +tout ce que nous ont transmis les Latins et les Grecs dans toutes les +sciences, même en <i>alchimie</i>, en nécromancie, etc. Ce que l'on doit le +plus regretter est la partie de l'hygiène et de la diététique, dans +lesquelles il paraît que les Égyptiens avaient réellement fait de grands +progrès et d'utiles observations.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_208">208</a>, lig. 18. (<i>Son dieu n'en fut pas moins un dieu égyptien.</i>) «À +une certaine époque, dit Plutarque (<i>De Iside</i>), tous les Égyptiens font +peindre leurs dieux-animaux. Les Thébains sont les seuls qui ne paient +pas de peintres, parce qu'ils adorent un dieu dont les formes ne tombent +pas sous les sens et ne se figurent point.» Et voilà le dieu que Moïse, +élevé à Héliopolis, adopta par préférence, mais qu'il n'inventa point.</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 20. (<i>Et Yahouh, décelé par son propre nom</i>.) Telle est la +vraie prononciation du <i>Jehovah</i> de nos modernes, qui<span class='pagenum'><a name="Page_341" id="Page_341">[341]</a></span> choquent en cela +toutes les règles de la critique, puisqu'il est constant que les +anciens, surtout les orientaux Syriens et Phéniciens, ne connurent +jamais ni le <i>Jé</i> ni le <i>v</i>, venus des Tartares. L'usage subsistant des +Arabes, que nous rétablissons ici, est confirmé par Diodore, qui nomme +<i>Iaw</i> le <i>dieu</i> de Moïse (lib. <span class="smcap">i</span>); et l'on voit que <i>Iaw</i> et <i>Iahouh</i> +sont le même mot: l'identité se continue dans celui de <i>Ioupiter</i>; mais +afin de la rendre plus complète, nous allons la démontrer par le sens +même.</p> + +<p>En hébreu, c'est-à-dire dans l'un des dialectes de la langue commune à +la basse Asie, le mot <i>Yahouh</i> équivaut à notre périphrase <i>celui qui +est lui, l'être existant</i>, c'est-à-dire <i>le principe de la vie</i>, le +<i>moteur</i> ou même le <i>mouvement</i> (l'ame universelle des êtres). Or, +qu'est-ce que Jupiter? Écoutons les Latins et les Grecs expliquant leur +théologie: «Les Égyptiens,» dit Diodore d'après Manethon, prêtre de +Memphis, «les Égyptiens, donnant des noms aux <i>cinq éléments</i>, ont +appelé l'<i>esprit</i> (ou éther) <i>Youpiter</i>, à raison du <i>sens propre de ce +mot</i>; car l'<i>esprit</i> est la <i>source de la vie</i>, l'auteur du <i>principe +vital</i> dans les animaux; et c'est par cette raison qu'ils le regardèrent +comme le <i>père</i>, le <i>générateur des êtres</i>. Voilà pourquoi Homère dit +<i>père</i> et <i>roi</i> des hommes et des dieux.» (<i>Diod.</i>, lib. <span class="smcap">i</span>, sect. <span class="smcap">i</span>.)</p> + +<p>Chez les théologiens, dit Macrobe, Youpiter est l'ame du monde; de là le +mot de Virgile: <i>Muses</i>, commençons par <i>Youpiter</i>: tout est plein de +<i>Youpiter</i> (<i>Songe de Scipion</i>, c. 17); et dans les <i>Saturnales</i>, il +dit: <i>Jupiter est le soleil lui-même</i>; c'est encore ce qui a fait dire à +Virgile: «L'esprit alimente la vie (des êtres), et l'<i>ame</i> répandue dans +les vastes membres (de l'univers) en agite la masse, et ne forme qu'un +corps immense.»</p> + +<p>«Youpiter,» disent les vers très-anciens de la secte des orphiques nés +en Égypte, vers recueillis par Onomacrite, au temps de Pisistrate; +«Youpiter, que l'on peint la foudre à la main, est le commencement, +l'origine, la fin et le milieu de toutes choses: puissance une et +universelle, il régit tout, le ciel, la terre, le feu, l'eau, les +éléments, le jour, la nuit. Voilà ce qui compose son corps immense; ses +yeux sont le<span class='pagenum'><a name="Page_342" id="Page_342">[342]</a></span> soleil et la lune; il l'éternité, l'espace. Enfin, ajoute +Porphyre, Jupiter est le <i>monde</i>, l'<i>univers</i>, ce qui constitue +l'existence et la vie de tous les êtres. Or, continue le même auteur, +comme les philosophes dissertaient sur la nature et les parties +constituantes de ce <i>dieu</i>, et qu'ils n'imaginaient aucune figure qui +représentât tous ses attributs, ils le peignirent sous l'apparence d'un +homme.... Il est <i>assis</i>, pour faire allusion à son essence immuable; il +est découvert dans la partie supérieure du corps, parce que c'est dans +les parties supérieures de l'univers (les astres) qu'il s'offre le plus +à découvert. Il est couvert depuis la ceinture, parce qu'il est le plus +voilé dans les choses terrestres. Il tient un sceptre de la main gauche, +parce que le cœur est de ce côté, et que le cœur est le siége de +l'entendement, qui (dans les hommes) règle toutes les actions.» (Voy. +<i>Euseb.</i>, <i>Præpar. evang.</i>, page 100.)</p> + +<p>Enfin, voici un passage du géographe philosophe Strabon, qui lève tous +les doutes sur l'identité des idées de Moïse et de celles des +théologiens païens.</p> + +<p>«Moïse, qui fut un des prêtres égyptiens, enseigna que c'était une +erreur monstrueuse de représenter la Divinité sous les formes des +animaux, comme faisaient les Égyptiens, ou sous les traits de l'homme, +ainsi que le pratiquent les Grecs et les Africains: cela seul est la +<i>Divinité</i>, disait-il, qui compose le ciel, la terre et tous les êtres, +ce que nous appelons le <i>monde</i>, l'<i>universalité</i> des <i>choses</i>, la +<i>nature</i>; or, personne d'un esprit raisonnable ne s'avisera d'en +représenter l'image par celle de quelqu'une des choses qui nous +environnent. C'est pourquoi, rejetant toute espèce de simulacres +(idoles), Moïse voulut qu'on adorât cette Divinité sans emblème et sous +sa propre nature; il ordonna qu'on lui élevât un temple digne d'elle, +etc.» <i>Geograph.</i>, lib. <span class="smcap">xvi</span>, pag. 1104, édit. de 1707.</p> + +<p>La théologie de Moïse n'a donc point différé de celle des sectateurs de +l'<i>ame du monde</i>, c'est à-dire des <i>stoïciens</i>, et même des Épicuriens.</p> + +<p>Quant à l'histoire de Moïse, Diodore la présente sous un jour naturel, +quand il dit, lib. <span class="smcap">xxxiv</span> et <span class="smcap">xl</span>, «que les Juifs<span class='pagenum'><a name="Page_343" id="Page_343">[343]</a></span> furent chassés d'Égypte +dans un temps de disette, où le pays était surchargé d'étrangers, et que +Moïse, homme supérieur par sa prudence et par son courage, saisit cette +occasion pour établir sa nation dans les montagnes de Judée.» À l'égard +des six cent mille hommes armés que l'<i>Exode</i> lui donne, c'est une +erreur de copiste, dont le lecteur trouvera la démonstration tirée des +livres mêmes, au tom. 1<sup>er</sup> des <i>Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne</i>, pag. 162 et suivantes.</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 25. (<i>Sous le nom d'Éi.</i>) C'était le monosyllabe écrit sur +la porte du temple de Delphes. Plutarque en a fait le sujet d'un traité.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_209">209</a>, lig. 13. (<i>Le nom d'Osiris même.</i>) Il se trouve en propres +termes au chap. 32 du <i>Deutéronome</i>. «Les ouvrages de <i>Tsour</i> sont +parfaits.» On a traduit <i>Tsour</i> par <i>créateur</i>; en effet, il signifie +donner des <i>formes</i>; et c'est l'une des définitions d'<i>Osiris</i> dans +Plutarque.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_213">213</a>, lig. 23. (<i>Satan, l'archange Michel.</i>) «Les noms des anges et +des mois, tels que Gabriel, Michel, Yar, Nisan, etc., vinrent de +Babylone avec les Juifs,» dit en propres termes le Talmud de Jérusalem. +Voyez <i>Beausobre, Hist. du Manich.</i>, tom. II, pag. 624, où il prouve que +les saints du calendrier sont imités des 365 anges des Perses; et +Iamblique, dans ses Mystères égyptiens, sect. 2, ch. 3, parle des anges, +archanges, séraphins, etc., comme un vrai chrétien.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_214">214</a>, lig. 9. (<i>Consacrèrent la théologie de Zoroastre.</i>) «Toute la +philosophie des gymnosophistes,» dit Diogène Laërce, sur l'autorité d'un +ancien, «est issue de celle des <i>mages</i>, et plusieurs assurent que celle +de Juifs en a aussi tiré son origine;» (lib. I, c. 9.) Mégastène, +historien distingué du temps de Séleucus Nicanor, et qui avait écrit +particulièrement sur l'Inde, parlant de la philosophie des anciens sur +les <i>choses naturelles</i>, joint dans un même sens les brachmanes et les +Juifs.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_215">215</a>, lig. 13. (<i>Ramener l'âge d'or sur la terre.</i>) Voilà<span class='pagenum'><a name="Page_344" id="Page_344">[344]</a></span> la raison +de tous ces oracles païens que l'on a appliqués à Jésus, et, entre +autres, de la quatrième églogue de Virgile et des vers sibyllins si +célèbres chez les anciens.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_216">216</a> lig. 21. (<i>Au bout des six mille ans prétendus.</i>) Lisez à ce +sujet le chapitre 17 du tome I des <i>Recherches nouvelles sur l'Histoire +ancienne</i>, où est expliquée la <i>Mythologie de la création</i>. La version +des Septante comptait cinq mille et près de six cents ans; et ce calcul +était le plus suivi: on sait combien, dans les premiers siècles de +l'Église, cette opinion de la <i>fin</i> du monde agita les esprits. Par la +suite, les saints conciles s'étant rassurés, ils la taxèrent d'hérésie +dans la secte des <i>millénaires</i>; ce qui forme un cas bien singulier; +car, d'après les propres Évangiles que nous suivons, il est évident que +Jésus eût été un <i>millénaire</i>, c'est-à-dire un <i>hérétique</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_217">217</a>, lig. 22. (<i>Figuré par la constellation du serpent.</i>) «Les +Perses, dit Chardin, appellent la constellation du serpent Ophiuchus, +<i>serpent d'Ève</i>;» et ceser pent <i>Ophiuchus</i> ou <i>Ophioneus</i> jouait le +même rôle dans la théologie des Phéniciens; car Phérécydes, leur +disciple et le maître de Pythagore, disait: «qu'<i>Ophioneus serpentinus</i> +avait été le chef des rebelles à Jupiter.» Voy. <i>Mars. Ficin. Apol. +Socrat.</i>, p. m, 797, col. 2. Et j'ajouterai qu'<i>oephah</i> (par aïn) +signifie en hébreu <i>vipère, serpent</i>.</p> + +<p>Au sens physique, <i>séduire</i>, <i>seducere</i>, n'est qu'<i>attirer</i> à soi, mener +avec soi.</p> + +<p><i>Voy.</i> dans Hyde, pag. 111, édit. de 1760, <i>De religione veterum +Persarum,</i> le tableau de <i>Mithra</i>, cité ici.</p> + + +<p>Pag. <a href="#Page_218">218</a>, ligne 12. (<i>Persée monte de l'autre côté.</i>) Bien plus, la tête +de Méduse, cette tête de femme <i>jadis si belle</i>, que Persée coupa et +qu'il tient à la main, n'est que celle de la Vierge, dont la tête tombe +sous l'horizon précisément lorsque Persée se lève; et les serpents qui +l'entourent sont <i>Ophiuchus</i> et le <i>dragon</i> polaire, qui alors occupent +le zénith. Ceci nous indique la manière dont les anciens astrologues ont +composé toutes leurs figures et toutes leurs fables; ils prenaient les +con<span class='pagenum'><a name="Page_345" id="Page_345">[345]</a></span>stellations qui se trouvaient en même temps sur la bande de +l'horizon, et en assemblant les parties, ils en formaient des groupes +qui leur servaient d'almanach, en caractères hiéroglyphiques: voilà le +secret de tous leurs tableaux, et la solution de tous les monstres +mythologiques. La Vierge est encore Andromède délivrée par Persée de la +baleine qui la <i>poursuit</i> (<i>pro-sequitur</i>).</p> + + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 26. (<i>Allaité par une vierge chaste.</i>) Tel était le +tableau de la sphère persique, cité par Aben-Ezra, dans le <i>Coelum +poeticum</i> de Blaeu, pag. 71. «La case du premier décan de la Vierge, dit +cet écrivain, représente cette belle vierge à longue chevelure, assise +dans un fauteuil, deux épis dans une main, allaitant un enfant appelé +<i>Iésus</i> par quelques nations, et <i>Christ</i> en grec.»</p> + +<p>Il existe à la Bibliothèque du Roi un manuscrit arabe, nº 1165, dans +lequel sont peints les douze signes, et celui de la vierge représente +une jeune fille ayant à côté d'elle un enfant; d'ailleurs, toute la +scène de la naissance de Jésus se trouve rassemblée dans le ciel voisin. +L'<i>étable</i> est la constellation du cocher et de la <i>chèvre</i>, jadis le +<i>bouc</i>; constellation appelée <i>proesepe Jovis Heniochi, étable d'Iou</i>; +et ce mot <i>Iou</i> se retrouve dans le nom d'<i>Iou-seph</i> (Joseph). Non loin +est l'<i>âne</i> de Typhon (la grande ourse), et le bœuf ou taureau, +accompagnements antiques de la crèche. Pierre, portier, est <i>Janus</i> avec +ses clefs et son front chauve: les douze apôtres sont les génies des +douze mois, etc. Cette vierge a joué les rôles les plus variés dans +toutes les mythologies; elle a été l'<i>Isis des Égyptiens</i>, laquelle +disait dans l'inscription citée par Julien: <i>Le fruit que j'ai enfanté +est le soleil</i>. La plupart des traits cités par Plutarque lui sont +relatifs, de même que ceux d'<i>Osiris</i> conviennent à <i>Bootes</i>. Aussi les +sept étoiles principales de l'ourse, appelées <i>chariot de David</i>, +s'appelaient-elles <i>chariot d'Osiris</i> (<i>voy.</i> Kirker); et la <i>couronne</i> +qu'il a derrière lui était formée de lierre, appelé <i>chen-Osiris</i>, +<i>arbre d'Osiris</i>. La <i>Vierge</i> a aussi été <i>Cérès</i>, dont les mystères +furent les mêmes que ceux d'Isis et de Mithra; elle a été la <i>Diane</i> +d'Éphèse; la grande déesse de Syrie, <i>Cybèle</i> traînée par les <i>lions</i>; +<i>Minerve</i>, mère de Bacchus; <i>Astrée</i>, vierge<span class='pagenum'><a name="Page_346" id="Page_346">[346]</a></span> pure, qui fut enlevée au +ciel à la fin de l'<i>âge d'or</i>; <i>Thémis</i> aux pieds de qui est la balance +qu'on lui mit en main; la <i>Sibylle</i> de Virgile, qui descend aux <i>enfers</i> +ou sous l'hémisphère avec son rameau à la main, etc.</p> + + +<p>Pag. <a href="#Page_219">219</a>, lig. 2. (<i>Vivrait abaissé, humble.</i>) Ce mot <i>humble</i> vient du +latin <i>humi-lis, humi-jacens</i>, couché ou penché <i>à terre</i>; et toujours +le sens physique se montre la racine du sens abstrait et moral.</p> + + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 16. (<i>Renaissait ou résurgeait dans la voûte des cieux.</i>) +Resurgere, <i>se lever une seconde fois</i>, n'a signifié <i>revenir à la vie</i> +que par une métaphore hardie; et l'on voit l'effet perpétuel des sens +équivoques de tous les mots employés dans les traditions.</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 20. (<i>Chris</i>, c'est-à-dire le <i>conservateur</i>.) Selon leur +usage constant, les Grecs ont rendu par <i>x</i> ou jota espagnol le <i>hâ</i> +aspiré des Orientaux, qui disaient <i>hàris</i>; en hébreu, <i>héres</i> s'entend +du <i>soleil</i>; mais en arabe, le mot radical signifie <i>garder</i>, +<i>conserver</i>, et <i>hâris</i>, <i>gardien</i>, <i>conservateur</i>. C'est l'épithète +propre de <i>Vichenou</i>; et ceci démontre à la fois l'identité des trinités +indienne et chrétienne, et leur commune origine. Il est évident que +c'est un même système, qui, divisé en deux branches, l'une à l'orient, +l'autre à l'occident, a pris deux formes diverses: son tronc principal +est le système pythagoricien de l'<i>ame</i> du <i>monde</i>, ou <i>Ioupiter</i>. Cette +épithète de <i>piter</i> ou <i>père</i> ayant passé au <i>Démi-Ourgos</i> des +platoniciens, il en naquit une équivoque qui fit chercher le <i>fils</i>. +Pour les philosophes, ce fut l'<i>entendement, nous</i> et <i>logos</i>, dont les +Latins firent leur <i>verbum</i>; et l'on touche ici au doigt et à l'œil +l'origine du <i>père éternel</i> et du <i>verbe</i> son fils, qui <i>procède</i> de lui +(<i>mens ex Deo nata</i>, dit Macrobe); l'<i>anima</i> ou <i>spiritus mundi</i> fut le +<i>Saint-Esprit</i>; et voilà pourquoi <i>Mânes</i>, <i>Basilide</i>, <i>Valentin</i>, et +d'autres prétendus hérétiques des premiers siècles, qui remontaient aux +sources, disaient que Dieu le père était la lumière inaccessible et +suprême du ciel (premier cercle, l'<i>aplanès</i>); que le fils était la +lumière seconde résidante dans le soleil, et le Saint-Esprit<span class='pagenum'><a name="Page_347" id="Page_347">[347]</a></span> l'air qui +enveloppe la terre. (Voy. <i>Beausobre</i>, t. <span class="smcap">ii</span>, p. 586.) De là, chez les +Syriens, son emblème de <i>pigeon</i>, oiseau de <i>Vénus Uranie</i>, c'est-à-dire +de l'air. «Les Syriens (dit <i>Nigidius in Germanico</i>) disent qu'une +<i>colombe</i> couva plusieurs jours dans l'Euphrate un <i>œuf</i> de poisson, +d'où naquit <i>Vénus</i>.» Aussi ne mangent-ils pas de pigeon, dit <i>Sextus +Empiricus, Inst. Pyrrh.</i>, lib. <span class="smcap">iii</span>, c. 23; et ceci nous indique une +<i>période</i> commencée au signe des poissons (solstice d'hiver). Remarquons +d'ailleurs que si <i>Chris</i> vient de <i>Harisch</i> par un <i>chin</i>, il +signifiera <i>fabricateur</i>; épithète propre du soleil. Ces variantes, qui +ont dû embarrasser les anciens, prouvent toujours également qu'il est le +véritable type de Jésus, ainsi qu'on l'avait déja aperçu dès le temps de +Tertullien. «Plusieurs,» dit cet écrivain, «pensent, avec plus de +<i>vraisemblance</i>, que le soleil est notre Dieu; et ils nous renvoient à +la religion des Perses.» (<i>Apologétique</i>, c. 16.)</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 26. (<i>L'une des périodes solaires</i>). <i>Voy</i>. l'ode curieuse +de <i>Martianus Capella</i> au soleil, traduite par Gébelin, volume du +<i>Calendrier</i>, pag. 547 et 548.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_228">228</a>, lig. 17. (<i>Des sacrifices humains</i>.) Lisez la froide +déclamation d'Eusèbe, <i>Proep. ev.</i>, lib. I, pag. <span class="smcap">ii</span>, qui prétend que +depuis que Christ est venu, il n'y a plus eu ni guerres, ni tyrans, ni +<i>anthropophages</i>, ni pédérastes, ni incestueux, ni sauvages mangeant +leurs parents, etc. Quand on lit ces premiers docteurs de l'Église, on +ne cesse de s'étonner de leur mauvaise foi ou de leur aveuglement. Un +travail curieux serait de publier aujourd'hui un demi-volume de leurs +passages les plus remarquables, pour mettre en évidence leur folie. La +vérité est que le christianisme n'a rien inventé en morale, et que tout +son mérite a été de mettre en pratique des principes dont le succès a +été dû aux circonstances du temps; c'est-à-dire que le despotisme +orgueilleux et dur des Romains, dans ses diverses branches militaires, +judiciaires et administratives, ayant lassé la patience des peuples, il +se fit, dans les classes inférieures ou populaires, un mouvement de +réaction absolument semblable à celui qui, depuis vingt-cinq ans, a lieu +en Europe de la<span class='pagenum'><a name="Page_348" id="Page_348">[348]</a></span> part des peuples contre l'oppression des deux castes +dites <i>sacerdotale</i> et <i>féodale</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_230">230</a>, lig. 19. (<i>Association d'hommes assermentés pour nous faire la +guerre.</i>) C'était l'ordre de Malte, dont les chevaliers faisaient vœu de +tuer ou de réduire en esclavage des musulmans, <i>pour la gloire de Dieu</i>.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_232">232</a>, lig. 12. (<i>Un tarif de crimes.</i>) Tant qu'il existera des +moyens de se purger de tout crime, de se racheter de tout châtiment avec +de l'argent ou de frivoles pratiques; tant que les grands et les rois +croiront se faire absoudre de leurs oppressions et de leurs homicides en +bâtissant des temples, en faisant des fondations; tant que les +particuliers croiront pouvoir tromper et voler, pourvu qu'ils jeûnent le +carême, qu'ils aillent à confesse, qu'ils reçoivent l'extrème-onction, +il est impossible qu'il existe aucune morale privée ou publique, aucune +saine législation pratique. Au reste, pour voir les effets de ces +doctrines, lisez l'<i>Histoire de la puissance temporelle des Papes</i>, 2 +vol. in-8º, Paris, 1811.</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 19. (<i>Jusque dans le sanctuaire du lit nuptial.</i>) La +confession est une très-ancienne invention des prêtres, qui n'ont pas +manqué de saisir ce moyen de gouverner.... Elle était pratiquée dans les +mystères égyptiens, grecs, phrygiens, persans, etc. Plutarque nous a +conservé le mot remarquable d'un Spartiate qu'un prêtre voulait +confesser. <i>Est-ce à toi ou à Dieu que je me confesserai?</i> À Dieu, +répondit le prêtre. En ce cas, dit le Spartiate, <i>homme</i>, retire-toi. +(<i>Dits remarquables des Lacédémoniens.</i>) Les premiers chrétiens +confessèrent leurs fautes publiquement comme les esséniens. Ensuite +commencèrent de s'établir des prêtres, avec l'autorité d'absoudre du +péché d'<i>idolâtrie</i>.... Au temps de Théodose, une femme s'étant +publiquement confessée d'avoir eu commerce avec un diacre, l'évêque +Nectaire, et son successeur Chrysostôme, permirent de communier sans +confession. Ce ne fut qu'au septième siècle que les <i>abbés</i> des couvents +imposèrent aux moines et moinesses la confession deux fois l'année; et +ce ne fut que plus tard en<span class='pagenum'><a name="Page_349" id="Page_349">[349]</a></span>core que les évêques de Rome la +généralisèrent. Quant aux musulmans, qui ont en horreur cette pratique, +et qui n'accordent aux femmes ni un caractère moral, ni presque une ame, +ils ne peuvent concevoir qu'un honnête homme puisse entendre le récit +des actions et des pensées les plus secrètes d'une fille ou d'une femme. +Nous, Français, chez qui l'éducation et les sentimens rendent beaucoup +de femmes meilleures que les hommes, ne pourrions-nous pas nous étonner +qu'une honnête femme pût les soumettre à l'impertinente curiosité d'un +moine ou d'un prêtre?</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_233">233</a>, lig. 1. (<i>Corporations ennemies de la société.</i>) Veut-on +connaître l'esprit général des prêtres envers les autres hommes, qu'ils +désignent toujours par le nom de peuple, écoutons les docteurs de +l'Église eux-mêmes. «Le <i>peuple</i>, dit l'évêque Synnésius (<i>in Calvit.</i>, +pag. 515), veut absolument qu'on le trompe; on ne peut en agir autrement +avec lui.... Les anciens prêtres d'Égypte en ont toujours usé ainsi; +c'est pour cela qu'ils s'enfermaient dans leurs temples, et y +composaient, à son insu, leurs mystères; (et oubliant ce qu'il vient de +dire) si le peuple eût été du secret, il se serait <i>fâché</i> qu'on le +trompât. Cependant, comment faire autrement avec le peuple, puisqu'il +est <i>peuple</i>? Pour moi, je serai toujours philosophe avec moi, mais je +<i>serai prêtre</i> avec le peuple.»</p> + +<p>«Il ne faut que du babil pour en imposer au peuple, écrivait Grégoire de +Nazianze à Jérôme. (<i>Hieron. ad Nep.</i>) Moins il comprend, plus il +admire.... Nos Pères et docteurs ont souvent dit, non ce qu'ils +pensaient, mais ce que leur faisaient dire les circonstances et le +besoin.»</p> + +<p>«On cherchait, dit Sanchoniaton, à exciter l'admiration par le +merveilleux.» (<i>Proep. ev.</i>, lib. <span class="smcap">iii</span>.) Tel fut le régime de toute +l'antiquité; tel est encore celui des brahmes et des lamas, qui retrace +parfaitement celui des prêtres d'Égypte. Pour excuser ce système de +fourberie et de mensonge, on dit qu'il serait dangereux d'éclairer le +peuple, parce qu'il abuserait de ses lumières. Est-ce à dire +qu'instruction et friponnerie sont synonymes? Non; mais comme le peuple +est malheureux<span class='pagenum'><a name="Page_350" id="Page_350">[350]</a></span> par la sottise, l'ignorance, et la cupidité de ceux qui +le mènent et l'endoctrinent, ceux-ci ne veulent pas qu'il y voie clair. +Sans doute il serait dangereux d'attaquer de front la croyance <i>erronée</i> +d'une nation; mais il est un art philanthropique et médical de préparer +les yeux à la lumière, comme les bras à la liberté. Si jamais il se +forme une corporation dans ce sens, elle étonnera le monde par ses +succès.</p> + +<p>Pag. <a href="#Page_234">234</a>, lig. 3. (<i>Devins, magiciens.</i> Qu'est-ce qu'un) <i>magicien</i>, +dans le sens que le peuple donne à ce mot? C'est un homme qui, par des +<i>paroles</i> et de <i>gestes</i>, prétend agir sur les êtres surnaturels, et les +forcer de descendre à sa voix, d'obéir à ses ordres. Voilà ce qu'ont +fait tous les anciens prêtres, ce que font encore ceux de tous les +<i>idolâtres</i>, et ce qui, de notre part, leur mérite le nom de +<i>magiciens</i>. Maintenant quand un prêtre chrétien prétend faire descendre +Dieu du ciel, le fixer sur un morceau de levain, et rendre, avec ce +talisman, les ames pures et en état de grace, que fait-il lui-même, +sinon un <i>acte de magie</i>? Et quelle différence y a-t-il entre lui et un +chaman tartare, qui invoque les <i>génies</i>, ou un brahme indien, qui fait +descendre <i>Vichenou</i> dans un vase d'eau, pour chasser les mauvais +esprits? Mais telle est la <i>magie de l'habitude et de l'éducation</i>, que +nous trouvons simple et raisonnable en nous, ce qui dans autrui nous +paraît extravagant et absurde....</p> + +<p><i>Ibid.</i>, lig. 25. (<i>Denrées du plus grand prix.</i>) Ce serait une curieuse +histoire que l'histoire comparée des <i>agnus</i> du <i>pape</i> et des +<i>pastilles</i> du <i>grand-lama</i>! En étendant cette idée à toutes les +pratiques religieuses, il y a un très-bon ouvrage à faire: ce serait +d'accoler par colonnes les traits analogues ou contrastants de croyance +et de superstition de tous les peuples. Un autre genre de superstition +dont il serait également utile de les guérir, est le respect exagéré +pour les <i>grands</i>; et, pour cet effet, il suffirait d'écrire les détails +de la vie privée de ceux qui gouvernent le monde, princes, courtisans et +ministres. Il n'est point de travail plus philosophique que celui-là: +aussi avons-nous vu quels cris ils jetèrent quand on publia les +Anecdotes de la cour<span class='pagenum'><a name="Page_351" id="Page_351">[351]</a></span> de Berlin. Que serait-ce si nous avions celles de +chaque cour? Si le peuple voyait à découvert toutes les misères et +toutes les turpitudes de ses idoles, il ne serait pas tenté de désirer +leurs fausses jouissances, dont l'aspect mensonger le tourmente, et +l'empêche de jouir du bonheur plus vrai de sa condition.</p> + + +<p class="c top15">FIN DES NOTES.<span class='pagenum'><a name="Page_353" id="Page_353">[353]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_352" id="Page_352">[352]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h2 class="top15">LETTRE</h2> + +<p class="c">AU</p> + +<h3 class="top5">DOCTEUR PRIESTLEY.</h3> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_355" id="Page_355">[355]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_354" id="Page_354">[354]</a></span></p> + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h2 class="top15">REPONSE</h2> + +<h3 class="top5">DE VOLNEY</h3> + +<h3 class="top5">AU DOCTEUR PRIESTLEY,<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor"> +<span style="font-size:85%;font-weight:400;">[37]</span></a></h3> + +<p class="hang">Sur un pamphet intitulé: <span class="smcap">Observations sur les progrès de l'infidélité, +avec des remarques critiques sur les écrits de divers incrédules +modernes, et particulièrement sur LES RUINES de m. de Volney</span>, portant +cette épigraphe:</p> + +<p class="hang2">L'esprit peu pénétrant se tient volontiers à la surface des<br /> +choses: il n'aime pas à les creuser, parce qu'il redoute le<br /> +travail, la peine, et quelquefois il redoute plus encore<br /> +la vérité.<br /> +</p> + +<p class="non"><span class="lt">J</span><span class="smcap">'ai</span> +reçu dans son temps, M. le docteur, votre brochure sur les <i>Progrès +de l'infidélité</i>, ainsi que le billet, sans date, qui l'accompagnait. Ma +réponse a été différée par des incidents d'affaires et même de santé que +sûrement vous excuserez. D'ailleurs ce délai n'a pas d'inconvénients: +l'affaire qui est entre nous n'est pas de celles qui pressent. Le monde +n'en irait pas moins bien avec ou sans ma réponse, comme avec ou sans +votre livre.<span class='pagenum'><a name="Page_356" id="Page_356">[356]</a></span> J'aurais même pu me dispenser de vous répondre du tout, et +j'y eusse été autorisé par la manière dont vous avez posé la question +entre nous, et par l'opinion assez généralement reçue que dans certaines +occasions, et avec certaines personnes la plus noble réponse est le +silence. Vous-même paraissez l'avoir senti, vu l'extrême précaution que +vous avez prise de m'interdire cette ressource; mais comme dans nos +mœurs françaises une réponse quelconque est toujours un acte de +civilité, je n'ai point voulu perdre, vis-à-vis de vous, l'avantage de +la politesse; d'ailleurs, quoique le silence soit quelquefois +très-expressif, tout le monde n'entend pas son éloquence; et le public, +qui n'a pas le temps d'approfondir des débats souvent de peu d'intérêt, +a le droit raisonnable d'exiger du moins un premier éclaircissement, +sauf ensuite, si la question dégénère en clameurs opiniâtres d'un +amour-propre blessé, d'accorder le droit de se taire à celui en qui il +devient un acte de modération.</p> + +<p>J'ai donc lu vos remarques critiques sur mon livre des <i>Ruines</i> que vous +classez charitablement au rang des écrits des incrédules modernes; et +puisque vous voulez absolument que je vous exprime devant le public mes +opinions, je vais remplir cette tâche peu agréable avec le plus de +brièveté qu'il me sera possible, pour économiser le temps de nos +lecteurs communs.<span class='pagenum'><a name="Page_357" id="Page_357">[357]</a></span></p> + +<p>D'abord, M. le docteur, il me paraît résulter clairement de votre +brochure que c'est bien moins mon livre que vous avez eu dessein +d'attaquer, que mon caractère moral et ma propre personne; et afin que +le public prononce à cet égard avec connaissance de cause, je vais lui +soumettre ici divers passages propres à l'éclairer.</p> + +<p>1º Vous dites, page 12 de la préface de vos sermons: «Au reste il y a +des incrédules plus ignorants que M. Paine, tels que MM. Volney, +Lequinio et autres en France qui prétendent, etc.»</p> + +<p>2º Dans la préface de vos <i>Observations sur les progrès de +l'infidélité</i>: «Je puis dire avec vérité que dans les écrits de Hume, de +M. Gibbon, de Voltaire, de M. Volney, il n'y a pas un seul bon +raisonnement: tous sont remplis d'<i>erreurs grossières</i> et de faux +exposés.»</p> + +<p><i>Idem</i>, page 38: «Si M. Volney eût donné quelque attention à l'histoire +des premiers temps du christianisme, jamais il n'eût douté, etc. Mais il +est aussi inutile de raisonner avec un tel homme, qu'avec un Chinois ou +même un Hottentot.»</p> + +<p><i>Idem</i>, page 119: «M. Volney, si nous en jugeons par ses nombreuses +citations d'écrivains anciens dans toutes les langues savantes de +l'ancien monde oriental et occidental, doit les savoir toutes; car il ne +parle jamais de traduction: cependant, à juger de son savoir par cet +échan<span class='pagenum'><a name="Page_358" id="Page_358">[358]</a></span>tillon, il ne peut avoir la plus petite teinture de l'hébreu ni +même du grec<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>.»</p> + +<p>Enfin, après m'avoir placardé et affiché dans votre titre même pour un +<i>infidèle</i> et un <i>incrédule</i>; après m'avoir indiqué dans votre épigraphe +pour l'un de ces esprits superficiels qui ne savent pas trouver, qui +même ne veulent pas voir la vérité, vous dites, page 124, immédiatement +à la suite d'un article où vous avez parlé de moi sous toutes ces +dénominations: «De nos jours le progrès de l'infidélité est accompagné +d'une circonstance qui, dans aucun autre temps, n'avait été aussi +fréquente, du moins en Angleterre, savoir que les incrédules, en fait de +révélation, commencent par nier l'existence et la Providence de Dieu, +c'est-à-dire deviennent proprement athées.»</p> + +<p>De manière que, selon vous, je suis un Hottentot, un Chinois, un +incrédule, un athée, un ignorant, un homme de mauvaise foi, qui n'écrit +que des faussetés et des sottises, etc., etc.</p> + +<p>Or, je vous demande, M. le docteur, qu'importait tout cela au fond de la +question? qu'a de commun mon livre avec ma personne? et puis, comment +voulez-vous traiter avec un homme de si mauvaise compagnie?<span class='pagenum'><a name="Page_359" id="Page_359">[359]</a></span></p> + +<p>En second lieu, l'invitation ou plutôt la sommation que vous me faites +d'indiquer au public les méprises où je croirai que vous êtes tombé à +l'égard de mes opinions, m'offre plusieurs remarques.</p> + +<p>1º Vous <i>supposez</i> que le public attache une haute importance à vos +méprises et à mes opinions. Mais je ne puis agir sur une supposition, +<i>ne suis-je pas un incrédule</i>?</p> + +<p>2º Vous dites que le public attendra cela de moi. Où sont vos pouvoirs +de faire agir et parler le public? <i>est-ce là aussi une révélation</i>?</p> + +<p>3º Vous voulez que je redresse vos méprises: je ne m'en connais point +l'obligation; je ne vous les ai pas reprochées. Sans doute il n'est pas +exact de m'attribuer à choix ou indistinctement, comme vous l'avez fait, +toutes les opinions semées dans mon livre, parce qu'ayant fait parler +des personnages très-divers, j'ai dû leur donner des langages +très-différents à raison de leurs différents caractères. Le rôle qui m'y +appartient, puisque j'y parle moi-même, est celui du voyageur assis sur +les ruines, méditant sur les causes des malheurs de l'humanité. Pour +être conséquent, vous eussiez dû m'attribuer celui du sauvage hottentot +ou samoyède qui argumente contre les docteurs, chap. 23, et je l'eusse +accepté. Vous avez préféré celui de l'érudit historien, chap. 22; mais +je ne puis voir là une méprise: j'y vois au<span class='pagenum'><a name="Page_360" id="Page_360">[360]</a></span> contraire un projet +insidieusement calculé, d'engager entre vous et moi, devant le public +américain, un duel d'amour-propre dans lequel vous exciteriez tout +l'intérêt des spectateurs, en soutenant la cause qu'ils approuvent, +tandis que celle que vous m'imposez ne m'attirerait, même dans son +succès, que des sentiments disgracieux. Telle est l'astuce de votre +plan, que, m'attaquant comme incrédule à l'existence de Jésus, vous vous +conciliez d'emblée la faveur de toutes les sectes chrétiennes, quoique, +dans le fait, votre propre incrédulité à sa nature divine ne ruine pas +moins le christianisme que l'opinion profane qui ne voit pas dans +l'histoire les témoignages exigés par les lois anglaises, pour constater +l'existence d'un fait; et que d'ailleurs il y ait un orgueil d'un genre +extraordinaire dans la comparaison tacite, mais palpable, que vous +faites de vous à <i>saint Paul et à Jésus-Christ</i>, par la ressemblance des +mêmes travaux pour les mêmes objets. <i>Préface</i>, p. <span class="smcap">x</span>.</p> + +<p>Cependant, comme en fait d'attaque, la première impression a toujours un +grand avantage, vous avez droit de vous promettre encore d'obtenir la +couronne de l'apostolat: malheureusement pour votre plan, je ne me sens +aucune disposition pour celle du martyre; et quelque glorieux qu'il me +fût de tomber sous les coups de celui qui a terrassé Hume, Gibbon, +Voltaire, et même Fré<span class='pagenum'><a name="Page_361" id="Page_361">[361]</a></span>déric II, je me trouve obligé de refuser son +cartel théologique, et cela pour une foule de bonnes raisons:</p> + +<p>1º Parce que les querelles religieuses sont interminables, attendu que +les préjugés de l'enfance et de l'éducation en excluent presque +invinciblement une raison impartiale; que de plus, la vanité des +champions se trouve, par la publicité même, intéressée à ne jamais se +désister d'une première assertion; entêtement qui engendre l'esprit de +secte et de faction.</p> + +<p>2º Parce que personne au monde n'a le droit de me demander compte de mes +opinions religieuses; que toute inquisition, à cet égard, est une +prétention à la souveraineté, un premier pas à la persécution; et que la +tolérance de ce pays, que vous invoquez, a bien moins pour but d'engager +à parler que d'inviter à se taire.</p> + +<p>3º Parce qu'en supposant que j'aie l'opinion que vous m'attribuez, je ne +veux pas engager ma vanité à ne jamais s'en dédire, ni m'ôter la +ressource de me convertir un jour sur un plus ample informé.</p> + +<p>4º Parce que, en soutenant votre propre thèse, M. le docteur, si vous +alliez être battu devant l'auditoire chrétien, ce serait un scandale +effroyable; et je n'aime point le scandale, même pour faire le bien.</p> + +<p>5º Parce que, dans notre combat métaphysique,<span class='pagenum'><a name="Page_362" id="Page_362">[362]</a></span> les armes seraient par +trop inégales; parlant votre langue naturelle qu'à peine je bégaye, vous +feriez des volumes quand je ne ferais que des pages, et le public qui ne +nous lirait point, prendrait le poids des livres pour celui des raisons.</p> + +<p>6º Parce qu'encore, étant doué du don de la foi à une assez honnête +dose, vous croiriez en un quart d'heure plus d'articles que ma logique +n'en analyserait dans une semaine.</p> + +<p>7º Parce que, si vous alliez m'obliger d'assister à vos sermons, comme à +lire votre livre, le public dévot ne croirait jamais qu'un homme poudré +et vêtu comme tout autre mondain, pût avoir raison contre un homme à +grand chapeau<a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>, à cheveux plats, à face mortifiée, quoique +l'Évangile, en parlant des Pharisiens <i>de ce temps-là</i>, dise qu'il faut +se parfumer quand on jeûne<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p> + +<p>8º Parce qu'une dispute serait toute jouissance pour vous qui n'avez +rien autre chose à faire, tandis qu'elle serait toute perte pour moi qui +puis employer mon temps d'une manière autrement utile.</p> + +<p>Je ne vous ferai donc point ma confession,<span class='pagenum'><a name="Page_363" id="Page_363">[363]</a></span> M. le docteur, sur l'objet +religieux de votre question; mais, en revanche, je puis vous dire mon +avis comme littérateur sur le fond même de votre livre. Ayant lu +autrefois beaucoup d'ouvrages théologiques, j'étais curieux de savoir +si, par quelque procédé chimique, vous aviez aussi découvert des êtres +réels dans ce monde d'êtres invisibles: malheureusement je me trouve +obligé de déclarer au public, qui, selon votre expression, préface, p. +<span class="smcap">xix</span>, <i>espère d'être instruit, d'être conduit à la vérité et non à +l'erreur par moi</i>, que je n'y ai pas vu un seul argument neuf, mais +seulement la répétition de tout ce qu'ont dit et rebattu des milliers de +gros volumes, dont tout le fruit a été de procurer à leurs auteurs une +courte mention dans le dictionnaire des hérésies. Vous supposez partout +comme prouvé ce qui est en question, avec cette circonstance singulière, +que faisant feu, comme le dit Gibbon, de votre double batterie contre +ceux qui croient trop et contre ceux qui ne croient pas assez, vous +donnez pour mesure précise de la vérité votre propre sensation, en sorte +qu'il faudra avoir tout juste votre taille pour, passer par la porte de +la nouvelle Jérusalem que vous bâtissez à Northumberland.</p> + +<p>Après cela votre réputation comme théologien eût pu me devenir un +problème; mais je me suis rappelé le principe de l'association des +idées, si bien développé par Locke, <i>que vous estimez</i>, et<span class='pagenum'><a name="Page_364" id="Page_364">[364]</a></span> que par +cette raison je me trouve heureux de vous citer, quoique ce soit à lui +que je doive ce pernicieux usage de ma raison qui me fait refuser de +croire ce que je ne comprends pas: j'ai donc compris que le public, +ayant d'abord attaché l'idée du talent au nom de M. Priestley, <i>docteur +en chimie</i>, avait continué de l'unir et de <i>l'associer</i> au nom de M. +Priestley, devenu <i>docteur en théologie</i>; ce qui pourtant n'est pas la +même chose, et ce qui est un mécanisme d'autant plus vicieux qu'il +pourrait par la suite donner lieu à l'inverse<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>. Heureusement, vous +avez vous-même élevé une barrière de séparation entre vos admirateurs, +en avertissant, des la première page de votre pamphlet actuel, qu'il +était spécialement destiné aux <i>croyants</i>. Pour coopérer à ce but +judicieux, je dois néanmoins vous faire observer qu'il est deux passages +essentiels à en retrancher, vu qu'ils donnent une grande prise aux +arguments des incrédules.</p> + +<p>Vous dites, préface, page <span class="smcap">xii</span>: «<i>Ce qui est manifestement</i><span class='pagenum'><a name="Page_365" id="Page_365">[365]</a></span> <i>contraire à +la raison naturelle ne peut être reçu par elle</i>:» Et page 62. «<i>Quant à +l'intellect, les hommes et les animaux naissent dans le même état, ayant +les mêmes sens externes, qui sont les seuls canaux de toutes les idées, +et par conséquent la source de toutes les connaissances et de toutes les +habitudes, morales qu'ils acquièrent.</i>»</p> + +<p>Or, si vous admettez, avec Locke et avec nous autres infidèles, que +chacun a le droit de rejeter ce qui répugne à sa raison naturelle, et +que toutes nos idées, toutes nos connaissances ne s'acquièrent que par +l'intermède de nos sens, que devient le système de la révélation, et +tout cet ordre de choses du temps passé si contradictoire à l'état +présent, excepté quand on le considère comme un rêve de l'esprit humain +ignorant et superstitieux? Avec vos deux seules phrases, M. le docteur, +je renverserais tout l'édifice de votre foi.</p> + +<p>Mais ne redoutez point de ma part cette abondance de zèle: par la raison +que je n'ai point la fantaisie du martyre, je n'ai point non plus celle +des conversions; elle appartient à ces tempéraments ardents, ou plutôt +acrimonieux, qui prennent la violence de leur persuasion pour +l'enthousiasme de la vérité; la manie de faire du bruit, pour la passion +de la gloire; et pour l'amour du prochain, la haine de ses opinions et +le désir secret de le gouverner. Pour moi, qui n'ai point<span class='pagenum'><a name="Page_366" id="Page_366">[366]</a></span> reçu de la +nature les qualités inquiètes d'un apôtre, et qui n'eus point en Europe +le caractère d'un <i>dissenteur</i>, je ne suis venu en Amérique, ni pour +agiter les consciences, ni pour fonder une secte, pas même pour établir +une colonie où, sous prétexte de religion, je me ferais un petit empire. +On ne m'a vu évangéliser mes idées, ni dans les temples, ni dans les +places publiques, et je n'ai point exercé ce charlatanisme de +bienfaisance par lequel un prédicateur connu<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>, mettant à contribution +la générosité du public, s'est procuré ici les honneurs d'un auditoire +plus nombreux, et le mérite de distribuer, à son gré, un argent qui ne +lui coûte rien, et qui lui attire une gratitude et des remercîments +dérobés à la main des vrais donateurs.</p> + +<p>Comme étranger ou comme citoyen, ami sincère de la paix, je ne porte +dans la société, ni l'esprit de dissension, ni le désir de causer des +secousses; et parce que je respecte en chacun ce que je veux qu'il +respecte en moi, le nom de la liberté n'est pour moi que le synonyme de +la justice: comme homme, soit modération, soit paresse, spectateur du +monde plutôt qu'acteur, je suis de jour en jour moins tenté de conduire +les<span class='pagenum'><a name="Page_367" id="Page_367">[367]</a></span> ames et les corps des autres: n'est-ce pas assez pour chacun de +gouverner ses fantaisies et ses propres passions? Si par l'une de ces +fantaisies, croyant être utile, je publie quelquefois mes pensées, je le +fais sans entêtement, et sans exiger cette foi implicite dont vous +voudriez bien me communiquer le ridicule, page 123.</p> + +<p>Tout mon livre des <i>Ruines</i>, que vous traitez si mal, et qui <i>vous a +pourtant amusé</i>, porte évidemment ce caractère: au moyen des opinions +contrastantes que j'y ai jetées, il respire en général un esprit de +doute et d'incertitude qui me paraît le plus convenable à la faiblesse +de l'entendement humain, et le plus propre à son perfectionnement, en ce +qu'il y laisse toujours une porte ouverte à des vérités nouvelles; +tandis que l'esprit de certitude et de croyance fixe, bornant nos +progrès à une première opinion reçue, nous enchaîne au hasard, et +pourtant sans retour, au joug de l'erreur ou du mensonge, et cause les +plus graves désordres dans l'état social; car, se combinant avec les +passions, il engendre le fanatisme, qui, tantôt de bonne foi et tantôt +hypocrite, toujours intolérant et despote, attaque tout ce qui n'est pas +lui, se fait persécuter quand il est faible, devient persécuteur quand +il est fort, et fonde une religion de terreur qui anéantit toutes les +facultés, et démoralise toutes les consciences; tellement que, soit sous +l'aspect politique, soit sous l'as<span class='pagenum'><a name="Page_368" id="Page_368">[368]</a></span>pect religieux, l'esprit de doute se +lie aux idées de <i>liberté</i>, de <i>vérité</i>, de <i>génie</i>; et l'esprit de +certitude aux idées de <i>tyrannie</i>, d'<i>abrutissement</i> et d'<i>ignorance.</i></p> + +<p>D'ailleurs, si, comme il est vrai, l'expérience d'autrui et la nôtre +nous apprennent chaque jour que ce qui nous a paru vrai dans un temps, +nous semble ensuite prouvé faux dans un autre, comment pouvons-nous +attribuer à nos jugements cette confiance aveugle et présomptueuse qui +poursuit de tant de haine ceux d'autrui? Il est raisonnable, sans doute, +et il est honnête d'agir selon la sensation présente et selon sa +conviction; mais si, par la nature des choses, cette sensation varie en +elle-même et dans ses causes, comment ose-t-on imposer à soi et aux +autres une invariable conviction? comment surtout ose-t-on exiger cette +conviction dans des cas où il n'y a point réellement de sensation, ainsi +qu'il arrive dans les questions purement spéculatives, où l'on ne peut +démontrer aucun fait présent?</p> + +<p>Aussi lorsqu'ouvrant le livre de la nature, bien plus authentique et +bien plus facile à lire que des feuilles de papier noirci de grec ou +d'hébreu; lorsque je considère que la différence d'opinions de trente ou +quarante religions, et de deux ou trois mille sectes, n'a pas apporté et +n'apporte pas encore le plus petit changement dans le monde physique; +lorsque je considère que le cours des<span class='pagenum'><a name="Page_369" id="Page_369">[369]</a></span> saisons, la marche du soleil, la +quantité de pluie et de beau temps sont les mêmes pour les habitants de +chaque pays, chrétiens, musulmans, idolâtres, catholiques, protestants, +etc., etc., je suis porté à croire que l'univers est gouverné par +d'autres lois de justice et de sagesse que celles que suppose un égoïsme +étroit et intolérant: et comme, en vivant avec des hommes de cultes +très-divers, j'ai remarqué qu'ils avaient cependant des mœurs +très-semblables; c'est-à-dire que dans toute secte chrétienne, +mahométane, et même parmi des gens qui n'appartiennent à aucune, j'ai +trouvé des hommes qui pratiquaient toutes les vertus privées ou +publiques, et cela sans affectation; tandis que d'autres, parlant sans +cesse de Dieu et de la religion, se livraient à toutes les habitudes +perverses condamnées par leur propre croyance, je me suis persuadé que +la partie morale était la seule essentielle comme elle est la seule +démontrable des systèmes religieux; et comme de votre aveu même, page +62, <i>le seul but de la religion est de rendre les hommes meilleurs pour +les rendre plus heureux</i>, j'ai conclu qu'il n'y avait réellement dans le +monde que deux religions, celle du <i>bon sens</i> et de la <i>bienfaisance</i>, +et celle de la <i>malice</i> et de <i>l'hypocrisie</i>.</p> + +<p>En terminant cette lettre, M. le docteur, je me trouve embarrassé du +sentiment que je dois vous offrir; car en me déclarant, page 123, qu'en +tout<span class='pagenum'><a name="Page_370" id="Page_370">[370]</a></span> cas vous ne vous souciez guère du <i>mépris de gens comme moi</i><a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>, +quoique je ne vous en eusse jamais témoigné, vous m'indiquez clairement +que vous ne vous souciez pas non plus de mon estime: c'est donc à votre +bon goût et à votre discernement que je laisse le soin d'apprécier le +sentiment qui convient à ma situation, et qui appartient à votre +caractère.</p> + +<p class="r">C.-F. VOLNEY.</p> + +<p>Philadelphie, 2 mars 1797.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_371" id="Page_371">[371]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h2>DISCOURS</h2> + +<p class="c">SUR</p> + +<h3 class="top5">L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE</h3> + +<h3 class="top5">DES LANGUES.</h3> + + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_373" id="Page_373">[373]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_372" id="Page_372">[372]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> +<h2>AVERTISSEMENT</h2> + +<h3 class="top5">DE L'AUTEUR.</h3> + +<p class="non"><span class="lt">L</span><span class="smcap">'académie</span> +française a des séances de trois espèces, qu'il ne faut pas +confondre: chaque semaine, elle tient une séance d'<i>office</i>, consacrée à +la rédaction du <i>Dictionnaire</i>, objet spécial de son institution; chaque +année, elle tient une séance <i>publique</i>, où elle rend compte de ses +travaux; enfin, depuis deux ans, le premier mardi de chaque mois elle +tient une séance <i>privée</i>, que l'on pourrait appeler <i>réunion de +famille</i>. En s'imposant librement celle-ci, avec l'agrément du +gouvernement, l'Académie française a eu le double but de resserrer les +liens de l'amitié entre ses membres, et d'exciter leur émulation +réciproque par la communication confidentielle de leurs ouvrages, +projetés ou exécutés: ces lectures, auxquelles les seuls membres de +l'Institut sont admis, procurent à leurs auteurs des observations +dictées par la bienveillance et le bon goût. De ces séances, sont déja +sorties, sur le sujet toujours profond de la grammaire, des idées +lumineuses, et des fragmens d'histoire et de poésie d'un mérite éminent. +À la séance d'octobre dernier, un académicien, dont le public a toujours +accueilli les productions ingénieuses, termina la lecture d'une +<i>Dissertation sur l'origine, la formation, la variété, le progrès et le +déclin des langues</i>: les opinions se partagèrent sur certains points de +sa théorie déja indiquée dans une feuille du Moniteur, il y a quelques +années; ce partage est devenu le motif du <i>présent discours....</i><span class='pagenum'><a name="Page_374" id="Page_374">[374]</a></span> Son +auteur, conduit par ses études à d'autres résultats, a trouvé convenable +de les exposer à son tour. Son travail, préparé rapidement pour +novembre, n'a été lu que le premier mardi de décembre.... Les avis ont +pu se partager aussi; mais le temps qui appartenait à une autre lecture, +n'a pas permis d'entrer en discussion sur celle-ci......<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a>; c'est donc +sur sa propre responsabilité qu'il publie aujourd'hui son opinion, à +laquelle le principal intérêt qu'il attache est d'appeler l'attention +des esprits méditatifs sur une branche de connaissances trop peu +cultivée en France.<span class='pagenum'><a name="Page_375" id="Page_375">[375]</a></span></p> + + + +<p class="ligne">/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\</p> + +<h2>DISCOURS</h2> + +<p class="c">SUR</p> + +<h3 class="top5">L'ÉTUDE PHILOSOPHIQUE</h3> + +<h3 class="top5">DES LANGUES.</h3> + +<p class="c"><img src="images/002.png" +width="368" +height="17" +alt="image pas disponible" /></p> + +<p class="title"><b>§. 1<sup>er</sup>.</b></p> + +<p class="sous smcap">nouveauté de cette étude chez les modernes: ignorance absolue des +anciens à cet égard.</p> + +<p><span style="margin-left: 2em;"><span class="lt">M</span><span class="smcap">essieurs,</span></span><br /> +</p> + +<p>J'appelle étude <i>philosophique</i> des langues toute recherche impartiale +tendante à connaître ce qui concerne les langues en général; à expliquer +comment elles naissent et se forment; comment elles s'accroissent, +s'établissent, s'altèrent et périssent;<span class='pagenum'><a name="Page_376" id="Page_376">[376]</a></span> à montrer leurs affinités ou +leurs différences, leur filiation, l'origine même de cette admirable +faculté de parler, c'est-à-dire de manifester les idées de l'esprit par +les sons de la bouche, sons qui à leur tour deviennent, à titre +d'éléments, un sujet digne de méditation. L'un de nos confrères, pour +qui nous professons tous des sentimens d'estime et d'amitié, a déja +mérité nos remercîments par le soin qu'il a pris de porter notre +attention vers un sujet si intimement lié à nos fonctions de +grammairiens français: M. Andrieux, en s'interrogeant sur la plupart des +questions que je viens de citer, nous en a fait sentir l'importance et +l'étendue, en même temps que, par le doute méthodique dont il a revêtu +ses opinions et ses vues, il nous a indiqué combien ce sujet nous est +encore neuf et difficile. Aujourd'hui, Messieurs, si je marche sur sa +trace, c'est moins avec la prétention de vous apporter un surcroît +d'instruction qu'un surcroît de preuves de notre inexpérience, +permettez-moi de dire <i>nationale</i>, et de notre infériorité, sur ces +questions, relativement aux étrangers.</p> + +<p>Eh! comment serions-nous avancés dans l'étude des langues, surtout dans +l'étude philosophique, lorsque rien, dans notre éducation française, ne +nous y prépare, lorsque, dans notre éducation littéraire et religieuse, +divers préjugés y sèment des obstacles: nous nous vantons d'avoir eu +pour maîtres les beaux esprits de Rome et de<span class='pagenum'><a name="Page_377" id="Page_377">[377]</a></span> la Grèce; voyons-nous +qu'aucun d'eux se soit occupé de l'étude des langues sous les rapports +étendus que je viens de citer? Trouvons-nous dans leurs écrivains +d'autre mention de langues et de langage que pour mépriser, sous le nom +de <i>Barbare</i>, ce qui n'est pas romain ou grec? L'encyclopédiste Pline +l'ancien nous instruit agréablement, sans doute, quand il nous dit que +dans une ville de la Colchide, Rome entretenait <i>cent trente</i> +interprètes pour répondre à cent trente peuples divers qui venaient y +pratiquer un commerce <i>déja déclinant</i>, puisque Pline ajoute +qu'antérieurement ils venaient au nombre de <i>trois cents</i>. J'entends +encore avec un vif intérêt cet auteur me dire que dans l'Ibérie, la +Gaule, l'Italie, on avait compté les langues par centaines; et je le +conçois, quand je songe qu'avant les conquérants, chaque ville, chaque +territoire nourrissait un peuple ennemi de son voisin, et séparé de lui +en toutes choses; mais de telles citations et autres semblables +n'atteignent point à nos questions: il y a plus, je ne me rappelle point +avoir lu, en aucun auteur grec ou latin, la mention d'aucune grammaire +étrangère composée par curiosité ou par motif de commerce ou +d'instruction. Avons-nous même aucune grammaire grecque composée avant +notre ère? Chez les Romains de la république, ce genre d'étude fut +tardif; Varron seul le signale par son érudition et ses vues +philosophiques.<span class='pagenum'><a name="Page_378" id="Page_378">[378]</a></span></p> + + +<p class="title"><b>§. II.</b></p> + +<p class="sous smcap">école grecque: systèmes établis avant les faits observés.</p> + +<p>Chez les Grecs comme chez les Romains, on peut dire que l'étude du +langage n'a eu qu'un but rhétorique, je veux dire l'art d'émouvoir les +passions, art suscité par la nature du gouvernement de ces peuples, +long-temps resté plus ou moins démocratique: on ne peut le nier, ces +peuples furent d'habiles artistes à cet égard; mais sous le point de vue +d'étude philosophique du langage, je ne crains pas de dire qu'ils sont +restés presque aussi enfants que les sauvages de l'Amérique du nord, les +uns et les autres nous racontant gravement, sur l'autorité de leurs +ancêtres, que l'art de parler fut inventé par les manitous, les génies +et les dieux. Un peuple peut produire de grands peintres, de grands +poëtes, de grands orateurs, sans être avancé dans aucune <i>science +exacte</i>: ces talents tiennent à l'art d'exprimer les sensations et les +passions; mais approfondir des connaissances métaphysiques telles que la +formation des idées et leur manifestation par le langage, cela est d'une +tout autre difficulté. Je ne vois que Platon, cette abeille de toute +science, ce poëte de toute philosophie, qui montre en ce genre quelques +aperçus dans son dialogue intitulé <i>Kratyle</i>; et ce<span class='pagenum'><a name="Page_379" id="Page_379">[379]</a></span>pendant, après la +lecture de ce morceau, on se trouve peu avancé dans la solution des deux +questions proposées à Socrate: il est même permis de dire que le +résultat le plus clair est l'artificieux procédé du compositeur, qui, +ayant posé la double question de savoir si le langage est né <i>de la +nature des choses</i>, ou <i>de la convention des hommes</i>, a déguisé son +embarras sous les tergiversations de Socrate, qui raisonne tantôt pour +et tantôt contre, et qui indique plutôt le faible que le fort de chaque +opinion.</p> + +<p>Aujourd'hui que, par les progrès généraux de la civilisation humaine et +de toutes les connaissances physiques et morales, nous avons sous nos +yeux plus de <i>six cents</i> vocabulaires de nations diverses, et plus de +<i>cent</i> grammaires; aujourd'hui que, dans ces vocabulaires, nous voyons +les objets des besoins les plus simples et les plus naturels exprimés +par des noms totalement divers, les raisonnements de Platon deviennent +bien peu de chose, et c'est aux faits que nous devons demander de +l'instruction.</p> + +<p>À côté des tâtonnements systématiques et des théories prématurées des +anciens, je ne vois qu'un seul fait, presque puéril en apparence, mais +qui donne lieu à des inductions assez lumineuses: je veux parler de +expérience imaginée par un roi d'Égypte, dans l'intention de découvrir +la race d'hommes là plus ancienne. Cette expérience nous<span class='pagenum'><a name="Page_380" id="Page_380">[380]</a></span> est racontée +par un historien dont les anciens n'ont point su apprécier le mérite, +mais dont la fidélité, et l'instruction, constatées aujourd'hui par une +élite de savants dans l'expédition française en Égypte, replacent +l'autorité et le crédit au premier rang des témoignages anciens. Voici +ce que dit cet historien, qui est <i>Hérodote:</i></p> + + +<p class="title"><b>§. III.</b></p> + +<p class="sous smcap esp">école égyptienne.</p> + +<p>«Le roi Psamméticus fit remettre deux enfants nouveau-nés, pris au +hasard, entre les mains d'un berger, chargé de les élever au milieu de +ses troupeaux royaux, avec l'injonction de ne jamais proférer devant eux +une seule parole, et de les laisser constamment seuls dans une +habitation séparée. Ce berger devait leur amener des chèvres, à certains +intervalles, les faire téter, et ne plus s'en occuper ensuite. +Psamméticus, en prescrivant ces diverses précautions, se proposait de +connaître, lorsque le temps des vagissements du premier âge serait +passé, dans quel langage ces enfants commenceraient à s'exprimer. Les +choses s'étant exécutées comme il l'avait ordonné, il arriva qu'après +deux ans écoulés, au moment où le berger, qui s'était conformé aux +instructions qu'il avait reçues, ouvrait la porte<span class='pagenum'><a name="Page_381" id="Page_381">[381]</a></span> et se préparait à +entrer, les deux enfants, tendant les mains vers lui, se mirent à crier +ensemble, <i>Bêkos</i>. Le berger n'y fit d'abord pas beaucoup d'attention; +mais en réitérant ses visites et ses observations, il remarqua que les +enfants répétaient toujours le même mot: il en instruisit le roi, qui +ordonna de les amener en sa présence. Psamméticus ayant ouï de leur +bouche le mot <i>bêkos</i>, fit rechercher si cette expression avait un sens +dans la langue de quelque peuple; il apprit que les Phrygiens s'en +servaient pour dire du <i>pain</i>. Les Égyptiens, après avoir pesé les +conséquences de cette expérience, consentirent à regarder les Phrygiens +comme d'une race plus ancienne qu'eux.»</p> + +<p>Raisonnons sur ce fait: des savants d'Égypte veulent, par l'entremise de +leur roi, savoir quelle est la <i>langue naturelle</i> de l'homme; quelle +langue il parle avant d'avoir eu aucun maître, et reçu ou fait aucune +convention.</p> + +<p>Ils ont donc cru, ces savants, qu'il y a une langue <i>naturelle</i>, un +langage inné, un instinct de parler comme un instinct de manger et de +marcher. Si leur opinion était vraie, toute langue originale, toute +langue de peuple sauvage devrait être la même; tout individu égaré dans +les forêts de Hanovre et de Champagne, comme nous en avons vu, devait +dire <i>bêk</i>; or, nous ne voyons rien de semblable.<span class='pagenum'><a name="Page_382" id="Page_382">[382]</a></span></p> + +<p>Nos savants de Psammétique ont cru que deux enfants séquestrés +parleraient sans maître; ils n'ont donc pas cru le langage né des +conventions de l'état social. Mais que serait, à quoi servirait une +langue sans la société?</p> + +<p>Les deux enfants ont prononcé un premier mot; ce mot, vous le sentez, +n'a pas été précisément le grec <i>bêk-os</i>: l'historien s'est plié au +génie de sa langue, à l'intolérante habitude de sa nation, qui veut +toujours ajouter ses finales harmonieuses à la roideur des mots +<i>barbares</i>. Les enfants ont dit <i>bêk</i>: les savants égyptiens ont supposé +que ce mot était de pure invention; mais vous, Messieurs, qui calculez +toutes les circonstances de cette épreuve, vous n'oubliez pas que ces +enfants ont chaque jour entendu le cri de deux chèvres, et vous sentez +qu'ils n'ont fait qu'imiter ce cri: cette imitation est une chose +naturelle, et ici nous voyons <i>l'onomatopée</i> se montrer comme moyen +premier du langage. Ces petites machines nerveuses ont répété le cri qui +les frappait, et qui, s'étant lié à l'action de l'animal dont elles +tiraient leur subsistance, est devenu l'indice de leurs besoins, de leur +désir de boire et de manger; par cette liaison, la convention s'est +établie entre les deux enfants et le berger ou tout autre être humain, +même entre les enfants et la chèvre; et comme nous savons que la chèvre +sent elle-même ce langage, nous y voyons la preuve que les animaux mêmes +y participent dans la proportion de leurs facultés.<span class='pagenum'><a name="Page_383" id="Page_383">[383]</a></span></p> + +<p>En vérité, c'est un sujet d'étonnement que de voir les savants de +Psamméticus, sourds et aveugles à de tels indices; mais en même temps, +c'est pour nous une nouvelle preuve que, quand notre esprit est imbu +d'un préjugé, il perd la faculté de voir tout ce qui est hors de sa +ligne; ce sont les yeux d'un malade de la jaunisse, qui ne peut voir les +objets que <i>jaunes</i>; pourrions-nous bien répondre de notre santé à +nous-mêmes, sur un nombre de sujets?</p> + +<p>Nos Égyptiens s'enquièrent chez quel peuple existe le mot <i>bêk</i>; le +hasard veut que dans la langue phrygienne il signifie <i>pain</i>, et les +voilà qui concluent qu'il y a liaison intime, affinité naturelle entre +le mot <i>bêk</i> et la substance <i>pain</i>: quelle misérable logique! D'abord +le mot <i>bêk</i> a pu exister en d'autres langues; les Égyptiens en ont-ils +fait la recherche chez les Chinois, les Tartares, les Indous, les +Celtes, mêmes chez leurs voisins Arabico-Phéniciens? nous le +trouverions, s'il était nécessaire, certainement avec d'autres sens. +Mais en outre, comment ont-ils pu supposer un mot <i>naturel</i>, pour un +objet qui ne l'est pas, qui est <i>objet d'art</i>, inventé tardivement, pour +une opération très-compliquée, puisqu'il a fallu semer du froment, le +recueillir, le battre, le moudre, le pétrir, le lever, le cuire pour en +faire du <i>pain</i>; ensuite, comment sur un seul mot fonder une opinion +généralisée? comment n'avoir<span class='pagenum'><a name="Page_384" id="Page_384">[384]</a></span> pas continué l'expérience pour en voir le +développement, et surtout la solution de la grande difficulté, celle de +la construction grammaticale? Qui pourra nier qu'à cette époque tous ces +savants n'aient été de <i>grands enfants</i> dans l'art des expériences, dans +l'étude de la nature, dans la science subtile de l'idéologie?</p> + +<p>Prenons acte de ce fait, pour apprécier les connaissances métaphysiques +de l'ancien monde connu à cette époque; nous pouvons croire que les +druides et les brahmanes n'étaient pas plus avancés.</p> + +<p>C'était vers l'an 648, Thalès venait de naître; moins de deux siècles +après, l'an 460, Hérodote était en Égypte, où il recevait cette anecdote +consignée dans des mémoires historiques; il la racontait, quatorze ans +plus tard, à la multitude des Grecs assemblés dans le Cirque Olympique +(vers 446); quarante-six ans plus tard (vers l'an 400), Platon, qui +avait voyagé et séjourné en Égypte, et qui connaissait le livre +d'Hérodote, professait dans son dialogue de Kratyle l'opinion des +savants égyptiens. Ne devient-il pas très-probable que Platon, ici, +comme sur tant d'autres points, n'a été que l'écho des métaphysiciens +d'Égypte?</p> + +<p>Aristote, qui suivit Platon, et qui lui est supérieur en toute branche +de science positive, n'est pas plus avancé ici; dira-t-on qu'il a +implicitement résolu la question de la formation du langage par son +axiome profond et célèbre, <i>Nihil</i><span class='pagenum'><a name="Page_385" id="Page_385">[385]</a></span> <i>est in intellectu quod non prius +fuerit in sensu</i> (Rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été +dans la sensation)? Sans doute, la conséquence est bien que l'homme seul +a pu inventer les signes de ses idées; qu'aucun agent extérieur n'a pu +lui souffler ou suggérer ces signes quand leurs modèles n'existaient +pas; qu'en un mot le langage est le fruit de son organisation physique, +et de ses conventions artificielles et sociales. Mais quand on voit +combien peu Aristote lui-même a su tirer parti de son grand principe +métaphysique, on ne peut nier que les conséquences n'en soient restées +bien occultes, jusqu'à ce que Locke, il y a cent trente ans seulement, +soit venu les mettre en une évidence qui a paru une création; encore +est-il vrai que malgré qu'après lui l'esprit lumineux des Condillac et +des Tracy ait de plus en plus éclairci le problème, il n'a point encore +reçu tous les développements qu'il requiert.</p> + +<p>L'école d'Alexandrie, qui fut le plus heureux fruit des conquêtes +d'Alexandre, dut produire des recherches et des raisonnements sur nos +questions; mais on a droit de penser qu'elle ne fut que l'écho du passé.</p> + + +<p class="title"><b>§ IV.</b></p> + +<p class="sous smcap esp">école juive.</p> + +<p>À côté de cette école, je ne dirai pas, naquit,<span class='pagenum'><a name="Page_386" id="Page_386">[386]</a></span> je dis, sortit de son +obscurité l'école juive, qui, loin d'offrir rien de nouveau, ne fit que +reproduire des doctrines surannées. En effet, lorsque la cosmogonie +juive nous parle d'un premier couple humain, crée par <i>Dieu</i>, ou par les +<i>dieux</i>, elle nous présente d'une manière seulement différente ce que +disent la plupart des autres cosmogonies; et lorsqu'elle ajoute que le +premier homme donna des noms propres à tous les oiseaux du ciel, à tous +les animaux de la terre; comme plusieurs de ces noms, en langue +hébraïque, sont caractéristiques de leurs facultés ou actions et +propriétés, c'est-à-dire, de leur nature, il s'ensuit que l'auteur, ou +les auteurs de cette cosmogonie, ont été dans l'opinion égyptienne que +nous venons de voir, et à laquelle les idées innées de Platon ont du +donner une nouvelle force. Cette induction en acquiert elle-même, quand +les Juifs nous attestent que les sciences égyptiennes ont été la souche +des leurs.</p> + +<p>Je n'aperçois pas une semblable analogie à un autre fait qu'ils nous +citent, relatif encore à la question des langues, je veux dire, celui de +leur <i>confusion</i> à l'occasion de la tour de Babel, c'est-à-dire de la +pyramide de Babylone, qui fut l'observatoire astronomique des prêtres +chaldéens, cité par tous les historiens, comme existant depuis un temps +immémorial. Il m'est d'autant plus nécessaire d'exposer ici le propre +texte, Messieurs,<span class='pagenum'><a name="Page_387" id="Page_387">[387]</a></span> que, par un cas étrange, vous allez voir qu'il se +trouve ne pas porter le sens qu'on lui a donné jusqu'à ce jour.</p> + +<p>«Toute la terre avait une seule <i>lèvre</i> (c'est-à-dire un seul langage, +et un seul parler ou discours), et des hommes partis de l'Orient, +s'établirent dans la vallée de Sennar, et ils se dirent: Pétrissons de +la terre, cuisons des briques; et la brique leur devint pierre, la boue, +mortier; et ils se dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont la +tête soit dans le ciel; faisons-nous un nom (ou un <i>signal</i>: le mot +hébreu a les deux sens), afin que nous ne soyons pas dispersés sur la +terre: et Dieu, descendit pour voir cette tour, et il dit: Ce peuple n'a +qu'une lèvre ou langue: rien ne les empêchera d'exécuter leur pensée +(leur projet): descendons, et confondons leur lèvre; qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre; et Dieu les dispersa ainsi, et ils +cessèrent de bâtir leur ville...»</p> + +<p>Voilà, Messieurs, le texte littéral: il veut quelques observations +grammaticales. D'abord, le mot hébreu traduit, la terre (<i>Ars</i>, en arabe +<i>Ard</i>), n'a pas rigoureusement le sens que les interprètes lui donnent; +ils avouent que les Hébreux n'ont eu aucune idée de la terre <i>globe</i>; +que ce peuple a cru confusément qu'elle était une grande île portée sur +l'eau, sans savoir sur quoi portait l'eau; que ce peuple parfaitement +ignorant en toutes<span class='pagenum'><a name="Page_388" id="Page_388">[388]</a></span> choses physiques<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a>, ne connaissait rien à trois +cents lieues au delà de ses frontières, etc. La vérité est que dans la +langue hébraïque, le mot <i>terre</i> est habituellement pris pour <i>pays</i>, +lequel n'a point de terme propre; partout on lit, la <i>terre</i> de Juda, la +<i>terre</i> d'Israël, la <i>terre</i> de Chanaan, la <i>terre</i> d'Égypte, la <i>terre</i> +de Sennar, ce qui ne signifie que <i>pays</i>: or, l'on n'a aucun droit de +distinguer en français ou en latin, ce que l'original ne distingue pas; +et si l'on veut raisonner par probabilités naturelles, on ouvre la porte +à un genre de discussions que les interprètes entendent rejeter à leur +gré.</p> + +<p>Secondement, les interprètes et la Vulgate, qui les guide, ont traduit: +«Faisons-nous un <i>nom</i>, une renommée, afin que nous ne soyons pas +dispersés». Entre les deux membres de cette phrase, il n'y a aucune +analogie. Je traduis avec le savant Vossius, <i>faisons-nous un signal</i>; +ce qui est un des sens reconnus du mot hébreu (<i>shem</i>): là, il y a +analogie; un <i>signal</i> élevé, visible de loin, est propre à empêcher la +dispersion. Serai-je hérétique pour ces observations? Je pourrais en +faire encore une sur ce mot: <i>Dieu descendit</i>, et de suite il est dit: +<i>descendons</i>. Si je ne comprends pas ce surcroît de descente, l'une au +singulier et l'au<span class='pagenum'><a name="Page_389" id="Page_389">[389]</a></span>tre au pluriel, serai-je traduit devant un jury +anglais? J'arrive au fond de la question.</p> + +<p>Le narrateur dit que toute la <i>terre</i> ou contrée n'avait qu'une langue, +il ne la spécifie pas cette langue. Quelqu'un a-t-il le droit de +décréter que ce fut l'<i>hébraïque</i>? il me semble que non; d'abord parce +que le texte lui-même ne le spécifie pas; 2º parce que dans l'histoire +d'Abraham, ce père de la race hébraïque, lorsque le texte dit <i>qu'il +naquit dans la terre de Sennar</i> (bien connue pour être un pays +<i>syrien</i>), qu'ensuite son père l'emmena dans le pays de <i>Harran</i> +(également <i>syrien</i>), ce texte donne droit de penser que la langue +nationale de la famille d'Abraham fut le <i>syrien</i> ou <i>syriaque</i>, dont, +au temps de Jacob et de Laban, l'existence formelle nous est attestée, +et se continue sans interruption jusqu'à des époques postérieures et +certaines; 3º enfin, parce que l'on peut démontrer historiquement et +grammaticalement que l'hébreu n'est qu'un dialecte phénicien formé +depuis Abraham, par l'incorporation que lui et ses descendants ne +cessèrent de faire à leur naissante et faible tribu, des naturels du +pays où ils s'établirent.</p> + +<p>Je ne prétends point contester aux interprètes, que les constructeurs de +la tour de Babylone aient tout à coup oublié leur langue; je ne me fais +pas juge des possibilités naturelles: une langue peut s'oublier par un +mal subit de cerveau; mais dé<span class='pagenum'><a name="Page_390" id="Page_390">[390]</a></span>créter, comme le font nos <i>infaillibles</i>, +que ces constructeurs parlèrent tout à coup des langues nouvelles, c'est +ce que je nierais dans un concile, parce que le texte m'y autorise <i>par +son silence</i>; il dit nûment: <i>Confondons leur langage, afin qu'ils ne +s'entendent plus l'un l'autre</i>; or, ceci ne dit pas du tout qu'ils +parlèrent d'autres langues, mais seulement qu'ils cessèrent de se +comprendre; et ils purent cesser par défaut de prononciation, par +bredouillage, par confusion de termes, par emploi involontaire d'un mot +pour l'autre; enfin, d'une manière que l'on n'a ni l'obligation, ni le +droit de spécifier; <i>ils ne s'entendirent plus</i>, voilà tout.</p> + +<p>Actuellement, Messieurs, appréciez l'extrême légèreté, la préoccupation +aveugle de tant de docteurs qui ont voulu, qui veulent encore que cet +événement soit la source où il faut chercher l'origine des innombrables +langues qu'a parlées et que parle l'espèce humaine. Lesquels des savants +de Psamméticus ou des nôtres sont les plus aveugles, les plus entêtés de +préjugés?</p> + +<p>Si je trouve à l'ancienne doctrine juive, sur le langage <i>naturel</i>, une +analogie, et presqu'une origine profane, je n'assurerai pas que j'en +trouve une semblable au récit historique que je viens de vous présenter; +néanmoins, vous me permettrez une citation qui est du moins singulière; +elle m'est fournie par les historiens de cette même<span class='pagenum'><a name="Page_391" id="Page_391">[391]</a></span> ville de Babylone, +dans un récit que nous a transmis Diodore de Sicile.</p> + +<p>«Après la mort de <i>Ninus</i>, fondateur de l'empire <i>assyrien</i>, sa femme, +<i>Sémiramis</i>, compagne et rivale de sa gloire, voulut, par des actions +étonnantes, surpasser son mari. Ninus avait employé plusieurs années à +bâtir une ville, immense à la vérité, mais qui, placée en pays montueux, +sur un fleuve rebelle (le Tigre), n'était qu'une grande et inerte +bourgade. Sémiramis voulut construire une cité commerciale et militaire, +qui fût à la fois l'entrepôt des marchandises de l'Inde et de la basse +Asie, le boulevard d'un pays riche par lui-même, l'asyle d'une +population nombreuse contre l'invasion de l'ennemi, l'épouvantail des +Arabes du désert, et en même temps le marché nécessaire et opulent qui +les attirât en temps de paix: en un mot, Sémiramis traça le plan de +Babylone; ce fut un carré de douze mille mètres, ou trois lieues de +longueur sur chaque côté, flanqué d'un mur de soixante-quinze pieds de +hauteur, etc. Sémiramis projetant déja d'autres grandes entreprises, +statua que celle-ci ne durerait qu'un an; pour cet effet, elle leva une +corvée de <i>deux millions</i> d'hommes, pris dans la population bigarrée de +son vaste empire, depuis les sources de l'Indus jusqu'à l'Euxin (ou mer +Noire), et depuis le Caucase jusqu'à l'Arabie Heureuse. Qu'on se figure +la sensation, la ru<span class='pagenum'><a name="Page_392" id="Page_392">[392]</a></span>meur que dut causer le spectacle d'une telle +multitude diverse de costumes, de mœurs, et surtout de langages ou de +dialectes dont le nombre a pu passer quatre-vingts ou cent! Qu'on voie +cette multitude, jetée confusément, distribué militairement sur ses +ateliers; occupée principalement à fabriquer l'incroyable quantité de +briques qu'exigèrent de telles murailles, et des quais proportionnés sur +l'Euphrate, et un pont, et deux <i>châteaux forts</i>; enfin, une <i>pyramide</i> +appelée <i>tour</i> par les gens du pays, c'est-à-dire par les Arabes +chaldéens, dont le dialecte, comme l'hébreu et le syrien, n'a que le mot +<i>tour</i> pour exprimer tout édifice saillant et élevé<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a>. Cette <i>tour</i>, +encore subsistante au temps d'Hérodote, et qui, sur <i>trois cent sept</i> +pieds de base, et autant d'élévation, dut être un objet si frappant dans +une plaine rase, ne fut pas un stérile monument comme ceux d'Égypte: ce +fut un magnifique et utile cadeau que l'habile Sémiramis fit aux prêtres +du pays, <i>les chaldéens</i>, pour leur servir d'observatoire astronomique, +et favoriser de plus en plus l'étude d'une science qui les avait rendus +célèbres au dehors, et puissants au<span class='pagenum'><a name="Page_393" id="Page_393">[393]</a></span> dedans, sur l'esprit d'un <i>peuple +conquis</i> que cette reine voulait apprivoiser. Qu'on juge de l'étonnement +de ce peuple ignorant et superstitieux, ne connaissant que sa langue +arabe et que le désert qui entourait son île. Supposons que deux ou +trois cents ans après ont eût demandé à de telles gens pourquoi et +comment avait été bâtie cette montagne, il me semble entendre ces Arabes +répondre:</p> + +<p>«Aux temps anciens, il vint du côté de la Perse (qui est l'Orient) des +hommes puissants à qui il prit fantaisie d'élever cette <i>tour</i>; ils +voulaient, dit-on, monter au ciel, et cela pour regarder nos dieux +(c'est-à-dire les astres, dieux du temps et du pays); mais la confusion +se mit dans leur langage, <i>par un pouvoir divin</i>, et ils furent obligés +de se disperser (comme firent les ouvriers de Sémiramis); en mémoire de +cet événement, cette ville a gardé chez nous le nom de <i>Babul</i>, +c'est-à-dire <i>confusion</i><a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>.»</p> + +<p>Entre ce récit et celui des Juifs, je conviens que plusieurs +circonstances diffèrent, et surtout que des objections chronologiques +peuvent être suscitées contre l'identité; mais en traitant mon<span class='pagenum'><a name="Page_394" id="Page_394">[394]</a></span> sujet +didactique et sec par lui-même, en traversant les plaines arides du +vieil Orient, j'ai pensé, Messieurs, que vous me permettriez de cueillir +une fleur historique pour vous l'offrir en délassement.</p> + + +<p class="title"><b>§ V.</b></p> + +<p class="sous smcap esp">école chrétienne.</p> + +<p>Du sein de l'école juive sortit l'école chrétienne; pendant le premier +siècle, ses disciples, tous illettrés, tous de la classe du peuple, +uniquement livrés à la morale pratique, négligèrent et repoussèrent, +comme futilité, toute étude qui n'eût pas pour but d'obtenir l'autre +vie. Dans le second et troisième siècle, des hommes lettrés, convertis +aux idées nouvelles, y joignirent celles de leur éducation, c'est +presque dire celles de Platon, alors dominantes. Il ne put manquer de +naître bientôt des dissentiments sur toute question abstraite; mais +parce que l'essence du système naissant était la charité fraternelle, +l'égalité des droits, la communauté des biens, tout ce qui n'attaqua +point ces bases fut laissé au libre arbitre; on put disserter sur le +langage d'Adam, savoir s'il fut hébreu ou syriaque; sur la manière dont +il put donner des noms aux animaux sans les connaître; sur la confusion +du langage, sur la prétendue naissance des langues, dont quelques<span class='pagenum'><a name="Page_395" id="Page_395">[395]</a></span> +docteurs voulurent compter soixante-douze, quand d'autres les +réduisaient à quatre, qu'ils nommaient langues mères, etc.</p> + +<p>Un évêque, père de l'Église, put nier cette confusion, comme cause, et +l'admettre seulement comme conséquence de la dispersion, sans en être +moins reconnu pour un saint. (Grégoire de <i>Nysse</i>.)</p> + +<p>Cet état de liberté dura jusqu'au commencement du quatrième siècle; +alors se fit une véritable révolution dans la société chrétienne, et +cela par suite des décrets de l'assemblée de Nicée, qui introduisant +dans le régime des fidèles la hiérarchie civile et presque militaire de +l'<i>empereur</i> gréco-romain, changea la démocratie de l'Église primitive +en une oligarchie sacerdotale rapidement devenue despotique. Dès lors il +ne fut plus permis d'établir des raisonnements sans l'approbation des +<i>supérieurs surveillants</i> (epi-scopoi); comme toute opinion devint +affaire de parti, il devint dangereux ou inutile de suivre toute étude +opposée ou étrangère aux passions ou aux volontés des puissants: tout +emploi de la raison humaine fut une acte d'indépendance vis-à-vis des +docteurs qui se constituèrent interprètes de Dieu, qui se firent presque +<i>dieux parlants</i>. Tout ce que nous appelons idéologie, étude raisonnable +de l'entendement humain, fut décrédité au point que je pourrais citer +des sentences d'évêques qui ont in<span class='pagenum'><a name="Page_396" id="Page_396">[396]</a></span>terdit l'étude de la grammaire: elles +me seraient fournies par un de nos savants confrères à qui je dois ma +remarque.</p> + +<p>On peut dire que cette léthargie de l'esprit humain n'a cessé qu'au +seizième siècle, et cela, par le concours de plusieurs circonstances; +par la prise de Constantinople (1453), qui tout à coup jeta en Europe +une quantité de livres et d'hommes savants; par le désir que firent +naître ces livres de multiplier leurs copies; par la naissance de +l'imprimerie, qui étendit rapidement l'instruction ou le moyen de +l'acquérir; enfin, par l'insurrection de l'Allemagne contre la +théocratie italienne, d'où sont nées des libertés de tout genre, qui +chaque jour ont tendu à développer le bon sens naturel et la raison de +l'homme.</p> + +<p>Parmi les études qui se ranimèrent, celle des langues fut une des +premières, à raison du besoin d'entendre et d'interpréter les livres +anciens. Les esprits curieux ne tardèrent pas d'établir des comparaisons +rendues plus piquantes par leur nouveauté. Le premier essai connu en ce +genre, fut un vocabulaire que l'italien <i>Pigafetta</i> fit imprimer vers +1536, contenant un recueil de mots de divers peuples chez qui il avait +voyagé. Deux travaux plus réguliers, plus importants, le suivirent; l'un +de Guillaume <i>Postel</i>, né Français, qui, à la date de 1536, publia en +langue latine, à Paris, son livre intitulé, <i>Linguarum XII, +characteribus</i><span class='pagenum'><a name="Page_397" id="Page_397">[397]</a></span> <i>differentium, alphabeti introductio ac legendi modus +facillimus</i>, avec une dissertation sur l'origine et <i>l'antiquité</i> de +<i>l'hébreu</i>, et une comparaison des langues orientales entre elles, et +avec le latin et le français: l'autre, de Teseo <i>Ambrogio</i>, né à Pavie, +où il fit imprimer aussi en latin, en 1539, son <i>Introduction aux +langues chaldaïque, syriaque, arménienne</i>, et ses remarques sur dix +autres langues. Ces deux productions ont le mérite de présenter les +essais ou tâtonnements de l'art en tout genre. Ambrogio avait eu pour +maîtres des moines syriens, arméniens, abyssins, appelés à Rome par les +largesses des papes: Postel avait voyagé au Levant aux frais du roi de +France; ceci donne un mérite particulier à leur méthode de +prononciation. Dix ans plus tard (1548), le Hollandais Théodore +<i>Buchmann</i>, qui a grécisé son nom en celui de <i>Bibliander</i>, mit au jour +son livre intitulé, <i>de Ratione communi omnium linguarum</i>, etc., où il +prétendit expliquer leurs principes communs par les exemples de dix ou +de douze langues: il faut lui savoir gré d'avoir excité l'émulation de +ses successeurs, en leur ayant présenté le premier essai du <i>Pater +noster, traduit</i> ou <i>écrit</i> en quatorze langues.</p> + +<p>Il serait trop long de citer en détail tous les ouvrages accumulés +depuis lui sur cette matière; il me suffira d'indiquer les principaux +qui suivent:<span class='pagenum'><a name="Page_398" id="Page_398">[398]</a></span></p> + +<p>En 1558, le livre de Conrad Gesner, intitulé, <i>Mithridates, seu de +differentiis linguarum</i>;</p> + +<p>En 1580, le traité de Jean Gorop Békan, intitulé, <i>Hermathena</i>, ou +Mercure et Minerve;</p> + +<p>En 1592 et 1593, <i>Specimen 40 diversarum linguarum et dialectorum</i>, de +Jérôme Mejeser, avec le <i>Pater noster</i> en cinquante langues;</p> + +<p>En 1610, le fragment de Scaliger, <i>de Europeorum linguis</i>;</p> + +<p>En 1613, le Trésor de l'histoire des langues, par Duret;</p> + +<p>En 1616, l'Harmonie étymologique des langues, par Étienne Guichart;</p> + +<p>En 1667, les Prolégomènes de Walton, auteur de la célèbre Polyglotte;</p> + +<p>En 1679, l'<i>Atlantica</i> de Olaüs Rudbek, en même temps que le jésuite +Kirker publiait <i>sa Tour de Babel</i>;</p> + +<p>En 1697, le <i>Glossarium universale hebraicum</i>, de Thomassin;</p> + +<p>En 1703, le <i>Pater noster</i> en plus de cent langues, par l'anglais +Muller;</p> + +<p>En 1715, le même <i>Pater</i>, par Chamberlayne, encore plus étendu et plus +correct.</p> + +<p>À cette époque, l'on avait déja beaucoup fait pour l'érudition; beaucoup +de matériaux étaient rassemblés pour le raisonnement: presque aucun pas +n'était fait encore vers la connaissance de la vérité, parce qu'aucun +pas n'avait été dirigé par<span class='pagenum'><a name="Page_399" id="Page_399">[399]</a></span> un sens droit, libre de préjugé. Tous les +écrivains que j'ai cités, et leurs semblables que j'ai omis, étaient +partis de deux faits principaux, considérés comme indubitables; savoir, +qu'un premier homme, appelé Adam, avait naturellement ou miraculeusement +parlé la langue hébraïque; et en second lieu, qu'un événement, appelé la +confusion de Babel, avait subitement introduit dans le monde une foule +de langues, d'où procédaient toutes les diversités que nous voyons. Les +efforts des savants n'avaient tendu qu'à mieux démontrer l'un et l'autre +fait par des étymologies dont l'abus était d'autant plus grand, que +très-souvent la vraie prononciation des mots était dénaturée.</p> + +<p>En voyant cette unanimité de tant de docteurs, qui ne croirait que +réellement leurs opinions avaient des bases positives? Ici se montre un +nouvel exemple de l'aveuglement invincible que causent les préjugés de +l'éducation, rivés par une autorité <i>coërcitive</i>. Vous venez de voir, +Messieurs, qu'au sujet de la confusion et de la dispersion, le texte +original ne disait point ce qu'on lui faisait dire sur l'apparition de +langues nouvelles; eh bien! en scrutant le texte relatif au langage +d'Adam, vous allez voir qu'il n'autorise pas mieux l'idée que ce langage +ait été l'idiome hébraïque. Voici ce texte très-littéral; Genèse, chap. +<span class="smcap">ii</span>, vers. 6:</p> + +<p>«Et Dieu forma l'homme de la poussière de la<span class='pagenum'><a name="Page_400" id="Page_400">[400]</a></span> <i>terre</i>; il souffla sur sa +face un souffle de vie, et l'homme devint une <i>ame</i> vivante.» Puis, même +chap., vers. 26: «Et Dieu forma de la terre, toute bête des champs, tout +volatile du ciel, et il les amena à l'homme, pour voir comme il les +nommerait; et tout ce que l'homme nomma est le nom de cette ame vivante; +et l'homme donna des noms à tout gros animal, et à tout volatile du +ciel, et à toute bête des champs.»</p> + +<p>Rien autre que ces passages n'est relatif au langage d'Adam; l'on ne +saurait me citer aucune autre phrase qui y ait trait. Or, il est évident +que ce texte ne décide point qu'Adam ait donné des noms en <i>langue +hébraïque</i>: aucune autorité n'a le droit de voir ici plus qu'il ne s'y +trouve: dira-t-on que cela est probable, que cela est conforme au +<i>raisonnement naturel</i>? J'accepterai l'arbitrage des probabilités et de +la raison naturelle, si l'on veut l'établir constant; mais par ces +moyens mêmes, je prouverais que ce put, que ce dut être plutôt en langue +syriaque. Toute dispute à part, je m'en tiens au texte; rien n'y est +spécifié; les assertions des savants ne sont que des hypothèses, et les +interprètes ont posé en principe ce qui est en problème; aussi ne +peuvent-ils s'accorder entre eux.<span class='pagenum'><a name="Page_401" id="Page_401">[401]</a></span></p> + + +<p class="title"><b>§ VI.</b></p> + +<p class="sous smcap">école philosophique. observation des faits, établie comme préliminaire +indispensable à toute théorie.</p> + +<p>Ce ne fut que vers 1710, qu'un homme d'un esprit simple et droit, +sortant de la route commune, émit les premières idées judicieuses sur la +manière de poser la question de l'étude des langues; cet homme fut +Guillaume Leibnitz. En lisant dans les Mélanges de Berlin sa +dissertation ou méditation <i>sur les origines des peuples, déduites +principalement des indices de leurs langues</i>, on voit qu'il n'osa +heurter de front des préjugés qui ont pour logique ordinaire le sabre ou +le tison. Il prend un circuit ingénieux, mais efficace, pour arriver à +son but; sa doctrine peut se résumer dans les articles suivants:</p> + +<p>«L'étude des langues ne doit pas être conduite par d'autres principes +que ceux des autres sciences exactes. Pourquoi commencer par l'inconnu +afin d'arriver au connu? Le bon sens n'indique-t-il pas d'étudier +d'abord les langues modernes qui nous sont palpables, afin de les +comparer l'une à l'autre, de constater leurs différences ou leurs +affinités, et de passer ensuite aux langues qui les ont précédées dans +les<span class='pagenum'><a name="Page_402" id="Page_402">[402]</a></span> siècles antérieurs, afin de rendre sensibles leur filiation, leur +origine, et par ce moyen remonter d'échelon en échelon aux langues les +plus anciennes, dont l'analyse devra fournir les seules conclusions que +nous puissions nous permettre?»</p> + +<p>L'on voit que Leibnitz proposa aux juges d'un grand procès, de ne pas +prononcer sans avoir examiné les pièces; il est des temps où le cœur +passionné rejetterait même cette évidence; à son époque on se lassait de +disputes ténébreuses: ce rayon produisit un effet conciliant. L'idée de +Leibnitz est devenue le guide des recherches philologiques qui se sont +multipliées dans le dix-huitième siècle; des voyageurs de toute nation, +des missionnaires de toute secte, ont rivalisé à recueillir des +grammaires et des vocabulaires. Les savants d'Europe ont pu comparer une +foule d'idiomes des tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique, de Tartarie, +et des îles de l'Océan. Il restait à mettre en ordre tous ces matériaux; +la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu, en moins +de trente ans, trois grandes tentatives de cette opération, aussi +honorables pour leurs auteurs qu'instructives pour leur auditoire<a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a>.<span class='pagenum'><a name="Page_403" id="Page_403">[403]</a></span></p> + +<p>La première fut celle dont l'impératrice Catherine II traça de sa propre +main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, +dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant pour titre +<i>Vocabulaire de toutes les langues du monde</i>, au nombre d'environ deux +cents. J'ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806; je +n'en connaissais que deux volumes in-4º; j'ai appris depuis qu'un +troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez +limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, +plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du +travail, puisque les deux premiers volumes, recueillis jusqu'en Italie, +furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus +beaux présents faits à la philosophie par un gouvernement.</p> + +<p>La seconde tentative a été le livre de l'abbé <i>don Lorenzo Hervas</i>, +intitulé: <i>Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et +classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes</i>, etc. +L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-8º, dont le premier +est daté de Madrid, l'an 1800, et le sixième, Madrid, l'an 1806.</p> + +<p>Vous rendre, Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue +et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. +Je me bornerai à vous dire que l'au<span class='pagenum'><a name="Page_404" id="Page_404">[404]</a></span>teur, favorisé de beaucoup de moyens +de fortune et de crédit; usant de tous les secours littéraires que lui +procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant +sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude; +jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires +de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans +les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus +justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur +ce qui concerne les éléments grammaticaux, les affinités, les +différences des langues modernes.</p> + +<p>Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux +origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui +imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de +Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la +confusion de Babel n'ait produit la diversité des langues, et qu'il ne +faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque +enfant ou petit-enfant de Noé encore qu'il soit théologiquement +impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence +d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit +permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses +analogues, de regarder comme des noms collectifs<span class='pagenum'><a name="Page_405" id="Page_405">[405]</a></span> de peuples et de +pays, les noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir +comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir +bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, +et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions +systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si +rapproché de nous par son idiome espagnol, n'ait pas été traduit, ou du +moins largement extrait par quelque bon esprit français.</p> + +<p>La troisième tentative a été l'ouvrage allemand intitulé: +«<i>Mithridates</i>, ou <i>Science générale des langues</i>, avec le <i>Pater +noster</i>, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, par +Adelung, conseiller aulique, et bibliothécaire de l'électeur de Saxe». +Le premier volume de cet ouvrage in-8º a paru en 1806 à Berlin, lorsque +se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809: +l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de +trente ans d'études assidues. Une digne suppléant, le savant professeur +<i>Vater</i>, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des +matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et enfin, un +volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux +Amériques, le troisième de celles de l'Afrique; les deux premiers de +celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes. Comme je n'ai +pas le bonheur d'entendre l'idiome<span class='pagenum'><a name="Page_406" id="Page_406">[406]</a></span> allemand, je n'ai pu prendre une +connaissance directe de cet important et curieux ouvrage: seulement, +quelques portions de traductions que je me suis procurées, celle entre +autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. +le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative +du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de +points, et surtout en indépendance d'opinions: il a connu quelques +parties du livre espagnol, mais non pas toutes; il envisage son sujet, +moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique +et grammatical; il s'applique surtout à étudier les opérations de +l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on +appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il +ne se tient point lié par la Bible, ni par les récits de la tour de +Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement; la droiture de +son esprit et de son intention inspire le respect. Il est naturel que +sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles; l'on ne +pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, +quelquefois diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce +serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un +volumineux extrait.</p> + +<p>Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un +défaut, un vice radical<span class='pagenum'><a name="Page_407" id="Page_407">[407]</a></span> qui a jusqu'ici entravé la science, et qui, +s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement. Ce vice consiste en +ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par les +Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins +n'ont point les mêmes valeurs; de là, il est résulté qu'un même +vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe, le mexicain, +etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à-fait +différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou +italien ou allemand; les mots deviennent surtout méconnaissables, si, +par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans +la langue du copiste; car, alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt +imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de +lettres qui aggravent la confusion.</p> + +<p>Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée <i>djim</i>, qui vaut notre +<i>dj</i>; les Allemands, qui n'ont point notre <i>ja</i>, ont imaginé de rendre +l'arabe par <i>dsch</i>, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, +ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour +peindre le mot arabe <i>djahs</i>, une bête de somme, ils écrivent +<i>dschahhsch</i>, c'est-à-dire dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, +avec une file vraiment ridicule de lettres <i>h</i>. Leurs voyageurs nous +sont inintelligibles en mots géographiques et<span class='pagenum'><a name="Page_408" id="Page_408">[408]</a></span> patronymiques: ils +peuvent en dire autant de nous, et des Anglais, et des Italiens; par +suite de ce vice, le <i>Pater noster</i>, qui en hébreu, en syriaque, en +arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations +extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savants +polyglottes une véritable confusion de Babel.</p> + +<p>Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et +poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes et +démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la +<i>Simplification des langues orientales</i>, et de <i>l'Alphabet européen +appliqué aux langues asiatiques</i>. Les principes sur lesquels mon système +est fondé sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que +ceux de l'algèbre; mais leur application, et l'emploi des lettres +nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront +combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené +des habitudes nouvelles dans une nouvelle génération.</p> + +<p>Maintenant, Messieurs, si vous désirez que je résume les conséquences +des raisonnements et des faits que j'ai eu l'honneur de vous exposer, +vous en trouverez plusieurs, je pense, dignes de votre attention, les +unes par leur importance, les autres par leur nouveauté. D'abord, si +vous considérez d'un côté tout ce que nous avons ignoré jusqu'à notre +époque sur les langues en général (sans parler<span class='pagenum'><a name="Page_409" id="Page_409">[409]</a></span> de ce que nous ignorons +encore); si vous comparez le vaste théâtre géographique des langues +ci-devant inconnues, à l'étroite sphère de celles où nous n'avons cessé +de rouler, vous penserez qu'il ne suffit pas de savoir le grec et le +latin pour raisonner sur la philosophie du langage, pour bâtir de ces +théories que l'on appelle des grammaires universelles; vous sentirez que +notre exclusive admiration du grec et du latin n'est qu'un tribut +irréfléchi payé par notre enfance à la vanité scolastique de nous +instituteurs, qui veulent tout savoir, et à l'orgueil militaire des +peuples anciens, qui tinrent pour non existant ce qu'ils ignoraient. Que +diraient-ils aujourd'hui, ces Grecs et ces Romains si fiers de leurs +idiomes, <i>issus des dieux</i> comme leurs ancêtres, si nous, leur prouvions +que leur latin pélasgique, que leur grec soi-disant autochthone, ne +furent qu'une émanation, qu'un des dialectes de la langue d'une nation +scythique dont le siège ou foyer fut la Boukarie, au nord de l'Indus, et +touchant la Bactriane par les quarante degrés de latitude; que du sein +de cette nation, favorisée d'un, beau ciel et d'un beau sol, et qui +vécut à la fois agricole et pastorale, sortirent, a des époques ignorées +de l'histoire, des essaims de guerriers, qui, comme on a vu plus tard +les Gaulois, comme on a vu ensuite les Tartares de <i>Tamerlan</i> et les +Mongols de <i>Techinguiz-Kan</i>, étendirent leurs invasions successives +depuis<span class='pagenum'><a name="Page_410" id="Page_410">[410]</a></span> les plaines du Gange, où leur race persiste, jusqu'aux îles +britanniques, où leurs traces s'aperçoivent encore? Depuis cent ans, le +langage de cette nation scythique, retrouvé par nos savants européens +dans les livres sacrés de l'Inde, sous le nom de <i>sanscrit</i>, est de plus +en plus reconnu pour être la base, non seulement d'une infinité de mots, +mais encore du système grammatical d'une foule de langues modernes et +anciennes: de presque tous les dialectes actuels de l'Indostan; de +l'ancien dialecte goth et <i>moesogoth</i>, du vieux teuton ou <i>Deutche</i>, qui +fut le <i>Dace</i> des Romains; de son dérivé, le plat allemand, d'où +dérivent à leur tour, le hollandais et l'anglo-saxon; enfin de l'ancien +grec lui-même, et de ses collatéraux, l'étrusque et le latin; de manière +que les Pélasgues, si célèbres par leurs migrations, ont du être, comme +les <i>Tchingares</i> (nos Bohémiens), une tribu d'origine <i>indoscythe</i>, +chassée à l'ouest par des convulsions guerrières: sans doute ce furent +les descendants de ces Scythes <i>sanskritiques</i>, qui, sous le nom grec de +<i>massagètes</i> (équivalant au sanscrit <i>Maha Sagatai, grands Scythes</i>), +soutinrent contre les Égyptiens le procès d'antiquité nationale dont +parle Hérodote; et ce fait, lui seul, rend communs aux Scythes les huit +ou neuf mille ans dont les Égyptiens citaient à Solon et Platon, des +preuves que ces hommes célèbres nous attestent être, non des fables, +mais des faits authentiques portant avec eux leurs preuves.<span class='pagenum'><a name="Page_411" id="Page_411">[411]</a></span></p> + +<p>En résumé, les Grecs si fiers de leur langue et de leur génie, n'ont été +que les cousins germains des Gètes et des Thraces: la situation +géographique a fait la différence; et nos littérateurs dédaigneux, qui +repousseraient cette commune origine, les feraient ressembler à ces +parvenus qui méconnaissent leurs parents.</p> + +<p>Une seconde conséquence, nouvelle et importante, est que désormais il +est prouvé que l'homme seul, par ses moyens naturels, a pu, a dû +inventer plusieurs langues. Cette vérité résulte des différences +tranchantes remarquées entre divers systèmes grammaticaux, dont +quelques-uns sont vraiment bizarres. Les savants philologues s'accordent +à reconnaître plus de trente idiomes originaux ou <i>langues mères</i>; or, +il suffit qu'une seule langue soit d'invention humaine, pour conclure +que toutes peuvent l'être: dès lors disparaît le besoin que se fit +l'ignorance des premiers raisonneurs en ce genre, d'appeler les dieux, +les génies à l'éducation primitive de l'homme, et à la suggestion de son +langage. Expliquer ce qu'on ne conçoit point par des moyens encore plus +inconcevables, est un procédé par trop bizarre; imaginer que l'homme +puisse réciter subitement des mots dont il n'a ni l'habitude ni le +besoin, et qui seraient les signes d'idées qui ne sont pas nées, c'est +une autre contradiction qui seule caractérise et les inventeurs et leurs +disciples.<span class='pagenum'><a name="Page_412" id="Page_412">[412]</a></span></p> + +<p>Du reste, la création naturelle des langues ne doit point alarmer ceux +qui veulent absolument que toutes les races humaines soient issues d'un +seul couple primitif: j'avoue que je n'entends pas mieux l'apparition +naturelle d'un premier couple que de plusieurs; mais comme je ne vois +aucune utilité morale et politique à l'une et à l'autre hypothèse, je +demande la permission de rester indifférent: seulement je remarque qu'en +admettant un seul couple primitif, il a pu arriver, par la suite, que +quelque couple de sourds et de muets ait vécu isolé, et qu'il ait +produit une race bien conformée, qui aurait été contrainte de se faire +une langue. Nier la possibilité de cette invention, c'est prétendre que +tout ce que l'on ne conçoit pas ne peut exister; plus je vieillis, moins +j'ai cette prétention; sans sortir du cours des choses naturelles, il me +semble que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre +le problème; aussi a-t-il été déja tenté deux fois de manière à faire +espérer un succès final; une première fois par le président <i>de +Brosses</i>, en son traité de la <i>Formation mécanique des langues</i><a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor">[49]</a>; une +seconde fois par l'auteur écossais, lord <i>Munboddo</i> et son <i>Essai sur +l'origine et les progrès du langage</i>; ce second ouvrage a sur le premier +ce grand avantage, que <i>Munboddo</i> ne s'est pas restreint à<span class='pagenum'><a name="Page_413" id="Page_413">[413]</a></span> la méthode +didactique, comme l'a fait de Brosses; mais il a nourri ses +raisonnements d'une foule d'observations et d'anecdotes curieuses, +fournies par les voyageurs et les historiens sur les peuples sauvages et +les individus trouvés solitaires dans les bois: de manière que sa +théorie prend un coloris animé qui la rend plus persuasive. <i>Munboddo</i> +prouve par des faits que l'homme solitaire n'a ni motif ni moyen de +parler; que le langage naît seulement de l'état social; que ses premiers +éléments sont, 1º les cris ou interjections; 2º les imitations des +bruits naturels, d'où naît l'onomatopée, ou <i>création des mots</i>, sur +laquelle vient se greffer la convention de prendre un son pour signe +d'une idée.</p> + +<p>Dès lors que la question de l'origine du langage est expliquée, toutes +ses subséquentes découlent aisément les unes des autres.</p> + +<p>Par exemple, celle de l'accroissement ou extension d'une langue, n'offre +pas de difficulté réelle: l'on conçoit comment, sur un premier canevas +donné, l'esprit humain prolonge de nouvelles lignes dans la direction de +celles qui existent; comment, en acquérant des idées nouvelles, il les +peint par des mots tirés de la même famille; comment il combine les +anciens mots pour en faire de nouveaux: l'étude des étymologies est +démonstrative à cet égard; les procédés des enfants le seraient +également, si au lieu d'en faire<span class='pagenum'><a name="Page_414" id="Page_414">[414]</a></span> des perroquets, nous les laissions un +peu raisonner et parler d'eux-mêmes.</p> + +<p>Une seconde question, l'état stationnaire d'une langue, se conçoit +facilement: en effet, qu'un peuple vive isolé; qu'il ait acquis une +somme d'idées suffisante à ses besoins, à ses habitudes; que par la +nature de son gouvernement il ne puisse étendre la sphère de ses +connaissances: chez un tel peuple, la langue peut subsister des siècles +sans avancer ni reculer; j'en fournirais des exemples au besoin. Cet +état stationnaire et limité est bien plus répandu qu'on ne pense; il a +lieu chez presque tous les peuples montagnards, chez les peuples +pasteurs, s'ils peuvent se préserver des guerres externes; enfin chez +les nations même civilisées, et cela dans les classes et professions où +le temps de l'homme et de la famille est absorbé par les soins de la +subsistance; ces classes ne connaissent de la langue nationale, que la +portion qui leur est nécessaire: amenez un paysan, un ouvrier, dans nos +assemblées scientifiques, vous verrez combien de mots ils ne comprennent +pas; faites-les suivre un raisonnement ou une narration, vous verrez +qu'ils n'ont pas l'usage de plusieurs modes et temps de nos verbes. On +se fait illusion, lorsqu'on parle des nations comme de corps sociaux +homogènes à la manière des corps physiques; elles ne sont que des +confédérations de peuples différents, qui, sous le nom de<span class='pagenum'><a name="Page_415" id="Page_415">[415]</a></span> riches, de +pauvres, de propriétaires, de prolétaires, d'oisifs, de laborieux, ont +des sphères d'idées, et par conséquent des <i>dictionnaires</i> de mots +très-différents. Nous qui en faisons un, ne sentons-nous pas à chaque +instant, qu'à côté de nous il en existe d'autres relatifs aux arts, aux +sciences, aux métiers, tous faisant partie de l'idiome français, et qui +cependant nous sont plus ou moins étrangers?</p> + +<p>Une troisième question, celle de l'altération d'une langue, veut être +divisée en deux branches.</p> + +<p>L'altération par le mélange des mots étrangers: c'est l'effet des +guerres, des invasions, du commerce. Ce mal vient de l'extérieur.</p> + +<p>L'altération par l'amaigrissement, l'appauvrissement, c'est-à-dire, par +l'oubli ou le non emploi des expressions et des tournures élégantes, par +l'introduction des termes et des tournures triviales, de mauvais goût, +de peu de justesse. Ce mal vient de l'intérieur.</p> + +<p>L'altération par mots étrangers, effet des invasions, des conquêtes, est +trop claire pour s'y arrêter; elle est plus ou moins grande, selon +l'affinité ou la dissemblance des deux langues qui se mêlent; elle +devient totale, si leur construction grammaticale est diverse, +c'est-à-dire, si l'exposition des idées marche dans un ordre différent. +Ce cas amène des décompositions du langage existant, d'où sort un +langage nouveau, mixte de ceux qui<span class='pagenum'><a name="Page_416" id="Page_416">[416]</a></span> précèdent. Notre langue française en +a fourni un exemple très-instructif, depuis que l'un de nos savants et +ingénieux confrères<a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a> a démontré sa formation de toutes pièces, par un +travail fait pour servir de modèle.</p> + +<p>L'altération par appauvrissement intérieur s'explique aisément par un +exemple.</p> + +<p>Lorsqu'en 1789 la nation française concourut par toutes les classes qui +la composent, à nommer ses représentants dans l'assemblée dite +Constituante, les lois et les harangues, pendant trois ans, parlèrent le +français le plus noble et le plus correct. La Convention succéda: vous +savez quel langage parlèrent alors les harangues et les lois? Pourquoi +cette différence? parce que, dans le premier cas, le langage fut celui +des classes cultivées et lettrées; tandis que, dans le second, il fut +celui des classes qui ne connaissaient que le dictionnaire des besoins. +Les choses furent au point, que l'on dut parler un mauvais style, comme +l'on dut porter un mauvais habit de sans-culotte.</p> + +<p>Les éternels Romains, que ramène sans cesse notre éducation de collège, +vont me fournir un autre exemple.</p> + +<p>Dans l'origine, ce peuple est un mélange<span class='pagenum'><a name="Page_417" id="Page_417">[417]</a></span> d'hommes bannis de divers +états de l'Italie, sur un mauvais sol volcanique que personne n'envie; +ils ont un langage où domine le grec mêlé de mots gaulois, phéniciens, +teutons, introduits par les guerres et le commerce; ce langage +s'amalgame, s'identifie par la communauté d'habitude entre ceux qui s'en +servent; il s'augmente d'une génération à l'autre en proportion des +idées nouvelles; Rome s'agrandit, rassemble une croissante population, +qui, par sa concentration, prend bientôt identité de mœurs et de +langage; après la ruine de Carthage, cette population, débarrassée du +souci des guerres, commence à s'occuper de jouissances, à cultiver les +sciences et les arts: la langue se polit et s'adoucit; les +prononciations dures deviennent pénibles à des bouches efféminées et +délicates: on substitue les consonnes douces aux fortes. On dit: +<i>leguiones</i> (legiones) pour <i>lekiones</i>; <i>maguistratus</i> pour +<i>makistratos</i>; <i>effugiunt</i> pour <i>exfokiont</i>; <i>dictatori alto</i> pour +<i>dictatored altod</i><a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>.</p> + +<p>Dans cette population partagée en deux nations ou factions rivales (les +plébéiens et les patriciens), leurs forces respectives balancées mettent +chaque citoyen dans le cas d'exprimer librement ses sentiments, ses +pensées: cette liberté donne aux expressions de l'énergie, de l'étendue; +le besoin de<span class='pagenum'><a name="Page_418" id="Page_418">[418]</a></span> persuader perfectionne l'art de présenter les idées; +l'homme devient éloquent parce qu'il est libre; la langue acquiert son +maximum de perfection; l'esprit produit ses chefs-d'œuvre. Bientôt +survient un changement dans l'état des choses et dans la forme du +gouvernement: les riches se sont unis pour opprimer, ils se divisent +pour régner. Du sein des rivaux s'élève un maître; Rome tremble devant +l'<i>imperator</i> entouré de soldats licteurs; les courages ont été brisés +par les proscriptions; la terreur est maintenue par les délations. Que +deviendra le langage? l'homme n'a plus de sentiments généreux à +manifester, plus d'idées hardies ou justes à émettre; ses expressions +vont devenir incertaines, timides, tortueuses, même fausses et +menteuses; ses phrases seront maniérées, embarrassées; son style n'aura +de couleur que pour l'adulation et le panégyrique: on croira la langue +appauvrie; ce sera le cœur et l'esprit. Les barbares viendront; leur +langage se mêlera au latin, la confusion suivra, et ce ne sera qu'avec +le temps que l'on verra naître un amalgame nouveau et bizarre.</p> + +<p>Une dernière question, celle de la disparition, de la perte totale d'une +langue, trouve un exemple singulier dans le récit d'un voyageur que je +crois Pallas: deux hordes tartares étaient en guerre; l'une surprit +l'autre, elle extermina tous les mâles, et garda seulement les petits +enfants et<span class='pagenum'><a name="Page_419" id="Page_419">[419]</a></span> les femmes, comme un moyen d'accroître promptement sa +population; les femmes des vaincus ne surent ou ne voulurent pas +apprendre la langue de leurs maîtres; les enfants qui naquirent, élevés +dans la langue des mères, la conservèrent de préférence, et par un cas +singulier, la langue des vaincus supplanta, en deux générations, la +langue des vainqueurs.</p> + +<p>Mais il est bien temps de terminer ces considérations tracées à la hâte; +je pense avoir prouvé que l'étude des langues fut à peu près nulle chez +les anciens, que chez les modernes elle a d'abord été remplie de +préjugés et d'erreurs; qu'elle n'a commencé d'être réellement +philosophique, c'est-à-dire conforme au sens droit et à l'indication des +faits, que depuis un siècle; que de nombreux matériaux se trouvent enfin +rassemblés; mais qu'il reste encore beaucoup à faire pour en construire +un édifice régulier qui nous présente la théorie et la pratique, +s'appuyant et s'expliquant réciproquement; enfin, comme dans l'écrit +même que j'ai l'honneur de vous soumettre, je ne puis me dissimuler +quelques lacunes, et que je dois y soupçonner d'involontaires erreurs, +il devient une nouvelle preuve de cette expérience nationale dont nous +devons nous faire le reproche, relativement à cette branche de +connaissances: heureux s'il devenait un motif d'émulation, et si +l'Académie française en<span class='pagenum'><a name="Page_420" id="Page_420">[420]</a></span> prenait occasion de délibérer sur les moyens de +répandre parmi nous l'élite ou du moins les principaux résultats des +ouvrages qui honorent et enrichissent l'esprit de nos voisins.</p> + + +<p class="c top15">FIN.</p> + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Quelques jours avant de mourir, M. de Volney avait commencé +l'histoire de sa vie; tout ce qui est marqué par des guillemets, est +copié sur des notes écrites au crayon, et qui furent trouvées parmi ses +papiers.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> La Chambre des Pairs, l'Académie.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Chassebœuf.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> À peu près 6,000 fr.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Suard, Vie du Tasse.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Moniteur du 28 mai 1789.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Moniteur du 20 mai 1790.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> En 1791.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Pastoret, Discours de réception à l'Académie.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> <i>Voyez</i> page 355.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> En juin 1798.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Laya, Discours de l'Académie.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Espèce de renard qui ne vague que pendant la nuit.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> D'après les calculs de Josèphe et de Strabon, la Syrie a +dû contenir dix millions d'habitants; elle n'en a pas deux aujourd'hui.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Le dragon Bel.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> En 1782, à la fin de la guerre d'Amérique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> La fatalité est le préjugé universel et enraciné des +Orientaux: <span class="smcap">cela était écrit</span>, est leur réponse à tout; de là leur apathie +et leur négligence, qui sont un obstacle radical à toute instruction et +civilisation.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Voyez la planche II, qui réprésente une moitié de la +terre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> L'Afrique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> La Méditerranée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les +Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, tom. II.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son prophète.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> Luther et Calvin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Les saducéens et les pharisiens.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> Quand un sectateur de Chiven entend prononcer le nom de +Vichenou, il s'enfuit en se bouchant les oreilles et va se purifier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Ces paroles sont le sens et presque le texte littéral du +premier chapitre du Qôran.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Ce sont ces deux grands partis qui divisent les musulmans. +Les Turks ont embrassé le second, les Persans le premier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Voyez à ce sujet le tome I des Recherches nouvelles sur +l'Histoire ancienne, où cette question est développée à fond, depuis le +chapitre V.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Les nuits de six mois.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Alitz, en phénicien ou hébreu, signifie dansant et +joyeux.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Œil et soleil s'expriment par un même mot dans la plupart +des anciennes langues d'Asie.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Du latin <i>lex</i>, <i>lectio</i>: Alcoran signifie aussi la +lecture, et n'est qu'une traduction littérale du mot loi.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> C'est de ce mot <i>habitudes, actions répétées</i>, en latin +<i>mores</i>, que vient le mot moral et toute sa famille.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Domestique vient du mot latin <i>domus</i>, maison.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> <i>Oico-nomos</i>, en grec, bon ordre de la maison.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> <i>Æquitas</i>, <i>æquilibrium</i>, <i>æqualitas</i>, sont tous de la +même famille.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Cet écrit est le texte original sur lequel fut faite la +traduction anglaise, publiée à Philadelphie en ventose an 5.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> Volney se contente de rappeler cette assertion du docteur +et dédaigne de la réfuter. Il n'y répondit, plusieurs années après, que +par la publication de ses savans ouvrages sur les langues orientales. +</p><p> +</p><p><br /> +(<i>Note de l'éditeur.</i>)<br /> +</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> Le docteur Priestley était de la secte des Quakers.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Quand vous jeûnez n'affectez pas la tristesse des +hypocrites, qui se rendent le visage pâle et défait, afin que les hommes +remarquent qu'ils jeûnent: +</p><p> +Mais, quand vous jeûnez, parfumez-vous la tête et lavez-vous le visage. +<i>Saint Matthieu</i>, chap. VII, vers. 16 et 17.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> Le docteur N..., théologien, et le docteur Black, +chimiste, étaient au café à Edimbourg. On jeta sur la table une nouvelle +brochure théologique du docteur Priestley: «En vérité, dit le docteur +N..., cet homme ferait mieux de s'en tenir à la chimie; car, d'honneur, +il n'entend rien en théologie. Pardonnez-moi, répondit le docteur Black, +il est prêtre, il fait son métier; car, de bonne foi, il n'entend rien +en chimie.»</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> Le docteur Priestley lui-même, qui <i>donna</i> un sermon au +profit des <i>immigrants</i>, comme les comédiens donnent une pièce au profit +des pauvres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> «Et que m'en revient-il ici (de mes travaux de ministre +évangélique), si ce n'est peut-être de m'attirer le mépris <i>de gens +tels</i> que M. Volney, qu'à la vérité cependant je me sens assez capable +de supporter?» +</p><p> +Ce langage est d'autant plus étrange, que dès long-temps M. Priestley +n'avait reçu de ma part que des honnêtetés. En 1791 je lui adressai un +mémoire sur la chronologie, à l'occasion des tableaux qu'il avait +publiés: pour toute réponse il m'injuria en 1792..... Après m'avoir +injurié, me trouvant ici l'hiver dernier, il me fit prier à dîner chez +son hôte et ami M. Russell; après m'avoir fait beaucoup de politesses à +ce dîner, il m'invective de nouveau dans un pamphlet; après m'avoir +invectivé, il me rencontre dans la rue de Spruce, veut me prendre la +main comme à un ami, et il parle de moi sous ce nom en grande compagnie. +Je demande au public, qu'est-ce que le docteur Priestley?</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> Elle dura cinq quarts d'heure.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Voyez les <i>Commentaires</i> de dom Calmet.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> <i>Tour</i>, en arabe et en hébreu <i>bourdj</i> et <i>bourg</i>; d'où +viennent l'allemand et l'anglais, <i>burg</i>, <i>borough</i>, et le français, +<i>bourg</i>, par la raison que les <i>tours</i> ou <i>clochers</i> ont toujours été le +signal d'un lieu habité.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> <i>Babil</i>, en français, est bien analogue; et en égyptien, +le mot <i>barbar</i> on <i>berber</i>, pour désigner l'homme étranger, semble +n'être que l'équivalent de <i>babul</i>, comme signe d'un <i>bredouillage</i> +qu'on ne comprend pas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> Je ne parle point de celle de <i>Court de Gébelin</i>, qui +appartient plutôt aux romans qu'à la science.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> Publié en 1765; 2 vol. in-12. <i>Voyez</i> chap. <span class="smcap">vi</span>, t. 1</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> M. Raynouard, dans ses <i>Recherches sur l'origine et la +formation de la langue romane</i>, etc. (Chez Firmin-Didot, rue Jacob).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> Vieux latin de la deuxième guerre punique.</p></div> + +</div> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome I, by +Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME I *** + +***** This file should be named 27931-h.htm or 27931-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/9/3/27931/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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