diff options
Diffstat (limited to '25335-8.txt')
| -rw-r--r-- | 25335-8.txt | 31309 |
1 files changed, 31309 insertions, 0 deletions
diff --git a/25335-8.txt b/25335-8.txt new file mode 100644 index 0000000..2be4757 --- /dev/null +++ b/25335-8.txt @@ -0,0 +1,31309 @@ +The Project Gutenberg EBook of Robert Burns, by Auguste Angellier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Robert Burns + Vol. I., La Vie. + +Author: Auguste Angellier + +Release Date: May 5, 2008 [EBook #25335] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROBERT BURNS *** + + + + +Produced by Robert Connal, Christine P. Travers and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + +[Note au lecteur de ce fichier digital: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. + +{} sont utilisées pour marquer les lettres supérieures. + +Les notes 341, 537 n'ont pas de référence dans le texte.] + + + + + AUGUSTE ANGELLIER + DOCTEUR ÈS LETTRES, + PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ DE LILLE. + + + + + ROBERT BURNS + + + I + + LA VIE + + + + + PARIS, HACHETTE ET Cie. 1893. + + + + + À + + M. ÉMILE CHARLES + + CORRESPONDANT DE L'INSTITUT + + RECTEUR DE L'ACADÉMIE DE LYON + + JE DÉDIE CE LIVRE + + EN TÉMOIGNAGE DE RESPECT ET D'AFFECTION. + + AUGUSTE ANGELLIER. + + + + +PRÉFACE. + + +Après un siècle on sait ce que vaut la renommée d'un poète, et quelles +verdures les contemporains ont plantées sur sa tombe: si c'étaient des +peupliers et des bouleaux, essences de quelques années, ou le chêne +qui résiste aux âges. Parmi les gloires poétiques qui ont éclaté en +Angleterre à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, +quelques-unes se sont flétries; il n'en est pas qui ait plus +régulièrement grandi que celle de Robert Burns. Il est désormais, pour +une fraction considérable et supérieure de l'humanité, un grand poète +d'usage quotidien, un de ceux où des milliers d'âmes trouvent le +froment et le vin. Le rameau qui fut planté sur sa fosse est devenu un +arbre puissant, indestructible. + +Il nous a paru que Burns n'était pas assez connu en France, si l'on +songe à la place que son nom tient désormais dans le monde. Les +quelques études qui ont été écrites sur lui sont sommaires; la plupart +ont été produites avant que les derniers documents, dont quelques-uns +sont importants, aient été publiés. Il nous a paru aussi que, même +après les biographies anglaises, dont plusieurs sont admirables, il +était encore possible d'élucider certains moments intérieurs de sa +vie. Cela nous a engagé à entreprendre ce travail. Sans doute une +secrète sympathie pour cette âme curieuse et forte nous y poussait +obscurément. + +Sa vie est, en effet, intéressante et instructive entre toutes. C'est +pour ainsi dire une vie type. Par la violence et la variété des +sentiments et des vicissitudes, par le mélange de hautes intentions et +d'accomplissements débiles, par certaines crises maîtresses et +essentielles, elle est une figure à la fois complète et rare de la vie +humaine. Et, plus précisément, par l'effort et l'énergie de la +jeunesse, l'indécision et le vacillement de la maturité, le +relâchement et la déchéance des dernières années, elle offre, avec des +proportions plus amples et des accents plus forts, l'image et, le +tracé de tant d'existences, entreprises avec confiance et courage, +mollement maintenues au moment décisif, achevées dans les regrets et +les remords. Elle est comme un exemplaire, fait d'un métal fin et +frappé d'une empreinte forte, de la majeure partie peut-être des +destinées qui se débattent sur ce globe. + + * * * * * + +Nous avons pensé que cette existence ne pouvait prendre son intérêt, +son enseignement entiers, que si toutes les situations en étaient +étudiées dans leur forme particulière et dans leur étroite succession. +Ces études, à leur tour, ne pouvaient avoir de portée et de +pénétration que si elles étaient assez détaillées pour revêtir +l'intensité que ces situations eurent vraiment. Nous avons voulu +reconstituer, avec tout le drame qu'elles contenaient, les crises de +coeur, de conscience, ou de circonstances, dont fut formée cette +destinée. En d'autres termes, nous avons essayé d'en écrire le roman, +mais un roman réel, établi sur des faits, des lettres, des aveux. Nous +voulons, par ce mot, indiquer notre effort pour remettre ces moments +d'émotion dans la vérité vécue, pour les évoquer tels qu'ils furent +dans le coeur qu'ils bouleversèrent. C'est une tentative pour +reconstituer la réalité avec une pleine exactitude. + +Le résultat inévitable de cet essai est un développement qu'on +trouvera sans doute excessif; on nous reprochera d'avoir donné trop de +place à des faits qui se retrouvent dans les souvenirs de beaucoup +d'hommes. Nous pourrions répondre qu'il n'y a pas de faits peu +importants quand ils renseignent sur une âme importante; et que +souvent les faits les plus communs fournissent les plus probants +indices pour connaître une conscience. Mais nous désirons revendiquer +plus franchement et plus largement la méthode suivie dans ce travail. +Si les actes ordinaires de gens ordinaires, étudiés avec minutie dans +ce qu'ils ont d'individuellement intense et de généralement humain, +suffisent à faire vivre le roman et le théâtre, pourquoi n'y aurait-il +pas, dans une vie réelle, dans celle surtout d'un homme qui a senti +plus que les autres, les mêmes situations de roman et de drame, la +même émotion et les mêmes leçons. Que dis-je? L'impression est ici +plus poignante et l'enseignement plus haut par la vérité des +événements et la valeur de celui qui les a vécus. La même angoisse +peut naître des crises d'un coeur qui a palpité que des crises de +coeurs imaginaires. Toute étude psychologique d'un homme, si elle +remontait à ce qui fut la réalité, se retrouverait devant une de ces +analyses qui semblent réservées aux romanciers et aux dramaturges. La +foncière étude d'un homme d'État, d'un artiste, d'un poète, d'un +ambitieux ne diffère pas de l'étude du père Grandet ou de Macbeth. Et +souvent les situations réelles ne le cèdent ni en grandeur ni en +cruauté aux situations inventées. Celui qui essaye de reconstituer une +âme, au moyen des débris qu'elle a laissés d'elle-même, se trouve, le +plus souvent, en face d'une suite de scènes qui furent des drames; et +l'on ne crée un drame que par la minutie du décor et du détail, eux +seuls redonnent à un épisode ordinaire l'importance, la gravité +majeure et comme l'accaparement qu'il eut pour les âmes qui en +attendaient la tristesse ou la joie. + + * * * * * + +On me dira peut-être que j'ai été trop indulgent, que j'ai trop excusé +une vie chargée de défaillances. Je répondrai: je n'ai pas été +indulgent dans les faits; je ne les ai pas atténués; je n'en ai pas +dissimulé un seul; il en est même plusieurs dont on n'avait pas aperçu +la portée, je l'ai indiquée, à ce point que certains admirateurs du +poète pourront me reprocher d'avoir été dur pour lui, d'avoir fait +entrer le soleil dans certains coins qui auraient pu demeurer obscurs. +Je n'ai pas non plus été indulgent dans l'interprétation de ces actes +de faiblesse et d'égoïsme. Je crois avoir donné à chacun d'eux sa +notation morale, mesurée surtout aux souffrances dont ils furent la +cause. L'indulgence apparaît seulement dans le jugement général sur +l'homme, en tenant compte du bien qu'il y avait en lui, de ses +qualités, de ses efforts, des circonstances de sa vie, des +entraînements d'une nature qui a fait partie de son génie. Là, en +effet, l'indulgence existe; elle n'est autre chose que de l'équité. Je +ne suis pas un juge pour condamner mon semblable; je n'en ai pas +l'infaillibilité, et le cruel office ne m'en est pas imposé; je parle +avec pitié et précaution des faiblesses apparentes d'un frère humain, +d'un grand frère humain, dont je ne connais pas toute la vie, dont je +ne sais pas toutes les souffrances, dont je ne puis mesurer les +desseins, dont je n'ai pas pesé les regrets, dont je ne touche que la +grossière écorce que les actes font autour des intentions de l'âme. Il +y avait à la Renaissance un médailleur italien dont le nom a été +perdu. Il avait l'habitude de graver au revers de ses oeuvres la +figure de l'Espérance, et on lui a donné le nom charmant de +«médailleur à l'Espérance». De même, si c'est le devoir pour +l'historien de montrer clairement les faits, il serait beau que +derrière chacun de ses jugements on aperçût toujours la marque de +bonté. Il n'y aurait pas à nos yeux de plus haut titre, pour un +critique dont le nom serait inconnu ou oublié, que d'être désigné, +même sur une seule page sauvée, comme le critique de l'Indulgence. + + + + +LA VIE. + + + + +CHAPITRE I. + +ALLOWAY ET MONT-OLIPHANT. + +1759--1777. + + +I. + +ALLOWAY. -- L'ENFANCE. + +À deux milles environ au sud de la petite ville d'Ayr, en Écosse, sur +la route qui longe la mer près de la côte, se trouve un cottage de +paysan, blanchi à la chaux, qui est peut-être, après la petite maison +de Shakspeare à Stratford-sur-l'Avon, le lieu de pèlerinage littéraire +le plus fameux de la race anglo-saxonne. Ce ne sont pourtant pas les +endroits consacrés qui manquent en Angleterre, et l'affluence des +fidèles ne leur fait pas défaut. Aucune race n'a davantage le culte, +parce qu'aucune n'a autant l'orgueil, de ses grands hommes. Les ruines +de Newstead Abbey, avec les souvenirs orageux de Byron; la bourgeoise +maison de Cowper à Olney; la résidence gothique de Walter Scott à +Abbotsford; la paisible demeure de Wordsworth à Rydal Mount sont, +chaque année, visitées par des milliers de voyageurs venus de tous les +coins du monde, où l'on parle anglais. Mais elles le sont surtout par +des catégories particulières d'admirateurs; elles attirent de +préférence telle ou telle classe d'âmes, selon que celles-ci ont plus +d'affinité pour la révolte, la douceur, la santé d'esprit ou la +méditation sereine. Aucun de ces lieux n'est l'objet d'un culte aussi +général que cette petite chaumière d'argile. C'est là que naquit +Robert Burns. Sa vie et ses oeuvres sont en effet assez pleines d'un +intérêt unique pour exciter toutes les curiosités, assez pleines +d'infortunes et de beautés pour exciter toutes les pitiés et toutes +les admirations. + + * * * * * + +Son père William Burns, ou plutôt, pour écrire son nom comme il +l'écrivait lui-même, Burnes, venait du nord-est de l'Écosse, du +Kincardineshire. C'était le fils d'un fermier; il avait été élevé sur +la côte austère et âpre de la mer du Nord, parmi les ruines du château +de Dunnottar, sur l'ancien domaine de la famille des Keith-Marischal +dont les biens avaient été confisqués après la révolte de 1715. La +destinée avait été rude pour lui. Vers l'âge de 19 ans, il avait été, +en même temps qu'un frère aîné, forcé de s'éloigner pour aller gagner +sa vie. «J'ai souvent, dit Gilbert Burns, entendu mon père décrire +l'angoisse qu'il ressentit, quand ils se séparèrent au sommet d'une +colline, sur les confins de leur lieu de naissance, chacun prenant sa +route à la recherche de nouvelles aventures et sachant à peine où il +allait[1].» William Burnes avait d'abord séjourné à Édimbourg où il +avait travaillé de son métier de jardinier. Puis il avait traversé +l'Écosse et était venu vers l'ouest, s'établir dans l'Ayrshire. Après +avoir servi les autres comme jardinier, il avait loué sept acres de +terre, près du pont du Doon, pour s'y établir comme pépiniériste. Sur +ce terrain, près de la vieille église du village d'Alloway, il avait +de ses propres mains bâti le cottage aux murs d'argile, qui est +maintenant un des joyaux de l'Écosse. Au mois de décembre 1757, il y +avait amené sa femme de beaucoup plus jeune que lui, Agnes Brown, +fille d'un fermier du Carrick. + + [Note 1: _Narrative by Gilbert Burns of his Brother's Life._ + Scott Douglas. Vol. IV. Appendix C.] + +À coup sûr, ce n'était pas un homme ordinaire. Froid, sévère, +silencieux et sombre, singulièrement honnête, il vivait retiré en +lui-même. Il semble avoir inspiré autour de lui un sentiment un peu +timide de vénération et d'affection, comme il arrive aux hommes +austères et bons. Sa femme avait pour lui un amour plein de déférence; +lorsqu'il grondait ses enfants, ce qu'il faisait rarement, ils +l'écoutaient avec une sorte de terreur respectueuse. Il avait eu l'art +de gagner l'estime et le bon vouloir de ceux qu'il employait, et celui +de conserver toute sa dignité devant les gens d'une position plus +élevée que la sienne. Sous ces dehors glaciaux et rigides, il cachait +une faculté d'observation pénétrante et une disposition à +l'emportement dont Robert hérita sans sa puissance à la maîtriser. +«Pendant de nombreuses années de vie errante ou de séjours, dit +celui-ci en parlant de son père, il avait ramassé une assez grande +somme d'observation et d'expérience, à laquelle je dois la plus grande +partie de mes faibles prétentions à la sagesse. J'ai rencontré peu de +personnes qui comprissent les hommes, leurs moeurs et leurs façons +aussi bien que lui. Mais une intégrité obstinée et une irascibilité +fougueuse et ingouvernable sont de mauvaises conditions pour réussir. +Je naquis donc le fils d'un homme très pauvre[2].» Murdoch, le maître +d'école de ses fils, dans le portrait qu'il en traça plus tard, dit +qu'il ne le vit que deux fois en colère: une fois parce que les +moissonneurs n'avaient pas fauché un champ comme il était dit; une +autre fois parce qu'un vieillard avait tenu devant lui une +conversation avec des allusions grivoises[3]. Mais, Murdoch vécut peu +de temps avec lui, et ne le voyait que par intervalles. Burns, dans sa +lettre au Dr Moore, revient une seconde fois sur cette disposition: +«Il était, dit-il, sujet à de fortes colères.» Évidemment il y avait +chez lui des réserves d'orage qui ne parurent jamais; mais parfois un +éclair ou un grondement perçaient la froideur de l'aspect. L'orage +éclata chez le fils, avec tous ses ravages et toutes ses beautés. + + [Note 2: _Lettre autobiographique de Robert Burns au Dr + Moore, datée de Mauchline 2 Août 1787._ Cette lettre est un + document capital pour la première partie de la vie de + Burns.--Tous les renvois aux oeuvres de Burns, soit en vers + soit en prose, sont faits, lorsqu'il n'y aura pas d'autre + indication, sur la belle édition de W. Scott Douglas: _The + complete Works of Robert Burns._ Edinburgh. William + Paterson, 6 vol. in-8{o}. C'est pour longtemps sans doute + l'édition définitive.] + + [Note 3: John Murdoch's. _Narrative of the Household of + William Burnes._ V. Scott Douglas. Vol. IV. Appendix B.] + +La mère de Burns était la fille d'un fermier du Carrick, et ce détail +a son importance. Tandis que la partie de l'Écosse méridionale qui +s'étend à l'est des collines des Lowther jusqu'à la mer du Nord, avait +été envahie par les Angles et devenait saxonne, toute la contrée qui +s'étend à l'ouest des mêmes collines jusqu'à la mer d'Irlande et qui +constituait le royaume breton de Strathclyde, était restée autrefois +celtique. Lorsque plus tard les Angles pénétrèrent dans la vallée de +la Clyde et jusque dans les plaines d'Ayrshire, la partie sud de cette +région, le Galloway, resta pur de tout mélange[4]; la population +gallique, qui n'a pas cessé de l'habiter, déborda même sur une partie +du comté d'Ayr et couvrit le district de Carrick qui en forme le coin +méridional, contre la mer[5]. C'est de ce bout de terre, où s'est +conservé un fonds de sang gaulois, que venait la mère de Burns. Elle +était petite, extrêmement vive et active, d'une humeur gaie, avec une +chevelure d'un roux pâle et de magnifiques yeux noirs. Elle avait le +goût celtique pour la musique, elle savait une inépuisable quantité de +vieilles chansons et de vieilles ballades qu'elle chantait fort bien +et dont sûrement elle berça son fils. C'est à elle bien plus qu'à son +père que Robert ressemblait de façons et de traits. Il tenait d'elle +ces étincelants yeux noirs dont Walter Scott, qui avait connu +cependant tous les hommes éminents de son temps, disait qu'il n'avait +jamais vu les pareils dans une autre tête humaine; son aisance de +démarche et de manières; sa force de familiarité et cette alerte joie +de vivre qui, pendant longtemps, perça toutes ses tristesses. S'il est +vrai que, dans la poésie anglaise, les qualités soudaines et +brillantes, la vivacité de la couleur, la légèreté du rhythme, l'essor +des strophes, l'ardeur, doivent être attribués au génie celtique[6], +c'est par sa mère que Burns les a reçus. La partie grave et +méditative de son oeuvre, ses poèmes sagaces et solides peuvent être +attribués à l'influence paternelle; c'est à l'influence maternelle que +revient la partie lyrique, ses adorables chansons si légères, hymnes +joyeuses aux couleurs claires qui laissent deviner le sang vif des +Gaulois. + + [Note 4: Skene. _Celtic Scotland._ Vol. I, p. 202-203.--Voir + aussi Hill Burton. _History of Scotland._ Vol. I, p. 278. + Vol. II, p. 16 et 61.--Voir aussi Veitch. _The History and + Poetry of the Scottish Border._ Chapitre III.] + + [Note 5: Skene. _Celtic Scotland._ Vol. III, p. 70.] + + [Note 6: Matthew Arnold. _Of the study of Celtic + Literature._] + + * * * * * + +Robert Burns naquit le 25 janvier 1759. Sa vie qui devait être si +orageuse commença dans un orage, et lui-même rappelait, avec une +rondeur de termes à laquelle il faut s'habituer avec lui, dans quelles +circonstances il était venu au monde et ce qu'une commère lui avait +prédit dès la première heure. + + Il y eut un garçon qui naquit en Kyle, + Mais en quel jour et de quelle façon, + Je me demande si cela vaut la peine + D'être si minutieux pour Robin. + + Robin fut un vagabond, + Un joyeux gars, un vagabond, un joyeux gars, un vagabond; + Robin fut un vagabond, + Un joyeux gars, un vagabond, Robin! + + L'avant-dernière année de notre monarque + Était de vingt-cinq jours commencée, + Ce fut alors qu'une rafale du vent de janvier + Entra et commença à souffler sur Robin. + + La commère regarda dans sa main, + Elle dit: «Qui vivra, verra la preuve + Que ce gros garçon ne sera pas un sot, + Je crois que nous l'appellerons Robin. + + Il aura des malheurs, grands et petits, + Mais toujours un coeur au dessus d'eux, + Il nous fera honneur à nous tous, + Nous serons fiers de Robin. + + Mais aussi sûr que trois fois trois font neuf, + Je vois par toutes les marques et toutes les lignes + Que le vaurien aimera chèrement notre sexe, + Aussi sois notre chéri, Robin[7].» + + [Note 7: R. Burns. _Rantin' roving Robin._] + +Ce n'était pas assez: neuf ou dix jours après, un des ouragans qui +sortent de l'Atlantique et se ruent sur cette côte écossaise, sans +être ralentis ou affaiblis encore par aucun obstacle, renversa le +pignon de la maison. Pauvre pignon, il est vrai, bâti d'argile, et +sans doute par des mains malhabiles! Pour y établir sa cheminée, +William Burnes avait mis dans le mur deux jambages et un linteau de +pierre; mais lorsque l'argile s'était tassée, cette partie solide +n'avait pas cédé et avait fait bomber la paroi en dehors. Avec sa +méchanceté à découvrir le moindre point faible des abris humains, le +vent avait profité de ce défaut pour pousser le pignon du côté où il +penchait. Le mur s'était effondré. Pendant la nuit, à travers la +tourmente, il fallut transporter la mère et le nouveau-né chez un +voisin, où ils attendirent que William Burnes eût réparé les dégâts et +refermé la maisonnette[8]. «Rien d'étonnant, disait plus tard Robert, +que lorsqu'on est entré dans ce monde par une telle tempête, on soit +la victime de passions tempétueuses[9]». + + [Note 8: _Letter of Gilbert Burns to Dr Currie._] + + [Note 9: Shairp. _Robert Burns._ Chap. I.] + +Moins d'un an après Robert, naquit son frère Gilbert qui devait être +son compagnon, son confident et plus tard presque son meilleur +biographe. Puis vinrent en 1762 et en 1764 deux soeurs, Agnes et +Arabella, en sorte que le petit cottage fut bientôt trop peuplé. Plus +tard la famille devait s'augmenter encore d'un troisième fils, +William, né en 1767; d'un quatrième, John, né en 1769 et qui mourut +jeune, et de la dernière fille, Isabella, née en 1771, douze ans après +son frère aîné et qui mourut en 1858, amenant ainsi jusque dans notre +génération un front sur lequel avaient joué les doigts de Robert +Burns. + + * * * * * + +C'est dans les quelques milles compris entre la petite rivière de +l'Ayr et le petit cours d'eau du Doon que s'écoulèrent les premières +années de Robert Burns. + +La route, qui passe maintenant devant le cottage, passait alors +derrière, au bout du jardin, plus près de la mer, pittoresque et +animée comme les routes d'alors par une population errante, très +nombreuse en Écosse. C'étaient les colporteurs, avec leur paquet sur +l'épaule et leur aune en main; des marchands de littérature populaire +avec leurs livres à un penny et leurs ballades à un demi-penny; les +chaudronniers avec leur provision de cornes et leur moule à faire les +cuillers courtes qu'on nomme _cutties_; des bandes de gipsies; et +parfois un sergent de recrutement ou un mendiant du roi avec sa robe +de drap bleu et sa plaque d'étain. C'est là, sans doute, dans les +interminables contemplations enfantines, que Burns prit le sentiment +des grand'routes qui revient souvent chez lui et qu'il s'éprit de +sympathie pour le peuple poudreux et déloqueté des vagabonds et des +gueux. Les endroits qu'il habita en quittant le cottage de la route +d'Ayr n'étaient pas aussi faits pour lui donner cette impression, +qu'il dut surtout emporter d'ici. De devant le cottage, on voit, du +côté du nord, les pignons débandés des dernières maisons d'Ayr, entre +lesquels apparaissait jadis le Vieux Pont avec ses contreforts +massifs; au dessus des toits se dresse la Tour de Wallace. Du côté +sud, on voit la bordure d'arbres sous lesquels coule le Doon et le +pont du Doon, avec son arche unique. En face, s'étagent des collines +à pentes douces, couvertes de champs et parsemées de bouquets de bois. +Elles n'avaient pas sans doute l'aspect de riche culture qu'elles ont +aujourd'hui; mais elles présentaient déjà un paysage ramassé, de +proportions moyennes, formant un ensemble et portant, de quelque côté +qu'on se tournât, la marque de l'homme. + +C'est là que, dans sa première enfance, Burns courut et gambada +librement, pieds nus, tête nue, comme un vrai gamin écossais, et vécut +de la vie des petits paysans. Il devait parfois vagabonder jusqu'à +Ayr, qui lui paraissait sûrement une grande ville. Mais le plus +souvent il a dû aller courir dans l'eau, sur les cailloux aux bords du +Doon qui avait pour lui l'attrait qu'ont les ruisseaux pour les +enfants. C'était, c'est encore--car, comme dit le rivulet de Tennyson, +les ruisseaux passent moins vite que les hommes--une bonne rivière +pour y jouer, peu profonde, assez rapide, un de ces cours d'eau dont +les bonds semblent prendre part à la gaîté des petits garçons qui +jouent avec eux. Surtout il est semé de gros galets et de rochers au +milieu desquels il est si amusant de sauter de l'un à l'autre, en se +mouillant un peu. Il y avait aussi cette bordure touffue de coudriers +et de noisetiers, sous lesquels court et écume le flot, et qui étaient +pleins d'oiseaux en avril et de noisettes en septembre. Plus d'une +fois le gamin ardent au jeu dut s'y attarder, et revenir bien vite +lorsque, le soir tombant, il fallait, pour rentrer à la maison, +repasser devant la vieille église ruinée d'Alloway qu'on disait +hantée. Ce coin de pays, qui a servi de trame à ses premiers +souvenirs, se retrouve tout entier dans ses poèmes, depuis l'antique +pont d'Ayr et l'auberge de la Grand'Rue jusqu'à la vieille église +mystérieuse et au pont du Doon, sur lequel la sorcière en chemise +devait brandir désespérément, dans les éclairs et l'orage, la queue de +la jument de Tam de Shanter. + +D'autre part, c'est peut-être le voisinage de la ville d'Ayr qui +éveilla en Burns les sentiments de patriotisme rétrospectif par +lesquels il est cher aux coeurs écossais. Ayr est une ville à +souvenirs historiques. C'est là que William Wallace, le héros et le +martyr de l'indépendance écossaise, à ce que raconte la légende, brûla +5.000 Anglais dans les magasins à grains qu'on appelait les granges +d'Ayr. Le nom de William Wallace était resté vivant dans la contrée et +sa vie était un des livres de lecture populaire. Un des premiers +livres que Burns ait lus était une vie de Wallace que lui avait prêtée +un forgeron, et lui-même raconte l'effet qu'il en ressentit. «La vie +de Wallace versa dans mes veines un enthousiasme écossais qui y +bouillonnera jusqu'à ce que les écluses de la vie se ferment dans le +repos éternel.[10]» Ajoutez que c'est dans le district voisin du +Carrick que Robert Bruce, le continuateur de Wallace, le vainqueur de +Bannockburn se révolta et a d'abord «brandi sa lance[11]». C'est +peut-être à ces premières impressions que les Écossais doivent l'_Ode +de Bruce_ à ses soldats. + + [Note 10: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 11: _The Vision._] + +Son enfance de poète eût été incomplète si elle n'avait eu sa part de +contes merveilleux. Il y avait, dans la pauvre chaumière, une vieille +femme que William Burnes avait recueillie par charité, et qui sous ses +rides possédait une mémoire, une imagination de conteur; un trésor +d'histoires fantastiques sortait d'elle comme ces beaux livres qu'on +trouve dans un meuble vermoulu et poussiéreux. Elle n'était jamais +lasse de raconter, et Burns lui a rendu justice. «J'ai dû beaucoup à +une vieille femme qui restait dans la famille, remarquable par son +ignorance, sa crédulité et sa superstition. Elle possédait, je +suppose, la plus vaste collection dans le domaine des histoires et des +chansons concernant diables, esprits, fées, lutins, sorcières, +sorciers, feux-follets, lueurs d'elfes, lumières de trépassés, +revenants, apparitions, charmes, géants, tours enchantées, dragons et +autres fantasmagories. Cela cultiva en moi les germes cachés de +poésie, mais eut un si puissant effet sur mon imagination que, même +aujourd'hui, dans mes promenades nocturnes, je fais parfois attention +dans les endroits qui ont mauvaise mine; et bien que personne ne +puisse être plus sceptique que moi en pareille matière, cependant il +faut que je fasse un effort de philosophie pour secouer ces vaines +terreurs[12].» C'est probablement à ces contes de vieille femme que +sont dues les pièces fantastiques de Burns: _la Mort et le Docteur +Hornbook_, _l'Adresse au Diable_, toute la diablerie de _Tam de +Shanter_, et surtout ce frisson d'épouvante qui y court. + + [Note 12: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + * * * * * + +Les huit premières années de la vie matrimoniale de William Burnes, +les sept premières années de la vie de Robert Burns, se passèrent là +et ainsi. Elles semblent avoir été les plus heureuses qu'ait connues +la pauvre famille. Mais le nid était devenu trop étroit. Déjà trois +enfants, un quatrième attendu. Pour rester dans la maisonnette, il +fallait placer les aînés au dehors, les exposer si jeunes aux duretés, +peut-être aux brutalités et, pire encore, peut-être aux mauvais +exemples d'étrangers. Avec sa noblesse de vues, le père résolut de +tout faire pour garder ses fils sous son regard et sous sa main, +jusqu'à ce qu'ils fussent moralement formés. Robert Burns a marqué, +très précisément, cette préoccupation de son père. «Si mon père était +resté dans cette situation, il aurait fallu que je m'éloignasse et que +je devinsse un des petits domestiques qui traînent dans une ferme. +Mais c'était son souhait et sa prière les plus chers de pouvoir +conserver ses enfants sous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils pussent +discerner entre le bien et le mal[12].» À ce beau devoir William +Burnes immola sa santé et abrégea sa vie; mais un de ses enfants +devint un grand homme et tous les autres furent d'honnêtes gens. + +Que faire cependant pour vivre? Il pensa à se mettre fermier. C'était +un nouveau métier qu'il fallait entreprendre à quarante ans. Une de +ces heures mauvaises conseillères, qui passent dans la vie des plus +prudents, le lui persuada. Et avec quel argent commencer? Comment +acheter les outils, les charrues, les premières semences, les quelques +bestiaux? Le propriétaire du terrain qu'occupait déjà William Burnes +était en même temps propriétaire d'une ferme vacante. Il avait +confiance dans le courage et l'honnêteté de son tenancier; il lui +avança cent livres pour ses premiers débours. À la Pentecôte de 1766, +William Burnes abandonna le cottage d'argile où il avait amené sa +femme et où leurs fils leur étaient nés. Il alla s'installer à +Mont-Oliphant, une ferme moyenne, située au sommet des collines, au +pied desquelles était l'ancienne demeure qu'on pouvait voir de +là-haut. + + +II. + +MONT-OLIPHANT. -- L'ÉDUCATION. -- L'ADOLESCENCE. + +Si la ferme avait été choisie par Robert Burns lui-même, qui paraît, +pendant toute sa vie, avoir considéré plutôt le site que le sol de ses +fermes, il ne l'aurait pas choisie ailleurs. Du verger qui est +derrière le bâtiment, on découvre une des plus belles vues qui se +rencontrent sur cette admirable côte ouest de l'Écosse. On est au haut +et au centre d'un vaste amphithéâtre parsemé de bouquets d'arbres, qui +descend jusqu'à la mer. À droite, derrière des hauteurs, les clochers +et les fumées d'Ayr; à gauche, les collines brunes de Carrick qui +aboutissent aux têtes d'Ayr, grands caps rocheux à pic, avec leur +château ruiné de Greenan; en face la mer et, au fond de ce grandiose +tableau, l'île d'Arran aux nobles lignes léonines, sur laquelle chaque +soir d'admirables couchers de soleil descendent dans toutes les +pourpres du ciel. C'est un paysage de côte, superbe d'ampleur et +d'âpreté. Il n'a pas cependant, ainsi que nous le verrons, passé tout +entier dans l'âme de Burns. + +Le choix de William Burnes révélait son inexpérience. Ce site +magnifique est fait d'une terre ingrate. «Mont-Oliphant, la ferme que +mon père occupait dans la paroisse d'Ayr, est presque le plus pauvre +sol que je connaisse en état de culture. Je ne puis en donner de plus +forte preuve que le fait que, malgré l'accroissement extraordinaire de +la valeur de la terre en Écosse, cette ferme, après qu'une somme +considérable a été dépensée par le propriétaire pour l'améliorer, a +été louée, il y a peu d'années, cinq livres (125 fr.) moins cher que +la rente qu'en donnait mon père, il y a trente ans[13].» De plus +l'exposition est des plus dures. La dévalée de terrain qui descend +vers la mer forme une issue où tous les vents de la baie se +précipitent, se réunissent, pour monter furieusement ce couloir au +bout duquel est la ferme. Encore maintenant, les braves gens qui +l'occupent disent que l'hiver y est terrible. William Burnes allait +arroser en vain de sa sueur et de celle de ses fils, ce sol stérile. + + [Note 13: _Gilbert's Narrative._] + +Une vie de labeur et de privations commença alors pour la famille. Il +est probable que Robert et son frère furent mis aussitôt au travail et +que les autres aussi, à mesure qu'ils grandissaient, étaient pris par +la besogne. Ces années doivent avoir été bien dures, car elles ont +laissé, dans des coeurs courageux qui habitaient des corps endurcis, +un souvenir dont la cruauté fut indestructible. Plus de dix ans après, +Robert Burns écrivait «la ferme était une affaire ruineuse, mon père +était avancé en âge quand il s'était marié; j'étais l'aîné de sept +enfants et lui, usé par des privations de jeunesse, n'était pas +capable de travailler. Nous vivions très pauvrement; j'étais un habile +laboureur pour mon âge et celui qui venait après moi était un frère +qui pouvait conduire très bien une charrue et m'aider à battre le +grain... Ce genre de vie, la tristesse sombre d'un ermite avec le +travail sans répit d'un galérien, me conduisit à ma seizième +année[14].» Et près de trente ans plus tard, Gilbert, si calme +cependant, en parle dans des termes qui, dans leur simplicité et leur +exactitude, sont terribles. «Mon père, en conséquence de ceci (la +mauvaise qualité de la terre), tomba dans des difficultés qui +s'augmentèrent par la perte d'une partie de ses bestiaux et par la +maladie. Aux attaques du malheur, nous ne pouvions opposer qu'un rude +labeur et la plus rigide économie. Nous vivions très étroitement. +Pendant plusieurs années, la viande de boucherie fut inconnue à la +maison, tandis que tous les membres de la famille travaillaient de +toutes leurs forces, et même plutôt au-delà de leurs forces, aux +besognes de la ferme. Mon frère, à treize ans, aidait à battre la +récolte de blé et, à quinze ans, il était le principal ouvrier de la +ferme, car nous n'avions aucun domestique, ni mâle ni femelle. +L'angoisse d'esprit que nous ressentîmes dans nos tendres années sous +ces privations et ces difficultés fut très grande. Quand nous pensions +à notre père vieilli (il avait alors plus de 50 ans), brisé par les +longues et continues fatigues de sa vie, avec une femme et cinq autres +enfants et dans une situation déclinante, ces réflexions produisaient +dans l'esprit de mon frère et dans le mien des sensations de la plus +profonde détresse. Je n'ai aucun doute que le dur travail et le +chagrin de cette période de sa vie n'aient été en grande partie la +cause de cette dépression de vitalité dont Robert fut si souvent +affligé pendant tout le reste de sa vie. À cette époque, il souffrait +presque constamment, le soir, d'une sourde migraine, qui, à une +période ultérieure de sa vie, se changea en palpitations du coeur et +en menaces de faiblesses et de suffocations dans le lit, pendant la +nuit.[15]» + + [Note 14: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 15: _Gilbert's Narrative._] + +Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas voir tous ces +enfants, garçons et filles, le père, la mère, la famille entière +s'épuisant sur ce sol méchant, pendant des journées où l'acharnement +au travail étourdit sur son inutilité, puis rentrant le soir exténuée, +hâve de fatigue, et s'asseyant à un maigre souper qui calme à peine la +faim et ne refait pas les forces. On devine une vie qui épuise les +tempéraments, décharne les muscles et durcit les traits. On y sent +surtout ce découragement progressif du paysan, quand sa ruine semble +se tramer dans la solitude des champs, qu'il a contre lui, avec le +mauvais vouloir de la glèbe, les contrariétés fourbes des saisons, et +que son travail, sans récompense, prend vraiment le caractère d'un +châtiment. + + * * * * * + +C'est à travers ces anxiétés et ces privations que se fit l'éducation +de Robert Burns et de son frère. Elle mérite qu'on s'y arrête avec +respect, car elle forme un des touchants chapitres de l'admirable +histoire de l'instruction populaire en Écosse. Rien n'est plus curieux +et plus beau que les efforts de ce petit peuple, si pauvre cependant, +si durement éprouvé par le climat, les guerres étrangères et les +discordes civiles, vers une éducation. «Dans presque toutes les +périodes de l'histoire de l'Écosse, dit J. Hill Burton, tous les +documents qui traitent de la condition sociale du pays révèlent un +système d'éducation (machinery for education) toujours en avance sur +les traces de l'art ou des autres éléments de civilisation.[16]» + + [Note 16: J. Hill Burton. _The History of Scotland_, tome + III, p. 899.] + +Ce que l'Écosse a eu d'original, ce n'a pas été ses quatre +Universités, bien qu'elles fussent nombreuses, eu égard à la +population, et libéralement ouvertes à tous; ce n'était pas même ses +écoles de grammaire, qui existaient dans toutes les villes de quelque +importance; ces mêmes institutions se retrouvaient en Angleterre, plus +riches et plus répandues. Ce qui a fait l'Écosse ce qu'elle a été, ce +qui a tiré de cette maigre population un nombre considérable d'hommes +illustres, un nombre incalculable d'hommes distingués, a été son +système d'éducation primaire. Elle avait organisé l'instruction +universelle que notre âge croit avoir découverte. Dès 1560, les +rédacteurs du _Premier Livre de Discipline_ proposaient qu'une partie +des biens du clergé fût appliquée à l'éducation nationale. «Attendu +que tous les hommes venaient ignorants au monde et que Dieu avait +cessé de les éclairer miraculeusement, un système d'éducation pour +tous devenait une nécessité.» Une école devait être attachée à chaque +église et les parents qui n'avaient pas le moyen de mettre leurs +enfants à l'école devaient être assistés sur les fonds de +l'église[17]. Le clergé réformé poussait dans ce sens. En 1616, un +acte du Conseil Privé portait qu'il y aurait une école dans chaque +paroisse du royaume, sous la surveillance de l'évêque[18]. Enfin, en +1696, parut le statut qui créa définitivement le fameux système connu +sous le nom des «Écoles Paroissiales». Il portait que, dans chaque +paroisse, l'entretien d'une école devenait un impôt de la propriété +foncière. Le salaire du maître d'école devenait une charge à l'égal du +traitement du ministre. Les propriétaires fonciers devaient également +fournir au maître d'école une maison convenable[19]. + + [Note 17: John Mackintosh. _The History of Civilisation in + Scotland_, chapitre XV, tome II, page 140.--Tytler. _History + of Scotland_, tome III, p. 131.--Chambers. _Domestic Annals + of Scotland_, vol. III, p. 151.] + + [Note 18: Chambers. _Id._ tome I, p 479. Voir aussi tome II, + p. 138.] + + [Note 19: Hill Burton. _The History of Scotland_, chap. + LXXXV, tome VIII, page 72.] + +Dès lors, dans chaque paroisse, les pauvres purent être instruits. +Humble enseignement, sans doute, donné souvent dans des masures, par +des ignorants. Mais qu'importe? Le peuple avait la soif de la science +qui, pour l'énergie et l'activité de la vie, vaut mieux, vaut mille +fois mieux que la possession et la satiété de la science. Maîtres et +élèves enseignaient, apprenaient du mieux qu'ils pouvaient; la bonne +volonté va loin en tout. Dans presque toutes les chaumières, à la +lumière du feu de tourbe, car on ne brûlait guère de houille alors et +les collines écossaises n'ont le plus souvent que des taillis, on +lisait avidement; on se passait les quelques livres qu'on pouvait +avoir, souvent des livres de théologie ou des recueils de sermons; on +discutait l'orthodoxie, la doctrine du ministre, parfois avec une +éloquence ou une perspicacité natives, toujours avec une ténacité +d'argumentation caractéristique de la race. Tandis que les villes des +autres pays étaient encore des bas-fonds d'ignorance croupissante, le +voyageur qui passait dans le plus misérable clachan écossais +s'émerveillait d'y trouver des germes et parfois des fleurs +singulièrement épanouies de vie intellectuelle. Il y a de cette +surprise un exemple bien probant. Dans le voyage que Wordsworth fit +avec Coleridge en Écosse, un peu après cette époque, et dont le +charmant journal a été publié récemment, on trouve des impressions +comme celles-ci: «Nos petits gars avant d'être loin furent rejoints +par une demi-douzaine de leurs compagnons, tous sans souliers ni bas. +Ils nous dirent qu'ils demeuraient à Wanlockhead, le village là-haut, +qu'ils montaient au sommet de la colline; ils allaient à l'école et +apprenaient le latin, Virgile, et quelques-uns d'entre eux le grec, +Homère; mais quand Coleridge commença à les questionner plus avant, +vite, ils s'enfuirent, pauvres petits! Je suppose qu'ils avaient peur +d'être examinés.» Le lendemain on trouve cette note: «Passé près d'un +berger qui était assis sur le sol, lisant, avec un livre sur ses +genoux, s'abritant du vent au moyen de son plaid, tandis qu'un +troupeau de moutons paissait près de lui parmi les roseaux et une +herbe grossière»; et le soir du même jour, cet autre trait: «La petite +fille fut enchantée des six pence que je lui donnai et dit qu'elle +achèterait avec cela un livre lundi matin.» Le lendemain était un +dimanche et il n'était pas question d'acheter quoi que ce fût en +Écosse, un dimanche. Ces quelques notes de voyage en prouvent plus que +beaucoup de textes[20]. + + [Note 20: _Recollections of a Tour Made in Scotland, A D + 1803_, by Dorothy Wordsworth.--First week.] + +De ces écoles de villages, il arrivait que des élèves plus méritants +allaient jusqu'à une des Universités. Au prix de quels sacrifices et +de quelles privations! Il fallait vraiment que la flamme sacrée brûlât +en eux. Les classes étaient ouvertes cinq mois par an; le reste du +temps, ils enseignaient eux-mêmes ou revenaient travailler la terre +pour gagner leurs maigres dépenses. Ils recevaient, pendant leurs +termes, par les voituriers, leurs provisions de pain d'avoine et de +pommes de terre; ils vivaient avec cela; aux vacances, ils regagnaient +à pied la maison du père[21]. Boswell raconte qu'étant dans l'île de +Col, il vit un fermier dont le fils allait chaque année à pied à +Aberdeen, pour son éducation, et en revenait dans l'été, servir de +maître d'école dans l'île, traversant ainsi deux fois l'Écosse d'une +mer à l'autre. «Il y a quelque chose de noble, dit le Dr Johnson, dans +ce jeune homme qui fait une marche de deux cents milles, et autant +pour revenir, par amour du savoir[22]». «L'éducation est une passion +en Écosse», dit Froude en racontant l'histoire, touchante aussi, de +l'éducation d'un autre grand Écossais, Thomas Carlyle[23]. C'est ainsi +qu'ont été élevés beaucoup des hommes qui ont fait honneur à l'Écosse. + + [Note 21: Froude. _The Early Life of Thomas Carlyle. The + nineteenth Century._ July 1881.] + + [Note 22: Boswell. _The Journal of a Tour to the Hebrides + with Samuel Johnson, L L D._ October 8.] + + [Note 23: Froude. _The Early Life of Thomas Carlyle._ Id.] + +Même dans ce pays si merveilleusement épris de savoir, l'éducation de +Robert Burns et de son frère Gilbert forme un épisode rare et vraiment +émouvant. On ne sait ce qu'on y doit le plus admirer des sacrifices du +père, du dévouement du maître, ou de l'ardeur des enfants à apprendre. +À eux tous ils forment comme un groupe complet qui symbolise ce qu'il +y a eu de plus élevé et de plus méritoire dans l'élan universel de +l'Écosse vers l'éducation. + +William Burnes habitait encore son cottage d'Alloway quand il commença +à songer à l'instruction de ses fils. Le maître de l'école d'Alloway +venait de partir et l'école était vide. William Burnes va à Ayr, +s'informe. Il y avait alors un jeune garçon d'environ dix-sept ans, +nommé John Murdoch, qui achevait lui-même son éducation et +perfectionnait son écriture. William lui envoie dire qu'il l'attend à +l'auberge où il le prie d'apporter un de ses cahiers. L'examen ayant +été favorable, il l'engage. Burnes s'était entendu avec quatre de ses +voisins. Ils donnaient, à tour de rôle, l'hospitalité au jeune maître +d'école; Murdoch restait une semaine chez l'un, puis la semaine +suivante chez l'autre, et ainsi de suite[24]. Il enseignait dans la +journée les enfants de ces braves gens, et sans doute, le soir, +faisait quelques lectures, commençait presque sans livres et sans +ressource à apprendre le français qu'il devait plus tard posséder fort +bien. Au bout d'environ un an, William Burnes se transporta à +Mont-Oliphant; mais, malgré la distance qui, à la vérité, n'était pas +grande, Robert et Gilbert continuèrent de venir à l'école de John +Murdoch, pendant plus d'une année. + +Ce qui n'est pas moins remarquable que tout ceci, c'est l'excellence +de l'éducation qui se donnait dans un coin perdu de ce pays qu'on +regardait ailleurs comme presque barbare. Les livres dont on se +servait étaient le Nouveau-Testament, la Bible, un choix de morceaux +en vers et en prose, la grammaire anglaise. On lisait, on épelait sans +livre, on faisait des analyses. Murdoch lui-même a laissé un exposé de +sa méthode. «C'était, dit-il, de leur faire bien comprendre le sens de +chaque mot, dans chaque phrase qu'on devait apprendre par coeur. Soit +dit en passant, ceci peut se faire plus aisément et plus tôt qu'on ne +le pense généralement. Dès qu'ils étaient assez avancés pour le faire, +je leur enseignais à mettre les vers dans l'ordre naturel de la prose, +quelquefois à substituer les expressions synonymes aux mots poétiques +et à suppléer toutes les ellipses. Ce sont des moyens de s'assurer que +l'élève comprend son auteur. Ce sont des aides excellentes pour +apprendre l'arrangement des mots dans les phrases, et pour acquérir de +la variété d'expression[24].» + + [Note 24: _John Murdoch's Narrative of the Household of + William Burnes._ Scott Douglas, tom. IV, Appendix B.] + +Robert et Gilbert faisaient de rapides progrès. Ils apprenaient les +hymnes et les poésies de leur recueil avec une grande facilité, et, +dans tous les petits exercices littéraires, ils étaient à la tête de +leur classe. Chose étrange, Murdoch était beaucoup plus frappé de +Gilbert que de Robert. Le premier dont la face joyeuse disait: «Gaîté, +avec toi je veux vivre![25]» lui semblait doué d'une imagination plus +vive et avoir plus d'esprit. «Assurément, si on avait demandé à +quelqu'un qui connaissait les deux enfants, lequel courtiserait les +Muses, il n'aurait jamais deviné que Robert vraisemblablement eût une +tendance de ce côté[26].» Celui-ci avait une expression généralement +grave, qui révélait un esprit sérieux, contemplatif et pensif. «À +cette époque, dit-il de lui-même, je n'étais le favori de personne. +J'étais noté pour une mémoire tenace, quelque chose de brusque et +d'obstiné dans mon caractère et une piété enthousiaste et stupide. Je +dis stupide, parce que je n'étais encore qu'un enfant. Bien qu'il en +coûtât quelques corrections au maître d'école, je devins un excellent +élève en anglais et, vers l'âge de dix ou onze ans, j'étais passé +critique en substantifs, verbes et particules[27].» + + [Note 25: C'est le dernier vers de _l'Allegro_ de Milton.] + + [Note 26: _John Murdoch's Narrative._] + + [Note 27: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Après avoir fait ainsi la classe à Alloway, pendant plus de deux ans +et demi, Murdoch dut quitter le pays. Des changements étaient survenus +parmi les fermiers qui soutenaient l'école; on lui offrait une +situation meilleure dans le Carrick. Il ne voulut pas partir sans dire +adieu à ses deux élèves favoris et à leur père pour lequel il avait de +la vénération. Un soir, il s'en alla par les collines qui montent vers +Mont-Oliphant, un peu triste sans doute, comme aux déplacements de la +pauvre vie de maître d'école, avec la perspective de nouveaux visages +et d'un milieu peut-être plus difficile. Il n'était pas riche, et +cependant il emportait pour chacun de ses élèves, un présent qu'ils +garderaient en souvenir de lui, peu de chose, à la vérité, un présent +un peu pédant, et toutefois touchant à cause de la pauvreté et de +l'affection de celui qui le donnait: un résumé de grammaire anglaise +et la tragédie de _Titus Andronicus_. Pour passer la soirée, il se mit +à lire la pièce à haute voix. Toute la famille écoutait en cercle. +Shakspeare, si ce drame est de lui, y a entassé toutes les horreurs de +l'ancien théâtre anglais. À la fin du second acte, on voit, dans une +forêt, Lavinia ensanglantée, la langue et les mains coupées, entre +deux scélérats qui viennent de la violer et qui lui conseillent de +demander de l'eau pour se laver les mains. À cet endroit, toute la +famille éclata en sanglots et pria Murdoch de ne pas poursuivre. +Burnes toujours calme, fit observer avec raison que, si on ne voulait +écouter la pièce jusqu'au bout, il était inutile que Murdoch la +laissât. Mais Robert impétueusement s'écria que, si on la laissait, il +la jetterait au feu. Le père allait gronder; le jeune maître +intervint, en disant qu'il aimait cette sensibilité et laissa une +autre comédie à la place du terrible _Titus Andronicus_[28]. Combien y +avait-il, à cette époque, en Europe, de foyers de paysans où une +pareille scène fût possible? + + [Note 28: _Gilbert's Narrative._] + +Murdoch parti, la petite école de là-bas, près de l'ancien cottage, +avait de nouveau fermé ses volets. D'ailleurs, les garçons +grandissaient; leurs services commençaient à se faire sentir à la +ferme; on avait besoin d'eux, car la lutte contre la misère était âpre +et serrée; il fallait que tout le monde fût là. Pendant les soirées +d'hiver, à la chandelle, le père enseignait l'arithmétique à ses fils; +les deux soeurs aînées et un frère de la mère de Burns qui étaient à +la ferme profitaient des leçons. William Burnes essayait de continuer +lui-même l'éducation de ses fils. Il est beau de voir comment cet +homme, dévoré de soucis et livré à ses propres ressources, essayait, +malgré tout, de diriger ses enfants. Quand ils l'accompagnaient dans +ses occupations de la ferme, il causait avec eux de tous les sujets, +comme s'ils avaient été des hommes; il essayait de mener la +conversation sur tout ce qui pouvait augmenter leur savoir ou les +affermir dans des habitudes de vertu. Il avait emprunté pour eux un +manuel de géographie, et s'efforçait de leur faire connaître la +situation et l'histoire des diverses contrées du globe. À un cabinet +de lecture d'Ayr, il se procurait la _Théologie physique et astrale_ +de Durham, la _Sagesse de Dieu dans la Création_ de Ray, pour leur +donner quelque idée d'astronomie et d'histoire naturelle. Il avait +souscrit chez un libraire de Kilmarnock à l'_Histoire de la Bible_ de +Stackhouse. Jusque dans les personnages secondaires, on retrouve cette +soif d'apprendre et, du fond de ce tableau si curieux, sortent de +toutes parts des détails qui en complètent l'impression. Un frère de +la mère de Burns, qui était resté quelque temps à la ferme, en avait +profité pour apprendre lui-même un peu d'arithmétique, «à la chandelle +des soirs d'hiver,» comme dit Gilbert. Il s'en va un jour à Ayr, dans +une boutique de libraire, pour acheter un guide du calculateur ou +quelque parfait secrétaire du temps. Il s'explique mal ou le marchand +se trompe, et il emporte un choix de lettres des principaux écrivains +anglais. Comme tous les livres qui entraient dans la maison, celui-ci +passe par les mains de Burns, et c'est sans doute à l'impression qu'il +en reçut qu'on doit sa correspondance qui fut, peut-être, pour lui un +travail plus sérieux que sa poésie[29]. Une des plus grosses dépenses +de cette famille si pauvre était l'achat de quelques livres. + + [Note 29: _Gilbert's Narrative._] + +En 1772, une bonne nouvelle arriva: Murdoch, qui a été si longtemps +absent, dont on a si souvent parlé, qui a séjourné dans le Carrick, +puis à Dumfries, Murdoch revient à Ayr. Sur cinq candidats, il a été +choisi pour être professeur à l'école de la ville. C'est un ami qui +est rendu! Il n'a pas oublié ses anciens élèves. Il leur envoie en +cadeau les _OEuvres de Pope_ et quelque autre poésie. C'est la +première qu'ils aient entre les mains, depuis le recueil de la petite +école d'autrefois. William Burns profite du retour de son jeune ami +pour lui envoyer son fils aîné, qui se perfectionnera avec lui et +pourra, à son tour, servir de maître à ses frères et soeurs. Mais le +travail presse et on ne peut guère disposer que des quelques semaines +qui précèdent immédiatement la moisson. Aussitôt qu'on commencera à +faucher, Robert, qui fournit la besogne d'un homme, devra être à son +rang, à l'aube, quand la file des moissonneurs se préparera à +attaquer le premier champ. C'est dans les souvenirs de Murdoch +lui-même qu'il faut lire l'emploi de ces quelques jours dérobés au +labeur de la ferme et retrouver l'enthousiasme du maître et de +l'élève. + + «En 1773 Robert Burns vint vivre et loger avec moi, dans le + dessein de revoir la grammaire anglaise etc., afin d'être plus + capable d'instruire ses frères et soeurs à la maison. Il était + avec moi jour et nuit, à l'étude, à tous les repas et dans toutes + mes promenades. Au bout d'une semaine, je lui dis que, comme il + possédait assez bien les parties du discours etc., j'aimerais à + lui enseigner un peu de prononciation française, afin que + lorsqu'il rencontrerait le nom d'une ville française, d'un + navire, d'un officier ou quelque autre nom semblable dans les + journaux, il pût le prononcer un peu comme du français. Robert + fut heureux d'entendre cette proposition et nous attaquâmes + immédiatement le français avec grand courage. On n'entendait plus + autre chose que la déclinaison des noms, la conjugaison des + verbes etc. Quand nous nous promenions ensemble, et même aux + repas, je lui disais continuellement le nom des objets en + français, au fur et à mesure qu'ils s'offraient; en sorte que + d'heure en heure il accumulait une provision de mots et + quelquefois de petites phrases. Bref, il prit si grand plaisir à + apprendre, et moi à enseigner, qu'il était difficile de dire + lequel des deux était le plus zélé, et, vers la fin de la seconde + semaine de notre étude du français, nous commençâmes à lire un + peu des aventures de Télémaque, dans les mots mêmes de Fénelon. + + Mais voici que les plaines de Mont-Oliphant commencèrent à jaunir + et Robert rappelé dut abandonner les agréables scènes qui + entouraient la grotte de Calypso et, armé d'une faucille, + chercher la gloire en se signalant dans les champs de Cérès. Et + c'est ce qu'il faisait, car bien qu'il n'eût que quinze ans, on + me disait qu'il faisait l'ouvrage d'un homme. + + Aussi fus-je privé de mon très bon élève et d'un très agréable + compagnon au bout de trois semaines, dont l'une fut entièrement + consacrée à l'étude de l'anglais et les deux autres + principalement à celle du français. Cependant je ne le perdis pas + de vue; mais je faisais de fréquentes visites chez son père quand + j'avais moi-même ma demi-journée de congé, et souvent j'y allais + accompagné d'une ou deux personnes plus intelligentes que + moi-même, afin que le bon William Burnes pût goûter une petite + fête intellectuelle. Alors on passait à d'autres mains l'aviron. + Le père et le fils s'asseyaient avec nous et nous goûtions une + conversation où un raisonnement solide, des remarques sensées et + un assaisonnement modéré de plaisanterie étaient si heureusement + mêlés qu'elle était du goût de tout le monde. Robert avait cent + choses à me demander sur les Français, etc. et le père, qui avait + toujours en vue une instruction rationnelle, avait sans cesse + quelques questions à poser à mes amis, plus instruits sur la + physique ou les sciences naturelles ou la philosophie ou quelque + autre sujet intéressant[30].» + + [Note 30: _Murdoch's Narrative._] + +Cette page, dans sa bonhomie simple et son enthousiasme un peu naïf, +n'est-elle pas d'une âme excellente et saine? De son séjour auprès de +Murdoch, Robert avait rapporté un dictionnaire et une grammaire +français ainsi que les fameuses _Aventures de Télémaque_. «En peu de +temps, au moyen de ces livres, il acquit une connaissance du langage +suffisante pour lire et comprendre n'importe quel auteur français en +prose. Ceci fut considéré comme une sorte de prodige et, par +l'entremise de Murdoch, lui procura la connaissance de plusieurs +jeunes garçons d'Ayr, qui à ce moment s'exerçaient à parler français, +et l'attention de quelques familles, en particulier celle du Dr +Malcolm où la connaissance du français était une recommandation[31].» + + [Note 31: _Gilbert's Narrative._] + +Tous les personnages de cette histoire, même ceux qui sortent à peine +du second plan, sont intéressants par cette soif de savoir et +l'énergie de leur travail solitaire. Voici une autre figure qui +apparaît à peine et qui est bien de ce monde-là. «Observant la +facilité avec laquelle il avait acquis le français, M. Robinson, le +maître d'écriture établi à Ayr, et ami particulier de M. Murdoch, +après avoir acquis une connaissance considérable du latin par son +propre effort, sans l'avoir jamais appris à l'école, conseilla à +Robert de faire la même tentative en lui promettant toute l'aide en +son pouvoir. Conformément à cet avis, celui-ci acheta _Les Rudiments +du latin_, mais trouvant cette étude aride et peu intéressante, il +l'abandonna peu après[31].» Ce maître d'écriture qui s'est fait par +lui-même latiniste et qui veut enseigner la langue de Virgile et de +Tite-Live à un petit paysan n'est pas non plus à passer sous silence. + +Quant à Murdoch, après avoir continué pendant quelques années à +enseigner à Ayr, il se fâcha avec le ministre de la paroisse et partit +pour Londres. Il y vécut en y donnant des leçons de français aux +Anglais et d'anglais aux étrangers; il paraît qu'il eut pour élève +Talleyrand. À force de volonté, il avait réussi à posséder le français +assez bien pour écrire un _Vocabulaire des Racines de la Langue +Française_; un _Essai sur la Prononciation et l'Orthographe de la +Langue Française_. La renommée de Burns lui parvint à travers le bruit +de Londres. Après une vie de peine, il arriva pauvre à la vieillesse. +Les amis et les admirateurs du poète firent une souscription en sa +faveur pour le retirer de l'indigence. Il mourut en 1824, à +soixante-dix-sept ans, après avoir survécu vingt-huit ans à son élève +favori. Il a mérité d'être uni à sa gloire, et il a droit au respect +qui revient aux coeurs bons et aux vies d'honnêteté. + + * * * * * + +Il est à peu près clair, d'après la page citée plus haut, que Murdoch +avait à cette époque modifié son opinion sur les deux frères. Une +flamme était allumée dans Robert. Il était dès à présent facile de +voir que la lueur qui se formait en lui n'était pas de même essence +que chez les autres. Dans l'isolement de Mont-Oliphant dont Gilbert +disait plus tard: «Rien ne pouvait être plus retiré que notre manière +ordinaire de vivre à Mont-Oliphant; nous voyions rarement quelqu'un +d'autre que les membres de notre famille[32]», dans cette solitude de +pauvreté et ce travail sans trêve, Robert s'était jeté avec fureur +dans la lecture. + + [Note 32: _Gilbert's Narrative._] + +Tout jeune, il avait aimé à lire et il semble avoir été très tôt +sensible aux beautés littéraires. Il se rappelait, comme tous ceux qui +aiment les lettres, le premier morceau qui lui avait fait impression +et donné ce petit choc inoubliable qui éveille l'âme à des choses +nouvelles. C'était la vision où Mirzah contemple, du sommet de la +colline, la vie humaine, sous la forme d'un pont aux arches ruineuses +jeté sur le torrent du temps, et discerne au-delà les îles +bienheureuses, dans lesquelles reposent ceux qui furent gens de +bien[33]. C'est un des beaux morceaux de prose anglaise, calme, +harmonieux, et, en dépit de son affabulation orientale, éclairé d'une +lumière qui semble empruntée aux allégories de Platon. «Je pouvais +voir des personnes vêtues d'habits brillants avec des guirlandes sur +la tête, passant entre les arbres, couchées au bord de fontaines ou +reposant sur des lits de fleurs; et je pouvais entendre une harmonie +confuse d'oiseaux chanteurs, d'eaux tombantes, de voix humaines et +d'instruments de musique. Une allégresse grandit en moi à la +découverte d'une scène si délicieuse.» À côté de cette noble page un +autre morceau, également d'Addison, avait agi sur lui, un hymne de +remerciement à Dieu après les dangers d'un voyage, d'une dignité un +peu artificielle. «Le premier objet de composition littéraire dans +lequel je me rappelle avoir pris plaisir était la vision de Mirzah et +un hymne d'Addison commençant: «Combien bénis sont tes serviteurs, ô +Seigneur.» Je me rappelle particulièrement une demi stance qui était +une musique pour mes oreilles d'enfant; je rencontrai ces deux +morceaux dans le recueil de Mason, un de mes livres de classe.» La +strophe qui était restée dans sa mémoire est, en effet, une des +meilleures du morceau. Addison fut ainsi doublement un initiateur pour +Burns. Il lui révéla d'un même coup les deux côtés du plaisir +littéraire: le pouvoir qu'ont les mots d'évoquer de belles images et +la part de musique qu'ils peuvent contenir. + + [Note 33: _The Spectator_, Nº 159, Saturday, September 1st + 1711.] + +À partir de ce moment, il dévora tout ce qui lui tombait sous la main: +vieux livres, volumes dépareillés, romans incomplets, ouvrages +ennuyeux ou démodés. Il mettait à contribution les pauvres planches de +livres des voisins. L'un d'eux lui prêtait deux volumes de _Pamela_; +le forgeron qui ferrait les chevaux lui prêtait la _Vie de William +Wallace_. Robert lisait tout cela avec une avidité et une ardeur sans +égales. «Aucun livre n'était assez volumineux pour effrayer son zèle +ou assez vieux pour refroidir ses recherches[34].» Lui-même a laissé +la liste de ces lectures hétérogènes, rassemblées au hasard des prêts +ou des trouvailles dans un panier de bouquiniste. «Ma connaissance de +l'histoire ancienne provenait de la _Grammaire géographique de Guthrie +et de Salmon_; j'acquis du _Spectateur_ mes connaissances de moeurs +modernes, de littérature et de critique. Ces livres, avec les oeuvres +de Pope, quelques pièces de Shakspeare, Tull et Dickson _sur +l'Agriculture_, le _Panthéon_, l'_Essai_ de Locke _sur l'Entendement +Humain_, l'_Histoire de la Bible_ de Stackhouse, _le Jardinier +anglais_ de Justice, les _Lectures_ de Boyle, les oeuvres d'Allan +Ramsay, la _Doctrine de l'Évangile sur le Péché originel_ du Dr +Taylor, une collection choisie de chansons anglaises et les +_Méditations_ d'Hervey avaient été la mesure de mes lectures[35].» Et +il ajoute ces mots qui font saisir à son origine sa vocation de +chansonnier, au moment très précoce où l'action future point dans une +préférence. «La collection de chansons était mon _vade mecum_. Je les +lisais et relisais, en conduisant mon chariot ou en allant au travail, +chanson par chanson, vers par vers, notant soigneusement le tendre et +le sublime; de l'affectation ou de la boursouflure. Je suis convaincu +que je dois à cet exercice beaucoup de mon habileté de critique, telle +quelle[35].» + + [Note 34: _Gilbert's Narrative._] + + [Note 35: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Il n'est guère possible de parcourir la liste de ces auteurs sans +faire une remarque importante et à laquelle les critiques anglais ne +paraissent pas avoir prêté suffisamment attention. C'est, si on +néglige les livres de renseignements, qu'Addison et Pope ont été les +deux premiers maîtres littéraires de Burns; il a été formé, à l'âge où +les impressions sont vives et profondes, par les deux écrivains les +plus classiques de l'époque classique de la littérature anglaise, +j'entends ceux qui ont le mieux possédé, l'un par art et l'autre par +grâce de nature, la netteté et la sobriété de la forme, ceux également +où l'idée s'ajuste sur un plan très raisonné. Burns a peu lu les +auteurs colorés et imaginatifs du XVIe siècle. Dans sa jeunesse, il +n'avait, on le voit, que quelques pièces de Shakspeare; il n'a connu +Spenser que beaucoup plus tard, après qu'il avait déjà fourni la +meilleure partie de son oeuvre. Il doit peut-être, en partie, à ces +modèles, ce que sa poésie a de court, d'arrêté et de direct, on +pourrait presque dire de classique. Il faut ajouter à cette influence +celle des chansons populaires, dont il parle lui-même et qui souvent, +pour d'autres causes, ont des qualités analogues, avec plus de +passion. + +Le travail d'esprit que ces lectures excitaient faisait naître peu à +peu dans ce jeune paysan la conscience confuse de sa force. Il était +bien loin de croire qu'il serait jamais un écrivain, un poète. Mais il +prenait lentement le sentiment de sa supériorité. Il était fier de ses +lectures. Il aimait à se mêler à ces discussions théologiques +familières aux paysans écossais, nourris de la lecture de la Bible, +d'ouvrages religieux et de sermons raisonneurs. Il s'y jetait avec son +impétuosité naturelle et une hardiesse, où entrait peut-être bien +quelque envie d'étonner et de terrifier l'entourage. «Les discussions +de théologie, vers cette époque, faisaient perdre à moitié la tête au +pays, et moi, ambitieux de briller les dimanches, entre les sermons, +dans les conversations, aux funérailles, etc., je pris l'habitude, +quelques années plus tard, de mettre le calvinisme dans l'embarras, +avec tant de chaleur et d'emportement, que je soulevai contre moi un +haro d'hérésie qui n'a pas encore cessé à présent[36].» Il y employait +déjà la vigueur et la souplesse de raisonnement qui devaient plus tard +tant frapper les esprits cultivés d'Édimbourg, et sans doute aussi sa +raideur de sarcasme. Il rapportait un certain orgueil de ces +rencontres où il devait secouer ses adversaires comme il lui plaisait. +À cela se mêlait une poussée obscure de rêves, de désirs, +d'aspirations sans forme, et cependant claires et chères, car elles +prenaient un corps dans la solitude des travaux champêtres, et la +misère de sa vie leur donnait de la douceur. Tout cela s'ébauchait +indistinct, au fond d'un gars robuste, gauche et timide, tantôt +ombrageux et sombre, tantôt pris d'accès de sociabilité et de gaîté. + + [Note 36: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + * * * * * + +Cependant, ces jours assombris ne furent pas sans leur joie, et, pour +employer le proverbe anglais, ces nuages eurent leur liseré d'argent. +Au milieu de ces tracas, l'amour entra dans l'âme du poète et y +éveilla la poésie. Ce fut une pastorale charmante et chaste qui +restera mémorable dans l'histoire de la littérature écossaise. C'était +au temps de la moisson. Les champs de Mont-Oliphant n'étaient pas +aussi bruyants que ceux de ce fermier qui louait un musicien pour +animer ses travailleurs et faisait tomber les gerbes au son des +cornemuses. Toutefois la récolte est joyeuse partout, et il y a, dans +l'emportement du faucheur lancé dans les blés, une sorte d'ivresse qui +fait oublier les soucis. À chaque moissonneur, c'était la coutume +d'adjoindre une moissonneuse qui le suivait, mettait en javelle les +épis qu'il avait coupés. Robert avait quinze ans, mais il donnait le +travail d'un homme. Il eut pour la première fois sa place et sa +compagne. La fillette avait un an de moins que lui. Elle se nommait +Nelly Kilpatrick; c'était la fille du forgeron qui avait jadis prêté à +Burns la _Vie de Wallace_[37]. L'Écosse n'est pas disposée à oublier +le nom de cette famille qui a eu, à deux reprises, sur son poète, une +telle influence. Burns a laissé lui-même le récit ravissant de cette +idylle; il y a quelque chose de la simplicité et de la grâce de +certains passages de _Daphnis et Chloé_. + + [Note 37: Chambers. _Life of Burns._ Tome I, p. 23.] + + Vous connaissez la coutume de nos campagnes d'associer un homme + et une femme comme partenaires dans les travaux de la moisson. + Dans mon quinzième automne, ma compagne était une ensorcelante + créature qui comptait juste un automne moins que moi. La pauvreté + de mon anglais me refuse le pouvoir de lui rendre justice dans ce + langage, mais vous connaissez notre expression écossaise, elle + était une «bonie, sweet, sonsie lass.» Bref, tout à fait sans en + avoir conscience, elle m'initia à certaine passion délicieuse, + que je tiens, quoi qu'en puissent dire le désappointement aigri, + la prudence routinière et la philosophie pédante, pour la + première des joies humaines et notre principal plaisir ici-bas. + Comment elle attrapa la contagion, je n'en sais rien; vous + autres, médecins, vous parlez beaucoup d'infection en respirant + le même air, du toucher etc., mais je ne lui dis jamais + expressément que je l'aimais. À la vérité, je ne savais pas bien + moi-même pourquoi j'aimais tant à m'attarder en arrière avec + elle, quand nous revenions au soir de notre travail; pourquoi les + tons de sa voix faisaient frémir les cordes de mon coeur, comme + une harpe éolienne; et particulièrement pourquoi mon pouls + battait une charge si furieuse quand je la regardais et que je + tenais dans mes doigts sa main pour en retirer les piquants + d'orties et de chardons. Parmi ses autres titres à inspirer + l'amour, elle chantait avec douceur, et c'est son réel écossais + favori que j'essayai de traduire et d'exprimer en rimes. + + Je n'étais pas assez présomptueux pour m'imaginer que je pouvais + faire des vers comme les vers imprimés, composés par des hommes + qui possédaient le grec et le latin. Mais ma fillette chantait + une chanson qui, disait-on, avait été composée par le fils d'un + petit propriétaire de campagne, sur une des servantes de son + père, dont il était épris. Je ne voyais pas pourquoi je ne + pourrais pas rimer aussi bien que lui, car excepté pour + goudronner les moutons et mouler la tourbe (car son père vivait + dans les moors) il n'avait pas plus d'habileté de savant que moi. + Ainsi commencèrent en moi l'amour et la poésie qui, par moments, + ont été mon seul et, jusqu'à cette dernière année, mon plus haut + bonheur[38]. + + [Note 38: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Cette première chanson, pour laquelle il conserva toujours une +tendresse secrète, était, faut-il le dire? un pauvre essai tout +gauche. Lui-même déclarait plus tard qu'elle était «puérile et sotte», +mais qu'elle lui plaisait toujours parce qu'elle lui rappelait ces +jours heureux où son coeur était honnête et sa langue sincère[39]. +Elle est cependant intéressante par le mélange de bonnes intentions et +de platitudes, s'embrouillant dans une maladresse de débutant. Elle +marque bien d'où est parti le poète, et permet de mesurer ses progrès. + + [Note 39: _Common-place Book, Aug 1783._] + + Ô jadis j'aimais une jolie fillette, + Oui, et Je l'aime encore; + Et tant que la vertu réchauffera ma poitrine, + J'aimerai ma jolie Nell. + + J'ai vu des fillettes aussi jolies, + Et j'en ai vu mainte aussi bien mise; + Mais pour un air modeste et gracieux, + Je ne vis jamais sa pareille. + + Une jolie fillette, je le confesse, + Est agréable à l'oeil; + Mais, sans d'autres meilleures qualités, + Elle n'est pas la fillette qu'il me faut. + + Mais l'air de Nelly est gai et doux, + Et, ce qui vaut mieux que tout, + Sa réputation est complète + Et claire sans une tache. + + Elle s'habille si net et si propre, + À la fois décente et gentille; + Et puis, il y a quelque chose dans sa marche + Qui fait paraître bien n'importe quelle toilette. + + Une mise voyante, un air doux + Peuvent toucher légèrement le coeur; + Mais c'est l'innocence et la modestie + Qui polissent la flèche toujours. + + C'est ce qui me plaît en Nelly, + C'est ce qui enchante mon âme, + Car, absolument, dans mon coeur, + Elle règne sans contrôle[40]. + + [Note 40: _Handsome Nell: O Once I loved a bonie lass._] + +Ce furent les premiers vers et le premier amour de Burns. Tous deux +lui restèrent chers. «Elle est pleine de défauts, disait-il, mais je +me souviens que je la composai dans un enthousiasme extravagant de +passion, et aujourd'hui même, je n'y puis pas penser que ce souvenir +ne fasse fondre mon coeur et bondir mon sang[41].» Il conserva de la +reconnaissance pour l'enfant qui avait fait jaillir en lui la première +chanson. + + [Note 41: _Common-place Book. Aug 1783._] + + Je me rappelle, il y a longtemps, + Alors que j'étais sans barbe, jeune et timide, + Quand je commençais à être capable de battre en grange + Ou de conduire un attelage à la charrue, + Et que, bien que fatigué et endolori souvent, + J'étais tout fier d'apprendre, + La première fois où, dans les blés jaunis, + Je fus compté pour un homme, + Et où, avec les autres, chaque gai matin, + J'eus, à ma place, mon sillon et ma fillette; + À faucher ferme, à enlever ferme + Chaque rangée de javelles, + Dans le babil et les légers propos, + La journée se passait. + + Dès alors un souhait me vint (je sais sa puissance) + Un souhait qui, jusqu'à ma dernière heure, + Gonflera fortement ma poitrine, + De pouvoir, pour la vieille Écosse aimée, + Faire un plan ou un livre utile, + Ou chanter une chanson tout au moins; + Le rude chardon aigu, qui s'étalait à l'aise + Dans l'orge aux épis barbelés, + J'en détournais les cisailles du sarcleur, + Et j'épargnais le cher emblème; + Aucune nation, aucune position + Ne pouvaient exciter mon envie; + Écossais toujours, sans reproche toujours, + Je ne savais pas de plus haut éloge. + + Cependant les éléments de la poésie, + Informes, embrouillés, le bon et le mauvais, + Pêle-mêle flottaient dans mon cerveau, + Jusqu'à ce que, pendant cette moisson dont je parle, + Ma compagne dans la bande joyeuse, + Éveillât les chants qui se formaient; + Je la vois encore la jolie fillette + Qui a allumé mes rimailles, + Son sourire ensorcelant, ses yeux malins, + Qui faisaient frémir les cordes de mon coeur, + Je m'enflammai, inspiré + Par ses regards qui portaient la flamme, + Mais fauchant avec rage, abattant l'ouvrage, + Je n'osai jamais parler[42]. + + [Note 42: _Epistle to Mrs Scott._] + +Vingt années après, lorsqu'il donnait au recueil publié par Johnson +ses plus parfaites chansons, la dernière qu'il envoya fut cette +modeste chanson d'autrefois, qui avait été la primevère de sa poésie. +Et après que tant d'amours si divers, les uns chastes et distants, les +autres ardents et douloureux, d'autres vulgaires, tous sincères, +eurent secoué son coeur de leurs joies et de leurs chagrins, l'image +de cette affection enfantine, éclose dans les premiers blés coupés, +lui revenait avec toute sa grâce. + + * * * * * + +Peu de temps après cette aventure et dans le courant de sa +dix-septième année, il se fit en lui une crise. Ce n'était pas qu'il +se transformât; mais il se manifestait. L'homme excessif qu'il devait +être perçait à travers l'adolescent, et sa vie commença à affecter la +tournure qu'elle devait garder jusqu'au bout. On put voir apparaître +en lui, dans leurs premières et encore faibles manifestations, +l'emportement dans le plaisir qui venait de son tempérament, le besoin +de primer et de briller qui venait de sa supériorité intellectuelle, +et un désir de sociabilité bruyante dont lui-même a bien marqué les +causes, les unes gaies, les autres sombres: une certaine jovialité +naturelle qui l'attirait vers les autres, et une hypocondrie +contractée dans des misères précoces qui le poussait hors de lui. À +côté de ces causes d'entraînement et de danger, on eût pu discerner un +manque de soutien et de direction morale. Et du même coup on eût +aperçu que, à cette absence de principes rigides, grâce auxquels il +eût accepté sa position comme un devoir,--ce qui probablement avait +été le cas de son père--s'ajoutait un manque de proportion entre ses +facultés et leur champ d'action, et que cet écart était excessif, +inquiétant. Son lot ne l'avait pas placé dans une de ces existences +solidement établies qui maintiennent leur homme. Il a eu lui-même +conscience de ce travail et il en a fort bien distingué les éléments: +«Le grand malheur de ma vie fut de n'avoir jamais de but. J'avais +senti de bonne heure quelques éveils d'ambition, mais c'étaient les +tâtonnements aveugles du Cyclope d'Homère autour des murailles de sa +caverne. Les deux seules portes par lesquelles je pouvais entrer dans +les champs de la fortune étaient la plus lésinarde économie ou le +petit art chicanant de faire des marchés. La première est une +ouverture si étroite que je ne pus jamais me rapetisser assez pour y +passer. La seconde... j'ai toujours abhorré la souillure de son seuil. +Ainsi privé de tout dessein et de tout but dans la vie, avec un fort +appétit de sociabilité--qui provenait autant d'une gaîté native que +d'un orgueil d'observations et de remarques--j'avais une teinte +d'hypocondrie constitutionnelle qui me faisait fuir la solitude. +Ajoutez à tous ces mobiles vers une vie sociable, que ma réputation de +savant en livres, un certain talent aventureux de logique, une +certaine force de pensée et quelque chose comme les rudiments du bon +sens faisaient que j'étais généralement un hôte bien accueilli. Aussi +n'est-ce pas grande merveille que toujours «quand deux ou trois +étaient réunis j'étais au milieu d'eux[43].» Là était le danger. Qui +n'en a connu, à un niveau plus bas, de ces jeunes paysans, que la +nature a doués d'une certaine force comique, sans lesquels il n'y a +pas de bonne partie ni de rires bruyants, qui sont les rois et les +oracles, et plus tard les victimes, des cabarets de bourgades? + + [Note 43: _Letter to Dr Moore._] + +Ces premières apparitions du véritable tempérament de son fils durent +peiner et courroucer William Burnes. Austère et religieux, rendu plus +sombre par le malheur et plus exigeant par la misère, il voyait avec +chagrin son aîné chercher des occasions de dissipation et de dépense. Le +premier différend se produisit entre le père et le fils quand celui-ci +se mit dans l'idée de suivre une de ces écoles de danse qui commençaient +à se répandre dans la campagne, au grand scandale des rigides. La danse, +qui n'est en somme qu'un prétexte au rapprochement des deux sexes, avait +toujours été chose haïssable au Presbytérianisme. Elle avait longtemps +été prohibée, même aux mariages. Certaines paroisses avaient interdit, +à cet effet, la présence de cornemusiers aux noces, et décrété que les +hommes et les femmes «coupables de danses promiscueuses» comparaîtraient +en lieu public et confesseraient leur faute[44]. Quand on ouvrit en 1723 +la première _assemblée_ ou réunion dansante à Édimbourg, il fallut une +véritable polémique. Il y eut des brochures publiées contre cette +abomination, et Allan Ramsay dut écrire un poème pour la défendre[45]. +Dans les campagnes c'était une chose inouïe. Le charmant et admirable +volume de John Galt _Les Annales de la Paroisse_, qu'on a heureusement +comparé au _Vicaire de Wakefield_ et qui lui est comparable, note +l'effet que produisait, vers cette époque, l'arrivée dans une paroisse +rurale de cette cause de relâchement et de vanité. «Pendant le courant +de cette année (1761) une chose se produisit qui mérite d'être +enregistrée, parce qu'elle manifeste l'effet que la contrebande +commençait à exercer sur les moeurs du pays. Un M. Macskipnish, +originaire des Hautes-Terres, qui avait été valet de chambre d'un major +pendant ses campagnes et fait prisonnier avec lui par les Français, +ayant été relâché dans un échange, ouvrit une école de danse à Irville. +Il avait appris cet art de la façon la plus distinguée, à la mode de +Paris et de la Cour de France. Jamais de mémoire d'homme on n'avait, +dans tout ce côté de la contrée, entendu parler de quelque chose comme +une école de danse. Les pas et les cotillons de M. Macskipnish firent un +tel bruit que tous les gars et les fillettes, qui avaient un peu de +temps et d'argent, allaient le trouver au grand dommage de leur +travail[46].» On comprend que William Burnes ait eu toutes sortes +d'objections à ce que Robert fréquentât une de ces écoles. Il y a +apparence qu'il essaya de l'en dissuader et que son fils ne l'écouta +pas; puis qu'il le lui défendit et que son fils lui désobéit. Ce qu'il y +a d'assuré, c'est qu'un dissentiment durable se produisit à ce propos +entre le père et le fils, une de ces fêlures qui font qu'une affection +n'a plus jamais le même son qu'avant. Il suffit d'en lire l'aveu dans +l'autobiographie de Burns. «Dans ma dix-septième année, pour donner à +mes manières un coup de brosse, j'allai à une école de danse de +campagne. Mon père avait une antipathie inexplicable contre ces +réunions. J'y allai--ce dont je me repens encore aujourd'hui--absolument +en dépit de ses ordres. Mon père, comme je l'ai dit auparavant, était le +jouet de colères violentes. Par suite de ce fait de rébellion, il conçut +envers moi une sorte d'éloignement qui, je le crois, fut une cause de la +dissipation qui marqua mes années futures[47].» + + [Note 44: Chambers. _Domestic Annals of Scotland._ Tome II, + p. 338.] + + [Note 45: Voir pour les détails caractéristiques: Chambers, + _Domestic Annals of Scotland_, Tome III, p. 480.--Allan + Ramsay, _The Fair Assembly, a Poem_, avec la dédicace en + prose: _To the Managers._] + + [Note 46: John Galt. _The Annals of the Parish._ Chap. II.] + + [Note 47: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Cette fréquentation de l'école de danse avec ses attraits et ses +rencontres, et cette révolte, n'étaient qu'un symptôme du tumulte +d'âme qui se faisait en lui. L'idylle délicate de la moisson avait +jeté l'étincelle dans un coeur étrange qui se mit à flamber follement, +et à tout propos, et pour toujours. Presque aussitôt commença pour +Burns ce libertinage, ce vagabondage de coeur, qui est la marque de sa +vie. Il semble avoir secoué sa timidité et assumé du premier coup +l'audace, l'esprit d'aventure et, selon son expression, la dextérité +d'un don Juan. L'amour devint pour lui une sorte d'ivresse dans +laquelle il se complut dès lors. + +Toute cette éclosion prit peu de temps. Juste un an après la jeune +moissonneuse, il était occupé d'aventures d'un autre caractère. +Vaguement désireux sans doute d'échapper à l'existence de misère où +son père s'enfonçait, il alla passer, chez un frère de sa mère, une +partie de son dix-septième été, afin d'étudier sous le maître d'école +du petit village de Kirkosvald, qui avait une renommée dans la contrée +pour la géométrie et la levée des plans. C'était un long séjour que +Burns faisait hors du regard paternel. L'endroit était mal choisi. +Toute cette côte du district de Carrick était infestée de contrebande +qui se faisait avec l'île de Man, nid de contrebandiers. «Ce fut cette +année-là, dit M. Balwhidder dans _Les Annales de la Paroisse_, que la +grande extension de la contrebande corrompit toute la côte ouest, +spécialement les basses terres dans les environs de Troon et de Loans. +Le thé passait comme paille de blé, l'eau-de-vie comme eau de puits, +et le gaspillage de toutes choses était terrible. On ne s'occupait +plus que des porte-balles, qui passaient à cheval dans le jour, et des +gens de l'excise, dans la nuit,--et des batailles entre les +contrebandiers et les gens du roi, sur terre et sur mer. Il y eut une +débauche et une ivrognerie continuelles, et notre paroisse, qui +n'était qu'au bord de ce tourbillon d'iniquités, passa des moments +terribles[48].» Burns trouva là des brutalités et des audaces +nouvelles, les orgies lourdes et âpres de cette populace de receleurs +et de smuggleurs. Il se mêla à eux, prit part à leurs séances de +cabarets. Ce n'était pas seulement l'attrait de ces beuveries, mais +plus encore son désir d'observation, d'étudier les caractères, qui se +montrait déjà en lui. Il se trouva là avec des types nouveaux et bien +marqués. Enfin il mélangea à tout cela une intrigue dont le ton si +différent de celui de l'année précédente montre bien le chemin +parcouru. + + [Note 48: John Galt. _The Annals of the Parish._ Chap. II. + _Year 1761_.] + + «Une autre circonstance de ma vie, qui produisit des altérations + considérables sur mon esprit et mes moeurs, fut que je passai mon + dix-septième été à une bonne distance de la maison, sur une côte + de contrebandiers, à une école connue, pour apprendre la + mensuration, l'arpentage, l'art d'employer les cadrans etc., où + je fis d'assez bons progrès. Mais je fis de plus grands progrès + dans la connaissance du genre humain. La contrebande était à + cette époque-là en pleine prospérité; les scènes de débauche + fanfaronne et de dissipation bruyante m'avaient été jusque-là + inconnues, et je n'étais pas ennemi d'une existence sociable. + Bien que j'apprisse ici à regarder sans émoi un large compte de + taverne, et à me mêler sans peur dans des bagarres d'ivrognes, + néanmoins j'avançai haut la main dans ma géométrie, jusqu'au + moment où le soleil entra dans la Vierge, un mois qui met + toujours le carnaval dans mon coeur. Une charmante fillette, qui + vivait dans la maison porte à porte avec l'école, renversa ma + trigonométrie et m'envoya par la tangente hors de la sphère de + mes études. Je continuai à lutter avec mes sinus et cosinus + encore pendant quelques jours; mais étant sorti dans le jardin, + par un joli midi charmant, pour prendre l'altitude du soleil, je + rencontrai mon ange: + + «Comme Proserpine cueillant des fleurs, + Elle-même fleur plus belle.» + + Il devint inutile de songer à faire rien de bon à l'école. La + dernière semaine de mon séjour, je ne fis rien d'autre que de + mettre à l'envers toutes les facultés de mon âme à propos d'elle, + ou de me glisser dehors pour la rencontrer, et les deux dernières + nuits de mon séjour dans le pays, si le sommeil avait été un + péché mortel, j'aurais été innocent[49].» + + [Note 49: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Le changement dans la manière de sentir est bien apparent. Ce n'est +déjà plus l'amour involontaire et troublé et subi; c'est je ne sais +quelle façon délibérée et provoquante de s'y abandonner, un parti pris +d'aimer, le goût à rechercher le moment le plus pétillant et le plus +capiteux de l'amour, c'est-à-dire les commencements, où l'incertitude +fait les joies plus soudaines et plus fortes, outre qu'elles sont +neuves. «Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes +inexplicables, disait déjà don Juan, et tout le plaisir de l'amour est +dans le changement[50].» + + [Note 50: _Le Festin de Pierre._ Acte I, scène II.] + +Il est bien vrai cependant que la poésie et l'amour se tenaient dans +le coeur de Burns. Cette seconde aventure lui fournit le thème d'une +chanson qui, à un an d'intervalle, est aussi loin de sa première +chanson, que ses sentiments étaient loin du trouble juvénile qu'il +avait ressenti. Quels pas étonnants faisait ce garçon, capable +désormais d'écrire des strophes comme celles-ci: + + Maintenant les vents d'ouest et les fusils meurtriers + Ramènent le plaisant temps d'automne; + Le coq de marais s'envole sur ses ailes bruissantes + Parmi la bruyère fleurissante; + Maintenant les grains, ondoyant au loin sur la plaine, + Réjouissent le fermier fatigué, + Et la lune brille clairement quand j'erre la nuit + Pour songer à ma charmeresse. + + Mais, ô chère Peggy, la soirée est claire, + Pressées volent les effleurantes hirondelles, + Le ciel est bleu, les champs à la vue + Ne sont que vert fané et que jaune; + Viens errer, viens suivre notre chemin joyeux, + Et voir les charmes de la nature, + Les blés frémissants, l'épine en fruits + Et toutes les créatures heureuses. + + Nous marcherons lentement, nous parlerons doucement, + Jusqu'à ce que la lune silencieuse brille clairement, + Je serrerai ta taille et dans tes bras aimants + Je jurerai combien je t'aime chèrement: + Les averses printanières aux fleurs en boutons, + L'automne au fermier, + Ne sont pas aussi chers que tu l'es pour moi, + Ma belle, mon aimable charmeresse[51]. + + [Note 51: _Now westlin winds and slaught'ring guns._] + +Le développement se faisait en lui avec une rapidité singulière. Tout +lui était une source d'acquisitions et chaque semaine était une étape. +C'était un esprit qui grandissait à vue d'oeil. Ces quelques semaines +passées loin de chez lui, au milieu de physionomies et de façons +nouvelles, lui avaient été profitables à un degré qu'on ne +soupçonnerait pas si l'on n'avait son témoignage. «Je revins chez moi, +dit-il en parlant de cette excursion, ayant fait des progrès +considérables. Mes lectures s'étaient élargies de l'addition très +importante des oeuvres de Thomson et de Shenstone; et j'engageai +plusieurs de mes camarades d'école à entretenir avec moi une +correspondance littéraire. J'avais trouvé une collection de lettres +par les beaux esprits du règne de la reine Anne, et je les relisais +très dévotieusement. Je conservais copie de celles de mes propres +lettres qui me plaisaient, et la comparaison entre elles et les +compositions de la plupart de mes correspondants flattait ma vanité. +Je poussai ce caprice si loin que, quoique je n'eusse pas pour trois +liards d'affaires au monde, chaque poste m'apportait autant de lettres +que si j'avais été un lourd et laborieux fils du journal et du +grand-livre[52].» + + [Note 52: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + * * * * * + +Toutes ces choses, clartés ou flammes, éclataient dans les soucis plus +sombres chaque jour qui entouraient la famille. Malgré le courage et +les privations de tous, les affaires allaient en empirant. Le +propriétaire de William Burnes, celui qui lui avait prêté cent livres +et lui témoignait de la bonté, était mort; cette mort était pour les +pauvres gens le dernier coup de malheur. La gestion des biens était +tombée entre les mains d'un intendant cruel, brutal. La tristesse +s'augmentait de scènes, de menaces et de violences. «Pour compléter la +malédiction, nous tombâmes entre les mains d'un agent qui a posé pour +la peinture que j'ai donnée d'un de ces hommes dans _Les deux +chiens..._ Mon indignation bout encore au souvenir des lettres +menaçantes et insolentes de ce chenapan et de ce despote, qui nous +mettaient tous en larmes[53].» Par les vers auxquels il fait allusion, +on a ces scènes devant les yeux: + + [Note 53: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + J'ai remarqué le jour d'audience de nôtre seigneur, + Et maintefois mon coeur en a été attristé; + Les pauvres tenanciers, maigrement pourvus d'argent, + Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant! + Il frappe du pied et menace, maudit et jure + Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien; + Tandis qu'ils doivent se tenir debout, avec un aspect humble, + Et tout entendre, et craindre et trembler[54]. + + [Note 54: _The Twa Dogs._] + +Plus d'une fois, tandis que le père accablé acceptait tout et que les +femmes étaient en pleurs, les deux garçons durent se retenir, les +poings crispés, pour ne pas jeter ce butor dehors, lui surtout, ce +gars aux yeux flamboyants dont la force était terrible et qui avait en +lui des énergies de colères aussi violentes que celles d'amour. Que +d'affronts ils dévorèrent, bouleversés par la rage d'honnêtes gens +brutalisés jusque dans leur désespoir! Il n'y a pas de doute que ces +humiliations n'aient été le germe de rancunes et de colères qui se +font sentir dans toute la correspondance de Burns, et qui, à bien des +années de là, firent de plusieurs de ses pièces des cris redoutables +de revendication sociale. Ces temps doivent avoir été horribles à +traverser. En dehors des chansons d'amour, les seuls vers qui aient +subsisté de cette période sont des plaintes, des lamentations comme +cette chanson qui est placée dans la bouche «d'un fermier ruiné»: + + Le soleil est enfoncé à l'ouest, + Toutes les créatures sont retirées au repos, + Tandis qu'ici je suis assis, douloureusement assiégé + De chagrins, de douleurs, de peines; + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + L'homme prospère est endormi, + Il n'entend pas les tourbillons de vent passer; + Mais la misère et moi veillons, guettons + La morne tempête souffler; + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + Là dort la chère compagne de mon coeur; + Ses soucis pour un instant reposent; + Faut-il que je te voie, orgueil de mes jeunes ans, + Ainsi descendue et tombée! + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + Mes doux bébés reposent dans ses bras, + Les craintes anxieuses n'alarment pas leurs petits coeurs; + Mais pour eux mon coeur souffre + De maintes angoisses amères; + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + Je fus jadis par la fortune caressé, + Je pus jadis soulager la détresse; + Maintenant le maigre soutien de la vie durement gagné + Mon destin me l'accorde à peine; + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + Je n'ai pas d'espoir, pas d'espoir! + Comme la tombe serait bienvenue! + Mais alors, ma femme et mes chers petits + Oh! où iraient-ils? + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas! + + Oh, où, oh où me tournerai-je! + Partout sans ami, abandonné, délaissé, + Car dans ce monde, ni le Repos, ni la Paix + Je ne les connaîtrai plus! + Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas![55] + + [Note 55: _Song, In the character of a Ruined Farmer._] + +C'étaient les sentiments de son père que Burns traduisait ainsi. +Enfin, à travers ces angoisses, William Burnes atteignit le terme +d'une des périodes sexennales de son bail, époque à laquelle il +pouvait le résilier. Il abandonna cette ferme ingrate de +Mont-Oliphant, où lui et les siens avaient tant peiné et tant +souffert. Ce fut à la Pentecôte de 1777. Robert Burns avait un peu +plus de dix-huit ans[56]. + + [Note 56: _Gilbert's Narrative._] + + + + +CHAPITRE II. + +LOCHLEA. + +1777--1784. + + +La nouvelle ferme de Lochlea se trouve à une distance de dix milles au +Nord de Mont-Oliphant, un peu plus enfoncée dans les terres, non loin +du village de Tarbolton, dont elle dépend. Ce n'est plus le décor de +Mont-Oliphant, avec la route animée des voitures, et, derrière la +route, la mer animée de navires; ce n'est plus le voisinage d'Ayr, la +capitale du comté. La ferme est au fond d'un entonnoir de collines +nues, dans un site borné et morose, à l'écart de tout chemin. Quelques +arbres chétifs et d'aspect tourmenté se montrent çà et là au haut des +pentes. L'impression est attristante; c'est un vilain endroit. De +quelques sommets voisins, la vue se dégage et s'élargit; mais le +mouvement humain fait péniblement défaut. Tarbolton lui-même est à +l'avenant. Pauvre village perdu; une seule longue rue de masures +affaissées sous leurs chaumes verdis de mousse, et des champs aux deux +bouts. Quand on le traverse aujourd'hui, on y sent la misère et +l'abandon. La population, à un des derniers recensements, ne dépassait +guère huit cents habitants[57]. Et pourtant là est le cabaret que +Burns a fait trembler d'éclats de rire, la loge maçonnique où les +séances se prolongeaient jusqu'à cinq heures du matin, le cimetière où +tant d'éloquence et d'ironie fut dépensé dans des discussions +religieuses. Tout ce coin de pays est maussade. Mais à quelque +distance, le pays, boisé, parsemé de vieilles résidences et de parcs, +coupé par le cours pittoresque de l'Ayr, offre des endroits charmants, +propices aux rencontres amoureuses. + + [Note 57: _Rambles through the Land of Burns_, by Adamson, + chap. XI.] + +Le séjour à Lochlea, qui fut de sept années, compte peu dans l'oeuvre +de Burns; cependant, Gilbert se trompe, lorsqu'il dit en parlant de +son frère: «les sept années que nous vécûmes dans la paroisse de +Tarbolton ne furent pas marquées par un grand avancement +littéraire[58].» Si la production, dont une partie n'a pas été +conservée, fut peu considérable, l'effort fut continuel et le progrès +immense. C'est une période de formation plutôt que de création, et +dans laquelle il faut chercher plutôt des germes que des résultats. Au +point de vue du caractère, c'est également une époque importante et +décisive. «C'est pendant ce temps, dit Gilbert, que les fondements +furent posés de certaines habitudes dans le caractère de mon frère, +qui, plus tard, ne devinrent que trop proéminentes, et que la malice +et l'envie ont pris plaisir à exagérer[59].» Et Robert, lui-même, se +rappelant ces jours en apparence insignifiants, écrivait: «C'est +pendant cette époque climatérique que ma petite histoire est le plus +pleine d'événements[60]»; non pas d'événements extérieurs et bruyants +comme ceux qui, plus tard, se présentent dans sa vie; mais de ces +petits faits intérieurs et silencieux dont on n'a pas conscience sur +le moment, par lesquels une nature se forme, se modifie ou se révèle, +et qui grandissent dans les souvenirs jusqu'à y envahir et y étouffer +tous les autres. Un grain qui tombe est pour le sillon un événement +plus important que tous les orages qui, plus tard, battront l'épi. + + [Note 58: _Gilbert's Narrative._] + + [Note 59: _Gilbert's Narrative._] + + [Note 60: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +La vie continua toujours la même pour la famille, une vie de labeur et +de frugalité. Les premiers temps furent tolérables. «Pendant quatre +années nous y vécûmes confortablement,» dit Robert[60]. Ce dut être un +soulagement après la vie de Mont-Oliphant. Tout le monde travaillait. +Robert et Gilbert recevaient les gages qu'on donnait aux autres +ouvriers, d'où on défalquait les objets de vêtement fabriqués dans la +maison par la mère et les soeurs. + + +I. + +LA JEUNESSE. -- LES PREMIERS AMOURS. + +Dès le début de cette période, on retrouve Burns devenu homme. C'est +un beau gars, de taille moyenne, robuste, carré, agile quoique d'une +structure massive, le teint brun, le front solide, les cheveux noirs, +les traits un peu gros, la bouche forte et mobile, et de merveilleux +yeux noirs, larges, hardis, étincelants, «pleins d'ardeur et +d'intelligence[61]»; «sa physionomie avait à première vue un certain +air de lourdeur mêlé à une expression de profonde pénétration et de +réflexion calme qui touchait à la mélancolie[61]». C'est son +expression habituelle. Mais le visage se transforme sans cesse et il +prend, avec une rapidité et une force extraordinaires, le reflet de +toutes les passions, depuis le rire le plus franc jusqu'à toutes les +éloquences que l'amour ou la colère peuvent prêter à une face humaine. +Il est impossible de voir ce garçon sans le remarquer. Il est même une +manière de personnage dans le pays et les hameaux d'alentour. Il est +entouré d'une sorte de notoriété; on s'occupe de lui; les uns +l'admirent, les autres redoutent son sarcasme. Lui-même n'est pas +fâché d'attirer l'attention sur lui: il se singularise, s'habille +d'une façon originale qui doit lui attirer les regards. Il tranche sur +les autres; il est le seul gars de la paroisse qui porte les cheveux +liés derrière; c'est le dimanche à l'église qu'il se montre ainsi. Les +filles se chuchotent: «C'est Robie Burns»; les gars le regardent avec +admiration et envie; ils désirent faire sa connaissance. Il est le +lion du village. Il le sait et il en est fier. Tous ces points +apparaissent clairement dans les souvenirs de David Sillar qui fut son +compagnon à cette époque: «M. Robert Burns était depuis quelque temps +dans la paroisse de Tarbolton, quand je fis sa connaissance. Son +humeur sociable lui procurait facilement des relations, mais un +certain assaisonnement satirique, qui était mêlé à son génie comme à +tous les génies poétiques, tout en faisant éclater de rire le cercle +rustique, ne laissait pas d'amener à sa suite sa compagne naturelle: +une défiance craintive. Je me rappelle avoir entendu ses voisins dire +qu'il avait la langue bien pendue et qu'ils suspectaient ses +_principes_. Il portait la seule chevelure nouée qu'il y eût dans la +paroisse, et à l'église, il drapait son plaid, qui était d'une couleur +particulière, feuille morte je crois, d'une manière particulière +autour de ses épaules. Ces notions et son extérieur eurent une +influence si magique sur ma curiosité qu'ils me rendirent très +désireux de faire sa connaissance. Je ne me rappelle plus maintenant +très bien si ma liaison avec Gilbert fut accidentelle ou préméditée. +Par lui je fus présenté non seulement à son frère mais à toute cette +famille où, au bout de peu de temps, je fus un visiteur fréquent, et, +je le crois, bienvenu[62].» On devine, dans cette affectation de +vêtement, quelque chose de théâtral. M. Robert Stevenson l'a bien +remarqué, et il rappelle que, dix ans plus tard, quand il sera marié, +père de famille, on le retrouve dans un costume encore plus +extraordinaire: une casquette de fourrure, un pardessus avec un +ceinturon et une grande rapière écossaise au côté. «Il aimait, dit-il, +à s'habiller pour le plaisir de s'habiller»[63]; et le critique +observe finement qu'il y a là une marque fréquente chez les +tempéraments artistiques. Il eût pu ajouter qu'elle est faite d'une +disposition à vivre en dehors des conditions entourantes, qui vient de +l'activité de l'imagination et d'un besoin de se distinguer, et +résulte d'un mélange complexe de vanité, de paradoxe, de logique et de +bravoure. + + [Note 61: _Description of Burns compiled by Dr Currie from + Accounts by the Associates of the Poet._ Scott Douglas, tome + IV, p. 388.] + + [Note 62: David Sillar. _Reminiscences, from Walker's memoir + of Burns, 1811._] + + [Note 63: Stevenson. _Familiar studies of Men and Books. + Some Aspects of Robert Burns_, p. 44.] + +Au milieu de ce monde villageois où il se sentait aisément le chef, où +sa supériorité était acceptée, il marchait avec assurance. Mais dès +qu'il se trouvait avec des étrangers, surtout lorsqu'ils étaient d'une +position supérieure à la sienne, il devenait taciturne et se repliait +en une observation méfiante. Il avait ce mélange de timidité et +d'orgueil que bien des gens supérieurs, accoutumés à se sentir les +maîtres dans leur cercle habituel, apportent dans un milieu nouveau. +Sans calcul sans doute, ils attendent de s'en rendre compte avant d'en +prendre possession. Ainsi faisait-il: il écoutait, il observait, et +quand dans son coin il avait jaugé ces nouveaux venus il sortait de ce +silence et du même coup prenait le haut du pavé dans la conversation. +L'impression qu'il fit au docteur Mackenzie est très formelle à cet +égard. On retrouve, encore là, exprimée par un homme dont la +déposition dénote un observateur expert et soigneux, la différence +qu'il y avait entre les deux frères; elle confirme assez bien la +remarque de Murdoch: «Gilbert et Robert étaient certainement très +différents d'apparence et de façons, bien qu'ils possédassent tous +deux de grandes capacités et un savoir peu commun. Gilbert, dans la +première entrevue que j'eus avec lui à Lochlea, était franc, modeste, +bien renseigné et communicatif. Le poète semblait distrait, +soupçonneux et sans aucun désir d'intéresser ou de plaire. Il demeura +très silencieux dans un coin sombre de la chambre et, avant qu'il prît +aucune part à l'entretien, je le surpris fréquemment en train de me +scruter pendant ma causerie avec son père et sa mère. Mais plus tard +quand la conversation, qui était sur un sujet de médecine, eut pris le +tour qu'il souhaitait, il commença à s'y engager, déployant une +dextérité de raisonnement, une subtilité de réflexion, et une +familiarité avec des sujets au delà de sa portée, dont son visiteur ne +fut pas moins charmé qu'étonné[64].» + + [Note 64: _Reminiscences of William Burnes by Dr John + Mackenzie of Mauchline._ (_Walker's Memoir of Burns._)] + +Ces premières années de Lochlea, non seulement elles sont +intéressantes, parce qu'elles nous montrent l'apparition de qualités +et de défauts qui devaient se développer et rendre plus tard illustre +et malheureuse la vie de Burns, mais elles sont reposantes, et on aime +à y faire une halte. C'est le seul moment de tranquillité qu'ait connu +cette famille persécutée du malheur, un répit entre la misère de +Mont-Oliphant et la ruine qui ne tarda pas à venir. Pendant quelque +temps, on connut presque le bien-être. Et pour Burns lui-même, c'est +un temps de joie et de pureté de coeur. Nous aurons la gaieté de +Mossgiel, un peu factice, nerveuse et souvent plus près du défi que de +la joie, l'éblouissement d'Édimbourg, l'assombrissement d'Ellisland +et de Dumfries; nous ne le reverrons plus dans cette atmosphère +joyeuse et légère. Il aura de plus éclatants moments, mais souvent +avec des orages, et les plus heureux ne seront jamais sans leurs +nuées. On aime à se le représenter, serein, avec ses regards si +éloquents où ne passaient pas encore les regrets, robuste, gai, se +précipitant, comme il le faisait, en toutes choses, impétueusement +dans le travail. Il ne craignait personne pour conduire une charrue ou +manier une faux. Avec cela, plein de bonté pour les gens et les bêtes. +Son frère avait un peu de la sévérité du père, mais, lui, sous son +enveloppe plus rude, avait toujours un coup de main et un mot +d'encouragement prêt pour les plus jeunes travailleurs; quand l'autre +grondait, «ô homme! vous n'êtes pas fait pour ce jeune peuple,» +disait-il[65]. Les animaux eux-mêmes semblaient sentir en lui une +indulgence plus grande: on peut être sûr qu'il leur causait +amicalement et que le _Salut de Nouvelle Année du Vieux Fermier à sa +vieille jument_ n'est pas autre chose qu'une de ces conversations. + + [Note 65: _The Highland Note-Book_, by R. Carruthers, + Inverness, cité par Chambers. _Life of Burns_, tom. I, p. + 86.] + + * * * * * + +Et quels flots de poésie, de gaieté, d'éloquence, d'humour, de +fantaisie, répandus sur toute la dure besogne de cette dure vie; tout +cela débordant, jaillissant, étincelant, intarissable, plein de bonds +joyeux, de visions fantastiques, comme le ruisseau écossais qui saute +autour d'un roc et frissonne aux rayons du soleil. Les oeuvres, chez +lui, ne sont que des fragments, les premiers venus, de sa parole +ordinaire. Tous ceux qui l'ont connu prétendent que sa conversation +était égale, sinon supérieure à sa poésie; et elle n'eut jamais plus +de gaieté qu'à Lochlea. Gilbert se rappelait avec bonheur les jours +où, avec deux autres compagnons, ils allaient couper de la tourbe pour +le combustible d'hiver[66]: Avec ces deux ou trois paysans obscurs +pour auditeurs, Robert entretenait un feu roulant d'esprit, de fines +remarques sur les hommes et les choses, qui rendaient radieuses ces +heures passées dans un marécage. Il était vraiment l'étonnement et la +gaieté de tout le pays. Les anecdotes sont unanimes et inépuisables à +raconter l'effet de sa parole sur ceux qui l'entouraient. Un jour, +passant dans un champ qu'on fauchait, il attire peu à peu autour de +lui toute la bande des moissonneurs qui se tordent de rire et se +laissent tomber à terre oubliant leur besogne. Un autre jour, il entre +dans un moulin et fait si bien que ceux qui sont chargés de déblayer +l'auge où tombe la farine, absorbés à l'entendre, la laissent s'emplir +jusqu'à ce que la meule s'engorge et s'arrête. Ailleurs, c'est le +forgeron qui, le marteau levé, l'écoute jusqu'à ce que le morceau de +fer qu'il avait sur l'enclume se refroidisse. C'était à la forge +surtout, le lieu de réunion du village, qu'il fallait le voir. Chaque +fois qu'il y devait venir, les voisins arrivaient pour faire cercle +autour de lui et écouter les histoires qu'il inventait et racontait, +de façon à les secouer de gaîté ou à leur arracher des larmes[67]. +C'était vraiment un poète par nature que cet homme qui composait, pour +des filles de fermes, les plus adorables chansons d'amour de la +littérature anglaise et qui, devant quelques laboureurs, jetait à +pleine main des récits dont _la Mort et le Dr Hornbook_ et _Tam de +Shanter_ peuvent nous donner une idée. On croirait à peine à une telle +puissance de parole chez ce jeune paysan de vingt et quelques années, +si plus tard les hommes distingués et critiques qui l'entendirent à +Édimbourg n'étaient aussi d'accord pour reconnaître que sa +conversation les surprit plus encore que ses vers. On trouve dans ces +souvenirs du Dr Mackenzie la première déposition, faite par un esprit +cultivé, sur l'invraisemblable puissance de conversation de Burns. «À +partir de la période dont je parle, je pris un vif intérêt à Robert +Burns et, avant de connaître ses pouvoirs poétiques, je m'aperçus +qu'il possédait de très grandes capacités intellectuelles, une +imagination extraordinairement fertile et vive, une connaissance +profonde de beaucoup de nos poètes écossais et une admiration +enthousiaste de Ramsay et de Fergusson. Même alors, sur les sujets +qu'il connaissait, sa conversation était riche en figures bien +choisies, animée et énergique. À la vérité j'ai toujours pensé que +personne ne pouvait avoir une juste idée de l'étendue des talents de +Burns s'il n'avait pas eu l'occasion de l'entendre causer[68].» On +voit ainsi peu à peu l'homme grandir et la force de cet esprit +s'imposer à tous autour de lui. + + [Note 66: Chambers, tom. I, pag. 86.] + + [Note 67: Hately Waddell.--_Life and Works of R. Burns. + Appendix, Reminiscences original. Part. I._] + + [Note 68: _Reminiscences by Dr Mackenzie._] + +Cependant les choses de l'esprit continuaient à l'attirer. Il portait +toujours quelque livre dans sa poche. C'était _l'Homme de Sentiment_ +de Mackenzie, le _Tristram Shandy_ de Sterne, les oeuvres du vieux +poète écossais Adam Ramsay, c'était surtout sa chère collection de +chansons. Il continuait à les lire avec le même soin; il prenait dans +cette habitude une sûreté critique qui paraît dans les notes qu'il a +mises aux vieilles chansons écossaises, et à la façon dont il juge les +siennes propres. Du reste, toute la famille lisait, et quand on +entrait à la ferme aux heures des repas, les seules libres, on voyait +le père et les fils un livre à la main[69]. + + [Note 69: R. Chambers, tome I, p. 36.] + +Le goût de l'activité intellectuelle était vraiment admirable parmi +ces hommes accablés de fatigues, et pour lesquels il semble que le +repos dût être un affaissement vide et silencieux. Robert, Gilbert et +quatre ou cinq de leurs amis, auxquels quelques-uns s'adjoignirent +encore, formèrent une sorte de club dans lequel on devait discuter des +questions proposées et s'exercer à la parole. Cela en soi n'a rien +d'étonnant; c'est dans des réunions de ce genre que bien des jeunes +éloquences ont donné leurs premiers coups d'ailes. Mais si l'on +réfléchit au milieu, si l'on songe que les membres de cette conférence +rustique étaient quelques jeunes paysans sans ressources, perdus dans +un petit village que l'absence de communications enfonçait davantage +dans la campagne, on comprendra qu'il y avait là une ardeur +intellectuelle qu'il n'eût pas été facile de retrouver ailleurs[70]. +Le premier président fut Burns. La première séance eut lieu le 11 +novembre 1780. La première question discutée fut celle-ci: + + [Note 70: Voir sur ce curieux Club: _Rules and Regulations + to be observed in the Bachelors' Club_, Currie;--et _History + of the Rise, Proceedings and Regulations of the Bachelors' + Club_. R. Chambers, tome I.] + + Étant donné qu'un jeune homme élevé pour être fermier, mais sans + aucune fortune, peut épouser de deux femmes l'une: ou bien une + fille de fortune, ni belle de sa personne, ni agréable de + conversation, mais capable de diriger suffisamment les affaires + domestiques d'une ferme; ou bien une fille agréable de toutes + façons, de personne, de conversation et de manières, mais sans + fortune, laquelle des deux choisira-t-il? + +On peut reconnaître dans le choix de cette question une des +préoccupations habituelles de Burns et imaginer la discussion et les +déclamations éloquentes, auxquelles elle donna lieu. Burns y prit une +part active et le Dr Currie retrouva dans ses papiers les notes d'un +discours dans lequel il soutenait la seconde alternative. Il n'est +peut-être pas sans intérêt de voir quel était le genre de questions +débattues par ces jeunes laboureurs. En voici quelques-unes: + + Retirons-nous plus de bonheur de l'amour ou de l'amitié? + + Doit-il exister quelque réserve entre des amis qui n'ont aucune + raison de douter de l'amitié l'un de l'autre? + + Lequel est le plus heureux du sauvage ou du paysan d'une contrée + civilisée? + + Un jeune homme des rangs inférieurs de la vie sera-il plus + heureux s'il a reçu une bonne éducation et s'il a un esprit + meublé de savoir; ou s'il a juste l'éducation et le savoir de + ceux qui l'entourent? + +Les deux dernières questions dépassent le cercle des sentimentalités +générales des deux premières. Elles ont la marque de leur époque; +elles arrivent jusqu'au bord de la discussion sociale à la façon du +XVIIIe siècle; on y sent comme une lointaine influence de Rousseau. +Peut-être cependant, celle-ci n'était-elle pas indispensable pour que +des demandes semblables se posassent dans l'esprit de Burns. Il +aurait suffi de l'analogie des génies et des situations. Il y eut de +bonne heure dans Burns une protestation et une révolte inévitables +contre l'inégalité des rangs et, ce qui est mieux, une revendication +de la valeur individuelle. L'amour, les préoccupations de la vie, +d'autres luttes l'empêchèrent de développer tout à fait ce côté de +protestation sociale, mais il éclatera dans quelques passages de ses +poésies, et on en discerne le germe dans ces discussions de jeunesse. + +En même temps il se fit affilier à la loge maçonnique de Tarbolton, +dont les séances se tenaient dans une salle de l'auberge du village. +Les registres y sont encore conservés et montrent qu'il était assidu +aux séances[71]. + + [Note 71: _Gilbert's Narrative._] + + * * * * * + +À travers tout cela, il continuait plus que jamais son métier +d'amoureux rural: «L'amour sage ou insensé fut une perpétuelle +nécessité de son âme,» dit Hately Waddell[72]; et Carlyle, dans une de +ses fortes appréciations qui dégagent la ligne morale de toute une +existence, avait dit: «À la vérité, il n'y a qu'une ère dans la vie de +Burns, c'est la première. Nous n'avons pas la jeunesse, puis la +maturité, mais seulement la jeunesse; car, jusqu'à la fin, nous ne +discernons aucun changement décisif dans la complexion de son +caractère; dans sa trente-septième année, il est encore, pour ainsi +dire, dans la jeunesse[73].» C'est surtout pour ce qui concerne son +intarissable faculté d'aimer que cela est vrai. Pendant vingt ans, il +a été dans une continuelle admiration de la beauté ou plutôt de la +grâce féminine, et ce qu'il y a de particulier en lui c'est que ses +derniers amours avaient autant d'enthousiasme que les premiers. Il a +chéri toute sa vie avec la bonne foi fougueuse des dix-huit ans, et il +eût aimé ainsi indéfiniment. Chez lui, les passions ne formaient pas +ces légers résidus d'accoutumance, d'amertume, de lassitude ou +seulement d'habitude, que même les meilleures laissent au fond du +coeur, et qui rendent celles qui y viennent ensuite moins douces ou +les font paraître moins charmantes. Bien qu'il y ait bu souvent, le +cristal de la coupe resta clair et transparent. L'amour conserva +toujours pour lui toute sa nouveauté et sa délicieuse surprise. Il ne +devint pas en lui amer comme dans Byron, railleur comme dans Heine, ou +douloureux comme dans Musset. Il continua d'être pour lui, selon +l'expression de Keats, «une chose de beauté et une joie éternelle.» + + [Note 72: Hately Waddell. _Life of Burns._ Part. I, p. XIX.] + + [Note 73: Carlyle. _Essay on Burns._] + +L'épisode de la petite moissonneuse n'avait été qu'une de ces +aspirations vagues dont tous les coeurs de seize ans sont troublés, et +l'épisode de Kirkoswald un premier essai. C'est à Lochlea qu'aimer +devint l'habitude et l'état normal de son âme. Quand il y arriva, il +était gauche et timide; il confesse «qu'au commencement de cette +période, il était peut-être le garçon le plus lourd et le plus empêtré +de toute la paroisse[74].» Mais cela ne devait pas durer et il ne +devait pas tarder à prendre sa place, soit comme héros, soit comme +confident, dans la plupart des intrigues amoureuses du village et des +environs. Il y apporta bientôt la désinvolture et la sûreté d'un +maître. Il avait ce don de familiarité rieuse et railleuse qui est la +clef qui ouvre le plus de coeurs féminins. «Après le début de mes +relations avec lui, raconte David Sillar, nous nous rencontrions +souvent à l'église, et au lieu d'aller avec nos amis ou les filles à +l'auberge, nous faisions une promenade dans les champs. Dans ces +promenades j'ai été souvent frappé de sa facilité à s'adresser au beau +sexe et mainte fois, quand j'étais tout confus et ne savais comment +m'exprimer, il était entré en conversation avec elles avec la plus +grande aisance et la plus grande liberté; c'était généralement la mort +de notre conversation, si agréable fût-elle, que de rencontrer une +connaissance féminine[75].» Burns d'ailleurs a raconté lui-même +comment il se tirait d'affaires dans ces rencontres: + + [Note 74: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 75: D. Sillar's. _Account, etc._ Walker, tome II. + Appendix.] + + Bien au delà de toutes les autres impulsions de mon coeur était + un penchant pour l'_adorable moitié du genre humain_[76]. Mon + coeur était du pur amadou et était continuellement enflammé, par + une déesse ou une autre. Comme il arrive dans toutes les + campagnes de ce monde, ma fortune était diverse. Tantôt j'étais + reçu avec faveur, tantôt mortifié par un échec. À la charrue, à + la faux et à la faucille, je ne craignais pas de rival, je + défiais aussi le besoin et comme je ne me suis jamais préoccupé + de mon labeur que pendant que j'y étais employé, je passais mes + soirées d'après mon coeur. Un jeune campagnard conduit rarement + une aventure d'amour sans un confident qui l'assiste. Je + possédais un zèle, une curiosité et une dextérité intrépide qui + me recommandaient comme un second convenable dans ces occasions, + et, j'ose le dire, j'avais autant de plaisir à être dans le + secret de la moitié des amours de la paroisse de Tarbolton que + jamais homme d'État en a ressenti à connaître les intrigues de la + moitié des cours d'Europe. La plume que je tiens à la main semble + connaître instinctivement ce sentier familier de mon imagination, + et j'ai de la peine à l'empêcher de vous donner une couple de + paragraphes sur les histoires d'amour de mes compagnons, humbles + habitants de la ferme ou de la chaumière. Mais les graves fils de + la science, de l'ambition ou de l'avarice baptisent ces choses du + nom de folies. Pour les fils du travail et de la pauvreté, ce + sont des matières de la plus sérieuse nature: pour eux, l'espoir + ardent, l'entrevue dérobée, le tendre adieu sont les plus grandes + et les plus délicieuses parties de leur bonheur[77].» + + [Note 76: En français dans le texte.] + + [Note 77: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Les occasions ne lui manquèrent pas. Quand on regarde d'un peu près la +vie rurale de son temps, on est surpris de la quantité d'intrigues qui +allaient leur train dans ces petits villages, de ferme à ferme, sous +la stricte surveillance presbytérienne. La façon dont ces intrigues se +passaient est un trait de moeurs écossaises qui ne manque pas d'une +certaine grâce rustique. Après une rude journée à la charrue ou au +fléau, quand le soir descendait, le jeune paysan mettait son bonnet +bleu et son plaid. Il faisait deux ou trois milles, parfois plus, +jusqu'au cottage de sa promise. Un homme, qui n'est rien moins que le +grave Lockhart, a retracé, avec complaisance, la manière dont les +choses se passaient. «Dans ces districts, l'amoureux rustique poursuit +sa tendre recherche d'une façon dont les jeunes citadins peuvent +trouver difficile de comprendre le charme. Quand les travaux de la +journée sont finis, que dis-je? souvent lorsque ses parents le croient +dans le lit, l'heureux gars regarde comme un jeu de marcher maints +longs milles écossais, jusqu'à la résidence de sa maîtresse. Au signal +d'un coup donné à sa fenêtre, celle-ci sort pour passer une heure ou +deux sous la lune d'été ou, si le temps est âpre, (circonstance qui +n'empêche jamais le voyage) parmi les gerbes de la grange paternelle. +Ce «chappin' out», comme ils l'appellent, est une coutume dont les +parents affectent de ne pas voir la mise en pratique, s'ils ne +l'approuvent pas. Et les conséquences sont très rares et beaucoup plus +fréquemment inoffensives que ne sont disposées à se l'imaginer les +personnes qui ne sont pas familières avec les moeurs et les sentiments +de nos paysans[78].» Ceci est peut-être moins sûr. À consulter les +registres de la paroisse, à lire les épîtres de Burns et à suivre +toute sa vie, il ne paraît pas que les paysans écossais--dans ces +environs du moins--fussent plus habiles qu'ailleurs à brider l'amour. +C'est sur des expéditions de ce genre que sont composées les +quelques-unes des premières et des plus jolies choses de Burns. + + [Note 78: Lockhart. _Life of Burns._ Chap. II.] + + Derrière ces collines là-bas, où le Lugar coule, + Parmi de nombreux moors et marais, Ô, + Le soleil d'hiver a clos le jour, + Et je vais retrouver Nannie, Ô. + + Le vent d'ouest souffle bruyant et aigre; + La nuit est à la fois noire et pluvieuse, Ô; + Mais je prendrai mon plaid; je me glisserai dehors, + Et, par delà les collines, vers Nannie, Ô. + + Ma Nannie est charmante, douce et jeune, + Sans ruses artificieuses pour vous attirer, Ô; + Le malheur tombe sur la langue flatteuse + Qui séduirait ma Nannie, Ô! + + Son visage est joli, son coeur est sincère, + Aussi innocente qu'elle est gentille, Ô. + La pâquerette, qui s'ouvre humide de rosée, + N'est pas plus pure que Nannie, Ô. + + Je ne suis qu'un jeune paysan, + Et il y a peu de gens qui me connaissent, Ô; + Mais que m'importe combien peu ils sont, + Je suis toujours bienvenu chez Nannie, Ô. + + Toutes mes richesses sont mes gages, + Et il faut que je les gère avec soin, Ô; + Mais les biens de ce monde ne m'inquiètent pas, + Toutes mes pensées sont: Ma Nannie, Ô.» + + Notre vieux fermier se plaît à regarder + Ses moutons et ses vaches prospérer grassement, Ô; + Mais je suis aussi heureux, moi qui tiens sa charrue, + Et n'ai d'autre souci que Nannie, Ô. + + Vienne heur, vienne malheur, je ne m'en occupe guère; + Je prendrai ce que le Ciel m'enverra, Ô; + Je n'ai pas d'autre souci dans la vie + Que de vivre et d'aimer ma Nannie, Ô[79]. + + [Note 79: _My Nannie O._] + +C'est à coeur perdu que Burns se jeta dans ces aventures qui bientôt +ne se comptèrent plus. Il avait généralement une affection principale +et centrale, mais il rencontrait sans cesse des affections nouvelles +et subordonnées qui se groupaient autour de celle-là, et formaient +autant d'intrigues secondaires, dans le drame de son amour. Gilbert, +rappelant à ce propos un fin passage de Sterne, un des auteurs favoris +de Robert, compare spirituellement son frère à Yorick, qui venait de +jurer à Eliza une fidélité éternelle et à qui il suffisait de se +trouver cinq minutes, à la porte de la remise, avec Mme de L... pour +en tomber épris, juste le temps que M. Dessein mettait à courir +chercher les clefs[80]. Peu lui importait d'ailleurs à quelle femme il +s'adressait. Il avait vite fait de les transformer, de les embellir, +de les transfigurer, dès qu'elles entraient dans le rayonnement du +rêve de beauté qu'il portait en lui. Gilbert, en homme froid et +raisonnable qu'il était, n'y comprenait rien. «Quand, dans la +souveraineté de son bon plaisir, il choisissait une personne à qui il +décidait d'offrir ses attentions particulières, elle était sur le +champ revêtue d'une quantité suffisante de charmes pris dans les +abondantes réserves de son imagination. Il y avait souvent une grande +différence entre sa maîtresse, telle que les autres la voyaient, et ce +qu'elle semblait lorsqu'elle était revêtue des attributs qu'il lui +donnait[81].» Sans doute; mais c'est que Murdoch s'était trompé et +que Gilbert n'était pas poète. Quant à Robert, il admirait de tous +côtés, répandant, devant ces simples filles étonnées, des trésors de +poésie qu'elles ne comprenaient sans doute pas, mais où, avec +l'intuition féminine, elles sentaient quelque chose de supérieur et de +précieux. Qui peut imaginer, car son éloquence fut peut-être plus +merveilleuse que ses vers, quelles strophes pleines de ferveur et de +tendresse il a murmurées à des oreilles ignorantes, où elles +résonnaient comme une musique incompréhensible et cependant douce à +écouter? Ses chansons n'en sont peut-être qu'un écho affaibli. + + [Note 80: Sterne. _A Sentimental Journey._ Calais.] + + [Note 81: _Gilbert's Narrative._] + +Et ce qu'il y a de surprenant en lui c'est qu'il n'aimait pas des +lèvres, mais vraiment du coeur. Chacune de ces amourettes avait, +pendant qu'elle durait, la véhémence et l'intensité d'une passion qui +le bouleversait de joie ou de désespoir. Les passions se poussaient +dans ce coeur continuellement agité, rapides mais fortes et +innombrables comme des vagues. C'étaient de vraies ivresses et de +vraies angoisses qu'il éprouvait sans trêve. Sa charpente de paysan, +singulièrement massive et solide, endurcie à toutes les fatigues, en +éprouvait des secousses terribles. Il ne s'habitua jamais à aimer. Les +coeurs ordinaires se tarissent dans des amours trop répétés qui vont +s'affaiblissant par leur abondance. Mais cette âme inépuisable fournit +un torrent de passion qui resta jusqu'au bout égal à lui-même dans son +impétuosité. Gilbert qui n'est pas suspect d'exagérer ces sujets, +disait: «Bien qu'il fût, dans sa jeunesse, timide et gauche dans ses +rapports avec les femmes, cependant, quand il devint un homme, son +attachement à leur société devint très fort et il était constamment la +victime et l'esclave de quelque beauté. Les symptômes de sa passion +étaient souvent tels qu'ils égalaient ceux de la célèbre Sapho. À la +vérité, je ne sache pas qu'il se soit jamais évanoui, qu'il ait fléchi +sur ses genoux et expiré; mais son agitation physique et mentale +surpassait tout ce que j'ai jamais vu de ce genre, dans la vie +réelle[82].» + + [Note 82: _Gilbert's Narrative._] + +Chez certains poètes, les passions ne deviennent une matière poétique +que lorsqu'elles sont façonnées par le souvenir; ils travaillent, +toujours tournés vers leur passé, semblables aux cordiers qui n'ont +jamais dans la main qu'une masse confuse de chanvre et ne voient leur +travail se faire que loin d'eux. Leur oeuvre a presque toujours de la +tristesse et du calme, parce que les choses dont ils parlent sont +perdues, écoulées, parce qu'elles sont éloignées. Mais il en est +d'autres pour lesquels la production est immédiate et n'est que le +prolongement, l'écho instantané de la joie ou de la souffrance +présentes. Ils sont comme des boucliers qui retentissent en même temps +qu'on les frappe. Leurs chants conservent toute la vibration +triomphale ou déchirante du coup dont tremble encore leur âme. Leur +oeuvre a souvent le trouble et l'élan de sentiments que le temps n'a +pas épurés mais n'a pas affaiblis. Elle contient moins de pensée et +plus de passion. C'est parmi ces derniers qu'il faut placer Burns. Non +seulement, l'émotion et la création étaient chez lui simultanées, mais +la première était si désordonnée qu'elle eût été intolérable, si elle +n'avait trouvé un soulagement dans la seconde. «Mes passions, dit-il, +une fois allumées, se déchaînaient comme autant de démons, jusqu'à ce +qu'elles trouvassent une issue dans la rime, et, alors, réciter par +coeur mes vers agissait comme un charme et calmait et adoucissait +tout[83].» Il faut ajouter que ces amours, malgré leur violence, +étaient purs, car Gilbert et Burns lui-même ont pris soin de marquer +la date où ils cessèrent de l'être. + + [Note 83: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Ainsi, avec les journées dans les champs, les sorties du soir, les +lectures et les compositions le long du chemin, les séances chez le +forgeron, les discussions du club, le mélange de travail, de tristesse +et de joie qui fait la vie de tous; avec des rafales de passion, des +éclairs d'ambition, des élans de tendresses charmantes, des +bondissements éblouissants de gaîté qui n'étaient propres qu'à lui; +jetant à pleines mains, comme lorsqu'il semait, la poésie et le rire, +inconscient encore et cependant déjà frémissant de son génie, causant +une sorte d'étonnement autour de lui, impétueux et honnête en toutes +choses, avec l'emportement qui devait lui faire commettre bien des +fautes, mais sans le remords d'en avoir encore commis, il passa les +premières années de Lochlea. Années agitées, mais pures, et qui, en +somme, furent heureuses. + + * * * * * + +Il tint peut-être alors à peu de chose que cette agitation ne se fixât +et que le calme ne grandît dans sa vie. «Comme toutes ces relations, +dit Gilbert, en parlant de ses intrigues, étaient gouvernées par les +règles les plus strictes de la vertu et de la modestie--desquelles il +ne dévia jamais jusqu'à ce qu'il eût atteint sa vingt-troisième +année--il devint anxieux d'être en situation de se marier[84].» Il y +avait, dans une famille qui habitait sur les bords du Cessnock, petite +rivière qui va rejoindre l'Irvine, une jeune fille qui s'appelait +Ellison Begbie. Elle y servait en qualité de domestique, comme +beaucoup de filles de fermiers. Son père était lui-même fermier à +Galston, près de Kilmarnock. C'est sur elle que Burns avait jeté les +yeux et fixé son choix. Ce n'était pas une beauté, semble-t-il, mais +elle avait un charme particulier et une sorte d'attrait vif que la +beauté a rarement. Dans la chanson qu'il a écrite sur elle, on devine, +à travers les comparaisons dont elle se compose, un visage vermeil, +tout riant de couleurs fraîches et vives, des cheveux fins et +châtains, un sourire où éclate la blancheur des dents. Mais, le +refrain est: «ses deux yeux brillants et malicieux», comme s'ils +étaient en effet le trait principal de cette physionomie mobile, +ouverte et charmante de gaîté. Avec cela une grâce spirituelle faite +d'enjouement et de malice. + + [Note 84: _Gilbert's Narrative._] + + Ses lèvres sont comme ces cerises mûres, + Que des murailles ensoleillées protègent de Borée; + Elles tentent le goût et charment la vue; + Et elle a deux yeux brillants et malicieux. + + Sa voix est comme le merle, le soir, + Qui chante sur les bords du Cessnock, invisible, + Tandis que sa compagne est nichée dans le buisson; + Et elle a deux yeux brillants et malicieux. + + Mais ce n'est pas son air, sa forme, son visage, + Bien qu'elle égale la reine fabuleuse de la beauté; + C'est l'esprit qui brille dans ses grâces, + Et surtout dans ses yeux malicieux[85]. + + [Note 85: _On Cessnock Banks._] + +Il fallait qu'elle eût quelque chose de véritablement distingué, +puisque plus tard, après avoir beaucoup admiré et comparé les plus +séduisantes dames d'Édimbourg, il avouait que, de toutes les femmes +qu'il avait connues, c'était celle qui aurait fait dans sa vie la plus +agréable compagne[86]. Telle était la femme que Burns demandait en +mariage. S'il avait été accepté, sa vie aurait peut-être pris une voie +normale. Sans doute, la fougue y serait restée et, par elle, il était +difficile que les fautes n'y pénétrassent pas; mais il est probable +que le désarroi ne s'y serait pas mis. Peut-être son exubérance de vie +et sa vigueur d'esprit se seraient-elles tournées vers d'autres +directions et son bonheur y eût-il gagné aux dépens de sa gloire. Ce +n'était pas sa destinée. + + [Note 86: Chambers, tome I, p. 48.] + +Outre l'influence qu'elle aurait pu avoir sur sa vie, sa courte +liaison avec Ellison Begbie est intéressante parce qu'elle a produit +une correspondance, qui comprend les premiers spécimens de prose que +nous ayons de lui. Ce sont quatre lettres seulement, mais bien +curieuses. Au point de vue littéraire, elles sont caractéristiques. On +y sent une affectation de correction, une recherche d'élégance, la +prétention épistolaire qu'il gardera pendant toute sa vie et qu'il +devait au recueil de lettres que le hasard avait mêlé à ses premières +lectures. Les pensées s'y font graves et compassées, les phrases s'y +succèdent achevées et correctes. Cela a beaucoup de tenue et peu de +mouvement; c'est le contraire de son esprit. La langue elle-même est +différente. Autant ses poèmes abondent en expressions écossaises, +autant cette correspondance est écrite dans une langue purement +anglaise, avec une affectation de mots latins. Au point de vue des +sentiments, ces lettres sont également remarquables par leur gravité, +leur ton de convenance et de franchise, un désir de bien préciser le +genre d'affection qu'il éprouve et de placer ses déclarations sur un +terrain de vie pratique. Dans la première de ces épîtres, il se +défend, avec beaucoup d'habileté, contre un soupçon d'inconstance de +sa part, qui pourrait bien venir à l'esprit d'Ellison Begbie et il +fait une description de la vie mariée, qui est réellement un beau +morceau sur le mariage: + + Il est naturel qu'un jeune homme aime la connaissance des femmes + et il est habituel qu'il recherche leur société quand l'occasion + s'en présente. L'une d'elles lui est plus agréable que les + autres; quand il est avec elle, il y a quelque chose, il ne sait + pas quoi, qui le séduit, il ne sait pas comment. Je suppose que + cela est ce que la plupart d'entre nous appellent _amour_ et je + dois avouer, ma chère E., que c'est un jeu difficile que celui + que vous avez à jouer lorsque vous rencontrez un amoureux de + cette espèce. Vous ne pouvez vous empêcher de dire qu'il est + sincère, et cependant, avec quelque faveur que vous le traitiez, + peut-être dans quelques mois ou au plus tard dans un an ou deux, + la même inexplicable fantaisie peut le rendre éperdument épris + d'une autre, tandis que vous serez oubliée. Je n'ignore pas que + peut-être, la prochaine fois que j'aurai le plaisir de vous voir, + vous me conseillerez de prendre cette leçon pour moi, et vous me + direz que la passion que je professe pour vous est peut-être une + de ces lueurs passagères. Mais j'espère, ma chère E., que vous me + ferez l'honneur de me croire, quand je vous assure que l'amour + que j'ai pour vous est fondé sur les principes de la Vertu et de + l'Honneur, et que conséquemment, aussi longtemps que vous + continuerez à posséder ces aimables qualités qui m'ont d'abord + inspiré ma passion pour vous, aussi longtemps faut-il que je + continue à vous aimer. + + Croyez-moi, ma chère, c'est un amour comme celui-là qui seul peut + rendre heureux l'état de mariage. On peut causer de flammes, + d'enthousiasmes, autant qu'on veut, et une chaude imagination, + avec l'ardeur de la jeunesse, peut faire éprouver quelque chose + de pareil à ce qu'on décrit. Mais je suis sûr que les plus nobles + facultés de l'esprit, unies à des sentiments semblables dans le + coeur, sont le seul fondement de l'amitié et ç'a toujours été mon + opinion que la vie mariée n'est pas autre chose que de l'_amitié_ + à un degré plus élevé. Si vous êtes assez bonne pour exaucer mes + souhaits, et s'il plaît à la Providence de nous épargner jusqu'à + la période la plus reculée de la vie, je puis, en regardant vers + l'avenir, voir que même alors, bien que courbé sous la vieillesse + ridée, même alors, quand toutes les choses de ce monde me seront + indifférentes, je regarderai mon E...... avec l'affection la plus + tendre, pour la simple raison qu'elle aura toujours, mais à un + degré plus élevé et perfectionné, ces nobles qualités qui + inspirèrent ma première affection pour elle[87]. + + [Note 87: _To Ellison Begbie._ Lettre 1.] + +Ces dernières lignes sur l'idée du bonheur tranquille et apaisé qu'il +faut attendre du mariage, sur la nécessité des qualités de l'âme pour +un amour durable, ne sont-elles pas éloquentes, et cette vue de +l'amitié qui sort d'une vie commune ne va-t-elle pas au fond des +unions heureuses? + +Une autre lettre est intéressante par la façon presque religieuse dont +il parle de l'amour. On sent bien, dans cette correspondance, qu'à ce +moment il était encore dominé et gouverné par l'austérité paternelle, +que son âme était toujours pleine de déférence pour l'exemple de vie +qu'il avait devant lui et que les amourettes nombreuses qu'il avait +déjà eues étaient restées des affaires de coeur et d'imagination. + + Je crois en vérité, ma chère E., que les purs, les sincères + sentiments d'amour sont aussi rares dans le monde que les purs et + sincères principes de vertu et de piété. Ceci, j'espère, vous + expliquera le singulier style de mes lettres à vous. Par + singulier, je veux dire qu'elles sont écrites d'une façon si + sérieuse que, pour vous dire la vérité, j'ai souvent eu peur que + vous ne me preniez pour quelque dévot outré qui converse avec sa + maîtresse comme il converserait avec son ministre. + + Je ne sais pas comment cela se fait, ma chère, car bien que, sauf + votre société, il n'y ait rien au monde qui me donne autant de + plaisir que de vous écrire, cependant cela ne me cause jamais ces + vertiges d'enthousiasme dont on parle tant parmi les amoureux. + J'ai souvent pensé que, si une affection solide n'est pas + effectivement une partie de la vertu, c'est quelque chose qui est + tout à fait de la même famille. Chaque fois que la pensée de mon + E...... échauffe mon coeur, elle allume dans ma poitrine tous les + sentiments d'humanité, tous les principes de générosité; elle + éteint toute méprisable étincelle de malice et d'envie qui ne + sont que trop prêtes à m'infester. Je serre tous les êtres dans + les bras d'une bienveillance universelle, également, je prends + part aux plaisirs des heureux et je sympathise avec les misères + des infortunés. Je vous assure, ma chère, que je lève souvent + vers le divin Ordonnateur des événements un regard plein de + reconnaissance pour le bonheur que, je l'espère, il a dessein de + me donner en vous donnant à moi. Je souhaite sincèrement qu'il + bénisse mes efforts pour rendre votre vie aussi confortable et + heureuse que possible, en adoucissant les côtés les plus rudes de + mon caractère aussi bien qu'en améliorant les conditions peu + propices de ma fortune. Ceci, ma chère, est une passion, à mes + yeux, digne d'un homme et, j'ajouterai, digne d'un chrétien[88].» + + [Note 88: _To Ellison Begbie._ Lettre 2.] + +La façon dont il lui demande sa main est pleine d'une gravité presque +cérémonieuse. On ne conçoit pas qu'un jeune clergyman adressant, avec +toute la dignité et le décorum de sa profession, une requête de ce +genre, puisse le faire en un langage plus rapproché d'un sermon: + + Il y a une règle que j'ai jusqu'ici pratiquée et que j'observerai + invinciblement avec vous, c'est de vous dire honnêtement la + simple vérité. Il y a quelque chose de si bas, de si indigne d'un + homme, dans les artifices de la dissimulation et de la fausseté, + que je suis surpris qu'ils puissent être employés par personne + dans une passion aussi noble et généreuse qu'un amour vertueux. + Non, ma chère E., je n'essayerai jamais de gagner votre faveur + par de si détestables pratiques. Si vous êtes assez bonne et + assez généreuse pour m'accepter pour votre partenaire, votre + compagnon, votre ami de coeur, à travers la vie, il n'y a rien, + de ce côté-ci de l'éternité, qui puisse me donner un plus grand + bonheur; mais je ne songerai jamais à acheter votre main par des + arts indignes d'un homme et, j'ajouterai, d'un chrétien. Il y a + une chose que je vous demande sérieusement, ma chère, et c'est + ceci: que vous mettiez bientôt un terme à mes espérances par un + refus péremptoire ou que vous me guérissiez de mes anxiétés par + un consentement généreux. + + Cela m'obligerait beaucoup si vous vouliez m'envoyer une ligne ou + deux quand vous le pourrez. J'ajouterai seulement que si une + conduite réglée (quoique peut-être bien imparfaitement) par les + règles de l'Honneur et de la Vertu, si un coeur consacré à vous + aimer et à vous estimer, si un effort anxieux de vous rendre + heureuse, si ces qualités sont celles que vous souhaiteriez dans + un ami, dans un époux, j'espère que vous les trouverez toujours + dans votre vrai ami et sincère amant[89]. + + [Note 89: _To Ellison Begbie._ Lettre 3.] + +La jeune fille ne tarda pas à faire connaître à Burns sa réponse +définitive; c'était un refus. La lettre qu'il lui envoie et qui est la +dernière de cette série est, avec un chagrin très sincère et très +profond, pleine d'une très belle et très digne franchise: + + J'aurais dû, pour être poli, accuser plus tôt réception de votre + lettre, mais mon coeur en avait reçu un tel coup que je puis + encore à peine rassembler mes pensées, de façon à vous écrire à + ce sujet. Je n'essayerai pas de décrire ce que j'ai ressenti en + recevant votre lettre. Je l'ai lue et relue, mainte et mainte + fois et, bien qu'elle fût dans le langage le plus poli du refus, + ce refus était péremptoire: «Vous étiez triste de ne pas pouvoir + me payer de retour, mais vous me souhaitez toute espèce de + bonheur.» Ce serait une faiblesse indigne d'un homme que de dire + que, sans vous, je ne pourrai jamais être heureux, mais je suis + certain que partager la vie avec vous lui aurait donné une saveur + que, sans vous, je ne goûterai jamais. + + Ce ne sont pas vos rares avantages personnels et votre bon sens + supérieur qui me frappent tant en vous; il est possible que, dans + quelques cas, on puisse rencontrer ces qualités chez d'autres. + Mais cette bonté aimable, cette tendresse et cette douceur + féminines, cette attachante suavité de caractère, avec tous les + charmes qui naissent d'un coeur chaud et aimant, voilà ce que je + ne puis espérer retrouver de nouveau dans ce monde, à un tel + degré. Toutes ces qualités charmantes, rehaussées par une + éducation bien au delà de ce que j'ai jamais trouvé chez les + femmes que j'ai jamais osé approcher, ont fait sur mon coeur une + impression que je ne crois pas que la vie effacera jamais. Mon + imagination s'était flattée du souhait,--je n'ose pas dire que ce + fut jamais un espoir,--que, peut-être un jour, je vous + appellerais mienne. J'avais formé les plus délicieuses images et + mes rêves s'y complaisaient; aujourd'hui, je suis malheureux pour + avoir perdu ce que je n'avais vraiment pas le droit d'attendre. + Je ne dois plus penser à vous comme à une amante; j'ose cependant + demander à être admis comme un ami. C'est à ce titre que je + désire la permission de vous rendre visite, et comme je pense + dans peu de jours aller m'établir plus loin et que vous ne + tarderez pas, je le suppose, à quitter cet endroit, je désire + vous voir ou avoir de vos nouvelles bientôt[90]. + + [Note 90: _Idem._ Lettre 5.] + +Ellison Begbie est la première des héroïnes de Burns dont on voie se +dessiner un peu la physionomie. D'après Mrs Begg, la soeur de Burns, +c'était une fille supérieure et la favorite du voisinage[91]. Elle +paraît avoir été, en outre, une fille de tête et de sang-froid, qui +tenait à voir clair dans l'avenir et dans le présent. Elle fut un +moment attirée vers ce garçon capable d'écrire de telles déclarations. +En effet, c'est seulement «après quelque intimité et quelque +correspondance qu'elle rejeta sa poursuite et bientôt après épousa un +autre amoureux»[92]; et cette supposition est bien confirmée par les +mots de Burns: «Pour couronner ma détresse, une _belle fille_ que +j'adorais et qui avait juré son âme de venir à ma rencontre dans le +champ du mariage, se joua de moi dans les circonstances les plus +mortifiantes[93].» Il y avait donc eu une attraction mais qui ne dura +pas. Pour quelle cause? On ne sait ces secrets de coeur. Elle est +peut-être dans un passage cité plus haut, où Burns se défend, comme +s'il éprouvait le besoin de dissiper certaines préventions et d'aller +au-devant de certaines rumeurs. Peut être Ellison Begbie n'eut-elle +pas confiance dans ces ardentes protestations, et voyait-elle dans le +coeur de son poursuivant mieux que lui-même. À coup sûr, elle passa +auprès d'une vie qui n'aurait pas été sans orages. Elle fit le choix +qui convenait le mieux à sa nature équilibrée, pratique et +discernante; «elle a deux yeux brillants et malicieux» dit la chanson +de Burns. Il est probable qu'elle vécut heureuse avec un homme moyen. +Pourtant, comme il arrive aux imprudents, leurs passions bues, quand +ils n'ont plus que le verre vide et craquelé de la vie, de se dire que +leurs ivresses ont été une folie, il arrive aussi que les sages +rassasiés de calme se demandent si leur prudence n'a pas été une +duperie. Il est certain qu'Ellison Begbie se rappela, avec orgueil, +que le poète avait composé pour elle quelques-unes de ses jeunes +chansons, les plus pures et les plus sincères, car, plus d'un quart de +siècle après cette aventure, «il vivait à Glasgow une dame» qui en +récita une qu'elle seule savait, à Cromek, lorsque celui-ci +recueillait ses _Reliques de Burns_ et c'était la chanson sur des yeux +malicieux[94]. + + [Note 91: Voir l'Appendix B ajouté par Scott Douglas et son + édition de la _Vie de Burns_ de Lockhart.] + + [Note 92: Scott Douglas. Tome I, p. 23, note.] + + [Note 93: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 94: Cromek. _Reliques of Robert Burns_, p. 442.] + + +II. + +LE SÉJOUR À IRVINE. + +Ce projet de mariage eut une grande influence sur la vie de Burns. Il +avait compris, avec Gilbert, qu'il lui serait difficile de s'établir +comme fermier. Pour acheter des instruments et des bestiaux, pour +faire les premières semailles et attendre la première récolte, il faut +une mise de fonds. Comment l'espérer, quand la famille avait à peine +de quoi joindre les deux bouts à la fin de l'année? Si jamais ces +ressources arrivaient, quand serait-ce? Trop tard à coup sûr. Ellison +ne l'aimait pas assez et lui-même l'aimait trop pour attendre. +Peut-être les difficultés qui commençaient à s'amonceler de nouveau +sur le chemin de son père, contribuaient-elles à l'éloigner d'un +métier, où la sueur du front ne suffisait pas à gagner le pain. Il +chercha une façon plus rapide, plus sûre, de parvenir à vivre. Depuis +quelques années déjà, les deux frères avaient obtenu du père quelques +pièces de terre où ils faisaient pour leur propre compte pousser du +lin, fort cultivé alors dans ces parties de la contrée. Robert résolut +d'aller à Irvine apprendre à préparer cette plante. Cependant, le +refus d'Ellison Begbie survint. Il partit néanmoins, le coeur plus +chargé de chagrins qu'on ne l'imaginerait d'après la calme affection +exprimée dans ses lettres, assombri, découragé. Évidemment, il venait +de recevoir bravement un coup dont il serait longtemps à guérir. +C'était vers le milieu de juillet 1781. + +La ville où il arrivait et le nouveau métier qu'il entreprenait +n'étaient pas faits pour dissiper sa mélancolie. Irvine est un endroit +d'apparence désolée; c'est une bourgade maritime avec toute la +tristesse des ports, situés non pas sur la mer, qui est à elle seule +un mouvement et une multitude, mais sur les rives plates et vaseuses +d'une embouchure de rivière. Un horizon rampant de maigres dunes, des +bas-fonds de sables coupés de flaques, recouverts et découverts par +l'alternance monotone du flux et du reflux; sur ces pauvres bords, un +ramassis de dépôts de marchandises et de maisonnettes, moitié +cabarets, moitié boutiques à objets de matelots, basses, minables et +louches. Aux heures d'eau retirée, les navires, comme échoués, +augmentent cette impression d'abandon par celle de désarroi, que +donnent leurs grands corps désemparés, leurs mâtures penchées hors +d'équilibre et qui semblent faire gauchir le ciel. Pour un jeune +paysan, accoutumé à se réjouir des mille vies de la terre, ce séjour +de stérilité, lavé d'une eau morne et inféconde, dut être comme un +cauchemar. + +À ce serrement de coeur s'ajouta bientôt le dégoût d'un métier pénible +et presque rabaissant pour lui. Au lieu des journées au grand air, de +la fierté du labour et de la diversité des occupations, un +emprisonnement dans un taudis puant de l'odeur fade du lin roui, et +une besogne assise, monotone et mécanique. Des heures et des heures +sur le banc, devant le chevalet de l'espade ou l'établi des sérans. +Pour des bras dignes du fléau ou de la faux, maillocher le lin, +l'écraser, l'écanguer sous la broie, l'étirer sur les peignes, avoir +toujours les mains perdues dans des filasses, c'était presque un +métier de femme. Dans cette salle basse, moitié hangar moitié écurie, +au milieu de cette atmosphère alourdie des émanations et des +poussières du lin, on ne respirait pas. Il étouffait, sa santé s'en +ressentit. Ce changement d'existence, en toutes circonstances, lui eût +été pénible, insurmontable. Il y apportait, avec un coeur récemment +blessé, un amour-propre meurtri. Un travail sain à l'air libre, la +puissance de la nature à changer nos peines en rêveries, l'auraient +apaisé; cette vie étrécie et emmurée, d'une fatigue nouvelle et +exaspérante pour les nerfs, renferma sa douleur, l'aigrit, la rendit +plus corrosive et plus dévorante. Puis, au lieu de la popularité à +laquelle il était accoutumé, c'était, pour lui plus que pour d'autres, +un isolement plus dur, dans une populace de matelots, d'ouvriers et de +déchargeurs. Enfin cet indéfinissable et invincible sentiment, la +nostalgie, se mettait de la partie. + +Il eut un de ces accès de désespérance où l'âme et le corps +s'affaissent en même temps, s'entraînant l'un l'autre dans leur +descente. Il en arriva à être dans un état terrible: «Le mal final qui +amena l'arrière-garde de ce cortège infernal fut que ma maladie +d'hypocondrie s'irrita à un tel degré que, pendant trois mois, je fus +dans un état délabré de corps et d'esprit qui eût été à peine enviable +pour ces misérables sans espoir qui viennent d'entendre leur juste +sentence: «Retirez-vous de moi, maudits[95].» C'est dans cette +condition qu'il passa la fin de l'année 1781. Aussi l'impression de +cette période est celle d'une tristesse et d'un accablement infinis. +Une personne qui l'avait connu alors racontait, en 1826, à R. +Chambers, que ce qu'on avait remarqué en lui était sa mélancolie. +Parmi les gens ordinaires, il restait assis pendant des heures, la +tête dans la main, et le coude sur le genou; c'était seulement +lorsqu'un homme intelligent ou une femme se joignait à la société +qu'il s'éveillait et s'animait un peu[96]. Lui qui, tant de fois, +avait jeté tout le village dans des convulsions de rire et avait +suspendu à ses lèvres ses rudes auditeurs, s'était renfermé dans le +chagrin et le silence. Le changement d'existence et plus encore la +souffrance morale avaient en outre altéré et débilité sa santé. Il +était devenu gravement malade d'une maladie nerveuse. Dans une lettre +à son père, il a laissé le tableau désespéré de la faiblesse de son +corps et du découragement de son âme. + + [Note 95: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 96: R. Chambers, tome I, p. 55.] + + «Ma santé est à peu près la même que quand vous étiez ici, + seulement mon sommeil est un peu meilleur, et, à tout prendre, je + suis plutôt mieux qu'autrement, bien que je ne m'améliore que + bien lentement. La faiblesse de mes nerfs a tellement débilité + mon esprit que je n'ose ni revoir les événements passés, ni + regarder du côté de l'avenir; car la moindre anxiété et le + moindre trouble dans ma poitrine produisent les effets les plus + désastreux sur toute ma machine. Quelquefois, à la vérité, + pendant une heure ou deux, mes esprits s'allègent un peu, je + jette un rapide regard dans le futur, mais ma principale + occupation et la seule qui me soit douce est de considérer le + passé et l'avenir d'une façon religieuse et morale. Je suis + transporté à la pensée qu'avant longtemps, peut-être bientôt, je + dirai un éternel adieu à toutes les peines, agitations, et + inquiétudes de cette pénible vie, car je vous assure que j'en + suis vraiment fatigué, et, si je ne me trompe beaucoup, je + pourrai avec contentement et joie la résigner. + + L'âme, inquiète et renfermée en elle-même, + Se repose en errant dans une vie future. + + C'est pour cette raison que le 15e, 16e et 17e versets du 7e + chapitre des Révélations me plaisent plus qu'autant de dizaines + de versets dans toute la Bible, et je ne voudrais pas échanger le + noble enthousiasme qu'ils inspirent pour tout ce que ce monde + peut offrir. Quant à ce monde-ci, je désespère d'y faire jamais + quelque figure. Je ne suis pas fait pour l'agitation des gens + d'affaires, ni pour le désordre des gens gais. Je ne serai jamais + capable de paraître sur ces scènes. À la vérité je suis tout à + fait détaché des pensées de cette vie. Je prévois que la pauvreté + et l'obscurité m'attendent, je suis en quelque mesure préparé et + je me prépare chaque jour à les rencontrer. + + Il me reste juste assez de temps et de papier pour vous remercier + des leçons de vertu et de piété que vous m'avez données, qui ont + été trop négligées quand vous me les avez données, mais dont, + j'espère, je me suis souvenu avant qu'il soit trop tard[97].» + + [Note 97: _To His Father. Irvine, Dec 27, 1761._] + +Tels étaient le trouble et l'abattement dans lesquels il se trouvait, +aux premiers jours de 1782, car cette lettre était destinée à porter à +son père des souhaits pour l'année nouvelle. Évidemment, un grand +effondrement s'était fait dans son coeur. Il était à un de ces moments +où une cruelle déception jette son ombre devant elle et envoie son +amertume jusqu'au bout de la vie. D'un autre côté, sa famille +commençait à se débattre dans la ruine. Tout conspirait à rendre son +désespoir complet, comme lorsque les malheurs du dehors ont l'air de +se concerter avec les chagrins intérieurs. Ce sont les heures qui +restent douloureuses dans le souvenir, où tout nous abandonne et où +les plus robustes énergies faiblissent et s'évanouissent dans des +défaillances qui semblent définitives. C'est en vain qu'il se tournait +du côté de la Bible. Il est facile de voir qu'elle était sans action +profonde sur lui. Il n'y trouvait pas l'asile, la consolation, le +fleuve de paix intérieure où les fervents lavent leurs angoisses. Il +ne se rappela jamais sans frissonner cette noire période de sa vie. +Quant à la poésie, elle avait cessé: «Je suspendis, écrivait-il, ma +harpe aux saules[98].» + + [Note 98: _Common-place Book. March 84._] + + * * * * * + +Mais il avait trop de jeunesse et de ressort pour que cette lassitude +et cette dépression durassent. Il est vraisemblable que les premiers +mois furent les plus mornes. Peu à peu, la crise ayant atteint sa +hauteur diminua. Dans la lettre à son père, il parle déjà d'un mieux +et de clartés qui commençaient à percer l'assombrissement de sa vie. +Par degrés aussi, son esprit de sociabilité lui fut rendu. Il est +probable qu'il accueillit ces retours de gaîté avec une sorte de +brusquerie à les saisir et à les épuiser, avec cette insouciance +téméraire qui suit les grands soucis et les grandes défiances de la +vie, quelque chose de dur qui fait qu'on arrache les joies plutôt +qu'on ne les reçoit, et qu'on les tord plutôt qu'on n'en jouit. Rien +n'est plus propre que ces mouvements excessifs vers le plaisir, à +jeter dans des plaisirs excessifs par eux-mêmes. L'âpreté à jouir crée +le goût de jouissances plus âpres. C'est surtout pour le coeur que les +convalescences demandent à être lentes et sages. Burns vivait dans un +milieu peu propice à ces ménagements. Dans ces ports de la côte ouest, +surtout dans ceux situés en face des îles de Man et d'Arran, la +contrebande par mer était active. Il y traînait toujours une +population de gens, moitié matelots, moitié contrebandiers, +aventureux, hardis, achetant, par une vie de duretés et de dangers, +des intervalles violents de débauche. Burns se trouvait en contact +avec eux à un moment critique. Il s'en ressentit. + +Ce fut dans sa vie un tournant de grande importance morale et le point +de départ de changements profonds dans sa façon d'être, d'où devaient +sortir des résultats graves et durables. C'est l'époque que Gilbert et +lui-même désignent comme celle où il tomba pour la première fois dans +de vrais excès. «Ma vingt-troisième année fut pour moi une ère +importante», écrivait-il dans son autobiographie. Et Gilbert disait: +«à Irvine il fit connaissance des gens qui avaient une façon plus +libre de penser et de vivre que celle à laquelle il était accoutumé, +et cette société le prépara à franchir ces bornes d'une rigide vertu +qui l'avaient jusque-là retenu[99].» C'est avec grande clairvoyance +que Carlyle remarque à ce propos, que «si l'incident le plus frappant +de la vie de Burns, est son voyage à Édimbourg, sa résidence à Irvine +en est peut-être un plus important[100].» Il déplore son initiation à +des dissipations et à des vices dont il était resté pur jusque-là. Il +donne, par ce rapprochement, toute sa valeur et tout son relief à un +de ces points capitaux d'une existence, duquel bien des péripéties +futures dépendront. L'artisan de cette transformation fut un jeune +marin nommé Richard Brown dont Burns a tracé le portrait et détaillé +l'influence sur lui-même. + + [Note 99: _Gilbert's Narrative._] + + [Note 100: Carlyle. _Essay on Burns._] + + De cette aventure, j'appris un peu de la vie d'une ville; mais la + principale chose qui donna un tour à mon esprit fut que je formai + une amitié cordiale avec un jeune homme, un homme supérieur à + tous ceux que j'avais jamais vus, mais un fils infortuné du + malheur. Il était l'enfant d'un simple artisan; un homme riche du + voisinage l'ayant pris sous sa protection lui avait fait donner + une éducation relevée, afin d'améliorer sa position dans la vie. + Ce protecteur mourut et laissa mon ami sans ressources juste au + moment où il allait se lancer dans le monde; le pauvre garçon + désolé prit la mer; après des vicissitudes de bonne et de + mauvaise fortune, il avait été, peu de temps avant que je fisse + sa connaissance, débarqué par un corsaire américain, sur les + côtes sauvages du Connaught, sans qu'il lui restât rien. Je ne + puis abandonner l'histoire de ce malheureux garçon sans ajouter + qu'il est en ce moment capitaine d'un grand navire des Indes + Occidentales, appartenant à la Tamise. + + L'esprit de ce gentleman était doué de courage, d'indépendance, + de magnanimité, de toute vertu noble et virile. Je l'aimais, je + l'admirais jusqu'à l'enthousiasme; j'essayais de l'imiter. J'y + réussis en quelque mesure; j'avais de la fierté auparavant, il + lui enseigna à couler dans son vrai canal. Sa connaissance du + monde était de beaucoup supérieure à la mienne, et j'étais très + attentif à m'instruire. C'était le seul homme que j'aie jamais vu + qui fût un plus grand extravagant que moi quand la Femme était + l'étoile qui dominait; mais il parlait de certaine faute à la + mode avec une légèreté que j'avais jusqu'alors regardée avec + horreur. Ici son amitié me fut nuisible, et la conséquence fut + que peu après avoir repris la charrue, j'écrivis «la _Bienvenue_ + que je vous envoie[101].» + + [Note 101: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +On verra un peu plus tard ce qu'était cette _Bienvenue_. La société du +marin lui fut par quelques côtés utile. Richard Brown fut assez +perspicace pour sentir dans son jeune ami un mérite caché et pour +l'enhardir. «Vous rappelez-vous, lui écrivait plus tard Burns, un +dimanche que nous passâmes ensemble dans le bois d'Eglington? Vous me +dites, après que je vous eus récité quelques vers, que vous vous +étonniez que je pusse résister à la tentation d'envoyer des vers d'un +tel mérite à un magazine. C'est cette remarque qui me donna quelque +idée de mes propres pièces et qui m'encouragea à essayer de devenir un +poète[102].» Cette fois-ci, l'ambition commençait à prendre une forme +et devenait un peu plus nette. Ce n'étaient plus «les indécis +tâtonnements sur des murs obscurs de la caverne», c'était un pas vers +un but aperçu, le désir clair et la volonté de marcher à la colline +lointaine où croissent les lauriers. C'était beaucoup déjà. + + [Note 102: _To Richard Brown, Edinburgh, Dec 30, 1787._] + +Quant à la préparation du lin, l'apprentissage se termina d'une façon +singulière. «Mon partenaire, dit-il, était un gredin de la plus belle +eau qui faisait de l'argent par l'art mystérieux de voler, et pour +finir le tout, pendant que nous étions en train de festoyer et de +donner la bienvenue à l'année nouvelle, la boutique, par l'imprudence +de la femme de mon partenaire qui s'était enivrée, prit feu et fut +réduite en cendres. Je fus laissé comme un vrai poète sans un +sixpence[103].» Ce fut la fin de son apprentissage. Il ne revint +cependant à Lochlea qu'un peu plus tard, vers le mois de mars 1782. + + [Note 103: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + +III. + +LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE. -- LES PREMIÈRES FAUTES. -- LA MORT DU +PÈRE. + +Lorsqu'il se remit à la charrue il était un autre homme. Il avait +traversé une dure épreuve, d'où il revenait encore endolori, mais en +voie de guérison. Il jugeait la souffrance pour s'être mesuré avec +elle. S'il en ressentait encore l'étreinte, il n'en avait plus autant +l'horreur. Il avait en outre acquis des expériences diverses, qui +flottaient encore en lui; il en rapportait des idées nouvelles sur la +vie, vagues encore, mais qui ne tarderaient pas à devenir plus +solides. Quand il se retrouva dans son ancienne vie des champs, +l'influence de la campagne le reprit et le calma. Dans les lentes +allées et venues de labourage, il put réfléchir. Son chagrin s'effaça +et ses réflexions se dessinèrent dans son esprit. Il ressentit, après +quelque temps, un peu de résignation, qui est la parcelle d'or +contenue dans toute grande souffrance. + +Ce n'est pas qu'il eût meilleur espoir dans l'avenir, qui restait +caché et aussi sombre que jamais; mais il s'en préoccupait moins. Il +rapportait un peu de l'insouciance des marins, accoutumés à prendre le +temps comme il vient et à faire bon accueil au vent de quelque côté +qu'il souffle. Son ami Brown lui avait communiqué quelque chose du +sans gêne et de l'indifférence des gens de mer vis-à-vis du lendemain, +si opposés à l'esprit des paysans, dont la richesse dépend chaque jour +du jour suivant. Il lui avait aussi enseigné à ne pas s'inquiéter des +jugements du monde, comme il est naturel chez des hommes qui ne sont +jamais assez longtemps nulle part pour que leur amour-propre puisse y +prendre racine. Que lui importait dès lors l'obscurité? Quant à la +pauvreté, n'avait-il pas ses deux bras pour travailler? Et si même, en +poussant les choses à l'extrémité, il devait avoir recours à la vie +mendiante, «la dernière et pire ressource des malheureux et des +misérables[104]» cela n'avait rien pour le terrifier. Certains +mendiants étaient des moitié de conteurs qui payaient leur gîte par +des histoires, ils étaient connus par leurs noms et accueillis avec +plaisir dans le cercle de leurs itinéraires. Il ferait comme eux. «Je +sais, écrivait-il à Murdoch, que mon talent pour ce que les gens de la +campagne appellent une conversation raisonnable, quand il sera rendu +vénérable par des cheveux blancs, me procurerait assez d'estime, pour +que, même dans cette situation, j'apprenne à être heureux[104].» +D'autres fois, il songeait à se faire soldat. C'était sa dernière +ressource, quand toutes les autres auraient manqué. «De bonne heure +dans ma vie et toute ma vie, j'ai regardé le tambour du recrutement +comme ma suprême espérance[105].» Il en parlait avec un peu de cette +crânerie qu'affectent les conscrits. + + [Note 104: _To John Murdoch. Lochlea, January 15, 1783._] + + [Note 105: _To Miss Margaret Chalmers_, 22nd Jan 1788.] + + Ô pourquoi diable me désolerais-je + Et pourquoi toujours prévoir le mal? + J'ai vingt-trois ans et cinq pieds neuf pouces, + Je m'en irai, je me ferai soldat. + + J'avais gagné un peu d'argent avec beaucoup de souci, + Je le gardais bien ensemble; + Maintenant il est parti et quelque chose avec; + Je m'en irai, je me ferai soldat[106]. + + [Note 106: _I'll go and be a Sodger._] + +Cette nouvelle disposition d'esprit, si différente de celle où il se +trouvait dans la lettre écrite à son père, s'exprima dans une chanson: + + De mainte façon, dans maint essai, j'ai courtisé la faveur de la Fortune Ô; + Quelque chose de caché toujours s'interposait, pour me frustrer de mes efforts Ô. + Parfois je fus accablé par mes ennemis, parfois abandonné de mes amis Ô; + Et quand mon espoir était au sommet, c'est alors que je me trompais le plus Ô. + + Alors, endolori, harassé et las de la vaine tromperie de la Fortune Ô, + Je laissai tomber mes projets comme des songes vides et j'en vins à cette conclusion Ô: + Le passé était triste, le futur inconnu, ses biens et ses maux cachés Ô; + Mais l'heure présente était à moi, et ainsi j'en jouirais Ô. + + Je n'avais ni aide, ni espoir, ni but, personne pour m'aider Ô; + Il me fallait travailler et suer, souffrir et peiner pour vivre Ô; + À labourer, à semer, à moissonner et à faucher mon père m'avait élevé Ô, + Car un homme, disait-il, fait au travail, peut tenir tête à la Fortune Ô. + + Ainsi obscur, inconnu et pauvre, condamné à errer dans la vie Ô, + Jusqu'à ce que je repose mes os fatigués dans un sommeil éternel Ô; + Sans but et sans souci que d'éviter ce qui peut me faire peine ou chagrin Ô, + Je vis aujourd'hui aussi bien que je puis, insoucieux de demain Ô. + + Pourtant je suis aussi joyeux qu'un monarque dans son palais Ô, + Bien que la Fortune maussade me poursuive avec sa malice ordinaire Ô; + Je gagne, à la vérité, mon pain quotidien et ne puis réussir à faire plus Ô; + Mais comme le pain quotidien est tout ce qu'il me faut, je me soucie peu d'elle, Ô[107]. + + [Note 107: _My Father was a Farmer._] + +«Cette chanson, disait Burns, est une inculte rhapsodie, misérablement +fautive en versification; mais comme les sentiments sont vraiment ceux +de mon coeur, j'ai, pour cette raison, un plaisir particulier à la +répéter[108].» Et ce plaisir tenait non seulement à ce qu'elle +exprimait son nouvel état d'âme, mais à ce que cet état lui-même était +un soulagement après la tristesse. Cette insouciance des jours +inconnus, du bien ou du mal qu'ils contiennent, cette bonne humeur +vis-à-vis de la fortune, cette façon d'attendre, lui resteront +désormais. Aux heures tout à fait sombres, cette raillerie se +haussera, elle deviendra un défi âpre et farouche; mais dans les temps +ordinaires, ce sera une ironie légère et un peu narquoise. Il y aura +toujours de la fierté et du courage, la résolution de ne compter que +sur soi et de n'avoir besoin que de peu. Carlyle l'a bien noté: «Il y +a une force dans ce jeune homme qui le rend capable de marcher sur +l'infortune, bien plus, de la lier sous ses pieds pour s'en faire un +jeu. Car une humeur de caractère, hardie, chaude, rebondissante lui a +été donnée; et ainsi les formes du malheur qui arrivent de toutes +parts, il les reçoit avec une ironie gaie, amicale; et quand il est le +plus serré par elles, il ne perd pas un pouce de courage ou +d'espérance[109].» + + [Note 108: _Common-place Book. April 1784._] + + [Note 109: Carlyle. _Essay on Burns._] + + * * * * * + +Cette insouciance du lendemain et cette façon de hausser les épaules +aux menaces du sort, très opposées à l'esprit de vigilance et de +prévoyance inquiète qui régnait dans la maison, n'était pas la seule +chose qu'il eût rapportée de son séjour à Irvine. L'approbation et les +encouragements de son camarade Brown faisaient leur travail dans son +esprit et y déterminaient quelque chose comme un commencement +d'ambition. C'était très vague et très obscur, très latent, presque +inconscient même; mais il s'y remuait une préoccupation nouvelle. +Jusqu'alors Burns avait été satisfait de son application +intellectuelle pour le plaisir qu'il en recevait; ses productions +littéraires ne visaient pas au delà de l'instant présent. Il se fit +dès lors, dans sa pensée, des ouvertures sur des choses plus reculées. +La naissance de ce germe d'ambition suscita une confuse idée de +préparation, une espèce de recueillement, une disposition à l'effort +et à l'étude. Les deux années qui s'écoulèrent après le voyage +d'Irvine, et qui sont les dernières de Lochlea, sont occupées par +cette sourde fermentation. Cela est très insensible ou du moins très +caché; car les renseignements sur cette période de sa vie sont peu +nombreux. Il en existe pourtant quelques-uns qui la révèlent et la +résument. On voit qu'elle est faite de conflits entre des influences +diverses, d'états d'âme opposés, les uns factices et les autres +sortant du vrai fond de sa nature. + +Par un certain côté, il est soumis à des influences qui paraissent peu +en harmonie avec sa nature d'esprit. Il lit beaucoup, mais une classe +très particulière d'auteurs. «En matière de livres, à la vérité, je +suis très prodigue. Mes auteurs favoris sont du genre sentimental tels +que Shenstone, particulièrement ses _Élégies_; Thompson; _l'Homme de +Sentiment_ (un livre que j'estime tout de suite après la Bible) +_l'Homme du Monde_; Sterne, spécialement son _Voyage sentimental_; +l'_Ossian_ de Mac Pherson[110].» À l'exception de Sterne--et encore +est-il représenté ici par son oeuvre la plus unifiée et la plus +purifiée--ce sont des auteurs de style noble et de noble prestance. +Même ils ne sont pas exempts, sinon d'un peu de déclamation, du moins +d'un peu d'apparat et de solennité. Ils disent toutes choses avec +dignité, ou ils ne disent que des choses dignes. On connaît la pompe +éclatante et un peu froide de Thompson; l'élégance un peu compassée de +Shenstone qui, dans sa _Maîtresse d'École_, traitait un sujet digne de +Crabbe à la manière de Spenser. Mackenzie, dont on reverra le nom dans +l'histoire de Burns, l'auteur de _l'Homme de Sentiment_ et de _l'Homme +du Monde_, sensible, délicat, exquis, est un Sterne sans la malice, la +familiarité, sans le débraillé, sans la pénétration; c'est un Sterne +convenable; un Sterne pour jeunes personnes et pour pudeurs +effarouchées. Au milieu de cela, Ossian, avec ses peintures sauvages +et ses grandioses déclamations, toujours dans le sublime ou sur le +bord du sublime, haute et noble source de poésie, où passe, quoi qu'on +en ait dit, un souffle aussi puissant que les vents orageux. Toutes +ces lectures sont faites de gravité et de grandiloquence; ce sont des +lectures de haute tenue, sans abandon, sans familiarité et sans +souplesse. Elles fournirent, pendant quelque temps, les aliments de +l'esprit de Burns. À ces fréquentations, il s'était haussé à une +tonalité de sentiments très élevée, qui s'exprimait d'une façon +oratoire: «Tels sont les glorieux modèles d'après lesquels j'essaye de +former ma conduite; et il est ridicule, il est absurde de penser que +l'homme dont l'esprit brille des sentiments allumés à leur flamme +sacrée, l'homme dont le coeur est gonflé de bienveillance pour toute +la race humaine, que l'homme qui peut s'élever au-dessus de cette +petite scène des choses, que cet homme pourrait descendre à s'occuper +des petits intérêts pour lesquels la race terroefiliale s'agite, +s'échauffe et s'exaspère. Ô comme ce triomphe glorieux enfle mon +coeur! J'oublie que je suis un pauvre diable insignifiant, ignoré et +obscur, traînant dans les foires et les marchés, quand il m'arrive d'y +lire une page ou deux de la nature humaine et d'y saisir les moeurs +vivantes quand elles s'élèvent, tandis que les hommes d'affaires me +bousculent de tous côtés, comme un obstacle dans leur chemin[111].» +C'est là un bien grand détachement de la vie, et une façon bien +hautaine et bien dédaigneuse de la regarder de loin. + + [Note 110: _To John Murdoch. Lochlea, January 15, 1783._] + + [Note 111: _To John Murdoch, Lochlea, Jan. 15, 1783._] + +L'influence d'Ossian se fait bien sentir dans une certaine façon de +s'adresser à la nature, qui n'était ni dans ses habitudes de vie ni +dans le ton général de son esprit. Les puissantes et mélancoliques +invocations que le chantre de Morven adressait aux vents et aux +orages, eurent pendant un temps leur écho dans l'âme de Burns. Le +passage suivant, écrit juste à cette époque, en est la preuve. Il est +cité par tous les biographes de Burns, sans qu'ils aient pris la peine +de le rattacher à son instant particulier et de marquer ce qu'il a +d'anormal. + + Comme je suis ce que les gens du monde, s'ils connaissaient un + homme comme moi, appelleraient un mortel fantasque, j'ai + plusieurs sources de plaisir et de contentement qui, en quelque + manière, me sont particulières à moi seul--ou peut-être, ici et + là, à quelque autre original comme moi. Tel est le plaisir + particulier que je prends à la saison de l'hiver plus qu'à tout + le reste de l'année. Ceci, je le crois, peut être dû en partie à + mes malheurs, qui ont donné à mon esprit une tournure + mélancolique; mais il y a quelque chose dans + + La puissante tempête et le désert blanchâtre, + Abrupt et profond, étendu au-dessus de la terre ensevelie, + + qui élève l'esprit à une sublimité sérieuse, favorable à tout ce + qui est grand et noble. Il y a à peine aucun spectacle terrestre + qui me donne--je ne sais si je dois appeler cela du plaisir, mais + quelque chose qui m'exalte, quelque chose qui me soulève--plus + que de me promener sur l'orée abritée d'un bois ou d'une haute + plantation, par un jour d'hiver nuageux, et d'entendre un vent + d'orage hurler dans les arbres et gronder sur la plaine. C'est ma + meilleure saison de dévotion; mon esprit est enlevé dans une + sorte d'enthousiasme vers celui qui dans le langage pompeux de + l'Écriture «marche sur les ailes du vent[112].» + + [Note 112: _Common-place Book, April, 1783._] + +C'est à cette même influence qu'il faut rattacher quelques pièces qui +n'ont pas grande valeur dans son oeuvre, mais qui ont une certaine +importance dans sa biographie, car elles témoignent d'une tendance +vers une école littéraire qui pouvait être dangereuse pour lui. La +chanson suivante fut composée dans un des moments qu'il a dépeints +plus haut. + + L'Ouest hibernal souffle sa rafale, + Et jette la grêle et la pluie; + Ou bien le Nord orageux envoie et chasse + Le grésil et la neige aveuglants; + En chutes brunes, le ruisseau descend + Et rugit entre ses rives + Oiseaux et bêtes restent à couvert + Et passent le jour maussade. + + La rafale balayante, le ciel assombri, + Le jour d'hiver attristé, + Que d'autres les redoutent; pour moi ils sont plus chers + Que toute la pompe de Mai. + Le hurlement de la tempête apaise mon âme, + Il semble s'unir à mes douleurs; + Les arbres sans feuilles plaisent à ma pensée, + Leur destin ressemble au mien[113]. + + [Note 113: _Winter, a Dirge._] + +Ces derniers vers sont de l'Ossian tout pur. C'en est la note +mélancolique et orageuse. «Les hommes se succèdent comme les flots de +l'océan ou comme les feuilles des bois de Morven. Desséchées elles +volent au souffle des vents[114].» C'est presque le cri de René, le +cri si étrange, si nouveau pour nos pères, qu'il bouleversa leurs +coeurs: «Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans +les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchais à grands pas, +le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni +pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme poussé par le démon de +mon coeur[115].» Et c'est, plus près de nous encore, le soupir de +l'_Isolement_. + + [Note 114: Ossian.] + + [Note 115: Chateaubriand. _René._] + + Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, + Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons; + Et moi je suis semblable à la feuille flétrie, + Emportez-moi comme elle, orageux aquilons[116]! + + [Note 116: Lamartine.] + +On est tout étonné de trouver dans Burns cette ressemblance avec les +romantiques mélancoliques. Il faut vite ajouter que le mélange de +sublimité ossianique et de grandeur biblique, qui paraît dans le +morceau de prose cité plus haut, fut passager chez lui. Elles +n'étaient pas en accordance avec sa nature qui était pondérée, et +violente, mais dans la région moyenne des sentiments. Les nuages +n'étaient point son fait. Il aimait à sentir la terre sous ses pieds. +Il ne tarda pas à abandonner ce grandiose surhumain, qui moralise +plutôt sur la vanité de la vie qu'il n'en dépeint les actes. Cependant +toutes traces de l'influence ossianique ne disparurent pas de son +oeuvre. On la retrouve, plus tard, très sensible dans des pièces comme +l'_Élégie de Sir James Hunter Blair_, celle _sur la mort de Robert +Dundas_ (1787), celle _sur le comte de Glencairn_ (1791). Quant à +l'influence plus large et plus mélangée des lectures de cette époque, +elle persista dans ses lettres, où la familiarité et le sans-façon +n'apparaissent presque jamais. + +Heureusement, dans un autre coin de sa cervelle, une autre partie de +lui-même était également à l'ouvrage. On voit paraître pour la première +fois, avec conscience, un des côtés de son esprit, beaucoup plus réel et +plus solide: le goût de l'observation directe, sans commentaires, sans +morale, appliquée nettement à la vie. Ce goût pour l'étude des hommes +avait déjà paru, comme un trait rapide, dans son séjour à Kirkoswald, +tout à fait à la sortie de son adolescence. Burns ne l'avait pas perdu à +coup sûr. Mais cette préoccupation se manifeste ici et se proclame +clairement. «Il me semble que je suis quelqu'un envoyé dans le monde +pour voir et observer; et je m'arrange très aisément avec le coquin qui +m'escroque mon argent, s'il y a en lui quelque chose d'original qui me +montre la nature humaine dans une lumière différente de ce que j'ai vu +auparavant. Bref, la joie de mon coeur est «d'étudier les hommes, leurs +moeurs et leurs façons», et pour ce cher objet je sacrifie joyeusement +toute autre considération[117].» Cette formation-ci appartient bien +plus définitivement à sa vie; elle en est un des éléments permanents et +solides, et on ne tardera pas à voir ce que devait donner cette +observation. C'était le contrepoids des enthousiasmes et des sublimités +un peu factices. + + [Note 117: _To Murdoch, Lochlie, January 15, 1783._] + +Cette réaction fut aidée par une influence littéraire très différente +des autres. Le bonheur fit qu'en ces conjonctures les oeuvres de +Fergusson, très écossaises, très réelles et d'une grande saveur de +terroir, tombèrent sous la main de Burns. Ce fut pour lui comme un +coup de fouet. «J'avais abandonné la rime, dit-il, mais rencontrant +les poésies écossaises de Fergusson, j'accordai de nouveau ma lyre +rustique, aux sons incultes, dans la vigueur de l'émulation[118].» +Pauvre Fergusson, délicat, doux, violent aux plaisirs, si malheureux, +mourant à l'hospice, à vingt-quatre ans, en se plaignant du froid! +Burns conserva pour lui une sorte de reconnaissance et une tendresse +touchante. Il en parle plus souvent que de Ramsay. Il l'appelle son +frère: + + [Note 118: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + Mon frère aîné en infortune, + Et de beaucoup mon frère aîné en poésie[119]. + + [Note 119: _Verses under the Portrait of Fergusson._] + +Une des premières choses qu'il fit en arrivant à Édimbourg fut de +faire mettre une pierre sur la tombe négligée du poète. Le frêle et +plaintif souvenir de Fergusson restera attaché à sa gloire. C'est +évidemment sous cette influence qu'il produisit alors son premier +poème écossais et sa première oeuvre assez longue. L'_Élégie sur la +mort de la pauvre Mailie_, une brebis favorite. + +Ces tiraillements, ces combats de tendances se mélangeaient à une +arrière-pensée, à des rêveries qui dépassaient certainement les +limites de la vie actuelle de Burns. La preuve en est dans un +singulier document, un Journal, qu'il se mit à tenir au commencement +de 1783, un an juste après son retour d'Irvine. Les modifications qui +viennent d'être indiquées y sont exprimées, ce qui montre que leur +travail était déjà accompli. Le début vaut d'être lu avec soin. Il +indique clairement que Burns prêtait dès lors une certaine importance +à ses sentiments, qu'il avait l'idée très vague, très naïve, que ses +confidences ou ses confessions pourraient avoir un jour un intérêt +pour d'autres que pour lui. Il y a même la pensée, implicitement +contenue dans les motifs de ce Journal, qu'il sera lu un jour. Par +qui? c'est confus encore. Mais il aura des lecteurs, sans quoi la +principale raison que son auteur se donne de le tenir, disparaîtrait. + + Observations, Notes, Chansons, Fragments de Poésie, etc., par + Robert Burness, an homme qui avait peu l'art de faire de l'argent + et encore moins celui de le garder; mais qui était, nonobstant, + un homme de quelque bon sens, de beaucoup d'honnêteté, et d'une + bienveillance illimitée envers toutes les créatures raisonnables + ou non. Comme il doit peu à l'éducation des écoles et qu'il a été + élevé au bout d'une charrue, ses oeuvres doivent être fortement + teintées de sa façon de vivre rude et rustique. Mais comme elles + sont, à ce que je crois, véritablement siennes, ce peut être une + distraction, pour un observateur curieux de la nature humaine, de + voir comment un Laboureur pense et sent sous le poids de l'amour, + de l'ambition, de l'anxiété, du chagrin et des autres soucis et + passions qui, bien que diversifiées par les modes et les façons + de vivre, opèrent à peu près de même, je le crois, dans toute la + race[120]. + +À la suite de ce préambule déjà bien caractéristique il avait ajouté +un extrait de Shenstone dont il s'appropriait et dont il s'appliquait +le sens: + + Il y a beaucoup d'hommes dans le monde, à qui pour faire bonne + figure il manque beaucoup moins l'intelligence nécessaire que + l'opinion de leurs propres capacités, qui leur permettrait de + relater leurs propres observations et de leur accorder la même + importance qu'à celles qui paraissent imprimées[120]. + + [Note 120: _Common-place Book. Le début._] + +Burns a mis de tout dans ce journal: des confessions personnelles, des +réflexions morales, des pièces de vers, des critiques de ses propres +productions où il les discute strophe à strophe et vers à vers, des +réflexions sur les chansons écossaises, très perspicaces, des projets +d'imitation, des études de caractères. On sent qu'il est tout à fait +au bord de la production et qu'à la première occasion son génie va +s'envoler. + + * * * * * + +Tandis que toutes ces choses s'élaboraient en lui, il s'était, comme +on peut le deviner, rejeté dans les aventures amoureuses avec plus +d'entrain que jamais. On n'aurait pas l'idée de la légèreté avec +laquelle il s'engageait dans ces intrigues, ni de sa facilité à +s'exalter, ni surtout de sa curieuse façon de souffler sur le moindre +caprice jusqu'à le chauffer au rouge et le changer en un amour +brûlant, si l'on n'avait sous les yeux un des fragments de son +journal. Il y a là quelques lignes qui en disent beaucoup sur ses +habitudes de coeur. La confession est d'ailleurs dépouillée de toute +hésitation et de tout artifice: «Ma Peggy de Montgomery fut ma +divinité pendant six ou huit mois. Elle avait été élevée dans un genre +de vie plutôt élégant. Mais, comme Vanbrugh le dit dans une de ses +comédies, «ma maudite étoile me découvrit» là comme ailleurs. Car +j'avais commencé l'affaire simplement _de gaîté de coeur_; ou plutôt, +pour dire la vérité, qui peut sembler à peine croyable, c'était la +vanité de montrer mon habileté à faire ma cour et particulièrement mon +talent en _Billets doux_, dont je me suis toujours piqué, qui m'avait +fait ouvrir le siège devant elle. Lorsque--ainsi que cela m'arrive +toujours dans mes folles galanteries--je me fus donné une très +ardente affection pour elle, elle me dit un jour, sous le drapeau +d'une trêve, que sa forteresse était depuis quelque temps la légitime +propriété d'un autre; mais avec la plus grande amitié et politesse +elle m'offrit toute espèce d'alliance hormis la vraie possession. Je +découvris plus tard que ce qu'elle m'avait dit d'un engagement +antérieur était véritable, mais il m'en coûta quelques peines de coeur +pour me débarrasser de cette affaire[121].» Il faut ajouter, pour +donner à cette petite histoire tout son sel, qu'ils s'étaient connus +parce qu'ils étaient assis au même banc à l'église[122]. Ce n'était là +bien entendu qu'un épisode, relevé seulement parce qu'il donne le ton +de bien d'autres. Ceux-ci étaient sans nombre et il a bien fallu que +les biographes les plus minutieux de Burns renonçassent à les énumérer +ou à les identifier. + + [Note 121: _Common-place Book. Sept. 1785._] + + [Note 122: R. Chambers dit que ce détail a été donné par Mrs + Begg. Tome I, p. 70.] + +Quelques-unes de ses plus jolies chansons: _Mary Morison_, _Peggy de +Montgomery_ sont restées de ces nombreuses intrigues inconnues. Mais +le ton de ces déclarations lyriques a changé; il est plus chaud et +plus voluptueux. Ce ne sont plus de purs élans du coeur, des +adorations platoniques et des rêves lointains de vie commune. Ce sont +des désirs plus proches ou des souvenirs plus précis, où frémit +l'agitation des sens. La pièce suivante qui s'exhale comme un soupir +brûlant, au sein d'un paysage de champs de blés et d'orge, endormis +dans le silence d'une nuit lumineuse, est caractéristique du +changement survenu. Elle n'aurait pu être écrite avant le séjour à +Irvine. + + C'était la nuit du premier août, + Quand les sillons de blé sont beaux; + Sous la lumière pure de la lune, + Je m'en allai vers Annie; + Le temps s'envola à notre insu, + Si bien qu'entre le tard et le tôt, + En la pressant un peu, elle consentit + À m'accompagner à travers les orges. + + Le ciel était bleu, le vent paisible, + La lune clairement brillait; + Je la fis asseoir, elle le voulut bien, + Parmi les sillons d'orge. + Je savais que son coeur était à moi, + Et moi, je l'aimais sincèrement; + Je l'embrassai mainte et mainte fois, + Parmi les sillons d'orge. + + Je l'emprisonnai dans une étreinte passionnée. + Comme son coeur battait! + Béni soit cet heureux endroit + Parmi les sillons d'orge! + Mais, par la lune et les étoiles si belles, + Qui si clairement brillaient sur cette heure, + Elle bénira toujours cette nuit heureuse + Parmi les sillons d'orge. + + J'ai été gai avec de chers camarades, + J'ai été joyeux en buvant, + J'ai été content en amassant du bien, + J'ai été heureux en songeant; + Mais, tous les plaisirs que j'ai jamais vus, + Quand on les doublerait trois fois, + Cette heureuse nuit les valait tous + Parmi les sillons d'orge[123]. + + [Note 123: _The Rigs of Barley._] + +Et, après chaque strophe, le refrain reprend et court à travers la +pièce comme un frémissement d'épis. + + Les sillons de blé et les sillons d'orge, + Les sillons de blé sont beaux; + Je n'oublierai pas cette nuit heureuse + Avec Annie, parmi les sillons! + +À ce jeu dangereux, ce qui devait arriver, arriva. Une des servantes +de la ferme devint enceinte. Elle tomba, éblouie par ces yeux noirs si +puissants, et séduite par cette voix aux accents d'une éloquence +étrange. Ce qu'il ressentit, quand la malheureuse éperdue vint lui +confier le terrible secret dut être affreux. Le père allait se +mourant, ce serait un coup sûrement mortel que cette faute de son +fils, si grande. Ses derniers jours en seraient affligés. Et les +larmes dans les yeux de la mère, la désolation dans toute la maison! +En même temps quel remords d'avoir perdu cette enfant! Quel châtiment +que la vue de cette figure chaque jour plus attristée et plus pâle! Ce +fut un temps de cruelles réflexions. Il les a dépeintes lui-même, en +quelques vers écrits à la hâte dans le journal intime qu'il tenait à +cette époque, et où éclate un cri douloureux de repentir. + + De tous les maux nombreux qui blessent notre paix, + Qui pressent l'âme ou tordent l'esprit d'angoisses, + Sans comparaison, les pires sont ceux + Que nous devons à nos folies ou à nos crimes. + Dans toutes les autres circonstances, l'esprit + Peut dire ceci: «Ce ne fut pas ma faute.» + Mais quand à la souffrance du malheur + S'ajoute cet aiguillon: «Blâme ta propre folie!» + + Quand, ce qui est pire encore, s'ajoutent les morsures du remords, + La conscience qui vous torture et vous ronge d'avoir fait une faute, + Une faute peut-être où nous avons attiré les autres, + Les jeunes, les innocents qui vous ont trop aimés; + Que dis-je? Quand leur amour même a été la cause de leur ruine, + Ô Enfer brûlant! dans tout ton arsenal de tourments + Il n'y a pas une lanière plus déchirante[124]! + + [Note 124: _Remorse, a fragment._] + +C'était le remords poignant d'une première séduction. Il n'avait pas +encore pris son parti de faire souffrir par l'amour celles qui +l'aimaient. Plus ou moins vite, les séducteurs y arrivent et +s'accoutument à meurtrir les coeurs, comme les chasseurs se font à +étouffer dans leurs mains les oiseaux sanglants. Mais les cris des +premières victimes font mal et troublent l'âme. Burns avait ressenti +cette amertume. Cependant, avec la lâche adresse du coeur humain à +forger des excuses à ses fautes, il ne tarda pas bientôt à atténuer à +ses propres yeux le mal qu'il causait et sa responsabilité. C'étaient +de ces réflexions générales, au moyen desquelles on essaye de se +consoler d'avoir, par passion ou faiblesse, méchamment agi. Qu'on +compare aux vigoureux reproches dont il se flagellait lui-même, cette +sorte d'indulgence universelle réclamée pour tous, afin d'en profiter +soi-même. + + J'ai souvent observé, dans le cours de mon expérience de la vie + humaine, que chaque homme, même le plus mauvais, a en lui quelque + chose de bon; bien que ce ne soit souvent qu'une disposition de + constitution qui l'incline vers telle ou telle vertu: c'est de + cette disposition que dépendent également un grand nombre de nos + vices; personne ne saurait dire combien. C'est pourquoi aucun + homme ne peut dire à quel point un autre homme que lui-même peut, + en stricte justice, être appelé méchant. Que celui d'entre nous + qui est le plus noté pour la stricte régularité de sa conduite + examine impartialement combien de ses vertus il doit à sa + constitution et à son éducation, et de combien de vices il a été + exempt, non par suite de soins, de vigilance, mais par manque + d'occasions ou parce qu'une circonstance accidentelle est + intervenue; qu'il examine à combien de faiblesses humaines il a + échappé, parce qu'il n'était pas sur le chemin de ces tentations; + qu'il considère ce qui souvent, sinon toujours, pèse plus que + tout le reste, combien il doit de la bonne opinion du monde, à ce + que le monde ne le connaît pas tout entier; je dis que celui qui + réfléchirait à tout cela, regarderait les faiblesses, que dis-je! + les fautes et les crimes de tous les hommes qui l'entourent, avec + l'oeil d'un frère[125]. + + [Note 125: _Common place Book, March 1784._] + +Voilà bien des défaillances excusées ou du moins atténuées. Il y a +loin de ce plaidoyer à la condamnation de tout à l'heure. Comme les +erreurs personnelles se rapetissent quand on les considère de cette +façon générale! C'est peut-être le vrai point de vue des choses. Mais +le coeur qui invoque ces théories est en train de se réconcilier avec +ses fautes; il est en quête d'intermédiaires entre elles et lui; il +cherche, avec ces hôtesses importunes et odieuses qu'il avait d'abord +chassées dans la première colère de son remords, un _modus vivendi_, +un prétexte à les accueillir; dont il n'est qu'à moitié la dupe. C'est +une transaction où l'on perd toujours, et où l'on va sans cesse +perdant. On saisit le moment où Burns y accéda, et l'on suit cette +espèce d'acclimatement d'un coeur dans sa faute. Dans quelque temps, +après avoir trouvé des excuses à ses erreurs, il en tirera vanité. + + * * * * * + +Cependant William Burnes approchait de sa fin. Sa constitution +affaiblie par les privations, usée par le travail, minée par les +inquiétudes, était à bout de résistance. La phtisie y avait pénétré. +De derniers chagrins l'achevaient. Il est possible qu'il soit mort +sans avoir connaissance de la faute que son fils avait commise sous +son toit, et que ce calice lui ait été épargné. Avec sa rigidité +religieuse, c'eût été vraiment pour lui la suprême amertume. Mais, +depuis longtemps, les angoisses s'amoncelaient et s'assombrissaient de +tous côtés. Il se débattait, avec des forces chaque jour plus faibles, +contre des difficultés chaque jour plus lourdes, et il était facile de +prévoir le moment où il serait écrasé. Il avait pris la ferme de +Lochlea sur une convention orale, sans contrat écrit. Pendant quatre +ans, les choses allèrent bien; mais, au bout de ce temps, un +malentendu s'éleva entre lui et son propriétaire. Les discussions, les +difficultés, les luttes commencèrent. Elles durèrent trois ans, +amenant leurs irritations, leurs incertitudes, la fièvre consumante +des procès. Elles se terminèrent par une décision qui ruinait +complètement William Burnes, et le lançait, lui et sa famille, dans le +dénûment, dans un gouffre de dettes[126]. C'en était trop. Cela acheva +de le briser. De quelle tristesse il a fallu que cette période de leur +vie fût remplie, pour que Burns ait pu écrire ces terribles paroles et +savoir gré à la mort de lui avoir ravi son père. «Après avoir été +ballotté et entraîné pendant trois ans dans le gouffre des procès, mon +père fut sauvé de la prison par une phthisie qui, après deux années de +promesses, entra avec bonté et l'emporta la où les impies cessent +d'exciter des tumultes et où trouvent le repos ceux dont les forces +sont usées[127].» + + [Note 126: Gilbert Burns, _Narrative_, et Robert Burns, + _Autobiographical Letter to Dr Moore_.] + + [Note 127: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Bien qu'épuisé de souffrances et assailli de tourments, le père resta +pareil à lui-même, calme, bon, un peu plus sombre, un peu plus +silencieux peut-être, préoccupé jusqu'au bout de l'instruction de ses +enfants. Les fils étaient maintenant des hommes; mais la seconde fille +était encore toute jeune. Elle avait pour occupation de faire paître +le bétail peu nombreux de la ferme. Il allait la rejoindre et +s'asseyant près d'elle, car il était épuisé par la moindre marche, il +lui disait les noms des herbes et des fleurs sauvages qui poussaient +alentour[128]. À travers les souvenirs attendris de ses enfants, on a +la vision mélancolique de cet homme, portant l'air morne et absorbé +des paysans moribonds qu'on voit parfois dans les champs, les yeux +fixés sur le sol que le seul attrait et la joie puissante de leur vie +a été de remuer. Quand leurs bras amaigris les trahissent, ils sont +envahis d'un profond chagrin. Leurs dernières sorties, pleines de +longues et taciturnes contemplations, ont une tristesse indicible. À +ce lent et douloureux détachement de la terre, où les campagnards +tiennent par les racines de tout leur être, s'ajoutait pour William +Burnes l'angoisse du lendemain pour les siens. Dans quelles affres +cette âme puissante à souffrir et stoïque dut se consumer durant ces +derniers mois! Heureusement, ce noble paysan avait pour appui une foi +solide et la confiance qu'elle donne. Quand ses yeux étaient trop +lassés des misères sombres et troublées d'ici-bas, il savait où les +lever plus haut, pour les reposer dans une espérance sereine et +lumineuse; il savait où sont les rayons qui sèchent les larmes et les +attentes qui guérissent des déceptions. La foi religieuse, austère et +inébranlable, était le refuge et le roc sur cette mer de troubles +qu'avait été sa vie. Dans l'impression poignante et un peu révoltée +que causent tant de malheurs immérités, on éprouve une sorte de +soulagement à songer que les tristesses suprêmes de cet homme de bien +ne furent pas délaissées de toute consolation, et qu'il portait en lui +un rêve où pouvaient se réconcilier la pureté et l'affliction de sa +vie. + + [Note 128: R. Chambers, tome I, p. 80.] + +Dès le commencement de 1783, il vit que la mort n'était plus loin. Il +s'y prépara courageusement avec une sorte de calme méthodique. Quoique +affaibli, il envoya lui-même ses adieux à ses plus proches parents et +chargea ses fils de les transmettre pour lui à ceux qui étaient plus +éloignés. Cette brave et touchante façon de se mettre en règle avec sa +famille et de se tenir prêt, apparaît bien dans une lettre que Robert +écrivait à son cousin James Burness, de Montrose, le fils de ce frère +que William avait embrassé sur la colline quand ils s'étaient séparés +au sortir de la maison paternelle. Elle est datée du 21 juin 1783. + + «Mon père a reçu votre honorée du 10 courant, et comme il est + depuis plusieurs mois en très pauvre santé et que, selon sa + propre expression--et à la vérité, selon l'opinion de tous--il + est mourant, il a, avec beaucoup de difficulté, écrit quelques + lignes d'adieu à chacun de ses beaux-frères. C'est pour cette + triste raison que je tiens aujourd'hui la plume pour lui, afin de + vous remercier de votre bonne lettre et vous assurer que ce ne + sera pas ma faute si la correspondance de mon père dans le Nord + meurt avec lui.» + +Et elle se termine par ces mélancoliques paroles: + + «Mon père vous envoie, probablement pour la dernière fois en ce + monde, ses souhaits les plus ardents pour votre réussite et votre + bonheur[129].» + + [Note 129: _To James Burness, June 21, 1783._] + +Il pensait dès lors mourir bientôt. Cependant il vit l'automne et une +dernière fois les moissons rentrer; il passa l'hiver; il alla jusqu'au +moment où les blés commencent à montrer leur verdure. + +Le jour qui fut son dernier, il était seul dans sa chambre avec sa +plus jeune fille en qui vécut le souvenir de la scène, et Robert. La +pauvre petite pleurait. Il essaya de parler et ne put que trouver +quelques mots de consolation, tels qu'on en dit aux enfants. Ils +étaient faibles et comme murmurés avec peine. Il lui conseilla dans un +soupir déjà lointain de «marcher dans la voie de la vertu et d'éviter +le vice». Après un instant silencieux, il dit qu'il y avait quelqu'un +dans la famille sur la conduite future de qui il avait des craintes. +Il répéta ces paroles, comme si c'eût été là pour lui une +préoccupation suprême. Robert s'approcha du lit et lui demanda: «Mon +père, est-ce moi que vous voulez dire?» Le vieillard répondit que +c'était lui. Robert se tourna vers la fenêtre, les joues couvertes de +larmes et la poitrine tremblante de sanglots qu'il étouffait. +Peut-être, avec l'attention vigilante, furtive et si aiguë des +malades, son père avait-il saisi quelque indice, deviné quelque chose. +Ces paroles se sont plus d'une fois représentées à l'esprit de Burns, +avec amertume[130]. William Burnes expira le même jour, le 13 février +1784, dans sa soixante-troisième année. Sa vie avait été dure et +inclémente comme un jour d'hiver. Il avait eu pour lot de connaître le +labeur sans sa récompense et l'effort sans l'espoir du repos. Il avait +tout accepté sans plainte, sans même un murmure. Il avait vécu +noblement. Après tant de traverses et si peu de joie, il atteignit le +calme. + + [Note 130: R. Chambers, tom. I, p. 80.] + +On ne voulut pas qu'il dormît dans un cimetière étranger, mais dans le +cimetière familier d'Alloway, près du petit cottage d'argile. Les +funérailles furent faites selon une vieille coutume. Le cercueil fut +suspendu entre deux chevaux qui marchaient l'un derrière l'autre. Les +parents et les voisins suivaient à cheval[130]. Il fut couché à +l'ombre des murs de l'église, sous le son des cloches qu'il avait +connues. Sur l'humble pierre qui recouvrait sa tombe, Robert fit +graver quelques vers: + + Oh! vous dont la joue se mouille d'une larme, + Approchez-vous avec un pieux respect, + Ici reposent les restes chers d'un époux aimant, + D'un père tendre, d'un ami généreux, + + Le coeur charitable qui ressentait toute souffrance humaine, + Le coeur indomptable qui ne craignait aucun orgueil humain, + L'ami de l'homme, du vice seul l'ennemi; + «Car même ses faiblesses penchaient du côté de la vertu[131].» + + [Note 131: _Epitaph on my ever honoured Father._ Le dernier + vers est une citation de Goldsmith.] + +Ils ne disent rien au delà de la vérité. Dans ce petit cimetière, +autour de sa tombe, le gazon est usé; les pas de ceux qui viennent la +visiter ont fait un sentier où l'herbe ne croîtra plus. Il a +l'immortalité qui, au coeur des parents, est peut-être la plus douce +de toutes, celle qui vient d'un enfant. Il en fut digne parce qu'il +fut lui-même admirable. C'est pour des hommes tels que lui qu'a été +écrite la belle Élégie de Gray. Il fut, du moins par la noblesse +morale, un de ces grands coeurs ignorés qui dorment dans les +cimetières de village. + + * * * * * + +Lorsque les fils revinrent de l'enterrement du père, ils trouvèrent la +ruine dans la maison. «Quand mon père mourut, tout son avoir s'en alla +aux rapaces limiers d'enfer qui grognent dans le chenil de la +justice[132].» Il ne restait plus rien absolument. C'est seulement en +se portant créanciers de leur père pour les arrérages des gages dus +sur leur travail, que les deux fils et les deux filles aînées +arrachèrent aux gens de loi de quoi pouvoir aller travailler +ailleurs[133]. Mais avant de quitter la maison où William Burnes avait +rendu le dernier soupir, Robert écrivit à son cousin une lettre par +laquelle on aime à terminer les rapports de ce père et de ce fils. + + [Note 132: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 133: R. Chambers. Tom. I, p. 82.] + + Le 13 de ce mois j'ai perdu le meilleur des pères. Quoique + assurément nous fussions depuis longtemps avertis du coup qui + nous menaçait, néanmoins les sentiments de la nature réclament + leur part, et je ne puis me rappeler la chère affection et les + leçons paternelles du meilleur des amis et du plus capable des + maîtres sans ressentir ce que, peut-être, les dictées plus calmes + de la raison condamneraient en partie. + + J'espère que les parents de mon père, dans votre pays, ne + laisseront pas leurs rapports avec nous s'éteindre en même temps + que lui. Pour ma part, c'est toujours avec plaisir, avec orgueil, + que je reconnaîtrai ma parenté avec ceux qui étaient unis, par + les liens du sang et de l'amitié, à un homme dont j'honorerai et + révérerai toujours le souvenir[134]. + + [Note 134: _To James Burness. February 17, 1784._] + +Ce sont des paroles dignes de celui à qui elles étaient consacrées. +Elles expriment bien l'amitié respectueuse qui unissait les fils au +père; on y sent bien aussi ce beau rôle d'instituteur, d'éducateur que +William Burnes avait, avec tant de clairvoyance, de persévérance et de +sagesse, rempli envers ses enfants, depuis les promenades qu'il +faisait avec ses deux jeunes garçons dans les champs de Mont-Oliphant, +jusqu'aux dernières leçons que, mourant, il donnait encore à sa +dernière fillette. + +En prévision d'un dénouement inévitable, les deux fils avaient loué +par avance une petite ferme située à quelques milles de Lochlea, près +de Mauchline[135]. À la Pentecôte de 1784, toute la famille y émigra: +Robert et Gilbert, la vieille mère, les trois filles et un jeune +garçon de dix-sept ans. Robert venait d'entrer dans sa vingt-sixième +année. + + [Note 135: Gilbert Burns. _Narrative._] + + + + +CHAPITRE III. + +MOSSGIEL, MAUCHLINE. + +MARS 1784 -- NOVEMBRE 1786. + + +Mossgiel! Ce nom, dans sa sonorité claire, chante aux oreilles +écossaises comme quelque chose de radieux et de glorieux. C'est là +qu'a éclaté une des plus étonnantes floraisons de poésie dont un +peuple puisse s'enorgueillir. C'est là que Burns a vécu dans un +tourbillon de passion et de gaîté, dans des péripéties de désespoir et +d'ivresse, telles qu'il a été donné à peu d'hommes d'en connaître +d'égales, et peut-être à aucun de les connaître en un temps si court. + +Le site est à souhait pour y installer le logis d'un poète. Quand on y +arrive au sortir du fond de Lochlea, il semble qu'on monte vers la +lumière. La ferme est sur un plateau qui domine toute la contrée. +Derrière, la vue s'étend sur les moors de Galston, au fond desquels se +déchire la fente pourprée du matin. Devant, le paysage est immense et +admirable. Le regard s'étend sur une pente où des vallées fuyantes et +indéfiniment prolongées se perdent entre des ondulations +décroissantes, qui les emmènent mourir dans des brumes lointaines. Ce +vaste pays est semé de collines, de bois, de champs, de haies et de +fermes blanches qui vont diminuant jusqu'à n'être plus que des points. +Tout à l'extrémité, par une échappée, on voit la plaine au bord de la +mer, puis la mer comme une lame de fer ou d'argent ou d'or et, encore +au delà, les montagnes d'Arran perdues dans les nuées. Ce n'est plus +le paysage du mont Oliphant solidement renfermé dans un cadre âprement +découpé. C'est un paysage d'immense envergure, flottant, aérien, très +sensible aux impressions du ciel et continuellement soumis à ses +métamorphoses. Rien ne peut rendre la magnificence et la variété des +effets qui se déploient et se nuancent devant cette petite porte de +ferme, surtout quand des soleils couchants, qui auraient transporté +Wordsworth, y épandent leurs couleurs. Lorsque la mélancolie s'empare +de ces étendues, ce qui arrive fréquemment, et qu'on est au centre de +cet immense cercle de ciel attristé, il semble qu'on tienne à peine +plus de place que le nid de souris blotti dans un sillon ou qu'une +pâquerette. Et les comparaisons se suggèrent d'elles-mêmes, entre ces +pauvres choses et la vie humaine, également chétive et aussi perdue. +C'est là qu'il faut lire, pour les comprendre tout à fait, les +dernières strophes des pièces _à la Pâquerette_ et _à la Souris_. En +revanche, lorsqu'on descend du plateau vers les lits de l'Ayr ou du +Cessnock, on voit que le pays abonde en détails, en coins retirés et +intimes qui se retrouvent dans les poésies amoureuses de Burns. + +Pour le va-et-vient de la vie humaine, on est loin de l'isolement de +Lochlea et de la pauvreté de Tarbolton. Mossgiel est situé à un mille +de Mauchline, au bord de la route qui conduit à Kilmarnock. Celle-ci +était, dès ce temps, la ville industrielle de la région; on y +fabriquait déjà des lainages et des tapis; elle possédait une +imprimerie; on y venait de tous côtés[136]. Mauchline, d'autre part, +était une jolie bourgade rurale, très vivante autour de sa vieille +église à l'aspect de grange. C'était un centre d'activité agricole, un +lieu de foires et de réunions religieuses; il s'y tenait un important +marché de bestiaux; on y faisait commerce avec la campagne. Ces +transactions y avaient fixé un certain nombre de personnes de position +et d'éducation supérieures, comme Gavin Hamilton le notaire, et le Dr +Mackenzie, le médecin de William Burnes, qui devinrent les amis et les +patrons de Burns. Il y avait là du mouvement, des types variés et +peut-être plus dans le champ d'observation de Burns que ceux qu'il +aurait trouvés à Ayr, par exemple, ville de bourgeois riches et de +petite noblesse. Les éléments ne manquaient pas pour cette étude de +l'homme à laquelle, depuis quelque temps, il se donnait de propos +délibéré[137]. + + [Note 136: Archibald Mac Kay. _History of Kilmarnock_, + chapter X.--Voir aussi _Rambles round Kilmarnock_, par A. R. + Adamson, chap I.] + + [Note 137: Sur Mauchline, voir R. Chambers, tom. I, p. + 170.--_Robert Burns at Mossgiel_ by William Jolly, chapters + IV, V, VI--_Rambles through the Land of Burns_, by A. R. + Adamson, chap. XV.] + +C'est là que Burns a vécu la période la plus importante de sa vie, la +plus dramatique et la plus féconde. Elle fut courte cependant. Bien +que la plupart des biographies lui attribuent quatre années, elle n'a +duré en réalité que deux ans et quelques mois. Mais ces deux années et +demie, qui vont de Mars 1784 à Novembre 1786, sont certainement parmi +les plus extraordinaires qui aient jamais été vécues par un homme. Il +y a eu rarement, entassé en un temps si étroit, tant d'orages de +colère et de passion, tant de vaillance, tant de gaîté, tant de +travail, tant de fautes, de folies, de déceptions, et de désespoir. +Qu'on ajoute à ce tumulte du coeur et des circonstances une production +littéraire, soudaine, éclatante, d'une fougue et d'une variété sans +rivales. Et au moment même où tant d'espoir et de génie semblaient +écrasés par tant d'erreurs et d'infortunes, passe un coup de vent qui +balaye toutes les menaces et laisse resplendir une gloire imprévue et +merveilleuse. Les matelots, qu'un ouragan entraîne loin du pauvre +havre, plonge dans les abîmes, flagelle aux flancs et aux faîtes des +flots, et jette soudain sur une côte enchantée, connaissent seuls +d'aussi extrêmes aventures et des péripéties aussi rapprochées. + + * * * * * + +Mais il convient d'abord de retracer le fond d'existence sur lequel +ces événements se sont passés. La ferme était une petite construction +un peu plus confortable que celles que la famille Burns avait habitées +jusqu'alors. Elle était sur le modèle des maisons écossaises, +comprenant en bas les deux pièces ordinaires que les écossais +appellent _but_ et _ben_, c'est-à-dire la pièce du devant et la pièce +intérieure. Au-dessus, se trouvait une manière d'étage, auquel on +arrivait par une échelle de meunier et une trappe, et dont une partie +était employée comme grenier, tandis que l'autre formait un galetas où +couchaient les deux frères, sur un même lit. Une fenêtre de quatre +vitres étroites éclairait cette chambrette; tout le mobilier +consistait en une petite table de bois blanc placée sous la fenêtre, +dans le tiroir de laquelle Burns rangeait ses papiers et ses +poèmes[138]. La ferme était en commun, car tout le monde avait fourni +ses économies pour la garnir. «Chaque membre de la famille, dit +Gilbert, recevait les gages ordinaires pour le travail qu'il donnait +sur la ferme. Les gages de mon frère et les miens étaient de 7 livres +(175 frs.) par an, pour chacun. Pendant tout le temps que l'entreprise +de la famille dura, c'est-à-dire quatre années, aussi bien que pendant +la période précédente à Lochlea, ses dépenses n'excédèrent jamais son +maigre revenu[139].» Tous travaillaient. Il n'y avait d'étrangers que +trois gamins qui faisaient les commissions, lesquelles consistaient +surtout à porter les lettres de Robert, ou qui aidaient aux diverses +besognes. La ferme n'était pas très richement montée, ni en bétail ni +en instruments. Avec bonne humeur Burns en a laissé l'inventaire +complet. Il a quatre chevaux qui sont l'attelage de sa charrue: un bon +vieux bidet, une jument rapide, mais à laquelle (Dieu lui pardonne ce +péché avec les autres!) il a donné les éparvins un jour qu'il allait +faire sa cour, une troisième bonne bête, et la quatrième, un maudit +cheval des hautes terres têtu, farouche et fou; avec cela un beau +poulain: + + [Note 138: Chambers, tom. I, p. 145,--William Jolly, chap. + II.--Adamson, chap. XIV.] + + [Note 139: Gilbert Burns. _Narrative._] + + De plus, un poulain, le roi des poulains + Qui ont jamais couru devant une queue; + S'il vit assez pour devenir une bête, + Il me rapportera quinze livres pour le moins. + + De voitures, je n'en ai que peu: + Trois chariots dont deux ne sont guère neufs, + Une vieille brouette, plutôt pour montre; + Elle a une jambe et les deux bras brisés; + J'ai fait un tisonnier avec la barre de fer, + Et ma vieille mère a brûlé la roue. + + Comme hommes, j'ai trois garnements de garçons, + Des démons pour le bruit et le vacarme; + L'un mène les chevaux, l'autre bat en grange, + Et le petit Davock garde les vaches à la pâture[140]. + + [Note 140: _The Inventory._] + +Le père étant mort, Robert était devenu le chef de la famille. Il +s'acquittait de ce devoir avec courage, avec bonté et une familiarité +qui n'empêchait pas le respect. C'était lui qui disait à haute voix la +prière du soir[141]. Il s'occupait, d'une façon presque touchante, des +jeunes gars qui étaient à son service et les interrogeait sur leur +catéchisme. Ce devaient être parfois de singulières séances. Mais il +n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il ait été un instituteur +extraordinaire, et que ses leçons aient eu plus de clarté et +d'éloquence que tous les sermons à dix lieues alentour. Il semble +qu'il réussît assez bien avec ses élèves: + + [Note 141: Chambers, tom. I, p. 160.] + + Je les gouverne, comme je le dois, avec mesure, + Et souvent je les secoue de fond en comble; + Et sans faute, le dimanche soir, comme il sied, + Je les retourne dru sur le catéchisme; + Si bien, ma foi! que le petiot Davock est devenu si fort, + Bien qu'à peine plus haut que votre jambe, + Qu'il vous dévidera la Grâce Efficace + Aussi vitement que quiconque dans la maison[142]. + + [Note 142: _The Inventory._] + +À défaut d'autres exemples il donnait celui du travail. C'était +toujours le laboureur infatigable, le rude manieur de fléau, abattant +la besogne de quatre hommes et allégeant de sa gaîté le labeur commun. +Il s'était mis à l'oeuvre avec les meilleures intentions du monde. +«J'entrai dans cette ferme avec une ferme résolution: _allons, +mettons-nous-y, je veux être raisonnable._ Je lus des livres de +fermage, je calculai les moissons, je suivis les marchés--bref, en +dépit du démon et du monde et de la chair, je crois que je serais +devenu un homme sage, n'était que la première année, par suite de +l'achat de mauvaises semences, la seconde, par suite d'une moisson +tardive, nous perdîmes la moitié de nos récoltes. Cela renversa toute +ma sagesse et je m'en retournai comme le chien à son vomissement, +comme la truie qui a été lavée à son vautrement dans la boue[143].» Il +semble avoir inspiré aux siens un mélange d'affection, d'admiration et +de blâme tendre, un de ces blâmes qu'on ne s'avoue pas, tant les +fautes qu'il condamne semblent, à ceux qui en souffrent, faire partie +de la supériorité de celui qui les commet. On l'excusait parce que +c'était lui et qu'il n'était pas comme les autres. Si Gilbert en avait +fait la moitié, il aurait vite vu la différence. On passait tout à +Robert. C'était donc, en résumé, une vie de fermier qui n'était pas +sans dignité, mais qui déroulait, à travers les saisons, ses labeurs +et ses fatigues: le labour, les semailles, le hersage, la moisson, le +battage dans la grange. Elle avait aussi ses fêtes, les rentrées de +récolte en été, et en hiver les veillées qu'il devait chanter dans sa +fameuse pièce de _la Toussaint_. + + [Note 143: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +À ces occupations s'ajoutaient des visites fréquentes à Mauchline, car +il était toujours le sel et le pétillement de toutes les réunions; des +causeries avec des hommes comme Gavin Hamilton ou le Dr Mackenzie; des +descentes à Tarbolton où était la loge maçonnique à laquelle il +continuait d'appartenir. Tout cela n'allait pas sans séances +prolongées au cabaret, surtout les soirs de Tarbolton. La +franc-maçonnerie, même du rite écossais, aimait alors le choc des +verres. Gilbert dit que l'initiation de Robert avait été son +introduction à la vie de joyeux compagnon[144]. Il ajoute néanmoins +que, pendant tout le séjour à Lochlea et presque jusqu'à la fin du +séjour à Mauchline, il ne vit jamais son frère pris de boisson. +«Malgré ces circonstances et l'éloge qu'il a fait du breuvage +écossais,--lequel semble avoir trompé ses historiens--je ne me +rappelle pas pendant ces sept années, ni jusqu'à la fin de la période +où il commença à devenir auteur, quand sa célébrité grandissante le +jeta en de fréquentes sociétés, l'avoir jamais vu en état d'ivresse; +il n'était nullement adonné à la boisson[144].» Cette attestation +fraternelle est, sans doute, vraie en gros; mais il y a grand espace +entre une habitude d'ivrognerie et des excès passagers. Il est +difficile, quand on connaît les moeurs des paysans écossais de ce +temps, de ne pas admettre que Burns y était entraîné. Si cela ne lui +est pas arrivé, ses pièces sur le whiskey seraient une exception +unique dans son oeuvre et les seules qui n'auraient pas pour support +quelque réalité dans sa vie. + + [Note 144: Gilbert Burns. _Narrative._] + +C'est donc sur cette routine que se sont superposés les événements qui +ont marqué le séjour de Burns à Mauchline. Quoiqu'ils s'offrent comme +un tout lumineux et orageux à la fois, où les tristesses et les +clartés se mêlant éclatent les unes dans les autres, étrange jeu de +toutes les humeurs de la destinée, il faut cependant en dégager les +divers éléments sans oublier qu'ils agissent simultanément les uns sur +les autres. Il sont au nombre de trois: sa lutte contre le clergé +local, le développement de sa vocation et de sa production littéraire +et une série de drames d'amour dont les conséquences pèseront sur +toute sa vie. + + +I. + +LA LUTTE CONTRE LE CLERGÉ. + +Pour bien comprendre les causes et les circonstances de la révolte de +Burns contre le clergé, il faut se rendre compte de la façon dont la +religion était arrivée à s'emparer de toute la vie écossaise, il faut +se représenter le contrôle intolérable et l'espèce d'inquisition que +le pouvoir ecclésiastique avait fini par exercer sur tous les actes +même les plus privés; il faut sentir de quel poids cette organisation +pouvait peser sur l'existence quotidienne et comment il se faisait que +rien ne lui échappait. + +En Angleterre, la Réforme s'était faite par la royauté; elle avait +conservé l'autorité des évêques et une hiérarchie qui rattachait le +clergé au trône. Mais en Écosse, où la nature du pays rendait +l'aristocratie presque indépendante et où la violence de l'histoire +avait empêché le développement des villes et la formation d'une +bourgeoisie qui pût lui faire contrepoids[145], la royauté n'avait +trouvé d'appui contre les nobles que sur le clergé[146]. Quand +celui-ci fut attaqué, elle le défendit, et la Réformation se fit +contre elle et lui, par l'union des grands et du peuple[147]. Dès le +début de la nouvelle église naissante, l'influence de Knox qui, +pendant ses visites et son séjour à Genève, s'était pénétré des +principes de Calvin, avait contribué à lui donner une forme plus +démocratique, comme il apparaît d'après le premier _Livre de +Discipline_ de 1560[148]. Ce règlement remettait l'élection des +Ministres au peuple, après un examen public, fait par les Ministres et +les Anciens, sur les points de controverse entre les Protestants et +les Catholiques[149]. Un peu plus tard, la querelle qui survint, à +propos des anciens biens ecclésiastiques, entre les nobles qui avaient +tout accaparé et le clergé protestant qui en réclamait une partie, +sépara le clergé de la noblesse, et le rejeta davantage du côté du +peuple[150]. Par ces ruptures, toute la hiérarchie périt +successivement, et les liens qui pouvaient rattacher l'organisation +religieuse au gouvernement furent brisés. Le clergé fut de plus en +plus poussé vers le peuple[151]. Sa pauvreté même contribua à l'y unir +plus étroitement. Il devint plus indépendant du pouvoir civil et plus +démocratique, jusqu'au point où l'organisation religieuse fut tout à +fait en dehors de l'organisation politique, et où tout ce qui pouvait +rattacher l'Église à l'État fut aboli. La paroisse devint le seul +organisme religieux et un organisme absolument libre. Toutes les +paroisses furent égales entre elles; elles n'eurent au-dessus d'elles +que des assemblées représentatives émanées d'elles, comme les +Presbytères qui étaient une sorte de conseil des paroisses, les +Synodes qui étaient formés par la réunion des Presbytères, et enfin +l'Assemblée Générale qui se réunissait tous les ans à Édimbourg, +véritable parlement ecclésiastique et une des forces du pays[152]. + + [Note 145: Robertson. _History of Scotland_, Book I, au + commencement.] + + [Note 146: Robertson. _History of Scotland_, Book I. Voir le + commencement du règne de Jacques V.--Hill Burton. _History + of Scotland_, tom. III, chapitre XXXVIII; _Power of the + Clergy_.--Buckle. _History of Civilisation in England_, tom. + III, chap. II; les cinquante premières pages.--Merle + d'Aubigné. _Histoire de la Réformation en Europe_, etc. + _Écosse_, chapitre I: _Lutte entre la Royauté et la + Noblesse._--Mackintosh. _History of Civilisation in + Scotland_, chap. XIII, sect. II. pag. 60-65.--Mignet. _Marie + Stuart_, tom. I, p. 14 et 15 et 66-67.] + + [Note 147: Buckle, tome III, chap. II, p. 58-68.--Hill + Burton, tom. III, chap. XXXVIII, _The Lords of the + Congregation_.--Robertson, Book III. Année 1560.] + + [Note 148: Robertson. Book III, année 1560. Bien que + l'histoire de Robertson soit sans doute moins nourrie de + documents que des histoires plus récentes, la vigueur et la + portée philosophique de ce remarquable esprit lui + fournissent parfois des résumés ou des explications de faits + clairs et pénétrants.--Mac Crie. _Life of John Knox._ Period + V, commencement.] + + [Note 149: Tytler. _History of Scotland_, vol. III, p. + 131.--Mackintosh. _History of Civilization in Scotland_, + chap. XV, vol. II, p. 137.] + + [Note 150: Voir sur cette importante rupture, Robertson, p. + 64, 68 et 75-76. Robertson, qui fut longtemps Modérateur de + l'Assemblée Générale, possédait ces questions comme + historien et comme ecclésiastique.--Hill Burton. _History_, + vol. III, chap. XLI, pp. 36 et suiv. _Disposal of + Ecclesiastical Revenues_.] + + [Note 151: Buckle. _History of Civilisation in England_, + vol. III, chap. II, p. 99.] + + [Note 152: On trouve un exposé clair de cette organisation + ecclésiastique de l'Écosse, avec le nombre des paroisses, + presbytères, synodes, etc. au XVIIIe siècle, dans la _Magnæ + Britanniæ notitia or Present State of Great Britain_ by John + Chamberlayne. L'édition que nous avons est de MDCCLV, vers + la date de la naissance de Burns.] + +Les austères origines calvinistes, l'aspect du pays, la dureté des +longues persécutions entreprises pour rétablir l'épiscopat, +conspirèrent pour donner à la nouvelle religion un esprit de +tristesse. De cette disposition, sortirent un culte morose, une morale +implacable et une discipline inflexible, au-dessus des forces +humaines. + +Les églises étaient laides, nues, froides, plus semblables à des +granges qu'à des temples[153]. Toute image en était proscrite comme +sentant la superstition. Tout embellissement du culte était +interdit[154]; tel était le préjugé sur ce point que, même de notre +temps, un ministre d'Édimbourg, ayant introduit dans son église un +harmonium, cela fut considéré comme une innovation dangereuse que +l'Assemblée Générale songea à réprimer[155]. Entre ces murs dégarnis, +se déroulaient d'interminables services, monotones, dépouillés de tout +ce qui fait la pompe et la poésie de la Religion, consistant en +psalmodies, en lectures, en prières improvisées et en sermons +démesurés[156]. Ces services s'éternisaient pendant des journées +entières, et, dans la contrée de l'ouest, occupaient les dimanches de +l'aube au crépuscule[157]. Les sermons ordinaires duraient deux +heures; quelques-uns, trois, quatre ou cinq; dans les grandes +circonstances, plusieurs ministres étaient présents afin de se relayer +au fur et à mesure que l'un d'eux était épuisé[158]. Les sermons +étaient exclusivement doctrinaux; ils évitaient toute tendance morale +et pratique; ils portaient constamment sur les mêmes points: la chute +de l'homme dans Adam, son salut par le Christ, la purification par la +foi, la Nouvelle-Alliance; ils retombaient sans cesse dans les mêmes +divisions, pleins d'interminables et fastidieuses répétitions[159]. Le +fanatisme des traditions, l'habitude de prêcher en plein air, la +lourdeur des auditeurs avaient amené un style d'éloquence véhément, +bruyant, plein de fureur et de gestes, tumultueux, une nuée d'éclairs +et de tonnerre d'où le prédicateur descendait la voix brisée et le +visage couvert de sueur[160]. + + [Note 153: _Scotland Social and Domestic_, by Rev. Charles + Rogers. Introduction, p. 19.] + + [Note 154: Voir d'amusantes anecdotes et remarques à ce + sujet dans les _Reminiscences of Scottish Life and + Character_, by Dean Ramsay, chap. II, p. 11 et suiv.] + + [Note 155: Voir, au sujet de cette question de l'orgue dans + les églises: _Scotland Social and Domestic_, by Rev. Charles + Rogers. Introduction, p. 28.] + + [Note 156: _Id._, p. 24.] + + [Note 157: Chambers. _Domestic Annals of Scotland_, vol. + III, p. 271.--Voir Ch. Rogers, _Scotland_, etc., p. 24.] + + [Note 158: Buckle. _History of Civilization in England_, + vol. III, p. 203 et suivantes.] + + [Note 159: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 29.] + + [Note 160: Buckle. _Id._, pag. 289.--Voir aussi dans Dean + Ramsay, p. 207, l'anecdote des deux sacristains qui + discutent les mérites de leurs ministres; et page 208.] + +De ces harangues furibondes tombait une doctrine de terreur et de +tremblement. Pas un mot de pardon, de miséricorde ou d'espérance; rien +que des avertissements et des prophéties de souffrances +éternelles[161]. C'était l'esprit sauvage et dur de l'Ancien +Testament; ce qu'il y a d'indulgence et de tendresse dans le Nouveau +leur restait inconnu. Le divin sourire du Christ n'éclairait pas ces +sombres esprits; ils n'auraient pas compris ces mots charmants, par +lesquels le désigne le plus hébraïque pourtant de nos orateurs, +lorsqu'il l'appelle: «Cet enchanteur céleste[162].» Dean Stanley a +bien marqué le caractère judaïque de cette théologie: «L'immense +prépondérance de l'enseignement de l'Ancien Testament et de +quelques-unes des moins importantes parties de l'Ancien Testament sur +l'enseignement du Nouveau et de la partie la plus essentielle du +Nouveau, devait nécessairement mutiler, rétrécir et aigrir +l'enseignement religieux du pays[163].» Celui-ci n'avait pris du +nouveau Testament que l'idée de l'Enfer, et appliquant à des +châtiments sans fin, la rigueur que l'ancien Testament appliquait à +des châtiments corporels, ils avaient fait sortir de ce mélange une +religion qui rendait éternelles les férocités de la Bible. + + [Note 161: Buckle. _Id._, tom. III, p. 238.--Voir aussi les + exemples qu'il donne dans les notes.] + + [Note 162: Bossuet.] + + [Note 163: Dean Stanley. _Lectures on the History of the + Church of Scotland._ Lecture II, p. 83.] + +Un dieu terrible planait sur cette religion sinistre, juge de colère +et de vengeance, un Jéhovah irrité et inexorable, dont la main était +toujours levée sur le genre humain. C'est de lui que venaient les +inondations, les tremblements de terre, les pestilences et les +famines, lui qui envoyait les vents avec l'ordre de détruire, qui +balayait la terre du déchaînement de son courroux. C'était le Dieu des +puritains, mais plus sombre encore. Les catastrophes de la nature +étaient les signes de son déplaisir. Par lui, le monde était sans +cesse menacé de destruction; les feux d'en bas, les météores d'en haut +allumaient dans le ciel des signaux d'alarmes; les étais et les +piliers de notre planète semblaient craquer; les éléments troublés +proclamaient la ruine universelle et le moment présent n'était qu'un +répit[164]. S'il apparaissait tel dans les vers du tendre et délicat +Cowper, on devine quel aspect il devait prendre dans les déclamations +d'hommes incultes, grossiers et durs. + + [Note 164: Cowper. _The Task._ Book II, vers 150 et + suivants.] + +En même temps qu'ils se faisaient du Tout-Puissant une idée si +terrible, ils représentaient l'Ennemi occupé sans cesse au milieu +d'eux à son oeuvre de perdition. Ses stratagèmes étaient infinis, car, +depuis cinq mille ans qu'il s'étudiait à perdre l'homme, il était +presque irrésistible. Il rôdait toujours autour de ses victimes. Et ce +n'était pas sous la forme toute morale du péché; c'était un être réel, +présent, qu'on pouvait rencontrer chaque jour et surtout chaque nuit +«quand les vieux châteaux ruinés et gris font des signes de tête à la +lune[165].» Il n'y avait pas de village où quelqu'un ne l'eût vu, sous +une des mille figures qu'il prenait. On vivait en un péril constant, +au milieu de la trame de ruses que lui et ses méchants esprits +ourdissaient, tendaient partout. De quelque côté qu'on se tournât, +c'étaient des menaces et des dangers. Les âmes semblaient des oiseaux +éperdus entre des cieux de fer d'où un Dieu implacable lançait ses +jugements et des gouffres de feu où le Démon leur préparait +d'éternelles tortures. Et quel enfer! C'était un des triomphes des +prédicants que de le représenter de façon à faire dresser les cheveux. +Les supplices les plus atroces qui puissent déchirer et tordre le +corps et l'âme de l'homme, les raffinements de souffrances, étaient +énumérés et décrits avec complaisance. Dans une atmosphère de cris et +de hurlements, les damnés étaient fouettés de scorpions, plongés dans +de l'huile ou du plomb bouillants, suspendus à des crocs par la +langue[166]. Des scènes plus affreuses complétaient celles-là. Les +enfants, dans leurs supplices, accablaient leurs parents de reproches +et de malédictions[167]. Ce qui s'est dépensé de poésie et d'éloquence +sombre, dans ces tableaux d'une imagination horrible et parfois +grandiose, est incroyable. On ferait avec les extraits des +prédications écossaises un poème de tortures auprès duquel celui de +Dante perdrait sa terreur. Et quelle chance d'échapper à ces horreurs? +Les élus étaient si peu nombreux que chacun pouvait se considérer +comme un damné. C'était dans toute sa rigueur le puritanisme, la +doctrine effrayante qui mena Bunyan à l'illuminisme et Cowper à la +démence. + + [Note 165: _Address to the Deil._] + + [Note 166: Buckle, tome III, p. 240.] + + [Note 167: Id., p. 242.--Lire pour avoir la collection de + ces horreurs, dans l'ouvrage fameux de Th. Boston, _Human + Nature in its Fourfold State_, le dernier chapitre, _Hell_. + C'est un cauchemar. Ce fut un des livres les plus populaires + en Écosse au XVIIIe siècle.] + + * * * * * + +Chose redoutable! cette doctrine ne se contentait pas de régner sur +les âmes; elle avait ici, à son service, une organisation pratique qui +s'étendait sur tout ce pays et pénétrait dans ses moindres recoins. Un +gouvernement théocratique, qui avait mis la main sur une partie des +attributions du pouvoir civil, avait subjugué tout le pays et le +terrassait. C'est ce qui constitue la forme religieuse si curieuse du +Presbytérianisme, qui n'a eu son complet développement qu'en Écosse, +où il n'a pas trouvé la limite des autres sectes, ni l'obstacle du +pouvoir civil. Il était seul maître du pays. + +Le clergé s'était arrogé le droit de juger et de punir certaines +fautes. Chaque paroisse était gouvernée par un tribunal +ecclésiastique. Ce tribunal, appelé _Kirk session_ ou session +ecclésiastique, était composé du ministre et de plusieurs _elders_ ou +anciens, généralement au nombre de trois. Le premier _Livre de +Discipline_ de 1561 avait voulu que ces anciens fussent nommés par la +Congrégation et pour une année; mais celui de 1581 avait été moins +libéral et, d'après la coutume devenue prévalente, ils étaient choisis +par la Kirk session, qui se recrutait ainsi elle-même, et choisis à +vie, sauf désunion, départ de la paroisse ou déposition[168]. Ils +avaient un vote égal à celui du ministre et cette introduction de +l'élément laïque dans toutes les assemblées ecclésiastiques est une +des originalités et fut une des forces du Presbytérianisme. Ils +devaient aider le ministre dans ses fonctions pastorales, l'assister +dans les cérémonies comme la communion, le catéchisme, les visites, la +distribution de l'argent aux pauvres. La Kirk session se réunissait +une fois par semaine. Si elle ne s'était occupée que de +l'administration de l'église, elle n'aurait été qu'une sorte de +fabrique protestante. Mais c'était là la moindre partie de sa besogne. +Elle pénétrait dans la vie privée, exerçait une sorte de police +occulte sur toutes les actions, entrait dans les intérieurs et +soumettait tout à un véritable despotisme. + + [Note 168: _Chambers's Encyclopædia_, au mot _Elders_.] + +Les anciens se partageaient, par quartiers, la surveillance de la +paroisse. Ils avaient des espions[169]. Les sages-femmes étaient +tenues de venir déclarer les naissances illégitimes[170]. Dès que la +session connaissait ou seulement soupçonnait une faute, elle citait +l'inculpé devant elle. Il était interrogé, examiné, confronté avec +des témoins[171]. S'il était reconnu coupable, il était «suspendu des +privilèges de l'Église[172]», c'est-à-dire mis hors de la vie commune. +Pour obtenir la levée de cet interdit, il devait paraître à l'église, +se tenir debout ou assis sur une sorte de siège ou de pilori[173], +souvent pieds nus, parfois la tête rasée[174], presque partout affublé +d'un drap d'étoffe grossière, blanche et salie[175]. Dans cette +situation honteuse, il recevait une réprimande sur sa conduite. Cet +affront pouvait se prolonger des mois, il pouvait aller de trois +dimanches à cinquante-deux[176]. Enfin le coupable devait faire une +profession de contrition, de repentir et d'amendement[177]. Cet usage +s'est continué dans quelques paroisses presque jusqu'au milieu de +notre siècle[178]. Tout tombait sous la juridiction de ces terribles +tribunaux: la médisance, les jurons, la non-observance du dimanche, +les jeux de hasard, le mensonge, l'ivrognerie, la calomnie, les +querelles de ménage, les injures, l'adultère, l'immoralité[179], tout +jusqu'aux plus infimes détails de la vie «l'excès de mangeaille[180]», +«les paroles vaines et les gestes inconvenants[181].» + + [Note 169: Buckle, tome III, p. 208.--Ch. Rogers, _Scotland + Social and Domestic_, p. 347.] + + [Note 170: Ch. Rogers, p. 367.] + + [Note 171: Chamberlayne. _Magnæ Britanniæ Notitia_, Part II, + Book II, chap. III.] + + [Note 172: _Chambers's Encyclopædia; Kirk-sessions._] + + [Note 173: Ch. Rogers, _Scotland etc._, p. 28.] + + [Note 174: _The Worship and Offices of the Church of + Scotland by_, G. W. Sprott, p. 222 et suivantes.] + + [Note 175: Ch. Rogers, p. 38 et 358.] + + [Note 176: G. W. Sprott, p. 222.] + + [Note 177: Chamberlayne, _Id._] + + [Note 178: G. W. Sprott, p. 222.] + + [Note 179: Voir dans Ch. Rogers 'énumération des cas', p. + 355 à 370.] + + [Note 180: Mackintosh, _History of Civilisation in + Scotland_, p. 141.] + + [Note 181: Id., p. 310.] + +Et nul moyen d'échapper à cette tyrannie. L'appel à la juridiction +supérieure du Presbytère est difficile ou entraîne une procédure +lente, presque uniformément dérisoire[182]. Si on disparaît, on est +déclaré contumace «fugitif de la discipline de l'église[183];» on a +son nom publié dans toutes les chaires de toutes les paroisses du +Presbytère. Et où aller? On ne peut être admis dans une nouvelle +paroisse qu'en produisant un certificat de vie de celle qu'on quitte. +Si on est frappé de censure dans une paroisse étrangère, on est +atteint dans la sienne, jusqu'à ce qu'on apporte un certificat +d'absolution, de celle où on a été jugé. Une ramification de police +ecclésiastique s'étend sur tout le pays et la condamnation de la +moindre session vous attend et vous retrouve partout[184]. Si on +résiste, on est excommunié et la vie devient impossible dans une +société fanatique et terrifiée. Il faut se soumettre, ou bien on n'a +de refuge que dans l'existence nomade des mendiants et des vagabonds. +Il faut, devant toute la Congrégation, paraître en pénitent et +recevoir la réprimande du ministre. Et dans quelle situation? En face +de la chaire, dans le passage de l'église, se trouve un escabeau élevé +qu'on appelle l'escabeau du repentir. C'est là qu'il faut s'asseoir, +sous tous les regards, et endurer pendant des heures l'humiliation de +ce pilori ecclésiastique. Quand ce sont de pauvres filles, elles +essaient de cacher leur rougeur et leurs larmes sous leurs plaids. +Mais les sessions sont impitoyables: «considérant que la plupart des +femmes qui viennent à l'escabeau pour y faire leur contrition +publique, s'y asseoient avec leurs plaids autour de leurs têtes, +couvrant leurs visages, pendant tout le temps qu'elles sont assises, +en sorte que personne ne peut voir leur visage, on ordonne que +l'officier enlèvera son plaid à chaque pénitente avant qu'elle ne +monte sur l'escabeau[185].» Et ce supplice n'est pas d'un seul +dimanche; pendant trois ou quatre, pendant neuf ou dix quelquefois, +c'est-à-dire, pendant près de trois mois, il faut chaque semaine subir +cette déshonorante exposition. On devine les résultats fréquents de ce +système. Les âmes faibles en restaient honteuses et brisées; d'autres +se révoltaient, s'endurcissaient. + + [Note 182: Ch. Rogers, p. 29.] + + [Note 183: Chamberlayne, _Id._] + + [Note 184: Toute cette organisation est expliquée jusque + dans les moindres détails et avec une grande clarté dans le + livre de Chamberlayne. Les procédures y sont indiquées très + minutieusement. Il faut lire tout le chapitre intitulé: + _Method of Discipline._] + + [Note 185: Ch. Rogers, _Scotland_, p. 351.--R. Chambers, + _Domestic Annals_, tom. I, p. 335.] + +Sous ce dogme et cette discipline, le peuple avait perdu toute joie et +toute gaîté; les sentiments expansifs, naturels et sains, qui sont le +sel et le levain de la vie, qui la rendent plus légère et moins amère, +en avaient été retirés. Elle était devenue contrainte, morose, sombre, +uniforme, ombrageuse à propos des moindres faits. Ces hommes, toujours +en défiance contre eux-mêmes, redoutaient et se reprochaient comme un +péché le moindre plaisir qu'offrent les relations sociales ou la vue +de la nature[186]. Ils étaient bourrelés de scrupules. Ils vivaient +dans un état de surexcitation religieuse continuelle, brûlés d'un feu +sombre et d'une inextinguible soif de parole sainte. Ces sermons même +qui, pendant des journées entières, coulaient, ne les désaltéraient +pas; leur attention usait le zèle de leurs pasteurs. Chose étrange! +ils étaient devenus partisans de cette religion beaucoup plus +infernale que céleste. Ils en étaient venus à ne plus vouloir, à ne +plus comprendre qu'un Dieu inflexible. Ils ne voulaient pas être +rassurés. Quand on le leur représentait clément et accessible au +pardon, ils criaient à l'hérésie. Dans sa jeunesse, le célèbre Francis +Hutcheson avait un jour remplacé son père dans sa chaire et avait +prêché pour lui. Son sermon étant entaché de libéralisme, la +congrégation quitta l'église: «Votre sot fils Francis, dit un des +anciens à son père, a troublé la congrégation par son sot bavardage, +car il a bavardé pendant une heure d'un Dieu bon et bienveillant, et +il a dit que les âmes des païens eux-mêmes vont au ciel, s'ils suivent +les lumières de leur conscience. Le stupide garçon ne s'inquiète pas +s'il ne dit pas un mot des bonnes et confortables doctrines de +l'élection, de la réprobation, du péché originel et de la foi. Fi! +homme, nous ne voulons pas d'un tel individu[187].» + + [Note 186: Buckle, tome III, p. 231, 247 et 252.--Voir la + même pensée exprimée plus timidement dans R. Chambers, + _Domestic Annals_, tome I, p. 337.] + + [Note 187: Lecky. _History of England in the XVIIIth + century_, tome II, p. 539.] + +De même, ils chérissaient la verge de fer par laquelle ils étaient +menés et ils criaient au relâchement quand il paraissait un peu de +tolérance. «L'affaiblissement de la discipline, dit Hill Burton, fut +une des principales causes qui créèrent les scissions, pendant le +dix-huitième siècle[188].» On a remarqué que les séparations dans +l'église écossaise se sont toujours produites dans le sens de la +sévérité. Lorsque l'église avance un peu, fait quelques progrès, +s'éloigne insensiblement de l'ancienne rigidité, il y a des groupes +qui se détachent, qui restent en route, ne voulant pas la suivre, +abandonner la rigueur première. Tandis qu'ailleurs les dissidences se +produisent généralement en avant, elles se font ici en arrière; +ailleurs les non-conformistes prétendent avoir fait un progrès; ils +pensent, ici, s'être gardés d'une décadence[189]. Les scissions se +font, pour ainsi parler, en cercles concentriques. Chacune des +communions prétend être le vase dans lequel se conserve dans son +intégrité, le parfum de la véritable église d'Écosse, et +s'enorgueillit de son orthodoxie. Ce goût pour le dur contrôle du +clergé était si ancré dans le peuple que, aujourd'hui même, dans les +fractions presbytériennes qui se sont détachées de l'église pour +suivre un régime plus strict, les ministres ont la main forcée par +leurs congrégations et sont contraints d'observer des pratiques d'un +rigorisme qu'ils relâcheraient volontiers[190]. + + [Note 188: Hill Burton, tome VIII, chap. XCI, p. 390.] + + [Note 189: Dean Stanley, _Church Scotland_, p. 64.] + + [Note 190: Hill Burton, tome VIII, chap. XCI, p. 390.] + +Ainsi, l'austérité puritaine avait pénétré le pays; il n'y avait nulle +part de refuge contre la domination ecclésiastique, et si on se +rebellait contre elle, on se mettait du même coup en révolte contre la +société. Il n'est pas étonnant qu'après avoir étudié de près cet état +social Buckle ait comparé l'Écosse à l'Espagne pour la bigoterie, et +que Lecky ait dit que, pendant le dix-septième siècle, il y eut plus +de réelle liberté religieuse à Naples et dans la Castille que dans +l'ouest des Basses-Terres de l'Écosse[191]. + + [Note 191: Buckle, tome III, p. 4.--Lecky, tome II, p. 85.] + +Il faut reconnaître qu'il y avait dans cette domination inflexible une +grandeur et une noblesse singulières. Cette discipline faisait, des +âmes qui pouvaient la supporter, des âmes d'une austérité, d'une +gravité, d'une pureté parfaites et continuelles. Elles vivaient dans +une sorte de raideur impeccable, il est vrai, mais dans un sentiment +constant du devoir, sans défaillances, sans hésitations, droites et +fermes jusqu'à la mort. La constitution démocratique du clergé, le +contact incessant de la Bible, avaient fait entrer, jusque dans les +plus basses classes de la nation, le sens libérateur de la petitesse +des choses humaines et le sens élevant de la présence des choses +divines. Les plus humbles, les derniers, les plus ignorants, étaient +munis d'une direction sûre et minutieuse de la vie. Ils travaillaient, +souffraient, allaient de l'enfance à la caducité, sous un regard +toujours fixé sur eux. Ils portaient cette crainte religieuse qui est +le commencement de la sagesse. Ils trouvaient, dans la lecture assidue +de la Bible, un soutien et toute une culture. C'est ainsi qu'on +arrivait à des vies de paysans comme celle du père de Burns. Aucun +pays n'en pouvait offrir de comparables. Tous les soirs, sous des +milliers de toits qui étaient plus pauvres, plus misérables, plus +ouverts aux vents et aux froids que dans la majeure partie de +l'Europe, se passait une scène que nulle part on n'aurait retrouvée, +lorsque le paysan, après le repas, prenait la Bible de la famille, où +étaient inscrites les naissances et les morts, en lisait et souvent en +commentait un chapitre. Ces pauvres intérieurs en étaient comme +sanctifiés pendant un moment. Il y avait vraiment sur tout le pays une +heure solennelle. L'Écosse n'a rien eu dont elle puisse être plus +fière. Burns a laissé un admirable tableau de ce côté de la vie +écossaise dans une pièce qui est l'expression la plus haute de +l'influence de la religion presbytérienne. + + * * * * * + +Vers la fin du premier quart du XVIIIe siècle, un commencement de +réaction s'était manifesté et quelques germes de libre examen et +d'émancipation avaient été jetés. Le mouvement partit de l'Université +de Glasgow où un grand nombre de ministres presbytériens d'Écosse et +la plupart de ceux d'Irlande étaient formés[192]. Il avait faiblement +commencé avec John Simson, qui avait occupé la chaire de théologie de +1708 à 1729. Son enseignement semble avoir été fait de subtilités +métaphysiques dans lesquelles se glissaient des erreurs de doctrine +sur des points essentiels. Il fut, de la part des cours +ecclésiastiques, l'objet d'une plainte devant l'Assemblée Générale. +D'interminables discussions s'engagèrent qui durèrent pendant quinze +années[193]. L'Assemblée Générale montra une telle hésitation à +intervenir et une telle indulgence lorsqu'elle intervint, que ce fut +une des grandes causes de la sécession de 1733[194], qui se fit, comme +la plupart, dans le sens d'un retour à la sévérité. Mais le véritable +créateur du mouvement fut Francis Hutcheson qui lui succéda. Il +commença ce que Buckle appelle «la grande rébellion de l'esprit +écossais[195].» Employant le premier la langue anglaise dans ses +conférences, éloquent, affable et dévoué, son charme de parole et ses +qualités d'homme firent passer un enseignement dont l'influence ne +tarda pas à être sensible. Partant de principes, non pas théologiques, +mais métaphysiques, il fonda un système de morale séculière. Il +s'adressait à la raison pour trouver des règles de conduite. Cette +confiance dans l'entendement humain, si opposée au mépris qu'a pour +lui la doctrine calviniste, était nouvelle en Écosse, et «son +apparition forme une époque dans la littérature nationale[196].» «Il +forma, dit Lecky, une atmosphère intellectuelle dans laquelle les +vieilles conceptions théologiques de Dieu et de l'Univers +s'évanouirent silencieusement. Enseignant que les vertus sont des +modes de la bienveillance, il éleva les qualités aimables de l'homme à +une dignité tout à fait incompatible avec la théorie calviniste de la +nature humaine, tandis que ses admirables expositions de la fonction +de la beauté dans le monde moral, aussi bien que sa ferme assertion de +l'existence et de l'autorité suprême d'un sens moral dans l'homme, +frappèrent à la racine le dur ascétisme et le dénigrement systématique +de la nature humaine qui avaient si profondément pénétré dans l'église +écossaise[197].» Cette réhabilitation des instincts humains, cette +affirmation que la nature humaine est plutôt bonne que mauvaise, cet +accueil de la beauté, ce retour de la confiance et de la joie dans la +vie, sont un changement important dans la marche de l'esprit +écossais[198]. + + [Note 192: _Autobiography of Dr Alexander Carlyle of + Inveresk_, chap. III, p. 82.--Lecky, tome II, p. 538.] + + [Note 193: Hill Burton, tome VIII, p. 399.--Voir dans les + _St.-Giles' Lectures_ (1re série) la lecture IX, _The Church + in the Eighteenth Century_, par Rev. John Tulloch.] + + [Note 194: Lecky, tome II, p. 538.--Hill Burton, tome VIII, + p. 400.] + + [Note 195: Buckle, tome III, p. 295.] + + [Note 196: Buckle, tome III, p. 293.] + + [Note 197: Lecky. _Id._] + + [Note 198: Voir aussi, sur ces premiers mouvements de + l'esprit philosophique, M. A. Espinas, _La Philosophie en + Écosse au XVIIIe siècle_, dans _La Revue Philosophique_, + février 1881.] + +Il sortit de là un double courant de libéralisme. Le premier, fortifié +par des influences étrangères et surtout françaises, mena bientôt la +pensée écossaise jusqu'aux investigations d'Adam Smith et au +scepticisme de Hume. C'était de beaucoup le plus fort et ce fut aussi +le moins actif. Buckle a expliqué d'une façon magistrale comment cette +marche de la culture intellectuelle se fit sans affecter la nation, se +développant à part et au-dessus d'elle, comment il y eut une +littérature sceptique qui ne produisit pas de scepticisme et une +philosophie qui ne toucha pas à la superstition[199]. Ce courant +n'avait pas pénétré dans les profondeurs sociales où vivait Burns. +Celui-ci n'en put sentir l'influence que plus tard, lorsqu'il séjourna +à Édimbourg. + + [Note 199: Buckle, tome III, p. 465 et suivantes.] + +En même temps, un second courant plus faible mais plus efficace +s'était établi. Glasgow, où avait enseigné Simson, où enseignait +Hutcheson, était justement, nous l'avons vu, l'Université où un grand +nombre des ministres presbytériens de l'Écosse et la plupart de ceux +de l'Irlande recevaient leur éducation. Hutcheson y avait comme +collègue un professeur de théologie, le Dr Leechman, qui, sans avoir +sa vigueur de pensée, partageait sa largeur de vues[200]. Par +l'influence de ces deux hommes, une nouvelle génération de ministres +pénétra dans le peuple. «C'est grâce à Hutcheson et à lui, dit le Dr +Carlyle qui avait lui-même été leur élève, qu'une nouvelle école se +forma dans les provinces ouest de l'Écosse où, jusqu'à cette époque, +le clergé était étroit et intolérant, avec un esprit qui ne s'était +jamais aventuré au-delà des limites d'une stricte orthodoxie. Car bien +qu'aucun de ces professeurs n'enseignât aucune hérésie, cependant ils +ouvrirent et élargirent les esprits des étudiants, ce qui leur donna +bientôt un tour de libre recherche, dont le résultat fut la franchise +et le libéralisme des sentiments. L'expérience prouva que cette +liberté de pensée n'était pas aussi dangereuse qu'on pouvait d'abord +l'appréhender, car bien que la téméraire jeunesse fît des excursions +dans les régions illimitées de la perplexité métaphysique, cependant +tous les judicieux revenaient bientôt à la sphère plus basse des +vérités établies depuis longtemps, qu'ils trouvèrent, non seulement +utiles au bon ordre de la société, mais nécessaires pour fixer leurs +esprits dans quelque degré de stabilité[201].» + + [Note 200: Voir _Sermons by William Leechman_, D.D. publiés + avec une vie par James Wodrow. Les titres et les textes de + ces sermons suffisent à marquer la différence avec les + prédications d'alors et le livre de Boston: _Sermon VIII; + The Excellency of the spirit of Christianity_, 2 Timothy. + For God hath not given us the spirit of fear, but of power + and of love and of a sound mind. _Sermon XIII_; _On the + Propriety and Usefulness of Religious gratitude_, Psalm + CVII, 8: Oh, that men would praise the Lord for his goodness + and for his wonderful works to the children of men. _Sermon + XVII; Jesus Christ full of grace_ etc. On voit le contraste + avec les sermons de damnation. Ces sermons sont du reste + ternes et minces.--Voir aussi Dr Alex. Carlyle, chap. III. + Leechman fut aussi persécuté malgré ses talents et son + caractère.--Voir John Tulloch. _The Church of the Eighteenth + Century_, p. 273-75, _(St.-Giles' Lectures)_.] + + [Note 201: _Autobiography of Dr Alex. Carlyle_, chap. III, + p. 84.] + +Ces nouvelles recrues du clergé, en augmentant d'année en année, ne +tardèrent pas à former un parti plus jeune, plus éclairé, plus +libéral, qui apportait plus de largeur dans la doctrine et plus de +douceur dans la pratique. Selon le conseil de Hutcheson, ils mettaient +dans leurs sermons moins de discussion et de définitions théologiques, +et plus de conseils moraux et pratiques. L'ancien clergé étroit, +intolérant, et souvent ignorant, les regardait avec défiance, gardant +jalousement son ancienne rigidité et sa prédication purement +doctrinale. Peu à peu, il se forma dans l'église deux partis opposés +et bientôt ennemis: les jeunes et les vieux, les modérés et les +extrêmes. On désigna l'ancien parti sous le nom de _Old Light_ +«l'Ancienne Lumière» et le nouveau sous celui de _New Light_, «la +Nouvelle Lumière». Bientôt, dans les paroisses, dans les presbytères +et jusqu'à l'Assemblée Générale, les deux partis furent aux prises, +avec ce qu'un membre du clergé d'alors appelle lui-même une acrimonie +théologique. + +Cette hostilité, qui existait un peu partout, était particulièrement +vive dans le district où résidait Burns, parce que les provinces de +l'ouest avaient toujours été la citadelle du presbytérianisme le plus +rigide, et qu'en même temps, elles fournissaient la plupart des +étudiants de l'Université de Glasgow, à cause du voisinage[202]. Il en +résulta que les deux extrêmes furent en présence et que la lutte était +là d'une animosité plus violente qu'ailleurs. Il était difficile +qu'elle n'outrepassât point les limites. Autour de la Nouvelle +Lumière, se rangeaient des hommes jeunes et ardents, et ils avaient +devant eux des adversaires qui devaient les amener aux extrémités de +la raillerie, tant ils étaient ridicules, et, par certains côtés, +odieux. Lockhart a tracé de ce clergé retardataire un tableau qu'il +convient de reproduire, tant on craindrait d'être accusé d'exagération +si on lui en substituait un qui n'eût pas l'autorité de sa parfaite +connaissance des choses écossaises, et la garantie de son +impartialité. «Les antagonistes marquants de ces hommes (les jeunes) +et les champions choisis de la Old Light, en Ayrshire--cela est +maintenant admis par tout le monde--présentaient, en bien des points +de leur conduite ou de leurs maximes, une cible aussi large que celles +qui ont jamais tenté les traits d'un satirique. Ces hommes se +vantaient d'être les descendants et les représentants légitimes et non +dégénérés des Puritains qui, après avoir été les principaux auteurs de +la ruine de la papauté en Écosse, avaient régenté pendant quelque +temps et auraient volontiers continué à régenter la royauté et le +peuple, sous une domination plus tyrannique que le clergé catholique +lui-même n'avait jamais été capable d'en exercer dans cette nation +courageuse. Ayant toujours à la bouche les horreurs du système papal, +ces hommes étaient réellement, dans leurs coeurs, des moines aussi +fanatiques et des inquisiteurs presque aussi implacables que ceux qui +jamais portèrent corde et capuchon. Austères et désagréables d'aspect, +bourrus et répugnants de langage et de manières, c'étaient de +véritables Pharisiens en ce qui concernait les petites pratiques de la +loi, et beaucoup d'entre eux, au moins pour l'apparence, débordaient +d'orgueil pharisaïque et de fiel monastique. Que d'admirables qualités +fussent cachées sous cet extérieur grossier, se mélangeant aux plus +mauvaises de ces sombres passions et les tenant en échec, c'est ce +dont aucun homme sincère ne se permettra de douter; que Burns ait +fortement chargé ses portraits, noircissant les ombres déjà assez +profondes par elles-mêmes et omettant tout à fait des traits de +caractère plus brillants et peut-être plus tendres qui restituaient +les originaux aux sympathies des hommes les plus dignes et les +meilleurs, c'est ce qui semble également évident[203].» + + [Note 202: R. Chambers, tome I, p. 122.] + + [Note 203: Lockhart. _Life of Burns_, p. 59.] + +Entre la vivacité des uns et la brutalité des autres, le conflit ne +tarda pas à perdre toute mesure. De toutes parts, les reproches, les +accusations, les injures, les diffamations même, volaient de toutes +les chaires. Les congrégations prenaient parti pour leur ministre. +Tout le pays était en émoi. «La polémique de Divinité, dit Burns, vers +cette époque, affolait à moitié la contrée[204]»; et Lockhart, en +parlant de ces divisions s'exprime ainsi: «Il est impossible de +contempler maintenant la guerre civile qui sévissait parmi ces hommes +d'église de l'ouest de l'Écosse, sans confesser que, de chaque côté, +il y a eu beaucoup à regretter et pas peu à blâmer. Des esprits +orgueilleux et hautains étaient malheureusement opposés les uns aux +autres, et, dans un déploiement exagéré de zèle à propos des points de +doctrine, aucun des deux partis ne semble avoir apporté beaucoup de la +charité de l'esprit chrétien. Le spectacle d'une si indécente violence +parmi les principaux ecclésiastiques du district agissait +défavorablement sur les esprits des hommes. Personne ne peut douter +que, dans l'état des principes de Burns qui étaient, à mettre les +choses au mieux, fort indécis, ce résultat n'ait été, en ce qui le +concernait, très funeste[205].» + + [Note 204: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 205: Lockhart. _Life of Burns_, p. 57.] + +Dans cette bataille, il se trouvait que les deux ministres d'Ayr, le +Dr Dalrymple, qui avait baptisé Burns, et le Rev. Mac Gill +appartenaient à la Jeune Lumière. Le ministre de Mauchline, le Rev. +Auld appartenait à la Vieille Lumière. La Kirk-session de Mauchline se +composait avec lui de deux anciens nommés William Fisher et John +Sillars. Celui-ci semble avoir été un brave homme, mais Fisher était +une sorte de tartufe puritain à qui Burns infligea, dans son _Saint +Willie_, une déshonorante immortalité. Il y avait, dans la ville +voisine de Kilmarnock, un autre représentant de l'ancien parti nommé +le Rev. John Russell et désigné, dans les satires de Burns, sous le +nom de Black Jock. C'était un géant, rude, redouté de tous, hurlant +d'une voix de stentor des sermons qui s'entendaient à un mille, et +ébranlant la chaire de ses formidables coups de poing. Tels étaient +les principaux personnages ecclésiastiques dans l'entourage de Burns, +et leur situation. + +Cet exposé de l'esprit et de l'organisation de la religion +presbytérienne et de la situation des deux partis, est peut-être un +peu long, mais il nous a paru nécessaire. «Le lecteur anglais, dit +Lockhart, qui ignore tous ces détails, ne sera certainement jamais +capable de saisir les mérites ou les démérites de maintes des plus +remarquables productions de Burns[206].» Il nous a paru que le lecteur +français avait encore plus besoin de ces renseignements que le lecteur +anglais. Sans eux, il serait presque impossible de rien comprendre à +cette période de la vie de Burns. + + [Note 206: Lockhart. _Life of Burns_, p. 56.] + + * * * * * + +Sa nature franche et sa forte vitalité, son besoin de libre allure +devaient lui faire prendre en haine ce régime d'espionnage qui +encourageait l'hypocrisie et emprisonnait l'existence dans la +tristesse. Peut-être cependant ne serait-il pas entré dans la mêlée +s'il n'avait eu que ces répugnances générales. Mais il fut atteint +lui-même par cet odieux système de surveillance, et il n'était pas de +ceux qu'on attaque impunément. + +Voici à quel propos la lutte s'engagea. Lorsque la famille de Burns +s'était transportée de Lochlea à Mossgiel, la servante que Burns avait +séduite, Élizabeth Paton, était retournée dans sa famille, dans une +paroisse voisine. Il ne tarda pas à devenir apparent qu'elle était +enceinte. La chose commençait à s'ébruiter dans le pays. Un de ses +amis, le jovial fermier John Rankine, en donna avis au poète, qui lui +répondit, en plaisantant, qu'il s'attendait bien à quelque noise avant +peu. Il avait joué ce jeu dangereux trop de fois pour ne pas y être +pris enfin: + + Je m'y suis risqué une fois ou deux, + Et peut-être même bien pas loin de trois fois; + Et je n'avais jamais rencontré la surprise + Qui eût brisé mon repos; + Mais, ce coup-ci, il y aura probablement du bruit; + Il y a un courlis dans le nid[207]. + + [Note 207: _Reply to an announcement by J. Rankine._] + +Des cas de ce genre n'échappaient pas longtemps à la vigilance des +Kirk sessions. La pauvre fille fut condamnée à paraître dans l'église +de sa paroisse sur l'escabeau du repentir. Il eût été possible à Burns +de s'éviter l'humiliation d'y paraître lui-même, car la règle de la +discipline portait que, lorsque les personnes impliquées dans une +accusation d'impudicité vivaient dans des paroisses différentes, la +censure était infligée là où la femme vivait ou bien dans l'endroit +où le scandale avait été notoire[208]. Mais il eut toute sa vie ce +mérite de ne pas essayer d'éluder les conséquences de ses folies. +Bravement, il alla de lui-même prendre place à côté de celle qui était +humiliée à cause de lui. + + [Note 208: Chamberlayne. _Magnæ Britanniæ Notitia_, Part II, + Book II, _Method of Discipline_.] + + Devant la Congrégation entière, + Je répondis à l'appel loyalement; + Ma belle Betsy à mon côté, + Nous reçûmes une rare antienne; + Mais, par amour d'elle, je fais ce voeu, + Et je jure solennellement + Que, tant qu'il me restera une couronne, + Elle est bienvenue à la partager[209]. + + [Note 209: Voir la note de Scott Douglas dans son édition de + la vie de Burns de Lockhart, p. 55.] + +On peut imaginer la scène: Les deux coupables attendaient à la porte +de l'église jusqu'à la fin de la première prière; le sacristain les +faisait alors entrer et les conduisait à l'escabeau où ils recevaient +leur réprimande et demeuraient pendant tout le sermon, exposés à tous +les regards[210]. Ils étaient reconduits dehors avant la prière de la +fin. On voit la femme, essayant, la tête baissée, de cacher sa +confusion, et, à côté d'elle, le front haut, et avec un air de défi, +ce jeune paysan dont les yeux noirs devaient laisser paraître +d'étranges menaces de colère et de dédain. + + [Note 210: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p. + 352.] + +Des châtiments de ce genre n'étaient pas faits pour dompter une âme +altière et fougueuse comme celle-là. Burns sortit de cette réprimande +exaspéré contre ceux qu'il appela, à partir de ce moment, des +hypocrites, avec je ne sais quel air de fanfaronnade et de bravoure, +affectant de se glorifier plutôt que de se repentir de ce qu'il avait +fait et proclamant qu'il recommencerait dès qu'il en aurait +l'occasion. C'est ce qu'il déclarait à son ami John Rankine, en lui +racontant dans une épître comment les choses s'étaient passées. C'est +la première de sa charmante série d'épîtres, et la première pièce +importante composée à Mossgiel. Il reproche d'abord à son +correspondant de griser abominablement les saints et de leur faire +dire ensuite les mille et une horreurs. Ce vieux coquin de Rankine, +qui était coutumier de ces tours, avait en effet, quelque temps +auparavant, offert à un édifiant personnage un verre de _toddy_, c'est +un mélange de whiskey et d'eau chaude. Mais il avait eu soin de faire +verser du whiskey dans l'eau de la bouilloire, en sorte que plus le +dévot pensait rallonger son verre, plus il le corsait et qu'il fut +ivre de fond en comble, au parfait ébaudissement de Rankine[211]. +Comme la vérité est dans le whiskey autant que dans le vin, il est +probable que le malfaisant fermier faisait parler ses victimes. + + [Note 211: Scott Douglas, vol. I, p. 71.] + + Vous avez tant de contes et de tours, + Et, dans vos méchantes brindes et ribotes, + Vous faites des diables avec les saints, + Et vous les soulez jusqu'en haut; + Et alors leurs défauts, leurs pailles et leurs manquements, + On aperçoit tout. + + Par pitié épargnez l'Hypocrisie! + Cette sainte robe, oh! ne la déchirez pas! + Épargnez-la, au nom de ceux qui la portent souvent, + Les gens en noir; + Mais votre maudit esprit, quand il en approche, + La leur arrache du dos. + + Pensez, méchant pécheur, au mal que vous faites: + C'est la «robe bleue», la livrée et le vêtement + Des saints; ôtez-leur cela, vous ne leur laissez rien + Pour les distinguer + De païens non rachetés, + Comme vous ou moi[212]. + + [Note 212: _Epistle to John Rankine._] + +On sent déjà dans ces strophes la main impatiente de frapper, l'homme +qui est sur le point de porter la guerre chez l'ennemi et qui n'attend +que la première opportunité. Après ce début, il raconte sa propre +aventure, sur un ton qui laisse voir les dispositions d'esprit qu'il +en avait rapportées. + + Ma foi, je n'ai pas le coeur à chanter! + Ma Muse peut à peine ouvrir l'aile; + Je me suis joué à moi-même un joli air + Et j'ai dansé mon soûl! + J'aurais mieux fait de partir et de servir le roi + À Bunkers-Hill. + + C'était une nuit, récemment, tout content, + J'étais parti me promener avec un fusil, + Et voilà que j'amenai une perdrix à terre, + Une jolie poule; + Et comme le crépuscule était venu + Je crus qu'on n'en saurait rien. + + La pauvre petite créature était peu blessée; + Je la caressai un peu, par jeu, + Ne pensant pas qu'ils me tracasseraient pour cela; + Mais, le diable m'emporte! + Quelqu'un raconte à la cour de braconnage + Toute l'histoire. + + Quelques vieux friands experts avaient bien vu + Que telle poulette avait reçu du plomb, + On soupçonna que j'étais dans l'affaire, + Je dédaignai de mentir, + Aussi j'eus pour mon sou mon sifflet, + Et je payai l'amende. + + Mais par mon fusil, le roi des fusils, + Et par ma poudre et par mon plomb, + Et par ma poule et par sa queue, + Je promets et je jure + Que, par moor et vallon, le gibier me paiera + Cela l'année prochaine[213]. + + [Note 213: _Epistle to John Rankine._] + +C'était un singulier résultat de cette grave leçon. Lorsqu'on avait à +faire à de mauvaises têtes prêtes à tout risquer, c'était souvent ce +qui arrivait. La résolution de Burns était cousine du stratagème de ce +méchant gars de Nichol Snipe, le garde-chasse, qui avait tellement +interloqué M. Balwhidder, le bon et simple ministre des _Annales de la +Paroisse_. C'est une des jolies anecdotes de ce charmant livre et elle +montre à quel point de bravade ces humiliations publiques poussaient +parfois des natures inflexibles. M. Balwhidder raconte que ce Nichol +et la fille qu'il avait séduite furent obligés de se tenir debout dans +l'église. Le reste de la scène demande à être dit par lui-même. «Mais +Nichol était un vaurien perdu, car il arriva avec deux habits: l'un +boutonné par derrière et l'autre boutonné par devant; et deux +perruques de mylord, qui lui avaient été prêtées par le valet de +chambre: l'une sur sa figure et l'autre à sa vraie place; et il se +tenait le visage contre la muraille de l'église. Quand je l'aperçus de +la chaire, je lui dis «Nichol, vous devez vous tourner de mon côté.» +Sur quoi, il se retourna, il est vrai, mais il me présenta le même +aspect que son dos. Je demeurai confondu et je ne savais pas quoi +dire, mais je lui criai d'une voix de courroux: «Nichol! Nichol! si +vous aviez toujours été de dos, vous ne seriez pas ici aujourd'hui» et +ces paroles eurent un tel effet sur toute la congrégation que le +pauvre garçon souffrit ensuite plus de ma moquerie que si je l'avais +réprimandé de la manière prescrite par la session[214].» Il y avait un +peu de Nichol dans la façon dont Burns avait reçu la réprimande du +révérend. + + [Note 214: _Annals of the Parish_, chap. V, A D, 1764.] + +Lorsque, quelque temps après, Élizabeth Paton accoucha d'une fille, il +répondit à la censure qu'il avait dû subir, par une pièce intitulée, +_Bienvenue d'un poète à sa fille, enfant de l'amour_, pièce charmante +dans son genre, toute pleine de mots caressants pour le petit être qui +lui donnait pour la première fois droit «à la vénérable appellation +de père»[215], avec une pointe d'émotion et de tendresse derrière le +défi. + + [Note 215: _A poet's Welcome to his love begotten + Daughter._] + + Tu es la bienvenue, fillette; le malheur me prenne + Si ta pensée ou celle de ta mère + M'intimide ou m'effraye jamais, + Ma jolie petite dame; + Ou si je rougis quand tu m'appelleras + Tata ou papa. + + Ils peuvent maintenant m'appeler fornicateur, + Et tracasser mon nom dans leur bavardage rustique; + Plus ils parlent et plus je suis connu; + Qu'ils clabaudent donc! + Une langue de femme est mince matière + À troubler un homme! + + Bienvenue! ma jolie, douce, mignonne fillette, + Bien que tu sois venue un peu sans être demandée, + Et bien que ta venue m'ait mis aux prises + Avec l'église et le choeur; + Cependant, par ma foi, j'avais fait ce qu'il fallait, + Ça, j'en donne ma parole! + + Mignonne image de ma jolie Betty, + Quand je t'embrasse et je te caresse paternellement + Aussi chère, aussi proche de mon coeur je te place, + Aussi volontiers, + Que si ta naissance avait été vue par tous les prêtres + Qui ne sont pas encore en enfer! + + Doux fruit de mainte rencontre joyeuse, + Maintenant c'en est fait de mon plaisant labeur, + Puisque tu es venue au monde obliquement, + Ce qui fait rire les imbéciles; + Dans mon dernier sou tu as ta part, + Et c'est la plus grosse moitié. + + Quand je devrais en être pauvre et ruiné, + Tu seras aussi belle, aussi bien vêtue, + Et tes jeunes années aussi bien élevées + Dans l'éducation, + Que n'importe quel mioche de lit conjugal, + De ta position. + + Dieu fasse que tu puisses hériter + La personne, la grâce, le mérite de ta mère, + Et l'esprit de ton pauvre et indigne père, + Sans ses défauts, + J'aimerais mieux te voir héritière de cela + Que de fermes bien garnies. + + Si tu es ce que je voudrais que tu sois, + Si tu prends les conseils que je te donnerai, + Je ne regretterai jamais mes tracas à propos de toi, + Ni le coût, ni l'affront; + Mais je serai un père aimant pour toi + Et fier d'en porter le nom[216]. + + [Note 216: _A Poet's Welcome._] + +Cette fillette si joliment saluée par son père fut prise et tendrement +élevée à Mossgiel, par la mère de Burns et par ses soeurs. Elle fut +l'enfant de la maison. On devine, à quelques lignes écrites plus tard, +les rentrées au logis de Burns et les caresses d'enfant. + + De mioches, j'en suis plus que satisfait, + Le ciel m'en a envoyé une de plus que je ne demandais; + Ma petite Bess fraîche, souriante, chèrement achetée, + Elle regarde à grands yeux son père dans le visage[217]. + +Quand Burns partit, elle resta avec sa grand'mère. À vingt-et-un ans, +elle reçut en dot dix mille francs pris sur les fonds souscrits pour +la veuve et les enfants du poète. Elle se maria et mourut en 1816 à +l'âge de trente-deux ans. Elle ressemblait, dit-on, beaucoup à son +père. + + [Note 217: _The Inventory._] + + * * * * * + +Le prêtre qui avait humilié ce jeune paysan ne s'était pas douté de +l'ennemi qu'il préparait au clergé. Tout frémissant de colère sur +l'escabeau, Burns s'était juré de se venger et la première occasion ne +se fit pas attendre. Il arriva, avant la fin de l'année, que deux des +principaux ministres du parti de Auld Light, un révérend Moodie qui +était ministre de Riccarton et l'énorme John Russell de Kilmarnock se +querellèrent à propos des limites de leurs paroisses. Ils portèrent le +cas devant le presbytère d'Irvine, et là, dans une séance publique qui +avait attiré tout le pays des alentours et Burns parmi beaucoup +d'autres, les deux révérends, jusqu'alors amis, apportant dans leurs +invectives la violence de leurs sermons, s'insultèrent grossièrement +en face de leurs partisans consternés et de leurs adversaires +amusés[218]. Burns était à l'affût. Aussitôt il composa sa première +satire: _Les deux Pasteurs ou la Sainte Bagarre, histoire étrangement +triste._ Il les comparait, avec des détails qui poursuivaient la +comparaison jusque dans ses dernières allusions, à deux bergers dont +les troupeaux, pendant qu'ils se querellaient, étaient exposés à tous +les dangers. + + [Note 218: Lockhart. _Life of Burns_, p. 60.] + + Ô vous tous, saints troupeaux pieux, + Bien nourris dans les pâturages orthodoxes, + Qui maintenant vous gardera du renard + Ou des chiens rôdeurs? + Ou qui aura soin des brebis égarées ou âgées, + Aux abords des fossés? + + Les deux meilleurs bergers de tout l'ouest, + Qui aient jamais soufflé dans la trompe de l'Évangile + Ces vingt-cinq derniers étés, + Oh, horrible à dire! + Ont eu une amère et noire querelle + Entre eux. + + Ô, Moodie, homme, et toi, verbeux Russell, + Comment pûtes-vous susciter un pareil fracas; + Vous verrez comme les bergers de la «Jeune Lumière» vont siffler, + Et diront que c'est du beau! + La cause du seigneur n'a jamais eu telle entorse, + À ma mémoire[219]. + + [Note 219: _The Twa Herds or The Holy Tulzie._] + +Il décrit le troupeau de Moodie, beau et sain «jusqu'aux pattes»; son +pasteur le tient à l'écart de la mare empoisonnée de l'Arminianisme et +ne lui laisse boire que l'eau claire du puits de Calvin; il connaît +les putois, les chats sauvages, les blaireaux, les renards et il est +prêt à verser leur sang et à vendre leur peau. Et quel berger que +Russell! On l'entend par moors et vallons. C'était la vérité, car la +voix de Russell s'entendait à un mille. + + Que ces deux hommes--Ô! faut-il vivre pour voir cela?-- + Que ces deux fameux se soient querellés, + Et que des noms comme «gredin», «hypocrite» + Aient été de l'un à l'autre, + Tandis que les bergers de la «Jeune Lumière» ricanant, hostiles, + Disent que ni l'un ni l'autre ne ment. + +Cela se terminait par un éloge des représentants du Nouveau Parti, qui +faisait contraste avec la caricature des champions de la Vieille +Lumière. La pièce ne tarda pas à circuler dans le pays et à y +provoquer un vaste éclat de rire. «Ce fut la première de mes +productions poétiques qui vit la lumière» dit Burns, voulant dire +qu'il la communiqua en manuscrit. «J'avais une idée que la pièce avait +quelque mérite, mais pour prévenir tout malheur, j'en donnai une copie +à un ami qui était très friand de cette sorte de choses, et je lui dis +que je ne pouvais pas deviner qui en était l'auteur, mais que je la +trouvais assez bien faite. Dans une certaine partie du clergé aussi +bien que des laïques, elle souleva un fracas d'applaudissement[220].» +C'étaient les membres de la Nouvelle Lumière qui, charitablement, +accueillaient cette démolition de leurs adversaires. C'était +assurément le plus rude coup que le Vieux Parti eût encore reçu. + + [Note 220: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Ce n'était là que la première d'une série fameuse de diatribes contre +le clergé de l'ancienne école. Pendant l'année 1785 et une partie de +1786, c'est-à-dire pendant presque tout son séjour à Mossgiel, elles +se pressent, tombant drues, fouettant ferme de leur sarcasme et de +leur éloquence, comme un fouet à double lanière, faisant résonner +toute la contrée d'un franc rire et blêmir plus d'un visage puritain. +Ce jeune paysan se trouvait d'un coup un satirique de premier ordre, +et les noms qu'il choisit sont marqués aussi magistralement, que ceux +qui l'ont été par la main de Martial ou de Régnier. + +Le premier qui lui tomba sous la main, après les révérends Moodie et +John Russell, fut précisément William Fisher, un des elders de +Mauchline. Il le malmena plus terriblement encore, dans sa _Prière de +Saint Willie_. Les circonstances qui motivèrent cette implacable +satire sont tellement caractéristiques des moeurs, et elles démontrent +si bien que la tyrannie sacerdotale dont nous avons parlé plus haut +n'avait pas disparu à cette époque, qu'il peut être utile de les +rappeler. Gavin Hamilton, le notaire de Mauchline et le propriétaire +de Mossgiel, avait été menacé d'être exclu de la communion annuelle et +écarté des tables «pour négligence habituelle des ordonnances de +l'Église». On lui reprochait d'être irrégulier à l'église; d'avoir été +absent deux dimanches dans un mois et trois dans l'autre; de s'être +mis en route un dimanche, malgré les conseils du ministre; de négliger +habituellement, si toutefois pas entièrement, le culte de Dieu, dans +sa famille[221]. Gavin Hamilton affirma que ces accusations sortaient +d'une rancune personnelle et en appela de la Kirk session au +Presbytère d'Ayr. Il y fut défendu par un de ses confrères d'Ayr, +nommé Aiken, ami de Burns, qui était, paraît-il, doué d'un talent de +parole remarquable et qui semble avoir été un grand orateur dans un +petit bourg. La Kirk session de Mauchline, c'est-à-dire Daddy Auld et +William Fisher, fut considérée comme mal fondée dans sa réprimande, et +Gavin Hamilton rapporta un ordre du Presbytère que les procès-verbaux +de la session dont il avait appelé fussent détruits. C'est en sortant +de ce jugement que Burns place les lamentations suivantes dans la +bouche de William Fisher, lequel gémit de ce qui vient de se +passer[222]. Il s'adresse au Dieu de justice: + + [Note 221: R. Chambers, tome I, p. 135.] + + [Note 222: Voir l'argument par Burns lui-même, publié pour + la première fois par Scott Douglas, tom. I, p. 96.] + + Ô Toi qui résides dans les cieux, + Qui, selon ton bon plaisir, + En envoies un an ciel et dix en enfer, + Pour ta plus grande gloire, + Et non pas pour le bien ou le mal + Qu'ils ont fait devant Toi! + + Je bénis et je loue Ta puissance infinie, + Quand Tu en as laissé des milliers dans les ténèbres, + De ce que je suis ici, devant Ta vue, + Pour les dons et la grâce + Une lumière brûlante et éclairante + Pour toute cette contrée. + + Qu'étais-je donc, moi ou ma génération, + Pour obtenir une telle exaltation + Moi qui mérite si justement la damnation + Pour avoir enfreint Tes lois, + Cinq mille ans avant ma création, + Par la faute d'Adam. + + Quand je chus du ventre de ma mère, + Tu aurais pu me plonger en enfer, + Pour y grincer des gencives, y pleurer, y crier, + Dans des lacs brûlants, + Où les démons maudits rugissent et hurlent + Enchaînés à leurs poteaux. + + Cependant me voici, choisi pour exemple + Que Ta grâce est grande et ample; + Je suis un pilier de Ton temple + Ferme comme un roc, + Un guide, un bouclier, un exemple + À tout Ton troupeau. + + Ô Lord, Tu sais quel zèle je montre, + Quand les buveurs boivent, et les jureurs jurent, + Et qu'on chante ici et qu'on danse là, + Petits et grands; + Car je suis gardé par Ta crainte + Et exempt de toutes ces choses. + + Pourtant, ô Lord, il faut que je le confesse + Par moment je suis troublé d'une luxure charnelle; + Et parfois aussi, avec une assurance mondaine, + Le vil égoïsme entre en moi; + Mais Tu sais que nous sommes une poussière + Souillée de péché[223]. + + [Note 223: _Holy Willie's Prayer._] + +Il avoue alors qu'avec une certaine Meg, puis avec la fillette de +Lizzie.... Mais c'est que ce vendredi-là il était gris, sans quoi il +ne se serait jamais approché d'elle. C'est peut-être la volonté de +Dieu et, s'il en est ainsi, que cette volonté soit faite. + + Peut-être laisses-Tu cette épine charnelle + Tourmenter Ton serviteur soir et matin, + De crainte qu'il ne devienne exalté et orgueilleux + Des dons qu'il a reçus. + Si c'est ainsi, il faut qu'il supporte Ta main + Jusqu'à ce que Tu la relèves. + +Toutes ces pages sont d'une malice qui tombe juste à point, tous les +mots portent. C'est d'une raillerie charmante et cruelle, où chacun +des traits dessine et égratigne à la fois. La fin est surtout +caractéristique. L'aigreur, le fiel de cette âme dévote éclatent en +une longue prière haineuse où le nom du Seigneur revient et roule au +milieu de demandes de châtiment contre ces indignes, Gavin Hamilton, +Aiken et leurs semblables. Ce Tartuffe rustique s'emporte lui aussi. +Mais tandis que celui de Molière est peut-être bien un pur incrédule +qui se sert de la religion comme d'un moyen d'escroquerie; celui-ci, +par une vue très profonde de l'état de ces esprits, est un vrai +croyant; sa rancune a sincèrement recours à sa foi. Toute cette pièce +est parfaite. Ce n'est pas sans doute l'ample satire du Tartuffe; +c'est quelque chose de court et de léger comme une flèche, mais +infaillible. + + Lord, bénis Tes élus en cet endroit, + Car ici Tu as une race d'élus; + Mais que Dieu confonde la face hardie + Et flétrisse le nom + De ceux qui amènent sur Tes elders la disgrâce + Et la honte publique. + + Lord, rappelle-Toi ce que Gavin Hamilton mérite; + Il boit, et jure, et joue aux cartes, + Cependant il a une habileté si prenante + Près des humbles et des grands, + Que, hors des mains des prêtres de Dieu, les coeurs des gens + S'en vont à lui. + + Et lorsque naguère nous l'avons châtié, + Tu sais quel scandale il a excité, + Qu'il a fait éclater le monde de rire, + De rire de nous. + Maudits soient sa corbeille et ses provisions, + Ses choux et ses pommes de terre. + + Lord, écoute mon cri fervent, ma prière + Contre le presbytère d'Ayr, + Que Ta main puissante, Lord, soit sévère + Sur leurs fronts, + Lord fais-la peser, fais peser Ta colère + Sur leurs affronts. + + Ô Lord, mon Dieu, cet Aiken à la langue souple, + Mon coeur et mon âme en tremblent encore + De penser comment nous étions debout, apeurés, gémissants, + Et tout suants de peur, + Tandis que lui, la lèvre dédaigneuse et courbée, + Tenait haut la tête. + + Lord, au jour de la vengeance, visite-le; + Lord, ceux qui l'ont employé, visite-les; + Dans Ta miséricorde ne les oublie pas, + N'entends pas leur prière; + Mais, pour l'amour de Tes fidèles, détruis-les + Ne les épargne pas. + + Mais, Lord, souviens-Toi de moi et des miens, + Dans Tes bontés temporelles et divines, + Que je puisse briller en fortune et en grâce + Au-dessus de tous; + Et toute la gloire en sera Tienne, + Amen, Amen[224]. + + [Note 224: _Holy Willie's Prayer._] + +C'est une merveilleuse satire, forte surtout parce que l'ironie +atteint le fond des choses et est pleine de sens. Tout y est: la +doctrine sauvage, la sécurité de ce misérable qui est sûr d'être parmi +les élus, ses vices, avec le mélange de cynisme et d'hypocrisie, qu'on +retrouve souvent chez les gens de son espèce, et enfin la haine +dévote, fiel qui rancit au fond de tant de vases d'élection. Et tout +est exprimé en termes si précis, si nerveux, d'un mouvement si rapide, +que rien n'arrête la force du coup et que Holy Willie en fut comme +assommé. C'est la plus féroce des satires de Burns et c'est une chose +grave que d'attacher à une mémoire un pareil écriteau. Heureusement, +il avait eu la main juste autant que rude, William Fisher fut, peu de +temps après, convaincu d'avoir volé l'argent dans le plateau qu'on +tenait à la porte de l'église. Il finit plus mal encore. Une nuit, +rentrant ivre chez lui, il tomba dans un fossé sur le bord de la route +et y périt de froid, dans la boue[225]. + + [Note 225: Scott Douglas, tom. I, p. 102.] + +L'effet de cette pièce dans le pays fut encore plus grand que celui de +_la Sainte Bagarre_. Il fut tel que la Kirk-Session songea à en +poursuivre l'auteur. «_La Prière de Saint Willie_, fit ensuite son +apparition et alarma tellement la Kirk-Session qu'ils tinrent trois +réunions séparées pour examiner leur sainte artillerie et voir s'il ne +s'y trouvait pas quelque arme qu'on pût diriger contre les rimeurs +profanes[226].» Cela n'intimida point Burns. Après _Holy Willie_ +vinrent, en rapide succession, pendant 1785, le _Post-Scriptum de +l'Épître à Simson_, l'_Épître à John Goldie_, l'_Épître au Rev. Mac +Math_; et pendant 1786, _l'Ordination_, l'_Adresse aux rigidement +vertueux_ et _la Sainte-Foire_, que ses biographes rangent parmi ses +satires religieuses et que nous serions plus disposé à mettre parmi +ses poèmes locaux comme _la Veillée de la Toussaint_ et _les Joyeux +Mendiants_. C'est toute une série de pièces pleines de bon sens, +d'esprit et d'éloquence. Quelques-unes, comme _l'Ordination_ et +l'_Épître à John Goldie_ sont trop spéciales et locales. Mais les +autres conservent leur intérêt en dehors des circonstances qui les ont +produites. + + [Note 226: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + * * * * * + +Si Burns, dans ses démêlés avec le clergé ambiant, s'était contenté de +fouailler tel révérend ou tel ancien, il n'aurait fait qu'oeuvre de +représailles individuelles. Il aurait pu déployer des qualités de +satire et des ressources d'invectives, sans cesser de faire une +besogne toute personnelle, comme s'il avait élargi des épigrammes et +leur avait donné l'envolée et le cinglement retentissant de pièces +lyriques. Mais il a été bien au delà et, après avoir attaqué et bafoué +la discipline presbytérienne sous la forme et sous les noms qu'elle +revêtait en face de lui, il s'en prit à la doctrine elle-même. Il en +saisit, avec une parfaite clairvoyance, les points essentiels, +c'est-à-dire l'omniprésence diabolique qui causait toutes les +terreurs, et cette morale inflexible, sans compassion pour la +faiblesse, sans notion de pardon, qui cachait, sous son écorce de +dureté, bien des hypocrisies. Ces points il les attaqua en eux-mêmes, +sans mélange de rancune, hors du rapetissement qui prend les questions +présentées dans des querelles personnelles. C'est par ces coups portés +à la doctrine que Burns mérite surtout d'être placé au nombre de ceux +qui contribuèrent à l'émancipation de l'esprit écossais, pendant le +XVIIIe siècle. + +On a vu quelle place tient dans la religion puritaine l'idée du +Malfaisant. Une doctrine qui repose sur la déchéance de la nature +humaine et sur sa dégradation, ne peut manquer de faire une large +place à l'esprit du mal. Selon elle, chacun vit assailli par la +tentation, est destiné à la damnation. Les hommes sont normalement la +proie du diable; il faut, pour en retirer quelques-uns, le sauvetage +miraculeux de la grâce. Cette doctrine, tombant dans un pays sombre, +où le sang est superstitieux, où la nature a quelque chose de +mystérieux et de menaçant, où les anciennes croyances féeriques mal +détruites renaissaient sous des formes nouvelles, devait y prospérer +étrangement. Reprise, colportée, développée en d'innombrables sermons +hurlés par des prédicateurs démoniaques, avec de tels cris qu'ils +semblaient avoir les pieds dans le soufre, elle était devenue un +épouvantail; elle avait terrorisé toutes les âmes. Ces gens vivaient +dans un frisson continuel des mauvais esprits. «À leur tête était +Satan lui-même, dont le plaisir était d'apparaître en personne, +attirant ou terrifiant tous ceux qu'il rencontrait. Un jour il +visitait la terre sous la forme d'un chien noir, un autre jour sous +celle d'un corbeau; un autre jour on l'entendait au loin rugir comme +un taureau. Il apparaissait quelquefois comme un homme pâle vêtu de +noir et quelquefois il venait comme un homme noir vêtu de noir; on +remarquait que sa voix était spectrale, qu'il ne portait pas de +chaussures et qu'un de ses pieds était fourchu. Ses stratagèmes +étaient infinis, car, dans l'opinion des théologiens, sa ruse +augmentait avec l'âge et, ayant étudié depuis plus de 5000 ans, il +était arrivé à une incomparable dextérité. Il aimait à saisir et il +saisissait des hommes et des femmes et il les emportait à travers les +airs. Généralement il était vêtu en laïque, mais on disait qu'en plus +d'une occasion il avait eu l'impudence de s'habiller en ministre de +l'Évangile. En tous cas, sous un costume ou sous un autre, il +apparaissait aux membres du clergé et il essayait de les séduire et de +les attirer de son côté. Ces tentatives naturellement échouaient; mais +hors du clergé bien peu étaient capables de lui résister. Il pouvait +soulever ouragans et tempêtes, il pouvait exercer ses maléfices non +seulement sur l'esprit, mais sur les organes du corps, faisant voir et +entendre ce qui lui plaisait. Parmi ses victimes, il poussait les unes +à commettre le suicide, les autres à commettre un crime. Cependant, +tout formidable qu'il fût, aucun chrétien n'était considéré comme +ayant acquis une pleine expérience religieuse si, à la lettre, il ne +l'avait pas vu, s'il ne lui avait pas parlé, s'il n'avait pas lutté +contre lui. Le clergé prêchait constamment de lui, et préparait son +auditoire à des entrevues avec le grand ennemi. La conséquence fut que +les gens devinrent presque fous de peur. Chaque fois qu'un prédicateur +mentionnait Satan, la consternation était si grande que l'église se +remplissait de soupirs et de gémissements[227].» Cette page +pittoresque et dense en renseignements, comme Buckle les écrivait, +rend bien l'état des esprits. Il n'y avait pour l'Ennemi qu'un +sentiment universel de crainte et de haine, et comme un cri unanime +d'épouvante et d'exécration. + + [Note 227: Buckle, tom. III, p. 288 et suivantes.] + +Soudain, dans le propre langage du pays, on entendit quelqu'un qui +parlait à Satan non seulement sans crainte mais encore avec une sorte +de camaraderie et de cordialité familières. C'était Burns qui avait +conversation avec lui! On n'avait jamais entendu parler du diable sur +ce ton. C'était une épître charmante, enjouée, toute pleine de +raillerie, de bonne humeur, avec un grain d'amitié, tout comme si les +deux causeurs avaient été compères et compagnons, prêts à faire route, +bras dessus bras dessous. Voici que quelqu'un se moque de Satan, le +tourne en ridicule, le plaisante, le nargue, tout comme on fait d'une +personne dont on n'a pas peur. Et c'est peu encore! Voici qu'il +l'admoneste, lui dit qu'il est méchant garçon depuis assez longtemps, +et finit par lui donner de bons avis, lui conseille de se convertir. +C'est à quoi les Théologiens n'avaient jamais pensé; c'est cependant +une idée bien simple et qui arrangerait fameusement les choses. Sur +le coup, ce dut être une stupeur et presque une indignation comme +devant un blasphème et une hérésie. Car pour beaucoup, même +d'aujourd'hui, dire du bien du diable c'est une abomination aussi +grave que de dire du mal de Dieu. Jack Russell et la Vieille Lumière +en durent prédire de belles. Il y avait assurément beaucoup de +bravoure d'esprit et de hardiesse de conduite à faire une pareille +pièce. + +Et cependant comment résister? La pièce était charmante, si +franchement gaie, un si heureux mélange de crânerie, de bonhomie, de +bonne humeur et de moquerie, qu'elle devait rassurer ceux qui la +lisaient. Et le fait est qu'avec la curieuse puissance de conduite et +d'entraînement qu'ont les poésies de Burns, celle-ci vous mène du +tremblement, où ses lecteurs devaient se trouver d'accord avec lui, au +badinage où ils devaient se trouver étonnés de prendre part. + + Ô toi, quel que soit le titre qui te convient, + Vieux Cornu, Satan, Nick ou Fourchu, + Qui, dans cette caverne effrayante et pleine de suie, + Enfermé sous les écoutilles, + Éclabousses le cuvier à soufre, + Pour échauder de pauvres misérables! + + Écoute-moi, vieux Pendard, un instant, + Et laisse tranquilles ces pauvres corps damnés; + Je suis sûr que cela ne fait guère plaisir + Même au diable + De battre et d'échauder de pauvres chiens comme moi, + Et de nous entendre piailler. + + Grand est ton pouvoir et grande ta renommée; + Ton nom est connu et célèbre au loin; + Et bien que ce trou enflammé soit ta demeure, + Tu voyages partout; + Et ma foi, tu n'es ni lent, ni boiteux, + Ni timide, ni paresseux. + + Tantôt errant comme un lion rugissant, + Tu cherches ta proie dans les trous et dans les coins; + Tantôt volant sur la tempête aux fortes ailes, + Tu découvres les églises; + Tantôt, regardant dans les coeurs humains, + Invisible, tu guettes. + + J'ai entendu ma vénérable grand'mère dire + Que dans les gorges solitaires, tu aimes à errer; + Ou que là où les vieux châteaux ruinés, grisâtres + Font des signes à la lune, + Tu épouvantes la route du voyageur nocturne; + D'un murmure fantastique. + + Quand le crépuscule appelait ma grand'mère + À dire ses prières, brave honnête femme! + Souvent derrière le foin, elle t'a entendu bourdonner + D'un bourdonnement effrayant; + Ou passer, en froissant les feuilles des sureaux + Avec un lourd soupir. + +Il raconte que lui-même, une nuit d'hiver sombre et venteuse, quand +les étoiles lançaient leurs rayons de côté, il l'a aperçu, de l'autre +côté de l'étang, sous la forme d'un paquet de roseaux. Le bâton +trembla dans sa main et ses cheveux se dressèrent sur sa tête, quand +il le vit s'envoler comme un canard, d'un vol sifflant. Il lui +rappelle, d'un ton moitié sérieux et moitié moqueur, toutes ses +fredaines, depuis le moment où il a troublé dans l'Eden la première +paire d'amoureux. Il se moque de lui et il lui dit qu'il saura bien +lui échapper au dernier moment: + + Et maintenant, vieux Fourchu, je sais bien que tu penses + Que les escapades et les buveries d'un certain barde, + En quelque heure fâcheuse, l'enverront d'un bon pas + À ton trou noir; + Mais, ma foi! il tournera lestement le coin + Et se moquera de toi! + +Enfin il finit d'un ton paternel, en lui donnant de bons avis, en lui +conseillant de se convertir: + + Allons, bonsoir, vieux Nick; + Je désire que tu réfléchisses et que tu t'amendes; + Tu pourrais peut-être, je n'en sais rien, + Avoir encore une chance; + Cela me fait chagrin de penser à ce trou, + Même pour toi![228] + + [Note 228: _Address to the Deil._] + +Et il le quitte après cette petite admonestation. Il faut se rappeler +l'horreur des Écossais pour le démon, leur croyance à son intervention +continuelle, à sa présence dans leur vie; il faut se rappeler les +prédications dont nous parlions plus haut pour comprendre +l'originalité et la bravoure d'une pièce comme celle-ci, pour +comprendre aussi son succès. Plus d'un que l'idée du Méchant tenait +lié dans l'épouvante, dut écouter avec soulagement ces strophes qui +traitaient le diable avec insouciance, comme un être plus ridicule que +dangereux; et plus d'un, en rentrant le soir, assailli aux passages +noirs des routes par la crainte de le voir surgir, dut se rassurer en +se fredonnant les couplets du poète: + + Mais, ma foi! il tournera lestement le coin + Et se moquera de toi! + +De même, il faut se rendre compte de la dureté de la morale puritaine, +repenser aux jugements inflexibles dont elle frappait toutes les +actions, à l'implacable condamnation dont elle accablait les moindres +fautes, pour admirer, en la replaçant dans l'austérité environnante, +son _Adresse aux très Vertueux_. C'était une nouvelle chose, dans une +petite paroisse de campagne, à cette époque, que ce plaidoyer plein de +compassion attendrie pour la faiblesse humaine et, en même temps, que +cette façon, la seule juste, de mesurer les fautes aux tentations de +la nature ou des circonstances. Nulle part on n'a mieux exprimé cette +indulgence, que la sympathie pour l'homme a rendue maintenant commune, +mais qui n'a jamais trouvé une forme plus humaine, plus portative, +pour ainsi dire, plus propre à devenir la devise du mélange de +défiance et de bonté, avec lequel seulement nous devons nous permettre +de juger les autres. S'adressant aux rigides, il leur disait: + + Oh! vous qui êtes si bons vous-mêmes, + Si pieux et si saints + Que vous n'avez rien à faire qu'à noter et compter + Les fautes et les folies de votre voisin! + Vous dont la vie est comme un moulin bien allant, + Fourni d'une eau abondante; + La trémie pleine tourne toujours + Et toujours le clapet fait son bruit. + + Écoutez-moi, vous, vénérable cohorte, + Je suis l'avocat de ces pauvres mortels + Qui fréquemment passent la porte de la calme Sagesse, + Pour aller au portail de l'étourdie Folie; + Oui, au nom de ces écervelés et de ces insouciants, + Je voudrais ici proposer une défense, + Pour leurs malheureux tours, leurs noires fautes, + Leurs défaillances et leurs infortunes. + + Vous comparez votre état au leur, + Et vous frissonnez de les rapprocher; + Mais jetez, un moment, un regard juste, + Qu'est-ce qui fait la grande différence? + Défalquez ce que le manque d'occasions a donné + À cette pureté dans laquelle vous vous enorgueillissez, + Et, (ce qui souvent est plus que tout le reste) + Votre meilleur art de dissimuler. + + Pensez, quand votre pouls maté + Donne de temps en temps une secousse, + Quelles fureurs doivent convulser les veines + De celui dont le pouls sans répit galope! + Avec bon vent et la marée en poupe, + Vous filez tout droit au large; + Mais faire voile contre l'un et l'autre, + Cela fait étrangement louvoyer. + + Voyez la Sociabilité et la Jovialité s'asseoir, + Joyeuses et sans défiance, + Jusqu'à ce que, défigurées, elles deviennent + La Débauche et l'Ivrognerie: + Oh! si elles pouvaient s'arrêter à calculer + Les éternelles conséquences, + Ou bien, pour parler d'un enfer que vous craignez plus, + La maudite, maudite dépense. + + Vous, hautes, fières, vertueuses dames, + Ficelées droites dans vos corsets pieux, + Avant d'injurier la pauvre Fragilité, + Supposez les cas renversés: + Un gars chèrement aimé, une occasion câline, + Une inclination traîtresse; + Mais, laissez-moi le murmurer à votre oreille, + Peut-être que vous n'êtes pas une tentation. + +Et la pièce, dépouillant brusquement son air ironique, se termine, +comme il arrive souvent à la fin des morceaux de Burns, par deux +strophes d'une gravité éloquente, pleines de la substance de bien des +sermons. + + Examinez donc avec bonté, votre frère, l'homme, + Avec plus de bonté encore, votre soeur, la femme; + Encore qu'ils puissent aller un peu de travers, + S'égarer en chemin est chose humaine; + Un point reste toujours grandement obscur, + Le motif pour quoi ils agissent ainsi; + Et il est tout aussi difficile de marquer + Jusqu'à quel degré peut-être ils se repentent. + + Celui qui a créé le coeur, c'est celui-là seul + Qui avec certitude peut nous juger; + Il en connaît chaque corde--et son ton divers, + Chaque ressort--et sa portée diverse; + Devant la balance, restons donc muets, + Nous ne pouvons pas l'ajuster: + Ce qui a été commis nous pouvons en partie l'estimer, + Nous ignorons ce qui a été surmonté[229]. + + [Note 229: _Address to the unco Guid._] + +Ceci était plus qu'une correction d'elder. C'était une protestation +très claire et délibérément jetée contre cette sévérité pharisaïque +qui ne connaissait ni atténuation, ni rachat des fautes, contre cette +morale toute de réprobation et d'exorcisme, sans nuances ni limites, +qui condamnait d'un coup, en bloc et à toujours. C'était, vers la fin, +mieux encore. C'était une voix d'indulgence et de pardon. Il y avait +bien longtemps que cette voix-là n'avait été entendue, au milieu de +ces paroles d'airain et de fer. Sans doute, on discerne dans cette +pièce, sous couleur de plaidoyer général, une défense pour soi-même; +et l'auteur avait besoin de la mansuétude de jugement qu'il réclamait +pour tous. Mais qu'est-ce que la lutte contre les préjugés et les abus +sinon un front de poussées sur les points où il nous blessent; +seraient-ils jamais détruits s'ils n'étaient combattus par ceux-là +qu'ils font souffrir? Il n'en existait pas moins que l'attaque était +complète et ouverte, et qu'elle portait sur les endroits vitaux de la +doctrine. Sans le savoir, Burns continuait, dans cette région, le +travail entrepris par Hutcheson, et collaborait à une même +émancipation. Et, en ce qui regarde Burns particulièrement, il n'en +était pas moins vrai que, par la logique et les meilleures aspirations +de son esprit, il était sorti graduellement des altercations et des +ripostes personnelles pour faire du débat la défense d'une idée +généreuse. + + * * * * * + +Il y avait--nous ne devons pas l'oublier--un certain courage à +protester ainsi et cette attitude n'allait pas sans lui attirer +quelques chagrins et des ennuis. Chez lui, il trouvait les +remontrances et les prières de sa mère, de son frère, ou ces silences +qui blâment[230]. Dehors, il rencontrait la froideur, l'aversion de +beaucoup. Si sa franchise et sa crânerie lui avaient attiré, même dans +les rangs du clergé libéral, des amitiés qui compensaient le scandale +des pharisiens, il n'en devait pas moins souffrir dans ses relations, +et il pouvait en souffrir dans ses intérêts. Nous verrons que cette +hostilité ne fut pas étrangère à une des grandes douleurs de sa vie. +Il était de plus exposé, si un hasard avait mal tourné les choses, à +être poursuivi et frappé de l'excommunication qui, dans ce pays, +mettait un homme aussi sûrement hors de la société qu'au moyen-âge. Il +n'était pas d'ailleurs sans s'en rendre compte. Après la fougue et la +fièvre de la bataille, il lui venait des appréhensions. Il écrivait à +un révérend de ses amis, un modéré de la Nouvelle Lumière: + + [Note 230: Chambers, tome I, p. 139.] + + Ma petite Muse, fatiguée de mainte chanson + Sur les robes et les rabats et les graves bonnets noirs, + Est devenue tout alarmée, maintenant qu'elle l'a fait, + De peur qu'ils ne la blâment, + Et qu'ils ne lancent leur saint tonnerre sur elle, + Et qu'ils ne l'anathématisent. + + J'avoue que ce fut téméraire et assez imprudent, + Pour moi, pauvre poétaillon rustique, + De me mêler d'une bande si puissante + Qui, s'ils me connaissent, + Peuvent aisément, d'un simple petit mot, + Lâcher l'enfer sur moi. + + Mais j'étais hors de moi de voir leurs grimaces, + Leurs faces soupirantes, hypocrites, fières de la grâce, + Leurs prières de trois milles, leurs grâces d'un demi-mille, + Leur conscience élastique, + À ces gens que l'avidité, la vengeance et l'orgueil déshonorent + Plus encore que leur ineptie[231]. + + [Note 231: _Epistle to the Rev. John Mac Math._] + +Il avait beau se tenir; dès qu'il parlait d'eux, la colère lui +remontait à la gorge et il repartait de plus fort. Dans cette même +pièce, à deux pas de ces regrets, il reprenait de plus belle: + + Ô Pope, si j'avais les dards de ta satire + Pour donner à ces chenapans leur dû, + J'arracherais leurs coeurs pourris et creux, + Et je crierais bien haut + Leurs jongleries, leurs filouteries, leurs ruses + Pour tromper la foule. + + Dieu sait que je ne suis pas ce que je devrais être, + Que je ne suis pas même ce que je pourrais être, + Mais j'aimerais vingt fois mieux être + Tout net un athée, + Que de me cacher sous les couleurs de l'Évangile, + Comme sous un écran. + + Un honnête homme peut aimer un verre, + Un honnête homme peut aimer une fillette, + Mais la basse vengeance, la fausse malice, + Il les dédaigne toujours, + Et aussi de crier son zèle pour les lois de l'Évangile, + Comme quelques-uns que nous connaissons. + + Ils ont la religion à la bouche, + Ils parlent de merci, de grâce, de vérité, + Pourquoi? pour donner du champ à leur méchanceté, + Contre un pauvre diable, + Et le pourchasser, par delà droit et pitié, + Jusqu'à la ruine. + +C'étaient là de bien dangereuses paroles. On les sent encore vibrer de +colère sourde et d'indignation. Elles permettent de concevoir les +orages de haine et de rancune qui grondèrent dans le coeur de Burns +pendant ces mois-là. + +Toutes ses pièces anti-cléricales sont ramassées dans l'étendue d'un +an et demi environ. Sauf une seule l'_Alarme de l'Église_, composée +beaucoup plus tard, et due à un de ces moments de vie rétrospective +qui transportent les hommes en arrière, elles appartiennent à la +période de Mossgiel, et la plupart à l'année 1785. Mais Burns garda de +ces aventures une rancune contre le clergé et chaque fois qu'il +trouva l'occasion de glisser dans ses poèmes une méchanceté ou une +insolence à son adresse, il n'y manqua jamais. C'était un souvenir de +l'escabeau de pénitence. + + +II. + +LE FLOT DE POÉSIE.--LA VISION. + +Au courant de cette lutte contre le clergé, au milieu de ces troubles +de colère, d'indignation et de rancune, sa vocation littéraire, d'un +très beau mouvement et par une ascension assurée, se dégageait et se +manifestait de telle façon qu'il fallait bien qu'elle devînt claire à +tous les yeux. Après tant d'années de lectures, d'essais, +d'observations, après une si longue et si opiniâtre préparation, ce +trésor accumulé allait enfin s'ouvrir; les riches ressources et les +économies prolongées de cet esprit se répandre tout à coup. Et au fur +et à mesure de cette production, il n'est pas sans douceur de le voir +prendre conscience de son génie, de voir son ambition, après des +hésitations et des tâtonnements, d'abord mesurée et indécise, +s'affermir, se hausser et regarder en face l'entreprise et l'effort. + +Jusqu'au moment où il entra à la ferme de Mossgiel, Burns avait, somme +toute, peu produit et rien de très important. Une vingtaine de +chansons sur les fillettes dont il avait été amoureux, quelques +paraphrases de psaumes, la ballade de _Jean Grain d'Orge_, quelques +fragments inachevés, _la Mort et les dernières paroles de la pauvre +Mailie_, composaient son bagage. Le tout tient en quelques pages et, +sauf quelques-unes des chansons, n'est pas essentiel à sa gloire. Si +l'on répand cela sur une dizaine d'années, on a un bien petit tas pour +chacune. C'étaient, en outre, des pièces tout accidentelles, faites +sur une occasion personnelle et qui avaient assurément demandé moins +de travail à Burns que certaines de ses lettres. L'ensemble n'indique +pas la volonté de produire, et aucune de ces pièces n'est en soi un +effort bien sérieux. Mais les choses ne tardèrent pas à changer, peu +après l'installation à Mossgiel. Son oeuvre littéraire partit comme un +flot, abondante, pressée, copieuse, rapide et d'une perfection +achevée. + +Elle préluda tout à fait à la fin de 1784, vers le mois de novembre, +avec l'_Épître à Rankine_, la _Bienvenue du Poète à son Enfant +illégitime_ et la pièce satirique des _Deux Pasteurs_, pour commencer +vraiment en janvier 1785. Pendant l'année 1785 et les premiers mois de +1786, vinrent, en une succession rapide, presque toutes les pièces qui +constituent sa gloire, le fameux volume de Kilmarnock en entier. De +janvier à la fin de mars, parurent l'_Épître à Davie_, la _Prière du +Saint Homme Willie, la Mort et le Docteur Hornbook_; le 1er avril, la +_première Épître à Lapraik_; le 21 avril, la seconde; en mai l'_Épître +à William Simson_ le maître d'école, avec ses jolis passages sur la +poésie écossaise; en août l'_Épître à John Goldie_; en septembre la +_troisième Épître à Lapraik_ et l'_Épître au Révérend Mac Math_; en +octobre la _seconde Épître à Davie_. C'est la période de ces charmants +poèmes, familiers, alertes, gais, souvent pleins de détails +biographiques, qui imitent et dépassent les modèles qu'en avait donnés +Allan Ramsay. À partir de ce moment la production se presse encore; en +même temps elle s'anoblit et s'élargit. Chaque semaine, presque chaque +jour, en ces quelques mois fructueux, donne une pièce. Les +chefs-d'oeuvre se succèdent; on peut dire que Burns serait immortel +rien qu'avec ce qu'il a écrit pendant les deux mois de novembre et de +décembre 1785. Cette série s'ouvre par la fameuse pièce de la _Veillée +de la Toussaint_; l'admirable et tendre pièce _à la Souris_ est aussi +de novembre; puis viennent l'une sur l'autre, l'_Adresse au Diable_, +le _Breuvage Écossais_ et surtout ces deux morceaux de premier ordre +_le Samedi soir du Villageois_ et la plus étonnante, à nos yeux, de +toutes ses créations, sa cantate des _Joyeux Mendiants_. Telle était +sa fécondité à ce moment qu'il laissait ses oeuvres sans en prendre +souci et que cette cantate fut oubliée, presque perdue et ne parut +qu'après sa mort. Le jour de l'an de 1786 c'est le _Salut matinal de +bonne année du vieux fermier à sa vieille jument Maggie_, une poésie +pleine du sentiment des bêtes. Pendant les premiers mois de l'année, +ce sont, coup sur coup, _les Deux Chiens, le Cri et la Sincère Prière +de l'Auteur aux Représentants Écossais à la Chambre des Communes_, à +propos d'un acte sur les distilleries écossaises, _l'Ordination_, la +jolie _Épître à James Smith_, avec sa vaillante philosophie et sa +crânerie, cette admirable et noble pièce de la _Vision_ qui est comme +le couronnement et la consécration de toute cette fécondité, +l'_Adresse aux très Vertueux, la Sainte Foire_, peut-être sa plus +forte peinture de moeurs; la célèbre ode _à la Pâquerette_ est du mois +d'avril. Puis s'entassent immédiatement une suite de pièces +mélancoliques et désespérées qui correspondent à des angoisses de +coeur: _à la Ruine, Lamentation occasionnée par l'issue infortunée de +l'Amour d'un Ami, le Désespoir._ Arrivent alors la sage et virile +_Épître à un Jeune Ami_, qu'on comparerait presque pour la sagesse +pratique aux conseils de Polonius à son fils; enfin l'_Adresse à +Belzebud_, le _Songe_, la _Dédicace à Gavin Hamilton_, l'_Épitaphe +d'un Barde_. Avant le mois de mai 1786, tout un volume était écrit, +dont il n'existait, pour ainsi dire, rien en janvier 1785. Cette +production était entassée en quinze mois. Si on place, dans les +interstices de ces pièces capitales, des chansons, des épitaphes, des +épigrammes, des billets poétiques, d'autres morceaux divers de moindre +importance; si on considère qu'il y a, dans ce flot, des satires, des +élégies, des tableaux de moeurs, des pièces d'une moralité et d'une +noblesse incomparables, des cris de douleur, des épîtres familières, +de tout enfin, on comprendra l'étonnement que cause à ceux qui +l'étudient de près cette merveilleuse explosion de poésie. Les +printemps tardifs, où les sèves longtemps contenues éclatent soudain +de toutes parts et à toutes les branches, ont seuls de pareilles +frondaisons. + + * * * * * + +On comprend que, pour fournir en un temps si court une pareille +abondance de vers, il fallait qu'il fût continuellement en état de +poésie. C'était en effet sa façon d'être habituelle; il la portait +dans tous les moments et dans toutes les occupations de toutes ses +journées. + + Ô chère, chère rime! c'est toujours un trésor, + Mon principal, presque mon unique plaisir; + À la maison, aux champs, au travail, au repos, + La muse, pauvre fillette, + Bien que sa mesure soit rude, + Est rarement à ne rien faire[232]. + + [Note 232: _Second Epistle to Davie._] + +Sa tête était toujours en animation et en travail de poésie, tantôt +avec volonté, tantôt, comme disent les théologiens, par une activité +indélibérée. L'inspiration fermentait et fumait en lui sans trêve. + + Juste à l'instant je suis pris d'un accès de rime, + Ma caboche en levure travaille fortement, + Ma fantaisie fermente et monte haut + D'une poussée rapide; + Avez-vous un moment de loisir + Pour écouter ce qui va venir?[233] + + [Note 233: _Epistle to James Smith._] + +Souvent il travaillait à plusieurs pièces à la fois. Presque toujours +la composition était instantanée, elle sortait des faits eux-mêmes; +c'était une impression, une émotion brusquement saisies en vers. Elles +n'avaient pas le temps de se refroidir; elles étaient prises, +martelées sous la rime, façonnées en strophes pendant qu'elles étaient +chaudes. Il se prend, un soir, de pique avec le maître d'école de +Tarbolton, personnage inoffensif et ridicule qui affectait le médecin. +Le soir même, en s'en retournant, il compose sur la route _la Mort et +le Docteur Hornbook_ qu'il récite le lendemain à son frère[234]. Un +autre soir, à Mauchline, il entre avec deux amis dans le cabaret de +Poosie Nansie, où était réunie à boire et à chanter une troupe de +gueux vagabonds, et quelques jours après il dit à un de ses amis la +pièce des _Joyeux mendiants_[235]. La plupart de ses épîtres sont de +véritables lettres écrites au courant de la plume, composées dans le +temps qu'il fallait pour les griffonner. + + [Note 234: Gilbert. _Letter to Dr Currie, respecting the + composition of his Brother's Poems._] + + [Note 235: Chambers, tome I, p. 182-83.] + +Et quelle chose plus faite pour faire naître de l'admiration et de la +sympathie que de le voir composer? C'est pendant son travail, au +milieu des corvées d'une ferme, en face des soucis qui commençaient à +assaillir les deux frères comme ils avaient assailli le père, qu'il +poursuit ses strophes. Il ne distrait pas une heure de son métier. +Tantôt, c'est le soir, après avoir semé toute la journée et donné aux +chevaux leur avoine pour la nuit qu'il se met à écrire, le corps +brisé. Sa pauvre muse, c'est-à-dire sa tête, lasse aussi, résiste, +réclame un peu de sommeil. Il faut qu'elle obéisse. + + Tandis que les vaches fraîchement vêlées beuglent au piquet, + Et que les chevaux fument à la charrue ou à la herse, + Sur le bord du crépuscule, je prends cette heure-ci, + Pour reconnaître que je suis débiteur + Du vieux Lapraik, au coeur honnête, + Pour sa bonne lettre. + + Excédée, endolorie, les jambes lasses + D'avoir jeté du blé par dessus les sillons, + Ou distribué aux bidets + Leur picotin de dix heures, + Ma pauvre muse plaide tristement et demande + Que je n'écrive pas. + + L'insouciante, la surmenée, la pauvrette + Est, en ses meilleurs jours, indolente et un peu paresseuse, + Elle me dit: «tu sais, nous avons été si occupés + Depuis un mois et davantage, + Qu'en vérité ma tête est tout étourdie + Et un peu endolorie.» + + Ses sottes excuses me mirent en colère: + «Sur ma foi, dis-je, petite sotte, chipie, + J'écrirai et j'écrirai un bon coup, + Cette nuit même. + Ainsi tâche de ne pas faire affront à notre métier + Et de rimer droit.» + + Et j'ai pris mon papier en un clin d'oeil. + Et crac! ma plume plonge dans l'encre, + Je dis: «avant que je ferme l'oeil, + Je fais voeu de finir ma lettre. + Et si tu ne veux pas la tinter en cliquetis, + Par Jupiter, je récrirai en prose.» + + Et ainsi j'ai commencé à barbouiller, mais si c'est + En vers ou en prose ou tous les deux ensemble, + Ou quelque hotch-potch qui n'est ni l'un ni l'autre, + On le verra plus tard; + Mais du moins j'alignerai un bout de bavardage + Là, juste, sur le pouce[236]. + + [Note 236: _Second Epistle to Lapraik._] + +D'autres fois, il profite d'une après-midi de pluie qui empêche de +rentrer les grains. On est au moment de la moisson: + + J'y suis occupé aussi et nous y allons bon train, + Mais des averses aigres, cinglantes, l'ont mouillée; + Alors, j'ai pris ma vieille plume écachée + Avec beaucoup de peine, + Et j'ai pris mon couteau et je l'ai taillée + Tout comme un clerc[237]. + +Mais pendant qu'il écrit, le vent a monté, et voici qu'il est en train +de culbuter les gerbes; il faut courir, aller donner un coup de main +pour les redresser, car la nuit tombe. L'épître se tirera d'affaire +comme elle pourra: + + Mais voici nos gerbes renversées par la rafale, + Et voici que le soleil clignote à l'Ouest, + Il faut que je coure rejoindre les autres, + Et que je quitte ma chanson; + Ainsi je sous-signe en hâte + Votre: Rob le vagabond[237]. + + [Note 237: _Third Epistle to Lapraik._] + +Il arrive qu'il prend un instant sur le lieu même du travail et qu'il +profite d'une averse qui oblige les moissonneurs à se réfugier +derrière les gerbes; il improvise une épître achevée de forme et toute +nourrie de pensée: + + Tandis que les faucheurs se blottissent derrière les gerbes, + Pour éviter l'âpre, la piquante averse, + Ou courant à la débandade s'enfuient; + Pour passer le temps + Je vous consacre une heure + En rime oisive[238]. + + [Note 238: _Epistle to the Rev. John Mac Math._] + +Plus souvent encore il composait en labourant. «Tenir la charrue, dit +Gilbert, était chez Robert une attitude favorite pour ses compositions +poétiques et quelques-uns de ses meilleurs vers furent produits +pendant qu'il était à ce travail[239].» Rien n'est plus +caractéristique que l'origine de sa pièce _à une Souris_. Il labourait +un champ voisin de la ferme; c'était aux labours de novembre. Le soc, +en versant la glèbe, disperse un petit tas de feuilles mortes et de +paille, un nid de souris. En voyant la bestiole chassée de son refuge, +ruinée, s'enfuir sous la bise, sur ce terrain dénudé, une +commisération prit Burns. Puis, avec ce vaste horizon attristé autour +de lui, il songea à sa propre vie, à peine plus assurée, exposée aussi +aux duretés. Il devint pensif et silencieux et quand, la nuit tombée, +il ramena son attelage, il rapportait un des chefs-d'oeuvre de la +poésie anglaise[240]. L'histoire de la pièce _à la Pâquerette_ est +analogue. Cette fois c'était aux labours d'avril; en poussant la +charrue il coupa une pâquerette dont la destinée le toucha. «Ses vers +_à la Souris_ et _à la Pâquerette de montagne_ furent composés pendant +que l'auteur tenait la charrue; je pourrais montrer l'endroit exact où +chacune de ces deux pièces fut composée[241].» N'est-ce pas un tableau +d'une simplicité touchante et non pas sans grandeur, que ce paysan, ce +grand poète, arrêté au bout d'un sillon et songeant appuyé sur le +manche de sa charrue? C'est un épisode digne de nobles Georgiques. + + [Note 239: Gilbert. _Letter to Dr Currie, respecting the + composition of his Brother's Poems._] + + [Note 240: Chambers, tome I, p. 147.] + + [Note 241: Gilbert. _Letter to Dr Currie._] + +Le soir, dans son galetas, il écrivait les vers de la journée et la +pièce nouvelle allait rejoindre les autres dans le tiroir de la petite +table[242]. Le lendemain ou quelques jours après, il la récitait +généralement à Gilbert. Les circonstances où ces récitations étaient +faites sont aussi bien curieuses. «Ce fut je pense pendant l'été de +1784, quand dans l'intervalle de plus pénibles labeurs, lui et moi +étions à arracher les mauvaises herbes du jardin, qu'il me répéta la +plus grande partie de son _Épître à Davie_[243].» Et ailleurs: «Ce +fut, je pense, l'hiver suivant, pendant que nous allions ensemble avec +des chariots chercher du combustible pour la famille, (et je pourrais +indiquer l'endroit précis) que l'auteur me répéta pour la première +fois l'_Adresse au Diable_.[243]» Et encore ce coin de champ: «Il me +répéta ces vers le lendemain après midi, tandis que j'étais à la +charrue et qu'il faisait écouler l'eau hors du champ[243]». Il nous +semble que ces vers récités au milieu de grossières besognes sont un +dernier trait qui complète ce tableau unique. + + [Note 242: Chambers, tome I, p. 145.] + + [Note 243: Gilbert. _Id._] + + * * * * * + +Au fur et à mesure qu'il produisait, il prenait conscience de son +génie et de sa vocation. Peu à peu il entrevoyait un but à sa vie, un +but qui resta confus et souvent fut obscurci, mais d'où lui vinrent +ses meilleures clartés. La pensée d'être poète s'établissait en lui, +non pas poète européen, un poète qu'on lirait aux quatre coins du +globe; pas même poète anglais; pas même poète écossais. Son ambition +était beaucoup plus circonscrite. Pendant longtemps, toujours +peut-être, à l'époque de sa grande production très sûrement, il ne +songea qu'à être un poète local, il n'eut d'autre visée que de chanter +le canton qu'il habitait. Son voeu le plus élevé était que le coin de +pays qu'il chérissait eût aussi ses louanges quand d'autres districts +de l'Écosse avaient les leurs; que les sites et les moeurs de Kyle +eussent leur place dans la poésie populaire. À ses plus hauts +moments, il prononçait les noms d'Allan Ramsay et de Fergusson. Sauf +le génie, il a été un de ces mille poètes qui célèbrent les mérites de +leur canton. Il y a un vers de Keats qui semble avoir été fait pour +lui. Dans une de ces pièces où ce charmant esprit refaisait d'instinct +la vie des anciens Hellènes, il parle de ces poètes qui moururent + + Laissant une grande poésie à un petit clan[244]. + + [Note 244: Keats. _Odes._ _Fragment._ _To Reynolds._] + +Il avait compris, par la divination qu'il a quelquefois, l'origine +toute locale de quelques-unes des plus vastes oeuvres de la Grèce. Il +en fut exactement ainsi de Burns. Il n'a songé qu'à être le poète d'un +«petit clan». Ce fut cette ambition, et non une autre, dont on peut +suivre dans son esprit l'entrée et l'affermissement. + +Elle avait apparu dès la première manifestation de la poésie en lui, +et on a vu que son ami Brown lui avait donné à Irvine des +encouragements qui n'avaient pas été vains. Il est probable qu'elle +avait peu à peu progressé dans la période de maturation qui avait +suivi le retour d'Irvine. On la voit pour la première fois se montrer +avec une netteté qui ne laisse plus de doute, dans le Journal qu'il +avait commencé à tenir à Lochlea et qu'il continua pendant un peu de +temps à Mossgiel. L'ambition y est, cette fois, bien marquée et +précisée dans son existence et dans ses bornes. + + Quelque plaisir que je prenne aux ouvrages de nos poètes + écossais, en particulier de l'excellent Ramsay et du plus + excellent Fergusson, cependant je souffre de voir d'autres + régions de l'Écosse, leurs villes, rivières, bois, prairies, + etc., immortalisés dans des oeuvres si célèbres, tandis que ma + chère contrée natale, les anciens bailliages de Carrick, Kyle et + Cunningham, fameux dans les temps anciens et modernes par une + race d'habitants brave et guerrière; une contrée où la Liberté + civile et surtout la Liberté religieuse ont toujours trouvé leur + premier soutien et leur dernier asile; une contrée qui a été le + berceau de maints Philosophes, Soldats et Hommes d'État + illustres, et le théâtre de maints importants événements de + l'histoire d'Écosse, particulièrement d'un grand nombre des + exploits du Glorieux Wallace, le sauveur de la patrie; tandis que + cette contrée, dis-je, n'a jamais eu un poète écossais de quelque + éminence, pour faire que les fertiles rives de l'Irvine, les bois + romantiques et les scènes solitaires de l'Ayr, et la source saine + et montagneuse, le cours sinueux du Doon deviennent les émules du + Tay, du Forth, de l'Ettrick, de la Tweed, etc. C'est un regret + auquel je serais heureux de porter remède, mais hélas! Je suis + trop au-dessous de cette tâche, en génie natif et en éducation. + + Obscur je suis et obscur je dois rester, bien que jamais coeur de + jeune poète ou de jeune soldat n'ait battu pour la renommée plus + éperdument que le mien[245]. + + [Note 245: _Common-place Book._] + +Ce n'est encore là qu'une ambition rêvée plus que tentée, qui inspire +plutôt le regret que l'effort. Par degrés cependant elle se dégage et +se fortifie. On en saisit très bien les progrès. Dans la première +_Épître à Lapraik_, écrite au commencement d'avril de cette mémorable +année de 1785, elle reparaît, modeste encore. Cependant Burns n'est +plus qu'à deux doigts de se donner à lui-même le nom de poète: + + Je ne suis pas poète en un sens, + Mais juste un rimeur, comme cela, au hasard, + Et sans prétendre à la science; + Et, après tout, qu'importe! + Chaque fois que ma muse me fait une oeillade, + Je la fais tinter. + + Tous vos critiques peuvent hausser le nez + Et dire: «Comment pouvez-vous prétendre, + Vous qui connaissez à peine vers de prose, + À écrire une chanson?» + Mais, avec votre permission, mes savants amis, + Vous avez peut-être tort. + + Qu'est tout votre jargon de vos écoles, + Vos noms latins pour cuillers et tabourets? + Si l'honnête nature vous a créés sots, + Que vous servent vos grammaires? + Vous auriez mieux fait de prendre une bêche, des outils, + Ou un marteau à casser les cailloux. + + Une troupe d'imbéciles ternes et pédants + Se brouillent la tête aux classes de collège; + Ils y entrent veaux, ils en sortent ânes, + À dire la vérité, + Et puis ils pensent grimper le Parnasse, + Au moyen du Grec. + + Donnez-moi une étincelle d'un feu naturel, + Voilà toute la science que je désire; + Alors, bien que je peine à travers flaques et boues, + À la charrue on au chariot, + Ma muse, quoique pauvrement vêtue, + Pourra toucher le coeur. + + Oh! une flammèche de la gaîté d'Allan (Ramsay) + Ou de Fergusson, le hardi et le malin, + Ou du brillant Lapraik mon ami futur, + Si je puis l'obtenir, + Cela serait assez de savoir pour mol, + Si je pouvais l'acquérir[246]. + + [Note 246: _Epistle to J. Lapraik._] + +Il y a encore bien de l'hésitation et de la crainte dans cette sortie +contre les savants. On sent qu'il s'est fait à lui-même les objections +qu'il réfute. Elles ne lui sont pas venues sans lui causer un peu de +dépit et d'impatience. Il s'en débarrasse avec brusquerie, en prenant +l'offensive et en affirmant la supériorité d'une étincelle de génie +naturel sur l'huile de toutes les lampes de collèges. «Je suis trop +au-dessous de cette tâche en génie natif et en éducation» avait-il +écrit. Qu'importe l'éducation? Et voilà la moitié de l'obstacle +écarté. + +En effet, un mois après, le ton a beaucoup changé. Sans doute, Robert +Burns ne se compare pas aux poètes écossais célèbres, à ceux qu'il +admire le plus. Il se tient encore à distance d'eux. Mais du moins, il +est bien poète cette fois; et il chantera son cher district de Kyle. +C'est une résolution prise. Le rêve lointain qu'il faisait dans son +journal, le chagrin qu'il éprouvait de n'avoir ni le génie ni +l'instruction pour le réaliser, ont disparu. Il avait déjà reconnu que +le savoir n'y était pour rien et écarté cet obstacle-là. Il comprend +maintenant qu'il possède l'étincelle. Dans un mouvement fier, il +déclare que Coila (c'est le nom de la personnification de Kyle) aura +désormais ses poètes et ses louanges. Il en prend l'engagement dans +une suite de strophes vraiment charmantes. Elles sont aussi pleines de +bonne grâce, de belle humeur et de confiance tranquille, que celles du +mois précédent étaient agressives et âpres. C'est qu'il déchirait +alors, avec colère, la dernière objection, et qu'aujourd'hui son parti +est pris. + + Mon bon sens serait dans une hotte, + Si je risquais l'espoir de grimper + Avec Allan ou avec Gilbertfield + Les talus de la renommée, + Ou avec Ferguson, le jeune clerc + Nom immortel...[247] + + [Note 247: _Epistle to W. Simson._] + +Mais, cette réserve faite, il le promet, il ose l'affirmer, sa contrée +aura ses poètes et un de ces poètes sera lui-même. + + L'antique Coila peut tressaillir de joie, + Elle a désormais ses propres poètes, + Des gars qui n'épargneront pas leurs chansons, + Mais qui chanteront leurs lais, + Jusqu'à ce que les échos redisent tous + Ses louanges bien chantées. + + Pas un poète ne pensait qu'elle valût la peine + Qu'on montât son nom en style mesuré: + Elle gisait comme une île inconnue + Près de la Nouvelle-Hollande, + Ou bien là où les Océans aux chocs farouches bouillonnent + Au sud de Magellan. + + Ramsay et le fameux Fergusson + Ont donné au Forth et à la Tay un coup d'épaule; + La Yarrow et la Tweed, en mainte mélodie, + Résonnent par toute l'Écosse; + Tandis que l'Irvine, le Lugar, l'Ayr, le Doon, + Personne ne les chante. + + L'Ilissus, le Tibre, la Tamise et la Seine + Glissent doucement en maint vers mélodieux; + Mais, Willie, emboîtez-moi le pas, + Redressez votre crête, + Nous ferons si bien que nos rivières et ruisseaux luiront + Autant que les autres. + + Nous chanterons de Coila les plaines et les collines, + Les moors d'un brun rouge sous les clochettes des bruyères, + Ses rives, ses pentes, ses cavernes, ses gorges, + Où le glorieux Wallace + Souvent remporta le succès, dit l'histoire, + Sur les gars du sud. + + Au nom de Wallace, quel sang écossais + Ne bouillonne pas comme une marée de printemps? + Souvent nos indomptables pères ont marché + Aux côtés de Wallace, + Poussant toujours en avant, chaussés de sang, + Ou sont morts glorieusement. + + Oh, doux sont les rivages et les bois de Coila, + Où les linots chantent parmi les bourgeons, + Où les lièvres folâtres, en bonds amoureux, + Goûtent leurs amours, + Tandis que par les coteaux le ramier roucoule + Avec un cri plaintif[248]. + + [Note 248: _Epistle to W. Simson._] + +À partir de ce moment son activité redouble. Ce qu'il avait déjà +produit lui a inspiré la confiance qu'il vient d'exprimer, et cette +confiance à son tour stimule sa production. C'est dans les mois qui +suivent que s'accumulent les unes sur les autres ses oeuvres +capitales: la _Veillée de la Toussaint, à une Souris, les Joyeux +Mendiants, le Samedi soir du villageois, l'Adresse au Diable_, le +_Salut de bonne année du fermier à sa jument, les Deux chiens, +l'Ordination_, et des chansons et des épîtres, tout cela vient à la +suite de cette déclaration. Si bien qu'un beau jour, il reconnaît +qu'il a un peu de génie naturel. + + L'étoile qui gouverne mon pauvre sort + M'a destiné à porter l'habit grossier, + Et condamné ma fortune à n'être qu'un liard, + Mais, en revanche, + Elle m'a béni d'un rayon perdu + D'esprit rustique[249]. + + [Note 249: _Epistle to James Smith._] + +En sorte que de la phrase: «Je suis trop au-dessous de cette tâche en +génie natif et en éducation» il ne reste plus rien désormais. Que de +chemin parcouru en un an et quelques mois, car l'extrait du journal +était du mois d'août 1784 et cette strophe est du début de 1786. Le +voeu lointain s'est changé en ambition, l'ambition en effort, l'effort +en confiance. Tous les degrés ont été gravis jusqu'à la pleine +possession de soi-même et la fierté de son oeuvre. + + * * * * * + +Enfin, après tant de mois de doutes, d'appréhensions, d'examens +intimes, de tentatives, le jour de la claire révélation arriva, le +jour de la récompense, un jour mémorable, où la déesse si longtemps +adorée descendit, posa la main sur l'épaule du poète et son sourire +sur son front. Oui! un jour, la chambre, la pauvre chambre nue +s'emplit de clarté et une forme céleste apparut qui le salua poète et +lui donna le rameau vert que les âges ne flétriront pas. C'était la +consécration, la couronne de sa vie. Cette vision nous a été révélée +dans un récit charmant de simplicité, de mesure et de bonne grâce, et +en même temps si plein de franchise et de brave orgueil qu'il est à la +fois très familier et très élevé et qu'on ne peut rien imaginer qui +soit plus vrai. + +Il venait de rentrer fatigué d'avoir brandi le fléau toute la journée, +à l'heure où le soleil fermait son regard au fond d'un horizon +neigeux. Il s'était assis tout pensif dans la chambre de derrière de +la ferme pour se reposer; il était triste et accablé et «ce qui +l'entourait était propre à accroître sa tristesse. Il se mit à +regarder la fumée du foyer qui emplissait le vieux cottage d'argile, +et faisait tousser; à écouter les rats qui couraient dans la toiture. +Ce sont des heures qui entraînent l'esprit vers la mélancolie ou le +passé, ce qui souvent est tout un. C'était sûrement tout un pour lui. +Il se mit à songer au temps perdu, à sa jeunesse dépensée, aux +occasions échappées; il prêta l'oreille à ce choeur de reproches qui +court et crie derrière nous. + + Dans cet air chargé de suie et de fumée, + Je regardai en arrière, je réfléchis au temps perdu, + Comment j'avais passé ma fleur de jeunesse, + Sans rien faire + Qu'enfiler des balivernes ensemble par des rimes, + Pour faire chanter des sots. + + Si j'avais seulement écouté les bons avis, + Je pourrais aujourd'hui être un gros bonnet aux marchés, + Ou entrer fièrement dans une banque et régler + Mon compte-courant; + Tandis qu'ici, à demi affolé, mi-nourri, mi-vêtu, + Voilà toute ma richesse[250]. + + [Note 250: _The Vision._] + +Rencontre singulière: c'est, presque dans les mêmes termes, la plainte +du pauvre Villon: + + Bien sçay se j'eusse estudié + Ou temps de ma jeunesse folle, + Et à bonnes moeurs dédié, + J'eusse maison et couche molle! + Mais quoy! je fuyois l'escolle, + Comme faict le mauvays enfant, + En escrivant ceste parolle, + À peu que le cueur ne me fend[251]. + + [Note 251: Villon. _Grand Testament, XXVI._] + +C'est le cri, proféré tout haut ou tout bas, de ceux qui ont gaspillé +leurs premières années en billevesées et brûlé leur poudre aux +moineaux, au lieu de viser un bon gibier substantiel. «Mais quoy!» +est-il si raisonnable après tout? Cela avancerait bien le pauvre +Villon d'avoir été un bourgeois dodu, calfeutré «lez ung brasier, en +chambre bien nattée» avec dame Sydoine. Vaut-il pas mieux avoir fait +la ballade des Dames du Temps jadis? Et en admettant qu'il n'en sache +plus rien lui-même à l'heure qu'il est, n'est-ce pas un plaisir aussi +doux de goûter ses propres vers que de «boire ypocras à jour et à +nuytée[252]». Ainsi de Burns. Quand il serait devenu fermier cossu et +qu'il aurait eu un crédit à la banque, vaut-il pas mieux qu'il ait +fait la _Vision_ et vécu pauvre? Et quel jour de marché ou de vente +lui aurait jamais procuré une fête intérieure comme celles qui ont +réjoui son âme? + + [Note 252: Id. Ballade intitulée: _Les Contredits de + Franc-Gontier._] + +Mais en ce soir d'hiver où les reproches lui bourdonnaient dans la +tête, il n'en était pas là. Sur le moment, il se fâche, il s'emporte +contre lui-même, il se dit des injures, lève le poing tout prêt à +faire quelque serment imprudent de ne plus rimer: + + Je m'agitai, murmurant «imbécile, idiot», + Et je levai en l'air ma main durcie, + Pour jurer par le toit semé d'étoiles, + Ou par quelque antre serment imprudent, + Que désormais je serais à l'abri des rimes, + Jusqu'à mon dernier souffle. + +Les paroles funestes lui viennent, quand tout à coup quelque chose +d'extraordinaire se passe. La porte s'ouvre et une femme apparaît. Les +strophes qui annoncent l'entrée de la vision sont parfaites de grâce +et de réalité; un autre poète aurait dépeint cette apparition sous la +forme d'une allégorie, quelque chose comme une statue de monument +public, très majestueuse et très banale. Mais Burns portait le vrai en +ses moelles et ses extases elles-mêmes étaient faites de réalité. +Aussi c'est une jolie fille qui lui apparaît, modeste, gracieuse et +belle, mais, sous ses vêtements féeriques, vivante, une des filles +bien prises du pays d'Ayr. Avec un jugement sûr, il a choisi le vrai +symbole de sa poésie: + + Quand, click! la ficelle tira le loquet, + Et, dgi! la porte alla frapper le mur, + Et je vis, à la flamme de mon foyer + Toute brillante maintenant, + Une jeune fille étrangère, bien prise, jolie, + M'apparaître en plein. + + Vous ne doutez pas que je retins mon souhait; + Mon jeune serment à moitié formé fut étouffé; + Je regardais effaré, comme si j'avais été effrayé + Dans quelque gorge sauvage, + Quand, doucement, comme la modeste vertu, elle rougit + Et elle entra. + + Des branches de houx, vertes, minces, avec leurs feuilles, + Étaient tordues gracieusement autour de son front; + Je la pris pour quelque muse écossaise, + D'après cet emblème, + Venue pour arrêter ces voeux imprudents + Qui eussent été vite brisés. + + Une expression légère, sentimentale, + Était fortement marquée sur sa face, + Une grâce rustique, farouche et fine, + Brillait sur elle, + Ses yeux, même fixés dans le vide, + Brillaient clairement d'honneur. + + Sa robe--en tartan brillant--coulait, descendait, + Laissant voir simplement la moitié de sa jambe; + Et quelle jambe! ma jolie Jane + Seule aurait la pareille, + Si droite, si effilée, si bien prise, si nette; + Aucune autre n'en approchait. + +On reconnaît bien là l'amateur de beauté féminine, qui ne peut se +tenir, en voyant même sa muse, de regarder si elle a la jambe bien +faite. Qui sait? Ces fous de poètes seraient peut-être moins épris de +la gloire, si à l'origine les hasards du langage en avaient fait un +mot masculin. + +Par dessus sa robe de tartan, c'est-à-dire de cette étoffe quadrillée +qui est l'élément principal du costume calédonien, la jeune inconnue +porte un large manteau de couleur verdâtre, dont le lustre est moiré +de lumières profondes et d'ombres. Il est orné de broderies étranges +qui représentent le pays d'Ayr: on y voit des montagnes, des vagues +qui marquent la côte, des fleuves, des villes. Il est parsemé en outre +de scènes où figurent ceux qui ont illustré ou défendu ce coin de +terre écossaise. En sorte que les plis changeants du manteau montrent +tantôt une scène tantôt une autre, et font varier, avec les mouvements +de celle qui le porte, les images dont il est brodé. + +Tandis que le poète stupéfait la regarde, l'apparition s'adresse à +lui. Elle répond du premier coup aux inquiétudes et aux amertumes dont +il était assailli; ses paroles ont une douceur chaste et une autorité +dont le poète se rend compte. Ce n'est déjà plus la fille au corps +gracieux; en un instant, il en est venu à employer des mots qui ne +connaissent plus que le respect. + + Avec un songement profond, un regard étonné, + Je regardais cette beauté qui semblait céleste: + Un murmure, un battement de coeur me donnait témoignage + D'une parenté secrète; + Quand avec l'air d'une soeur aînée + Elle me salua: + + «Salut, mon poète, inspiré par moi, + Vois en moi ta muse native, + Ne te plains plus que ton lot soit dur + Si pauvre et si humble! + Je viens te donner la récompense + Que nous autres accordons.» + +Ensuite, elle lui révèle qui elle est. Non sans quelque longueur, elle +lui explique qu'elle fait partie de ces bons génies qui allument, dans +un pays, toutes les flammes nécessaires pour qu'il vive, se défende et +jette son éclat. Les uns suscitent des soldats; les autres des hommes +d'État; d'autres des inventeurs, des artisans; d'autres enfin des +poètes. C'est à cette classe de génies qu'elle appartient et depuis +longtemps elle veille sur son cher poète. Tout le discours qui suit +alors devient admirable. Elle lui représente la vie qu'il a vécue. Les +jours qu'il voyait tout à l'heure perdus, enlaidis, inutiles, repris +par cette parole enchanteresse, repassent devant lui rehaussés, +éclairés, dignes de lui, dignes d'elle. Il n'avait vu tout à l'heure +que l'envers de sa propre vie; en voici le vrai côté, avec de belles +et nobles images, avec son véritable sens. Il écoute dans le +ravissement ces mots qui le raniment et le rassurent vis à vis de +lui-même: + + Coila est mon nom, + Et je revendique ce district comme mien, + Où jadis les Campbells, chefs illustres, + Ont tenu la force et le pouvoir; + J'ai vu poindre ta flamme harmonieuse + À ton heure natale. + + Avec des espoirs futurs, j'aimais à regarder + Affectueusement tes petites façons enfantines, + Ton rude ramage, ta phrase carillonnant + En rimes inhabiles + Allumées aux chansons simples et naïves + D'autres temps. + + Je t'ai vu rechercher la grève retentissante, + Charmé par les mugissements des houles; + Ou bien, quand les flocons accumulés du Nord + Chassaient à travers le ciel, + Je vis que la face blanchie de la farouche nature + Frappait ton jeune regard; + + Ou bien, quand la terre au vert manteau, profonde + Et chaude, soignait la naissance de chaque fleurette, + Et que la joie et la musique s'épandaient + Dans tous les bois, + Je l'ai vu contempler l'allégresse universelle + Avec un amour illimité. + + Quand les champs mûris et les cieux d'azur + Appelaient le bruissement des faucheurs, + Je t'ai vu déserter leurs joies du soir + Et, solitaire, errer, + Pour dissiper les mouvements qui gonflaient ta poitrine + Dans ta pensive promenade. + + Quand le jeune amour, aux rougeurs chaudes, fort, + Aigu, vibrant, courut dans tes nerfs, + Ces accents chers à ta bouche, + Le nom de l'adorée, + Je t'ai appris à les verser en chansons, + Pour apaiser ta flamme. + + J'ai vu le jeu affolé de ton pouls + Désordonné le lancer dans ce sentier oblique du plaisir, + Égaré par les météores luisants de la Fantaisie, + Poussé par la Passion; + Et pourtant la lumière qui te dévoyait + Était, quand même, une lumière du ciel. + + Je t'ai enseigné tes chansons qui dépeignent les moeurs, + Les amours, les façons des simples paysans, + Si bien que maintenant, sur tout mon vaste domaine, + Ta renommée s'étend, + Et que quelques-uns, l'ornement des plaines de Coila, + Sont devenus tes amis. + +Après ces éloges, avec une bonne grâce et une modestie qui sont un des +côtés curieux de cette pièce, la marque de la fermeté d'esprit et de +la clairvoyance de Burns envers lui-même, viennent des paroles qui +mesurent et qui limitent le domaine du poète. Sérieuse, la Muse +continue: + + Tu ne peux apprendre, ni moi t'enseigner + À peindre les paysages avec la lumière éclatante de Thomson; + Ni à éveiller ces battements qui font fondre les âmes + Avec l'art de Shenstone; + Ni à répandre avec Gray un flot d'émotion + Ardente sur les coeurs. + + Cependant sous la rose sans rivales + L'humble pâquerette fleurit suavement; + Bien que le monarque des forêts, jette au loin + Ses bras ombreux, + Cependant la savoureuse aubépine croît verte, + Plus bas dans la clairière. + + Ne murmure donc pas, ne regrette donc rien, + Efforce-toi de briller dans ton humble sphère, + Et, crois-moi, les mines de Potosi + Ni les attentions des rois + Ne peuvent donner un bonheur qui surpasse le tien, + Ô poète rustique. + +Les dernières strophes sont admirables. D'un bond de pensée la Muse +monte plus haut et arrive au sommet où l'on voit les origines communes +et les rapports réciproques de l'esprit et du caractère. Ce n'est plus +le poète local qu'elle rassure, c'est l'homme tout entier qu'elle +exhorte; elle joint à ses encouragements un avertissement de noble +morale, comme si elle considérait que, sinon l'innocence de la vie, du +moins la noblesse des intentions est l'appui du talent, et comme si +elle le prévenait que, en laissant détériorer son âme, il laisserait +obscurcir son inspiration. + + Pour te donner mes conseils en un seul, + Entretiens toujours avec soin ta flamme harmonieuse, + Sauvegarde en toi la dignité de l'Homme, + D'une âme toujours droite; + Et aie confiance que le Plan Universel + Protégera tout le monde. + + Et, porte désormais ceci--dit-elle avec solennité, + Et elle noua le houx autour de mon front; + Les feuilles luisantes et les baies rouges + Frémirent bruissantes; + Et, comme une pensée passagère, s'envolant, + Elle disparut dans la lumière. + +Si elle était arrivée comme une jeune paysanne revêtue par hasard d'un +manteau magnifique, comme elle est transformée! elle s'éloigne +vraiment déesse. Par un art subtil, cette Vision, qui pour sembler +vraisemblable avait dû faire une entrée familière, s'est transfigurée +en une lumineuse et bienfaisante protectrice. Le pauvre paysan qui +s'est tout à l'heure laissé choir sur un escabeau, harassé de labeurs, +de regrets et de soucis, est maintenant consolé, raffermi. Malgré +tout, en dépit de tes fautes, pauvre Robert Burns, tu as bien fait! tu +as choisi le vrai chemin! tu as abandonné la fortune pour la gloire. +Et encore que tu aies fait saigner quelques coeurs--en quoi tu as +failli surtout--rassure-toi même sur cela; tant de coeurs que tu +consoleras plus tard feront que tu seras pardonné. Lève-toi donc et +mène ta vie! Elle sera ce qu'elle voudra, elle n'aura pas été en vain. +La déesse ne t'a pas trompé. Lève-toi donc, va, laboure, sème, fauche +sous les grésils, les vents et les soleils, sois malheureux et +quelquefois coupable; tu as désormais au front un rameau invisible. + + +III. + +LES ORAGES DU COEUR. -- JANE ARMOUR. -- MARY CAMPBELL. + +Cette puissante explosion contre la rigueur du clergé et l'hypocrisie +de certains dévots, sa production littéraire, la conscience de son +génie qui s'éveillait en lui, la fierté et l'ambition qui, à sa suite, +entraient dans son âme et l'emplissaient de rayons, ne sont qu'une +partie de son histoire pendant ces années qui foisonnent d'événements. +Les aventures du coeur toujours tiennent une grande place dans sa vie; +celles qui se sont succédé pendant son séjour à Mossgiel ont eu une +telle influence sur sa destinée, et elles sont si étroitement liées à +la naissance de plusieurs de ses plus belles pièces, que son sort +resterait incompris et quelques-unes de ses oeuvres inexplicables, si +on n'étudiait avec détails ce curieux passage de l'histoire de ce +coeur, pourtant si pleine de surprises. + +Il est certain qu'il eut là comme ailleurs plusieurs de ces +sous-intrigues d'amour dont parlait Gilbert. On en retrouve la trace +dans ses vers: que ce soient des attendrissements de quelques jours ou +de quelques heures comme dans les pièces _à la jeune Peggy_, _la Fille +de Ballochmyle_; ou des rapports plus étroits et plus prolongés comme +dans la pièce _à Elisa_. Il continuait son jeu de séducteur; il en +indique lui-même la méthode et le danger dans des vers bien précis: + + Ô laissez là les romans, jolies filles de Mauchline, + Vous êtes plus en sûreté à votre rouet; + Ces livres séduisants sont des appâts et des hameçons + Pour des vauriens roués comme Rob Mossgiel; + Vos beaux Tom Jones et vos Graudisson + Font tourner vos jeunes têtes; + Ils allument vos cerveaux, enflamment vos veines, + Et alors vous êtes une proie pour Rob Mossgiel. + + Méfiez-vous d'une langue douce et bien pendue, + D'un coeur qui semble ressentir ardemment; + Ce coeur sensible ne fait que jouer un rôle; + C'est un art roué chez Rob Mossgiel, + L'abord ouvert, les douces caresses + Sont pires que des dards d'acier empoisonnés; + L'abord ouvert, les douces caresses + Ne sont que finesse chez Rob Mossgiel. + +Mais ces épisodes secondaires reculent et s'effacent devant une +aventure qui prit pendant quelque temps l'aspect d'un drame, et qui +modifia toute son existence. Les courses de chevaux étaient depuis +longtemps un plaisir favori en Écosse[253]; elles avaient réussi +surtout dans l'Ayrshire. Il y avait des courses annuelles à Mauchline; +elles avaient lieu vers la fin d'Avril. Le soir, il y avait des bals: +les uns, pour les gentilshommes et les dames; d'autres plus humbles, +pour les rustiques. C'était, comme dans les villages, une pauvre salle +probablement décorée de branchages, où jouait un violon. On invitait +les filles dans la rue et on donnait un penny par danse au musicien. +Dans un de ces bals, en 1785, pendant que Burns dansait, son chien de +berger pénétra dans la salle et troubla les figures en suivant son +maître. Burns en riant dit qu'il voudrait bien avoir une fille qui +l'aimât autant que son chien. Quelque temps après, il passait par le +pré communal de Mauchline où une jeune fille mettait du linge +blanchir. Son chien, en courant, s'en approchant trop près, elle lui +dit de le rappeler à lui. Il en fallait moins à Burns pour entrer en +conversation. Tout en devisant, elle lui demanda s'il avait trouvé +quelqu'un qui l'aimât autant que son chien, se moquant un peu de ce +qu'elle lui avait entendu dire au bal. Ce fut la première rencontre de +Burns avec celle qui après de singulières péripéties devait devenir sa +femme[254]. Elle s'appelait Jane et était la fille d'un maître maçon +nommé William Armour, homme dur, fier de sa petite importance et +appartenant au parti de la Vieille Lumière, autant de raisons, dont il +convient de se souvenir, pour qu'il n'aimât point Burns. Les Armour +demeuraient près de l'église, dans une ruelle sur laquelle donnait le +derrière d'une auberge, où Burns, à partir de ce moment, alla se +poster plus d'une fois[255]. + + [Note 253: Chambers, _Domestic Annals_, tom. III, p. 454.] + + [Note 254: Chambers, tom. I, p. 97,--et aussi les _Souvenirs + de Mrs Burns à Mr John Mac Diarmid_, dans Hately Waddell, + avec quelques divergences de détail peu importantes.] + + [Note 255: Voir _Burns at Mossgiel_, p. 50, et le petit plan + de l'ancien Mauchline qui s'y trouve.] + +Chose singulière chez Burns, en qui le sentiment du moment s'échappait +sous une forme poétique presque instantanée et qui a fait tant de vers +pour des liaisons moins sérieuses, il n'y a pas, de lui, à cette +époque, une seule chanson dédiée à Jane Armour. Son nom, quand il +monte des profondeurs du coeur, apparaît dans des poésies qui ne sont +pas faites pour elle. On le trouve mentionné pour la première fois +dans un impromptu sur les belles de Mauchline où l'auteur déclare que +pour lui, la fille d'Armour est «le joyau d'elles toutes[256]». Le +passage le plus important qu'il y ait sur elle se trouve dans la +première _Épître à Davie_, écrite au mois de Janvier 1785. Ce qui +montre que les relations étaient déjà établies entre les deux amants. +C'est un passage assez vif, mais plutôt ardent qu'ému. + + [Note 256: _The Belles of Mauchline._] + + Cette vie a des joies pour vous et moi, + Des joies que la richesse ne peut acheter, + Des joies, de toutes les meilleures; + 11 y a tous les plaisirs du coeur, + Ceux de l'amant et de l'ami: + Vous avez votre Meg, votre très chérie, + Et moi ma Jane adorée. + Cela m'échauffe, cela me charme, + Rien que de dire son nom; + Cela m'embrase, cela m'allume, + Et me met tout en flamme[257]. + + [Note 257: _Epistle to Davie._] + +Juste un an après, dans la _Vision_ qui est de Janvier 1786, il +compare la jambe de la muse à celle de sa Jane, ce qui indique des +progrès dans la liaison, et dans l'_Adresse au Diable_, il parle +encore d'elle. + + Il y a longtemps, dans la scène heureuse de l'Eden, + Quand les jours du jeune Adam étaient verdoyants, + Et qu'Ève était comme ma jolie Jane, + Ma très chère âme, + Une dansante, douce, jeune, belle fille, + D'un coeur innocent[258]. + + [Note 258: _Address to The Deil._] + +Ces quelques allusions et ces quelques strophes sont en somme peu de +chose. Plus tard Burns composa pour Jane, devenue sa femme, +quelques-unes de ses plus exquises et de ses plus caressantes +chansons. Mais, dans ses commencements, cet amour fut peu fécond en +poésie; comme un arbre tardif, il devait avoir sa vraie floraison dans +l'arrière-saison. + +En dépit de la défense et de la vigilance des parents Armour, les +rapports entre les deux amoureux continuèrent, avec des regards +échangés entre les fenêtres de l'auberge et celles de la maisonnette, +avec des entrevues furtives et dangereuses. Ces relations duraient +depuis un peu plus d'une année. Le 17 février 1786, Burns écrivait à +son ami John Richmond, à Édimbourg: «J'ai quelques très importantes +nouvelles en ce qui me concerne, pas des plus agréables; ce sont des +nouvelles que sûrement vous ne pouvez pas deviner; je vous en donnerai +des détails une autre fois[259]». C'est le premier indice des +tribulations et des orages qui allaient éclater. Jane était enceinte. +C'était un coup terrible! C'était la ruine; c'était bien pis encore! +La ruine, elle était déjà venue; la récolte de 1785 avait été manquée +et les deux frères, à bout de ressources, avaient compris et s'étaient +dit qu'ils ne pouvaient aller beaucoup plus longtemps. Mais ce nouveau +coup c'était la ruine dans la ruine, le naufrage, la perdition. +Brusquement les conséquences se déroulaient autour des deux amoureux; +ils étaient debout dans l'âpre moisson de leur faute. C'était une +nouvelle tristesse à apporter au foyer de Mossgiel. Qu'allait devenir +Jane quand il faudrait faire cet aveu chez elle, à son père surtout? +Et derrière ces scènes cruelles, quand leur malheur, déjà trahi par +leurs visages troublés, courrait le pays dans quelques semaines, +c'était la masse confuse du scandale, des reproches, des ironies, des +affronts, des humiliations, qui allait éclater. Ils pouvaient déjà en +entendre le flot derrière cette muraille de quelques jours. Et ces +avanies se chargeraient de toute la rancune des dévots. C'étaient +toutes les angoisses et les affres, tout le drame des grossesses de +filles, qui fait passer les égarements dans l'esprit et obtient des +mères qu'elles tuent leur enfant. + + [Note 259: _To John Richmond_, 17 February 1786.] + +Dans l'âme excessive et surexcitée de Burns, ces prévisions se +déchaînèrent en un véritable affolement. Il ne songea plus qu'à +quitter le pays, à fuir tout droit devant lui, comme un boeuf taonné. +De quels reproches, de quelles récriminations, de quelle querelle +entre les deux amants ce désespoir se compliqua-t-il? Il n'en reste de +trace qu'un lambeau de lettre déchirée, incomplet mais douloureusement +cruel. «Contre deux choses je suis aussi décidé que le destin: rester +dans le pays et la reconnaître pour ma femme! La première chose, par +le ciel, je ne la ferai pas:--la seconde, par l'enfer, je ne la ferai +jamais. Un bon Dieu vous protège et vous rende aussi heureux que le +désire ardemment en pleurant l'amitié qui s'éloigne. Si vous voyez +Jane, dites-lui que je la rencontrerai, ainsi m'aide Dieu en mon heure +de besoin[260]». C'est la dernière amertume quand, au fond d'une faute +commune, un homme et une femme, au lieu de trouver une tristesse +partagée et une tendresse accrue par un besoin et une pensée de +soutien mutuel, rencontrent l'acrimonie et la discorde. + + [Note 260: _To James Smith, Mauchline._] + +Cette fuite, cet abandon de Jane eût été une lâcheté. Cette pensée +d'ailleurs ne semble avoir été qu'un mauvais éclair. Lockhart raconte +que, ainsi que les derniers mots de la lettre le montrent, Burns eut +avec sa maîtresse une entrevue. Les prières et les larmes de la pauvre +fille vainquirent le serment fait par l'Enfer. «Le résultat de cette +entrevue fut ce qu'on pouvait attendre de la tendresse et de la +virilité des sentiments de Burns. Toute crainte de tribulations +personnelles céda aussitôt aux pleurs de la femme qu'il aimait[261]». +Pour réparer autant qu'il était possible la faute commise et détourner +la tempête prévue, il lui donna par écrit une sorte de déclaration de +mariage, qui suffit, selon la loi écossaise[262], pour constituer un +mariage irrégulier, mais parfaitement valide. Avec ce papier, Jane et +lui étaient considérés comme mariés; tout s'arrangeait. Un accident de +ce genre était alors trop ordinaire dans les villages de l'Écosse pour +qu'on s'en inquiétât beaucoup: pourvu que le mariage fût au bout de la +grossesse, les choses étaient réputées régulières[262]. + + [Note 261: Lockhart, _Life of Burns_, p. 82.] + + [Note 262: R. Chambers, tom. I, p. 237.] + +Mais le drame ne faisait que se compliquer au moment où on pouvait le +croire terminé. L'obstacle vint d'où on ne l'aurait sûrement pas +attendu. William Armour refusa de reconnaître cet engagement et +préféra voir sa fille déshonorée plutôt que mariée à celui qui l'avait +séduite. Il n'avait jamais aimé Burns et il le voyait de nouveau sur +le bord de la misère, sans avenir[263]. Burns reconnut qu'il était +dénué de ressources. Il offrit d'aller à la Jamaïque chercher à s'en +créer, et de revenir dans quelques années reprendre Jane; les +arrangements de cette sorte ne sont pas aussi rares en Angleterre +qu'ils peuvent nous le paraître[264]. Si on n'acceptait pas cette +proposition, il offrit de travailler comme un simple ouvrier pour +nourrir sa femme et l'enfant attendu. Il ne semble pas qu'il ait songé +aux étonnantes poésies entassées dans le tiroir de la petite table de +Mossgiel. William Armour fut inflexible. Sa conduite a été jugée dure, +étroite et précipitée. Peut-être n'est-elle pas sans excuses, ni sans +explication. Burns était un gendre fait pour dérouter et effaroucher +maint homme plus intelligent que le maître maçon de Mauchline. Il +devait lui apparaître comme un mauvais garnement impie, misérable, +destiné à toujours l'être et à entraîner sa fille dans son indigence +et dans son immoralité. + + [Note 263: Walker. _Life of Burns_, p. LVII.] + + [Note 264: Lockhart. _Life of Burns_, p. 83.] + +La décision suprême était suspendue aux lèvres de Jane. Après tout, +elle était maîtresse de son choix. Si, avec la profonde tendresse +féminine, avec la foi en l'homme qu'elle devait connaître mieux que +son père, et la vaillance que l'amour inspire en face des avenirs +nébuleux, elle avait voulu être la femme de Burns, elle le pouvait. +Sans doute son père violenta sa réponse; sans doute elle ressentit ces +défaillances d'énergie que donne la confusion d'une faute; peut-être +la réponse de sa voix fut-elle loin du souhait de son coeur. Elle céda +pourtant, livra le papier sur lequel leurs deux noms réunissaient +leurs deux existences[265]. L'engagement fut remis par William Armour +à M. Aiken. Celui-ci le détruisit-il réellement? Il suffit que Burns +l'ait cru. La destruction matérielle du contrat signifiait pour lui la +rupture de la foi jurée, et que Jane se reprenait de lui, à ce qu'il +croyait alors, pour jamais. + + [Note 265: Lockhart. _Life of Burns_, p. 83.] + +Pendant ces quelques semaines, Burns souffrit beaucoup. Cependant, +tant que le papier n'était pas détruit, il y avait un lien entre Jane +et lui. Quand il apprit qu'on avait découpé leurs deux noms du +contrat, il en reçut un coup terrible. Il écrivait le lendemain du +jour où il en fut informé: «À propos, le vieux Mr Armour a persuadé à +Mr Aiken de mutiler ce malheureux papier, hier. Le croiriez-vous? Bien +que je n'eusse ni un espoir, ni même un désir de la faire mienne après +sa conduite, cependant, quand il me dit que les noms étaient coupés du +papier, mon coeur mourut en moi; il me coupa les veines avec cette +nouvelle. Que la perdition saisisse la fausseté de cette femme[266]». +Une scène cruelle[267]: le vieux maçon, dur et vindicatif, annonçant +lui-même à Burns qu'on a mutilé le contrat, lui donnant des détails, +qui sait? les inventant, mentant peut-être; et Burns, chez lequel les +palpitations et les bonds du coeur étaient désordonnés, effrayants, +bouleversé, défaillant, et, avec son orgueil, essayant de cacher sa +torture. À partir de ce moment, il changea sa signature; cette lettre +est paraphée: «Burns» au lieu de Burness; comme s'il voulait laisser à +jamais derrière lui ce nom qu'on avait pris en vain. Il ne le reprit +plus[268]. En même temps, pour rendre la séparation des amoureux plus +définitive et éviter les scènes qui auraient pu amener une entente, le +père Armour envoya sa fille à Paisley, chez un oncle, charpentier +là-bas[269]. Toutes ces émotions, les scènes entre les deux amants, +l'engagement, l'aveu de Jane chez elle, la rupture, le départ sont +contenus dans quelques semaines, depuis la fin de février jusqu'à la +fin de mars 1786. + + [Note 266: _To John Ballantine_, April 1786.] + + [Note 267: R. Chambers, tom. I, p. 237-38.] + + [Note 268: R. Chambers, vol. I, p. 140.--Scott Douglas, tom. + I, p. 293.] + + [Note 269: Chambers, vol. I, p. 259.] + +Le mois d'avril 1786 est dans l'histoire de Burns un mois de torture +et de démence. Lorsqu'il apprit l'abandon et la faiblesse de Jane, sa +peine fut d'une véhémence inouïe, comme on pouvait l'attendre d'un +homme chez lequel les moindres émotions étaient extrêmes. Ce fut +d'abord de la stupeur, un engourdissement de la souffrance par la +force du coup qui l'assénait. Mais c'était une nature trop puissante +pour que cet accablement durât. Ce fut alors une tempête de désespoir +et d'affliction qui l'emporta jusqu'aux rivages de la folie. Chaque +fois qu'il a parlé de cette cruelle période de sa vie, il ne l'a +jamais fait sans qu'un frisson de l'ancienne angoisse n'ait ressaisi +son coeur; il en a gardé un souvenir analogue à celui que les marins +gardent des heures où ils ont failli sombrer. Les images qui lui +viennent sont toutes empruntées aux fureurs de l'Océan et suggèrent +l'idée d'une barque en péril et sans boussole. Évidemment, il avait +conservé la sensation d'une âme désemparée, affolée, à la merci des +convulsions d'une formidable souffrance. + +On a publié récemment, pour la première fois, une lettre où il retrace +les phases de cette épreuve. Elle commence par une raillerie +découragée de lui-même et de sa destinée, et par un récit de son amour +enveloppé dans une plaisanterie brutale, presque grossière et +douloureuse. Peu à peu cependant, il laisse tomber son rire; le style +monte, grandit dans un mouvement où l'ironie passe encore mais comme +emportée dans un tourbillon de colère; et la lettre se termine par de +puissantes images de bouleversement et de chaos. + + Tristes et douloureuses, Monsieur, ont été mes tribulations en + ces temps derniers, et nombreux et perçants mes chagrins. Si ce + n'avait été pour la perte que ce monde aurait faite en perdant un + si grand poète, il y a longtemps que j'aurais imité un homme + beaucoup plus sage que moi, le fameux Achitophel de prévoyante + mémoire, quand «il s'en retourna chez lui et mit sa maison en + ordre[270]». J'ai perdu, Monsieur, le plus cher des trésors + terrestres, le plus grand bonheur ici-bas, le dernier, le + meilleur don qui compléta la félicité d'Adam dans le jardin béni, + j'ai perdu--j'ai perdu--ma main tremblante refuse son office, + l'encre épouvantée remonte dans la plume--ne l'annoncez point + dans Gath[271]--j'ai perdu--une--une--une femme! + + [Note 270: _Samuel_, liv. I, chap. XVII, 28.] + + [Note 271: _Samuel_, liv. II, chap. I, 20.] + + La plus belle des créatures de Dieu, la dernière et la meilleure! + Maintenant tu es perdue. + + Vous avez sans doute, Monsieur, entendu parler de mon histoire + avec toutes ses exagérations--mais comme mes actions et mes + motifs d'action sont particulièrement comme moi, et comme ce moi + est particulièrement différent de tous les autres, je vous + demande de m'accorder un moment de loisir et une larme inoccupée + pour que je vous raconte mon histoire à ma façon. + + J'ai été toute ma vie, Monsieur, un des fils du désappointement, + gens à l'air triste, à la longue face. Une étoile maudite a + toujours occupé mon zénith et versé sa funeste influence, selon + l'énergique malédiction du prophète. «Et vois, tout ce qu'il + tentera ne prospérera pas[272]». J'atteins rarement où je vise, + et si j'ai besoin de quelque chose, je suis à peu près sûr de ne + pas le trouver là où je le cherche. Par exemple, si j'ai besoin + de mon couteau, je tire de ma poche vingt objets: un coin à + charrue, un clou de fer à cheval, une ancienne lettre, un lambeau + de rimes, bref tout, sauf mon couteau, et celui-ci, à la fin, + après une recherche pénible et inutile, je le trouverai dans le + coin insoupçonné d'une poche insoupçonnée, comme si on l'avait + mis à l'écart exprès. Malgré tout, Monsieur, depuis longtemps je + tournais un regard de convoitise vers ce bonheur inestimable: une + femme. L'eau me venait délicieusement à la bouche de voir un + jeune gars, après quelques contes niais et quelques lieux communs + débités par un Monsieur en noir, s'en aller coucher avec une + jeune fille, sans que personne osât y trouver à redire; tandis + que moi, juste pour avoir fait la même chose, sauf cette + cérémonie, je suis devenu l'objet de la risée de tout le + Dimanche, et je suis insulté comme un pick-pocket. Je n'ignorais + pas cependant que, si ma fortune à mauvaise étoile avait le vent + de mon désir matrimonial, mes projets s'en iraient au néant. Pour + empêcher cela, je résolus de prendre mes mesures avec tant de + caution et de précaution que toutes les planètes malignes de + l'Hémisphère ne pourraient pas ruiner mes projets[273]. + + [Note 272: Nous n'avons pas trouvé cette citation exacte + dans la _Cruden's Concordance_; il y a d'ailleurs dans la + Bible des expressions analogues qui reviennent à plusieurs + reprisés. Deut. 28, 29, Ps. I, 3.] + + [Note 273: _To John Arnot of Dalquatswood_, April 1786.] + +Puis, avec une grande crudité de termes et toutes sortes de +comparaisons à double entente et d'un goût douteux sur les escarpes, +les contre-escarpes, les bastions et tous les détails d'un siège et +d'un assaut de citadelle, il raconte qu'il avait pris ses précautions +pour déjouer le mauvais vouloir de sa mauvaise fortune et rendre son +mariage inévitable. Il laisse entendre qu'il n'a pas eu, tout le +temps, d'autre chose en vue. On le prend ici sur le fait d'une de ces +mille faiblesses secondaires qu'une première faute amène avec elle, et +qui en sont les menues branches. Ce qu'il dit là est faux. Il cédait +au besoin d'expliquer et de pallier son aventure. En réalité il +n'avait jamais eu la pensée d'épouser Jane et le serment fait plus +haut le prouve suffisamment. C'est le résultat fatal d'une de ces +défaillances, qu'on est obligé de défendre contre elle le reste de sa +vie et de la combattre, dans l'esprit de ceux surtout qui vous +estiment, par des explications ou des atténuations qui déforment la +vérité. Quand on fait un plaidoyer pour soi-même, on est exposé à tous +les défauts de l'avocat et on perd les excuses qu'il a. Toute cette +partie de lettre est mêlée d'un ricanement pénible et presque +grossier. La seconde partie, où il parle de ce qu'il a éprouvé quand +sa promesse fut rejetée, est vraiment, en dépit de ses comparaisons +trop poussées, une terrible peinture de désespoir. + + «Comment j'ai supporté tout cela? On peut seulement l'imaginer. + Toutes les ressources de la description restent loin, loin en + arrière. Il y a, en tout temps, une bonne part de folie dans la + composition d'un poète, mais, dans cette occasion, j'étais sur + dix parties, neuf parties et neuf dixièmes fou à lier. D'abord je + demeurai figé dans une stupeur insensible, silencieux, sombre, + comme la femme de Loth, changée en sel dans la plaine de + Gomorrhe. Mais c'est surtout mon second paroxysme qui rend pauvre + toute description. La débâcle de l'Océan arctique quand le retour + du soleil dissout les chaînes de l'hiver et, détachant des + montagnes de glace longuement accumulée, bouleverse avec des + craquements affreux l'abîme écumant; des images comme celle-là + donnent une faible idée de ce qu'était la situation de mon âme. + Mes facultés enchaînées, tout d'un coup lâchées, mes passions + affolantes s'élevant à une décuple fureur, passèrent par dessus + leurs rives, avec une force impétueuse, irrésistible, balayant + devant elles tous les obstacles et tous les principes. La + Prudence était un appel inaperçu dans l'ouragan qui passe; la + Raison un élan bramant dans les tourbillons du Maelström, la + Religion un castor se débattant faiblement dans les chûtes + rugissantes du Niagara. Je reniai le premier moment de mon + existence; j'exécrai la faiblesse et la folie d'Adam pour ce + présent, agréable à l'oeil, mais exhalant le poison, qui l'avait + ruiné et m'avait perdu; je suppliai les flancs de la nuit + inanimée de se refermer sur moi et tous mes chagrins. + + Une tempête naturellement se dissipe en soufflant. Mes passions + épuisées retombèrent graduellement en un calme blafard et, par + degrés, je suis rentré dans le chagrin assoupi par le temps d'un + homme veuf qui, essuyant les pleurs décents, relève ses yeux usés + par le chagrin pour chercher--une autre femme. + + Tel est l'état de l'homme; aujourd'hui bourgeonnent sur lui + Les tendres feuilles de son espérance; demain, il fleurit + Et il porte sa parure empourprée, abondante, sur lui; + Le troisième jour arrive une gelée, une gelée meurtrière + Qui mord sa racine et alors il tombe comme moi[274]. + + [Note 274: Ce sont les vers fameux de Wolsey. Shakspeare, + _Henri VIII_, acte III, scène II.] + + Telle est, Monsieur, cette ère fatale de ma vie. «Et il arriva + que comme j'attendais la douceur, voici l'amertume; et comme + j'attendais la lumière, voici les ténèbres[275]». + + [Note 275: _Job_, XXX, 26. Les citations de Burns ne sont + pas toujours très fidèles. La phrase qui se trouve dans son + texte est «And it came to pass that when I looked for sweet + behold darkness». Le texte de la traduction anglaise est + «When I looked for good, then evil came _unto me_, and when + I waited for light, there came darkness».] + + Mais ce n'est pas tout. Déjà les bassets saints, la meute à + fornication, commencent à quêter la voie et je m'attends à chaque + instant à les voir lâchés et à les entendre derrière moi donner + de la voix. Mais comme je suis un vieux renard je leur donnerai + des détours et des ruses et, bientôt, j'ai l'intention d'aller me + terrer dans les montagnes de la Jamaïque. + +C'est qu'effectivement la Kirk-Session avait déjà vent de toute +l'aventure. Rien ne donne la sensation directe de la rapidité +d'information et de l'inquisition de ces singuliers tribunaux comme +les procès-verbaux où sont enregistrées les diverses phrases de +l'histoire de Burns et de Jane Armour. Ce fut notre bonne fortune +d'arriver à Mauchline au moment où le ministre de la paroisse, le +Révérend Edgard, préparait ses études sur la vie religieuse en Écosse; +et c'est un de nos bons souvenirs que le soir où, après avoir entendu +une de ses substantielles conférences sur tout ce vieux monde disparu, +nous découvrîmes, en feuilletant avec lui ces cahiers jaunis, ces +souvenirs qui, à notre connaissance, paraissent pour la première fois +dans une biographie du poète. Voici le début et les premiers indices: + + Avril, le 2.--La session étant informée qu'on dit que Jane + Armour, femme non mariée, est enceinte, et qu'elle a disparu de + l'endroit où elle demeurait récemment pour aller résider + ailleurs, la session pense qu'il est de son devoir de faire une + enquête sur la vérité on la fausseté de cette rumeur. + + Dans l'intervalle, elle charge deux de ses membres, à savoir + James Lamie et William Fisher, d'aller entretenir, à ce sujet, + les parents qui, elle l'espère, seront disposés à prêter leur + concours à la session, comme cela est le devoir et comme il sied, + et feront leur déclaration. + + * * * * * + + «Avril, le 9.--James Lamie expose qu'il a parlé à Mary Smith, + mère de Jane Armour, qui lui a dit qu'elle ne soupçonnait pas sa + fille d'être enceinte, que celle-ci était allée à Paisley pour + voir ses parents et qu'elle ne tarderait pas à rentrer». + +Il n'est pas inutile de remarquer qu'un des deux membres chargés de +cette délicate mission était le fameux _Holy Willie_, lui-même, +l'homme à la prière. Le digne homme put avoir de bien douces +dégustations de fiel en pensant à cette nouvelle imprudence de son +ennemi. Au moment de la satire, on n'avait pas pu atteindre ce méchant +gars, mais voici qu'il s'offrait de lui-même. «Malheureusement pour +moi, dit Burns au moment où il se félicite d'avoir échappé à +l'artillerie de la session, malheureusement pour moi mes sottes +escapades m'amenèrent, par un autre côté, juste en face et à portée de +leurs plus lourds projectiles[276]». Nous aurons, dans les mêmes +extraits, la suite de cette histoire. En attendant on voit que rien ne +manquait aux tribulations de Burns, et que les anxiétés l'assaillaient +au dehors comme au dedans. + + [Note 276: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Cette période de sa vie fut vraiment en proie à un chagrin indicible, +qui ne se ramassait pas en quelques heures douloureuses, mais qui se +répandait dans tous les instants. Dans ses lettres les plus +insignifiantes, il affleure à la surface entre les formules les plus +banales. «Rappelez-vous un pauvre poète luttant, dans vos prières. Il +attend, avec crainte et tremblement, ce moment important pour lui, qui +peut-être frappera la médaille de l'empreinte d'une disgrâce éternelle +pour votre humble, affligé, tourmenté, Robert Burns[277]». Et dans une +autre lettre: «Ce sont les sentiments plaintifs, naturels à un coeur +que, ainsi que l'élégant et touchant Gray le dit, la mélancolie a +marqué pour un des siens[278]». Cette tristesse était devenue chez lui +une idée fixe qui se saisissait des moindres faits et leur donnait +l'aspect inquiétant d'un présage funeste ou d'une affligeante leçon. +En labourant un champ, si sa charrue bouleverse un pied de +pâquerettes, aussitôt le rapprochement s'offre à des yeux fixés +toujours sur la même pensée. + + [Note 277: _To Mr Mac Whinnie_, 17th April, 1786.] + + [Note 278: _To Mr John Kennedy_, 20 April 1786. L'expression + se trouve à la fin de l'_Elegy written in a Country + Churchyard_.] + + Petite modeste fleur, cerclée de cramoisi, + Tu m'as rencontré dans une heure mauvaise, + Il a fallu que j'écrase dans la poussière + Ta tige mince: + T'épargner maintenant n'est plus en mon pouvoir, + Toi jolie perle. + + Toi-même, toi qui gémis sur le destin de la pâquerette, + Ce destin est le tien, à une date prochaine, + Le soc de l'âpre Ruine arrive droit + En plein sur ta jeunesse, + Bientôt, être écrasé sous le poids du sillon + Sera ta destinée[279]. + + [Note 279: _To a Mountain Daisy._] + +Mais cette image, d'une mélancolie gracieuse, ne lui suffit pas; il y +en a une seule qui rend ce qu'il y a de démesuré et de tourmenté dans +son chagrin: c'est la plus complète image de l'impuissance de l'homme, +toujours la même, celle qui est empruntée aux tempêtes de mer. Il +s'est détourné de la donnée de la pièce et de la suite naturelle des +comparaisons, pour introduire, de force, hors de sa place, l'image +qu'il porte partout avec lui et dont il ne peut se débarrasser: + + Tel est le destin de l'humble barde, + Sur le rude Océan de la vie, sous une mauvaise étoile, + Il est inhabile à consulter la carte + Du savoir prudent, + Jusqu'à ce que les houles l'emportent, + Que les rafales soufflent dur, + Et qu'il succombe[279]. + +Cet état d'esprit produisit toute une série de poèmes d'une teinte +funèbre et dont les titres suffisent à indiquer les sujets: _à la +Ruine_, _Désespoir_, _Lamentation_. Ils sont tous éloquents. La +plupart sont très personnels et, comme il arrive souvent chez Burns, +pleins de détails fournis par les circonstances dans lesquelles ils +ont été écrits. On y reconnaît le milieu et la saison. Dans une de ces +pièces, c'est le printemps dans les champs, avec ses gaîtés de fleurs +et d'oiseaux et son réveil d'occupations rustiques. La nature réjouie +voit sa robe reprendre ses couleurs vernales et sa chevelure de +feuillage ondule dans la brise, toute fraîche de rosée. Une fête est +partout; la violette et la primevère fleurissent; le merle et le linot +chantent; le laboureur excite gaiement son attelage et la joie est +avec le semeur attentif qui fait de grands pas. Mais le pauvre poète +blessé glisse à travers ces scènes comme un fantôme épuisé de douleur, +et pour lui la vie est un songe fatigant, le songe d'un homme qui ne +s'éveille jamais: + + Viens, Hiver, avec ton hurlement courroucé, + Et, furieux, ploie l'arbre dénudé; + Tes ténèbres calmeront mon âme désolée, + Quand la nature entière sera triste comme moi[280]. + + [Note 280: _Song, composed in Spring._] + +Parfois, comme dans la _Lamentation_, c'est la nuit; tandis que les +mortels dorment soulagés de leurs soucis, errant dans la campagne il +cherche, dans la solitude et la vue des endroits familiers, cette +recrudescence déchirante et étrangement poursuivie dont nous aimons à +sentir nos regrets s'aviver. La pâle lune luit silencieusement et, +sous sa blême et froide clarté, il vient se lamenter de ce que la vie +et l'amour ne soient qu'un songe. Il raconte ses nuits sans sommeil et +harassées de chagrin, et ses matins où il voit s'allonger la file des +heures pénibles et lentes; jusqu'à ce que l'image des heures +amoureuses lui revienne et que le souvenir des moments heureux le +ressaisisse[281]. + + [Note 281: _The Lament, occasioned by the unfortunate issue + of a friend's Amour._] + + Ô toi, orbe pâle, qui brilles silencieux, + Tandis que sommeillent les mortels délivrés de leurs soucis, + Tu vois un malheureux qui languit intérieurement + Et erre ici pour gémir et pleurer! + Chaque nuit, je tiens veillée avec la Douleur, + Sous tes rayons blêmes, sans chaleur; + Et je me plains, en lamentations profondes, + Que la vie et l'amour ne sont qu'un songe. + + Oh! se peut-il qu'elle ait un coeur si bas, + Si perdu à l'honneur, si perdu à la foi, + Qu'elle abandonne l'amant le plus épris, + L'époux à qui sa jeunesse s'est liée? + Hélas! le sentier de la vie peut être rude! + Sa route peut la conduire à travers d'âpres détresses! + Qui alors adoucira ses angoisses et ses peines, + Qui partagera ses chagrins pour les diminuer? + + Le matin, qui annonce l'approche du jour, + M'éveille pour le labeur et la douleur; + Je vois, en longue série, les heures + Où je dois souffrir, se traîner lentement; + Mainte angoisse, mainte torture, + Cortège affreux du souvenir, + Tordront mon âme, avant que Phoebus s'abaissant + Ne baise au loin la mer occidentale. + + Et quand, la nuit, je me jette sur ma couche, + Meurtri, harassé de soucis et de chagrin, + Mes nerfs brisés de fatigue, mes yeux usés de larmes + Veillent comme les voleurs nocturnes: + Ou si je sommeille, l'imagination, maîtresse, + Règne, farouche, hagarde, folle d'épouvante: + Même le jour, malgré ses amertumes, est un soulagement + Après ces nuits qui respirent l'horreur. + +Dans le _Désespoir_, pièce composée peut-être après les autres, en un +de ces moments où la douleur tend à se généraliser en réflexions et +s'infiltre, pour ainsi dire, dans les idées, la souffrance devient une +vue pessimiste de la vie humaine. + + Accablé de chagrin, accablé de souci, + Fardeau plus lourd que je ne puis porter, + Je m'assieds à terre et je soupire: + «Ô vie, tu es une charge douloureuse, + Sur une route âpre et fatigante, + Pour des malheureux tels que moi! + Quand je jette mon regard dans le sombre passé, + Quelles scènes pénibles apparaissent! + Quelles peines nouvelles peuvent me percer? + J'ai trop lieu de les redouter! + Toujours soucieux, désespérant, + Tel est mon sort amer: + Mes douleurs ici-bas ne se fermeront + Que lorsque se fermera ma tombe. + + Ô jours enviables, jours de jeunesse, + Vous qui dansiez insouciants dans le labyrinthe du plaisir, + Ignorant le souci et le mal! + Pourquoi vous échanger contre des moments plus mûrs, + Pour sentir les folies et les crimes + Des autres ou les miens propres! + Et vous, petits enfants, qui innocemment jouez + Comme des linots dans les buissons, + Vous ne savez pas quels maux vous demandez + Quand vous désirez être des hommes; + Les pertes, les peines, + Qui saisissent l'homme mûr; + Rien que des alarmes, rien que des larmes + Pour la vieillesse obscurcie[282]!» + + [Note 282: _Despondency, an ode._] + +Cette désespérance atteint son apogée dans un appel à la mort, au-delà +duquel il n'y a plus que le suicide. + + «Et toi, puissance hideuse, abhorrée par la vie, + Tant que la vie a un plaisir à offrir, + Oh! écoute la prière d'un misérable! + Je ne recule plus épouvanté, je n'ai plus peur; + Je brigue, je mendie ton aide amicale, + Pour clore cette scène de souci! + Quand donc mon âme, dans une paix silencieuse, + Terminera-t-elle le jour attristé de la vie? + Quand mon coeur lassé cessera-t-il ses battements, + Refroidi, pourrissant dans l'argile? + Plus de crainte, plus de larmes, + Pour souiller mon visage inanimé, + Embrassé et serré + Dans ton étreinte glaciale![283] + + [Note 283: _To Ruin._] + +Toutes ces pièces et la lettre que nous citions plus haut sont d'avril +et de mai 1786. Ces productions véritablement désespérées sont serrées +les unes contre les autres dans le court espace de quelques semaines. +Il n'y avait évidemment pas de repos pour l'esprit misérable de Burns +dans l'intervalle de l'une à l'autre; sa douleur ne prit pas haleine +une seule fois. À la surface, il resta gai; sa fierté et son +excitabilité sociale le soutenaient. Il chercha à oublier ou tout au +moins à s'étourdir, et probablement cette maudite époque de sa vie est +responsable de l'habitude de boire qui lui devint plus tard funeste. +En effet Gilbert dit que, ni pendant le séjour à Tarbolton, ni pendant +le séjour à Mauchline jusqu'au moment où il devint auteur, il ne le +vit pas une seule fois en état d'ivresse, et il attribue le changement +survenu dans sa conduite à ce que, devenant célèbre, il fut plus +recherché[284]. Ce motif est à peine plausible. Burns était depuis +longtemps aimé dans son entourage, assez connu dans les villages +voisins, assez fêté de toutes parts pour qu'il n'y eût de réunion sans +qu'il y fût et sans qu'il en devînt aussitôt le roi. Il y avait beaux +jours que les occasions l'assaillaient, et s'il avait résisté à celles +qu'il avait rencontrées, il pouvait résister à toutes. Assurément, il +ne faisait pas fi d'un gobelet de whiskey, «l'âme des jeux et des +caprices[285]», et il aimait John Barleycorn le roi des grains. Mais +c'était dans la mesure où, depuis qu'en faisant fermenter le raisin ou +l'orge l'homme a trouvé le moyen de faire aussi fermenter sa pensée, +il semble qu'il soit permis, tant cela est universel et naturel, de +surexciter son imagination et de tendre, au-dessus des tristesses de +la vie, un léger arc-en-ciel de joie factice. C'était dans la mesure +où boire avec un compagnon noue plus rapidement les connaissances et +fait plus rapidement mûrir l'amitié. + + [Note 284: _Gilbert's Narrative._] + + [Note 285: _Scotch Drink._] + + Nous ferons résonner la mesure de quatre, + «Nous la baptiserons avec de l'eau fumante, + Et puis, nous nous asseoirons et nous boirons notre coup + Pour nous réjouir le coeur; + Et ma foi, nous aurons fait meilleure connaissance + Avant que nous nous quittions[286].» + + [Note 286: _Second Epistle to John Lapraik._] + +Mais il n'avait jamais outrepassé les limites et n'avait cherché, dans +les cabarets de village que la compagnie d'amis, et dans la boisson +qu'un pétillement de verve. C'est pendant ces semaines mauvaises qu'il +semble qu'il se soit mis, pour la première fois, à boire lourdement, +qu'il ait cherché dans l'ivresse non plus la surexcitation mais la +stupeur. Afin de trouver l'oubli, il a été jusqu'au point où +s'engourdissent du même coup la pensée et la souffrance. Il s'est jeté +dans des orgies plus épaisses, avec une sorte de fureur et de bravade +farouche. Il a apporté dans la boisson, ce besoin de défi qui pousse +les amoureux; il a parié de boire plus que les autres; il a fait +toutes les extravagances de tant de pauvres coeurs qui ont cru +s'étourdir. Il le dit lui-même: «J'ai essayé souvent de l'oublier, je +me suis plongé dans toutes sortes de désordres et d'orgies: réunions +maçonniques, assauts de boissons et autres folies pour la chasser de +ma tête, mais tout a été vain![287]» Ce n'est plus la légère +excitation faite presque entière de rire, de paroles et de verve +bruyante, dans laquelle sa nature exubérante se plaisait; c'est la +vraie ivresse, celle qui va jusqu'au bout et continue à outrance, +jusqu'à ce que la raison, la parole, l'être entier chancelle et que le +dernier mot appartienne à la boisson. Gilbert avait raison en disant +que son frère n'avait connu cette dégradation qu'au moment où il +devint auteur. Il se trompe sur les causes qui l'y ont poussé. Burns, +hélas! n'est pas le seul des poètes que «les voeux brisés d'une femme +sans foi[288]» aient poussé dans cette voie fatale, où maints ont +laissé leur santé, et quelques-uns leur génie. + + [Note 287: _To Mr David Brice_, 12th June, 1786.] + + [Note 288: _The Lament._] + + * * * * * + +En voyant les ravages que cet amour a faits dans le coeur de Burns et +en songeant à la place qu'il a tenue dans la suite de sa vie, il est +impossible de ne pas se demander ce que fut cette passion si +cruellement despotique, ce qu'était la femme qui l'a inspirée. Elle ne +semble pas avoir été belle. Brune, avec des cheveux noirs épais et des +yeux noirs brillants, ce qui frappe en elle c'est quelque chose de +bien pris et de net dans les formes du corps, d'alerte et de ferme +dans l'allure, la grâce qui ressort de mouvements souples, d'un pas +libre et décidé. Burns faisait allusion à cette élégance de tournure +quand, en parlant de la Nymphe de la _Vision_, il disait: + + «Sa robe--en tartan brillant--coulait, descendait, + Laissant voir simplement la moitié de sa jambe; + Et quelle jambe! ma jolie Jane + Seule aurait la pareille, + Si droite, si effilée, si bien prise, si nette; + Aucune autre n'en approchait[289].» + + [Note 289: _The Vision._] + +Elle conserva jusqu'avant dans la vie la jeunesse de démarche et +l'activité qui avaient été son grand attrait. Il est probable +cependant qu'elle avait dans les manières quelque chose de vif et de +séduisant, et cette gaîté de caractère dont le charme est grand. Son +esprit était ordinaire et on pourrait croire, si l'on s'en tenait à +ses premières relations avec Burns, que son coeur l'était encore +davantage. + +Et cet amour lui-même, quelle place occupe-t-il dans la nomenclature +des amours de Burns? Violent, véhément, sincère, il le fut sans doute; +mais ce sont là des caractères qui peuvent être communs à bien des +passions dont l'essence est différente. Si on regarde d'un peu plus +près celui-ci, on ne tarde pas à voir qu'il relevait presque +exclusivement des sens. Ce qui frappe dans les pièces qui s'y +rattachent, c'est le ton voluptueux qui y domine. Elles sont faites +uniquement de sensations physiques, contenues dans des expressions +brûlantes. + + Ce ne sont pas des pensées poétiques, feintes et vaines, + Qui réclament mes tristes lamentations délaissées de l'amour; + Ce n'est pas un pipeau de berger, des chants d'Arcadie, + Ni des tortures imaginaires, bizarres et faibles; + La foi échangée, la flamme mutuelle, + Les pouvoirs célestes souvent attestés, + Le tendre nom de père qui m'était promis, + C'étaient là les gages de mon amour. + + Quand ses bras étreignants m'encerclaient, + Comme les instants extasiés s'envolaient! + Combien j'ai souhaité les charmes de la fortune + Pour l'amour de ma chérie, de ma seule chérie! + Et faut-il que je le pense! est-elle partie + La fierté secrète de mon coeur joyeux, + Et entend-elle, insouciante, mes plaintes, + Et est-elle à jamais, à jamais perdue?[290] + + [Note 290: _The Lament._] + +Les souvenirs auxquels se complaisent ces «pensées qu'il rassemble +comme un trésor[290]», ont parfois une infinie douceur de caresse, +parfois un emportement de lascivité; ils sont tout matériels. La +poésie en est merveilleuse, toutes ces strophes sont encore ardentes +et comme enveloppées d'une chaude atmosphère pourpre, toute de +baisers. Depuis les sonnets de Shakspeare, il ne s'était rien vu dans +la littérature anglaise qui eût cette sincérité et cette splendeur de +sensualité: + + Ô toi, reine brillante, qui, au-dessus de la plaine, + Règnes maintenant dans le ciel, d'un empire illimité! + Souvent, ton regard, qui suit silencieusement, + Nous a vus nous égarer, errant amoureusement; + Le temps, inaperçu, s'enfuyait, + Tandis que le pouls voluptueux de l'amour battait fortement, + Quand sous tes rayons aux clartés d'argent + Nous voyions nos yeux s'enflammer mutuellement. + + Ô scènes, fixées en un puissant souvenir! + Scènes qui jamais, jamais ne reviendront! + Scènes, qui, si j'oublie parfois dans la stupeur, + Dès que je les ressens de nouveau, m'embrasent de nouveau! + Arraché à toutes les joies et à tous les plaisirs, + À travers le vallon désolé de la vie, j'erre; + Et sans espoir, sans secours, je lamenterai + Les voeux brisés d'une femme infidèle[291]. + + [Note 291: _The Lament._] + +Dans ses lettres aussi, n'est-ce pas toujours le côté sensuel de cet +amour qui reparaît? Il n'en parle jamais sans que le trait dominant ne +soit un détail physique. «Ma pauvre chère infortunée Jane, comme j'ai +été heureux dans tes bras![292]» Et plus tard il s'écrie dans une +expression où la sensation de la possession est fortement rendue et +dont la sensualité est presque intraduisible: «_I don't think I shall +ever meet with so delicious an armful again._ Je ne retrouverai jamais +une si délicieuse embrassée[293]». On verra que cet amour conservera +toujours le même caractère. + + [Note 292: _To Mr David Brice._ 12th June, 1786.] + + [Note 293: _To Gavin Hamilton._ 7th Jan, 1787.] + + * * * * * + +Cette même aventure allait exercer sur la vie de Burns une influence +toute différente et non moins importante. À la suite de la rupture, +son départ pour la Jamaïque, qui n'avait été qu'une offre, devint une +résolution[294]. Désireux de s'expatrier à tout prix, il s'entendit +avec un Dr Douglas pour aller être quelque chose comme un teneur de +livres ou un gérant de propriétés[295]. Telle était la pénurie de +Burns qu'il songea à s'engager comme matelot pour pouvoir faire le +passage. Son ami et fidèle protecteur, Gavin Hamilton, lui donna le +conseil, afin de se procurer l'argent nécessaire pour le voyage, de +publier ses poésies par souscription. C'était un mode de publication +fréquent au XVIIIe siècle. Il lui dit que son nom lui assurait assez +de souscripteurs pour garantir le placement d'un nombre de volumes +suffisant à laisser un petit profit. Ce serait pour payer son passage +à bord d'un navire et se mettre en train là-bas, de l'autre côté des +mers[296]. On a vu que Burns avait assez pris conscience de sa valeur +pour qu'une proposition de ce genre ne l'étonnât pas. Il accepta et se +mit sur le champ à distribuer à ses amis des circulaires de +souscription. Il le fit avec beaucoup d'activité et, pendant tout ce +lamentable mois d'avril, on le voit occupé à envoyer de droite et de +gauche une petite feuille imprimée qui portait: + + [Note 294: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + [Note 295: Scott Douglas, vol. IV, p. 141.] + + [Note 296: _Gilbert's Narrative._] + + Proposition pour publier par souscription + les POÈMES ÉCOSSAIS, par ROBERT BURNS. + + Le livre sera élégamment imprimé en un volume in-octavo. Prix, + broché, trois shellings. Comme l'auteur n'a pas la moindre vue + mercenaire en publiant, aussitôt qu'il y aura assez de + souscripteurs pour défrayer les dépenses nécessaires, l'ouvrage + sera envoyé à la presse[297]. + + [Note 297: Scott Douglas, tom. I, p. 113.] + +Cette proposition sembla, tout de suite, être accueillie avec faveur. +On trouve, dans la correspondance de ce mois d'avril, des +remerciements à des personnes qui réclament des listes[298]. Gavin +Hamilton s'était chargé d'en placer un bon nombre. Tous ses autres +amis, pris de pitié pour ce pauvre garçon, s'en occupaient aussi; il +devint aussitôt évident que le nombre de souscripteurs serait plus que +suffisant et qu'il allait falloir s'occuper de l'impression. + + [Note 298: _Letters: to Robert Aiken._ 3rd April 1786; _to + John Ballantine_ 14th April; _to Mr Mac Whinnie._ 17th April + 1786; _to Mr John Kennedy_ 30th April.] + +C'est ainsi que ces mois de mars et d'avril 1786 se passèrent pour +Robert Burns et c'était avec raison qu'il disait plus tard: «Ce fut +une terrible affaire, dont je ne puis encore supporter le souvenir, +elle me donna une ou deux des principales qualités pour prendre place +parmi ceux qui ont perdu la carte et brouillé tous les calculs de la +raison[299]». + + [Note 299: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + * * * * * + +Ici s'intercale un des plus étranges et des plus mystérieux épisodes +de la vie de Burns, celui de Highland Mary, de Mary des Hautes-Terres. +Il resta longtemps ignoré. Burns, de son vivant, n'en parla jamais +qu'avec réserve et l'entoura d'une sorte de silence. Quand il fut +forcé d'en dire quelques mots, à propos des pièces qui portaient le +nom de Highland Mary, il le fit d'une manière très vague et très +évasive. Il y fait allusion comme à un événement du temps passé: «le +sujet est un des passages les plus intéressants de mes jours de +jeunesse[300]», ou «ceci est une de mes compositions du commencement +de ma vie, avant que je fusse du tout connu dans le monde[301].» +C'est, avec quelques mots cités plus loin, tout ce qu'il en laissa +jamais échapper. Après sa mort, sa famille semble avoir désiré laisser +dans l'ombre et l'oubli cet incident. Il est de toute évidence que, +lorsque le Dr Currie prépara son édition de Burns, il reçut de Gilbert +des confidences partielles à ce sujet, mais en même temps des +recommandations de n'en point parler. C'est ce qu'impliquent les +lignes suivantes: «Les rivages de l'Ayr furent la scène de passions de +sa jeunesse, d'une nature encore plus tendre; il ne conviendrait pas +d'en révéler l'histoire quand bien même cela serait en notre pouvoir; +on n'en pourra bientôt plus découvrir les traces que dans ces poèmes +pleins de nature et de sensibilité auxquels elles ont donné naissance. +On sait que la chanson intitulée Mary des Hautes-Terres se rapporte à +un de ces attachements. L'objet de cette passion mourut au début de la +vie, et l'impression laissée sur l'esprit de Burns semble avoir été +profonde et durable[302].» Il s'en fallut de peu en effet--et cela eût +peut-être été à souhaiter pour la mémoire de Robert Burns--que cette +histoire passât comme un événement indistinct et secondaire. Aucun des +biographes du poète n'avait pris la peine d'en marquer ni la date, ni +l'importance. M. Scott Douglas, avec beaucoup de pénétration et de +patience, est parvenu à élucider ce point obscur, et le résultat de +ses recherches a été une révélation imprévue et, par certains côtés, +affligeante. Au moment même où, le coeur saignant de la blessure faite +par Jane, Burns poussait ces plaintes déchirantes, il est désormais +certain qu'il aima ou crut aimer une autre femme et surtout qu'il se +fit aimer d'elle[303]. + + [Note 300: _Letter to Thomson._ 14th Nov, 1792.] + + [Note 301: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's + museum._] + + [Note 302: Currie. _Life of Burns_, p. 30.] + + [Note 303: Voir dans Scott Douglas, vol. IV, p. 120-130, et + dans son édition de Lockhart, p. 336-339, la suite de faits + et de raisonnements par lesquels il a établi irréfutablement + ce fait. Cette vague aventure flottait quelque part dans la + jeunesse de Burns. Il l'a saisie et fixée à sa véritable + date et dans ses vraies circonstances. Dans l'édition de + Currie, que nous possédons et qui lui a appartenu, se trouve + le premier soupçon de cette histoire et le cri de surprise + qu'il lui arracha. Au bas de la colonne (p. 31) où se + trouvent les vagues allusions de Currie, il a écrit: «Who + can tell the date?--Can it be possible that 1786 was the + year? When he was under vows to Miss Armour? Else what can + be the meaning of «_Will ye go to the Indies Mary?!!!_» + Évidemment, on saisit là la minute où, pour la première + fois, la pensée qu'une pareille chose était possible + traversa le cerveau de Scott Douglas. On verra l'importance + de cette découverte, à travers toute la vie de Burns.] + +Il y avait, dans le domaine de Coilsfield, situé à quelque distance de +Mossgiel et habité alors par le colonel Hugh Montgomery, une jeune +fille des Hautes-Terres, nommée Mary Campbell. Elle était employée +comme servante et avait charge de la laiterie. Elle avait été +auparavant chez Gavin Hamilton, l'ami de Burns, où il est probable que +celui-ci la vit pour la première fois[304]. C'était une étrangère, et +on se rappelle peu de chose d'elle; personne ne se doutait de la +poésie qui glorifierait un jour son nom. Il semble probable que Burns +avait déjà tenté de lui faire la cour, car sa soeur Mrs Begg se +souvenait de lui avoir entendu dire à son domestique John Blane que +«Mary avait refusé de le rencontrer dans le vieux château». C'était la +tour démantelée d'un ancien prieuré près de la maison de M. +Hamilton[304]. Il est probable aussi que sa passion pour Jane avait +coupé court à ces velléités. + + [Note 304: Chambers, tom. I, p. 252.] + +Quand il fut repoussé par les Armour, comment se retourna-t-il vers +cette jeune fille, et comment celle-ci reçut-elle des hommages qu'elle +paraît d'abord avoir tenus à distance? Peut-être fut-elle portée vers +lui par cette pitié féminine que la douleur attire, et il est plus +vraisemblable encore que lui alla vers elle parce qu'il souffrait. Il +y a dans l'âme humaine de ces réactions. Lorsqu'elle a été endolorie +par les déceptions et qu'elle est toute brisée d'une trahison, elle +est prise d'un grand besoin de sécurité et de confiance. Elle va, +comme un voyageur fatigué, aux sources pures et limpides qui coulent +dans les âmes tranquilles et simples. Après les amours orageux, elle +aspire à ceux qui calment, reposent et consolent. Mais c'est un +hasardeux essai, un remède dangereux. Car si la passion qui affole et +torture revient, avant que l'affection qui apaise et guérit n'ait +achevé son oeuvre, le charme reprend et il ne reste alors qu'une +sacrifiée. Burns était brisé; il alla vers la douce Mary, parce +qu'elle formait avec Jane un contraste complet. Blonde avec les yeux +azurés des gens des Hautes-Terres, elle passe dans cette histoire +agitée comme une figure touchante, et laisse après elle une impression +d'affection silencieuse, de modestie et de pureté. + +Ces nouvelles amours avancèrent avec une étrange rapidité. Le groupe +de chants de désespoir qui maudissent la trahison de Jane couvre une +partie du mois d'avril. Dès le commencement de mai, Burns s'était +fiancé à Mary, avant de partir, comme il le croyait, pour la Jamaïque. +Lui-même a laissé en quelques mots le récit de ces fiançailles: «Ma +jeune fille des Hautes-Terres, dit-il, était une charmante créature au +coeur le plus aimant qui ait jamais béni un homme d'un généreux amour. +Après une assez longue durée du plus ardent attachement réciproque, +nous convînmes de nous rencontrer, le second dimanche de mai, dans un +endroit retiré, près des bords de l'Ayr, où nous passâmes la journée à +nous dire adieu avant qu'elle s'embarquât pour les Hautes-Terres de +l'Ouest, afin d'arranger les choses dans sa famille pour notre +changement de vie projeté[305]». + + [Note 305: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's + museum._] + +La scène de ces fiançailles et de ces adieux est célèbre dans +l'histoire de la poésie anglaise. Tout contribue à lui donner un +caractère de grâce pastorale et de mélancolie: la beauté du lieu, la +destinée des personnages et la douceur des vers qu'elle a produits. +C'est près de la résidence de Coilsfield, à l'endroit où le petit +ruisseau de la Flail rejoint la rivière d'Ayr, qu'on montre l'aubépine +près de laquelle les amants se rencontrèrent. Le cours de l'Ayr, entre +des bords raides et verts, est pittoresque jusqu'à son embouchure; il +ne l'est nulle part davantage que dans cet endroit fait à souhait et +choisi par un poète. L'eau peu profonde coule sur des cailloux, entre +la rive basse et sablonneuse où débouche la Flail, et l'autre rive +escarpée, qui disparaît sous un manteau d'églantiers, de +chèvrefeuilles et de bruyères, dans les épaisseurs duquel le printemps +sème des milliers d'hyacinthes violettes. C'est une retraite charmante +et intime. Tout autour ondule un horizon de collines boisées. Si l'on +jette sur ce tableau le silence solennel d'un dimanche écossais, si +l'on met dans l'âme des deux personnages, le respect, la révérence +qu'inspire le jour sacré, on a quelque idée du sentiment qui présida à +cette scène et on comprend qu'elle soit pour les Écossais grave et +presque religieuse. Cromek raconte que leurs fiançailles, qui étaient +en même temps leurs adieux, s'accomplirent «avec ces cérémonies si +simples et frappantes que le sentiment rustique a inventées pour +prolonger les émotions tendres et les consacrer.» Ils se tinrent +debout de chaque côté du ruisseau; ils se lavèrent les mains dans le +courant et, tenant une Bible entre eux, prononcèrent leur voeu d'être +fidèles l'un à l'autre[306]. On a retrouvé la Bible en deux volumes +que Burns donna à sa fiancée. Sur le premier volume était écrit le nom +de Mary Campbell, suivi de la marque maçonnique du poète et de ces +paroles du Lévitique: «_Vous ne jurerez point faussement par mon nom. +Je suis l'Éternel._» Sur le second volume était écrit: «_Robert Burns, +Mossgiel_», également avec la marque maçonnique, et ces mots de St. +Matthieu: «_Tu ne te parjureras point, mais tu t'acquitteras envers le +Seigneur de ce que tu as déclaré par serment[307]._» Les heures +radieuses s'envolèrent, sur lesquelles flottaient des parfums, faites +pour eux de tendresse voilée par la mélancolie des adieux et +sanctifiée par une solennelle promesse. Quand l'ouest étincelant +proclama la fuite du jour, les amants se séparèrent, pour ne jamais se +retrouver. Mais le lieu où fleurit l'aubépine blanche de Burns est +devenu, pour une partie du monde, aussi précieux que celui où poussent +sur les talus les petites pervenches bleues de Rousseau. + + [Note 306: Cromek. _Reliques of Burns._] + + [Note 307: Les deux volumes se trouvent dans le monument de + Burns près d'Ayr.] + +On peut juger de la ferveur et de la gravité des voeux que Burns avait +prononcés d'après cette pièce dans laquelle il les rappelle et les +renouvelle: + + Veux-tu venir aux Indes, ma Mary, + Et quitter le rivage de la vieille Écosse? + Veux-tu venir aux Indes, ma Mary, + À travers le rugissement de l'Atlantique? + + Oh! doucement croissent le citron et l'orange, + Et l'ananas sur son arbre; + Mais tous les charmes des Indes + Ne sauraient jamais égaler les tiens. + + J'ai juré par les cieux à ma Mary, + J'ai juré par les cieux d'être fidèle; + Et puissent aussi les cieux m'oublier, + Le jour où j'oublierai mon voeu! + + Oh! donne-moi ta foi, ma Mary, + Et donne-moi ta main blanche comme la neige; + Oh! donne-moi ta foi, ma Mary! + Avant que je quitte la grève de l'Écosse! + + Nous nous sommes donné notre foi, ma Mary, + De nous unir en affection mutuelle; + Et maudite soit la cause qui nous séparera + L'heure et le moment du temps[308]! + + [Note 308: _Will ye go to the Indies, my Mary?_] + +C'est avec ces assurances et cette musique de promesses emportée en +elle, que la douce Mary Campbell partit pour les Hautes-Terres. Pauvre +fille! + + * * * * * + +Mais nous ne sommes pas encore au terme des surprises. Le dimanche où +il avait dit adieu à Mary Campbell tombait le 14 mai. Jane Armour +revint de Paisley dans les premiers jours du mois suivant. Moins d'un +mois après la promesse du bord de l'Ayr, le 12 juin, il écrivait cette +incroyable lettre: + + «La pauvre, mal conseillée, ingrate Armour est rentrée chez elle, + vendredi dernier. Vous connaissez tous les détails de cette + affaire et c'est une sombre affaire. Ce qu'elle pense maintenant + de sa conduite, je ne le sais pas. Ce que je sais c'est qu'elle + m'a rendu complètement misérable. Jamais homme n'a aimé ou plutôt + adoré une femme plus que je ne l'ai adorée; et, pour confesser + une vérité entre vous et moi, je l'aime encore, après tout, + jusqu'à la folie, bien que je ne voulusse pas le lui dire si je + la voyais, ce que je ne souhaite pas. Ma pauvre chère infortunée + Jane, comme j'ai été heureux dans tes bras! Ce n'est pas de la + perdre qui me rend si malheureux; mais c'est surtout à cause + d'elle que je crains. Je prévois qu'elle est sur la route qui + mène, je le redoute, à la ruine éternelle. + + Puisse Dieu tout puissant lui pardonner son ingratitude et son + parjure envers moi, comme du fond de mon âme, je lui pardonne; et + puisse sa grâce être avec elle et la bénir dans l'avenir. Je n'ai + pas de plus exacte idée de l'endroit des châtiments éternels que + ce que j'ai ressenti dans mon âme à cause d'elle. Je me suis jeté + dans toutes sortes de dissipations et d'orgies, réunions + maçonniques, assauts de boire et autres folies pour la chasser de + ma tête et tout cela est vain. Et maintenant, au grand remède! Le + navire est en train de revenir qui doit m'emporter à la Jamaïque, + et alors adieu, chère vieille Écosse, adieu, chère ingrate Jane, + car jamais, jamais plus je ne vous reverrai[309].» + + [Note 309: _To David Brice._ 12th June, 1786.] + +Et le 9 juillet, il écrivait à un autre correspondant, son ami John +Richmond d'Édimbourg: + + «J'ai été pour voir Armour depuis qu'elle est de retour, + nullement en vue d'une réconciliation, mais simplement pour + m'informer de sa santé, et à vous, je puis le confesser, par + suite d'une sotte et importune tendresse fort mal placée sans + doute. La mère m'a interdit la maison et Jane n'a pas montré le + repentir auquel on aurait pu s'attendre[310].» + + [Note 310: _To John Richmond._ 9th July, 1786.] + +Et ailleurs encore: + + «La pauvre Armour est de retour à Mauchline. J'ai été pour la + voir et sa mère m'a interdit la maison; elle n'a pas exprimé + beaucoup de regret de ce qu'elle a fait[311].» + + [Note 311: _To David Brice._ 17th July, 1786.] + +Comme on sent, sous ces faux prétextes, le besoin de la revoir, de se +rapprocher d'elle! Ainsi donc Jane revenue avait trouvé la nouvelle +affection mal affermie, avait eu pour complices des souvenirs trop +récents encore, s'était réinstallée dans ce coeur incertain. + +En même temps, Burns dut subir la seconde réprimande publique. En +détruisant l'acte de mariage, le vieil Armour avait rendu irrégulière +la situation de sa fille et de Burns; il en avait fait deux +délinquants. Burns, sur le point de quitter le pays, aurait pu se +soustraire à cette punition. Mais il tenait à obtenir un certificat de +célibat et cette cérémonie était l'attestation même de sa +liberté[311]. Il s'y soumit donc. Il eut à comparaître plusieurs fois +à l'église. La dernière fut le 6 août. Voici du reste, avec la suite +des procès-verbaux dont nous avons parlé plus haut, la suite et les +détails caractéristiques de cet épisode: + + Juin, le 11.--La session, étant informée que Jane Armour est + enceinte, ordonne à son officier de la convoquer pour le prochain + sabbath. + + Juin, le 18.--Conseil de session. Jane Armour convoquée n'a pas + paru mais a envoyé une lettre adressée au Ministre de la + paroisse, dont la teneur est ainsi que suit: + + Révérend Monsieur, + + Je suis sincèrement affligée d'avoir donné et de devoir donner à + votre session du tracas à cause de moi. Je reconnais que je suis + enceinte; et Robert Burns de Mossgiel est le père. Je suis avec + grand respect + + Votre très humble servante, + + Signé: JANE ARMOUR. + + Mauchline 13 juin 1786. + + L'officier devra convoquer Robert Burns à se présenter + aujourd'hui en huit jours. + + Juin, le 25.--À comparu Robert Burns et s'est reconnu le père de + l'enfant de Jane Armour. + + Signé: ROBERT BURNS. + + (On a ajouté, après coup, au mot child la terminaison du pluriel + child-ren). + + Août, le 6.--Robert Burns, John Smith, Mary Lindsay, Jane Armour + et Agnes Auld ont comparu devant la congrégation, professant leur + repentir du péché de fornication; chacun d'eux ayant comparu à + deux dimanches auparavant, ils ont aujourd'hui reçu la réprimande + et l'absolution de scandale[312]. + + [Note 312: Ces procès-verbaux ont été également copiés par + nous sur les registres de la Kirk-Session de Mauchline.] + +M. Auld, le Ministre, montra du tact. Il adoucit la réprimande et au +lieu de le faire asseoir sur l'escabeau il lui permit de se tenir +debout à sa place[313], à la condition que, s'il prospérait dans sa +vie nouvelle, il n'oublierait pas les pauvres de Mauchline[314]. Du +reste, cette nouvelle comparution semble n'avoir produit sur Burns +qu'une très mince impression, il en parle dans ses lettres sans colère +et en passant. + + [Note 313: _To David Brice._ 17th July, 1786.] + + [Note 314: R. Chambers, tom. I, p. 277.] + + * * * * * + +Pendant ces mois de juin et de juillet, le paroxysme de douleur du +mois d'avril était peu à peu tombé. L'influence adoucissante de Mary +Campbell était intervenue. L'apaisement s'était fait, et son amour +pour Jane, s'il s'était réveillé, était plus calme et avait dépouillé +sa violence. Dans cette âme mobile et ondoyante, à travers laquelle +passaient sans cesse «les vagues alternées de la crainte et de +l'espoir», les changements étaient brusques et complets. Il lui +fallait peu de temps pour passer d'une extrémité à l'autre. Il reprit +sa belle humeur, bien que la pensée du départ et d'autres dussent +assombrir plus d'une heure solitaire. Il produisit, dans ces quelques +semaines, une série de morceaux gais dont quelques-uns comme +l'_Adresse à Belzebud_, un _Songe_, ont une tendance politique, dont +d'autres sont des adieux, des notes en vers, parmi lesquelles se +trouve sa belle _Épître à un Jeune Ami_, pleine de conseils sagaces, +et d'une sagesse toute fraîche récoltée sur ses folies récentes. Il +paraissait même avoir pris parti de son départ et en parlait avec +insouciance, avec bonne humeur et presque avec gaîté. Malgré tout, +l'incompressible ressort qu'il y avait en lui, par moments, soulevait +et éparpillait tous ces chagrins. + + Vous tous qui vivez en vidant les verres, + Vous tous qui vivez en rimant les vers, + Vous tous qui vivez sans jamais réfléchir, + Allons, pleurez avec moi; + Notre camarade nous fausse compagnie + Et va par delà les mers. + + Pleurez-le, ô troupe joyeuse, + Qui chèrement aimez, par ci par là, une bordée; + Il ne se joindra plus aux éclats joyeux, + Dans le ton sociable; + Car il est parti pour un autre rivage, + Par delà les mers. + + Les jolies filles peuvent bien le pleurer, + Et dans leurs plus chères prières le placer, + Les veuves, femmes, toutes peuvent le bénir + D'un oeil plein de larmes; + Car je sais bien qu'il leur manquera beaucoup, + Par delà les mers. + + Il vit le froid nord-ouest du malheur + Longuement rassembler une amère rafale; + Une coquette enfin lui brisa le coeur, + Malheur lui en advienne! + Alors, il prit passage, devant le mât, + Par delà les mers. + + Trembler sous le gourdin de la Fortune, + N'avoir que peu d'eau et de farine pour s'emplir le ventre, + Avec son humeur fière, indépendante, + S'accordent mal; + Alors, il se roula les fesses dans un hamac, + Par delà les mers. + + Gens de la Jamaïque, traitez-le bien, + Trouvez-lui un bon abri confortable, + Vous trouverez en lui un bon garçon + Plein de joyeuseté, + Qui ne voudrait pas faire mal au diable, + Par delà les mers. + + Adieu! mon camarade, faiseur de rimes, + Votre sol natal fut de mauvais vouloir, + Mais puissiez-vous fleurir comme un lis + Maintenant et prospérer! + Je boirai mon dernier gobelet à votre santé, + Par delà les mers[315]. + + [Note 315: _On a Scotch Bard gone to the west Indies._] + +Mais il était incorrigible. En même temps que son esprit reprenait un +peu de calme, il reprenait sa veine de galanterie, séduit au point de +tout oublier, par la moindre image qui mettait son imagination en +jeu. Il y en a un exemple qui est curieux par les renseignements qu'il +donne sur sa rapidité d'impression et par la renommée même de +l'aventure. Il est curieux aussi parce qu'il complète le tableau de +cette âme dont la soudaineté et la variété d'impressions est +déconcertante et déroute les présomptions. + +Un soir du mois de juillet, il se promenait dans le domaine de +Ballochmyle qui venait d'être acheté par M. Alexander. Il suivait les +pentes escarpées au bas desquelles coule la rivière à peine visible. +C'était une de ses promenades favorites, qui l'avait déjà inspiré, +quand il avait mis sur les lèvres de la fille du propriétaire +précédent, forcé par des revers de fortune de vendre son domaine +héréditaire, ce joli et triste adieu: + + Les bois de Catrine étaient jaunis, + Les fleurs tombaient sous la pelouse de Catrine; + Aucune alouette ne chantait sur les tertres verts, + La nature apparaissait languissante; + À travers les bosquets flétris, Maria chantait, + Elle-même dans toute la fleur de la beauté; + Et les échos des bois sauvages résonnaient: + Adieu les pentes de Ballochmyle! + + Couchées dans votre lit hibernal, ô fleurs, + Vous fleurirez de nouveau fraîches et belles, + Vous, oiselets, muets dans les bosquets dépouillés, + Vous charmerez de nouveau l'air de vos voix; + Mais ici, hélas, pour moi, jamais plus + L'oiselet ne chantera ni la fleur ne sourira, + Adieu les jolies rives de l'Ayr, + Adieu, adieu, doux Ballochmyle![316] + + [Note 316: _Farewell to Ballochmyle._] + +Cette fois-ci il suivait une petite allée, quand il aperçut la soeur +du propriétaire actuel, Miss Wilhelmine Alexander. Lui-même a décrit +le tableau et raconté la scène, dans une lettre qui indique bien les +splendeurs et en même temps les délicatesses de sensations qui +passaient dans cette tête, pêle-mêle avec des choses brutales ou +grossières. C'est du reste un riche morceau de prose descriptive, et +qui donne une idée de la façon dont ce paysan écrivait: + + «J'avais erré au hasard dans les lieux préférés de ma muse, les + bords de l'Ayr, pour contempler la nature dans toute la gaîté de + l'année à son printemps. Le soleil flamboyait au-dessus des + lointaines collines à l'ouest; pas une baleine ne remuait les + fleurs cramoisies qui s'ouvraient ou les feuilles vertes qui se + déployaient. C'était un moment d'or pour un coeur poétique. + J'écoutais les gazouilleurs emplumés qui répandaient leur + harmonie de tous côtes, avec des égards de confrère; et je + sortais fréquemment de mon sentier, de peur de troubler leurs + petites chansons ou de les faire s'envoler ailleurs en les + effrayant. Sûrement, me disais-je, celui-là est un vrai misérable + qui, insoucieux de vos harmonieux efforts pour lui plaire, peut + suivre de l'oeil vos détours, afin de découvrir vos retraites + cachées et vous dépouiller de tous les biens que la nature vous a + donnés: vos plus chers trésors, vos faibles petits. Même la + branche d'aubépine blanche qui se mettait en travers du chemin, + quel coeur, en un pareil moment, pouvait s'empêcher de + s'intéresser à son bonheur et de souhaiter qu'elle fût préservée + du bétail à la dent rude ou du souffle meurtrier de l'est? Telle + était la scène et telle était l'heure, quand, dans un coin du + tableau, j'aperçus une des plus belles oeuvres de la nature qui + ait jamais couronné un paysage poétique ou ravi l'oeil d'un + poète, en exceptant ces bardes visionnaires, qui tiennent + commerce avec des êtres aériens. Si la calomnie et la raillerie + avaient passé par mon chemin, elles se seraient en ce moment + réconciliées à jamais avec un tel objet. Quelle heure + d'inspiration pour un poète! Elle aurait élevé la simple et terne + prose historique à la métaphore et au rhythme. La chanson fut le + travail de mon retour à la maison et répond peut-être pauvrement + à ce qu'on aurait pu attendre d'une pareille scène[317]. + + [Note 317: _To Miss Wilhelmina Alexander, enclosing a song + inspired by her charms_, Mossgiel 18th Nov. 1786.] + + C'était le soir, sous la rosée, les champs étaient verts, + À chaque brin d'herbe pendaient des perles; + Le Zéphyr se jouait autour des fèves, + Et emportait avec lui leur parfum; + Dans chaque vallon, le mauvis chantait, + Toute la Nature paraissait écouter, + Sauf là où les échos des bois verts résonnaient, + Parmi les pentes de Ballochmyle. + + D'un pas négligent, j'avançais, j'errais, + Mon coeur se réjouissait de la joie de la nature, + Quand, rêvant dans une clairière solitaire, + J'entrevis, par hasard, une belle jeune fille: + Son regard était comme le regard du matin, + Son air comme le sourire vernal de la nature; + La Perfection, en passant, murmurait: + «Regarde la fille de Ballochmyle.» + + Doux est le matin de mai fleuri, + Et douce est la nuit dans le tiède automne, + Quand on erre dans le gai jardin + Ou qu'on s'égare sur la lande solitaire; + Mais la femme est l'enfant chéri de la nature! + C'est là que celle-ci réunit tous ses charmes; + Mais même là, ses autres ouvrages sont éclipsés + Par la jolie fille de Ballochmyle. + + Ô que ne fut-elle une fille de campagne! + Et moi, l'heureux gars des champs! + Quoique abrité sous le plus humble toit + Qui s'éleva jamais sur les plaines Écossaises! + Sous le vent et la pluie du morose hiver, + Avec joie, avec bonheur, je travaillerais, + Et, la nuit, je presserais sur mon coeur + La jolie fille de Ballochmyle. + + Alors l'orgueil pourrait gravir les pentes glissantes, + Où brillent bien haut la gloire et les honneurs; + Et la soif de l'or pourrait tenter l'abîme, + Ou descendre et fouiller les mines de l'Inde: + Donnez-moi la chaumière sons le sapin, + Un troupeau à soigner, un sol à bêcher; + Et chaque jour aura des joies divines + Avec la jolie fille de Ballochmyle[318]. + + [Note 318: _The Lass of Ballochmyle._] + +La chose étonnante que ces imaginations-là! On peut croire que, dans +des moments comme celui-ci, Jane Armour et Mary Campbell et tous les +soucis et toutes les imprudences avec leurs suites étaient loin. Il +oubliait tout, se donnait au ravissement présent, perdu dans des +chaumières en Espagne. Il avait, autant qu'on peut l'avoir, cette +faculté des poètes et des artistes de tout oublier à chaque instant et +d'être en réalité comme des instruments qui vibrent, sans souci de +l'air précédent. Il envoya peu après cette chanson à celle qui la lui +avait inspirée, mais il n'en reçut aucune réponse. Ce silence +l'offensa car il en reparla plus tard avec une amertume peu +raisonnable[319]. Il était tout naturel que la demoiselle, fût-elle de +Ballochmyle, ne trouvât aucune réponse à faire à ce singulier paysan +qui, avec toutes les circonlocutions pastorales, n'en parlait pas +moins de la presser chaque nuit sur son coeur. Cependant Miss +Alexander apprit à être fière d'avoir inspiré ces vers au poète +inconnu en qui, ainsi que le dit le Dr Currie, avec l'élégance de son +temps «respirait la Muse de Tibulle»[320]. Elle ne se maria pas et +devint une vieille, vieille dame. Elle mourut en 1848 âgée de 88 +ans[321]. Elle avait fait encadrer la chanson reçue jadis et l'avait +avec elle partout où elle allait[322]. C'est excentrique, mais non pas +sans quelque chose de profondément féminin. Le manuscrit de la chanson +est maintenant un des objets précieux des archives de la famille +Alexander[323]. + + [Note 319: Scott Douglas, tom. I, p. 161.] + + [Note 320: Currie. _Life of Burns._] + + [Note 321: Voir dans Hately Waddell _Héroïnes of Burns_, ses + souvenirs personnels sur Miss Alexander.--Et Chambers, tom. + I, p. 289.] + + [Note 322: Chambers, tom. I, p. 289.] + + [Note 323: Nous remercions ici le colonel Alexander de la + bonne grâce avec laquelle il nous a permis de visiter + Ballochmyle et les souvenirs de Burns.] + + * * * * * + +Au milieu de ce mélange incohérent de désespoirs, de fiançailles, +d'orgies maçonniques, de productions désolées, exquises ou railleuses, +de ces adieux, de ces sautes de sentiments, de ces échappées +d'imagination, qui s'entassent du mois d'avril au mois de juillet, +Burns copiait ses poésies et corrigeait les épreuves. On avait trouvé +un imprimeur à Kilmarnock, un nommé John Wilson. Burns se rendait à +pied à Kilmarnock plusieurs fois par semaine, non sans y faire des +stations prolongées avec ses amis, au public-house du vieux Sandy, à +l'enseigne du jeu de Boules, dont le propriétaire avait une spécialité +pour la fabrication d'une certaine bière[324]. L'impression commença +probablement le 13 juin, car dans une lettre du 12 juin, il écrivait: +«Vous avez entendu dire que je deviens poète imprimé; demain mes +oeuvres vont à la presse. Je pense que ce sera un volume d'environ +deux cents pages. C'est la dernière sottise que je pense faire; +ensuite, je veux devenir un homme sage aussi vite que possible[325]». + + [Note 324: _Burns and his Kilmarnock Friends._ Appendix I.] + + [Note 325: _To David Brice_, 12th June 1786.] + +On se demande involontairement quelles pouvaient être ses +appréhensions à la veille de tenter cette aventure, si extraordinaire +pour lui, de la publication de ses poèmes. Il en a fait la confidence +avec sa franchise ordinaire, dans un passage curieux et qui est bien +une preuve frappante de sa netteté et de sa fermeté d'esprit. Il était +à peu près sûr du succès: + + «Je pesai mes productions aussi impartialement que cela m'était + possible; je pensais qu'elles avaient du mérite; ce m'était une + délicieuse idée qu'on dirait de moi que j'étais un garçon de + talent, même si cela ne devait jamais arriver à mes oreilles, + quand je serais un pauvre conducteur de nègres, ou peut-être + parti pour le monde des esprits, victime d'un climat + inhospitalier. Je puis dire avec vérité que, _pauvre + inconnu_[326], comme je l'étais alors, j'avais à peu près une + aussi haute opinion de moi-même et de mes oeuvres que je l'ai en + ce moment.... Me connaître moi-même avait toujours été ma + constante étude. Je me pesais moi-même seul; je me mettais en + balance avec d'autres; je guettais tous les moyens d'observation, + examinant quelle surface de terrain j'occupais comme homme et + comme poète; j'étudiais assidûment le dessin de la nature, les + endroits où elle semblait avoir voulu placer les différentes + _ombres_ et les _lumières_ de mon caractère. J'étais à peu près + certain que mes poèmes obtiendraient quelque applaudissement; à + mettre les choses au pis, le grondement de l'Atlantique + assourdirait la voix de la critique et la nouveauté des scènes + des Indes occidentales, me ferait oublier l'Indifférence[327].» + + [Note 326: En français.] + + [Note 327: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Il attendait donc l'événement avec confiance et sans doute aussi avec un +peu de fierté. Entre temps, il semblait qu'il eût épuisé toutes les +émotions qui peuvent tenir en si peu de temps, quand il en survint une +dernière qui sembla dépasser toutes les autres. La conduite des Armour +avait été telle envers Burns qu'il s'était cru délié de toute obligation +à leur égard. Ils avaient refusé la plus haute réparation qu'il fût en +son pouvoir de leur donner; c'était refuser les moindres. Avant de +s'éloigner du pays, il fit dresser un acte par lequel il passait à son +frère Gilbert tout ce qu'il possédait et «particulièrement les profits +qui peuvent sortir de la publication de mes poèmes présentement sous +presse», à la condition que son frère se chargerait d'élever la petite +fille d'Élizabeth Paton, maintenant âgée de deux ans, qu'on avait +recueillie à la ferme[328]. Il ne fit aucune provision pour Jane Armour. +Le vieil Armour eut-il vent de la résolution de Burns ou connaissance de +cet acte? Ce qu'il y a de certain c'est qu'il prit la résolution +d'empêcher Burns de partir sans avoir laissé garantie d'une somme +suffisante pour élever l'enfant dont sa fille était grosse. Il mit +l'affaire entre les mains des gens de loi. Il y allait pour Burns de +l'emprisonnement[329]. Nouvel acte dans ce drame! Le voilà obligé de +quitter la ferme, de dépister les recherches. «Depuis quelque temps, je +me glissais de cachette en cachette, dans toutes les terreurs de la +prison; des gens mal avisés et ingrats avaient découplé la meute sans +merci des gens de loi à mes trousses[330]». Sans un avertissement +singulier et dont l'origine se laisse deviner, il était saisi. Il est +probable que le vieil Armour comptait mettre la main sur une partie des +profits que les souscriptions désormais couvertes assuraient aux poèmes. +Burns alla chercher refuge, comme un véritable outlaw, dans la forêt de +Old Rome, laissant ignorer à tous où il avait disparu. Le 30 juillet +1786, il écrivait à son ami Richmond cette lettre qui rend bien l'état +d'esprit où il devait être: + + [Note 328: _Deed of Assignment in favour of his brother + Gilbert_, of «all and Sundry Goods, Gear, Corns, Cattle, + Horses, Nolt, Sheep, Household furniture, and all other + movable effects of whatever kind that I shall leave behind + on my departure from the Kingdom, etc.» Mossgiel, 22nd July + 1786.] + + [Note 329: R. Chambers, tom. I, p. 290.] + + [Note 330: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + Mon heure est maintenant venue. Vous et moi, nous ne nous + reverrons plus en Angleterre. J'ai des ordres pour me rendre + avant trois semaines, à bord de la _Nancy_, capitaine Smith, + allant de la Clyde à la Jamaïque et faisant escale à Antigua. + Ceci, sauf pour notre ami Smith que Dieu préserve longtemps, est + un secret à Mauchline. Le croiriez-vous? Armour a obtenu un + mandat d'amener pour me jeter en prison, jusqu'à ce que je donne + garantie pour une somme énorme. Ils gardent un secret absolu sur + ceci, mais j'en ai été informé par un canal auquel ils ne songent + guère et me voici errant d'une maison d'ami à une autre, et, + comme un vrai fils de l'Évangile, «je n'ai pas où reposer ma + tête». Je sais que vous allez verser l'exécration sur la tête de + Jane; mais, par amour pour moi, épargnez la pauvre fille mal + conseillée: pourtant puissent toutes les furies qui déchirent la + poitrine de l'amant ruiné et désespéré, accompagner sa mère + jusqu'à sa dernière heure! J'écris dans un moment de rage, + réfléchissant à ma misérable situation--exilé, abandonné, + délaissé. Je ne puis écrire davantage--donnez-moi de vos + nouvelles par retour de la voiture. Je vous écrirai avant de + partir[331]. + + [Note 331: _To John Richmond_, 30th July 1786.] + +On devine, aux derniers mots de la lettre, d'où venait l'avertissement +qui l'avait sauvé. Au moment où elle avait vu celui qui l'avait aimé, +auquel elle avait appartenu, auquel elle tenait par l'enfant qu'elle +portait dans ses entrailles, sur le point d'être saisi et jeté en +prison, il est vraisemblable que Jane sentit se réveiller en elle son +attachement ou du moins de la pitié. Elle eut horreur de perdre celui +qui, pendant quelques jours, avait été son époux. Elle le fit prévenir +secrètement. On sent dans la lettre que ce trait de dévouement et +d'amitié a presque réconcilié Burns avec celle qui lui avait meurtri +le coeur et attristé sa vie. Il y a là comme la reconnaissance d'un +service rendu et un ton de pardon, un retour vers l'infidèle. Et, du +même coup, ces lignes contiennent peut-être le sort de la pauvre Mary +Campbell. + + * * * * * + +Le lendemain même de cette lettre, le 31 juillet 1786, paraissaient +les poèmes, un humble volume de deux cents pages, avec sa grossière +couverture de papier bleu, son papier rugueux et ses caractères +lourds. Il portait comme titre: _Poèmes, principalement en dialecte +écossais, par Robert Burns_, et comme épigraphe, quatre vers qui +indiquaient que l'auteur avait une appréciation exacte de son mérite. +Il commençait par une préface dans laquelle on sent une attente pleine +de confiance et de fierté. Elle mérite d'être lue entière et avec +soin; il est impossible, dans des conditions si singulières et si +difficiles, de se présenter avec plus de tact, de simplicité et de +dignité: + + Les bagatelles suivantes ne sont pas la production d'un poète + qui, avec tous les avantages d'un art savant, et peut-être au + milieu des élégances et des loisirs de la vie riche, abaisse ses + regards pour chercher un thème rural, en songeant à Théocrite et + à Virgile. Pour l'auteur de ceci, ces noms et d'autres noms + célèbres, leurs compatriotes, sont, dans leur langage original, + une fontaine fermée et un livre scellé. Dépourvu des conditions + nécessaires pour se mettre poète par règles, il chante les + sentiments et les moeurs qu'il a ressentis et vus, en lui-même et + dans ses compagnons rustiques autour de lui, dans son langage + natif et dans le leur. Bien qu'il fût Rimeur depuis ses plus + jeunes années, ou du moins depuis les premières impulsions des + passions tendres, ce n'est que très récemment que les + applaudissements, peut-être la partialité de l'Amitié, ont + éveillé sa vanité jusqu'à lui faire penser que quelque chose de + lui valait la peine d'être montré; aucune des productions + suivantes n'a été composée avec la pensée qu'elles pourraient + être imprimées. S'amuser des petites créations de sa propre + imagination, parmi le travail et les fatigues d'une vie + laborieuse; transcrire les sentiments divers, les amours, les + chagrins, les espoirs, les craintes, de sa propre poitrine; + trouver une sorte de contrepoids aux luttes du monde, scène + toujours antipathique et tâche toujours malaisée à l'esprit + poétique; tels furent ses motifs pour courtiser les muses, et il + a trouvé que la poésie est sa propre récompense. + + Maintenant qu'il apparaît dans le personnage public d'un auteur, + il le fait avec crainte et tremblement. La renommée est si chère + à la tribu des rimeurs, que même lui, poète obscur et sans nom, + recule et pâlit à la pensée d'être traité «comme un sot + impertinent qui impose de force ses balivernes au monde et, parce + qu'il sait faire tinter quelques mauvaises rimailles écossaises, + se considère comme un poète et non de peu d'importance, en + vérité.» + + C'est une observation de ce célèbre poète, dont les divines + Élégies font honneur à notre langage, à notre nation et à notre + race[332], que «l'Humilité a réduit plus d'un génie à l'existence + d'un hermite, mais n'en a jamais élevé un à la renommée.» Que si + quelque critique relève le mot _génie_, l'auteur lui dit, une + fois pour toutes, que certainement il se considère comme doué de + quelques dispositions poétiques; autrement la façon dont il + publie ses oeuvres serait une manoeuvre au-dessous du pire + jugement que, il l'espère, ses pires ennemis porteront jamais sur + lui. Mais au génie d'un Ramsay ou à la glorieuse aurore du pauvre + et infortuné Fergusson, il déclare avec la même simplicité et la + même sincérité, qu'il n'a pas la plus lointaine prétention, même + pendant les plus hautes poussées de sa vanité. Dans les pièces + suivantes, il a souvent tourné son regard vers ces deux poètes + écossais, justement admirés, mais plutôt pour s'allumer à leur + flamme qu'en vue d'une imitation servile. + + [Note 332: Shenstone.] + + À ses souscripteurs, l'auteur envoie ses plus sincères + remerciements. Ce n'est pas le salut mercenaire par-dessus un + comptoir, mais la gratitude profonde et cordiale du poète qui + sait combien il doit à la bienveillance et à l'amitié pour lui + permettre de gratifier--s'il le mérite--le voeu le plus cher de + tout coeur poétique: être distingué. Il prie ses lecteurs, en + particulier les Instruits et les Polis, qui pourront lui faire + l'honneur de le parcourir, de tenir compte de l'éducation et des + circonstances de sa vie. Mais si, après un examen juste, sincère + et impartial, il est convaincu de lourdeur et de niaiserie, qu'il + soit traité comme il traiterait les autres dans le même + cas--qu'il soit condamné sans merci au dédain et à l'oubli. + +Le volume se composait presque entièrement des pièces écrites pendant +l'année 1785 et les premiers mois de 1786. Il est à remarquer que +quelques-unes de ses principales pièces n'y figuraient pas. Peut-être +par un sentiment de réserve Burns avait-il omis: _la Mort et le Dr +Hornbook_ et la _Prière de Saint Willie_. Quant aux _Joyeux +Mendiants_, cette incomparable production semblait être sortie +entièrement de sa mémoire. Ce volume était principalement fait de ses +poèmes rustiques, de ceux qui ont le plus le goût de terroir, et +dépeignent les moeurs et les superstitions de la campagne. Il ne +représentait réellement que la moitié de son génie poétique. Pas de +chansons; le don de musique qui était en lui y était à peine indiqué. +Dans le volume entier, il n'y en a que trois véritables. _Mary +Morison_, cette chose exquise, bien que dès lors en manuscrit, n'est +pas du nombre. Parmi les trois choisies pour être publiées, une au +moins, les _Sillons d'orge_, est de première excellence; les deux +autres sont bonnes. On peut dire que ces quelques strophes étaient +uniquement la promesse de ce que le monde devait entendre de ses +lèvres dans ce genre de poésie. C'est par elles seulement qu'une +oreille perspicace pouvait deviner cette mélodie encore mystérieuse, +qui devait plus tard être révélée au monde, faire de lui un des +chantres les plus hauts et, selon l'expression du Dr Hately Waddell, +un des psalmistes de son pays. + +La vente du volume fut tellement rapide que, le 26 août, moins d'un +mois après la mise en vente, il ne restait plus que quinze +exemplaires[333]. Un peu d'argent rentra dans la poche étonnée du +poète, qui le mit aussitôt de côté pour assurer son voyage. «Dès que +je fus maître de neuf guinées, le prix pour me faire transporter à la +zone torride, je retins mon passage sur le premier vaisseau qui devait +partir[334].» On a vu que la veille même de la publication de ses +poèmes, il fixait son départ à trois semaines. Pendant les premiers +jours d'août, il s'attendait à partir à chaque instant. Ce fut un +simple accident, une rencontre de hasard dans le cabinet du frère de +son futur patron qui l'empêcha de partir: + + [Note 333: R. Chambers, tom. I, p. 861. Appendix 10: _Sale + of the Kilmarnock edition._] + + [Note 334: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + + «Je suis allé hier chez le Dr Douglas, tout à fait décidé à + saisir l'occasion du capitaine Smith; mais je trouvai le Dr avec + un Mr et une Mrs White, tous deux de la Jamaïque; ils ont + entièrement dérangé mes plans. Ils lui ont assuré que pour + m'envoyer à Port-Antonio, il en coûtera à mon maître Charles + Douglas plus de 50 livres; sans compter le risque de me faire + attraper une fièvre pleurétique par suite de la fatigue de + voyager au soleil. Pour ces raisons, il refuse de m'envoyer avec + Smith, mais il y a un vaisseau qui part de Greenock le 1er + septembre, tout droit pour ma destination. Le capitaine est un + ami intime de M. Gavin-Hamilton et aussi bon garçon que mon coeur + peut le souhaiter; je suis destiné à partir avec lui. Où je + trouverai un abri? Je n'en sais rien; mais j'espère sortir de ces + orages. Périsse la goutte de mon sang qui les redoute! Je connais + le pire qu'ils peuvent faire et suis préparé à les + affronter[335].» + + [Note 335: _To James Smith_, Monday Morning, 14th Aug 1786.] + +Son voyage ainsi reculé, il passa une partie du mois d'août à aller +voir ses amis dans le pays et à recueillir le montant des +souscriptions. Il circulait maintenant librement et avait même reparu +à Mauchline. Le vieil Armour, intimidé peut-être ou rassuré par le +bruit qui se faisait autour du nom de son gendre manqué, avait cessé +ses poursuites et se tenait maintenant tranquille[336]. + + [Note 336: R. Chambers, tom. I, p. 297-98.] + + * * * * * + +À travers tout cela, il y avait un chapitre attendu de cette histoire, +qui, s'il n'était pas un dénoûment, n'en était pas moins inévitable. +Un dimanche, qui était le trois du mois de septembre, tandis que Burns +était à l'église et écoutait un prédicateur dont il ridiculisait le +sermon, Jane accouchait de deux jumeaux, un fils et une fille. Un +frère de sa maîtresse vint le lui annoncer, le soir, à la ferme, et +s'entendre avec lui pour le baptême[337]. Cet événement, qui devait +être prévu, lui fait de nouveau oublier tout le reste. Il semble +enchanté et comme tout fier d'avoir deux enfants. Toutes les cordes de +paternité, qui avaient déjà vibré en lui, se mettent à trembler de +nouveau, mais touchées cette fois par quatre petites mains. Il +tressaille de cette espèce de frémissement joyeux qui prend les pères +aux entrailles à l'annonce de leur paternité. Sur le champ il saisit +sa plume et écrit à son ami Richmond un mot tout exultant: + + [Note 337: R. Chambers, tom. I, p. 298.] + + Souhaitez-moi bonne chance, cher Richmond. Armour vient de me + donner un beau garçon et une belle fille d'un seul jet. Dieu + bénisse les chers petits. + + Les roseaux verdissent, Ô; + Les roseaux verdissent, Ô; + Un lit de plume n'est pas si doux + Que le sein des fillettes, Ô.[338] + + [Note 338: _To John Richmond._ Sunday 3rd Sep. 1786.] + +On se demande si ceux qui l'entouraient, si la vieille mère surtout +partageait son enthousiasme. Quelques jours après, quand cette +première allégresse instinctive fut tombée, il en parlait à un autre +ami avec plus de gravité et une notion plus claire de la réalité. + + «Vous avez entendu dire, sans doute, que la pauvre Armour m'a + payé double. Un très beau garçon et une fille ont éveillé une + pensée et des sentiments qui vibrent, dans mon âme, les uns avec + des impressions de tendresse, d'autres avec de tristes + pressentiments[339].» + + [Note 339: _To Robert Muir_, 8 Sep. 1786.] + +C'était plutôt le langage qu'il convenait de parler dans les +circonstances où il était. Il fut entendu que les deux familles se +partageraient les enfants. La fille devait rester à sa mère et être +nourrie par elle; elle vécut peu d'ailleurs. Le garçon devait être +porté à la ferme pour y être élevé par sa grand'mère et ses tantes; il +allait rejoindre son autre soeur, la petite Bess[340]. C'était le +second bâtard que Burns apportait à la maison; c'étaient deux enfants +qu'il allait laisser à la garde et aux soins du sage Gilbert, et de la +vieille mère, dont le foyer se peuplait de petits-enfants venus par le +chemin de traverse. Le gars grandit dru et fort, portant une +ressemblance frappante avec son père et devint plus tard un homme +distingué. + + [Note 340: R. Chambers, tom. I, p. 298.] + +Ainsi, prenant chacun un enfant, ces amants de deux années, ces époux +de quelques jours, se séparèrent, croyant ne jamais se reprendre. Ils +ne gardaient, des rencontres nocturnes et des heures d'amour, que des +souvenirs déchirés par les éclats du bonheur brisé, des reproches +réciproques, et la lassitude d'une crise où l'une avait laissé son +honneur et l'autre failli laisser sa raison; au milieu de cela, des +fibres de sympathie mal déchirées saignantes encore, et je ne sais +quelle attraction profonde, indélébile de deux êtres qui ont, avec +ivresse, goûté l'un à l'autre et dont les chairs se reconnaissent. + + * * * * * + +Pendant ce temps que devenait la douce Mary des Hautes-Terres, la +pauvre fille qui avait eu pour son jour de fiançailles le radieux +second dimanche de mai? En quittant l'Ayrshire, elle était allée dans +la presqu'île de Cantyre, qui forme la pointe méridionale du comté +d'Argyle. Son père était matelot à bord d'un cutter des douanes, dont +la station était dans la petite ville maritime de Campbeltown. C'est +là que vivait sa famille. Elle passa l'été au milieu des siens, +recevant probablement des lettres de Burns, mais sans prendre, à ce +qu'il paraît, aucune mesure pour son union avec lui. Peut-être n'en +parlait-il plus. Elle accepta l'offre qui lui fut faite, par un de ses +parents, d'une place à Glasgow pour le terme de la St.-Martin. Elle +arriva à Greenock avec son père et un frère qu'on venait mettre en +apprentissage chez un charpentier de navire nommé Macpherson, cousin +de sa mère. À peine arrivé le jeune garçon tomba malade. Mary le +soigna avec dévouement et tendresse; mais quand il commença à aller +mieux, elle-même sembla languir. Ses amis, superstitieux comme des +Highlanders, crurent qu'on lui avait jeté le mauvais oeil, et +peut-être peut-on voir là un indice que sa tristesse et sa pâleur +remontaient à quelque temps. Il fallait du moins que ce dépérissement +leur parût inexplicable. Ils conseillèrent à son père d'aller à +l'endroit où deux ruisseaux se rencontrent et de choisir dans leur lit +sept cailloux polis, de les faire bouillir dans du lait nouveau et de +le lui donner à boire. Ce n'était pas là le charme qui pouvait la +guérir; elle souffrait de quelque chose de trop profond. Après +quelques jours, elle fut enlevée par une fièvre maligne qui régnait. +Elle fut enterrée dans un terrain que Macpherson venait d'acheter, à +l'extrémité du vieux cimetière de Greenock, sur le bord de la Clyde, +loin des siens, abandonnée dans la grande ville fumante; telle fut la +fin de l'épisode de ce second dimanche de mai. Quelques personnes, à +qui la destinée de cette douce fille a paru pure et touchante, lui ont +élevé un monument qui abrite sa tombe des rayons du soleil couchant, +quand il s'abaisse au delà du «rugissement de l'Atlantique». Les +steamers qui sortent de la Clyde passent tout auprès. Une des +dernières choses que voient les Écossais, qui quittent le pays en +emportant, à travers le monde, les vers de leur poète national, est la +pierre où sont sculptés les adieux de Burns et de Mary Campbell. + +Burns en apprenant la nouvelle de Greenock reçut un coup terrible. Mrs +Begg se rappelait qu'après le travail de la moisson achevée, elle +était un jour à son rouet, avec sa mère ou une de ses soeurs qui +l'aidaient. Les deux frères étaient là aussi. On apporta une lettre +pour Robert. Il alla à la fenêtre pour l'ouvrir et la lire, et elle +fut frappée de l'expression d'angoisse qui passa sur son visage. Il +sortit sans dire un mot. Ce fut plus tard seulement que sa famille +apprit cette histoire qui resta toujours comme un sujet sacré dont on +ne devait pas parler[342]. + + [Note 341: R. Chambers, tom. I, p. 321-324.] + + [Note 342: R. Chambers, tom. I, p. 324.] + +Involontairement on se demande quel a été le rôle de Burns en tout +ceci, et cette question, une fois venue dans l'esprit, ne se laisse +pas aisément renvoyer. Lui-même a rapporté cet incident dans ces mots +qui suivent immédiatement le récit de la journée de mai. «À la fin de +l'automne suivant, elle traversa la mer pour me retrouver à Greenock, +où elle était à peine débarquée qu'elle fut saisie d'une fièvre +maligne qui, en peu de jours, poussa ma chère fille dans la tombe +avant même que je fusse informé de sa maladie[343].» Mais comment +arrangeait-il cette union avec la passion qui l'avait repris. Qu'il +fût sincère quand il maudissait l'heure et le moment du temps qui le +rendrait infidèle, cela est probable. Il pouvait croire que +l'indignation avait tué l'ancien amour, et prendre pour une guérison +le baume que répandait une douce présence. Mais voici que la maîtresse +possédée avait reparu, ressaisi son pouvoir, chassé devant des désirs +troublants, des souvenirs impétueux, la modeste et tranquille image de +l'absente. Quelle imprudence, quelle faute il avait commise! Que +pouvait-il faire? Sans briser réellement, laissa-t-il voir, peut-être +malgré lui, par l'espacement des lettres, par leur froideur, leur +gêne, le changement qui s'était fait en lui? Et elle, le +devina-t-elle? Eut-elle les serrements de coeur et les larmes +silencieuses des abandonnées? On ne peut s'empêcher de le penser et il +semble que les faits fassent de cette supposition une probabilité. Sur +la Bible qui appartint à Mary Campbell, les deux noms sont presque +effacés, comme si on avait mouillé le papier et essayé de faire +disparaître avec le doigt les traces d'un voeu violé[344]. + + [Note 343: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's + museum._] + + [Note 344: Voir, à défaut des volumes, le fac-simile des + inscriptions donné par Scott Douglas, tom. I, p. 298-99.] + +Après la mort de sa fille, le père brûla les lettres de Burns, et +quand celui-ci lui écrivit une lettre émouvante pour lui demander un +souvenir de celle qu'il avait aimée, il refusa de lui répondre et +défendit qu'on mentionnât son nom devant lui[345]. Dans les pièces que +Burns consacra à cet amour, on sent comme une secrète accusation +contre soi-même. Enfin il y a une lettre de lui de cette époque qui ne +s'applique à rien d'autre. Elle est du commencement d'octobre et +adressée à son ami Robert Aiken. + + [Note 345: R. Chambers, tom. I, p. 325.] + + «Je suis, depuis quelque temps, miné par un chagrin sincère, + secret, dû à des causes que vous connaissez assez bien: la + déception, le désappointement, la piqûre de l'orgueil, avec + quelques coups de couteau de remords qui ne manquent jamais de + s'abattre comme des vautours sur mes parties vitales, quand mon + attention n'est pas détournée par les demandes de la société ou + les poursuites de la muse. Même dans ces moments, ma gaîté n'est + que la folie d'un condamné ivre entre les mains du + bourreau[346].» + + [Note 346: _To Robert Aiken_, About 8th October 1786.] + +Ces remords ne pouvaient se rapporter à l'affaire des Armour, +puisqu'il avait fait tout ce qui était en lui pour réparer le mal et +qu'il avait été sacrifié. Il avait de ce côté des griefs et non des +remords; c'était lui qui pouvait faire des reproches et non en +recevoir. D'où lui venaient donc ces vautours qui ne lui laissaient +point de paix? La réserve singulière qu'il garda toujours sur ce +sujet, dont il semblait vouloir éviter de parler, ajoute encore à +l'idée qu'on ne peut s'empêcher de concevoir qu'il y eut là quelque +chose dont le souvenir lui était pénible. + +Ce qui semble certain, c'est qu'il expia, par un long regret, +l'imprudence d'avoir donné des paroles à ce qui aurait dû rester un +rêve, ou la faiblesse d'avoir pris pour un rêve ce qu'il avait revêtu +de sa parole. Il porta en secret cette blessure jusqu'à la tombe. +Après des événements soudains et extraordinaires, qui se pressèrent +dans un si bref espace de son existence qu'ils semblaient devoir +refouler et étouffer le passé, à des intervalles de plusieurs années, +elle se rouvrait aussi fraîche qu'au premier jour. Les plaintes +qu'elle lui arracha, longtemps après, sont parmi les plus déchirantes +que la mort d'une femme ait jamais inspirées à l'homme. Ce fut, à son +honneur, un endroit de son coeur qui resta éternellement douloureux et +saignant. Ce fut le plus pur, le plus durable et de beaucoup le plus +élevé de ses amours. Au-dessus de tous les autres, dont quelques-uns +furent plus ardents, il se dresse avec la blancheur d'un lis. +L'opposition qu'il forme avec la passion pour Jane est complète. Rien +n'est curieux comme de comparer les pièces qui ont été inspirées par +ces deux femmes. D'un côté toutes les épithètes sont matérielles; ici, +elles sont toutes morales. Les louanges sont empruntées, non aux +grâces du corps, mais aux qualités de l'âme. Les mots qui reviennent +sans cesse sont ceux d'honneur, de douceur et de bonté. + + «Bien que j'erre sous des climats lointains, + Je sais que son coeur ne change pas; + Car son sein brûle de l'éclat de l'honneur, + Ma fidèle fillette des Hautes-Terres, Ô.[347]» + + [Note 347: _My Highland Lassie, O._] + +L'idée de la revoir un jour poursuivait Burns. Chaque fois qu'il +songea à quelque chose d'éternel, à une vie future, à des rencontres +dans l'inconnu, ce fut vers elle que sa pensée se tourna. L'amour pour +Jane, vainqueur maintenant, devait être vaincu dans la revanche +inévitable des choses idéales sur celles qui sont seulement +terrestres. On peut dire que, comme les autres passions du poète, il +périt et tomba sur le tas des fleurs fanées. L'amour du second +dimanche de mai fut toujours présent. C'est lui qui conduisit Burns +dans la sphère la plus élevée où il atteignit, lui qui inspira ses +plus hauts efforts de spiritualité. La douce fille des Hautes-Terres +aux yeux azurés fut sa Béatrice et lui fit signe du bord du ciel. + + +IV. + +LA RENOMMÉE SOUDAINE. -- DÉPART POUR ÉDIMBOURG. + +Cependant, le volume de Kilmarnock avait un succès prodigieux. Il +s'était enlevé si vite qu'il n'en était pas resté un exemplaire pour +la pauvre ferme de Mossgiel, et que la mère, les frères et les soeurs +de Burns n'eurent ses oeuvres imprimées que dans l'édition +d'Édimbourg[348]. La renommée de l'humble volume de Kilmarnock +grandissait et, dépassant les limites de l'Ayrshire, se répandait à +travers le pays entier. On se prêtait ces poèmes étonnants; de tous +côtés, on les récitait, on les chantait. Les gens du peuple, les +paysans, avaient pour la première fois un grand poète qui rendait, +dans leur propre langue, leurs propres sentiments. C'était un +enthousiasme presque incroyable et tel qu'on aime à le laisser +exprimer par ceux qui l'ont connu. «La fille de ferme chantait ses +chansons, dit Allan Cunningham, le laboureur et les bergers répétaient +ses poésies, tandis que les vieux et les prudents citaient ses vers +dans la conversation, heureux de trouver que des choses de fantaisie +pouvaient être rendues utiles. Mon père qui aimait la poésie emprunta +le volume à un clergyman caméronien qui, en le lui prêtant, y ajouta +ce remarquable conseil: «Ne le laissez pas sur le chemin des enfants, +John, de peur de les attraper comme j'ai attrapé les miens, à le lire +le jour du Sabbath.[349]» Robert Heron raconte que, dans le +Kirkcudbrightshire où il était alors, il est presque impossible +d'exprimer avec quelle admiration fervente et quelles délices ces +poèmes furent reçus. Jeunes et vieux étaient également ravis, agités +et transportés. Lui-même obtint le livre un soir, et ne dormit point +qu'il ne l'eût achevé. «Même les garçons de charrue et les servantes +auraient été heureux de donner les gages qu'ils gagnaient très +durement et dont ils avaient besoin pour acheter leurs vêtements, +s'ils avaient pu se procurer les oeuvres de Burns[350].» La contrée +entière résonnait de son nom. Et ce n'étaient pas seulement les +paysans; les gens cultivés et instruits étaient également saisis par +cette contagion d'admiration pour l'homme et la langue. La plupart +d'entre eux, sans doute, commençaient avec la méfiance de Walker et +passaient par les même phases que lui, pour arriver à la même +admiration: + + [Note 348: Scott Douglas, tome IV, p. 139.] + + [Note 349: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 86.] + + [Note 350: Robert Heron, _Life of Burns_, p. 433.] + + «Je classais le laboureur poétique avec les filles de ferme et + les batteurs en grange poétiques de l'Angleterre, pour les + productions de qui je n'avais pas une violente admiration. Ainsi + préparé, les poèmes furent mis entre mes mains, et avant d'avoir + achevé une page, j'éprouvai des émotions de surprise et de + plaisir dont je n'avais jamais eu conscience auparavant. Le + langage que j'avais commencé à dédaigner, comme bon seulement + pour les conversations vulgaires, semblait transformé par le + charme du génie et être devenu le langage propre de la poésie. Il + exprimait toutes les idées avec une brièveté et une force, il se + pliait à tous les sujets avec une souplesse qui manquent parfois + aux langages les plus parfaits. À chaque page, on voyait + l'empreinte du génie. Tout était touché par une main d'une + dextérité si étonnante qu'elle semblait remplir ses fonctions les + plus faciles et les plus familières, quand elle accomplissait ce + que toute autre aurait tenté en vain. Je ne quittai pas le volume + avant de l'avoir achevé, et je ne puis pas me rappeler de moments + qui aient passé plus rapidement que les heures où je fus ainsi + occupé. Un désir de voir l'homme qui avait le pouvoir de produire + de tels effets succéda naturellement[351]». + + [Note 351: Walker. _Life of Burns_, p. LXVIII.] + +Tous étaient ainsi gagnés, séduits, enveloppés par ce charme qui +courait le pays; il semblait que c'en fût véritablement un. Une +vieille dame des environs, descendante de Vallace, Mrs Dunlop, venait +d'être affligée d'une longue et cruelle maladie qui l'avait réduite à +un état d'assombrissement et de découragement. Un volume des poèmes +fut laissé sur sa table par un de ses amis. Elle l'ouvrit et tomba sur +le _Samedi soir du Villageois_. Elle le lut avec la plus grande +surprise et le plus grand plaisir. «La description des simples +villageois opéra sur son esprit comme le charme d'un puissant +exorciste, chassa le démon ennui et la rendit à son harmonie et à sa +bonne humeur ordinaires». Mrs Dunlop envoya aussitôt un messager à +Mossgiel, qui était à une distance de 15 à 16 milles, avec une lettre +flatteuse pour Burns, lui demandant de lui envoyer une demi-douzaine +de ses exemplaires et de lui faire le plaisir de venir la voir à +Dunlop-House, aussitôt qu'il le pourrait. Ce fut le commencement d'une +amitié et d'une correspondance qui ne finirent qu'avec la vie du +poète. Le dernier emploi qu'il ait fait de sa plume fut une lettre à +Mrs Dunlop, quelques jours avant sa mort[352]. + + [Note 352: _Gilbert's Narrative._--R. Chambers, tom. I, p. + 839.] + +Les avances les plus flatteuses lui venaient de tous côtés et des +hommes les plus éminents. Dugald Stewart, le célèbre professeur de +philosophie à l'Université d'Édimbourg et un des hommes les plus +accomplis de son temps, qui passait ses vacances dans la villa de +Catrine, sur les bords de l'Ayr, pria le Dr Mackenzie, le docteur de +Mauchline, un de ses amis, de lui amener le poète à dîner. Celui-ci y +rencontra Lord Daer, jeune noble de grande espérance, qui revenait de +France où il avait été lié avec quelques-uns des hommes qui jouèrent +un peu plus tard un rôle dans la Révolution Française, entre autres +Condorcet[353]. C'était la première fois que Burns se trouvait avec un +représentant de l'aristocratie; il a laissé ses impressions de cette +entrevue, dans une pièce curieuse où l'on sent, sous la bonne humeur +et la satisfaction, ce qu'il y avait d'ombrageux dans ses rapports +avec les personnes d'une position sociale supérieure à la sienne. + + [Note 353: R. Chambers, tom. I, p. 329.] + + Oh! où est le pouvoir magique de Hogarth + Pour montrer les regards étonnés de Messire le Poète, + Et comment il ouvrait les yeux et balbutiait, + Quand effaré, comme conduit à la bride, + Et piétinant lourdement sur ses jambes de laboureur + Il s'embarrassa dans le salon? + + Je gagnai, de côté, un coin, un abri, + Et vers sa seigneurie glissai un regard, + Comme vers un prodige effrayant; + Sauf le bon sens, la jovialité, + Et (ce qui me surprit) la modestie, + Je ne remarquai rien d'extraordinaire. + + Je guettais les symptômes des grands, + L'orgueil du sang, la pompe seigneuriale, + L'assurance arrogante; + Du diable s'il avait de la fierté; + Ni vanité, ni orgueil--à ce que je pus voir, + Pas plus qu'un honnête laboureur[354]. + + [Note 354: _Lines on meeting with lord Daer._] + +Burns, on le voit, était sorti enchanté de sa rencontre. On aime à se +figurer cette première introduction de Burns dans une société qu'il ne +connaissait pas, et on se représente ce dîner qui fournirait un +tableau à un Meissonier anglais: le médecin intelligent et instruit, +le jeune noble libéral, la douce et calme figure du vénérable D. +Stewart, et ce poète paysan, un peu gauche, cependant le plus grand de +tous. Dugald Stewart a laissé de son côté l'impression que lui fit +cette première rencontre; elle était, elle aussi, excellente. + + «Ses manières étaient alors, comme elles continuèrent toujours de + l'être ensuite, simples, viriles et indépendantes. Elles + exprimaient la conscience de son génie et de sa valeur, mais sans + rien qui indiquât la forfanterie, l'arrogance ou la vanité. Il + prenait sa part dans la conversation; mais pas plus qu'il ne lui + appartenait et écoutait avec une attention et une déférence + visibles, quand il s'agissait de sujets sur lesquels son + éducation le privait de moyens d'information. S'il y avait eu un + peu plus de douceur et d'accommodement dans son caractère, il + aurait encore été, je le pense, plus intéressant. Mais il avait + été accoutumé à faire la loi dans le cercle de ses connaissances + ordinaires, et sa crainte de tout ce qui approchait de la + bassesse et de la servilité rendait sa manière d'être un peu + décidée et dure. Rien peut-être n'était plus remarquable, parmi + ses divers talents, que l'aisance, la précision et l'originalité + de son langage, quand il parlait en compagnie. Cela était + d'autant plus remarquable qu'il visait à la pureté dans son tour + d'expression, et évitait, avec plus de souci que la plupart des + Écossais, les particularités de la phraséologie écossaise[355].» + + [Note 355: _Dugald Stewart's Letter respecting Burns_, + donnée par Currie, p. 33.] + +Sa position toutefois restait toujours indécise et comme en suspens. +Il ne prenait plus guère part aux travaux de la ferme. Cependant il +fit la moisson, qui fut cette année-là tardive. Quelques-uns de ses +amis, Gavin Hamilton, Aiken, Ballantine, désolés de laisser partir, +pour des climats meurtriers et un avenir incertain, l'homme dont ils +étaient fiers et qu'ils aimaient, s'occupèrent de lui trouver une +situation qui pût lui permettre de rester en Écosse et cherchaient à +lui obtenir une place dans l'Excise[356]. Lui-même tantôt désirait, +tantôt semblait redouter que leurs démarches réussissent. La pensée de +ses enfants le retenait; d'autres considérations assez mystérieuses et +qu'on ne peut guère rattacher qu'à l'épisode de Mary Campbell, +semblaient le pousser hors du pays. La lettre suivante expose la +situation d'esprit dans laquelle il se trouvait alors: + + [Note 356: R. Chambers, t. I, p. 313.] + + «J'ai ressenti en moi toutes sortes de fluctuations et de + mouvements en ce qui concerne l'Excise. Il y a beaucoup de motifs + qui plaident fortement contre: l'incertitude d'obtenir bientôt + une place, les conséquences de mes folies qui peuvent rendre mon + séjour ici impraticable... Toutes ces raisons m'engagent à aller + à l'étranger, et contre toutes ces raisons, je n'ai qu'une + réponse: les sentiments d'un père. Ceci, dans l'humeur où je me + trouve à présent, fait contrepoids à tout ce qui peut être dans + l'autre côté de la balance... + + Vous pouvez peut-être croire que c'est une fantaisie + extravagante, mais c'est un sentiment qui m'atteint au coeur. + Bien que sceptique sur plusieurs points de la foi ordinaire, je + pense cependant avoir toutes les preuves qu'il existe d'une vie + par delà les limites étroites de notre existence présente. S'il + en est ainsi, comment en présence de cet Être redoutable, auteur + de l'existence, comment affronterai-je les reproches des êtres + qui sont vis-à-vis de moi dans la chère relation d'enfants, et + que j'aurais abandonnés dans l'innocence souriante de leur faible + enfance! Ô toi, Pouvoir inconnu, toi Dieu tout puissant, qui as + allumé la raison dans mon sein et m'as donné le bienfait de + l'immortalité, j'ai fréquemment dévié de cet ordre et de cette + régularité qui sont nécessaires à la perfection de tes oeuvres, + cependant tu ne m'as jamais quitté ni délaissé.... + + «Depuis que j'ai écrit la page précédente, j'ai vu l'orage du + malheur s'épaissir au-dessus de ma tête dévouée à la folie. Si + vous réussissez, ô mon ami, mon bienfaiteur, dans vos démarches + pour moi, peut-être me sera-t-il impossible de recueillir le + fruit de vos efforts. Ce que j'ai écrit dans les pages + précédentes est la ferme teneur de ma résolution; mais si des + circonstances ennemies m'empêchaient d'accepter votre offre + bienveillante, on si l'accepter menaçait de m'attirer de + nouvelles misères....[357]» + + [Note 357: _To Robert Aiken_, 8th October 1786.] + +La lettre coupée, inachevée, trahissait l'état d'incertitude et +d'émotion douloureuse où il se trouvait alors. Le temps passait sans +qu'il prît de résolution et sans que la pensée du départ quittât son +esprit. + + * * * * * + +Il se produisit alors un événement qui l'en chassa définitivement et +eut sur sa destinée future une importance décisive. Il l'a rappelé +lui-même en ces termes: + + «J'avais fait mon dernier adieu à quelques amis; ma malle était + sur le chemin de Greenock; j'avais composé une chanson _La Nuit + ténébreuse s'épaissit rapidement_, qui devait être le dernier + effort de ma muse en Calédonie, quand une lettre du Dr Blacklock + à un de mes amis renversa tous mes projets, en éveillant mon + ambition poétique. Le docteur appartenait à une classe de + critiques dont je n'aurais pas osé espérer l'approbation. Son + idée que je rencontrerais des encouragements pour une seconde + édition m'enflamma tellement que je partis aussitôt pour + Édimbourg, sans une seule connaissance dans la ville et sans une + seule lettre de recommandation[358].» + + [Note 358: _Autobiographical Letter to Dr Moore._] + +Les choses ne se passèrent pas tout à fait aussi simplement que Burns +le raconte à distance et dans une lettre où les événements de sa vie +devaient être ramassés en quelques mots. Même ce départ pour Édimbourg +ne fut pas sans ses incertitudes et ses difficultés. Tout ce passage +de la vie de Burns est encore intéressant à suivre de près. + +À quelques milles de Mossgiel se trouve la paroisse de Loudon, dont le +ministre était alors le Rév. George Lawrie. C'était un homme de +culture et de goût littéraires. Il avait des relations dans la société +intellectuelle d'Édimbourg. C'était un ami de Blair et de Robertson. +Par une rencontre assez curieuse, il avait été l'intermédiaire par +lequel les fragments de Macpherson avaient été soumis à Blair, qui +avait appelé sur eux l'attention publique. Lawrie avait lu les poèmes +de Burns avec la surprise et l'admiration qu'ils causaient à tous ceux +entre les mains desquels ils tombaient. Bien qu'il ne connût pas le +poète, il les envoya à un de ses amis, le docteur Blacklock, en lui en +demandant son avis et en insinuant qu'il pourrait les communiquer à +Blair, alors connu comme le premier critique du temps. + +C'est une figure vénérable et touchante que celle du Dr Blacklock et +qui vaut un crayon d'un instant. Né en 1721, il avait perdu la vue à +l'âge de six mois, par suite de la petite vérole, si implacable alors. +Son père, un maçon pauvre, avait entrepris d'instruire lui-même du +mieux qu'il pouvait son petit aveugle, en lui lisant à ses heures de +repos Milton, Spenser, Prior, Pope et Addison. C'est un autre exemple +de ces éducations écossaises. L'enfant, élevé dans cette musique de +poètes, se mit à faire des vers, qui tombèrent entre les mains d'un +brave homme, le Dr Stevenson d'Édimbourg. Celui-ci s'intéressa à lui +et lui fournit les moyens de faire ses études à l'Université. +Blacklock entra alors dans les ordres et devint un prédicateur de +réputation. Mais, à la suite de déboires dus à sa cécité, il s'était +retiré à Édimbourg et y tenait une sorte de maison de famille où il +recevait quelques élèves choisis. C'était un vieillard très pâle, avec +de beaux cheveux blancs; il était d'une douceur et d'une bonté +inaltérables. On disait de lui «qu'il n'avait jamais perdu un ami et +ne s'était jamais fait un ennemi». Sa bienveillance était continue, +elle agissait comme un des modes de sa vitalité. Il avait pris, pour +se faire conduire, un petit paysan et lui trouvant de la bonne volonté +à apprendre, il lui enseigna le grec, le latin, le français et en fit +un homme distingué. «Si on énumérait tous les jeunes gens qu'il a +retirés de l'obscurité et mis en état, par l'éducation, de se pousser +dans la vie, disait Walker, le catalogue exciterait une surprise très +naturelle[359]». Et Heron: «Il n'y a peut-être jamais eu un homme qui +pût, avec plus de vérité, être appelé un _Ange sur la terre_ que le Dr +Blacklock. Il était candide et innocent comme un enfant, néanmoins +doué de la sagacité et de la pénétration d'un homme. Son coeur était +une source continuelle de bonté[360]». Cette âme exquise était d'une +aménité et d'une gaîté constantes, se réjouissant d'une clarté +intérieure. Il vivait entouré du respect et de l'amour de tous. Quand +le Dr Johnson avait passé par Édimbourg, il lui avait dit: «Cher Dr +Blacklock, je suis heureux de vous voir»; ce qui était un grand +honneur. Tel était celui qui venait d'avoir une influence capitale sur +la destinée de Burns par quelques-unes de ces paroles, par un de ces +actes de bienveillance, qui sortaient de tous les instants de sa vie. +Il était de ces hommes autour desquels tombe comme une manne, et près +de qui la faim, la fatigue, la douleur, ne peuvent passer sans trouver +un réconfort. Ils ne s'en doutent souvent pas; ils n'ont pas même +notion d'un effort, d'une volition; ils sont bienfaisants par nature, +par exercice de leur façon d'exister[361]. + + [Note 359: Walker, _Life of Burns_, p. LX.] + + [Note 360: Heron. _Life of Burns_, p. 433.] + + [Note 361: Voir sur le Dr Blacklock la notice dans + _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_.] + +Voici la lettre que le Dr Blacklock écrivait à Mr Lawrie pour le +remercier de l'envoi du volume de Burns. Elle est curieuse, dans la +première partie, parce qu'elle donne l'impression produite sur lui par +cette lecture; et dans la seconde, parce qu'il montre qu'un mois +après la publication du volume, on s'en occupait déjà à Édimbourg: + + J'aurais dû vous remercier, il y a longtemps, de votre envoi, non + seulement parce que c'est un témoignage de votre bon souvenir, + mais parce qu'il m'a donné l'occasion de goûter un des plus + délicats et peut-être un des plus sincères plaisirs dont l'esprit + humain est susceptible. Une quantité d'occupations m'ont empêché + d'avancer dans la lecture des Poèmes; à la fin cependant j'ai + achevé cette agréable tâche. J'ai vu bien des exemples de la + force et de la générosité de la nature s'exerçant sous des + désavantages nombreux et formidables; je n'en ai jamais vu d'égal + à celui que vous avez eu la bonté de me présenter. Il y a une + émotion et une délicatesse dans ses poèmes sérieux, une vérité + d'esprit et d'humeur dans ceux qui ont un tour joyeux, qu'on ne + peut trop admirer ni trop chaudement louer. Je pense que je ne + rouvrirai jamais le livre sans sentir mon étonnement renouvelé et + accru. J'aurais voulu exprimer mon approbation en vers, mais, + soit par suite du déclin de ma vie ou d'une dépression temporaire + de mes esprits, il est maintenant hors de mon pouvoir d'accomplir + cette intention. + + M. Stewart (Dugald Stewart) professeur de philosophie de notre + Université, m'avait déjà lu trois poèmes et je lui avais témoigné + le désir qu'il fit inscrire mon nom parmi les souscripteurs; mais + si cela a été fait ou non, je n'ai jamais pu le savoir.... Il m'a + été rapporté, par un gentleman à qui j'avais montré ces oeuvres + et qui en a cherché un exemplaire avec diligence et ardeur, que + l'édition tout entière était déjà épuisée. Il serait donc très + désirable, pour ce jeune homme, qu'une seconde édition plus + nombreuse que la première pût être immédiatement imprimée, car il + paraît certain que son mérite intrinsèque et les efforts des amis + de l'auteur pourraient lui donner une circulation plus répandue + que tout ce qui a été publié en ce genre, à ma souvenance[362]. + + [Note 362: _To Mr George Lawrie_ V. D. M. Sept. 4, 1786, + donnée par Chambers, tom. I, p. 311.] + +M. Lawrie fit parvenir cette lettre à Burns. On peut penser si elle +fut accueillie avec joie. Toutefois il ne semble pas qu'elle lui ait +d'abord suggéré l'idée de se rendre à Édimbourg. Elle ne lui donna que +ce qu'elle contenait réellement, la pensée de faire une seconde +édition, dans laquelle il mettrait quelques morceaux composés +récemment. Il se peut que cette lettre, écrite au commencement de +septembre, ait mis quelque temps à arriver jusqu'à Burns. Il alla, +vers le commencement d'octobre, trouver son imprimeur de Kilmarnock, +pour lui demander s'il voudrait faire une autre édition de 1000 +exemplaires. L'imprimeur voulait bien risquer les avances de la +composition mais pas du papier. «D'après lui le papier de 1000 copies +coûterait environ 25 livres et l'impression environ 15 ou 16; il offre +de s'entendre là dessus pour l'impression, si je veux faire les +avances pour le papier; mais ceci, vous le savez, est hors de mon +pouvoir; aussi adieu l'espérance d'une seconde édition jusqu'à ce que +je devienne plus riche! C'est une époque qui, je le pense, arrivera +avec le paiement de la dette nationale britannique[363].» + + [Note 363: _To Robert Aiken_, 8th October 1786.] + +Cet échec fut une déception pour Burns qui avait peut-être vu, dans +une seconde édition, le moyen de reculer ou d'éviter son départ. Son +esprit y fut forcément ramené et plus que jamais il se crut sur le +point de quitter son pays. En revenant d'une visite qu'il avait faite +à Mr Lawrie, probablement pour le remercier, «je composai, dit-il, la +dernière chanson que je devais écrire en Calédonie». Son esprit était +assombri et la description des circonstances dans lesquelles il avait +fait ce suprême adieu est peut-être plus frappante que le poème +lui-même: «Il avait pris congé de la famille du Dr Lawrie, après une +visite qu'il pensait être la dernière, et pour s'en retourner chez +lui, il avait à traverser une vaste étendue de moors solitaires. Son +esprit était fortement affecté de quitter pour toujours une scène où +il avait goûté tant de plaisirs d'une sociabilité élégante, et +attristé par l'aspect sombre de son avenir qui faisait un contraste. +L'aspect de la nature était en harmonie avec ses sentiments; c'était +un soir sombre et lourd à la fin de l'automne. Le vent s'était levé et +sifflait à travers les roseaux et les longues herbes qu'il faisait +plier. Les nuages couraient chassés dans le ciel, et par intervalles, +de froides averses cinglantes ajoutaient le déconfort du corps à la +tristesse de l'âme[364].» C'est dans cet état d'âme qu'il composa ces +derniers vers: + + [Note 364: Walker, p. LXXII.] + + La nuit ténébreuse s'épaissit rapidement, + La rafale sauvage et inconstante rugit bruyamment, + Ce nuage sombre est chargé de pluie, + Je le vois passer sur la plaine; + Le chasseur a quitté le moor, + Les couvées éparpillées se retrouvent en sûreté, + Tandis que j'erre ici, pressé de souci, + Sur les bords solitaires de l'Ayr. + + L'automne pleure son grain mûrissant + Arraché par le ravage de l'hiver; + À travers son ciel azuré et tranquille + Elle voit passer la tempête; + Mon sang est glacé de l'entendre mugir, + Je pense à la vague orageuse + Sur laquelle je dois affronter maint danger, + Loin des bords jolis de l'Ayr. + + Ce n'est pas le rugissement de la houle soulevée, + Ce n'est pas ce rivage fatal et mortel, + Bien que la mort y apparaisse sous toutes les formes, + Les malheureux n'ont plus rien à redouter; + Mais autour de mon coeur des liens sont noués, + Et ce coeur est percé de maintes blessures, + Celles-ci saignent de nouveau, je déchire ces liens, + Quand je quitte les jolis bords de l'Ayr. + + Adieu collines et vallons de la vieille Coila, + Ses moors couverts de bruyère, ses vallées tortueuses, + Les scènes où ma malheureuse imagination erre, + Poursuivant les amours passées et malheureuses! + Adieu mes amis, adieu mes ennemis, + Mon pardon aux uns, mon amour aux autres, + Les larmes qui jaillissent trahissent mon coeur; + Adieu les jolis bords de l'Ayr![365] + + [Note 365: _The Gloomy Night is gathering fast._] + +Il continua à songer au départ jusqu'à la fin d'octobre, car il en +parle encore dans une épître adressée au major Logan le 30 de ce mois. +C'est seulement dans les premiers jours de novembre que ses amis, +comme M. Ballantine d'Ayr, chagrinés de le voir toujours sur le point +de partir, semblent l'avoir poussé à aller à Édimbourg essayer d'y +publier cette seconde édition. Ils pensaient probablement que, s'ils +gagnaient du temps, il y avait chances pour que l'exil de Burns fût +évité. En même temps, il est impossible qu'il ne fût pas informé que +les journaux, le _Magazine d'Édimbourg_, s'étaient occupés de lui et +avaient fait grand cas de ses poèmes. + + «Un exemple frappant de génie naturel éclatant à travers + l'obscurité de la pauvreté et les obstacles d'une vie + laborieuse.... À ceux qui admirent les créations d'une + imagination libre et qui ferment les yeux sur de nombreuses + fautes, en tenant compte de beautés sans nombre, ses poèmes + donneront un singulier plaisir. Ses observations du caractère + humain sont pénétrantes et sagaces et ses descriptions sont vives + et justes. Il y a un riche fonds de plaisanterie rustique, et + quelques-unes des scènes tendres sont touchées avec une + délicatesse inimitable. Le caractère qu'Horace donne à Osellus + lui est particulièrement applicable: + + Rusticus abnormis sapiens crassaque Minerva[366] + + [Note 366: _The Edinburgh Magazine for October_, cité par + Chambers, tom. I, p. 336.] + +Le critique ne s'apercevait pas que les oeuvres de Burns étaient +autrement parfaites et achevées que les oeuvres des poètes à la mode, +à commencer par Blair. Mais c'était, beaucoup déjà que cette +admiration, même un peu à côté. + +Toutes ces raisons combinées firent que Burns prit une grave +résolution; vers le commencement de novembre, il se décida à partir +pour Édimbourg, à aller tenter sa fortune dans une ville inconnue, la +capitale intellectuelle de l'Écosse et, on peut le dire, à cette +époque-là, de l'Angleterre. Il se lançait brusquement vers un avenir +nouveau dont il n'avait pas la moindre idée quelques semaines +auparavant. C'était une décision qui devait avoir une influence +considérable sur son avenir, un des tournants importants de sa vie. + +Au fur et à mesure que ces bonnes nouvelles affluaient, que les +témoignages de la renommée de Robert arrivaient d'endroits plus +éloignés, montrant par là qu'elle gagnait le pays, on peut compter +qu'une joie grandissait dans la maison. Non pas une surprise; les +siens l'avaient toujours regardé comme un être exceptionnel. Sa mère +surtout dut être heureuse et ce baume, après les récentes histoires, +venait à point. Non pas tant à cause du bruit: les éloges des +étrangers importent peu à l'admiration d'une mère pour son fils; ils +ne la corroborent pas; elle est au-dessus de ces appuis; ils la +flattent et l'enchantent seulement. Mais dans cette proclamation des +mérites extraordinaires de son fils, il se peut qu'il y eût quelque +chose qui allât plus avant vers le coeur de la bonne femme, sans +qu'elle s'en rendît clairement compte. Ces approbations rassuraient et +ratifiaient son indulgence pour les erreurs de son garçon. Elles +semblaient prendre le parti de sa tendresse contre ces moments où elle +se demandait s'il était bien excusable. N'est-il pas naturel qu'il y +ait un peu d'écarts et de désordre en celui qui, de l'aveu de tout le +monde, est en dehors des conditions ordinaires? Cette pensée devait +lui être adoucissante. C'était la consolation de maints chagrins +muets, la défaite de ces doutes, ombres affreuses, qui se glissent +parfois entre une mère et son sang. Et dans Mauchline, dans les +environs, l'admiration pour Burns, jusqu'alors indécise et déroutée +entre l'étonnement, la curiosité et la critique, prenait pied et se +donnait de l'importance. C'était un personnage; on s'occupait de lui à +Édimbourg, dans des livres et dans les journaux. Le vieil Armour +devait se gratter l'oreille, perplexe; et les rigides passer vite +quand ils rencontraient le poète; s'il allait les imprimer et jeter +leur nom aux rires du pays! + +Quant à lui, ses sentiments se laissent deviner. Lorsqu'il fut sur le +point de quitter la petite ferme de Mossgiel, il dut, avec l'habitude +qu'il avait de s'examiner et le net discernement qu'il apportait à ces +examens, il dut se représenter ces deux années et demie, si pleines +d'une confusion où toutes choses étranges étaient mêlées. Quel chemin +parcouru depuis qu'il était arrivé à Mossgiel, avec le ferme propos +d'être sage et l'intention de devenir un bon fermier! Comme ces +temps-là étaient loin déjà! Il en était séparé par toute une +existence. Quel tourbillon de luttes, de colères, de labeurs, de +soucis, d'ivresses! Quels élans de production! Quelles douces heures +de rêverie et de poésie, faites d'un miel dont ses vers n'étaient que +les rayons pressés! Quels émois, quelles folies! Quelles ivresses +amoureuses, quelles exaltations délicieuses ou douloureuses! Mais +quels regrets, quelles mélancolies, quels remords en pensant à la +pauvre Mary! Puis, quelles ténèbres, quelle épaisse nuit de +désespérance et, tout soudainement, quel coup de soleil, dont il était +encore ébloui, dont il avait l'éclat dans la figure, vers lequel il +allait marcher! Fût-il jamais une vie faite de plus de coups de +surprise et plus soûlée d'émotions? Son regard se débattait éperdu, +ne sachant où se reposer, dans ce choc de moments divers, qui se +croisaient plus mêlés que les lignes d'un tartan. L'étoffe de ces +années était faite ainsi, d'heures claires, grises et noires, bonnes +et mauvaises, nobles et basses, tissées ensemble, irrévocablement. +Pauvre manteau bigarré qui se détachait, pour jamais, de ses épaules! +Car il lui était impossible de ne pas sentir qu'il laissait derrière +lui une portion de sa vie. Adieu les champs, retournés par la charrue, +le champ de la Souris et de la Marguerite! Adieu le galetas où il +avait écrit ses poèmes! Adieu le _ben_ où la _Vision_ lui était +apparue! Elle ne lui avait pas menti. Ils étaient salués à présent ces +invisibles rameaux qu'elle lui avait placés sur le front. Mais lui? +Avait-il été aussi fidèle à la recommandation qu'elle lui avait faite? +Avait-il préservé, irréprochablement, sa dignité d'homme et gardé son +âme droite? Ces derniers mois, tout secoués d'orages sortis de +lui-même, qu'avaient-ils produit de comparable aux douze mois +précédents? Hélas! Mais malgré tout, malgré tout, ces années avaient +été actives, joyeuses, fécondes; elles étaient argentées, jusque dans +leurs folies mêmes et leurs plus sombres conséquences, par la lumière +de la jeunesse. + + * * * * * + +Une légende s'était formée, par suite d'une erreur mal rectifiée par +Currie, que Burns avait fait à pied la route d'Édimbourg. Il y était +arrivé si las, si endolori qu'il était resté couché deux jours. La +réalité est dans un autre sens aussi intéressante et peut-être plus +curieuse. Il fit le chemin à cheval, sur un poney qui lui avait été +prêté par un de ses amis, et son voyage, au lieu d'être une marche +solitaire et pénible, fut une fête et un triomphe. Il s'éloigna de +Mauchline par Scone et Muirkirk, en remontant le cours de sa rivière +favorite l'Ayr, et, franchissant les hauteurs, redescendit vers la +Clyde. Lorsqu'il chevauchait ainsi par les collines et les moors, +assombris alors des tristesses de novembre et émus de ses soupirs, il +était tout entier à des espérances nouvelles pour lui. Il fredonnait +le refrain d'une vieille chanson: + + En passant près de Glenap, + Je vis une vieille femme, + Qui m'a dit: «Reprends courage, + Tes meilleurs jours vont venir[367].» + + [Note 367: Lockhart. _Life of Burns_, p. 103.] + +Il avait été convenu que, après le premier jour de son voyage, qui +devait en prendre deux, il passerait la nuit chez un M. Prentice, qui +occupait la ferme du domaine de Covington. «Tous les fermiers de la +paroisse avaient lu avec délices les ouvrages alors publiés du poète +et étaient anxieux de le voir. Ils furent invités à dîner avec lui +dans la soirée; le signal de son arrivée devait être un drap blanc +attaché à une fourche et qu'on placerait au faîte d'une meule de blé +dans la cour de la ferme. La paroisse est un bel amphithéâtre, à +travers lequel circule la Clyde, avec la colline de Wellbrae à +l'ouest, les hauteurs incultes de Tinto et Culter au sud, et la jolie +colline verte et conique de Quothquan à l'est. L'enclos où étaient les +meules étant au centre s'apercevait de toutes les maisons de la +paroisse. Enfin Burns arriva monté sur un poney qu'on lui avait prêté. +Aussitôt le drapeau blanc fut hissé, et aussitôt on vit les fermiers +sortir de leurs demeures et converger vers le lieu de rendez-vous. Il +s'ensuivit une fameuse soirée ou plutôt une nuit, qui emprunta même +quelque chose au matin, et la conversation du poète confirma et +augmenta l'admiration produite par ses écrits. Le matin suivant, il +déjeuna en nombreuse société, à la ferme prochaine occupée par James +Stodart et prit le lunch au Bank, dans la paroisse de Carnwarth, avec +John Stodart, le père de ma mère, également en grande compagnie[368]». +Vers le soir du deuxième jour, il arriva devant Édimbourg. Quand il +aperçut, indiquée par une masse sombre et parsemée de lumière, la +silhouette puissante de la grande ville écossaise, il fut pris, sans +doute, d'un mouvement d'émotion et d'enthousiasme. C'était donc là-bas +Édimbourg! La tête et l'orgueil de l'Écosse, la cité légendaire et +historique où les rois avaient trôné et siégé en parlements, la cité +de Marie Stuart, de John Knox, la cité des savants et des poètes, de +Buchanan, de Ramsay, de Fergusson, de Hume, la cité où la science, où +l'éloquence, les arts brillaient d'un éclat prestigieux! Il la salua +de toute la ferveur patriotique que ses lectures avaient développée en +lui.--Puis après cette première exaltation, il songea peut-être qu'il +arrivait seul et obscur, sans une lettre de recommandation; et il +ressentit le moment d'appréhension et de tristesse qui vous prend aux +portes des vastes séjours d'hommes, quand on y entre pauvre et sans +amis. Il gravit la colline qui suit les flancs du château, et montant +par là, il s'en alla trouver son ami Richmond qui lui avait offert +l'hospitalité dans un pauvre logis. + + [Note 368: _Letter of Mr Archibald Prentice._ C'était le + fils de l'hôte de Burns. Chambers, tom. II, p. 1 et 2.] + + + + +CHAPITRE IV. + +ÉDIMBOURG. + +NOVEMBRE 1786 -- FÉVRIER 1788. + + +ÉDIMBOURG EN 1786. + +Édimbourg n'était pas encore la cité singulière et admirable, dont la +beauté est formée du contraste de deux villes, l'une gothique et +l'autre classique. La ville nouvelle, avec ses longues et larges rues +bordées de maisons régulières, coupées à angle droit, terminées à +chaque extrémité par un square orné d'une statue, avec son ordonnance +géométrique et sa dignité un peu monotone, n'existait pas encore. Sur +l'emplacement qu'elle recouvre, Henry Mackenzie, l'auteur de _l'Homme +de sentiment_, que nous avons déjà vu, que nous reverrons dans +l'histoire de Burns et qui vécut jusqu'en 1831, tuait des perdrix et +des bécassines[369]. La noble terrasse de Prince's street, qui a si +grand aspect avec sa rangée de statues en bronze et en marbre des +grands Écossais, n'était qu'un terrain vague où commençaient à +s'élever quelques maisons. Il n'y avait pas longtemps qu'un +propriétaire audacieux avait gagné la prime de vingt livres offerte à +celui qui y bâtirait la première maison; pas longtemps qu'un autre +avait été exempté de taxe pour avoir bâti la seconde; et quelques +années seulement qu'un troisième, en faisant construire une, avait +stipulé que son entrepreneur en élèverait une autre à côté, pour qu'il +fût protégé des vents d'ouest[370]. À la place des beaux jardins que +Prince's street domine aujourd'hui, s'étalait un lac, North loch, +qu'assombrissait le reflet des grands rochers du château se dressant +sur l'autre rive. Des deux ponts gigantesques, le North Bridge et le +South Bridge, qui unissent l'arête de la vieille ville aux terrains du +nord et du sud, le premier était à peine achevé; le second était en +construction et le futur lord Cockburn allait en classe sur des +planches jetées en travers des arches inachevées[371]. Calton Hill ne +s'était pas encore ornée de monuments classiques, de temples et +d'édicules grecs, dont les lignes tranquilles, par un fait +probablement unique en architecture, s'accommodent d'un ciel +septentrional. La moderne Athènes n'existait encore que sur les plans +de l'architecte Craig, le neveu du poète Thomson, pour lesquels les +magistrats lui avaient offert une médaille d'or et le droit de cité +dans un coffret d'argent[372]. + + [Note 369: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. + 17.--Voir aussi les souvenirs de l'auteur de _Modern + Edinburgh_, chap. V, p. 65.] + + [Note 370: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 18.] + + [Note 371: _Memorials of His Time_, by lord Cockburn, p. 3.] + + [Note 372: James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. II, + chap. XVI.] + +Au moment où Burns y arrivait, Édimbourg n'était encore qu'une vieille +ville embrouillée, mi-partie gothique, mi-partie renaissance, la +vieille ville grise, enfumée, _auld reekie_, irrégulièrement entassée, +empilée sous ses toits d'ardoise bleue[373] à l'abri de son rocher. Sa +physionomie n'avait guère changé depuis le temps de Marie Stuart. +C'était, au premier coup d'oeil, une cohue et une bousculade de rues +profondes, raides et tortues, toutes en zigzags et en pente, +horizontalement et perpendiculairement disloquées. Les combles pointus +des maisons, les pignons à redans, les façades à fenestrages +irréguliers, les gables ornementés, les étages en surplomb, les +devantures compliquées d'appentis, de fenêtres en encorbellement, +d'échauguettes accrochées aux angles des murs, d'escaliers extérieurs, +enchevêtraient et changeaient capricieusement leurs profils, dans des +silhouettes pleines de heurts, de brisures et de ressauts, variant +sans cesse. C'étaient les vieilles rues du moyen-âge, avec leurs +fenêtres à allèges et à meneaux, leurs portes basses quadrillées de +clous et garnies chacune de son heurtoir, ou plutôt d'un anneau +courant sur un morceau de fer tordu et qu'on appelait _risp_; les +vieilles rues avec leurs linteaux à devises, leur foisonnement +d'écussons, de monogrammes, de blasons, de décors héraldiques, leurs +floraisons touffues et inattendues de sculptures[374]. Cependant +l'image générale de la ville n'était pas aiguë et découpée, comme +celle d'une ville gothique; il y manquait l'élan léger et innombrable +des clochers et des flèches. C'était plutôt une sorte de soulèvement +énorme et compact, l'exhaussement d'une masse. Le caractère était +plutôt fourni par les lourdes assises des créneaux que par les pointes +jaillissantes des clochers. Cela ressemblait plutôt à un amas de +forteresses et de bastilles qu'à une assemblée d'églises et de +chapelles, à une ville militaire plutôt que religieuse. Cet effet +tenait sans doute au formidable château qui dominait et écrasait la +cité, et, au-dessus de tous les édifices, remplissait le ciel de son +bloc colossal. C'est d'une grandeur presque cyclopéenne. «C'est le +rêve d'un géant» s'écriait le peintre Haydon, l'ami de Keats, en +apercevant Édimbourg[375]. Même pour les esprits en qui l'excessif ne +pénètre pas aisément, l'impression est celle d'une grandeur imposante. + + [Note 373: _Tour through the Island of Great Britain_, + originally begun by the celebrated Daniel de Foe, continued + by the late Mr Richardson author of _Clarissa_, and brought + down to the Present Time by Gentlemen of Eminence in the + Literary World, 1778. Tom. IV, p. 78.] + + [Note 374: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, vol. I, + p. 61.--Voir aussi les gravures dans les ouvrages + illustrés.] + + [Note 375: Ballingal's. _Edinburgh Past and Present._ Chap. + I, par John Gilfillan.] + + La majestueuse Édimbourg sur son trône de rocs[376] + + [Note 376: Cité par Gilfillan, dans _Edinburgh Past and + Present_, chap. I.] + +dit Wordsworth. Et Ruskin écrit qu'il ne connaît qu'une seule cité de +plus noble situation qu'Édimbourg[377]. On peut imaginer l'effet que +dut produire cette apparition sur un homme comme Burns, qui n'avait +jamais visité de plus grande ville qu'Ayr ou Kilmarnock. On verra +qu'il sut en saisir tout de suite le caractère dominant. + + [Note 377: Ruskin. _Lectures on architecture and painting._ + Lecture I, au début.] + +Quand on s'était dégagé de la première confusion et que l'oeil +commençait à classer ce qui l'avait frappé, on voyait que la ville se +composait principalement d'une longue rue sinueuse, irrégulière, +rapide, bâtie sur l'échine abrupte d'un long dos de terrain, qui +descend du rocher jusque dans la plaine et qui a fait comparer la +ville à un dragon. À droite et à gauche, sur les deux parois de +l'arête centrale, dévalaient les ruelles obscures, profondes et +escarpées qu'on appelait des _wynds_; leur enchevêtrement était +inextricable. Mais cette rue unique se termine à une de ses extrémités +par le château d'Édimbourg et à l'autre par le palais d'Holyrood. Et +entre ces deux monuments que de spectacles et de souvenirs! Walter +Scott dit que l'histoire d'Édimbourg serait l'histoire abrégée de +l'Écosse[378]. On peut ajouter que l'histoire de la High street serait +l'histoire d'Édimbourg. C'est dans cette rue que se sont accomplis ses +grands événements et qu'ont passé ses grands personnages. On rencontre +à chaque pas la trace des drames politiques et religieux d'autrefois. +Descendre cette rue, c'est parcourir les annales de l'Écosse. Et au +moment où Burns visite la vieille ville, ces souvenirs sont encore +complets, car aucun des vieux bâtiments qui les font vivre n'a été +démoli. + + [Note 378: Walter Scott. _Provincial antiquities of + Scotland_; General account of Edinburgh.] + +Tout au haut, sur son formidable piédestal de basalte[379], est le +château éprouvé par tant de sièges, battu par les catapultes d'Édouard +et par les boulets de Cromwell. Au-dessous, ce sont le palais de Marie +de Guise, la reine-régente, la mère de Marie Stuart, les vieilles +résidences des ducs d'Argyle, des ducs de Gordon, des comtes de +Cassilis et de Leven et de cent autres[380]. Plus bas, cet édifice +vermoulu, menaçant et hideux, avec ses deux tourelles et ses fenêtres +grillées de barreaux de fer, c'est la vieille Tolbooth, la prison +d'Édimbourg[381]. Le génie de Walter Scott ne lui a pas encore donné +sa célébrité européenne, bien que le futur romancier vienne déjà errer +autour d'elle et la contempler. Mais pour les Écossais, elle a toutes +ses lugubres légendes. Au faîte de ce pignon, est la pointe de fer où +l'on piquait les têtes des criminels, où ont verdi dans la pluie et le +soleil, les faces du régent Morton et du vaillant Montrose[382]. Juste +au dessous, cette église dont la tour carrée se termine par un +belvédère en forme de couronne royale, c'est St.-Giles, le berceau et +le temple de la Réforme écossaise. C'est là que John Knox, le plus +puissant auteur de la Réforme en Écosse, prédicateur et tribun, +prêchait ses véhémentes harangues, ses invectives d'une éloquence +enflammée et fuligineuse; et qu'il improvisait ses prières plus +virulentes encore: «Ô Lord, si ton plaisir est tel, purge le coeur de +Sa Majesté la reine, du venin de l'idolâtrie et délivre-la des liens +et de l'esclavage de Satan, dans lequel elle a été élevée et reste +encore, par manque de la vraie doctrine[383].» On sent jusque dans +leurs prières l'âcreté de ces âmes; elles offraient à Dieu, dans des +encensoirs d'airain, un encens fait avec des plantes amères de la Mer +Morte. C'est là aussi que le 23 juillet 1637, quand le doyen commença +à lire la liturgie imposée par Charles Ier, la fameuse Jenny Geddes, +vieille marchande de légumes, lui cria: «La diablesse de colique dans +tes entrailles, fourbe voleur, viens-tu dire la messe à mes oreilles!» +et en même temps elle lui jeta à la tête le _folding stool_, le +pliant, que les femmes apportaient avec elles à l'église[384]. Ce fut +le signal de la bagarre qui allait enflammer une sédition et cette +sédition la guerre civile. Car, là-bas, à l'endroit où les derniers +plis de la ville traînent dans la plaine, ce clocher est celui de +l'église de Greyfriars, dans le cimetière de laquelle fut signé le +_Covenant_. Ce fut une des grandes scènes de l'histoire d'Écosse. Une +multitude de tout rang et de tout âge prit l'engagement de défendre sa +foi contre les erreurs et les corruptions, «en sorte que ce qui sera +fait au moindre d'entre nous pour cette cause sera considéré comme +étant fait à nous tous en général et à chacun de nous en +particulier[385]». On signait le parchemin sur les tombes, +quelques-uns signèrent avec leur sang; un grand tumulte de prières, de +sanglots et de serments s'élevait de toutes parts[386]. Et ce fut le +commencement de la Révolution où Charles Ier devait perdre sa tête. + + [Note 379: La pierre est du diorite basaltique. Voir Hugh + Miller. _Edinburgh and its Neighbourhood._ Lecture II, p. + 55.] + + [Note 380: _Old and New Edinburgh_, by James Grant, tom. I, + chap. IX.--Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 29 et + 32.] + + [Note 381: _Chambers Memorials_, p. 95.] + + [Note 382: _Old and New Edinburgh_, by James Grant, tom. I, + chap. XIV.] + + [Note 383: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. IV, p. + 18.] + + [Note 384: Hill Burton, tom. VI, p. 150-53.] + + [Note 385: Hill Burton, tom. VI, p. 184.] + + [Note 386: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 311] + +Derrière St.-Giles, puisqu'il a été bâti sur l'ancien cimetière de +l'église, c'est le palais du Parlement, où siégeait l'antique +Parlement d'Écosse, quand l'Écosse était une nation indépendante, +avant cette nécessaire et douloureuse union de 1707, à laquelle les +coeurs écossais eurent tant de peine à se résigner et mirent tant de +temps à s'accoutumer. C'est là que fut discuté le pacte qui confondit +les destinées des deux pays, et qui excitait une telle fureur parmi +les citoyens d'Édimbourg qu'il fallut le signer en secret, dans une +cave[387]; c'est là que depuis l'Union se tient la _Court of Session_, +c'est-à-dire la Cour de Justice, où a siégé cette robuste magistrature +écossaise qui a fourni tant de lords chanceliers à l'Angleterre. + + [Note 387: _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 164.] + +Un peu plus bas que St.-Giles et de l'autre côté de la voie, cette +maison gothique, qui fait saillie sur la rue, toute délabrée, si +compliquée avec ses énormes lucarnes, ses pignons bizarres, ses trois +étages en surplombs successifs, son escalier extérieur et sa niche de +pierre où l'effigie grossièrement sculptée de Moïse montre un soleil +émergeant des nuages et portant le nom de Dieu écrit en grec, en latin +et en anglais, c'est la maison de John Knox. C'est de là qu'avec sa +figure sévère et sa longue barbe, pareil à un dur prophète juif, il +descendait vers le palais d'Holy-Rood pour admonester Marie Stuart +jusqu'à ce qu'elle fondît en larmes. Il considérait la cour comme un +lieu d'immoralité, un repaire «de baladins, danseurs et amuseurs de +femmes[388]». Passant auprès des quatre filles d'honneur, les Maries +de la reine, comme on les appelait, rayonnantes de jeunesse et de +beauté, il leur jetait une plaisanterie funèbre, à la Hamlet. «Ô +belles dames, combien plaisante serait votre vie, si elle devait durer +toujours, et si à la fin vous pouviez passer dans le ciel avec toute +cette gaie toilette. Mais fi! cette brutale, la mort viendra, que nous +le voulions ou non! Et quand elle aura mis la main sur nous, les vers +hideux auront besogne dans cette chair, si belle et si tendre +soit-elle; et la pauvrette âme, je le crains, sera si faible qu'elle +ne pourra emporter avec elle ni or, ni garnitures, ni glands, perles +ou pierres précieuses[389].» Il s'en revenait ensuite, dans sa grande +robe noire, appuyé sur sa canne à pomme de corne[390], satisfait +d'avoir objurgué Jézabel. C'est dans cette maison que, dans sa 59me +année, il ramena comme seconde femme Marguerite Stewart, la plus jeune +fille du «bon lord Ochiltree», si bien que ses ennemis l'accusèrent +d'avoir gagné le coeur de cette pauvre gentille dame par sorcellerie +et sortilège «ce qui paraît être de grande probabilité; elle était une +demoiselle de sang noble et lui une vieille créature décrépite du +plus bas degré[391].» C'est de cette fenêtre qu'il haranguait souvent +la populace. C'est ici qu'il s'éteignit, épuisé par un demi-siècle de +fatigues, de dangers et de colères, le 12 novembre 1572. C'était un +homme violent et d'un sombre fanatisme, mais courageux. «Il n'a jamais +ni craint ni flatté aucune chair», dit à ses funérailles le régent +Morton, qui ne l'aimait pas[392]. + + [Note 388: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I, + chap. VI, p. 154.] + + [Note 389: Il faut lire ces scènes dans le récit de Knox + lui-même. _History of the Reformation of Religion in + Scotland_, Book IV, p. 290-91.] + + [Note 390: James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. + 6.] + + [Note 391: Mac Crie. _Life of Knox_, Period VIII, p. 217, + la note HHH, à la fin du volume, p. 394, et la note IX, p. + 472.--James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, ch. + XXIV.] + + [Note 392: Hill Burton, tom. V, chap. LIV, p. 87.] + +Et voilà l'hôtel de Moray. De ce lourd balcon de pierre, Archibald duc +d'Argyle, vint avec toute sa famille insulter le noble Montrose +vaincu, garrotté, sali par la boue de la populace et traîné sur un +tombereau que conduisait le bourreau portant sa livrée[393]. C'est de +là que lady Argyle cracha sur le prisonnier; c'est là qu'ils +tremblèrent tous, subitement décontenancés et honteux, sous le calme +regard dont il les regarda[394]. Deux jours après, le «grand marquis» +fut pendu à un gibet haut de trente pieds. Ses amis lui avaient porté +de quoi mourir princièrement: il était vêtu d'écarlate orné de +broderies d'argent. Il marchait avec un si grand air, tant de gravité +et de beauté, que ses ennemis même versaient des larmes[395]. Sa tête +fut fichée sur la prison d'Édimbourg; mais il avait dit qu'il s'en +honorait plus que si on avait arrêté que sa statue en or serait +dressée sur la place du marché ou son portrait suspendu dans la +chambre du roi; ses membres découpés furent envoyés à quatre villes +d'Écosse pour y être exposés: une main sur la porte de Perth, l'autre +sur celle de Stirling; une jambe et un pied sur la porte d'Aberdeen, +l'autre sur la porte de Glasgow; le tronc fut enterré par les aides du +bourreau sous le gibet[396]; mais il avait dit qu'il souhaitait avoir +assez de chair pour qu'on en envoyât dans les cités d'Europe, en +mémoire de la cause pour laquelle il mourait[397]. Douze ans après, +c'était au tour d'Argyle lui-même; il fut décapité dans la High +Street. Il mourut avec fermeté et une dignité calme. Sa tête remplaça +sur la pointe de la prison celle de Montrose, dont les restes furent +rassemblés et ensevelis avec pompe dans St.-Giles[398]. À chaque +instant on rencontre de ces grandes morts dans les annales +d'Édimbourg; elles dégouttent de sang. + + [Note 393: Walter Scott. _Tales of a Grand Father_, chap. + XLVI.] + + [Note 394: Voir les extraits des _Wigton papers_, dans + Aytoun _Lays of the Scottish Cavaliers_.] + + [Note 395: Voir l'extrait de _Nichol's Diary_, donné par + Aytoun dans ses _Lays of the Scottish Cavaliers_; et la note + de Wishart, donnée par Walter Scott, à l'endroit déjà cité.] + + [Note 396: Hill Burton, tom. VII, p. 8.] + + [Note 397: Walter Scott. _Tales of a Grand Father_, chap. + XLVI, d'après les _Wigton Papers_.] + + [Note 398: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. + II, p. 112;--et Aytoun, l'introduction en prose au poème sur + Montrose.] + +Ainsi, de toutes parts, de ces cent ruelles et allées pendues aux +flancs de la Grande-Rue, avec les noms historiques des Dundas, des +Beaton, des Kennedy, des Grant, des Lockhart, des Lovat, des Leven, +de tant d'autres, la mémoire des temps passés sort des pierres: les +luttes religieuses, les rivalités seigneuriales, les querelles et les +vengeances des familles, les coups de force, les meurtres, les +enlèvements, les séditions, les passages d'armées, depuis les ans où +les Édouard anglais montaient vers le château avec leurs lourds +chevaliers jusqu'au moment récent où le prétendant Charles-Édouard +entra dans la ville à la tête de ses sauvages highlanders et où le duc +de Cumberland y passa avec ses dragons. Ces derniers faits sont, en +1786, un souvenir tout poignant: maints témoins, maints acteurs de ces +scènes vivent encore. «Dans la vieille ville, dit un historien +d'Édimbourg, il n'y a pas une rue où le sang n'ait été répandu à +mainte reprise, soit par suite de guerre ou de tumultes locaux; car +c'est l'Édimbourg des jours où l'épée n'était jamais dans le fourreau +et où régler une querelle _à la mode d'Édimbourg_ était un proverbe +européen[399]». + + [Note 399: James Grant. _Old and New Edinburg_, tome 1, p. + 4.] + +Lorsque, après ce long pèlerinage, on arrive enfin au bas de la +colline, apparaissent tout à coup les ruines de la chapelle de +Holyrood et la masse quadrangulaire du palais. Ici les images sont +encore plus nombreuses et les souvenirs plus saisissants; surtout on y +suit presque entière la destinée de cette fatale famille des Stuarts +«une des plus tragiques de l'histoire[400].» Ces grandes baies vides, +où entre la campagne, ces voûtes rompues où pendent des ronces, sont +tout ce qui demeure de la puissante abbaye que David I avait fondée, à +l'endroit où une croix miraculeuse l'avait sauvé d'un grand cerf blanc +rendu furieux par une blessure. C'est là que Jacques II fut couronné +et enterré; c'est là que Jacques III épousa la princesse Marguerite, +fille de Christian I roi de Danemark, quand elle était âgée de treize +ans; c'est la que, en 1503, Jacques IV épousa la princesse Marguerite, +soeur de Henri VIII d'Angleterre[401]. Quelle dynastie que celle de +ces Jacques! «Des cinq rois qui étaient montés sur le trône avant +Marie Stuart, deux avaient péri assassinés, Jacques I et Jacques III; +deux étaient morts en combattant, Jacques II et Jacques IV; elle +dernier, Jacques V, avait expiré de désespoir en se voyant délaissé +par sa noblesse et vaincu au moment où il se croyait triomphant[402]». +Ce dernier était le père de Marie Stuart dont la fin fut plus +douloureuse encore. Presque tous ont passé sous ces voûtes jadis si +belles. Cette chapelle était la plus belle fleur dont l'art religieux +du moyen-âge eût orné Édimbourg. Les invasions anglaises la +détruisirent en 1543 et 1547; la négligence de la Réforme, la +destruction incessante du temps l'ont mise en cet état. Son dallage de +tombes est encore ce qui a été le plus épargné. + + [Note 400: Mignet. _Marie Stuart_, tom. II, p. 416.] + + [Note 401: _The Abbey and Palace of Holyrood_, by D. + Anderson, Keeper of the Chapel Royal.] + + [Note 402: Mignet, _Marie Stuart_, tome I, chap. I, p. 22.] + +Et tout à côté, le fameux château de Holyrood, le théâtre de tant de +mariages royaux, de masques, de tournois, de fêtes, de funérailles et +de forfaits. C'est là qu'a débarqué la perle de sa race, Marie Stuart, +quand elle descendit, l'âme navrée, de la galère qui l'amenait du pays +de France. C'est là qu'elle vécut trois ans, portant «son grand deuil +blanc avec lequel il faisait très beau la voir, car la blancheur de +son visage contendait avec la blancheur de son voile à qui +l'emporterait, et la neige de son blanc visage effaçait l'autre[403].» +C'est là qu'elle commença à régner sagement, tandis que cependant on +pouvait sentir que la reine était incapable d'empêcher la femme +d'exercer son charme sur les hommes qui l'entouraient. C'est là que, +dans un emportement de passion sensuelle[404], elle épousa Darnley. Ce +fut l'origine de ses malheurs. Voilà la tourelle, où le 9 mars 1566, +tandis qu'elle soupait avec Rizzio, la tapisserie, qui représentait la +chute de Phaéton, l'ambitieux imprudent[405], se soulevant tout à +coup, laissa voir la tête hagarde et féroce de Ruthven le chef des +conjurés; c'est dans cette salle que Rizzio tomba frappé du premier +coup de dague, tandis que ses mains s'accrochaient aux jupes de la +reine et qu'il criait: «Giustizia! sauve ma vie, madame, sauve ma +vie»; et là aussi est dans le parquet la tache de sang qui en fit +couler tant d'autre. Car à partir de cette horrible scène, le coeur de +Marie Stuart ne souhaita plus que la vengeance[406]. Et le souvenir de +l'enchanteresse qui trouble et séduit l'histoire entraîne la pensée. +Autour de l'image de la plus étrange charmeuse qui, avec Cléopâtre et +Brunehaut, ait occupé un trône, surgissent les figures de Darnley, de +Ruthven, de Morton, de Bothwell, ces vies excessives en amour et en +haine, fougueusement animales, où les convoitises et les colères se +précipitaient sur leurs objets, destinées somptueuses et sanglantes, +toutes, toutes, sanglantes. Et derrière cette tragédie de Holyrood, on +ne peut s'empêcher d'entrevoir l'assassinat de Craigmillar, +l'emprisonnement du lac de Lochleven et la scène funèbre et sublime de +Fotheringay[407]. + + [Note 403: Brantôme. _Vie des Dames Illustres. Marie Stuart, + Reyne d'Écosse._] + + [Note 404: Mignet. _Marie Stuart_, tome I, chap. III, p. + 161.--Hill Burton, tome IV, chap. XLIII, p. 105.] + + [Note 405: _Old and New Edinburgh_, tome II, chap. X, p. + 66.] + + [Note 406: Mignet. _Marie Stuart_, chap. IV à la fin.--Hill + Burton, tome IV, chap. XLIII, p. 145 et suivantes.] + + [Note 407: Voir l'admirable et poignant récit de cette + scène, par Mignet. _Marie Stuart_, chap. X.] + +Dominés par celui d'entre eux qui a été au coeur de l'humanité, tous +ces drames s'emparent de l'esprit et l'émeuvent jusqu'à le rendre +visionnaire. Si, poursuivant un peu plus avant, on gravit les +premières pentes du siège d'Arthur jusqu'aux décombres de la chapelle +de St.-Antoine, on aperçoit, dans ses fumées et ses vapeurs, la +puissante cité, sous son habituel dais d'un rouge sombre. Il semble +que ce sont tous ces souvenirs tragiques qui montent de toutes parts. +Parfois il arrive que le belvédère de St.-Giles dépasse seul ce nuage +et le spectacle est saisissant: on dirait une couronne gigantesque +tombée dans du sang, et apparue dans le ciel comme le symbole de cette +race royale dont la mémoire plane sur cette cité. On ressent alors une +profonde émotion historique; on comprend le respect et l'enthousiasme +avec lequel les Écossais contemplent leur ancienne capitale dans sa +robe de majestueuse tristesse. + + * * * * * + +Il est inutile d'insister sur ce fait qu'un homme du XVIIIe siècle, à +plus forte raison Burns, ne pouvait parcourir une ville comme +Édimbourg, avec le sentiment pittoresque et précis des événements +passés que possède à présent l'esprit de l'humanité. Le mouvement +romantique et historique, qui d'ailleurs allait partir d'Édimbourg +même, n'était pas encore né; l'homme de génie qui devait faire +revivre, et, comme un grand restaurateur, nettoyer et raviver tous les +tableaux d'autrefois, commençait seulement à les contempler et à les +aimer. Cependant un certain intérêt s'était déjà éveillé pour les +choses d'Écosse. Il y avait vingt-cinq ans qu'avait éclaté un des +grands succès littéraires du XVIIIe siècle, _l'Histoire d'Écosse_ de +Robertson. L'oeuvre de Hume avait paru et mis en relief les faces +écossaises de l'histoire britannique[408]. On voit, par les récits de +Pennant, de Newte et d'autres, que les stations historiques, que les +voyageurs d'aujourd'hui ne manquent pas de faire, étaient faites +également par les voyageurs d'alors[409]. Lorsque le Dr Johnson avait +passé par Édimbourg en 1773, Boswell l'avait conduit voir les endroits +célèbres de la ville. «Nous sortîmes afin que le Dr Johnson pût voir +quelques-unes des choses que nous avons à montrer à Édimbourg»; et +Robertson «harangua le Dr Johnson sur les lieux qui se rapportent aux +scènes de sa célèbre histoire d'Écosse». Pour les Écossais proprement +dits, une visite d'Édimbourg était alors une occasion de douleur et de +regrets. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas encore pris leur parti de +l'Union, après un siècle. «Je commençai à me laisser aller à mes vieux +sentiments écossais, dit Boswell en racontant qu'il conduisit Johnson +voir le palais du Parlement, et j'exprimai un ardent regret que, par +notre union avec l'Angleterre, nous eussions cessé d'exister, que +notre royaume indépendant fût perdu». Il est vrai que cela lui attira +un bon coup de boutoir de Johnson, qu'il accueillit avec +reconnaissance et qu'il enregistra avec vénération[410]. On ramènera +probablement à ses vraies proportions l'effet qu'Édimbourg produisait +sur un voyageur du XVIIIe siècle, en se disant que les gens de cette +époque ne percevaient pas la couleur des événements, mais qu'ils en +sentaient le côté humain, auquel ils donnaient un tour oratoire et +général. Ces choses n'étaient pas pour eux sujets à descriptions et à +tableaux, mais à apostrophes et à éloquence. + + [Note 408: L'histoire de Robertson est de 1759, une seconde + édition avec additions et corrections allait paraître en + 1787; celle de Hume parut pendant les années 1754, 56, 59 et + 61.] + + [Note 409: Pennant. _First Tour in Scotland. Performed in + the year 1769.--Tour Through different parts of England + Scotland and Wales. Performed in 1778_, by Richard Joseph + Sulivan.--_Tour in England and Scotland performed in 1785_, + by Thomas Newte.] + + [Note 410: Boswell. _Journal of a Tour to the Hebrides_, + Monday August 16.] + + * * * * * + +Il n'est pas impossible, ce semble, de comprendre maintenant et de +distinguer les sentiments qui se succédèrent en Burns, pendant ses +premières courses à travers Édimbourg. Il fut d'abord frappé +d'étonnement, devant cette ville qui surprend les voyageurs les plus +exercés. Il se sentit un peu interdit et dépaysé, comme il arrive +lorsque le sentiment des lieux récemment quittés persiste confusément +en nous et que nous ne sommes pas encore tout entiers à ceux que nous +voyons. + + Edina! ville favorite de l'Écosse! + Salut à tes palais et à tes tours, + Où jadis, aux pieds d'un monarque, + Siégeaient les pouvoirs souverains de la Législation! + Moi qui naguère contemplais les fleurs follement éparses, + En errant sur les rives de l'Ayr, + Et chantais, solitaire, les heures paresseuses, + Je m'abrite dans ton ombre honorée[411]. + + [Note 411: _Address to Edinburgh._] + +Pourtant son esprit ne tarda pas à se frayer son chemin dans cet +étonnement et à discerner avec clarté les traits principaux. Son +_Adresse à Édimbourg_ et certains passages d'autres pièces peuvent +servir à reconstituer ses impressions. Tout le côté théologique, +puritain, le côté de la Réforme proprement dite, qui passionne les +esprits d'aujourd'hui, le laissa indifférent. Les souvenirs religieux +n'étaient pas pour lui plaire. John Knox ne lui a guère inspiré qu'une +rime burlesque dans une pièce anti-cléricale: + + Orthodoxes, orthodoxes + Qui croyez à John Knox[412]; + + [Note 412: _The Kirk's Alarm._] + +et quant à l'autre souvenir de St.-Giles, il en fit encore un pire +usage: il donna le nom de Jenny Geddes à une jument, un peu rosse, +qu'il eut plus tard. Au contraire, il fut fortement frappé de +l'apparence militaire d'Édimbourg; la strophe sur le château domine +toute la pièce adressée à la ville; elle en est de beaucoup la plus +robuste. Parmi les descriptions des poètes qui ont été inspirées par +la vieille forteresse, il n'y en a aucune ni dans Walter Scott, ni +dans Hogg, ni dans Aytoun, qui approche de celle-ci, pour je ne sais +quel hérissement menaçant de contreforts et de bastions. + + Là guettant de haut les moindres alarmes, + Ton âpre, rude forteresse brille au loin, + Comme un hardi vétéran, blanchi dans les armes, + Et marqué, déchiré de mainte cicatrice. + Les murs lourds, aux barres massives, + Farouches, debout sur le roc abrupt, + Ont souvent soutenu les assauts de la guerre + Et souvent repoussé le choc de l'agresseur[413]. + +Mais sa véritable émotion fut en arrivant devant Holy-Rood. Son +patriotisme un peu attardé et populaire, l'espèce de fierté qu'il +prenait à croire que ses ancêtres avaient combattu dans la Rébellion +de 1745, la pitié qu'inspire la fortune des Stuarts, lui soulevèrent +le coeur d'enthousiasme: + + Avec des pensées frappées de terreur, des larmes de pitié, + Je contemple ce noble, majestueux palais, + Où, en d'autres temps, les rois de l'Écosse, + Héros fameux! avaient leur royale demeure; + Hélas! Combien changés les temps futurs! + Leur nom royal tombé dans la poussière! + Leur race infortunée errante, sombre, exilée! + Bien qu'une loi rigide crie: «Cela était juste!» + + Farouchement mon coeur bat de voir vos traces, + Vous dont les ancêtres, au temps jadis, + À travers les rangs ennemis et les brèches croulantes, + Portèrent le lion sanglant de la vieille Écosse: + Et moi-même qui chante en accents rustiques, + Peut-être mes aïeux ont quitté leur chaumière + Et affronté le rude rugissement et le visage affreux du Danger, + Suivant hardiment par où vos pères menaient[413]. + + [Note 413: _Address to Edinburgh._] + +Mais, ce ne fut pas tout ce qu'il ressentit. Autour de Holyrood, il +rencontra l'ombre de Marie Stuart; elle y erre et tend sa main à +baiser aux poètes, cette main qui était à elle seule une séduction, +cette «longue, grêle et délicate main[414]», qui rendit Brantôme +poète, lorsqu'il parlait de «cette belle main blanche et de ces beaux +doigts si bien façonnés qu'ils ne devaient rien à ceux de +l'Aurore[415]». Burns la baisa et fut séduit. Il devint, à partir de +ce moment, un des partisans de l'irrésistible reine. Il prit tout +naturellement parti pour elle; la considéra comme injustement +persécutée: «Vu la chambre où la belle offensée Marie, reine +d'Écosse, naquit[416].» «Je vous envoie, madame, un hommage poétique +que j'ai récemment offert à la mémoire de notre aimable reine +écossaise, grandement offensée[417]». Il s'adressait à Tytler qui +avait publié sa défense de Marie Stuart: «Vénéré défenseur de la belle +Stuart[418]». Elle devint une des apparitions favorites de sa pensée. +Il fut peut-être le premier à voir dans cette existence le sujet d'un +drame, qu'il concevait avec son décor et ses ressorts historiques. + + [Note 414: Ronsard. _Regret, à Marie Stuart._] + + [Note 415: Brantôme. _Marie Stuart._] + + [Note 416: _Journal of the Highland Tour_, 25th Aug 1787.] + + [Note 417: _To Lady Winifred Maxwell Constable_, April + 1791.] + + [Note 418: _To William Patrick Fraser._] + + Ô la scène d'un Shakspeare ou d'un Otway + Pour représenter l'adorable, l'infortunée reine écossaise! + Vaine fut toute la toute puissance de ses charmes féminins, + Contre les armes de l'aveugle, impitoyable, folle rébellion. + Elle tomba, mais tomba avec une âme vraiment romaine, + Pour assouvir la vengeance d'une femme rivale, + Une femme--bien que la phrase puisse sembler grossière, + Aussi habile et cruelle que Satan[419]. + + [Note 419: _Prologue, for Mr Sutherland's Benefit Night._] + +Plus tard, il écrivit sur Marie Stuart une élégie dont il disait: +«Est-ce que l'histoire de notre Mary Reine d'Écosse a un effet +particulier sur les sentiments des poètes ou est-ce que j'ai dans la +ballade que je vous envoie réussi au-delà de mon ordinaire succès +poétique, je ne sais, mais elle m'a plu au-delà des efforts de ma muse +depuis assez longtemps[420]». Et en effet, il ne semble pas que les +poètes aient jamais écrit, sur la pauvre reine captive, quelque chose +de plus touchant et de plus simple. C'est un pendant aux vers que +«restée veuve au beau avril de ses plus beaux ans», elle composa sur +elle-même, à ces regrets qu'elle «allait, jettant et chantant +piteusement[421]». + + [Note 420: _To Mrs Graham of Fintry._ February 1791.] + + [Note 421: Brantôme. _Marie Stuart._] + + Pour mon mal estranger + Je ne m'arreste en place; + Mais j'ay eu beau changer, + Si ma douleur n'efface, + Car mon pis et mon mieux + Sont les plus déserts lieux; + + Si en quelque séjour, + Soit en bois ou en prée, + Soit sur l'aube du jour, + Ou soit sur la vesprée, + Sans cesse mon coeur sent + Le regret d'un absent[421]. + +Les strophes que Burns prête à Marie Stuart, à l'autre extrémité de sa +vie et dans ses derniers chagrins, égalent celles-ci par la naïveté +plaintive, et les dépassent par la couleur et l'accent. On dirait une +ancienne ballade pour la force et le naturel du sentiment: + + À présent la nature suspend son manteau vert + À tous les arbres en fleurs, + Et étend ses draps de pâquerettes blanches + Sur les pelouses herbeuses; + À présent Phoebus égaie les ruisseaux de cristal + Et réjouit les cieux d'azur; + Mais rien ne peut réjouir l'infortunée + Qui gît en étroite captivité. + + En ce moment, les alouettes éveillent le gai matin, + En l'air, sur leurs ailes mouillées de rosée; + Le merle, à midi, dans son bosquet, + Fait retentir les échos du bois; + Le mauvis sauvage, de sa note répétée, + Chante et endort le jour fatigué; + Dans l'amour, dans la liberté, ils se réjouissent, + Ils n'ont ni chagrins, ni entraves. + + En ce moment, le lis fleurit près les rives, + La primevère au pied des talus, + L'aubépine bourgeonne dans le vallon, + Et le prunellier est blanc comme le lait; + Le plus pauvre paysan dans la douce Écosse + Peut errer parmi ces douceurs, + Mais moi, la reine de toute l'Écosse, + Je suis tenue en une prison puissante. + + Je fus la reine de la belle France, + Où j'ai été heureuse; + Toute légère je me levais le matin, + Aussi joyeuse me couchais-je le soir: + Et je suis la souveraine de l'Écosse, + Et il s'y compte maint traître; + Et ici, je gis en des fers étrangers, + En un chagrin sans fin. + + Quant à toi, ô fausse femme, + Ma soeur et mon ennemie, + La dure vengeance aiguisera un jour l'épée + Qui te percera l'âme: + Le sang qui pleure dans une poitrine de femme + Tu ne l'as jamais connu; + Ni le baume qui tombe, sur les blessures du malheur, + Des yeux miséricordieux de la femme. + + Mon fils! mon fils! puissent de plus douces étoiles. + Briller sur ta fortune; + Et puissent ces plaisirs dorer ton règne + Qui ne voulurent jamais luire sur le mien! + Dieu te garde des ennemis de ta mère, + Ou qu'il tourne leurs coeurs vers toi: + Et quand tu rencontreras un ami de ta mère, + Ne l'oublie pas, à cause de moi. + + Oh! pour moi puissent bientôt les soleils d'été + Ne plus éclairer le matin! + Puissent pour moi les vents d'automne + Ne plus courir sur les blés jaunis! + Dans l'étroite maison de la mort + Que l'hiver rugisse autour de moi, + Et que les prochaines fleurs qui orneront le printemps + Fleurissent sur ma tombe paisible[422]. + + [Note 422: _Lament of Mary queen of Scots._] + +Du premier coup, Burns s'était trouvé enrôlé dans le cortège de poètes +que l'enchanteresse traîne après elle, depuis Ronsard qui lui disait +en vers de douceur presque racinienne: + + Comment pourraient chanter les bouches des poètes, + Quand par votre départ les muses sont muettes[423]. + + [Note 423: Ronsard. _Regret, à Marie Stuart._] + +depuis du Bellay et Maisonfleur et le pauvre Chastelard, qui mourut +pour elle, jusqu'à Schiller, Walter Scott et Hogg. Il fut ainsi frappé +en rôdant autour de Holyrood. N'est-ce pas aussi tandis qu'ils +rêvaient et s'attardaient dans ces lieux qu'elle a attiré à elle +Tennyson et Swinburne? + +C'est dans ces promenades, ces rêveries, cette communion silencieuse +avec les âmes des choses passées que Burns passa les tout premiers +jours de son arrivée à Édimbourg. + + * * * * * + +Mais lorsque ces premières impressions plus graves qui saisissent +d'abord ceux qui entrent dans une ville historique eurent été +satisfaites, Burns put regarder la vie qui s'agitait autour de lui. +Quel spectacle, quelles heures d'attardement, quel amusement pour un +observateur comme lui, jeté tout d'un coup dans un pareil mouvement! +Édimbourg était assurément une des villes les plus pittoresques, les +plus vivantes et les plus curieuses qu'il y eût en Grande-Bretagne. +Elle avait une originalité qu'on n'aurait pu retrouver ailleurs et qui +tenait en partie à la construction même de la ville. Le mur élevé pour +la protéger après la bataille de Flodden l'avait longtemps tenue +enserrée. Bâties sur des pentes rapides, les maisons s'étaient +pressées les unes contre les autres[424], laissant des ruelles plus +étroites que des corridors, si bien qu'une des rares où un cheval +pouvait passer avait reçu le nom de _Cavalry lane_[425]. Cela n'avait +pas suffi. Cherchant en l'air l'espace qu'elles ne pouvaient prendre +sur les côtés, les maisons, entassant étages sur étages, se haussaient +indéfiniment les unes au-dessus des autres. Elles atteignaient huit, +dix et même douze étages; elles étaient l'étonnement des étrangers qui +arrivaient à Édimbourg. «Ce qui frappe d'abord l'oeil, dit Smollett, +est l'invraisemblable hauteur des maisons, qui généralement s'élèvent +à cinq, six, sept et huit étages et en quelques endroits, m'assure-t-on, +à douze[426].» «Je lui fis voir, dit Boswell en parlant du Dr Johnson, +la plus haute construction d'Édimbourg, qui a treize étages à partir du +sol, sur le derrière[427]». La population toujours croissante s'était +accumulée en hauteur dans des rues perpendiculaires, selon le mot d'un +auteur. Et cette expression est beaucoup moins une image qu'un fait. Un +escalier commun[428], en pierre à cause de la crainte d'incendie[429], +mal éclairé, aussi peu entretenu que le pavé des rues[430], montait à +travers des étages ou plutôt des habitations superposées. On était +propriétaire non d'une maison, mais d'un _flat_ ou palier. En montant +l'escalier on parcourait toute l'échelle sociale: les étages du bas et +ceux du haut étaient généralement occupés par des locataires pauvres; +les cinquième et sixième par la bourgeoisie et la noblesse[431]. Dans +ces énormes constructions, les existences humaines s'entassaient presque +jusqu'aux nuages, jusque dans des caves obscures et dans les profondeurs +du sol. Le moindre espace habitable était, selon l'expression de Walter +Scott, bondé comme l'entrepont d'un navire[432]. Le jour et la place +étaient restreints. Beaucoup de chambres étaient sombres même à midi et +ne prenaient qu'un peu de lumière sur une allée obscure; on avait à +peine assez d'espace pour les meubles nécessaires[433]. Chaque goutte +d'eau employée dans les familles devait être montée par des porteurs au +haut de ces interminables escaliers qui étaient ainsi de véritables +rues[434]. Ces circonstances imposaient à la vie des conditions +particulières. Les gens, empaquetés chez eux comme dans des cabines de +bateau, ne rentraient que pour prendre leurs repas et se coucher. De +chacun de ces escaliers déroulait, se déversait une foule qui grouillait +dans la rue. «Partout on trouvait des symptômes de la densité de la +population; la rue ouverte était un marché général; partout un +pêle-mêle de populace[435].» + + [Note 424: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tome I, + p. 78 et tome II, p. 304.] + + [Note 425: Lord Cockburn. _Memorials of his Times_, p. 94.] + + [Note 426: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, July + 18.] + + [Note 427: Boswell. _Journal of a Tour to the Hebrides_, + Monday, August 16.] + + [Note 428: Walter Scott. _Provincial antiquities of + Scotland_ General account of Edinburgh.] + + [Note 429: Topham. _Letters from Edinburgh 1774_, cité dans + Modern Edinburgh, p. 9.] + + [Note 430: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt Bramble. Edinb. + July 18.] + + [Note 431: Topham. _Id._] + + [Note 432: Walter Scott. _General account of Edinburgh._] + + [Note 433: Walter Scott. _Id._] + + [Note 434: Walter Scott. _Id._--Smollett, _Humphry Clinker_, + Matt Bramble, July 18.] + + [Note 435: R. Chambers. _Traditions_, p. 12.] + +Aussi que de choses amusantes à regarder! Voici, d'abord, au-dessous +de la colline du château, le _Lawn Market_, le marché à étoffes, où +les vendeurs étalaient, aunaient leurs marchandises, sous leurs abris +de toile, comme à une foire de campagne[436]. Voici, de nouveau, notre +vieille connaissance, la prison d'Édimbourg, la Tolbooth. Devant la +porte se promène de long en large un des vieux soldats de la garde +civique d'Édimbourg[437]. C'est un corps de vétérans chargé de la +police de la ville. Leur uniforme est un habit rouge à revers bleus, +un gilet rouge, des culottes rouges, de longues guêtres noires, des +buffleteries blanches et de grands tricornes. La plupart d'entre eux +ont également le nez rouge, car la discipline du corps n'est pas +incompatible avec le whiskey[438]. Leur armement n'est pas moins +remarquable. Ils ont bien des mousquets et des baïonnettes, mais ils +les portent rarement; leur arme favorite est une hache de forme +archaïque, qu'on fabriquait au temps jadis à Lochaber, composée d'un +long manche, d'un fer étroit et long et d'un crochet recourbé en +arrière. La plupart de ces hommes sont des vétérans des régiments de +highlanders, de vieux gaëls, parlant à peine anglais, qui trouvent +ainsi une sorte de retraite. Une hostilité constante existe entre eux +et les gamins de la ville qui leur jouent mille tours[439]. À +l'extrémité de la prison, on voit une plate-forme sur laquelle ont +lieu les exécutions. Un membre très respectable du conseil de la cité, +nommé Brodie, vient de leur apporter un perfectionnement. Au lieu de +la double échelle, toujours un peu pénible à gravir pour le patient, +il a substitué la trappe qui se dérobe sous lui. Dans quelques mois il +sera accusé de vol avec effraction, et condamné à mort. Il inaugurera +sa propre invention. Comme il était un homme aussi calme qu'ingénieux, +il examina lui-même l'appareil, se vit, en souriant, ajuster la corde +autour du cou et, en belle toilette de satin noir, se laissa choir +hors de la vie, la main négligemment passée dans son gilet[440]. En +face de la prison, voici les derniers vestiges de l'ancien poste de la +garde civique, qui avait l'air «d'un long limaçon noir rampant sur la +grande rue[441]». Avec lui a disparu la fameuse jument de bois placée +là par la rude discipline de Cromwell. On y attachait les soldats +coupables d'ivresse, leur mousquet lié à leurs pieds et une coupe à +boire placée sur leur tête[442]. + + [Note 436: J. Grant. _Old and New Edinburgh_, tome I, chap. + X, p. 94.--Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 220.] + + [Note 437: R. Chambers. _Traditions_, p. 96.] + + [Note 438: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 292 et R. + Chambers. _Traditions_, p. 196-200.--Voir sur l'abolition de + ce corps: Walter Scott, _Heart of Midlothian_.] + + [Note 439: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 293.] + + [Note 440: R. Chambers. _Traditions_, p. 105-107.--James + Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 115.] + + [Note 441: Walter Scott. _Heart of Midlothian._] + + [Note 442: James Grant. _Old and New Edinburg_, tome I, + chap. XIV, p. 134.] + +Au-dessous de la Tolbooth, en face de St.-Giles, la terrasse est +presque complètement bouchée par une bande de constructions établies +juste au milieu de la rue et qu'on nomme les _Luckenbooths_, ou les +baraques fermées[443]. Elles ne laissent, entre les maisons d'un côté +et St.-Giles de l'autre, que deux passages étroits et obscurs. Encore +celui du côté de St.-Giles s'est-il encombré par surcroît. Contre la +façade, entre les contreforts de la vieille église, dans tous les +coins[444], se sont collées, blotties une nichée de petites échoppes +qu'on a comparées à des nids de martinets[445]. On les appelle les +_Krames_. Tout ce coin est une scène très animée de trafic. C'est là +que sont les merciers, les gantiers, les chapeliers, les marchands de +jouets, les libraires[446]. Tenez justement! la dernière maison des +Luckenbooths, celle qui fait face à la descente de la High Street, +c'est la maison où Allan Ramsay a eu sa boutique de libraire ornée des +deux bustes de Ben Jonson et de Drummond de Hawthowden. Elle est +maintenant occupée par un de ses successeurs nommé William +Creech[447], qui publie presque tous les livres qui paraissent à +Édimbourg. C'est ce petit homme, vif et souriant, très soigné de mise +qui, la tête bien poudrée, en habits noirs, en culottes de satin, +reçoit tous les écrivains[448]. Il racontera plus tard qu'un jeune +paysan est venu, chapeau bas, lui demander si c'était bien là qu'était +établi Allan Ramsay[449]. Et la High Street descend ainsi, hérissée +d'enseignes de chaque côté, car d'un bout à l'autre c'est un véritable +marché, et dans les caves, à l'abri des balcons de bois, jusque sous +les escaliers extérieurs, il y a des vendeurs de mille objets[450]. +Ajoutez les auberges et les tavernes, qui sont presque toutes en +sous-sol. + + [Note 443: R. Chambers. _Traditions_, p. 109.--Smollett. + _Humphry Clinker._ Matt Bramble, Edinb. July 18.] + + [Note 444: R. Chambers. _Traditions_, p. 116-17.] + + [Note 445: _Henry Erskine and his Times_, by Lieut-Colonel + Alex. Fergusson, chap. II, p. 109.] + + [Note 446: R. Chambers. _Traditions_, p. 109.--Lord + Cockburn, _Memorials_, p. 95.] + + [Note 447: Wilson's. _Reminiscences_, tome I, p. 221.] + + [Note 448: R. Chambers. _Traditions_, p. 118.] + + [Note 449: Allan Cunningham. _Life of Burns._] + + [Note 450: Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 220.--Voir + Walter Scott. _Guy Mannering._] + +Et descendant des escaliers des maisons, montant des caves, débouchant +des ruelles, s'engouffrant dans leurs ouvertures sombres, quelle foule +grouillante et pittoresque! Ce sont des servantes, avec leur plaid à +couleurs vives qui courent nu-pieds[451], des mendiants dans leur +vêtement de laine bleue, des juges en robe et en perruque qui, le +petit tricorne à la main, s'en vont à la cour de session[452], des +orfèvres avec leur manteau rouge, leur chapeau à corne et leur +canne[453], des chanteurs de vieilles ballades[454], des joueurs de +cornemuse, des marchandes de poissons de Newhaven qui glapissent leur +poisson, ou des hommes de Gilmerton qui beuglent du charbon ou du +sable jaune[455], des barbiers qui courent à leurs pratiques[455] car +tout ce monde de professeurs, de clergymen et d'hommes de loi veut +être bien rasé. De tous côtés ce sont des _water caddies_ ou porteurs +d'eau qui se querellent autour d'un puits public ou qui, courbés en +avant, retenant par une courroie leurs petits tonneaux jetés sur leur +dos garni d'une plaque de cuir noir[456], s'en vont porter jusqu'aux +plus hauts étages la provision du jour[457]. Ces _water caddies_ sont +en même temps les commissionnaires de la ville. Quand un étranger +arrive, on lui adjoint un water caddie qui le conduit partout. Ils +courent, portent les lettres. Ce sont de crapuleux coquins, mais ils +sont très intelligents et en même temps très honnêtes pour leur +métier. Ils connaissent les dessus et les dessous de la société +d'Édimbourg[458]. «Ces gaillards, bien que déguenillés d'apparence et +grossièrement familiers de façons, sont merveilleusement malins et si +connus pour leur fidélité qu'il n'y a pas d'exemple qu'un caddie ait +trahi la confiance. Telle est leur intelligence qu'ils connaissent non +seulement toutes les personnes de la ville, mais encore chaque +étranger quand il est de vingt-quatre heures dans Édimbourg. Aucune +affaire même la plus cachée n'échappe à leur regard. Ils sont +particulièrement fameux pour leur dextérité à exécuter une des +fonctions de Mercure[459]». Ils sont une des curiosités et une des +ressources de la ville. Ajoutez à cela quelque berger, en béret bleu +et en plaid gris, qui traverse la ville, ou quelque conducteur de +troupeau, en kilt, c'est-à-dire en jupon, armé jusqu'aux dents comme +c'était l'habitude[460]. Que de choses nouvelles à voir, que de scènes +amusantes, comiques ou humaines dans cette foule qui va, qui vient, se +bouscule, se renouvelle sans cesse! Dans aucune ville d'Angleterre +elle n'est aussi compacte et aussi mélangée. + + [Note 451: Voir les curieuses _Letters of Theophrastus_, + données en appendice à la suite de l'Histoire d'Edinburgh de + Hugo Arnot. Lettres I et III, p. 512 et 522.] + + [Note 452: R. Chambers. _Traditions_, p. 110.] + + [Note 453: R. Chambers. _Traditions_, p. 124.] + + [Note 454: _Theophrastus' Letters._ Lettre III, p. 523.] + + [Note 455: R. Chambers. _Traditions_, p. 14.] + + [Note 456: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 305.] + + [Note 457: Smollett. _Humphry Clinker._ Matt. Bramble, July + 18.] + + [Note 458: Voir sur ces Caddies: R. Chambers. _Traditions_, + p. 192-94.] + + [Note 459: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, Aug. 8.] + + [Note 460: _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 155.] + +Aux différentes heures de la journée, il se produit dans cette foule +des mouvements, des courants qui en modifient les aspects. Que de +phases différentes depuis le moment où, selon les vers de Fergusson, + + Le matin avec de jolis sourires pourprés, + Embrasse le coq aérien de St.-Giles[461]. + + [Note 461: Fergusson. _Auld Reekie._] + +Ce sont d'abord les allées et venues du matin, les courses et les +causeries des servantes. Vers midi, on voit les hommes d'affaires et +de loi sortir de la Parliament House et se diriger par groupes vers +les tavernes pour y prendre leur _méridien_. C'est généralement un +verre d'eau-de-vie et une grappe de raisins secs qu'on demande sous la +forme métaphorique «un coq froid et une plume[462]». De une heure à +deux, tout le monde se réunit, dans le High Street, à l'endroit où +était autrefois la croix d'Édimbourg[463]. On y bavarde; on y apporte +et on y colporte les nouvelles de la ville; l'homme d'affaires y cause +d'intérêts; l'homme de loi y rencontre ses clients; le beau, en gilet +d'écarlate, en manteau et en cravate de dentelle, souliers à boucles, +perruque à bourse et tricorne, y vient étaler sa toilette[464]. Il +attend le moment d'aller à l'Assemblée. On se presse au milieu de la +rue, bien qu'à deux pas le _Parliament close_, une place avec sa belle +statue équestre de Charles II, reste déserte. «La compagnie ainsi +rassemblée est régalée d'airs variés, joués sur un carillon placé dans +un clocher voisin. Comme ces cloches sont bien accordées et que le +musicien, qui reçoit un salaire de la ville, en joue assez bien, ce +divertissement est réellement agréable et très nouveau pour les +oreilles d'un étranger[465]». C'est du clocher de St.-Giles que ce +carillon tombe sur toutes ces conversations. + + [Note 462: R. Chambers. _Traditions_, p. 163.] + + [Note 463: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt. Bramble, July + 18.] + + [Note 464: Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 227-28.] + + [Note 465: Smollett. _Humphry Clinker._ Matt. Bramble, July + 18.] + +Dans l'après-midi, les dames font leur apparition dans leurs toilettes +claires, pompeuses et compliquées, avec leurs longs corsages en +pointe, leurs hautes coiffures et leurs vastes jupes de soie de +France, brochée de fleurs de couleur ou ramagée d'or et d'argent[466]. +Celles qui vont à pied portent sur leur bras la traîne de leurs +robes[467], car les rues d'Édimbourg ne sont pas faites pour être +balayées avec de la soie. Beaucoup passent dans des chaises à porteurs +tenues par des laquais en livrée ou par des porteurs qui viennent tous +des Hautes-Terres. C'est, avec la garde civique, le monopole des +Gaëls[468]. Quelques grandes dames même vont en carrosse, bien que ce +soit maintenant un problème pour les archéologues que de savoir +comment une voiture passait dans ces ruelles. D'ailleurs les distances +sont si courtes, qu'on pourrait renouveler la plaisanterie qu'on +faisait sur la comtesse de Galway, quand elle allait en voiture pour +rendre visite à lady Minto: «Quand mylady montait dans son carrosse, +les nez de ses chevaux étaient déjà à la porte de lady Minto[469]». À +cette heure-ci, les dames vont faire des visites ou prendre le thé +chez leurs amies. + + [Note 466: R. Chambers. _Traditions_, p. 218. _Female + Dresses of Last Century_, passim.] + + [Note 467: _Id._, p. 219.] + + [Note 468: R. Chambers. _Traditions_, p. 194.] + + [Note 469: Wilson. Reminiscences, tom. I, p. 22.] + +Un peu plus tard, elles vont à l'Assemblée. C'est une salle de danse +que rendent nécessaire l'exiguïté des logements et la difficulté de +faire danser chez soi[470]. Plusieurs fois par semaine, la meilleure +société s'y réunit, sous la surveillance d'une vieille dame très +respectable, très rigide, qui remplit les fonctions de maîtresse des +cérémonies. Un cérémonial très strict règle en effet les moindres +rapports des danseurs et des danseuses. Les couples n'ont pas le droit +de se choisir: on met les éventails de toutes les dames dans le +tricorne d'un gentilhomme, on tire au sort et chaque cavalier est pour +la saison le partenaire de la dame dont il a pris l'éventail. Les +places sont désignées par la dame directrice, qui siège à une +extrémité de la salle sur un trône[471]. Cette discipline fait d'un +plaisir quelque chose de compassé et de contraint, plus près de la +mélancolie que de la gaîté. Un jour le pauvre Olivier Goldsmith, qui +était alors étudiant en médecine à Édimbourg, avait voulu s'y +présenter. Avec son goût d'Irlandais et de grand enfant pour les +couleurs vives, il s'était fait bien resplendissant dans un costume +«de satin bleu de ciel, de riche velours de Gênes noir et de drap +nuance de clairet.» Il semble même que la note du tailleur n'ait pas +été payée. Tout gauche dans ses beaux habits, il était allé à +l'Assemblée, pensant y faire florès. Hélas! c'était un triste +spectacle. D'un côté, les dames solitairement assises; à l'autre bout, +leurs partenaires pensifs. «Mais pas plus de rapport entre les sexes +qu'entre deux nations en guerre; les dames à la vérité peuvent lancer +des regards, et les gentlemen pousser des soupirs; mais un embargo est +mis sur tout autre commerce plus rapproché.» Les couples désignés +dansent «avec une formalité qui ressemble à du découragement». Aussi +ils dansent beaucoup et ne se disent rien. Le bon Olivier n'y tint +pas, il risqua une observation. «Je dis à un gentleman écossais qu'un +si profond silence ressemblait à l'ancienne procession des matrones +romaines en l'honneur de Cérès; et le gentleman écossais me répondit +pour ma peine, (et ma foi! je crois qu'il avait raison) que j'étais un +pédant.» Le pauvre Olivier sortit le coeur gros, un peu triste, se +sentant un peu ridicule dans ses habits clairs, avec cette phrase +indiciblement mélancolique où est toute son âme: «Un homme laid et +pauvre est sa propre compagnie et cette compagnie-là, le monde me la +laisse goûter en abondance[472].» Avec plus de gaucherie et de +naïveté, il y avait là un peu de l'envie que ce luxe devait inspirer à +ce jeune paysan qui le regardait passer. + + [Note 470: Hugo Arnot. _History of Edinburgh_, p. 298.] + + [Note 471: Voir pour les règlements de ces réunions: Hugo + Arnot. _History of Edinburgh_, p. 292.--Chambers. + _Traditions_, p. 52.--Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 62 + et suivantes.--_Erskine and His Times_, p. 112-13,--et + surtout l'amusante description de lord Cockburn, dans ses + _Memorials_, p. 26.] + + [Note 472: Voir Forster. _Life of Goldsmith._] + +Le soir arrive. L'obscurité sort des étroites ruelles où elle s'est +réfugiée pendant le jour et envahit graduellement la ville. La grande +rue fait pour s'éclairer une tentative vaine; car s'il y a plus de +réverbères qu'il y a vingt ans, il n'y a pas plus d'huile[473]. Les +citoyens les plus graves, marchands, juges, avocats, professeurs, s'en +vont vers les tavernes ou les clubs, qui font partie de la vie +sociale. Des caves, où l'on sert des huîtres et de la bière noire et +qu'on appelle _oyster cellars_, s'échappe un peu de lumière et un +bruit de musique; car on y danse. «La plupart des _oyster cellars_ ont +une sorte de longue pièce, où une société pas trop nombreuse peut +goûter l'exercice d'une danse campagnarde, au son d'un violon, d'une +harpe ou d'une cornemuse[474].» Il y a vingt ans, la bonne société +n'osait fréquenter ces endroits de louche réputation[475]. Depuis +quelque temps cela est devenu à la mode, grâce à cette charmante et +folle duchesse de Gordon, dont l'entrain et la hardiesse scandalisent +et dont la grâce séduit la ville. Les dames de la haute société +d'Édimbourg y viennent maintenant[476]. Aussi la rue est-elle animée. +Des _caddies_ passent avec leurs lanternes en papier[477], des chaises +à porteurs précédées de valets qui portent une torche, et escortées de +gentilhommes, l'épée dans une main et le chapeau dans l'autre, +conformément à la politesse des temps[478]. Et les coins de ruelle ne +sont pas non plus sans ces apparitions nocturnes de plaisir et de vice +des grandes villes, faites pour surprendre et troubler un garçon de +campagne. + + [Note 473: _Theophrastus' Letters._ Lettre III.] + + [Note 474: Hugo Arnot. _History of Edinburgh_, Book III, + chap. II, p. 271.] + + [Note 475: _Theophrastus' Letters._ Letter I--et Hugo Arnot, + p. 272.] + + [Note 476: R. Chambers. _Traditions_, p. 160.] + + [Note 477: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, Aug. 8.] + + [Note 478: _Henry Erskine and His Times_ by Lieut.-Colonel + Fergusson, p. 118.] + + Près d'un réverbère, avec son visage triste, + Ses yeux alourdis, sa grimace aigre, + Se tient une femme qui eût pu connaître longtemps la beauté. + La Prostitution est son métier, le vice son but; + Voyez maintenant où elle gagne son pain, + Fredonnant des chansons vicieuses pour attirer + Les suivants de la cruelle dissipation[479]. + + [Note 479: Fergusson. _Auld Reekie._--Voir, sur + l'augmentation de la prostitution à Édimbourg à cette + époque, la lettre II de _Theophrastus_.] + +Voici dix heures! Le tambour de la garde civique fait entendre le +roulement du couvre-feu[480]. C'est comme un signal. Toutes les +fenêtres s'ouvrent et les habitants se livrent à une opération dont +les résultats, selon l'expression de Smollett «offensent les yeux +aussi bien que les autres organes de ceux que l'habitude n'a pas +endurcis contre toute délicatesse de sentiment[481]». On n'entend +plus, dans la nuit, que l'exclamation française poussée par quelque +citoyen attardé qui regagne son domicile: «Gardez l'eau!» Hélas! +souvent trop tard! Selon le mot de Walter Scott, c'est plus souvent +l'élégie que l'avertissement du passant surpris[482]. C'est l'heure +pénible et dangereuse d'Édimbourg sur laquelle le Dr Johnson a déjà +passé son verdict, dans son langage solennel, en disant que mainte +perruque «en a été humidifiée jusqu'à la flaccidité[483]». + + [Note 480: R. Chambers. _Traditions_, p. 164.] + + [Note 481: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt Bramble, July + 8.] + + [Note 482: Walter Scott. _General Account of Edinburgh_, + dans les _Provincial Antiquities of Scotland_.] + + [Note 483: _Henry Erskine and His Times_, p. 111.] + +Puis la tranquillité se fait: On n'entend plus que les pas des gens +qui reviennent du club, ou les paroles de quelque ivrogne qui s'en va +en trébuchant et qui peut-être est un juge, ou un avocat, car +l'ivresse est fréquente chez tous. La ville retombe dans son silence; +dans la nuit, les grandes maisons se dressent dans le ciel froid de +novembre; et, avec la disparition de tout bruit, revient dans +l'étranger isolé un sentiment de tristesse et d'abandon[484]. + + [Note 484: _To John Ballantine_, 13th Dec 1786.] + + +I. + +L'HIVER DE 1786-87. + +BURNS DANS LA SOCIÉTÉ D'ÉDIMBOURG. -- LE TRIOMPHE. -- LE DÉSACCORD. -- +LES TAVERNES D'ÉDIMBOURG. + +Au bout de quelques jours, Burns commença à se rappeler dans quel +dessein il était venu à Édimbourg. Il n'avait pas de lettres de +recommandation, mais il connaissait, pour lui avoir été présenté en +Ayrshire, M. Dalrymple d'Orangefield, homme généreux, au coeur chaud, +ami de Ballantine d'Ayr. Il alla le voir et Dalrymple entreprit +aussitôt de le protéger. «J'ai rencontré dans M. Dalrymple +d'Orangefield ce que Salomon appelle avec emphase «un ami qui +s'attache plus fort qu'un frère[485]». M. Dalrymple le présenta à deux +hommes de première situation, et les mieux faits pour lui faire +ouvrir toutes les portes, l'un de la noblesse, l'autre de la société +littéraire d'Édimbourg. Le premier était le comte de Glencairn, auquel +Burns voua un véritable culte qui ne se démentit jamais. C'était un +homme dont la beauté physique était l'expression d'un caractère sans +reproche. «Le noble comte de Glencairn m'a pris par la main +aujourd'hui et s'est intéressé en ma faveur, avec une bonté digne de +l'être bienfaisant dont il porte si noblement l'image. Il est une plus +forte preuve de l'immortalité de l'âme que toutes celles que la +philosophie a jamais proposées; une âme comme la sienne ne peut +mourir[486]». Ailleurs il l'appelle «un homme dont je me rappellerai +les vertus et la bonté fraternelle envers moi, au delà de tous les +temps[487]». L'autre protecteur était le fameux avocat Henry Erskine, +le doyen de la faculté des avocats, d'une éloquence incomparable, d'un +charme social, d'une sûreté de commerce, qui le faisaient aimer et +respecter partout. Ces deux connaissances furent vite faites et leur +effet fut très rapide, car le 7 Décembre, dix jours seulement après +son arrivée à Édimbourg, le poète pouvait écrire: + + [Note 485: _To Gavin Hamilton_, Dec 7th 1786.] + + [Note 486: _To James Dalrymple_, 30th Nov. 1786.] + + [Note 487: _To John Ballantine_, 13th Dec. 1786.] + + En ce qui concerne mes propres affaires, je suis en bon chemin de + devenir aussi éminent que Thomas à Kempis ou John Bunyan, et vous + pouvez dorénavant vous attendre à voir mon jour de naissance + inséré, parmi les événements merveilleux, dans l'Almanach du + Pauvre Robin ou l'Almanach d'Aberdeen, à côté du Lundi noir et de + la bataille de Bothwell-Bridge. My Lord Glencairn et le Doyen de + la Faculté Mr H. Erskine m'ont pris sous leur aile et, selon + toute probabilité, je serai bientôt le dixième homme de bien et + le huitième sage du monde[488]. + + [Note 488: _To Gavin Hamilton_, Dec. 7th 1786.] + +À ces deux protections, il faut ajouter celle de Dugald Stewart, qui +le présenta à Mackenzie, à l'auteur de _l'Homme de Sentiment_, à celui +que Burns révérait et admirait depuis si longtemps, qui avait été un +des maîtres et un des consolateurs de sa jeunesse. Ce fut un coup de +bonheur pour le poète. Mackenzie continua l'heureuse influence qu'il +avait eue sur sa vie. Dans le nº 97 du _Lounger_, qui ne devait plus +avoir que quatre numéros, parut un article qui fut un événement. Il +était digne de celui qui en était l'auteur et de celui qui en était +l'objet. Il y avait, de la part de cet écrivain si laborieux et si +correct, une très claire et très large intelligence littéraire et +psychologique du génie et du caractère de Burns. Cette double +appréciation était exprimée en termes parfaits de justesse et +d'accent, à ce point que, non seulement cet article donnait du premier +coup la note exacte et entière sur la valeur du poète, mais que, après +cent ans, il reste une des meilleures choses qu'on ait écrites sur +lui; c'est une longévité rare pour une page de critique. Voici +d'ailleurs, dans ses parties essentielles, l'article que les habitants +d'Édimbourg se passaient et commentaient le 9 Décembre 1796, moins de +quinze jours après l'arrivée de Burns. + + Pour les personnes sensibles et capables de comprendre, il y a + quelque chose de merveilleusement agréable dans la contemplation + du génie, de cette portée transcendante d'esprit qui distingue + certains hommes. Dans la vue de talents tout à fait supérieurs, + comme dans celle des grands et étonnants objets de la nature, il + y a une sublimité qui remplit l'âme d'admiration et d'aise, qui + la dilate, pour ainsi parler, au delà de ses limites ordinaires, + et qui, revêtant notre nature d'une puissance extraordinaire et + d'extraordinaires honneurs, intéresse notre curiosité et flatte + notre orgueil.... Dans la découverte de talents généralement + inconnus, nous sommes souvent disposés à céder à une partialité + excessive, comme dans toutes les découvertes que nous faisons; et + c'est à quoi nous devons tant d'exemples de peintres et de poètes + qui, retirés de situations obscures par les éloges extravagants + de leurs introducteurs, sont cependant bientôt retombés dans leur + première obscurité; dont le mérite, bien que peut-être un peu + négligé, n'a pas semblé avoir été tellement déprécié par le monde + et n'a pas pu soutenir, par son excellence intrinsèque, la place + supérieure que l'enthousiasme de ses patrons aurait voulu lui + assigner. + + Je ne sais si je serai accusé d'un enthousiasme et d'une + partialité de ce genre, en présentant à l'attention de mes + lecteurs un poète de notre pays, dont les écrits m'ont été + récemment communiqués. Mais, si je ne me trompe pas grandement, + je pense que je puis, en toute sûreté, déclarer que c'est un + génie d'un rang peu ordinaire. La personne à laquelle je fais + allusion est ROBERT BURNS, un laboureur d'Ayrshire, dont les + poèmes furent, il y a quelque temps, publiés dans une petite + ville de l'ouest de l'Écosse, sans autre ambition, semble-t-il, + que de les faire circuler parmi les habitants du comté où il est + né, et d'obtenir un peu de renommée de la part de ceux qui + avaient entendu parler de ses talents. J'espère qu'on ne + considérera pas que j'ai trop de prétentions, si j'essaye de le + placer à un point de vue plus haut, de réclamer le verdict de ses + concitoyens sur le mérite de ses oeuvres, et de revendiquer pour + lui les honneurs que leur valeur semble mériter. + + En mentionnant la circonstance de son humble condition, je n'ai + pas la pensée de faire reposer ses prétentions seulement sur ce + titre, ou de faire valoir les mérites de sa poésie, considérés + par rapport à la bassesse de sa naissance et au peu d'opportunité + de culture que son éducation pouvait lui fournir. À la vérité, + ces détails pourraient exciter notre étonnement devant ses + productions; mais sa poésie, considérée en soi et sans les causes + qui résultent de sa situation, me semble tout à fait digne de + dominer nos sentiments et d'obtenir nos applaudissements. Sa + naissance et son éducation ont, à la vérité, opposé une barrière + à sa renommée, c'est le langage dans lequel la plupart de ses + poèmes sont écrits. Même en Écosse, le dialecte provincial, que + Ramsay et lui ont employé, se lit maintenant avec une difficulté + qui refroidit le plaisir du lecteur: en Angleterre, on ne peut + pas le lire du tout, sans avoir constamment recours à un + glossaire, en sorte que le plaisir est presque détruit. + + Quelques-unes de ses productions, spécialement celle d'un genre + grave, sont presque anglaises. De l'une d'entre elles, j'offrirai + d'abord à mes lecteurs un extrait, dans lequel je pense qu'il + découvriront un ton élevé de sentiment, une puissance et une + énergie d'expression qui sont particulièrement et fortement + caractéristiques de l'esprit et de la voix d'un poète. + +Il citait les strophes de la _Vision_, dans lesquelles est racontée +l'enfance de Burns, sans aller toutefois à celles si belles de la fin. +Puis il continuait en termes du plus haut éloge: «De chants comme +celui-là, solennels et sublimes, avec cette mélancolie ravie et +inspirée dans laquelle le Poète élève ses regards «au dessus de cette +sphère visible et diurne», les poèmes intitulés _Désespoir_, la +_Lamentation_, _Hiver_, _Chant funèbre_ et l'_Invocation à la Ruine_, +offrent des exemples non moins frappants». Il donnait comme spécimens +«dans le tendre et le moral» _l'Homme fut créé pour pleurer, le Samedi +soir du villageois_, les pièces _à la Souris_ et à la _Pâquerette de +montagne_. Il citait celle-ci en entier, moins, disait-il, à cause de +son mérite supérieur que parce qu'elle pouvait tenir dans les bornes +de son journal. Et, à propos de la jolie strophe sur l'alouette, il +ajoutait en termes qui contiennent avec une merveilleuse exactitude +l'essence du sentiment de la nature dans Burns: «Des touches comme +celles-là dénotent le pinceau d'un poète qui peint la nature avec la +_précision de l'intimité_, et cependant avec le coloris délicat de la +beauté et du goût». Les mots que nous avons soulignés vont droit au +fond du génie de Burns sur ce point. + +L'article, après avoir donné les éloges, essaye de prévenir les +objections et surtout celles qu'il prévoit, les objections religieuses +et morales. Il avance des précautions, des excuses, des atténuations, +toutes sortes de faucilles pour couper à l'avance les critiques dans +l'esprit des lecteurs. Ces soins même sont instructifs en ce qu'ils +montrent à quelle société susceptible et formaliste Burns allait avoir +à faire. Cela donne l'idée de la surveillance qu'il devait exercer sur +sa parole et de la prudence qu'il devait mettre dans sa conduite, pour +ne pas choquer un monde auquel il fallait présenter ses poèmes avec +presque autant d'apologie que de louange! Voici donc ce que Mackenzie +disait avec beaucoup de tact et une connaissance très exacte des gens +à qui il parlait: + + Contre quelques-uns des passages de ces derniers poèmes, on a + objecté qu'ils respirent un esprit de libertinage et + d'irréligion. Mais si nous considérons l'ignorance et le + fanatisme des classes inférieures dans le pays où ces poèmes + furent écrits, fanatisme de cette espèce pernicieuse qui exalte + la foi par opposition ans _bonnes oeuvres_, et dont la fausseté + et le danger ne pouvaient échapper à un esprit aussi éclairé que + celui de notre poète, nous ne regarderons pas sa muse plus légère + comme l'ennemie de la religion (sur laquelle il exprime en + plusieurs endroits les sentiments les plus justes) bien qu'elle + ait été quelquefois un peu imprudente en ridiculisant + l'hypocrisie. + + Sur ce point et sur d'autres encore, il faut convenir qu'il y a, + dans le volume qu'il a donné au public, des parties + répréhensibles que la prudence aurait supprimées ou la correction + effacées. Mais les poètes sont rarement prudents, et notre poète + n'avait, hélas! ni amis, ni compagnons qui pussent lui suggérer + des corrections. Quand nous réfléchissons à son rang dans la vie, + et à la société dans laquelle il a vécu, nous sommes plus portés + à regretter qu'à nous étonner que la délicatesse soit si souvent + offensée, pendant la lecture d'un volume où il y a tant pour nous + intéresser et nous plaire. + +Il y a bien quelque chose d'un peu étroit et presque d'un peu frisant +le ridicule dans ces regrets que Burns n'ait pas fait parler ses +paysans plus convenablement; peut-être y avait-il aussi quelque chose +qui lui fit froncer le sourcil et hausser impatiemment les épaules +dans toutes ces excuses qui tournaient à la réprimande. Mais la fin +était faite pour lui aller droit au coeur. Mackenzie parlait de lui en +homme qui sait respecter et saluer la dignité d'âme partout où elle se +trouve, mettant toute son autorité au service de sa sympathie. + + Burns possède la fierté aussi bien que la fantaisie d'un poète + Cet orgueil honnête et cette indépendance d'âme qui sont parfois + la seule richesse de la muse, éclatent à toute occasion dans ses + ouvrages. Il peut se faire, par conséquent, que je blesse ses + sentiments tout en satisfaisant les miens, lorsque j'appelle + l'attention du public sur sa situation et sur sa fortune. Cette + condition, tout humble qu'elle fût, dans laquelle il avait trouvé + le contentement et courtisé la muse, aurait pu ne pas lui sembler + pénible, mais le chagrin et les malheurs l'y atteignirent. Un ou + deux de ses poèmes font allusion à ce que j'ai appris de + quelques-uns de ses compatriotes, qu'il avait été contraint de + former la résolution de quitter son pays natal, pour chercher + sous le ciel des Indes occidentales l'abri et le soutien que + l'Écosse lui avait refusés. Mais j'espère qu'on saura trouver les + moyens d'empêcher cette résolution de se réaliser; j'espère que + je rends simplement justice à mon pays en le supposant tout + disposé à tendre la main pour secourir et retenir son poète + natif, dont «les chants silvestres et sauvages» possèdent une + telle excellence. Réparer les injustices faites au mérite + souffrant et ignoré; faire sortir le génie de l'obscurité où il a + langui avec indignation, et l'élever à la place où il peut + profiter et plaire au monde; ce sont des efforts qui donnent à la + richesse un privilège enviable, à la grandeur et à la protection + un légitime orgueil[489]. + + [Note 489: L'article de Mackenzie a pour titre: + _Extraordinary Account of Robert Burns, the Ayrshire + Ploughman, with Extracts from his Poems_.] + +C'était bravement dit! Cet appel au pays, si plein de délicatesse et +cependant d'accent, était le vrai de la situation et eût été la seule +résolution digne de l'Écosse et secourable au poète dont elle se +glorifie désormais. C'était, de la part de Mackenzie, une bonne +action. Lockhart a excellemment remarqué qu'elle fait honneur à sa +clairvoyance et à son courage, et aussi pourquoi: «quoique ses propres +productions fussent distinguées par tous les raffinements de l'art +classique, M. Henry Mackenzie était, heureusement pour Burns, un homme +d'un esprit aussi libéral que son goût était poli, et lui, dont les +pages contiendront toujours quelques-uns des meilleurs modèles +d'élégance travaillée, fut parmi les premiers à sentir que le +laboureur d'Ayrshire appartenait à cette classe d'êtres dont c'est le +privilège d'atteindre les grâces «au delà de la portée de l'art». Il +fut le premier à risquer sa propre réputation en le déclarant +publiquement[490].» + + [Note 490: Lockhart. _Life of Burns_, p. 105.--Voir aussi + sur la conduite de Mackenzie quelques lignes justes de + Gilfillan. _Life of Burns,_ p. XXXV.] + +Cet article de Mackenzie, c'était la célébrité, le soir même à +Édimbourg, deux jours après en Écosse, une semaine après en +Angleterre, parmi les lettrés qui lisaient le _Lounger_. Burns entra, +toutes portes ouvertes, dans la haute société nobiliaire et littéraire +d'Édimbourg. + +Cette société, par laquelle Burns allait être examiné et jugé, était +une des plus cultivées qu'il y eût alors en Europe, une des plus +justement difficiles en matière de valeur intellectuelle. Édimbourg +était une ville de prédicateurs, d'avocats, de juges, de médecins, de +professeurs, presque tous remarquables. Elle se trouvait alors vers le +milieu de cette période incomparable d'éclat intellectuel, qui devait +aller jusque vers 1830, et qui la place parmi les cités lumineuses +dont la liste trace les progrès de l'esprit humain. Il y a eu ailleurs +de plus grands noms; il n'y a eu nulle part une si grande abondance +d'hommes de talent, en si peu de temps et d'espace. Ils étaient +littéralement les uns sur les autres; et beaucoup d'entre eux étaient +des hommes de renommée et d'influence européennes[491]. + + [Note 491: Pour l'ensemble de ce tableau de la société + intellectuelle d'Édimbourg, nous avons consulté, _The + Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_, publié par + Blackie;--_The Book of Eminent Scotsmen_ par Joseph + Irving.--Voir aussi les notices qui forment la seconde + partie du volume intitulé: _A Winter with Burns._--Pour les + différents détails, nous avons consulté les ouvrages + particuliers qu'on trouvera indiqués à leur place.] + +À la vérité, quelques-uns de ceux qui avaient le plus contribué à +illustrer la ville avaient déjà disparu. Il y avait dix ans que David +Hume avait quitté la vie avec la sérénité enjouée d'un sage antique, +et sa tombe choisie par lui sur Calton Hill, avec une vue admirable, +avait cessé d'être un objet de curiosité[492]. Lord Elibank, le +jurisconsulte et l'économiste, dont les travaux sur la monnaie, la +circulation du papier, les Dettes Publiques, ne sont pas oubliés, +était mort depuis huit ans; John Rutherford, l'éminent médecin qui, +avec Monro, Sinclair, Plumner et Innes, avait fondé la célèbre école +de médecine d'Édimbourg[493], le fondateur des leçons cliniques, +latiniste achevé, était mort depuis sept ans; lord Kames, l'auteur des +remarquables _Éléments de critique_, depuis quatre ans; le Dr Webster, +le prédicateur et le calculateur, qui avait établi le fonds des veuves +du clergé, une admirable institution de secours; Allan Ramsay le +peintre de portraits, le fils du poète, depuis deux ans. Quelques +autres avaient quitté Édimbourg pour Londres: John Home, l'ami de +Hume, le fameux auteur de la tragédie de _Douglas_; Thomas Erskine, le +frère d'Henri Erskine, le futur grand-chancelier, le grand avocat +politique, qui s'était fait inscrire dès ses débuts au barreau +anglais[494]; Mac Pherson, le traducteur et l'adaptateur d'Ossian; les +deux Hunter, William et John, le grand anatomiste, «l'homme qui pour +son génie original et compréhensif vient immédiatement après Adam +Smith et doit être placé bien au-dessus de tous les autres philosophes +que l'Écosse a produits..., qui, parmi les grands maîtres de la +science organique, appartient au même rang qu'Aristote, Harvey et +Bichat et est un peu supérieur soit à Haller soit à Cuvier[495]». Mais +malgré ces pertes et ces défections, on admirait, de quelque côté +qu'on se tournât, une réunion merveilleuse et unique d'illustrations +de tous genres. + + [Note 492: Huxley. _David Hume_--et le _Biographical + Dictionary of Eminent Scotsmen_.] + + [Note 493: Sir Alexander Grant. _The Story of the University + of Edinburgh_, tom. I, p. 310.] + + [Note 494: _Lord Erskine_, par H. Duméril.] + + [Note 495: Buckle. _History of Civilization in England_, + tom. III, p. 429.] + +L'Université était dans une période admirable d'éclat[496]. Le +Principal était William Robertson, le fameux historien; il avait déjà +publié ses trois grandes histoires de l'Écosse, de Charles-Quint et de +l'Amérique. Il jouissait paisiblement de sa renommée et de sa grande +influence dans le clergé et dans la société d'Édimbourg. Il continuait +à prêcher le dimanche ses éloquents sermons, car plusieurs des +professeurs de l'Université étaient en même temps pasteurs ou avocats, +et exerçaient leur talent dans des fonctions différentes. Le +professeur de Belles-Lettres et de Rhétorique était Hugh Blair, +également clergyman, qui avait publié ses sermons corrects et châtiés, +un des ouvrages les plus lus de la littérature religieuse du XVIIIe +siècle. Il venait de publier ses célèbres lectures sur les +Belles-Lettres, dont le succès se répandit assez loin pour que, +presque un siècle après, ce fût encore un livre de distribution de +prix dans un collège français. Ce fut le manuel universel de +rhétorique, jusqu'aux livres de Whately et de Bain. C'était Blair qui +avait présenté au public les poèmes d'Ossian. Il était le grand maître +de la critique littéraire en Écosse et un mot de lui recommandait un +ouvrage ou un auteur. Dugald Stewart, abandonnant sa chaire de +mathématiques, venait d'être nommé professeur de philosophie morale. +Il n'avait pas encore entamé ses publications philosophiques; le +premier volume de sa _Philosophie de l'Esprit humain_ est de 1792. +Mais il commençait ses conférences admirables de clarté, d'éloquence +et d'élévation morale, qui ont fait de lui un des grands modeleurs +d'âmes de son temps. «Pour moi, ses lectures furent comme l'ouverture +du ciel. Je sentis que j'avais une âme. Elles changèrent ma nature +entière[497]» dit lord Cockburn, qui fut un des élèves de ses +premières années. «Dugald Stewart, ajoute-t-il, fut un des plus grands +orateurs didactiques[498].» Mackintosh disait que la gloire +particulière de l'éloquence de Stewart était d'avoir «inspiré l'amour +de la vertu à des générations entières d'élèves[499].» Il fut un +incomparable professeur. C'était avec cela un des plus honnêtes et des +plus accomplis gentlemen de son temps; il semble avoir été, pour +l'urbanité et l'élégance des façons, un rival d'Henry Erskine. Le +professeur de mathématiques était Adam Ferguson. Il avait été +longtemps chapelain d'un régiment de highlanders et ses officiers +l'empêchaient difficilement de prendre part au combat[500]. C'était un +esprit original et énergique, un peu hautain. Le Dr Carlyle raconte +que David Hume disait que Ferguson avait plus de génie qu'aucun +d'entre eux, parce qu'il avait maîtrisé une science difficile, la +physique, en trois mois, assez pour pouvoir l'enseigner[501]. En +effet, Ferguson avait été successivement professeur de physique et de +philosophie morale. Il avait publié en 1767 un _Essai sur l'Histoire +de la Société civile_ que ses admirateurs considèrent comme une des +premières tentatives de «Sociologie», et il venait de publier en 1783 +son _Histoire des Progrès et de la Chute de la République Romaine_, +dont les historiens tiennent encore compte. Il avait pour professeur +adjoint John Playfair, dont les ouvrages sont des modèles de style +scientifique clair, lucide et élégant, qui fait penser à du +Fontenelle. Son nom restera attaché à l'exposition de la théorie +huttonienne de la Terre. Que d'autres encore il faudrait nommer: +Andrew Dalzell le professeur de grec, dont les leçons créèrent, à +Édimbourg, le goût de l'hellénisme, qui triomphait à Glasgow avec les +leçons du savant Moore et les belles impressions des Foulis; +Finlayson, le professeur de logique, raide, précis et sec[502]; John +Robinson, le professeur de physique, qui édita les oeuvres de Black. + + [Note 496: Pour l'Université voir _The History of + Edinburgh_, de Hugo Arnot, Book III, chap. III.--_The Story + of the University of Edinburgh_, by Sir Alexander + Grant.--_Edinburgh University, a sketch of its Life for 300 + years_, publié par James Gemmell.--_The University of + Edinburgh_, by the late Principal Lee--et un petit livre + intitulé: _Viri Illustres_ ACAD. JACOB. SEXT. SCOT. REG. + ANNO CCCMD, publié en 1884.] + + [Note 497: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 22.] + + [Note 498: _Id._ p. 23.] + + [Note 499: _Life of Francis Jeffrey_, by lord Cockburn, p. + 49.] + + [Note 500: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 42.] + + [Note 501: Dr Alex Carlyle. _Autobiography_, p. 289.] + + [Note 502: Voir, sur Andrew Dalzel et Finlayson, les + reconnaissants souvenirs de lord Cockburn, _Memorials_, p. + 16-19.] + +La Faculté de Médecine, qui a tant contribué à la réputation de +l'Université d'Édimbourg, était aussi dans un moment de gloire +extraordinaire. Sans compter les hommes de talent comme Rutherford le +botaniste, Andrew Duncan et d'autres, il y avait quatre hommes de +premier ordre, dont les noms sont historiques et marquent des étapes +dans le développement de la science. À la chaire d'anatomie, il y +avait Alexandre Monro, Monro _secundus_, un merveilleux professeur, le +plus grand de ces Monro, qui, de père en fils, occupèrent la même +chaire pendant une période de cent vingt-six ans, de 1718 à 1846. À la +chaire de physiologie, se trouvait James Gregory, un autre exemple de +ces étonnantes familles de professeurs; son arrière-grand-père James +Gregory, l'inventeur du télescope à miroir, avait été nommé professeur +à Édimbourg en 1674, et, depuis ce temps, les Gregory donnaient des +professeurs de mathématiques et de sciences naturelles aux Universités +d'Angleterre et d'Écosse. Quelle sève dans ces races récemment sorties +du sol! Et ces hommes enseignaient pendant un demi-siècle et vivaient +quatre-vingts ans. Notre James Gregory était en outre le premier +latiniste d'Écosse. À côté de ces noms-là, deux autres d'une plus +grande portée. William Cullen était là, le grand physiologiste, qui +essaya le premier «de généraliser les lois de la maladie telles +qu'elles se manifestent dans le corps humain[503].» Et la chaire de +chimie était occupée par Joseph Black, un des créateurs de la chimie +moderne, celui que Lavoisier considérait comme son maître et appelait +«l'illustre Nestor delà révolution chimique», grand physicien aussi, +car c'est lui qui avait découvert la chaleur latente «un hardi et +admirable paradoxe qui exigeait, pour être proposé, du courage aussi +bien que de la pénétration, et qui marque une époque de l'esprit +humain parce que c'était un immense pas de fait vers l'idéalisation de +la matière en force[504].» + + [Note 503: Buckle, tome III, p. 413.] + + [Note 504: Buckle, tome III, p. 369.] + +Le clergé comptait des prédicateurs qui étaient presque tous des +savants remarquables. C'était le Dr Henry, l'auteur d'une _Histoire +d'Angleterre_, l'une des premières histoires faites sur un plan qui +étudie séparément toutes les parties de la vie sociale; c'était James +Macknigh, théologien et commentateur profond, auteur d'une _Harmonie +des Évangiles_ et d'un _Commentaire d'épîtres des Apôtres_, oeuvres de +grande érudition; c'était John Erskine, le bon et l'éloquent, dont les +sermons publics changèrent le ton de la prédication en Écosse et dont +on trouve le portrait dans _Guy Mannering_; c'était le Dr Alexander +Carlyle dont l'_Autobiographie_ est précieuse pour l'étude de toute +cette époque. + +La Magistrature, la _Court of Session_, pour employer le terme +écossais, se composait d'hommes de haute valeur, choisis parmi les +avocats que leurs qualités d'orateurs ou de juristes avaient mis hors +pair. Le président était alors Robert Dundas d'Arniston, lord +Mansfield, le troisième d'une descendance de juges intègres et +profonds[505]. Il avait autour de lui des hommes comme Francis Garden, +lord Gardenstone, qui avait plaidé, dans le fameux procès de Douglas, +devant le Parlement de Paris, de façon à laisser, même dans une langue +étrangère, une vive impression de son éloquence[506]; sir David +Dalrymple, lord Hailes, érudit, historien, archéologue, d'une lecture +et d'une science universelles, célèbre par ses travaux sur les +antiquités chrétiennes, les vieilles poésies écossaises, et ses +annales sur l'histoire d'Écosse; lord Braxfield «le géant du tribunal» +selon l'expression de lord Cockburn: rude, brutal, semblable à un +forgeron, sans lettres, il avait un esprit d'une telle vigueur +d'étreinte et de raisonnement qu'il n'avait pas eu besoin de culture +pour avoir la puissance[507]; James Burnet, lord Monboddo, original, +paradoxal et savant, fameux pour sa connaissance des classiques et sa +théorie sur la descendance de l'homme. Il soutenait, avant l'heure, +que les hommes avaient eu des queues et descendaient du singe. Il +avait publié son ouvrage sur _l'Origine et le Progrès du langage_, où +il soutenait le système de Lucrèce sur l'origine du langage et où il +avait pris pour épigraphe les vers d'Horace qui le résument: + + [Note 505: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 137.] + + [Note 506: _Edinburgh Review._ Nº 231 January 1883, p. 238.] + + [Note 507: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 29.] + + Quum prorepserunt primis animalia terris + Mutum et turpe pecus + +C'était, disait-il, en miniature l'histoire du genre humain. Il était +en train de publier son travail sur la _Métaphysique Ancienne_. Il +donnait des soupers «attiques[508]» où la table était parsemée et les +flacons enguirlandés de rosés à «la manière des anciens[509].» II +allait presque chaque année à Londres, faisant à cheval toute la route +parce que les chaises de poste étaient des véhicules inconnus des +anciens[510]. Il était le père d'une adorable et angélique créature, +dont la grâce et la douceur étaient admirées de tout Édimbourg et +séduisirent Burns, comme une apparition céleste. Elle devait être +enlevée peu d'années après, et le poète devait écrire sur elle une +élégie chaste et attendrie. + + [Note 508: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 36.] + + [Note 509: _Erskine and his Times_, by Lieut.-Colonel Alex. + Fergusson, p. 281.] + + [Note 510: _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen._] + +Le barreau, ou la _Faculty of advocates_, comme on l'appelait, qui +était la pépinière de la cour de justice, était un corps très brillant +et très instruit. Cela tenait à des circonstances particulières. Les +fils de famille nobles n'ayant pas, comme en Angleterre, le débouché +de la vie publique, se portaient de ce côté. «La Faculté des avocats +comprenait la moitié des gentilshommes d'Écosse. La profession de la +loi était embrassée par les fils aînés de la gentry, plutôt parce +qu'elle conférait une sorte de distinction fashionable que parce +qu'ils en attendaient des affaires ou des émoluments. Elle conduisait +à une éducation savante ou du moins polie, et donnait une sorte de +dignité au-dessus de la pure inactivité. C'est peut-être à cause de +cela qu'il y avait, à cette époque, parmi la Faculté des avocats +d'Écosse, une élégance de manières, unie à un degré de science et de +connaissances générales, qu'on n'aurait pu retrouver en aucune autre +compagnie semblable dans aucun autre pays[511].» C'est Henry Mackenzie +qui parle ainsi et il avait bien connu le barreau de son temps. En +laissant de côté ce que la partie exclusive d'un jugement semblable a +toujours de douteux, il reste que la Faculté des avocats d'Édimbourg +était une réunion d'hommes remarquables non seulement par leurs +connaissances professionnelles, mais par leur culture générale. Elle +comptait en 1786 des hommes comme Alexander Fraser Tytler, un +historien distingué qui a laissé des _Éléments d'histoire générale_; +Charles Hope, un orateur puissant, qui «avait la plus admirable voix, +pleine, profonde et distincte, dont le soupir même s'étendait sur une +ligne de mille personnes... une voix qui n'était surpassée que par +celle de Mrs Siddons, laquelle venue directement du ciel et digne d'y +être écoutée, était la plus noble qui ait jamais frappé l'oreille +humaine[512].» Il y avait Maconochie, qui avait voyagé par toute +l'Europe et possédait la plupart des langues européennes[513], +«penseur indépendant et original et d'un savoir considérable; ses +connaissances embrassaient tous les sujets, loi, science, histoire, +littérature, et par conséquent étaient peut-être plus variées que +précises; sous son labeur incessant, ses renseignements s'accumulaient +d'heure en heure. J'avais l'habitude de faire les tournées avec lui et +il me semblait également à son aise en théologie, ou en agriculture, +ou en géométrie, ou lorsqu'il examinait une montagne, ou démontrait +ses erreurs à un fermier, ou réfutait les dogmes d'un clergyman, bien +que de toutes ses occupations cette dernière fût peut-être celle qui +lui procurait le plus de plaisir[514]». Il y avait Miller, un des +hommes les plus cultivés et les plus remarquables de son temps +«profond et original en mathématiques[515]»; il y avait Craig, +Bannatyne, qui, avec Tytler et sous la direction de Mackenzie, +écrivaient dans le _Lounger_ et le _Mirror_. Craig, qui fut plus tard +membre de la Cour de session, allait se trouver mêlé à l'histoire de +Burns. Mais la gloire du barreau, «le plus brillant ornement de la +profession[516]» dit lord Cockburn, était alors l'éloquent, le +spirituel, le charmant, le populaire et généreux Henry Erskine. +C'était un grand et irrésistible orateur, d'une parole si riche de +beautés classiques, si enjouée, si spirituelle, si claire, si +copieuse, si légère et en même temps si sérieuse. «Tout son esprit +était un argument, et chacune de ses exquises comparaisons était un +pas dans son raisonnement» dit Jeffrey[517]. «Sa gaîté légère était +toujours un instrument d'argumentation, il raisonnait en esprit[518]» +dit lord Cockburn. Il était aussi célèbre pour son esprit que pour son +éloquence. Aux réunions matinales chez le libraire Creech, on +apportait le dernier mot de Henry Erskine, toujours piquant et +cependant avec quelque chose qui le rendait inoffensif[519]. C'est lui +qui, après avoir été présenté au Dr Johnson lequel, bourru brutal, +comme souvent, avait mérité une fois de plus le nom de _ursa major_, +s'approcha de Boswell qui menait le docteur dans la société +d'Édimbourg, et lui glissa secrètement un shelling dans la main, pour +le remercier de lui avoir montré son ours[520]. Il se trouvait au +théâtre un soir où un tumulte s'éleva dans le parterre entassé. La +cause du bruit était un individu qui, en dépit de toutes les raisons, +ne voulait pas s'asseoir; l'affaire se gâtait; Erskine s'avance +paisiblement: «Excusez le gentleman, ne voyez-vous pas que c'est +seulement un tailleur qui se repose?» L'effet fut tel que l'individu +en tomba sur son banc et aurait probablement voulu être dessous[521]. +Il était intarissable de bons mots et pendant trente ans il en fournit +Édimbourg. Il était la joie et la gaîté de la ville. Il en était aussi +l'honneur pour sa droiture, son inflexible honnêteté politique, la +sûreté de ses relations, sa bienveillance envers tous[522]. Quand il +mourut en 1817, on proposa de mettre sur sa tombe «à l'homme le plus +aimé de l'Écosse». + + [Note 511: _Edinburgh Review_, Nº 321, January 1883, p. + 231.] + + [Note 512: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 141.] + + [Note 513: _Edinburgh Review_, Nº 321, p. 240.] + + [Note 514: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 124.] + + [Note 515: _Edinburgh Review_, Nº 321, p. 240.] + + [Note 516: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 81.] + + [Note 517: À voir l'extrait de Jeffrey, dans le + _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_.] + + [Note 518: Lord Cockburn. _Life of Jeffrey_, p. 88.] + + [Note 519: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 149.] + + [Note 520: _Henry Erskine and His Times_ by Lieut.-Colonel + Alex. Fergusson, p. 130.] + + [Note 521: Id., p. 275.] + + [Note 522: Voir l'éloge de H. Erskine dans _The Life of + Jeffrey_ de lord Cockburn, p. 90.] + +Quelques-uns, et des plus illustres, n'appartenaient à aucune de ces +catégories sociales qui donnaient à Édimbourg sa physionomie. Adam +Smith, le plus grand de tous, l'illustre fondateur de l'Économie +Politique, occupait une sinécure royale; il venait de perdre sa mère +deux ans auparavant, et sa gaîté naturelle en était attristée. Hutton, +l'auteur de la _Théorie de la Terre_, le vrai créateur de la géologie, +qui soutint la théorie des causes actuelles, qui découvrit le +métamorphisme des roches, ce point capital en géologie, était un vieux +gentilhomme qui vivait de ses rentes et faisait des communications à +l'_Edinburgh Society_; Mackenzie, notre ami depuis longtemps, était +homme de loi et ses affaires commençaient à le détourner de la +production littéraire. + +En même temps, des hommes non moins distingués venaient de tous côtés, +enrichir encore de leur présence cette société. L'Assemblée générale +qui réunissait chaque année, au mois de Mai, les représentants du +clergé national, faisait affluer dans la capitale tout ce qu'il y +avait de remarquable dans le pays. C'était comme la saison +intellectuelle d'Édimbourg. De Glasgow, dont la robuste université +avec moins d'éclat a peut-être fait autant de besogne qu'aucune autre, +de Glasgow venaient Thomas Reid le chef de l'école philosophique +écossaise; Richardson, le professeur d'humanités, qui fut un des +premiers critiques shakspeariens dans son _Analyse Philosophique et +Illustration de quelques-uns des plus remarquables caractères de +Shakspeare_; John Millar, le professeur de droit civil, auteur d'une +_Vue historique du Gouvernement anglais_; George Jardine, le +professeur de logique, dont l'_Esquisse d'Éducation Philosophique_ est +un programme de stricte et féconde pédagogie; John Anderson, d'abord +professeur de langues orientales, puis de physique, qui se montra plus +tard philanthrope éclairé par la fondation de l'Institut Andersonien, +destiné à répandre l'éducation dans les classes pauvres. D'Aberdeen, +venaient James Beattie, le poète et le moraliste, l'auteur du +_Ménestrel_ et d'ouvrages de discussion religieuse; Robert Hamilton, +le mathématicien, qui appliqua ses connaissances mathématiques à +l'Économie politique et publia des travaux sur les Dettes Publiques; +il était en correspondance avec notre Say; George Campbell dont la +_Philosophie de la Rhétorique_ est un ouvrage excellent et, à nos +yeux, supérieur à celui de Blair. De petites villes, de paroisses +perdues, il arrivait des hommes de valeur; le Dr Somerville, +l'historien de la reine Anne, venait de Jedburgh; John Ogilvie, le +poète du _Jour du Jugement_, venait de Medmar; Brydone, le voyageur +dont le _Tour en Sicile et à Malte_ a été traduit en français et est +encore un livre intéressant, vivait près de Coldstream. De toutes +parts on se réunissait à Édimbourg, comme au foyer intellectuel du +pays; la société qui y vivait s'accroissait de l'affluence de tous ces +visiteurs. + +Et il est impossible de ne pas songer qu'aux pieds de cette génération +si puissante en grandissait une autre, destinée à la remplacer et à +l'égaler. Walter Scott était alors un adolescent d'une quinzaine +d'années, un peu boiteux, qui aimait déjà à errer dans les ruelles +d'Édimbourg. Parmi les gamins qui, chaque matin, s'en allaient à la +High School, dans le costume que l'époque trouvait joli pour les +enfants, en culottes courtes, en gilet et en veste brillants, couleur +bleu de ciel, vert d'herbe ou écarlate[523], se trouvait presque toute +la rédaction de la Revue d'Édimbourg. Le futur lord Cockburn, dont les +livres charmants nous fournissent les matériaux les plus heureux et +les plus pittoresques de cette étude, avait sept ans; Francis Horner, +l'économiste et l'homme d'état mort trop jeune, lord Brougham, +l'orateur et le ministre fameux, en avaient huit; James Moncreiff, le +juge, en avait dix; sir Charles Bell, le médecin, dont son biographe +français a dit que «sa découverte sur les fonctions du système nerveux +est le fait le plus important dont la science ait l'obligation aux +physiologistes de la Grande-Bretagne depuis la doctrine de Harvey sur +la circulation du sang[524]» avait douze ans; Francis Jeffrey, le +fameux critique de la Revue d'Édimbourg, en avait treize. + + [Note 523: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 11.] + + [Note 524: Amédée Pichot. _Sir Charles Bell_, p. 15.] + +En même temps grandissaient, de tous côtés, dans les provinces, une +légion d'enfants qui devaient venir se réunir à ce groupe d'Édimbourg. +James Hogg, le plus grand poète populaire que l'Écosse ait produit +après Burns et dont la vie est presque aussi remarquable que celle de +Burns, était un grand garçon de seize ans, solitaire et triste, qui +gardait des troupeaux dans la forêt d'Ettrick. À Glasgow Robert +Stevenson, le grand ingénieur de phares, Mac Crie, l'historien de John +Knox, avaient quatorze ans; James Mill, le père de Stuart Mill, +l'auteur d'une _Histoire de l'Inde_, en avait treize; Tannahil, le +doux chanteur, en avait douze et travaillait déjà dans sa pauvre +famille de tisserands à Paisley; Alexander Murray, le philologue, en +avait onze; il vivait dans une hutte, au bord du lac perdu de Palneur, +où son père, pauvre berger, lui avait appris ses lettres avec un bout +de bois charbonné. John Leyden, le charmant poète des _Scènes +d'Enfance_ avait onze ans; John Struthers, le poète du _Sabbat du +Pauvre_, en avait dix et depuis deux ans déjà gardait les vaches; +Thomas Campbell, l'impeccable et exquis poète, dont l'oeuvre comme une +statuette d'ivoire est petite et parfaite, en avait neuf; ainsi que le +futur sir John Ross dont le nom est lié à l'histoire des expéditions +arctiques. Thomas Brown, le métaphysicien, John Thomson qui fut plus +tard ministre et un véritable peintre, Andrew Ure, le chimiste, +avaient huit ans; John Galt, le romancier, notre auteur des _Annales +de la Paroisse_, en avait sept et grandissait à Irvine où nous avons +vu Burns; Thomas Chalmers, le théologien, le puissant prédicateur, +était âgé de sept ans; David Brewster, l'éminent écrivain +scientifique, de cinq; William Tennant, le poète, de quatre ans. Enfin +David Wilkie, le peintre, le Teniers anglais comme on l'a appelé, +Allan Cunningham, le futur biographe de Burns, John Wilson, le célèbre +Christopher North, le poète, l'essayiste, le critique, l'athlète dont +les exploits physiques sont incroyables, l'auteur de l'_Île des +Palmes_ et des _Noctes Ambrosianæ_ étaient des enfants «miaulant et +piaillant dans les bras de leur nourrice», selon l'expression de +Shakspeare. C'était, dans toute la longueur et la largeur de ce petit +pays, un foisonnement intellectuel dont l'Écosse sera longtemps fière. +Cette génération grandissante ne devait pas, comme celle qui la +précédait, se grouper tout entière à Édimbourg et s'y attacher. Le +«vorace Londres[525]» allait en dévorer une partie. Édimbourg, tout en +continuant à produire des hommes de première valeur, ne les retiendra +plus tous; on pourra inscrire sur cette puissante ruche: + + [Note 525: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 159.--Voir aussi + p. 181-82.] + + Sic vos non vobis mellificatis apes. + +Mais en 1786, au moment où nous sommes, ce mouvement d'émigration vers +Londres était à peine sensible, et la ville de Hume et d'Adam Smith, +de Blair et de Robertson, de Hutton et de Black, de Dugald-Stewart et +de Mackenzie, d'Erskine et de Fergusson, était encore la métropole +intellectuelle de l'Écosse. + +Cette vie intellectuelle si intense était encore activée, resserrée +par une vie sociale tout à fait propre à Édimbourg. Tous ces hommes +vivaient, pour ainsi parler, dans la même rue, les uns sur les autres. +Ils se connaissaient et s'aimaient, se rencontraient tous les jours, +allaient ensemble au Parlement ou à l'Université, se promenaient en +causant sur les _Prairies_[526], discutaient, soupaient tous les soirs +les uns chez les autres, ou, quand ils voulaient être entre eux, +allaient à leur club ou à une taverne. «Au moyen des caddies, nous +donnions rendez-vous à nos amis dans une taverne, à neuf heures; et +c'était un beau temps où nous pouvions réunir David Hume, Adam Smith, +Adam Ferguson, lord Elibank, les Drs Blair et Jardine en les prévenant +une heure à l'avance[527].» Quand Hume, après son séjour à Londres, +reprit en 1769 possession de son logement au troisième étage dans +James's Court, il écrivait à son ami Adam Smith, retiré dans un +village de l'autre côté du Forth, une phrase où se montre la charmante +tendresse de coeur qui s'alliait à sa fermeté d'esprit: «Je suis +heureux d'être à portée de regard de vous et d'avoir à mes fenêtres +une vue de Kirkcaldy». L'auteur de l'_Histoire d'Angleterre_ +apercevant de chez lui la petite maison paisible où l'auteur de la +_Richesse des Nations_ poursuivait son grand ouvrage et lui donnant le +bonjour est un fait caractéristique de la société littéraire +d'Édimbourg à ce moment. Encore cela leur semblait-il loin; Hume +ajoutait: «Je voudrais bien aussi pouvoir vous parler[528].» Tous ces +hommes vivaient pour ainsi dire en famille. + + [Note 526: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 49-50.] + + [Note 527: Dr Alex Carlyle. _Autobiography_, p. 275.] + + [Note 528: _Old and New Edinburgh_, by J. Grant, tom. I, p. + 98.] + +Si l'on veut achever le tableau de la vie sociale d'Édimbourg dans les +vingt dernières années du XVIIIe siècle, il faut ajouter à cette +aristocratie de l'esprit et du savoir, puisée au plus profond du +peuple, l'aristocratie de naissance et de fortune. Presque toutes les +vieilles familles avaient leur hôtel ou leur maison à Édimbourg et y +venaient résider l'hiver. Par suite de l'esprit familial qui anime +l'organisation par clans, et de l'esprit démocratique qui domine dans +le système presbytérien, la noblesse n'était pas très séparée des +autres classes. Le haut du pavé appartenait peut-être à la distinction +intellectuelle et en tout cas les savants étaient les égaux des +nobles. «La supériorité d'Édimbourg, disait Jeffrey, est due en grande +partie à la combinaison cordiale des deux aristocraties du sang et des +lettres[529].» Des hommes comme Henry Erskine, Dugald Stewart, John +Playfair, qui unissaient l'élégance des façons à la culture de +l'esprit, et dont quelques-uns appartenaient à l'ancienne noblesse, +servaient de traits d'union entre les deux classes et régnaient des +deux côtés. + + [Note 529: Extrait d'un article de Jeffrey sur Playfair, + 1819--cité dans l'_Edinburgh Review_, Nº 321.] + +Cette familiarité, cette communauté de vie tenait à la construction +particulière d'Édimbourg. Tout le monde se connaissait, se voyait. Les +familles restaient dans la même ruelle, souvent dans la même maison. +On se parlait de fenêtre à fenêtre[530]. «Beaucoup des Erskines, des +Stairs, des Dalrymples et autres parents vivaient en société, dans un +cercle de cent yards de diamètre, et il était facile de rassembler une +réunion de famille en quelques instants[531].» Ce qui se faisait entre +les membres d'une même famille, se faisait entre familles amies. On se +recevait beaucoup, sans grande dépense[532]. La causerie d'hommes +instruits et éloquents était le grand charme de ces réunions. Il y +avait donc une vie de conversation très développée et qui ressemblait +un peu à la vie française. Mais au lieu de la parole légère, +pétillante, brillante, pleine de bonds et de surprises, d'éclat, de +fantaisie et d'esprit qui animait nos salons, c'était une conversation +plus sérieuse, plus posée, qui se rapprochait plus de la discussion +suivie et qui, avec peut-être autant de hardiesse ou de paradoxe, +avait une allure plus mesurée et un ton plus dogmatique. L'esprit n'y +manquait pas, ni le charme, ni l'élégance, mais ils s'exerçaient avec +une sorte de discipline et de tenue professionnelles. Les maîtres de +la conversation n'étaient pas, ainsi qu'à Paris, des hommes de lettres +et des bohêmes comme Rousseau, Diderot, Duclos, Galiani, Beaumarchais; +c'étaient des juges, des clergymen, des professeurs, des avocats, +portant tous, plus ou moins, la dignité de professions graves et +vêtues de noir, sans oublier l'atmosphère religieuse où tout ce monde +se mouvait. Mais à part cette différence, Édimbourg était sûrement à +cette époque, avec Paris, la ville d'Europe où la conversation était +poussée au plus haut degré de perfection et était davantage un des +éléments de la vie sociale. + + [Note 530: Walter Scott. _Provincial Antiquities of + Scotland; General account of Edinburgh._] + + [Note 531: _H. Erskine and His Times_, by Lieut-Colonel Alex + Fergusson, p. 128.] + + [Note 532: Walter Scott. _Provincial Antiquities of + Scotland._ Id.] + + * * * * * + +Quel effet ce paysan récemment enlevé à sa charrue allait-il produire +dans ces salons? Comment ce garçon, qui n'avait jamais eu d'autre +compagnie que celle de laboureurs et d'ouvriers et, de temps en temps, +quelques heures de conversation d'un homme de loi de bourgade ou d'un +médecin de campagne, comment ce garçon allait-il se comporter dans ce +monde difficile et raffiné? Comme toute les sociétés mondaines +celle-ci était exercée à percevoir les moindres nuances de tenue, +habile à saisir les moindres écarts, les moindres manquements; il s'y +maniait une observation subtile et aiguë. On attendait ce phénomène +avec curiosité; car s'il y a dans l'histoire littéraire des cas +analogues, il n'y en a peut-être pas un de semblable, où la renommée +ait été si brillante, la transition si brusque, l'épreuve si +difficile. La chose fut bien vite réglée. La manière dont Burns se +tira de ce pas est un des endroits les plus curieux de sa vie et qui +révèle le mieux quelles ressources de tout genre il y avait en lui. + +Il était arrivé à Édimbourg dans un costume qui ne différait guère de +celui des autres villageois; «quel rustaud!» s'était écriée une dame +à qui on l'avait désigné dans la rue[533]. S'il entendit ce jugement +il dut y être péniblement sensible. Quelques semaines après son +arrivée, il prit des vêtements plus appropriés à son nouveau milieu et +se mit à la mode. Il adopta le costume que portaient alors volontiers +les libéraux, lequel était aux couleurs de Fox. Cette transformation +accomplie, il parut en habit bleu à boutons de métal, en gilet rayé de +bleu et de jaune, en culottes de daim collantes et en bottes à revers +qui venaient au-dessous du genou[534]. Sa cravate de batiste blanche +était nettement arrangée; ses cheveux noirs, sans poudre à une époque +où on en portait généralement, étaient noués par derrière et sur le +devant couvraient son front[535]. Sa mise était toute changée, bien +qu'elle conservât encore quelque chose de rustique qu'il aurait +peut-être essayé vainement de faire disparaître. «Son costume, dit +Dugald Stewart, était parfaitement approprié à sa condition, simple et +sans prétentions, mais avec une attention suffisante à la netteté. Si +j'ai bonne mémoire, il portait toujours des bottes; et quand il était +particulièrement en cérémonie, des culottes de daim[535].» Un de ceux +qui le virent le mieux à cette époque, Walker, dit qu'il était +simplement mais convenablement vêtu, dans un genre qui tenait le +milieu entre le costume de fête d'un fermier et celui de la compagnie +à laquelle il était maintenant mêlé; «à tout prendre, d'après sa +personne, sa physionomie et son vêtement, si je l'avais rencontré près +d'un port de mer et qu'on m'eût demandé de deviner sa condition, +j'aurais probablement conjecturé qu'il était un capitaine de navire +marchand, de la classe la plus respectable[536].» C'était une preuve +de tact parfait que d'avoir du premier coup, choisi ce costume +indépendant, fait pour ses habitudes de tenue et néanmoins assez +élégant. + + [Note 533: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 44.] + + [Note 534: Allan Cunningham. _Id._--et Chambers, tom. II, p. + 14.] + + [Note 535: Walker. _Life of Robert Burns_, p. LXXII.] + + [Note 536: _Account of Burns_, by Professer Dugald Stewart, + Currie.] + + [Note 537: Walker. _Id._ p. LXXII.] + +La première fois qu'il entra dans un salon, on dut regarder avec +curiosité ce jeune paysan, déjà un peu voûté par l'effort, comme le +laboureur de Virgile qui pèse sur la charrue. Un de ceux qui +l'examinèrent avec le plus d'intérêt a conservé l'impression de sa +première apparition. «Sa personne, quoique forte et bien prise et de +beaucoup supérieure à ce qu'on pouvait attendre chez un laboureur, +était un peu lourde de dessin. Sa stature semblait moyenne bien +qu'elle fût plus grande, parce qu'il ne se tenait pas droit. Son +visage n'avait pas cette forme élégante qui est fréquente chez les +classes supérieures; mais il était viril et intelligent, marqué par +une gravité pensive qui s'assombrissait jusqu'à la dureté. C'est dans +son large oeil noir qu'était la marque la plus frappante de son +génie. Il était plein de pensée et donnait l'idée qu'il aurait été, +s'il avait appartenu à quelqu'un qui s'en serait servi avec art, un +puissant moyen d'expression[538]». C'était cet éloquent oeil noir qui +frappait tout le monde. Quand on l'avait vu, il était impossible de +l'oublier. «Il y avait sur tous ses traits une forte expression de bon +sens et de pénétration, dit Walter Scott, l'oeil seul je crois, +indiquait un caractère et un tempérament poétiques. Il était large et +d'une teinte sombre qui flamboyait (je dis littéralement _flamboyait_) +quand il parlait avec sentiment ou intérêt[539]». + + [Note 538: Walker. _Life of Burns_, p. LXXI.] + + [Note 539: Walter Scott. _Reminiscences of Burns_, cité par + Lockhart.] + +Il se présenta sans timidité, sans gaucherie, sans cette lourdise qui +fit tant souffrir J.-J. Rousseau, sans trop d'assurance, mais sans +fausse modestie, et sans humilité excessive. Il n'essaya pas +d'affecter des manières que son éducation ne lui avait pas données et +que son physique ne lui permettait pas. Il arriva simplement, +virilement, en homme qui est ferme sur ses jambes et peut regarder +tout le monde en face. Sa rectitude d'esprit lui inspira ce qui était +convenable; il avait du premier coup mis le doigt sur la note juste. +Ce n'était ni un rustre ni un faux gentilhomme qui était là, c'était +un homme dont l'esprit effaçait les dehors, et dont la dignité +entendait se faire respecter partout. Et ce fut d'abord une +approbation silencieuse. + +Mais quand on l'entendit parler l'approbation se changea en +étonnement. Ce jeune laboureur s'exprimait sur tous les sujets, avec +une souplesse et une vigueur de pensée, avec un éclat et une pureté de +langage dont ses auditeurs restaient confondus. Il semblait deviner +les choses, les saisir, les pénétrer, à la façon des poètes, dans leur +complexité vivante. C'est ainsi qu'il semble que Shakspeare dut tout +comprendre. Il avait, avec cette rapidité d'esprit, un solide bon sens +et une force de raisonnement qui frappa toujours ceux qui le +connurent, et par laquelle il suppléait, dans les discussions, à ce +qui lui manquait en connaissances. Tout cela venait en une parole +nerveuse, originale, toujours mouvementée, sans cesse variée, pleine +tantôt d'une large force comique, tantôt d'une énergie et d'une +élévation supérieures, qui éblouissait et faisait taire tous ces +orateurs surpris. Chose incroyable, le charme de Dugald Stewart, +l'esprit d'Erskine, l'éloquence de Richardson, semblaient petits et +factices à côté de ce discours neuf, jeune et chargé de sève. Quand il +était quelque part, tous ces hommes illustres disparaissaient. C'était +lui le vrai maître, devant qui les autres restaient silencieux, +inquiets et presque respectueux, comme devant une force inexplicable +que ni l'étude, ni la lecture, ni les veilles ne peuvent donner, et en +présence de laquelle les talents restent interdits[540]. + + [Note 540: Voir Carlyle, _Essay on Burns_.] + +Quelque surprenant que ce fait puisse paraître, il faut l'admettre, se +rendre à l'évidence. Tous les témoignages s'accordent, venant des +sources les plus diverses. Des esprits critiques, expérimentés dans +l'appréciation des hommes, ne font que confirmer ce que nous avons +déjà vu de la prodigieuse puissance de parole de Burns. Ils sont +unanimes à le faire et, si cela est possible, ils enchérissent encore +sur l'éloge. «Je me rappelle, dit Heron, que feu le Dr Robertson me +fit un jour l'observation qu'il n'avait presque jamais rencontré +d'homme dont la conversation révélât une plus grande vigueur et une +plus grande activité d'esprit que celle de Burns[541].» Lockhart, qui +avait vécu presque avec tous les personnages auxquels Burns avait été +présenté, rapporte la même impression en termes plus affirmatifs +encore. «La poésie de Burns aurait pu lui procurer accès dans ce +monde, mais c'étaient les ressources extraordinaires qu'il déployait +dans la conversation, la forte et vigoureuse sagacité de ses +observations sur la vie, la splendeur de son esprit et la +resplendissante énergie de son éloquence aux moments où ses sentiments +étaient excités, qui le rendirent l'objet d'une admiration sérieuse +parmi les maîtres expérimentés dans l'art de la _causerie_. Il s'en +trouvait plusieurs parmi eux qui probablement adoptaient dans leur +coeur l'opinion de Newton que «la poésie est une niaiserie +ingénieuse». Adam Smith, par exemple, ne pouvait pas avoir beaucoup de +respect, au service d'un travailleur aussi improductif qu'un faiseur +de ballades écossaises; mais le plus imposant de ces philosophes avait +assez à faire pour se maintenir en attitude d'égalité quand il était +amené en contact personnel avec la gigantesque intelligence de Burns, +et tous ceux dont les impressions sur ce sujet ont été recueillies +s'accordent à dire que sa conversation était ce qu'il y a de plus +remarquable en lui.[542]» Nous verrons s'ajouter à celles-ci d'autres +attestations plus importantes peut-être et d'une telle autorité qu'il +faut admettre, selon le mot de Chambers, «que le meilleur de Burns n'a +pas été transmis et n'était pas de nature à être transmis à la +postérité[543].» + + [Note 541: R. Heron. _Life of Burns._] + + [Note 542: Lockhart. _Life of Burns_, p. 118-19.] + + [Note 543: R. Chambers, tome I, p. 14.] + +Bien que ce succès soit extraordinaire, il n'est pas inexplicable. On +peut démêler pourquoi sa conversation devait éclater dans ces salons +comme une lumière merveilleuse et déconcertante. La conversation +ordinaire, savante, correcte, formaliste, recherchant la forme +littéraire des choses, les réunissait selon des rapports et des +conflits de mots. Elle était un peu froide, empreinte d'une élégance +abstraite. On y trouvait sans doute de l'observation et de l'humour, +surtout, cela est probable, chez les juges, plus en contact avec la +vie que les professeurs et plus dégagés de l'abondance de parole que +les avocats. Mais, malgré tout, cette conversation avait une livrée +livresque, comme dit Montaigne, elle sentait les livres, et les livres +de cette époque, élégants et abstraits. Et voici tout à coup--et dans +quelles circonstances de surprise!--un homme qui parlait, avec autant +de netteté et autant de vigueur dans le raisonnement, que les plus +solides et les plus précis de tous ces beaux discoureurs. Mais, dans +cette trame serrée, entrait la substance des choses, entraient les +choses elles-mêmes, reproduites dans leur vie. Il y avait surtout deux +qualités par lesquelles cette parole tranchait sur toutes les +causeries: l'énergie du pittoresque et l'ardeur de la passion +personnelle, une couleur et une flamme nouvelles[544]. Quand il +penchait du côté comique, il abondait en tableaux vivants, peints par +touches serrées où entraient beaucoup de mots locaux expressifs et +irrésistibles. Quand il discutait des idées ou décrivait des +sentiments, son langage s'élevait, se châtiait, devenait purement +anglais et prenait une ampleur et une splendeur oratoires dont ses +lettres peuvent donner une idée. Une seule conversation en Angleterre +aurait pu tenir tête à celle-là, c'était celle de Burke, avec plus +d'éloquence et moins d'accent, plus magnifique et moins poignante. À +Édimbourg, la seule exception à la régularité générale était la +charmante fantaisie d'esprit et la légère gaîté d'Henry Erskine; mais +c'était un pétillement bien blanc à côté du flot empourpré de +l'éloquence de Burns. La forme elle-même était différente. Aux phrases +lucides, faites d'expressions admises et de circulation reconnue, +s'opposait un jaillissement impétueux d'inventions verbales, de +trouvailles de langage, d'expressions créées, où les mots, chauffés et +fondus ensemble dans ce souffle brûlant, s'accrochaient dans des sens +inattendus et saisissants. C'était une conversation énergique, +remuante, pleine de sève, de suc et de saveur. Ajoutez à cela des dons +d'action, une voix profonde, le rayonnement et la mobilité de la +physionomie, l'éclair noir du regard, la vigueur musculaire et la +décision des gestes. Tout cela faisait quelque chose de nouveau, rude +et fruste parfois, mais plus fort, plus ample, plus varié, plus +mouvementé et surtout plus naturel. C'est comme, si dans un salon +plein d'odeurs fines et du bruissement des bijoux et des soies, +étaient entrés, par une fenêtre soudainement ouverte, les larges +parfums des bois et des blés, et les voix profondes et dominatrices de +la vie humaine. + + [Note 544: Gilfillan a aperçu une de ces supériorités de la + parole de Burns. C'est le côté sentiment qu'il nomme + _feeling_.--Voir _Life of Burns_, p. XXXVII.] + +Et, tandis que les hommes étaient ainsi frappés d'étonnement, les +femmes écoutaient, émues, cette parole différente de toutes celles +qu'elles avaient entendues. Elles ont moins que les hommes le respect +étroit de la culture intellectuelle et, plus qu'eux, l'intuition large +de la valeur générale et complète d'un homme. Elles sentaient que +celui-ci, malgré son ignorance relative, avait été créé par la nature +plus puissant que les autres, qu'il était le plus grand de tous ceux +qui se trouvaient là. Elles sentaient surtout qu'il était plus capable +de passion, qu'il avait souffert, et que peut-être il était destiné à +souffrir davantage. Elles lui savaient gré de toucher en elles des +tendresses et des pitiés plus profondes; elles l'admiraient avec une +sorte de commisération et de sympathie. «C'est le seul homme, disait +la duchesse de Gordon qui fut l'idole de Londres, dont la conversation +m'ait fait perdre pied[545].» Il faut ajouter, point important, +qu'elles sentaient leur puissance sur lui et qu'il les approchait avec +un culte et une constante préoccupation d'elles, autrement flatteurs +que les plus ingénieuses urbanités. Sa manière de leur parler était +«pleine de déférence, toujours avec un tour soit vers le sentimental, +soit vers l'humour, qui réveillait leur attention d'une façon toute +spéciale.[546]» C'était encore la duchesse de Gordon qui disait cela +et c'est là un fin jugement féminin. Avec la réserve qui lui était +imposée, il abordait les grandes dames d'Édimbourg de la même façon +que les filles de Mauchline. Il avait trouvé d'instinct ce mélange +indéchiffrable de raillerie et de sérieux, qui est le dernier mot de +la séduction et qui prend les femmes par ce qui en elles aime à être +aimé, et ce qui sait gré d'être dominé. + + [Note 545: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 41.] + + [Note 546: Voir plus bas les souvenirs de Walter Scott sur + Burns.] + + * * * * * + +Aussi son succès fut éclatant. En quelques jours, il devint le héros, +le lion de la saison. Partout il était recherché, invité, choyé, fêté. +On ne parlait que de lui. On le montrait dans la rue. Le jeune +Jeffrey, alors un écolier de treize ans, voyant passer un homme dont +l'aspect l'avait frappé, s'était arrêté pour le regarder. Un marchand +debout sur le seuil de sa boutique lui tapa sur l'épaule en lui +disant: «Oui, gamin, tu peux bien regarder cet homme-là, c'est Robert +Burns!» Et l'enfant s'éloigna pensif[547]. De tous côtés lui venaient +des témoignages d'intérêt et d'admiration. Un jour c'était une main +inconnue qui laissait chez le libraire 10 guinées pour le poète de +l'Ayrshire[548]. Un autre jour dans une réunion de francs-maçons, il +était acclamé. «Je suis allé hier soir à la Loge maçonnique, où le +Révérend Grand-Maître Charteris et toute la grande Loge d'Écosse +étaient présents. Le meeting était nombreux et élégant; toutes les +différentes loges de la ville étaient présentées dans toute leur +pompe. Le Grand-Maître, qui présidait avec grande solennité et d'une +façon qui lui faisait honneur comme gentleman et comme maçon, parmi +d'autres toasts, donne «La Calédonie et le barde de la Calédonie, +frère Burns.» Ce toast retentit par toute l'assemblée avec nombreux +honneurs et des acclamations répétées. Comme je n'avais pas la moindre +idée que cela dût arriver, j'étais foudroyé et tremblant dans tous mes +nerfs. Je répondis du mieux que je pus. Juste au moment où j'eus fini, +un des grands officiers dit assez haut pour que je pusse l'entendre, +sur un ton rassurant: «très bien, en vérité!» ce qui me remit un +peu[549].» Dans la correspondance de Mrs Alison Cockburn, alors une +vieille charmante femme, vive, spirituelle et d'un coeur printanier, +on trouve des passages qui montrent jusqu'où allait l'enthousiasme +pour le poète: «La ville est à présent tout sens dessus dessous avec +le poète laboureur, qui reçoit l'adulation avec une dignité naturelle; +il est l'image même de sa profession, fort et épais, mais il a un +coeur enthousiaste et tout amour[550].» La bonne vieille dame avait +l'oeil fin, et ce dernier trait légèrement indiqué montre bien par où +Burns possédait la sympathie des femmes. Et dans une autre lettre, on +saisit encore mieux l'émoi que causait la présence du poète, partout +où il allait: «On gâtera cet homme, s'il y a moyen de le gâter, mais +il conserve ses façons simples et demeure tout à fait calme. Sans +doute, il sera au bal des chasseurs demain, ce qui tourne la tête à +toutes les femmes et à toutes les modistes. Pas un bonnet de gaze à +moins de deux guinées, beaucoup dix, douze guinées, etc.[550]» Six +mois après avoir failli partir à la Jamaïque, faire monter le prix des +coiffures de gaze à Édimbourg! Le bruit de son succès et de son +triomphe était allé jusqu'à Londres. Un ami de Fergusson lui écrivait: +«J'espère avoir le plaisir de vous voir à Édimbourg. Mais d'après tous +les rapports, il sera difficile de vous avoir, à moins de vous retenir +une semaine à l'avance. Il y a grande rumeur ici à propos de votre +intimité avec la Duchesse (de Gordon) et autres dames de distinction. +Sérieusement, on me dit que «les cartes d'invitation volent par +milliers chaque soir.[551]» Il semblait même que la renommée de ses +oeuvres fût en train de se répandre en Angleterre aussi rapidement +qu'en Écosse. Le Dr Moore, l'auteur estimé de _Zeluco_, un roman +maintenant délaissé mais alors célèbre, lui écrivait ses regrets de ne +pouvoir lui procurer de souscripteurs, «mais je trouve que beaucoup de +mes connaissances sont déjà sur la liste[552].» Bien plus, le docteur +lui annonçait que les élèves du collège de Winchester traduisaient _La +Veillée de la Toussaint_ en vers latins[553]. Il devenait classique. +Lui, qui regrettait tellement de ne savoir ni le grec ni le latin pour +devenir poète, voici qu'on le mettait en grec et en latin. + + [Note 547: Lord Cockburn, _Life of Jeffrey_, p. 7.] + + [Note 548: _To John Ballantine_, 13th Dec. 1786.] + + [Note 549: _To John Ballantine_, 13th Jan. 1786.--Voir aussi + _A Winter with Burns_, avec le curieux dessin qui représente + _l'Installation de Robert Burns comme poète lauréat de la + loge_.] + + [Note 550: _The Songstresses of Scotland_, by Sarah Tytler + and J. L. Watson, tom. II, p. 180.] + + [Note 551: _Letter from Peter Stuart_, éditeur du journal + _The Star_, à Londres, dans Chambers, tom. II, p. 36.] + + [Note 552: _Letter from Dr Moore_, January, 23th 1787, citée + par Currie, tom. II, p. 18.] + + [Note 553: _Letter from Dr Moore_, 28th Feb. 1787, Currie, + tom. II, p. 19.] + + * * * * * + +Il y avait là de quoi faire tourner les têtes les plus solides; +d'autant plus que ces fumées de fortune venaient tout d'un coup, après +la misère et une fuite ignominieuse. Il était dans l'état d'un homme à +qui, après une longue inanition, un seul verre de vin est dangereux. +Il était arrivé épuisé d'espoir, dans un dénûment de toute joie, et on +lui versait à flots le vin le plus précieux, le plus capiteux, dans +toutes les coupes de la flatterie. Qui n'aurait pas été grisé? Ses +meilleurs amis, ceux qui avaient le plus confiance en lui, redoutaient +qu'il ne le fût. Le bon Dr Lawrie, celui-là même qui lui avait +communiqué la lettre du Dr Blacklock, se demandait s'il résisterait à +ce passage trop brusque de tous les dénûments à toutes les abondances. +Il lui écrivait sur un ton presque paternel: «Mon ami, un si rapide +succès est très rare; pensez-vous que vous ne courrez pas risque de +souffrir de ces applaudissements et de ce trop d'argent? Rappelez-vous +l'avis de Salomon qui parlait par expérience: «Plus fort est celui qui +dompte son propre esprit et...» J'espère que vous n'imaginez pas que +je parle par soupçon ou mauvais bruit. Je vous assure que je parle par +amitié, et bonne renommée, et bonne opinion, et par un fort désir de +vous voir briller au grand soleil comme vous avez lutté dans l'ombre, +dans la pratique comme dans la théorie de la vertu[554]». Tous ceux +qui lui portaient intérêt étaient anxieux pour lui. + + [Note 554: _Letter of Dr Lawrie_, 22nd Dec., dans Scott + Douglas, tom. IV, p. 180.] + +Il sortit admirablement de cette épreuve. Rien dans ce triomphe n'est +plus surprenant que la façon dont il le soutint. Il accueillit toutes +ces démonstrations avec gratitude, mais avec calme et dignité. Il ne +semble pas même qu'il ait ressenti, au milieu des empressements dont +il était l'objet, ni une très grande joie ni une très grande surprise. +Il prit, dès l'abord, la juste place entre la fausse modestie et la +vanité, et il s'y maintint rigoureusement. Il eut le bon goût de ne +pas prétendre qu'il n'avait aucun titre à cet accueil, mais eut la +clairvoyance de distinguer ce qui s'y trouvait d'adventice et il sut +discerner la part d'engouement de la part de justice. «Vous penserez +probablement, mon honoré ami, qu'une allusion à la nature dangereuse +d'une vanité enivrée peut ne pas être inopportune, mais, hélas! vous +vous trompez beaucoup. Un concours de diverses circonstances a élevé +ma renommée de poète à une hauteur que, j'en suis certain, mes mérites +ne peuvent pas soutenir; et je regarde dans l'avenir comme dans +l'abîme sans fond[555]». Et il disait encore ces mots d'une belle +franchise, et qui marquent nettement la part qu'il revendiquait pour +lui et celle qu'il attribuait aux circonstances: «Je méprise +l'affectation de fausse modestie qui cache la satisfaction de +soi-même. Que j'aie quelque mérite, je ne le nie pas; mais je vois, +avec de fréquentes angoisses de coeur, que la nouveauté de mon +personnage et l'estimable préjugé national de mes compatriotes m'ont +élevé à une hauteur tout à fait insoutenable par mes capacités[556]». +Il voyait aussi clairement que cette faveur ne pouvait être durable; +il discernait ce qu'elle avait d'éphémère et en envisageait la +disparition avec sang-froid. Le 15 Janvier, six semaines après son +arrivée, au moment le plus brillant de sa réception, il écrivait à Mrs +Dunlop une lettre qui, par sa sincérité, sa dignité, et une assez +triste prévision de l'avenir, est éloquente. Un homme qui, dans de +pareilles circonstances, sentait ainsi, ne manquait pas de hauteur +d'âme. + + [Note 555: _To Robert Aiken_, 16th Dec. 1786.] + + [Note 556: _To Dr Moore_, 15th Feb. 1787.] + + Vous avez crainte que je ne sois grisé par mon succès comme + poète; hélas! Madame, je me connais et je connais le monde trop + bien. Je ne veux pas prendre des airs de modestie affectée; je + suis disposé à croire que mes talents méritent quelque attention. + Mais dans un âge, dans un pays très éclairés, très instruits, + quand la poésie est et a été l'étude d'hommes du plus beau génie + naturel, aidés de toutes les ressources du savoir, des livres, de + la société polie,--être amené, produit à la pleine lumière d'une + observation instruite et raffinée, et cela avec toutes les + imperfections de ma gauche rusticité et mes rudes idées mal + dégrossies sur les épaules,--je vous assure, Madame, que je ne + feins pas lorsque je vous dis que j'en ai redouté les + conséquences. La nouveauté d'un poète, placé dans ma situation + obscure, dépourvu de tous les avantages que l'on considère comme + nécessaires pour l'être, du moins à cette époque-ci, a excité un + flot d'attention publique trop partiale, qui m'a porté à une + hauteur à laquelle, j'en sais absolument, sincèrement convaincu, + mes talents sont insuffisants pour me maintenir. Avec trop de + certitude, j'aperçois le jour où ce même flot m'abandonnera et + descendra peut-être aussi loin au-dessous du niveau de la vérité. + Je ne parle pas ainsi dans une ridicule affectation de modestie + et de dépréciation de moi-même. Je me suis étudié et je sais le + terrain que je couvre, quelque grandement qu'un ami ou que le + monde différent de moi sur ce point, je persiste dans ma propre + opinion, silencieux, résolu, avec toute la ténacité de la + conviction. Je vous mentionne ceci une fois pour toutes, pour + décharger mon esprit, et je ne désire pas en entendre ou en dire + davantage à ce sujet. Mais + + Quand de la fière fortune le reflux reculera, + + vous me rendrez témoignage que, lorsque ma bulle de renommée + était au plus haut, je restai froid, la coupe enivrante dans ma + main, regardant devant moi, avec une triste résolution, vers le + moment rapproché, où le coup de la calomnie la brisera sur le + sol, avec tout l'emportement de la vengeance triomphante[557]. + + [Note 557: _To Mrs Dunlop_, 15th Jan. 1787.] + +Il y a déjà dans ces belles lignes un arrière-goût de tristesse. Trois +semaines plus tard, au commencement de février, il écrit au DrLawrie, +pour répondre aux recommandations faites par celui-ci et qu'on a vues +plus haut. Ce sont les mêmes sentiments, la même certitude de sa +valeur, avec un peu plus d'amertume peut-être, mais avec la même +sagesse. + + Je vous remercie, Monsieur, de vos allusions amicales, bien + qu'elles ne me soient pas aussi nécessaires que mes amis sont + portés à l'imaginer. Vous êtes ébloui par les compte-rendus des + journaux et des rapports lointains, mais, en réalité, je n'ai pas + grande tentation de me laisser griser par la coupe de la + prospérité. La nouveauté peut attirer l'attention des hommes + pendant quelque temps. C'est à elle que je dois mon _éclat_[558] + présent: mais je vois le temps non éloigné où le flux de + popularité, qui m'a porté à une hauteur dont je suis peut-être + indigne, redescendra avec une vitesse silencieuse et me laissera + sur une étendue de sables nus, où je pourrai retourner à loisir à + ma première condition. Je ne dis pas ceci pour affecter la + modestie; je vois que c'est une conséquence inévitable et j'y + suis préparé. Je me suis donné beaucoup de mal pour former une + estimation juste, impartiale de mon pouvoir intellectuel, avant + de venir ici; depuis que je suis à Édimbourg, je n'y ai rien + ajouté et j'espère que je la remporterai, sans un atome de moins, + vers mes ombres, l'abri de mes obscures premières années[559]. + + [Note 558: En français.] + + [Note 559: _To the Rev. G. Lawrie._ 5th Feb. 1787.] + +Cette parfaite sagesse de Burns, l'effet tout puissant de sa +conversation sont si extraordinaires qu'ils paraissent invraisemblables +et qu'on est poussé à croire que ceux qui racontent sa vie exagèrent ou +embellissent. Il se glisse dans l'esprit un peu d'incrédulité ou de +défiance; on se défend mal d'une arrière-pensée que cela est trop beau +pour être vrai tout à fait. On n'admet que sur preuve une chose si +surprenante. Il y a sur ce point trois témoignages capitaux que tous les +biographes de Burns ont cités et qu'il faudra toujours citer. Ils +forment une démonstration aussi probante qu'il est possible d'en +souhaiter dans les choses morales, et dont une biographie sérieuse de +Burns ne saurait se passer à cet endroit délicat. D'ailleurs ils sont, +par eux-mêmes, une lecture intéressante. + + * * * * * + +Voici d'abord celui de Walker. Il était alors précepteur dans la +famille du duc d'Athole. Il devint plus tard professeur d'humanités à +l'Université de Glasgow et publia quelques ouvrages de talent: la +_Défense de l'Ordre_, la _Vision de la Liberté_ et une bonne _Vie de +Burns_. Ce n'était pas un homme à admirer le poète à la légère. Il +était lui-même homme de poids, de mesure et de correction. Une haute +taille droite, un lourd front massif sur des lunettes solennelles, des +manières roides, un peu de préciosité pédante qui, si l'on tient +compte de l'indulgence de l'ancien élève de qui est ce portrait, +devait être proche cousine d'une cuistrerie prétentieuse, ne sont ni +le physique, ni le moral d'un homme bâti pour être trop indulgent +envers Burns[560]. Sa déposition, faite avec beaucoup de soin et où +tout est bien pesé, n'en a que plus de valeur. + + [Note 560: Voir Gilfillan, _Life of Burns_, p. XXIX. + Gilfillan avait été élève de Walker à l'Université de + Glasgow.] + + À sa première apparition dans une société tellement au-dessus de + celle à laquelle il avait été habitué, il fut également exempt + d'une assurance choquante et d'une contrainte embarrassée. Il se + conduisit avec une convenance et un calme, qui probablement + étaient dus à la confiance dans le bon sens et la rapidité à + discerner toutes les nuances de conduite qu'il savait qu'il + possédait. Ceci lui fut grandement facilité par ce fait qu'il + n'essaya jamais d'assumer des manières plus raffinées que celles + qui lui étaient naturelles, et qu'il ne distrayait pas son + attention en essayant d'attirer continuellement les bonnes grâces + de ses nouveaux compagnons. Il avait trop de perspicacité pour + éprouver beaucoup de satisfaction à être montré comme une + curiosité intellectuelle; mais il était loin de tomber dans la + fatuité de Congrève, en revendiquant, pour sa personne, le + respect qu'il était évident qu'il devait uniquement à son génie. + Avec un bonheur singulier, il sut prendre le juste milieu; il + évita d'un côté de montrer par des efforts exagérés qu'il pensait + toujours à ce qui le faisait distinguer; et il évita de l'autre + côté de paraître, en supprimant tout effort, repousser + l'admiration pour les qualités particulières que la nature lui + avait accordées; ce qui eût enlevé ainsi à l'accueil de son hôte + ce qu'il savait avoir été son objet principal. Bien qu'il prit sa + pleine part à la conversation, non seulement parce qu'il + comprenait que cela était attendu de lui, mais encore parce qu'il + avait conscience de remplir cette attente, cependant il le + faisait d'une façon digne et virile, également éloigné de la + vanité pétulante, ou de la joie exagérée d'une importance si + nouvelle pour lui. Son maintien était simple sans vulgarité; bien + qu'il eût peu de douceur et laissât voir qu'il était prêt à + repousser la moindre offense avec décision, pour le moins, sinon + avec rudesse, cependant il devenait bien vite évident que ceux + qui se conduisaient envers lui avec convenance n'avaient à + craindre aucune impolitesse gratuite ou bourrue. Dans la société + des femmes il était correct et se surveillait; mais quand elles + s'étaient retirées, il lui arrivait parfois de se livrer à des + traits d'esprit licencieux, dans lequel il avait trop ce qu'il + fallait pour briller. + + J'eus l'occasion de me trouver à Édimbourg et je fus invité par + le Dr Blacklock à déjeuner dans la société de Burns.... En aucune + partie de ses manières, il n'y avait le plus léger degré + d'affectation, et il n'y avait rien, ni dans sa conduite ni dans + sa conversation, par quoi une personne étrangère eût pu + soupçonner qu'il était, depuis plusieurs mois, le favori des + sociétés élégantes de la métropole. + + Dans la conversation, il était puissant. Les pensées et leur + expression avaient la même vigueur, et sur tous les sujets + étaient aussi éloignées que possible du lieu commun. Bien qu'il + fût un peu impératif, c'était d'une façon qui ne pouvait donner + offense et qu'on attribuait aisément à son inexpérience dans + l'art d'aplanir une contradiction et d'adoucir une assertion, qui + est un trait important des manières élégantes. Après le déjeuner, + je lui demandai de me communiquer quelques-unes de ses pièces + inédites; il récita sa chanson d'adieu aux rivages de l'Ayr.... + Je fis une attention toute particulière à sa récitation: elle + était simple, lente, articulée, vigoureuse, mais sans éloquence + et sans art. Il ne mettait pas toujours l'emphase avec propriété; + il ne suivait pas le sentiment avec les variations de sa voix. Il + était debout, pendant ce temps, le visage tourné vers la fenêtre, + vers laquelle, et non vers ses auditeurs, il dirigeait ses yeux; + se privant ainsi du surcroît d'effet que le langage de sa + composition aurait pu emprunter au langage de sa physionomie. En + ceci il ressemblait à la plupart des chanteurs amateurs qui, afin + d'éviter le reproche d'affectation, retirent toute expression de + leurs visages, et perdent l'avantage par lequel les chanteurs de + théâtre augmentent l'impression de leur chant et donnent de + l'énergie au sentiment qui est exprimé[561]. + + [Note 561: Walker. _Life of Burns_, p. LXIV, LXXII.] + +Il y a dans cette page plus que Walker n'a cru y mettre. Le portrait, +frappant du reste, de Burns récitant ses vers, la face détournée des +auditeurs et d'une voix volontairement monotone, n'est pas seulement +un portrait, c'est toute une révélation d'une certaine manière de +sentir. Tandis que le professeur, qui voit en pédant et souhaiterait +plus d'élocution, reproche à Burns de ne pas interpréter sa propre +poésie, comme on sent ce trait et cette fierté de poète qui ne veut +donner à ses vers que leur valeur propre, qui se garde de les réciter +comme il réciterait ceux d'un autre. Pourquoi Walker n'a-t-il pas +demandé à Burns de lui dire quelque pièce de Fergusson? Il aurait vu +ce que pouvaient ce visage et cette voix. Le brave homme n'a pas +compris le jeu intérieur de toute cette scène et son intérêt, mais sa +critique ne fait que nous la rendre plus vivante. + +Le second témoignage émane d'un homme de plus d'autorité encore que +Walker, du grave et sage Dugald Stewart. On a vu qu'il avait remarqué +Burns en Ayrshire, au tout premier début du poète et qu'il fut un de +ceux qui l'introduisirent dans la haute société littéraire +d'Édimbourg. Ses souvenirs ont un poids tout particulier à cause de la +justesse et de la prudence de son esprit: + + Les attentions dont il fut l'objet pendant son séjour dans la + ville, de la part des personnes de tout rang et de toute espèce, + étaient telles qu'elles auraient tourné toute autre tête que la + sienne. Je ne puis pas dire que j'aie perçu le moindre effet + défavorable laissé par elles sur son esprit. Il conserva la même + simplicité de manières et d'apparence, qui m'avait frappé si + fortement lorsque je l'avais vu pour la première fois à la + campagne; et il ne semble pas que le nombre et le rang de ses + nouvelles relations aient en rien augmenté son opinion de + lui-même. + + La variété de ses occupations, pendant qu'il était à Édimbourg, + m'empêcha de le voir aussi souvent que je l'aurais désiré. + Pendant le printemps, il vint me prendre une ou deux fois, à ma + demande, de très bonne heure le matin, et vint se promener avec + moi jusqu'aux collines de Braid, dans le voisinage de la ville. + Dans ces occasions, il me charma encore plus par sa conversation + particulière qu'il ne l'avait jamais fait dans le monde. Il était + passionnément épris des beautés de la nature, et je me rappelle + qu'un jour il me dit que la vue de tant de chaumières, avec leurs + fumées, donnait à son âme un plaisir que personne ne pouvait + comprendre, qui n'avait pas été comme lui témoin du bonheur et de + la vertu qu'elles abritaient. + + Je ne me rappelle pas si les lettres que vous m'avez envoyées + indiquent ou non que vous ayiez jamais vu Burns. Si vous l'avez + vu, il est superflu que j'ajoute que l'idée que sa conversation + inspirait des puissances de son intelligence dépassait, si cela + est possible, celle qui était fournie par ses écrits. Parmi les + poètes qu'il m'est arrivé de connaître, j'ai été frappé, en plus + d'une occasion, de l'inexplicable disparate entre leurs talents + généraux et les inspirations occasionnelles de leurs moments plus + favorisés. Mais toutes les facultés de l'esprit de Burns étaient, + autant que j'en ai pu juger, également vigoureuses; et sa + prédilection pour la poésie était plutôt le résultat de son + tempérament passionné et enthousiaste que d'un génie + exclusivement propre à ce genre de composition. D'après sa + conversation, j'aurais déclaré qu'il était capable d'exceller + dans toutes les voies d'ambition où il lui aurait plu d'exercer + ses capacités. + + Parmi les sujets sur lesquels il s'arrêtait volontiers, les + caractères des individus qu'il lui arrivait de rencontrer étaient + évidemment un sujet favori. Les remarques qu'il faisait sur eux + étaient toujours sagaces et pénétrantes, quoique souvent elles + inclinassent trop au sarcasme. Sa louange de ceux qu'il aimait + était parfois sans discrimination et excessive; mais ceci, je + crois, provenait plutôt du caprice et de l'humeur du moment que + du pouvoir de ses affections à aveugler son jugement. Ses traits + d'esprit étaient vifs et portaient toujours la marque d'une + vigoureuse intelligence; mais, à mon goût, ils n'étaient pas + souvent agréables ou heureux. Ses tentatives d'épigrammes, dans + ses oeuvres imprimées, sont les seules productions peut-être + indignes de son génie. + + Je ne dois pas oublier de mentionner, ce que j'ai toujours + considéré comme caractéristique à un haut degré d'un véritable + génie, l'extrême facilité et la bienveillance de son goût à juger + les compositions des autres, quand il y avait de réels motifs + d'éloge. Je lui répétai de nombreux passages de poésie anglaise + qui lui étaient inconnus, et j'ai plus d'une fois été témoin des + larmes d'admiration et d'enthousiasme avec lesquelles il les + écoutait. La collection de chansons par le Dr Aiken, que je lui + mis le premier entre les mains, fut lue par lui avec un plaisir + sans mélange, malgré les essais qu'il avait déjà tentés lui-même + dans ce genre difficile de production; je ne doute pas que cette + lecture n'ait contribué à polir ses compositions ultérieures. + + Pour juger de la prose, je ne pense pas que son goût fût + également solide. Je lui lus une fois un passage ou deux des + oeuvres de Franklin, que je trouvai très heureusement exécutés + sur le modèle d'Addison; il ne sembla pas goûter ou pénétrer la + beauté qu'ils devaient à leur exquise simplicité; et il en + parlait avec indifférence par comparaison avec les pointes, les + antithèses et la bizarrerie de Junius. L'influence de ce goût est + très perceptible dans ses propres compositions en prose, quoique + leurs grands et nombreux mérites fassent de quelques-unes d'entre + elles des sujets d'étonnement à peine inférieurs à ses + compositions poétiques. Feu le Dr Robertson avait l'habitude de + dire que, si l'on considérait son éducation, les premières lui + paraissaient les plus extraordinaires des deux[562]. + + [Note 562: _Dugald Stewart's Letter respecting Burns._ + Currie, p. 33.] + +Il est inutile de faire ressortir la bonne grâce et l'aménité de cette +longue déposition; ce sont les qualités du noble honnête homme que fut +Dugald Stewart. Il est moins étranger à notre préoccupation d'en faire +remarquer la minutie, la finesse dans maint détail, le souci de +l'exactitude marqué par des restrictions et les correctifs qui souvent +découpent les affirmations sur l'étroite vérité. Cette marque de +l'intelligence pondérée, précise et rompue aux nuances psychologiques +de l'auteur de la _Philosophie de l'Esprit humain_, n'est pas ici +indifférente. Elle démontre que Burns a été étudié de près par un oeil +pénétrant, et qu'on peut se fier à ce portrait. Et, ici encore, ce +n'est pas trop de dire que quelques-unes des critiques se retournent +contre celui qui les a faites. On comprend que Dugald Stewart qui +avait un «penchant pour l'humour paisible[563]» et dont on a dit que +ses manières étaient _comitate condita gravitas_, n'ait pas goûté +entièrement l'humour mouvementé, robuste et parfois violent de Burns. +Ce qu'il dit sur les épigrammes du poète est juste d'ailleurs: Burns +n'était pas l'homme des pointes verbales. Mais n'est-il pas clair +aujourd'hui que, dans la discussion à propos de Franklin et de Junius, +Burns avait dix fois raison. Il n'y a pas d'homme qui ne préfère les +puissantes déclamations du second au bavardage bonhomme du premier, +pour peu qu'il aime un style qui ait de la force et du sang. +Aujourd'hui, Franklin n'est plus guère qu'un donneur de conseils +excellents pour les jeunes gens; Junius reste un des maîtres de +l'invective et de l'éloquence politiques; Junius est encore une +lecture d'homme d'État; Franklin est une lecture pour les écoles +primaires des États-Unis. C'était Burns qui avait raison contre Dugald +Stewart et le goût du poète à juger les oeuvres de prose était +beaucoup plus sûr que son juge ne le pensait. Ces détails rectifiés, +c'est un joli épisode que ces deux hommes, si différents, causant dans +leurs promenades matinales; et c'est un joli tableau que Dugald +Stewart «le plus admirable liseur que j'aie jamais entendu[564]» +lisant à Burns les poésies qu'il ignorait, jusqu'à ce que les larmes +coulassent sur le visage hâlé du poète et que peut-être la voix +tremblât un peu sur les lèvres du philosophe. + + [Note 563: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 20.] + + [Note 564: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 19.] + +Enfin le troisième de ces témoignages est peut-être moins décisif et +surtout moins serré, parce qu'il sort d'un esprit moins mûr et moins +expérimenté, mais il est peut-être plus curieux. C'est l'impression +faite par Burns sur Walter Scott, qui allait alors vers ses seize ans +et qui depuis quelques mois était clerc dans l'étude de son père[565]. +Il ne faut pas oublier toutefois que Walter Scott était un garçon +d'une extraordinaire précocité d'esprit et d'une puissante mémoire. Il +était, dès alors, très capable d'observer et de juger, et on peut être +certain que son jugement a été conservé très exactement dans son +souvenir. Il raconte lui-même dans quelles circonstances se produisit +cette rencontre, avec l'aisance de récit un peu prolixe mais toujours +très bien construit, qui lui est habituelle. + + [Note 565: Lockhart. _Memoirs of the Life of Walter Scott_, + chap. V.] + + Quant à Burns, je puis dire vraiment: _Virgilium vidi tantum_. + J'étais un gars de quinze ans en 1786-87, quand il vint pour la + première fois à Édimbourg, toutefois je comprenais et je sentais + assez pour m'intéresser à sa poésie et j'aurais donné tout au + monde pour le connaître. Mais j'avais peu de connaissances dans + le monde littéraire, et encore moins parmi la gentry des comtés + de l'ouest: c'étaient les deux sociétés qu'il fréquentait le + plus. M. Thomas Grierson était à cette époque clerc chez mon + père. Il connaissait Burns et me promit de l'amener chez lui à + dîner, mais il n'eut pas l'occasion de tenir sa promesse; + autrement j'aurais pu voir davantage de cet homme éminent. + Cependant, je le vis un jour, chez feu le vénérable professeur + Ferguson, où il y avait plusieurs messieurs de réputation + littéraire, parmi lesquels je me rappelle le célèbre Mr Dugald + Stewart. Naturellement, nous autres gamins, nous restions assis + silencieux, à regarder et à écouter. La seule chose que je me + rappelle de remarquable, dans les manières de Burns, fut l'effet + produit sur lui par une gravure de Bunbury, représentant un + soldat étendu mort dans la neige, son chien se lamentant d'un + côté et de l'autre sa veuve tenant un enfant dans les bras. + Au-dessous étaient écrits ces vers: + + Glacée, sur les collines canadiennes, ou sur la plaine de Minden, + Peut-être cette mère a pleuré son soldat tué, + Penchée sur son bébé, ses yeux noyés de pleurs, + Dont les larges gouttes, qui se mêlaient au lait qu'il buvait, + Étaient le triste présage de ses années futures, + Pauvre enfant de misère baptisé dans les larmes. + + Burns sembla très ému par la gravure, ou plutôt par les idées + qu'elle éveillait dans son esprit. En vérité, il versait des + larmes! Il demanda de qui étaient ces vers, et il se trouva que + personne d'autre que moi ne se rappelait qu'ils se trouvent dans + un poème à demi oublié de Langhorne, qui porte le titre peu + séduisant de _Le Juge de Paix_. Je murmurai mon renseignement à + un ami; il le communiqua à Burns, qui me remercia d'un regard et + d'un mot que je reçus alors, et je me rappelle aujourd'hui, avec + un très grand plaisir, bien qu'il fût de pure politesse. + + Sa personne était forte et robuste; ses manières rustiques, non + grossières; une sorte de sans façon plein de dignité et de + simplicité, qui devait peut-être une partie de son effet à la + connaissance qu'on avait de ses talents extraordinaires. Ses + traits sont représentés dans le tableau de M. Nasmyth, mais pour + moi cette peinture donne l'idée qu'ils sont rapetissés, comme + s'ils étaient vus en éloignement. Je pense que sa contenance + était plus massive qu'elle ne l'est dans aucun de ses portraits. + Si je n'avais pas su qui il était, j'aurais pris le poète pour un + très sagace campagnard, un fermier de l'ancienne école écossaise, + c'est-à-dire non pas un de nos agriculteurs modernes qui ont des + ouvriers pour faire leur gros travail, mais le _bon fermier_ qui + tenait sa propre charrue. Il y avait une forte expression de bon + sens et de sagacité dans tous ses traits; l'oeil seul, je pense, + indiquait le caractère et le tempérament poétiques. Il était + large et d'une couleur sombre qui flamboyait (je dis + littéralement flamboyait) quand il parlait avec sentiment ou + intérêt. Je n'ai jamais vu un autre oeil pareil à celui-là dans + une tête humaine, bien que j'aie vu la plupart des hommes + distingués de mon temps. Sa conversation exprimait une parfaite + confiance en soi, sans la plus légère présomption. Parmi ces + hommes qui étaient les plus savants de leur temps et de leur + pays, il s'exprimait avec une parfaite fermeté, mais en même + temps avec modestie. Je ne me rappelle aucun fragment de sa + conversation assez distinctement pour le citer. Je ne le revis + plus que dans la rue, où il ne me reconnut pas, et je ne pouvais + pas m'attendre à ce qu'il me reconnût. Il était très choyé à + Édimbourg, mais (si l'on considère ce que les émoluments + littéraires ont été depuis cette époque) les efforts faits pour + le secourir furent extrêmement mesquins. + + Je me souviens que, dans la circonstance que je mentionne, je + pensai que la connaissance que Burns avait de la Poésie anglaise + était plutôt limitée, et aussi qu'ayant vingt fois les capacités + d'Allan Ramsay et de Fergusson, il parlait d'eux avec trop + d'humilité comme de ses modèles. Il y avait sans doute une + certaine faiblesse nationale dans son jugement sur eux. + + Voilà tout ce que j'ai à dire sur Burns. J'ai seulement à ajouter + que son costume correspondait à ses façons. Il avait l'air d'un + fermier habillé de son mieux pour aller dîner avec son + propriétaire. Je ne parle pas _in malam partem_ en disant que je + n'ai jamais vu d'homme, dans la société de ses supérieurs en + position et en connaissances, plus parfaitement exempt de tout + embarras réel ou affecté. On m'a dit, mais je n'ai pas remarqué + moi-même, que sa façon de s'adresser aux femmes était extrêmement + pleine de déférence, et toujours avec un tour vers le pathétique + ou l'humoristique, qui engageait tout particulièrement leur + attention. J'ai entendu cette remarque faite par feue la duchesse + de Gordon. Je ne vois rien que je puisse ajouter à ces souvenirs + d'il y a quarante ans[566]. + + [Note 566: Lockhart. _Life of Burns_, p. 111-13.] + +Les témoins de cette rencontre ont conservé le mot dont Walter Scott +était fier. Burns s'était approché du jeune garçon, qui avait seul pu +lui nommer l'auteur des vers, et, le regardant avec sérieux, lui avait +dit: «Vous serez un homme un jour, monsieur.» N'est-ce pas une scène +digne de celle de tout à l'heure et faite pour tenter un peintre +écossais que le plus grand poète de l'Écosse donnant, suivant le mot +de Chambers, une sorte d'investiture littéraire à celui qui allait en +être le grand romancier?[567] + + [Note 567: R. Chambers, tom. II, p. 58.] + + * * * * * + +À peine, une fois ou deux, a-t-on relevé contre lui un oubli, une +imprudence de langage, qu'un homme plus habitué à la société eût +évités. Ce sont de menus faits, sans autre valeur que de montrer avec +quelle attention méticuleuse il était observé, et sous quel feu croisé +d'examens silencieux il se mouvait. Le fait suivant est raconté par +Walker. Il se passa chez le Dr Blair chez qui Burns déjeunait. Il +faut, pour le comprendre, se rappeler que Blair était ministre de la +High Church d'Édimbourg, qu'il passait pour le premier prédicateur +d'Écosse et qu'il avait, dans la chaire même où il parlait, des +émules. + + On a souvent reproché aux hommes de génie une tendance à + commettre des balourdises en compagnie, par suite de l'ignorance + ou de la négligence des règles de la conversation, qu'on peut + imputer à ce que leurs pensées sont absorbées dans un sujet + favori, ou par suite du défaut de la pratique quotidienne des + petites conventions de conduite, laquelle est incompatible avec + une vie studieuse. D'excentricités de ce genre, Burns était + remarquablement exempt; cependant, ce jour-là, il commit une + faute plus lourde qu'aucune de celles qu'on raconte des poètes ou + des mathématiciens les plus connus pour leur absence d'esprit. On + lui demanda dans quel endroit public il avait éprouvé le plus de + plaisir. Il nomma la High Church, mais il donna la préférence + comme prédicateur au collègue de notre très digne hôte, dont la + célébrité reposait sur son éloquence religieuse, d'un ton si net, + si distinct, qu'il jeta toute la compagnie dans le plus sot + embarras. Le Docteur, il est vrai, avec beaucoup de convenance et + de sang-froid, essaya de soulager les autres en secondant + cordialement l'éloge si inopportunément introduit. Mais ceci + n'empêcha pas la conversation de souffrir de cet effort pénible; + ce qui était inévitable, attendu que la pensée de tous était + pleine du seul sujet sur lequel il fût inopportun de parler. + Burns doit avoir instantanément compris sa faute, mais il montra + qu'il avait repris son bon sens, en n'essayant pas de la réparer. + Il en fut tellement mortifié en secret qu'il ne fit jamais + mention de cette circonstance, sinon bien des années plus tard, + où il m'avoua que son silence était dû à la souffrance qu'il + éprouvait en se rappelant ce fait[568]». + + [Note 568: Walker. _Life of Burns_, p. LXXV.] + +On comprend ce qu'une faute de cette nature peut avoir de pénible pour +un esprit susceptible, orgueilleux. Il en garde un long mécontentement +envers soi-même, et un peu d'éloignement ou d'appréhension pour ces +sociétés si délicates où le moindre mot maladroit éveille aussitôt un +tel écho de gêne et de silence. Qu'on se rappelle une aventure +analogue de J.-J. Rousseau, dont la situation dans le monde n'est pas +sans ressemblance avec cette période de la vie de Burns. L'aveu de +l'impression désagréable qu'il en conserva concorde avec celui-ci. + + J'étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut + nommer, M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la + chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots (Dieu sait + quels!) à une conversation entre quatre personnes dont trois + n'avaient assurément pas besoin de supplément. La maîtresse de la + maison se fit apporter une opiate, dont elle prenait tous les + jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire + la grimace, lui dit en riant «Est-ce de l'opiate de Mr + Tronchin?»--«Je ne crois pas» répondit sur le même ton la + première--«Je crois qu'il ne vaut guère mieux» ajouta galamment + le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit, il n'échappa + ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'après la + conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d'une autre, la + balourdise eût pu n'être que plaisante; mais adressée à une femme + trop aimable pour n'avoir pas fait un peu parler d'elle et + qu'assurément je n'avais pas dessein d'offenser, elle était + terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, + eurent bien de la peine à s'empêcher d'éclater. Voilà de ces + traits d'esprit qui m'échappent, pour vouloir parler sans trouver + rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là[569]. + + [Note 569: Rousseau. _Confessions_, Livre III, p. 187.] + +La seconde escapade est plus vive et un peu plus sérieuse parce +qu'elle n'est pas un simple accident mais un trait de caractère. On a +vu que le reproche principal qui ait été fait à Burns par tous ceux +qui l'ont approché, était une certaine raideur, une impatience, en +face de la contradiction, un ton péremptoire et trop affirmatif qui +cassait toute résistance et qui pouvait emporter sa parole un peu +loin. Un jour qu'il était à déjeuner dans une société littéraire +d'Édimbourg, la conversation tomba sur les mérites poétiques et le +pathétique de l'_Élégie_ de Gray, poème qu'il admirait beaucoup. Un +clergyman, qui faisait profession de paradoxe et d'excentricité dans +les idées, s'avisa d'attaquer assez inopportunément le poème. Burns le +défendit chaudement et généreusement. Comme les remarques du clergyman +étaient plutôt générales que critiques, il lui demanda de citer les +passages auxquels il trouvait à redire. L'autre fit plusieurs +tentatives, mais toujours en dénaturant, en écorchant, en estropiant +le texte. Pendant quelque temps, Burns endura tout en silence, mais à +la fin exaspéré par cette mixture de critique maladroite et de +bousillage, il se leva extrêmement courroucé, le regard flamboyant et +lui cria: «Monsieur, je vois qu'un homme peut être un excellent juge +de poésie, par règle et équerre, et n'être après tout qu'un sacré +imbécile.» Cette fois c'était un peu roide. Il est vrai qu'il +s'adressait à un clergyman et qu'il ne les aimait guère. Mais il dut y +avoir là encore, un assez bon silence, qui lui resta moins peut-être +sur le coeur que le premier[570]. + + [Note 570: Cromek. _Reliques of Burns_, p. 80.] + +Ce n'étaient là après tout que des vétilles. On a beau les passer au +crible, on voit que tous ces souvenirs, provenant d'esprits si divers, +s'accordent parfaitement entre eux. Il ne peut y avoir aucun doute que +tous ces commencements du séjour à Édimbourg aient été parfaits de +mesure, de dignité. C'était pourtant un pas difficile. D'autres y ont +échoué qui étaient mieux préparés à l'affronter. «Jeté malgré moi dans +le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de +m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en +dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre +ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris +pour m'enhardir le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et +caustique par honte, j'affectai de mépriser la politesse que je ne +savais pas pratiquer[571].» On voit la distance qu'il y a entre la +roideur et la gaucherie avec lesquelles Rousseau accueillit sa +renommée soudaine et l'aisance et la simplicité avec lesquelles Burns +reçut la sienne. Le premier s'était créé «un personnage[571]» selon sa +propre expression; le second sut toujours rester lui-même. + + [Note 571: J.-J. Rousseau. _Confessions._ Livre VIII + (1750-1752).] + + * * * * * + +Et lui, Burns que pensait-il? Comment jugeait-il, de son côté, cette +société subitement étalée à ses yeux, car pendant qu'on l'observait, +il observait lui-même. Ni la célébrité, ni la science des hommes ne +semblent lui en avoir beaucoup imposé. Il avait l'habitude, quand il +voulait juger quelqu'un, non seulement de le dévêtir de tous ses +ornements extérieurs, mais de lui enlever même les acquisitions +intellectuelles, les avantages de pur savoir, tant qu'ils peuvent +encore se détacher de l'esprit, avant qu'ils n'aient passé dans sa +substance et se soient perdus en lui en le fortifiant. Il s'appliquait +à juger les esprits, non d'après les renseignements qu'on y a versés, +mais d'après leurs facultés essentielles de saisir et de comprendre, +tenant peu compte des objets auxquels elles s'appliquent, que ce fût +une question d'histoire ou une question de culture. Il ne lui parut +pas que les cerveaux de ces hommes fussent de plus haute qualité que +ceux des hommes qu'il avait connus jusque-là. + +Au contraire les femmes furent pour lui une révélation et une fête. On +devine en effet quel ravissement il dut ressentir, lui qui avait su +créer, avec des filles de ferme, un idéal féminin adorable, lorsqu'il +découvrit la femme vêtue et entourée de toutes les élégances. Il +voyait tout d'un coup ce que l'éclat des parures, la grâce et la +précision des toilettes, la finesse des extrémités, la séduction des +manières, la recherche du cadre, ajoutent à la simple beauté, et aussi +ce que la distinction de l'esprit et de la parole ajoutent à ces tout +puissants agréments. Il découvrait le charme, sûrement inconnu de lui +jusqu'alors et qu'il n'avait peut-être jamais imaginé, le charme +subtil que prend la culture dans une âme de femme, qui la rend, pour +un esprit d'homme si fort et si sûr de lui-même qu'il soit, suggestive +et reposante à la fois. C'était comme si on avait tiré un rideau et +que ses rêves favoris eussent apparu, réalisés et dépassés, un +spectacle enchanté, où des oiseaux resplendissants et d'un ramage plus +doux faisaient oublier les humbles petites bergeronnettes grises qu'il +avait connues. «Une des remarques du poète quand il arriva à Édimbourg +fut que, entre les hommes d'existence rustique et ceux du monde poli, +il observait peu de différence et que parmi les premiers, bien que non +dégrossis par la mode et non éclairés par la science, il avait trouvé +beaucoup d'observation et beaucoup d'intelligence. Mais une femme +élégante et accomplie était une créature presque nouvelle pour lui et +dont il n'avait formé qu'une idée inadéquate[572].» Dans cette +admiration, il fut surtout frappé de la beauté et de la grâce de Miss +Eliza Burnet, la fille de lord Monboddo. Tous ceux qui l'ont vue ont +dit qu'elle était angélique. Elle lui apparut comme une créature +supérieure, qu'on admire de si loin qu'on ne songe pas à l'aimer, et +dont la beauté traverse la vie, insaisissable, irréalisable comme une +musique. Il plaça son nom dans l'_Adresse à Édimbourg_. «La belle B +est la céleste Miss Burnet, fille de lord Monboddo, chez qui j'ai eu +l'honneur d'être reçu plus d'une fois. Il n'y a jamais rien eu qui +ait, de loin, approché d'elle, dans toutes les combinaisons de Beauté, +de Grâce et de Bonté que le grand créateur a formées, depuis l'Ève de +Milton au premier jour de son existence[573]» Il ne cachait pas sa +préférence; «sa favorite pour la beauté et les façons, écrivait Mrs +Cockburn, est Bess Burnet--en vérité, ce n'est pas un mauvais +juge[574].» + + [Note 572: Cromek. _Reliques of Burns_, p. 68.] + + [Note 573: _To William Chalmers._ Dec. 27, 1786.] + + [Note 574: _The Songstresses of Scotland_, by Sarah Tytler + and J.-L. Watson, tom. I, p. 180.] + + * * * * * + +C'est à ce moment que Creech entreprit de faire faire le portrait de +Burns, pour en mettre une gravure en tête de l'édition qu'il allait +publier. L'Écosse avait vers cette époque une belle école de +portraitistes, trop ignorée; malheureusement, aucun d'eux ne se +trouvait alors à Édimbourg. Allan Ramsay, l'auteur de fins portraits +du XVIIIe siècle, venait de mourir; Raeburn, le plus grand peintre de +son pays, n'était pas encore revenu de Rome et n'avait pas encore +commencé sa longue suite de portraits d'illustres Écossais; Romney, +presque son égal, vivait à Londres. Il y avait cependant dans la +ville, malgré ce que dit Chambers, un portraitiste de talent nommé +Martin. Pour quelque raison inconnue, Creech ne s'adressa pas à lui. +Il pria un jeune peintre de passage, nommé Nasmyth, qui avait +exactement le même âge que Burns et qui était depuis peu rentré +d'Italie, de reproduire les traits du poète. Nasmyth s'en chargea sans +vouloir accepter aucune rémunération. Grâce à lui, nous avons l'idée +de Burns, tel qu'il était alors. Le visage rasé, car il ne porta +jamais de barbe, avec ses grands yeux noirs lumineux, son nez droit et +sa bouche qu'on sent mobile et souriante, est jeune et charmant. Il +frappe surtout par un air franc, ouvert et bon. On dirait qu'il +regarde la vie sans soupçon. La tête est tout entière dans un ciel +d'aurore, plutôt clair que bleu, plutôt plein de clarté que d'azur, +sur lequel volent de petites nues blanches; plus bas, à la hauteur des +épaules, des feuillages, des collines lointaines, au pied desquelles +est une ruine et dont les pentes sont lumineuses; un horizon radieux, +fait pour un poète champêtre. Ce jeune visage dans cette jeune +atmosphère donne une impression de commencement léger de vie et de +journée, d'attente heureuse. Le portrait est, paraît-il, le meilleur +de ceux qu'on a de Nasmyth. La facture est ferme, simple, bien tenue +et faite pour inspirer confiance[575]. On aimerait à croire que la +ressemblance fut parfaite. Malheureusement, ce n'est là qu'un Burns +incomplet. Nasmyth n'était pas homme de taille à peindre cette tête. +La touche de Raeburn, lui-même, si sûre et si décidée, était trop +calme, trop assise dans ses effets larges et amplifiés[576], pas assez +subtile, pas assez chercheuse et pénétrante, pour rendre ce qu'il y +avait là de complexe et de divers. La seule main, qui, en Angleterre, +l'aurait pu était celle de Joshua Reynolds, la main qui a peint _Le +Banni_. + + [Note 575: Ce portrait se trouve dans la _Galerie nationale_ + d'Édimbourg.] + + [Note 576: Voir ses beaux portraits de Mr Alex. Adam, lady + Miller, Mrs Scott Montcriff, Mrs Kennedy à la _Galerie + nationale_ d'Édimbourg.] + +Ainsi le portrait de Nasmyth n'est qu'une vision insuffisante de +l'homme et de sa vie. Son expression pensive et mélancolique n'est pas +rendue. Ses traits avaient quelque chose de plus robuste et de plus +massif. Walter Scott dit que Nasmyth, tout en les reproduisant +fidèlement, les avait amoindris et comme reculés[577]. Il devait y +avoir sur ce visage des signes de puissance. Il est impossible que +Burns fût alors cet adolescent presque candide; il avait déjà trop +souffert et trop vécu. Il y avait en lui quelque chose de plus +profond et de plus tragique. Et cependant on aimerait à croire que, +pendant quelque temps du moins, cette ressemblance a été vraie. Sans +doute, le portrait fut fait dans un moment heureux, quand les +inquiétudes étaient loin et semblables aux légères nuées blanches du +tableau; sans doute aussi le jeune peintre y mit la lueur des +espérances qu'il concevait pour le jeune poète; car ils ne tardèrent +pas à être deux amis, et souvent, après les séances ils allaient se +promener sur le siège d'Arthur. Il leur arrivait même de passer la +nuit, de se griser ensemble, et d'aller chercher sur les collines +voisines l'air vif, excellent pour dissiper les restes d'ivresses et +éclaircir les têtes encore confuses[578]. + + [Note 577: Voir le passage de Walter Scott cité plus haut.] + + [Note 578: Chambers, tom. II, p. 32, d'après une + communication de James Nasmyth, le fils du peintre.] + + * * * * * + +On a de Burns, à ce moment, un de ces bons élans de coeur qui +rachètent bien des faiblesses. Au milieu de son succès, il apprit que +la tombe de Fergusson était au cimetière de la Canongate, abandonnée, +dénuée de la pierre qui garde le nom des plus obscurs, et destinée à +disparaître comme les tombes pauvres. Il avait toujours eu de +l'admiration et de la tendresse pour la mémoire du malheureux et +charmant jeune homme. Toute cette vie repassa devant son esprit: sa +pauvreté, son travail aride, sa misère, cette pauvre tête égarée et se +débattant contre la folie, cette mort à vingt-quatre ans dans une +cellule d'aliénés, toute cette lutte lamentable du talent et de la +misère. Les larmes lui vinrent, amenant comme souvent chez lui, la +colère! + + Malédiction sur l'homme ingrat qui peut prendre du plaisir + Et laisser mourir de faim l'auteur de ce plaisir![579] + + [Note 579: _Verses under the Portrait of Fergusson._] + +Faut-il que, pour comble d'ingratitude, on laisse maintenant les +restes du poète se perdre dans la foule des ossements obscurs? Jamais, +si cela dépend de lui! Et aussitôt, il écrit aux magistrats de la +Canongate une lettre émue, pour leur demander la permission d'élever à +ses frais une pierre sur cette tombe délaissée. + + «Messieurs, je suis triste d'apprendre que les restes de Robert + Fergusson, le poète si justement célèbre, un homme dont les + talents feront honneur pendant des siècles à notre nom + calédonien, reposent dans votre cimetière, ignorés et inconnus + parmi les morts obscurs. Quelque mémorial pour guider les pas des + amants de la poésie écossaise, lorsqu'ils désireront verser une + larme sur l'étroite demeure du barde qui n'est plus, est + assurément un tribut dû à la mémoire de Fergusson, un tribut que + je désire avoir l'honneur de payer. + + Je vous adresse donc la demande, Messieurs, de me permettre de + placer sur ses cendres vénérées une pierre qui restera la + propriété inaliénable de sa renommée immortelle. + + J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très humble serviteur. R. + B. + +Les administrateurs du cimetière furent touchés de cette démarche. On +le sent sous la raideur du procès-verbal qui contient l'accueil fait à +sa lettre. «En considération de la motion louable et désintéressée de +M. Burns et de la convenance de sa demande, ils lui accordent +unanimement le pouvoir et la liberté d'ériger une pierre tumulaire sur +la tombe de Robert Fergusson, de l'entretenir et de la conserver à sa +mémoire, pour tout le temps à venir[580].» Une pierre, droite, grise +et simple, marque maintenant le dernier grabat du poète. C'est peu de +chose et Burns ne pouvait guère davantage. Cette simplicité même est +touchante et délicate; elle fait penser aux aumônes des pauvres. +Au-dessous du nom de Fergusson et des deux dates qui comprennent sa +courte vie, sont ces quatre vers de Burns: + + [Note 580: Voir Scott Douglas, tom. IV, p. 202.] + + «Ici pas de marbre sculpté, ni de chant pompeux; + Pas d'urne historiée, ni de buste animé[581]; + Cette simple pierre guide les pas de la pâle Scotia, + Pour venir répandre son chagrin sur la poussière du poète». + + [Note 581: Ces deux premiers vers sont empruntés à + l'_Élégie_ de Gray.] + +On ne les lit pas sans se rappeler ce mouvement généreux de Burns, +pour la mémoire de celui qu'il appelait «on frère aîné en infortune, +et de beaucoup son frère aîné en poésie». On songe qu'ils auraient pu +se connaître; on est toujours prêt à croire qu'ils se seraient aimés, +tant leurs noms ont pris, de cette double inscription, quelque chose +de fraternel. Plus récemment, un autre don, inspiré par celui de +Burns, a assuré des fleurs en toute saison à la tombe du pauvre +Fergusson. + + * * * * * + +Cette vie agitée et mélangée, avec ses moments utiles d'observation et +ses heures perdues de dissipation, laissait peu au travail. Sa +production littéraire pendant cet hiver est presque nulle. Les pièces +qu'il composa sont presque toutes de circonstance, peu nombreuses et +peu importantes. Dès son arrivée, il avait été présenté par le comte +de Glencairn à Creech le libraire, et il avait été convenu qu'une +nouvelle édition de ses poèmes paraîtrait par souscription. Le 14 +décembre, Creech avait annoncé que les _OEuvres poétiques de Robert +Burns_ étaient «sous presse pour être publiées par souscription pour +le seul bénéfice de l'auteur[582].» Le succès ne pouvait être douteux. +L'impression prit une partie de l'hiver. Ce qui restait de temps, +après tant de soirées dans les salons et aux clubs, de visites, de +démarchés, fut surtout consacré à la révision des pièces qui devaient +figurer dans la nouvelle édition. Il les soumettait au jugement des +critiques qui l'entouraient. Il changeait un mot sur la suggestion du +Dr Blair[583]; il admettait une remarque de Mrs Dunlop[584], et +surtout il suivait implicitement les avis du comte de Glencairn en ce +qui concernait les manques de propriété ou de délicatesse[585]. Mais +les choses n'allaient pas toujours sans résistance de sa part. + + [Note 582: Voir Scott Douglas, tom. IV, p. 178.] + + [Note 583: Voir Scott Douglas, tom. I, p. 272.] + + [Note 584: _To Mrs Dunlop_, 15th Jan. 1787.] + + [Note 585: _To the Hon. Henry Erskine_, Lettre I--_to Mrs + Dunlop_, 22nd March 1787.] + +Ces appréciateurs, d'un goût si poli qu'il en était aminci, trouvaient +des objections, discutaient les expressions, proposaient des +réticences, des adoucissements, des retranchements. Lui, bondissait, +se révoltait, discutait, défendait son terrain. «J'ai l'avis de +quelques très judicieux amis parmi les _litterati_ d'ici; mais, avec +eux, je trouve parfois nécessaire de revendiquer le privilège de +penser pour moi-même[586].» Quand il était trop pressé il se rendait, +mais malgré lui, en murmurant tout bas. Un jour qu'il avait sacrifié +deux de ses plus jolies chansons, il écrivait: «Je puis à peine +m'empêcher de verser une larme sur la mémoire de deux chansons qui +m'ont coûté quelque travail et que j'estimais assez; mais je dois me +soumettre». Et deux lignes plus loin, après avoir parlé d'autre chose, +il y revenait: «Mes pauvres infortunées chansons me repassent dans la +mémoire. Maudit soit la pédante et frigide âme de la critique pour +jamais et jamais[587]». Il est probable que, dans ces discussions avec +ces connaisseurs trop raffinés, c'était lui qui avait raison le plus +souvent. Cela semble ressortir de quelques passages de sa +correspondance qui touchent à ce point. Son génie était trop vigoureux +pour leur goût. + + [Note 586: _To Mrs Dunlop_, 22nd March 1787.] + + [Note 587: _To Gavin Hamilton_, 8th March 1787.] + +Enfin, le 21 avril 1787, parut la seconde édition de ses poèmes, +connue sous le nom de l'édition d'Édimbourg. C'était un volume +in-octavo, du prix de cinq shellings. Il contenait un certain nombre +de pièces qui n'avaient pas été insérées dans l'édition de Kilmarnock, +comme _La Mort et le Docteur Hornbock_, _l'Ordination_ et l'_Adresse +aux rigidement Vertueux_, en même temps qu'un certain nombre d'autres +qui avaient été écrites depuis, comme les _Ponts d'Ayr_, l'_Élégie de +Tam Samson_ et l'_Adresse à Édimbourg_. Il était précédé d'une préface +et suivi d'une liste des souscripteurs qui ont toutes deux leur +intérêt. La première est une dédicace de l'ouvrage, aux «_Noblemen and +gentlemen of the Caledonian Hunt_». Elle ne manque ni d'élévation, ni +de dignité; peut-être y a-t-il même une affirmation d'indépendance un +peu affectée. Il est curieux de la rapprocher de la préface de +l'édition de Kilmarnock, qui est plus simple et plus touchante. + + «Mes Lords et Gentlemen, + + «Un barde écossais, fier de ce nom, et dont la plus haute + ambition est de chanter au service de sa contrée, où + cherchera-t-il mieux un appui qu'auprès des noms illustres de sa + terre natale, auprès de ceux qui portent les honneurs et ont + hérité les vertus de leurs ancêtres? Le Génie poétique de mon + pays m'a trouvé, comme le barde-prophète Élie trouva Élisée, à la + charrue, et a jeté sur moi son manteau inspirateur. Il m'a + ordonné de chanter les amours, les joies, les scènes champêtres, + les plaisirs champêtres de mon sol natal, dans ma langue natale. + J'ai accordé, comme il me l'a inspiré, mes notes agrestes et + simples. 11 me murmura ensuite de venir dans cette ancienne + métropole de la Calédonie et de mettre mes chansons sous votre + protection honorée. J'obéis maintenant à ses ordres. + + «Bien que je doive beaucoup à votre bonté, je ne m'approche pas + de vous, mes Lords et Gentlemen, dans le style ordinaire des + dédicaces, pour vous remercier de vos faveurs passées. Ce sentier + est tellement battu par le savoir qui se prostitue, que l'honnête + rusticité en a honte. Je ne vous présente pas non plus cette + adresse, avec l'âme vénale d'un auteur servile qui cherche la + continuation de ces faveurs,--j'ai été élevé à la charrue et je + suis indépendant. Je viens pour revendiquer ce nom écossais que + je porte en commun avec vous, mes illustres compatriotes, et pour + dire au monde que je m'honore de ce titre. Je viens pour + féliciter ma contrée de ce que le sang de ses anciens héros coule + encore dans toute sa pureté, et que de votre courage, de votre + savoir, de votre fermeté publique, elle peut attendre protection, + richesse et liberté. En dernier lieu, je viens offrir mes plus + ardents désirs, à la grande source de tout honneur, le Monarque + de l'Univers, pour votre prospérité et votre bonheur. + + «Quand vous partez pour éveiller les échos, dans l'ancien + amusement favori de vos pères, puisse le plaisir toujours vous + accompagner et la joie attendre votre retour! Lorsque, dans les + cours ou dans les camps, vous êtes harassés du heurt des hommes + méchants ou des funestes mesures, puisse l'honnête conscience de + la dignité méconnue accompagner votre retour à vos demeures + natales, et puisse le bonheur domestique vous accueillir sur le + seuil, avec un sourire de bienvenue! Puisse la corruption reculer + devant la flamme indignée de votre regard! Puissent la tyrannie + dans le chef et la licence dans le peuple trouver également en + vous un inexorable ennemi. + + «J'ai l'honneur d'être, avec la plus sincère gratitude et le plus + haut respect, mes Lords et Gentlemen, votre très dévoué et humble + serviteur. + + Robert BURNS.» + +Il est impossible de ne pas remarquer le ton d'opposition politique +qui se trouve dans la dernière partie. + +Au volume était jointe la liste des souscripteurs, qui s'étendait à +travers 38 pages. Il y en avait quinze cents, qui prenaient 2800 +copies. C'était un succès qui ne s'était pas vu depuis _l'Iliade_ de +Pope et c'était un succès plus spontané et plus populaire. À côté des +plus hauts noms de l'aristocratie écossaise se trouvaient ceux de +simples fermiers. Ceux-ci étaient à coup sûr les plus sincères et les +plus reconnaissants de ses admirateurs, ceux à qui sa poésie +apportait, non pas une distraction d'un moment, mais la gaieté utile +pour la vie, et des mots de sagesse qui n'abandonnaient plus leurs +lèvres. Il y avait plus. Bien loin, sous d'autres cieux, partout où il +y avait des coeurs écossais, la renommée du nouveau poète avait déjà +pénétré; et on est étonné de trouver parmi les souscripteurs le +collège écossais de Valladolid, le collège écossais de Douai, le +collège écossais de Paris, le monastère écossais de Bénédictins de +Ratisbonne et celui de Maryburgh. Il dut leur sembler qu'une brise du +vieux pays leur arrivait. + +La plupart des souscripteurs avaient envoyé plus que le prix du +volume: une demi-guinée, une guinée, d'autres plus encore. Il était +évident qu'il ne pouvait pas recueillir moins de 5 ou 600 livres. Si +c'est peu à côté des somptueux revenus de certains poètes modernes, +c'était une somme considérable pour un simple volume de vers, à cette +époque. C'était une fortune pour un homme, qui, il le disait lui-même, +n'avait jamais eu dix livres ensemble dans sa poche. Il toucha alors +une partie des sommes qui lui revenaient, mais le règlement définitif +avec Creech ne devait se faire qu'ultérieurement et non sans des +difficultés et des retards qui ne furent pas sans influence sur sa +vie. + + * * * * * + +Malgré l'apparence heureuse des choses, si on considère plus avant, on +voit que les rapports entre ces lettrés et ce paysan qui les dépassait +tous, n'étaient pas aussi bien ajustés que d'abord ils le +paraissaient. Cela était à présumer. On n'a guère d'exemple d'un +plébéien impunément puissant dans une aristocratie. Toujours, par +quelque endroit, il y a des tiraillements ou des heurts, des gênes ou +des blessures. Et même lorsque le bon accord ne se brise pas, il y a +on ne sait quelle fêlure silencieuse qui s'y établit, s'y élargit et +le disjoint sans le rompre. On peut distinguer cette fêlure dans les +rapports entre Burns et la société d'Édimbourg, à la fin de ce même +hiver. + +Vis-à-vis de Burns, il y avait, de la part de ce monde de lettrés, +plus de curiosité que d'intérêt véritable. Ils examinaient, avec une +attention sans doute bienveillante, le phénomène intellectuel qui +éclatait au milieu d'eux. Ils étaient prêts à le recevoir, à souscrire +pour son livre, à l'admettre à leurs soupers, mais il restait pour eux +un objet d'étude et d'observation. On sentait que leur engouement ne +survivrait pas à leur surprise et que l'oubli serait aussi rapide que +l'accueil. Pour quelques-uns d'entre eux, il devait être un paysan +singulier, doué de certaines aptitudes, quelque chose comme ces pâtres +qui ont de merveilleux pouvoirs de calcul, et qu'on traite cependant +avec une condescendance familière et des encouragements protecteurs. +C'étaient les moins clairvoyants. Pour les autres, pour la plupart, il +y avait là quelque chose qui les déconcertait dans leurs habitudes et, +pour ainsi dire, dans leur installation intellectuelle, qui les +troublait dans leur satisfaction d'eux-mêmes, dans leur sécurité, dans +les allées de culture régulière où ils se promenaient. Cette éloquence +inusitée qui passait à travers la conversation, comme une charrue, +bouleversant toutes les idées, déchirant parfois les principes où +elles ont racine, leur semblait brutale ou téméraire. Quelques-uns des +plus distingués, comme Dugald Stewart dont la raison sérieuse ne +s'offusquait de rien, Erskine dont la gaieté d'esprit se plaisait à +tout, le Dr Gregory dont la fougueuse et puissante intelligence +s'entendait avec celle de Burns, d'autres encore, avaient pour lui une +sympathie vraie et durable. Mais, la nouveauté usée, l'indifférence ne +devait pas tarder à venir chez beaucoup, accompagnée selon les cas, de +quelque fatigue, de quelque défiance, et peut-être même, de quelque +dépit. Lockhart, qui a vécu avec la plupart d'entre eux et recueilli +leurs souvenirs, a rendu cette impression avec une force qu'aucun +biographe de Burns ne peut espérer surpasser et que donne seul le +contact direct des faits. + + «Il n'y a pas besoin d'un effort d'imagination pour se + représenter ce que les sensations d'une troupe isolée de savants + (presque tous clergymen ou professeurs) durent être en présence + de cet étranger aux larges os, au front noir, au teint bruni, + avec ses grands yeux étincelants, qui s'étant d'un seul pas frayé + son chemin parmi eux, en quittant le manche de sa charrue, + manifestait, dans l'ensemble de ses manières et de sa + conversation, une conviction parfaite que, dans la société des + hommes les plus éminents de sa nation, il était exactement où il + avait le droit d'être; qui daignait à peine les flatter en + laissant voir de temps en temps qu'il était flatté de leur + attention; qui, tour à tour, se mesurait tranquillement dans la + discussion avec les esprits les plus cultivés de son temps; + battait les bons mots des causeurs les plus célèbres par de + larges flots de gaieté imprégnée de toute la vie brûlante du + génie; étonnait des poitrines, habituellement enveloppées des + triples plis de la réserve sociale, en les contraignant à + trembler, que dis-je? à trembler visiblement sous la touche + hardie d'un pathétique naturel; et tout cela sans indiquer la + moindre disposition à être mis au rang de ceux qui font + profession d'amuser et qui consentent à être payés en argent ou + en sourires, pour faire ce que les auditeurs ou spectateurs + auraient honte de faire eux-mêmes s'ils en avaient le pouvoir. Ce + qui, en dernier lieu, était probablement pire que tout le reste, + c'est qu'ils savaient qu'il avait l'habitude d'égayer des + sociétés qu'ils auraient dédaigné d'approcher, plus fréquemment + encore que la leur, par une éloquence non moins magnifique, un + esprit selon toute vraisemblance encore plus hardi, un esprit qui + souvent, comme les supérieurs qu'il rencontrait sans alarme + auraient pu le deviner, dès le commencement, et comme ils + n'eurent bientôt plus besoin de le deviner, était dirigé contre + eux-mêmes[588]». + + [Note 588: Lockhart. _Life of Burns_, p. 129-30.] + +Quant à Burns, ses sentiments contenaient en suspension une quantité +de petites désillusions et amertumes, imperceptibles en elles-mêmes, +mais qui, en se déposant au fond de son âme, devaient y former une lie +de mécontentement et d'irritation. + +Il avait trop de perspicacité pour ne pas percer d'un regard +l'attention extraordinaire dont il était entouré. Il se rendait compte +que c'était là une chose fragile et passagère, destinée à disparaître +avec la nouveauté qui la produisait. Ces accueils, ces invitations, +ces empressements autour de lui, ne pouvaient, à coup sûr, durer. Et +d'ailleurs valaient-ils la peine qu'on le souhaitât? Qu'y avait-il au +fond de toute cette bienveillance? N'y avait-il pas plus de désir de +le voir que de le servir, et plus de curiosité que d'intérêt? +Lorsqu'on l'invitait, on semblait s'attendre à ce qu'il parlât, fût +brillant. On a l'aveu qu'il en était souvent ainsi. «Le lendemain de +ma première présentation à Burns, je soupai avec lui, chez le Dr +Blair. Les autres hôtes étaient peu nombreux, et comme chacun d'eux +avait été surtout invité pour avoir une occasion de se trouver avec le +poète, le docteur essaya de le mettre en relief et de faire de lui la +figure centrale du groupe. Quoique, en conséquence, il fournît la plus +grande portion de la conversation, il ne fit rien de plus que ce qu'il +vit évidemment qu'on attendait de lui[589]». C'était le même docteur +Blair qui disait à ses amis, après l'exhibition d'un étranger +remarquable: «Ne vous ai-je pas montré le lion très bien +aujourd'hui[590]». Et ce qu'un homme de délicatesse et de mesure comme +le Dr Blair faisait avec tact, combien d'autres devaient le faire avec +plus d'étourderie et de lourdeur? Il était impossible que le fardeau, +presque imposé, de toutes les conversations ne produisît pas en Burns +de la fatigue; et cette continuelle attention des autres sur lui, de +l'irritation. Il y a, à se sentir sans repos observé et comme épié, +quelque chose qui, à la fin, exaspère. La causerie persistante n'est +possible que devant des amis ou des disciples; il y faut de l'abandon +ou de l'autorité, parler comme Addison à des gens tout prêts à être +charmés, ou comme Johnson à des gens disposés à se laisser conduire. +Autrement, cette attente et, pour ainsi dire, cette exigence +continuelle de simples auditeurs indifférents devient une gêne. Puis, +quand il avait parlé, été éloquent, écouté et admiré; quand son génie +échauffé s'était élevé, éclatait et s'emportait; quand il sentait que +sa voix maîtrisait ces esprits et qu'il avait la fière conscience de +sa domination, un simple changement de salle, en détournant la +conversation, brisait sa royauté. Brusquement, il redevenait l'humble +paysan, protégé par tout ce beau monde. Il retombait à son rang, son +prestige évanoui, se réveillant pour voir ses admirateurs, presque ses +captifs de tout à l'heure, se faire courtisans autour de quelque +imbécile de haute noblesse qui entrait «avec son cordon et son +étoile». + + [Note 589: Walker. _Life of Burns_, p. LXXIV.] + + [Note 590: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 292.] + +À ces blessures, s'en ajoutait une autre, plus secrète encore et en un +endroit plus délicat de l'âme. Un des premiers il éprouva ce qui +depuis a traversé le coeur de tant de poètes humbles, brusquement +rapprochés d'une société de femmes trop haut ou trop loin placées pour +eux, une impatience et un courroux amers. Peu d'hommes étaient plus +faits que lui pour l'éprouver. On a vu que ce qu'il avait surtout +admiré à son arrivée à Édimbourg, c'était cette société nouvelle et +charmante pour lui de femmes raffinées, élégantes, gracieuses, dont la +beauté était rehaussée par l'aisance des manières et l'éclat de la +toilette. Il les avait charmées; elles l'avaient ébloui. Avec son +imagination toujours portée à envelopper la beauté d'un cadre d'amour, +à faire de la moindre rencontre un petit roman dont il était le héros, +comme dans la soirée de Ballochmyle, il était impossible qu'au milieu +de tant de séductions il ne se laissât pas aller à son illusion +favorite. Son triomphe de parole devait l'y porter et lui rendre le +rêve plus plausible. Mais s'il était admiré par ces hautes dames, il +ne pouvait guère être aimé d'elles. Il en était séparé par une trop +grande distance de position et, il faut le dire, par une trop grande +différence de manières. L'idée d'égalité, à laquelle ses oeuvres et +peut-être plus encore sa vie ont contribué dans son pays, n'avait pas +encore pénétré partout, et désagrégé l'esprit de classes dans l'esprit +même de ceux qui les composent. Les déclamations humanitaires, les +productions romanesques, qui devaient exalter les ouvriers, les +soldats, les prolétaires de tout genre, n'avaient pas encore troublé +les coeurs féminins[591]. La jeune fille de Ballochmyle ne lui avait +pas répondu. Aucune des patriciennes d'Édimbourg n'aurait songé à +aimer ce paysan. La liberté des moeurs n'était pas assez grande pour +qu'un caprice ou une curiosité s'aventurât jusqu'à lui. Tout se +réunissait pour l'exclure: une grille infranchissable le séparait de +ce jardin enchanté, le long duquel il errait comme un paria. Il +éprouva donc, au milieu de tant d'attraits, le sentiment douloureux +qu'ils lui étaient refusés, ce quelque chose de complexe, mais de +farouche et d'amer, qui naît d'aveux non exprimés, d'ardeurs timides, +de rêves brisés ou découragés par un mot indifférent, peut-être même +par un mot aimable. Il s'en retournait de ces soirées, mécontent, +agité, aigri, emportant un sentiment plus irrité de son obscurité, +l'idée de l'injustice des naissances et de l'absurdité des +distinctions humaines. Il y a peu de choses qui donnent plus +d'amertume que la douce société des femmes quand on s'en sent exilé. +Combien y a-t-il d'hommes à qui la gloire ne paraît souhaitable, que +parce qu'elle amène l'amour? Il devait être particulièrement sensible +à cette souffrance. Il ne faut pas oublier qu'il était arrivé à +Édimbourg le coeur vide et encore meurtri. Dans cette vie nouvelle, il +ne trouvait personne à aimer. Il y avait longtemps que pareille chose +ne lui était arrivée. Il lui manquait quelque chose; un des rouages +essentiels de son être ne fonctionnait plus, celui qui faisait chanter +les autres et sonner l'horloge. Il en résultait un désoeuvrement +intime, une inoccupation du coeur. S'il avait vécu plus longtemps dans +ce monde, peut-être aurait-il enfin rencontré une influence violente +ou douce qui aurait exaspéré son inspiration ou apaisé son existence. +Sa destinée ne lui en donna pas le temps. Ce fut un malheur pour lui. +Une femme aurait pu avoir une bienfaisante puissance sur sa vie. Il +semble l'avoir senti; une seule fois, il aurait pu la rencontrer; mais +les circonstances s'y refusèrent. L'influence, toutefois, bonne ou +mauvaise, fut considérable. Il se trouva rejeté du côté de femmes qui, +avec toutes leurs qualités, ne pouvaient plus répondre à l'idéal plus +fin et plus délicat qu'il s'était formé à Édimbourg et qui le +laissèrent mécontent et insatisfait[592]. + + [Note 591: Voir le _Compagnon du Tour de France_, de G. + Sand; _Alton Locke_, de Charles Kingsley, encore que le + héros ne soit pas aimé; _Félix Holt_, de George Eliot.] + + [Note 592: Alexandre Smith a deviné un peu de ces sentiments + confus, voir sa vie de Burns, _Globe Edition_, p. 20.] + +Il est possible que tous ces griefs soient grossis dans l'analyse qui +vient d'en être faite. C'est une nécessité de tout examen un peu +microscopique. En les laissant retomber à leur grandeur réelle, mais +en conservant l'idée de leur activité et de leurs blessures +incessantes, on voit qu'il y avait là un sourd travail de souffrance +et de mécontentement, qui ne pouvait pas tarder à se manifester. + +Hélas! qui démêlera jamais la part de mal contenue dans les événements +qui se présentent le plus heureusement et dont nous nous réjouissons +le plus? Comment aurait-on imaginé que ce séjour à Édimbourg +deviendrait pour Burns une source de déplaisirs, plus funestes que ses +malheurs? Et pourtant, c'est un fait, à la fois curieux et pénible à +constater. On voit une misanthropie secrète sortir de son succès comme +ce «quelque chose d'amer» dont parle le poète, qui surgit des douceurs +et les empoisonne. Il avait eu jusque-là des chagrins; mais un homme +n'est pas aigri parce qu'il gémit dans la souffrance. Ici une sorte de +désenchantement mystérieux et général semble naître en lui, y exciter +la défiance et le mépris des autres. Il faut le remarquer, parce que, +à partir de ce moment, cet assombrissement de la pensée ne le quittera +plus; il subsistera sous les clartés et les éclats de son génie, +derrière les gaîtés de sa vie, avec cette persistance tranquille des +choses ténébreuses, qui semblent sûres que le dernier mot leur +restera. On voit paraître les premières paroles chagrines, indices du +travail secret et important qui s'est fait en lui, dans ce fameux +journal d'Édimbourg, qu'on crut perdu pendant si longtemps, et qui a +été retrouvé il y a seulement quelques années[593]. L'ironie du début +est surprenante; lui en qui l'amitié était un sentiment si fort. + + [Note 593: Ce journal a été publié pour la première fois + dans le _Macmillan Magazine_ de Mars, Avril, Mai, Juin et + Juillet 1879.] + + «Comme j'ai vu à Édimbourg beaucoup de vie humaine et un grand + nombre de caractères nouveaux pour quelqu'un qui a été, comme + moi, élevé dans les ombres de la vie, j'ai pris la résolution + d'écrire mes remarques, à l'endroit même. Gray observe, dans une + de ses lettres à Mr Palgrave, «qu'un demi-mot fixé sur place ou + tout près vaut un tombereau de souvenirs». J'ignore comment il en + va avec les autres, mais pour moi, faire des remarques ne saurait + être un plaisir solitaire. Il me faut quelqu'un pour être grave + avec moi, quelqu'un qui me plaise et aide ma sagacité de ses + remarques, que ce soit un homme ou une femme, et qui, de temps en + temps, je le confesse, admire ma perspicacité et ma pénétration. + Les hommes sont tellement occupés de leurs recherches égoïstes, + de leur ambition, vanité, intérêt ou plaisir, que bien peu + songent à faire aucune observation sur ce qui se passe autour + d'eux, excepté quand cette observation est un surgeon ou une + branche de la plante favorite qu'ils élèvent dans leur esprit. En + dépit de toutes les hautes sentimentalités des écrivains de + romans et de la sage philosophie des moralistes, je me demande si + nous sommes capables d'une alliance d'amitié assez intime et + assez cordiale pour que l'un de nous puisse épancher son coeur, + toutes ses pensées, chacune de ses fantaisies, le fond même de + son âme, avec une confiance illimitée, sans courir le risque ou + de perdre une partie de ce respect que l'homme exige de l'homme; + ou, par suite des inévitables imperfections de la nature humaine, + de regretter sa confiance. + + Pour ces raisons, je suis déterminé à faire de ces pages mon + _confident_[594]. J'esquisserai, aussi bien que je saurai + l'observer et avec une justice inflexible, chaque caractère qui + me frappera en quelque façon; j'inscrirai des anecdotes, je + noterai des remarques, selon le vieux terme légal, sans haine ou + faveur. Si je trouve quelque chose d'habile, mon propre + applaudissement satisfera, en quelque mesure, ma vanité, et, j'en + demande pardon à Patrocle et à Achate, j'estime qu'un cadenas et + une serrure sont une sécurité au moins égale au coeur d'un ami + quel qu'il soit. + + [Note 594: En français.] + + J'y mettrai également, à l'occasion, mon histoire intime, mes + amours, mes excursions, les sourires et les humeurs de la Fortune + à l'égard de ma personne de barde, mes poèmes et les fragments + qui ne doivent jamais voir le jour. En un mot, jamais quatre + shellings n'ont acheté autant d'amitié depuis que la Confiance + est allée pour la première fois au marché ou que l'Honnêteté fut + mise en vente. + + À ces idées de l'amitié humaine, qui semblent odieuses mais qui + ne sont que trop justes, je ferai joyeusement et vraiment une + exception: les rapports entre deux personnes de sexe différent, + quand leurs intérêts sont unis ou absorbés par le lien sacré de + l'amour. + + Quand la pensée rencontre la pensée avant qu'elle ait quitté les lèvres, + Et que chaque ardent désir jaillit en même temps des deux coeurs. + + Là, sans réserve, avec exubérance, «règne et se réjouit» une + confiance, une confiance qui exalte davantage les amants dans + l'opinion l'un de l'autre, qui les rend plus chers dans le coeur + l'un de l'autre. Mais ceci n'est pas mon lot, et, dans ma + situation, si je suis sage (ce que, soit dit en passant, je n'ai + pas grande chance de devenir) mon destin doit être avec le + passereau du Psalmiste «de veiller seul sur les toits des + maisons»![595] Oh! quelle pitié!![596] + + [Note 595: Psaume CII. 7.] + + [Note 596: _Edinburgh Journal._ Début.] + +Qui ne sent le goût amer de ces paroles? Ce sont là de singuliers +sentiments et pleins d'une défiance qui n'était pas dans sa nature. +Vers la fin, se trahit rapidement, par un mot, le sentiment pénible de +son isolement parmi tant de femmes belles et qu'il admirait, entre +lesquelles il rêva plus d'une fois sans doute de trouver une amitié +comme celle qu'il décrit et qu'il n'est pas son «lot» de rencontrer. + +Un peu plus loin se trouve un autre passage plus instructif parce +qu'il est peut-être encore plus sincère. Il donne l'idée des +froissements, des blessures, des irritations, des outrages, des +colères sourdes, qui devaient constamment s'agiter dans son trop +susceptible orgueil. Encore, le fait qui s'y trouve rapporté se +passait-il chez le comte de Glencairn, c'est-à-dire chez le plus +délicat et, en même temps, le plus vénéré de ses protecteurs. Que +devait-ce être parfois, chez d'autres doués de moins de tact et +inspirant moins de respect? Il y a là comme la rancune de mille +affronts imaginaires, dévorés silencieusement, le frémissement de +révoltes constantes, un germe de haine contre les distinctions +sociales. + + «Peu des tristes maux qui existent sous le ciel me donnent plus + d'impatience et de chagrin que la comparaison de la façon dont + est reçu un homme de talent, bien plus, d'un mérite reconnu + partout, avec la réception qui attend un simple individu + ordinaire, décoré des harnachements et des distinctions futiles + de la Fortune. Imaginez un homme de talent, dont le coeur brille + d'un honnête orgueil, qui a la conscience que tous les hommes + sont nés égaux et qui, cependant, rend «honneur à qui honneur est + dû.» Il rencontre, à la table d'un grand, un Squire Quelque + chose, ou un Sir Quelqu'un. Il sait que, au fond du coeur, le + noble hôte lui accorde à lui, barde, ou quoi qu'il soit, une plus + large part de ses bons souhaits que peut-être à aucune autre + personne de la table. Cependant, combien sera-t-il mortifié de + voir un individu, dont les capacités auraient à peine fait un + tailleur de quatre sous, et dont le coeur ne vaut pas trois + liards, obtenir l'attention et l'intérêt qu'on oublie envers le + fils du Génie et de la Pauvreté. + + En cela, le noble Glencairn m'a blessé jusqu'à l'âme, parce que + je l'estime, le respecte, et l'aime chèrement. Il montra un jour + tant d'attention, une si exclusive attention au seul imbécile de + la société, puisqu'il n'y avait que sa seigneurie, le sot et moi, + que je fus à deux doigts de jeter mon gage de mépris et de défi. + Mais il me serra la main et eut l'air si bienveillant, quand nous + nous quittâmes; Dieu le bénisse! Quand bien même je ne devrais + jamais le revoir, je l'aimerais jusqu'au jour de ma mort! Je suis + satisfait de me sentir capable des tressaillements de la + reconnaissance, car je manque misérablement de quelques autres + vertus[597].» + + [Note 597: _Edinburgh Journal._] + +Plus loin encore, il y a, sur le Dr Blair, un passage où se montre +bien, avec la même susceptibilité qui éclate dans le passage +précédent, l'indépendance avec laquelle il jugeait les plus illustres +de ses patrons et le sentiment de l'égalité qui devait exister entre +eux et lui: + + Avec le Dr Blair, je suis plus à l'aise. Il ne m'arrive jamais de + le respecter avec une humble vénération. Mais quand il + s'intéresse bienveillamment à moi, ou mieux encore, quand il + descend de son pinacle pour me rencontrer sur le terrain de + l'égalité, mon coeur déborde de ce qu'on appelle affection. Quand + il me néglige pour la simple carcasse de la grandeur ou quand son + oeil mesure la différence de nos points d'élévation, je me dis, + sans presque aucune émotion: «Que m'importent lui et sa + pompe?[597]» + +Ainsi, au-dessous de si belles apparences, il y avait une dissonance +cachée, à peine sensible, mais réelle. Il y avait, selon une jolie +expression anglaise, «une fente dans quelque endroit du luth». Ces +sentiments étaient, de part et d'autre, inconscients ou fugitifs, et, +à coup sûr, secrets. Mais ils ne pouvaient tarder à se déclarer, à +devenir plus exigeants. Si l'accord ne s'est pas fait dans la force de +la sympathie première, il ne se fera plus maintenant qu'elle est +épuisée, et, de ce côté du moins, la partie est perdue. + + * * * * * + +Ce défaut d'entente contribua à éloigner insensiblement Burns d'un +monde où il était gêné et le poussa vers des sociétés plus aisées, +plus sans façon, plus plébéiennes, pour ainsi dire, et aussi plus en +rapport avec ses goûts et ses propres manières. Malheureusement, il y +avait de ce côté-là des dangers. Il allait se trouver jeté dans des +habitudes de vie dont il faut connaître la puissance pour comprendre +combien il était difficile d'y échapper. Il sera nécessaire de +toujours les avoir à l'esprit pendant la vie du poète, pour ne pas +oublier quelle part de ses excès revient aux moeurs de son temps. +C'est, du reste, un tableau qui ne manque pas de saveur. + +Une ivrognerie générale existait alors dans toute l'Angleterre et à +tous les rangs. C'était le temps où Robert Walpole commandait à son +fils Horace de se verser deux verres de vin pour chacun des siens, +parce qu'il n'était pas convenable qu'un fils vît son père en état +d'ivresse. C'était le temps où Fox venait au Parlement, la tête +enveloppée de serviettes mouillées pour dissiper les effets du vin. +Mais ce défaut était encore beaucoup plus marqué en Écosse. +L'ivrognerie était un des traits caractéristiques du pays. Elle était, +pour ainsi dire, universelle, régnant dans toutes les classes, +s'attaquant à toutes les têtes, troublant en même temps les cervelles +obscures des bergers et des paysans et les cerveaux les plus clairs +des professeurs et des savants, brouillant, à de certaines heures, du +haut en bas, toutes les idées du pays. Il ne faut calomnier personne, +et on a quelque hésitation à être aussi affirmatif; nous ne voudrions +toucher à ce point singulier qu'avec les témoignages et les aveux +d'Écossais. + +Ils viennent, s'offrent de toutes parts. On n'a qu'à prendre au +hasard. Dean Ramsay dit: «Un autre changement dans les moeurs, qui +s'est effectué à la mémoire de beaucoup de personnes actuellement +vivantes, a rapport aux habitudes de convivialité, ou, pour parler +plus clairement, au bannissement de l'_ivrognerie_ de la société +polie. C'est à la vérité un changement important et béni. Mais c'est +un changement dont beaucoup de ceux qui vivent aujourd'hui ne peuvent +guère imaginer l'étendue. Il est à peine possible de se figurer les +scènes qui avaient lieu, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans, ou +même moins[598].» Cockburn dit: «Deux vices qui, depuis longtemps, +sont bannis de toute société respectable, étaient répandus, pour ne +pas dire universels, parmi toutes les hautes classes: jurer et se +griser. Rien n'était plus commun pour des gentlemen, qui avaient dîné +avec des dames et qui se proposaient de les rejoindre, que de +s'enivrer. S'enivrer dans une taverne semblait la conséquence +naturelle sinon préméditée d'y être entré[599].» Chambers dit: «La +dissipation dans les tavernes, maintenant si rare parmi les classes +respectables, régnait auparavant à Édimbourg, à un degré remarquable, +et absorbait les heures de loisir de tous les hommes de professions +libérales, sans en excepter à peine les plus sévères et les plus +austères. Aucun rang, aucune classe, aucune profession ne formait +exception à cette règle[600].» Rogers dit: «L'ivrognerie n'était pas +limitée à une classe particulière, tous buvaient, depuis le prince +jusqu'au mendiant[601].» + + [Note 598: Dean Ramsay, _Reminiscences of Scottish Life and + Character_, p. 47.] + + [Note 599: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 28.] + + [Note 600: R. Chambers, _Traditions of Edinburgh_, p. 152.] + + [Note 601: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p. + 35.] + +Mais ces témoignages, pour si affirmatifs qu'ils soient, ne donnent +pas l'impression d'ivrognerie universelle, continuelle, normale, qui +se dégage de mille détails. Elle sort de partout et il faut vraiment +la rencontrer de tous côtés pour y ajouter foi. C'était, à la lettre, +une habitude reconnue et presque exigée par les moeurs. Les dîners +devaient se terminer par l'ivresse générale des hommes; ceux qui ne +pouvaient pas boire restaient chez eux[602]. Quand les dames se +retiraient, les hommes buvaient seuls[603]. On passait les vins. On +portait des toasts auxquels personne ne pouvait se dérober. La plupart +du temps, les convives étaient gris quand ils remontaient au +salon[604]. Mainte fois, les invités roulaient à terre[605] et ces +corps étendus donnaient à la salle l'aspect d'un bivouac. La chose +était si bien convenue que toutes les précautions étaient prises. Dans +certaines maisons, on avait deux highlanders, chargés de transporter +les hôtes dans leurs chambres[606]. Ailleurs, c'était mieux encore. +Mackenzie racontait l'incroyable histoire suivante. Il était un jour à +un dîner et, ne voyant d'autre façon de s'échapper, il s'était laissé +glisser sous la table, parmi les cadavres qui y étaient déjà; on en +était réduit à ces subterfuges. Après un instant, il sent à sa gorge +le tâtonnement de deux mains. Il demande ce que c'est, et on lui +répond: «Monsieur, je suis le domestique qui vient dénouer les +cravates[607].» Dans toutes les occasions, on buvait, aux baptêmes, +aux mariages, en concluant les affaires, aux funérailles mêmes. +Celles-ci donnaient lieu à de véritables orgies. Il arrivait souvent +que ceux qui portaient le cercueil et ceux qui le suivaient +trébuchaient; tout le cortège, y compris le mort, zigzaguait. Une fois +même, devant la fosse, ils s'aperçurent qu'ils avaient laissé le +cercueil, au bord de la route, près de l'auberge où ils s'étaient +arrêtés pour boire[608]. + + [Note 602: Ch. Rogers, _Id._, p. 35.] + + [Note 603: Ch. Rogers, _Traits and Stories of the Scottish + People_, p. VI.] + + [Note 604: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 48.] + + [Note 605: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p. + 36;--_Traits and Stories, etc._, p. VI.] + + [Note 606: Dean Ramsay. _Id._, p. 62.] + + [Note 607: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 54.] + + [Note 608: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p. + 34.--Dean Ramsay, p. 54-55.] + +L'ivrognerie avait même une sorte de caractère officiel et une +consécration, par suite de la position sociale de ceux qui s'y +adonnaient ouvertement. C'étaient les juges surtout, ces vieux juges +écossais, si clairs, si instruits, si intègres, dont les noms sont +restés honorés, qui étaient les meilleurs soutiens, et, pour ainsi +parler, les plus fermes piliers de la tradition. «Être soûl comme un +juge» était un proverbe[609]. Leurs habitudes sembleraient +incroyables, si elles n'étaient affirmées par des témoins comme Lord +Cockburn. À Édimbourg, on plaçait, sur le tribunal même, des carafes +d'eau, des verres et de bonnes bouteilles noires de vin de Porto. Les +juges écoutaient les affaires en se versant à boire. Ceux qui avaient +la tête solide y résistaient assez bien; mais les plus faibles s'en +ressentaient. «Non pas, dit drôlement Lord Cockburn, que l'hermine fût +jamais absolument grise, mais elle était certainement quelquefois +émue.» Néanmoins rien n'était perceptible à distance; ils avaient tous +acquis l'habitude de siéger et de conserver un air suffisamment +judiciaire, même quand leurs flacons étaient tout à fait vides. Dans +les _circuits_, cela prenait une autre forme. Les séances étaient +coupées par de longs dîners, où juges, conseils, greffiers, jurés et +prévost festoyaient ensemble. Après quoi, on retournait aux +transportations et aux pendaisons. Quand, le soir, la cour s'en +retournait, précédée de trompettes, on remarquait souvent «que le pas +de la procession suivait moins bien la musique que le matin[610].» Le +type le plus achevé de ces anciens juges était lord Hermand, un homme +excellent, intègre et aimé de tous. «Les buveurs ordinaires, dit +Cockburn, dans un charmant portrait de lui, tout plein de raillerie et +de tendresse contenues, les buveurs ordinaires pensent que boire est +un plaisir, mais pour Hermand, c'était une vertu. Il avait pour la +boisson un respect sincère, en vérité, une haute approbation morale, +avec une sérieuse compassion pour les malheureux qui ne pouvaient pas +s'y livrer, et un juste mépris pour ceux qui le pouvaient et ne le +faisaient pas.» Un jour, on jugeait à Glasgow, un jeune homme qui, à +la suite d'une orgie et dans un jeu imprudent, avait légèrement, mais +si malheureusement, frappé d'un couteau un de ses amis, que celui-ci +avait expiré sur le coup. Les autres juges voyaient qu'il n'y avait +guère de culpabilité. Mais Hermand, irrité du discrédit que ce fait +jetait sur la boisson, demandait la transportation, et le tribunal +entendait cette inoubliable conclusion: «On nous dit qu'il n'y avait +pas de méchanceté et que le prisonnier était pris de boisson. Pris de +boisson! Quoi! Il était ivre! et cependant il a assassiné l'homme qui +avait bu avec lui! Ils avaient festoyé toute la nuit et cependant il +l'a poignardé, après avoir bu toute une bouteille de rhum avec lui! +Bon Dieu! mes Lords, s'il peut faire cela quand il est gris, que ne +fera-t-il pas quand il est sobre?[611]» Le circuit dont il faisait +partie était connu sous le nom de _Daft Circuit_, comme qui dirait le +circuit gris[612]. Et cependant il mourut sans savoir ce que c'est +qu'un mal de tête, à quatre-vingt-quatre ans[613]. Quand l'ébriété +commença à déchoir dans le pays, la magistrature, qui en avait été la +place forte, en fut le dernier refuge. + + [Note 609: Ch. Rogers, _Traits and Stories of the Scottish + People_, p. VII.] + + [Note 610: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 297.] + + [Note 611: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 123.] + + [Note 612: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 52.] + + [Note 613: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 115-18.] + +Dire que l'ivrognerie était acceptée par les moeurs et consacrée par +la magistrature, ce n'est pas encore donner une idée suffisante de son +importance. Elle était devenue une des conditions de succès dans la +vie. Sans elle, il était impossible de prendre part aux affaires, de +se mêler aux hommes, de tenir sa place au milieu d'eux. Quelqu'un +d'incapable de boire était impropre à la vie publique, quels que +fussent son intelligence et son caractère. Il en était exclu, comme on +peut l'être aujourd'hui par une santé débile. Et cela était aussi vrai +des ecclésiastiques que des autres. Il y a peu de traits plus +significatifs à cet égard que deux passages très tranquilles du Dr +Carlyle. À ses yeux, ces choses étaient naturelles. Parlant du Dr +Webster, un des hommes les plus remarquables et un des chefs du clergé +écossais, il dit: «Son apparence de grande rigidité en religion, à +laquelle il avait été habitué par son père, n'empêchant nullement son +humeur conviviale, il était regardé comme d'excellente compagnie même +par des gens de moeurs dissolues, et comme il était un homme de cinq +bouteilles, il pouvait les mettre tous sous la table. Mais comme il ne +se trouvait jamais pire pour avoir bu, au moins d'une façon indécente, +et que l'amour du claret, à quelque degré qu'il fût, n'était pas +estimé en ces jours-là un péché en Écosse, tous ses excès étaient +pardonnes[614].» Et parlant d'un autre, il porte ce jugement, +peut-être plus caractéristique encore: «Le Dr Patrick Cuming était, à +cette époque, à la tête du parti modéré; et si son caractère avait été +égal à ses talents, il aurait pu le rester longtemps, car il avait du +savoir, de la sagacité, une conversation très agréable, avec une +constitution capable de supporter la convivialité des temps[615].» +Ainsi, la capacité de boire était une qualité indispensable pour être +à la tête d'une des fractions du clergé. Il n'est guère possible de +rencontrer un aveu qui dépasse celui-ci. On peut se faire, d'après la +position sociale qu'occupait alors l'ivrognerie, quelque idée de son +pouvoir. Ce n'est pas trop dire que se griser était un des attributs +de l'homme, comme d'aller à la chasse ou de monter à cheval; on n'y +prêtait pas d'autre importance et il ne s'y attachait aucun blâme. + + [Note 614: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 240.] + + [Note 615: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 257.] + +Naturellement Édimbourg était la métropole de cette intempérance +nationale. On y buvait du haut en bas de la société, depuis Dugald +Stewart, qui était peut-être le plus parfait gentilhomme de la ville +et un des hommes les plus purs qui aient vécu, jusqu'au dernier des +_caddies_. C'était la ville des clubs et des tavernes. + +Les premiers étaient innombrables. Il y en avait de tous genres, +depuis le célèbre club du _Tisonnier_ auquel appartenaient Hume, +Ferguson, Carlyle, Richardson, Blair, jusqu'aux clubs infimes où les +petits boutiquiers se réunissaient après avoir fermé leurs échoppes. +Il y en avait de toutes les appellations et de tous les règlements. +C'étaient le _Club du Cap_ auquel avait appartenu le poète Fergusson; +le _Club Antemanum_ ainsi nommé parce qu'on réglait d'avance; le _Club +des Prodigues_ parce que la dépense était restreinte à neuf sous; le +Club des _Verrats_; le _Club du Feu d'Enfer_, association de terribles +débauchés; le _Club sale_ où les membres n'avaient pas le droit de se +présenter en linge propre; _les Originaux_ où on écrivait son nom à +l'envers; _les Seigneurs du bonnet_ parce que les membres portaient +des bonnets bleus; les _Perruques noires_[616]. Ils pullulaient de +toutes parts, avec leurs titres énigmatiques dus à quelque +plaisanterie goûtée des initiés et dont le sel est perdu, avec leurs +rites bizarres et grotesques, où les graves citoyens semblaient +prendre leur revanche de la monotonie de leur vie. Le même individu +appartenait souvent à plusieurs clubs et alors chacune de ses soirées +était prise. Le trait commun de toutes ces réunions, c'est qu'on y +buvait lourdement. «Les clubs d'Edinburgh, dit le Dr Rogers, étaient +les scènes d'une dissipation dans sa forme la plus révoltante. Le +_Poker Club_ était composé d'hommes de lettres dont les faiblesses +sociales s'accordaient mal avec leurs goûts littéraires. En sortant de +leurs clubs, les membres s'en allaient titubants, plus ou moins +ivres[617].» Et c'était le club des premiers hommes du pays[618]. + + [Note 616: Pour les désignations de ces clubs voir R. + Chambers. _Traditions of Edinburgh_, le chapitre intitulé + _Convivialia_.] + + [Note 617: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p. + 36.] + + [Note 618: Voir les détails sur la fondation de ce fameux + club et son organisation, dans l'_Autobiography_ du Dr Alex. + Carlyle, p. 419-23.] + +Et les tavernes, les vieilles tavernes d'Édimbourg, innombrables elles +aussi! Perdues au fond des cours, éparses dans les étroites ruelles, +blotties au pied de ces immenses maisons, ressemblant souvent à des +caves, on les trouvait partout. N'ayant jamais un rayon de soleil, +basses, sombres, sales, gluantes et puantes du relent des boissons, +elles semblaient ainsi plus retirées et plus confortables[619]. Elles +étaient un des organes de la vie publique. C'est là que se +commentaient les nouvelles et que se faisaient toutes les affaires. Il +n'y avait pas si longtemps que les médecins y donnaient leurs +consultations. Les plus grands avocats et les plus grands légistes de +l'époque y donnaient encore les leurs[620]. Il était inutile de +chercher un homme de loi chez lui; on n'y songeait pas. Il fallait +découvrir sa taverne où on le trouvait au milieu de papiers et de +clients[621]. Quand une affaire était conclue, on faisait apporter à +boire, comme aujourd'hui nos paysans aux francs-marchés. On y buvait +du claret pris au tonneau, du porter, de l'ale d'Édimbourg, sorte de +liquide épais et puissant dont on ne pouvait guère dépasser une +bouteille[622], et du _cappie ale_, servie dans des coupes de bois et +sur laquelle on mettait un petit chapeau d'eau-de-vie[623]. Le soir +était le grand moment des tavernes. Ceux qui veulent en avoir une +description fidèle n'ont qu'à relire les chapitres de _Guy Mannering_, +consacrés à l'avocat Paul Pleydell. + + [Note 619: R. Chambers. _Traditions_, p. 174, et aussi la + description de la taverne dans _Guy Mannering_.] + + [Note 620: _Henry Erskine and His Times_, by lieut.-col. + Alex. Fergusson, p. 161; et Ch. Rogers, _Scotland Social and + Domestic_, p. 36.] + + [Note 621: Voir l'ouvrage plein de curieux renseignements: + _Notices and Anecdotes illustrative of Sir Walter Scott's + Novels_, chapitre sur _Guy Mannering_.] + + [Note 622: R. Chambers. _Traditions_, p. 184.--Voir aussi + sur cette forte bière, _Erskine and his Times_, p. 161.] + + [Note 623: R. Chambers. _Traditions_, p. 158.] + +Les dames, les dames elles-mêmes, je dis les dames de la haute +société, n'échappaient pas à la contagion[624]. Toutes, sans doute, +n'allaient pas aussi loin que les trois dont Chambers raconte +l'histoire. Elles avaient eu dans une taverne, près de la Croix, une +réunion joyeuse qui s'était prolongée tard. Quant elles en sortirent, +il faisait beau clair de lune. Elles montèrent bravement la Grand'rue, +jusqu'à l'endroit où le clocher de l'église de la Troon jetait en +travers son ombre noire. Quel était cet obstacle? Elles s'imaginèrent +que c'était une rivière. Les voilà assises sur la berge de l'ombre, +retirant leurs chaussures et leurs bas. Puis, relevant leurs jupes, +elles traversèrent, avec précaution, le flot sombre et, arrivées sur +l'autre rive, se rassirent, remirent leurs souliers et continuèrent +leur chemin, se réjouissant d'avoir si bien passé le gué[625]. Elles +ne furent pas probablement les seules, car M. Charles Kirkpatrick +Sharpe, un vieux gentilhomme très sec, très poli et très caustique, +qui se promenait, au commencement de ce siècle, avec le costume du +siècle dernier et savait, sur ses contemporains et leurs ancêtres, une +foule de méchantes histoires, avait à ce sujet une chanson qu'il +disait de sa voix aiguë[626]: + + [Note 624: Voir sur l'ivrognerie chez les dames: Hill + Burton, _History of Scotland_, tom. VII. p. 93.] + + [Note 625: R. Chambers. _Traditions_, p. 159.] + + [Note 626: Voir sur ce singulier personnage: Wilson, + _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I, p. 14-15.] + + Il y avait quatre dames grises + Qui sont restées ensemble, + Depuis midi, un matin de mai, + Jusqu'à dix heures sonnées du soir; + Jusqu'à dix heures sonnées du soir; + Alors, elles y renoncèrent. + Et il y eut quatre dames grises + Qui descendirent le Nether Bow[627]. + + [Note 627: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I, + p. 222.] + +Cela fait au moins sept dames écossaises qui se grisèrent pendant le +XVIIIe siècle. Sans doute il n'y en eut pas d'autres. Toutefois, +c'était une coutume parmi celles de la plus haute société que de faire +des parties dans les caves à huîtres, les oyster cellars. En hiver, +après la tombée de la brune, on prenait rendez-vous avec quelques +gentlemen, et on allait, en carrosse, passer sa soirée dans un de ces +trous sordides qu'on appelait des basses boutiques[628]. On s'y +régalait de _porter_, une bière très brune, et d'huîtres, placées dans +de grands plats en bois sur des tables grossières éclairées par une +chandelle. Il était convenu que la conversation y était plus libre, +plus hardie et presque sans frein. Elle se délassait de la bienséance +des salons. Quand on avait déblayé les tables, on apportait du cognac +ou du punch au rhum, selon le goût des dames. On dansait ensuite. Dans +ces parties élégantes il arrivait que les ladies faisaient danser avec +elles les huîtrières, bien qu'elles eussent la pire réputation. Tout +cela allait, dit Chambers, sous le nom commode d'escapade[629]. Plus +de dix années après le séjour de Burns, lord Melville, qui était alors +ministre de la guerre, et la duchesse de Gordon, notre connaissance, +la protectrice du poète, se retrouvant à Édimbourg, firent une partie +de cave à huîtres et consacrèrent une soirée à ce plaisir de leur +jeunesse[630]. C'était la façon d'alors d'aller au cabaret. + + [Note 628: R. Chambers. _Traditions_, p. 160.] + + [Note 629: R. Chambers. _Traditions_, p. 161, en note.] + + [Note 630: R. Chambers. _Id._, p. 161.] + +Aussi quand la nuit tombait, une vie souterraine s'éveillait de toutes +parts dans les entrailles de la vieille cité. On voyait les hommes les +plus distingués s'enfoncer par groupes dans ces étroites ruelles, +s'engloutir dans ces trous noirs, au fond desquels étaient les +tavernes mal éclairées[631]. Comme les souvenirs classiques ne leur +manquaient pas, ils les comparaient aux grottes de l'Averne, aux +allées de l'Érèbe, aux antres du Cocyte, aux régions infernales et +fuligineuses[632]. Accoudés à des tables grossières, ils étaient là +pour toute la soirée et souvent pour toute la nuit. C'étaient des +causeries, des discussions, des chansons. Une bonhomie, une jovialité, +une camaraderie universelle faisaient le charme de ces réunions. +C'était le délassement de la journée; ces esprits graves se +récréaient, prenaient leurs ébats. On buvait amicalement +d'interminables tournées de claret, de punch ou de whiskey. + + [Note 631: Voir sur ce point le poème de Fergusson, _Auld + Reekie_.] + +Puis, vers les dernières heures de la nuit ou aux petites heures du +jour, ils ressortaient souvent en état d'ivresse, s'en retournaient +chez eux d'une marche désordonnée. «Ah! Docteur, si vos paroissiens +vous voyaient, que diraient-ils?--Tut, homme! ils n'en croiraient pas +leurs yeux[633].» C'était le Dr Webster qui rentrait chez lui. «Où +reste John Clark?--Mais, vous êtes John Clark lui-même!» répond le +vieux garde à qui on pose cette question. «Je ne te demande pas où est +John Clark, mais où est sa maison». C'était, en effet, John Clark, un +des premiers avocats du temps qui fut peu après nommé juge[634]. «Rien +n'était plus commun le matin que de rencontrer des hommes de haut rang +et de dignité officielle s'en retourner chez eux en titubant, en +sortant d'une ruelle de la High Street où ils avaient passé la nuit à +boire. Il n'était pas rare de voir deux ou trois des très honorables +lords du Conseil et de la Session monter au tribunal le matin dans un +état crapuleux[635].» Souvent, juges et avocats, en sortant de la +séance, allaient souper ensemble, prolongeaient leurs potations +jusqu'au jour et se levaient de table pour aller au Parlement +reprendre l'affaire[636]. La grande rue d'Édimbourg a certainement vu +tituber la plupart des célébrités de cette époque. + + [Note 632: R. Chambers. _Traditions_, p. 174, 183.] + + [Note 633: R. Chambers. _Traditions_, p. 30.] + + [Note 634: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p. + 36.] + + [Note 635: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 153.] + + [Note 636: _Henry Erskine and his Times_, by lieut.-col. + Alex. Fergusson, p. 162.] + +Chose étrange! Beaucoup de ces hommes étaient si solides et d'une +telle résistance que leur santé n'était pas affectée par ces excès +quotidiens, et que la lucidité de leur intelligence restait entière, +au milieu des plus accablantes débauches[637]. Le célèbre avocat Hay +estimait qu'il était plus propre à élucider une affaire quand il avait +pris ses six bouteilles de claret, et un de ses clercs racontait qu'il +lui avait dicté le meilleur de ses mémoires un jour qu'il les avait +bues[638]. De lord Harmand, quelqu'un qui l'avait bien connu disait +«qu'aucune orgie n'avait jamais ébranlé sa santé, car il ne fut jamais +malade, ni diminué son goût pour la famille et la tranquillité, ni +embrouillé sa tête; il n'en dormait que plus profondément, et s'en +levait plus tôt et plus calme[639]». Après ces nuits terribles, la +plupart rentraient chez eux, se baignaient la tête dans l'eau froide, +secouaient l'ivresse comme un reste de sommeil, et s'en retournaient à +leurs occupations très sûrs et très calmes[640]. Il fallait pour cela +des constitutions d'une incroyable solidité, des constitutions +indestructibles, telles qu'en fournit une race neuve, rude, récente du +sol et pleine encore de la force des chênes et des rocs. Elle +s'affaiblit maintenant et les plus robustes buveurs se plaignent que +les coupes de leurs pères et de leurs oncles soient trop profondes +pour eux. Mais, même alors, pour les natures protégées par une santé +moins épaisse, ou dans laquelle il y avait un point faible, ce régime +était fatal. Il l'était surtout pour les natures excitables, qui se +dépensaient de plusieurs façons, et puisaient, dans des excès de +boisson, de la fièvre pour des excès de travail ou de plaisir. Combien +furent ainsi usés ou brisés prématurément! + + [Note 637: Id.] + + [Note 638: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 154.] + + [Note 639: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 118.] + + [Note 640: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_ p. + 157.--Voir aussi Dean Ramsay, _Reminiscences_, p. 52.] + + * * * * * + +Burns fut bientôt lancé dans cette vie nocturne de tavernes où +l'attendaient des excès de tous genres. Il y était poussé par la +recherche du plaisir, naturelle en un homme de son âge; mais aussi par +des causes plus intéressantes. Il y était accueilli et attiré par une +classe d'hommes avec lesquels il se trouvait plus en sympathie et plus +à l'aise. Ils n'étaient pas illustres comme ceux des hauts salons; ils +leur cédaient par l'éducation, par un certain affinement de goût et de +manières, et aussi par le ton moral ordinaire; mais ils leur étaient à +peine inférieurs en savoir et en puissance intellectuelle. Il y avait +des juges, des avocats, des professeurs, des écrivains, un peu +au-dessous des premiers par la tenue et la conduite de la vie, plutôt +que par le rang de l'esprit. N'étant pas contenue par le souci de la +position, leur conversation avait peut-être plus de hardiesse, +d'imprévu et d'originalité. Ils étaient moins cosmopolites, plus +foncièrement écossais; ils avaient plus la saveur du terroir; ils +étaient plus faits pour être charmés par Burns et pour lui plaire. +Lui, de son côté, se trouvait plus à l'aise au milieu d'eux. Il y +rencontrait une cordialité plus franche, des façons moins compliquées. +Il était débarrassé de la convenance des salons qui lui était une +contrainte. Peu à peu, il se sentit porté vers eux. + +Il ne tarda pas à être un des habitués d'une des tavernes les plus +connues de la ville, tenue par un certain Dawney Douglas. C'était un +gaël très paisible, à qui on faisait chanter une chanson plaintive et +superstitieuse des Hautes-Terres: la femme de Colin était morte et +elle revenait traire les vaches au crépuscule. La chanson s'appelait +_Cra-Chalieis_ c'est-à-dire les bêtes à Colin. Vers l'époque où +l'Écosse était agitée par l'établissement d'une milice et où se +formaient de tous côtés des régiments de miliciens, la taverne était +fréquentée par une réunion de bons vivants qui avaient pris le titre +de _Crochallan fencibles_, comme s'ils avaient dit: les volontaires +des vaches à Colin. C'était une société de rudes buveurs, tous hommes +intelligents, mais plus rugueux et plus âpres, d'une jovialité parfois +grossière. C'étaient Charles Hay, un des premiers avocats de son +temps; Alexandre Cunningham, écrivain au signet qui devint plus tard +bijoutier; William Dunbar, écrivain au signet; Smellie, l'imprimeur de +Burns, auteur d'une _Philosophie de l'Histoire naturelle_, un esprit +original et fort, une de ces têtes écossaises, si solides, hérissées +de cheveux grisonnants; William Nicol, professeur de latin à la High +School, un homme qui, en vigueur d'intelligence, en impétuosité de +passion à la fois déréglée et généreuse, ressemblait à Burns, et qui, +pour son habileté et sa facilité en composition latine, était +peut-être sans rival en Europe, mais dont les vertus et le génie +furent obscurcis par des habitudes d'excès bachiques. Il y avait aussi +un des collègues de Nicol nommé Cruikshank. Burns fut enrôlé parmi les +_Crochallans_. Presque tous devinrent ses amis et, de toutes ses +connaissances d'Édimbourg, les noms qui reparaissent le plus souvent +et persistent le plus longtemps dans sa correspondance sont ceux des +habitués de la taverne de Dawney Douglas. + +C'était une bonne fortune aux Crochallans quand Burns y apparaissait, +et plus d'un soir, en sortant des salons, il dut venir s'y reposer de +leur contrainte. On accueillait son entrée d'applaudissements, on lui +faisait place, on s'apprêtait à l'écouter. Ces murs enfumés eurent +assurément le meilleur du génie qu'il dépensa à Édimbourg. Il fut là +plus spirituel et plus éloquent qu'ailleurs. Sa verve y était plus +libre et plus fougueuse; son esprit se déployait plus franchement, +s'échauffait, s'enflammait. Ses auditeurs le comprenaient mieux, le +fêtaient, riaient plus bruyamment de ses mots, n'étaient pas offensés +par une idée hardie ou par une expression leste. Au contraire, les +rires augmentaient avec la vivacité des images et des termes. Il se +grisait de ce bruit; chacune de ses saillies partait de l'endroit où +ils avaient applaudi la dernière et allait plus loin. Le choc des +verres, les chansons, les refrains repris en choeur, les bravos, +l'excitaient; une pointe d'ivresse venait. Les dernières heures de la +soirée passaient rapidement et celles de la nuit passaient inaperçues. +Parfois même, lorsqu'on sortait, l'ombre était encore au pied des +maisons et dans les ruelles, mais déjà «le matin de ses jolis sourires +pourpres baisait le coq aérien de St.-Giles.» + +C'était une vie qui n'allait pas sans ses détériorations et ses +dangers, car les choses n'en restaient pas toujours là. Parfois +l'ivresse devenait plus lourde et plus épaisse. Au lieu de s'arrêter +de ce côté-ci de la gaîté, du côté léger et vif, elle la traversait, +allait jusqu'à l'autre bord, où commencent la pesanteur et la +brutalité. Comme Burns faisait tout avec emportement et une sorte de +bravade, comme il s'y dépensait de mille manières, ces soirées +devaient être très préjudiciables à sa santé physique. D'autres +dangers, qui se tiennent à l'écart de l'homme de sang-froid mais +assaillent l'homme échauffé et troublé par la boisson, l'attendaient +au sortir de la taverne. Les tentations et les vices ne manquaient pas +à Édimbourg, qui était comme toutes les grandes villes. Fergusson nous +a montré, sous les réverbères, ces femmes aux yeux alourdis et au +visage triste qui connurent la beauté, fredonnant aux passants des +refrains vicieux et les lettres de Théophrastus se plaignent du nombre +des maisons «d'accommodation civile[641]». Quelque grossières que +fussent ces tentations, quelque hideuses même qu'elles apparaissent +parfois quand le jour et la raison ont retrouvé leur clarté, dans la +lueur douteuse de la nuit et de l'ivresse, elles sont toujours assez +efficaces. Burns y fut conduit et s'y laissa prendre. L'ardeur de son +tempérament et un peu aussi l'attrait, que l'éclat voyant et brutal +dont se pare le vice exerce sur l'oeil novice d'un campagnard, +l'entraînement, l'exemple agirent sur lui. Heron, qui le connut très +bien pendant cette période, a fortement marqué ces dessous de sa vie +d'Édimbourg: + + [Note 641: _Theophrastus' Letters._ Letter II.] + + Malheureusement il arriva ce qui était naturel dans les + circonstances extraordinaires où Burns se trouva placé. Il ne sut + pas assumer assez de froideur pour rejeter la familiarité de tous + ceux qui, sans attachement sérieux pour lui, l'entouraient + d'importunités, pour obtenir sa connaissance et son intimité. Il + fut insensiblement conduit à s'associer, moins avec les hommes + savants, austères et d'une tempérance rigoureuse, qu'avec les + jeunes, avec les sectateurs de joies intempérantes, avec des + personnes près de qui sa principale recommandation était son + esprit licencieux, et qu'il ne pouvait fréquenter longtemps sans + partager les excès de leurs débauches.... Les attraits du plaisir + trop souvent énervent nos résolutions vertueuses, même pendant + que nous avons l'air de les repousser d'un front sévère; nous + résistons, nous résistons, nous résistons encore; mais, à la fin, + nous nous retournons tout d'un coup et nous embrassons + passionnément l'enchanteresse. Les élégants d'Édimbourg + accomplirent, par rapport à Burns, ce que les rustres d'Ayrshire + n'avaient pas pu faire. Après quelques mois de séjour à + Édimbourg, il commença à s'éloigner non pas entièrement, mais + dans une certaine mesure, de la société de ses amis plus graves. + Trop de ses heures furent passées à la table d'hommes qui + aimaient à pousser la convivialité jusqu'à l'ivresse--à la + taverne ou au bordel. Il se laissa entourer par une race d'êtres + méprisables, qui étaient fiers de dire qu'ils avaient été dans la + compagnie de Burns et avaient vu Burns aussi pris et aussi assolé + qu'eux-mêmes. Il n'était pas encore irréparablement perdu pour la + Tempérance et la Modération, mais déjà il était presque trop + captivé par ces folles orgies, pour jamais revenir à un + attachement fidèle pour les charmes de la sobriété[642].» + + [Note 642: R. Heron. _Life of Burns_, p. 435.] + +Ses biographes récents, dont quelques-uns sont clergymen, laissent +volontiers dans l'ombre ces aspects de sa vie, sans lesquels elle est +incomplète. Ils finiraient par la fausser, par en altérer le caractère +en n'en représentant qu'une partie, et par dégager de la réalité, où +les défauts sont souvent de vigoureuses touches de nature, un Burns +atténué. C'étaient là des écarts bien excusables et presque +inévitables chez un jeune homme avide de vie et fougueux. Il n'y a +aucun blâme à y attacher. Le seul sentiment qui puisse venir est un +sentiment de regret pour ces dissipations inutiles et ces folles +prodigalités de temps, de jeunesse et de santé. + +Un autre inconvénient résulta de ces soirées à la taverne: l'habitude +de trôner, d'être le maître de la conversation, de ne pas avoir de +contradicteurs. Il y prit un ton hautain, impatient de toute +opposition, quelque chose de brusque et de péremptoire, qu'il ne +parvenait qu'avec peine à dominer dans d'autres lieux. C'était une +disposition naturelle que les circonstances exagéraient en lui. Avec +des réserves, tous ceux qui l'ont connu alors en parlent; on devine +que ce dut être son défaut le plus visible, l'endroit faible de sa +conduite, si solide d'ailleurs. + + Il commença à contracter un peu d'arrogance nouvelle dans la + conversation. Accoutumé à être, parmi ses compagnons favoris, ce + qu'on appelle vulgairement mais avec expression «le coq de la + société», il avait peine à refréner une liberté habituelle et un + ton de conversation décidé et dictatorial, même au milieu de + personnes moins disposées à endurer sa présomption avec + patience[643]. + + [Note 643: R. Heron. _Life of Burns_, p. 436.] + +Ce n'étaient là, bien entendu, que des germes de mal. Ils existaient +cependant. Les circonstances ne les laissèrent pas dormants. Il faut +cependant la connaissance de ce qu'ils sont devenus, pour leur donner +dès à présent leur importance. Ils étaient, pour le moment, à peine +visibles et cachés à la prévision de tous. Ce qu'il y a de certain, +c'est que ce séjour à Édimbourg était en train de produire sur Burns +une insensible et lente détérioration. + + * * * * * + +Ce qui avait contribué à entretenir un certain malaise dans l'esprit +de Burns, c'était l'incertitude de ce qu'il allait faire. Il était +arrivé à Édimbourg, sans idée bien arrêtée, surpris par son succès et +peut-être grisé de mille espérances vagues. Cette ivresse commençait à +se dissiper. Au mois de janvier, il écrit «qu'il est aussi ténébreux +que l'était le chaos» en ce qui concerne l'avenir. Un de ses patrons, +Mr Miller, lui a parlé d'une ferme située sur un domaine, qu'il vient +d'acheter dans les environs de Dumfries. C'est la première fois +qu'apparaît dans son histoire ce nom qui y reviendra souvent et qui +doit la clore. Il est disposé à aller s'établir n'importe où, pourvu +que ce soit ailleurs que dans son ancien voisinage. Mais Mr Miller +n'est guère bon juge de la terre et, dit-il avec une sorte +d'appréhension prophétique, «il peut m'offrir un marché avantageux +dans son opinion, qui sera ma ruine[644]». Il se propose, en revenant +à Mauchline, de passer par Dumfries, vers le mois de mai, pour y +rencontrer Mr Miller et examiner la ferme. De temps en temps, il parle +dans ses lettres de retourner à son humble condition, aux ombres de la +vie[645] et à sa vieille connaissance, la charrue. + + [Note 644: _To John Ballantine_, 14th Jan. 1787.] + + [Note 645: _To the Earl of Glencairn_, Feb. 1787.] + +Cependant, au commencement de février, on voit apparaître une autre +préoccupation. Le comte de Buchan, frère de Henry Erskine, lui avait +conseillé de parcourir l'Écosse pour y recueillir des sujets de +poésies nationales. Il semble que cet avis ait éveillé en lui un désir +déjà formé: + + «Votre Seigneurie touche la corde favorite de mon coeur, lorsque + vous me conseillez d'enflammer ma muse à l'histoire écossaise et + aux scènes écossaises. Il n'y a rien que je souhaite plus que de + faire un tranquille pélerinage à travers ma patrie, de m'asseoir + et de rêver dans ces champs jadis durement disputés, où la + Calédonie triomphante vit son lion sanglant porté, à travers des + rangs brisés, jusqu'à la victoire et à la gloire, d'y trouver + l'inspiration et de répandre dans des chants ces noms + immortels[646]. + + [Note 646: _To the Earl of Buchan_, 3rd Feb. 1787.] + +Mais il ajoute que, au milieu de ces délicieuses et enthousiastes +rêveries, un fantôme au visage long et sec, à l'air très moral, s'est +mis en travers de son imagination et, avec l'air glacial d'un +prédicateur, lui rappelle combien il a déjà dédaigné de salutaires +avis. Il l'avertit de ne pas suivre ces météores et ces feux-follets +de la fantaisie et du caprice qui l'amèneront une fois de plus au bord +de la ruine. + +Toutefois, le rêve est mal chassé. Deux mois plus tard, à la fin de +mars, il reparaît plus attrayant. Il faut plus d'efforts et des motifs +moins personnels pour le repousser. + + «Vous vous intéressez avec bienveillance à mes vues et à mes + projets d'avenir. De ce côté, il m'est impossible de vous donner + aucune lumière: + + Tout est sombre, comme était le chaos avant que le jeune soleil + Fût ramassé en un globe et eût essayé ses rayons, + À travers l'obscurité profonde. + + L'appellation de poète écossais est de beaucoup mon plus haut + orgueil. Continuer à la mériter est ma plus haute ambition. Les + scènes écossaises et l'histoire écossaise sont des thèmes que je + désirerais célébrer. Je n'ai pas de désir plus cher que de + pouvoir, débarrassé de la routine des affaires, pour lesquelles + le ciel sait que je suis bien impropre, faire des pèlerinages + tranquilles à travers la Calédonie, m'asseoir sur ses champs de + bataille, errer sur les rives romantiques de ses rivières et + songer près des tours majestueuses ou des ruines vénérables, + jadis séjours honorés de ses héros. + + Mais ce sont là des pensées chimériques. J'ai joué assez + longtemps avec la vie. J'ai une chère, une vieille mère à qui + pourvoir, et d'autres liens du coeur, peut-être aussi tendres. + Quand l'individu seul souffre des conséquences de sa propre + étourderie, indolence ou folie, il peut être excusable. Il y a + plus: de brillants talents et quelques-unes des plus nobles + vertus peuvent à moitié sanctifier un caractère insouciant. Mais + quand Dieu et la nature ont confié à ses soins le bien-être des + autres, quand le dépôt est sacré et que les liens sont chers, + l'homme (que ces liens ne pousseraient pas au travail) doit être + enfoncé bien avant dans l'égoïsme, ou étrangement égaré loin de + la réflexion[647].» + + [Note 647: _To Mrs Dunlop_, 22nd March 1787.] + +On voit d'après cela qu'il vivait toujours dans l'indécision. Il +nourrissait vaguement le désir d'être un poète national. Il semble +même qu'il s'y glissât en lui une idée d'être délivré de la routine +des affaires. Comme il était à prévoir, ce projet plusieurs fois +écarté finit par triompher à la fin d'avril. Il annonce au Dr +Moore[648] qu'il va faire quelques pèlerinages sur le sol classique de +la Calédonie, et, au commencement de mai, il se prépare à retourner en +Ayrshire en suivant les _Borders_. À cet effet, il acheta à Édimbourg +une jument qui deviendra une figure familière de son histoire. Il +l'appela Jenny Geddes. C'était le nom de la vieille marchande +d'herbes, de la vieille virago de St.-Giles. La Jenny Geddes de Burns +semble avoir été d'un tempérament moins irascible; elle vécut +amicalement avec son maître pendant des années. + + [Note 648: _To Dr John Moore_, 23rd April 1787.] + + +II. + +L'ÉTÉ DE 1787. + +LE VOYAGE DES BORDERS. + +Il quitta Édimbourg le 5 mai 1787, en compagnie d'un de ses nouveaux +amis, Robert Ainslie, dont le père était fermier dans les environs de +Dunse. Son intention était de s'en retourner à Mossgiel, en parcourant +le pays qui s'étend, de Berwick à Carlisle, le long de la frontière +anglaise, et qui est si connu dans la poésie et l'histoire d'Écosse +sous le nom de _Borders_. Il voulait faire, disait-il, «quelques +pèlerinages sur le sol classique de la Calédonie». Il se proposait, +sans doute, d'y rechercher des inspirations poétiques, des scènes, +des souvenirs, dont il pût faire son profit. Il n'est pas sans +intérêt, pour l'étude de ses préférences d'esprit et en même temps +pour la notation exacte de son état d'âme, de voir ce qu'il a su +retirer, pendant ce voyage, soit des aspects de la nature, soit des +associations humaines qui y sont mêlées. + +Le pays qu'il allait visiter possède un grand charme tranquille et +mélancolique[649]. Il n'est pas très puissant ni très mouvementé; +c'est une région de collines et de montagnes moyennes, arrondies par +l'usure de glaciers disparus. Elle s'étend, avec l'allure des hauts +plateaux[650], en calmes ondulations liées les unes aux autres, qui se +rencontrent, se coupent ou se marient, en courbes sereines et +harmonieuses. Le paysage se prolonge de tous côtés, uniforme, partout +semblable à lui-même et cependant partout séduisant; indéfiniment il +s'enfuit d'un même rhythme large et noble et, à peu près à égale +hauteur, pousse jusqu'au fond du ciel la houle paisible de ses cimes. +Ces montagnes souples s'abaissent vers les vallées, en descentes très +douces, en inclinaisons molles et coulantes, en fléchissements sans +heurt, en plis traînants. La forme de la contrée est très apparente, +car rien ne l'interrompt ni ne la recouvre. Un de ses caractères est +l'absence de toute haute végétation; les bois sont ramassés dans le +fond des vallées plus importantes; ailleurs, peu ou pas d'arbres, sauf +quelques bouquets de bouleaux et de mélèzes semés sur les plus basses +pentes. On a, dans son ampleur, la beauté des paysages nus, à grandes +lignes maîtresses qui se déroulent dans le ciel, y mettant un +mouvement lorsqu'il est pur et immuable, y mettant un repos lorsqu'il +est rempli de la mobilité des nuées. + + [Note 649: Pour le caractère général du paysage des Borders, + nous avons contrôlé et éclairé nos impressions personnelles + par celles d'écrivains qui ont parlé magistralement de ce + pays. Il faut lire,--pour la partie physique, l'admirable + livre de Archibald Geikie: _The Scenery of Scotland, viewed + in Connection with its physical Geology_, où les qualités de + l'écrivain égalent celles du savant;--pour la partie + littéraire et poétique, le très beau livre de John Veitch: + _The History and Poetry of the Scottish Border, their main + features and relations_, où il y a des pages d'un véritable + amant et connaisseur de la nature.--Il y a, dans les + _Recollections of a Tour made in Scotland, AD. 1803_, de + Dorothy Wordsworth, des pages d'un sentiment exquis.--Relire + en même temps les poèmes écossais de Wordsworth, et, bien + entendu, noter les traits descriptifs des vieilles ballades + qui sont toujours d'une grande justesse et d'une grande + force résumante.] + + [Note 650: Voir sur ces traits géologiques, A. Geikie. + _Scenery of Scotland_, chap. XIII.] + +Ce calme des contours est, en outre, soutenu par la monotonie de la +coloration. Des bruyères, des fougères, des genêts, une herbe rude et +unie, des mousses semblables à des velours bruns ou verts, recouvrent +les pentes, de larges teintes adoucies et voisines, qui laissent, +selon l'expression de Geikie, toute leur valeur aux modulations du +terrain[651]. Les couleurs changent avec les saisons; mais lors même +qu'elles sont le plus vives, c'est-à-dire lorsque, vers l'automne, les +bruyères s'empourprent, les fougères s'orangent et que les mousses et +l'herbe deviennent rousses, ce sont encore des nuances passées, +assorties en une richesse sobre et simple. On dirait seulement que le +paysage a pris une somptueuse patine. Ainsi rien n'arrête, rien ne +trouble l'âme dans ses rêveries, lorsqu'elle se livre à ces montagnes, +et qu'elle s'abandonne à suivre ces cimes qui courent en lignes +parallèles, se succèdent, montent, coulent, passent doucement de l'une +à l'autre, en longues sinuosités belles et graves[652]. + + [Note 651: A. Geikie. _Scenery of Scotland_, p. 296.] + + [Note 652: J. Veitch. _History and Poetry of the Scottish + Border_, p. 11.] + +Mais il faut pénétrer plus avant vers le coeur du pays, pour en +découvrir l'attrait souverain. Il réside dans les hautes vallées +désertes, où tournoie l'aigle et où songe le héron; son séjour est +dans ces silencieux et verts amphithéâtres de pâturages, sur lesquels +plane une paix solennelle. Pas une chaumière, une hutte; mais +seulement, de toutes parts, des blancheurs paisibles de troupeaux de +moutons; on croirait que les vers de Lucrèce, ces vers admirables où +est l'âme des solitudes pastorales, ont été écrits dans ces lieux: + + «Sæpe in colli, tondentes pabula loeta, + Lanigeræ reptant pecudes, quo quamque vocantes + Invitant herbæ, gemmantes rore recenti; + Et satiati agni ludunt, blandeque coruscant; + Omnia quæ nobis longe confusa videntur, + Et velut in viridi candor consistere colli[653].» + + [Note 653: Lucrèce. Liv. II, 318.] + +Chacune de ces mille vallées a son cours d'eau dont l'histoire est +pareille. Entre des mousses plus vives, un bouillon clair sourd, un +ruisseau s'enfuit à travers l'herbe, court et scintille sous les +bruyères, se brise et étincelle dans des rochers et plus loin +disparaît, dans une gorge, entre des déchirures rougeâtres et des +blocs gris, pour aller plus lentement rejoindre les prairies basses. +Les vallons latéraux qui débouchent dans ces vallées ont tous aussi +leur rivulet qui se divise en filets brillants. On dirait qu'un géant +a laissé dans chacun de ces creux un rameau d'argent. Un murmure +d'eaux s'exhale de cette solitude sans la troubler car il fait partie +d'elle. Par instants, le bêlement des troupeaux se mêle à lui, en une +voix partout éparse et plaintive. Et toujours la profondeur du ciel +est occupée par les longues ondulations sérieuses des collines, qui +deviennent plus légères plus elles sont lointaines et, à l'extrémité +de l'horizon, sont tout à fait transparentes et bleues. + +Au charme mélancolique de la nature celui des souvenirs s'ajoute; et +tous deux s'accordent[654]. Dans les vallées basses, le long des +rivières, sont les ruines historiques. Là s'étend la ligne fameuse des +abbayes de Melrose, de Kelso, de Jedburgh, de Dryburgh; là sont les +vieux châteaux comme Roxburgh; les vieilles villes comme Berwick, +Coldstream, Kelso, Jedburgh, Melrose, Selkirk, Peebles, célèbres dans +l'histoire et dans la poésie écossaises. Mais surtout le pays est +plein de la mémoire des luttes des Borders. Un des traits du paysage +sont ces hautes tours carrées, désignées par le nom de _peels_, qui +servaient de refuge et de repaire aux barons maraudeurs de cette +frontière. Avec leur air menaçant, leurs murs massifs et nus, leurs +étroites ouvertures, leurs meurtrières, leurs mâchicoulis, leur +corbeille de fer fixée tout en haut du toit, dans laquelle on +entassait de la tourbe et de la poix pour allumer la flamme d'alarme, +le _bale-fire_, qui parcourait toute la contrée en une nuit, + + Un drap de flamme, de la tour haute, + Flottait sur le ciel comme un drapeau sanglant, + Tout flamboyant et déchiré[655], + +les unes toujours intactes et fières, les autres fendues, croulantes, +encore marquées de la trace noire des incendies, elles se dressent de +toutes parts. Elles se sont emparées de tous les points propices. Il +n'y a pas une crête, un promontoire de colline dans les vallées, un +passage de route ou de sentier, qu'elles ne s'y soient installées; +quelques-unes sont juchées sur des pics sans accès; d'autres +cramponnées au bord des précipices, au-dessus de torrents; d'autres +dissimulées dans des bois, ou sinistrement isolées au centre de +marécages et de fondrières. Ces forteresses étaient habitées par +d'étranges maîtres, en partie brigands, en partie soldats, en partie +seigneurs. C'étaient les Elliots, les Armstrongs, les Turnbulls, les +Rutherfords, les Scotts, les Homes, les Kerrs, race d'hommes +désespérés, hardis, toujours en guerre avec les Anglais ou entre eux, +toujours en coups de force, en alarmes. Leurs exploits étaient de +partir le soir, de passer la frontière inaperçus, et de tomber, à dix, +quinze lieues de là, sur une ferme, un hameau, dont ils enlevaient les +bestiaux. La nuit était leur complice; c'est pourquoi la plupart +avaient dans leurs armes des étoiles et la lune[656]. Quand le butin +était fini et qu'il n'y avait plus rien au logis, un beau soir, en +découvrant le plat, on y trouvait une paire d'éperons. On savait ce +que cela voulait dire et on repartait en expédition. Ces hommes durs, +presque aussi cruels que des Peaux-Rouges[657], vivaient dans la +continuelle tension d'énergie, dans la force, la hâte et l'exigence +impérieuse de sentiments, et aussi dans la suprématie d'âme, que +développe, après tout, le risque même grossier mais continuel de la +vie. C'étaient des existences sans poésie, mais où il y avait des +heures intenses et poétiques. On voit ce qu'une pareille condition +entraîne d'aventures, de traits de courage, de dangers, de querelles, +de luttes entre familles, de vengeances longtemps poursuivies. Ces +querelles, qui tenaient du duel, de l'escarmouche et de l'assassinat, +n'étaient pas assez importantes pour créer un événement historique. +Mais, de temps en temps, il sortait d'elles une de ces tragédies +mémorables qui vont au fond des coeurs les plus durs y remuer la +pitié. + + [Note 654: Pour les souvenirs historiques ou légendaires et + pour les moeurs violentes des Borders voir l'_Introduction_ + de Walter Scott: _Minstrelsy of the Scottish Border_.--Les + passages sur les Borders, dans les _Notices and Anecdotes + illustrative of Sir Walter Scott's novels_.--Le petit + opuscule intitulé: _An Account of the Borders_ dans le + _Chambers's Miscellany_.--Le chapitre IX du livre de Veitch: + _Features of Border Life and Character_.--Un article de + _l'Edinburgh Review_, de Juillet 1887: _Ettrick Forest and + the Yarrow_.--Gunnyon: _Scottish Life and History in Song + and Ballad_. Chap. IV.--J. Clark Murray: _The Ballads and + Songs of Scotland, in view of their influence on the + Character of the People._ Chap. IV: _The Border + Feuds._--Mais rien ne vaut l'impression produite par la + lecture des Ballades elles-mêmes, avec les notes historiques + qui indiquent les événements qu'elles rappellent.] + + [Note 655: _The Lay of the Last Minstrel._ Canto III.] + + [Note 656: Chambers. _Account of the Border_, p. 21.] + + [Note 657: Prescott. _Essais de Biographie et de Critique, + les chants de l'Écosse_, tom. II, p. 64.] + +Aussi une quantité incroyable de poésie est née de ces horizons +pensifs et de ces événements romanesques. C'est le district poétique +de l'Écosse, à un titre bien plus vrai que le district des lacs ne +l'est pour l'Angleterre. Car ici c'est une profusion de poésie +anonyme, autochtone, sortie des entrailles mêmes de la terre. Elle a +été créée par des centaines de poètes inconnus, enrichie par des +milliers de récitations. Elle est vraiment populaire et collective, +car, par cette séculaire et innombrable collaboration, elle contient +l'émotion accumulée de ceux qui l'ont écrite et de ceux qui l'ont +chantée. Sur tout le pays, elle est répandue. On a dit qu'il n'y a +pas, dans cette partie de l'Écosse, un ruisseau ou une colline qui +n'ait sa ballade ou sa chanson; et cela est vrai à la lettre. Toutes +ces rivières, la Tweed, la Gala, la Teviot, la Jed, l'Ettrick, la +Yarrow, dont le bruit clair emplit le pays, chantent également dans +cette poésie. Chaque vallée, avec son caractère propre, possède sa +poésie particulière: la molle et verte vallée de la Tweed a les +chansons d'amour caressantes, doucement pastorales et pures; les +gorges sauvages autour des sources de la Teviot et de la Reed, les +sombres solitudes moussues de la Tarras et de la Liddell sont la scène +des plus puissantes et des plus terribles ballades historiques; les +retraites rêveuses de la vallée d'Ettrick ont des chants mystérieux et +surnaturels[658]. Mais la poésie de toutes ces vallées semble se +réunir dans la plus poétique d'elles toutes, dans l'harmonieuse, la +triste, la douce, la tendre, la sévère Yarrow. Elle est le sanctuaire +de cette région. Et qu'elle est digne de l'être! Elle a toutes les +beautés, le charme méditatif de ses plus faibles pentes, l'austérité +de ses deux lacs solitaires, où le ciel et les collines se reflètent +comme en un métal poli[659], la terreur des hautes passes qui la +séparent de la vallée de la Moffat, où «la queue de la jument grise», +tombant perpendiculairement de plus de trois cents pieds, se brise, +gronde et gémit dans un enfer de rocs. Elle est pleine d'une poésie +pathétique et tragique[660]. Il n'y a presque pas une pierre, pas un +tertre qui n'en ait reçu une sorte de consécration. _Le gai Faucon_, +_Murray l'outlaw_, _Willie est rare et Willie est beau_, la _Tragédie +de Douglas_, les _Tristes vallons de Yarrow_, la _Lamentation de la +veuve des Borders_, à ne prendre que les pièces capitales, ont leur +scène dans ce petit val, sans parler de moindres chansons et +d'imitations sans nombre. D'autres vallées sont presque aussi riches. +On se rend compte de ce qu'il a dû fleurir, disparaître, renaître de +poésie dans cet extraordinaire district, lorsqu'on a parcouru la +_Minstrelsy des Borders Écossais_; surtout si l'on réfléchit que ce +recueil a laissé à glaner, qu'il a été fait bien tard, que plusieurs +de ces chansons ou ballades et des plus belles, lorsqu'elles furent +trouvées, ne palpitaient plus que pour peu de jours sur les lèvres de +quelque vieille femme cassée, toutes prêtes à mourir avec elle. +Combien ont disparu de la sorte, avec la dernière âme qu'elles avaient +charmée! + + [Note 658: Voir sur les inspirations différentes selon le + caractère des vallées, le chap. XII du livre de Veitch, + particulièrement les pages 423-33.] + + [Note 659: Voir une jolie description du lac St.-Mary, dans + l'Introduction au Chant II de _Marmion_.] + + [Note 660: Voir, sur les charmes différents, un délicat et + juste passage dans les _Notices and Anecdotes illustrative + of Sir Walter Scott_, p. 151.--Veitch, p. 425-26.--La + lecture de Principal Shairp _The Three Yarrows_ dans ses + _Aspects of Poetry_--et l'exquis poème de Wordsworth, + _Yarrow visited_, qui pénètre plus que tout ce qui a été + écrit sur la Yarrow.] + +Sans doute cette poésie n'avait pas encore reçu sa large consécration +littéraire; elle n'avait pas pris rang dans les bibliothèques comme +une des plus originales anthologies populaires qu'il y ait. Elle était +cependant bien connue en Écosse; et même elle était à la mode. La +preuve en est dans les nombreuses imitations que le XVIIIe siècle en +avait faites, bien avant le moment où Burns voyageait dans les +Borders. Allan Ramsay avait donné l'exemple de ces imitations, bien +que les siennes fussent froides et maniérées. Toute une série de menus +poètes, Robert Crawford, Hamilton de Bangour, Julius Mickle, John +Logan, avaient retrouvé, parfois dans quelques pièces seulement, +parfois dans une seule, l'accent et la mélodie des vieilles +ballades[661]. Ne sait-on pas que deux versions célèbres d'une +ancienne ballade, les _Fleurs de la Forêt_, sont dues à deux jeunes +filles, l'une Miss Jane Elliot et l'autre Miss Alison Rutherford, plus +tard Mrs Cockburn, que nous avons vue, déjà âgée, accueillir Burns à +Édimbourg? Elles avaient toutes deux, sans s'en douter, émues un jour +par un refrain plaintif, donné deux chefs-d'oeuvre de sentiment +simple, et enrichi de deux perles la poésie de leur pays[662]. Elles +ne composèrent jamais rien d'autre. Ces deux charmantes pièces +avaient, en réalité, été produites par le pur procédé de collaboration +populaire: l'émotion de chanteurs successifs s'ajoutant à +l'inspiration de l'auteur primitif. La seule différence est qu'ici le +résultat fut imprimé au lieu d'être chanté, et que les collaborateurs +furent découverts par la seule curiosité littéraire des temps, car +Miss Rutherford et Miss Elliot avaient essayé de s'en cacher. Enfin la +célèbre tragédie de _Douglas_ de John Home, que Burns, comme tous les +Écossais, connaissait bien, était fondée sur une de ces ballades[663]. +Cette poésie était donc répandue et appréciée. Bien plus, elle était +si active, si pleine de sève, si maîtresse des imaginations que, parmi +des milliers d'autres, elle était en train de former, à ce moment +précis, trois âmes qui devaient être entre les plus robustes et les +plus riches de leur contrée. + + [Note 661: Lire dans le chapitre XIII de Veitch: _Border + Poetry, Eighteenth Century_, le travail d'imitation des + anciennes ballades qui s'est fait pendant le siècle + dernier.] + + [Note 662: Voir dans quelles circonstances ces chansons + furent composées: _Songstresses of Scotland_; tom. I: pour + Mrs Cockburn, p. 70-71, pour Miss Jane Eliot, p. 205-07.] + + [Note 663: Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 233.] + +C'est par la poésie et le paysage des Borders que ce grand garçon, +déjà savant, à qui Burns avait prédit un avenir d'homme, avait senti +s'éveiller en lui le goût des choses d'autrefois. Il avait été élevé +au pied d'un de ces vieux peels romantiques, bercé par les vieilles +ballades. Et lui-même a raconté l'influence de ces spectacles et de +ces récits sur son âme, dans des vers tout bondissants d'émotions +enfantines. + + Oui, l'impulsion poétique me fut donnée + Par la colline verte et le clair ciel bleu. + C'était une scène nue et sauvage, + Où des escarpements nus étaient empilés rudement; + Mais, ici et là, dans les intervalles, + Reposaient des touffes veloutées d'un vert adorable; + Et l'enfant solitaire connaissait bien + Les retraites où le murailler poussait, + Où le chèvrefeuille aimait à ramper + Sur le rocher bas et le mur ruiné. + Je pensais que ces recoins étaient le plus doux abri + Que le soleil vit dans tout son cours[664]. + + [Note 664: Walter Scott, _Marmion_. Introduction to Canto + III, _to William Erskine_.] + +Et en même temps il retrace les premières émotions que ce vieux +_peel_, avec tous ses souvenirs guerriers, faisait naître en lui et +qui peut-être ont déterminé le tour historique et romanesque de son +génie. + + Sans cesse, je considérais cette tour démantelée + Comme le plus puissant ouvrage de la force humaine, + Et je m'émerveillais, quand le vieux paysan + Enchantait mon esprit, par quelque conte + De maraudeurs qui, au grand galop, + Sortant du château éperonnaient leurs chevaux, + Pour renouveler dans le sud leurs rapines, + Bien loin, dans les lointaines Cheviot bleues. + Ils me semblait que les trompettes, les pas des chevaux + Faisaient encore retentir les arches brisées de l'entrée, + Que des visages farouches, cousus de cicatrices, + Regardaient par les barreaux rouilles des fenêtres; + Et sans cesse, au foyer d'hiver, + J'écoutais de vieilles histoires de joie et de peine, + Les détours des amants, la beauté des dames, + Les charmes des sorcières, les armes des guerriers[665]. + + [Note 665: Walter Scott, _Marmion_. Introduction to Canto + III.] + +L'enfant qui écoutait toutes ces choses était, on le sait, Walter +Scott, et on comprend pourquoi il devait surtout rendre le côté +historique et dramatique de cette poésie, dans ses longs poèmes, qui +sont comme des ballades amplifiées et tournées au récit. + +Au moment même où Burns passait dans la vallée d'Ettrick, il y avait, +parmi les bergers qui y gardaient les troupeaux, un garçon de dix-sept +ans, aux yeux bleus clairs scandinaves, aux longs cheveux, gauche, +rêveur, sauvage, presque farouche, en qui opérait également le charme +de ces mêmes montagnes et de ces mêmes chansons. Sa vie, moins variée +que celle de Burns, est peut-être plus étrange. Il n'avait été à +l'école que jusqu'à apprendre à lire et à écrire en grosses lettres +d'un demi-pouce, qui étaient plutôt de lourds dessins; mais il avait +entendu raconter des aventures de fées, de lutins et d'elfes. Toute +une mythologie légère avait pris demeure en sa tête, pendant ses longs +isolements de pasteur. Les nuits immenses, tantôt calmes et +mystérieusement bleuâtres, tantôt pleines des hurlements de l'orage et +de la danse des éclairs; les crépuscules du matin et du soir, dans ce +pays où les brouillards mêlés de lumières dissolvent le paysage, le +font ondoyer et, au moindre coup de vent, le remuent, le déplacent, le +rapprochent ou l'éloignent, le transforment, en changent les lignes, +les nuances, en font un nuage féerique, une vision impalpable, un +rêve; tout avait donné à ces histoires un royaume fait pour elles. Et +dans cette atmosphère rêvait et se formait celui qui allait être le +plus grand poète paysan que l'Écosse ait produit, après Burns. Car lui +aussi a avoué qu'il devait sa poésie à cette influence. + + Ô aimez le savoir mystique et sublime + Des histoires féeriques des anciens temps! + Je les ai apprises dans la glen solitaire, + Aux demeures les plus reculées des hommes, + Où jamais ne passait un étranger, + Par les nuits d'été et les jours d'hiver. + Pas un paysan, pas une chaumine; + Nous n'avions causerie qu'avec le ciel, + Avec les voix qui chantaient à travers les nuages, + Et les orages naissants autour de nous suspendus. + Oh, lady! Jugez si vous le pouvez, + Combien austère et vaste était le pouvoir + De thèmes comme ceux-là, quand les ténèbres tombaient, + Et que les vieillards à cheveux gris disaient leurs contes, + Quand les portes étaient barrées, que la vieille femme + S'occupait auprès de la flamme, + Qui, dans la fumée et l'obscurité, brillait + Sur des visages obscurs et perdus dans l'ombre. + Le bêlement de la chèvre de montagne, là-bas, + Qui tremblotant arrivait des rochers, + Les échos du roc, le ruisseau fougueux, + La cataracte gonflée, le bois gémissant, + Le murmure vague et mêlé, + Voix du désert qui n'est jamais muette, + Tout cela a laissé dans ce coeur + Un sentiment que la langue ne peut rendre, + Une flamme étrange et non terrestre, + Quelque chose qui n'a pas de nom[666]. + + [Note 666: James Hogg. _The Queen's Wake._] + +Ce jeune berger, à qui Burns aurait pu parler, était James Hogg, le +berger d'Ettrick. Et on comprend également pourquoi celui-ci devait +rendre mieux qu'aucun autre poète, avec une grâce, une force de vue +fantastique tout à fait supérieures, la partie magique et merveilleuse +de cette poésie. Sa _Veillée de la Reine_, avec ses exquises histoires +de _Kilmeny_, de la _Sorcière de Fife_, de _l'Abbé de Mac Kinnon_ sont +aux ballades surnaturelles des Borders ce que les poèmes de Walter +Scott sont aux ballades romanesques. + +En même temps, dans une petite paroisse de la vallée de la Teviot, un +gamin d'une douzaine d'années ressentait la beauté de ce pays. C'était +John Leyden, l'ami de Walter Scott, un esprit puissant et singulier +qui absorbait toutes les sciences, et qui devait mourir à Java, à +l'âge de trente-six ans, au moment où il devenait un grand +orientaliste. «Cet homme extraordinaire, né dans une chaumine de +berger, dans une des plus sauvages vallées du Roxburgshire et, bien +entendu, presque entièrement instruit par lui-même, avait, avant +d'avoir atteint sa dix-neuvième année, confondu les docteurs +d'Édimbourg par son épouvantable masse de savoir dans presque tous les +départements de la science. Il se moquait de la plus extrême pénurie +ou plutôt il n'avait jamais eu conscience qu'elle pût être un +obstacle; car du pain et de l'eau, l'accès aux livres et aux cours, +comprenaient tout ce que renfermaient ses souhaits; et ainsi, il +travaillait et frappait aux portes d'une science après une autre, +jusqu'à ce que son indomptable persévérance emportât tout devant lui. +Et cependant avec cette sobriété monacale, cette dureté de fer du +vouloir, tout en déroutant ceux qui l'entouraient par des façons et +des habitudes dont il était difficile de dire si elles étaient celles +d'un maraudeur de frontière ou d'un écolier du temps jadis, il avait +le coeur d'un poète[667]». Et ce coeur de poète s'était formé au +commerce de ces vallons et des vallées. Lui-même le dit dans un +passage d'une délicatesse achevée, tout tremblant d'une brise de +poésie gracieuse, comme un des peupliers dont il parle. + + [Note 667: Lockhart. _Life of Sir Walter Scott_, chap. X: + _John Leyden._--Voir aussi le _Memoir of John Leyden_ par + Walter Scott.] + + Vous aimables vallées, qui avez eu mes premiers regards! + Comme votre sourire était doux quand les charmes de la nature renaissaient, + Vert était son vêtement, brillant, frais et tiède... + Quand je songe, ma première vie me revient, + La première ardeur de la jeunesse bat dans mon sein. + Comme une musique fondue dans un rêve d'amant, + J'entends la chanson murmurante de la rivière Teviot; + Les rayons plissés étendus sur les eaux + Peignent une lune plus pâle, un ciel plus faible; + Tandis qu'à travers les rameaux renversés des aunes + Scintillantes les étoiles brillent d'un éclat verdâtre. + + Sur ces belles rives, tes anciens bardes, + Ô enchanteresse rivière! ne versent plus leurs chants émus; + Mais leurs harpes invisibles, suspendues aux peupliers, + Soupirent encore les doux airs qu'elles apprirent jadis, + Et celui qui foule d'un pied religieux le sol, + Vers minuit solitaire, entend leur son argentin, + Quand les brises de la rivière agitent leurs ailes cotonneuses + Et éventent légèrement leurs cordes sauvages et enchantées. + + Celui qui d'une main terrestre aspire, confiant et hardi, + À tenir la harpe aérienne des anciens bardes, + À couronner son front de la couronne sacrée de lierre, + Et à mener le choeur plaintif des morts, + Que celui-là, au pied des peupliers, éparpille chaque nuit + Les feuilles pointues du saule d'un glauque pâle, + Qu'il évite de lever les yeux, obstinément détournés, + Quand autour de lui s'épaississent les soupirs de fantômes invisibles + Et que sur sa tête solitaire, comme des abeilles en été, + Les feuilles mues d'elles-mêmes tremblent sur les arbres. + Quand les premiers rais du matin tombent tremblants sur la rive, + Alors c'est le moment d'étendre sa main audacieuse, + Et d'arracher au pâle peuplier incliné + La harpe magique de l'ancienne vallée de la Teviot[668]. + + [Note 668: John Leyden. _Scenes of Infancy_, part. I.] + +Avant de partir pour les Indes, il publia un volume de vers, _Scènes +d'Enfance_, consacré à ce pays des Borders. Il avait surtout été +frappé par le paysage, là où il est plus souriant et plus plaisant; sa +note particulière est de l'avoir rendu, dans une suite de tableaux, +avec un mélange d'exactitude familière et d'anoblissement, qui fait +penser en même temps à Cowper et à Thomson. + +Ainsi, au moment même où Burns visitait les Borders, il y avait là une +masse de poésie agissante, vivante, non seulement capable de réjouir, +de consoler des milliers d'âmes simples et de mettre des instants de +beauté ou de pitié dans des bergers, des filles de ferme, des gardeurs +de vaches, des laboureurs, mais encore elle était occupée à former la +chaîne et la trame d'âmes d'élite, qui déclarèrent ensuite qu'elles +n'avaient rien en elles de meilleur que ces premiers souvenirs. Cette +poésie personne encore ne l'avait recueillie. Une douzaine d'années +plus tard, on allait voir un homme infatigable, tantôt à cheval, +tantôt dans un phaéton construit exprès pour pénétrer dans des +endroits qui n'avaient jamais vu de voiture[669], on allait voir cet +étrange voyageur parcourir le pays en tous sens, s'enfoncer au fond +des vallées invisitées, faire chanter les fermiers à la fin de repas +où il leur tenait tête, demander aux vieilles gens décrépites un +effort de mémoire et de faire revivre un instant les chansons qui les +avaient bercées jadis, aller trouver les bergers, réunir de tous côtés +des strophes, des fragments, des ballades, des chansons, et faire un +trésor de cette poésie répandue et anonyme. C'était Walter Scott. Les +deux premiers volumes de la _Poésie populaire des Borders_ furent +publiés en 1802. + + [Note 669: Lockhart. _Life of Sir Walter Scott_, chap. X.] + +Burns était parti en disant qu'il allait faire «un pélerinage au sol +classique» de la poésie écossaise. Ces mots pouvaient faire croire qu'il +allait pénétrer dans cette région, sinon préparé à en ressentir tout le +charme pittoresque, du moins désireux de le découvrir et disposé à en +étudier les souvenirs poétiques. Dès qu'on ouvre le journal qu'il a tenu +de son voyage, la déception est grande. Il semble que le paysage qui +devait fournir à Wordsworth de si profondes et si divines contemplations +n'ait pas été aperçu. À peine quelques notations fugitives et sommaires, +qui ne dépassent pas les impressions d'un voyageur quelconque[670]. «Les +collines de Lammermoor misérablement désolées, mais par moments très +pittoresques[671]».--«Superbe rivière la Tweed, claire et majestueuse, +beau pont[672]». Il remonte jusqu'à Selkirk, cette rêveuse et attirante +vallée de l'Ettrick où James Hogg se formait dans des visions de paysage +féeriques; et ces rives, sur lesquelles soupire l'âme même des Borders, +ne lui inspirent que ces mots: «toute la contrée aux alentours, sur la +Tweed comme sur l'Ettrick, remarquablement pierreuse[673].» Tant de +vieilles villes, si jolies de situation, si pittoresquement étalées au +bout de leur pont, autour de ruines si vénérablement historiques: Kelso, +au pied de sa vieille tour, Berwick avec son air de forteresse, Melrose +où la vallée de la Tweed s'élargit, et Jedburgh sur sa basse éminence +dominée par sa tour conventuelle, passent presque inaperçues. «Déjeuné à +Kelso, charmante situation de Kelso, beau pont sur la Tweed, vue et +perspectives enchanteresses des deux côtés de la rivière, +particulièrement du côté écossais[674]».--«Charmante situation +romantique de Jedburgh, avec des jardins, des vergers, mélangés aux +maisons, belles vieilles ruines, une cathédrale jadis magnifique et un +château-fort. Toutes les villes ici ont une apparence de vieille et rude +grandeur, mais les habitants sont extrêmement paresseux[675].» Ce +passage est de beaucoup le plus explicite et il a de la justesse de coup +d'oeil. On sent que le souci d'observer et l'attention seuls ont fait +défaut. À quelques milles de là, il visite ce coin renommé de pays où, +dans des paysages éclatants alors des frondaisons de mai, se trouvent +les vieilles abbayes du roi David; la massive abbaye de Dryburgh, si +calme dans sa péninsule boisée, et cette merveilleuse abbaye de Melrose, +si exquise, si fine, si parfaite et d'un travail si achevé dans sa +pierre d'un rouge pâle. C'est elle qui devait, à quelques années de là, +faire écrire à Walter Scott ses plus beaux vers[676]. Voici tout ce que +ces nobles architectures inspirent à Burns: «visité Dryburgh, une +ancienne belle abbaye ruinée, traversé la Leader et remonté la Tweed +jusqu'à Melrose, y dîne et visite cette ruine glorieuse et au loin +renommée[677]». Les endroits rendus célèbres par les ballades et les +chansons ne ressortent guère davantage. Rien de ce qui est spécial à +cette région, rien du charme des sites ou des souvenirs n'y apparaît. + + [Note 670: Les extraits qui suivent, sont tirés du _Journal_ + tenu par Burns pendant ce voyage. Nous y renvoyons une fois + pour toutes.] + + [Note 671: May 5, 1787.] + + [Note 672: Monday 7th.] + + [Note 673: Sunday 18th.] + + [Note 674: Tuesday 8th May.] + + [Note 675: Wednesday 9th.] + + [Note 676: On connaît le passage célèbre de Walter Scott sur + Melrose, au début du chant II du _Lay of the Last + Minstrel_.] + + [Note 677: Sunday 18th.] + +En revanche on y trouve, pressés les uns contre les autres, une +quantité de coups de crayons, de petits croquis, de portraits en une +ligne, rendus par une épithète ou deux, de toutes les personnes avec +lesquelles il se trouva en rapports pendant ces quelques semaines. +C'est un point intéressant et nous verrons les indications qu'on peut +en tirer sur les préférences et les préoccupations de l'esprit de +Burns. Mais ces observations humaines eussent pu être faites aussi +bien à Édimbourg ou partout ailleurs; elles ne rentraient pas dans +l'objet de son voyage. + +De beaucoup la plus large place en ces pages est prise par de +vulgaires récits d'amourettes, pas même d'amourettes, d'intrigues +ébauchées, de flirtages d'une demi-journée. C'est presque uniquement +un jeu égoïste qui s'amuse, pour la distraction d'un soir, à jeter un +peu de trouble dans le coeur et le souvenir de petites provinciales +éblouies. Il sait qu'il ne les reverra plus le lendemain. Qu'importe? +Il ne résiste pas à la tentation. On dirait qu'après la contrainte +d'Édimbourg, son coeur, heureux de se sentir les coudées franches, ait +eu besoin de prendre à tort et à travers ses ébats. «Mon coeur se +dégèle et se fond en plaisir, après avoir été si longtemps gelé dans +la baie de Groenland de l'indifférence, au milieu du bruit et de la +sottise d'Édimbourg[678]». Il se trouvait au milieu de demoiselles, de +bourgeoises de petites villes, de filles de gros fermiers, avec +lesquels sa situation nouvelle le mettait de plain-pied. Il se sentait +à l'aise, reprenait son assurance, ses procédés habituels de +galanterie, retrouvait presque ses succès de village. Dès qu'il touche +à cette veine il est intarissable. + + [Note 678: Wednesday 9th May.] + + «Miss Lindsay, une aimable fille de belle humeur: un peu courte + et de l'_embonpoint_[679] mais belle et extrêmement gracieuse, de + beaux yeux noisette, pleins de vivacité et étincelants d'une + délicieuse humidité, un visage attrayant, un _tout ensemble_[679] + qui déclare qu'elle appartient au premier rang des esprits + féminins.... Après plusieurs efforts malheureux, je parviens à + secouer Mrs et Miss--, à me dégager d'elles et je trouve le moyen + de prendre le bras de Miss Lindsay. Miss semble satisfaite que ma + barderie l'ait distinguée et, après quelques légers scrupules que + je pouvais suivre aisément, elle se rit du bavardage autour de + nous et aimablement me permet de garder ce que j'ai pris; puis, + quand la cérémonie de ma présentation au Dr Sommerville nous eut + séparés, elle fit la moitié du chemin pour que je reprisse ma + situation.--_Nota Bene._ Le poète est à deux doigts d'être + infernalement amoureux; je crains bien que mon coeur soit presque + autant en amadou que jamais[680].» + + [Note 679: En français.] + + [Note 680: Wednesday 9th.] + +Quand, au bout de deux jours, il est forcé de partir, il se répand en +regrets. «Douce Isabella Lindsay, puisse la paix habiter votre coeur, +interrompue seulement par les battements tumultueux de l'amour +extasié! Cet oeil qui allume l'amour doit rayonner pour un autre, et +ce corps gracieux doit mettre le bonheur dans d'autres bras et non +dans les miens[681]». Mais à quelques jours de là, il a tout oublié: +«Les Miss Grieves, très excellentes filles. Mon coeur de barde a reçu +un coup de brosse de Miss Betsey[682]». Deux jours après: «Trouvé Miss +Ainslie, l'aimable, la judicieuse, la gaie, la douce Miss Ainslie, +toute seule à Berrywell. Pouvoirs célestes, qui connaissez la +faiblesse des coeurs humains, soutenez le mien! Quel bonheur il faut +que je voie pour me rappeler seulement que je ne dois pas le +goûter[683]!». Ailleurs, il est invité à dîner chez un clergyman, et +voici les réflexions qu'il emporte du repas: «Mr Burnside, le +clergyman, est un homme dont je me souviendrai toujours avec +reconnaissance; et sa femme, Dieu me pardonne! j'ai presque enfreint +le dixième commandement, à cause d'elle. Simplicité, élégance, bon +sens, douceur de caractère, bonne humeur, bienveillante hospitalité, +tels sont les éléments de ses façons et de son coeur; bref...mais si +je dis un mot de plus sur elle, je vais en tomber aussitôt +amoureux[684]». Ailleurs, il écrit à un ami. «J'ai rencontré deux +belles filles; en particulier l'une d'elles, une belle fille, étoffée, +l'air confortable, bien habillée et jolie, l'autre un beau brin de +fille à la jambe fine, droite, bien prise, d'un visage agréable, aussi +gaie qu'un linot sur une épine fleurie, aussi douce et modeste qu'une +violette fraîche éclose dans un bois de noisetiers. Elles ont fait en +moi un tel diable de ravage que, si on retournait mes viscères, on +trouverait deux encoches dans mon coeur, comme la marque d'un couteau +sur une tige de chou[685]». D'autres fois, ce sont des aventures plus +grossières, des rencontres de grand'route, des acoquinements +d'auberge, entamés et menés en peu d'heures, des intrigues au gros +sel, où le casse-coeurs de village apparaît, avec je ne sais quelle +entreprise rusée et quelle vulgarité de paysan allumé par la boisson. + + [Note 681: Friday 11th.] + + [Note 682: Sunday 20th.] + + [Note 683: Tuesday 22nd.] + + [Note 684: Ceci est d'une lettre _To William Nicol_, 18th + juin 1787.] + + [Note 685: _To William Nicol_, 31st May 1787.] + + Rencontré en chemin une aventure assez étrange et romanesque, + avec une fille et sa soeur mariée. La fille, après quelques + ouvertures de galanterie de ma part, me voit un peu pris de la + bouteille et offre de me piper dans quelque affaire de + Gretna-Green. Moi, qui ne suis pas aussi niais qu'elle l'imagine, + je prends rendez-vous avec elle, en manière de _vive la + bagatelle_[686], pour nous entendre à ce sujet quand nous + arriverons à la ville. Je l'y retrouve et je lui donne un coup de + brosse de caresses et une bouteille de cidre; mais trouvant + qu'elle s'est _un peu trompée_[686] sur l'individu, elle + file[687].» + + [Note 686: En français.] + + [Note 687: Tuesday. 31st May.] + +Il était alors en effet à peu de distance de Gretna-Green, le village +fameux par ses mariages clandestins. C'était, en venant d'Angleterre, +le premier endroit de halte après avoir franchi la frontière. En +Angleterre, les mariages exigeaient le consentement des parents ou +tuteurs, la publication de bans, la présence d'un prêtre, une +publicité, toutes sortes d'obstacles et de retards. La loi écossaise, +plus large, ne demandait qu'une déclaration mutuelle de mariage +échangée en présence de témoins, ou un engagement écrit; c'est, on +s'en souvient, ce dernier mode qui avait, pendant quelques jours, uni +Burns à Jane Armour et que le père de celle-ci avait détruit. Les gens +de Gretna-Green avaient su se faire une industrie profitable de +mariages improvisés. Les couples arrivaient et trouvaient tout ce +qu'il fallait pour une union immédiate, car ils étaient parfois +poursuivis de très près. L'industrie était très florissante dans la +seconde moitié du dernier siècle. Pennant, le voyageur, qui avait +visité le village un peu avant l'époque du voyage de Burns, en a +laissé une amusante description: «Entrons de nouveau en Écosse par un +petit pont sur la Sark, et peu après nous nous arrêtons au petit +village de Gretna, si bien connu des aventuriers matrimoniaux. Ici le +jeune couple peut être instantanément uni, par un pêcheur, un +menuisier, un forgeron, qui accomplissent la cérémonie pour une +rémunération qui va de deux guinées à un verre de whisky; mais le prix +est généralement fixé d'après les renseignements donnés par les +postillons de Carlisle, qui sont payés par l'un ou l'autre des +dignitaires sus-mentionnés. Si la poursuite des parents est trop +ardente, on conseille au couple effarouché de se glisser dans un lit +et, dans cette situation, on les montre aux poursuivants, qui +n'insistent plus... L'endroit se distingue de loin par un groupe de +sapins, le bosquet de Cythère du lieu. J'eus la curiosité de voir le +grand-prêtre qui m'apparut sous la forme d'un pêcheur, en surtout +bleu, avec une grosse chique de tabac dans la bouche. L'un d'entre +nous feignit d'être venu pour reconnaître la place, et lui demanda son +prix; après nous avoir considérés attentivement, il le laissa à notre +générosité[688]». Quelle fin c'eût été pour le pélerinage poétique! Ce +sont là des enfantillages sans portée et sans gravité. Ils n'ont +d'intérêt qu'autant qu'ils marquent l'absence de préoccupations +sérieuses, et dignes de ce voyage que d'autres poètes devaient faire +avec tant de gravité, de vénération et de profit. À coup sûr, la +relation de ces plates aventures occupe matériellement plus de place +dans le journal de Burns que les notes sur les sites ou les poèmes. +Sans entrer dans des détails Lockhart dit: «Le Dr Currie a publié +quelques extraits du _Journal_ tenu par Burns pendant cette excursion, +mais ils sont pour la plupart très triviaux[689].» + + [Note 688: Pennant. _Second Tour in Scotland, Performed in + the Year, 1772._] + + [Note 689: Lockhart. _Life of Burns_, p. 146.] + + * * * * * + +Il convient de dire que ce tour fut fait dans de détestables +conditions. Ce fut un triomphe, mais une espèce de triomphe +provincial. L'ivresse en était bruyante et épaisse. Burns avait débuté +par les gens qui l'admiraient pour ses oeuvres, et dont l'admiration +contenait cette part de critique exacte qui en fait le titre; il était +maintenant au milieu de gens qui l'admiraient sur sa réputation et le +flattaient sans discernement. Quand on passe de ceux qui font la +renommée à ceux qui l'acclament, on peut être plus étourdi mais on +goûte un plaisir moins délicat. Il avait touché à Édimbourg le plus +précieux de sa gloire, en quelques pièces d'or sans alliage et en une +quantité de fines pièces d'argent; ce qu'il en recevait maintenant +n'en était que l'appoint en monnaie de billon. Hormis quelques hommes +distingués, comme Brydone, le voyageur, dont la femme, très accomplie, +était la fille du Dr Robertson[690], ou encore le Dr Sommerville, +l'historien et pasteur à Jedburgh[691], il ne se trouva mêlé qu'à une +classe de braves gens, francs, bons vivants, heureux de le fêter à +leur guise, mais dont l'enthousiasme se manifestait surtout par des +réjouissances matérielles. Ce fut une bousculade de réceptions, de +présentations, de toasts, d'exhibitions, toutes les corvées de la +réputation. À Jedburgh, les magistrats lui présentent le droit de +bourgeoisie, et il veut payer, en dépit de tout, le vin +d'honneur[692]. À Eyemouth, la loge maçonnique le nomme +grand-maçon[693]. À Dunbar, il est reçu par le prévôt de la +ville[694]. Partout où il arrive, on rassemble vivement les +notabilités, le clergyman, le notaire, le médecin, les gros bonnets, +les capitaines retraités, des lieutenants en congé, les riches +propriétaires des alentours. On le conduit en voiture voir les sites +des environs[695]. On lui montre, pour lui faire honneur, les +curiosités du pays. «Miss Lindsay et moi, allons voir Esther, une +femme très extraordinaire pour réciter de la poésie de tout genre et +qui parfois fait elle-même des rimailles écossaises. Elle peut répéter +par coeur presque tout ce qu'elle a lu, en particulier l'Homère de +Pope d'un bout à l'autre, a étudié Euclide toute seule et, en un mot, +est une femme d'une intelligence extraordinaire. En causant avec elle, +je la trouve tout à fait égale au portrait qu'on m'en avait fait. Elle +est très flattée que je l'aie fait demander et de voir un poète qui a +publié un livre, comme elle dit[696].» Les curiosités sont très +hétéroclites, il faut tout voir. «Vais à Dunse voir un fameux couteau +fabriqué par un coutelier d'ici pour être offert à un prince +italien[697].» Lui-même, on le montre comme un objet de curiosité; «Il +(son hôte) me mène faire visite à Miss Clarke, demoiselle, selon +l'expression écossaise, passable encore, mais pas battant neuf, femme +intelligente, avec des prétentions supportables à l'observation et à +l'esprit; l'âge a fait fleurir le bourgeon rougissant de la timide +modestie en une fleur de tranquille assurance. Elle désirait voir +quelle espèce de _rare spectacle_ est un auteur et en même temps lui +faire savoir que Dunbar, quoique petite ville, n'est pas dépourvue de +personnes d'esprit[698]». Quoi encore? De vieilles demoiselles font +cercle autour de lui et l'accaparent. Il inspire des passions, il fait +des ravages, il surexcite des Dulcinées. + + [Note 690: Monday 7th, May.] + + [Note 691: Wednesday, May 9th.] + + [Note 692: Friday 11th.] + + [Note 693: 9th May. Voir la délibération de la Loge dans + Chambers, tom. II, p. 83.] + + [Note 694: Sunday 20th.] + + [Note 695: Tuesday 15th.] + + [Note 696: Friday 11th.] + + [Note 697: Thursday 17th.] + + [Note 698: Sunday 20th.] + + Miss ---- veut m'accompagner à Dunbar, afin de faire parade de + moi comme de son amoureux, chez ses parents. Elle monte un vieux + cheval de chariot, aussi immense et maigre qu'une maison; une + vieille selle de femme, toute rouillée, sans sous-ventrière et + sans étrier, mais attachée avec une vieille sangle de torche; + elle-même aussi belle que ses mains ont pu la faire, en amazone + couleur crème, chapeau et plume, etc. Moi, confus de ma + situation, je galope comme le diable et je la mets presque en + pièces en la faisant secouer par son vieux pur sang; je me + débarrasse d'elle en refusant d'aller voir son oncle avec + elle[699]. + + [Note 699: Sunday 20th.] + +Pauvre Burns! la galante chevauchée! poursuivi par une amazone fagotée +en crème, et qui grimace, horriblement secouée et houspillée sur sa +haridelle, il court à lui disloquer les os ou à lui rompre le col, +ventre à terre, mâchonnant des jurons dans la crinière de Jenny +Geddes. Mais l'inexorable apparition est toujours derrière lui, avec +un cliquetis de ferraille, de grands fouettements de plis jaunâtres et +l'agitation du panache; il sent planer sur son dos cette Euménide +ensafranée! C'est un spectacle presque aussi excellent que celui de la +fuite de Tam de Shanter. + +Encore si tous ces tiraillements ne représentaient qu'un peu d'ennui +et pas mal de temps perdu. Le plus grave était une suite de repas, un +tourbillon de déjeuners, de dîners, de festins, dans une cohue +d'amphitryons qui changeaient jusqu'à trois fois par jour. À Kelso, à +Dunse, le club des fermiers lui offre un banquet[700]; on imagine, +d'après ce qu'on sait des dîners de professeurs et de clergymen, ce +que devaient être ceux de fermiers riches, de gentilshommes +campagnards. Walter Scott, qui avait pourtant une tête de fer, en sut +quelque chose plus tard, quand il parcourut ce pays pour y faire ses +recherches. Que dans ces agapes plantureuses Burns se soit laissé +aller, que les fêtes lui aient monté à la tête, c'est une chose +manifeste. Eh dehors de son journal, on n'a guère de lui, pendant ces +jours-là, que deux ou trois billets et une seule lettre; on comprend +qu'il n'avait pas le temps d'écrire. Dans un de ces billets écrit le +17 mai, un jour qui, si on se reporte à son journal, semble avoir été +des plus calmes, il dit: «Je vous écris ceci, étant complètement gris, +par conséquent ce doit être les sentiments de mon coeur[701]»; et dans +la lettre écrite le 31 mai, à son arrivée à Carlisle: «J'avais +commencé à vous écrire une longue lettre, mais Dieu me pardonne, je me +suis si notoirement encrapulé aujourd'hui après dîner, que je peux à +peine me traîner ça et là[702].» Il faut noter avec tristesse ces +confessions; ce sont les premiers parmi ces aveux d'ivresse qui +deviendront plus fréquents. Hélas! + + [Note 700: Friday 11th.] + + [Note 701: _To Peter Hill._ May 17th 1787.] + + [Note 702: _To William Nicol_, 31st May 1787.] + + * * * * * + +Combien cependant il était souhaitable que ce voyage exerçât sur lui +une influence! Il avait besoin, précisément à cette passe de sa vie, +de quelque chose qui modifiât sa condition intérieure, d'un de ces +changements, secousse ou inertie, qui rompent ou relâchent une suite +mal engagée de sentiments. Il était parti d'Édimbourg dans un mauvais +état moral: aigri, mécontent et, sans qu'il sût très nettement à quel +propos, portant en lui un amas de colère. Il n'y a pas de meilleur +remède, à ces maladies d'un coeur enfermé en soi-même, qu'un de ces +voyages qui aèrent l'esprit et en renouvellent l'atmosphère. Quelques +semaines de solitude dans la souveraine tranquillité des choses, +quelques-unes de ces journées qui font descendre en nous une paix +fraîche--et il avait connu de ces journées-là--lui auraient été +doublement salutaires. Car leur bienfait est double: tandis que la +grandeur des spectacles, en se développant autour de nous, rapetisse +les plus vastes aventures humaines, et réduit nos propres agitations à +un frémissement de bouleau; cette inévitable pacification se fait à +travers un calme physique ou plutôt commence par lui et gagne le +dedans; et le corps de Burns, surmené par un hiver d'excès, avait +autant besoin de repos que son esprit. Que si le loisir lui avait fait +défaut pour un refuge prolongé dans la Nature, un peu de curiosité +pour cette ancienne poésie partout semée, le fait de vivre parmi des +drames, d'écouter des accents d'autrefois, lui auraient permis de se +déposséder de son propre coeur pendant quelques jours, lui auraient +procuré, selon l'expression théologique, cette désoccupation de +soi-même qui lui était devenue nécessaire. Il aurait apporté une âme +disposée à recevoir d'autres impressions, sur un fond sinon renouvelé, +du moins déplacé. Il y aurait eu interruption entre les anciennes +blessures et les nouvelles, s'il devait en subir; de façon à ce que +les souffrances ne se posassent pas aux mêmes endroits. Faute de cet +intervalle, il va rentrer chez lui avec un coeur exaspéré, disposé à +croire au mal, exercé à le découvrir, et il est à craindre que +certaines vulgarités ne froissent des places encore endolories et ne +les enflamment. + +Après avoir parcouru le pays des Borders, il se dirigea vers l'ouest +en suivant la frontière sur le sol anglais, il traversa Carlisle et +arriva à Dumfries, où il rencontra son futur propriétaire. Il visita +plusieurs fermes sans prendre de résolution. «J'ai été avec M. Miller +à Dalswinton et je dois le revoir en août. D'après ce que j'ai vu des +terres et la façon dont il m'a reçu, mes espérances de ce côté sont +plutôt améliorées; mais elles ne sont encore que bien minces[703].» +Les résultats pratiques du voyage n'étaient pas beaucoup meilleurs que +les résultats poétiques. + + [Note 703: _To William Nicol_, 18th June 1787.] + + +RENTRÉE ET SÉJOUR À MOSSGIEL. -- RETOUR À ÉDIMBOURG. + +En quittant Dumfries, il tira pays du côté du Nord, vers l'Ayrshire. +La route qui remonte la vallée de la Nith, par Sanquhar, suit la +déchirure par laquelle le dur et granitique Galloway[704] est séparé +de la tête du système montagneux des Borders. Elle traverse une +contrée triste et délaissée. À gauche, s'allongent des solitudes +jonchées de moraines, de détritus de glaciers, d'amas d'argile, de +graviers et de galets, parsemées de mares, de petits lacs +innombrables, frappées de l'antique dévastation glaciaire[705]. À +droite, se dresse l'âpre massif et le noeud de montagnes où les +longues lignes coulantes des Borders se rapprochent, se rencontrent, +se ramassent, se relèvent, se heurtent et se déchirent; au lieu de +pentes gazonnées, ce ne sont que des cassures à pic, des rochers nus +et bouleversés et d'étroits défilés[706]. Vers le haut de la vallée, +on entre dans un district de mines et de minerais, sur lequel pèse une +stérilité métallique. «La contrée environnante est la plus infertile +qui se puisse concevoir. On n'aperçoit ni arbre, ni buisson, ni +verdure. Les mineurs et leurs familles sont une communauté isolée, +tous plus ou moins parents par mariages[707].» C'est par ce désert, +dont l'aridité est plus morne encore dans la lumière de juin, que +Burns s'en retournait vers Mauchline. + + [Note 704: A. Geikie. _Scenery of Scotland_, p. 309 et 314.] + + [Note 705: Id. p. 318.] + + [Note 706: Id. p. 289.] + + [Note 707: _Oliver and Boyd's Scottish Tourist._] + +Le voyageur n'était pas sans ressemblance avec la route. Sa pensée +n'était qu'un désordre de projets confus, nés de la visite aux fermes +de Dumfries; ses résolutions se heurtaient les unes contre les autres, +juste assez fortes pour s'entre-détruire et ne laisser à son esprit +que l'inquiétude de leurs bris successifs. Il n'avait en lui que du +chaos et des décombres. De plus, pour la première fois après +l'étourdissement du voyage, il était livré à lui-même. Il était +impossible qu'il n'éprouvât point de la lassitude et l'écoeurement de +ces temps derniers; cependant cet isolement brusque et le manque de +l'agitation dont il avait pris l'habitude, mettaient en lui un +malaise. Cette inquiétude se mélangeait à la joie de revoir les siens, +de sentir qu'il approchait d'eux, jusqu'au moment où il traversa les +premiers villages familiers qui marquaient les limites de sa vie +d'autrefois. Enfin, voilà les maisons basses et la vieille église de +Mauchline! Il traverse la bourgade sans s'arrêter, peut-être salué par +des connaissances, car c'est l'été et il fait jour jusqu'au delà de +neuf heures. Il est sur le bout de la grande route si souvent +parcouru, et voici là-bas le toit de la ferme où ils sont tous, la +vieille mère, Gilbert, les soeurs et les deux marmots! + +«Il arriva sans être annoncé,» dit Mrs Begg[708]. On aime à évoquer la +scène, quand le cri que Robert était arrivé éclata dans le logis. On +raconte que la vieille mère se jeta à son cou sans pouvoir dire autre +chose que «oh! Robert!»[709] Et c'est un trait de nature vraie. Le +nom d'un enfant est le seul mot par lequel les mères sont capables +d'exprimer certaines émotions, car il est le résumé des dévouements, +des anxiétés, des tendresses innombrables, dont l'enfant est l'oeuvre. +On devine, après ce cri, un de ces étroits baisers dans lesquels un +coeur se soulage de longues angoisses. Après cette première minute +réservée à la mère, on se représente l'accueil ferme et grave de +Gilbert, celui des soeurs empressées, la petite Bess riant à son père, +car elle était assez grande pour le reconnaître; tandis que l'autre +bébé regardait tout effrayé cet homme inconnu et que, derrière tout le +monde, les petits domestiques de la ferme, ouvrant de grands yeux, +attendaient leur mot de salut familier qui ne leur manqua point. +Comment la demeure n'aurait-elle pas tressailli de réjouissance? +C'était l'enfant prodigue qui revenait, mais roi et maître des coeurs +humains! Il chassait de la maison la misère, opiniâtre hôtesse; avec +lui entrait l'espoir. On sait cependant que cette scène fut calme, +réservée; presque silencieuse[710]. Les paysans expriment leurs plus +forts sentiments avec des paroles imparfaites et rudimentaires comme +leurs attitudes, et les Burns étaient une race peu expansive. Ce fut +une de ces entrevues où l'on dit peu mais où tous les yeux rougissent. +Quant à Robert lui-même, il ne pouvait rentrer sous ce toit sans être +remué. Un coup de joie profonde le pénétra. Les mois d'Édimbourg, +leurs ivresses, leurs déboires, tout cet intervalle qui le séparait du +départ en fut bouleversé, balayé, s'écroula, disparut. Il ne vit plus, +dans une illumination soudaine, que le contraste de ces jours +attristés et de celui-ci, dont l'orgueil éclatait dans les yeux des +siens. Pendant un moment son coeur se réjouit. + + [Note 708: R. Chambers, tom. II, p. 89.] + + [Note 709: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 58.] + + [Note 710: R. Chambers, tom. II, p. 88.] + +On se figure aussi les jours suivants: les visites, les accueils +cordiaux, les rencontres dans la rue, les poignées de main, les +félicitations, les interrogations, tout l'accompagnement des retours +heureux au pays. Il prolongea avec plaisir les causeries avec les amis +de la première heure, Gavin Hamilton, Aiken, le Dr Mackenzie; +c'étaient des hommes intelligents; leurs compliments tombaient juste +et ne détonnaient pas avec ceux auxquels il avait été habitué à +Édimbourg. À côté de cela, les abords banals, les compliments +maladroits qui insistent sur quelque point vulgaire et bas du succès, +les témoignages de sympathie presque pénibles tant ils portent à faux +et mettent de l'impatience dans les remerciements qu'on en fait, les +curiosités indiscrètes, lourdes, interminables, les questions +insipides, durent quelquefois l'agacer. Par moments, sa bienvenue à +Mauchline ne devait pas différer beaucoup de celle qui fête le soldat +ou le marin, lorsqu'ils rentrent gradés dans leur village. Et quand +le bruit de son arrivée se fut répandu, les amis lui vinrent de tout +le pays, d'Ayr, de Kilmarnock, de Tarbolton, d'Irvine, de Maybole, des +fermes et des moulins, de toutes parts. Les voitures et les chevaux se +pressaient sur la route de Mossgiel. On affirmerait presque sans +hésitation que ces jours-là furent heureux pour Burns. Mais que c'est +une oeuvre périlleuse de vouloir reconstruire des caractères et qu'il +y a dans les coeurs de replis qui déjouent toutes les vraisemblances! + + * * * * * + +Dès son arrivée, Burns se rendit chez les Armour. Le prétexte ou le +motif fut d'aller voir sa fillette qui, selon le partage des jumeaux, +était restée avec la mère. Il se retrouva en face du père fanatique +qui l'avait presque chassé du pays et de la femme qui l'avait +abandonné. Il avait beaucoup souffert par eux deux; eux aussi, sans +doute, avaient souffert par lui. L'entrevue ne laissait pas d'être +gênante pour tous. On comprend que Jane, en lui apportant l'enfant, +ait tourné ses yeux noirs vers lui d'un air contrit; mais on +comprendrait aussi que le vieux maître maçon fût resté ce qu'il +s'était montré, austère et intraitable; cela du moins lui eût fait un +caractère. Il n'en fut rien. Burns trouva toute la famille humble, +obséquieuse. Il en fut révolté; cela n'a rien de surprenant. Mais en +même temps, cette montée de colère amenait à la surface bien d'autres +choses qui étaient dans son âme. Et voici ce qu'il écrivait: + + «Si quelque chose avait manqué pour me dégoûter de la famille + Armour, leur basse, servile soumission y aurait suffi. + + Donnez-moi une âme comme mon héros favori, le Satan de Milton. + + Salut, horreurs! salut, + Monde infernal! et toi très profond enfer, + Reçois ton nouveau possesseur! un être qui apporte + Une âme que ne peuvent changer ni _lieu_, ni _moment_. + + Je ne puis asseoir mon esprit. Le fermage est la seule chose dont + je sache quelque chose, et le ciel là-haut sait que je n'y + entends pas grand'chose; je ne puis, je n'ose m'aventurer dans + des fermes telles qu'elles sont. Si je ne me fixe pas, je + partirai pour la Jamaïque. Si je restais à la maison, dans cette + situation indécise, je ne réussirais qu'à dissiper ma petite + fortune et à dilapider ce qui, dans ma pensée, doit être pour mes + enfants la compensation de la tache que j'ai mise sur leur + nom[711].» + + [Note 711: _To James Smith_, 14th June, 1787.] + +Et une semaine plus tard il écrivait, en des termes plus véhéments +encore, une autre lettre, dans laquelle les pénibles pensées de la +première se déploient et s'exaspèrent. C'est une véritable profession +de misanthropie. + + «Je n'avais jamais, mon ami, considéré le genre humain comme très + capable de quelque chose de généreux; mais la morgue des + patriciens d'Édimbourg et la servilité de mes frères plébéiens + (qui peut-être me regardaient de travers, il y a quelque temps) + depuis que je suis revenu chez moi, m'ont presque complètement + fait prendre mon espèce en dégoût. J'ai acheté un Milton de poche + et je le porte continuellement avec moi, afin d'étudier les + sentiments, l'indomptable magnanimité, l'intrépide, inflexible + indépendance, l'audace désespérée et le noble défi à la + souffrance de ce grand personnage, Satan. Il est vrai que j'ai, + pour le moment, un peu d'argent comptant; mais j'ai peur que + l'étoile qui a jusqu'ici versé ses rayons malins et destructeurs + de tout dessein, en plein sur mon zénith, j'ai peur, dis-je, que + cette funeste planète, dont l'influence est si redoutable pour la + tribu des rimeurs, ne soit pas encore sous mon horizon. Le + malheur épie le sentier de la vie humaine; l'âme poétique se + trouve misérablement déplacée et incapable dans la voie des + affaires. Ajoutez à cela que d'imprévoyantes folies, de fous + caprices, comme autant d'_ignes fatui_ m'entraînant sans cesse + hors de la droite ligne du calme et de la mesure, font flotter + leurs lueurs trompeuses devant les yeux du pauvre barde fixés en + l'air, jusqu'à ce que, crac! «il tombe comme Satan, hors de toute + espérance». Dieu fasse que ceci puisse être une fausse peinture + en ce qui me concerne; mais si cela n'était pas, je compterais + peu sur le genre humain. Je veux clore ma lettre par le tribut + que mon coeur me conseille de vous donner. Les nombreux liens de + relations et d'amitié que j'ai ou crois avoir dans la vie, je les + ai tâtés d'un bout à l'autre, et, maudits soient-ils, ils sont + presque tous d'une contexture si fragile que je suis presque sûr + qu'ils ne résisteraient pas au souffle de la moindre brise de + fortune adverse[712].» + + [Note 712: _To William Nicol_, 18th June, 1787.] + +Quel langage est-ce là? Qu'il sonne étrangement! Byron n'a rien de +plus byronien, rien de plus arrogant et ténébreux. Au point de vue +littéraire, cette page est même une curiosité: on dirait un +avant-coureur de la littérature sulfureuse, du ricanement sardonique +et satanique. Mais ce n'est pas ce côté extérieur qui importe ici. Eh +quoi! Pas un mot de la joie du retour, pas un signe d'attendrissement +pour les siens, les amis retrouvés, les lieux mêmes revisités? Rien +que de la dureté et du dénigrement! Et pour quelle cause cette +attitude d'archange foudroyé, pourquoi tout ce fracas de révolte? +Parce que quelques paysans, éblouis par sa gloire, lui ont montré trop +de prévenance? Futile, ridicule, presque haïssable excuse! Qu'est-ce +que cette nouvelle façon de se ravilir à la mesure d'autrui? À quelle +faiblesse est abandonné le coeur qui dépend de la conduite des autres +et qui attend leur bonté pour avoir la sienne? Burns n'était pas +habitué jusqu'à présent à prendre son mot d'ordre ailleurs qu'en +lui-même. Combien valaient mieux les affolements de l'année dernière! +Il était malheureux alors; sa colère du moins s'en prenait à des +faits, ses imprécations s'adressaient à la cruauté du destin. Ah! +Pauvre Robert Burns! Pauvre ami! quel chemin tu as fait vers le +découragement, vers l'aridité du coeur! Tu produis l'amertume dont tu +es empoisonné; cette ivraie de haine et de mépris sort de toi. Ce +mécontentement des autres est le mécontentement de toi-même. «Tu bois +l'eau de ta citerne» dit la Bible. Ton âme naguère était plus mâle et +plus saine, elle est malade maintenant et presque méchante. Tu vois +bien, tu vois qu'il y a souvent des bienfaits dans la pauvreté, qu'il +ne fallait pas regretter les jours misérables, que la _Vision_ avait +raison! Tu es monté en honneurs, en biens; tu es un des hommes +célèbres de ton pays et voilà ce que contient ton coeur! Hélas! Que la +fortune fausse d'âmes en y tombant! Que de vases se fendent quand des +pièces d'or y sont jetées! + +Cette explosion a stupéfié et déconcerté les biographes de Burns. +Quelques-uns n'en parlent pas. Carlyle, si pénétrant d'ordinaire et si +ferme à saisir les instants révélateurs, n'en fait pas mention. +D'autres s'y arrêtent, s'en étonnent et avouent leur impuissance à +l'expliquer, «À ce moment précis, dit Alexandre Smith, il est assez +difficile de comprendre d'où venait cette amertume qui monte et sourd +dans presque chaque lettre que Burns écrivait[713].»--«Il y a peu de +lettres, dit Lockhart, où plus des endroits obscurs de son caractère +apparaissent[714].» Et Chambers, en désespoir de cause, s'embarrasse +en une explication vide, énoncée dans la phraséologie un peu +prud'hommesque qui lui est familière; car c'était un très digne homme: +«mais on aurait peut-être tort de discuter cette lettre, comme autre +chose que l'effusion d'une colère transitoire d'âme, provenant de +circonstances accidentelles et passagères[715].» Il oublie qu'il n'y a +pas une, mais deux lettres, écrites à deux personnes, à assez long +intervalle, qu'il y a dans chacune d'elles un accent qui suffirait, et +que d'ailleurs le fait d'avoir acheté et de porter avec soi le Milton +indique bien une situation d'esprit persistante. C'est précisément ce +fait qui donne à ces lettres leur gravité et empêche qu'elles ne +soient prises pour des boutades. Seul, Gilfillan, dont la vue +psychologique a quelquefois une franchise et une décision +particulières, a entrevu l'importance de ce moment et a essayé d'en +deviner les causes. Ce n'est pas le seul cas, dans la biographie de +Burns, où il se trouve presque seul à toucher courageusement un +endroit douloureux[716]. + + [Note 713: Alexander Smith, _Life of Burns_, p. 20.] + + [Note 714: Lockhart, _Life of Burns_, p. 149.] + + [Note 715: R. Chambers, tome II, p. 92.] + + [Note 716: Gilfillan, _Life of Burns_, p. XLVI.] + +Il n'est pourtant pas difficile de comprendre que le retour à +Mauchline n'était que le choc qui révélait une longue altération, et +que cette âme avait été profondément détériorée par son séjour à +Édimbourg. Pendant une demi-année, il avait vécu d'une vie oisive et +usante à la fois. Il avait voulu paraître tout ce qu'il était, à +heures fixes et presque sans repos. Sous cet effort, il avait trouvé +la fatigue, la satiété, le mécontentement de soi-même et des autres, +parce qu'il avait rencontré ce grand chagrin très funeste, d'être +dissatisfait et humilié de sa situation. Pendant ces six mois, quel +mouvement fécond ou généreux, quel travail, quel essai avait traversé +son esprit? Rien, que des sentiments amers, nés de l'ivresse +malfaisante des éloges. Il s'était fait lentement en lui un sourd +travail de déséquilibre, de désaccord avec la vie, qui peu à peu avait +faussé son âme. Il lui aurait fallu, à sa sortie d'Édimbourg, une +influence salubre, et on a vu qu'elle lui avait manqué. Quand il +rentra chez lui et qu'il s'agit de redevenir son ancien lui-même, +l'écart se révéla tout à coup. Il ne s'ajustait plus à sa vie +antérieure; et comme cette altération s'était produite, non par une +marche vers le mieux et un progrès sur lui-même, mais par une +déformation, une perversion, ce désaccord était douloureux. Dans le +premier cas, son existence passée serait restée le fondement et le +soutien de sa personnalité accrue; c'était un développement organique. +Mais il n'y avait ici rien de semblable; il portait à faux sur son +ancienne vie. C'est pourquoi ce retour le faisait souffrir, et cette +souffrance faisait crier toutes les irritations accumulées à +Édimbourg. Son corps, enflammé par les excès du voyage et probablement +par les réceptions de sa rentrée à Mauchline, ajoutait sa brûlure et +sa fièvre à cette aigreur de l'esprit. Tout conspirait, par la faute +de Burns comme par celle des circonstances, à former cette détestable +condition d'âme. + +Il y a, à travers tout cela, des révélations qui jettent un jour cruel +dans l'âme de Burns, disons plutôt dans l'âme de Burns telle qu'elle +était alors. Cette crise, à y regarder de près, est moins pénible par +elle-même que par l'absence ou l'insuffisance de certaines choses, +qu'elle implique. Elle n'a été possible que parce qu'en retrouvant la +vieille maison, la vieille mère, Burns n'a point ressenti la commotion +puissante de joie et d'attendrissement, qui eût chassé les mauvais +démons. Tout au moins ce qu'il en éprouva ne fut pas assez doux et +assez fort pour remplir son âme et la garder des sentiments acerbes. +Si en ces jours-là, il a appartenu à l'amertume et s'il a été +appréhendé par des passions périlleuses, c'est qu'il n'avait pas donné +assez de lui-même à la tendresse, là où elle était légitime, et où +elle était due. Oui! on souhaiterait que, pendant un instant, il ait +tout oublié et se soit livré entièrement aux bonnes joies du retour. +Et ce n'est pas une excuse que l'attitude de ses ennemis. S'ils +étaient maintenant obséquieux, les estimait-il donc auparavant pour +que ce changement de conduite lui inspirât autre chose qu'une +différence de mépris? Sûrement, il a manqué ici je ne sais quoi +d'insaisissable. Ce n'est pas qu'il ait failli à agir comme il devait +le faire envers sa famille. C'est quelque chose d'intérieur qui a fait +défaut. Il n'a pas eu assez chaud au coeur. + +La malfaisance de ce moment trouble n'est pas épuisée. Certains états +d'âme renferment le germe d'actes irréparables qui en paraissent +éloignés et pourtant en dépendent; ils nous préparent presque +inévitablement à des fautes qui eu sont à la fois la conséquence et la +punition. C'est ce qui arriva à Burns. Pendant ces jours désemparés, +il revit Jane Armour. Ce qu'elle fut envers lui, il n'est peut-être +pas difficile de l'imaginer: à moitié confuse de sa conduite, un peu +froide, avec cette réserve engageante que les plus simples savent +trouver, et surtout avec ces aveux, cette reconnaissance de ses torts, +ces accusations de soi-même, qui prennent les devants sur les +reproches et les laissent désarmés, gauches, presque gênés. Du côté de +Burns, il pouvait y avoir quelques traces de la première affection et, +sous des frémissements de l'ancienne colère, l'attrait mal détruit des +rencontres d'autrefois, je ne sais quelles obscures et profondes +réminiscences des sens, qui coulent mélangées au sang lui-même. Mais +que de motifs il avait pour écraser ces sollicitations du passé! Il +avait été abandonné par cette femme; il devait la trouver moins +séduisante, car son idéal féminin s'était modifié; il était incertain +du lendemain puisqu'il parlait encore de la Jamaïque[717]; il avait +besoin de toute sa liberté. Il eût vaincu peut-être les tentations +d'un moment, s'il les avait rencontrées l'âme saine et nette. Mais il +portait en lui un esprit de défi et d'insouciance, je ne sais quelle +hardiesse désespérée, un besoin de tout braver, de tout risquer, avec +un «Bah! qu'importe!», peut-être même la pensée mauvaise d'une +revanche et le désir d'avoir le dernier mot. Les rencontres +d'autrefois recommencèrent, sans la sincérité de la passion d'un côté, +sans l'excuse de l'ignorance de l'autre, et des amours reprirent, +diminuées, avec les arrière-pensées, les gênes soudaines, les +souvenirs qu'on voudrait chasser, les paroles arrêtées au bord des +lèvres et trop comprises sans avoir été dites, les réticences, et +l'intolérable sentiment d'un passé meilleur, toutes les misères des +passions déchues. + + [Note 717: _To James Smith_, 11th June, 1787.] + +Il est hors de doute que ses nouvelles relations avec sa maîtresse +n'étaient qu'une oeuvre de légèreté, d'oisiveté ou de jeu dangereux. +Juste en même temps, il s'amusait à une autre intrigue dont il parlait +d'un ton presque grossier et cynique. + + J'ai peur d'avoir détruit une des sources, à dire vrai, la + principale source de mon bonheur ancien, à savoir cette éternelle + propensité, que j'ai toujours eue, à tomber amoureux. Mon coeur + n'est plus embrasé d'extases fiévreuses, je n'ai plus d'entrevues + du soir dignes du paradis, dérobées aux soins continuels et à la + curiosité des habitants de ce bas monde plein de lassitude. J'ai + seulement... Cette dernière, qui est une de vos connaissances + éloignées, a une jolie tournure et des manières élégantes, et, en + accompagnant des personnes de haut ton que vous connaissez, a vu + les parties les plus policées de l'Europe. J'ai pour elle assez + d'affection, mais ce qui m'a piqué est sa conduite au + commencement de nos relations. Je lui faisais souvent visite + lorsque j'étais à (Édimbourg) et, après avoir franchi + régulièrement tous les degrés intermédiaires entre la salutation + lointaine et cérémonieuse et l'étreinte familière autour de la + taille, je me risquai, selon ma manière insouciante, à parler + d'amitié en termes assez ambigus et après son retour à + (Harvieston) je lui écrivis dans le même style. Mademoiselle, + interprétant mes mots au delà même de mon intention, s'échappa + par une tangente de dignité et de réserve féminines, comme une + alouette qui monte dans un matin d'avril, et elle m'écrivit une + réponse qui me disait nettement mon fait. Quel immense chemin + j'avais à marcher avant d'arriver aux régions de sa faveur. Mais + je suis un vieil épervier à ce jeu-là et je lui écrivis une + réponse si froide, si mesurée et si prudente, que cela me fit + tomber mon oiseau de ses hauteurs aériennes, crac! à mes pieds, + comme le chapeau du caporal Trim[718]. + + [Note 718: _To James Smith_, June 30th 1787.] + +Ces deux intrigues étaient tellement mêlées que les quelques lignes, +dans lesquelles il avoue ne plus trouver le même plaisir aux entrevues +furtives du soir, ne peuvent se rapporter qu'à Jane Armour. Elles +confessent l'indicible désenchantement, l'indicible détresse des +amants qui essayent de ranimer un ancien amour et s'aperçoivent qu'il +est mort, que leurs coeurs sont des vases pleins de cendre et de tiges +flétries. + +Il n'est pas étonnant que ces aventures n'aient pas suffi à l'occuper. +Malgré le lien qu'il s'est créé par sa récente imprudence, il ne peut +rester en place. Il est inquiet, incapable de goûter paisiblement les +semaines de famille. La tranquillité de la maison, les promenades le +long des blés verts en cette saison, ces jours de loisir où il +pourrait écrire, faire une suite à _la Sainte Foire_ ou aux _Joyeux +Mendiants_, lui semblent fades et vides. Il est pris d'un besoin de +déplacement. Il faut qu'il aille plus loin, qu'il pousse sa jument à +travers pays, comme s'il cherchait à s'étourdir et à se fuir. + + * * * * * + +Brusquement, il part vers le nord. Il y a là un voyage ou plutôt une +rapide excursion dans les Hautes-Terres de l'ouest, dont le motif +n'est pas éclairci. Chambers et Scott Douglas pensent qu'il voulut +revoir les endroits où avait vécu la douce Mary Campbell[719]. Cela +est vraisemblable. Dans cet obscurcissement de lui-même dont il était +comme effrayé, au milieu de cette chute des souvenirs d'autrefois, il +dut se retourner éperdument, avec un élan de coeur et un besoin de +consolation, vers la plus douce, la plus pure des images passées. Elle +l'avait consolé déjà; ne le consolerait-elle pas encore, bien que +disparue? C'était le dernier refuge; souvent ce sont les plus +douloureux de nos souvenirs qui nous recueillent en fin de compte; ils +changent moins que les autres. C'était le dernier buisson vers lequel +il allait, pour voir si les fleurs du jardin abandonné de sa jeunesse +étaient toutes fanées. + + [Note 719: R. Chambers, t. II, p. 92-93.] + +Ce que furent les incidents de ce voyage, si Burns visita à Greenock +la tombe où dormait Mary, s'il essaya de voir ses parents et les lieux +où elle avait grandi, tout cela est ignoré. Ce que furent ses +sentiments reste une chose également mystérieuse. On a trouvé dans +ses papiers une pièce de vers écrite tout entière de sa main et +intitulée _Élégie sur «Stella»_. Elle était accompagnée de ces mots: +«Le poème suivant est l'oeuvre d'un infortuné fils des Muses qui +méritait un meilleur destin. Il y a beaucoup de «la voix de Cona» dans +ses notes solitaires et tristes; et si les sentiments avaient été +revêtus du langage de Shenstone, ils n'auraient pas fait tort même à +cet élégant poète[720]». Les détails s'appliquent si parfaitement à +son amour avec Mary, à l'endroit où elle était enterrée, aux +circonstances de ce voyage, qu'on peut avec toute vraisemblance +rattacher cette production à ce moment-ci. Si on se rappelle avec quel +soin il a toujours dissimulé ce passage de sa vie, on peut voir, dans +la façon ambiguë dont il parle de l'auteur, une preuve de plus que ce +poème y avait trait. + + [Note 720: Note de Burns en tête de l'Élégie.] + + Uni est l'endroit et verte la terre + D'où mes chagrins découlent; + Et profondément dort la toujours chère + Habitante, là dessous. + + Pardonne mes transports, douce ombre, + Tandis que je m'incline sur ce gazon; + Ta demeure terrestre est étroite + Et solitaire maintenant. + + Pas une pauvre pierre pour dire ton nom, + Et faire connaître tes vertus; + Mais qu'importé à moi, à toi, + La sculpture d'une pierre?... + + Aux extrêmes limites de notre île, + Baignées par la vague de l'ouest, + Touché de ton destin, un poète songeur + Est assis seul près de ta tombe. + + Pensif, il voit s'étendre devant lui + La mer vaste, illimitée; + Ses mots de deuil sont emportés + Sur la rapide brise. + + Lui aussi, la dure poussée du Destin + Irrésistiblement l'emporte; + Et le même flux rapide submergera + Le poète et sa chanson. + + La larme de pitié qu'il répand + Il ne la réclame pas pour lui; + Que ses pauvres restes soient seulement couchés + Dans une tombe obscure. + + Son coeur usé de chagrin, avec une joie vraie, + Recevra le coup bien venu; + Sa harpe aérienne reposera relâchée + Et muette comme le roc. + + Ô ma chère vierge, ma Stella, quand + Cette vie malade se clora-t-elle; + Quand conduira-t-elle le barde solitaire + À son repos désiré?[721] + + [Note 721: _Elegy on Stella._] + +Ce qu'il y a de certain, c'est que, s'il rencontra dans ce pèlerinage +de déchirantes émotions, il n'y apporta point le recueillement et le +retour sur soi-même, qui l'auraient rendu salutaire et touchant. +Jamais son âme n'avait été plus désemparée. On a peu de renseignements +sur lui, pendant ces quelques semaines, et il n'y en a pas un qui ne +rapporte un acte de colère, d'excès, presque de folie. Il écrit à son +ami Robert Ainslie, qu'il fait un tour à travers «un pays où des +ruisseaux sauvages trébuchent sur des montagnes sauvages, faiblement +garnies de troupeaux sauvages, qui nourrissent maigrement des +habitants aussi sauvages»[722]. Dans la bourgade d'Inverary, trouvant +l'auberge occupée par des hôtes du duc d'Argyle, il entre en fureur et +écrit, avec un diamant qu'il portait au doigt, une épigramme sur les +vitres de l'auberge. + + [Note 722: _To Robert Ainslie_, June 28th 1787.] + + Il n'y a rien ici qu'orgueil des Hautes-Terres, + Et saleté et famine des Hautes-Terres; + Si la Providence m'a envoyé ici, + C'était qu'elle m'en voulait à coup sûr[723]. + + [Note 723: _The Bard at Inverary._] + +Il est vrai qu'Inverary, à en juger d'après son état actuel, devait +être un triste trou. Et même c'en était un sûrement; Smollett disait: +«Inverary n'est qu'une misérable ville, bien qu'elle soit +immédiatement sous la protection du duc d'Argyle qui est un puissant +prince dans cette partie de l'Écosse»[724]. Elle avait, plus encore +qu'aujourd'hui, l'air d'une dépendance du château. + + [Note 724: Smollett, _Humphry Clinker_, J. Melford, Sept. + 3.] + +À quelques jours de là, on tombe sur une scène qui est un échantillon +des réceptions par lesquelles on fêtait le passage du poète. C'est une +partie d'ivrognerie générale, à la mode du temps. Elle est complète, +avec ce symptôme caractéristique qui saisit les ivrognes de tous pays, +à une certaine heure: un inexplicable et irrésistible besoin d'aller +voir lever le soleil, le verre à la main, et de boire à sa santé. Ces +gens-là n'y allaient pas de main morte; c'est encore Smollett qui dit: +«Les gentlemen sont si aimables envers les étrangers qu'un homme +court risque de la vie, à cause de leur hospitalité[725].» + + [Note 725: Smollett. _Humphry Clinker_, J. Melford, Sept. + 3.] + + «À notre retour, dans la demeure hospitalière d'un gentilhomme + des Hautes-Terres, nous tombâmes en joyeuse compagnie et dansâmes + jusqu'à ce que les dames nous quittassent, à trois heures du + matin. Nos danses n'étaient point de ces mouvements insipides et + cérémonieux de France ou d'Angleterre; les dames chantaient, + comme des anges, des chansons écossaises, par intervalles; puis + nous voilà partis à danser _Bob sur le traversin_, + _Tullochgorum_, _Loch Erroch-side_, etc., tout comme des mites + qui se jouent ainsi qu'une poussière dans le soleil, ou des + corneilles qui annoncent l'orage un jour de moisson. Quand les + chères fillettes nous eurent quittés, nous fîmes cercle autour du + bol, jusqu'à cette brave heure de six heures du matin, sauf + pendant quelques minutes où nous sortîmes pour offrir nos + dévotions à la glorieuse lampe du jour apparaissant au-dessus du + haut sommet de Ben Lomond. Nous nous mîmes tous à genoux, le fils + de notre digne hôte tenait le bol, chacun de nous avait un verre + plein à la main, et moi, faisant office de prêtre, je répétai + quelques folies rimées, dans le genre des prophéties de Thomas le + Rimeur, je suppose. + + Après un court rafraîchissement procuré par les dons de Somnus, + nous passâmes la journée sur le Loch-Lomond et arrivâmes à + Dumbarton dans la soirée. Nous dînâmes chez un autre brave homme + et, par conséquent, nous poussâmes la bouteille: quand nous + sortîmes pour remonter sur nos chevaux, nous nous trouvâmes «non + pas très gris mais un peu gais tout de même». + +Une scène d'ivrognerie? En voilà deux bien comptées, à moins qu'on ne +trouve que c'est la même qui se continue; ce serait peut-être la +vérité. + +Ces coups de boisson entraînaient avec eux d'autres extravagances de +toute espèce. Il apportait dans cette surexcitation le même besoin de +s'étourdir et cette fureur de défi qui l'agitaient depuis quelque +temps. En sortant de cette seconde séance, à demi-gris, il voit passer +sur son chemin un highlander monté sur son bidet. Sans aucune +provocation et uniquement pour le principe de n'être pas dépassé par +un highlander, il lance sa Jenny Geddes. Voilà une course endiablée +qui commence entre cet ivrogne et le têtu que semble avoir été ce +montagnard. À travers des chemins dégringolants et caillouteux, les +deux fous se poursuivent, se pressent, se bousculent, l'un tapant sa +jument avec son fouet, l'autre son cheval avec son licol; si bien que +tout à coup le highlander et son bidet, Burns et sa rosse s'abattent, +culbutent tous ensemble et roulent les uns sur les autres. +Heureusement ils s'en relevèrent sans rien de brisé, protégés par la +faveur de la divinité spéciale à ces sortes d'aventures. + + «Mes deux amis et moi-même chevauchions paisiblement le long du + Loch quand passa au galop un homme des Hautes-Terres, sur un + cheval assez bon, mais qui n'avait jamais connu les ornements du + cuir ou du fer. Nous fûmes indignés d'être dépassés par un homme + des Hautes-Terres et nous voilà partis du fouet et de l'éperon. + Mes compagnons, bien qu'ils eussent l'air assez bien montés, + restèrent tristement en arrière: mais ma vieille jument, Jenny + Geddes, une de la famille de Rossinante, s'acharna à dépasser le + highlander, en dépit de tous les efforts qu'il faisait avec son + licol de crin. Juste au moment où j'allais le dépasser, Donald + détourna son cheval comme pour traverser devant moi et m'empêcher + de passer; à ce moment son cheval s'abattit et lança le derrière + sans culottes de son cavalier dans une haie émondée; Jenny Geddes + tomba par dessus tout, et moi-même, le poète, entre elle et le + cheval du highlander. Jenny Geddes passa sur moi avec tant de + respect et de précautions que les choses ne tournèrent pas aussi + mal qu'on aurait pu s'y attendre. J'en sortis avec quelques + coupures et meurtrissures et une parfaite résolution d'être un + modèle de sobriété à l'avenir[726].» + + [Note 726: _To James Smith_, June 30th 1787.] + +Voilà un spécimen de ces journées de voyage. Comment résister à cette +vie-là? Semaines infernales, désastreuses pour cette nature emportée, +elles brûlaient et gaspillaient ses meilleurs jours, ses meilleures +forces, dans des scènes de soûlerie grotesque et presque répugnante, +surchauffant une constitution déjà dévorée par sa propre violence. Il +sort de tout ceci la peine qu'on éprouve lorsqu'on aperçoit, dans la +vie d'un ami, les excès passagers et espacés se rapprocher, se +joindre, prendre peu à peu la continuité, la stabilité d'un vice. Il +rentra à Mauchline, écloppé, couvert de contusions et de déchirures +par tout le corps, tirant l'aile et traînant le pied. C'était le seul +résultat de ce voyage, qui pouvait être si poétique et si fécond. Il +avait été indigne du pur souvenir de sa jeunesse qu'il avait été +chercher. + + * * * * * + +Les avaries avaient été plus graves qu'il ne lui avait plu de le dire +sur le coup. «J'ai la peau si remplie de meurtrissures et de blessures +que je serai au moins quatre semaines avant d'oser m'aventurer dans un +voyage à Édimbourg[727].» Il passa ce temps à Mauchline, dans +l'oisiveté, l'ennui et l'incertitude, car tout cela se lit dans ses +aveux. + + [Note 727: _To John Richmond_, 7th July 1787.] + + Je n'ai encore rien arrêté en ce qui concerne les choses + sérieuses de la vie. Je suis, exactement comme d'habitude, un + pauvre diable qui rimaille, va à la loge maçonnique, tâtonne, est + sans but et oisif. Cependant je prendrai bientôt une ferme + quelque part. J'allais dire: «et une femme aussi»; mais cela ne + sera jamais mon heureux sort. Je ne suis qu'un cadet du Parnasse + et, comme les autres cadets des grandes familles, j'ai le droit + d'avoir des intrigues si je consens à courir tous les risques, + mais il ne faut pas que je me marie[728]. + + [Note 728: _To James Smith_, June 30th 1787.] + +Ainsi il ressort de tous côtés combien il valait moins à ce retour à +Mauchline que lors de son départ. Et toute cette analyse, si pénible, +d'un moment mal élucidé de sa vie et capital par ses révélations se +défend d'être un jugement et un blâme de l'homme. Elle ne veut être +autre chose qu'un examen et une notation rigoureux d'états déterminés +dans une âme par des circonstances inéluctables. Ce furent là de +mauvais moments d'une vie qui a été bonne, en somme, les vacillements +d'une nature généreuse, les faiblesses, disons mieux, les souffrances +d'un coeur au-dessus de la plupart des coeurs humains. Mais il n'avait +pas, par religion ou par stoïcisme, le mur d'airain et de diamant qui +met à l'abri des dégâts et des détériorations de la vie. + +Il flâna de la sorte, à Mauchline, pendant près d'un mois, sans guère +produire rien que la longue lettre autobiographique au Dr Moore, qui +est un document précieux pour l'histoire de ses premières années. À la +fin de Juillet, il repartit pour retourner à Édimbourg. Sans doute, +son départ fut triste, d'une tristesse qui n'était pas uniquement +celle des séparations. Les siens, Gilbert surtout, et peut-être aussi +la vieille mère, avaient dû s'apercevoir de l'amertume et de la +détresse, qui s'étaient abattues en lui. Ils n'en devinaient pas les +causes; mais ce n'était plus là leur Robert d'autrefois; il était plus +sombre, plus âpre, plus brusque. Qu'avait-il donc? La joie de sa +renommée n'était plus pour eux aussi pure; quelque chose la gâtait, +dans ces coeurs qui l'aimaient. La confiance en l'avenir n'était plus +paisible; des appréhensions la traversaient. Quant à lui, il emportait +son amertume encore accrue. Il partait de ce séjour, qui aurait dû le +vivifier et le retremper, las et mécontent de lui-même, gardant de ces +lourdes équipées un esprit encrassé de grossièreté et de dégoût, un +corps harassé d'excès et miné de fatigue intérieure. Sûrement, il +avait sujet d'être affecté! S'il était donné aux hommes de vanner les +jours passés et de voir clairement ce qui leur en reste, il n'aurait +trouvé que peu de bon grain laissé de ce voyage dont il se promettait +tant. Pas une pièce de vers, pas d'impression et, ce qui est plus +profond, pas même un peu de vie sincère et saine! Tout parti au vent, +dispersé en paille folle et en poussière! Et s'il avait pu pénétrer +les jours futurs, qu'il eût été plus triste encore! Il avait été boire +aux sources vives de sa jeunesse, d'une bouche desséchée qui n'en +pouvait plus goûter la fraîcheur. À jamais elles étaient éteintes en +lui la gaîté, la clarté d'autrefois! À moins d'une influence +bienfaisante qui apporte le salut, il n'aura jamais plus la même âme; +il n'aura plus que des moments de son âme ancienne. + + * * * * * + +Il arriva à Édimbourg le 7 août 1787. Sa rentrée fut peu gaie. La +ville était déserte; toute cette population de professeurs, de +juges, d'avocats, était partie en vacances. En outre, il était attendu +par des embarras dont la pensée n'avait pas été sans influence sur son +humeur morose de ces derniers temps. Une fille du marché aux herbes, +nommée Jenny Clowe, enceinte de lui, avait obtenu contre lui un mandat +de prise de corps, désigné sous le titre de _in meditatione +fugæ_[729]. Une semaine après son arrivée, on le voit acculé dans +cette impasse, livré à lui-même dans cette solitude, découragé, +désorienté, désemparé et réduit à s'abrutir en buvant. + + [Note 729: R. Chambers, t. II, p. 105.] + + Cher Monsieur--me voici--c'est tout ce que je puis vous dire d'un + être inexplicable comme moi. Ce que je fais, aucun mortel ne peut + le dire; ce que je pense en ce moment, moi-même je ne saurais le + dire; ce que je dis d'habitude ne vaut pas la peine d'être + répété. L'horloge sonne justement: un, deux, trois, quatre... + douze avant midi, et me voici assis ici, dans l'attique _alias_ + galetas, avec un ami à la droite de mon encrier--un ami dont je + vais mettre la bonté à l'épreuve, à la fin de cette + ligne--là!--merci!--un ami, mon cher Mr Laurie, dont la bonté me + fait souvent rougir; un ami qui a plus du lait de la tendresse + humaine que toute la race humaine mise ensemble et, ce qui est + hautement en son honneur, qui est particulièrement l'ami des + malheureux dénués d'amis, aussi souvent qu'ils se trouvent sur + son chemin; en un mot, Monsieur, il est, sans alliage, un + philanthrope universel et son nom bien-aimé est--une bouteille de + bon vieux porto[730]. + + [Note 730: _To Archibald Laurie_, 14th August 1787.] + +Ce galetas, avec cette bouteille de porto sur la table et ce pauvre +poète accablé, ricanant et buvant, est une chose navrante. Ce bout de +lettre est tout un tableau cruel qu'on dirait fait pour fournir un +sujet à Hogarth. Il se tira d'affaire cette fois, probablement en +donnant caution ou en versant une somme d'argent. On a retrouvé le +papier qui le libérait de ce mandat ainsi racheté; il est daté du +lendemain de la lettre précédente. Burns le porta longtemps sur lui à +en juger par l'usure; il y avait écrit au crayon deux vers obscènes, +refrain d'une vieille chanson[731]. C'était, avec des détails plus +communs, la même aventure que celle qui avait failli l'envoyer en +prison un an auparavant. Ce n'était pas la seule qui pût l'inquiéter à +Édimbourg, car il avoua plus tard avoir connu «dans la Cowgate une +garce des Hautes-Terres qui lui a donné trois bâtards d'un coup[732].» +Malheureusement pour lui ce n'était pas le dernier de ces épisodes. + + [Note 731: Scott Douglas, tom. IV, p. 261.] + + [Note 732: _To George Thomson._ Lettre XXV.] + + +VOYAGE DANS LES HIGHLANDS, IMPRESSIONS HISTORIQUES ET PATRIOTIQUES. + +Aussitôt dégagé de ces embarras, il entreprit un voyage dans les +Hautes-Terres. Dans l'état d'esprit où il était, tout valait mieux que +de demeurer à Édimbourg, en face de lui-même. Il était à ce stade de +prostration, d'abandon et d'indifférence de soi-même, où une secousse +est nécessaire. + +Il devait partir en compagnie d'un de ses amis de l'hiver précédent, +William Nicol, maître de latin à la High School d'Édimbourg, l'école +où presque tous les garçons de la ville commençaient leur éducation +avant d'entrer à l'Université. Ce Nicol était un singulier compagnon +avec qui se mettre en route[733]. Ce n'est pas qu'il manquât de +qualités. Sa vie était sortie d'un rude vouloir. Fils d'une pauvre +paysanne veuve, il avait reçu sa première éducation et les éléments du +latin d'un maître d'école ambulant, nommé John Orr, qui s'était +instruit tout seul et, incapable de se fixer nulle part, menait une +vie de pédagogue nomade. Encore gamin, Nicol avait ouvert une école +dans la chaumière de sa mère; mais il fallait que celle-ci fût +toujours là; quand elle avait le dos tourné, maître et élèves +pillaient l'armoire. De ces débuts, si caractéristiques encore de +l'éducation écossaise, il était arrivé à suivre les cours de +l'Université d'Édimbourg et à se distinguer. Il était devenu un +latiniste remarquable. C'était un esprit solide, âpre, fort, rétentif, +semble-t-il. Il avait un coeur chaud et emporté. «Il eût été n'importe +où pour aider les vues et les désirs d'un ami, mais quand la basse +jalousie, la ruse ou la tricherie égoïste se montraient, son esprit +s'enflammait jusqu'à la fureur et la démence[734].» Avec ces qualités, +il était grossier, vaniteux, brutal, cynique, colérique et ivrogne. Il +était resté un paysan inculte et rugueux; son cerveau avait acquis des +connaissances sans en être modifié. C'était un de ces pédants en qui +le savoir se tourne en orgueil et cet orgueil en cynisme. C'était un +cuistre dans un rustre. Il avait des colères de taureau. Il malmenait +et battait ses élèves. C'est lui qui faisait mettre en rang des élèves +qu'il avait à fouetter, quelquefois une douzaine. Quand tout était +prêt, il envoyait un message aimable à son collègue Mr Cruikshank pour +l'inviter «à venir entendre son orgue». Cruikshank présent, il +commençait à administrer une flagellation rapide, en montant et en +descendant ce singulier clavier, «il tirait des patients, dit +Chambers, une variété de notes que, s'il avait été un musicien plus +savant, il aurait probablement appelée une _bravura_». Il faut dire +que c'étaient les habitudes scolaires et que, à l'occasion, Cruikshank +lui rendait la pareille[735]. Un jour Nicol frappa le recteur de +l'école. Celui-ci était alors le docteur Adam, homme excellent, +respecté, «si consciencieux, si patient, si aimable, si candide[736],» +dont ses élèves conservaient tous un souvenir attendri. C'est lui qui +sur le point d'expirer, n'ayant pas perdu le goût de ses classes, dit: +«Il commence à faire noir, mes enfants, nous finirons l'explication +demain[737].» C'était la nuit de la mort. Il fallait être une brute +furibonde pour lever la main sur cet être inoffensif. Dans sa +tranquille mansuétude, le docteur Adam était prêt à pardonner à Nicol; +il lui écrivit pour lui rendre des excuses faciles[738]. Buté dans sa +dure opiniâtreté, Nicol refusa et dut quitter l'École. Il gagna sa vie +à donner des leçons de latin et à traduire en latin les thèses des +étudiants en médecine. Il mourut en 1797 des suites de son +intempérance habituelle. Tel était le compagnon de voyage de Burns. +«Qu'un homme se garde de tenir compagnie avec des personnes colériques +et querelleuses, car elles l'engageront dans leurs propres querelles» +dit Bacon dans son _Essai sur les Voyages_. Burns était mal tombé; il +se comparait lui-même, avec Nicol à ses côtés, à un homme qui +voyagerait avec un tromblon chargé et armé[739]. Nicol, avec l'amour +du paradoxe, le dénigrement et le mécontentement qui se trouvent chez +les gens de son espèce et qui ne sont que les diverses provenances +d'un orgueil aigri, était un jacobite fougueux[740]. C'est un point à +noter, car il contribua peut-être à la physionomie et aux résultats du +voyage. + + [Note 733: Voir sur ce Nicol, le portrait qu'en trace + Currie, _Life of Burns_, p. 41-42.--Pour les détails + biographiques voir _The History of the High School of + Edinburgh_, by William Steven. D. D., appendix VI, p. 94.] + + [Note 734: W. Steven. _History of the High School._] + + [Note 735: R. Chambers. _Domestic Annals Scotland_, tom. + III, p. 223.] + + [Note 736: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 4.] + + [Note 737: Id., p. 213.] + + [Note 738: R. Chambers, tom. II, p. 207, en note.] + + [Note 739: R. Chambers, tom. II, p. 207.] + + [Note 740: _Lettre du Dr Adair à Currie._] + + * * * * * + +Les voyageurs se mirent en route le samedi 25 août 1787. Ils partirent +dans une chaise de poste qu'ils avaient louée. C'était une mauvaise +condition pour un voyage de ce genre; mais il est probable que le +professeur Nicol n'était pas un cavalier fort habile. L'itinéraire, +qui s'en allait vers le Nord par Stirling, Crieff, Kenmore, +Blair-Athole, remontait jusqu'à Inverness, puis, tournant par Elgin, +Macduff et Aberdeen, redescendait le long de la côte de la mer du Nord +par Stonehaven, Montrose, Arbroath et Dundee, prenait par Perth et +Kinross et rentrait à Édimbourg en traversant le Forth. Il est inutile +de suivre Burns à travers tous les détails de son voyage, bien que le +journal qu'il en a tenu permette de le faire. Il suffit d'en dégager +les impressions qu'il y a rencontrées, celles qui ont pu être des +acquisitions pour son esprit, de voir ce qu'il en a rapporté de +poésie. + +À sa sortie d'Édimbourg, la route que les deux voyageurs suivaient +entre dans une région semée de souvenirs historiques. Burns en fut dès +les premiers pas saisi. Quelques heures seulement après le départ, il +aperçut les ruines du château de Linlithgow, l'ancienne résidence de +la royauté écossaise. Avec ses tours démolies, ses pignons ébréchés, +ses murailles sans toiture et trouées de baies vides, sa fontaine +délabrée au milieu du quadrangle envahi par l'herbe, son air +d'écroulement et sa situation sur le promontoire d'un petit lac +solitaire assombri par des bois, il est d'une imposante mélancolie. +Burns s'y arrêta. Il voulut voir la grande chambre, ouverte aux +vents, où naquit Marie Stuart. Il nota ce mélange de grâce et de +gravité qu'offrent ces ruines dans ce paysage délicat. «Linlithgow, un +air de grandeur rude, déchue et oisive, une situation d'un charme +rural et retiré. Le vieux palais grossier, une ruine assez belle mais +mélancolique, joliment située sur une petite élévation près de la +berge du lac[741].» À côté du palais, se trouve une église dédiée à +Saint Michel, patron du bourg, un des meilleurs spécimens de la +primitive architecture gothique en Écosse. Il la visita aussi et y +retrouva un ancien ennemi. «Une assez bonne vieille église gothique, +l'infâme escabeau de pénitence établi, à la vieille mode romaine, dans +une situation élevée. Quelle pauvre mesquine chose est un endroit de +culte presbytérien, sale, étroit, squalide, blotti dans un coin d'une +vieille grande construction papiste comme Linlithgow ou mieux encore +Melrose. Les cérémonies et l'apparat, si on les introduit +judicieusement, sont absolument nécessaires pour la masse du genre +humain, aussi bien dans les affaires civiles que religieuses[741].» +Ces réflexions ont leur intérêt. Elles montrent que Burns pressentait +un mouvement qui s'est produit plus tard, qui opère encore +aujourd'hui, dans l'église écossaise et peu à peu ramène des +cérémonies, des costumes et de la musique dans la nudité et la +sécheresse du culte presbytérien. Elles montrent aussi, et ce point +n'est pas sans importance, qu'une certaine réflexion s'alliait à ses +goûts d'artiste, pour lui faire regretter la pompe, le déploiement de +fêtes et de représentations, inséparables, dans sa pensée, de la race +royale et fastueuse dont le départ avait appauvri et décoloré la vie +écossaise. + + [Note 741: _Journal of the Highland Tour_, Saturday 6th + 1787.] + +Le lendemain, dès le matin, les deux voyageurs traversèrent le Moor de +Falkirk, célèbre par ses deux batailles. C'est là que Charles-Édouard +remporta en 1746 sur le général Hawley le dernier de ses succès. C'est +là surtout que William Wallace fut en 1298 défait par Édouard I, dans +un désastre qui étendit sur cette bruyère quinze mille corps écossais. +Dans le cimetière de Falkirk sont les tombes de deux de ses fidèles +compagnons: sir John Graham et sir John Stewart, tués tous deux dans +la bataille. Burns alla y porter un hommage qui avait quelque chose +d'une prière. «Ce matin je me suis mis à genoux à la tombe de sir John +Graham, le vaillant ami de l'immortel Wallace[742].» + + [Note 742: _To Robert Muir_, 26th August 1787.] + +Quelques heures après, il arriva dans la plaine héroïque où Bruce +livra, le 23 juin 1314, la fameuse bataille de Bannockburn et sauva +son pays. On l'a appelée le Marathon de l'Écosse. C'est un de ces noms +glorieux par qui se fait la cohésion d'une race, qui lui donnent un +coeur commun, un de ces souvenirs qui, seule chose persistante dans +l'écoulement des générations, font à un peuple une conscience et une +âme; avec une demi-douzaine de mots pareils, on crée une patrie. Burns +avait pour cette bataille une admiration singulière. + + «Indépendamment de mon enthousiasme comme Écossais, j'ai rarement + rencontré dans l'histoire quelque chose qui intéresse mes + sentiments d'homme autant que l'histoire de Bannockburn. D'un + côté, un usurpateur cruel, mais habile, conduisant la plus belle + armée de l'Europe pour éteindre la dernière étincelle de liberté + chez un peuple grandement courageux et grandement opprimé; de + l'autre côté, les restes désespérés d'une nation vaillante, se + dévouant pour sauver leur patrie saignante ou périr avec elle. + Liberté! tu es d'un grand prix en vérité et inestimable sûrement, + car jamais tu ne peux être trop chèrement achetée![743]». + + [Note 743: _To lord Buchan_, 12th Jan 1794.] + +On imagine avec quels sentiments il parcourut le champ de bataille, et +suivit sur le terrain toutes les péripéties de la journée. Il vit +l'endroit où était campée l'armée qu'Édouard II amenait lui-même, +forte de cent mille hommes, une des plus belles du moyen-âge et qui +semblait toute d'acier. C'est sur la rive droite du ruisseau du +Bannock, par lequel les deux armées étaient séparées[744]. Sur les +pentes de l'autre bord, s'étalaient les troupes écossaises, qui ne +comptaient pas plus de trente mille hommes. Le ruisseau franchi, on +foule le site même de la bataille. Voici la tourbière de Milton, sur +laquelle Bruce comptait pour défendre son aile gauche. Voici, sur sa +droite, le champ qu'il avait fait creuser de trous recouverts de +feuillages et semer de chausse-trapes[745]. Voici l'endroit où le +chevalier anglais Henri de Bohun, le reconnaissant au cercle d'or qui +ornait son casque, tandis qu'il parcourait les rangs sur un petit +poney, vint le provoquer à un combat singulier. Bruce accepta, +quoiqu'il eût entre les jambes une monture frêle et à la main une +hache de guerre seulement. Quand de Bohun arriva sur lui, lance +baissée, de tout le poids de son lourd coursier de guerre, il l'évita +en faisant tourner son petit cheval, et se dressant sur ses étriers +asséna un coup qui brisa le casque de son ennemi «comme une +noisette[746]» et fit éclater le manche de sa bonne hache dans son +gantelet de fer. C'était de bon augure. Voici le lieu où les terribles +archers anglais, qui savaient envoyer leurs flèches aux défauts des +plus fines cottes de mailles de Milan[747] et avaient gagné tant de +batailles, furent culbutés par la petite cavalerie de Bruce. Voici +l'espace où les fantassins écossais, formés en groupes compacts et +hérissés de lances, selon l'exemple récemment donné par les Flamands +à Courtrai, brisèrent l'effort de la chevalerie anglaise[748]. C'est +ici que les claymores et les haches de Lochaber besognèrent rudement. + + [Note 744: Pour la visite du champ de bataille, voir + _Shearer's Guide to Stirling_, avec le plan.] + + [Note 745: Tytler. _History of Scotland_, tom. I, chap. III, + p. 115.] + + [Note 746: Walter Scott. _Lord of the Isles._ Canto VI. + 15.--Voir aussi son récit dans ses _Tales of a Grand + Father_, chap. X.] + + [Note 747: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. II, p. + 267.] + + [Note 748: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. II, p. + 265.] + + Là on put voir, de mainte façon, + De braves faits accomplis puissamment; + Et maints, qui étaient agiles et forts, + Bientôt furent gisants sous les pieds, tout morts; + Là où tout le champ était rouge de sang! + Les armes et les habits qu'ils portaient + De sang étaient si fort souillés + Qu'on ne pouvait les reconnaître[749]. + + [Note 749: John Barbour. Presque tous les détails de la + bataille sont à l'origine fournis par le poème épique du + vieux poète sur Robert Bruce. On en trouvera des extraits, + qui permettent de reconstituer la scène de Bannockburn, dans + _Poets and Poetry of Scotland_ de James Grant-Wilson, et + surtout dans le _Book of Scottish Poems_ de J. Ross.] + +Voilà à gauche, un peu en arrière, _Gillies' hill_, la colline des +valets, derrière laquelle Bruce avait fait placer les bagages et la +valetaille. Au milieu de la bataille, cette tourbe vint couronner la +hauteur pour regarder de loin. Quand les Anglais, déjà ébranlés, +virent paraître cette multitude sur la ligne du ciel[750], ils crurent +que c'étaient des secours et se débandèrent. Ce fut une des plus +cruelles déroutes qui aient frappé l'orgueil anglais. Et où est la +pierre dans laquelle Bruce planta son étendard où le lion d'Écosse +frémissait dans des plis écarlates? C'est là! C'est ce bloc bleuâtre +encore percé d'un trou, _the bored stone_. Elle est consacrée par la +piété des Écossais, et on a dû depuis l'entourer d'une cage de fer, +pour empêcher qu'elle ne disparût en reliques. + + [Note 750: Hill Burton, tom. II, p. 268.] + +Tous les détails de cette journée étaient connus de Burns, car le +poème épique que le vieux John Barbour a écrit sur Bruce était, dans +des versions modernisées, un des livres répandus parmi les paysans. +Pendant cette visite, une émotion puissante le transporta. Elle vit +encore dans son journal et en soulève les notes rapides jusqu'à un ton +lyrique. + + «Le champ de Bannockburn--le trou où le glorieux Bruce a planté + son étendard. Ici nul Écossais ne peut passer indifférent. Je + m'imagine voir mes vaillants, mes héroïques compatriotes paraître + sur la colline et descendre sur les dévastateurs de leur contrée, + les meurtriers de leurs pères et--la moindre veine enflammée de + noble vengeance et de juste haine--avancer à grands pas, avec + plus d'ardeur, à mesure qu'ils approchent de l'ennemi cruel, + insultant, altéré de sang. Je les vois se réunir et se féliciter + dans ce glorieux triomphe sur le champ de victoire, se + réjouissant de leur chef héroïque et royal, de leur liberté et de + leur indépendance sauvées[751].» + + [Note 751: _Journal of the Highland Tour_, 26th August + 1787.] + +Quand il arriva auprès de la pierre sacrée, il implora le ciel pour +son pays. «Il y a deux heures, j'ai dit une fervente prière pour la +vieille Calédonie au-dessus du trou dans la pierre de schiste bleu où +Robert Bruce fixa son étendard royal sur les bords du ruisseau de +Bannockburn.[752]» Toute cette journée est chaude et enthousiaste. Les +jeunes cordes de son coeur se sont remises à vibrer. Ces heures +passées sur le champ de Bannockburn ne furent point perdues. Il n'en +sortit rien sur les lieux mêmes. Mais elles demeurèrent dans son âme, +se mêlèrent à elle, attendirent dans une fécondation latente. Plus +tard, le moindre choc, une minute propice, un rien, les réveilla et +elles donnèrent l'admirable _Ode de Bruce_ à ses soldats. John Barbour +raconte que, avant la bataille, Bruce fit proclamer que, si +quelques-uns n'étaient pas résolus à vaincre ou à mourir avec honneur, +ils avaient liberté de quitter l'armée. Mais les soldats poussèrent un +grand cri et répondirent d'une voix qu'ils voulaient attendre +l'ennemi[753]. Ce moment frappa Burns et lui inspira une ode qui +restera comme l'expression lyrique de cette victoire. + + [Note 752: _To Robert Muir_, 26th August 1787.] + + [Note 753: John Barbour. _The Bruce._] + + Écossais, qui avec Wallace avez versé votre sang, + Écossais, que Bruce a souvent conduits, + Venez! voici votre lit sanglant + Ou la victoire! + + Voici le jour et voici l'heure! + Voyez le front de bataille s'assombrir, + Voyez approcher l'armée du fier Édouard, + Les chaînes, l'esclavage! + + Qui veut être un valet et un traître? + Qui peut remplir la fosse d'un lâche? + Qui est si vil que d'être esclave? + Qu'il tourne et se sauve! + + Qui, pour le roi et la loi d'Écosse, + Veut tirer bravement l'épée de la Liberté, + En homme libre vivre, ou en homme libre tomber, + Qu'il vienne avec moi! + + Par les malheurs et les peines de l'oppression! + Par vos fils dans des chaînes serviles! + Nous épuiserons nos plus profondes veines, + Mais eux seront libres! + + Abattez le fier usurpateur! + Un tyran tombe dans chaque ennemi! + Dans chaque coup est la Liberté! + Accomplissons ou mourons![754] + + [Note 754: _Robert Bruce's march to Bannockburn._] + +La traduction ne peut rendre l'énergie brève, concentrée, la sensation +d'action qui sont dans ces vers, dont l'accompagnement serait une épée +frappant un bouclier. C'est un fragment de Tyrtée. Cette pièce est +devenue pour les Écossais une sorte de _Marseillaise_. + +En sortant du champ de bataille de Bannockburn, Burns arriva à +Stirling, dans l'après-midi de la même journée, tout vibrant de +patriotisme. Aucun lieu n'était plus propre à augmenter ces +dispositions, car aucun ne fait revivre davantage l'ancienne Écosse, +dans ses annales guerrières et son existence nationale. Stirling est +une réduction d'Édimbourg, ou plutôt c'est Édimbourg elle-même dans +ses commencements. Elle est formée de la même manière exactement: un +château-fort bâti sur un roc énorme, isolé dans la plaine, à pic de +trois côtés, et, sur un dos de terrain descendant du rocher, une +longue rue qui se répand et s'accroche aux deux pentes. Elle n'a pas +l'apparence gigantesque et dominatrice de sa grande soeur de +l'embouchure du Forth; mais elle est d'un pittoresque très fier et +très martial. Au lieu de remplir et d'écraser tout l'horizon, elle y +figure seulement et l'élargit plutôt; ce n'est pas la reine imposante +«sur son trône de rochers», mais un chevalier errant qui, dans les +lignes brusques et heurtées de son armure, traverse la plaine. + +Ses annales n'ont pas la profondeur de vie religieuse et littéraire +d'Édimbourg. Elles n'émanent pas d'elle-même, comme dans cette grande +ville où, de la fournaise d'une population ardente, sortaient les +événements et coulait l'histoire. Elles proviennent de sa situation, +car elle est la clef des Hautes-Terres; les faits dont elle garde la +mémoire se sont passés plutôt à propos d'elle et autour d'elle que par +elle. Mais elles ont un caractère particulier, et si elles sont moins +populaires, elles ont un tour plus chevaleresque et plus royal. +Stirling fut pendant longtemps le siège de la royauté. Alexandre I y +mourut en 1124, et Guillaume le Lion en 1214. Surtout elle fut la +ville des Stuarts. C'est là que vécut Jacques I, le roi-poète, l'élève +de Chaucer; Jacques II y naquit; Jacques III en fit sa résidence +favorite; Jacques IV, qui devait périr avec la fleur d'Écosse sur le +fatal champ de Flodden, y naquit en 1474; Jacques V, le père de Marie +Stuart, y passa presque toute sa vie; Marie Stuart y fut couronnée; +c'est là que Darnley lui fit sa cour; et c'est là aussi que Jacques +VI, leur fils, fut proclamé roi à l'âge de treize mois, puis élevé +sous la rude discipline du célèbre Robert Buchanan, tandis que sa mère +songeait à lui dans sa prison. C'est à Stirling que les Stuarts ont +laissé le plus de traces de leurs goûts artistiques, et placé les +quelques édifices que les troubles de leurs règnes et la pénurie de +leurs coffres leur permirent de bâtir. Jacques III y fit construire la +salle du Parlement et une chapelle royale, qui fut reconstruite par +Jacques VI. Ce palais, d'une richesse excessive et barbare, est +l'oeuvre de Jacques V.[755] Il avait épousé deux françaises: +Madeleine, fille de François I, puis Marie de Guise; il avait pris +dans son séjour en France le goût des constructions, qui fut un des +traits de la Renaissance française. Celte ornementation massive, +surchargée et grossièrement luxuriante, cette sculpture tourmentée, +déréglée jusqu'au grotesque, abondante en postures forcenées, en +contorsions, en lourds caprices, cet encombrement de figures où +foisonnent les personnages de la mythologie, de l'antiquité et de la +vie contemporaine, où Omphale, Persée, Diane, Vénus se coudoient, où +Cléopâtre avec son aspic a sa niche, le roi Jacques et sa reine leur +portrait, l'échanson et les officiers de la cour leur statuette, +pêle-mêle dans un grouillement de créatures et d'animaux innomés, ce +travail rude de la pierre, la luxure non pas élégante mais bestiale de +certains sujets, tout cela est bien la Renaissance dans des esprits +mal dégrossis et brutalement épris du beau. C'est bien l'image des +Stuarts: des âmes d'un fond encore barbare et inculte, touchées et en +partie gâtées par la corruption affinée du continent. Des légendes de +toute espèce habitent ces vieilles murailles. C'est par cette fenêtre +que Jacques II, après avoir dans une discussion frappé de deux coups +de dague le comte de Douglas à qui il avait envoyé un sauf-conduit +sous le sceau royal, fit jeter son cadavre dans la cour. Par ce +sentier qui descend derrière le château, Jacques V s'échappait, sous +des déguisements divers, pour s'informer des doléances de ses sujets +et surtout pour courir les aventures d'amour. C'était un roi galant. +Quand, dans ses expéditions, il arrivait qu'on lui demandât son nom, +il disait qu'il était «le fermier de Ballengeich», d'après le nom du +sentier. Il rencontrait ainsi toutes sortes de chances ou de mauvais +pas[756]. Sa mémoire est restée populaire un peu à la façon de celle +de notre Henri IV, et dans les recueils de chansons écossaises, il y +en a quelques-unes qu'on lui attribue et qui célèbrent ses exploits +galants. C'est ainsi que, dans ce cadre plus fait à leur taille, les +Stuarts ont laissé des souvenirs en quelque sorte plus intimes et plus +familiers. Leurs qualités revivent là mieux qu'ailleurs: leur +bravoure, leur don héréditaire de poésie, leur spontanéité de coeur, +leur remarquable effort pour établir un peu de justice en abaissant +les nobles, et là aussi revivent leurs faiblesses. En visitant le +château, Burns avait devant lui toute cette race fameuse, dans un +tableau de somptuosités, de galanteries, de faits d'audace, de vues +politiques, ramassés les uns contre les autres par la perspective du +passé. Cet éloignement, où tout ce qui fut ordinaire était effacé, lui +faisait paraître plus brillantes ces époques disparues. + + [Note 755: Sur les souvenirs historiques de Stirling et les + constructions, voir _Shearer's Guide to Stirling_.] + + [Note 756: Voir les aventures de Jacques V, dans les _Tales + of a Grand Father_ de Walter Scott, qui excellait dans ce + genre anecdotique, le chap. XXVII.] + +Mais la beauté de Stirling, c'est l'incomparable panorama qu'on +découvre de la terrasse du château. Devant une rangée de montagnes qui +barre l'horizon du côté du Nord, une vaste plaine s'étend, unie et +riche, au milieu de laquelle le Forth coule avec de grands méandres +lumineux, formant une suite de péninsules vertes qui entrent les unes +dans les autres et alternent de chaque côté du fleuve. Au dire des +voyageurs, c'est un des plus beaux paysages qu'il y ait en Europe; +c'est sûrement un des plus nobles qu'il soit possible de concevoir. +Les lignes en sont si calmes et si imposantes, les sinuosités du +fleuve sont si majestueuses, les montagnes, dans leur contour ample et +sérieux et leur couleur d'un azur foncé admirable, sont si +solennelles, qu'on dirait un grand paysage historique, dessiné par un +maître aussi fier et grave que Poussin et plus puissant que lui, pour +servir de théâtre à de grandes actions humaines. Et en vérité c'est +ici le sol épique et héroïque de l'Écosse. Sans parler de Bannockburn, +voilà l'endroit où fut le vieux pont de bois près duquel Wallace +écrasa l'armée anglaise et sauva son pays. Les noms des deux grands +défenseurs de l'Écosse sont là réunis. Qu'on se rappelle les lectures +d'enfance de Burns, et ce qu'il en dit: «la vie de Wallace versa dans +mes veines une passion écossaise qui y bouillonnera jusqu'à ce que les +écluses de la vie se ferment dans le repos éternel,» et qu'on imagine +son enthousiasme, lorsqu'il salua ces lieux pleins de la mémoire de +son héros[757]. Il contemplait ce tableau admirable, au moment du jour +où il prend toute sa majesté, sous un de ces couchers de soleil qui +sont la magnificence de l'Écosse. Quand une lumière incarnate, en même +temps légère et profonde, s'épanche du ciel et, tout en laissant aux +objets leur fond de couleur, les rassemble dans une même nuance et en +simplifie les lignes agrandies, le merveilleux paysage s'harmonise +encore davantage et reçoit une beauté auguste. Il revêt alors, tant il +se spiritualise en un accord et une unité supérieurs, une expression +presque uniquement morale, une noblesse, un prestige, qui inspirent +une sorte de respect. Ce n'est plus une suite de montagnes et de +terrains, c'est le décor solennel et l'apothéose des souvenirs qui +s'élèvent de cette plaine. C'est un moment inoubliable, et il est +certain que Burns y assista: «Je reviens juste à l'instant du château +de Stirling, j'ai vu, par le soleil couchant, la perspective +magnifique des détours du Forth qui traverse la riche plaine de +Stirling et borde la plaine de Falkirk également riche[758].» Bien +qu'il n'ait pas pu lire ce spectacle avec la précision de notation que +nous, de ce temps-ci, y apportons, il est impossible, dans l'état +d'esprit où il était, qu'il n'en ait pas ressenti la grandeur. + + [Note 757: Il avait songé et songeait peut-être encore à + écrire un poème sur Wallace. Voir la lettre _To Mrs Dunlop_, + 15th Jan. 1787.] + + [Note 758: _To Robert Muir_, 26th Aug. 1787.] + +Cette journée, avec Bannockburn le matin et Stirling le soir, était +trop pour lui. Il redescendit du château, ivre de ce singulier +patriotisme historique, la tête pleine des visions de la royauté +d'autrefois, qui hantent le vieux palais[759]. Il était dans un état +d'excitation très grand. Lorsqu'il fut rentré à l'auberge, il n'y tint +plus et, selon la singulière habitude qu'il avait prise depuis quelque +temps d'écrire sur les vitres avec le diamant qu'il avait au doigt, il +traça les vers suivants: + + [Note 759: Voir la lettre du Dr Adams à Currie. _Life of + Burns_, p. 40.] + + Ici, jadis, les Stuarts régnèrent glorieux, + Et ordonnèrent les lois pour le bien de l'Écosse; + Mais maintenant, sans toit, leur palais subsiste, + Leur sceptre est tenu par d'autres mains; + Il est tombé, en vérité, tombé jusqu'à terre, + Où les reptiles rampants prennent naissance. + La lignée malheureuse des Stuarts est partie; + Une race étrangère occupe leur trône, + Une race idiote, perdue d'honneur; + Qui la connaît le mieux la méprise le plus[760]. + + [Note 760: _Written by Somebody on the Window of an Inn at + Stirling, on seeing the Royal Palace in Ruins._] + +C'était une insulte bien gratuite à la famille régnante. C'était en +même temps une grosse imprudence. Ces vers firent plus de bruit que +Burns probablement ne s'y attendait. Ils furent copiés, reproduits et +attaqués dans des journaux. Quelques mois après, quand il fit des +démarches pour entrer dans l'excise, on les lui rappela: «J'ai été +interrogé comme un enfant sur mes affaires, et blâmé et tancé pour mon +inscription sur la fenêtre de Stirling[761].» Qui sait même le mal +qu'ils lui firent? Bien qu'il soit difficile de déterminer les +possibilités manquées, on ne peut s'empêcher de penser que, sans cet +outrage, il eût pu avoir du gouvernement une de ces pensions données +alors aux hommes de lettres, à laquelle personne n'avait plus droit +que lui, qu'il n'obtint jamais et qui eût changé sa vie. Mais pour le +moment il ne s'inquiétait pas de ces choses futures, et il continua sa +route, tout entier aux choses du passé. + + [Note 761: _To Clarinda_, 27th Jan. 1788.] + +Cette ardeur patriotique persista pendant la plus grande partie du +voyage; elle en est même la note caractéristique. De chacun des champs +de bataille qu'il visita, et ils ne manquent point sur cette route qui +pénètre dans les Hautes-Terres, Burns semble avoir rapporté de +durables impressions. Elles ne se manifestèrent pas à l'endroit et au +moment mêmes; ainsi que l'ode de Bruce, elles attendirent leur heure +d'inspiration. Mais dans ses chansons reparaissent presque tous les +noms de ces combats. + +En sortant de Stirling, près de la petite ville de Dunblane, il +rencontra l'endroit où, lors de la première révolte jacobite de 1715, +fut livrée la bataille de Sheriffmuir. Ce fut une singulière bataille. +L'armée jacobite commandée par le comte de Mar, et l'armée royaliste +sous les ordres du duc d'Argyle, étaient séparées par un renflement de +terrain qui a la forme d'une calotte sphérique très régulière, en +sorte que, en quelque point qu'on se trouve de la base, la vue est +coupée par une courbe qui semble toujours la même. Il advint que les +deux armées, invisibles l'une à l'autre, n'arrivèrent pas à se +rencontrer de front, et que chacune, cherchant l'ennemi à droite, +déborda la gauche de l'autre[762]. Il en résulta deux victoires et +deux défaites: la droite de Mar ayant enfoncé la gauche d'Argyle, et +la droite d'Argyle ayant dispersé la gauche de Mar; si bien qu'à la +fin les deux adversaires restèrent l'un en face de l'autre, surpris +d'être vainqueurs et vaincus en même temps. Ils revendiquèrent tous +deux la journée. En réalité l'avantage était resté à Argyle. Ce +dénoûment bizarre avait été célébré par une ancienne chanson, dont le +refrain rendait bien la stupéfaction des deux partis: + + [Note 762: Cette situation est très bien expliquée par Hill + Burton, _History of Scotland_, t. VIII, p. 316-20.] + + D'aucuns disent que nous gagnâmes, + D'aucuns disent qu'ils gagnèrent, + Et d'aucuns disent que personne n'a gagné du tout, homme: + Mais d'une chose je suis sûr, + C'est qu'à Sheriffmuir + Il y eut une bataille que j'ai vue, homme: + Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent, + Et ils se sauvèrent et nous nous sauvâmes, + Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent bien loin, homme[763]. + + [Note 763: On trouvera cette vieille chanson, _The Battle of + Sheriff-Muir_, dans toutes les collections de chansons + écossaises; nous la prenons dans le recueil de Whitelaw.] + +Tout en conservant un peu de la raillerie du vieux couplet, Burns +évoqua un tableau plus tragique. Ce qui semble l'avoir frappé c'est la +fureur de ces chocs, où les Highlanders, après avoir enfoncé leurs +bonnets bleus sur leurs yeux, partaient en courant, déchargeaient +leurs fusils et leurs pistolets, les jetaient et, se ruant sur +l'ennemi, tailladaient à grands coups de claymore. Il eut comme la +sensation de la rapidité, du halètement et du cliquetis de ces +rencontres sans fumée, muettes, blêmes et farouches comme toutes les +mêlées à l'arme blanche, dont les morts ont une expression haineuse et +montrent leurs dents serrées. + + «Ô venez-vous ici pour fuir la bataille + Ou garder les moutons avec moi, homme? + Ou bien étiez-vous à Sherra-Moor, + Et vîtes-vous la bataille, homme?»-- + «J'ai vu la bataille, rade et drue, + Et maint fossé coulait rouge et fumant; + De crainte mon coeur battait + D'entendre les coups, de voir par nuées + Les clans sortir des bois, en haillons de tartans, + Qui voulaient saisir les trois royaumes, homme. + + Les gars en habits rouges, avec les cocardes noires, + Ne furent pas lents à les rencontrer, homme; + Ils s'élancèrent et poussèrent, et le sang jaillit, + Et maint corps tomba, homme. + Le grand Argyle conduisait ses files, + Je crois qu'elles brillaient à vingt milles; + Ils frappèrent dans les clans comme dans des jeux de quilles, + Ils coupaient, tailladaient, les claymores tintaient, + Et à travers tout ils fonçaient et hachaient et brisaient, + Si bien que ceux qui devaient mourir, moururent, homme. + + Mais si vous aviez vu les gare en kilts + Et en culottes de tartan bigarré, + Quand, face à face, ils défièrent mes whigs + Et les fidèles du covenant. + En lignes étendues en long et en large, + Quand les bayonnettes rencontrèrent les boucliers, + Et que des milliers se ruaient à la charge, + Avec la fureur des Hautes-Terres, hors des fourreaux + Ils tirèrent leurs lames mortelles, si bien que hors d'haleine + Les nôtres s'enfuirent comme des colombes effrayées, homme. + + Ils ont perdu quelques vaillants gentilshommes, + Parmi les clans des Hautes-Terres, homme! + Je crains que mylord Panmure ne soit tué + Ou aux mains de ses ennemis, homme. + Maintenant si tu veux chanter cette double fuite; + Les uns tombèrent pour l'injustice, les autres pour le droit; + Mais beaucoup dirent bonne nuit au monde; + Dis comment, pêle-mêle, au bruit des mousquets, + Les Tories tombèrent et les Whigs vers l'enfer + S'enfuirent en troupes épouvantées, homme[764]. + + [Note 764: _The Battle of Sheriff-Muir._] + +Un peu plus haut, il rencontra le site de la bataille de +Killiecrankie. C'est une des plus populaires de l'histoire écossaise, +non pas autant par l'importance des forces qui y furent engagées ou +des événements qui y furent décidés, que par le cadre formidable du +paysage, par les circonstances qui sont caractéristiques des +rencontres entre highlanders et réguliers, et par le trépas de +Claverhouse, vicomte de Dundee, le chef du parti royaliste. La passe +de Killiecrankie, étroite et noire, pénètre tortueusement entre deux +murailles de rochers souvent à pic, dressées l'une contre l'autre. À +leurs pieds, un torrent bondit, rugit et écume en chutes et +cataractes, ou file d'un trait, sombre, sourd, lisse et luisant comme +une coulée de métal, avec un air plus dangereux encore. On pense à +ces redoutables défilés faits pour l'égorgement d'une armée. C'est au +haut de cette passe que Mackay, le général anglais, avait rangé son +armée sur un plateau étroit, entre cette gorge qu'il venait de +traverser et des pentes escarpées de montagnes[765]. Celles-ci étaient +occupées par Dundee et ses highlanders Jacobites. Se lançant sur la +déclivité du terrain, ils se ruèrent sur l'armée anglaise, avec une +force d'avalanche, et la précipitèrent dans la passe, où ils se +jetèrent pêle-mêle avec elle. Ils massacrèrent leurs adversaires +jusque parmi les rocs du torrent[766]. On montre encore _le saut du +soldat_, où un des vaincus, sentant au-dessus de ses épaules la +claymore d'un highlander, franchit un des bras du torrent d'un bond +désespéré. En quelques instants 2000 hommes furent sabrés ou noyés +dans ce gouffre. Mais le général vainqueur tomba atteint dans le geste +même de la victoire; au moment où, le bras levé, il agitait son +chapeau, une balle le frappa au défaut de la cuirasse, près de +l'aisselle[767]. Avec l'ambitieux et habile Claverhouse, tombèrent les +dernières espérances de Jacques II. Ces choses se passèrent le 24 Juin +1689. + + [Note 765: Lire, sur cette marche à travers la passe, + Macaulay, _History of England_, ch. XIII.] + + [Note 766: Voir une très claire description dans Hill + Burton, _History of Scotland_, tome VII, p. 375-83.--Un + tableau très pittoresque de la _furia_ des Highlanders dans + Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap. LVI,--et le + récit de Macaulay, _History of England_, chap. XIII.] + + [Note 767: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap. + LVI.] + +Il était peu probable que Burns parcourrait ces lieux célèbres sans en +recevoir une émotion. Et en effet on a de lui une bataille de +Killiecrankie, comme on avait eu une bataille de Sheriffmuir. + + «D'où venez-vous si brave, garçon, + D'où venez-vous si faraud, Ô? + D'où venez-vous si brave, garçon? + Avez-vous passé par Killiecrankie, Ô? + + Si vous aviez été où j'ai été, + Vous ne seriez pas si fringant, Ô; + Et si vous aviez vu ce que j'ai vu, + Sur les pentes de Killiecrankie, Ô. + + Je me suis battu sur terre et battu sur mer, + Et battu à la maison avec ma vieille tante, Ô; + Mais j'ai rencontré le démon et Dundee, + Sur les pentes de Killiecrankie, Ô. + + Le hardi Pitcur tomba dans un sillon, + Et Claverhouse reçut un mauvais coup, Ô; + Sans quoi, j'aurais repu un épervier d'Athole, + Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.[768] + + [Note 768: _The Battle of Killiecrankie._] + +D'après le ton même de ces pièces, on voit que Burns reflétait avec +justesse le sentiment écossais, que ce fût le haut enthousiasme d'une +grande action nationale comme à Bannockburn ou le défi railleur et +goguenard de rencontres moins décisives. + +Il n'est pas surprenant qu'en arrivant sur le champ de bataille de +Culloden, il ait éprouvé une émotion très poignante. C'est pour les +voyageurs les plus indifférents une promenade attristante que de +traverser cette lande marécageuse, plate et sombre. Sauf une petite +colline noirâtre, couronnée de sapins funèbres qui lui donnent un air +de cimetière, la monotone étendue brune des bruyères s'allonge de +toutes parts, a peine tachetée de quelques plaques vertes, aux +endroits où les morts furent enterrés[769]. Pour un Écossais qui sait +les détails et les conséquences de la bataille, cette tristesse du +lieu s'accroît et se précise de souvenirs et de regrets. Que de fautes +commises, dont une seule évitée eût pu changer la face et la suite des +choses! Cette vaste plaine, unie comme un champ de manoeuvres pour +l'artillerie et la cavalerie, était le pire terrain qu'on pût choisir +pour les malheureux highlanders. «Il est impossible, dit Hill Burton, +de regarder ce désert, sans un sentiment de compassion, pour +l'impuissance d'une armée de highlanders en un pareil endroit[770].» +Au dernier moment, lord George Murray avait proposé de se retirer +derrière la petite rivière de la Nairn et d'y attendre des renforts. +Si on l'avait écouté, rien peut-être n'était perdu. Et si du moins ces +malheureux avaient combattu dans des conditions ordinaires, mais non! +Toute la nuit on les a surmenés, dans une marche pour surprendre le +camp ennemi. Ils sont arrivés en vue des tentes, quand l'aurore +paraissait et que les tambours battaient le réveil[771]. Le coup est +manqué; il faut regagner les positions. Au moment où l'ennemi arrive, +ils sont tellement harassés de fatigue, minés par la faim, exténués de +sommeil et d'épuisement, qu'on est obligé de les secouer pour les +réveiller[772]. Quand ils sont rangés en bataille, les boulets ennemis +«font des sentiers» dans leurs rangs; ils sont sans cavalerie, et ont +quelques canons dont les artilleurs sont absents. Ils demandent avec +rage la permission de courir en avant; des ordres tardifs et mal +donnés les lancent par fragments, une aile avant l'autre; des +tiraillements d'amour-propre entre les clans brisent l'unité et +l'impétuosité de l'élan. Les highlanders se jettent en désordre dans +la fusillade, sur les baïonnettes des Anglais, et tombent par +tas[773]. La déroute est rapide et irrémédiable; c'est la fin du bref +et brillant roman de Charles-Édouard, la dernière des batailles où ait +palpité le coeur de l'Écosse. Et rien pour éclairer ce désastre. Sur +cette lande funeste, funèbre et farouche, pèse encore la cruauté des +vainqueurs. Des moribonds égorgés, des prisonniers fusillés ou +assommés à coups de crosse; ces masures, où des bergers avaient +recueilli des blessés, mises en flammes, les portes fermées, et +croulant sur des clameurs désespérées; ces fuyards hachés à coups de +sabre, toutes les horreurs s'ajoutent à l'horreur de cette plaine +maudite[774]. + + [Note 769: Voir le _Guide to Culloden Moor_, by Peter + Anderson of Inverness, avec le plan.] + + [Note 770: Hill Burton, _History of Scotland_, tome VIII, p. + 488.] + + [Note 771: Hill Burton, _Id._] + + [Note 772: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap. + LXXXIII.] + + [Note 773: Il y a une très complète description de la + bataille dans le _Guide_ de Peter Anderson; voir aussi le + récit de Walter Scott, chap. LXXXIII et les pages d'Amédée + Pichot dans son _Histoire de Charles-Édouard_, chap. XXXI et + XXXII.] + + [Note 774: Voir les extraits des _Jacobite memoirs of the + Rebellion of 1745_, de Robert Chambers, donnés par Peter + Andersen.] + +Ces désastres, ces forfaits étaient encore récents, à l'époque où +Burns visita le champ de bataille. Il y apportait la pensée de la part +prise par son père à cette révolte «de 45», et il était +particulièrement disposé à ressentir tout ce qui s'y rattachait. Dans +son journal, il a noté cette visite en quelques mots mais qui semblent +contenir bien des choses qu'il ne se souciait pas d'écrire: «Traversé +le moor de Culloden, réflexions sur le champ de bataille». Ces +réflexions portaient sans doute sur ces désespoirs causés par tant de +vies fauchées. + + La jolie fille d'Inverness + Ne peut plus connaître ni joie, ni plaisir; + Car, le soir et le matin, elle dit: hélas! + Et toujours les pleurs amers aveuglent ses yeux. + Moor de Drumossie--jour de Drumossie: + Ce fut un affreux jour pour moi! + Car là j'ai perdu mon père aimé, + Mon père aimé et trois frères. + + Leur linceul fut l'argile sanglante, + Leurs tombes, on les voit verdir: + Et près d'eux gît le plus cher gars + Qu'ait jamais béni le regard d'une femme! + Maintenant malheur sur toi, ô cruel seigneur, + Homme de sang, je crois que tu l'es, + Car tu as rendu désespéré maint coeur + Qui jamais ne blessa ni les tiens ni toi[775]. + + [Note 775: _The Lovely Lass of Inverness._] + +Et des morts de Culloden sortit aussi cette plainte plus touchante +encore, la _Lamentation de la veuve des Hautes-Terres_. + + Oh! je suis venue dans les basses terres, + Ochon, ochon, ochrie! + Sans un penny dans ma bourse, + Pour m'acheter un repas. + + Ce n'était pas ainsi dans les collines des Hautes-Terres, + Ochon, ochon, ochrie! + Pas une femme dans la vaste contrée + N'était aussi heureuse que moi. + + Car alors je possédais vingt vaches, + Ochon, ochon, ochrie! + Qui paissaient là-bas sur la haute colline + Et me donnaient du lait. + + Et là-bas j'avais trois-vingts brebis, + Ochon, ochon, ochrie! + Qui bondissaient sur les jolies collines + Et me donnaient de la laine. + + J'étais la plus heureuse de tout le clan; + Tristement, tristement je puis gémir, + Car Donald était l'homme le plus beau, + Et Donald était à moi. + + Lorsque Charlie Stuart arriva enfin, + Si loin, pour nous rendre libres, + Le bras de mon Donald était nécessaire + À l'Écosse et à moi. + + Leur triste sort, qu'ai-je besoin de le dire? + Le droit dut céder à l'injustice; + Mon Donald et sa contrée tombèrent + Sur le champ de Culloden. + + Ochon! ô Donald, oh! + Ochon, ochon, ochrie! + Pas une femme dans le vaste monde + Aussi misérable maintenant que moi[776]. + + [Note 776: _The Highland Widow's Lament._] + +Mais, outre celles-là, Burns semble avoir recueilli d'autres +impressions, éparses par tout le pays. La répression, après la +victoire de Culloden, fut une des plus atroces et implacables qui +aient jamais éteint dans le sang les cendres d'une rébellion. Elle a +laissé sur le duc de Cumberland une marque indélébile; il porte dans +l'histoire le nom de boucher. Le pays entier fut saccagé de fond en +comble; «on pouvait voyager des journées à travers les vallées +dépeuplées, sans voir une cheminée fumer ou entendre un coq +chanter[777].» Les hommes furent traqués et abattus à coups de fusils +comme, des loups, les châteaux démolis, les chaumières incendiées, les +troupeaux enlevés, les femmes et les enfants jetés nus, grelottants +dans la nuit et les solitudes glaciales des monts[778]. On en voyait +qui se traînaient derrière les pillards et imploraient un peu de sang +ou les entrailles de leurs propres troupeaux. Ils périssaient de +froid et de faim[779]. La sauvagerie des soldats était parfois plus +hideuse, «ils furent coupables de toutes sortes d'outrages envers les +femmes, la vieillesse et l'enfance[780].» Une mare de sang auprès de +décombres calcinés était le tableau de tout le pays. Heureux lorsque +les hommes pouvaient s'échapper, fuir à l'étranger pour un exil sans +terme. On peut imaginer ce que des temps pareils voient de douleurs, +de séparations, de déchirements, temps exécrés où toutes les figures +ont des larmes. Une immense malédiction, faite de milliers de +sanglots, de gémissements, d'adieux et de râles, monta de partout, des +vallées, de la plaine, des collines, des monts, comme le cri de +l'Écosse. Il sembla que le vent qui passait sur les bruyères portait +des plaintes humaines et disait au ciel des choses douloureuses. + + [Note 777: R. Chambers, cité par Peter Anderson, p. 103.] + + [Note 778: Smollett, cité par Peter Anderson, p. 103.] + + [Note 779: Lord Mahon, _History of England_.] + + [Note 780: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap. + LXXXIV.--Voir aussi ces horreurs dans Amédée Pichot, chap. + XXXIII.] + +Dans une ode admirable de colère et de courage qu'il a appelée _Les +Larmes de l'Écosse_, et qui le fera vivre comme poète, Smollett avait +exprimé cette suprême affliction de sa patrie. + + «Gémis, malheureuse Calédonie, gémis + Sur ta paix bannie, tes lauriers déchirés! + Tes fils, longtemps fameux pour leur valeur, + Sont étendus égorgés sur leur sol natal; + Tes toits hospitaliers + N'invitent plus l'étranger vers la porte; + Effondrés en ruines fumantes, ils gisent, + Monuments de la cruauté. + + Oh! cause funeste, oh! matin fatal + Que les âges à venir maudiront! + Les fils se tenaient contre leur père, + Le père versait le sang de ses enfants. + Cependant, quand la rage de la bataille cessa, + L'âme du vainqueur ne fut pas apaisée; + Les abandonnés, les nus durent sentir + Les flammes dévorantes et l'acier meurtrier. + + La pieuse mère, vouée à la mort, + Abandonnée, erre sur la bruyère; + L'aigre vent siffle autour de sa tête; + Ses orphelins sans force pleurent pour avoir du pain; + Dépourvue d'abri, de nourriture, d'amis, + Elle regarde les ombres de la nuit descendre, + Et, étendue sous les cieux incléments, + Sanglote sur ses pauvres bébés et meurt. + + Tant que du sang chaud mouillera mes veines, + Et que le souvenir en moi régnera non affaibli, + Le ressentiment du destin de ma patrie + Battra dans ma poitrine filiale; + Et, en dépit de son ennemi insultant, + Mon vers sympathisant coulera: + «Gémis, malheureuse Calédonie, gémis + Sur ta paix bannie et tes lauriers déchirés[781].» + + [Note 781: Smollett, _The tears of Scotland_.] + +Lors du passage de Burns dans ces régions, les traces de ces +sauvageries n'étaient pas encore recouvertes. Il put apercevoir les +ruines de plus d'un château et s'arrêter, dans mainte vallée déserte, +devant des décombres de hameaux brûlés. Des coeurs saignaient encore. +Il rencontra des visages qui portaient toujours l'expression de ces +temps-là. Il connut des veuves, des orphelins, de vieilles filles +restées fidèles à un mort ou à un proscrit. Il glana ces douleurs. +Avec une résonnance d'âme très belle, il fut ému de ces chagrins. Il +sentit vivre encore, dans les allusions, dans les causeries, dans les +refrains, l'indestructible dévoûment aux Stuarts; il admira les +fidélités indomptables qui s'obstinaient dans ces âmes de granit. Les +tenaces bruyères, attachées à leurs rocs, sont ainsi tordues par les +rafales et leur résistent. C'est son honneur d'avoir éprouvé ce qui +survivait de ces jours de calamité et d'angoisse. Avec moins +d'emportement que Smollett, avec plus de poésie et un sentiment plus +humain des afflictions particulières, il recueillit les dernières +larmes de l'Écosse. + +Il y a toute une suite de pièces qui se rassemblent autour de ce +sujet. Tantôt c'est un fugitif qui, caché parmi des rochers, attendant +de pouvoir passer à l'étranger, écoute l'ouragan gronder et répondre +au tumulte de son coeur. Cette pièce s'appelle la _Lamentation de +Strathallan_; elle est placée dans la bouche de James Drummond, +vicomte de Strathallan, qui, après la mort de son père tué à Culloden, +parvint avec quelques-uns de ses compagnons à fuir en France, où il +mourut. + + Nuit très épaisse, entoure mon abri, + Tempêtes hurlantes, mugissez sur ma tête, + Torrents troublés, gonflés par l'hiver, + Rugissez près de ma caverne solitaire. + Les ruisseaux de cristal au cours paisible, + Les séjours bruyants du vil genre humain, + Les brises d'ouest au souffle léger, + Ne conviennent pas à mon âme désespérée. + + Engagés dans la cause du Droit, + Pour redresser des torts injustes, + Nous avons mené fortement la guerre de l'Honneur, + Mais le ciel nous refusa le succès. + La roue de la ruine a passé sur nous; + Pas un espoir n'ose nous accompagner; + Le vaste monde entier est devant nous, + Mais un monde sans un ami[782]. + + [Note 782: _Strathallan's Lament._] + +Ailleurs ce sont deux amants qui se quittent en se disant adieu. Ils +ont pu passer d'Écosse en Irlande, d'où la fuite en France était plus +facile. Elle l'a accompagné jusque-là; elle doit le quitter et tout ce +drame tient en une petite pièce pleine de mouvement, de vaillance, +d'ineffable tristesse, qui a, ce qui est rare chez Burns, l'accent et +le tour romanesque des anciennes ballades. Le refrain en est +indiciblement mélancolique. Que de coeurs l'avaient confusément senti +en tristesse inarticulée! + + «C'était pour notre roi légitime + Que nous avons quitté la grève de la douce Écosse; + C'était pour notre roi légitime + Que nous avons vu la terre irlandaise, ma chérie, + Que nous avons vu la terre irlandaise. + + Maintenant tout ce qu'on pouvait humainement a été fait, + Et tout a été fait en vain; + Mon amour et ma terre natale, adieu, + Car il me faut traverser la mer, ma chérie, + Car il me faut traverser la mer.» + + Il se détourna, il se détourna, + Sur la rive irlandaise; + Il donna aux rênes de sa bride une secousse, + Avec: «Adieu pour jamais, ma chérie, + Et adieu pour jamais.» + + Le soldat revient des guerres, + Le matelot de la mer, + Mais moi j'ai quitté mon bien-aimé + Pour ne jamais nous revoir, mon chéri, + Pour ne jamais nous revoir. + + Quand le jour est parti et la nuit venue, + Et que tout le monde est captif du sommeil; + Je pense à celui qui est au loin, + Pendant toute la nuit et je pleure, mon chéri, + Pendant toute la nuit, et je pleure[783]. + + [Note 783: _It was a' for our rightfu' King._] + +Ailleurs c'est la voix d'un banni qui arrive de par delà les mers, +elle dit les douleurs de l'exil qui décolorent les cieux les plus +brillants, et cette pensée de retour et de vengeance qui met des +flammes dans les yeux des proscrits et entretient leur vie par la +haine. + + Loin des amis et de la terre que j'aime, + Chassé par la cruelle haine de la fortune, + Loin de ma bien-aimée, j'erre; + Jamais plus je ne goûterai le bonheur, + Jamais plus je ne dois espérer trouver + Aise à mon labeur, confort à mon souci; + Quand le souvenir torture l'esprit, + Les plaisirs ne font que lever le voile du désespoir. + + Les plus brillants climats me paraîtront mornes, + Les rivages fleuris me paraîtront déserts, + Jusqu'à ce que les destins, cessant d'être sévères, + Rendent l'Amitié, l'Amour et la Paix. + Jusqu'à ce que la Vengeance, au front lauré, + Ramène les proscrits au pays; + Et que chaque gars loyal et brave + Traverse les mers et retrouvé sa bien-aimée[784]. + + [Note 784: _Frae the Friend and Land I love._] + +Parfois ce sont des notes plus légères mais presque aussi touchantes +et aussi justes. On y sent ces souvenirs royalistes, qui persistèrent +si longtemps et la façon dont ils persistaient. Ils se montraient dans +des chansons légères, un peu railleuses, le plus souvent chantées par +les femmes. Personne n'égale celles-ci pour faire entendre dans des +refrains, où vont leurs espoirs, au moyen de finesses, de sourires, +d'allusions qui sont toutes dans la voix et insaisissables. Qu'on +imagine cette jolie chanson si pimpante, si provocante, chantée par +une jolie et vaillante fille, à la barbe d'un officier hanovrien. +Comment essayer sans ridicule de mettre le doigt sur l'impertinence et +là charmante fidélité qui s'y jouent? + + C'était un lundi matin, + Et très tôt dans l'année, + Que Charlie entra dans notre ville, + Le jeune chevalier. + + Et Charlie est mon préféré, + Mon préféré, mon préféré, + Charlie est mon préféré, + Le jeune chevalier. + + Comme il montait à pied la rue + Pour examiner la cité, + Oh! il aperçut une jolie fille + Qui regardait par la fenêtre. + + Légèrement, il monta d'un bond l'escalier, + Et frappa à la porte, + Et la jolie fille se trouva toute prête + À laisser entrer le gars. + + Il mit sa Jenny sur son genou, + Dans son costume des Hautes-Terres, + Car fièrement il savait la façon + De plaire à une jolie fille. + + C'est sur cette montagne couverte de bruyères, + Et dans cette vallée pleine de taillis, + Nous n'osons pas aller traire les vaches + À cause de Charlie et de ses hommes. + + Et Charlie est mon préféré, + Mon préféré, mon préféré, + Charlie est mon préféré, + Le jeune chevalier[785]. + + [Note 785: _Charlie, he's my darling._] + +Ou celle-ci encore, un peu plus populaire: + + Galettes de farine d'orge, + Galettes d'orge, + À la santé, ô gars des Hautes-Terres, + Des galettes d'orge. + + Qui le premier dans un combat + Criera le premier «pourparler»? + Jamais les gars avec + Les galettes d'orge, + Les galettes de farine d'orge. + + Qui, dans ses jours malheureux, + Fut loyal à Charlie? + Qui, sinon les gars avec + Les galettes d'orge, + Les galettes de farine d'orge[786]! + + [Note 786: _Bannocks o' bearmeal._] + +Quelquefois les souvenirs de fidélité remontaient plus haut, prenaient +un air historique comme dans cette complainte très belle: + + Près du mur de ce château, quand le jour se clôt, + J'ai entendu un homme chanter, bien que sa tête fût grise; + Et, comme il chantait, ses larmes tombaient: + Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne. + + L'Église est en ruines, l'État est en discorde, + Tromperies, oppressions et guerres meurtrières, + Nous n'osons pas le dire, mais nous savons qui est à blâmer: + Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne. + + Mes sept beaux garçons pour Jacques ont tiré l'épée, + Maintenant je pleure autour de leurs lits verts dans le cimetière, + J'ai brisé le doux coeur de ma fidèle vieille femme: + Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne. + + Maintenant la vie est un fardeau qui me courbe, + Car j'ai perdu mes fils et lui a perdu sa couronne; + Mais jusqu'à mes derniers moments mes mots sont les mêmes: + Il n'y aura pas de paix jusqu'à ce que Jacques revienne[787]. + + [Note 787: _There'll never be Peace till Jamie comes + hame._] + +Encore une fois, toutes ces pièces n'éclatèrent pas sur les lieux +mêmes; mais les impressions d'où elles naquirent, y furent ressenties. +Elles tombèrent alors dans l'âme du poète, puis, comme si le temps +n'existait pas dans certaines profondeurs intellectuelles, frémirent +un jour aussi vives, et trouvèrent, dans l'esprit du moment, des +paroles et un rhythme. Des heures comme celles qu'il passa sur les +pentes de Bannockburn et, à un moindre degré, sur la bruyère de +Culloden, peuvent prendre place avec l'après-midi où il écrasa le nid +de souris. En ces instants-là, dans l'âme ouverte par l'influence des +souvenirs, de la nature, ou de la compassion humaine, une main divine +jette des germes inaperçus qui seront un jour la richesse d'une vie et +les fleurs d'un génie. Il avait raison de dire: «Mon voyage à travers +les Hautes-Terres m'a véritablement inspiré et j'espère avoir amassé +une bonne provision d'idées poétiques nouvelles[788]». + + [Note 788: _To Patrick Miller_, 28th Sept. 1787.] + +Toute cette partie historique du voyage fut pour Burns féconde et +bienfaisante. Il vécut hors de lui-même et il en avait besoin. Même la +compagnie de Nichol, jacobite enragé, ne lui fut pas ici mauvaise; +elle entretint en lui un loyalisme un peu factice, et s'il eut à s'en +repentir plus tard, il n'importe. Il fut remué par des émotions, dont +quelques-unes étaient nobles et ajoutèrent leur noblesse à son âme. + + * * * * * + +Si les impressions de nature avaient été aussi abondantes et aussi +riches que les impressions historiques, ce voyage eût été fécond de +tous points. Il ne paraît pas que cela fût impossible. Par ses formes +plus vastes, ses mouvements plus marqués, ses accidents de terrain +plus variés et plus dramatiques, la contrée des Hautes-Terres est +mieux faite pour frapper le voyageur qui la traverse que les régions +moyennes des Borders. Elle peut plutôt prendre par surprise et +transporter du premier coup. Et justement la route que suivait Burns +est une de celles où se manifestent le mieux les caractères différents +du pays. + +Il suffit d'aller de Crieff à Kenmore, par l'hôtellerie d'Amulrie, en +traversant l'admirable glen Almond et en remontant la rude Glen Quoich +par le lac Frenchie, pour avoir une des plus parfaites vues de vallées +que renferment les Highlands. «Certainement, dit Geikie, la plus large +région du plus sauvage paysage qui soit dans la Grande-Bretagne, est +comprise dans les cent milles carrés de montagnes et de ravins désolés +compris entre Glen Feshie et Gleen Quoich[789].» On est au bord de ce +district, à l'endroit où de la grâce se mêle à la grandeur. On suit la +base de montagnes d'un dessin imposant et tranquille, d'une couleur +grave, riche et tendre. Elles sont recouvertes, à la saison où Burns +les parcourait, de bruyères violettes et de mousses roussies ou +bronzées. Une lumière fine qui les baigne, adoucit tellement les +teintes que ces nobles montagnes ont l'air de traîner des manteaux de +vieux velours usé, pourpres et mordorés. Elles sont, ainsi revêtues, +pleines de douceur et de majesté. En même temps elles ont une +mélancolie si large et si attirante. Ce n'est pas une mélancolie +immobile. Toujours le paysage vit et continuellement se passionne en +grands mouvements de lumière, qui parfois ressemblent à des élans. Et +je ne veux pas parler des changements de ciel, des orages, mais +d'incessantes et délicates émotions de couleur, qui font palpiter le +paysage et ne sont possibles qu'avec les nuances particulières aux +pentes écossaises. Quand nous y passâmes, par un jour pur où erraient +quelques nuages, lorsque le soleil donnait, des taches vertes et gaies +s'éveillaient, de toutes parts et tout riait; lorsqu'une ombre +passait, elles s'éteignaient, et soudain tous les rochers gris +ressortaient et s'emparaient de la montagne morose; elle était tout en +mouvement comme un coeur partagé entre l'espoir et le chagrin. + + [Note 789: A. Geikie, _Scenery of Scotland_, p. 218.] + +Il suffit d'aller de Kenmore à Blair Athole, de visiter les chûtes +d'Aberfeldy, le parc de Killiecrankie, les cascades de Bruar et du +Tummel, pour voir rassemblés les accidents et les dislocations les +plus violents, les sites déchirés, les aspects torturés du pays +écossais; pour contempler l'étreinte des rochers et des torrents, et +leur fureur éternelle. On a, dans toute sa variété, avec ses efforts, +ses rages, ses souffrances, ses sanglots désespérés, ses hurlements +furieux, le combat de l'eau et de la montagne. On peut assister, dans +des rencontres particulières, aux prises des deux adversaires. On a là +une suite d'épisodes détachés, circonscrits, individuels, pour ainsi +dire, plus frappants, à première vue, que les paysages d'ensemble, +mais moins profonds. On peut y rencontrer ces secousses d'étonnement +et d'épouvante, qui touchent certaines âmes fermées aux impressions +plus élevées et d'un sens plus large que contiennent les étendues +harmoniques. + +Et surtout il suffit d'aller de Blair Athole à Kingussie, de traverser +le dos des Grampiens, pour éprouver ce que l'Écosse peut inspirer de +plus grandiose, si l'on excepte peut-être la poésie redoutable des +îles de la côte ouest. On est sur un plateau, au niveau des hauts +sommets, au milieu d'un océan de vastes croupes arrondies et douces, +toutes d'égale hauteur, qui s'en vont dans tous les sens, +innombrables. Cet épanchement colossal semble sans direction et sans +bornes; on est n'importe où d'un monde de solitude. Comme les cimes +sont semblables de forme et d'élévation, l'oeil n'en choisit aucune et +l'effet se répand sur toute la masse. Le calme des ondulations donne à +ce spectacle quelque chose de définitif, qui est plus près de +l'éternité que l'effort violent des montagnes escarpées. Le silence et +l'abandon sont absolus. De temps en temps, un torrent qui mugit, un +lac aux bords inhabités qui ne luit que pour le ciel, resserrant +l'attention sur des objets séparés, donnent, pendant un instant, des +proportions humaines à ce sentiment immense, indéterminé, amorphe de +solitude cosmique. Mais bientôt ces détails disparaissent; l'on est +perdu de nouveau dans les vagues illimitées de cette mer couverte +d'une écume de bruyères et de rochers, spectacle d'une grandeur, d'une +tristesse, d'une solennité inexprimables. C'est d'une sublimité +paisible. À cause de la lenteur des lignes, il n'y a rien d'âpre, de +menaçant, mais plutôt une douceur majestueuse. On dirait la rêverie +affligée d'un dieu très bon. Tandis que les vallées sont encore faites +pour les chagrins humains, c'est ici comme une mélancolie primitive, +démesurée, uniforme, vague, élémentaire, qui n'a pas encore pris la +variété et la précision de la vie plus récente. Souvent, quand le +soleil embrase l'ouest, le ciel cramoisi, la pourpre illimitée des +bruyères enflammées jusqu'au fond des horizons, et les rochers +eux-mêmes devenus ardents, forment une scène d'une splendeur et d'un +deuil surhumains; on ne sait quelle pompe immense et sépulcrale, comme +pour les funérailles de Saturne, antique père des Dieux et des Hommes. + +Sans doute ces aspects du paysage écossais changent chaque jour et on +ne les retrouve pas deux fois les mêmes. Mais leurs variations se +modulent sur un fond permanent, et chaque voyageur qui passe y peut +entendre une phrase différente de la même symphonie austère et +puissante. Or, Burns a été de Crieff à Kenmore; il a été de Kenmore à +Blair Athole, et de Blair Athole à Inverness, sans qu'aucune émotion +de nature, semble l'avoir touché, sans qu'aucune, du moins, apparaisse +dans son journal de voyage ou dans ses poésies. La grandiose +procession de montagnes s'est déroulée devant lui sans lui rien +inspirer. Les seuls vers qui s'y rapportent sont un fragment, écrit en +apercevant le village et le château de Kenmore dans le district de +Breadalbane. La pièce a de jolis traits et la description est exacte. +Mais il est facile de sentir que ce petit tableau d'un coin de pays +habité, et la déclamation vague qui le suit, sont bien loin des +grandes scènes de nature et de leurs pensées profondes. + + Admirant la nature dans sa grâce la plus inculte, + Je parcours, d'un pas lassé, ces scènes du nord; + Par mainte vallée sinueuse, mainte pente ardue, + Séjours des nichées de grouse et des moutons craintifs, + Je poursuis, curieux, mon voyage solitaire. + Tout à coup, le fameux Breadalbane s'ouvre à ma vue, + Les escarpements qui se touchent sont séparés par de profondes gorges, + Les bois, sauvagement épars, revêtent leurs vastes flancs; + Le lac qui s'élargit au sein de collines + Remplit mes yeux de surprise et d'émerveillement; + La Tay doucement sinueuse dans son orgueil enfantin, + Le palais qui s'élève sur sa rive verdoyante, + Les pelouses frangées de bois, selon le goût natif de la nature, + Les monticules qu'elle a semés en hâte et sans soin, + Les arches du pont qui franchit la jeune rivière, + Le village scintillant dans le rayon d'après midi... + + Des ardeurs poétiques gonflent mon sein, + Quand j'erre près de la hutte moussue de l'ermite, + Dans un vaste théâtre de bois suspendus, + Au rugissement incessant de ruisseaux qui trébuchent follement... + + Ici la Poésie peut éveiller sa lyre célestement inspirée, + Et, avec une ardeur créatrice, regarder dans la nature; + Ici, à moitié réconcilié avec les injustices du sort, + Le Malheur, d'un pas plus léger, peut errer sauvagement, + Et la Désillusion, dans ces limites solitaires, + Trouver un baume qui adoucisse ses amères blessures; + Ici le Chagrin, frappé au coeur, peut vers le ciel tourner ses yeux, + Et la Vertu calomniée oublier et pardonner aux hommes[790]. + + [Note 790: _Verses written with in Pencil over the + chimney-piece, in the Parlour of the Inn at Kenmore, + Taymouth._] + +Il n'a donc pas compris les paysages à aspects généraux. Si quelque +partie l'a frappé, c'est la partie moyenne de la route, le district +tourmenté de Kenmore à Blair Athole, un paysage à accidents séparés, à +épisodes bruyants et un peu mélodramatiques, comme les chutes d'eau, +les cascades. Et l'on en discerne bien les raisons; son âme n'était +pas une de ces âmes à rêveries prolongées, qui se nourrissent de +contemplations uniformes; c'était une âme à émotions brusques, à +secousses vives, que devaient prendre bien plutôt des sites +saisissants. Cette préférence même indique un esprit peu pénétré des +influences profondes de la nature. C'est le goût ordinaire des +touristes. Mais même sur ce point-là, il est facile de voir quelle +appréciation étroite il avait de ce genre de beautés. On a de lui des +pièces inspirées par quelques-uns de ces sites. Il suffit d'aller les +lire sur les lieux mêmes pour comprendre le peu de rapport qu'elles +ont avec eux. + +Un des endroits qu'on visite, lorsqu'on descend du loch Tay dans la +direction de Dunkeld, sont les fameuses chûtes de Moness ou +d'Aberfeldy. Elles tombent par une gorge rocheuse, longue de plus de +deux milles. Au fond de hautes parois à pic, bondissent, blanchissent +et bruissent les eaux. Mais ce ne sont pas elles qui font la propre +beauté de ces lieux; c'est la végétation qui enferme ces chûtes sous +une voûte continue et épaisse. Un monde d'arbres et d'arbustes, de +sapins, de frênes, de noisetiers, de bouleaux, s'est emparé des deux +bords et s'est logé dans toutes les fissures. Ils se penchent, se +touchent et se croisent au-dessus de l'abîme, en sorte que les +cascades supérieures coulent derrière des voiles de branches. Des +mousses, des lierres, des plantes traînantes, tapissent les côtés, y +pendent en plis touffus; les parois sont creusées de mille petites +grottes, pleines de fins feuillages d'une fraîcheur et d'une +délicatesse féeriques. Ce berceau, qui empêche le soleil de pénétrer +autrement que par flèches et l'humidité de s'évaporer, entretient une +ombre et une tiédeur. Des filets clairs, qui suintent ou jaillissent +de tous les rochers, brillent dans les feuillages; une brume d'eau, +une poussière d'argent s'élève; toutes les branches, les brins d'herbe +scintillent de gouttelettes, et la dentelle des ramures est surbrodée +d'une dentelle de cristal qui tremble avec elle et, en tremblant, +laisse tomber des perles, aussitôt reformées. Il règne là un +crépuscule somptueusement et mystérieusement verdâtre, plus sombre +sous les sapins, plus pâle sous les hêtres et les bouleaux, dans les +profondeurs duquel éclatent des ors et des émeraudes, souvent en des +endroits si reculés qu'on dirait qu'ils s'y allument d'eux-mêmes. +C'est un palais tendu de velours vert, où s'alanguit une moiteur +voluptueuse, une retraite pleine d'alcôves pour les Oréades. On ne +peut s'y attarder sans penser à la rêverie merveilleuse, à la grotte +aérienne et irisée, où Shelley eût placé une des pauses de son +Alastor; ou mieux encore à la riche apparition forestière, luisante, +profonde, frissonnante de lumière, où Keats eût placé un des sommeils +de son Endymion. + +Lorsqu'après avoir ainsi contemplé ce paysage, on ouvre son Burns, +curieux de voir ce qu'il en a saisi, on est tout dépaysé. Il n'y a +trouvé qu'un lieu de rendez-vous et matière à une petite chanson: + + Jolie fillette, voulez-vous venir + Voulez-vous venir, voulez-vous venir, + Jolie fillette, voulez-vous venir + Vers les bouleaux d'Aberfeldy? + + Maintenant l'été brille sur les pentes fleuries, + Et joue sur les ruisselets de cristal; + Venez, allons passer les jours clairs + Sous les bouleaux d'Aberfeldy. + + Les petits oiselets chantent joyeusement, + Tandis qu'au-dessus d'eux les noisetiers pendent, + Ou ils volètent légèrement d'une aile folâtre, + Dans les bouleaux d'Aberfeldy. + + Les parois se dressent comme de hauts murs, + Le ruisseau écumant, rugissant, profondément tombe, + Sous une voûte de verdures penchées et odorantes, + Sous les bouleaux d'Aberfeldy. + + Les âpres escarpements sont couronnés de fleurs, + Tout blanc le ruisseau se verse en cataractes, + Et, remontant mouille, d'averses de brouillard, + Les bouleaux d'Aberfeldy. + + Que les dons de la Fortune volent au hasard, + Ils n'obtiendront jamais un souhait de moi; + Suprêmement heureux avec l'amour et toi, + Dans les bouleaux d'Aberfeldy. + + Jolie fillette voulez-vous venir, + Voulez-vous venir, voulez-vous venir + Jolie fillette, voulez-vous venir + Vers les bouleaux d'Aberfeldy[791]? + + [Note 791: _The Birks of Aberfeldy._] + +Burns avait l'oeil si juste qu'il ne pouvait pas ne pas saisir +quelques-uns des traits constitutifs de ce site. Il a aussi, on le +voit, éprouvé que ce séjour étrange semble fait pour des caresses. +Mais le fond mystérieux et les larges proportions ont échappé à son +esprit précis et moyen. Il n'est pas à l'échelle de la nature, il a +tout rapetissé, réduit; et, par là même, laissé en dehors l'expression +du paysage. + +Il en est de même pour la pièce écrite sur les cascades de Bruar. +Celles-ci ont un caractère tout opposé aux chutes d'Aberfeldy. Une +montagne de granit fendue en deux; dans cette cassure, un torrent +déroule. Tout est nu; pas d'arbres, pas un arbuste, rien que des rocs +gris et rouges, des cascades, et du ciel. C'est une stérilité +puissante; on dirait la désolation inexorable et définitive d'un +cataclysme qui a, sur ce point, vaincu à jamais la vie. Le paysage, +déchiré par un spasme gigantesque, âpre, farouche, brûlé, ressemble à +un champ de bataille de Titans; un chaos de pierres, des entassements, +des écroulements de rocs, entre de monstrueux escarpements tourmentés, +hérissés de brisures et de saillies qui semblent, tant elles sont +violentes et incohérentes, produites par un craquement subit. Elles +ont l'air d'un arrêt dans un effondrement. Une lutte affreuse se +poursuit; les rocs sont rongés et tordus par l'eau qu'ils brisent et +tordent à leur tour, une convulsion démesurée continue à rouler dans +ce paysage tourmenté par tant de convulsions. La clameur du torrent, +que rien ne brise ou n'assourdit, monte des gouffres, rauque et +brutale. Les chutes puissantes s'étagent en une suite de gradins +énormes et disloqués. De vieux ponts de pierre, qui traversent le +ciel, tout en haut, semblent faire partie de la montagne et y mettent +une sorte de chemin dantesque. En été, il n'y a sur ce sol d'autres +ombres que les ombres raides, inanimées et noires des rochers; leurs +cassures brusques, leurs pans durement déchiquetés et leur couleur +sombre bouleversent encore davantage ce sol désordonné. On se demande +entre les mains de quel poète cette puissante révélation aurait toute +sa force. On pense à un Byron d'une étreinte plus précise, ou plutôt +encore à un Milton qui aurait cherché sur la terre les places de +malédiction. + +Qu'y a découvert Burns? Ici encore il a trouvé un coin de vérité. Il a +bien senti que l'impression dominante de ce lieu était la disparition +ou l'impossibilité de la vie. Mais, au lieu de laisser ce sentiment +dans le paysage en conservant à celui-ci sa grandeur, il l'en a +extrait, l'a encore rapetissé en l'appliquant à un détail. Il imagine +que ces cascades de Bruar, fâchées d'être appauvries par le soleil, +demandent à leur propriétaire, le duc d'Athole, de planter leurs rives +d'arbres, afin que les poissons ne meurent pas sur les pierres +desséchées, que les oiseaux y trouvent un abri, le lièvre une +cachette, les amoureux de l'ombre et le poète un endroit où il puisse +rêver. + + My lord, je le sais, votre noble oreille + Ne résiste pas à la souffrance; + Enhardi ainsi, je vous prie d'écouter + La plainte de votre humble serviteur: + Comment les rayons brûlants du hardi Phébus, + Flamboyants d'orgueil estival; + Séchant, flétrissant tout, épuisent mes ruisseaux écumants, + Et boivent mon flot de cristal... + + Hier je pleurai presque de dépit et de rage + Quand le poète Burns arriva, + De ce que je me faisais voir à un barde + Avec mon canal à demi sec; + Je le sais, un panégyrique en rimes + Me fut promis, tel que j'étais; + Mais, si j'avais été dans ma splendeur, + C'est à genoux qu'il m'eût adoré. + + Ici, écumant, tombant de rocs fendus, + Je cours en détours puissants; + Là, mon torrent bouillonnant jette une haute fumée, + Mugissant sauvagement en une cascade; + Quand je reçois toutes les sources et les fontaines + Telles que la Nature me les a données, + Je vaux, bien que je le dise moi-même, + La peine qu'on fasse un mille pour me venir voir. + + Si donc mon noble maître voulait + Combler mes plus hauts souhaits, + Il ombragerait mes rives de hauts arbres, + Et de jolis buissons épandus. + Alors, avec un double plaisir, my lord, + Vous errerez sur mes rives, + Et écouterez maint oiseau reconnaissant + Vous dire des chansons de gratitude. + + La grise alouette, gazouillant follement, + S'élèvera vers les cieux; + Le chardonneret, le plus gai des enfants de la musique, + Se joindra doucement au choeur, + Au merle fort, à la grive claire, + Au mauvis doux et moelleux; + Le rouge-gorge égayera l'Automne pensif + Sous sa chevelure jaune. + + Ceci aussi leur assurera un abri, + Pour les protéger contre l'orage; + Et le timide lièvre dormira en sûreté, + Aplati dans son gîte herbeux; + Ici le berger viendra s'asseoir, + Pour tresser sa couronne de fleurs, + Ou trouver une retraite, un abri sûr + Contre les averses vite descendues. + + Et ici, se glissant doucement, tendrement, + Le couple amoureux se rejoindra, + Méprisant les mondes avec toute leur richesse, + Comme un soin vide et vain. + Les fleurs donneront à l'envi leurs charmes, + Pour embellir l'heure céleste, + Et les bouleaux étendront leurs bras embaumés, + Pour cacher les tendres embrassements. + + Peut-être ici aussi, au printemps, à l'aurore, + Un barde pensif pourra errer, + Et voir l'herbe fumante, humide de rosée, + Et la montagne grise de brouillard; + Ou bien, vers la moisson, sous les rayons nocturnes + Doucement parsemés dans les arbres, + Délirer en face de mon flot sombre et rapide, + Dont la voix rauque s'enfle avec la brise. + + Que les hauts sapins, les frênes frais, + Recouvrent mes bords plus bas, + Et voient, penchés sur les bassins, + Leur ombre dans un lit humide; + Que les bouleaux parfumés, parés de chèvrefeuilles, + Ornent mes hauteurs rocheuses, + Et que, pour le nid du petit chanteur, + L'épine offre un abri bien fermé[792]! + + [Note 792: _The humble Petition of Bruar Water to the noble + Duke of Athole._] + + [Note 793: _Recollections of a Tour made in Scotland_, by + Dorothy Wordsworth, p. 201.] + +Le duc d'Athole fit droit à la pétition présentée par Burns et couvrit +la montagne de plantations. Elles commençaient à grandir quand +Wordsworth visita les chutes. «Nous marchâmes en remontant au moins +pendant trois quarts d'heure, sous un soleil ardent, avec le ruisseau +à notre droite, dont les deux bords sont plantés de sapins et de +mélèzes mélangés--fils de la chanson du pauvre Burns[793].» Après un +siècle, ces arbres étaient devenus une véritable forêt qui cachait la +montagne et abritait le torrent. Par un singulier hasard, il nous a +été donné de voir ce site tel qu'il avait apparu à Burns. Un +formidable ouragan avait dévasté l'Écosse de part en part, abattant +sur son passage des forêts comme des champs de blé; il avait d'un coup +renversé tous ces bois et dénudé la montagne qui reparaissait dans son +ancienne âpreté. + +Ce que Burns a écrit pendant ce voyage qui se rapproche le plus du +caractère du site est le fragment sur les fameuses chutes de Foyers, +près d'Inverness. C'est encore, remarquons-le, une vue particulière et +dramatique. Cette cataracte de Foyers est d'une grandeur redoutable, +elle se précipite perpendiculairement, d'une hauteur de deux cents +pieds, dans un bassin de rochers énormes, avec un grondement d'orage, +en envoyant en l'air une telle colonne de buée et de poussière d'eau +qu'on l'a appelée la «chute de la fumée». + + Parmi des collines vêtues de bruyères et d'âpres bois, + La rugissante Foyers verse ses flots aux bords moussus; + Jusqu'à ce qu'elle se lance sur les amas de rocs, + Où, à travers une brèche informe, son cours retentit. + Haut en l'air, forçant leur chemin, les torrents tombent, + En bas, se creusant d'une profondeur égale, une houle écume, + La nappe blanchissante descend rapide sur le roc, + Et déchire l'oreille étonnée de l'Écho invisible. + Obscurément aperçue, à travers un brouillard qui monte et d'incessantes averses, + La hideuse caverne assombrit son vaste cercle; + Et toujours, à travers la brèche, la rivière peine douloureusement, + Et toujours, au-dessous, bouillonne le chaudron horrible... + +Bien qu'il y ait une certaine énergie descriptive dans ces vers, elle +ne rend pas la formidable puissance de cette cataracte. Il est vrai +que rien n'est plus impossible à peindre que ces déluges. Ils se +composent de tant de choses de vision et de bruit, et si rapides; ils +consistent si essentiellement en une succession vertigineuse +d'éclairs, de lueurs et de tonnerres simultanés, que le tableau, s'il +veut être exact, est trop étendu et est trop lent. Il ne représente +que des fragments et des instants séparés d'un ensemble dont la force +est d'être un amalgame, un tourbillon, aussitôt disparu, de tout cela. +Même la prose n'y suffit pas. Les descriptions des grandes chutes +d'eau par les plus robustes maîtres, celle du Niagara par +Chateaubriand[794], celles de la chute du Rhin par Ruskin ou Victor +Hugo[795], sont inefficaces. Les mots ne peuvent exprimer cette +stupeur qui intimide la pensée et retient toute la vie en une sorte +d'épouvante immobile. + + [Note 794: Chateaubriand. _Atala._] + + [Note 795: Ruskin. _Modern Painters I_, part. II, sect. 5, + chap. II.--Victor Hugo. _Le Rhin._] + +À tout prendre, on peut affirmer que Burns n'a pas été ému par le +spectacle de cette nature comme on aurait pu s'y attendre, et que ses +impressions de paysage ont été bien inférieures à ses impressions +historiques. C'est l'avis de ceux qui ont voyagé avec lui. Le Dr +Adair, qui eut l'occasion de faire, peu de semaines après, un tour de +quelques jours avec lui, dit: «Pendant une résidence d'environ dix +jours à Harvieston, nous fîmes des excursions pour visiter différentes +parties du paysage environnant, qui n'est inférieur à aucun autre en +Écosse, en beauté, en sublimité et en intérêt romanesque, +particulièrement le château de Campbell, ancienne résidence de la +famille Argyle, la fameuse cataracte du Devon, appelée le bassin du +Chaudron, et le Pont grondant, une seule arche large, jetée par le +diable, si on en croit la tradition, à travers la rivière à environ +cent pieds au-dessus de son lit. Je suis surpris qu'aucune de ces +scènes n'ait évoqué un effort de la muse de Burns. Mais je doute qu'il +ait eu un grand goût pour le pittoresque. Je me rappelle bien que les +dames d'Harvieston, qui nous accompagnèrent dans cette promenade, +montrèrent leur désappointement de ce qu'il n'ait pas exprimé en +langage plus ardent et plus brillant ses impressions de la scène du +bassin du Chaudron qui certainement est hautement sublime et presque +terrible[796].» On peut à la vérité, opposer à cette déposition un +passage de Walker qui a l'air de le contredire. «J'avais souvent, +comme d'autres, éprouvé les plaisirs qui naissent d'un paysage sublime +ou élégant, mais je n'avais jamais vu ces sentiments aussi intenses +que chez Burns. Quand nous atteignîmes une hutte rustique sur la +rivière de la Tilt, là où celle-ci est surplombée par un escarpement +boisé d'où tombe une belle cascade, il se jeta sur un talus de bruyère +et s'abandonna à un enthousiasme d'imagination tendre, perdu et +voluptueux. Je ne puis m'empêcher de penser que c'est là peut-être +qu'il a conçu l'idée des lignes suivantes, qu'il plaça plus tard dans +son poème sur les _Chutes de Bruar_, lorsqu'il imaginait une +combinaison d'objets semblable à celle qu'il avait maintenant sous les +yeux. + + [Note 796: Currie. _Life of Burns_, p. 40.] + + Où, vers la moisson, sous les rayons nocturnes + Doucement parsemés à travers les arbres, + Il viendra délirer devant mon flot sombre et rapide + Dont le cri rauque s'enfle avec la brise. + +C'est avec peine que je parvins à lui faire quitter cet endroit et à +l'emmener en temps pour le souper[797].» Mais si l'on se rappelle que +les vers cités sont parmi les plus expressifs de la pièce sur la chute +de Bruar, on n'a pas de peine à constater que l'enthousiasme de Burns, +excité peut-être par le paysage, ne s'appliquait pas au paysage +lui-même et poursuivait quelque sentiment particulier. Ce n'est pas à +dire qu'il ne ressentait pas la nature. On a pu voir le contraire. Il +ne ressentait pas la nature gigantesque, qui écrase l'homme; son âme +toujours en passion humaine ne s'ouvrait pas à ces vastes impressions; +il ne pouvait que choisir, dans cet ensemble qu'il était incapable +d'embrasser, un détail dans lequel il mettait une anecdote. Son âme +n'était pas faite pour la majestueuse épopée des montagnes. Si l'on +veut voir avec quelles aptitudes diverses des âmes différentes +abordent les mêmes objets, on n'a qu'à lire, après le journal de +Burns, celui que Keats a écrit pendant un court voyage dans les +Hautes-Terres. Ce fut chez lui, du premier coup d'oeil, une +merveilleuse intelligence de ce que cette contrée a de plus haute +poésie. + + [Note 797: Currie. _Life of Burns_, p. 42. Extrait d'une + lettre de Walker à Currie.] + +Il faut dire cependant que ce voyage de Burns fut fait dans les +conditions les plus défavorables. Ce n'est pas une façon de visiter +les Highlands que de les traverser au galop, enfermé, en compagnie de +Nicol, dans une chaise de poste, qui ne laisse voir qu'un carré de +paysage toujours fuyant. Si Burns avait parcouru le pays à pied ou sur +Jenny Geddes, s'il avait eu la tête en plein paysage, le regard libre, +et ces arrêts faciles qu'on fait en s'appuyant sur son bâton, ou en +retenant la bride de son cheval, s'il avait eu de ces journées +entières où il semble qu'en marchant on emporte avec soi des horizons, +l'influence morale d'un paysage, qui souvent commence par une +sensation physique d'air frais ou de lumière, serait peut-être entrée +en lui. Mais il voyagea dans une boîte avec un butor. + + * * * * * + +Ce fâcheux compagnon lui fut une entrave de plus d'une manière. La +réception de Burns pendant ce tour ne ressemblait en rien à celle +qu'il avait eue pendant son tour des Borders. Dans ces pays incultes, +on ne rencontrait plus la classe de gros fermiers qui habite les +Basses-Terres. Il n'y avait, surtout alors, que des seigneurs et des +paysans, des châteaux et de pauvres chaumières[798]. Burns fut +accueilli comme un personnage célèbre dans toutes ces grandes +demeures; dès qu'il arrivait on l'invitait. Nicol, trop bourru pour se +montrer, restait à l'auberge et rageait. À Blair Athole, où Burns fut +reçu par le duc d'Athole, Walker fit prendre patience au malotru en +lui donnant des cannes à pêche et en l'envoyant pêcher à la ligne. À +la suite de cette visite, on désirait garder le poète un peu plus +longtemps, mais Nicol dépité voulut partir absolument. Les dames +envoyèrent un domestique à l'auberge pour corrompre le postillon et +lui faire enlever un fer à un des chevaux. Ce postillon se trouva +incorruptible. Il fallut se remettre en route[799]. Ce fut peut-être +un malheur pour Burns; on attendait comme hôte M. Dundas, dont le +patronage était tout puissant et qui était le grand distributeur de +faveurs pour l'Écosse. Cette rencontre aurait pu changer l'avenir de +Burns. Cette scène se renouvela plus loin. Il fut invité au château de +Gordon par le duc et la duchesse que nous avons vue reine de la +société d'Édimbourg. Comme on le pressait de rester il s'en défendit +en disant qu'il avait un compagnon, «son hôte offrit d'envoyer un +domestique pour ramener M. Nicol au château; Burns voulut s'acquitter +lui-même de cette commission. Toutefois, un gentleman, ami particulier +du duc, l'accompagna, qui transmit l'invitation avec toutes les formes +de la politesse. L'invitation arrivait trop tard; l'orgueil de Nicol +s'était enflammé jusqu'à un haut degré de colère, par suite de la +négligence dont il croyait être victime. Il avait ordonné qu'on mît +les chevaux à la voiture, résolu à continuer le voyage tout seul, et +ils le trouvèrent paradant dans les rues de Forchabers, devant la +porte de l'auberge, exhalant sa colère contre le postillon, pour la +lenteur avec laquelle il accomplissait ses ordres. Aucune explication, +aucune prière ne purent changer sa décision. Notre poète fut réduit à +la nécessité de se séparer de lui tout à fait, ou de continuer +incontinent son voyage. Il choisit cette dernière alternative et, +prenant place à côté de Nicol dans la chaise de poste, avec dépit et +regret, il tourna le dos au château de Gordon où il s'était promis de +passer quelques jours heureux[800].» Aussi Walker est-il très sévère +pour Nicol. «Pendant ces visites, dit-il, Burns fut amené à découvrir +qu'il avait fait un choix peu judicieux dans son compagnon de voyage, +dont la présence le gênait et le harassait. Le mauvais caractère et +les mauvaises manières de M. Nicol empêchaient Burns de l'introduire +dans des cercles où la délicatesse et le tact étaient nécessaires.» Et +parlant des visites écourtées de Burns il ajoute: «Ceci n'était pas +seulement un ennui et un désappointement, ce fut, selon toute +probabilité, un sérieux malheur pour Burns, car une résidence plus +longue avec des personnes d'une telle influence aurait pu engendrer +une intimité durable, et de leur part, un intérêt actif pour son +avancement futur[801].» + + [Note 798: Voir, sur l'état des villages des Hautes-Terres, + à cette époque et presque à cette année, _The Cottagers of + Glenburnie_, par Élizabeth Hamilton.] + + [Note 799: R. Chambers, tom. II, p. 131, d'après Walker.] + + [Note 800: Currie. _Life of Burns_, p. 43.] + + [Note 801: Walker. _Life of Burns_, p. LXXVIII.] + +Une fois Burns arrivé à Inverness, il considéra son voyage poétique +comme terminé. Il redescendit rapidement par Aberdeen, Montrose et la +côte Est, sans beaucoup regarder autour de lui. «Le reste de mes +étapes ne vaut pas la peine d'être raconté; tout récemment sorti +d'avoir visité le pays d'Ossian, où j'avais vu sa tombe, que +m'importaient des villes de pêcheurs et des champs fertiles.» Il vit +Montrose et, dans les environs, les parents de son père, «tantes Jane +et Isabel toujours vivantes, de solides vieilles femmes»; et John +Caird, probablement un camarade d'enfance de William Burns, «bien que +né la même année que notre père, il marche aussi vigoureusement que +moi[802].» Il redescendit par Perth et Queensferry, et rentra à +Édimbourg le 16 septembre. + + [Note 802: _To Gilbert Burns_, 17th Sep. 1787.] + +Au cours du voyage il avait fait visite à Harvieston, à des parents de +son ami Gavin Hamilton de Mauchline. Il y avait rencontré une jeune +fille, aimable et intelligente, nommée Margaret Chalmers, avec +laquelle il entretint pendant quelque temps une correspondance +amicale. Mais le sentiment qui aurait pu naître de ces rapports +n'aboutit point et Miss Chalmers ne reste dans l'histoire de Burns que +comme un des correspondants à qui il a adressé quelques-unes de ses +lettres les plus intéressantes. + + +III. + +L'HIVER DE 1787-1788. + +INCERTITUDES. -- L'ÉPISODE DE CLARINDA. -- DÉPART DÉFINITIF +D'ÉDIMBOURG. -- LE MARIAGE. + +Au commencement d'octobre, Burns comptait ne plus rester à Édimbourg +que fort peu de temps. Il pensait régler ses comptes avec son libraire +Creech, et s'éloigner d'une ville où il n'avait plus rien à faire. Il +prévoyait bien que ce règlement présenterait quelques difficultés. «Je +suis déterminé à ne pas quitter Édimbourg jusqu'à ce que j'aie terminé +mes affaires avec Mr Creech, ce qui, j'en ai peur, sera une chose +ennuyeuse[803].» Mais il ne pensait pas être retenu au delà de +quelques semaines. Dans les lettres qu'il écrit, il marque la première +partie de novembre comme la date de son départ[804]. + + [Note 803: _To Patrick Miller_, 28th Sep. 1787.] + + [Note 804: _To Rev. J. Skinner_, 25th Oct. 1787.] + +Cependant il ne semble nullement fixé sur le lendemain. Cette question +devait le préoccuper avant tout. Lorsqu'il aurait touché les quelques +centaines de livres sur lesquelles il pouvait compter, qu'allait-il +faire? Il fallait trouver à vivre. Son intention très sage, étant +données toutes circonstances, était de se remettre fermier. Mais où +trouver une ferme? Il songeait bien à celles que Mr Miller lui avait +offertes et qu'il avait vues près de Dumfries. Le pays lui plaisait; +c'était une grande considération pour lui. Il s'imaginait une jolie +existence de fermier poète, qui après tout ne semble pas irréalisable. +Il en parlait avec beaucoup de bonne grâce et de raison. Ce qu'il +demandait ne semble pas excessif et on aime à se figurer qu'il eût pu +l'obtenir. + + Je désire vous expliquer mon idée d'être votre tenancier. Je + désire être fermier, dans une petite ferme qui occupe à peu près + une charrue, dans un pays agréable, sous les auspices d'an bon + propriétaire. Je n'ai aucunement la sotte idée d'être locataire à + meilleurs termes qu'un autre. Trouver une ferme où l'on puisse + vivre à peu près n'est pas facile. Je veux dire vivre simplement, + en toute sobriété, comme un fermier du vieux style, en employant + mon travail personnel. Les rives de la Nith sont un pays aussi + doux et aussi poétique qu'aucun que j'aie jamais vu, et en outre, + Monsieur, c'est simplement satisfaire les sentiments de mon + propre coeur et l'opinion de mes meilleurs amis de dire que je + voudrais vous appeler mon propriétaire de préférence à tout autre + gentleman terrien de ma connaissance. Voilà mes vues et mes + voeux, et, de quelque façon que vous jugiez convenable de + disposer de vos fermes, je serai heureux d'en prendre une à + bail[805]. + + [Note 805: _To Patrick Miller_, 20th Oct. 1787.] + +Mais les négociations avec Mr Miller n'avançaient pas vite. Celui-ci +ne semblait pas savoir très bien ce qu'il voulait, s'il désirait louer +ses fermes et à quelles conditions. «On me dit, lui écrit Burns le 28 +septembre, que vous ne reviendrez pas en ville avant un mois; pendant +ce temps j'irai sûrement vous voir, car je suppose que d'ici là, vous +aurez arrêté vos projets par rapport à vos fermes[806].» Un mois +après, il court à Dumfries comme il l'a annoncé à son futur +propriétaire. Il en revient sans rien de décidé. Tout, au contraire, +semble remis en question. Il forme aussitôt un autre rêve de vie; +c'est de retourner près de Gilbert, de prendre ensemble une autre +ferme et de vivre à deux, un peu plus largement, un peu plus +heureusement, comme ils ont vécu à Mossgiel. + + [Note 806: _To Patrick Miller_, 28th Sep. 1787.] + + J'ai été à Dumfries, et après une seconde visite, je serai décidé + au sujet d'une ferme dans ce pays. Je n'ai pas beaucoup d'espoir, + mais comme mon frère est un excellent fermier et est en outre un + homme excessivement prudent et calme (qualités qui dans notre + famille ne sont le partage que du frère cadet), je suis + déterminé, si mon affaire de Dumfries échoue, à retourner en + société avec lui et, en choisissant notre temps, à prendre une + autre ferme dans le voisinage. Je vous assure que je m'attends à + de grands compliments pour ce très prudent exemple de mon + insondable, incompréhensible sagesse[807].» + + [Note 807: _To Miss Chalmers_, Nov. 18, 1787.] + +Il est vraisemblable que cet arrangement eût été la chose la plus +heureuse pour lui. Matériellement, la direction de la ferme eût gagné +à être entre les mains d'un homme doué des qualités de vigilance et +d'assiduité qui faisaient défaut à Burns. Et ce qui est plus important +encore, celui-ci aurait eu près de lui un soutien moral et un exemple. +Il aurait retrouvé dans Gilbert le frère des jeunes années, l'ami, le +confident, le conseiller grave et cher, dont le silence devait être +parfois un reproche et dont le dévouement était une force. Quelque +chose de l'ancienne vie, de ces glorieuses années de Mossgiel, aurait +survécu dans cette association des deux frères. Il y avait tant de +liens et de tendresse entre ces deux coeurs si différents, l'ardeur de +l'un eût été tempérée par la sagesse de l'autre. Gilbert prenant la +responsabilité, Robert aurait donné son travail et gardé sa liberté +d'esprit. On aurait peut-être revu des mois comme ces mois +extraordinaires de la fin de 1785. Malheureusement la combinaison de +Dumfries ne devait pas échouer. + + * * * * * + +Ces incertitudes allaient et venaient sur un mauvais état d'esprit, +qu'elles contribuaient à entretenir. Il semble que les succès et les +triomphes de l'année précédente ne se soient pas renouvelés. La +curiosité était satisfaite, l'intérêt amorti, l'enthousiasme tombé. On +n'entend plus parler de réceptions, d'invitations, de salons. Une +froideur, un éloignement sont intervenus entre le poète et la haute +société. Il ne fréquente guère plus que des hommes de position sociale +moyenne comme Nicol, Ainslie, Cruikshank un collègue de Nicol. Où est +le temps où il faisait tourner toutes les têtes et augmenter le prix +des bonnets de gaze? On peut tenir pour certain que son amour-propre +souffrit de cet abandon. On sent percer cette blessure a la façon dont +il parle de la difficulté qu'il y a pour les grands à rester les amis +d'hommes d'un rang plus humble. + + «Il faut un rare effort de bon sens et de philosophie, chez les + personnes d'un rang élevé, pour conserver vivante une amitié avec + un homme qui est de beaucoup leur inférieur. Les dehors, des + choses tout à fait étrangères à l'homme, pénètrent lentement dans + les coeurs et les jugements de presque tous les hommes, sinon de + tous. Je ne connais qu'un seul exemple d'un homme qui pleinement + et vraiment regarde «tout le monde comme un théâtre, et tous les + hommes et les femmes comme de simples acteurs[808],» et qui, (en + mettant de côté les saluts du cours de danse), n'estime ces + acteurs, les _dramatis personæ_, qu'ils bâtissent des cités ou + plantent des haies, qu'ils gouvernent des provinces ou dirigent + un troupeau, qu'en tant qu'ils _remplissent leurs rôles._ Pour + l'honneur de l'Ayrshire, cet homme est le Professeur Dugald + Stewart de Catrine[809].» + + [Note 808: Shakspeare, _As you Like it_. Act. II, sc. 5.] + + [Note 809: _To Mrs Dunlop_, 4th Nov. 1787.] + +Lorsqu'elle vient s'ajouter à l'incertitude de la vie matérielle, rien +n'est plus propre que cette sensation d'abandon, pour engendrer la +défiance de soi, la méfiance de l'avenir, une détresse qui pénètre +tout l'être. Cette souffrance se complique lorsqu'un homme poursuit, +comme Burns, deux existences presque contradictoires. Celui qui +resserre ses efforts à maîtriser les conditions matérielles de la vie +peut se sentir hardi; il applique un vouloir unique à un but unique; +il peut espérer les joies du travail et du succès s'activant l'une +l'autre; s'il a de la volonté et de la santé, il a toutes chances, +plus ou moins brillamment, de gagner la partie. Mais lorsqu'un homme +veut vivre de deux vies superposées, lorsqu'il a dessein de n'établir +la vie ordinaire que pour mener en dehors et au-dessus d'elle une vie +désintéressée, lorsqu'il estime sa réussite, non d'après ce que la +première lui donnera mais d'après ce qu'il obtiendra de la seconde, +celui-là peut bien être troublé. La chose qu'il entreprend est +difficile, presque irréalisable. D'abord, parce qu'il est peu probable +qu'il soit doué pour deux genres d'effort si différents. Puis, le +temps et l'énergie qu'il portera d'un côté, il souffrira de l'enlever +à l'autre; la victoire même ne tardera pas à lui sembler vaine et +achetée trop chèrement. Ou bien il sera négligent ouvrier de la vie +pratique; la misère arrivera, les ronces et l'herbe envahiront sa +maison, tandis qu'il cultivera ses lis; ou bien, s'il construit +solidement son existence, il s'apercevra qu'il s'est dépensé à une +besogne inférieure, et que, comme un fondeur imprudent, il a usé son +feu et son bronze pour un piédestal tandis qu'il n'en reste plus pour +la statue. Burns sentait confusément qu'il entreprenait une chose +impossible, car il n'y a guère de besogne qui ne demande les deux +mains. Il comprenait ce qu'il y avait d'incompatible entre ses deux +désirs; ce manque de décision faisait naître l'inquiétude, et il en +souffrait, se sentant très seul. + + Vous et Charlotte, vous êtes deux places de repos favorites pour + mon âme, dans sa marche errante à travers le désert fatigant, + plein d'épines de ce monde. Dieu sait que je ne suis pas fait + pour la lutte: je m'enorgueillis d'être un poète et j'ai besoin + qu'on me juge un homme sage; j'aimerais à être généreux et je + désire être riche. Après tout, j'ai bien peur d'être un homme + perdu. «Il y a des gens qui ont un tas de défauts, et je ne suis + qu'un pauvre mal-chanceux». + + Pour clore les mélancoliques réflexions qui sont au bas de la + feuille précédente, j'y ajouterai un morceau de dévotion, + communément connu dans le Carrick sous le titre de «les grâces du + Tisserand». + + D'aucuns disent que nous sommes voleurs, et tels sommes-nous! + D'aucuns disent que nous mentons et ainsi faisons-nous! + Dieu nous pardonne, et ainsi fera-t-il j'espère! + Debout et à nos métiers, mes gars[810]. + + [Note 810: _To Miss Chalmers_, 21st Nov. 1787.] + +La misanthropie que nous avons vue éclater à Mauchline et qui semblait +s'être dissipée un peu aux agitations du voyage, l'a repris et lui +murmure de nouveau des choses amères. Quelques jours avant cette +lettre, il citait deux vers qu'on croirait écrits par Swift. + + «Mes affaires me ressemblent, elles ne sont pas ce qu'elles + devraient être, cependant elles sont meilleures que ce qu'elles + paraissent être. + + Que le Souverain du ciel épargne à tous les êtres, sauf à Lui-même, + Ce spectacle hideux, un coeur humain à nu[811]. + + [Note 811: _To Miss Chalmers_, 6th Nov. 1787.] + +On voit comme ces moments d'amertume commencent à faire une chaîne +continue sous les dehors de la vie. Il est probable qu'il cherchait à +s'étourdir, par les mêmes moyens que nous l'avons déjà vu employer. +«Si j'étais hors de cette scène d'affairement et de dissipation, +écrit-il à un ami, je me promets le plaisir de renouveler une +correspondance si longtemps interrompue. À présent je n'ai de temps +pour rien. La dissipation et les affaires absorbent tous mes +moments[812].» Ces anxiétés, ces excès, agissaient sur sa santé et sur +son humeur. On le sent irritable, sombre, brusque, jusqu'au point de +heurter parfois ses meilleurs amis. Ce mélange triste apparaît dans un +billet qu'il écrivait à Robert Ainslie, le jeune homme en compagnie de +qui il avait commencé son tour des Borders. La seconde partie de ce +billet contient une allusion à quelque rudesse de manières, pour +laquelle il s'excuse. + + [Note 812: _To James Candlish_, Nov. 1787.] + + Je vous prie, cher Monsieur, de ne faire aucun arrangement pour + que nous allions chez Mr Ainslie (un parent du jeune homme) ce + soir. En examinant mes engagements, ma constitution, le présent + état de ma santé, quelques menus chagrins d'âme, etc., je trouve + que je ne puis souper en ville ce soir. + + Vous penserez peut-être romanesque que je vous dise que je trouve + l'idée de votre amitié presque indispensable à mon existence. + Vous prenez la longueur de figure qu'il convient, dans mes heures + de papillons noirs; et vous riez juste autant que je puis le + souhaiter, à mes bons mots. Je ne sais pas, après tout, si vous + êtes un des premiers dans le monde de Dieu, mais vous l'êtes pour + moi. Je vous dis ceci, en ce moment, dans la conviction que + quelques inégalités dans mon caractère et mes manières peuvent + quelquefois vous faire soupçonner que je ne suis pas aussi + chaudement votre ami que je dois l'être[813]. + + [Note 813: _To Robert Ainslie_, Nov. 25th, 1787.] + +On voit dans quel triste état d'esprit il se trouvait et combien peu +ce séjour ressemblait à celui de l'année dernière. L'enthousiasme qui +l'avait attendu et les espérances qu'il avait apportées étaient choses +du passé. + + * * * * * + +Ce fut au moment même où il pensait quitter Édimbourg qu'il se trouva, +pour la première fois, avec celle qui allait devenir célèbre sous le +nom de Clarinda. Cette jeune femme s'appelait Agnes Craig. Elle était +d'une famille cultivée. Son père, Andrew Craig, était un chirurgien +estimé à Glascow; son oncle, le Rev. William Craig, était un des +ministres et des prédicateurs de la même ville. Sa descendance était +plus intellectuelle encore du côté de sa mère, qui était fille du Rev. +John Mac Laurin, «un homme d'éloquence et de piété», et nièce de Colin +Mac Laurin, le célèbre mathématicien, et l'ami de Newton[814]. + + [Note 814: Les détails biographiques sur Clarinda sont + empruntés au _Memoir of Mrs Mac Lehose_, publié, avec la + correspondance entre Burns et Clarinda, par son petit-fils, + W.-C. Mac Lehose, en 1843.] + +Elle avait perdu de bonne heure sa mère et avait été élevée, mais +jusqu'à treize ans seulement, par une soeur aînée. Elle avait été +précocement formée et jolie; à l'âge de quinze ans elle était connue +comme une des beautés de Glascow et avait inspiré une passion à un +jeune homme de quelques années son aîné, nommé M. Mac Lehose. Il était +fortement épris d'elle et la façon dont il lui avait parlé est assez +romanesque. Il avait retenu toutes les places de la diligence par +laquelle elle devait aller de Glascow à Édimbourg, afin de se trouver +une journée avec elle. Deux ans plus tard, à l'âge de dix-sept ans, +elle l'avait épousé. Mais ce mariage d'amour avait tristement tourné. +C'est l'histoire de tant de mariages mal assortis, où des esprits +encore enfants et des caractères qui ne sont pas formés s'engagent en +un serment irréparable. M. Mac Lehose était un homme agréable, +insinuant de manières, beau parleur, phraseur[815]. Ce qu'on a de ses +lettres est emphatique, plein de protestations et de belles promesses. +Mais autant en emportait le vent. Il était faux, égoïste, brutal, et +d'une grande frivolité d'esprit. De son côté, elle qui était encore +une enfant, fut sans doute un peu légère, étourdie, avide de société, +d'attentions, de petits triomphes mondains, qui déplaisaient à son +mari. Presque aussitôt la différence, le désaccord des caractères +s'étaient montrés, et peu à peu avait agi ce terrible éloignement muet +qui écarte, sans que rien en paraisse d'abord, deux êtres liés +ensemble. Alors commença la vie terrible des ménages qui s'aigrissent, +se désunissent, se disloquent, se détachent. D'un côté, ces blessures, +ces froissements, ces défiances, ces premiers doutes rapides et +affreux sur la valeur morale de l'homme auquel on appartient, cette +inquiétude qui devient l'épouvantable détresse de se sentir liée à qui +on n'aime plus. De l'autre côté, avec l'éloignement perçu, étaient nés +les soupçons, la jalousie qui torture ce qui reste d'amour et +l'empêche de mourir tout à fait, et, avec eux, la brutalité, la +dureté, l'inconvenance. Ils avaient connu le poids de la vie commune, +les jours boudeurs, sombrement muets, les querelles, et ce moment où +des paroles irréparables éclatent et mettent soudainement à nu le +travail des ulcères cachés. Terrible vie! renouée de temps en temps +par des réconciliations amères, où l'on ne goûte plus que l'image +déformée du bonheur d'autrefois, pauvre imitation rendue plus pénible +parce qu'elle réveille des souvenirs meilleurs qu'elle! Tout ce drame +intime, qui désole tant et tant d'existences féminines, qui se déroule +à travers tant et tant de semaines de désespérance, est contenu dans +ces quelques lignes: «Un temps très court s'écoula seulement avant que +je m'aperçusse avec un inexprimable regret que nos dispositions, nos +caractères et nos sentiments étaient si entièrement différents que +tout espoir de bonheur était banni. Nos différends en vinrent à un tel +degré et la façon dont mon mari me traita fut si dure que mes amis +considérèrent comme prudent qu'une séparation intervînt[816]». Comme +ces histoires dû coeur se ressemblent au fond! Ce sont, presque dans +les mêmes mots, les mêmes phases douloureuses de désabusement que +raconte une femme qui en souffrit et en a noté les crises avec +franchise. Depuis la première parole inquiète: «il est bien dommage +que sur certaines choses, mon mari et moi nous pensions si +différemment[817]», jusqu'au dernier cri: «toute illusion est +détruite, le bandeau est déchiré[818]» ce sont les angoisses que +traversa Mme d'Épinay. Il est probable que les deux époux eurent des +torts, comme il arrive généralement. Mais les fautes d'Agnes Craig +provenaient d'un manque d'expérience, et celles de son mari d'un +défaut de nature. Lui-même semble avoir reconnu qu'il avait été +coupable; il lui écrivait plus tard: «je regrette sincèrement ces +incidents de ma conduite envers vous qui ont causé notre séparation. +S'il était possible de les effacer, ils ne se renouvelleraient +jamais[819]». + + [Note 815: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 16.] + + [Note 816: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 17-18.] + + [Note 817: _Mémoires de Mme d'Épinay_, t. I, p. 66.] + + [Note 818: _Id._, t. I, p. 91.] + + [Note 819: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 20.] + +La séparation était venue avec ses émotions, ses anxiétés, ses +lenteurs et ces scènes cruelles, ces tentatives du mari qui, par +instants, est mordu du regret d'un bonheur gaspillé, se retourne vers +des souvenirs chers, voit ce qu'il a perdu et, sous les colères et les +emportements, est ressaisi par des liens profonds, des joies, des +impressions, qui ne veulent pas mourir. Ce sont alors des +supplications pour obtenir une entrevue qui doit être la dernière et +dont on espère qu'elle en amènera d'autres. «Demain matin, je quitte +ce pays pour toujours, c'est pourquoi, je souhaite beaucoup être un +quart d'heure avec vous, ma très chère Nancy, c'est la dernière soirée +probablement où vous aurez jamais une occasion de me voir dans ce +monde[819].» Ce sont ces appels à la pitié dans la forme tragique +qu'ils prennent volontiers, et le retour de ces appellations +caressantes et familières qui veulent faire plaider le passé. Et ce +sont encore les refus de la femme, émue malgré tout par cette +évocation des premières tendresses et des jours où elle crut être +heureuse, prise de compassion, troublée par ces cris qui peuvent être +sincères, hésitante. «Je consultai mes amis; ils me déconseillèrent de +le voir, et comme je pensais qu'il n'en pouvait sortir aucun bien, je +déclinai cette entrevue[819].» Le plus poignant épisode peut-être des +séparations, la lutte pour les enfants, n'avait pas fait défaut. M. +Mac Lehose, croyant ainsi réduire leur mère, les lui avait enlevés; il +comptait que pour les ravoir elle céderait et reviendrait à lui. Elle +avait tenu bon. Et lui, vaincu sur ce point et incapable de les +élever, les lui avait rendus. Mais qui peut dire les transes et les +déchirements de pareilles épreuves? Après la séparation, qui avait eu +lieu à la fin de 1780, M. Mac Lehose était resté en Écosse pour cette +bataille désespérée. Il en était parti en 1782 pour Londres où, après +avoir vécu dans toute sorte de désordre, il avait fini par être mis en +prison pour dettes. Les siens ne l'en avaient retiré qu'à la condition +qu'il s'expatrierait. Il était parti en 1784 pour la Jamaïque, où l'on +disait qu'il était en train de prospérer; il s'était établi comme +homme de loi et y faisait fortune. Quant à Mrs Mac Lehose, elle +s'était établie à Édimbourg depuis 1782. + +On ne peut s'empêcher de vouloir reconstituer la figure de la plus +célèbre peut-être des héroïnes de Burns. Les renseignements ne sont ni +très précis ni très abondants. Tout ce qu'on possède sont quelques +détails de biographie ou de caractère, clairsemés dans le mémoire que +son petit-fils écrivit sur elle en 1843, lorsqu'il rendit publique sa +correspondance avec Burns, quelques aveux et quelques jugements sur +elle-même contenus dans ces lettres, et un portrait singulier tracé +d'elle par R. Chambers qui l'avait connue. Le voici: «D'un style de +beauté quelque peu voluptueux, de façons vives et aisées et d'une +construction d'esprit poétique, avec quelque esprit et un degré de +raffinement et de délicatesse qui n'était pas excessif, Mrs Mac Lehose +était exactement le genre de femme qui devait fasciner Burns. On peut, +en vérité, la décrire en disant qu'elle était, dame et élevée à la +ville, l'analogue des jeunes filles de campagne qui avaient exercé le +plus grand pouvoir sur lui dans ses jeunes années[820].» On ne peut +pas dire que ce soit là un portrait délicatement touché. Le bon R. +Chambers n'était point peintre de pastels féminins. Ce n'était point +là son fait. Il semble pourtant qu'avec les détails qu'on a sur elle, +il ne soit pas impossible de se faire une idée plus précise de ce +qu'elle était, et même de l'état moral où elle se trouvait, quand +cette crise éclata dans sa vie. + + [Note 820: R. Chambers, t. II, p. 174.] + +C'était, de l'aveu de tous, une femme remarquablement intelligente, non +pas d'une intelligence de haut vol ou de très rare qualité, mais vive, +facile, ouverte et avide. Elle avait de l'imagination, mais probablement +de l'imagination de lecture et sortie de la mémoire. Elle avait un goût +qui semble avoir été sincère pour les choses de l'esprit et le désir +d'accroître sa culture intellectuelle. Elle avait reçu l'éducation de la +plupart des jeunes filles de son temps, laquelle était ordinaire. «Elle +comprit plus tard pleinement les désavantages d'une pareille éducation +et y porta partiellement remède, à une époque de la vie où beaucoup de +femmes négligent ce qu'elles ont appris et où bien peu persévèrent dans +l'acquisition de nouvelles connaissances[821].» Elle lisait beaucoup. +Saint-Simon fait cet éloge d'une dame: «qu'elle avait de la mémoire et +le jugement de n'en pas montrer.» Mrs Mac Lehose avait de la mémoire +mais sans ce jugement-là. Elle aimait à faire montre de ses lectures. +«Elle améliora son goût par la lecture des meilleurs auteurs anglais. +Douée d'une mémoire très rétentive, elle citait souvent à propos ces +auteurs, à la fois dans sa conversation et dans sa correspondance[822].» +Elle se piquait de bien écrire et s'y appliquait. Il y avait bien un peu +de pédantisme dans son cas. Elle avait une conversation qu'on regardait +comme brillante, et dont la qualité était probablement l'assurance et la +facilité de parole, qui souvent suffisent pour une réputation de ce +genre. Il ne semble pas, d'après ses lettres, que cette causerie +courante et décidée dépassât beaucoup les lieux communs, les réflexions +générales. Il se peut qu'elle tombât quelquefois sur des rencontres de +mots qui ont plus de succès qu'elles ne valent. Ce devait être +l'exception. On ne trouve guère dans sa correspondance aucune de ces +saillies, de ces tours imprévus, de ces aperçus personnels, même sur de +menus points, qui marquent l'originalité d'un esprit. Ses lettres ont +plutôt une tendance au développement noble, un peu déclamatoire et +étalé. On y chercherait inutilement ce léger clapotis d'idées, fût-il +même un peu brouillon, ces sauts soudains d'un sujet à un autre, +l'aisance familière, la grâce abandonnée de certaines correspondances +féminines. La sienne a quelque chose d'un peu trop littéraire. C'était, +d'ailleurs, le ton de l'époque et de l'endroit. Avec cela elle avait du +bon sens, de la pénétration, un coup d'oeil ferme en soi et dans les +autres, de la justesse et de la solidité. Elle avait un fonds d'esprit +plutôt sérieux, auquel son imagination et sa ferveur intellectuelle, et +peut-être aussi une imitation littéraire, donnaient un certain mouvement +général. + + [Note 821: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 14.] + + [Note 822: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 24.] + +Elle était peut-être plus vive de coeur, lequel demeure plus personnel +que l'esprit. Elle était de premier mouvement: «Vous vous trompez +beaucoup quand vous énumérez la force d'âme parmi mes qualités. Je +n'en ai même pas une part ordinaire; chaque passion fait de moi ce +qu'elle veut et toute ma vie j'ai été guidée par l'impulsion du +moment, mobile et faible[823].» Elle était portée à se donner tout +entière et ardemment à ce qui l'occupait, apportant dans ses +préférences une sorte de fougue. «Comme vous-même, je suis un peu +enthousiaste. En religion et en amitié je suis tout à fait +fanatique--peut-être pourrais-je l'être aussi en amour, n'était que +tout ce qui m'est cher dans le ciel et sur terre me l'interdit[824].» +Elle était très susceptible, prompte à ressentir très fortement et +pour longtemps les intentions bonnes ou mauvaises. «Mes ressentiments +sont vifs comme tous mes autres sentiments. Je sens très vivement la +bonté et le mauvais vouloir. Le premier me lie à jamais. Mais je n'ai +rien de l'épagneul dans ma nature; et le second me guérirait bientôt +lors même que j'aimerais jusqu'à la folie[825].» Cela tenait sans +doute à beaucoup d'amour-propre. + + [Note 823: _To Sylvander_, 24th Jan. 1788.] + + [Note 824: _To Sylvander_, 28th Dec. 1787.] + + [Note 825: _To Sylvander_, 9th Jan. 1788.] + +Elle était franche et assez pour avouer que cette franchise venait +d'un manque de contrôle sur ses impressions. Par là, elle disait avec +raison qu'elle ressemblait à Burns. «Si j'avais été homme, j'aurais +été comme vous. Je ne suis pas assez vaine pour me croire votre égale +en capacités; mais je suis formée avec une vivacité d'imagination et +une force de passion peu inférieures.... Tous deux nous sommes +incapables de tromperie parce que nous manquons de sang-froid et de +pouvoir sur nos sentiments. La dissimulation est ce que je n'ai jamais +pu atteindre, même dans des situations où il eût été prudent d'en +avoir un peu[826].» Cependant ses malheurs, l'observance d'une vie +surveillée par mille regards et nécessairement timide, avaient +refoulé, et pour les points importants, ce naturel impétueux. «Les +situations et les circonstances ont, cependant, eu sur chacun de nous +les effets qu'on pouvait attendre. L'infortune a merveilleusement +contribué à maîtriser la vivacité de mes passions, tandis que le +succès et l'adulation ont servi à nourrir et à enflammer les +vôtres[826].» Cependant cette imprudence de nature se décelait en +certains petits traits de conduite. Il y avait désaccord entre son +esprit qui était juste et son tempérament toujours disposé à partir +droit devant lui. Il en résultait de petites incartades de manières ou +de paroles. Elle manquait un peu du don de propriété; elle allait à +l'étourdie. «La nature a été indulgente envers moi à plusieurs égards; +mais elle m'a refusé absolument une chose essentielle: c'est cette +perception instantanée de ce qui est convenable ou qui ne l'est pas, +qui est si utile dans la conduite de la vie. Personne ne peut +discerner, avec plus de justesse, _après_, que Clarinda. Mais quand +son coeur est épanoui sous l'influence de la bonté, elle perd tout +pouvoir sur lui et souvent elle souffre durement au souvenir de son +imprudence[827].» On sent là un manque de mesure, de réserve, une +familiarité un peu excessive ou trop prompte de manières et de +langage, qu'elle sauvait sans doute par de la bonne humeur. Cela +devait se traduire parfois par une certaine hardiesse et une certaine +désinvolture de langage. C'est à quoi sans doute fait allusion +Chambers lorsqu'il dit qu'elle avait «un degré de raffinement et de +délicatesse qui n'était pas excessif.» Cette liberté de mots, qui +offensait dans un milieu calviniste, aurait pu être ailleurs de la +verve et de la verdeur. On voit que cette disposition à l'excitabilité +s'emportait parfois, surtout quand elle était aiguillonnée par un peu +de vanité ou de bruit. «En lisant ce que vous me dites de votre +penchant pour les plaisirs de la société, j'ai souri de sa +ressemblance avec le mien. Si vous m'aperceviez dans une réunion de +plaisir, vous penseriez que je ne suis rien qu'une fanatique +d'amusement; mais maintenant j'évite les réunions. Mes esprits +s'affaissent ensuite pendant des journées et, ce qui est pire, il y a +parfois des esprits stupides ou malveillants, qui me blâment bien haut +pour ce que leurs natures pesantes ne peuvent comprendre. Si j'avais +une fortune indépendante, je dédaignerais leurs pitoyables remarques; +mais dans ma position tout me rend la prudence nécessaire[828].» Cette +disposition n'avait pas été sans lui attirer quelques critiques et +quelques attaques. On voit aussi, à la réaction qui la suivait, que sa +gaîté, quand elle était excessive, était factice, comme il arrive aux +personnes dont l'esprit est sérieux. Peut-être aussi y avait-il, dans +ces accès de gaîté, un peu de désir de s'étourdir, cette sorte +d'ivresse qui laisse, comme l'autre, son abattement. + + [Note 826: _To Sylvander_, 1st Jan. 1788.] + + [Note 827: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.] + + [Note 828: _To Sylvander_, 9th Jan. 1788.] + +Avec cela, Agnes Craig avait de sérieuses qualités de caractère et de +coeur. Elle avait, ce qui est une grande marque de santé d'esprit, une +sorte d'optimisme, une disposition à être contente de son sort et à +voir les choses par leur bon côté. «Je ne suis pas, comme vous le +supposez, malheureuse. J'ai de beaux enfants, de l'aisance, une bonne +renommée, des amis bons et attentifs, quel monstre d'ingratitude je +serais aux yeux du ciel si je me disais malheureuse. Il est vrai, j'ai +rencontré des scènes horribles à se rappeler même à six années de +distance; mais l'adversité, mon ami, est reconnue comme l'école de la +vertu. Elle confère souvent cette douceur soumise qui est inconnue +parmi les favoris de la fortune[829].» Et ailleurs elle revient sur la +même idée que ses malheurs ont été pour elle une heureuse leçon, avec +une simplicité et une franchise qui ne sont pas vulgaires. «Aucun +démon malveillant n'a eu la permission «de verser du chagrin dans ma +coupe» comme vous le supposez; c'était la bonté d'un père sage et +tendre qui prévoyait que j'avais besoin d'être châtiée pour être +ramenée à lui. Ah, mon ami, la Religion convertit en bénédictions nos +plus lourdes infortunes! Je sens que c'est ainsi. Ces passions +naturellement trop violentes pour ma paix ont été brisées et modérées +par l'adversité; et, si l'adversité même n'a pas suffi à vaincre ma +vivacité, jusqu'où n'aurais-je pas été si j'avais été libre de glisser +plus loin, dans le plein soleil de la prospérité. J'aurais oublié ma +destinée future et fixé mon bonheur sur les ombres fuyantes +d'ici-bas[830].» Ce ne sont ni les pensées ni les paroles d'une âme +commune. Elle était bonne: «Ma main n'a pas obtenu la joie de donner, +mais le ciel accepte mon désir de donner»; elle était mère excellente; +elle avait un fonds solide de religion et d'honnêteté qui fut +longtemps son soutien dans la crise qu'elle allait traverser. Elle +était, quand il le fallait, décidée et vaillante. + + [Note 829: _To Sylvander_, 28th Dec. 1787.] + + [Note 830: _To Sylvander_, 1st Jan. 1788.] + +Tout cela formait, en somme, une nature assez riche et assez bien +équilibrée, une physionomie aimable de petite bourgeoise intelligente, +animée, capable de passion plutôt que passionnée, sans très haute +distinction, avec plus de vivacité que de profondeur et plus d'attrait +que de charme. Il lui manquait la séduction suprême, je ne sais quelle +suavité victorieuse par dessus tout. Elle le savait et elle l'avouait +avec la franchise et la justesse qui étaient de ses qualités et +avaient leur bonne grâce. En parlant d'une petite pièce de vers +qu'elle avait faite, elle disait: «Elle n'a pas de mérite poétique, +mais elle donne des indices d'une délicate âme féminine, une âme comme +je voudrais que la mienne fût; mais ma vivacité me prive de cette +douceur qui est, dans mon opinion, le premier ornement d'une +femme[831]». Cet arôme subtil, la fleur parfumée qui rend certaines +vies suaves ou troublantes, lui faisait défaut. La sienne appartenait +à la famille des plantes brillantes et sans parfum. C'était une nature +facile, bien douée, avec un certain éclat, mais sans cette marque de +personnalité qui, placée ici ou là, met un être à part. Elle avait +cependant quelque chose d'attachant, car elle conserva un cercle +d'amis très fidèles qui ne la quittèrent, les uns après les autres, +que lorsque la mort les appela. + + [Note 831: _To Sylvander_, 19th Jan.] + +Ce qu'on sait de son apparence physique concorde bien avec cette +physionomie morale. C'était une femme de petite taille, bien prise, +avec plus de vivacité, de mouvement que de véritable grâce, comme il +arrive aux personnes un peu courtes et destinées à prendre de +l'embonpoint. Quelqu'un qui la vit, dix ans après cette époque, lui +appliquait les mots de Byron «fair, fat and forty[832]». Ses +extrémités étaient petites, ce qui va presque toujours avec une +démarche alerte. Il reste d'elle une de ces silhouettes noires +découpées qui étaient alors à la mode; le profil sans être très +distingué est agréable, le front droit et bien assis, le nez +retroussé, la bouche assez forte et ferme; une physionomie pas très +raffinée mais plaisante et drue. C'est probablement ce qui a fait dire +à Chambers qui manquait de nuances: «Elle était d'un genre de beauté +un peu voluptueux.» + + [Note 832: Scott Douglas, tom. V, p. 111.] + +En réalité et en regardant de plus près, on sent, au-dessous d'une +sentimentalité un peu factice entretenue par des lectures, on sent une +femme fort raisonnable, fort pratique, à qui il n'a manqué qu'un foyer +pour être une excellente épouse, faite pour une vie régulière et un +bonheur tranquille. Elle était née pour être heureuse et rendre +heureux, si elle avait été placée dans des conditions normales. Mais +quand certains sentiments capitaux ne reçoivent pas un minimum de +satisfaction, ils s'exaspèrent; ils deviennent des révoltés. Cette +disette les pousse plus loin qu'ils n'auraient jamais rêvé d'aller, et +des natures qu'un peu de contentement eût gardées paisibles, +deviennent capables de violence. La moitié des excès de passion est +produite par le manque d'un peu de bonheur, à l'heure voulue. + + * * * * * + +Au moment où nous la rencontrons, elle vivait à Édimbourg dans une +situation assez délicate et assez difficile. Sa jeunesse et sa beauté +rendaient plus dangereuse cette vie de femme isolée. Elle était pauvre +en même temps. Ses faibles revenus ne lui suffisaient pas pour élever +ses enfants. Elle avait reçu, pendant quelque temps, huit livres de la +corporation des chirurgiens de Glasgow, probablement en souvenir de +son père, et dix livres de celle des gens de loi, à laquelle avait +appartenu son mari. Mais ces secours lui avaient été retirés parce que +Mr Mac Lehose, prospérant à la Jamaïque, était en état d'élever ses +enfants. Mr Mac Lehose n'y songeait guère et sa femme se trouvait au +bord de la gêne. Heureusement elle avait un ami dévoué. Son cousin +Craig, avocat, homme instruit et distingué, un des collaborateurs de +Mackenzie au _Miroir_, lui venait en aide, avec une délicatesse +presque touchante. Il en était silencieusement épris, il continua à +l'aimer et à veiller sur elle toute sa vie, sans être aimé en retour. +Ce fut l'ami dévoué et sacrifié qui se trouve dans la vie de tant de +femmes. Il passe, dans un coin de cette histoire, comme une figure +sympathique. + +En même temps, elle traversait, depuis longtemps déjà, une crise +intérieure, d'ailleurs inévitable. À la suite de sa séparation, la +nouveauté du malheur, le besoin de repos qui suit des scènes cruelles, +les difficultés matérielles de l'existence l'avaient d'abord absorbée. +Mais elle avait vingt-quatre ans. La vivacité de ses sentiments +s'était réveillée peu à peu. Son coeur avait senti un vide, une +tristesse. Bien qu'elle ne fût pas d'une nature très poétique, elle +s'était tournée vers la poésie. Elle essayait de se tromper avec des +vers, comme on le fait avec la musique qui, devenue plus riche, plus +expressive et plus précise, a pris, de nos jours, pour beaucoup d'âmes +souffrantes, la placé de la poésie. Ce besoin d'aimer ne trouvant pas +d'issue, était retombé en mélancolie. Le désoeuvrement de son coeur +laissait place à des rêveries. Elle se disait, dans ses promenades +écartées, qu'il est cruel de ne pas aimer, ce qui est bien près de se +dire qu'il est doux d'aimer. «Sa première composition, était «des +paroles à un merle» qu'elle avait entendu chanter, sur un arbre, près +de l'endroit où le couvent de Ste-Marguerite a été depuis établi. Les +vers, qui ont une douceur plaintive, disent assez quelles étaient ses +pensées. + + Continue, doux oiseau, et berce mes soucis, + Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance, + Tes harmonieux gazouillements, innocents, + Résonnent doucement dans mon coeur souffrant. + Choisis ta compagne et aime tendrement, + Éprouve tous les transports charmants, + Goûte toutes ces douces émotions; + Qu'aimer et chanter emploient toutes tes heures; + Tandis que moi, exilée de l'amour, délaissée, je vis + Sans donner ni recevoir de bonheur. + Chante encore, doux oiseau, et berce mes soucis, + Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance[833]. + + [Note 833: _To a Blackbird Singing on a Tree._] + +«Ces vers, dit-elle, ont été écrits pour apaiser un coeur endolori. Je +souffrais alors d'une cruelle angoisse d'âme que je ne puis vous +dire[834].» Elle avait des moments amers, surtout quand des jours de +fête, le commencement de l'année, lui faisaient sentir davantage son +isolement, «En cette saison quand les autres sont joyeux, je suis tout +l'opposé. Je n'ai pas de _proches_ parents et tandis que les autres +sont avec les leurs, je suis assise seule, pensant à plusieurs des +miens avec qui j'avais l'habitude d'être, maintenant partis pour la +terre de l'oubli[835].» Ces heures glaciales devaient être affreuses +pour elle. Peu à peu, par cette ascension insensible qui mène toute +chose à la vie, ces songeries du passé, ces regrets, étaient devenus +des rêves tournés vers l'avenir, de vagues espérances, pas assez +précises pour l'effrayer et assez séduisantes pour la charmer. +L'insinuante et dangereuse cajolerie de ces chimères la gagnait. Elle +souhaitait innocemment un ami dont la présence remplirait sa vie. +«Pendant bien des années, j'ai cherché un ami, doué de sentiments +comme les vôtres; un ami capable de m'aimer avec une tendresse pure +d'égoïsme, capable d'être mon ami, mon compagnon, mon protecteur, et +qui serait mort plutôt que de me faire tort. J'ai cherché, mais j'ai +cherché en vain[836].» Souhait si humain, si légitime après tout! Elle +l'avait près d'elle, le véritable ami de sa situation. Mais elle ne +l'aimait pas. Elle poursuivait ce rêve, par lequel commence le roman +de presque toutes les femmes, ce rêve d'affection désintéressée et +pourtant ardente d'un ami ému comme un amant. Elle se laissait aller à +cette aspiration d'avoir toutes les douceurs, les troubles mêmes de la +passion et la sécurité de la conscience. Elle ne s'apercevait pas +qu'il est irréalisable, et que l'amitié est un vase que l'amour fait +éclater. Mais elle flattait de cette fantaisie ses heures oisives et +inquiètes. Elle était arrivée à ce moment où une femme est toute prête +à se laisser aimer parce qu'elle est toute prête à aimer. + + [Note 834: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.] + + [Note 835: _To Sylvander_, 3rd Jan. 1788.] + + [Note 836: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.] + +Quant à Burns, il était aussi dans un singulier état d'esprit, mais en +sens inverse. Il traversait lui-même une crise non d'aspiration mais +de décroissement. Il était venu à un point où un homme tel que lui +commence à sentir décroître le pouvoir qu'il a eu sur les femmes. +Quelque chose l'a averti que l'assurance et l'entreprenante +familiarité de la jeunesse ne lui siéent plus, parce qu'il n'a plus la +gaîté et la souplesse qui les rachètent si elles échouent. Ce qu'il +dit a maintenant trop de poids, ne se prend plus en jeu. Il s'aperçoit +vaguement qu'un intervalle s'est établi entre lui et la beauté riante, +et qu'il lui semble grave. Il en conçoit une sorte de timidité, de +défiance de soi-même et de dépit, qui mènent à l'ironie. Tout cela est +bien avoué dans ce qu'il disait de lui-même: + + Ma rhétorique semble avoir tout à fait perdu son effet sur + l'aimable moitié du genre humain. J'ai connu le temps où... mais + cela est une «histoire du temps jadis». En conscience, je crois + que mon coeur a été si souvent en feu qu'il est absolument + vitrifié. Je contemple le sexe, avec quelque chose qui ressemble + à l'admiration avec laquelle je regarde le ciel étoilé par une + glaciale nuit de Décembre. J'admire la beauté de l'oeuvre du + Créateur; je suis séduit par l'étrange et gracieuse excentricité + de leurs mouvements et--je leur souhaite bonne nuit. Je parle + ainsi par rapport à _une certaine passion dont j'ai eu l'honneur + d'être un misérable esclave_[837]. + + [Note 837: _To Miss Chalmers_, Oct. 26th, 1787. Les mots en + italique sont en français.] + +Il avait abusé de son coeur et avait usé certaines façons d'aimer. +Mais il ne les avait pas épuisées toutes. Il devait renoncer à l'amour +qui a la grâce des années légères. Il était trop triste désormais pour +le goûter, et trop inquiétant pour l'inspirer. Mais il pouvait +connaître celui des âmes endolories et expérimentées, qui se +recherchent pour panser réciproquement leurs souffrances; l'amour sans +allégresse, qui souffre de la perspicacité que lui a apprise la vie, +mais qui connaît l'âpre orgueil ou la joie très douce de vaincre ou de +guérir le passé, dans un coeur où le passé a laissé des trophées ou +des blessures. Il faut, pour posséder tout le triomphe ou toute la +mansuétude de cette forme tardive de l'amour, une âme d'une +combativité impérieuse qui touche à la dureté, ou d'une noble +indulgence qui va presque à la sagesse. Il est peu probable que l'une +ou l'autre se rencontrent chez Burns, mais il est intéressant de voir +comment il traversera cette phase de passion, qui forcément devait se +trouver sur son chemin. + +Ces amours commencent volontiers par des impressions intellectuelles +et ils en vivent en partie, car ils appartiennent à une période où le +corps n'a plus toute sa beauté et où, par contre, l'esprit a toute sa +force. Il y avait donc bien des affinités entre Burns et Mrs Mac +Lehose. Il trouvait en elle une femme plus instruite, plus distinguée, +plus dame, que celles qu'il avait connues. Il était inévitable qu'elle +serait attirée par son génie. Ce fait même qu'elle n'avait pas une +très haute distinction la rendait plus accessible. Elle n'avait pas +autour d'elle ces délicatesses excessives et factices qu'eût froissées +ce qu'il y avait nécessairement de fruste et de rude en lui. Elle +touchait directement sa force et son intelligence. Il n'y avait pas +même entre eux ce léger grillage de raffinements de manières qui +parfois se dresse entre un homme supérieur et une femme très élégante. + +Elle s'était enthousiasmée pour le poète et, depuis quelque temps, +elle pressait une de ses amies, vieille fille, Miss Nimmo, liée avec +Miss Chalmers, de le lui faire connaître. Vers les premiers jours de +décembre, Miss Nimmo cédant à ses sollicitations, l'invita à passer +une soirée avec Burns. Elle fut sans doute éblouie et charmée par sa +parole. L'entrevue se termina par une invitation à venir prendre le +thé chez elle, le jeudi suivant, qui était le 6 décembre. Quelque +chose survint qui fit remettre la réunion au samedi. Burns avait alors +l'intention de s'éloigner d'Édimbourg, la semaine suivante, comme il +résulte de la lettre qu'il écrivit pour accepter le changement de +jour: + + Madame, j'attachais beaucoup de prix au thé de ce soir, et je + n'ai pas été souvent aussi désappointé. Samedi soir, je saisirai + l'occasion avec le plus grand plaisir. Je quitte cette ville + aujourd'hui en huit, et probablement pour une couple d'années. Je + regretterai toujours d'avoir fait si tard la connaissance d'une + personne que j'estimerai toujours hautement et au bonheur de + laquelle je m'intéresserai toujours chaudement[838]. + + [Note 838: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 6th, 1787.] + +Si les choses s'étaient passées ainsi, cette rencontre ne se fût pas +distinguée de tant d'autres. C'eût été une soirée d'admiration de +plus. Ce fut un accident matériel qui, en retenant Burns à Édimbourg +plus longtemps qu'il ne le pensait, donna à ces relations le temps de +se développer et d'entamer leurs deux vies. + +Le lendemain de cette lettre, la veille même du jour attendu, une +voiture, dans laquelle il se trouvait, fut renversée par la faute du +cocher ivre. Il fut rapporté chez lui, avec un genou fortement +contusionné, qui devait le garder à la chambre pendant six semaines. +Sans cet accident, il est probable que ses rapports avec Mrs Mac +Lehose auraient été coupés court, par son départ prochain. Il lui +écrivit, pour s'excuser, une lettre dans laquelle il y a déjà une +pointe de ferveur: + + «Je puis dire avec vérité, Madame, que je n'ai jamais rencontré + dans ma vie de personne que j'aie plus anxieusement souhaité de + revoir que vous. C'est ce soir que j'allais avoir ce très grand + plaisir dont la pensée me grisait; mais une malheureuse chute de + voiture m'a tellement contusionné au genou que je ne puis bouger + la jambe du coussin. Ainsi, si je ne vous revois plus, je ne + reposerai pas dans mon tombeau, de chagrin. J'étais vexé jusqu'à + l'âme de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt. J'avais pris la + résolution de cultiver votre amitié, avec l'enthousiasme de la + religion; mais c'est ainsi que la Fortune m'a toujours servi. Je + ne puis supporter l'idée de quitter Édimbourg sans vous voir. Je + ne sais pas comment expliquer cela: je m'éprends étrangement de + certaines personnes et je me trompe rarement. + + Vous m'êtes une étrangère, mais je suis un être singulier. Des + sentiments encore innommés, des choses qui ne sont pas des + principes, mais qui sont mieux que des fantaisies, me portent + plus avant que la raison tant vantée n'a jamais conduit un + philosophe.--Adieu! tous bonheurs soient vôtres[839]. + + [Note 839: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 8th, 1787.] + +À cette lettre un peu bien expansive, Clarinda fit une réponse du même +ton. Quelque accoutumée qu'elle soit aux déceptions, elle n'en a +jamais ressenti une de même nature à laquelle elle ait été plus +sensible, que dit-elle? à moitié aussi sensible qu'à celle-ci. +L'accident cruel qui l'a causée augmente ses regrets. Si sa sympathie, +son amitié étaient capables de le soulager dans sa peine, il pouvait +être assuré qu'il les possédait. Elle se laissait aller à parler de +ces sentiments vagues que Burns avait habilement mis en avant, à user +ces mots doux et d'air innocent, les préludes de la flûte séductrice, +qui ne disent rien, mais qui préparent à écouter et auxquels les +femmes devraient fermer leurs oreilles, car ils sont perfides. «Nous +sommes, en vérité, _étrangers_ en un sens, mais nous avons une proche +parenté à beaucoup d'égards: ces _sentiments innommés_ je les +comprends parfaitement, quoique la plume d'un Locke n'ait pu les +définir. Peut-être le mot _instincts_ approche-t-il plus de leur +définition que _Principes_ ou _Caprices_. Pensez-vous, ajoutait-elle, +en lui citant avec un peu de flatterie un de ses vers, qu'ils aient +quelque rapport avec _cette lumière céleste qui nous égare_?[840] Je +sais une chose, c'est qu'ils ont un puissant effet sur moi et qu'ils +sont délicieux lorsqu'ils demeurent sous le contrôle de la _raison_ et +de la _religion_[841]». Il y a bien un peu de coquetterie et +d'attirance dans ces mots. Cependant elle touchait, dès le premier +jour, le point sur lequel allait porter la lutte entre elle et Burns. +Comme toute femme qui marche vers une faute par des perspectives +honnêtes, elle voudra rester dans les limites marquées par ces deux +mots; et lui essayera de l'entraîner au-delà, au moyen de tous les +sophismes et les déclamations que nous murmure le Méphistophélès +invisible, plein de conseils et d'habiletés, qui assiste caché +derrière le buisson, au débat de tout homme et de toute femme. Burns +avait un allié, dans ces premiers moments, c'était son accident: «Si +j'étais votre soeur j'irais vous voir, mais ce monde est plein de +censure[841].» + + [Note 840: C'est un vers de la _Vision_.] + + [Note 841: _To Robert Burns_, Dec. 8th, 1787.] + +Burns était trop expert joueur pour ne pas saisir cet avantage et ne +pas pousser plus avant. Il fit aussitôt le mouvement qui amenait les +relations sur le terrain de l'amour, et il le faisait d'une façon très +habile, sans se compromettre, par un regret vague, un soupir arraché +comme malgré lui. «Votre amitié, madame! Par les cieux, je n'avais +jamais connu ce que c'est que l'orgueil!» et il ajoute que de son côté +c'est une amitié «qui, si j'avais eu le bonheur de vous rencontrer _à +temps_, aurait pu me conduire... le dieu de l'amour seul sait +jusqu'où[842]». Sous cette forme de prétérition, la chose est +insinuée, le mot est glissé. On ne peut se défendre d'un étonnement +presque pénible à voir ce qu'il y avait de finesse et de rouerie en +lui. Toute cette nouvelle aventure, qui n'a en soi rien +d'extraordinaire, est curieuse pourtant parce qu'elle nous le montre à +l'oeuvre de près et permet de juger jusqu'où il était capable d'aller +dans un certain sens. Elle est curieuse aussi parce qu'elle présente, +avec une singulière clarté et dans ses degrés successifs, l'éternel +conflit des désirs d'un homme et des scrupules d'une femme, avec son +éternelle issue. + + [Note 842: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 12th, 1787.] + +Voyez avec quelle rapidité les choses prennent forme et avec quelle +précision la question se pose dès le début. Un peu alarmée par cette +lettre, Mrs Mac Lehose veut le ramener à leur point d'entente. Ses +paroles ne manquent ni de justesse ni de dignité. Mais elle ne +s'aperçoit pas que cette défense ne fait que donner plus de passion à +l'attaque, et qu'il y a des cas où le seul moyen est de ne pas +comprendre. Combien de femmes ont écrit ceci, ou à peu près, et de +bonne foi! + + Quand je vous verrai, il faudra que je vous gronde pour m'écrire + d'une façon romanesque. Vous souvenez-vous que celle à qui vous + parlez est une femme mariée, ou bien--comme Jacob,--voudriez-vous + attendre sept années et, peut-être alors même, être déçu comme + lui? Non! J'ai meilleure opinion de vous: vous avez trop de cette + impétuosité qui accompagne généralement les nobles esprits. Pour + parler sérieusement, on croirait, d'après votre style, que vous + écrivez à quelque femme vaine et sotte, pour vous moquer + d'elle--ou pis encore. J'ai trop de vanité pour l'attribuer au + premier motif, et trop de charité pour admettre la pensée du + second. Je le considère comme l'effusion d'un coeur bienveillant + qui en rencontre un autre pareil à lui; je vous ai promis mon + amitié: ce sera votre faute si jamais j'ai à la retirer[843]. + + [Note 843: _To Robert Burns_, Dec. 16th, 1787.] + +Il faut entendre avec quelle indignation Burns se défend! Il est resté +immobile et stupéfait, comme les amis de Job quand ils l'aperçurent! +Quoi! «s'adresser à une femme mariée!» Il a tressailli comme s'il +avait vu le spectre de celui qu'il aurait offensé. Il se rappelle ses +expressions. Quelques-unes, il est vrai, sont discutables, mais c'est +par habitude et bien malgré lui. Son coeur, s'il a péché, c'est bien +peu. + + «Je ne saurais pas vous dire, Madame, si mon coeur n'a pas pu + s'égarer un peu; mais je puis déclarer, sur l'honneur d'un poète, + que le vagabond a fait l'école buissonnière à mon insu. J'ai, à + mon compte, une assez belle troupe de défauts; comme ceux de la + plupart des gens, ce sont des gredins indisciplinés, mais les + infortunés coquins ont en eux un peu d'honneur et ils ne + voudraient pas faire une chose malhonnête.... Un homme rencontre + une femme malheureuse, aimable et jeune, abandonnée et délaissée + par ceux qui étaient tenus, par tous les liens du devoir, de la + nature et de la gratitude à la protéger, à la consoler et à la + chérir; cette femme unit la beauté du corps à la noblesse de + l'esprit--d'un esprit qui va à votre goût comme les joies du ciel + à un saint; si une pauvre petite idée, fille naturelle de + l'imagination, vient pensivement regarder par-dessus la + palissade,--supposez mon amie que vous ayiez à la juger et que + cette pauvre petite brebis errante, toute tremblante, toute + contrite, les yeux innocents, pleins de larmes, de regrets et + implorant son juge du regard, soit amenée devant vous, + pouvez-vous la condamner impitoyablement[844]. + + [Note 844: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 20th, 1787.] + +Le plaidoyer est habile, avec ce qu'il faut de bonne humeur pour +diminuer ce qu'on a dit, avec ce qu'il faut d'aveu pour le maintenir, +et ce qu'il faut de flatterie pour en faire entendre davantage. + +Mrs Mac Lehose fut-elle facilement dupe de ces belles protestations? +Sans doute quelque chose en elle voulait être persuadé. Elle envoya à +Burns quelques vers assez bien tournés qu'elle signa, selon le goût du +temps pour les noms supposés, du nom de Clarinda. Désormais Burns, +pour se mettre à l'unisson, lui écrivit sous celui de Sylvander, et à +partir de ce moment ils ne s'appellent plus autrement dans la suite de +cette correspondance. + +L'indignation de Burns n'était, on le suppose bien, qu'un feu de +paille. À quelques jours de là, il écrit une longue lettre où toutes +les déclamations, les sympathies, infaillibles en pareil cas, sont +mises en jeu. Pourquoi est-elle malheureuse? Pourquoi l'a-t-il connue +si tard? + + «Vous avez une main bienveillante et disposée à donner; pourquoi + ce bonheur vous fut-il refusé? Vous avez un coeur formé, + noblement formé, pour les joies les plus raffinées de l'amour; + pourquoi ce coeur fut-il jamais meurtri?... Pourquoi suis-je né + pour voir un malheur que je ne puis secourir, et rencontrer des + amis dont je ne puis jouir? Je regarde en arrière, avec la + détresse d'un regret inutile, en voyant ma perte de ne pas vous + avoir connue plus tôt, tout l'hiver dernier, ces trois mois-ci + passés! quel commerce heureux n'ai-je pas perdu! Peut-être + cependant cela vaut-il mieux pour ma paix.[845]» + + [Note 845: _To Clarinda_, Dec. 28th, 1787.] + +On voit avec quelle habileté et quel enthousiasme apparent, peut-être +avec quelle inconscience, le séducteur poursuit son chemin. Il y a un +passage bien perfide, mais bien joli et bien séduisant: + + Je crois qu'il n'est pas possible de maintenir des rapports ou + d'entretenir une correspondance avec une femme aimable, encore + moins avec une _femme merveilleusement aimable et belle_, sans + quelque mélange de cette délicieuse passion dont j'ai eu plus + d'une fois l'honneur d'être l'esclave très dévoué. Mais pourquoi + s'en sentir blessée? Est-ce qu'un honnête homme ne peut pas avoir + une faiblesse pour une femme charmante, sans courir tête baissée + dans une intrigue? Prenez un peu de la tendre sorcellerie de + l'amour, ajoutez-la aux généreux et honorables sentiments d'une + amitié virile, et je ne connais qu'un _seul_ mets qui soit plus + délicieux, et que peu, très peu d'êtres, à quelque rang qu'ils + appartiennent, goûtent jamais. Un pareil mélange est comme + d'ajouter de la crème à des fraises; non seulement elle donne aux + fruits une richesse plus délicate, mais encore elle est + délicieuse elle-même[846]. + + [Note 846: _To Clarinda._ Dec. 28th, 1787.] + +La chose est dite, mais de quelle façon légère et caressante. Cette +dernière phrase est, dans le texte, d'un coloris et d'une saveur tout +à fait exquis. La première tentation ne se servit pas avec plus de +sophisme et de sensualité du parfum d'un fruit. Cela devient presque +de la poésie. + +La pauvre Clarinda a beau faire, elle a beau roidir sa réponse, y +mettre des raisonnements, rectifier les mots, marquer des bornes, se +faire raisonnable et raisonneuse, elle est gagnée. + + «Vous dites «qu'il n'est pas possible de correspondre avec une + femme aimable sans un mélange de la tendre passion.» Je crois + qu'il n'y a pas d'amitié entre des personnes sensibles de sexe + différent, sans un peu de _douceur_; mais lorsqu'elle est + maintenue dans des limites convenables, elle ne fait que donner + une plus haute saveur à ce commerce. L'amour et l'amitié sont des + mots qui se trouvent sur les lèvres de tous, mais peu, + extrêmement peu, en comprennent la signification. L'amour (ou + l'affection) ne peut pas être sincère, s'il hésite un moment à + sacrifier toutes ses satisfactions égoïstes au bonheur de son + objet. Au contraire, si on veut acheter les _premières_ aux + dépens du _second_, il mérite d'être appelé, non plus amour, mais + d'un nom trop grossier pour être mentionné. C'est pourquoi je + soutiens qu'un honnête homme peut avoir une faiblesse amicale + pour une femme, qui dans son âme abhorrerait l'idée d'une + intrigue avec elle. Voilà mes sentiments sur ce sujet: j'espère + qu'ils correspondent aux vôtres[847].» + + [Note 847: _To Sylvander_, January 1st, 1788.] + +En dépit d'elle, le poison a pénétré ses précautions, ses +restrictions, sa froideur même. Il y a dans ces lignes qui veulent +être rigides, un consentement. Le premier pas est fait dans le sentier +périlleux; la première, l'imperceptible concession qui en contient +tant d'autres; l'initiale minute de faiblesse d'où sortira un avenir +chargé de souffrances, par cette sorte de logique et de déduction +effrayante des choses dont George Eliot a si vigoureusement marqué la +marche, les exigences et la cruauté. + + * * * * * + +Il est clair qu'une correspondance, engagée sur ce ton, doit conduire +à des entrevues. Aussitôt que Burns fut capable de sortir dans une +chaise à porteurs, il alla rendre visite à Clarinda. Il raconta sa +vie, ses fautes et ses folies, avec son éloquence enflammée et des +élans de regret. On imagine ce que pouvait être sur ses lèvres le +tableau de son enfance, des sombres jours de son père, sauvé de la +prison par la mort «le dernier et souvent le meilleur ami du +pauvre[848]», et la flamme qui devait sortir du récit de ses propres +passions. On voit la pauvre Clarinda, éblouie par ces regards +éclatants, suspendue à cette navrante histoire, prise du désir de +guérir ces regrets. Le lendemain, pour compléter ce qu'il avait dit la +veille, il lui envoya sa lettre au Dr Moore. Elle la lut, et, avec un +vrai instinct féminin, elle s'appliqua la scène éternelle où la pitié +fait naître l'amour. Elle songea aussitôt à Desdemona troublée du +récit des souffrances et des dangers d'Othello. Elle y songea parce +que son coeur lui disait les mêmes choses qui sont exprimées dans ce +passage d'une humanité si profonde. Et la ressemblance n'était pas +déjà si lointaine. Il y avait quelque chose de la rudesse, de +l'origine vulgaire et presque de l'aspect du maure, dans cet homme au +teint brun et aux yeux noirs flamboyants, qui répandait son récit +d'épreuves et d'aventures. C'est le prix de ceux qui les ont +traversées qui fait le prix de ces péripéties. Les exploits du +guerrier noir ne sont après tout que le fait de maint soldat, mais la +fille du sénateur eut raison d'en être éblouie. La vie de Burns sembla +justement, à celle qui l'écoutait ainsi, douloureuse et presque +également héroïque: à coup sûr elle avait eu une endurance et une +vaillance égales. Clarinda avait senti juste en allant droit à cette +scène. Elle avait touché ce que les sentiments ont de commun, sous les +diversités de situations, de langage et de ciel. Sa tendre compassion +était bien soeur de celle de Desdemona. C'est sûrement un des points +curieux et touchants de cette correspondance. + + [Note 848: _To Robert Graham of Fintry._ Jan. 1788.] + + Deux fois, je l'ai lue avec une grande attention. Quelques + parties m'ont «dérobé mes larmes.» Avec Desdemona j'ai ressenti + que «c'était pitoyable, que c'était merveilleusement pitoyable». + Quand j'arrivai au paragraphe où il est question de lord + Glencairn, j'éclatai en larmes. C'était ce délicieux trop plein + du coeur, qui sort d'une combinaison des sentiments les plus + doux. Rien ne lie davantage un esprit généreux que de lui + témoigner de la confiance. Je l'ai toujours éprouvé. Vous semblez + avoir eu l'intuition de ce trait de mon caractère, et c'est + pourquoi vous m'avez confié vos fautes et vos folies. La + description de votre première scène d'amour m'a ravie. Elle m'a + rappelé l'idée de quelques circonstances tendres qui m'arrivèrent + à la même période de la vie. Seulement, les miennes n'allèrent + pas si loin. Peut-être, en retour, vous raconterai-je les détails + quand nous nous verrons. Ah! mon ami, les premières émotions + d'amour sont assurément les plus exquises. Dans les années plus + mûres, nous pouvons acquérir plus de connaissances, de sentiment; + mais rien de ceci ne peut donner les mêmes ravissements que les + chères illusions de la jeunesse qui font battre le coeur. Comme + la vôtre, la mienne était une scène rurale, ce qui ajoute encore + à la tendre rencontre. Mais assez de ces souvenirs[849]. + + [Note 849: _To Sylvander._ Jan. 7th 1788.] + +Pendant qu'elle suivait la vie antérieure de l'homme qui pénétrait +dans la sienne, elle était aux prises avec une préoccupation intime où +est la preuve qu'elle était sincère dans son rêve d'une amitié +paisible. Elle se demandait s'il en était capable, et elle s'alarmait +de n'en pas trouver de traces ou de germe, dans cette existence, où +tant de sentiments avaient pris place. Cette inquiétude lui donnait +une perspicacité très aiguë, comme lorsqu'un intérêt majeur avive +l'esprit, l'aiguise sur un point unique. Elle avait mis le doigt sur +l'incapacité, où sont des natures comme Burns, d'éprouver vis-à-vis +d'une femme un sentiment désintéressé. Elle devinait la fragilité de +son rêve. + + «Il y a une chose qui m'effraie, c'est qu'il n'y a pas de trace + d'amitié envers une femme; or, dans le cas de Clarinda, c'est la + seule «chose à souhaiter avec ferveur».... Vous m'avez dit que + vous n'avez jamais rencontré une femme capable d'aimer aussi + ardemment que vous-même. Je le crois, et je vous conseillerais de + ne pas vous lier jusqu'à ce que vous en rencontriez une. Hélas! + vous en trouverez beaucoup qui ne le _peuvent_ pas, et + quelques-unes qui ne le _doivent_ pas; mais être unie à une des + premières vous rendrait misérable. Je crois que vous auriez + presque raison de ne pas penser an mariage, car, à moins qu'une + femme ne puisse être un compagnon, un ami et une maîtresse, elle + ne pourrait vous aller. Cette dernière pourrait gagner Sylvander, + mais les deux autres seules pourraient le conserver[850]. + + [Note 850: _To Sylvander._ Jan. 7th, 1788.] + +Quant à Burns, tout entier à lui-même, comme presque toujours lorsque +ses habitudes de coeur étaient en jeu, ayant moins souci de connaître +que d'entraîner, il semble n'avoir rapporté de cette entrevue que la +satisfaction de quelques instants aimables. + + Certains jours, certaines nuits, que dis-je, certaines heures + comme «les dix justes de Sodome» sauvent le reste des insipides, + ennuyeux et misérables mois et ans de la vie. C'est une de ces + heures que ma chère Clarinda m'a accordée hier soir. + + Une heure bien passée + En de si tendres circonstances, pour des amis + Vaut mieux qu'un siècle de temps commun.» + +La remarque qui précède s'étend à toute la correspondance. Il y a bien +plus de fines et pénétrantes observations de Clarinda sur lui, que de +lui sur elle. Elle lui a dit des choses qui, pour la justesse, et la +pénétration n'ont été égalées, sur certains points, par aucun autre +témoignage. On pourrait à peu près recomposer le caractère de Burns +avec les traits qu'elle a soulignés. Par lui, on ne sait rien d'elle. +C'est qu'elle s'occupait de lui et l'étudiait anxieusement, et que lui +ne s'occupait que d'aimer. + +Les lettres de Burns qui suivirent cette première entrevue sont de +grandes déclamations à froid, pleines d'apostrophes, de déclarations +voilées. Clarinda, qui ne manque pas de finesse, le raille un peu sur +la durée de ses désespoirs. «Conservez bon espoir, Sylvander; +l'éternité de vos souffrances d'amour sera terminée avant six +semaines. Ce sont là des parjures «que les dieux permettent en +souriant[851].» Elle lui parle avec beaucoup de sagesse et de raison. +«Une partie de l'intérêt que vous prenez à moi est due à la pure +nouveauté. Vous serez fatigué de notre correspondance avant de quitter +la ville et vous ne prendrez pas la peine de m'écrire de la campagne. +Sylvander, je voudrais que vous soyez marié heureusement, vous ne +pouvez être heureux sans un tendre attachement. Le ciel vous +dirige![852]» Ce sont là de sages paroles et de bons conseils. Et +comme les allusions de Sylvander ont été trop vives et trop claires, +elle le rappelle à l'ordre d'un ton presque sec: «Je ne puis et +peut-être je ne devrais pas comprendre vos extravagances d'hier soir +et vos remarques ambiguës à leur propos. Je suis votre amie, +Sylvander, prenez garde que la vertu ne réclame le sacrifice même de +l'amitié. Vous n'avez pas besoin de maudire le lien des lois humaines, +quel est le bonheur que Clarinda goûterait à en être libérée?[853]» Il +est clair que le trouble qui commence en son coeur n'a pas encore +gagné la tête, et qu'elle reste encore la personne ferme et sensée +qu'elle semble avoir été. + + [Note 851: _To Sylvander._ Jan. 9th, 1788.] + + [Note 852: _To Sylvander._ Jan. 10th, 1788.] + + * * * * * + +Une seconde entrevue plus longue eut lieu le samedi 12 janvier. Cette +fois-ci, ce fut Clarinda qui, à son tour, raconta son histoire et +dévoila son caractère. Elle semble avoir fait l'aveu d'erreurs et de +défauts. «Sylvander, vous avez vu, hier soir, Clarinda derrière la +scène! Maintenant vous êtes convaincu qu'elle a des défauts. Si elle +se connaît bien, son intention est toujours bonne, mais elle est +souvent la victime de sa sensibilité et c'est pourquoi elle est +rarement contente d'elle-même[853]». Sans doute, Burns ému, comme il +est si aisé de l'être, par le récit d'infortunes pareilles, l'écouta +avec une sympathie recueillie et avec réserve. Il se montra ce que +Clarinda espérait qu'il serait toujours. «Oh! mon ami, je souhaite +ardemment conserver votre estime. Notre dernière entrevue vous a élevé +très haut dans la mienne. J'ai en vérité rencontré peu de personnes de +votre sexe capables de comprendre la délicatesse en pareilles +circonstances; et cependant c'est elle seule qui donne leur saveur à +des rapports si heureux[854].» Néanmoins il lui venait de confuses +inquiétudes sur ce qu'elle faisait. Même dans la joie d'une entrevue +innocente propre à la rassurer, apparaissaient des remords encore +faibles et pâles, qui n'avaient pas d'acte auquel ils pussent se +prendre, mais éveillés par un état général. + + [Note 853: _To Sylvander._ Jan. 13th, 1788.] + + [Note 854: _To Sylvander._ Jan. 15th, 1788.] + + Je ne nierai pas, Sylvander, que la soirée d'hier ait été une des + plus délicieuses que j'aie jamais connues. Peu d'instants + pareils tombent en lot aux mortels. Peu de ceux-ci, extrêmement + peu, sont faits pour goûter un plaisir si raffiné. Mais, bien que + notre plaisir ne nous ait pas conduits au-delà des limites de la + vertu, mes réflexions d'aujourd'hui n'ont pas été sans un mélange + de regret. L'idée de la peine que cette entrevue, si elle était + connue, aurait causée à un ami auquel je suis liée par les liens + sacrés de la reconnaissance (d'elle seule); l'opinion que + Sylvander a pu se former de mon manque de réserve; et, par dessus + tout, quelques craintes que le ciel peut ne pas m'approuver dans + la situation où je suis... tout cela m'a causé une nuit sans + sommeil; et bien que j'aie été à l'église, je ne suis nullement + bien. + +C'étaient ces premiers scrupules qui, à l'origine d'une erreur, +flottent dans les âmes, à peine discernés de la manière d'être, +semblables à ces organismes amorphes, transparents, confondus avec +l'eau, et qui plus tard feront place à des monstres compliqués, armés +de tout ce qui déchire et torture. Ces remords en formation sont un +indice qu'un travail intérieur se poursuivait en elle, et qu'elle +avait plus lieu de s'alarmer qu'il n'apparaissait au dehors. Il y a, +dans ces histoires de coeur qui avancent par mines et secrets couloirs +de taupes, des mouvements inattendus qui révèlent la marche +souterraine. + +Quant à Burns il essayait de rassurer Clarinda de la façon suivante, +un peu trop simple: + + «Que vous ayez des défauts, ma Clarinda, je n'en ai jamais douté; + mais je ne connaissais pas l'endroit où ils existent, et, depuis + samedi soir, je suis plus dans les ténèbres que jamais. Ô + Clarinda! pourquoi blesser mon âme en supposant que «la soirée + dernière doit avoir diminué mon opinion de vous.» Il est vrai, + j'étais «derrière la scène avec vous», mais qu'y ai-je vu? Un + coeur brillant d'honneur et de bienveillance, un esprit ennobli + par le génie, instruit et raffiné par l'éducation et la + réflexion, élevé par une religion native, sincère comme dans les + climats du ciel, un coeur formé pour les glorieux + attendrissements de l'amitié, de l'amour et de la pitié. Voilà ce + que j'ai vu. J'ai vu la plus noble âme immortelle que la création + m'ait jamais montrée[855]. + + [Note 855: _To Clarinda._ Jan. 15th, 1788.] + +S'il suffit de frapper fort pour toucher juste, voilà qui devait +réussir. + + * * * * * + +Une troisième entrevue eut lieu, le vendredi 18, pour laquelle elle +lui recommande de venir à pied, quitte à s'en retourner en chaise à +porteurs, parce que celles-ci sont si rares dans le voisinage que +l'une d'elles exciterait l'attention, tandis que vers dix heures du +soir tout le voisinage est endormi et qu'elle peut venir sans +inconvénient[856]. C'est un coin de petite ville. Il semble que cette +entrevue ait été celle des aveux. Les deux précédentes, avec quelques +douceurs buissonnières, n'avaient été, pour l'un et pour l'autre des +deux amants, qu'un voyage à travers le passé. Ils s'étaient raconté +réciproquement leur histoire. C'étaient des heures rétrospectives, +mêlées à des regrets de ne s'être pas rencontrés plus tôt. Ils +arrivaient maintenant au présent, qui les réunissait gagnés l'un à +l'autre par ce qu'ils avaient trouvé de commun dans leurs destinées +antérieures. Clarinda lui a confié son long rêve d'une amitié +masculine, faite de tendresse et de réserve. Elle a imprudemment +peut-être ouvert son coeur. «Si elle osait en disposer--la soirée +d'hier ne peut vous laisser embarrassé de deviner quel est l'homme à +qui elle le donnerait[857].» Le lendemain, elle craint d'avoir été +trop loin, d'avoir trop clairement parlé. «Je ne puis me rappeler +quelques-unes des choses que j'ai dites sans un peu de peine[857].» +Elle se sent isolée, elle voudrait voir de la société, elle est +stupide, son coeur est endolori. Elle essaye de bannir ce malaise en +se lançant dans de longues dissertations religieuses. On dirait +qu'elle a besoin de sentir que son refuge et son soutien n'est pas +loin et qu'elle veuille, en en parlant, le sentir plus près d'elle. + + [Note 856: _To Sylvander._ Jan. 15th, 1788.] + + [Note 857: _To Sylvander._ 19th Jan. 1788.] + +Il écrivait, de son côté, une lettre qui donne l'idée de la +déclamation insipide et de l'orgueil puéril de certaines parties de +cette correspondance. + + Samedi soir, 10 heures 1/2. + + «Quelle délicatesse de bonheur je savourais hier à ce moment-ci! + Ma toujours très chère Clarinda, vous avez dérobé mon âme; mais + vous l'avez affinée et élevée: vous lui avez donné un sens plus + fort de la vertu et un goût plus fort pour la piété. Clarinda, + première de votre sexe, si jamais votre aimable image s'efface de + mon âme, + + Puisse-je être perdu sans un oeil pour pleurer, + Et ne pas trouver de terre vile assez pour m'ensevelir. + + Quelle sotte bagatelle est la tendresse enfantine des vulgaires + enfants du monde! C'est le jeu insignifiant des jeunes animaux + des champs et des forêts; mais quand le sentiment et + l'imagination unissent leurs douceurs, quand le goût et la + délicatesse les raffinent, quand l'esprit ajoute le bouquet et + que le bon sens donne la force et du courage à l'ensemble, quel + breuvage délicieux est l'heure de la tendre affection! La Beauté + et la Grâce, dans les bras de la Vérité et de l'Honneur, dans + toute la splendeur de l'amour mutuel!... Clarinda, quand un poète + et une poétesse créés par la nature, deux des plus nobles + productions de la nature, quand ils boivent ensemble à la même + coupe de l'amour et du bonheur, n'essayez pas, vous, matériaux + plus grossiers de la nature humaine, de mesurer, en le profanant, + un bonheur que vous ne pouvez jamais connaître[858]. + + [Note 858: _To Clarinda._ 20th Jan. 1788.] + +Toute cette partie de leur correspondance ne se lit qu'avec un +sentiment pénible, qui tient de la pitié et de l'irritation, tant on +est incertain de savoir si l'homme qui l'a écrite était sincère ou +impudent dans ses déclamations. C'est un mélange écoeurant de +protestations de fidélité et d'apostrophes à la Divinité, qui +affectent la forme de prières. On dirait que, volontairement, Burns a +choisi cette phraséologie d'église pour endormir les scrupules +religieux de Clarinda et donner à ses déclarations un air de dévotion. + + Clarinda, puis-je compter sur votre amitié pour la vie? Je pense + que je le puis! Toi, Sauveur tout puissant des hommes! J'ai + jusqu'à présent trop négligé ton amitié; me l'assurer sera mon + souci constant, pendant tous les jours et les nuits futurs de ma + vie. L'idée de ma Clarinda s'ensuit: + + Cache-la, mon coeur, dans ce vêtement secret, + Où, mêlée à celle de Dieu, sa chère pensée repose. + + Mais je redoute l'inconstance, imperfection qui résulte de la + faiblesse humaine. Rencontrerai-je une amitié qui défie les + années d'absence, et les chances, et les changements de la + fortune? Peut-être «ces choses-là existent-elles». Il y a un seul + honnête homme, de qui j'espérerais une telle chose; mais qui, + excepté un écrivain de romans, pourrait croire à un amour qui + promettrait pour toute la vie, en dépit de la distance, de + l'absence, des chances, des changements, et cela, avec de frêles + espérances de possession? + + Pour ma part, je puis me répondre moi-même à ces deux exigences: + «Tu es cet homme-là.» J'ose, avec une froide résolution, j'ose + déclarer que je suis cet ami et cet amant. Si le sexe féminin est + capable de telles choses, Clarinda l'est. Je croîs qu'elle l'est, + et je sens que je serai misérable, si elle ne l'est pas. Il n'y a + pas une des vertus qui donnent de la valeur, ou des sentiments + qui font honneur au sexe, qu'elle ne possède à un degré supérieur + à toutes les femmes que j'ai jamais vues: son esprit exalté, aidé + un peu peut-être par la situation où elle se trouve, est, je le + pense, capable de cet enthousiasme d'amour noblement romanesque. + Puis-je vous revoir mercredi soir? Le mercredi, qui viendra + ensuite, sera, je le prévois, un jour haï de nous deux.... Trois + soirées, trois soirées au vol rapide, avec des ailes de duvet, + sont tout le passé; je n'ose pas calculer le futur.... + +La quatrième de ces soirées aux ailes rapides, celle du mercredi 23 +janvier, fut un pas de plus dans ce sentier que Shakspeare appelle: +«the primrose way to the everlasting bonfire[859]». Si la précédente +avait été l'entrevue des aveux, celle-ci semble avoir été celle des +caresses. On devine qu'elle fut plus ardente de la part de Burns et +pour Clarinda plus périlleuse. Chambers, qui suit cette histoire de +passion avec dignité et convenance et en note les phases avec une +ponctualité grave, le constate dans son langage: «Dans cette +rencontre, il semblerait que les communications des deux amants furent +d'une nature plus fervente et moins réservée que jusqu'alors, à ce +point de vue qu'elles laissèrent dans le sein de Clarinda, des +réflexions où elle s'accusait elle-même[860].» + + [Note 859: Shakspeare. _Macbeth_, act. II, sc. 3.] + + [Note 860: R. Chambers, tom. II, p. 206.] + +Le lendemain matin, les deux amants s'écrivirent chacun une lettre +dans laquelle s'exprime l'état d'âme où ils se trouvaient. Celle de +Burns est une fantaisie travaillée, sans beaucoup d'esprit et sans +l'ombre de passion. Il prend un thème sur lequel il brode quelques +variations. Ce n'est qu'une interminable et froide conjecture, où il +imagine que la Fortune, qui a joué tant de mauvais tours à un pauvre +poète écervelé, s'est avisée de lui donner le plus magnifique présent +qu'elle ait jamais eu en sa possession, uniquement «afin de voir +comment sa sotte tête et son sot coeur y résisteraient». Ou bien elle +s'est dit peut-être qu'elle a fait un chef-d'oeuvre et elle le lui a +amené «pour lui donner cette immortalité qu'aucune femme d'aucun temps +ne mérita davantage et que peu de rumeurs de ce temps-ci sont plus +capables de conférer[861]». C'est insipide! Pas un mot qui ait un peu +d'accent, pas un reflet de flamme. + +La lettre, incompréhensible, était complétée par un post-scriptum +singulier qui l'explique peut-être et qui révèle certains côtés de la +vie de Burns, à cette époque. Rentrant le soir, gris, après les +potations qui avaient suivi le dîner, lequel commençait alors à trois +heures, il ajoutait ces paroles comme excuse: + + «Me voici... absolument impropre à finir ma lettre, tout jovial + après un bol qu'on a fait circuler constamment depuis le dîner + jusqu'à présent. Je n'ai pas d'idées distinctes de rien, sinon + que j'ai bu deux fois votre santé, ce soir, et que vous êtes tout + ce que mon âme estime de cher en ce monde[861].» + + [Note 861: _To Clarinda._ Jan. 24th 1788.] + +Dans la même matinée où il écrivait cette lettre ingénieuse et +recherchée, Clarinda lui en adressait une, d'un sentiment plus réel et +touchante. Le début sent encore la prétention d'une correspondance +littéraire, l'effort et l'arrangement; c'est une longue allégorie où +Clarinda comparaît à la barre de la Raison, devant la Religion et la +Réputation, et où elle est défendue par l'Amour revêtu d'un voile +emprunté à l'Amitié. Mais aussitôt après la simplicité revient, les +accents sincères se font jour; bientôt arrivent et sortent les paroles +vraies, le cri d'alarme et d'amour, poussé par tant d'âmes +faiblissantes, partagées entre la crainte et l'attrait de la faute. +Cette lettre est vraiment, par endroits, touchante. On y sent le +remords des faiblesses accomplies, la terreur de celles qui restent à +commettre, ce mouvement naturel et toujours déçu de la femme qui, se +trouvant épuisée de résistance, implore d'être épargnée et ne pose +plus d'espoir que dans celui même qu'elle redoute, enfin, cet aveu de +lassitude qui est presque un abandonnement. Au-dessus de ce tumulte, +règne un sentiment d'honnêteté et de devoir qui s'exprime, non sans +éloquence. Ce n'est pas la seule fois où Clarinda a l'avantage sur +Sylvander. + + «Sylvander, laissons tomber ma métaphore. Je ne suis ni bien, ni + heureuse aujourd'hui; mon coeur me fait des reproches d'hier + soir; si vous désirez que Clarinda recouvre son repos, repoussez + tout ce qui n'est pas permis par la plus stricte délicatesse. + + Je ne vous blâme pas, mais moi-même. Je ne dois pas vous revoir + samedi, à moins que je ne trouve que je puis me fier à moi-même, + pour agir autrement. C'est la Délicatesse, vous le savez, qui m'a + attirée vers vous subitement: prenez garde de relâcher ce lien le + plus cher et le plus sacré qui nous unit. Souvenez-vous que le + bonheur présent et éternel de Clarinda dépend de sa fidélité + étroite à la vertu. Heureux Sylvander! qui peut rester attaché au + ciel et à Clarinda en même temps. Hélas! je sens que je ne puis + servir deux maîtres! Que Dieu ait pitié de moi! + + Jeudi soir. + + Pourquoi n'ai-je pas eu de vos nouvelles, Sylvander? Tout, dans + la nature, me paraît aujourd'hui porter une teinte sombre. Ah! + Sylvander! + + Le coeur est ce qui, toujours, + Nous rend heureux ou malheureux! + + Avec quelle force ces vers me sont revenus à la pensée! Ne vous + ai-je pas dit quelle misérable l'amour a fait de moi? Je suis + capable d'affection au plus haut point pour un homme du mérite de + Sylvander, si elle ne devait pas me mener à des folies et à des + faiblesses que mon coeur condamne absolument. Je suis convaincue + que, sans l'approbation du ciel et de ma propre conscience, + l'existence me serait une lourde malédiction. Sylvander, pourquoi + les légèretés trop répétées de votre Clarinda ne vous ont-elles + pas guéri de la tendresse trop passionnée que vous exprimez pour + elle? Peut-être ont-elles diminué votre estime pour elle? Mais je + n'ose pas toucher cette corde; cela remplirait la coupe de ma + misère présente. Ô Sylvander! Puisse l'amitié de Dieu, que vous + et moi avons trop négligée, être, à partir d'aujourd'hui, notre + principale étude, notre délice! Je ne puis vivre sans la + conscience de cette faveur. J'ai ressenti, tout aujourd'hui, + quelque chose de cet état épouvantable. Que dis-je? Quand j'ai + approché Dieu avec mes lèvres, mon coeur n'y était pas vraiment! + + .... Ne soyez pas fâché, si je vous dis que je désire que notre + séparation soit passée. À distance, nous conserverons la même + affection de coeur, le même intérêt dans la vie l'un de l'autre; + mais l'absence adoucira et restreindra ces violentes agitations + du coeur qui, si elles continuaient longtemps encore, + retireraient mon âme de ses gonds et me rendraient impropre aux + devoirs de la vie. + + Vous et moi, nous sommes capables de cette ardeur d'amour pour + laquelle la vaste création n'offre pas d'objet suffisant. + Cherchons à la reposer dans le sein de notre Dieu. Donnons + ensuite une place à ceux qui sont les plus chers sur la terre, + aux tendres affections de parents, de soeurs, d'enfants!... Je + vous dis: «au revoir», avec cette courte prière de Thomson: + + «Père de Lumière et de vie, toi bien suprême, + Ô enseigne-nous ce qui est bon, enseigne-nous ce que tu es toi-même, + Sauve-nous de la folie, de la vanité et du vice[862].» + + [Note 862: _To Sylvander._ Jan. 24th 1788.] + +À ces confidences, dont le chagrin et la franchise auraient pu le +toucher, Burns répondait par des protestations emportées bien plus que +sincères. Elles n'ont pas d'émotion, mais une certaine fureur de +promesses qui éblouit plutôt qu'elle ne rassure. + + Clarinda, ma vie, vous avez blessé mon âme. Puis-je penser que + vous êtes malheureuse, même quand votre chagrin n'est pas décrit + dans votre pathétique élégance de langage, sans être misérable? + Clarinda, puis-je supporter de m'entendre dire par vous que «vous + ne voulez pas me voir demain soir--que vous désirez que notre + heure de séparation soit venue?» Ne nous en laissons pas imposer + par des mots. Si, dans un moment de chère amitié et de tendre + jeu, j'ai peut-être franchi _la lettre_ de la loi du décorum, + j'en appelle à vous-même, ai-je jamais péché, au moindre degré, + contre l'esprit de ses statuts les plus stricts? Mais pourquoi, + mon amour, me parler en termes si durs, dont chaque mot me perce + jusqu'au fond de l'âme? Vous savez qu'une allusion, la plus + légère expression de vos souhaits, est pour moi un commandement + sacré. + + Réconciliez-vous, mon ange, avec votre Dieu, avec vous-même et + avec moi, et j'engage l'honneur de Sylvander--serment, j'ose le + dire, auquel vous vous fierez sans réserve--que vous n'aurez + jamais plus raison de vous plaindre de sa conduite. Maintenant, + mon amour, ne blessez pas notre prochaine entrevue par des + regards détournés ou des caresses restreintes. J'ai marqué la + ligne de conduite--une ligne, je le sais, exactement à votre + goût--et je l'observerai inviolablement. Mais ne montrez pas la + moindre inclination à fixer des bornes. Une méfiance apparente là + où vous savez que vous pouvez avoir confiance est un cruel péché + contre la sensibilité.... + + Ô Amour et Sensibilité, vous avez conspiré contre ma Paix! J'aime + jusqu'à la folie et je ressens jusqu'à la torture! Clarinda, + comment puis-je me pardonner d'avoir touché de chagrin une seule + corde de votre coeur! Ai-je pu le faire volontairement? Aucune + considération, aucun bonheur pourraient-ils me le faire faire? + Oh, si vous aimiez comme moi, vous ne voudriez pas, vous ne + pourriez pas refuser ou reculer une rencontre avec l'homme qui + vous adore--qui mourrait mille morts avant de vous porter tort; + et qui doit bientôt vous dire un long adieu! + + Que j'aie de vos nouvelles, cette après-midi, au nom de la Pitié! + Car jusqu'à ce que j'en aie, je serai misérable. Ô Clarinda, le + lien qui me lie à toi est tissé, ne fait qu'un avec les plus + chers fils de ma vie[863]. + + [Note 863: _To Clarinda._ Jan. 25th 1788.] + +Tout ce fracas de serments est bien extérieur et bien vide. Ce sont des +banalités fouettées d'exclamations. Ce qu'il y a de plus sincère là +dedans, ce qui y tremble, c'est un des mauvais éléments de Burns; ce +n'est pas autre chose que son ombrageuse susceptibilité, sa jalousie +folle de tout ce qui ressemble à un reproche, à un blâme ou à une +précaution vis-à-vis de lui. Ce qu'il éprouve est bien plus près de la +colère que de la compassion. On dirait que la méfiance de la pauvre +femme, qui s'adresse à elle-même autant qu'à lui et contient un aveu +autant qu'une défense, est une insulte. Ce qu'il appelait sa dignité, +dont il faisait un peu parade et qui était vraiment du courage et de la +force en certaines circonstances, était, par moments, puéril et déplacé. +Dans cette correspondance, où il y aurait eu si souvent lieu à de la +bonté, à des paroles cordiales, c'est elle seule qui donne à ses lettres +un peu de sincérité. Il s'en trouve plusieurs parmi elles dont on voit +qu'elles ont pu jeter du trouble dans l'esprit de Clarinda, pas une qui +ait pu lui amener de l'adoucissement. Qu'on relise avec soin celle qui +vient d'être citée, on n'y découvrira pas un mot de réconfort; il n'y a +qu'une revendication égoïste pour lui-même, âpre, impérieuse et presque +courroucée. + +On comprend cependant que cette violence, dont les racines profondes +n'étaient pas dans les parties désintéressées du coeur, aient fait +illusion à Clarinda, et qu'elle l'ait attribuée au sentiment dont elle +était agitée elle-même. Que pouvaient ses hésitations et ses scrupules +contre ces promesses solennelles et ces insistances passionnées, et +aussi contre la voix qui, plus bas mais constamment, plaidait la même +cause en elle-même? + +Les entrevues se firent plus fréquentes, se pressèrent, devinrent +presque quotidiennes. Ce qu'elles étaient, se laisse deviner dans les +lettres de Burns, écrites quand leur trouble n'était pas encore +apaisé: des soirées enivrantes et dangereuses, passées dans un +compromis, sur une sorte de terrain débattu qui devenait chaque jour +plus étroit et plus resserré. + +Parfois, il semble que la frontière ait été franchie ou bien près de +l'être. À la suite d'une de ces entrevues, Burns écrit: + + «Je souffrirais le fouet de la misère pendant onze mois de + l'année, si le douzième était composé d'heures comme hier soir. + Vous êtes l'âme de ma joie; tout le reste est de la matière dont + sont faites les souches et les pierres.[864]» + + [Note 864: _To Clarinda_, Jan. 26th 1788.] + +Et Clarinda, avec un babillage féminin, plus prolixe, un peu naïf, par +moments, et cependant aimable, lui écrit de son côté, à propos de la +même entrevue: + + «Sylvander, quand je pense à vous, comme à mon ami le plus + attaché, je suis heureuse; mais quand vous vous présentez à mon + esprit comme _amant_, quelque chose en moi me donne un + _aiguillon_ qui ressemble à celui de la culpabilité. Dites-moi + comment cela se fait? Cela doit venir de l'idée que j'appartiens + à un autre. Quoi! La femme d'un autre! Ô cruel destin! Je suis en + vérité, enchaînée dans une «chaîne de fer». Pardonnez-moi, si je + vous fais de la peine. Vous savez qu'il faut (j'ai dit: _il + faut_) que je vous dise mes sentiments vrais ou que je me taise. + Hier soir, nous fûmes heureux, au delà de ce que la masse du + genre humain peut concevoir! Peut-être la «ligne» que vous aviez + marquée a-t-elle été _un peu_ outrepassée--vraiment, elle l'a + été; mais, bien que je le _désapprouve_, je n'en ai pas été + _malheureuse_. Je ne suis pas moins convaincue de votre + _discernement_ que de votre _désir_ de rendre Clarinda heureuse. + Je vous sais _sincère_ quand vous professez l'horreur à l'idée de + ce qui la rendrait misérable à jamais. Mais il faut nous garder + d'aller au _bord_ du danger. Ah! mon ami, grand besoin + aurions-nous de «veiller et de prier!» Puissent ces esprits + bienveillants, dont l'office est de «prévenir la chute de la + vertu luttant sur le bord du vice», être toujours présents pour + nous protéger et nous guider dans les droits sentiers...... + + Sylvander, je voudrais que vos tendres sentiments fussent plus + modérés. Pourquoi vouloir fixer son coeur sur des + _impossibilités_? Prenez-moi simplement comme votre amie (hélas! + c'est tout ce que je dois être) croyez-moi, vous me trouverez + très raisonnable. Si vous vouliez chérir «l'intelligence mentale» + comme vous faites le corps, en vérité, Sylvander, vous feriez de + moi un philosophe». + +Et plus loin: + + «Ah! Sylvander! il faut que mon repos souffre; le vôtre ne le + peut pas. Vous pensez que vous avez raison d'aimer Clarinda; + toute l'éloquence de Sylvander ne peut me persuader qu'il en est + ainsi. Si seulement j'étais libre..., oh! comme je + m'abandonnerais à tous les délices de l'amour _innocent_. Il est, + je le crains, trop tard pour parler ainsi, après nous être + tellement abandonnés, mais si Sylvander voulait abriter son amour + sous le costume permis de l'amitié, Clarinda serait beaucoup plus + heureuse! + + Demain, as-tu dit? Le temps est court, _désormais_; n'est-ce pas + trop souvent? Est-ce que les douceurs les plus délicates ne + lassent pas le plus vite[865]?» + + [Note 865: _To Sylvander_, 27th Jan. 1788.] + +À lire ces singuliers aveux, exprimés avec une naïveté qui n'est ni +sans grâce, ni sans innocence, et qui touchent en faisant un peu +sourire, on est tenté d'aller trop rapidement à une conclusion qui +paraît inévitable. Mais il y a dans des lettres postérieures des +passages qui précisent et limitent la portée qu'il convient d'y +attacher et surtout qui mitigent les conséquences qu'on pourrait +témérairement en tirer. + + «Hier j'étais heureux d'un bonheur «que le monde ne saurait + donner». Ce souvenir m'embrase, mais c'est une flamme que + «l'Innocence contemple avec un sourire,» tandis que l'Honneur se + tient à côté comme une sentinelle sacrée. Votre coeur, vos désirs + les plus chers, vos souhaits les plus tendres, tout cela vous + appartient, vous pouvez en disposer: votre personne est + inapprochable, par les lois de votre pays, et il ne vous aime pas + comme je le fais, celui qui vous rendrait malheureuse. + + Vous êtes un ange, Clarinda, vous n'êtes assurément pas un être + mortel «que la terre possède». Embrasser votre main, vivre de + votre sourire, est pour moi un bonheur plus exquis que les + faveurs les plus chères que les plus belles du sexe, vous + exceptée, peuvent accorder[866]». + + [Note 866: _To Clarinda_, Feb. 3rd 1788.] + +Ce n'est pas là sûrement, le langage d'un amant à sa maîtresse. +Quelque difficile qu'ait été la lutte, Clarinda en sortit donc, pour +le moment, victorieuse. Elle fut capable du douloureux effort de +résister à une des paroles les plus éloquentes qui aient jamais +assailli le coeur féminin, et de l'énergie plus profonde encore de +faire taire en elle-même des désirs complices. Elle fit davantage. +Elle parvint, jusqu'à un certain degré et pendant un certain temps, à +amener Burns à cette façon d'amour platonique, bien qu'il protestât de +toutes ses forces qu'il était anti-platonique, et il l'était. + + * * * * * + +Cette situation ne pouvait durer. Il est imprudent de vivre dans le +vertige, toujours au bord du précipice, à deux doigts de la chute. Un +rien suffit pour que la tête tourne ou que le pied glisse. Clarinda, à +qui le bon sens ne manquait pas, s'en rendait compte. Constamment, +elle revient sur le même sujet, essayant de ramener des transports +qu'elle avait à réprimer aux allures de l'amitié qui se modèrent +d'elles-mêmes, comme si on pouvait arrêter dans sa marche une passion +qu'on n'a pas su anéantir à son début. Les forces pour la combattre +ont diminué de toutes celles qu'elle a prises; lorsqu'on s'aperçoit +qu'elle est devenue dangereuse, on est devenu impuissant. Il semble +que Clarinda fut lentement gagnée, lentement vaincue, par cette +insensible et irrésistible faiblesse. Vers la fin de la +correspondance, ses objections, qui restent les mêmes, sont faites +d'une voix moins ferme, sur un ton qui devient soumis et comme +plaintif. La pauvre et vaillante femme parle comme ces personnes de +qui la force se retire, et qui répètent avec douceur ce qu'elles +disaient tout à l'heure avec énergie. + + Il n'y a pas un sentiment dans votre chère dernière lettre qui ne + doive rencontrer l'approbation de tous les esprits justes, sauf + un seul, «que je peux disposer de mon coeur, de mes plus tendres + désirs». Il est vrai qu'ils ne sont pas, qu'ils ne sauraient être + placés sur celui qui aurait dû les posséder, mais dont la + conduite (je n'ose pas en dire davantage contre lui) les lui a + justement fait perdre. Mais n'est-ce pas être trop près + d'enfreindre les obligations sacrées du mariage que d'accorder + son coeur, ses souhaits et ses pensées à un autre? Quelque chose, + dans mon âme, me murmure que cela approche du crime. J'obéis à + cette voix. Laissez-moi mettre tous les sentiments affectueux + dans le lien permis de l'Amitié. S'ils sont accompagnés d'une + ombre de sentiment plus tendre, qu'ils soient versés dans le sein + d'un Dieu miséricordieux! Si l'aveu de mon amitié la plus + ardente, la plus sincère, ne vous satisfait pas, le devoir défend + à Clarinda de faire davantage! Sylvander, je ne m'attends pas à + être jamais heureuse ici-bas! Pourquoi ai-je été formée si + susceptible d'émotions auxquelles je n'ose pas céder?[867] + + [Note 867: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.] + +Plus loin, dans un passage singulier, qui n'est pas sans une sorte de +beauté ni sans force et sincérité de sentiment, quoique un peu +artificiel de forme, elle s'écrie: + + «Sylvander, je crois que notre amitié sera durable; sa base a été + la vertu, une similitude de goûts, d'émotions et de sentiments. + Hélas! l'idée de cent milles d'éloignement me fait trembler. À + peine m'écrirez-vous une fois par mois, et d'autres objets + affaibliront votre affection pour Clarinda! Cependant je ne puis + le croire. Oh! que les scènes de la nature vous rappellent + Clarinda! En hiver, rappelez-vous les ombres noires de sa + destinée; en été, l'ardeur, la cordiale ardeur de son amitié; en + automne, ses riches désirs que tous aient l'abondance; et que le + printemps vous mette dans l'esprit l'espérance que votre amie + puisse vivre assez pour traverser les rafales froides de la vie + et revivre pour goûter un renouveau de bonheur! Après tout, + Sylvander, les orages de la vie «passeront rapidement et un + printemps sans fin enveloppera tout.» Là, Sylvander, je crois que + nous nous retrouverons. L'amour _là_ n'est pas un crime. Je vous + y donne rendez-vous. Ô Dieu!--je ne puis plus tenir ma + plume[867].» + +Ainsi, peu à peu, Clarinda avait mis davantage de sa vie dans cette +aventure. Elle s'était laissé gagner par cette troublante parole. Il +se peut qu'elle ait commencé par de la coquetterie, de l'attrait +superficiel, de la curiosité, peut-être même par la vanité d'être +distinguée par un poète. Mais c'était un jeu périlleux dans l'état +d'âme où elle était. Ce besoin d'aimer, qu'elle portait en elle vague +et inappliqué, a pris corps; il a envahi les profondeurs de son être. +Et maintenant la malheureuse femme en est arrivée à la vraie tendresse +et à la vraie affliction. Elle est déchirée en elle-même, entre +l'appel que l'amour fait à toute sa nature et les admonestations de sa +conscience. Et aussi, elle souffre de la suprême détresse des coeurs +qui nourrissent la pensée de la séparation. À mesure que le jour en +approche, l'inévitable jour, le jour haï, elle sent qu'il lui enlèvera +davantage. Elle en détourne les yeux. Elle connaît maintenant la +souffrance de voir s'écouler, sans pouvoir les retenir, les dernières +minutes qui vident notre bonheur. «Est-ce que vendredi sera notre +dernier jour? Je voudrais, Sylvander, que vous partiez à la +dérobée,--je ne puis supporter l'adieu! Je puis à peine chérir la +pensée de nous revoir--car cette pensée[868]...!» Même dans ces +extrémités d'amertumes, elle murmure encore la recommandation dans +laquelle elle a placé tout le repos de sa vie et qui a été son soutien +pendant cette crise. «Ô Sylvander, si vous désirez ma paix, que +_l'Amitié_ soit le seul mot entre nous: plus me fait trembler. «Ne +parlez pas d'Amour[868].» À quoi bon? Les mots ne changent rien aux +sentiments. Et d'ailleurs c'est à elle-même que cette recommandation +devrait s'appliquer, car c'est elle seule qui aime d'amour. + + [Note 868: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.] + + * * * * * + +Ces chagrins intimes n'étaient pas le seul dommage que la rencontre de +Burns devait porter dans la vie de Clarinda. Ces imprudences de +sentiments ont fréquemment leur contre-coup extérieur. + +Autour d'une jeune femme, veuve ou séparée, il rôde presque toujours +quelques amitiés masculines, toutes disposées à prendre un autre nom. +Cela était arrivé pour Clarinda. On a vu qu'elle avait auprès d'elle +un de ses cousins, Lord Craig, qui lui était véritablement dévoué. Il +semble avoir été un homme délicat et bon[869]. Il avait été son +principal protecteur, lorsque, seule et malheureuse, elle était +arrivée à Édimbourg; il l'avait soutenue dans ses épreuves et l'aidait +dans sa gêne actuelle. Il avait conçu pour elle une de ces affections +silencieuses, qui se résignent à ne rien obtenir, et vivent de la +pensée qu'aucune autre ne leur est préférée. Clarinda avait failli +l'aimer; un rien, à un moment décisif, avait sans doute arrêté la +cristallisation, pour employer le mot de Stendhal. Elle n'avait +conservé pour lui que de l'estime et de la reconnaissance. Elle se +trouvait partagée entre le scrupule de le tromper en lui dissimulant +son sentiment nouveau, et la crainte de l'affliger en le lui révélant. +Elle-même, gentiment et d'une touche légère, esquisse ce timide +commencement de roman et met Burns au courant de ses incertitudes: + + [Note 869: Voir la notice sur lui dans le _Biographical + Dictionary of Eminent Scotsmen_.] + + «Je vous ai parlé de cet ami particulier; il a été, pendant + quatre ans, celui à qui je me suis confiée. Il est très digne et + répond exactement à votre description dans «l'épître à J. + S.[870]» Alors que j'avais à peine un ami qui se souciât de moi à + Édimbourg, il m'accueillit. Je vis, trop tôt, que c'était chez + lui un sentiment plus ardent; peut-être une légère contagion en + fut-elle le résultat naturel. Je vous ai raconté la circonstance + qui contribua à effacer en moi cette tendre impression; mais je + m'aperçois (bien qu'il ne m'en parle jamais) je vois à toute + occasion que, de son côté, sa faiblesse persiste encore. Je + l'estime comme un ami fidèle; mais je ne saurais ressentir + davantage pour lui. Je crains qu'il n'en soit pas convaincu. Il + ne voit aucun autre homme qui soit à moitié aussi souvent avec + moi que lui-même, et en tout cas il croit que je n'ai de + partialité pour personne. Je ne puis supporter de tromper + quelqu'un sur un point si délicat, et je suis chagrinée qu'il + donne asile à un attachement que je ne pourrai jamais payer de + retour. J'ai la pensée de lui avouer mon intimité avec Sylvander; + mais mille choses m'en empêchent. Je serais poursuivie par la + jalousie «ce monstre aux yeux verts», et je crains en outre que + cela ne blesse son repos. C'est une affaire délicate. Ô + Sylvander, je ne puis supporter de faire de la peine à qui que ce + soit, encore moins à un homme qui m'entoure des attentions d'un + frère[871].» + + [Note 870: _L'Épître à James Smith._] + + [Note 871: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.] + +Peut-être y avait-il dans ces hésitations un peu plus qu'elle ne se +l'avouait à elle-même: un peu de cette subtilité et duplicité dont les +femmes n'ont pas conscience, un peu de cette répugnance qu'elles ont à +détruire leur pensée, même dans des coeurs qui leur sont indifférents; +elles n'aiment pas à casser les miroirs où leur image se reflète. +Quant à Lord Craig, il semble avoir été un parfait galant homme. À +côté de lui, on aperçoit un personnage, assez ordinaire en pareil cas, +un directeur spirituel, un Révérend Kemp, ministre de la chapelle de +la Prison d'Édimbourg, homme de façons graves, de piété notable et de +quelque éloquence ecclésiastique. Clarinda avait en lui beaucoup de +confiance. Quand elle a le coeur trop chargé du secret récemment entré +dans sa vie, elle l'appelle et, tout en larmes, lui confie qu'elle +aime quelqu'un et lui demande si c'est pour elle un devoir d'en +informer son cousin. Il l'en dissuade, regrette qu'elle ait donné son +coeur, il aurait voulu qu'elle s'en tînt à l'amitié et lui parle comme +un parent anxieux de son bonheur[872]. D'autres jours, il vient la +visiter le soir et «tremble pour sa paix[873].» Il semble que ce +révérend ait été une espèce de Tartufe puritain, car, après avoir été +marié trois fois, il fut, plus tard, poursuivi en adultère par l'homme +dont la fille avait épousé son fils[874]. + + [Note 872: _To Sylvander_, 27th Jan. 1788.] + + [Note 873: _To Sylvander_, 28th Jan.] + + [Note 874: Scott Douglas donne des renseignements sur le + Rev. Kemp, tom. V, p. 86-87.] + +Quand ces deux hommes eurent connaissance que Clarinda avait une +intrigue, ils intervinrent. Ils firent des représentations; l'un, sans +doute, avec des conseils graves et des exhortations; l'autre, +cruellement blessé, alla peut-être aux reproches et aux +récriminations. L'un d'eux même lui en écrivit durement[875]. Il y a +lieu de croire qu'ils eurent des soupçons sur Burns, sans avoir de +certitude. Tremblante de voir irritées les seules amitiés qu'elle eût, +et consternée à l'idée qu'elles pourraient l'abandonner, affligée +d'avoir blessé et peut-être éloigné un dévoûment éprouvé, elle raconta +ses troubles à celui qui en était le motif et lui envoya les lettres +qu'elle avait reçues à ce sujet. On a perdu les lettres qu'elle +écrivit à Burns; mais il semble qu'elle lui demandait de renoncer à +elle, en lui faisant voir les dangers auxquels elle était exposée. + + [Note 875: Chambers, tom. II, p. 222.--Scott Douglas, tom. + V, p. 79.] + +Ce fut simplement, pour lui, comme un coup de fouet. Sa nature +ombrageuse se cabra. Quelque chose de sa vieille colère contre les +faiseurs de morale le ressaisit. Quand on lui apporta ces nouvelles, +il allait dîner; il écrit sur-le-champ quelques lignes furieuses qui +partent comme une invective et vont presque jusqu'aux gros mots: + + Ma toujours très chère Clarinda, je fais attendre pour dîner une + nombreuse compagnie, pendant que je lis votre lettre et que + j'écris ceci. Ne me demandez pas de cesser de vous aimer, de vous + adorer, dans mon âme; cela m'est impossible: votre repos et votre + bonheur me sont plus chers que mon âme. Fixez les conditions + selon lesquelles vous désirez que je vous voie; que je + corresponde avec vous, et vous les avez. Je ne puis m'empêcher de + vous aimer, de m'affliger, de pleurer, de vous adorer en secret: + vous ne devez pas me refuser cela. Vous me serez toujours + + Chère comme la lumière qui visite ces yeux attristés, + Chère comme les gouttes pourpres qui échauffent mon coeur[876]. + + [Note 876: Cité imparfaitement de _Julius Cæsar_, de + Shakspeare, act. II, scène I.] + + Je n'ai pas la patience de lire ce griffonnage de puritain. + Maudite sophisterie! Vous, Cieux, toi, Dieu de la nature, toi, + Sauveur du genre humain, vous contemplez d'en haut, avec des yeux + approbateurs, une passion inspirée par la flamme la plus pure, + surveillée par la délicatesse et l'honneur; mais l'âme, haute + d'un demi-pouce, d'un pitoyable bigot, presbytérien misérable et + froid, ne peut rien pardonner qui soit au-dessus de son coeur de + basse fosse et de son cerveau ténébreux. + + Adieu, je serai avec vous, demain soir! que votre esprit se + tranquillise. Je vous appartiendrai de la façon qui vous semblera + la meilleure pour votre bonheur. Je n'ose pas continuer. Je vous + aime et je vous aimerai, et, plein d'une confiance joyeuse, je + m'approcherai du trône du Juge Tout Puissant des hommes, + dédaignant l'écume de la sentimentalité et le brouillard de la + sophisterie[877]. + + [Note 877: _To Clarinda_, Feb. 13th, 1788.] + +On devine ce que put être pour lui le dîner qui l'attendait, pendant +qu'il traçait ces lignes courroucées. En rentrant à minuit, il écrit +de nouveau, essayant, cette fois, de convaincre Clarinda de la +légitimité de leurs relations. La lettre, qui commence avec une sorte +de solennité, se poursuit sous une forme de raisonnement assez +singulière en ce cas, mais pressante et vive, et qui monte vers +l'éloquence. Elle est malheureusement incomplète. Ce dut être une des +plus intéressantes et des plus sincères de cette correspondance. + + Madame, après une journée misérable, je me prépare à une nuit + d'insomnie. Je vais m'adresser au Témoin tout puissant de mes + actions, qui sera un jour, peut-être bientôt, mon Tout-puissant + Juge. Je ne serai pas l'avocat de la passion. Sois mon + inspirateur et mon témoin, ô Dieu, tandis que je plaide la cause + de la vérité. + + J'ai lu la lettre hautaine et impérieuse de votre ami: en + pareille matière, vous n'êtes responsable que devant votre Dieu. + Qui a donné à un de vos semblables, (un de vos semblables, + incapable d'être votre juge, parce qu'il n'est pas votre égal) le + droit de vous catéchiser, de vous admonester, de vous ravaler, de + vous outrager, de vous insulter ainsi, avec cette insouciance et + cette cruauté? Je ne désire pas, non, je ne _désire_ pas même + vous tromper, Madame. Celui qui voit les coeurs m'est témoin + combien vous m'êtes chère; mais même s'il était possible que vous + me fussiez plus chère encore, je ne consentirais pas à baiser + votre main aux dépens de votre conscience. Pas de déclamation! + Appelons-en à la barre du sens commun. Ce n'est pas en pérorant + avec emphase des choses sacrées, ce n'est pas avec de vagues + assertions déclamatoires, ce n'est pas en prenant, en prenant + hautainement et insolemment le langage dictatorial d'un pontife + romain, qu'on dissoudra une union comme la nôtre. Dites-moi, + Madame, y a-t-il pour vous la plus légère ombre d'obligation à + accorder votre amour, votre tendresse, vos caresses, vos + affections, votre coeur et votre âme à Mr. Mac Lehose, l'homme + qui a continuellement, habituellement, barbarement passé à + travers les liens du devoir, de la nature ou de là reconnaissance + envers vous? Il est vrai, les lois de votre pays, pour les plus + utiles raisons de politique et de sain gouvernement, ont rendu + votre personne inviolable; mais est-ce que votre coeur et vos + affections sont liées à un homme qui ne vous paie de retour ni + pour les unes, ni pour l'autre? + + Vous ne pouvez pas faire cela; il n'est pas dans la nature des + choses que vous soyez obligée à le faire; les sentiments les plus + communs de l'humanité l'interdisent. Est-il donc vrai que vous + possédiez un coeur, des affections, sur lesquels aucun homme n'a + de droit? Cela est vrai, alors dites-moi, au nom du sens commun, + peut-il être, est-il compatible avec les plus simples notions du + bien et du mal de supposer qu'il soit blâmable d'accorder à un + autre ce coeur et ces affections, quand, en les accordant, vous + ne blessez à aucun degré votre devoir envers Dieu, envers vos + enfants, envers vous-même, envers la société, en général?[878] + + [Note 878: _To Clarinda_, Feb. 18th 1788.] + +S'il était entré, dans la conduite de Burns envers Clarinda, un peu +d'affection vraie et de désintéressement, cette complication eut dû le +faire réfléchir, par dessus toutes choses. Il pouvait porter aux +intérêts matériels de cette femme une atteinte sensible, diminuer son +bien-être et celui de ses enfants, et la ramener vers le dénûment, en +la privant des amitiés auxquelles elle devait l'aisance. N'était-ce +pas là une responsabilité faite pour troubler un honnête homme? +Fallait-il risquer l'avenir de cette existence? De si aventureux coups +de résolution peuvent s'excuser, quand on donne vie pour vie, et que +chacun paie de tout soi les sacrifices que l'autre fait. Était-ce le +cas pour lui? N'y avait-il pas lieu d'hésiter, de s'arrêter? +N'était-ce pas son devoir de penser, lui qui n'exposait rien, de +penser avant tout à cette femme qui allait perdre beaucoup pour lui? +N'était-ce pas à lui qu'il revenait de prendre une décision de +prudence et de donner tendrement un amer avis de sagesse? N'y +devait-il pas songer, tout au moins? Il n'y songea pas un instant. Il +ne semble même pas avoir eu la notion qu'il y avait autre chose en +cause que l'intérêt passager de ce qu'il appelait sa passion et les +susceptibilités irascibles de son orgueil. Il n'avait trouvé qu'un +sophisme, enlevé dans une colère presque éloquente par sa violence. + +Mais ce n'est là qu'un côté de la situation. Quand on s'est emporté +contre les jaloux ou les intrus qui nous gênent de leurs soupçons ou +de leur zèle, on n'a pas fini. On demeure avec une responsabilité. +C'est fort bien de chasser d'auprès d'une femme les amitiés qui +l'entouraient, pourvu qu'on les remplace par une affection aussi +efficace qu'elles l'étaient, et aussi durable qu'elles promettaient de +l'être. Il faut que la protection qu'on lui apporte vaille celle dont +on la prive. Mais si on la laisse désertée par ses relations, perdue +dans le délaissement et la froideur qu'elle a encourus pour nous, on +se ménage le remords qu'on mérite chaque fois qu'on a sacrifié à un +caprice le repos d'une créature humaine. Et Burns le sentait bien! Le +lendemain de cette lettre toute de revendication, il en écrit une +autre qui est bien plus près de la vérité; celle-ci, toute de +contrition, toute de repentir, et portant dans chacune de ses lignes, +le sens et le chagrin du tort fait à la pauvre femme dont il était +aimé. + + Votre lettre, Clarinda, m'a causé de la peine. Mon âme s'est + réveillée à cette triste lecture: j'ai eu peur d'avoir mal agi. + Si je vous ai privée d'un ami, que Dieu me le pardonne! Mais + consolez-vous, Clarinda; élevons le ton de nos sentiments un peu + plus haut, un peu plus hardiment. Celui de nos semblables qui + nous abandonne, qui nous méprise, sans juste motif,--qu'un peu + d'orgueil honnête nous soutienne!--laissons-le partir! Comment + vous consolerai-je, moi qui vous ai causé ce tort? Puis-je + souhaiter de ne vous avoir jamais vue? ne jamais vous avoir + rencontrée? Non, jamais! Mais vous ai-je donc réduite à être sans + amis? La folie est presque dans cette pensée. Père des + miséricordes! contre toi, j'ai souvent péché; par ta grâce, + j'essayerai de ne plus le faire. Quant à celle qui, tu le sais, + m'est plus chère que moi-même, verse dans ses blessures passées, + le baume de la paix, entoure-la, protège-la de ton soin spécial, + dans tous ses jours, dans toutes ses nuits futures. Fortifie son + tendre, son noble esprit, afin qu'elle souffre avec fermeté et + endure avec grandeur. Rends-moi digne de cette amitié, de cet + amour dont elle m'honore. Que mon attachement pour elle soit pur + comme le dévouement, et durable comme la vie immortelle. Ô bonté + toute puissante! Écoute-moi! sois-lui, à tous les instants et + surtout à l'heure de l'angoisse et de l'épreuve, un ami cher, un + consolateur, un guide et un gardien. + + Que tes serviteurs sont bénis, ô Dieu, + Que leur défense est sûre! + Ils ont pour guide la sagesse éternelle, + Pour appui, la Puissance infinie. + + Pardonnez-moi, Clarinda, le tort que je vous ai fait. Ce soir, je + vous verrai, car je n'aurai pas de repos, avant de vous + voir[879]. + + [Note 879: _To Clarinda,_ 14th Feb. 1788.] + +Mais peut-on rester sur ces aveux d'imprudence et sur ces demandes de +pardon? Tout naturellement, il vient au coeur et aux lèvres des +promesses de réparation, des serments de fidélité éternelle, des +engagements de compenser tout ce qu'on a fait perdre. On veut effacer +le dommage qu'on a causé. On croit soi-même qu'on ne faillira pas à le +faire. C'est ce que fait Burns. + + Je viens de recevoir votre première lettre d'hier, par suite de + la négligence de la poste. Clarinda, les choses sont devenues + très sérieuses pour nous. Écoutez-moi donc sérieusement, et + écoute-moi, ô Ciel! + + Je vous ai rencontrée, ma chère Clarinda, de beaucoup la première + des femmes, du moins pour moi. Je vous estimai, je vous aimai à + première vue; et vous m'avez fait l'honneur de me rendre ces deux + attachements. Plus je vous connais, plus je découvre en vous de + charme inné et de mérite. Vous avez souffert une perte, je le + confesse, à cause de moi; mais si l'amitié la plus ferme, la plus + sûre, la plus ardente; si tous les efforts pour être digne de la + vôtre; si un amour fort comme les liens de la nature et saint + comme les devoirs de la religion; si toutes ces choses peuvent + ressembler de loin à une compensation pour le mal que je vous ai + occasionné; si elles sont dignes d'être acceptées par vous ou + peuvent au moindre degré ajouter à vos joies--puissiez-vous, + pouvoirs célestes, secourir Sylvander à son heure de détresse + comme il offre tout cela prodiguement à Clarinda! + + Je vous estime, je vous aime comme amie; je vous admire, je vous + aime comme femme, au-delà d'aucune autre dans le cercle de la + création. Je sais que je continuerai à vous estimer, à vous + aimer, à prier pour vous, que dis-je? à prier pour moi-même par + amour pour vous[879]. + +Et le lendemain il écrivait en termes aussi forts et aussi engageants: + + Je suis à vous, Clarinda, pour la vie. Que tout ceci ne vous + décourage pas. Regardez en avant; dans quelques semaines je + serai, dans un endroit ou dans un autre, hors de la possibilité + de vous voir: jusque-là je vous écrirai souvent mais j'irai + rarement vous faire visite. Votre renommée, votre bien-être, + votre bonheur me sont plus chers que toutes les joies. + Consolez-vous, mon aimée! le moment présent est le plus dur; la + bienfaisante main du temps est occupée, chaque jour, chaque + heure, soit à alléger le fardeau, soit à nous rendre insensibles + à son poids. Aucun de ces amis, je veux dire Mr ---- et les + autres messieurs, ne peut nuire à vos ressources; et quant à leur + amitié, peu de temps vous apprendra à être tranquille et, peu + après, à être heureuse sans elle. De décents moyens de vivre dans + le monde, un Dieu qui vous approuve, une conscience en paix et + un ami ferme et fidèle--est-ce qu'on peut dire que celui qui + possède ces choses est malheureux? Vous les possédez[880]. + + [Note 880: _To Clarinda_, 15th Feb. 1788.] + +Peu à peu, la rumeur publique l'avait désigné comme l'inconnu qui +troublait la tranquillité de la vie de Clarinda, car il ajoutait: +«Cependant si quelqu'un de ces intempestifs amis vous questionnait à +mon propos et vous demandait si je suis _Lui_, je ne pense pas qu'ils +aient droit à une réponse. Quant à leur jalousie et à leur espionnage, +je les méprise[880].» + +C'est dans ces pénibles circonstances qu'eut lieu, le samedi 16 +février 1788, la dernière rencontre des deux amants, avant le départ +de Burns. À la tristesse de la séparation, s'ajoutaient, pour +Clarinda, l'anxiété des jours précédents, peut-être la lassitude de +scènes de reproches, l'inquiétude de sa réputation compromise, le +regret d'avoir blessé son bienfaiteur et le déchirement que cause une +amitié qui se détache. Et c'était au moment où les affections +éprouvées l'abandonnaient, que le nouvel amour qui les éloignait s'en +allait aussi. Elle devait être brisée. Avec un mélange de tendresse et +de dévotion, elle fit promettre à Burns que, tous les dimanches à huit +heures, au service du soir, à l'église, il penserait à elle. Elle se +rappelait peut-être les vers adorables de Shakspeare où une amante se +propose d'engager son amant à la rencontrer dans son oraison, à la +sixième heure du jour, à midi et à minuit, parce qu'alors «elle est au +ciel pour lui[881].» Leur liaison, si littéraire, s'achevait sur un +souvenir de _Cymbeline_ comme elle avait commencé par une citation +d'_Othello_. Enfantillages bienfaisants qui distraient l'amertume des +dernières entrevues et conduisent peu à peu de la crise de la +séparation à l'habitude de l'absence! La pauvre Clarinda s'y +rattachait dans sa solitude. Sans doute, Burns lui fit des adieux +éloquents et répandit des promesses solennelles. Sans doute encore, il +était sincère, et quand il lui prodiguait des serments dont le ton se +devine à celui de ses lettres, que pouvait-elle faire, sinon le +croire, laisser, comme un baume, cette parole tomber sur tant de +chagrins. Mais quand il ne fut plus là, dans quel délaissement elle +dut se sentir! Quelques jours après son cousin vint la voir. Comme +elle le remerciait de sa visite, il lui répondit que «c'était +seulement pour cacher au monde, le changement survenu dans son +amitié.» Elle eut peine à se retenir de pleurer. «J'ai fait mon choix, +écrivait-elle à Burns en lui racontant cette scène, et vous seul +pourrez m'en faire repentir. Cependant, tant que je vivrai, je +regretterai d'avoir perdu l'amitié d'un tel homme[882].» + + [Note 881: Shakspeare, _Cymbeline_, act. I, scène 5.] + + [Note 882: _To Sylvander_, 19th Feb. 1788.] + + * * * * * + +En Burns, ce roman se déroulait sur une détresse de coeur dont les +fluctuations se mêlent avec lui. Elles se combinent avec les +mouvements de sa passion pour s'en exaspérer ou pour s'y amortir. On +pense à ces coups de vent qui courent sur une mer agitée: tantôt la +rafale coïncide avec la houle et la soulève encore davantage et +tantôt, quand leurs ondes se contrarient, la rabat et la ralentit. +Mais sous ces vicissitudes superficielles, on voit un abîme de +trouble. Au commencement de Décembre, aussitôt après sa chute et avant +que ses relations avec Clarinda fussent vraiment engagées, il écrivait +à Miss Chalmers: + + «Je suis ici, aux soins d'un chirurgien, avec un membre meurtri + étendu sur un coussin; les teintes de mon esprit rivalisent avec + la livide horreur qui précède un orage de minuit. Un cocher ivre + est la cause du premier de ces deux maux et du plus léger + incomparablement; le malheur, ma constitution physique, l'enfer + et moi-même avons formé une «quadruple alliance» pour assurer le + second... + + Je donnerais ma meilleure chanson à mon pire ennemi, je veux dire + le mérite de l'avoir faite, pour vous avoir, vous et Charlotte, + auprès de moi. Vous êtes d'angéliques créatures et vous verseriez + l'huile et le vin dans mon âme blessée[883]. + + [Note 883: _To Miss Chalmers_, Dec. 12th, 1787.] + +On comprend que cet accident, avec tous les inconvénients matériels +qu'il entraînait et peut-être des souffrances, lui ait arraché des +plaintes. Mais il ne suffit pas à les expliquer toutes. Dans une +lettre du 19 Décembre adressée encore à Miss Chalmers, au moment où il +en était à ses déclarations à Clarinda et appartenait tout entier à ce +commencement d'intrigue, elles reparaissent sous une légère éclaircie. +«Il y a, dit La Rochefoucauld, une première fleur d'agrément et de +vivacité dans l'amour qui passe insensiblement comme celle des +fruits[884].» Burns était en train de jouer avec cette fleur et la +passagère ivresse de ce parfum affranchissait, pendant quelques +instants, son esprit de ses préoccupations. + + [Note 884: La Rochefoucauld. _Maximes._] + + L'atmosphère de mon âme est beaucoup plus claire que lorsque je + vous ai écrit la dernière fois. Pour la première fois, hier, j'ai + traversé ma chambre sur des béquilles. Cela vous aurait réjoui le + coeur de voir ma barderie, non sur des échasses poétiques, mais + sur des échasses de chêne; lançant ma bonne jambe avec une + fierté! et avec autant de joyeuseté dans ma démarche et mon air, + qu'une grenouille en mai, qui saute à travers le sillon + nouvellement hersé, et goûte la senteur de la terre rafraîchie + après l'averse longtemps attendue[885]. + + [Note 885: _To Miss Chalmers_, Dec. 19th, 1787.] + +Mais les dessous restaient bouleversés et l'horizon assombri. Dans +cette même lettre il en marquait les causes, presque irrémédiables. +L'une était extérieure; c'était toujours l'appréhension de l'avenir: + + Je ne puis dire que je sois tout à fait à mon aise quand + j'aperçois n'importe où, sur mon chemin, ce spectre maigre, + squalide, à face de famine, la Pauvreté, accompagnée comme elle + l'est toujours, par l'Oppression au poing de fer et le Mépris + ricaneur, mais j'ai obstinément résisté à leurs attaques pendant + bien des jours de dur labeur et toujours ma devise est «_je + défie_».[886] + + [Note 886: _To Miss Chalmers_, Dec. 19th, 1787.] + +L'autre cause était plus intime et peut-être plus loin de tout remède +ou de toute chance heureuse. C'était la conscience de son incapacité à +se diriger, qui, en s'unissant à sa situation difficile, lui donnait +un âpre mécontentement de son sort. + + Mon pire ennemi est _moi-même_[887]. Je suis si misérablement + ouvert aux attaques et aux incursions d'une troupe de bandits + malfaisants, armés à la légère et bien montés, sous les bannières + de l'Imagination, de la Fantaisie et du Caprice; et les vétérans + réguliers, lourdement armés, de la Sagesse, de la Prudence et de + la Prévoyance, se meuvent si lentement, si lentement, que je suis + dans un état de guerre presque perpétuelle et, hélas! de défaite + fréquente. Il y a juste deux créatures que j'envierais: un cheval + sauvage traversant les forêts d'Asie, ou une huître sur quelque + grève déserte de l'Europe. Le premier n'a pas un désir sans sa + jouissance; la seconde n'a ni désir ni crainte. + + [Note 887: En français.] + +Vers la fin de Janvier, dans les jours qui précèdent sa quatrième +entrevue avec Clarinda, une véritable explosion d'amertume éclate en +lui. Ni Chateaubriand, ni Byron, n'ont exprimé la lassitude et le +dégoût de vivre avec plus d'énergie. Henri Heine lui-même n'a pas +trouvé d'image plus cruelle, plus nette, plus incisive, pour rendre le +souhait d'être délivré de cette fatigue, que celle qui semble avoir +pris possession de son esprit, car elle revient dans des lettres à des +personnes différentes: + + Après une réclusion de six semaines, je commence à marcher dans + ma chambre. Ce furent six horribles semaines; l'angoisse et le + découragement me rendaient impropre à lire, à écrire ou penser. + + J'ai cent fois souhaité qu'on pût résigner sa vie, comme un + officier résigne sa commission, car je ne voudrais pas duper un + pauvre malheureux ignorant en la lui revendant. Naguère, j'étais + un simple soldat à douze sous de paie et, Dieu le sait, un soldat + assez misérable; maintenant je vais entrer en campagne comme un + cadet meurt-de-faim,--dont la pénurie est un peu plus manifeste. + + J'ai honte de tout ceci; car bien que je ne manque pas de + bravoure dans le combat de la vie, je voudrais, comme tant + d'autres soldats, avoir assez de force d'âme pour simuler le + courage ou de ruse pour cacher ma lâcheté[888]. + + [Note 888: _To Mrs Dunlop_; 21st Jan. 1788.] + +Cette lettre est du 21 Janvier. Le 22 il en écrivait une autre à Miss +Chalmers plus découragée et plus inquiétante encore. + + Maintenant parlons de cet être imprudent, infortuné, _moi-même_. + Dieu ait pitié de moi! pauvre sot maudit, étourdi, dupé, + malheureux! le jeu, la misérable victime d'un orgueil révolté, + d'une imagination hypocondriaque, d'une sensibilité torturée et + de passions dignes de Bedlam! + + «Je voudrais être mort, mais il est peu probable que je meure.» + Je viens récemment «d'échapper de l'épaisseur d'un cheveu sur la + brèche mortelle et dangereuse[889]» de l'amour. Grâce à mon + étoile, j'en suis sorti le coeur entier «avec plus de peur que de + mal[890].» + + [Note 889: Shakspeare. _Othello_, acte I, sc. 3.] + + [Note 890: _To Miss Chalmers_, 22nd Jan. 1788.] + +Il est nécessaire de remarquer que cette allusion, qui ne peut se +rapporter qu'à Clarinda, est écrite avant ses plus chaleureuses et ses +plus solennelles protestations envers elle. En sorte qu'il est +manifeste qu'il avait conscience du peu de racines que cette prétendue +passion avait en lui, au moment même où il en affirmait +l'indestructible puissance. Cette lettre était tout à coup interrompue +sur ces derniers mots par des nouvelles qui devaient être terribles, +car elle reprenait, toute bouleversée, dans une agitation de +désespoir. + + Je viens juste à l'instant d'être informé... je redoute d'être à + peu près... ruiné; mais j'espère pour le mieux. Viens, Orgueil + obstiné et inflexible Résolution, accompagne-moi à travers ce + monde, pour moi un misérable monde! Il ne faut pas que vous + m'abandonniez. Je pense que je puis compter sur votre amitié, + alors même que je daterais mes lettres d'un régiment de ligne. + Dans ma jeunesse et pendant toute ma vie, j'ai considéré le + tambour du recrutement comme mon dernier enjeu. Sérieusement, la + vie ne me présente qu'un sentier mélancolique: mais... ma jambe + sera bientôt guérie et je lutterai encore[890]. + +Qu'était-ce donc que la mystérieuse nouvelle qui lui apportait un tel +émoi? Quelle menace soudaine de sa destinée le réduisait à cette +ressource de partir soldat, la dernière avant le suicide, qu'il +n'avait envisagée qu'aux instants les plus désespérés de sa jeunesse? +Hélas! c'étaient les mauvais jours, c'était la mauvaise action de +Mauchline qui le rejoignait. Il avait cru la laisser derrière lui, +l'avait oubliée peut-être. Mais elle avait obstinément cheminé sur ses +traces, marchant, malgré tout, plus vite que sa vie. Et voici qu'elle +venait d'entrer chez lui, qu'elle était là, qu'elle lui réclamait les +lourds intérêts d'une heure coupable. Et dans quel moment apparaissait +la redoutable créancière? Juste quand il s'engageait dans une nouvelle +folie et peut-être une nouvelle faute. Et telle était son impuissance +à résister aux amorces du moment, que cette apparition ne l'arrêtait +point et qu'il continuait, comme un fou incorrigible, à se préparer +d'autres difficultés, d'autres regrets, d'autres remords. + + * * * * * + +Il faut remarquer que presque toutes les confidences de Burns, dès ce +moment, sont faites à des femmes, jeunes ou vieilles. Les amitiés +féminines ont imperceptiblement remplacé dans sa vie les amitiés +mâles. C'est un fait grave, en ce qu'il indique un mouvement important +de vie intérieure. Il est l'indice d'un isolement qui provient, soit +de l'orgueil, soit d'une fatigue des plus hautes énergies. Quand chez +un homme le coeur est devenu trop endolori pour souffrir, ou trop +altier pour supporter des avis fermes, il se détourne des amitiés +viriles. Les causes en sont apparentes. D'homme à homme on est deux: +aussi inférieur que soit l'ami, s'il est véritablement un homme, on +est avec un pair et avec un juge; une confidence est un effort +quelquefois courageux qui suppose la résolution d'accepter un blâme ou +un conseil. D'homme à femme on n'est que soi; aussi intelligente que +soit l'amie, elle n'est le plus souvent qu'une admiratrice; si elle +est véritablement femme, elle juge peu, et, lorsqu'elle désapprouve +c'est plutôt un chagrin silencieux pour elle qu'un blâme exprimé. Il y +a dans ces relations une acceptation plus docile, une sorte de +réceptivité passive, qui fait d'une confession un soulagement. Aussi +les âmes blessées et celles qui, par orgueil excessif, s'écartent du +commerce des autres hommes, se portent insensiblement vers celui des +femmes. N'est-il pas remarquable que Rousseau, dont le coeur +présomptueux et ulcéré est le type de ces isolements et dont la vie +entière fut faite de cette maladie, n'eut jamais que des intimités +féminines? Il y avait, vers cette époque-ci, chez Burns, quelque chose +de semblable. Aucune de ses confidences profondes ne va à un ami, ni +aux anciens comme Gavin Hamilton, Aiken, Smith ou Richmond, ni aux +nouveaux comme Nicol ou Ainslie. On dira peut-être que ce n'était pas +entièrement de sa faute, qu'il lui était peut-être impossible de +trouver, au rang intellectuel où il était parvenu, un véritable ami; +que les gens de valeur, avocats, médecins ou professeurs, avec +lesquels il eût pu se lier, différaient trop de lui; qu'enfermés dans +leurs principes de morale et dans leur régularité sociale, ils ne le +comprenaient point; qu'il ne pouvait en réalité avoir d'autres amis +que ses anciens camarades de Mauchline comme Smith et Richmond, mais +que de ce côté l'intervalle s'était établi en sens inverse, que sa +renommée leur en imposait, qu'ils avaient perdu la familiarité +nécessaire; on dira enfin que, si des hommes comme Gavin Hamilton et +Aiken pouvaient recevoir ses confidences, il était naturel qu'il +hésitât à leur avouer que leurs espoirs pour lui avaient abouti à ces +lamentables révélations. Mais ce ne sont là que de vaines excuses. La +vérité est que son esprit, toujours susceptible, était devenu si +morbidement ombrageux qu'il ne pouvait supporter la plus légère +censure, même d'une femme. «Si vos vers, écrivait-il à Clarinda, comme +vous semblez l'indiquer, contiennent une critique, ne les envoyez pas, +à moins que vous ne cherchiez une occasion de rompre avec moi. J'ai +une légère infirmité dans ma nature, c'est que, là où j'aime +tendrement et où j'estime hautement, je ne puis supporter de +reproche[891].» On pense s'il les supportait davantage là où il +n'avait ni amour ni estime. S'il parlait de la sorte à une pauvre +femme qu'il prétendait aimer et à propos d'une réserve timide, on +peut juger dans quel état l'eût mis le blâme plus rude d'un homme. Et +là est la vraie raison de ces confidences féminines. Ce fut grand +dommage pour lui. L'esprit d'un ami sûr et indulgent est le seul vase +de bronze où verser ses faiblesses et ses remords. Lui seul a +l'austérité qui convient à certains secrets; il ressemble davantage à +ces urnes où l'on met ce qui est mort ou ce qu'on croit mort. Et +encore, il rend, quand on l'interroge, un son plus grave, plus sévère +et de lui sortent parfois des oracles virils. C'est un malheur pour un +homme quand ces graves dépositaires disparaissent de sa vie, et qu'il +choisit de répandre son coeur dans de fragiles porcelaines. + + [Note 891: _To Clarinda_, Jan. 24th, 1788.] + + * * * * * + +Il y avait un double motif au départ de Burns. Il devait aller, dans +le Dumfriesshire, visiter la ferme qu'on lui offrait; avant de signer +le contrat, il tenait à se rendre compte de la nature des terres et +des chances qu'il aurait d'y gagner sa vie «à la queue de la charrue». +Mais il y avait, on peut le pressentir, une autre raison, la plus +secrète et la plus grave. À la suite de la réconciliation, lors du +premier retour de Burns à Mauchline, Jane Armour était devenue +enceinte de nouveau. Lorsqu'il avait connu cette seconde faute, le +père, qui avait eu tant de peine à pardonner la première, avait été +sans pitié. Il avait chassé de son toit celle qui, à ses yeux, y +ramenait le déshonneur. C'était au milieu de l'hiver, dans la saison +inclémente où il semble impossible, quelle qu'ait été son erreur, de +refermer sur un enfant la porte de la maison, de l'abandonner aux +routes glaciales. Le vieux maître maçon fut inexorable. La malheureuse +fille se trouva sans asile, comme une mendiante. L'héroïne d'une des +chansons de Burns, composée peut-être sur le souvenir de cet incident, +chante: + + «Ce n'est pas le froid vent d'hiver, + Ce n'est pas la neige chassée + Qui font venir les larmes à mes yeux. + C'est de penser à celui qui est au loin, + + Mon père m'a repoussée de sa porte, + Mes amis m'ont reniée; + Mais j'ai quelqu'un qui me défendra, + Le cher gars qui est au loin»[892]. + + [Note 892: _The Bonie Lad that's far awa._] + +La pauvre Jane n'avait pas même cette consolation; le père de l'enfant +qu'elle portait en elle était en train de prodiguer à une autre des +déclarations d'amour éternel; elle devait se croire oubliée même de +lui. En apprenant ces nouvelles, Burns avait prié la femme d'un de ses +amis, fermier à Tarbolton, de la recueillir pour quelques jours. +C'était en partie pour venir au secours de Jane, dont le terme de +grossesse approchait, qu'il quittait Clarinda. + +Il arriva à Mauchline le 23 février, un samedi. Son premier soin fut +de louer une chambre et d'acheter un lit pour Jane. Il parvint même à +la réconcilier assez avec sa mère pour que celle-ci consentît à venir +lui donner des soins. On croirait qu'il ne put se défendre d'un retour +de tendresse, en retrouvant, dans la souffrance et la disgrâce, celle +qu'il avait si violemment aimée et qu'il avait considérée comme sa +femme. Quelque chose des jours passés devait, semble-t-il, lui revenir +au coeur, ne fût-ce qu'un écho lointain des chants d'alors: + + «Ô toi, reine brillante qui, au-dessus de la plaine, + Règnes au haut du ciel dans ta puissance infinie, + Souvent ton regard silencieux + Nous a vus errer dans nos promenades amoureuses; + Le temps inaperçu s'enfuyait, + Tandis que le pouls luxurieux de l'amour battait fort, + Sous ton rayon aux reflets d'argent, + De voir nos regards s'allumer l'un l'autre[893]». + + [Note 893: _Lament, occasioned by the unfortunate issue of a + Friend's Amour._] + +Rien de cela ne paraît, pas un tressaillement. Il eut pour elle une +sorte de commisération extérieure par laquelle il la réconforta un +peu. Mais le coeur resta insensible. Il arrivait l'âme pleine de +l'idée d'une autre femme, cultivée, élégante et encore aimée; le +contraste avec cette paysanne pauvre, dont il se croyait délivré, lui +fut pénible jusqu'à lui sembler odieux. Il prévoyait aussi de nouveaux +ennuis et essaya de se prémunir contre eux. Il eut un mouvement de +dépit et de colère. On aurait quelque peine à le croire, s'il n'y +avait à ce sujet deux lettres accablantes, que les éditeurs précédents +avaient jusqu'ici dissimulées ou tronquées, et que Mr Scott Douglas +seul a eu la franchise et le courage de publier. + +Le jour même de son arrivée et de sa visite à Jane, il écrivait à +Clarinda: + + «Maintenant, quelques nouvelles qui vous feront plaisir. En + arrivant ce matin, je suis allé voir certaine femme. J'ai du + dégoût pour elle--je ne puis la souffrir! Tandis que mon coeur me + reprochait cette profanation, j'ai essayé de la comparer avec ma + Clarinda: c'était mettre la lueur expirante d'une chandelle d'un + liard à côté de l'éclat sans nuages du soleil à midi. _Ici_, une + fadeur insipide, la vulgarité d'âme, des flatteries mercenaires; + _là_, le bon sens poli, un génie donné par le ciel et la plus + généreuse, la plus délicate, la plus tendre passion. J'en ai fini + avec elle et elle avec moi.[894]» + + [Note 894: _To Clarinda_, 23rd Feb. 1788.] + +Et quelques jours après, il écrivait à son ami Robert Ainslie à +Édimbourg: + + «Depuis que je suis venu dans ce pays, j'ai traversé de cruelles + tribulations et j'ai été en butte aux coups du Méchant. J'ai + trouvé Jane, bannie comme une martyre, délaissée, pauvre, sans + amis, tout cela pour la bonne vieille cause. + + Je l'ai réconciliée à son sort; je l'ai réconciliée avec sa mère; + je l'ai menée dans une chambre; je l'ai prise dans mes bras; je + lui ai donné un lit d'acajou; je lui ai donné une guinée; et je + l'ai embrassée jusqu'à ce qu'elle se réjouît dans une joie + ineffable et radieuse. Mais,--comme cela m'arrive dans toutes les + occasions,--j'ai été prudent et avisé à un degré étonnant. Je lui + ai fait jurer, en particulier et solennellement, de ne jamais + essayer de me revendiquer comme son époux, quand bien même on lui + persuaderait qu'elle en a le droit, ce qui n'est pas--ni pendant + ma vie, ni après ma mort. Elle a obéi comme une bonne fille[895]. + + [Note 895: _To Robert Ainslie_, 3rd March 1788.] + +Ces lettres sont cruelles, la première surtout. Sans doute il n'eut +pas la brutalité de laisser paraître les sentiments qu'elle traduit. +Il était bon et dissimula sa froideur sous des caresses. Mais la +promesse qu'il exigeait était assez pour assombrir les pensées que les +femmes qui portent un enfant tournent naturellement vers l'avenir. +C'est un dur moment pour s'engager à ne pas être épouse que celui où +l'on va devenir mère. Les paysannes, comme les autres, sentent ces +choses, et Jane dut en souffrir. Mais Burns était encore sous le +charme d'Édimbourg; il avait l'égoïsme des gens épris. Ce fut là un +des moments troubles et mauvais de sa vie. Ces deux lettres sont une +vilaine action. Il n'y a pas à essayer de l'en défendre. C'est +peut-être ce qu'il a fait de plus mal en sa vie. + + * * * * * + +Il ne séjourna pas à Mauchline et, prenant avec lui un vieux fermier +dans l'expérience de qui il avait confiance, il partit pour le +Dumfriesshire afin d'examiner les différentes fermes, situées à peu de +distance de Dumfries, entre lesquelles il avait le choix[896]. Il y +allait sans beaucoup d'ardeur, un peu pour la forme, par politesse +pour l'offre qu'on lui avait faite. La visite cependant fut plus +favorable qu'il ne s'y attendait. Son compagnon se montra satisfait +des terres qu'ils virent et fut d'avis qu'il pourrait accepter. La +ferme qui leur plut davantage s'appelait Ellisland. Après une huitaine +d'absence, Burns revint avec l'intention de la prendre si ses +conditions pouvaient s'accorder avec celles du propriétaire. + + [Note 896: _To Robert Muir_, 7th March 1788.] + +À son retour de Dumfries, il passa à Mauchline environ une semaine, +qui fut surtout consacrée à Jane Armour, dont la position réclamait de +plus en plus de soins. Il semble que ce rapprochement prolongé ait +cette fois réveillé quelques restes de l'ancienne tendresse. +L'influence factice et étourdissante de Clarinda s'était un peu +dissipée au grand air. Il avait eu le temps de se rajuster au milieu +dans lequel Jane reprenait ses attraits et toute sa grâce villageoise. +Il écrivait en effet, à son ami Brown, une lettre qui contraste avec +celles qu'il avait écrites quelques jours auparavant. Il faut passer +par-dessus ce que la forme peut avoir d'un peu choquant, dans ses +comparaisons maritimes et en dégager le sentiment qui s'y dissimule: + + «J'ai trouvé Jane avec sa cargaison bien arrimée; mais, + malheureusement, dans un mouillage presque à la merci du vent et + de la marée. Je l'ai remorquée dans un port commode où elle peut + rester tranquillement à l'ancre, jusqu'à ce qu'elle opère son + déchargement. J'en ai pris le commandement, pas ostensiblement, + mais en secret pour quelque temps. Je vous suis reconnaissant de + la bonté avec laquelle vous vous informez d'elle, car après tout, + je puis dire avec Othello: + + Excellente malheureuse, + La perdition saisisse mon âme, mais je t'aime[897]. + + [Note 897: _To Richard Brown_, 7th March 1788.--La citation + est de Shakspeare. _Othello_, act. III, scène 3.] + +Pendant ce temps la correspondance avec Clarinda, au début très +fréquente, s'était un peu relâchée. Burns était resté une semaine sans +donner de ses nouvelles. Clarinda froissée s'en plaint, non sans un +peu de tristesse. + + «J'ai reçu votre lettre de Cumnock, il y a une heure, et afin de + vous montrer mon bon caractère, je m'assieds pour vous écrire + aussitôt. Je crains, Sylvander, que vous n'exagériez ma + générosité, car, croyez-moi, il s'écoulera quelque temps avant + que je puisse cordialement vous pardonner la peine que votre + silence m'a causé! Avez-vous ressenti quelquefois cette douleur + de coeur qui provient d'une espérance différée? Cette peine, la + plus cruelle de toutes, vous me l'avez infligée pendant les huit + jours qui viennent de passer. Je crois pouvoir tenir + raisonnablement compte de la hâte des affaires et des + distractions. Cependant, quelque prise que j'eusse été, j'aurais + trouvé une heure sur vingt-quatre pour vous écrire. N'en parlons + plus. J'accepte vos excuses, mais je suis blessée qu'il en ait + fallu entre nous dans une occasion aussi tendre.[898]» + + [Note 898: _To Sylvander_, March 5th, 1788.] + +Pour s'excuser, Burns rejette la faute sur les occupations dont il est +accablé et sur le formidable accueil qu'il a reçu dans le pays: + + «J'ai toujours quelque idée de ne pas m'asseoir pour écrire une + lettre, à moins que je n'aie assez de temps et de possession de + mes facultés pour faire honneur à une lettre, ce qui à présent + est rarement ma situation. Par exemple hier, j'ai dîné chez un + ami à quelque distance; l'hospitalité sauvage de ce pays m'a fait + passer la plus grande partie de ma nuit en face du breuvage + écoeurant du bowl. Aujourd'hui, nausées, migraine, tristesse + misérable, jeûne, excepté un coup d'eau ou de petite bière. + Maintenant, huit heures du soir, à peine capable de me traîner à + dix minutes de marche à Mauchline, pour attendre la poste, dans + la douce espérance d'avoir des nouvelles de la maîtresse de mon + âme.[899]» + + [Note 899: _To Clarinda_, 6th March 1788.] + +À ces excuses, Clarinda répond, avec raison, qu'il ne doit pas reculer +une lettre parce qu'il n'a pas le temps de la soigner. Elle sait assez +ce dont il est capable et deux lignes lui «auraient épargné des jours +et des nuits d'inquiétude[900].» Ses lettres à elle sont, au +contraire, pleines d'un sentiment vrai. Elles deviennent plus simples. +Elle lui raconte la tristesse qui est tombée sur sa vie depuis qu'il +est parti. Elle s'est retirée dans l'isolement, où l'on est bien avec +une chère pensée. «J'ai été solitaire depuis notre tendre adieu +jusqu'à ce soir[901].» Tout lui semble délaissé. «Je pense que les +rues ont un air tout désert depuis lundi; et il y a une certaine +insipidité dans de bonnes gens, dont la société me plaisait +naguère[902].» Elle cherche les occasions de parler ou d'entendre +parler de lui. «Hier, je pensais à vous et je suis allé chez Miss +Nimmo pour avoir la douceur de parler de vous[902].» Elle s'inquiète +de le savoir en proie aux hospitalités dont il lui fait le +tableau[903]. Elle n'est pas sans appréhensions et sans jalousies. +«Quand vous verrez de jeunes beautés, pensez à l'affection de Clarinda +et combien son bonheur dépend de vous[903].» Elle a, quand elle pense +à lui, des coups subits d'émotion. «Hier matin, il m'arriva de penser +à vous. Je me chantai: _ma jolie Lizzie Baillie_ et je me mis à rire; +mais je sentis mon coeur se gonfler délicieusement et mes yeux furent +noyés de larmes. Je ne sais si votre sexe ressent quelquefois cette +explosion d'affection. C'est une émotion indescriptible. Vous voyez +que je suis devenue sotte depuis que vous m'avez quittée. Vous savez +que j'étais raisonnable quand vous m'avez connue d'abord; mais je +deviens toujours plus extravagante plus je suis loin de ceux que +j'aime. Bientôt je suppose que je perdrai tout à fait la tête[903].» +Toute la mouvante psychologie des femmes dont le coeur est préoccupé +de l'absent et tour à tour se travaille d'inquiétudes et se nourrit de +souvenirs, est là, gentiment, franchement et simplement exprimé. +Au-dessus de ces sentiments qui n'ont rien d'extraordinaire, on trouve +un aveu qui est peut-être la chose la plus profonde et la plus sincère +de cette correspondance. Cet amour lui a fait prendre une plus haute +idée et un plus grand soin d'elle-même. Il semble qu'il y ait eu en +elle un peu de coquetterie ou de laisser-aller. Elle l'avoue, et aussi +elle dit qu'elle en est guérie. «Je crois vraiment que vous m'avez +enseigné la dignité; en partie par bonté de nature, en partie par +suite de mes malheurs, je l'avais trop négligée. Je ne m'en départirai +maintenant jamais plus. Pourquoi ne la maintiendrais-je pas droite, +moi qui suis admirée, estimée, aimée par un des premiers entre les +hommes[903].» Il y a dans ce surcroît de dignité, dans ce plus de +prix ajouté à elle-même à cause de lui, quelque chose qui ne manque +pas d'une certaine élévation. Cela montre que cet amour se développait +en elle selon sa loi d'anoblissement. Ce pouvoir rehaussant d'une +vraie affection, cet effort pour faire de soi une demeure digne de +celui qu'on aime est humain. C'est à des trouvailles comme celle-là +qu'on reconnaît la sincérité d'un sentiment. C'est la dernière chose +que Clarinda ait écrite à Burns à cette époque-là; elle marque +combien, depuis les coquetteries des premières lettres, avait grandi +son affection pour son poète. + + [Note 900: _To Sylvander_, 8th March 1788.] + + [Note 901: _To Sylvander_, 22nd Feb. 1788.] + + [Note 902: _To Sylvander_, 19th Feb. 1788.] + + [Note 903: _To Sylvander_, 8th March 1788.] + + * * * * * + +Vers le 10 mars, Burns retourna à Édimbourg, afin d'y faire ses +préparatifs pour s'en éloigner définitivement. Il y resta seulement +une quinzaine de jours, qu'il employa, avec une grande activité, à +arranger plusieurs affaires importantes pour lui. La principale était +le règlement définitif de son compte avec son libraire Creech. Après +quelques lenteurs de la part de celui-ci, Burns reçut enfin presque +tout ce qui lui revenait de la publication de ses poèmes. Il y a +quelques divergences dans l'estimation de la somme qui lui revenait +ainsi. Burns lui-même écrivait au Dr Moore: «Je crois qu'en y +comprenant 100 livres de droit d'auteur, je réaliserai environ 400 +livres et quelque chose en plus; et même une partie de ceci dépend de +ce que le gentleman (Creech) a encore à régler avec moi[904]». William +Nicol racontait plus tard que Burns lui avait dit qu'il avait reçu 600 +livres pour sa première édition d'Édimbourg, plus 100 livres de droit +d'auteur[905]. Currie, d'après Gilbert, évaluait les profits à 500 +livres. Pour rapprocher ces sommes, assez peu différentes après tout, +il suffit de penser qu'en employant le mot «réaliser», il avait +défalqué les dépenses faites pendant ses séjours à Édimbourg et ses +voyages. On peut, avec vraisemblance, estimer à 380 ou 400 livres, la +somme qu'il retirait de ses poèmes. C'est avec ces ressources qu'il +devait commencer sa vie. Une autre affaire fut la signature du contrat +de sa ferme. Il choisissait décidément la ferme d'Ellisland. Mr +Miller, le propriétaire, lui accordait un bail de 76 ans, moyennant +une rente annuelle de 50 livres pendant les trois premières années, et +de 70 livres pour les suivantes. Toutes ces occupations remplirent la +quinzaine pendant laquelle il resta à Édimbourg. Dans cet affairement +il dut, dit Chambers, recevoir de chez lui une série de lettres lui +annonçant d'abord que Jane Armour venait d'accoucher de deux jumeaux, +puis que les deux petits êtres étaient morts presque aussitôt[906]. + + [Note 904: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.] + + [Note 905: R. Chambers, tom. II, p. 248.] + + [Note 906: R. Chambers, tom. II, p. 251.] + + * * * * * + +Par dessous ces occupations et ces arrangements, sa liaison avec +Clarinda avait repris. Mais il est évident que la flamme n'était plus +ce qu'elle avait été et faiblissait. Les entrevues continuaient, bien +que parfois écourtées ou différées par les démarches multiples qui +absorbaient ses journées. Les lettres sont pressées et contiennent +plus de renseignements sur ses préoccupations d'affaires que de +sentiment. La dernière seule, écrite le vendredi 21 mars, se ranime et +retrouve un peu du ton des anciennes lettres. + + Je viens de rentrer et j'ai lu votre lettre. La première chose + que j'ai faite a été de remercier le Divin Ordonnateur des + événements de m'avoir réservé le bonheur de vous connaître. La + vie, ma Clarinda, est un sentier nu et triste; malheur à celui ou + à celle qui s'y aventure seul! Pour moi, j'ai ma très chère + compagne de mon âme: Clarinda et moi ferons notre pèlerinage + ensemble. Partout où je serai, je lui ferai savoir ce qui + m'arrive, ce que j'observe dans le monde qui m'entoure et quelles + aventures je rencontre. Cela vous plairait-il, mon amour, de + recevoir toutes les semaines ou, du moins, tous les quinze jours, + un paquet, deux ou trois feuilles pleines de remarques, de + folies, de nouvelles, de rimes et de vieilles chansons. + + Ouvrirez-vous avec satisfaction et bonheur la lettre d'un homme + qui vous aime, qui vous a aimée et qui vous aimera jusqu'à la + mort, à travers la mort et pour jamais? Ô Clarinda, que ne + dois-je pas au ciel pour m'avoir donné une perfection comme vous! + Je pense à vous comme un avare compte et recompte son trésor! + Dites-moi, vous étiez-vous étudiée à me plaire hier soir? + Sûrement vous m'avez charmé jusqu'au ravissement. Combien je suis + riche, moi qui ai un trésor tel que vous! Vous me connaissez; + vous savez comment me rendre heureux, et vous y réussissez, Dieu + vous accorde + + longue vie, longue jeunesse, long plaisir et un ami. + + Demain soir, selon votre indication, je guetterai la fenêtre: + c'est l'étoile qui me guide vers le paradis. La plus grande + saveur de tout est que l'Honneur, que l'Innocence, que la + Religion sont les témoins et les protecteurs de notre bonheur. + «Le Seigneur Dieu sait» et peut-être «Israël connaîtra» mon amour + et votre mérite. Adieu, Clarinda! Je vais me souvenir de vous + dans mes prières. + +Même dans cette déclaration suprême, le caractère littéraire de son +amour reparaît dans l'offre de cet envoi hebdomadaire ou bi-mensuel +d'une revue, qui transforme une maîtresse en lectrice et fait d'une +correspondance d'amour une sorte d'abonnement à un magazine. Clarinda +sans doute aurait mieux aimé une parole de tendresse pour elle que des +feuilles de remarques sur le monde. + +L'entrevue fixée dans la lettre eut lieu le 22 mars, dans la maison de +Clarinda. Ce fut probablement la dernière rencontre des deux +amants, «Il faut en croire le poète, dit ironiquement Scott +Douglas[907], quand il dit que l'Honneur, l'Innocence et la Religion +furent les témoins et les protecteurs de leur bonheur». L'ironie est +injuste. Il est étonnant que ce chercheur si soigneux et si sagace ne +se soit pas rappelé le passage d'une lettre qu'on verra plus tard, +écrite par Burns à Clarinda, et qui prouve que celle-ci sut imposer +jusqu'au dernier moment, à cet homme emporté, la réserve et le +respect[908]. Ces adieux remuèrent profondément Burns. «Pendant ces +huit derniers jours, écrivait-il le lendemain de son départ, j'ai eu +positivement la tête égarée[909]». Malgré d'éloquentes promesses de +constance, cet éloignement était triste parce qu'il était difficile +qu'il ne fût pas définitif. Au milieu de leur volonté et de leur +espérance de rester l'un à l'autre, les deux amants pouvaient-ils ne +pas sentir que la vie les reprenait, les séparait, les entraînait loin +l'un de l'autre? + + [Note 907: Scott Douglas, tom. V, p. 110.] + + [Note 908: Voir la lettre plus loin, p. 403.] + + [Note 909: _To Richard Brown_, 26th March 1788.] + +On est ici au point pour juger cette étrange correspondance qui n'aura +plus que quelques lettres. À dire vrai, celle de Burns est de la pure +déclamation. La forme constamment oratoire, les apostrophes +incessantes à Dieu et à la nature, la phrase pompeuse, l'enflure du +ton, la rendent insupportable. Ces lettres ont l'air de péroraisons. +Lui dont les autres productions doivent d'être si fortes à la réalité +dont elles sont pleines, est ici en dehors de la réalité; les faits +n'apparaissent presque pas, à peine comme prétexte à des variations ou +à des lieux communs. Sans doute il y a des passages mouvementés, +lancés par une main robuste, et c'est peut-être par eux qu'on peut le +mieux entrevoir l'orateur qu'il y avait en lui. Mais ce sont des +traces de talent égarées dans la prétention et l'emphase. Et comment +en arriva-t-il là? Mr Hately Waddell, dont l'admiration pour cette +correspondance nous semble excessive, a une remarque qui va au vrai +des choses. Il dit qu'elle est faite de rivalité et il en explique +l'exagération par l'emportement de gens qui jouent l'un contre l'autre +et s'animent[910]. Cela est vrai pour Burns. Il y a de sa part un +effort pour éblouir sa correspondante, pour avoir le dessus dans un +exercice littéraire. Il se mit dès le premier jour dans le faux en +faisant d'une affaire d'amour une question d'amour-propre. Aussi ne +réussit-il pas. La correspondance de Clarinda est de beaucoup +supérieure à la sienne. Si on la débarrasse de quelques développements +à la mode, dont quelques-uns sont après tout fort jolis, elle reste +autrement naturelle et sincère. Autant les lettres de Burns sont +vagues et monotones, autant celles-ci sont précises, variées, pleines +de ceux qui s'écrivent, pleines de ces petits faits qui sont la vie et +ne semblent pas méprisables à ceux qui les vivent. C'est par elles +qu'on peut suivre les péripéties et pénétrer dans les seconds plans de +cette aventure. Elles ont la variété naturelle d'une conversation. À +chaque instant, il s'y rencontre de fines remarques, des coins +délicats de coquetterie ou de sensibilité féminines; parfois aussi de +sages et prudents conseils, tout solides de bon sens. Il y a surtout +de la sincérité et des passages véritablement dramatiques où l'on +sent bien le trouble et le tumulte d'une âme qui, somme toute, n'était +pas vulgaire. Il y a bien un peu d'affectation littéraire, +généralement au début des lettres, mais qui ne dure pas, qui ne tient +pas, et fond, dès que le sentiment vrai se montre, comme le givre +répandu sur le bord matinal du jour disparaît au premier soleil. La +correspondance de Burns ne vaut pas mieux que la plupart des lettres +d'amour écrites par des hommes; celle de Clarinda aura sa place dans +la collection charmante de lettres écrites par les femmes, sous la +dictée de leur coeur. + + [Note 910: Hately Waddell, _Life of Burns_, p. XXXIII.] + +C'est qu'au fond Burns n'aima pas Clarinda et qu'elle l'aima; ou +plutôt ils s'aimèrent de façon différente. Lui fut attiré vers elle +par l'élégance extérieure, par un raffinement auquel il n'était pas +habitué, et qui lui sembla délicieux. Il n'aima d'elle que la culture, +le brillant du dehors, les ornements et, pour ainsi dire, la toilette +de l'âme. Il ne pénétra pas jusqu'à cette âme elle-même, qui était +saine, heureuse et constante. Clarinda, au contraire, par une de ces +intuitions pénétrantes dont son sexe est capable, laissant de côté +toutes les conditions extérieures, alla jusqu'au fond même de sa +nature et l'aima pour ce qu'il avait en lui de génie, de flamme et de +générosité. Quelles que fussent les différences de rang et de façons, +elle vit que cet homme était plus grand que les autres, fait d'une +plus forte étoffe. Elle conçut un sentiment profond qui ne se démentit +pas et qui malgré les déboires, l'absence et les années d'une longue +vieillesse resta entier. Ce ne fut dans la vie de Burns qu'un épisode +qui ne lui fait pas honneur; ce fut dans l'existence de Clarinda un +événement unique, souverain, qui la domina à partir de ce jour. Ce ne +fut pour lui qu'un souvenir; ce fut pour elle pendant longtemps une +tristesse, et, quand l'âge eut mis en elle sa sérénité, un culte. + + * * * * * + +Le 24 mars 1788, Burns quitta Édimbourg définitivement. Il s'éloignait +sans que son départ fût remarqué, désabusé, des lieux où, dix-huit +mois auparavant, il était arrivé le coeur jeune, bondissant +d'espérance et où il avait été accueilli par un tel enthousiasme. Il +n'avait pas lieu d'être reconnaissant à la grande ville. Elle n'avait +pas tenu ses promesses. Elle lui avait versé pendant quelques mois +l'admiration et les flatteries, comme une ivresse. Mais cela était +fini depuis longtemps; la faveur, la vogue étaient tombées, comme des +voiles un instant gonflées par le vent; l'attention même avait +disparu. Il ne restait rien que la fatigue et l'irritation de cette +représentation inutile. S'il avait, en ce moment, une claire +conscience de lui-même, il pouvait même en vouloir à la cité. Ce +séjour l'avait plus vieilli que plusieurs années de travail ingrat. +Cette ville l'avait détérioré. Par en haut, elle lui avait +imprudemment montré une existence brillante, inaccessible pour lui; +elle lui avait fait prendre goût à ce qu'elle ne pouvait lui donner, +plus encore! à ce qu'il ne pouvait atteindre; elle lui avait fait +connaître, non pas l'admiration brève des amis qui se mélange à +l'effort et l'aiguillonne, mais l'admiration des salons qui le suit, +le gêne et l'entrave. Il en emportait le mécontentement de sa +destinée, une colère sourde contre les répartitions de la fortune et +du rang, de la rancune contre ces classes élégantes où il était resté +dépaysé. Par en bas, elle lui avait communiqué des habitudes de +taverne, de boissonnements quotidiens et de bamboches nocturnes qui +l'avaient fatigué. Chose plus grave! elle lui avait fait perdre +l'habitude du travail, elle l'avait immobilisé dans un désoeuvrement +physique et intellectuel qui avait amolli son corps et son esprit. Il +le savait bien. «J'ai pris un si vicieux pli de paresse, qu'il faudra +un effort peu ordinaire pour amener convenablement mon esprit à la +routine des affaires[911].» Et ailleurs «comme jusqu'à ces dix-huit +derniers mois, ma richesse n'a jamais été jusqu'à posséder dix +guinées, j'ai à apprendre la connaissance des affaires; ajoutez à cela +que mes scènes récentes de paresse et de dissipation ont énervé mon +esprit à un degré alarmant[912]». Il sentait bien le mal que lui avait +fait Édimbourg. Il partait de là, avec quelques centaines de livres +dans sa poche, un peu moins pauvre que lorsqu'il était arrivé, mais +aussi indécis, aussi incertain de l'avenir et moins propre à +l'aborder. Il s'éloignait le coeur alourdi de lassitude, de soucis. Il +était entré dans cette ville avec la confiance, il en sortait avec la +défiance de la vie. Où était-il le refrain de la vieille chanson? + + [Note 911: _To Richard Brown_, 7th March 1788.] + + [Note 912: _To William Dunbar_, 7th April 1788.] + + En passant près de Glenap, + Je vis une vieille femme; + Elle me dit: «Prends courage, + Tes meilleurs jours vont venir.» + +Hélas! peut-être étaient-ils passés! ceux qu'il apercevait devant lui +étaient indécis et obscurs. À tout prendre, il aurait mieux valu +continuer à Mossgiel cette vie où le travail était aux prises avec la +pauvreté, mais où éclataient des moments d'allégresse intérieure et +qu'illuminaient les visites de la _Vision_. C'était là peut-être +qu'étaient les meilleurs jours. + + * * * * * + +De graves difficultés l'attendaient, tellement graves qu'elles +allaient brusquement changer le cours de sa vie. Quand il rentra à +Mauchline, il trouva Jane Armour dans le déchirement de sa maternité, +dans le deuil de ces deux petites vies tombées mortes d'elle, dans le +désespoir de l'abandon des siens, dans l'isolement et le scandale de +sa faute. Et c'était là son ouvrage, l'ouvrage de quelques mauvaises +heures de désir ou de revanche! Qu'allait-il faire maintenant? +Abandonnerait-il cette fille qu'il avait arrachée à la maison +paternelle, à la possibilité d'un mariage, pour l'amener dans cette +chambre d'auberge, sur ce lit? Mais que deviendrait-elle? Où +irait-elle? Comment vivrait-elle? Elle n'avait de ressource que de se +faire servante ou de mendier. À quel degré de misère serait-elle +réduite, à quel degré d'abaissement la misère la réduirait-elle? Cette +vie entière dépendait de lui. S'il la laissait tomber, où +roulerait-elle? «J'avais entre mes mains le bonheur ou la misère d'une +créature humaine que j'avais longtemps et beaucoup aimée, et qui +oserait jouer avec un tel dépôt[913]?» S'il passait outre, quelle +durée de remords il se préparait! La pensée, intolérable, persistant +jusque dans les dernières lueurs de la mémoire et les empoisonnant, +d'avoir disgracié, dégradé, détruit une existence. «Vous avez raison, +la condition de célibataire m'aurait assuré plus d'amis, mais, pour +une cause que vous devinerez facilement, une conscience tranquille +dans la jouissance de mon propre esprit, une confiance assurée pour +l'heure où je comparaîtrai devant Dieu, auraient rarement été du +nombre[914].» Non! Il ne pouvait pas l'abandonner. + + [Note 913: Cette expression revient, presque dans les mêmes + termes, dans une demi-douzaine de lettres, voir entre + autres: _To Johnson_, 25th May 1788; _To Mrs Dunlop_, 10th + June 1788; _To Alex. Cunningham_, 17th July 1788; _To Rev. + Dr John Geddes_, 3rd Feb. 1789; _To James Burness_, 9th Feb. + 1789, etc.] + + [Note 914: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.] + +Mais alors, c'était le sacrifice de tout un avenir, juste entrevu pour +être regretté! C'était perdre la femme élégante, spirituelle, +instruite, qui lui avait fait comprendre le charme et le bienfait +d'une existence vraiment partagée, celle qu'il croyait aimer, qu'il +aimait peut-être et qui avait encore tout le mystère de la +non-possession. C'était déchirer le plus brillant rêve qu'il eût fait, +mettre en lambeaux une vague et indéfinie évocation de bonheur. +C'était entraver l'indépendance d'allures, la fantaisie de travail, +les changements de résidence, l'humeur capricieuse, utiles à la +production; c'était passer le licol à sa liberté, attacher sa vie pour +toujours, dans le même pré, au même poteau. Il fallait redescendre au +lot commun, reprendre une fille ignorante, dénuée de la grâce et des +raffinements dont il était désormais épris, une fille qu'il avait +possédée, qui l'avait délaissé, qu'il avait frappée de reproches et +d'outrages; il fallait rentrer dans ce commerce vulgaire et borné et, +à cause de ce fardeau, s'emprisonner dans l'inexorable et irrévocable +labeur de la glèbe. Une fatalité sortie de lui, quelque chose qui +n'aurait pas existé s'il ne l'avait voulu, lui fermait la porte par +laquelle il pensait pénétrer dans une existence nouvelle, et +brutalement le repoussait dans le sort ancien, si sombre, si lourd. + +Encore s'il ne s'était agi que de lui, si la ruine de ses propres +souhaits avaient suffi à satisfaire le passé! Mais il fallait faire +saigner un coeur qui s'était attaché à lui; il fallait désabuser cette +femme, encore émue et heureuse, lui dire que les promesses où elle se +reposait était vaines, vides, vulgaires, déjà violées et évanouies, +frapper d'une douleur nouvelle cette âme tant endolorie, changer cet +amour en amertume, cette tendresse en détresse, faire de ces +espérances qui commençaient à la consoler un désespoir plus accablant +que tous ses chagrins passés! Et pourtant il fallait prendre un parti: +ou désoler une âme ou détruire une existence! Quelle situation! Il +était pris entre deux mauvaises actions. Il était dans un de ces +moments où un homme, ayant agi dans des sens différents, comme s'il +était plusieurs hommes, ses actes grandis le réclament de côtés +opposés, se disputent sa vie. Ils essayent tous de s'emparer de lui, +et chacun d'eux assailli, mutilé par les autres, le jonche de débris. +Celui qui finit par être le maître sort maltraité de cette lutte, +reste entamé, affaibli. Il remplace mal alors un seul acte qui se +serait droitement développé et aurait porté ses fruits paisiblement. +Ainsi les actes inconsidérés de Burns revendiquaient sa vie. Quelle +que fût la décision qu'il prît, elle resterait ébranlée par l'effort +de la décision contraire, et, dans le choix qu'il ferait, vivrait +l'appel et les doléances d'un autre choix qu'il aurait pu et peut-être +dû faire. + +Le débat fut vif en lui. Outre ce qui, dans sa poitrine, criait d'être +sacrifié, ses anciens ressentiments parlaient contre Jane. Il ne +pouvait lui pardonner son abandon; il lui en gardait encore rancune, +et c'est ce qui rend probable qu'il y avait de la revanche dans la +reprise de ses relations avec elle. + + «Quoique l'Orgueil et une Justice apparente fussent un terrible + Ministère Public, cependant l'Humanité, la Générosité et le + Pardon furent, d'autre part, des avocats si puissants et si + irrésistibles, qu'un jury de toutes les Tendresses et de nouveaux + Attachements rendit unanimement le verdict: «Non coupable». Qu'il + soit donc connu de tous ceux que cela concerne, que le Prévenu + est installé et établi dans tous les droits, privilèges, + immunités, franchises, services et paraphernaux qui, pour le + présent, appartiennent et, dans l'avenir, peuvent appartenir, au + nom, titre et désignation[915].» + + [Note 915: _To Johnson_, 25th May 1788.] + +Le tableau qu'il traçait eût été plus exact s'il s'était agi de +reprendre Jane après la rupture causée par elle. À présent, c'était +trop représenter les circonstances à son avantage. Il avait lui-même +renversé les situations. En réalité, c'était lui l'accusé, qui +comparaissait devant les conséquences de son acte. Il n'avait qu'à +écouter sa sentence. Matériellement, il pouvait y échapper et devenir +contumace. Moralement, il ne le pouvait pas. C'était un devoir +inflexible qu'il s'était forgé pour lui-même. La nécessité le tenait. +Nos actes louches sont comme des sbires que nous pensons avoir laissés +derrière nous, qui prennent au court et nous attendent embusqués plus +loin. Ils nous sautent à la gorge et nous entraînent hors du chemin +que nous voulions suivre. Nous sommes leurs prisonniers parfois pour +la vie. Ces quelques heures du retour à Mossgiel mettaient la main sur +Burns et l'emmenaient. + +Il est certain aussi que les côtés bons et droits de sa nature se +mêlèrent de cette affaire. C'eût été une lâcheté que d'abandonner +cette fille, et il en était incapable. Sans doute encore se mêla-t-il, +à ces raisonnements et à ces injonctions de sa conscience, des +mouvements de pitié pour une fille vaincue maintenant, ce coup de +tendresse profonde et instinctive qui remue l'homme quand il regarde, +brisée, la femme mère par lui, cette commisération et cette +reconnaissance qui font défaillir les plus dures résolutions. La vue +de la pâleur et des larmes et celle, plus émouvante encore, d'une +expression silencieuse de désespoir ou de supplication, établie comme +à demeure sur un visage altéré, sont puissantes à ébranler des coeurs +bons et impulsifs comme celui de Burns. Il avait sous les yeux le mal +qu'il avait fait et, presque aussi clairement, le mal qu'il allait +faire encore s'il abandonnait cette malheureuse. Non! il ne pouvait se +désintéresser d'elle. Il fut vaincu. Coûte que coûte, il prendrait sur +lui le fardeau de cette vie! Chassant tous les rêves, assumant sa +destinée en quelques jours, peut-être en quelques heures, il décida +qu'il épouserait Jane Armour. + +Il est en effet certain que cette résolution fut prise subitement et +que Burns n'y pensait pas en quittant Édimbourg. «C'est un acte dont +je n'avais pas l'idée quand vous et moi nous trouvâmes ensemble[916]», +écrivait-il à Alexander Cunningham. Cependant, lorsqu'il était parti +d'Édimbourg, il connaissait la situation, il pouvait en prévoir les +conséquences et les devoirs. Il faut donc qu'immédiatement après son +retour à Mauchline, il soit intervenu des faits nouveaux et ignorés; +ou bien qu'il se soit produit en lui une révulsion de sentiments. +Avait-il supposé jusqu'au dernier moment que le vieil Armour +reprendrait sa fille et le trouva-t-il inflexible? Il est plus +probable que le spectacle du chagrin de Jane, peut-être des conseils +et des exhortations d'amis, changèrent sa volonté. Peut-être aussi +s'ajouta-t-il des considérations pratiques, qui prenaient de la force +à mesure qu'il approchait du moment de s'établir. Il ne pouvait +espérer qu'une femme d'éducation élevée l'aiderait dans son travail ou +même consentirait à partager sa condition. Il fallait une fermière à +la ferme qu'il venait de prendre. Clarinda fut sacrifiée. + + [Note 916: _To Alex. Cunningham_, 27th July 1788.] + + * * * * * + +Avant la fin du mois d'avril, Burns s'était irrévocablement engagé à +Jane Armour. «Cela n'implique pas la cérémonie du mariage, mais +seulement tout au plus cette reconnaissance verbale, quelque privée +qu'elle soit, par laquelle on reconnaît une femme comme épouse, et qui +en Écosse lie l'homme à la femme, pour toutes fins légales[917].» +Burns tint pendant quelque temps cet engagement secret. Le 28 avril, +il écrit à son vieil ami James Smith, qui s'était établi marchand, de +lui envoyer un châle pour sa femme. «J'ai l'intention d'offrir à Mrs +Burns un châle imprimé: c'est un article dont vous devez sûrement +avoir un grand choix. C'est le premier cadeau que je lui fais depuis +que je l'ai appelée mienne irrévocablement, et j'ai une sorte de +fantaisie et de désir que ce premier cadeau me vienne d'un vieil ami +estimé.» Et il ajoute: «Mrs Burns (c'est seulement sa désignation +privée), me charge de vous faire ses meilleurs compliments.» On se +souvient que James Smith était à Mauchline au moment des premières +amours et était au courant de toute l'ancienne histoire. La fille +aînée de Gavin Hamilton se rappelait la première fois où Burns avait +révélé sa situation nouvelle[917]. C'était chez son père, au déjeuner, +auquel prenait part John Aiken. Mrs Hamilton ayant exprimé le regret +de ne pouvoir servir un oeuf à Aiken, le poète dit que si elle voulait +envoyer de l'autre côté de la route chez Mrs Burns, celle-ci en aurait +peut-être. Au mois de mai, il signa chez Gavin Hamilton une formule +légale[918] qui donna à Jane Armour le droit de porter publiquement +son nom. Mais le mariage régulier ne se fit qu'un peu plus tard. + + [Note 917: Chambers, tom. II, p. 258.] + + [Note 918: Scott Douglas, tom. II, p. 158.] + +En même temps et comme pour se mettre en règle de tous côtés, il +partagea avec Gilbert ce qui lui restait de son édition d'Édimbourg. +Gilbert luttait désespérément contre la ruine. «Je m'interposai entre +mon frère et le sort qui le menaçait[919].» Il lui donna une somme de +180 livres. C'était, dit Chambers[920], «à peu près la moitié du +capital qu'il possédait lui-même et que, selon toute vraisemblance, il +devait jamais posséder.» Il fit cela simplement et franchement. «Je ne +m'en fais aucun mérite, car c'était pur égoïsme de ma part. J'avais +conscience que le mauvais plateau de la balance était lourdement +chargé, et je pensais que mettre dans l'autre plateau, en ma faveur, +un peu de piété filiale et d'affection fraternelle pourrait aider à +arranger les choses le jour de la grande reddition de comptes[921].» +Il fut entendu que c'était un prêt sans intérêt, qui équivalait à un +don. Et en effet la somme ne fut remboursée par Gilbert aux enfants de +son frère que vingt-quatre ans après la mort du poète[922]. + + [Note 919: _To Dr Moore_, 4th Jan. 89.] + + [Note 920: R. Chambers, tom. II, p. 258.] + + [Note 921: _To Dr Moore_, 4th Jan. 89.] + + [Note 922: R. Chambers, tom. IV, p. 228.] + +On se rappelle qu'au moment où Burns avait publié ses poèmes, il +avait été question parmi ses amis de Mauchline de lui trouver une +situation dans l'Excise. Pendant ses incertitudes d'avenir à +Édimbourg, cette idée s'était peu à peu établie dans son esprit. Ne +sachant s'il trouverait une ferme, il avait formé une demande pour +être admis dans cette administration. Au mois de janvier, il écrivait +au comte de Glencairn: «Je désire entrer dans l'Excise: on me dit que +l'influence de votre Seigneurie me procurerait facilement une +nomination des commissaires. La protection et la bonté de votre +Seigneurie qui m'ont déjà sauvé de l'obscurité, de la misère et de +l'exil, m'encouragent à demander cet appui[923].» Et à quelques jours +de là, on a une autre lettre de lui à Robert Graham de Fintry, un des +commissaires de l'Excise. «Vous savez que j'ai récemment adressé une +demande à votre Conseil, pour être admis comme employé de l'Excise. +J'ai, selon la règle, été examiné par un Inspecteur et aujourd'hui +j'envoie son certificat, avec une demande à l'effet d'être autorisé à +recevoir mes instructions. J'ai bien peur, si je réussis dans cette +affaire, d'avoir besoin de la protection d'un ami. Je ne crains pas de +promettre la bienséance de conduite comme homme, la fidélité et +l'attention comme employé, mais en fait d'affaires, en dehors du +travail manuel, je ne sais rien[924].» C'est probablement à propos de +l'examen dont il parle qu'il avait été question de l'inscription sur +la fenêtre de Stirling. Néanmoins, grâce à la protection de ses +patrons et du chirurgien Mr Wood, qui soignait son genou, il avait été +inscrit sur la liste des surnuméraires, de ceux à qui on donnait +l'instruction nécessaire, et qui attendaient ensuite leur nomination à +un poste. Lorsque son bail avec Mr Miller l'eut engagé dans une autre +voie, il ne renonça pas pour cela à toute idée d'entrer dans l'Excise, +ou tout au moins de se mettre en état d'y entrer, s'il ne réussissait +pas dans sa ferme. Il résolut donc de prendre ses instructions. Le 31 +mars, l'employé d'Excise de Tarbolton reçut l'ordre «d'instruire le +porteur, Mr Robert Burns, dans l'art de jauger, et de le mettre en +état de contrôler les marchands de vivres, distillateurs, fabricants +de chandelles, tanneurs, mégissiers, malteurs, etc.» Cette éducation +durait six semaines. Elle lui donnait le droit d'être nommé employé +dans l'Excise. Il n'avait pas pour le moment l'intention d'exercer. Il +avait, pour ainsi dire, sa nomination en poche; il se réservait de la +retirer si jamais le besoin en venait, à la façon de ceux qui passent +un examen et obtiennent un diplôme comme une ressource contre les +mauvais jours[925]. + + [Note 923: _To the Earl of Glencairn_, Jan. 1788.] + + [Note 924: _To Robert Graham of Fintry_, Jan. 1788.] + + [Note 925: _To James Smith_, 28th April 1788.] + +En même temps, il s'occupait de son installation et cherchait des +domestiques. «J'ai couru par tout le pays, louant des domestiques et +préparant tout[926].» «J'ai pris une ferme sur les bords de la Nith, +et à l'exemple des vieux patriarches, je me procure des serviteurs, +hommes et femmes, des troupeaux de bétail, petit et gros[927].» Enfin +le moment de prendre possession de sa ferme arriva. Le 25 mai, il +écrivait: «Demain je commence mon métier de fermier. Dieu protège la +charrue![928]» + + [Note 926: _To William Dunbar_, 7th April 1788.] + + [Note 927: _To Samuel Brown_, 4th May 1788.] + + [Note 928: _To James Johnson_, 25th May 1788.] + + + + +CHAPITRE V. + +ELLISLAND. + +JUIN 1788--NOVEMBRE 1791. + + +«M. Burns, vous avez fait un choix de poète et non de fermier», lui +dit le père d'Allan Cunningham, en apprenant qu'il s'était décidé pour +Ellisland, la plus jolie et la plus ingrate des trois fermes qui lui +avaient été offertes[929]. Ellisland est, en effet, dans une position +charmante sur la côte méridionale de la Nith. «La ferme, disait Burns +lui-même, est admirablement située sur les bords de la Nith, large +cours d'eau qui passe par Dumfries et se jette dans le Solway-Frith[930].» +À cet endroit, la Nith est une sinueuse rivière, limpide et rapide, +dont l'épaisseur ne suffît pas à recouvrir les bancs de galets qui la +coupent, et sur lesquels sa frêle nappe claire se plisse et se déchire +en maintes longues rayures obliques. Ce fond de galets produit un joli +murmure incessant, où se mêlent celui plus léger et inconstant des +feuillages et, de temps en temps, des bêlements ou des beuglements +lointains. À cause de ses détours, la rivière semble, en amont et en +aval, sortir de dessous des verdures. La rive gauche, comprise dans +une large boucle de la Nith et bordée d'un lais gris de cailloux, est +basse et plate. Elle se prolonge en prairies humides et grasses, +parfois inondées par les crues; des groupes de grands arbres +séculaires, aux dômes ronds et réguliers, leur donnent un air de parc. +La rive droite, creusée par une échancrure qui correspond à la +convexité de l'autre bord, est escarpée. C'est là qu'est placée la +ferme, sur une sorte de petite falaise à pic, ouverte par une +déchirure de terre rougeâtre. À quelques pas de la ferme, un +affaissement du terrain mène doucement à une petite anse où la rivière +coule à fleur de rive. Le soir, les vaches y viennent boire, dans +l'eau jusqu'à mi-jambe, au milieu de leurs reflets, et font un joli +tableau rustique. Plus loin que cette crique, la berge, se redressant +un peu, présente, entre les champs qui s'élèvent en talus au-dessus +d'elle et la rivière qui coule au-dessous, une plate-forme +sablonneuse, d'un gazon très fin, bordée du côté de l'eau par un +rideau d'arbustes, et longée par un sentier. C'était la promenade +favorite de Burns; c'est ici qu'il venait quand il désirait être seul; +c'est ici que, tout en marchant de long en large, il composa en une +après-midi son célèbre _Tam de Shanter_. De son temps, tout le pays +était envahi de genêts. «Je sortis, dit-il, et allai me promener sur +les bords couverts de genêts de la Nith[931]». «On a arraché tant +d'ajoncs et de genêts, dit Dorothée Wordsworth, qu'on se demande +pourquoi tout n'a pas disparu, et cependant il semble qu'il y ait +presque autant d'ajoncs et de genêts que de blé; ils poussent l'un +parmi l'autre, on ne comprend pas comment[932].» Maintenant encore des +plaques d'or clair éclatent et luisent de toutes parts. + + [Note 929: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.] + + [Note 930: _To James Burness_, 9th Feb. 1789.] + + [Note 931: _To Mrs Dunlop_, November 1790.] + + [Note 932: _Recollections of a Tour Made in Scotland_, by + Dorothy Wordsworth, p. 7.] + +La vue n'est pas très étendue: des deux côtés de la rivière, elle est +bornée par les collines uniformes qui renferment la vallée, et elle +est arrêtée, dans le sens de la longueur, par les sinuosités des +rives. C'est un endroit qui est loin d'avoir la grande et puissante +allure de Mont-Oliphant ou de Mossgiel; il n'a pas le caractère dur +mais énergique de Lochlea. C'est un site gracieux, paisible et +discret, un lieu d'ombrages et de murmures, de sensations plutôt que +de spectacles, pensif sans aller jusqu'à la tristesse. Il ne possède +aucun de ces points de vue d'où l'oeil s'élance dans un monde de ciel +et d'horizons, mais des recoins qu'on croirait artificiels et +arrangés. Il a un charme plus anglais qu'écossais. C'est un peu un +paysage de vignette. + + Combien aimables, ô Nith, tes fertiles vallées, + Où les aubépines épandues fleurissent gaîment. + Combien doucement sinuent tes vallons en pente, + Où les agnelets jouent dans les genêts[933]. + + [Note 933: _The Banks of Nith._] + +Ce n'est pas un paysage d'envolées d'âme, mais de retour sur soi-même +ou de séjour en soi-même. Il est fait à souhait pour les rêveries +douces et tranquilles, les méditations du déclin de la vie, quand les +passions sont apaisées et que les voyages de l'esprit ne se mesurent +plus aux horizons des espoirs, mais à des souvenirs. C'est une jolie +retraite de solitude et de loisirs studieux, un abri dans le goût du +romantisme un peu passé du XVIIIe siècle; on y lirait volontiers du +Gray ou du Collins. C'eût été parfait pour Burns, s'il eût pu se +consacrer uniquement à la poésie. + +Malheureusement il était fermier, et ce site qui l'avait séduit lui +ménageait des déboires. Le sol, surtout à cette époque de mauvaise +culture, était maigre et difficile. L'exploitation consistait, partie +en terres qui s'étendent entre une rivière et les collines et que les +Écossais appellent _holms_, et partie en terres de qualité supérieure +qu'ils nomment _croft land_, et qu'ils fatiguaient alors par des +moissons uniformes, sans les réconforter d'engrais ou de fumiers qu'à +de longs intervalles. Les premières étaient de marne profonde et +donnant du blé; les secondes, de marne et de pierre sur un fond de +gravier[934]. Les améliorations successives par lesquelles +l'agriculture s'est transformée, les grands travaux de drainage, ont +modifié ces terres. Le fermier actuel paie 230 livres là où Burns en +payait 50[935]. Mais tout, alors, était à faire. Le propriétaire +disait plus tard: «Quand j'achetai ces terres il y a vingt-cinq ans, +je ne les avais pas vues. Elles étaient dans le plus misérable état +d'épuisement et tous les locataires étaient dans la pauvreté. Vous +jugerez du premier de ces faits quand je vous dirai que les avoines, +prêtes à couper, étaient vendues 25 shellings l'acre sur les _holms_. +Quand je vins voir mon achat, j'en fus tellement dégoûté pendant huit +ou dix jours que j'avais fait le projet de ne plus revenir dans le +pays[936].» Burns, lui-même, un jour que la pluie avait lavé un champ +d'orge nouvellement semé et passé au rouleau, le comparait à une rue +pavée[937]. + + [Note 934: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 80.] + + [Note 935: _Rambles through the Land of Burns_, par A. + Adamson, p. 234, en note.] + + [Note 936: Chambers, tom. II, p. 244, d'après une lettre de + M. Miller, insérée dans la _General Review of the + Agriculture of Dumfriesshire_, Edinburgh, 1812.] + + [Note 937: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.] + + +I. + +INSTALLATION À ELLISLAND. -- BONNES RÉSOLUTIONS. + +Comme les bâtiments tombaient en ruines, il fut convenu qu'on en +construirait de nouveaux. Burns obtenait de M. Miller, 300 livres, +pour bâtir une ferme complète, consistant en un corps d'habitation, +une grange, une étable pour les vaches, une écurie et des +hangars[938]. Ces constructions prendraient la fin de l'année. Le +résultat de cette situation était qu'il devait s'établir seul dans le +pays, en attendant que la demeure fût prête pour y amener Jane. +Celle-ci restait à Mossgiel, chez la mère de Burns, où elle apprenait +son futur métier de fermière. + + [Note 938: D'après une note de l'_Edinburgh Magazine_, Juin + 1799, citée dans l'édition de Currie de 1838, p. 44.] + +Il apportait au commencement de sa nouvelle entreprise, une âme pleine +d'appréhension et de lassitude. Il était cependant encore dans toute +sa vigueur et capable de battre, à qui soulèverait le poids le plus +lourd, tous les ouvriers qui travaillaient pour lui[939]. Mais son +visage assombri, marqué d'une mélancolie profonde, le faisait +paraître de dix ans plus âgé qu'il ne l'était. Comme Byron, il eut de +bonne heure l'air vieilli. L'amitié et l'éloquence avaient encore le +pouvoir de transfigurer merveilleusement ses traits fatigués: il était +méconnaissable quand ses regards s'enflammaient et qu'il s'illuminait +d'enthousiasme. Mais une expression soucieuse et triste était +définitivement sur cette face; la gaîté, même factice, devait y faire +de plus rares visites; et la mort, l'absence ou les froissements +devaient rendre plus clairsemées les rencontres de l'amitié. + + [Note 939: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.] + +Devant cette vie à recommencer tout entière, avec de nouvelles +responsabilités, il se sentait découragé et défiant. Le lendemain même +de son arrivée dans le pays, il écrivait à Mrs Dunlop: + + «Voici le second jour, mon honorée amie, que je suis sur ma + ferme. Je suis l'habitant solitaire d'une vieille chambre + enfumée, loin de tout ce que j'aime et qui m'aime; sans + connaissance qui date de plus loin qu'hier, excepté Jenny Geddes, + la vieille jument sur laquelle je chevauche. En même temps, des + préoccupations inaccoutumées et des plans nouveaux font à chaque + instant honte à ma grande ignorance et à mon inexpérience. Aux + heures soucieuses, il y a une atmosphère de brume qui est + naturelle à mon âme; par suite de laquelle les objets attristants + semblent plus grands que nature. Une sensibilité excessive, + qu'une série de malheurs et de déboires a irritée et portée à + voir le côté sombre des choses, à cette période où l'âme embarque + sa cargaison d'idées pour le voyage de la vie, est, je le crois, + la cause principale de cette malheureuse disposition + d'esprit[940]. + + [Note 940: _To Mrs Dunlop_, 14th June 1788.] + +Et le troisième jour, il jetait sur son journal ces lignes où sa +pensée, dans toute sa sincérité intime, s'exhale comme un soupir de +lassitude, et, par instants, comme un soupir de regret. + + «Voici le troisième jour que je suis dans ce pays. «Seigneur! + qu'est-ce que l'homme?» Quel petit faisceau affairé de passions, + d'appétits, d'idées et de fantaisies! Et quel fantasque genre + d'existence il a ici-bas!... Il y a, à la vérité, un ailleurs, + où, comme le dit Thomson, «la vertu seule survit.» + + Dites-nous, ô morts, + Aucun de vous ne voudra-t-il, par pitié, nous révéler le secret + De ce que vous êtes et ce que nous serons bientôt! + Un peu de temps + Nous rendra aussi savants que vous et aussi muets. + + Je suis si lâche dans la vie, si fatigué du service, que, comme + l'Adam de Milton, il n'y a presque pas de moment où je ne + souhaite «me coucher avec joie dans le giron de ma mère et être + en paix.» + + Mais une femme et des enfants m'obligent à lutter avec le + courant, jusqu'à ce que quelque rafale soudaine renverse la + pauvre barque, ou que, dans l'indifférent retour des années, sa + propre caducité la réduise à n'être qu'une épave[941]. + + [Note 941: _Extract from the Author's Journal_, 15th June + 1788.] + +La vie qu'il allait mener pendant quelques mois n'était pas pour +chasser ces sombres humeurs. Afin de surveiller les travaux, il avait +voulu se loger près de sa future ferme. Il n'avait trouvé qu'une +misérable chaumière enfumée et délabrée. «Je me souviens bien de la +maison, dit Allan Cunningham, le plancher était d'argile, les chevrons +couverts de suie; la fumée du foyer sortait épaisse par la porte et la +fenêtre, tandis que le soleil, qui faisait effort pour pénétrer par +ces ouvertures, produisait une sorte de crépuscule. C'est là que tous +ceux qui avaient la curiosité ou le goût de le voir, le trouvaient +avec une table, des livres, des plans devant lui, tantôt en train +d'écrire des lettres sur la contrée et les gens, parmi lesquels il +était tombé comme une pierre lancée par une fronde; tantôt donnant +audience aux ouvriers qui étaient occupés à creuser les fossés ou les +fondations; et quelquefois aussi en train de donner un coup de brosse +à une vieille chanson[942].» «La cabane où je m'abrite, écrivait-il +lui-même, est ouverte à toutes les rafales qui soufflent et à toutes +les averses qui tombent; je ne puis m'y défendre de mourir de froid +qu'en étant suffoqué de fumée[943].» + + [Note 942: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 81.] + + [Note 943: _To Miss Chalmers_, 16th Sept. 1788.] + +Les journées passaient encore, prises par les occupations. Comme il +arrive pour ces petits travaux exécutés par des maçons et des +charpentiers de village, Burns devait être son propre architecte; tout +le soin de la surveillance et de la direction lui revenait. Pendant +ces besognes, sa faculté de causerie et sa familiarité trouvaient à +s'exercer; le mouvement l'occupait. Mais quand, à la nuit tombante, +les ouvriers s'éloignaient, un sentiment de solitude et de tristesse +le reprenait. Les soirées étaient longues et sombres dans la +chaumière; il avait la sensation d'être exilé, bien loin, hors de la +vie. + + Dans cette terre étrangère, ce pays sauvage, + Terre inconnue à la prose et aux vers, + Où les mots n'ont jamais été étirés sur le peigne de la Muse, + Ni sautillé dans les entraves de la poésie; + Une terre que la Prose n'a jamais visitée, + Sauf quand il lui arrive d'y trébucher, les jours où elle est soûle; + Ici donc, embusqué dans un côté de la cheminée, + Caché dans une atmosphère de fumée, + J'entends un rouet bruire dans le coin, + Je l'entends.--car c'est en vain que je regarde. + La tourbe rouge luit, noyau de flamme + Dans une cosse de brouillard infernal: + Ici, au lieu de mes ravissements poétiques, + Me voici assis à compter mes péchés par chapitres; + Au lieu d'être vivant et vif comme les autres chrétiens, + Je suis recroquevillé, réduit à exister simplement, + Sans société que les indigènes du Galloway, + Sans figure de connaissance que Jenny Geddes; + Jenny, mon orgueil, mon Pégase! + Toute morne, elle trotte le long de la Nith, + Et sans cesse elle tourne ses yeux du côté de l'ouest, + Tandis que des larmes coulent sur ses vieux naseaux bruns! + Était-ce pour ceci, qu'avec tant de soin, + Tu as porté le Barde à travers maint comté? + + Avec tout ce souci et tout ce chagrin, + Et peu, bien peu d'espoir de soulagement, + Et rien que de la fumée de tourbe dans ma tête, + Comment puis-je écrire quelque chose que vous puissiez lire[944]? + + [Note 944: _Epistle to Hugh Parker._] + +La construction de sa ferme ne tarda pas à l'absorber. Il en fit +lui-même les plans et il en traça les fondations. Lorsqu'il posa la +première pierre, il se découvrit, et pria que la maison qui devait +abriter ses jours futurs fût bénie[945]. Peut-être des visions de +contentement et de paix domestiques s'offrirent-elles à lui, et +rêva-t-il, pour le foyer qui allait s'édifier, des samedis soirs +pareils à celui qu'il avait chanté. Il surveilla lui-même les travaux, +aidant à rassembler les pierres, à chercher le sable, à voiturer la +chaux, donnant parfois un coup de main ou un coup d'épaule aux +ouvriers. «Quand il voyait que nous ne pouvions pas venir à bout d'une +grosse pierre, disait l'un d'eux, il criait: «Attendez un peu!» et il +accourait. Nous nous apercevions bientôt qu'il était là. Je n'ai +jamais vu son pareil pour soulever un poids[945].» La maison arrivée à +hauteur des fenêtres, il envoya à Dumfries chercher du bois pour les +linteaux. Tous les charpentiers se pressèrent autour du messager pour +voir l'écriture du poète. «C'est par de pareilles touches, dit Allan +Cunningham, que se traduit l'admiration d'un pays[945].» + + [Note 945: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 82.] + + * * * * * + +En s'engageant dans cet avenir nouveau, il s'évertuait à prendre de +bonnes résolutions. Il faisait projet d'assagir sa vie, de lui donner +l'assiette des vies bien établies. Il était à un de ces changements +matériels qui rendent plus facile d'abandonner le passé, parce qu'ils +en interrompent les habitudes. D'ailleurs, il avait de nouveaux +devoirs, une responsabilité. Ses résolutions étaient ferventes. Il +laissait à jamais derrière lui le fardeau de ses fautes et de ses +folies; comme un homme soulagé d'avoir jeté le sac où il porterait +toutes les pierres qui l'ont fait trébucher, il reprenait sa route +plus droit et plus preste. + + Adieu maintenant à ces folies étourdies, ces vices vernis qui, + bien qu'à moitié sanctifiés par la légèreté charmante de l'esprit + et de la gaîté, ne sont après tout qu'une façon de dissiper + vainement le précieux courant de l'existence, que dis-je? de + l'empoisonner tout entière, en sorte que, comme dans les plaines + de Jéricho, «les eaux y sont très mauvaises et la terre stérile» + et qu'il faudrait les dons surnaturels d'Élisée pour guérir le + mal[946]. + + [Note 946: _Extract from the Author's Journal_, 15th June + 1788.] + +Et en même temps il écrivait à un ami: + + J'ai, jusqu'à présent, dans le guerroyement de la vie, été formé + aux armes, dans la cavalerie légère et les éclaireurs de la + fantaisie: une manière de hussards et de highlanders de la + cervelle. Mais j'ai pris la ferme résolution de céder mon grade + dans ces bataillons d'étourdis, qui n'ont d'autre idée d'une + bataille que de rencontrer l'ennemi, et d'autre idée d'un siège + que de donner l'assaut à la ville. Il en coûtera ce qu'il voudra; + je suis déterminé à entrer dans les graves escadrons, lourdement + armés, de la Prudence et dans le corps d'artillerie de + l'artificieuse Opiniâtreté[947]. + + [Note 947: _To Robert Ainslie_, June 15th 1788.] + +Il n'est pas possible d'avoir de meilleures intentions. Il y entrait +avec tant d'impétuosité qu'il allait un peu vite. Il avait pour son +propre passé, qui lui tenait encore aux épaules, des réprobations +indignées; il en parlait avec une admirable sévérité; il le fustigeait +avec une bonne foi amusante. + + Une importante et récente décision dans ma vie m'a mis hors de la + voie de ces disgracieuses iniquités qui, bien que la licence à la + mode ferme les yeux sur elles, et que les phrases à la mode les + couvrent d'un vernis, ne sont en réalité que des nuances plus ou + moins légères ou sombres de _scélératesse_[948]. + + [Note 948: _To Miss Chalmers_, Sept. 16th, 1788.] + +Il souligne lui-même ce gros mot qui retombe sur un passé à peine +détaché de lui. Il avait cet oubli des fautes de la veille, et ce +défaut d'appréhension de celles du lendemain, qu'ont souvent les +femmes et les poètes, pour ne pas ajouter quelques orateurs, et qui +leur permet une indignation véritable, non pas contre eux-mêmes, mais +contre des erreurs déposées pour un instant. Ils n'abjurent pas leurs +faiblesses, ils les dénoncent; et là où on attendrait de l'humilité et +de la contrition, on trouve, avec étonnement, l'assurance et une +colère de moraliste. Il semblait à Burns que cette scélératesse, qu'il +stigmatisait, était à grande distance de lui. Il eût peut-être été +moins dur pour elle s'il avait su qu'elle l'attendait non loin de là. + +Mais il n'y avait pas uniquement là une modification de conduite; il y +avait, jusqu'à un certain degré, une transformation dans la manière +d'envisager la vie. Et ce changement sortait d'une altération de +l'homme lui-même, effet de l'imperceptible mais irrésistible travail +de l'âge. Burns arrivait à ce point de la trentaine, où les pieds +commencent à tenir davantage au sol. Les espoirs sont moins +frémissants, pour avoir été souvent déçus; et les désirs le sont +moins, pour avoir été quelquefois satisfaits. Il se fait une mue où +bien des plumes brillantes de la fantaisie tombent; l'oiseau a les +ailes écourtées, le plumage plus sombre et le vol plus bas. Un +assagissement, un assoupissement entre dans le sang. On commence à +introduire de la mesure et du calcul dans ses actes; on est disposé à +faire une part plus grande à la pratique, à compter avec les +nécessités et les conditions matérielles, le bien-être, la +considération. On ne rompt plus en visière à la vie; on confère plus +humblement avec elle, on en vient à des termes et à une transaction. +C'est généralement à cette époque que meurent dans les hommes les +révoltes et les intransigeances contre les formes sociales, et que +s'entame une lente capitulation qui aboutit à un _modus vivendi_ avec +l'existence. C'est souvent une crise douloureuse. Les plus terre à +terre ne sentent pas sans un certain malaise périr en eux leur +parcelle idéale; et d'autres, en qui plus d'eux-mêmes meurt, en +éprouvent une affliction. C'est ainsi qu'on s'achemine vers le +scepticisme ou la résignation. Quelques-uns sont seuls exempts de +cette transformation et se maintiennent; soit à cause d'une grande +vitalité d'idéalisme, qu'ils possèdent en don spécial; soit par le +dédain des intérêts, vers quoi la vie veut les plier; soit par une +insouciance de conduite ou une impétuosité de passions, qui les +rendent indifférents au lendemain ou incapables de se contraindre. +C'était ce changement qui se produisait dans l'esprit de Burns. Il +faisait des concessions, il reconnaissait plus de prix à ce dont il +avait longtemps fait peu de cas. + + J'ai toute la révérence possible pour le monde d'outre-tombe dont + on parle tant, et je souhaite que ce que la piété croit et la + pitié mérite, existe réellement. Mais, dans les choses qui + appartiennent à cette scène actuelle de l'existence et qui s'y + terminent, l'homme a des intérêts sérieux et immédiats. De savoir + si un homme sera accueilli par des mains tendues, dans une + situation élevée, distinguée et respectable, ou se dérobera au + mépris dans un coin abject d'une vie obscure; de savoir s'il + s'épanouira sous les tropiques de l'abondance, s'il se réjouira + tout au moins sous les latitudes confortables d'une aisance + convenable, ou s'il souffrira de la faim dans le cercle arctique + de la noire pauvreté; de savoir s'il s'élèvera dans la conscience + virile d'un esprit satisfait de lui-même, ou s'il s'affaissera + sous un douloureux fardeau de regret et de remords; ce sont là + des alternatives de la dernière importance[949]. + + [Note 949: _To Robert Ainslie_, June 30th 1788.] + +Et un peu plus tard il dira: + + Il n'y a pas de doute que la santé, les talents, une bonne + réputation, une aisance décente, des amis respectables, ne soient + des bonheurs réels et substantiels[950]. + + [Note 950: _To Alex. Cunningham_, 13th Feb. 1788.] + +C'étaient là des paroles qui ne lui seraient pas venues quelques +années auparavant. Nous voilà loin des strophes de l'épître à Davie, +de la louange de la vie de vagabonds et des sommeils à la belle +étoile. + + Qu'importe si, comme le peuple des airs, + Nous errons dehors sans savoir où, + Sans maison ni abri? + Qu'importe! les charmes de la nature, les collines et les bois, + Les vallons tortueux et les cours d'eau écumants + Sont ouverts à tous. + +Ce n'est pas que tout fût gain dans cette altération obscure dont les +indices perçaient ainsi ça et là. C'était en lui, comme chez tant +d'autres, le signe d'un tassement intérieur, d'un affaissement de +l'imagination, en tant qu'elle est un des facteurs de la vie +journalière. Il y a des instants de la jeunesse pendant lesquels, on +peut le dire, l'existence réelle est incorporée avec l'existence +idéale; elle n'existe pas à part, elle dérive de l'autre son prix et +ses peines. Cette période avait été très marquée chez Burns, à Lochlea +et à Mauchline. Durant ces années, les plus ferventes et partant les +plus fécondes, il avait véritablement vécu en dehors, au-dessus de sa +condition extérieure; non pas même en lutte avec elle, car sa vie +intime la remplissait, la transformait et en faisait son cadre naturel +et son réceptacle. Aussi puisait-il sa poésie dans les faits de chaque +jour. C'est cette primauté, cette souveraineté de l'imagination qui +semblait s'affaiblir en lui. Il ne remplissait plus, n'envahissait +plus les choses extérieures de lui-même; c'est qu'elles commençaient à +pénétrer en lui sans se déformer; sa flamme ne les fondait plus; elles +restaient indépendantes et intactes, ce qui est le train pour qu'elles +deviennent indispensables. C'était une descente vers la terre. Elle +n'était pas ressentie, et ne devait jamais l'être, dans les hautes +parties de l'entendement, où demeurent les efforts intellectuels et +les jugements généraux. Celles-ci sont d'ailleurs les dernières +atteintes; la mort arrive souvent plus vite que leur obscurcissement +et elles subsistent claires au-dessus des diminutions de l'action. +C'était la manière d'être quotidienne qui se modifiait, d'où sortent +plus tard les sentiments et les aspirations intellectuelles. On peut +encore continuer à mettre en oeuvre les produits de la vie antérieure; +mais si on avait toujours mené la vie actuelle, on n'aurait pas les +éléments de ce travail. C'est ce qui arrivera pour Burns. Désormais sa +vie sortira moins de lui-même. Elle ne lui fournira plus les thèmes de +sa poésie. Il sera obligé de les emprunter à son existence passée, +comme pour _Tam de Shanter_; ou à des existences autres, comme pour +ses chansons. + +Toutefois, en dépit de leur sincérité, ces répudiations du passé et +ces projets de réforme n'étaient chez lui que superficiels. Ces +résolutions, faites de bonne volonté et d'une légère décroissance +d'idéalité, n'avaient pas de racines. Il les croyait durables, elle ne +l'étaient pas. Elles indiquaient qu'il était arrivé au moment de la +vie où généralement les hommes deviennent sages et plus empiriques; +mais ce moment ne devait pas se développer en lui. Elles ressemblaient +à ces organes atrophiés qui font quelques tentatives pour exister et +qui, incapables de remplir leur fonction, en marquent seulement le +moment et le besoin. Il arrivait à Burns ce qui arrive à certains +organismes où des phases importantes de l'évolution n'apparaissent +qu'à l'état embryonnaire. La phase de sagesse devait rester chez lui +indécise et mal ébauchée. Son imagination et son tempérament, ses +qualités et ses défauts, devaient l'empêcher d'y prendre assiette et +l'entraîner. D'ailleurs, eût-il possédé les conditions intérieures +d'une véritable transformation, les circonstances extérieures les +auraient rendues vaines. Pour que des décisions de ce genre, si +malaisées à fixer, soient solides, il faut qu'elles s'établissent sur +un fondement de confiance dans le lendemain. Celles-ci se formaient +sur un fond mouvant d'incertitudes et de craintes, suffisantes par +elles-mêmes pour ébranler une volonté assurée et décourager une +volonté moyenne. Un esprit persévérant en eût été éprouvé. Celui de +Burns n'y pouvait résister. Cela fit que cette réforme, comme beaucoup +de ses sentiments, beaucoup de ses résolutions, devait rester +imaginaire. C'était un côté de sa vie qu'il devait vivre en rêve, +ainsi qu'il arrive à beaucoup de poètes: c'est ce qui leur permet +d'avoir des conduites si folles et des têtes si sages. + + * * * * * + +Dès que sa maison fut en train, il partagea son temps entre Ellisland +et Mauchline, passant alternativement huit ou dix jours dans chaque +endroit. Jane Armour était alors à Mossgiel, chez la mère de Burns, +dont elle s'était faite l'apprentie pour la laiterie et les autres +occupations rustiques. La route était longue de «sa ferme à sa femme», +car d'Ellisland en Nithsdale à Mauchline en Kyle, il y a 45 +milles[951], et les chemins d'alors la rendaient rude. Parfois il la +faisait d'une traite, sellant à trois heures du matin, sa vieille +jument, Jenny Geddes, et partant dans l'obscurité. Parfois il coupait +la route eu deux et passait la nuit dans une auberge[952]. D'après +Currie, ces voyages auraient eu une influence considérable et +pernicieuse sur sa vie, parce que, dans ces arrêts, il rencontrait de +la compagnie avec laquelle il oubliait ses résolutions de +sobriété[952]. C'est exagérer. Il eût été sans doute désirable qu'il +s'installât dès son arrivée dans sa nouvelle existence, car les bonnes +résolutions demandent à être appliquées aussitôt; il faut les mettre +au travail tout de suite; elles s'affaiblissent si on leur laisse le +temps de flâner. Il y aurait surtout gagné d'éviter six mois de +solitude et de découragement. Mais le cours ultérieur de sa vie fut +dirigé par des causes plus profondes que quelques soirées passées +autour du bol à whiskey, même si ces soirées empruntaient quelque +chose au lendemain. + + [Note 951: _To Peter Hill,_ 18th July 1788.] + + [Note 952: Currie. _Life of Burns,_ p. 45.] + +Ces semaines de Mauchline étaient les seules éclaircies dans +l'assombrissement de sa vie. Lorsqu'il était de retour à Ellisland, +dans sa chaumière provisoire, il prétendait que Jenny Geddes avait +toujours l'oeil tourné à l'ouest, vers le pays qu'ils venaient de +quitter. Quant à lui, sa pensée y aspirait sans cesse, et il +l'envoyait à sa jeune femme toute rhythmée et rimée, toute prête pour +sa voix «aux claires notes agrestes». + + De tous les points d'où le vent peut souffler, + J'aime chèrement l'ouest; + Car c'est là que la jolie fillette vit, + La fillette que j'aime le mieux; + Des bois sauvages croissent, des rivières coulent, + Mainte colline est entre nous deux; + Mais, jour et nuit, ma pensée envolée + Est sans cesse avec ma Jane. + + Je la vois dans les fleurs fraîches de rosée, + Je la vois douce et belle; + Je l'entends dans la chanson des oiseaux, + Je l'entends charmer l'air. + Il n'y a pas une jolie fleur qui pousse, + Près d'une fontaine, d'un bois ou d'une pelouse; + Il n'y a pas un joli oiseau qui chante, + Qui ne me fasse penser à ma Jane[953]. + + [Note 953: _Of a' the Airts the Wind can blaw._] + +C'est qu'en effet, avec sa versatilité de poète, il s'était repris +d'amour pour elle. Ce qui pourrait sembler incroyable après tant de +choses passées, ce mariage avait sa lune de miel. C'était du reste un +regain de l'ancienne passion, à laquelle rien de nouveau, rien de plus +profond ne s'était ajouté; il avait le même caractère purement +extérieur et presque lascif. Ce qui frappe Burns dans celle qu'il a +prise pour compagne irrévocablement, c'est toujours un corps bien +tourné, une démarche souple et l'oeil noir et vif qui jadis l'avait +atteint. Les pièces qu'il lui adresse ont un riche coloris de désir, +et, pour ainsi parler, de luxure conjugale; mais il n'y a pas un mot +de sentiments plus graves, et les heures d'intimité sérieuse que +suppose l'union complète de deux êtres n'y sont point représentées. + + Oh! si j'étais sur les collines du Parnasse, + Si je pouvais puiser à l'Hélicon, + Afin d'atteindre l'habileté poétique + Pour chanter combien chèrement je t'aime! + Mais il faut que la Nith soit la fontaine de ma Muse, + Il faut que ma Muse soit ton joli toi-même, + Sur le Corsicon le regard perdu, je chanterai, + Et j'écrirai combien chèrement je t'aime. + + Viens donc, douce Muse, inspire ma chanson! + Car pendant tout un long jour d'été + Je ne pourrais chanter, je ne pourrais dire + Combien, combien chèrement je t'aime. + Je te vois danser sur la pelouse! + Ta taille si souple, tes membres si bien pris, + Tes lèvres tentantes, les yeux fripons, + Par le ciel et la terre--je t'aime! + + Le jour, la nuit, aux champs, à la maison, + Ta pensée enflamme ma poitrine, + Et sans cesse je redis et chante ton nom, + Je vis seulement pour t'aimer. + Quand je serais condamné à errer + Au delà de la mer et du soleil couchant, + Jusqu'à ce que mon dernier sable soit écoulé, + Jusqu'alors, alors même, je t'aimerais![954] + + [Note 954: _Oh, were I on Parnassus' Hill._] + +Ce sont là de brûlantes paroles. Mais, après cette gerbe de chansons +amoureuses, on ne trouve plus de vers pour Jane Armour. À l'exception +d'une petite pièce de fantaisie, dont les termes plutôt que le +sentiment s'opposent à cette supposition, si on ne la connaissait que +d'après l'oeuvre de son mari, on la prendrait pour une maîtresse +plutôt que pour l'épouse. Pas une seule fois, elle n'apparaît dans son +cadre véritable: la famille; elle ne lui a pas inspiré le pendant de +la pièce où il a représenté le ménage de son père et de sa mère. Des +affections successives que traverse la vie à deux et qui aboutissent à +la touchante tendresse des vieux époux, qu'il a si délicieusement +rendue dans _John Anderson_, il semble qu'il n'en ait ressenti aucune. +Entre Jane et lui, il n'y eut jamais de communauté intellectuelle; ils +vécurent ensemble, mais à part. La distance était trop grande. Mais, +de quelque façon qu'il s'y fût pris, c'est un malheur auquel il ne +pouvait échapper. La disproportion qui existait entre sa position et +sa valeur intellectuelle devait le poursuivre dans le mariage. S'il +avait choisi, comme il le disait très bien à Mrs Dunlop, une femme +«qui eût pu entrer dans ses études favorites et apprécier ses auteurs +favoris[955]»; elle n'aurait pu s'abaisser à son genre de vie. S'il +prenait une femme capable de vivre en fermière, il était probable +qu'elle ne saurait se hausser à son esprit. + + [Note 955: _To M Dunlop_, 10th June 1788.] + +Pendant un de ses séjours à Mauchline, Burns se réconcilia avec +l'Église. Son mariage avec Jane Armour avait été purement civil. Les +formalités religieuses n'avaient pas été remplies: les annonces, selon +l'expression calviniste, n'avaient pas été proclamées, pendant trois +dimanches consécutifs, dans les deux paroisses où vivaient les futurs; +le ministre ne leur avait pas fait joindre les mains, et la promesse +simple et grave du mariage écossais n'avait pas été prononcée d'être +l'un pour l'autre un époux aimant et fidèle et une épouse aimante, +fidèle et soumise, «jusqu'à ce que Dieu nous sépare par la mort[956].» +La situation du jeune ménage était donc irrégulière, vis-à-vis de +l'Église. Cependant la communion annuelle, qui était administrée à +Mauchline, au commencement d'Août, approchait. C'est dans les +paroisses écossaises un événement entouré de solennité. Quelque temps +auparavant, le ministre, en chaire, donne notice à la congrégation que +«le souper du Seigneur» sera administré tel jour. Durant la semaine +qui précède, le Consistoire se réunit et dresse une liste de tous les +communiants de la paroisse, conformément au livre d'exercices du +ministre et au témoignage des anciens et des diacres. D'après cette +liste, des billets sont remis aux anciens pour les distribuer aux +fidèles. Le jour de la Cène, en face des tables recouvertes d'une +nappe blanche et portant les deux espèces, le vin dans le calice et le +pain dans la corbeille, le ministre défend aux indignes d'approcher. +Les communiants ne peuvent prendre place aux sièges déposés de chaque +côté des tables qu'en présentant les billets délivrés par les anciens. +Il y a là un moyen efficace de discipline et qui sert de sanction aux +arrêts du Consistoire, car être exclu de la participation au sacrement +emporte une idée de déconsidération et de scandale. Aussi, un peu +avant l'époque de cette cérémonie, les registres des paroisses +sont-ils remplis de notices de gens qui font amende honorable. Burns +fit comme les autres, plus sans doute pour sa jeune femme et sa +famille que pour lui-même. On trouve dans les registres de Mauchline, +le passage suivant: + + [Note 956: Voir pour les mariages écossais Chamberlayne, + _Magnæ Britanniæ notitia_;--C. W. Sprott, _The Worship and + Offices of the Church of Scotland_;--et pour les détails de + coutumes Ch. Rogers, _Scotland social and Domestic_, p. 116 + et suivantes.--W. Gunnyon, _Illustrations of Scottish, + History, Life and superstitions from Song and Ballad_, p. + 208.] + + 1788.--Août 5.--Ont comparu Robert Burns, avec Jane Armour, son + épouse prétendue. Ils reconnaissent tous deux leur mariage + irrégulier, leur chagrin de cette irrégularité, et leur désir que + la session prenne les mesures qui lui sembleront nécessaires en + vue de la confirmation solennelle du dit mariage. La session, + prenant cette affaire en considération, décide qu'ils seront tous + deux blâmés pour l'irrégularité qu'ils reconnaissent, et qu'ils + seront solennellement engagés à rester fidèlement unis à l'un à + l'autre, comme mari et femme, tous les jours de leur vie. + + La session a, par loi, droit à une amende en faveur des pauvres, + elle s'en rapporte à la générosité de M. Burns. + + La sentence précitée a été conformément exécutée et la session + absout les deux personnes susdites de tout scandale de ce + chef[957]. + + [Note 957: R. Chambers, tom. II, p. 280.] + +À la suite, vient la signature du ministre et celle de Burns. Celui-ci +avait aussi signé pour sa femme, ce qui porte à croire ou qu'elle +était trop émue pour tenir une plume ou que, à cette époque, elle ne +savait pas encore écrire. Au-dessous se trouve cette ligne: «M. Burns +a donné un billet d'une guinée pour les pauvres.» C'était la fin de la +fameuse lutte de Burns contre l'Église. + + * * * * * + +Cette union enfin conclue, on se demande ce qu'elle était, et surtout +ce qu'elle allait être. Pour le moment, elle vivait d'un besoin de +repos et d'un reste de passion. Mais cela ne peut aller bien loin; ce +sont comme ces premières provisions avec lesquelles on se met en +ménage, et qui permettent d'attendre le pain de tous les jours. +Comment la vie commune allait-elle définitivement s'établir? Les deux +êtres qu'elle réunissait avaient connu les ivresses, les +délaissements, les colères, les déchirements, les rapiècements et, +pour employer l'expression de Montaigne, «l'herbe, les fleurs, le +fruit[958]» et le regain de l'amour. Ils se hasardaient maintenant à +être paisiblement heureux ensemble. Ne leur serait-il pas plus +difficile de l'être l'un avec l'autre qu'avec n'importe qui? +Pouvaient-ils passer de leur liaison tourmentée au commerce uni et +reposant que veut le ménage? + + [Note 958: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. II, _Du + Repentir_.] + +Pour Jane Armour, il semble que cette transition fût facile. Dans les +aventures du passé sa part avait été plutôt de faiblesse et de laisser +aller. Il paraît clair qu'elle était heureuse de trouver le repos, de +retrouver l'amitié des siens; elle était fière d'être la femme de +Robert Burns, d'une fierté mal démêlée et bornée, qui ne comprenait +pas toute la valeur de son mari; elle était disposée à se trouver bien +partagée, à espérer, comme un gros bonheur, une ferme prospère et une +vie de petite aisance. + +Mais lui où en était-il? Que pensait-il? ou plutôt que ressentait-il, +non pas sur le devant mais dans l'arrière-chambre de son âme, en +remuements confus de pensées et en vagues retours sur soi-même? Il +avait été mené à ce mariage, brusquement saisi par une de ses propres +fautes, et lié à une destinée qu'il ne prévoyait pas. Maintenant qu'il +se remettait, comment jugeait-il sa condition nouvelle? + +Il était impossible qu'il trouvât, impossible qu'il ait cru trouver +dans ce mariage la haute union de deux esprits, la joie de deux +natures associées par leurs qualités intellectuelles les plus élevées, +en une communion d'intelligence. Avec Clarinda, avec Margaret +Chalmers, il eût peut-être pu goûter cette douceur suprême de la vie; +avec Jane Armour, il devait y renoncer. La plus rare partie de +lui-même n'aurait jamais de foyer; il serait obligé, sur ce point, de +vivre avec des étrangers ou de vivre dans sa solitude. Il le disait +bien lui-même dans un passage où il s'efforce un peu trop de chasser +ce voeu d'une femme intelligente et instruite. + + «Dans les circonstances où je suis, je n'aurais jamais pu avoir + de compagne pour la vie, capable de pénétrer dans mes études + favorites, de goûter mes auteurs favoris, etc, sans qu'elle + m'imposât en même temps une vie coûteuse, des fantaisies + capricieuses, peut-être des singeries de l'affectation, avec tous + ces beaux talents de pensionnat, qui (_pardonnez-moi, + Madame_[959]) se rencontrent quelquefois parmi les femmes de haut + rang, et qui pénètrent presque universellement les demoiselles + des classes qui ont des prétentions à la Gentry[960].» + + [Note 959: En français.] + + [Note 960: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.] + +À défaut de cette félicité, si rarement accordée du reste aux hommes +supérieurs, parce que leur supériorité même les place hors des chances +d'appariement, ne pouvait-il pas du moins rencontrer le bonheur qui +vient juste au-dessous, un bonheur moyen, fait d'habitudes et de bon +accueil, de repos intime sous un toit qui devient plus cher, de +tendresse active et vigilante autour des choses pratiques, et du +déploiement de la famille dans une âme paternelle? Ne pouvait-il +connaître ce refuge où les ennuis et les tribulations ne pénètrent +pas, qui garde un coin de lumière argentée et paisible même aux jours +sombres? Il entre beaucoup de bien-être d'âme et de corps dans ce +bonheur-là. Il est plus terrestre que le premier, mais il est bien +humain. C'est par lui que se disent heureux la plupart des +quelques-uns qui se félicitent d'être nés. Burns ne pouvait-il le +goûter? Pendant quelques mois, il crut en toute sincérité qu'il le +possédait; bien plus, il crut qu'il s'en contenterait. On eût dit +qu'il avait guéri ses voeux et ses rêves de leur inquiétude, qu'il +leur avait enseigné à se borner au même arpent de terre et de +tendresse. Il semblait qu'il eût pris pour lui le contentement modique +et constant dont son frère, le poète latin, a donné la jolie formule: + + tellus + Et domus et placens uxor[961]. + + [Note 961: Horace.] + +Il annonce de toutes parts qu'il est heureux, qu'il est satisfait de +son mariage; il parle du bon effet que celui-ci a sur sa vie. + + «... N'étaient les terreurs de ma situation incertaine en ce qui + concerne l'entretien d'une famille d'enfants, je suis décidément + d'opinion que le parti que j'ai pris est grandement en faveur de + mon bonheur[962].» + + [Note 962: _To Robert Ainslie_, 15th June 1788.] + + «... Je suis doublement satisfait de ma conduite. J'ai la + conscience d'avoir agi conformément à ces principes de générosité + que mon désir est qu'on m'attribue, et je suis réellement de plus + en plus content de mon choix[963].» + + [Note 963: _To Alex. Cunningham_, 27th July 1788.] + + «... Vous ne me dites pas si vous allez vous marier. Croyez-moi, + si vous ne faites pas quelque choix maladroit, cela améliorera + beaucoup le mets de la vie. Je puis en parler par expérience, + bien que, Dieu le sait, mon choix ait été fait aussi au hasard + qu'au jeu de Colin Maillard[964].» + + [Note 964: _To John Beugo_, 9th Sept. 1788.] + +Et huit mois plus tard il écrit encore: + + «Pour vous donner en raccourci le reste de mon histoire: j'ai + épousé ma Jane et pris une femme. Du premier de ces actes, j'ai + chaque jour plus en plus de raison d'être satisfait[965].» + + [Note 965: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.] + +Néanmoins, à y regarder de plus près, les choses n'étaient pas aussi +assurées qu'elles le paraissaient. Quelques signes subtils, +perceptibles à peine dans cette satisfaction, auraient pu en révéler +la faiblesse. Personne ne les vit; Burns ne les soupçonna point. Ils +existaient pourtant dès alors. Avec un peu d'attention il n'est pas +impossible de les découvrir dans ce qui nous reste de ses sentiments à +cette époque. Ce sont quelques pages à peine, quelques instants de son +coeur; mais quelques parcelles d'un corps suffisent à une chimie un +peu soigneuse pour déceler les moindres traces dans sa composition. + +Les sentiments qu'il avait pour sa femme étaient affectueux. Il +discernait bien les mérites qu'elle avait. Il les discernait trop +bien. Le trait par lequel il les enserrait était si net, si précis, +qu'il servait presque autant à marquer les qualités dont elle était +privée que celles qu'elle possédait, et qu'il était difficile de dire +pour quel côté la ligne avait été tracée, pour ce qu'elle renfermait +ou pour ce qu'elle excluait. On n'y sent pas ce tremblement et ce +léger refus de la main à marquer les limites de ce qui nous est cher. +Il ne laissait pas même à certains contours du caractère ce quelque +chose d'indécis, ce bord flottant, dont on accorde le bénéfice à la +personne aimée, où il y a place pour un acte de foi et de confiance, +sans lequel un amour manque d'un élément précieux, c'est-à-dire de ce +qu'il donne. Il y a là aussi, dans ce petit intervalle, une réserve +pour l'admiration, une ressource contre les déceptions, un peu de +mystère, de possible au delà de ce que nous avons mesuré, qui répond à +ce besoin d'illimité qu'ont les vraies affections. Cette pénombre de +faveur n'existe pas dans la manière dont Burns apprécie sa femme. Il +lui fait sa part d'un trait arrêté sans hésitation: voici ce qu'elle +possède, voici ce qui lui manque; elle a sa juste mesure, mais tout +juste. C'est peu et c'est beaucoup ce simple fil tremblant autour d'un +portrait. Il manque ici. + + Je puis facilement _imaginer_ une plus agréable compagne pour mon + voyage de la vie, mais, sur mon honneur, je n'ai jamais _vu_ la + personne qui la représenterait. Dans les affaires domestiques, + elle possède, à un degré éminent, l'aptitude à apprendre et + l'activité à exécuter, et, pendant mon absence dans la vallée de + la Nith, elle s'est faite l'apprentie régulière et constante de + ma mère et de mes soeurs, dans leur laiterie et autres + occupations rustiques[966]. + + [Note 966: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.] + +Et ailleurs: + + Je n'ai pas de motif de m'en repentir (de son mariage). Si je ne + possède pas le bavardage poli, les façons maniérées et la + toilette à la mode; je ne suis pas écoeuré et dégoûté par les + mille fléaux de l'affectation apprise au pensionnat, et j'ai le + plus beau corps, le plus doux caractère, la plus saine + constitution et le meilleur coeur du pays. Mrs Burns croit, aussi + ferme que sa foi, que je suis _le plus bel esprit et le plus + honnête homme_[967] de l'univers; bien que c'est à peine s'il lui + est arrivé une fois en sa vie de s'occuper, pendant cinq minutes, + d'un trait de prose ou de vers, sauf pour les Écritures de + l'ancien et du nouveau Testament, et les Psaumes de David + versifiés. Pour ce qui est des vers, je dois aussi faire + exception pour une récente publication de Poèmes Écossais, + qu'elle a lus très religieusement, et pour toutes les ballades de + la contrée, car elle a (ô l'amoureux partial! vous + écrierez-vous!) la plus jolie «voix d'oiseau sauvage des bois» + que j'ai jamais entendue[968]. + + [Note 967: En français.] + + [Note 968: _To Miss Chalmers_, 16th Sep. 1788.] + +Et encore ce jugement-ci qui, sous sa satisfaction apparente, est plus +dur que le reste: + + «Je ne puis conclure sans vous dire que je suis de plus en plus + satisfait de la résolution que j'ai prise vis à vis de «ma Jane». + Il y a deux choses que, d'après mon heureuse expérience, + j'établis comme des apophthegmes dans la vie: «La tête d'une + femme n'a pas d'importance, en comparaison de son coeur», et «les + voies de la vertu (quant à la sagesse quel poète y prétendrait?) + sont des voies de contentement, et dans ses sentiers est la + paix[969].» + + [Note 969: _To Dr Blacklock_, 15th Nov. 1788.] + +Qui ne sent l'accent un peu ironique, avec lequel il parle de +l'attachement naïf et touchant que sa femme a pour lui; il le traite +comme quelque chose d'un peu simple et d'enfantin. Qui ne sent surtout +ce que ces louanges ont de purement pratique et presque de matériel? +On dirait qu'elles s'appliquent à une bonne servante. Ailleurs, on +croirait presque un examen des qualités physiques de la femme, en quoi +elles restent bien dans le ton général de son amour pour elle. Mais ce +ton devient ici pénible; au lieu d'être une célébration passionnelle, +cela devient presque une évaluation utilitaire. À tous égards, ce +témoignage est étroit; il ne couvre qu'une petite portion de la vie +commune; il est d'un ordre trop rabaissé; il n'atteint pas à ce qui +fait la dignité d'une existence vraiment partagée. Il manque quelque +chose pour faire de cet éloge de ménagère un éloge d'épouse. Et, si +l'on veut s'en convaincre, qu'on se demande quelle femme voudrait être +louée ainsi, et se contenterait de la part de vie qui lui serait +assignée de la sorte. + +Il y avait quelque chose de plus grave encore, quoique ce fût moins +apparent, plus profondément enfoui en lui-même. Il se poursuivait en +lui de ces sourds débats, qui s'établissent en nous, en dépit de nous, +presque sans nous, et qui portent sur nos actes les plus déterminés; +cette discussion machinale, involontaire, qui travaille confusément +mais continûment dans nos derniers replis de conscience, et détruit, à +mesure que nous nous en satisfaisons, nos propres raisonnements sur +notre propre conduite. Il en souffrait. Il était trop souvent occupé à +se persuader qu'il avait agi pour le mieux: «Sûrement il avait bien +fait, et d'ailleurs il ne pouvait pas faire autrement!» Voici ce qu'il +écrivait pour lui seul, dans son journal intime, dès ses premières +journées d'Ellisland; on dirait qu'il cherche à refouler, à accabler +cette obscure, cette obstinée contradiction qui monte de lui-même. + + Le mariage--la circonstance qui m'enchaîne le plus étroitement à + la prudence si la vertu et la religion doivent être pour moi + autre chose que des mots--le mariage est ce à quoi j'aurais, dans + quelques années, dû me décider. Dans ma situation présente, il + était absolument nécessaire. L'humanité, la générosité, un + honnête orgueil de ma réputation, les droits de mon bonheur dans + l'avenir, en tant qu'il dépendra (et il en dépendra beaucoup) de + la paix de ma conscience, tous ces motifs ont joint leurs plus + ardents suffrages, leurs plus puissantes sollicitations, avec une + affection enracinée, pour me pousser à l'acte que j'ai accompli. + Et je n'ai, de la part de ma femme, aucun sujet de m'en repentir. + Je puis bien me figurer comment, mais je n'ai jamais vu où + j'aurais pu faire un meilleur choix. Allons! que j'agisse, selon + ma devise favorite, ce magnifique passage de Young. + + Sur la Raison bâtis la Résolution, + Ce pilier de la vraie majesté dans l'homme[970]. + + [Note 970: _Extract from the Author's Journal_, 15th June + 1788.] + +C'est là un étrange langage. Quand on est simplement heureux, il n'y a +pas besoin de faire appel à l'énergie et au stoïcisme. Comme s'il +n'était jamais bien convaincu, il revient sans cesse sur ce point et +recommence sa démonstration. Quand il écrit à des étrangers, il répond +à des objections qu'on ne lui fait pas et la même formule de +raisonnement revient: Je ne pouvais pas agir autrement. «Il n'est plus +temps de regimber quand on s'est laissé entraîner» disait +Montaigne[971]. + + [Note 971: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. V, _sur des + vers de Virgile_.] + +Cette situation, ou plutôt les résultats qu'elle pouvait amener, n'ont +pas échappé à quelques-uns de ses contemporains. Walker dont la +sympathie pour Burns nous est connue depuis Édimbourg, l'avait notée +avec mesure et fermeté: + + Un lecteur perspicace s'apercevra que les lettres dans lesquelles + il annonce son mariage à quelques-uns de ses correspondants les + plus respectés, sont écrites dans cet état où l'esprit souffre de + réfléchir à une décision pénible, et trouve un soulagement en + cherchant des arguments pour justifier l'action et diminuer ses + désavantages dans l'opinion des autres.... Un mariage imposé par + un sentiment de devoir peut être rendu indispensable par les + circonstances; cependant, comme c'est entreprendre un devoir qui + ne peut s'accomplir par un effort temporaire quelque puissant + qu'il soit, mais qui réclame un renouvellement d'effort chaque + année, chaque jour et chaque heure, c'est soumettre la force et + la constance de nos principes à l'épreuve la plus dure et la plus + hasardeuse[972]. + + [Note 972: Walker. _Life of Burns_, p. LXXXVII.] + +Il y avait donc des dangers latents. Mais il les ignorait, quoiqu'il +les portât en lui-même. Il était, comme toujours, confiant en soi, se +donnant si bien tout entier à ce qu'il éprouvait qu'il ne réservait +rien de lui pour s'en défier. Il allait être un modèle de fidélité et +de confiance; il était bien sûr de posséder ces deux qualités +essentielles d'un mari; il les sentait en lui. C'est d'une entière +bonne foi qu'il écrivait à Mrs Dunlop: + + «À la jalousie et à l'infidélité je suis également étranger. Mon + préservatif contre la première est la conviction complète de ses + sentiments d'honneur et de son attachement pour moi; mon antidote + contre la seconde est ma longue et profondément enracinée + affection pour elle[973].» + + [Note 973: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.] + +À coup sûr, il était victime de l'illusion commune. Combien souvent il +arrive qu'on prenne la conception d'un devoir pour la volonté de le +remplir, et qu'à travers cette erreur on se trouve presque le mérite +de l'avoir accompli! Ces bonnes résolutions étaient des gelées +blanches. Mais il croyait à leur durée. «Tout licencieux qu'on me +tient, dit carrément Montaigne, j'ay en vérité plus sévèrement observé +les lois de mariage que je n'avais n'y promis n'y espéré[974].» Du +moins, avec lui, on avait su à quoi s'en tenir. C'est le dire d'un +sage: il s'engageait à peu, il tenait un peu plus, et s'estimait dans +l'humaine mesure. Mais Burns était un emporté; il voulait aller en +tout à l'extrémité des choses. Le malheur est qu'il n'y restait pas +longtemps; et c'est un défaut quand il s'agit justement de constance. + + [Note 974: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. V, _sur des + vers de Virgile_.] + + * * * * * + +Presque aussitôt après son mariage, Burns fut obligé de repartir pour +faire la moisson à Ellisland. Il se remit au travail de la terre +abandonné depuis deux ans, parfois maniant la faux, ou plus souvent +liant les gerbes derrière ses faucheurs. C'était toujours un rude +ouvrier et il dut retrouver ces fortes occupations de jadis avec une +sorte de joie et de bien-être. + +Malheureusement les inquiétudes l'attendaient. Lorsqu'il était arrivé +sur sa ferme, les grains étaient jeunes; l'été, qui parfois met tant +de différence entre les épis verts et les épis mûrs, n'avait pas +encore passé sur eux. Il pouvait espérer. La construction de la maison +et ses voyages à Mauchline avaient ensuite distrait sa pensée. +Maintenant que l'ouvrage fixait son esprit sur cette glèbe et qu'il +voyait les résultats de la saison, il se sentait des inquiétudes sur +le marché qu'il avait fait en prenant la ferme. Les récoltes, à mesure +qu'elles tombaient, semblaient plus maigres; la terre apparaissait +dure, pétrie de cailloux. Avec ce sein ingrat, donnerait-elle jamais +plus que ces chétifs épis? Il n'y avait pas là de quoi payer le loyer. +Il prévit le pire et, du même coup, songea à sa place de l'Excise, +comme une aide s'il parvenait à continuer sa vie de fermier, comme une +ressource s'il était forcé d'y renoncer. L'impression du danger fut si +vive et si poignante que, dès le commencement de septembre, dès le 10 +septembre, il écrivait à M. Robert Graham, un des commissaires de +l'Excise, pour lui demander un emploi. + + «Il y a quelque temps, votre honorable Comité m'a donné ma + commission dans l'Excise, que je regarde comme mon ancre de salut + dans la vie. Ma ferme, maintenant que je l'ai essayée un peu, + bien que je pense qu'elle deviendra avec le temps un marché où je + ne perdrai pas, n'est cependant pas l'affaire avantageuse qu'on + m'avait fait espérer. Elle est au dernier point d'épuisement et + de pauvreté, et il faudra quelque temps avant qu'elle puisse + payer la rente.... Mais je suis maintenant embarqué dans la + ferme. Je suis marié et je suis déterminé à tenir bon sur mon + bail, jusqu'à ce qu'une nécessité irrésistible me contraigne à + abandonner le terrain[975].» + + [Note 975: _To Robert Graham of Fintry_, 10th Sept. 1788.] + +Au milieu de septembre, il avouait à Miss Chalmers, dans les mêmes +termes: + + «Je ne trouve pas que ma ferme soit le marché avantageux qu'on + m'avait fait espérer; mais je crois qu'avec le temps elle pourra + devenir un marché auquel je ne perdrai pas.... + + Pour me sauver de cette horrible situation d'être entraîné, par + une ferme qui vous ruine, jusqu'à la misère, j'ai pris mes + instructions dans l'Excise et j'ai ma commission dans ma poche à + tout événement[976].» + + [Note 976: _To Miss Chalmers_, Sept. 16th, 1788.] + +Enfin, vers les derniers jours du même mois, il écrivait à M. Graham +qui, en réponse à sa demande, lui avait promis son patronage et sa +protection, avec une effusion de reconnaissance qui donne la mesure de +ses craintes: + + «Si vous saviez, Monsieur, de quelles craintes et anxiétés + l'assurance amicale de votre patronage et de votre protection m'a + délivré, cela serait une récompense de votre bonté. + + Je suis affligé d'une prescience mélancolique, qui fait de moi un + vrai lâche dans la vie. Il n'y a pas d'effort que je ne tente + plutôt que de me trouver dans cette horrible situation, d'être + prêt à implorer les montagnes de s'écrouler sur moi, et les + collines de me dérober à la présence d'un propriétaire hautain ou + de son employé encore plus hautain à qui je devrais ce que je ne + pourrais payer.... + + Ma ferme, je crois que j'en puis être certain, sera par la suite + quelque chose pour moi, et, comme je la loue, pendant les trois + premières années, un peu au-dessous de sa valeur, je pourrai + avoir un an et peut-être plus d'avance sur la mauvaise + période[977]. + + [Note 977: _To Robert Graham of Fintry_, 23rd Sept. 1788.] + +Ainsi, à mesure que les tas de gerbes lui laissaient mieux voir ce que +chaque champ rendait, ses appréhensions devenaient plus vives. +Lorsqu'après la dernière javelle, les moissonneurs, rassemblés sur +l'éminence la plus proche, proclamèrent par trois hourrahs que la +moisson était terminée, et jetèrent leurs faucilles en l'air, il ne +lui restait plus guère d'illusion. Pauvre Burns! Il dut porter un +coeur soucieux à la fête de la rentrée des grains, au _Kirn_ jovial, +et bruyant de ses propres chansons. C'est qu'il se rappelait les +visites de l'intendant, les terreurs de la prison et les angoisses qui +remplissaient jadis la maison. Ces scènes sombres, qui avaient +bouleversé son esprit d'enfant et l'avaient laissé plein d'épouvantes, +voici qu'il en entrevoyait de semblables pour lui-même! Elles lui +inspiraient d'autant plus de terreur que, désormais, elles ne le +menaçaient plus seul. + + «Mes soucis croissants dans celle contrée qui m'est encore + étrangère, des conjectures sombres dans la noire perspective de + l'avenir, la conscience de mon inaptitude au combat du monde, la + cible plus large que je présente au malheur avec une femme et des + enfants... je pourrais m'abandonner à ces réflexions, jusqu'à ce + que mon humeur fermente, et se tourne en un chagrin acide qui + corroderait le fil même de la vie[978].» + + [Note 978: _To Mrs Dunlop_, 16th Aug. 1788.] + +Heureusement, la moisson une fois terminée et rentrée, Jane Armour +vint enfin le rejoindre vers le commencement de Décembre. Elle lui +apporta un peu d'affection et de bien-être, dont il avait grand +besoin. La ferme n'était pas encore aménagée pour les recevoir. Ils se +logèrent, en attendant, dans un bâtiment situé au pied d'une vieille +tour démantelée, sur un terrain entouré d'un côté par la Nith, de +l'autre par une tranchée, et que, pour cette raison, on appelait +l'Île[979]. Il accueillit la venue de sa femme par une petite chanson +alerte, un peu effrontée, mais pleine de crânerie et de belle humeur +et qui fait plaisir après tant de confidences découragées. + + [Note 979: R. Chambers, tom. II, p. 301;--Scott Douglas, + tom. V, p. 177-78] + + J'ai une femme pour moi seul, + Je ne partagerai avec personne; + Personne ne me fera cocu, + Je ne ferai cocu personne. + + J'ai un penny à dépenser, + Là--qui ne doit rien à personne! + Je n'ai rien à prêter, + Je n'emprunterai à personne. + + Je serai gai et libre, + Je ne serai triste pour personne; + Personne n'a souci de moi, + Je n'ai souci de personne[980]. + + [Note 980: _I hae a Wife o' my ain._] + +Ces mois de l'hiver 1788-89 furent probablement les meilleurs de la +seconde partie de sa vie. Le contraste les lui faisait mieux goûter. +Après tant de vicissitudes, après les derniers six mois si délaissés +et si pénibles dans son taudis enfumé ou sur les grand'routes, il +retrouvait un foyer, et ce foyer égayé par un pas léger et une voix +joyeuse. Il en éprouva comme un bien-être qui lui pénétra jusqu'au +coeur. La présence de sa femme sembla le rassurer, chasser les idées +noires nées de sa solitude, lui rendre bon espoir et bon courage. + +Elle lui était arrivée aussi au bon moment, non pas au temps des +labours et des récoltes, alors que le cultivateur ne connaît que les +rentrées rapides pour les repas, et les rentrées lasses du soir. Elle +était venue avec les mois d'hiver, quand il est plus souvent à la +maison. La ferme a pris cette intimité dont Virgile a fait un exquis +tableau flamand: + + Et quidam seros hiberni ad luminis ignes + Pervigilat, ferroque faces inspicat acuto: + Interea, longum cantu solata laborem, + Arguto conjux percurrit pectine telas, + Aut dulcis musti Vulcano decoquit humorem + Et foliis undam trepidi despumat aheni[981]. + + [Note 981: Virgile. _Georgiques_, liv. I, V. 290.] + +C'est aussi le moment où le fermier connaît le délassement d'esprit et +de corps. Dehors, les champs se reposent; sous la neige, +silencieusement et sûrement, la terre travaille à préparer les graines +pour la vie. L'homme, confiant en elle, oublie les anxiétés qui lui +viennent de l'air et qui le ressaisiront dès que les pointes vertes +poindront hors du sein maternel des plaines. Il goûte sans +arrière-pensée, dans la routine des occupations décrues, la monotone +douceur des courtes journées et des longues soirées d'hiver. Toutes +ces conditions s'étaient réunies à souhait pour donner à Burns +l'illusion du bonheur. On aime à s'arrêter sur ces quelques mois. On +imagine le poète écrivant une pièce, le pendant du _Samedi soir_, +représentant, dans un tableau moins patriarcal, le bonheur simple, +sain et vigoureux d'un couple dans sa maturité jeune. On a un aperçu +de ce qu'aurait pu être sa vie si ses rêves s'étaient réalisés. + +C'est dans ces dispositions qu'il acheva l'année 1788 et commença +l'année 1789. La plus belle manifestation de ce rassérènement eut lieu +le 1er Janvier 1789. Parmi les quelques jours splendides et +surprenants, qui éclatent ça et là dans la vie de cet homme, il n'y en +a peut-être pas qui rayonne plus que celui-ci. Les souhaits faits +autour de lui, Burns pensa à sa vieille amie, Mrs Dunlop; il lui +écrivit une lettre admirable, baignée d'une lumière harmonieuse, +sereine, pure, chaste et d'une large tendresse. C'est un morceau de +prose comparable aux plus beaux de la littérature anglaise. + + Ce matin-ci, chère Madame, est un matin de souhaits, et plût à + Dieu que je répondisse à la description de l'apôtre Jacques: «La + prière sincère, fervente d'un homme juste a grand pouvoir!» En ce + cas, Madame, vous accueilleriez une année pleine de bénédictions; + tout ce qui obstrue ou trouble la tranquillité et la joie + intérieure serait écarté, et tous les plaisirs que la frêle + humanité peut goûter vous appartiendraient. J'avoue que je suis + tellement peu Presbytérien que j'approuve qu'on fixe des moments + et des saisons pour des actes extraordinaires de dévotion, afin + de briser cette routine coutumière de vie et de pensée, qui est + si apte à réduire notre existence à une sorte d'instinct, ou même + quelquefois, chez quelques esprits, à un état peu supérieur à + celui de pure machine. + + Ce jour-ci, le premier dimanche de mai, un midi avec une brise + légère et un ciel bleu vers le commencement de l'automne, un + matin blanchâtre et un calme jour soleillé vers la fin de la même + saison, ont toujours été pour moi, aussi loin que je me rappelle, + une sorte de fête. Non pas pour prendre la physionomie + sacramentelle, dure comme celle d'un bourreau, des communions de + Kilmarnock; mais pour rire ou pleurer, être joyeux ou pensif, + moral ou religieux, selon l'humeur et la tournure de la saison et + de moi-même. Je crois que je dois cela à ce magnifique article du + _Spectator_ «la Vision de Mirza», ce morceau qui frappa ma jeune + imagination, avant que je fusse capable de fixer une idée sur un + mot de trois syllabes. «Le cinquième jour de la lune, que, selon + la coutume de mes ancêtres, j'observe comme un jour saint, après + m'être lavé et avoir élevé vers le ciel mes dévotions du matin, + je montai la haute colline de Bagdad, pour passer le reste du + jour en méditation et en prière[982].» + + [Note 982: Addison. _Spectator_, nº 159.] + + Nous ne connaissons rien, ou à peu près rien, de la substance ou + de la structure de nos âmes. C'est pourquoi nous ne pouvons + expliquer leurs caprices apparents, pourquoi telle d'entre elles + est particulièrement charmée de cette chose-ci, ou frappée de + cette autre, qui, sur des esprits d'un tour différent, ne font + pas d'impression extraordinaire. J'ai des fleurs favorites parmi + lesquelles sont la pâquerette des montagnes, la campanule, la + digitale, la rose de l'églantier, le bouleau en bourgeons et + l'aubépine blanche; je les contemple, je m'attarde près d'elles + avec un délice particulier. Je n'entends jamais le sifflement + aigu, solitaire, du courlis, par un midi d'été, ou la cadence + sauvage, confuse d'une bande de pluviers gris, par un matin + d'automne, sans ressentir une élévation d'âme qui ressemble à + l'enthousiasme de la Dévotion ou de la Poésie. Dites-moi, ma + chère amie, à quoi cela peut-il être dû? Sommes-nous une simple + machine passive qui, comme la harpe éolienne, prend l'impression + de l'accident qui passe? Ou bien ces mouvements sont-ils la + preuve de quelque chose en nous au-dessus de la vile argile? + J'avoue que j'ai une faiblesse pour ce genre de preuves de + redoutables et importantes réalités: un Dieu qui a fait toutes + choses--la nature immatérielle et immortelle de l'homme, et un + monde de félicité ou de malheur par delà la mort et la tombe--je + veux dire ces preuves que nous déduisons au moyen de nos propres + pouvoirs d'observation. Bien que des individus respectables aient + existé dans tous les âges, j'ai toujours considéré que le genre + humain en bloc ne vaut guère mieux qu'une plèbe sotte, entêtée, + crédule, irréfléchie; sa croyance universelle a très peu de poids + pour moi. Néanmoins je suis un très sincère croyant en la Bible; + mais j'y suis attiré par la conviction d'un homme et non par le + licol d'un âne[983]. + + [Note 983: _To Mrs Dunlop_, New-year-Day Morning, 1789.] + +Et veut-on voir quel était le ton moral de cette famille? Au moment +même où Burns écrivait cette page, là-bas, dans la vieille maison de +Mossgiel, Gilbert envoyait à son aîné une lettre de souhaits, qui +avait aussi sa beauté. Elle était grave, nue, austère comme lui. Elle +fait contraste avec les interrogations éloquentes qui partaient +d'Ellisland; elle est forte d'une confiance et d'un repos en Dieu, qui +sont pareillement très élevés. Elle contient aussi, dans sa rigidité +de forme, la souvenance émue des jours d'autrefois, de ces beaux jours +fraternels de Mossgiel, déjà, déjà si loin. + + Cher Frère.--Je viens de terminer le déjeuner du jour de l'An, + dans les formes usuelles, et cela rappelle à mon esprit les jours + des années passées et l'intimité dans laquelle nous avions + coutume de les commencer. Quand je contemple les vicissitudes de + notre famille, «à travers la sombre poterne des temps écoulés», + je ne puis m'empêcher de vous faire remarquer, mon cher frère, + combien le Dieu des saisons est bon pour nous; et que, encore que + quelques nuages semblent assombrir la portion de temps qui est + devant nous, nous avons bonne raison d'espérer que tout tournera + bien. + + Votre mère et vos soeurs, avec le petit Robert, se joignent à moi + pour vous envoyer les souhaits de la saison ainsi qu'à Mrs Burns, + et vous prient de les rappeler, de même façon, au souvenir de + William, la prochaine fois que vous le verrez[984]. + + [Note 984: _Gilbert Burns to Robert Burns_, Mossgiel 1st + Jan. 1788.] + +Le calme de cet état d'âme et les loisirs de la saison, ce quelque +chose de confiant que communique une vie assise, l'amenaient à des +rêves de production. Il était bien résolu à ne pas se confiner dans sa +besogne de fermier. Celle-ci était à ses yeux une nécessité +inférieure. Il n'aimait plus beaucoup son métier qui, du reste, ne lui +fournira plus guère d'inspirations comme autrefois. Il en parle avec +une sorte de dégoût. + + «Quoi qu'il en soit, le coeur de l'homme et la fantaisie du poète + sont les deux grandes considérations pour lesquelles je vis. Si + des sillons boueux ou de sales fumiers doivent absorber la + meilleure partie des fonctions de mon âme immortelle, j'aurais + mieux fait d'être tout de suite une corneille ou une pie; car + alors je n'aurais pas eu de plus hautes idées que de briser des + mottes de terre et de ramasser des vers. Je ne parle pas des coqs + sur les portes de granges ou des canards sauvages, créatures avec + lesquelles je changerais de vie à n'importe quel moment[985].» + + [Note 985: _To Mrs Dunlop_, 17th Dec. 1788.] + +Il espérait confusément, comme lorsqu'on espère parce qu'on est +disposé à l'espérance. Quelquefois il se figurait que son existence de +fermier lui laisserait du temps; plus souvent il se tournait vers la +place qu'il comptait obtenir dans l'Excise. + + En ce qui concerne les moyens d'existence, je me crois à peu près + en sûreté: j'ai bon espoir de ma ferme; et s'il manquait, j'ai + une commission dans l'Excise qui, à n'importe quel moment, me + procurera du pain[986]. + + [Note 986: _To the Right Rev. Dr John Geddes_, 3rd Feb. + 1789.] + +Certains jours, quand il était particulièrement bien disposé, il +voyait cette perspective de l'Excise s'élargir, aboutir à une vie +d'aisance et où il pourrait se donner entièrement à la poésie. + + Il y a encore une chose qui peut rendre ma condition plus aisée: + j'ai une commission d'employé dans l'Excise et je vis au milieu + d'une circonscription de campagne. Ma demande à M. Graham, qui + est un des commissaires de l'Excise, était, si cela est en son + pouvoir, qu'il me procure ce district-ci. Si j'étais très + confiant, je pourrais espérer qu'un de mes hauts patrons pourra + me procurer une nomination de la Trésorerie comme surveillant, + inspecteur général, etc. Alors, sûr de mon existence, «à toi + douce poésie, délicieuse vierge», je consacrerais mes jours + futurs[987]. + + [Note 987: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1788.] + +Il fallait que l'espérance fût très montée en lui, car il allait +jusqu'à se figurer une vie très sage qu'il caractérisait en termes +excellents. + + Aussi, avec un but et une méthode rationnels de vie, vous pouvez + facilement deviner, mon vénéré et très honoré ami, que mon métier + propre n'est pas oublié; je suis, si cela est possible, plus + enthousiaste des muses que jamais[988]. + + [Note 988: _To the Right Rev Dr John Geddes_, 3rd Feb. + 1789.] + +Il formait des projets de longs poèmes: + + Vous verrez que j'ai accordé ma lyre sur les bords de la Nith. Je + vous communiquerai, quand j'aurai le plaisir de vous voir, + quelques plans poétiques plus grands qui flottent dans mon + imagination[988]. + +Parmi ces projets s'en trouvait un qu'il appelait _le Progrès du +Poète_. C'eût été une sorte d'autobiographie en vers, une oeuvre +considérable, où se seraient trouvés, outre ses confessions, les +portraits des hommes qu'il avait connus[989]. Il en parle à propos du +portrait peu flatté de Creech. En attendant il réunissait et +retouchait de vieilles chansons pour _le Musée musical de Johnson_. + + [Note 989: _To Prof{r} Dugald Stewart_, 20th Jan. 1789.] + + Je suis toujours à chercher des provisions pour la publication de + Johnson, et, entre autres, j'ai donné un léger coup de brosse à + la vieille chanson favorite, je n'ai changé qu'un mot ici et là, + mais si son humour vous plaît, nous penserons à y ajouter une + strophe ou deux[990]. + + [Note 990: _To Robert Ainslie_, 6th Jan. 1789.] + +Tous ces extraits se trouvent dans les lettres écrites pendant +décembre 1788 et janvier et février 1789. Ces mois furent le centre de +cette accalmie dont, au-delà, les bords sont déjà émus de trouble. + +Cette tranquillité intérieure ne fut effleurée que par un bref +incident, écho du passé, qui pour tous passa inaperçu. Vers la fin de +février, Burns fut forcé d'aller à Édimbourg, pour y régler +définitivement ses comptes avec Creech, règlement qui d'ailleurs eut +lieu à sa satisfaction. «J'ai réglé finalement avec Creech, et je dois +reconnaître que, à la fin, il a été aimable et juste envers moi[991]». +La nouvelle de son arrivée dut courir parmi ses amis et atteindre un +coeur récemment blessé. On devine ce que Clarinda avait pu ressentir +en apprenant le brusque mariage de Burns. Elle lui avait tout +sacrifié; il l'abandonnait dans l'isolement qu'il l'avait poussée à +accepter. Elle avait profondément souffert. Sous le coup de la colère +et de l'indignation, elle lui écrivit chez son ami Heron une lettre à +laquelle il ne répondit rien. Cette lettre n'a pas été conservée. Il +est probable, dit Scott Douglas, que Burns la déchira sur l'instant de +colère[992]. Quand elle fut prévenue par Ainslie qu'il était sur le +point de faire une courte visite à Édimbourg, elle répondit qu'elle +éviterait ce jour-là de regarder par les fenêtres. Pauvre Clarinda! +Peut-être espérait-elle que cette défense ne serait pas écoutée et +peut-être, le coeur serré, passa-t-elle la journée à attendre +l'ingrat. Il ne vint pas. Il semble que, dans une de ces +contradictions si sincères et parfois si touchantes chez les femmes, +elle lui en fit parvenir le reproche, car on a la lettre curieuse, à +la fois ferme et adroite, par laquelle il se défend. + + [Note 991: _To Dr Moore_, 23rd March.] + + [Note 992: Scott Douglas, tom. V, p. 219.] + + «Madame.--La lettre que vous m'avez écrite chez Heron portait sa + réponse en elle-même; vous me défendiez de vous écrire, à moins + que je ne fusse prêt plaider coupable devant une certaine + accusation que vous portiez contre moi. Comme je suis convaincu + de mon innocence; comme je puis, bien que j'aie conscience de ma + haute imprudence et de mon insigne folie, mettre la main sur ma + poitrine et attester la rectitude de mon coeur, vous me + pardonnerez, Madame, si je ne pousse pas la complaisance jusqu'à + souscrire humblement au nom de «misérable», uniquement par + déférence pour votre opinion, quelque estime que j'aie pour votre + jugement et quelque ardent respect que j'aie pour votre mérite! + + Je vous ai déjà dit et je l'affirme de nouveau que, à l'époque à + laquelle vous faites allusion, je n'avais pas le moindre lien + moral envers Mrs Burns; je ne connaissais pas, je ne pouvais pas + connaître les circonstances puissantes que l'irrésistible + nécessité était occupée à embusquer contre moi. Si vous vous + rappelez les scènes qui ont eu lieu entre nous, vous apercevrez + la conduite d'un honnête homme, luttant victorieusement contre + des tentations, les plus puissantes qui aient jamais assailli un + homme, et conservant sans tache l'honneur, dans des situations où + la vertu la plus austère aurait pardonné une chute. Ces + situations, j'ose le dire, pas un de ses semblables, avec la + moitié de sa sensibilité et de sa passion, n'aurait pu les + affronter sans succomber. Je vous laisse à penser, Madame, s'il + est vraisemblable que cet homme accepte une accusation de + «perfide trahison». + + Étais-je à blâmer, Madame, quand je fus la victime éperdue de + charmes, dont, je l'affirme, aucun homme n'approcha jamais avec + impunité? Si j'avais entrevu la moindre lueur d'espérance que ces + charmes pussent jamais être à moi; si même la nécessité de + fer...... mais ce sont là des paroles inutiles. Je serais allé + vous voir quand j'étais en ville; en vérité, je n'aurais pu m'en + empêcher, si ce n'est que M. Ainslie m'a dit que vous étiez + déterminée à éviter vos fenêtres, pendant que je serais en ville, + de peur de m'entrevoir dans la rue. + + Quand j'aurai regagné votre bonne opinion, peut-être oserai-je + solliciter votre amitié; mais, quoi qu'il en soit, celle qui, + pour moi, est la première de son sexe, sera toujours l'objet de + mes meilleurs et de mes plus ardents souhaits[993]. + + [Note 993: _To Mrs Mac Lehose_, March 9th, 1789.] + +Ces quelques jours à Édimbourg lui furent pénibles. Il se retrouvait +obscur, isolé, négligé, dans cette cité que pendant un hiver il avait +remplie du bruit de sa renommée. Dans ces rues où naguère on se +retournait sur lui, où on le montrait du doigt, personne ne le +remarquait. Il en conçut une sorte de courroux et il se hâta de +repartir. En rentrant à Ellisland, il écrivait: + + «Me voici, mon honorée amie, revenu sain et sauf de la capitale. + Pour un homme qui a un foyer, tout humble ou écarté qu'il soit, + (si ce foyer est comme le mien la scène du confort domestique), + l'affairement d'Édimbourg deviendra bientôt un objet de fatigue + et de dégoût. + + «Vaine pompe et gloire de ce monde, je vous hais[994]!» + + [Note 994: _To Mrs Dunlop_, 4th March 1789.] + +À part ce nuage et cet éclair d'une passion qui semblait éloignée pour +jamais, rien ne troubla la paix de ces quelques mois. Les biographes +de Burns se plaisent à se l'imaginer continuant à vivre ainsi. Ils le +voient occupé et non absorbé par ses travaux agricoles, conversant +avec la nature, dans un des endroits de son pays où elle est le plus +aimable, ajoutant de temps en temps à ses productions immortelles, +avançant en années et en gloire, heureux, vénéré, glorifiant les +champs qui auraient été la scène d'une pareille vie. «La plaine de +Bannockburn, s'écrie Lockhart, n'aurait pas été un sol plus +sacré[995]!» Rêves vains! Pouvait-il changer sa nature, et son passé +et les circonstances? Il avait en lui sa destinée, et ce moment de +bonheur n'est qu'un arrêt sur le bord de jours, de nouveau tourmentés +et plus sombres. + + [Note 995: Lockhart, _Life of Burns_, p. 195.] + + * * * * * + +Au mois d'août de 1789, la maison fut prête. Elle n'était pas très +grande, mais elle était pittoresquement située, si près du bord que, +dans l'après-midi, son ombre, traversant la rivière, s'allongeait dans +les champs de l'autre rive. Les fenêtres donnaient sur l'eau; le +jardin était à une petite distance de la maison; un joli sentier +suivait la berge, et, à mi-chemin de la descente, une source +fournissait une eau claire et fraîche. Burns, qui aimait les vieilles +coutumes, fit son entrée dans sa demeure selon le cérémonial d'usage: +il fit prendre à sa jeune servante la grosse Bible familiale et une +coupe pleine de sel, lui dit de les poser l'une sur l'autre, et lui +ordonna d'entrer ainsi sous le nouveau toit, afin de porter bonheur à +ceux qui l'habiteraient. Lui-même, sa femme à son bras, suivit la +petite Betty, la Bible et le bol de sel. Quoiqu'il fit cela en +souriant, ces anciennes superstitions le prenaient par ses souvenirs +d'enfance et son imagination[996]. + + [Note 996: R. Chambers, tom. III, p. 51.] + +La condition d'un fermier écossais, à cette époque, était loin d'être +ce qu'elle devint un peu plus tard. La guerre, qui éclata quelques +années après, en réclamant pour les armées et la marine d'immenses +approvisionnements, haussa le prix des denrées. Les progrès de +l'agriculture, en étendant la surface productive du sol et en +augmentant le produit de la même surface, continuèrent la prospérité +ainsi commencée. Le bien-être et même le luxe entrèrent dans les +fermes, et le fermier, cessant d'être un paysan, devint une sorte de +gentilhomme campagnard. «Sa maison, dit Allan Cunningham, eut un toit +d'ardoises et des fenêtres à guillotine; des tapis furent étendus sur +le plancher, des instruments de musique placés dans le salon. Il cessa +de porter un habit de drap fait à la maison, de s'asseoir à ses repas +avec ses domestiques; les dévotions de famille furent abandonnées +comme une chose hors de mode; il devint une espèce de gentilhomme +campagnard, qui montait un cheval de sang et s'en revenait chez lui, +les soirs de marché, au grand galop, au péril de son cou et à la +terreur des humbles piétons. Ses fils furent élevés au collège et +entrèrent au barreau ou achetèrent des commissions dans l'armée; ses +filles changèrent leurs robes de tiretaine pour des robes de +soie[997].» Burns venait quelques années trop tôt pour profiter de ce +revirement et pour être soutenu par ce flot subit de richesse. À +l'époque de son arrivée à Ellisland, le cultivateur était un paysan +comme ses ouvriers. Sa maison, couverte de chaume, avait un plancher +d'argile; ses meubles étaient fabriqués par le charpentier ou le +charron du village. Il prenait ses repas avec ses domestiques[997]; +quelquefois une ligne à la craie tracée sur le bois, quelquefois la +lourde salière, marquaient la séparation entre le haut et le bas de la +table[998]. La nourriture était simple et presque grossière. Elle +consistait presque uniquement en farine d'avoine, qui reparaissait +sous toutes les formes. On l'appelle _porridge_, quand elle est +bouillie dans de l'eau, sur le feu, jusqu'à prendre une certaine +consistance; et _brose_, quand elle est mélangée; dans le plat même où +on la mange, avec un peu d'eau chaude et de beurre. Les repas du matin +et du soir consistaient en _porridge_ et en _brose_. Celui du midi +consistait en _kail_, c'est-à-dire une soupe aux choux[999]. «On ne +cultivait aucun légume, dit M. Léonce de Lavergne, à l'exception de +quelques choux d'Écosse, qui formaient avec du lard et de la farine +d'avoine toute la nourriture de la population[1000].» Des gâteaux +d'orge et du fromage complétaient la nourriture. On buvait de la bière +brassée à la maison, _home brewed ale_. La viande de boucherie +paraissait rarement. On mangeait avec des cuillers de corne dans des +écuelles de bois ou d'étain[1001]. + + [Note 997: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 94.] + + [Note 998: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p. + 79.] + + [Note 999: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p. + 81.] + + [Note 1000: Léonce de Lavergne. _Essai sur l'Économie rurale + de l'Angleterre, de l'Écosse et de l'Irlande_, p. 329.] + + [Note 1001: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p. + 80.] + +Cette existence chétive n'avait rien de surprenant. On obtenait à +peine de quoi vivre, d'une terre stérile et mal cultivée. Le sol était +mauvais; il était à peu près à l'état sauvage. «Le pays tout entier, +sauf quelques exceptions négligeables, était sans clôture; il n'y +avait pas de drainage artificiel; ce qu'il y avait de labourage était +restreint à ce qu'il y avait de terrain naturellement sec; les parties +creuses étaient pleines de marais, de marécages et d'étangs +stagnants[1002]».--«Les prairies étaient des marécages où de mauvaises +herbes poussaient naturellement, mêlées à des roseaux et d'autres +plantes aquatiques, et ce terrain revêche et humide non-seulement +restait sans être drainé, mais semblait avoir plus de valeur d'après +l'abondance avec laquelle il fournissait ce fourrage grossier[1003].» +Les terres arables s'étendaient en tranches étroites, séparées par des +espaces pierreux, semblables aux moraines des glaciers[1004]. La +culture était pire que le sol. Les terres d'une ferme étaient +partagées en deux parties: l'_infield_ et l'_outfield[1005]_. La +première comprenait les moins mauvais terrains, grossièrement +cultivés; on y jetait le fumier de la ferme, sans les purger des +mauvaises herbes qui absorbaient l'engrais et n'en pullulaient qu'avec +plus d'aise[1006]; on y semait sans repos de l'avoine et de l'orge +tant qu'ils pouvaient rendre un peu plus que les semailles. +L'assolement ou, pour employer l'expression anglaise, la rotation des +moissons, était inconnue. Quand la terre épuisée refusait de rien +porter, on la laissait reposer en jachère, c'est-à-dire se couvrir de +mauvaises herbes[1007]. «On demandait au même champ des récoltes +successives d'avoine sur avoine, tant qu'il pouvait fournir un +excédent sur la semence; après quoi, il restait dans un état absolu de +stérilité, jusqu'à ce qu'il revînt de nouveau en état de donner une +misérable récolte[1008].» La seconde partie, l'_outfield_, n'était +guère que des terrains sauvages où les troupeaux paissaient. Les +instruments étaient primitifs: la charrue était encore sur le vieux +modèle écossais, il fallait plusieurs paires de boeufs pour la +traîner; les herses étaient garnies de dents de bois, les chariots +étaient lourds et bas de roues; on vannait le blé à l'aide du vent +entre les deux portes de la grange[1009]. Avec cela, de mauvaises +routes et guère de chemins[1010]. Les fermiers étaient trop ignorants +pour songer à améliorer leur mode de culture et trop pauvres pour +l'essayer. «Aucun fermier ne possédait l'argent nécessaire pour +améliorer cet état de choses[1011].» Aussi ils parvenaient péniblement +à contraindre la terre à payer sa rente. Leur vie était aussi précaire +que misérable. Une seule mauvaise saison suffisait pour les mettre en +retard. Alors commençait, contre la descente graduelle vers la misère +et la ruine, la lutte désespérée, dans laquelle avait succombé le père +de Burns, dans laquelle Gilbert venait d'être sauvé par son frère, +dans laquelle celui-ci allait être vaincu à son tour. Telle était, du +moins, dans ses conditions matérielles, l'existence que Burns pouvait +mener. + + [Note 1002: Ces détails sont empruntés à un travail de John + Wilson, intitulé _Farming of the East and North Eastern + districts_, et à celui de James Drennan, _Farming of the + West and South Western Districts_. Ces deux études se + trouvent dans le _Report on the Present State of the + Agriculture of Scotland_, présenté au Congrès international + d'Agriculture tenu à Paris en 1878.] + + [Note 1003: _Northern rural Life in the XVIIIth century_ by + the Author of _Johnny Gibb of Gushetneuk_.] + + [Note 1004: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_, + chap. IV, p. 19.] + + [Note 1005: Voir, sur l'_infield_ et l'_outfield_, John + Wilson, au commencement de son étude,--Ch. Rogers, _Scotland + social,_ etc., p. 88.] + + [Note 1006: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_, p. + 22.] + + [Note 1007: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_, p. + 21.] + + [Note 1008: Léonce de Lavergne. _Essai sur l'Économie + rurale_, etc., p. 329.] + + [Note 1009: Voir les détails sur les outils de la ferme, + dans le chap. VI de _Northern rural Life in the XVIIIth + Century_, qui leur est consacré.--Voir aussi ailleurs les + détails donnés par Allan Cunningham à Lockhart. _Life of + Burns_, p. 199.] + + [Note 1010: Voir John Wilson, ouvrage cité.--_Rural Life in + the XVIIIth Century_, p. 2 et le chap. XII.] + + [Note 1011: Léonce de Lavergne, p. 329.] + +C'est une question qui n'est pas sans intérêt, de savoir quelle sorte +de fermier était Burns et comment il gouvernait sa maison. Il avait +deux domestiques mâles et deux filles de ferme. Son bétail comptait +neuf ou dix vaches à lait, quelques veaux, quatre chevaux, et des +brebis dont quelques-unes étaient ses favorites. C'était un bon maître +et indulgent pour ses serviteurs. Il était familier et amical avec +eux. Quand quelque chose le fâchait, il était un peu vif, mais l'orage +était vite passé. Un vieillard, qui avait été garçon de ferme chez +lui, disait qu'il ne l'avait vu réellement en colère qu'une fois, +lorsqu'une des filles avait donné, sans les couper en assez petits +morceaux, des pommes de terre à une vache qui étouffait. Ses regards, +ses gestes, sa voix étaient terribles; il avait hérité ces colères de +son père. C'était un bon laboureur. Souvent aussi, passant sur ses +épaules le drap plein de grain, il semait le matin le champ que ses +ouvriers devaient herser dans la journée[1012]. Il est probable que +son intérieur était un peu plus soigné que celui de la plupart des +autres fermiers. Si on se le représente vaquant à ces occupations dans +le costume ordinaire: le large béret bleu écossais, un habit à longs +pans de drap bleu ou marron, des culottes de velours de coton à côtes, +des bas bleu foncé[1013], et, pendant les froids, un plaid blanc et +noir autour des épaules, on aura complété cet aperçu de la routine de +vie, sur laquelle éclataient ses instants de génie. C'est un tableau +qui ne manque pas de dignité. + + [Note 1012: R. Chambers, tom. III, p. 132, d'après les + souvenirs de William Clarke qui avait travaillé chez Burns.] + + [Note 1013: Ch. Rogers, _Scotland social_, etc., p. 83.] + +Malgré ses accès de courage, malgré son intelligence, il ne semble pas +qu'il eût les qualités nécessaires pour réussir, dans les conditions +difficiles où il était. Quelques-uns de ses biographes essaient de +soutenir qu'il était aussi bon fermier qu'un autre. C'est aller contre +les témoignages des gens du métier et, on peut le dire, contre la +vraisemblance. Un vieux fermier sagace, dont les terres touchaient à +celles d'Ellisland, disait: «Sur ma foi, comment pouvait-il ne pas +échouer, quand les domestiques mangeaient le pain aussi vite qu'il +cuisait? Je ne parle pas figurativement, mais à la lettre. Considérez +un peu. À cette époque, une étroite économie était nécessaire pour +réaliser un bénéfice de 20 livres par an, sur Ellisland. Or, il ne +pouvait être question du propre travail de Burns; il ne labourait, ni +ne semait, ni ne moissonnait; pas, du moins, comme un fermier attaché +à sa besogne. En outre, il avait une ribambelle de domestiques qu'il +avait amenés d'Ayrshire. Les filles ne faisaient rien que cuire le +pain, et les gars étaient assis près du feu et le mangeaient tout +chaud avec de l'ale. La perte de temps et le gaspillage de nourritures +atteignaient bien vite 20 livres par an[1014]». Il y a peut-être un +peu d'exagération et de sévérité, dans ce jugement d'un homme qui ne +semble pas avoir permis à ses domestiques de manger le pain aussi +chaud; mais il y a sans doute quelque chose de vrai. Avec un maître +comme Burns, souvent absent et préoccupé, et une maîtresse qui n'avait +pas été élevée dans les choses d'une ferme, la surveillance devait +être parfois négligée ou inefficace. Le père d'Allan Cunningham lui +racontait que Burns avait l'air d'un homme inquiet et sans but précis. +«Il était toujours en mouvement, soit à pied, soit à cheval. Dans la +même journée, on pouvait le voir tenir la charrue, pêcher dans la +rivière, flâner, les mains derrière le dos, sur la rive, contempler +l'eau fuyante, à quoi il prenait grand plaisir, se promener autour de +ses bâtiments ou dans ses champs, et, si on le perdait de vue pendant +une heure, on le voyait revenir de Friars-Carse ou pousser son cheval +à travers la Nith pour aller passer la soirée avec quelques amis +éloignés[1015].» Il est difficile de tout détruire dans ces +témoignages de gens qui l'ont bien connu et qui l'ont aimé. Était-il +possible qu'il en fût autrement? Était-il possible que Burns, avec sa +largeur de nature et les absences poétiques de son esprit, fût capable +de cette attention serrée aux moindres choses, de cette surveillance +inquiète de toutes les minutes, de cette parcimonie, presque de cette +avarice, qui sont nécessaires, même dans les fermes en meilleure +condition que n'était la sienne. Si la marge des bénéfices avait été +plus large, il aurait pu tenir: il aurait mis quelques livres de côté +en moins à la fin de l'année, et ceux qui travaillaient avec lui +auraient été plus heureux. Mais, avec un écart aussi faible entre la +réussite et la ruine, la partie était bien compromise. Et puis, son +coeur n'était plus à cette besogne, ou n'y était plus que par +moments[1016]. + + [Note 1014: Lockhart, _Life of Burns_, p. 158, d'après une + lettre d'Allan Cunningham.] + + [Note 1015: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 83.] + + [Note 1016: Le Principal Shairp est tout à fait de cet avis. + Voir son étude sur Burns dans les _English Men of Letters_, + p. 132-33.] + + * * * * * + +Cette vie de fermier n'allait pas sans ses excès. Ceux-ci en étaient +alors une partie obligée. Burns y était plus entraîné que d'autres, +étant recherché non-seulement par les fermiers, mais par les +propriétaires et les nobles des environs. On a, pendant cette année de +1789, deux exemples des coups de boisson qui prenaient place, le plus +naturellement du monde, dans cette existence. Le premier est une +chanson qui fut composée dans des circonstances que Burns rapporte +lui-même: «L'air est de Allan Masterton, la chanson est de moi. +L'occasion qui la fit naître est celle-ci: M. William Nicol, de la +High-School d'Édimbourg, étant à Moffat pendant ses vacances d'été, +l'honnête Allan, qui était en ce moment en visite à Dalswinton, et +moi, allâmes le voir. Nous eûmes une si joyeuse réunion, que M. +Masterton et moi convînmes, chacun sur notre terrain, de célébrer +l'affaire[1017].» Or, voici ce qu'était cette affaire: + + [Note 1017: _Glenriddell Manuscript._] + + Ô! Willie a brassé un demi boisseau de malt, + Et Rob et Allan vinrent le goûter: + Pendant toute cette nuit, trois coeurs plus joyeux + Vous ne les auriez pas trouvés dans la chrétienté. + + Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris, + Nous avions juste une petite goutte dans l'oeil; + Le coq peut chanter, le jour peut se montrer, + Toujours nous goûtons la liqueur d'orge. + + Nous voici réunis, trois joyeux gars, + Trois joyeux gars sommes-nous; + Et mainte nuit nous avons été gais, + Et mainte encore nous espérons l'être. + + C'est la lune, je reconnais sa corne, + Qui luit là-haut dans le ciel; + Elle brille si clair pour nous conduire chez nous; + Mais, ma parole, elle attendra un peu! + + Celui qui se lève le premier pour s'en aller, + C'est un cocu, un lâche, un maroufle! + Celui qui le premier tombera près de sa chaise + Celui-là est le roi de nous trois! + + Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris, + Nous avions juste une petite goutte dans l'oeil; + Le coq peut chanter, le jour peut se montrer, + Toujours nous goûtons la liqueur d'orge[1018]. + + [Note 1018: _O Willie brew'd a peck o' maut._] + +En publiant cette chanson, dix ans plus tard, Currie mit en note ces +simples mots: «Ces trois honnêtes garçons--tous les trois hommes de +talents remarquables--sont maintenant tous les trois _sous le +gazon_[1019].» + + [Note 1019: Currie, _Burn's Poems_, p. 106.] + +La seconde histoire est plus originale. Si elle ne s'applique pas +aussi directement à un acte de Burns lui-même, elle est plus +caractéristique de la vie qui se menait autour de lui et dans laquelle +il ne pouvait manquer d'être emporté. Burns était lié avec un +gentleman du voisinage, Robert Riddel. Ce gentleman possédait un +sifflet, _and thereby hangs a tale_, comme dit Shakspeare[1020]. +C'était un sifflet illustre, autour duquel il s'est fait plus de bruit +qu'il n'a jamais pu en sortir de lui. Le poète s'est fait +l'historiographe de ce précieux objet. «Dans la suite d'Anne de +Danemark, lorsqu'elle vint en Écosse, avec notre James VI, se trouvait +un gentilhomme danois, de stature gigantesque, de grande prouesse, +champion sans égal de Bacchus. Il avait un petit sifflet d'ébène qu'il +plaçait sur la table au commencement des orgies. Celui qui serait +capable de le faire siffler, quand tout le monde serait désemparé par +la puissance de la bouteille, devait l'emporter comme trophée de sa +victoire. Le Danois exhibait des témoignages de ses triomphes, sans +une seule défaite, aux cours de Copenhague, de Stockholm, de Moscou, +de Varsovie et à diverses des petites cours d'Allemagne. Il défia les +buveurs écossais et les réduisit à l'alternative de reconnaître ses +exploits ou de confesser leur infériorité. Maints Écossais furent +vaincus. Enfin le Danois se rencontra avec sir Robert Laurie de +Maxwelton, ancêtre du digne baronnet actuel de ce nom, qui, après une +rude lutte de trois jours et de trois nuits, laissa le Scandinave sous +la table, + + Et siffla sur le sifflet son requiem aigu. + + [Note 1020: _Othello._ Act. III, sc. I.] + +Sir Walter, fils du susdit sir Robert, perdit plus tard le sifflet +contre Walter Riddel de Glenriddel qui avait épousé une soeur de sir +Walter[1021]». Ce sifflet était maintenant en la possession du voisin +de Burns. Il fut convenu entre lui et deux autres descendants de +l'ancêtre glorieux: Ferguson de Craigdarroch et sir Robert Laurie de +Maxwelton, alors membre du Parlement pour Dumfries, qu'il y avait lieu +de recourir à un nouveau tournoi, pour savoir à qui reviendrait le +sifflet d'ébène, le sifflet du géant danois. L'endroit et le jour +furent fixés: c'était à Friars-Carse, résidence de Robert Riddel, le +seizième jour du mois d'octobre de l'an 1789, que la rencontre devait +avoir lieu. Des juges de camp et des arbitres furent désignés, et +Robert Burns devait célébrer le vainqueur par une ode triomphale. + + [Note 1021: Notice de Burns en tête de la chanson.] + + Un barde fut choisi pour assister au combat, + Et dire aux âges futurs les exploits de cette journée; + Un barde gui détestait la tristesse et l'ennui + Et souhaitait que le Parnasse fût un vignoble. + +Enfin, le jour solennel arriva. «Plein de la pensée de ce jour +important pour Friars-Carse, j'ai guetté les éléments et les deux, +dans la pleine persuasion qu'ils l'annonceraient, au monde étonné, par +des phénomènes d'une terrible signification. Hier soir, jusqu'à une +heure très tardive, j'ai attendu, avec une horreur anxieuse, +l'apparition de quelque comète enflammant la moitié du ciel, ou +d'armées aériennes de scandinaves sanguinaires, traversant les cieux +épouvantés, rapides comme l'éclair fourchu, et terribles comme ces +convulsions de la nature qui ensevelissent les nations. Les éléments, +cependant, semblent prendre la chose très tranquillement; ils n'ont +pas même introduit ce matin-ci avec un triple soleil et une pluie de +sang, symboles des trois puissants héros et du grand épanchement de +vin d'aujourd'hui[1022].» + + [Note 1022: _To Captain Riddel_, 16th Oct. 1789.] + +Le dîner préliminaire achevé, les adversaires en vinrent aux mains. +Ils s'installèrent et se mirent au claret. Le gai Plaisir s'excitait, +s'affolait, à mesure que les verres passaient. Le brillant Phoebus, +qui n'avait pas depuis longtemps assisté à une scène si digne du +travail de ses rayons, était triste de les quitter; mais Cynthie lui +dit à l'oreille qu'il les retrouverait le lendemain matin. + + Six bouteilles chacun avaient à peu près épuisé la nuit, + Quand le vaillant sir Robert, pour finir le combat, + Vida en une seule rasade une bouteille de vin rouge, + Et jura que c'était ainsi que faisaient leurs ancêtres. + +À ce point-là, Glenriddel, «prudent et sage», jugea que c'était assez, +et se retira du combat. Les deux autres continuèrent. + + Le vaillant sir Robert lutta dur jusqu'à la fin; + Mais qui peut résister au destin et à des rasades d'une bouteille? + Cependant le Destin a dit: «un héros doit tomber à la lumière»; + Donc, le brillant Phoebus se leva, et le chevalier s'abattit. + + Alors se leva notre barde, comme un prophète de beuverie: + «Craigdarroch, tu planeras quand la création s'écroulera! + Mais, si tu veux fleurir immortellement dans mes vers + Allons, une bouteille encore, et sois sublime! + + «Ta lignée, qui a lutté pour la Liberté avec Bruce, + Produira à jamais des héros et des patriotes! + Ainsi, à toi soit le laurier, et à moi soit la baie; + Tu as gagné la journée, par le brillant dieu du jour qui point là-bas!» + +Le vainqueur était donc sir Robert Laurie. Chambers ajoute: «J'ai +appris par un parent de sir Robert Laurie qu'il ne se remit jamais +complètement des suites de cette joute extraordinaire décrite par +Burns, bien qu'il ait pu, quelques années après, prendre une part +active aux guerres de la Révolution française, et qu'il ait survécu +jusqu'en 1804[1023].» Cette scène est propre à marquer les habitudes +des gentilshommes campagnards dont les résidences entouraient la ferme +de Burns. + + [Note 1023: R. Chambers, tome III, p. 62.] + + * * * * * + +Mais quelles fluctuations il y a dans ces âmes de poètes! On les croit +ici, et, d'un coup d'aile, elles sont là-bas, au loin, bien haut. Fort +peu de jours après cette olympique de la bouteille, Burns composa une +pièce qui tient dans son oeuvre et dans sa vie une autre place. + +En sortant d'être le Pindare de cette burlesque victoire, il entra +dans un état d'âme grave et presque religieux. On a remarqué que, +depuis 1786, à l'époque où, selon ses propres expressions, «l'Automne +passe à l'Hiver, la pâle année,» quand les forêts sont sans feuilles +et les prairies sont brunes, une mélancolie tombait sur lui, comme au +retour d'un anniversaire douloureux et secret. C'était vers la fin de +la moisson, au temps où Mary Campbell était morte. Cette année-ci, +dans le vide de sa vie, le souvenir de la douce fille disparue lui +revint avec plus de netteté. Depuis le moment où la nouvelle funeste +était arrivée à la ferme de Mossgiel, depuis trois pleines années +déjà, c'était le premier automne où il vivait hors du bruit, dans la +solitude qui plaît aux souvenirs, et dans l'amertume du coeur où l'on +comprend tout le prix des affections passées. Un jour, vers le milieu +d'octobre, après avoir travaillé comme à l'ordinaire à la moisson, il +parut, lorsque tomba le crépuscule, avoir quelque chose qui le rendait +triste. Il sortit et erra dans la cour de la grange où sa femme, qui +craignait pour sa santé, le suivit, lui faisant remarquer que la gelée +était venue et lui demandant de rentrer. Il le lui promit, mais +continua à se promener lentement de long en large, contemplant le ciel +qui était singulièrement clair et étoilé. Il resta dehors presque +toute la nuit[1024]. À la fin, Mrs Burns revint de nouveau vers lui. +Il était étendu sur un tas de paille, les yeux fixés sur une belle +planète «qui brillait comme une autre lune[1025].» Elle obtint de lui +qu'il rentrât. Aussitôt dans la maison, il demanda son pupitre et +écrivit d'un trait les touchantes et pures strophes _à Mary dans le +Ciel_. + + [Note 1024: Cromek, _Reliques of Burns_, p. 238.] + + [Note 1025: Voir sur ces détails Cromek, _Reliques of + Burns_, p. 238; Lockhart, _Life of Burns_, p. 190.] + + Ô étoile tardive, qui d'un rayon diminué + Aimes à saluer la première aube, + Voici que tu ramènes le jour + Où ma Mary fut arrachée à mon âme. + Ô Mary, chère ombre disparue! + Où est ta place de repos bienheureux? + Vois-tu ton amant ici-bas prosterné? + Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine? + + Puis-je oublier cette heure sacrée, + Puis-je oublier ce bosquet sanctifié, + Où, sur les bords de l'Ayr sinueux, nous nous rencontrâmes, + Pour vivre un jour d'adieux et d'amour! + L'éternité n'effacera pas + La chère souvenance des transports passés, + Ni ton image dans notre dernière étreinte, + Ah! nous pensions peu que c'était la dernière! + + L'Ayr, murmurant, baisait sa rive caillouteuse, + Sur lui se penchaient des bois sauvages, des verdures épaisses: + Le bouleau parfumé et l'aubépine blanche + S'enlaçaient amoureusement autour de cette scène de ravissement + Les fleurs jaillissaient désireuses d'être pressées, + Les oiseaux chantaient l'amour sur chaque rameau, + Jusqu'à ce que trop, trop tôt, l'ouest en feu + Proclama la fuite du jour ailé. + + Sur ces scènes ma mémoire reste éveillée, + Et les chérit tendrement avec un soin avare; + Le Temps n'en rend que plus forte l'empreinte, + Comme les ruisseaux creusent plus profond leur lit. + Mary, chère ombre disparue! + Où est la place de repos bienheureux? + Vois-tu ton amant ici-bas prosterné? + Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine?[1026] + + [Note 1026: _To Mary in Heaven._] + +Ainsi, après trois années, et quelles années, l'image de Mary Campbell +sortait du passé où elle semblait effacée et perdue. Tout revivait; +tous les détails de ce second dimanche de mai, avec sa lumière +tranquille, sa solennité et ses adieux; le paysage resplendissait et +embaumait comme alors, plein d'amour lui-même. Et la douce apparition +revenait avec sa grâce sérieuse et son regard plein de reproches. Car, +dans les sanglots de Burns, il n'y avait pas que des regrets, et dans +cet appel passionné à la chère ombre disparue, il y a comme une +douloureuse et fervente demande de pardon. Elle revenait prendre +possession d'un coeur, où d'autres avaient passé, mais où elle seule +devait rester comme la plus pure et la plus aimée. Et ce retour ne fut +pas une de ces crises de souvenir violentes et passagères, dont l'âme +est parfois saisie. Ce fut quelque chose de profond et de durable, qui +s'associa aux suprêmes espérances de Burns et qui, peut-être, les fit +naître. À partir de ce moment, l'idée de retrouver, dans un autre +monde, sa chère et mélancolique Marie des Hautes-Terres, fut pour lui +une consolation, une pensée de refuge, un degré de religion. C'est ce +souvenir qui le conduisit le plus près du ciel. Deux mois après cette +mémorable soirée, il écrivait à Mrs Dunlop: + + Là, je retrouverais un père âgé, maintenant à l'abri des coups + d'un monde mauvais, contre lequel il a si longtemps et si + bravement lutté. Là, je retrouverais l'ami, l'ami désintéressé de + ma jeune vie, l'homme qui se réjouissait de me voir parce qu'il + m'aimait et pouvait m'être utile. Ô Muir! tes faiblesses étaient + les erreurs de la nature humaine, mais ton coeur brillait de tout + ce qui est généreux, viril et noble; et si jamais une émanation + de l'Être tout Bon a dessiné une forme humaine, ce fut la tienne! + Là, avec une angoisse muette d'extase, je reconnaîtrais ma Mary + perdue, ma toujours chère Mary, dont le coeur était chargé de + vérité, d'honneur, de constance et d'amour. + + Ma Mary, chère ombre disparue! + Où est ta place de repos céleste? + Vois-tu ton amant ici-bas prosterné? + Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine[1027]? + + [Note 1027: _To Mrs Dunlop_, 13th Dec. 1789.] + +Et Jane Armour? On peut dire qu'elle est oubliée et quittée! On voit +maintenant combien était périssable la passion qu'elle avait inspirée. +Ce n'est pas elle que son mari souhaite revoir, quand les relations +temporaires de cette vie seront dénouées et remplacées par des unions +éternelles. Il l'a prise et il la laisse ici-bas. Cet amour, tout +d'attrait physique, ardent et passager comme la jeunesse, devait +mourir avec elle et s'éloigner devant un amour plus spiritualisé. La +pauvre Mary a pris sa revanche de celle à qui jadis elle fut +sacrifiée. + + +II. + +L'EXCISE. -- LE SACRIFICE. -- LES FATIGUES. + +Au commencement d'août 1789, Burns reçut l'avis officiel qu'il était +nommé employé de l'Excise, dans la division rurale au centre de +laquelle se trouvait sa ferme. C'était ce qu'il avait demandé. Il +croyait pouvoir ainsi combiner ses deux métiers d'employé et de +fermier. Il écrivit à sir Robert Graham, à qui il devait cette +nomination, un sonnet de fervente gratitude. + + Toi astre du jour! toi autre lumière plus pâle! + Et vous, nombreuses étoiles brillantes de la nuit! + Si jamais rien efface de ma pensée le bienfaiteur, + Ou si je fais jamais honte à son bienfait, + Ne roulez plus dans vos sphères errantes + Que pour me compter les années d'un misérable! + Je pose ma main sur ma poitrine gonflée, + Et je voudrais, mais je ne sais pas, exprimer le reste[1028]. + + [Note 1028: _Sonnet on Receiving a Favour_, 10th Aug. 1789.] + +Toutefois, sous cette explosion de reconnaissance, s'agitaient +d'autres sentiments. S'il remerciait avec sincérité celui qui lui +assurait du pain, ce pain ne laissait pas de lui être amer. Tant que +cet emploi avait été distant, il n'en avait aperçu que les avantages. +Maintenant que la nomination était là, sur sa table; que la besogne +allait être là, entre ses mains, il éprouvait une humiliation. Son +coeur se soulevait; et, en même temps qu'il adressait à son protecteur +ces vers exaltés, il composait, pour son propre usage, un impromptu +d'un autre ton: + + Fouiller des barils de vieilles femmes! + Hélas! faut-il! hélas! + Que de la sale levure souille mes lauriers? + Mais... que dire? + Ces choses touchantes appelées femme et bébés + Émouvraient des coeurs de pierre![1029] + + [Note 1029: _Extemporaneous Effusion on being appointed to + an Excise Division._] + +Il est clair qu'une défaveur frappait le métier dans lequel il allait +s'engager. «Il y a une certaine flétrissure attachée à la profession +d'officier de l'Excise, mais je n'ai pas dessein de recevoir honneur +de ma profession; et, bien que le salaire soit comparativement petit, +c'est du luxe comparé à tout ce que la première partie de ma vie +m'avait appris à espérer[1030].» Ailleurs il en parle avec plus de +franchise encore: «Quant à l'ignominie de la profession, j'ai +l'encouragement que j'entendis un jour un sergent de recrutement +donner à une nombreuse, sinon respectable, audience, dans les rues de +Kilmarnock: «Messieurs, pour vous encourager encore mieux, je puis +vous assurer que notre régiment est le corps le plus canaille qui +appartienne à la couronne, et, par conséquent, chez nous, un honnête +garçon a les chances les plus sûres d'avancement[1031].» Et il n'y +avait pas à hausser les épaules, à prétendre que c'était là un avis de +sots, un dire d'imbéciles. N'était-ce pas lui-même qui, au temps où il +en parlait à son aise, avait écrit ces vers? + + [Note 1030: _To John Geddes_, 3rd Feb. 1789.] + + [Note 1031: _To Robert Ainslie_, 1st Nov. 1789.] + + Ces maudites sangsues de l'Excise, + Qui saisissent les alambics à whiskey, + Lève la main, démon! un, deux, trois! + Va, saisis cette racaille, + Et cuis-les dans des pâtés de soufre + Pour les pauvres buveurs damnés[1032]. + + [Note 1032: _Scotch Drink._] + +On peut imaginer combien il devait être sensible à cette +animadversion. Sa fierté si chatouilleuse frémissait à la pensée de ce +discrédit. De plus, lui qui était accoutumé à être accueilli par des +rires et de la belle humeur, souffrait à l'idée d'être un objet de +défiance, de voir les visages s'assombrir à son approche. Quand il +serait dans un marché, dans une auberge, on ne rirait plus de si +franche façon. Il serait le publicain suspect. Cela blessait son +sentiment de cordialité. + +Et puis, que d'autres choses pénibles dont les parties généreuses de +son coeur se détournaient! Tracasser, pourchasser, traquer de pauvres +diables, les surprendre, les saisir! Le laid métier! Voir leurs +larmes, entendre leurs lamentations! Quelquefois, frapper, sévir, +quand, à côté des conditions d'évidence réglementaires et imposées, il +y a place pour des doutes ou pour des excuses, dont on n'a pas le +droit de tenir compte! La cruelle contrainte! Être inexorable, se +boucher les oreilles, se durcir le coeur, cacher la pitié qui va vers +ces chétifs, feindre la colère, l'impatience, l'inflexibilité! +Assister tous les jours au spectacle douloureux des écrasements, que +les lourdes roues de la machine politique accomplissent sur les fonds +de la société, frapper ces misérables éperdus pour qui un peu de +fraude, un peu d'esprit distillé est la ressource, qui ne comprennent +pas les impôts et maudissent ces mains infatigables et insatiables qui +leur arrachent le prix d'un pain ou d'un vêtement! La haïssable +besogne! Il faut, semble-t-il, de la coercition pour faire aller le +monde; mais il est odieux d'en être l'instrument. On a la preuve que, +dans l'exercice de ses fonctions, Burns éprouva toutes ces révoltes; +il était trop clairvoyant pour ne pas prévoir qu'il les éprouverait. +Et quel homme, un peu actif de coeur, ne se tourmenterait pas ainsi? + +Enfin, une inquiétude qui lui était particulière, pesait sur sa +résolution. Il craignait que ce nouveau métier ne fût défavorable à sa +vie poétique. Si, à la vérité, il n'y a pas grande différence +apparente entre décharger une charretée de paille et visiter des +barils de brasseurs, il y a une grande différence intérieure. Le +fermier qui envoie ses fourchées est libre d'esprit, et, tandis que +ses bras travaillent, sa pensée peut se reposer sur des objets beaux +et nobles. Mais l'employé, pour atteindre la fraude, est obligé +d'exercer et de plier son esprit au même travail que celui du +fraudeur; il faut qu'il dépiste les ruses, débrouille les détours, +suive les manèges, évente les supercheries; il faut qu'il joue au plus +fin, se fasse astucieux et serre de près toutes les manoeuvres +subreptices. Ce peut être un métier attrayant et instructif pour des +esprits positifs et fureteurs; un sentiment de discipline sociale et +de devoir professionnel peut, comme il arrive souvent, le rehausser. +Mais cette préoccupation, qui toujours en quête des bassesses d'autrui +va flairant, le nez sur des roueries, n'est pas propice à la poésie, +laquelle veut être libre et vit d'air pur. Et puis, il y a, dans ces +métiers élémentaires de laboureur et de matelot, une largeur et une +simplicité, un commerce avec la nature, un éloignement des +mesquineries, une absence de mal, un caractère de bienfait, qui +donnent à l'âme de la hauteur, du repos et de la beauté. Il semblait à +Burns qu'il était sur le bord d'une déchéance et d'un péril, que +c'était une chute que de tomber, de son noble et franc métier, à ce +métier décrié et sournois de rat de cave, de maltôtier. Toutes ces +pensées fermentaient en lui et empoisonnaient sa joie. + +Ces amertumes faisaient précisément le mérite du sacrifice qu'il +accomplissait. Il prit son parti hardiment comme il faisait toute +chose. Il n'essaya pas de dissimuler aux amis auxquels il pouvait +s'ouvrir, ses répugnances et ses craintes. Il leur exposait, en même +temps, quels motifs pressants et quels devoirs le déterminaient à une +résolution qui devait les étonner. Ces confidences sont les échos de +ses débats et de sa victoire intimes. Il fallait pourvoir à la +famille; elle allait encore augmenter. «Je sais, écrivait-il, comment +le mot d'employé d'Excise, ou celui encore plus outrageant de +«jaugeur» sonneront à vos oreilles. Moi aussi j'ai vu le jour où mes +nerfs auditifs auraient été très sensibles et très susceptibles à ce +sujet; mais une femme et des enfants sont merveilleusement puissants +pour émousser ce genre de sensation[1033].» Dans une épître au Dr +Blacklock, il révèle comment cette même considération a triomphé +d'angoisses plus profondes et plus secrètes: celles qui portaient sur +le sort de son inspiration poétique. La façon dont il supplie ses +anciennes amies les Muses de lui pardonner montre combien il craignait +que les fières déesses ne l'abandonnassent: + + [Note 1033: _To Rob. Ainslie._ 1st Nov. 1789.] + + Que dites-vous, mon fidèle ami, + Me voici devenu jaugeur.--La Paix là dessus! + Fillettes du Parnasse, je crains, je crains, + Que vous ne me dédaigniez maintenant! + Et alors mes cinquante livres par an + Me seront faible gain. + + Vous, folâtres, joyeuses, délicates demoiselles, + Qui, près des rivulets sinueux de Castalie, + Sautez, chantez et lavez vos membres jolis, + Vous savez, vous savez + Que la forte nécessité est suprême + Parmi les fils des hommes. + + J'ai une femme et deux petits garçonnets; + Il faut qu'ils aient de la soupe et des guenilles; + Vous savez vous-mêmes combien mon coeur est fier, + Je n'ai pas besoin de me vanter; + Mais je couperai des balais, je tresserai des corbeilles de saule, + Plutôt qu'il leur manque quelque chose. + + Le Seigneur m'aide à travers ce monde de soucis! + J'en ai lassitude et dégoût, soir et matin! + Non que je n'aie une part plus riche + Que maint autre; + Mais pourquoi un homme a-t-il meilleure chère, + Quand tous les hommes sont frères? + + Viens, ferme volonté, prends l'avant-garde, + Toi tige de lin mâle dans l'homme! + Songeons que faible coeur jamais ne gagna + Belle dame: + Qui fait le plus qu'il peut + Un jour fera davantage. + + Mais pour conclure ma pauvre rime, + (J'ai peu de vers et peu de temps), + Faire une heureuse atmosphère de foyer, + Pour les petits et pour la femme, + Là est la vérité pathétique et sublime + De la vie humaine[1034]. + + [Note 1034: _Epistle to Dr Blacklock._] + +C'est noblement exprimé et virilement. Ces strophes sont belles: elles +ont des entrailles. Elles contiennent l'essence de tous ces dévoûments +secrets, par lesquels tant d'hommes font l'oblation de leur espérance +et de leur talent, offrent le meilleur de ce qu'ils portent en eux et +le meilleur de ce qu'ils attendaient de la vie, pour faire la maison +moins froide. C'est peut-être l'acte dans lequel Burns s'est le plus +rapproché de ce qui lui faisait défaut: l'effacement, le sacrifice de +soi-même. Ce n'était que le devoir, mais le devoir accepté en homme de +coeur. Il avait le droit d'écrire cette phrase fière, qui est la +vérité sur sa présence dans l'Excise: + + Les gens peuvent dire ce qu'ils veulent de l'ignominie de + l'Excise, cinquante livres par an nourriront ma femme et mes + enfants et me rendront indépendant du monde; j'aime beaucoup + mieux qu'on dise que ma profession reçoit du crédit de moi que + moi de ma profession[1035]. + + [Note 1035: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.] + +Il se mit courageusement à la besogne. Il semble avoir été, du premier +coup, un employé excellent: actif, énergique, sachant la juste mesure +entre la sévérité et la bonté. Il y avait chez lui des qualités qui +eussent été à la hauteur des premières charges du pays, quoi +d'étonnant qu'il ait pu faire un commis des droits réunis? Dès sa +première année, il accrut le nombre des contraventions dans des +proportions assez considérables pour doubler presque son traitement. + +Du reste, il sut trouver la véritable ligne de conduite. Avec les +fraudeurs de profession, il était sévère et inflexible. Avec les +autres, au contraire, avec les pauvres débitants qui distillaient un +peu de whiskey, avec les pauvres femmes qui cachaient un peu de tabac, +avec tout ce chétif monde qu'une amende aurait ruiné, il savait fermer +les yeux, parfois même, prévenir d'un mot les coupables. Les +anecdotes, à ce sujet, ne manquent pas. Un jour, avec un de ses +compagnons d'Excise nommé Lewars, il entre dans la boutique d'une +veuve et fait saisie de tabac de contrebande: «Jenny, lui dit-il, je +pensais bien que cela finirait ainsi. Venez, Lewars, notez le nombre +des rouleaux pendant que je les compterai.» Et l'appelant par la forme +familière et amicale de son prénom: «Dites-moi, Jock, avez-vous jamais +entendu les vieilles femmes compter leurs fils, avant que les bobines +à arrêt fussent inventées?» «Tu comptes, comptes pas; tu comptes, +comptes pas.» Et poursuivant sa plaisanterie, de deux paquets il en +jetait l'un dans le giron de la pauvre femme, lui sauvant ainsi la +moitié de sa prise[1036]. Le professeur Gillespie, qui enseigna à +l'Université de St.-Andrews, retrouve dans ses souvenirs de gamin +l'histoire suivante, qui montre Burns dans une situation analogue et +indique, en même temps, de quelle curiosité il était l'objet partout +où il allait. + + [Note 1036: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 90.] + + «On peut deviner avec quel intérêt j'entendis dire, un jour de + foire à Thornhill, que Burns allait visiter le marché! Tout gamin + que j'étais, l'intérêt qu'éveillait en moi cet homme + extraordinaire fut suffisant, ajouté aux attractions ordinaires + d'une foire de village, pour me faire aller au marché. Burns + entra dans la foire, vers midi; et hommes, femmes et filles, tous + étaient en émoi pour apercevoir le laboureur d'Ayrshire. Je le + suivis comme un chien, de baraque en baraque et de porte en + porte. On avait dénoncé une pauvre veuve du nom de Kate Watson, + qui s'était risquée à donner, à quelques-uns de ses vieux amis de + la campagne, un coup d'ale sans licence, et un filet de whiskey, + à l'occasion de la fête de village. Je le vis entrer à sa porte; + et je ne m'attendais à rien moins qu'à la saisie immédiate d'une + certaine jarre de terre et d'un baril qui, à ma connaissance, + contenaient les objets de contrebande, à la recherche desquels + était le barde. Un signe de tête, accompagné d'un geste de + l'index, fit arriver Kate à l'entrée; j'étais assez près pour + entendre distinctement les mots suivants: «Kate, êtes-vous folle? + Savez-vous que le contrôleur et moi nous allons vous arriver dans + quarante minutes? au revoir, pour à présent.» Burns fut dans la + rue, au milieu de la foule, en un moment; et j'appris que son + avis n'avait pas été négligé. Il avait épargné à une pauvre veuve + délaissée une amende de plusieurs livres[1037]. + + [Note 1037: Scott Douglas, tom. V, p. 403. Cette anecdote du + professeur Gillespie parut dans l'_Edinburgh Literary + Journal_, 1829.] + +Lorsqu'il fallait absolument saisir ces malheureux, il ne les +abandonnait pas. Devant les juges, il les excusait; il priait la cour +de réserver sa sévérité pour les coupables endurcis. + + J'ai pris, je l'imagine, une façon assez nouvelle de traiter mes + fraudes. Je verbalisais contre tous les délinquants, mais, devant + la cour, j'implorais moi-même la grâce des pauvres gens + incapables de payer. Cette apparence d'impartialité m'a donné + tant de crédit près du Tribunal que, avec de grandes + félicitations, ils m'ont si bien accordé ample revanche sur le + reste que mon droit d'amendes est double de ce à quoi il monte + dans n'importe quelle division du district[1038]. + + [Note 1038: _To Rob Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.] + +Il semble donc qu'il ait eu auprès de la cour une influence +particulière. C'était peu étonnant d'ailleurs. Il est vraisemblable +que quelques-uns de ces plaidoyers ou de ces réquisitoires d'employé +subalterne prenaient, quand il parlait, des allures de discours +éloquents, forts d'énergie et d'émotion. On aurait pu compter sur les +doigts les avocats du barreau écossais dont la parole n'eût pas été +éclipsée et éteinte par la sienne. + + * * * * * + +Cependant, quels qu'aient été les mérites moraux de sa décision, il +est impossible de ne pas regarder l'entrée de Burns dans l'Excise +comme un malheur. Qu'on laisse de côté les amertumes intimes et ce +sentiment de vie abaissée, dont les dégâts dans un homme sont +incalculables, il venait d'entreprendre une besogne à laquelle une +santé robuste aurait eu peine à résister. + +Rien que les fatigues et les tracas de ses fonctions nouvelles +suffisaient pour occuper les forces d'un homme. C'était, en vérité, un +dur métier. La division à laquelle il avait été nommé était très +considérable; elle couvrait dix paroisses fort éloignées les unes des +autres, dans ce temps de population clairsemée. «La pire circonstance +est que la division d'Excise qui m'est tombée en lot, est si +étendue... pas moins de dix paroisses, à travers lesquelles il faut +chevaucher; elle abonde, en outre, en tant d'affaires, que je puis à +peine dérober un instant[1039].» Il fallait les visiter chaque +semaine, par tous les temps, par tous les chemins. C'était, au bas +mot, deux cents milles à faire à cheval; «outre les affaires de ma +ferme, je fais à cheval, pour mes affaires de l'Excise, au moins deux +cents milles chaque semaine[1040].» Longues courses désolées, dans les +pluies si fréquentes sur la vallée supérieure de la Nith, dans les +pénétrants brouillards écossais, dans la neige, à travers les plaines +semées de fondrières et de tourbières, les bruyères marécageuses et +les ruisseaux qu'on passait alors à gué, faute de ponts. Il arrivait +dans des endroits perdus, ruisselant d'eau, percé jusqu'aux moelles. +«Maintefois, j'ai vu Burns entrer dans la maison de mon père, par une +nuit froide et pluvieuse, après une longue course à cheval à travers +nos tristes moors. En ces occasions-là, quelqu'un de la famille +prêtait la main pour le débarrasser de son caban et de ses bottes, +tandis que les autres lui apportaient une paire de pantoufles et lui +faisaient une tasse de thé chaud[1041].» Mais ces réceptions n'étaient +pas communes. Il devait le plus souvent se contenter de l'abri d'une +auberge de village et faire sécher sur son corps ses vêtements +mouillés. + + [Note 1039: _To Richard Brown_, 4th Nov. 1789.] + + [Note 1040: _To William Dunbar_, 14th Jan. 1790.] + + [Note 1041: R. Chambers, tom. III, p. 87. Souvenirs de Miss + Jeffrey.] + + Tandis que je suis assis ici, triste et solitaire, près du feu, + dans une petite auberge de campagne, en train de faire sécher mes + vêtements mouillés, entre un pauvre diable de soldat qui me dit + qu'il s'en va à Ayr. Par les cieux, me dis-je, avec un flux de + joie que la magie de ce son «la vieille ville d'Ayr» a fait + monter en moi, je vais envoyer ma dernière chanson à M. + Ballantine. La voici: + + Ô rives fleuries du joli Doon, + Comment pouvez-vous fleurir si joliment? + Comment pouvez-vous chanter, petits oiseaux, + Quand je suis si plein de soucis?[1042]» + + [Note 1042: _To John Ballantine_, March 1791.] + +Il fallait arriver à toute heure, à l'improviste, mesurer les +tonneaux, visiter les caves, découvrir les cachettes de tabac, +surprendre le moment où clandestinement on distillait du whiskey. Il +tombait précisément dans un des districts et à une époque où la +contrebande était le plus active. Toute cette contrée de l'ouest était +inondée de marchandises prohibées, jetées sur la côte par les +smugglers, dont le refuge était l'île de Man, alors un véritable +repaire. D'un autre côté, l'augmentation récente des droits sur les +liqueurs fermentées avait développé dans de grandes proportions la +fabrication illicite de la bière et la distillation du whiskey[1043]. + + [Note 1043: _Northern rural Life in the XVIIIth century_, p. + 184.] + +À cette surveillance s'ajoutaient les cent petites besognes qui en +dépendaient: les rapports, les procès-verbaux, toute une +correspondance. Il fallait se rendre, les jours de versement, au +bureau à Dumfries. C'étaient des journées affairées où il trouvait à +peine quelques bribes de repos. On en a un aperçu dans une lettre +qu'il écrivait au Dr Moore. + + «En venant dans cette ville ce matin, pour remplir mes fonctions + dans ce bureau, aujourd'hui étant jour de collecte, j'ai + rencontré un gentleman qui me dit qu'il est en route pour + Londres; je saisis l'occasion de vous écrire. J'aurai quelques + lambeaux de loisir dans la journée, au milieu de notre horrible + affairement et de notre agitation, et je tâcherai de les élargir, + mais si ma lettre est aussi stupide que..., aussi bigarrée qu'un + journal, aussi brève que les grâces d'un homme affamé avant le + repas, ou aussi longue qu'un dossier du procès Douglas, aussi mal + épelée que le billet doux d'un John campagnard, aussi + affreusement écrite que la réponse qu'y fait Betty traie-vache, + j'espère que, eu égard aux circonstances, vous me + pardonnerez[1044].» + + [Note 1044: _To Dr Moore_, 14th July 1790.] + +À d'autres moments c'était la cour de justice qui, faisant son +circuit, arrivait. Ces journées-là ne valaient pas mieux. Il fallait +se présenter devant le tribunal, faire office de ministère public, +comme le font encore nos officiers des eaux et forêts, exposer les +circonstances des cas jugés, insister pour ou contre. + + «La très bonne lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire + m'est arrivée, juste comme je me plongeais dans le gouffre d'une + Cour pour fraudes d'Excise. J'émerge à l'instant du tourbillon + et, Dieu le sait, dans une condition peu propre à rendre + convenablement les mouvements de mon coeur quand je m'assieds + pour écrire à + + l'ami de ma vie, le vrai protecteur de mes vers[1045].» + + [Note 1045: _To Robert Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.] + +Une complicité générale s'étendait sur tout le pays, protégeait les +délinquants contre les recherches ou les défendait contre les +poursuites. Les paysans favorisaient les contrebandiers; les +propriétaires usaient de leur influence en faveur des paysans pris à +distiller le whiskey. C'étaient alors des tracas, des démarches pour +déjouer les recommandations et les influences. La lettre suivante +donne une idée, non seulement des fatigues, mais des difficultés du +métier de Burns, et de la façon dont il le comprenait et le +pratiquait. Elle est adressée à son supérieur, le collecteur Mitchell: + + «Monsieur, je ne manquerai pas d'aller voir le capitaine Riddell + ce soir. Je désire et je prie que la déesse de la justice en + personne puisse apparaître parmi nos honorables juges, simplement + pour leur dire un mot à l'oreille: que la compassion pour le + voleur est une injustice envers l'honnête homme. Je trouve que + chaque délinquant a tant de gros personnages pour prendre son + parti, que je ne serais pas surpris si demain j'étais enfermé + dans les donjons de la loi, pour insolence envers les chers amis + des gentilshommes du pays[1046].» + + [Note 1046: _To Collector Mitchell_, Sept. 1790.] + +Oui! Un dur et ingrat métier! Et la besogne était d'autant plus +difficile que la division avait été pendant longtemps négligée![1047] +À ces fatigues, à ces tracas plus incompatibles encore avec sa nature, +qu'on ajoute ses fatigues et ses tracas de fermier, la direction du +travail, les ventes, les cassements de tête de tout genre. Il est +douteux qu'il y eût suffi, même si, après ses courses et en dehors de +son travail, il avait trouvé le repos d'esprit complet et immédiat. +Sous cette existence harassante s'agitaient et se heurtaient encore +ses préoccupations poétiques, l'impatience, la colère, le +découragement de ne pas avoir de loisirs. + + [Note 1047: Voir la lettre _to Robert Graham_, 4th Sept. + 1790.] + +Il était exténué par tout cela. Dès ses débuts dans l'Excise, dès les +premiers jours, il se plaint d'être épuisé par ce terrible métier. Ses +lettres deviennent la lamentable litanie d'une irrémédiable lassitude. +On sent un homme, qui, entassant fatigue sur fatigue, sans que jamais +un repos lui permette de s'en défaire, va grevant sa force de +résistance, et fait chaque jour des emprunts d'énergie. C'est +l'angoisse, l'indicible, l'incurable angoisse de tant de pauvres +hommes, employés, ouvriers, qui sentent leur réserve d'action +décroître, qui traînent, avec des forces diminuées, une vie plus +pesante, qui sentent expirer en eux l'espoir, la pensée même de sortir +d'une pareille lassitude, et qui marchent toujours. C'est une des plus +épouvantables tristesses qui puissent ronger l'âme humaine, une des +plus injustes, des plus odieuses, des plus criminelles, des plus +exécrables cruautés de la vie, une des infamies du destin. + + «Je vous aurais écrit plus tôt, mais je suis tellement bousculé + et fatigué par mes affaires de l'Excise que je puis à peine + rassembler assez de résolution pour faire l'effort d'écrire à qui + que ce soit[1048].» + + [Note 1048: _To William Burns_, 10th Nov. 1789.] + + «Je suis harassé de fatigue à en mourir. Ces deux on trois + derniers mois je n'ai pas fait moins de 200 milles à cheval par + semaine en moyenne. J'ai fait peu de chose en fait de + poésie[1049].» + + [Note 1049: _To Nicol_, 9th Feb. 1790.] + + «Non! je ne dirai pas un mot d'apologie ou d'excuse pour ne pas + vous avoir écrit. Je suis un pauvre diable de jaugeur, misérable + et maudit, condamné à galoper au moins 200 milles toutes les + semaines, à inspecter de sales réservoirs et des barils couverts + d'écume. Où trouverais-je le temps d'écrire et le moyen + d'intéresser qui que ce soit[1050].» + + [Note 1050: _To Peter Hill_, 2nd Feb. 1790.] + +Les mêmes allusions reviennent constamment et se continuent. + + «C'est à cause de la presse sans trêve de mes occupations que je + ne vous ai pas écrit, Madame, depuis longtemps....[1051]» + + [Note 1051: _To Mrs Dunlop_, 25th Jan. 1790.] + + «Après une longue journée de labeur, de tourment et de souci je + m'assieds pour vous écrire[1052].» + + [Note 1052: _To Mrs Dunlop_, 8th Aug. 1790.] + + «Pardonnez-moi, mon jadis cher et toujours cher ami, mon semblant + de négligence. Vous ne pouvez pas, assis chez vous, vous imaginer + la vie affairée que je mène.... J'ai déposé ma plume d'oie et + battu ma cervelle pour y trouver une comparaison; j'ai pensé à + une commère de campagne, un jour de baptême; à une promise, le + jour de marché qui précède son mariage; à un clergyman orthodoxe, + le jour de la communion de Paisley; à une putain d'Édimbourg, un + samedi soir; à un tavernier, le jour d'un dîner d'élection, etc., + etc., mais la comparaison qui flatte le plus ma fantaisie est + celle de ce gredin, de ce chenapan de Satan qui, comme nous dit + l'Écriture-Sainte, circule ça et là comme un lion rugissant, + cherchant, guettant qui il dévorera[1053].» + + [Note 1053: _To Alex. Cunningham_, 8th Aug. 1790.] + +Ce qu'il y avait de plus redoutable pour lui n'étaient pas les +fatigues et les tracas qu'il rencontrait dans ses fonctions. On sait à +quelles prévenances et sollicitations sont exposés, surtout dans les +campagnes, les employés des services publics. Les compagnons d'Excise, +avec lesquels Burns faisait souvent ses tournées, étaient des hommes +qui, pour la plupart, avaient la grossière capacité de boisson de +l'époque. Quand ils arrivaient le soir à l'auberge, fatigués et +mouillés, on ne connaissait pas de meilleur remède pour chasser le +brouillard que les vapeurs d'un grog de whiskey. Burns eût sans doute +pu résister à cet entraînement du métier, s'il avait été un employé +ordinaire. Mais, partout où il arrivait, il était attendu, accueilli +et fêté. On l'arrêtait au passage. «Du château au cottage, dit un de +ceux qui l'accompagnèrent souvent dans ses excursions, chaque porte +s'ouvrait à son approche, et le vieux système d'hospitalité à +outrance, qui prévalait alors, rendait presque impossible à un invité, +aussi sobrement qu'il fût disposé, de se lever de table dans le même +état qu'il s'y était assis. Si Burns passait sur une grand'route, le +fermier abandonnait ses moissonneurs et trottait à côté de Jenny +Geddes, jusqu'à ce qu'il eût persuadé au poète que le jour était assez +chaud pour demander quelque rafraîchissement. S'il arrivait dans une +auberge à minuit quand tout le monde était couché, la nouvelle de son +arrivée circulait de la cave au grenier et, en moins de dix minutes, +l'aubergiste et ses hôtes étaient assemblés autour du feu, on +apportait le plus large bol et on chantait: + + «Que cette nuit soit à nous, qui sait ce qui vient demain[1054]!» + + [Note 1054: Lockhart. _Life of Burns_, p. 204.] + +En même temps, de toutes parts, de tous les coins de sa vie, sortaient +des embarras et des tristesses qui le dévoraient. Ses appréhensions à +propos de sa ferme étaient devenues une certitude. «J'ai fait mention +à my lord de mes craintes concernant ma ferme. Ces craintes étaient en +vérité trop réelles; c'est un marché qui m'aurait ruiné sans cette +heureuse circonstance que j'ai obtenu un poste dans l'Excise[1055].» +Il n'y avait plus à douter, plus à espérer. C'était de ce côté-là une +partie perdue. Et comment aurait-il pu en être autrement? Même quand +il se donnait tout entier à ses devoirs de fermier, l'entreprise ne +prospérait guère. Depuis que son emploi nouveau l'emmenait tous les +jours loin de chez lui, les choses allaient à l'abandon. Qu'est-ce +qu'une ferme sans l'oeil du maître, et d'un maître vigilant? Jane +n'était pas femme à faire marcher la maison, en l'absence de son mari. +«Sa ferme, dit Currie, fut en grande partie abandonnée aux +domestiques. On pouvait, à la vérité, le voir pendant le printemps +conduire la charrue, travail auquel il excellait, ou avec un drap +blanc, contenant ses semences de blé, passé sur l'épaule, marcher à +pas longs et mesurés le long de ses sillons ouverts et répandre le +grain dans la terre. Mais sa ferme avait cessé d'occuper la plus +grande partie de ses soins ou de ses pensées. Ce n'était plus à +Ellisland qu'on pouvait généralement le trouver[1056].» Il perdait +ainsi d'un côté une grande partie de ce qu'il gagnait de l'autre. De +cette ferme, d'où ne sortait plus de joie et où n'était plus son +travail, venaient des tracas et des tourments. + + [Note 1055: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.] + + [Note 1056: Currie. _Life of Burns_, p. 46.] + + +III. + +MISÈRE, TRISTESSE, FAUTES. + +Naturellement la gêne arrivait. Il y avait quelque temps qu'elle +rôdait autour de la maison. De sa main décharnée elle ouvrit la porte +et entra. Hélas! elle ne devait plus ressortir. Déjà au commencement +de l'année, il disait à un de ses amis, pour s'excuser de lui écrire +sur du papier grossier: «Quand je serai plus riche, je vous écrirai +sur du papier à tranches dorées, pour racheter cette feuille-ci. Pour +le moment chaque guinée doit faire la besogne de cinq chez votre +fidèle, pauvre, mais honnête ami[1057].» Maintenant les embarras +d'argent devenaient plus fréquents, plus pressants. Alors commence +cette sourde lutte, la lutte quotidienne, incessante, odieuse, qui use +l'esprit par des préoccupations, des exaspérations sans trêve; les +discussions avec les besoins, les marchandages pied à pied avec chaque +dépense, les débats avec les nécessités journalières auxquelles il +faut faire prendre patience, les emportements contre les nécessités +brutales qui se montrent au dépourvu, une attention énervante à +déjouer la fuite sournoise de l'argent, les agacements à propos des +petites privations, les colères contre les grosses, la maussaderie des +semaines besoigneuses, l'attente fiévreuse du jour de traitement, la +contrainte, l'irritabilité d'une parcimonie constante, toutes les +difficultés, les humeurs, les acrimonies que la pauvreté apporte dans +son maigre giron. S'il y avait un homme à qui ces tiraillements +dussent être intolérables, c'était à Burns. Il s'y ronge et s'y +dévore. + + [Note 1057: _To Peter Hill_, 2nd April 1789.] + + Je pourrais vous écrire à propos de fermage, de constructions, de + marchés, mais mon pauvre esprit perdu est si déchiré, si harassé, + si torturé, si excédé, par cette tâche des superlativement damnés + de faire faire à _une guinée l'ouvrage de trois_, que je déteste, + que j'abhorre le seul mot «d'affaires». Il me donne des attaques + de nerfs[1058]. + + [Note 1058: _To Provost Maxwell_, 20th Dec. 1789.] + +Parfois l'humiliation plus lourde d'une dette le met dans un état +terrible. Il s'exaspère, il s'emporte et exhale sa fureur en +imprécations qui s'en prennent à l'ordre social. + + Prenez ces trois guinées-ci et mettez-les en face de ce maudit + compte que j'ai chez vous, et qui, depuis cinq ou six mois, me + bâillonne la bouche. Il m'est aussi difficile d'écrire un + chef-d'oeuvre que d'écrire des excuses à un homme à qui je dois + de l'argent. Ô la suprême malédiction de forcer trois guinées à + faire l'office de cinq! Non! tous les travaux d'Hercule, non! les + trois siècles de servitude des Hébreux en Égypte, n'étaient pas + une chose aussi insurmontable, une tâche aussi infernale. + + Pauvreté! toi demi-soeur de la Mort, toi cousine germaine de + l'Enfer! Où trouverai-je une énergie d'exécration égale à tes + démérites? À cause de toi, le vieillard vénérable, quoique dans + cette perfide obscurité il ait blanchi dans la pratique de toutes + les vertus qu'enveloppent les cieux, maintenant chargé d'ans et + de misère, implore un peu d'aide pour soutenir son existence, + auprès d'un fils de Mammon, au coeur de pierre, dont la + prospérité a été un soleil sans nuage; et il ne trouve que refus + et anxiété. À cause de toi, l'homme sensible, dont le coeur est + ardent d'indépendance et tendre de sensibilité, languit + intérieurement d'être négligé, ou se tord, dans l'amertume de son + âme, sous le mépris de la richesse arrogante et dure. À cause de + toi, l'homme de génie, que sa mauvaise étoile et son ambition + font asseoir à la table des gens distingués et relevés, doit + voir, dans un silence douloureux, ses observations négligées, sa + personne dédaignée, tandis que la grandeur imbécile, dans ses + essais idiots pour faire de l'esprit, trouve la faveur et + l'applaudissement[1059]. + + [Note 1059: _To Peter Hill_, 17th Jan. 1791.] + +Avec cette défiance et presque cette pusillanimité que la pauvreté +finit par jeter dans les âmes les plus robustes, la vie lui semblait +perfide et dangereuse. Jugeant d'après lui-même, il songeait +tristement à ce que serait la vie de ses enfants et cette pensée +accroissait encore sa détresse. + + Quel chaos d'agitation, de changements et de hasards est ce + monde-ci, quand on y réfléchit de sang-froid. Pour un père, qui + connaît lui-même le monde, la pensée qu'il aura des fils à y + laisser doit le remplir de terreur; mais s'il a des filles, cette + perspective, dans ces moments pensifs, est capable de le frapper + d'épouvante[1060]. + + [Note 1060: _To William Dunbar_, 14th Jan. 1790.] + +Ainsi il voyait tout sombre autour de lui et devant lui. + + * * * * * + +Les fatigues excessives qu'il subissait ne tardèrent pas à disloquer +sa santé. Il semble qu'il ait été pris d'un grand épuisement, d'un +abattement, où son système nerveux, trop surmené, se vengeait et le +torturait. Dès le milieu de décembre 1789, il écrivait à Mrs Dunlop +une lettre pleine de ses souffrances. + + «Je pousse des gémissements dans les souffrances d'un système + nerveux délabré...; depuis près de trois semaines, je suis si + malade d'une migraine nerveuse, que j'ai été obligé de renoncer à + mes livres de l'Excise, étant à peine capable de soulever la + tête, encore moins de parcourir à cheval, une fois par semaine, + dix paroisses perdues dans des moors. Qu'est-ce donc que l'homme? + Aujourd'hui, dans une santé luxuriante, s'enivrant de la + jouissance de la vie; dans quelques jours, peut-être dans + quelques heures, accablé sous le pénible sentiment d'exister, + comptant les pas lents des moments pesants par des répercussions + d'angoisse, sans vouloir accepter ou sans pouvoir obtenir + quelqu'un qui le console. Le jour succède à la nuit, et la nuit + au jour, lui ramenant, comme une malédiction, cette vie qui ne + lui donne aucun plaisir; et cependant le terme terrible et sombre + de cette vie est quelque chose devant quoi il recule. + + Dites-nous, ô morts! + Est-ce qu'aucun de vous, par pitié, ne révélera le secret + De ce que vous êtes, de ce que nous serons bientôt? + Il n'importe!--un temps court + Nous fera aussi savants que vous et aussi muets[1061]. + + [Note 1061: _To Mrs Dunlop_, 13th Dec. 1789] + +Et un peu plus loin dans la même lettre: + + «Je suis assez enclin à penser comme ceux qui soutiennent que ce + qu'on appelle des affections nerveuses sont en réalité des + maladies de l'esprit. Je suis incapable de raisonner, incapable + de penser et, sauf à vous, je n'oserais rien écrire qui dépasse + une commande à un savetier. Vous avez trop éprouvé des maux de la + vie pour ne pas avoir de sympathie avec un misérable malade, qui + est privé de plus de la moitié des facultés qu'il possédait. + Votre bonté excusera ce griffonnage incohérent, que l'écrivain + ose à peine relire et qu'il jetterait dans le feu, s'il était + capable d'écrire quelque chose de mieux, ou même d'écrire quoi + que ce soit. + + Si vous avez une minute de loisir, prenez votre plume, par pitié + pour _le pauvre misérable_[1062]. + + [Note 1062: En français.] + +À une autre correspondante, lady Glencairn, il écrivait, vers la même +époque, ces lignes si tristes: + + «L'honneur que vous avez fait à votre pauvre poète en lui + écrivant une lettre si obligeante, et le plaisir que les beaux + vers qu'elle renfermait lui ont causé, sont venus bien à propos à + son aide, dans le triste assombrissement et le découragement + profond de nerfs malades et d'un temps de Décembre[1063].» + + [Note 1063: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.] + +Cet hiver de 1789-90 fut véritablement lugubre. Ces jours étreints par +les ténèbres, ces jours où une pâle lumière souffrante ne sert qu'à +marquer les progrès des ombres, étaient l'emblème de sa vie +intérieure. Il y avait en lui quelque chose qui répondait aux +désolations, aux lamentations des vents. La neige qui couvrait la +campagne ne tombait pas en flocons plus mornes que les lourds +désespoirs qui étouffaient son âme. Les premiers jours de Janvier +1790, au moment où l'année nouvelle apporte aux plus découragés un +instant d'espérance, il écrivait à Gilbert ces aveux navrants: + + «Cher frère, je veux profiter de l'affranchissement du port, bien + que, dans mon présent état d'esprit, je n'aie pas grand goût pour + faire l'effort d'écrire. Mes nerfs sont dans un état maudit; je + sens cette horrible hypocondrie prendre chaque atome de mon corps + et de mon âme. Cette ferme a détruit tout plaisir en moi. C'est, + à tous les points de vue, une affaire ruineuse. Mais qu'elle + aille à l'enfer! Je tiendrai bon et je lutterai jusqu'au + bout[1064].» + + [Note 1064: _To Gilbert Burns_, 11th Jan. 1790.] + +Et après avoir essayé d'écrire quelques lignes de nouvelles banales, +il interrompt brusquement sa lettre et jette sa plume avec un geste de +découragement. + + Je n'en puis plus.... Si seulement j'étais délivré de cette ferme + maudite, je respirerais plus à l'aise[1064]. + +Un an, juste un an, et déjà si loin! si loin de cette journée +confiante par laquelle s'était ouverte l'année! si loin de cette belle +lettre radieuse et bonne qui l'avait comme illuminée! Quelle descente +rapide! Dans quel lieu sombre, humide et douloureux sommes-nous donc? +Les rayons nous ont-ils si vite abandonnés? + + * * * * * + +Cette tristesse opérait en lui un désastreux travail. Tout se +désorganisait de ce qui tient une âme ensemble: l'espérance, +l'ambition, les motifs d'efforts. De l'espérance, il n'en était plus +guère question. Mais l'ambition est encore un des ressorts de la vie à +sa maturité, dans les âmes où le dévouement ne réside pas. Lorsque +l'allégresse et la spontanéité de la jeunesse ont cessé et que la vie +est pour ainsi dire étale, une ambition haute est une lumière qui +conduit l'homme jusqu'au terme. Burns pouvait en avoir une. Elle eût +été une force. Il semblait en avoir le dégoût. + + Je crois qu'une grande source de cette erreur de conduite est due + à un certain aiguillon que nous portons en nous, appelé + l'ambition, qui nous pique et nous fait gravir la colline de la + vie, non pas comme nous gravissons d'autres éminences, pour la + louable curiosité d'apercevoir un paysage plus étendu, mais + plutôt pour l'orgueil malhonnête de regarder en bas vers nos + semblables et de les apercevoir diminués, dans une situation plus + humble[1065].» + + [Note 1065: _To Alex. Cunningham_, 18th Feb. 1790.] + +La vie tout entière lui paraissait mal faite, mal combinée. C'est une +idée qui revient, dès lors, à mainte reprise, que ceux qui sont trop +sensibles, trop honnêtes ou doués d'une intelligence trop fine sont +mal pourvus pour être aux prises avec elle. Cela ne sert à rien qu'à +être pour eux une cause d'infériorité et de souffrance. + + Ne pensez-vous pas, Madame, que, chez les quelques-uns qui ont + été favorisés du ciel dans la structure de leur esprit, (car il y + en a certainement), il peut y avoir une pureté, une tendresse, + une dignité, une élégance d'âme, qui ne sont d'aucune utilité, + bien plus! qui rendent un homme incapable de cette affaire + véritablement importante de faire son chemin dans la vie?[1066] + + [Note 1066: _To Mrs Dunlop_, 10th April 1790.] + +Il dit encore avec plus de force: + + Cependant il faut reconnaître que, si vous enlevez à l'homme + l'idée d'une existence au-delà du tombeau, alors la véritable + mesure de la conduite humaine est: le _convenable_ et le + _malséant_. La vertu et le vice, en tant que dispositions du + coeur, ont, en ce cas, à peine la même conséquence et la même + valeur pour le monde en général, que l'harmonie et la dissonance + dans les modifications du son. Un sens délicat de l'honneur, + comme une oreille délicate pour la musique, peuvent quelquefois + procurer à qui les possède des délices inconnues aux organes plus + grossiers de la multitude. Cependant si on considère les âpres + grincements et les inharmoniques discordances de celte existence + mal accordée, il y a beaucoup à parier que cet individu serait + aussi heureux et qu'il serait assurément aussi respecté par les + vrais juges de la société telle qu'elle serait alors, sans une + oreille juste ou un bon coeur[1066].» + +Il en était donc à ce degré de découragement de ne plus considérer sa +supériorité comme un moyen de lutte, mais comme une cause de +souffrance. C'est une défaite douloureuse lorsqu'on fait ainsi de ses +propres qualités, non des instruments d'effort, mais des armes qu'on +retourne contre soi et dont on se blesse. Quel abandon n'est-ce pas +quand on sait mauvais gré au destin des avantages qu'il nous a +départis? C'est s'avouer vaincu, passer de l'état d'entreprise à celui +de résignation. On sent, par le même fait, qu'il perd peu à peu la +position vraie et si virile qu'il avait prise, d'affirmer qu'un homme +est ce qu'il vaut en dedans, que faire son chemin dans la vie est peu +de chose, à condition qu'on progresse en soi. C'est presque le +contre-pied des conseils de la _Vision_. + +Il en arrivait à se demander, lui qui avait jusque-là conduit ses +passions comme une charge furibonde à travers tout, s'il ne fallait +pas traiter la vie empiriquement, y appliquer une méthode pratique et, +par un tour de main habile, en tirer ce qu'elle peut offrir de bon. + + Quels étranges êtres nous sommes! Puisque nous avons une portion + d'existence consciente, également capable de goûter le plaisir, + le bonheur et l'enthousiasme, ou de souffrir la douleur, le + chagrin et la misère, il vaut sûrement la peine de rechercher + s'il n'y a pas quelque chose comme une science de la vie, s'il + n'y a pas une méthode, une économie et une fertilité d'expédients + applicables à la jouissance, ou s'il n'y a pas un manque de + dextérité dans le plaisir, qui diminue encore notre petit lot de + bonheur, et un excès, une ivresse de félicité qui mènent à la + satiété, au dégoût et à la haine de soi-même[1067]. + + [Note 1067: _To Alex. Cunningham_, Dec. 1789 (dans la lettre + du 13 Février 1790).] + +Il y a, dans ces quelques lignes, des mots bien forts. Nous ne pensons +pas qu'on ait jamais caractérisé par des termes plus décisifs cette +manipulation adroite de la vie. La sagesse des philosophes pratiques, +des plus fins connaisseurs, des amateurs les plus délicats, les plus +raffinés et les plus sceptiques de l'existence, n'a pas trouvé de +formule plus heureuse. Ne croirait-on pas entendre Montaigne quand il +expose qu'il n'est «science si ardue que de bien savoir vivre cette +vie»; qu'il faut puiser à la volupté «par soif, mais non jusqu'à +l'ivresse»; que «la mesure de la jouissance dépend du plus ou moins +d'application que nous y mettons»; qu'il y a «mesurage à jouir» la vie +et «si la faut-il étudier, savourer et ruminer[1068]»? Ce sont presque +les mêmes expressions. Mais cette mesure et les calculs, naturels en +un modéré comme Montaigne, sont nouveaux chez un fougueux comme Burns. +Ils indiquent un abaissement de vitalité qui fait regarder du côté de +la sagesse. Et c'était encore une autre façon de revenir à cette idée +qui s'établissait en lui, que la vie est indépendante de nous, en +dehors de notre création intérieure, que c'est quelque chose avec quoi +il faut compter, dont il faut être bon ménager, à quoi il faut, en +quelque manière, se soumettre. + + [Note 1068: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. XIII, _de + l'Expérience_.] + +Tous ces traits, sur lesquels on n'a peut-être pas jeté assez de +lumière, sont importants. Ils marquent la lente désorganisation d'une +âme, la fatigue, l'abaissement, qui prennent peu à peu possession, non +pas d'elle tout entière, mais de certaines parties précieuses, un +découragement par lequel s'expliquent bien des abandons, des +insouciances et des fautes, le laisser-aller d'un homme qui n'a plus +rien à perdre et se livre à la dérive. Ils marquent encore ce +changement important dans les relations d'une âme avec l'existence, +l'instant où cette figure fragile «du monde qui passe», souple et +malléable tant que notre force idéale a été intense, durcit son écorce +et agit plus sur nous, à mesure que la flamme intérieure qui la +pénétrait se ralentit et se perd en nous-mêmes. + +Par instants, il regimbait contre cette pression des choses. Il se +redressait; il rejetait ces pensées de sagesse; il voulait rester ce +qu'il avait été, l'être généreux et imprudent. Il lui semblait qu'il +aurait perdu quelque chose à cesser de l'être; et il avait raison. + + J'ai perdu toute patience avec ce vil monde, à cause d'une chose. + Les hommes sont par nature des créatures bienveillantes, sauf + quelques exemples secondaires. Je ne pense pas que notre avarice + des biens que nous nous trouvons posséder soit née avec nous; + mais nous sommes placés ici au milieu de tant de nudité et de + faim, de pauvreté et de besoin, que nous sommes réduits à la + maudite nécessité d'étudier l'égoïsme afin de pouvoir _exister_. + + Cependant, il y a dans tout siècle, quelques âmes que tous les + besoins et les maux de la vie ne peuvent abaisser jusqu'à + l'égoïsme, auxquelles ils ne peuvent même donner l'alliage + nécessaire de précaution et de prudence. Si jamais je suis en + danger de vanité, c'est lorsque je me regarde du côté de cette + disposition de caractère[1069]. + + [Note 1069: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.] + +Mais c'étaient là des révoltes qui révélaient le poids contre lequel +elles se redressaient. Il ne tirait plus ni confiance, ni joie de ces +qualités qu'il se promettait de conserver. Il les gardait par respect +pour l'homme qu'il avait été jusqu'ici et qu'il ne consentait pas à +cesser d'être. + +Dans cet accablement dont nous abat la maladie, souvent naît un +profond besoin de soutien et de tendresse. La dépendance où l'on est +des autres amortit la personnalité et mate cet égoïsme, ce quelque +chose d'absolu, qui fréquemment tient à la vigueur de la nature. +Parfois même, tout l'être se complaît à une sorte de soumission; les +caractères autoritaires y trouvent un baume, un délassement. Dans +cette rémission de l'individualité, les aspérités s'effacent; les +petites obstinations d'amour-propre, les susceptibilités, les +rancunes, toute la mauvaise poussière dont la vie ternit l'âme, +tombent. Les anciennes affections reparaissent. Souvent c'est +l'instant des pardons et des réconciliations. Le coeur, travaillé de +supplications silencieuses, se tourne vers ceux qui nous ont aimés et, +de préférence, vers ceux qui nous ont aimés dans notre force: un peu +de leur affection semble nous rendre un peu de notre ancien +nous-même; ce que nous étions continue à vivre en eux. C'est ainsi que +les malades prennent douceur à contempler, par les fenêtres, les +paysages lointains qu'ils ont parcourus. Il faut songer à ces +altérations intérieures pour comprendre une lettre de Burns à Clarinda +écrite à cette époque. Si on la compare à celle qu'il lui écrivait sur +le même sujet, juste un an auparavant, on est étonné du changement de +ton. Ce n'est plus la défense cassante, impatiente et irritée, la +justification presque impérieuse de sa conduite. Celle-ci est douce, +soumise, presque humble et contrite. Il y confesse qu'il a eu tort; il +laisse entendre qu'il s'en repent, et ces aveux, qui tiennent du +remords et du regret, ont quelque chose qui demande le pardon. Cette +lettre fut en effet un pas vers la réconciliation des deux amants. + + J'ai été en réalité malade, Madame, pendant tout l'hiver. Un mal + de tête incessant, un abattement, toutes les conséquences + véritablement misérables d'un système nerveux détraqué, ont fait + un terrible carnage de ma santé et de ma paix. Ajoutez à tout + cela qu'une carrière nouvelle, dans laquelle je suis récemment + entré, m'oblige à faire à cheval, en moyenne, deux cents milles + par semaine. Cependant, grâce au ciel, je suis maintenant en + meilleure santé. + + Il m'était impossible de répondre à votre avant-dernière lettre. + Quand vous dites à un homme que vous considérez ses lettres avec + un sourire de mépris, dans quel langage, Madame, peut-il vous + répondre? Quand bien même j'aurais conscience d'avoir eu tort--et + j'ai conscience d'avoir eu tort--cependant je ne pouvais accepter + d'être amené au repentir par des insultes. + + Je ne puis pas, je ne veux pas plaider les circonstances + atténuantes; je pourrais vous montrer comment ma conduite + imprudente, fougueuse, irréfléchie, s'est jointe à une + conjoncture d'événements malheureux, pour me jeter hors de la + possibilité de garder le sentier de la rectitude, pour m'affliger + d'une guerre irréconciliable entre mon devoir et mes souhaits les + plus chers, et pour me condamner à n'avoir de choix qu'entre + différentes espèces d'erreur et de culpabilité. + + Je n'ose pas m'abandonner plus longtemps à ce sujet[1070]. + + [Note 1070: _To Mrs Mac Lehose._ Feb. 1790.] + +N'est-il pas clair que l'âme orgueilleuse de Burns devait être bien +abattue pour être devenue si soumise? Son amour-propre, si fou à +s'enflammer, était presque mort en lui. Qui n'a pas vu des hommes +indomptables, réduits par la faiblesse, s'attendrir et devenir +doucement implorants, ne sentira pas combien cette lettre est +touchante et que de tristesse elle révèle. Chose singulière, il +joignait à cette lettre la pièce qu'il avait composée sur Mary +Campbell. Il n'est pas jusqu'à ce souvenir de Mary qui ne raconte +aussi ces retours vers le passé d'une âme qui a pris le présent en +dégoût. + + * * * * * + +Au commencement de l'année 1791, apparaît dans ses lettres une poussée +d'amertume plus âpre que jamais. Tantôt ce sont des traces de +dissatisfaction contre lui-même. + + «J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies, de + chutes, (tout autre que moi pourrait peut-être leur donner un nom + plus dur) qu'afin de rétablir un peu la balance, si peu que ce + soit, je suis disposé à faire à l'égard d'un semblable le peu de + bien qui est en mon faible pouvoir, dans le but égoïste + d'éclaircir un peu la perspective quand je jette mes regards en + arrière[1071].» + + [Note 1071: _To the Rev. G. H. Baird_, Feb. 1791.] + +Tantôt ce sont, contre la société et ses jugements injustes, des +emportements qui tiennent de la frénésie; s'attaquant à la Pauvreté, +il éclate tout à coup: + + Et ce n'est pas seulement la race des Vertueux qui a motif de se + plaindre de toi: les enfants de la Folie et du Vice, bien qu'ils + soient comme toi les fils du Mal, gémissent aussi sous ta + baguette. À cause de toi, l'homme de dispositions malheureuses et + d'une éducation négligée est condamné, jugé comme un sot pour ses + dissipations, méprisé et repoussé comme un misérable indigent, + quand ses folies, comme d'habitude, l'ont conduit à la ruine; et + quand, perdant tout principe, ses besoins le poussent à des + pratiques déshonnêtes, il est abhorré comme un manant et périt + par la justice de son pays. + + Tout différent est le sort de l'homme de famille et de fortune. + _Pour lui_, ses jeunes extravagances et ses folies sont de la + flamme et du tempérament; _pour lui_, les besoins qui en + résultent sont les embarras d'un brave garçon; et quand, pour + raccommoder ses affaires, il part avec une commission légale qui + lui permet de piller des provinces lointaines et de massacrer des + nations paisibles, quand il revient chargé des dépouilles de la + rapine et du meurtre, il vit méchant et respecté; il meurt, + scélérat et lord. Bien plus! chose pire que toutes! malheur à la + femme sans ressources! la pauvre malheureuse, qui grelotte au + coin d'une rue, attendant pour gagner les gages de la + prostitution passagère, est écrasée par les roues de la voiture + qui emporte à un rendez-vous adultère la catin à blason, celle + qui sans pouvoir invoquer les mêmes nécessités, se livre toutes + les nuits au même commerce coupable!!! + + Allons! les curés peuvent en dire ce qu'ils veulent, mais je + soutiens qu'une bonne bouffée d'exécration est à l'esprit ce que + l'ouverture d'une veine est au corps: dans l'un et l'autre les + écluses trop chargées sont merveilleusement soulagées par leurs + évacuations respectives. Je me sens bien plus à l'aise que + lorsque j'ai commencé ma lettre et je puis maintenant me mettre + au travail[1072]. + + [Note 1072: _To Peter Hill_, 17th Jan. 1791.] + +Quelle acrimonie s'amassait donc en son coeur pour qu'il fallût de +pareilles débâcles avant qu'il se sentit soulagé? De quelle plaie +secrète venait ce fiel? Ce n'était pas là le ton ordinaire d'une +critique de la société, c'était un cri de souffrance et presque de +haine. + +C'est qu'un drame, plus terrible, plus accablant que tous les autres, +se prépare lentement. C'est un drame qui va saccager son existence et +celles qui l'entourent. L'instant où il doit éclater peut être prévu; +chaque jour le rapproche. Hélas! les germes de destruction, cachés aux +débuts de son mariage, ont fait leur oeuvre. L'entente profonde et +bienfaisante, l'accord tutélaire qui protège des faiblesses ne s'est +pas établi. L'âme de l'existence commune s'en est allée. Cette union, +à laquelle ne restait plus que la routine des intérêts quotidiens et +du commerce subalterne des corps, est désagrégée. Cette maintenance +dans le devoir par le bonheur manquant, tout du même coup manquait à +Burns. Les bonnes résolutions avaient disparu comme des bornes +enlevées par des malfaiteurs nocturnes. Un jour il s'était trouvé sans +défense et prêt pour la faute. Quand nous en sommes là, nous ne durons +pas longtemps. Il passe constamment autour de nous mille fautes comme +mille maladies inaperçues. C'est notre santé qui les écarte. Dès que +nous sommes délabrés, la première qui se présente nous prend. Cela +arriva à Burns. + +Cette vie, qui l'éloignait de chez lui, offrait des occasions de +dissipations. Son «repaire» favori, lorsqu'il allait à Dumfries, était +une petite auberge qu'on appelait le _Globe_. Une nièce de +l'aubergiste, nommée Anna Park, y servait les clients. Il ne tarda pas +à avoir des relations avec elle. Il ne semble pas qu'elle eût rien de +remarquable, ni qu'elle fût au-dessus d'une servante ordinaire. «Elle +était considérée comme jolie par les clients de l'auberge, dit Allan +Cunningham, quand le vin les rendait tolérants en matière de goût; et, +comme on peut le supposer d'après la chanson, elle avait d'autres +jolies façons de se rendre agréable aux clients qu'en leur servant du +vin[1073].» Mais la faculté de découvrir chez les femmes des charmes +invisibles aux autres, qui à Lochlea déjà étonnait le froid Gilbert, +n'avait pas vieilli en Burns. Et puis, car il faut aller jusqu'au bout +et ne rien dissimuler, il menait un genre de vie dans laquelle on +finit par prendre goût aux aventures d'auberge. Il descendait dans la +nature et le choix de ses passions. La délicate idéalisation, qui +n'exclut rien mais qui embellit tout et rend un amour complet, +s'épaississait et s'affaissait jusqu'à toucher l'élément inférieur et +grossier. Ce dernier était ici presque seul au jeu; il ne restait plus +dans le fond du verre que le fond de l'ivresse. Burns allait la même +voie que Musset. + + [Note 1073: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 107 et + 431.--Scott Douglas, tom. II, p. 294.] + + Hier j'ai bu une pinte de vin, + Là où personne ne m'a vu; + Hier, ici, sur ma poitrine, reposaient + Les boucles d'or d'Anna. + + Le juif affamé dans le désert + Goûtant avec joie sa manne, + Ce n'était rien près du miel de bonheur + Que je goûtais sur les lèvres d'Anna. + + Vous autres, monarques, prenez l'Est et l'Ouest, + De l'Indus à la Savane, + Donnez-moi, dans mon étreinte serrée, + Le beau corps souple d'Anna. + + Alors je mépriserai tes charmes impérieux, + Impératrice ou sultane, + Près des extases mourantes que dans ses bras + Je donne et je reçois, avec Anna. + + Va-t-en, toi éclatant Dieu du jour, + Va-t-en, toi pâle Diane, + Vous toutes étoiles, allez cacher vos rais scintillants, + Quand je dois retrouver mon Anna! + + Viens, dans ton plumage de corbeau, ô nuit, + (Soleil, Lune, Étoiles, retirez-vous tous) + Et apporte-moi une plume d'ange pour écrire + Mes transports avec Anna. + + + Post-scriptum. + + L'Église et l'État peuvent s'unir pour dire + Que je ne dois pas faire ces choses-là; + L'Église et l'État peuvent aller au diable, + Et moi, j'irai à mon Anna. + + Elle est la lumière de mon oeil, + Vivre sans elle, je ne le puis; + N'aurais-je sur terre que trois souhaits, + Le premier serait mon Anna[1074]. + +[ Note 1074: _The Gowden Locks of Anna._] + +Qui ne sent, dans ces dernières strophes, le défi, la bravade +agressive de l'homme qui essaie de prendre les devants et de bafouer +ce qu'il redoute: le blâme qui se prépare contre lui? Et tout le reste +de la pièce, avec son âcre et brutale luxure, sans un mot qui ne +relève des sens, n'est-il pas un témoignage de cette dégradation +d'amour qui s'était faite en lui? Plus encore! on y sent ce besoin +vengeur de s'enfermer dans sa faute et d'y chercher les voluptés qui +engourdissent le malaise qu'elle fait naître. Il en était à ce point +où l'on s'enivre pour abolir le dégoût de l'ivresse, et où on cherche +à étouffer, par l'assouvissement d'un vice, l'angoisse de ce vice +même. Redoutable empirance où le soulagement d'un instant se +transforme en souffrance, qui exige à son tour pour être pansée une +blessure plus profonde, jusqu'à ce que le mal ronge et pénètre au fond +de l'être. Que de poètes ont ainsi souffert! + +Faut-il se demander comment il en était venu là? Par quel besoin +intellectuel de roman s'était-il laissé attirer? Par quelle surprise +de désir, peut-être par quelle poussée de sang échauffé par la +boisson--car il faut descendre à tout--y avait-il été brutalement +jeté? Par quelle suite de prétextes, par quels degrés de dialectique +pernicieuse et perverse avait-il accoutumé son esprit à cette pensée? +Quelle habitude invétérée de jouer avec un coeur de femme, fût-il +d'argile grossière? Quel don de poésie capable de suspendre des +rêveries à une aventure banale et qui explique la vulgarité de tant de +délicates amours de poètes? Quelle lassitude de joug et de régularité? +Quel besoin d'oublier les laideurs de la vie qu'il menait? Quel +égarement irrésistible, quelle lente approche, quel consentement libre +l'y avaient conduit? Peut-être y avait-il un peu de tout cela dans la +minute irréparable qui livrait sa vie au désordre. + +Il est probable qu'il eut avec lui des débats, qu'il se plaida des +circonstances atténuantes. On a de lui une lettre bien curieuse, qui, +d'après un rapprochement facile de dates, doit coïncider avec les +débuts de cette aventure: elle est du mois d'août 1790. Il est +impossible de ne pas remarquer avec quel sophisme subtil il confond +les désavantages de la poésie avec ceux des faiblesses, et avec quelle +adresse il les fait sortir tous du tempérament poétique. + + Il n'y a pas, parmi tous les martyrologes qui furent jamais + écrits, une histoire aussi lamentable que les vies des poètes. + Lorsqu'on compare entre eux les misérables, le criterium n'est + pas ce qu'ils sont condamnés à souffrir, mais comme ils sont + formés pour supporter. Prenez un être de notre espèce; donnez-lui + une imagination plus forte et une sensibilité plus délicate qui, + à elles deux, engendreront une lignée plus ingouvernable de + passions que celles qui sont d'ordinaire le lot de l'homme; + implantez en lui une impulsion irrésistible vers de vaines + fantaisies, telles que d'arranger les fleurs sauvages en bizarres + bouquets, découvrir la cachette du grillon, au moyen de sa + chanson bruissante, guetter les jeux des petits vairons dans + l'étang ensoleillé, ou poursuivre les intrigues des capricieux + papillons; en un mot, envoyez-le à la dérive après quelque + poursuite qui le détournera éternellement des voies du gain;--et + cependant donnez-lui, comme malédiction, un goût plus vif qu'à + tout autre homme pour les plaisirs que le gain peut acheter; + enfin remplissez la mesure de ses maux en lui inspirant un + sentiment hautain de sa propre dignité; vous aurez ainsi créé un + être presque aussi misérable qu'un poète. Ce n'est pas à vous, + Madame, que j'ai besoin d'énumérer les plaisirs féeriques que la + muse accorde pour contrebalancer ce catalogue d'infortunes. La + séduisante poésie est comme la séduisante femme; elle a été de + tous temps accusée d'égarer les hommes loin des avis des sages et + des sentiers de la prudence, de les entraîner dans les + difficultés, de les tourmenter par la pauvreté, de les marquer + d'infamie, de les plonger dans le tourbillon dévorant de la + ruine. Cependant où est l'homme qui n'est pas obligé d'avouer que + tout notre bonheur sur la terre ne mérite pas ce nom,--que même + la perspective solitaire d'une félicité paradisiaque qui hante le + saint hermite n'est que la lueur d'un soleil septentrional se + levant sur des régions glacées, en comparaison des nombreux + plaisirs, des extases indicibles que nous devons à l'aimable + Reine du coeur de l'Homme[1075]. + + [Note 1075: _To Miss H. Craik_, Aug. 1798.] + +Ces lourdes voluptés furent secouées par un cruel réveil. Quel +déchaînement de remords et de terreurs hurla tout à coup en lui le +jour où il apprit qu'Anna Park était enceinte! Il le connaissait ce +drame-là. Cette fois il le voyait plus redoutable encore. Les parents +d'Anna n'étaient peut-être pas très difficiles à apaiser, car Burns +continua à fréquenter l'auberge et à y être bien reçu. Le barde y +amenait des amis, et quand il était là, la dépense roulait. Mais si la +chose était divulguée! Il était marié; il était fonctionnaire. Quel +scandale! C'était la ruine! Il fallait à tout prix que l'accouchement +fût secret, si l'on voulait éviter la censure ecclésiastique. Anna +Park partit pour Édimbourg, où elle fut reçue chez une soeur +mariée[1076]. Le 31 mars 1791, elle y accoucha d'une fille. Comment +élever l'enfant, soutenir la mère, détourner l'argent des maigres +revenus? Quels tracas, et que les heures de l'auberge du _Globe_ +coûtaient cher! Mais les coups se succédaient rapidement, terribles! +Il paraît prouvé qu'Anna Park mourut en donnant le jour à son enfant. +Que faire, que faire de cette orpheline? Le vieux toit de Mauchline +fut encore le refuge; la vieille mère dut recevoir encore les +confidences de Robert, et verser des larmes plus amères que toutes +celles d'avant. Le bébé y fut soigné pendant quelques jours. Chose +affreuse et faite comme à dessein pour donner à ce drame toute sa +cruauté! Jane Armour était elle-même au terme d'une grossesse. Elle +accoucha le 9 avril, dix jours après, d'un fils. Attendit-on, pour lui +causer cette souffrance, que la crise fût passée, et la joie d'un fils +né d'elle fut-elle empoisonnée par cette nouvelle? ou bien savait-elle +tout auparavant et dut-elle traverser les douleurs de l'enfantement +avec une âme saignante? + + [Note 1076: Scott Douglas, tom. II, p. 294.] + +Jane Armour fut admirable. Elle agit comme une femme d'un grand coeur. +Elle se fit apporter la fille, et sur la même poitrine, du même lait, +nourrit les deux enfants. Lorsque son père, qui était venu la voir, +lui demanda, en les apercevant dans le même berceau, si elle avait +encore des jumeaux, elle lui répondit qu'elle soignait l'enfant d'une +amie malade. Elle éleva la fille d'Anna Park, au milieu de ses fils, +avec des soins maternels, jusqu'au moment où le mariage l'éloigna de +la maison. Par ce trait de clémence héroïque et dévouée, sa mémoire +demeure adorable. Quelles qu'aient été ses défaillances dans les +commencements de sa liaison avec Burns, tout disparaît dans la beauté, +dans la splendeur, dans la grâce de ce pardon[1077]. + + [Note 1077: R. Chambers, tom. III, p. 254.] + +Jane Armour ne fut pas sans sa récompense. Burns, éclairé par cette +générosité, eut vers elle, vers cette âme qu'il n'avait pas connue +tout entière jusque-là, un élan de vraie et haute tendresse. On a de +lui une lettre écrite le 11 avril, à Mrs Dunlop, dans laquelle il +exprime pour sa femme des sentiments presque nouveaux. Il avait parlé +d'elle avec plus de passion; jamais encore avec cette affection, cette +place accordée aux qualités morales et cette sorte de respect. La +reconnaissance y perce pour «la simplicité d'âme» et «la douceur +toujours prête à céder», qui semblent avoir été les principes de la +belle action de Jane. Cet éloge a comme un enthousiasme contenu. Ce +n'était plus la femme qu'il adorait mais ce coeur modeste, dont il +venait, à sa confusion, d'avoir la révélation. + + Samedi dernier, au matin, Mrs Burns m'a fait présent d'un beau + garçon, plutôt plus gros mais pas si joli que votre filleul + l'était au même moment de sa vie.... Mrs Burns reprend des forces + et s'est mise aujourd'hui à son déjeuner, comme un moissonneur + qui revient des champs. C'est le privilège particulier et le + bonheur de nos filles saines et vivaces, qui sont nourries parmi + _les foins et les bruyères_. Nous ne pouvons pas espérer cet + esprit hautement poli, cette charmante délicatesse d'âme, qu'on + trouve dans le monde féminin, parmi les rangs plus élevés de la + vie, et qui est certainement et de beaucoup le charme le plus + captivant de la fameuse ceinture de Vénus. C'est véritablement un + trésor si inestimable que, lorsqu'on peut le posséder dans sa + céleste pureté native, sans la tache de quelqu'une des maintes + nuances d'affectation, sans l'alliage de quelqu'une des maintes + sortes de caprice, je le déclare devant le ciel, je pense que ce + trésor serait acheté bon marché au prix de tous les autres biens + terrestres. Mais comme cette créature angélique est, j'en ai + peur, extrêmement rare dans toutes les conditions et rangs de la + vie, et qu'elle est tout à fait refusée aux miens, nous autres + chétifs mortels devons nous contenter de ce qui vient + immédiatement après dans l'excellence féminine. Nous pouvons + fournir un corps et un visage aussi beaux que n'importe quel rang + de vie, une grâce rustique et naturelle, une modestie sans + affectation et une pureté sans souillure, un esprit naturel et + les rudiments du goût, une simplicité d'âme qui ne soupçonne pas, + parce qu'elle ne les connaît pas, les voies obliques d'un monde + égoïste, intéressé et fourbe, et le plus grand charme de tout, + une douceur de caractère toujours prête à céder et une généreuse + chaleur de coeur, reconnaissante de l'amour que nous donnons et, + en retour, brûlant d'une ardeur plus qu'égale; toutes ces + qualités avec un corps sain, une constitution solide et + vigoureuse, tels que vos rangs élevés peuvent à peine espérer + l'avoir, sont les charmes adorables de la femme dans mon humble + sphère de vie[1078]. + + [Note 1078: _To Mrs Dunlop_, 14th April 1791.] + +On aime à imaginer que ces mots ne sont que l'écho affaibli d'autres +mots qu'il versa devant elle, avec ferveur et avec larmes, avec de +solennelles promesses. Si jamais elle fut près d'être aimée par lui +d'un amour de coeur, ce fut alors. La pauvre fille, ordinaire et +faible, s'était développée en une noble femme. Elle n'avait pas les +dons de surface et ces localisations partielles et rapides +d'individualité qui font l'intelligence, l'esprit, tout ce qui saisit +les choses par un point précis. Mais elle avait un fond de bonté +élémentaire, instinctive, ingénue, qui est plus profonde que cela et +supporte la vie entière. Au contact de cet homme supérieur qu'elle +aimait à sa manière, d'une manière superbe, avec soumission, avec +acceptation, avec abandon et oubli d'elle-même; par les souffrances +mêmes qu'elle avait reçues de lui, elle s'était ennoblie. Elle avait +mérité de lui cet hommage qui restera sa couronne. Elle était +désormais son égale. C'est trop peu dire! Sa générosité la plaçait +au-dessus de lui; c'était à lui maintenant à faire effort pour +atteindre jusqu'à elle. Pauvre Burns! Que le génie lui-même est peu de +chose en face de la bonté! Celle-ci est plus divine que tout. + +Malgré ce rayon, cette lamentable histoire n'en était pas moins une +calamité dans l'existence des deux époux. Pour Jane c'était le +renversement de son modeste rêve; c'était la foi mutuelle rompue, la +confiance perdue, et ce je ne sais quoi d'étranger d'introduit dans le +mystère du foyer, qui ressemble à une souillure. Il n'y avait pas +jusqu'à la simultanéité de deux naissances qui ne dût lui être une +pensée affreuse. Si elle tentait de la chasser, les deux bébés sur sa +poitrine la lui rappelaient sans cesse. Son chagrin s'alimentait à son +dévoûment même. Cependant il est probable qu'elle fut encore la moins +à plaindre des deux. Peut-être lui arriva-t-il ce qui arrive aux âmes +d'une bonté parfaite: leur douceur gagne jusqu'aux douleurs qui les +pénètrent. Le pardon commence son bienfait en celui qui pardonne. La +naïve mansuétude de Jane mit son baume aux blessures mêmes par +lesquelles elle coulait. + +Les plus désastreux effets se produisirent dans Burns. Son âme entière +était un chaos de remords, de honte et de colère. Il était bon et le +mal qu'il causait devait le torturer. Par sa faute, les larmes étaient +entrées dans la maison; un surcroît de gêne s'ajoutait à celle dont +ils souffraient déjà. Il portait en lui l'expression résignée de Jane; +l'enfant dont elle avait soin lui était un reproche continuel. Et +quelle horreur plus affreuse devait l'envahir, quand il pensait à la +pauvre fille enterrée à Édimbourg! Quelles agonies de remords, quels +déchirements lui torturaient le coeur, quand il songeait à ce malheur, +presque égal à un crime, si les fautes se mesurent aux souffrances +qu'elles répandent! Sans relâche, il devait être poursuivi par cette +idée. Elle est redoutable et vengeresse. Ce n'était peut-être là que +la meilleure partie de sa souffrance. Il était impossible que des +désordres plus pernicieux ne minassent pas sa personnalité. C'est une +fatigue accablante que cette réprobation intérieure qui sourd de +nous-même. Elle empoisonne nos meilleurs moments; elle lasse la pensée +par un bourdonnement incessant. Nous essayons d'étouffer cette petite +voix; nous nous emportons; mais, quand nos emportements fatigués +baissent, elle redit les mêmes choses. Après quelque temps une âme en +est excédée. À cette fatigue s'ajoute celle d'un travail continuel et +vain, toujours repris comme celui d'un problème insoluble qui s'est +emparé de nous, l'obsédante fatigue de se forger des excuses, et la +perplexité, le harassant vacillement de l'esprit entre ses sophismes +et ses reproches. Et puis encore--et c'était peut-être le dernier +cercle de l'enfer qu'il portait en lui--il y avait l'humiliation qu'il +ne pouvait manquer d'éprouver. Si bonne que fût Jane, bien plus, à +cause de cette bonté même, il devait courber le front. Il était +amoindri chez lui, à son propre foyer. Peut-être jamais un mot +n'exprima cette confusion. Le silence même la rendait plus écrasante. +Entre toutes les douleurs c'était celle-là dont son esprit souffrait +le plus. Toutes ces choses fermentaient en lui, aigrissaient son +orgueil, mordaient son énergie, épuisaient et délabraient son âme, +poussaient en tous sens de profonds ravages. + +Par instants, quand il y tombait du dehors un reproche, une allusion, +toutes ces rancoeurs entraient en effervescence, bouillonnaient, +remplissaient son âme de vapeurs noires et âcres, et débordaient en +colères, en imprécations, et, terme terrible, en une sorte de haine +farouche. + + Dieu aide les fils de la Pauvreté! Haïs et persécutés par leurs + ennemis, et trop souvent (hélas! presque sans exception toujours) + reçus par leurs amis avec un manque de respect insultant et des + reproches qui percent le coeur, sous le mince déguisement d'une + froide politesse et de conseils humiliants. Oh! être un vigoureux + sauvage traversant, dans l'orgueil de son indépendance, les + solitudes sauvages de ses déserts, plutôt que d'être dans la vie + civilisée et d'attendre en tremblant une subsistance, précaire + comme le caprice d'un semblable! Chaque homme a ses vertus, et + pas un homme n'est sans fautes. Maudits soient le privilège et la + franchise de l'amitié qui, à l'heure de ma calamité, ne peut me + tendre une main secourable sans désigner en même temps mes fautes + et assigner leur part dans ma détresse présente. Mes amis, car + c'est ainsi que le monde vous nomme, et c'est ce que vous-mêmes + pensez être, omettez mes vertus, si cela vous plaît, mais aussi + épargnez mes folies: les premières porteront dans mon sein + témoignage d'elles-mêmes; les secondes tortureront assez un coeur + sincère, sans vous. Puisque dévier plus ou moins des sentiers de + la convenance et de la droiture est fatalement une chose + inhérente à la nature humaine, ô Fortune, mets en mon pouvoir de + payer toujours de ma propre poche, la pénalité de mes erreurs! Je + n'ai pas besoin d'être indépendant afin de pécher; mais je veux + être indépendant dans mon péché[1079]. + + [Note 1079: _To Alex. Cunningham._ 11th June 1791.] + +En même temps sa haine pour son métier allait s'accroissant. Il +s'exaspérait contre ce que ses fonctions avaient de cruel. Il les +accomplissait, malgré lui, avec répugnance. Le dégoût qu'il avait +prévu était bien là. Il écrivait des lettres comme celle-ci qui, avec +son épigraphe, montre la part que son bon coeur avait dans l'horreur +qu'il éprouvait pour ses fonctions. + + Béni celui qui avec bonté + Considère le cas du pauvre. + + Je vous ai cherché par toute la ville, bon Monsieur, pour savoir + ce que vous avez fait ou ce qui peut être fait pour le pauvre + Robie Gordon. L'heure est venue où il me faut assumer l'exécrable + office de rabatteur vers les limiers de la Justice et lâcher les + fils de charogne... sur le pauvre Robie. Je pense que vous pouvez + faire quelque chose pour sauver le malheureux et je suis sûr que + si vous le pouvez vous le voudrez[1080]. + + [Note 1080: _To Alex. Fergusson._ Sept. 1790.] + +Et encore cette autre imprécation: + + Je suis un misérable diable, harassé, usé jusqu'à la moelle par + le frottement de tenir les nez des pauvres cabaretiers sur la + meule de l'Excise. Comme le Satan de Milton, pour des raisons + particulières, je suis forcé + + De faire ce que, bien que damné, j'abhorrerais[1081], + + et n'était qu'un couplet ou deux d'honnête exécration.... + + [Note 1081: _To Dr James Anderson._ Aug. 1790.] + +Par là encore sa vie était en désarroi et désajustée. Des accidents +corporels vinrent mettre la dernière main à cette cruelle situation. +Toute l'année 1791 ne fut pour le pauvre poète qu'une suite de chutes +de cheval, de membres meurtris ou brisés. Au mois de janvier, il tomba +une première fois; il écrit à Mrs Dunlop, le 7 février: + + Quand je vous aurai dit, Madame, que par suite d'une chute, non + de mon cheval, mais avec mon cheval, j'ai été estropié quelque + temps et que c'est aujourd'hui la première fois que je puis me + servir de mon bras et de ma main pour écrire, vous conviendrez + que c'est une trop valable excuse pour un silence qui semblait de + l'ingratitude. Je commence maintenant à aller mieux et je suis + capable de rimer un peu, ce qui implique un peu d'aise et de + soulagement, car je ne puis penser que l'esprit le plus poétique + soit capable de composer sur le chevalet[1082]. + + [Note 1082: _To Mrs Dunlop._ 7th Feb 1791.] + +Vers la fin de mars, il fit une nouvelle chute et cette fois se cassa +le bras. Il écrit en avril: + + Un jour ou deux après avoir reçu votre lettre, mon cheval tomba + avec moi et me fractura le bras droit. Comme ceci est le premier + service que mon bras me rend depuis mon accident, je suis + incapable de vous remercier de votre protection et de votre + amitié autrement qu'en termes généraux[1083]. + + [Note 1083: _To Alexander Fraser Tytler._ April 1791.] + +Vers la fin de l'été ou le commencement de l'automne, il tomba de +nouveau et se meurtrit la jambe. Il semble avoir souffert beaucoup de +ce dernier accident. Il disait à Peter Hill, le libraire: + + Je n'ai jamais été plus incapable d'écrire. Un pauvre diable, + cloué sur un fauteuil, qui se tord dans la souffrance, avec une + jambe meurtrie sur un escabeau devant lui, est vraiment en bonne + situation pour dire des choses brillantes[1084]. + + [Note 1084: _To Peter Hill._ Oct. 1791.] + +Et à un autre correspondant il envoyait à propos de la même blessure +«plein ma feuille de gémissements qui me sont arrachés dans mon +fauteuil[1085]». + + [Note 1085: _To Robert Graham of Fintry._ Oct. 1791.] + +On croirait qu'il faisait des courses furibondes, qu'il poussait sa +monture comme un forcené. Presque toutes ces chutes sont, en effet, +faites avec le cheval. La pauvre bête surmenée galopait tant qu'elle +tombât. Encore ne sont-ce là que les chutes qui marquaient. Il lui en +arrivait d'autres à chaque instant. + + Pour ma part, j'ai galopé sur mes dix paroisses, pendant les + quatre derniers jours, jusqu'à ce moment, où je viens de + descendre de cheval, ou plutôt, où mon pauvre squelette d'âne de + cheval vient de me déposer à terre, car le pauvre diable s'est + mis une dizaine de fois à genoux, pendant les vingt derniers + milles, me disant à sa façon: «Vois, ne suis-je pas ta fidèle + rosse de cheval, sur lequel tu as chevauché tant d'années....» + Bref, Monsieur, j'ai fourbu mon cheval et je me suis presque + rompu le cou, sans compter quelques dommages à une partie que je + ne nommerai pas, grâce à une selle qui a le coeur dur comme une + pierre[1086]. + + [Note 1086: _To Collector Mitchell._ Sept. 1790.] + +Il galopait à se rompre le cou. Était-ce la nécessité de faire vite sa +besogne? Était-ce cet âpre besoin de mouvement et d'étourdissement par +lequel on espère fuir ces soucis sombres qui sont assis derrière le +cavalier? Étaient-ce de ces furieuses chevauchées d'ivresse, comme +celle qui avait failli lui être funeste dans les Hautes-Terres? + + * * * * * + +Enfin, pour compléter ce chaos, vers le milieu de cette même année, au +mois d'août 1791, on trouve une lettre à Clarinda qui, à la suite de +leur demi réconciliation, lui avait envoyé des vers sur _La +Sympathie_. Il lui disait: + + J'ai lu votre très beau mais très pathétique poème--ne me + demandez pas combien de fois et avec quelles émotions. Vous savez + que «j'ose _pécher_ mais non pas _mentir_!» Vos vers arrachent + cette confession du plus profond de mon âme--je le dirai, + répétez-le si vous le voulez--que j'ai plus d'une fois été la + victime d'une conjoncture maudite de circonstances et que pour + moi vous devez être à jamais + + Chère comme la lumière qui visite ces tristes yeux[1087]. + + [Note 1087: _To Mrs Mac Lehose._ Aug. 1791. Ce vers a déjà + été cité dans sa correspondance avec Clarinda.] + +Il lui envoyait sa pièce sur Marie Stuart et il y ajoutait ces mots +qui étaient redevenus de tendresse. + + Telles furent, ma chère Nancy, les paroles de l'aimable mais + malheureuse Mary. L'infortune semble prendre un plaisir + particulier à darder ses flèches contre «les honnêtes hommes et + les jolies fillettes». De cela vous aussi vous n'êtes que trop la + preuve; puisse votre destinée future faire une brillante + exception à cette remarque! Dans les mots d'Hamlet: + + Adieu, adieu, adieu! Souviens-toi de moi![1088] + + [Note 1088: Shakspeare. _Hamlet_, act. I, sc. 5.] + + +IV. + +LA VIE PROFONDE, LA PRODUCTION. + +Lorsqu'on suit les phases attristantes de l'histoire de Burns, c'est +un devoir de se souvenir que, devant nos jugements sociaux, quelques +instants de faiblesse ruinent tout un fonds d'honnêteté, de travail, +de bonté. Quelques écueils suffisent au mauvais renom d'une mer. +Cependant elle remplit ses fonctions dans le jeu universel: elle +contribue au flux; elle fournit aux nuées sa part d'averses +fécondantes; elle nourrit des milliers d'êtres qui grandissent dans +son sein, s'accouplent, se reproduisent, perpétuent et modifient les +espèces; elle forme des dépôts qui seront plus tard des continents +propres à des plantes nouvelles; elle a mille utilités plus profondes +et encore indiscernées; ses bienfaits sont nombreux. Mais elle a deux +ou trois récifs sur lesquels se sont brisées des galères, peut-être +chargées de soldats; elle a quelques bas-fonds où s'est enlisé un +navire qui portait peut-être de l'alcool ou de l'opium; quelquefois +elle a des tempêtes. Alors, au jugement court des hommes, elle devient +une mer malfaisante et redoutée. Ils ne pénètrent pas dans son oeuvre +continue; ils ignorent qu'il sort d'elle plus d'avantages que de +désastres, même pour eux; et ils oublient que d'ailleurs leur mesure +des choses est à leur taille. Hélas! il en est de même des vies +humaines. Quelques fautes, quelques heures d'oubli, de faiblesse, de +colère ou de passion, qui sont comme des écueils à la surface, gâtent +une existence entière. Cependant, elle aussi accomplit ses fonctions +profondes: elle est composée dans son ensemble de bonté, d'efforts, +d'aspirations vers le mieux; elle a, même en ses erreurs, des désirs +de bien, à ce point que parfois--mystère fait pour troubler!--le désir +du bien a été la cause de l'erreur; elle contient de l'amour, du +sacrifice, des dévoûments; elle contribue à la continuation physique +et au progrès intellectuel du monde. Et tous ces services sont oubliés +ou ignorés ou méconnus, à cause des quelques désordres à la +superficie, des quelques remous où l'eau est trouble. Sous +d'inexcusables torts la vie de Burns était une vie de droiture, de +travail et de bonté. Il accomplissait mieux que la plupart, mieux que +beaucoup qui se sont tenus purs de faiblesses, il accomplissait avec +une rare efficacité les tâches essentielles par lesquelles l'homme +vaut ici-bas. Et c'est une question qui est encore à décider de savoir +si les insuffisances d'action n'égalent pas les excès de passion, et +si, tout compte fait, ceux qui ont commis quelque mal mais travaillé +au bien avec énergie, ne valent pas mieux que ceux qui n'ont fait ni +mal, ni bien. + +Il avait un vrai coeur de père. C'est plaisir, dans sa correspondance, +de l'entendre parler de ses enfants, de voir ses jolis croquis de +bébés, pleins de complaisance et de tendresse paternelles, mais aussi +de perspicacité. Il avait, de Jane Armour, trois fils. L'aîné Robert +avait environ cinq ans; le second François Wallace, le filleul de Mrs +Dunlop, était né le 24 août 1789; et le troisième William Nicol, nommé +d'après le compagnon du voyage des Hautes-Terres, était venu au monde +le 9 avril 1791. Il les contemplait, les étudiait; ces petits êtres, +encore si indécis, prennent sous son regard pénétrant une +personnalité. De son aîné, il disait: + + «J'ai l'intention de l'élever pour l'église et, d'après une + dextérité innée qu'il a pour faire le mal et une certaine gravité + hypocrite avec laquelle il en considère les conséquences, j'ai de + belles espérances à son sujet, dans la carrière + épiscopale[1089].» + + [Note 1089: _To Alex. Cunningham._ 27th July 1788.] + +De son dernier, William Nicol, il disait: + + «J'ai ramassé un petit gars que, pour la force, la grosseur, la + forme, et la hauteur de la voix, je mettrais en regard de + n'importe quel gamin de Nithsdale, d'Annandale ou n'importe quel + autre dale[1090]». + + [Note 1090: _To John Somerville._ 11th May 1791.] + +Celui dont il semblait le plus satisfait était le petit Frank, le +filleul de Mrs Dunlop. Il le représente toujours comme un petit +gaillard solide. + + «Je compte qu'il ne discréditera pas le glorieux nom de Wallace, + car il a une jolie figure mâle et un corps qui ferait honneur à + un garçonnet de deux mois; il a aussi un très bon caractère, bien + qu'il ait, lorsque cela lui plaît, un flageolet à peine moins + sonore que le cor dont son immortel homonyme sonna pour donner le + signal d'enlever le boulon du pont de Sterling[1091].» + + [Note 1091: _To Mrs Dunlop._ 6th Sept. 1789.] + +Ce petit Frank apparaît vraiment comme un beau bébé et qui donnait à +son père des moments d'orgueil. + + «Je ne puis m'empêcher de vous féliciter sur sa bonne mine et sa + vitalité. Tous ceux qui le voient conviennent que c'est le plus + joli, le plus bel enfant qu'ils ont jamais vu. Moi-même je suis + enchanté du bombement viril de sa petite poitrine et d'une + certaine dignité en miniature, qu'il a dans le port de la tête et + dans le regard de son bel oeil noir; cela promet le courage + indomptable d'une âme indépendante.[1092]» + + [Note 1092: _To Mrs Dunlop._ 25th Jan. 1790.] + +Et ailleurs encore: + + «En vérité, je considère que votre petit filleul est mon + _chef-d'oeuvre_ dans ce genre de manufacture, comme je crois que + _Tam de Shanter_ est ma meilleure production en fait de poésie. + Il est vrai que l'un aussi bien que l'autre trahissent un + assaisonnement de friponnerie malicieuse dont on aurait bien pu + se passer peut-être; mais aussi ils montrent, selon moi, une + force d'originalité, un fini et un poli que je désespère de + surpasser.[1093]» + + [Note 1093: _To Mrs Dunlop._ 11th April 1791.] + +La clairvoyance avec laquelle Burns discernait ces caractères encore +en embryon est curieuse. Ce petit Frank était bien ce qu'il avait +deviné, un petit gars dur, énergique. Il n'avait pas deux ans qu'il +avait réduit son aîné en servitude, car à dix-huit mois de là son père +écrivait à son sujet: + + À propos, votre petit filleul pousse d'une façon charmante, mais + c'est un vrai diable. Bien qu'il soit de deux ans plus jeune, il + a complètement maîtrisé son frère. Robert est à la vérité la plus + douce et la plus tranquille créature que j'ai jamais vu. Il a une + mémoire très surprenante et il est tout à fait l'orgueil de son + maître[1094]. + + [Note 1094: _To Mrs Dunlop._ 24th Sept. 1792.] + +Son pronostic du caractère de Robert n'était pas moins juste, ainsi +que la vie de celui-ci le montra. N'est-il pas vrai qu'on sent bien +dans ces passages les longues contemplations de petits corps nus, les +longs aguets pour voir s'ébaucher les premiers sourires de la bouche +ou des yeux; et aussi ces secrètes satisfactions paternelles qui +éclatent au fond du coeur et l'inondent pendant un instant d'un délice +adorable qu'on ne révèle jamais entier? + + * * * * * + +D'autres fois il se laissait aller à ces flatteuses imaginations où +les pères, même fatigués et déçus par la vie, revivent, pour leurs +enfants, leurs meilleurs et leurs plus magnifiques états d'âme. Ils +redeviennent purs et confiants en ces jeunes âmes, et l'on peut dire +que c'est une des vertus salutaires de la paternité que ces moments +d'innocence restitués à des esprits qui autrement ne les auraient +jamais plus connus. Ce sentiment apparaît dans la très belle lettre +suivante: + + Je ne me rappelle pas, mon cher Cunningham, que vous et moi ayons + jamais causé sur le sujet de la Religion. J'en connais plusieurs + qui en rient comme d'une duperie par laquelle les _Quelques-uns_ + rusés mènent l'ignorante _Multitude_; ou qui tout au plus la + considèrent comme une obscurité incertaine dont les hommes ne + peuvent jamais rien savoir et dont ils seraient sots de s'occuper + beaucoup. Je ne voudrais pas chercher querelle à un homme pour + son irréligion, pas plus que pour un manque d'oreille musicale. + Je regretterais qu'il soit exclu de ce qui, pour moi et pour + d'autres, a été des sources supérieures de jouissance. C'est à ce + point de vue et pour cette raison que je veillerai à ce que l'âme + de tous mes enfants soit imbue de Religion. Si mon fils est un + homme de sentiment, de sensibilité et de goût, j'augmenterai + ainsi beaucoup ses joies. Laissez-moi me flatter de la pensée que + ce doux petit être qui, en ce moment, est en train de courir çà + et là autour de mon pupitre, sera un homme d'un coeur tendre, + ardent et brûlant, d'une imagination qui goûtera des délices avec + les peintres et des ravissements avec les poètes. Laissez-moi me + le figurer errant dans la campagne, dans la douceur du + crépuscule, pour aspirer la brise embaumée et jouir de la poussée + luxuriante du printemps, pendant que lui-même est dans la + jeunesse fleurissante de la vie. Il jette ses regards sur toute + la nature et à travers la nature, plus haut, vers le Dieu de la + nature; son âme, par de rapides gradations de délices, est + entraînée au-dessus de cette sphère terrestre, jusqu'à ce qu'il + ne puisse plus rester silencieux et qu'il éclate dans le glorieux + enthousiasme de Thomson: + + Les choses, dans leurs changements, ô Père Tout Puissant, ces choses + Ne sont que des aspects de Dieu, l'année qui se déroule + Est pleine de Toi. + + et ainsi de suite dans toute l'ardeur et l'enthousiasme de cet + hymne charmant. + + Ce ne sont pas là des plaisirs imaginaires, ce sont des joies + réelles, et je demande quelles joies parmi les fils des hommes + sont supérieures à celles-là. Et elles ont ce surcroît immense et + précieux que la vertu, consciente d'elle-même, les réclame pour + siennes, et s'en saisit pour paraître en la présence d'un Dieu + qui voit, juge et approuve[1095]». + + [Note 1095: _To Alex. Cunningham._ 25th Feb. 1794.] + +C'est, presque dans les mêmes termes, le rêve que faisait Coleridge, +sur le berceau de son fils, lorsque par cette nuit de gel silencieux, +et si calme que la mince flamme bleue ne tremblait pas sur le feu, il +voyait aussi «le cher bébé» «errer comme une brise» près des lacs, sur +les grèves sablonneuses et sous les rocs d'antiques montagnes. + + Ainsi tu verras et entendras + Les formes belles et les sons intelligibles de cet éternel langage que ton Dieu + Profère, qui, depuis toute éternité, enseigne + Lui-même en tout, et toutes choses en lui-même[1096]. + + [Note 1096: _Frost at Midnight._] + +C'est la poésie et le roman des pères. + + * * * * * + +À côté de ces fiertés on voit passer les tortures dont les maladies +des enfants font trembler l'âme des parents. + + «J'attends chaque jour le docteur qui doit inoculer la petite + vérole à votre petit filleul. Elle règne beaucoup cette année et + je tremble pour sa vie...[1097] + + [Note 1097: _To Mrs Dunlop._ 25th Jan. 1790.] + + Le pauvre petit Frank est maintenant au plus fort de la petite + vérole. Je l'ai fait inoculer et j'espère qu'elle est en bonne + voie[1098].» + + [Note 1098: _To William Burns._ 10th Feb. 1790.] + +Il connaissait les angoisses dont, même dans des circonstances +favorables, un esprit réfléchi doit souffrir, lorsqu'il prévoit les +épreuves réservées à ces chers êtres ignorants. Quel père n'a pas +essayé de pénétrer les temps qui arrivent, et même de démêler les +événements historiques, les guerres, les fluctuations sociales qui se +préparent, le front penché sur un berceau? Lequel, faisant retour sur +lui-même, n'a redouté les périls, les embûches, les chocs, dont il lui +semble que seule sa bonne étoile l'a sauvé? Ces pensées-là sont la +rançon des joies paternelles. + + De petits enfants qui attendent de vous une protection paternelle + sont une lourde charge. J'ai déjà deux beaux gaillards, bien + venants et forts; je voudrais les mettre en bonne lumière. J'ai + mille rêveries et mille plans à propos d'eux et de leur destinée + future. Ce n'est pas que je sois un utopiste dans mes projets en + ces matières; je suis résolu à ne jamais destiner un de mes fils + aux professions libérales. Je connais la valeur de + l'indépendance; puisque je ne puis donner à mes fils une fortune + indépendante, je leur donnerai sûrement une ligne de vie + indépendante. Quel chaos de tumulte, de hasard et de vicissitudes + est ce monde, lorsqu'on se met à y réfléchir sérieusement! Pour + un père qui connaît lui-même le monde, la pensée des fils qu'il + aura à y laisser doit le remplir de crainte; mais s'il a des + filles, cette perspective, dans ces moments pensifs, est capable + de le frapper d'épouvante[1099]. + + [Note 1099: _To William Dunbar._ 14th Jan. 1790.] + +Ces angoisses étaient pour lui plus vives que pour la plupart. Sa vie +et celle des siens l'avaient rendu défiant; l'avenir était un sol +maigre et désolé. Il y avait, entre ses chétives ressources et les +ambitions que sa richesse cérébrale devait naturellement lui inspirer +pour ses fils, une telle distance! C'est un plus lourd chagrin pour +un homme distingué d'esprit de penser que l'éducation de ses enfants +sera insuffisante que de savoir qu'ils seront pauvres. + + Malgré tout, grâce au ciel, je puis vivre et rimer tel que je + suis; quant à mes garçons, pauvres petits gars! puisque je ne + puis les placer à un degré aussi élevé de la vie que je voudrais, + je les établirai, si l'ordonnateur des événements m'accorde la + faveur de voir cette époque-là, sur une base aussi large et aussi + indépendante que possible. Parmi les nombreux sages proverbes qui + ont été recueillis par nos ancêtres écossais, un des meilleurs + est celui-ci: «_Mieux vaut la tête de la roture que la queue de + la gentry_»[1100]. + + [Note 1100: _To Dr Moore._ 27th Feb. 1791.] + +Il était également bon frère. On a vu qu'il avait partagé avec Gilbert +les profits de son volume. Carlyle l'en loue beaucoup. Ce qu'on n'a +pas assez indiqué c'est que ce sacrifice fut probablement la cause de +son entrée dans l'Excise. Cet argent lui aurait permis de franchir les +premières mauvaises années, les années des vaches maigres, et +d'attendre que le vent tournât. Ce serait lui faire injure que de +croire un instant qu'il fut capable de songer à le réclamer. + + J'aurais pu avoir de l'argent pour suppléer au déficit de ces + années maigres, mais j'ai, dans une ferme en Ayrshire, un frère + plus jeune et trois soeurs. Tout le surplus de ce que j'estimais + nécessaire pour mon capital de fermage a été pris pour sauver, + d'une ruine imminente, non seulement le confort mais l'existence + même de ce foyer. Ceci était fait avant que je prisse cette + ferme-ci; plutôt que d'enlever mon argent à mon frère--ce qui le + ruinerait--j'abandonnerai ma ferme et j'entrerai immédiatement au + service de vos Honneurs[1101]. + + [Note 1101: _To Robert Graham of Fintry._ 10th Sept. 1788.] + +Son plus jeune frère, Williams Burns, découragé sans doute de se faire +fermier, par l'exemple de ses deux aînés, avait appris le métier de +sellier. Il s'était mis en route pour trouver du travail. Cela ne +semble pas avoir été chose facile. Après avoir erré en plusieurs +endroits, il s'était installé à Newcastle. Pendant toutes ses +pérégrinations, Robert le suit avec une sollicitude paternelle; il lui +donne des conseils, lui écrit des lettres pleines de sages avis +pratiques, l'encourage, le soutient. Tout cela en paroles cordiales et +dignes. + + Si mes conseils peuvent vous être utiles (c'est-à-dire si vous + pouvez vous résoudre à prendre l'habitude non seulement + d'examiner votre conduite, vos façons, etc., mais aussi celle de + mettre en pratique les résolutions que cet examen fera naître + d'améliorer vos défauts), mes petites connaissances et mon + expérience du monde sont cordialement à votre service. J'avais + l'intention de vous écrire plein une feuille de conseils, mais + quelque affaire m'en a empêché. En un mot, apprenez la + _Taciturnité_. Que cela soit votre devise. Quand vous auriez la + sagesse de Newton ou l'esprit de Swift, le bavardage vous + rabaisserait aux yeux de vos semblables[1102]. + + [Note 1102: _To William Burns._ 2nd March 1789.] + +Toutes ses lettres contiennent des conseils bien choisis: + + Vous êtes au moment de la vie où l'on prend des habitudes; vous + ne pouvez éviter cela, quand vous le voudriez, et ces habitudes + vous demeureront attachées jusqu'à la fin de votre sablier. Plus + tard, même lorsqu'on est aussi peu avancé en années que moi, on + peut avoir une vue très pénétrante de ses défauts et de ses + faiblesses habituelles, mais les arracher ou même les amender est + tout autre chose. Acquis d'abord par accident, ils commencent + bientôt à devenir commodes, et avec le temps ils deviennent une + portion _nécessaire_ de notre existence[1103]. + + [Note 1103: _To William Burns._ March 10th, 1789.] + +Il lui envoie de l'argent: + + Je mets deux billets d'une guinée de la banque d'Écosse qui, + j'espère, viendront à propos. Il ne m'est pas tout à fait aussi + commode que naguère de distraire un peu d'argent, mais je connais + votre situation et, je puis le dire, à quelques égards votre + mérite[1104]. + + [Note 1104: _To William Burns._ 14th Aug. 1789.] + +Il lui répète sans cesse de ne pas se décourager et s'il ne réussit +pas, de songer au toit de son frère. + + Si vous ne réussissez pas dans vos pérégrinations, ne vous + découragez pas, ne faites pas de coup de tête, revenez vers nous + en ce cas et nous attendrons une meilleure humeur de la Fortune. + Rappelez-vous ceci, je vous en prie[1105]. + + [Note 1105: _To William Burns._ 25th March 1789.] + +Et ailleurs encore: + + Ma maison sera la maison où vous serez le bienvenu et comme je + connais votre prudence (plût au ciel que votre _résolution_ fût + égale à votre _prudence_) si, quelque part loin de vos amis, vous + étiez en besoin d'argent, vous avez mon adresse par la + poste[1106]. + + [Note 1106: _To William Burns._ 15th April 1789.] + +Williams semble avoir été un garçon timide et doux; ses lettres à son +frère, fort bien écrites du reste, sont touchantes par quelque chose +de triste et de modeste. Il n'avait pas la virilité de ses deux aînés. +Cependant il se hasarda à pousser jusqu'à Londres, espérant y trouver +du travail. Au moment où il va partir, Robert lui donne de ces clairs +avis qu'un père ne doit pas hésiter de donner à son fils, lorsque +celui-ci va se risquer dans la fournaise d'une grande ville. Et il +ajoute: + + Écrivez-moi avant de quitter Newcastle et aussitôt que vous + arriverez à Londres. En un mot, si jamais vous vous trouvez, + comme peut-être vous pourrez l'être, en peine pour un peu + d'argent, vous savez où je suis. Il ne sera pas dit que je vous + verrai vaincu, tant que vous lutterez comme un homme. Adieu! Dieu + vous bénisse![1107] + + [Note 1107: _To William Burns._ 18th Feb. 1790.] + +En même temps, il écrivit à son vieil ami Murdoch, qui était établi à +Londres, pour lui recommander son frère. Le pauvre Williams commença +dans la grande ville l'existence d'un ouvrier qui cherche de la +besogne et obtient, tantôt ici, tantôt là, quelques jours +d'occupation. On le voit errant d'atelier en atelier. Il le raconte à +son frère sur le ton doux et résigné qui lui est propre. + + J'ai trouvé du travail le vendredi après mon arrivée dans la + ville; je n'y ai travaillé que huit jours, leur entreprise étant + terminée. J'ai retrouvé du travail dans une boutique du Strand, + le lendemain du jour où j'ai quitté mon premier maître. Ce n'est + qu'une place temporaire, mais j'espère être bientôt fixé dans une + boutique à mon gré, bien que ce soit une affaire plus difficile + que je ne l'imaginais, car il y a de tels essaims de nouveaux + ouvriers arrivés récemment de la campagne que la ville en est + remplie, et que, je le crains, à moins d'être particulièrement un + bon ouvrier, (ce que vous savez je ne suis pas et ne serai + jamais), il est dur de trouver une place. Cependant je ne + désespère pas de redresser ma dérive et de pincer le vent. + + L'encouragement ici n'est pas ce que j'attendais, les gages étant + fort bas en proportion des dépenses de la vie. Cependant, si je + mets de côté l'argent que les autres dépensent en dissipation et + en débauche, j'espère bientôt vous renvoyer celui que je vous ai + emprunté et vivre en outre confortablement[1108]. + + [Note 1108: _William Burns to Robert Burns_, 21st March + 1790.] + +Le brave garçon ne devait pas lutter longtemps. Il fut pris, quatre +mois après son arrivée à Londres, d'une fièvre maligne et, seul dans +l'immense foule, pensant peut-être à la ferme d'Ayrshire, mourut le 24 +juillet 1790, sans que Murdoch fût prévenu[1109]. Robert prit pour lui +les frais des funérailles. Il avait dignement remplacé le vieux père. + + [Note 1109: Voir la lettre de Murdoch à Robert Burns, datée + du 14th Sep. 1790.] + + * * * * * + +D'autres sentiments de noble race circulaient constamment dans sa vie: +l'amitié, la reconnaissance. Un de ses premiers protecteurs à +Édimbourg avait été le comte de Glencairn. C'est de tous les hommes +celui qu'il paraît avoir le plus vénéré. Il l'admirait sans réserve, +et il fallait qu'un caractère fût vraiment d'or fin pour résister à la +pierre de touche de sa perspicacité. «Mon attachement reconnaissant +était en vérité si fort qu'il remplissait toute mon âme et était +tressé avec le fil de mon existence.[1110]» Le comte mourut à la fin +de janvier 1791, dans sa 42e année, au retour d'un séjour d'hiver à +Lisbonne. Ce fut pour Burns une douleur immense, il prit le +deuil[1111]. Il écrivit à la mémoire de son protecteur une élégie +qu'il envoya à un des amis de Glencairn avec les vers suivants: + + [Note 1110: _To Dr Moore_, 27th Feb. 1791.] + + [Note 1111: _To Alex. Dalziel_, March 19, 1791, et _To lady + Elisabeth Cunningham_, March 1791.] + + Je t'adresse cette offrande votive, + Le tribut de larmes d'un coeur brisé, + Tu estimais l'_ami_; moi, j'aimais le _bienfaiteur_; + Son mérite, son honneur étaient de tous loués; + Nous le pleurerons, jusqu'à ce que nous partions comme il est parti, + Et que nous suivions le sentier spectral vers ce sombre monde inconnu[1112]. + + [Note 1112: _Lines to Sir John Whitefoord._] + +Cette élégie est d'un accent déchirant. Elle mérite de prendre place +parmi la belle suite de poèmes que les plus grands des poètes anglais +ont écrits à la mémoire d'amis disparus. On peut même dire que ni le +_Lycidas_ de Milton, ni l'_Astrophel_ de Spencer, ni l'_Adonaïs_ de +Shelley n'ont le sanglot qui secoue ces strophes. + + Le vent soufflait rauque des collines, + Par intervalles, le rayon mourant du soleil + Jetait un regard sur les bois jaunes et flétris + Qui ondulaient au-dessus du cours sinueux du Lugar: + Sous un escarpement rocheux, un Barde, + Chargé d'années et de lourde peine, + En haute lamentation, pleurait son seigneur + Que le Trépas avait pris bien avant l'heure. + + Il s'était appuyé contre un chêne antique, + Dont le tronc s'effritait par les ans; + Ses cheveux étaient blanchis par le temps, + Sa joue ridée était mouillée de larmes; + Et comme il touchait sa harpe tremblante, + Et comme il chantait son chant douloureux, + Les vents, se lamentant dans leurs cavernes, + Vers l'Écho en emportaient les notes: + + «Vous, oiseaux dispersés qui chantez faiblement, + Débris du choeur printanier! + Vous, bois qui répandez à tous les vents + Les ornements de l'année déclinante! + Quelques brefs mois et, joyeux et gais, + Vous charmerez de nouveau l'oreille et le regard; + Mais rien dans les cycles du temps + Ne peut à moi me ramener la joie. + + «Je suis un vieil arbre courbé, + Qui longtemps résista au vent et à la pluie; + Mais maintenant est venu une cruelle rafale, + Et c'en est fait de ma dernière attache à la terre; + Mes feuilles ne salueront plus le printemps, + Le soleil d'été n'exaltera plus ma floraison; + Il faut que je gise devant l'orage + Et que d'autres poussent à ma place. + + «J'ai vu mainte année changeante, + Je suis devenu un étranger sur terre; + J'erre au hasard dans les chemins des hommes, + Je ne les connais plus, je leur suis inconnu; + Sans écho, sans pitié, sans secours, + Je porte seul mon fardeau de soucis, + Car silencieux, bien bas, sur des lits de poussière, + Dorment tous ceux qui partageraient mes chagrins. + + «Enfin (comble de toutes mes douleurs!) + Mon noble maître est couché dans l'argile; + La fleur de tous nos hardis barons, + L'orgueil de sa contrée, le soutien de sa contrée! + Je languis maintenant dans une lasse existence, + Car toute la vie de la vie est morte, + Et l'espérance a fui mon regard vieilli, + Sur ses ailes rapides à jamais envolée. + + «Éveille, pour la dernière fois, ta triste voix, ma harpe, + Une voix de détresse et de farouche désespoir; + Éveille-toi, fais résonner ton dernier lai, + Puis dors dans le silence pour toujours; + Et toi, mon dernier, mon meilleur, mon seul ami, + Qui remplis une tombe prématurée, + Accepte ce tribut du Barde + Que tu as retiré des plus noires ténèbres de la Fortune. + + «Dans le vallon bas et nu de la Pauvreté, + D'épais brouillards obscurs m'enveloppaient; + Quoique je levasse souvent un oeil anxieux, + Aucun rayon de renommée n'apparaissait; + Tu m'as trouvé comme le soleil matinal + Qui fond les brouillards en air limpide; + Le Barde sans ami et sa chanson rustique + Devinrent tous deux ton cher souci. + + «Ô! pourquoi la vertu a-t-elle des jours si courts, + Tandis que les gredins ont du temps pour mûrir, devenir gris? + Faut-il que toi le noble, le généreux, le grand, + Tu tombes dans la forte fleur de la hardie virilité! + Pourquoi ai-je vécu pour voir ce jour-là, + Un jour pour moi plein de détresse? + Ô! que n'ai-je rencontré la flèche mortelle + Qui a abattu mon bienfaiteur! + + «Le fiancé peut oublier la fiancée + Dont il a fait hier son épouse, sa femme; + Le monarque peut oublier la couronne + Qui est sur son front depuis une heure; + La mère peut oublier l'enfant + Qui sourit si doucement sur ses genoux; + Mais je me souviendrai de toi, Glencairn, + Et de tout ce que tu as fait pour moi.» + +Toute la pièce est belle; il y règne un indicible accent de douleur +inconsolable; surtout la dernière strophe est admirable de simplicité +et d'émotion. C'est un chagrin qui avait vraiment pénétré au plus +profond de sa vie. Il disait: + + «Le deuil, que je me suis fait à moi-même l'honneur de porter en + mémoire de sa seigneurie, n'a pas été «une contrefaçon de + douleur». Et ma gratitude ne périra pas avec moi! Si parmi mes + enfants, j'ai un fils qui ait du coeur, il transmettra à son + enfant, comme une fierté de famille et une dette de famille, que + je dois ce qui m'a été le plus cher dans l'existence à la noble + maison de Glencairn[1113].» + + [Note 1113: _To lady Elisabeth Cunningham_, March 1791.] + +Près de quatre ans après, lorsqu'il lui vint un fils, il lui donna le +nom de James Glencairn. + + * * * * * + +Sa générosité, qui était un des traits, disons mieux, un des éléments +de son caractère, était toujours en éveil, toujours prête et prompte à +agir, sans une seconde d'hésitation, par élan prime-sautier. Un +délicat poète écossais, Michael Bruce, était mort à vingt-et-un +ans[1114]. Ses amis résolurent de publier ses oeuvres, au bénéfice de +sa vieille mère qui était dans la pauvreté. L'un d'eux, un jeune +clergyman nommé Baird, qui devint professeur de langues orientales à +l'Université d'Édimbourg et plus tard principal de l'Université, +demanda à Burns l'appui de son nom et de sa plume. «Puis-je vous +demander si vous voudrez prendre la peine de parcourir les manuscrits +non publiés de Bruce qui sont en ma possession, de donner votre +opinion et de suggérer les coupures, les changements ou les +modifications qui vous sembleraient désirables? Et voulez-vous nous +permettre de faire savoir que quelques lignes de vous seront ajoutées +au volume?[1115]» Voici la lettre qu'il reçut en réponse: + + [Note 1114: _The Works of Michael Bruce_, edited with memoir + by Alex. Grosart.] + + [Note 1115: Cité par Scott Douglas, tom. V, p. 347.] + + Pourquoi m'avez-vous, cher Monsieur, écrit ces termes si + hésitants à propos de l'affaire du pauvre Bruce? Ne connais-je + pas et n'ai-je pas éprouvé les maux nombreux, les maux + particuliers, qui sont le patrimoine de toute chair poétique? + Vous pourrez faire votre choix de tous les poèmes inédits que je + possède; et si votre lettre m'avait été adressée de façon à + m'arriver plus tôt (je viens de la recevoir il y a un moment), je + vous aurais aussitôt délivré de toute incertitude à ce sujet. Je + vous demande seulement que quelque avertissement, dans la préface + du livre, aussi bien que les feuilles de souscription, porte que + la publication est uniquement pour le bénéfice de la mère de + Bruce. Je ne veux pas que l'ignorance puisse supposer, ou la + malignité insinuer que je me suis dévoué à cette oeuvre pour des + motifs mercenaires. Et vous ne devez pas, pour ma participation à + cette affaire, me faire honneur d'aucune générosité remarquable. + J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies et de + chutes (tout autre que moi pourrait donner à quelques-unes + d'entre elles un nom plus sévère), qu'afin de rétablir un peu, + quoique bien légèrement, la balance pour mon compte, je suis + disposé à faire envers un semblable tout bien qui se trouve en + mon très humble pouvoir, rien que dans le but égoïste d'éclaircir + un peu la perspective du passé[1116]. + + [Note 1116: _To the Rev. G. H. Baird_, Feb. 1791.] + +Cette lettre à elle seule eût fait l'ornement du volume. Mais Burns +offrait bien plus; il présentait à pleines mains tout ce qu'il +possédait, et là dedans est son _Tam de Shanter_ qu'il venait +d'achever. C'était tous ses trésors; il les donnait sans une pensée +pour lui-même. Nous comprenons la phrase qui termine cette lettre; +noue savons quel aveu elle contient et à quelle faute il est probable +qu'elle s'adressait. Elle est ici à sa vraie place, à côté de ce qui +la rectifie. Les sentiments où elle est enclavée rétablissent +l'équilibre; l'occasion même qui la fit écrire montre combien de +qualités se mêlaient aux faiblesses de l'écrivain. + +Pour tous ceux qui avaient recours à lui, il était prodigue de son +temps, de ses démarches, toujours prêt à écrire, à mettre sa puissante +rhétorique au service d'un pauvre diable dans l'embarras. La moindre +injustice dont il voyait souffrir quelqu'un autour de lui le +révoltait, le mettait en état d'éloquence. Un maître d'école de ses +connaissances, de Moffat, nommé Clarke, avait eu des démêlés avec ses +supérieurs. On lui faisait, semble-t-il, des reproches injustes. +Aussitôt Burns rédige pour lui un plaidoyer habile et digne, adressé +au lord prévost d'Édimbourg. Il écrit à un personnage influent pour le +prier d'intervenir, en faveur de son protégé, auprès des magistrats et +du conseil municipal de la cité, qui avaient en mains le patronage de +l'école de Moffat. Sa recommandation est ardente. + + Il est vrai, Monsieur, et je sens la force de cette observation, + qu'un homme dans ma situation humble et chétive se méprend + beaucoup sur lui-même et se méprend beaucoup sur les voies du + monde, lorsqu'il a la présomption d'offrir son influence auprès + d'un corps aussi hautement respectable que les patrons que j'ai + mentionnés. À cela... que pouvais-je faire? Un homme de + capacités, un homme de talent, un homme de vertu et mon ami... + plutôt que de me tenir tranquille et silencieux et de le voir + périr ainsi, je serais allé sur mes genoux vers les rochers et + les montagnes pour les implorer de tomber sur ses persécuteurs et + de les écraser, eux et leur méchanceté, dans une destruction + méritée. Croyez-moi, Monsieur, c'est un homme envers qui on est + grandement injuste[1117]. + + [Note 1117: _To the Rev. William Moodie_, vers Juin 1791.] + +Son désir d'être utile ne se confinait pas à ses relations +particulières. Il avait une bonne volonté plus générale. Elle s'était +traduite par une entreprise bien curieuse pour cette époque. Avec un +propriétaire voisin, le capitaine Riddell, l'héritier du sifflet, il +avait créé, en pleine campagne et il y a cent ans, ce qui commence +seulement à fonctionner chez nous: une bibliothèque populaire +circulante[1118]. Il s'y était donné tout entier et il en était la +cheville ouvrière. «Mr Burns a été assez bon pour prendre sur lui +toute la charge de cette petite affaire. Il était le trésorier, le +bibliothécaire et le censeur de cette petite société qui conservera +longtemps le souvenir reconnaissant de son dévoûment public et de ses +efforts pour ses progrès et son instruction[1119].» Lorsque sir John +Sinclair entreprit son grand travail du _Statistical Account of +Scotland_, Burns lui-même lui envoya un compte rendu de cette louable +tentative. Il en ressort nettement que l'idée de la bibliothèque était +inconnue et qu'il s'agissait bien d'une innovation. C'est d'ailleurs +une belle lettre, claire, pratique, et par endroits éloquente. La +haute intelligence de Burns avait anticipé un des moyens les plus +actifs de l'éducation populaire; il en expose les avantages, sans +déclamation, dans des termes dont la modération et la justesse ne sont +pas moins remarquables que la hauteur. Sûrement, on ne dit pas mieux +aujourd'hui sur ce sujet. + + [Note 1118: _To Peter Hill_, 2nd April 1789.] + + [Note 1119: Lettre de Robert Riddell à sir John Sinclair, + publiée dans le _Statistical Account of Scotland_.] + + Monsieur, la circonstance suivante a, je crois, été omise dans + l'exposé statistique qui vous a été transmis de la paroisse de + Dunscore en Nithsdale. Je vous demande la permission de vous + l'envoyer, parce qu'elle est nouvelle et parce qu'elle peut être + utile. Jusqu'à quel point elle mérite une place dans votre + patriotique publication, vous en êtes le meilleur juge. + + Garnir les esprits des classes inférieures de connaissances + utiles est certainement d'une très grande importance, à la fois + pour les individus qui les constituent et pour la société + entière. Leur donner un goût pour la lecture et la réflexion, + c'est leur donner une source d'amusement innocent et louable; et + c'est en outre les élever à un degré de dignité plus haut dans + l'échelle des êtres raisonnables. Frappé de cette idée, un + gentleman de cette paroisse, Robert Riddell Esq. de Glenriddell, + a établi une sorte de bibliothèque circulante, sur un plan si + simple qu'il est pratiquable dans n'importe quel coin du pays, et + si utile qu'il mérite l'intérêt de tout gentleman de campagne qui + pense que l'amélioration de cette portion de son espèce, que le + hasard a placée à l'humble rang de paysan et d'artisan, est un + objet digne d'attention. + + Mr Riddell persuada à un certain nombre de ses propres tenanciers + et de fermiers voisins de former entre eux une société, dans le + but d'avoir une bibliothèque commune. Ils prirent un engagement + légal d'y rester pendant trois années, avec une ou deux clauses + de résiliation, en cas d'éloignement ou de mort. Chaque membre, à + son entrée, payait cinq shellings; et à chacune des réunions, qui + avaient lieu le quatrième samedi de chaque mois, on ajoutait une + somme de six pence. Avec cette première mise de fonds et le + crédit qu'ils obtinrent, sous la garantie de leurs fonds futurs, + ils établirent dès le début une provision fort passable de + livres. Les auteurs qu'on devait acheter étaient toujours décidés + par la majorité. À chaque réunion, tous les livres, sous peine + d'amende ou de déchéance, en guise de sanction, devaient être + produits. Les membres avaient choix, des volumes selon un + roulement: celui dont le nom était le premier sur la liste, pour + ce soir-là, pouvait choisir le volume qu'il voulait dans toute la + collection; le second choisissait après le premier; le troisième + après le second et ainsi de suite, jusqu'au dernier. À la réunion + suivante, celui dont le nom avait été le premier sur la liste à + la séance précédente, était le dernier; celui qui avait été le + second était le premier, et ainsi successivement pendant les + trois années. À l'expiration de l'engagement, les livres furent + vendus aux enchères, mais seulement entre les membres de la + société, et chacun d'eux eut sa part du fonds commun, en argent + ou en livres, selon qu'il lui plut d'être acheteur ou non. + + Lors de la dissolution de cette petite société, qui s'était + formée sons le patronage de Mr Riddell, soit par les dons de + livres qu'on avait reçus de lui, soit par les achats, on avait + rassemblé plus de 150 volumes. On pense bien qu'on avait acheté + pas mal de choses sans valeur. Cependant parmi les livres de + cette petite bibliothèque se trouvaient: _Les Sermons de Blair_, + _l'Histoire d'Écosse de Robertson_, _l'Histoire des Stuarts_ de + Hume, _Le Spectateur_, _L'Oisif_, _L'Aventurier_, _Le Miroir_, + _Le Flâneur_, _L'Observateur_, _L'Homme sensible_, _L'Homme du + Monde_, _Chrysal_, _Don Quichotte_, _Joseph Andrews_, _etc._ Un + paysan qui peut lire et goûter de pareils livres est certainement + un être au-dessus de son voisin qui chemine à côté de son + attelage, très peu différent, si ce n'est pour la forme, des + brutes qu'il conduit. + + Souhaitant à vos efforts patriotiques le succès qu'ils méritent + si bien, je suis, Monsieur, votre humble serviteur. + + Un Paysan.[1120] + + [Note 1120: _To Sir John Sinclair_, 1791.] + +La portée d'intelligence dont cette lettre fait preuve n'est pas ce +qui nous intéresse le plus en ce moment. Ce qu'il importe de retenir +c'est qu'elle représente trois années d'actes louables, d'activité, +d'assiduité, de surveillance, en un mot de dévoûment, mis au service +d'une oeuvre qu'il estimait utile. Elle lui fait honneur aussi à cause +de sa simplicité et de sa modestie. Qui imaginerait que l'anonyme qui +parlait ainsi du mérite des autres était celui qui avait le plus +contribué de son temps et de ses démarches à établir ce fragment de +progrès? + +Enfin, il y avait en lui de grandes ressources de bienveillance pour +tous, un désir sincère et sans cesse en émoi que le malheur dont est +pétrie la condition humaine diminuât, un état toujours ardent de +souhait qu'un peu plus de bonheur fût répandu. + + «Dieu sait que je ne suis pas un saint; j'ai une armée de folies + et de péchés dont j'aurai à répondre; mais si je pouvais (et je + crois que je le fais autant que je le peux), je voudrais «essuyer + les larmes sur tous les yeux». Même les gredins qui m'ont fait + tort, je voudrais les obliger; quoique, pour dire la vérité, ce + serait plutôt par vengeance, pour leur montrer que je suis + indépendant d'eux et au-dessus d'eux, plus que par un trop plein + de bienveillance[1121].» + + [Note 1121: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.] + +Sans doute, ces sentiments n'ont rien d'extraordinaire. Tout homme les +éprouve; ils sont le pain quotidien de la vie. Mais ce pain est fait +ici d'un froment riche et savoureux. Sans doute encore, ces actions +n'ont rien d'héroïque; elles sont de bonne humanité courante. Mais +elles ont ici une énergie et une chaleur singulières, une force de +contagion. Il est indéniable que tout cela constitue les éléments +d'une brave vie, respirant la droiture, animée de cordialité, +accomplissant toutes ses fonctions familiales ou sociales, avec une +franchise d'attaque et un bon vouloir constants. Et il convient de ne +pas oublier que quelques passages de lettres ne sont que des +révélations éparses et accidentelles d'un long déroulement. + +Ne sont-ce pas là des déchirures par lesquelles se découvre toute une +profondeur d'existence faite d'aspirations et d'actes méritoires? Il y +pénètre un rayon de lumière qui, pendant une minute, en révèle la +réelle substance, l'état continu et normal. Les fautes qui la tachent +sont à coup sûr haïssables, puisqu'elles furent des sources de +souffrance pour autrui; socialement, elles sont inexorables, chargées +de reproches, de remords, de suites cruelles. Il est juste de les +noter, d'abord parce qu'elles existent, et à cause de leurs dégâts. +Mais il est équitable également de se rappeler qu'un instant suffit à +une faiblesse, que celles-ci peuvent apparaître dans une nature saine +et noble par ailleurs, et qu'il y avait en Burns un fonds et une +permanence de bon travail et d'oeuvre utile, sur lesquels les fautes +et, si l'on y tient, les scandales de sa vie ne sont rien davantage +que des flocons d'écume passagers. C'est à cette condition seulement +que notre jugement sera impartial, parce qu'il aura du moins fait un +effort pour être complet. + + * * * * * + +Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'à travers ces labeurs et ces +tourments, qui auraient usé ou amorti tout ressort dans la plupart des +hommes, son activité et sa fraîcheur intellectuelles restaient +intactes. Il trouvait du temps pour des lectures nombreuses et +sérieuses. On le voit lire Smollett, Otway, Ben Jonson, Molière, +Corneille, Racine et «Voltaire aussi[1122]». Il lit et relit le livre +d'Adam Smith[1123]; les philosophes: Dugald Steward, Reid +Alison[1124]. + + [Note 1122: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.] + + [Note 1123: _To Robert Graham of Fintry_, 9th Dec. 1789.] + + [Note 1124: _To the Rev. Archibald Alison_, 14 Feb. 1791.] + + Je vous envoie ici, par Johnnie Simpson, + Deux sages philosophes à parcourir! + Smith, avec sa sympathie de sentiment, + Et Reid qui en appelle au sens commun. + Les Philosophes ont lutté et combattu, + Écrasé beaucoup de Latin et de Grec, + Jusqu'à ce que fatigués de leur jargon de logique + Et embourbés dans la profondeur de leur science, + Ils en appellent maintenant au sens commun, + À ce que les femmes et les tisserands voient et sentent. + Mais écoutez, ami, je vous en prie strictement, + Parcourez-les et renvoyez-les vitement[1125]. + + [Note 1125: _Epistle to James Tennant of Glenconner._] + +N'est-ce pas là une jolie et pénétrante définition de l'école +écossaise? Sa correspondance était devenue très étendue. Il y mettait +beaucoup de soin. Elle prenait parfois le ton et l'importance de +véritables consultations, de critique, car de tous côtés on lui +soumettait des poèmes, on lui demandait son avis. + +Mais surtout sa production poétique demeure légère et vive. Il y avait +en lui une alouette qui chantait bien au-dessus des sillons, des +soucis et des souillures. Cependant sa direction poétique, pendant un +instant, courut des dangers, et, sur quelques points, subit des +modifications dont il convient de signaler les causes et la portée. + +Édimbourg faillit avoir sur lui une aussi pernicieuse influence au +point de vue littéraire qu'au point de vue moral. Ce long contact avec +des esprits abstraits et généralisateurs, avec des oeuvres distinguées +mais presque toutes froides et correctes, purs efforts d'intelligence +dépouillée d'imagination et de passion, semble lui avoir fait +concevoir un idéal littéraire situé à l'opposé de celui +qu'impliquaient ses premières productions. Lui qui était si original, +si concret, et qui n'avait eu d'autre maître que l'observation directe +et la nature, il fut gagné et comme intimidé, par le bel appareil +régulier et classique en faveur dans cette société de professeurs et +de théologiens. Il se sentait porté vers l'imitation de ces +ordonnances méthodiques. + +D'autre part, il était éloigné de sa première manière par des +considérations un peu futiles. Son éblouissant succès avait fait +naître une quantité d'imitations inférieures. Il n'était rimeur de +bourgade ou de village qui ne se mît en tête qu'il était un Burns. Ce +fut probablement pour beaucoup d'eux leur plus bel effort +d'imagination. De toutes parts, des listes de souscription circulaient +annonçant des poèmes en dialecte écossais: il s'était imaginé que ce +nom était en discrédit auprès du public. + + Mon succès a encouragé un tel banc de mauvais fretin, de + monstres, à se produire devant l'attention publique sous le titre + de poètes écossais, que le seul terme de poésie écossaise touche + au ridicule[1126]. + + [Note 1126: _To Mrs Dunlop_, 4th March 1789.] + +Il en était tellement convaincu qu'il conseillait aux amis d'un pauvre +poète écossais nommé Mylne, qui avaient entrepris de publier ses +oeuvres, d'éviter de donner des poèmes en dialecte écossais. + + Mon succès, où il entrait peut-être autant d'accident que de + mérite, a amené une inondation de sottise sous le nom de Poésie + écossaise. Les listes de souscription pour des poèmes écossais + ont tellement assommé et ne cessent journellement de tant + assommer le public, que le nom est en danger de mépris. Pour ces + raisons, s'il est opportun de publier quelques-uns des poèmes de + M. Mylne dans un magazine, ce ne doit pas, dans mon opinion, être + un poème écossais[1127]. + + [Note 1127: _To the Rev. Peter Carfrae_, March 6th 1790.] + +Il répudiait presque ce qui l'avait fait célèbre. Il y a là sans doute +une explication partielle de son éloignement momentané de la poésie de +son premier volume. Il oubliait qu'un artiste crée souvent le goût +public, et que c'était lui-même qui avait enfanté cette passion pour +la poésie écossaise dont il trouvait qu'on abusait maintenant. + +C'était en lui une autre idée fausse, provenant des mêmes parages, que +s'il donnait des oeuvres analogues à ses premières, elles seraient +moins bien reçues. + + Je sais bien que, lors même que je donnerais au monde des oeuvres + supérieures à mes premiers ouvrages, si elles étaient du même + genre que ceux-là, la comparaison des deux accueils me + mortifierait[1128]. + + [Note 1128: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.] + +Il était certain qu'un nouveau volume de poèmes par Burns ne +produirait plus, ne pouvait plus produire le coup d'étonnement du +premier, et que l'acclamation, qui avait salué la publication de +Kilmarnock, ne se renouvellerait pas. C'était cependant là, il faut le +dire, une préoccupation infime, indigne du poète. Il ne s'occupait pas +de la réception que le public ferait à ses vers, le jour où il +écrivait ses strophes à _la Souris_, ou la _Sainte Foire_, ou la +_Vision_. Il écrivait pour lui-même, par besoin d'exprimer un +sentiment; ces jours-là il avait vécu, si on peut le dire, des heures +d'admirable égoïsme. Ce souci du public est un des dangers du succès. +Ce qu'on risque de perdre gêne la production. + +Enfin, il était impossible que les changements moraux et +intellectuels, produits par l'entrée dans l'âge mûr, n'eussent point +de retentissement dans sa production. Là était peut-être le danger le +plus réel, parce qu'il tenait à l'être lui-même. Burns pénétrait dans +une période de vie moins spontanée, plus réfléchie, où l'on ressent +moins, où l'on examine et analyse davantage. Il laissait moins +travailler en lui l'inconscient. Cette belle production de Mauchline, +si rapide qu'il l'oubliait presque, tendait à faire place à un labeur +plus méthodique, à une préparation, à une possession plus consciente +des moyens. Lui qui devait dire avec justesse de lui-même: «J'ai, deux +ou trois fois dans ma vie, composé par volonté plutôt que par +impulsion, mais je n'ai jamais réussi à faire rien de bon[1129]», il +parlait de travail, d'application. + + [Note 1129: _To Alex. Cunningham_, 11th March 1791.] + + Je n'ai pas grande foi dans les prétentions vaniteuses à une + justesse par intuition et à une élégance sans travail. Les + matériaux frustes du talent d'écrire sont certainement le don du + génie, mais je crois aussi fermement que l'habileté est due à + l'effort réuni du travail, de l'attention et d'essais + répétés[1130]. + + [Note 1130: _To the Hon. Henry Erskine_, 22nd Jan. 1789.] + + Le caractère et l'emploi de poète étaient jadis mon plaisir, mais + ils sont maintenant mon orgueil. Je sais qu'une grande part de + mon éclat de naguère était dû à la singularité de ma situation et + à un honorable préjugé des Écossais; mais, malgré tout, comme je + l'ai dit dans la préface de ma première édition, je me considère + comme tenant de la nature quelques prétentions au titre de poète. + Je ne doute pas que le don, l'aptitude à apprendre le métier des + muses ne soit un présent de celui qui «forme les secrets + penchants de l'âme», mais je crois tout aussi fermement que + _l'excellence_ dans la profession est le fruit de l'activité, du + travail, de l'attention, de la peine. Du moins je suis résolu à + soumettre ma doctrine à l'épreuve de l'expérience. Je diffère une + seconde apparition imprimée jusqu'à un jour très lointain, un + jour qui peut ne jamais arriver. Mais je suis déterminé à + poursuivre la poésie de toute ma vigueur[1131]. + + [Note 1131: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.] + +Ces considérations sont justes. Il n'y a rien à y reprendre, sinon +qu'elles indiquent un état d'esprit plus critique, l'introduction de +plus de sang-froid dans le travail, une façon plus raisonnée et plus +volontaire de produire. + +Toutes ces choses conspiraient à éloigner Burns de sa manière native +et naturelle; elles le poussaient à l'imitation anglaise. Si, du +moins, il s'était tourné vers les fruits récents. Déjà, depuis dix +ans, Cowper avait émancipé la poésie, reconquis le naturel, donné des +modèles délicieux de sincérité dans le sentiment et de liberté dans le +vers. Burns le connaissait et c'est même un trait assez touchant que +ce grand poète hésitant, faute de quelques shellings, à acheter les +oeuvres du poète anglais. «J'oublie le prix des poèmes de Cowper, mais +je crois qu'il faut que je les aie[1132].» À la rigueur, il aurait pu +trouver de ce côté une forme souple, compatible avec son génie. Mais +c'était un provincial. Il retardait et de presque un demi-siècle. On +est étonné de le voir, passant par-dessus les efforts de Goldsmith et +de Gray, remonter jusqu'à Pope, jusqu'à ce qu'il y a de plus +froidement, de plus ingénieusement compassé dans la littérature +anglaise. Naturellement cette imitation entraînait l'abandon de son +dialecte natal, si savoureux, si preste, si pittoresque et plein +d'effets inattendus. Il lui faut écrire en anglais pur, en anglais +classique du XVIIIe siècle, pas celui de Fielding ou de Smollett, mais +l'anglais le plus roide, le plus symétrique, le plus factice. Il lui +faut aller tout droit aux défauts exactement opposés aux qualités +qu'il possédait. On découvre là tout un nid de pièces dans le plus pur +goût de 1740: _Épître à Robert Graham_, _Sappho Rediviva_, l'_Esquisse +en vers_ dédiée à Fox, les _Prologues_ pour le théâtre de Dumfries, +l'_Épître d'Ésope à Maria_, et jusqu'à un sonnet et une _Ode sur le +Bill de Régence_, à propos de la maladie du roi. «J'ai fini une pièce +dans la manière des _Épîtres morales_, de Pope», disait-il en parlant +de son épître à Robert Graham[1133]. Il avait l'intention d'en écrire +d'autres. «La pièce adressée à M. Graham est mon premier essai dans ce +genre épistolaire et didactique[1134]». Et encore: «J'ai récemment, +c'est-à-dire depuis que la moisson a commencé, écrit un poème non pas +en imitation mais dans la manière des Épîtres morales de Pope. Ce +n'est qu'un court essai, juste pour essayer la force des ailes de ma +muse dans cette direction[1135]». Imagine-t-on l'auteur des épîtres de +Mossgiel, ces petits chefs-d'oeuvre bondissants de vivacité, de vie et +de fantaisie, s'emprisonnant dans les roides brancards du lent et +pompeux carrosse de Pope? Cette aberration menaçait de pénétrer bien +loin et de gâter ses inspirations les plus intéressantes. Il avait +projeté un poème autobiographique intitulé _The Poet's Progress_. On +se représente sans peine quelle admirable confession, quel récit +touchant, audacieux et comique, quel tableau de la vie écossaise, +quelle galerie de portraits d'hommes et de femmes, eût été ce poème +écrit comme ses premières oeuvres. C'eût été un livre unique, plus +curieux encore peut-être et à coup sûr plus varié que le _Prélude_ de +Wordsworth. Malheureusement il s'était mis dans l'esprit de l'écrire +dans le même style que l'_Épître_ à Robert Graham. «Ce poème est une +espèce de composition nouvelle pour moi, mais je n'ai pas l'intention +que ce soit mon dernier essai de ce genre, comme vous le verrez par le +_Poet's Progress_. Ces fragments, si mon projet réussit, ne sont +qu'une petite partie du tout projeté. Ce sera, dans ma pensée, +l'oeuvre de mes plus grands efforts mûris par les années[1136]». On a +quelques fragments de ce poème. Ce sont principalement deux portraits +de Creech et de Smellie. Ils ressemblent aux portraits semés dans les +oeuvres satiriques de Dryden et de Pope. Hormis l'intérêt +biographique, on regrette peu que ce poème n'ait pas été achevé. + + [Note 1132: _To Peter Hill_, 18th July 1788.] + + [Note 1133: _To Dr Blacklock_, 15th Nov. 1788.] + + [Note 1134: _To the Hon. Henry Erskine_, 22nd Jan. 1789.] + + [Note 1135: _To Miss Chalmers_, 16th Sept. 1788.] + + [Note 1136: _To Dugald Stewart_, 20th Jan. 1789.] + +Outre ces imitations de poésie didactique, il y a, de ci de là, des +traces d'autres influences purement littéraires: ses lignes sur +l'_Hermitage de Friar's Carse_ se rattachent à l'_Hermite_ de Parnell, +à l'_Edwin et Angelina_ de Goldsmith, et aux vers sur l'_Hermite_ de +Beattie. Ses strophes au _Hibou_ tiennent de la même origine. Dans +bien des pièces, où l'on trouve des ruines, des apparitions +fantastiques, des décors démodés, on sent le faux romantisme du XVIIIe +siècle, et cela contraste avec le vigoureux réalisme de ses premières +oeuvres. Parfois il pousse des tentatives assez hardies dans d'autres +directions: ses vers sur _Les ruines de l'abbaye de Lincluden vues le +soir_, ne sont pas déjà si loin du célèbre morceau de Walter Scott sur +les ruines de l'abbaye de Melrose. + +Il y eut donc un moment où son génie hésita entre deux directions et +où l'on aurait pu craindre qu'il ne prît une fausse voie. + +Sans doute, il était trop foncièrement sincère pour s'accommoder +longtemps de cette contrainte. Sa personnalité était trop forte pour +que la condition subalterne qu'impliqué l'imitation fût durable. Un +jour ou l'autre cette écorce devait craquer et tomber. C'est ce qui +arriva en effet. Cependant il conserva de cette crise un emploi plus +fréquent de l'anglais pur. Beaucoup de ses pièces qui, pour +l'inspiration, le sujet, les images, sont écossaises et se rapprochent +de ses anciennes productions, sont écrites en langue littéraire. De ce +nombre sont: la _Lamentation de Marie, reine d'Écosse_; l'_Élégie sur +miss Burnet_, la charmante fille de lord Monboddo morte de phthisie, +la _Lamentation_ sur son protecteur James Glencairn, ses vers à _Marie +dans le ciel_. Son maniement de l'anglais est parfait et quelques-uns +de ses morceaux sont des chefs-d'oeuvre. Cependant si l'on veut voir +ce que sa pensée perd quelquefois à abandonner sa langue natale, on +peut comparer sa pièce sur _Un Lièvre blessé_, écrite en anglais, avec +la pièce _À la Souris_. Malgré la beauté de certaines strophes de la +première, il y a plus d'accent et de détail de vie dans la seconde. + +Heureusement une circonstance le maintint dans l'emploi de sa langue +maternelle. Pendant son séjour à Édimbourg, il avait fait la +connaissance d'un graveur nommé James Johnson. Celui-ci avait formé le +projet de publier une collection des chansons écossaises, en y +joignant les airs avec accompagnement sur le piano. Burns, dévoué à +l'ancienne poésie de son pays, lui promit son aide, soit pour réunir +les chansons, soit pour les modifier de façon à les rendre +présentables, soit pour en fournir de lui-même. Il se passionna pour +cette entreprise et s'y donna tout entier, à ce point que le recueil +de Johnson, dont les volumes paraissaient à intervalles éloignés, ne +comprend pas moins de 180 chansons composées ou retouchées par lui. +Jamais--et c'était une des formes les plus fières de son +désintéressement--il ne voulut entendre parler de rémunération +pécuniaire. Il se contenta de demander quelques exemplaires de chaque +volume pour offrir à ses amis. Pendant son séjour à Ellisland, il est +à chaque instant occupé à envoyer des chansons à Johnson. Elles +comprennent quelques-unes de ses plus fameuses: _Le Temps jadis_, +_John Andersen_, _Eppie Adair_, tout un groupe de chansons +patriotiques et historiques comme la _Bataille de Sherramuir_, les +_Hauteurs de Killiecrankie_, et une quantité considérable de chansons +populaires, familières, narquoises, moitié comiques, moitié +attendries, où il versa désormais, par gouttelettes, son humour et son +observation de la vie. Cette contribution au recueil de Johnson marque +un changement complet dans la production de Burns. On a vu que le +volume de Kilmarnock ne comprenait, pour ainsi dire, que de petits +poèmes populaires et pas de chansons. Désormais, Burns n'écrira plus +guère que des chansons; elles seront presque exclusivement le produit +de la seconde moitié de sa vie. + +Il y eut pourtant à Ellisland, une exception, un moment qui rappelle +ceux de Mossgiel, qui, en réalité, est un des moments de Mossgiel vécu +en arrière. Ce fut celui où il composa son inimitable _Tam de +Shanter_, son plus puissant éclat de rire, son chef-d'oeuvre au gré de +tant de bons juges. C'était dans l'automne de 1790. Il passa une +partie de la journée à se promener de long en large sur son sentier +favori au bord de la rivière. Sa femme l'observait de loin: il +gesticulait, il semblait se murmurer des paroles, il était pris par +instants d'accès de fou rire[1137]. Il rentra le soir avec son +étonnant poème, mais en réalité il venait de revivre une de ses +journées d'Ayrshire: le sujet, les personnages, le paysage, tout était +de là-bas. + + [Note 1137: Lockhart. _Life of Burns_, p. 208.] + +C'est qu'en réalité la terre d'Ellisland n'a jamais complètement pris +Burns. Il n'a rien tiré d'elle directement: ni le paysage d'alentour, +ni la vie rurale de cet endroit ne lui ont rien inspiré de bien +considérable, de bien savoureux. Elle lui a été utile parce qu'elle +l'a remis en face de la nature et dans son élément de production. Mais +ce qu'il y a produit de plus fort était le fruit du terroir natal: +_Tam de Shanter_ est un moment de Mossgiel transplanté. Ellisland a +donné à sa poésie un regain d'activité, elle ne lui a pas fait porter +ses propres dons. Il ressemblait à un arbre dont la sève est déjà +condensée en boutons et en fleurs, déjà nouée en fruits; un nouveau +sol lui fournit ce qu'il faut de nourriture et d'air pour faire sortir +ces fruits cachés; mais ils viennent de là-bas, ils ont la saveur du +sol ancien. + + +V. + +LE DÉPART DE LA FERME. + +Cependant il était depuis longtemps évident aux yeux de Burns qu'il +était urgent de se débarrasser de cette ferme malheureuse. Dès le mois +de septembre 1790, il écrivait qu'il voulait en sortir à tout prix: + + Je vais ou renoncer à ma ferme ou la sous-louer, le plus vite + possible. Je n'ai pas le droit de la sous-louer; mais si mon + propriétaire consent à me l'accorder, j'ai l'intention de la + céder, aux termes où je la tiens moi-même, à un homme courageux, + un de mes proches parents. Le fermage, dans le pays où je suis, + serait juste un moyen de gagner sa vie pour un homme qui + trimerait lui et sa famille; ce n'est donc pas la peine. Et vivre + ici m'empêche d'acquérir ces connaissances dans l'Excise qu'il + est absolument nécessaire pour moi de posséder[1138]. + + [Note 1138: _To Robert Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.] + +Par bonheur il put s'entendre avec son propriétaire, M. Miller. En +effet celui-ci trouva un acquéreur qui lui offrit 2000 livres pour ces +terres dont Burns avait peine à retirer ses 70 livres de loyer[1139]. +Il fut décidé qu'il ne ferait pas la moisson des semailles de 1791. Le +personnel de la ferme fut renvoyé. Jane Armour s'en alla avec ses +enfants passer en Ayrshire, peut-être à Mossgiel, peut-être chez son +père, une partie de l'été[1140]. Burns resta seul dans la maison +abandonnée et triste. Le rite du bol de sel et la Bible n'avait pas +porté bonheur aux premiers habitants; ces cérémonies-là ne réussissent +que si nous y mettons un peu du nôtre. Lorsque les grains furent +mûris, dans la dernière semaine d'août 1791, Burns vendit ses moissons +sur pied, aux enchères. Une lettre de lui donne le tableau de la fin +de cette journée, qui ajoute encore à ce qu'on a vu des moeurs de ce +temps. Cette vente fut suivie d'une soûlerie générale qui dégénéra en +bagarre. + + [Note 1139: R. Chambers, tom. III, p. 201.--Scott Douglas, + tom. V, p. 405.] + + [Note 1140: _To Thomas Sloan_, 1st Sept. 1791.] + + J'ai vendu ma récolte, il y a en aujourd'hui une semaine et je + l'ai bien vendue: une guinée l'acre, en moyenne, au-dessus de la + valeur. Mais cette contrée n'avait guère jamais vu une pareille + scène d'ivrognerie. Après que la vente fut terminée, environ + trente individus se mirent à se battre, chacun pour soi, et ils + se battirent pendant trois heures. La scène dans l'intérieur de + la maison ne valait guère mieux. Pas de bataille, il est vrai, + mais des gens étendus ivres sur le plancher et vomissant, si bien + que nos chiens se grisèrent tellement en circulant parmi eux + qu'ils ne pouvaient plus se tenir. Vous devinez aisément comment + j'ai goûté la scène; car je n'étais pas plus parti que vous + n'aviez l'habitude de me voir[1141]. + + [Note 1141: _To Thomas Sloan_, 1st Sept. 1791.] + +Un peu plus tard, à la Saint-Martin, eut lieu la vente à la criée des +outils et du matériel de la ferme. Dans son voyage des Borders, il +avait assisté à un de ces encans qui sont le naufrage d'une famille, +où les objets, arrachés à leur travail, ont un air désastreux +d'épaves. Ce spectacle lui avait produit une telle impression qu'il +l'avait notée: «Vais avec M. Hood, voir la vente d'un malheureux +fermier. Préservez-moi, rigide économie et respectable activité, +préservez-moi d'être le principal _dramatis persona_ dans une telle +scène d'horreur[1142].» Voici qu'un jour pareil était venu pour lui. +Sans doute il avait refuge dans un autre état: mais, tout de même, +c'était son vieux métier de fermier qui était brisé, dont les débris +gisaient épars. Un profond chagrin dut saisir tout ce qui, en lui, +venait du passé, quand il vit dans la cour ses instruments, sa +charrue, la compagne de tant de rêveries, les faulx, ses vaillantes +faulx qui menaient si rudement la moisson, le fléau qui rompait ses +bras mais laissait son esprit alerte; + + Le fléau monotone du batteur + pendant toute la journée m'avait fatigué, + + [Note 1142: _Journal of the Border Tour_, Friday 25th May + 1787.] + +avait-il dit en rentrant le soir où il composa la _Vision_. Ils +étaient exposés, oisifs, ayant déjà perdu leur bon air de familiarité +avec la main humaine, de collaboration, qu'ont les outils en train. Et +ses bêtes auxquelles il était attaché, ses chevaux, ses brebis, ses +vaches, celles que lui avait données Mrs Dunlop pour son mariage, ces +animaux auxquels il parlait comme à des personnes; étonnés, effarés de +ce remuement insolite, ils suivaient leur maître ou le cherchaient du +regard[1143]. Comme on les aimait et qu'ils étaient bien traités, ils +rapportèrent un bon prix, «Les vaches étaient belles et se vendirent +très cher à la vente» racontait Mrs Burns[1144]. Mais que sont +quelques pièces d'or à côté de la peine de perdre ces braves bêtes, de +l'inquiétude de savoir entre quelles mains elles vont s'en aller? Il y +avait pour la charrue un attelage de deux chevaux habitués l'un à +l'autre. Ce fut un chagrin dans la famille de penser que ces deux +compagnons allaient être séparés. Lui, qui avait écrit les vers à _la +pauvre Mailie_ et à _la vieille Jument_, ne put à coup sûr les voir +partir, sans quelque chose dans ses yeux qui ressemblait à des larmes. + + [Note 1143: Voir ce qu'il dit sur sa brebis Mailie (_The + Death and Dying words of Poor Mailie_): + + Through a' the toun she trotted by him; + A lang half-mile she could descry him.] + + [Note 1144: _Memoranda by Mr Mac Diarmid from Mrs Burns + dictation._ Hately Waddell, p. XXI.] + +Et quelle tristesse suprême quand il chargea sur une charrette son +pauvre mobilier, qu'il fallut s'éloigner de la maison qui lui avait +donné la sensation d'un foyer, où il avait pensé être heureux! Il ne +se peut que ce moment n'ait été pour lui d'une mélancolie presque +solennelle. Il disait pour toujours adieu à la terre. Elle avait été +dure pour lui: depuis son enfance, elle avait pris sa sueur pour une +maigre récompense; elle lui avait accordé des gerbes chétives et un +pain gagné péniblement; elle avait été pour lui et les siens fertile +en épines et en ronces, en soucis, en peines, en détresses de toute +sorte. Mais elle lui avait versé prodiguement des dons plus +magnifiques: la senteur de ses blés verts, l'éclat de ses moissons +plus précieux que les moissons elles-mêmes, ses mille spectacles, ses +clartés; elle avait nourri son esprit de rêveries, de beauté, de +mélancolie; elle lui avait inspiré ses moments les plus hauts de +contemplation, de pitié, de tendresse, d'enthousiasme; elle lui avait +donné rien que dans une petite fleur brisée plus que des récoltes qui +eussent fait plier ses greniers. Adieu donc, ô Terre, non point +marâtre mais maternelle et bienfaisante, douce parente des solitudes +où l'âme s'élargit, et s'élève et s'épure, qui tiens dans ton giron +les salubres endurances, les efforts salutaires et les gaîtés +robustes! Ton fils, le poète que plus que tout autre tu as formé, ton +fils te quitte pour aller vers les mesquines demeures des hommes. Il +tourne son visage aux cités. Il va trouver là-bas une vie qui ne se +présente plus par les aspects universels, mais par des fièvres +changeantes, les petitesses, les vilenies humaines. Tandis qu'il +s'éloigne, peut-être à son coeur confusément alarmé reviennent ces +strophes d'autrefois qui lui disent toute sa perte: + + Ô Nature! tous tes aspects, tes formes, + Pour les coeurs sensibles, pensifs, ont des charmes! + Soit que le bon été réchauffe tout + De vie et de lumière, + Ou que l'hiver hurle en rafales orageuses, + Toute la longue et sombre nuit. + + La Muse, nul poète ne la trouva jamais, + Tant qu'il n'apprit pas à errer seul, + Le long des méandres d'un ruisseau trottant, + Sans trouver longues les heures; + Oh! il est doux de vaguer, de rêver, de méditer + Une chanson que le coeur ressent![1145] + + [Note 1145: _Epistle to William Simpson._] + + + + +CHAPITRE VI. + +DUMFRIES. + +DÉCEMBRE 1791--JUILLET 1796. + + +Dumfries est située sur la rive gauche de la Nith, à huit milles +au-dessus de l'endroit où cette rivière se jette dans le Solway-Frith. +Elle est dans une plaine ovale, qui s'étend dans un amphithéâtre de +collines boisées, derrière lesquelles se dressent plus au loin des +montagnes. Ses constructions en grès rougeâtre se marient heureusement +aux riches verdures dont elle est entourée et par endroits envahie. Un +grand nombre de châteaux et de maisons de campagne parsèment ses +alentours. Si l'on efface quelques améliorations; si l'on enlève +quelques rues, deux ponts nouveaux, on peut se représenter ce qu'elle +était au dernier siècle. + +C'était une petite ville provinciale assez bien bâtie, pittoresquement +étalée le long de sa rivière, avec son vieux pont unique de neuf +arches «si large que deux carrosses peuvent y avancer de front[1146]». +Elle en était fière parce qu'il a été construit par Devorgilla, mère +de John Baliol, le fondateur de Baliol Collège à Oxford. Malgré qu'il +ait été fait de belle pierre, il commençait cependant à être décrépit; +on commençait à en bâtir un second, qui fut inauguré en 1795[1147]. +Elle comptait environ cinq mille âmes, et elle avait un air d'aisance +et de propreté que tous les voyageurs ne manquaient pas de remarquer. +«Nous arrivons à Dumfries, dit Pennant, ville élégante et bien +bâtie[1148].» + + [Note 1146: _A tour through the Island of Great Britain, + originally begun by the celebrated Daniel de Foe_, etc., + tom. IV, p. 103.] + + [Note 1147: _The Visitor's Guide to Dumfries_, by W. Mac + Dowall, p. 60--et _History of Dumfries_, par le même, p. + 583.] + + [Note 1148: Pennant. _First Tour in Scotland Performed in + the year 1769._] + +C'est qu'elle était vivante. Comme elle est située à l'endroit où la +Nith commence à être navigable, elle avait son mouvement de navires. +Les chemins de fer, en permettant de transporter facilement par tout +le pays, les arrivages des contrées étrangères, ne les avaient pas +encore centralisés dans quelques immenses métropoles de débarquement. +Il fallait amener les denrées et les matériaux d'outre-mer le plus +près des endroits où ils devaient être employés. Les arrivées se +reparaissaient le long des côtes; les petits ports d'embouchure +desservaient pour l'entrée et la sortie toute la région environnante. +Oisifs et délaissés aujourd'hui, ils avaient alors leur activité. +Dumfries avait la sienne. Il lui venait des navires d'Amérique, des +Antilles, non pas en grand nombre, mais suffisants pour entretenir un +peu de trafic. Elle avait, en outre, une fois par semaine, un +important marché de bestiaux. «Ses marchés hebdomadaires de bétail +noir sont d'un grand avantage»[1149], dit Pennant. Pendant longtemps +il avait eu lieu le lundi. En 1659, pour empêcher le scandale d'y +amener les bêtes le jour du sabbat, un acte du Parlement l'avait +transféré au mercredi. Il y descendait surtout le bétail de Galloway, +qui partait ensuite pour le Sud. Ce jour attirait une grande affluence +de monde. «Arrivés à Dumfries, vers neuf heures, dit Dorothée +Wordsworth, jour de marché, rencontré des foules de gens sur la +route.... Nous fûmes heureux de quitter Dumfries, ce qui n'est guère +un endroit agréable pour ceux qui n'aiment pas le bruit d'une ville, +qui semble prospérer et devenir riche[1150].» + + [Note 1149: Pennant. _First Tour in Scotland_, 1769.] + + [Note 1150: _Recollections of a Tour made in Scotland_, + première semaine.] + +Ce n'était là qu'une partie de l'animation de Dumfries. Elle était en +même temps une ville de plaisance et de plaisir. C'était la seule cité +importante dans ce parage, et, en vertu du titre qui fait la royauté +des borgnes, elle s'appelait «la reine du sud». C'était un lieu de +résidence d'hiver pour la noblesse des environs. Il y avait des +courses en octobre. Les clubs de chasseurs à courre, qu'on nomme des +_Hunts_, s'y donnaient rendez-vous. Le _Caledonian Hunt_ lui-même y +venait d'Édimbourg. C'était une époque de chasses, de courses, de +banquets, de bals, d'assemblées, de représentations théâtrales, de +fêtes de tous genres et plantureuses. «Outre les banquets quotidiens +dans les hôtels, le _Caledonian Hunt_ et le _Dumfries Hunt_ ont donné +chacun un bal et un souper qui, pour le nombre et le rang distingué +des invités, la splendeur des toilettes, l'élégance et la somptuosité +de la réception, la richesse et les variétés des vins ont surpassé +tout ce qu'on a jamais vu en ce genre.[1151]» Un voyageur, R. Heron, a +conservé l'aspect de ces semaines de réjouissance dans un tableau +plein de mouvement. «En ces occasions, tous les hôtels et les auberges +regorgeaient de monde. Dans la matinée, les rues n'offraient qu'une +scène affairée de coiffeurs, d'apprenties modistes, de grooms, de +valets, de voitures, allant, se pressant de toutes parts. Dans +l'après-midi, tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres, +maîtres et domestiques, était dehors à suivre les chiens ou à regarder +les courses. Quand la foule rentrait, on s'occupait avec le même +affairement et la même animation ardente des intérêts de l'appétit. La +bouteille, la chanson, la danse et la table à cartes occupaient la +soirée, et donnaient au commerce social le pouvoir de retenir et de +charmer jusqu'au retour du matin. Dumfries, par elle-même, ne pouvait +offrir assez d'artisans de plaisir pour une si grande occasion. Il y +arrivait des domestiques, des entremetteurs, des porteurs de chaises, +des coiffeurs, des dames, les prêtres et les prêtresses de tous les +séjours favoris où le Plaisir tient sa cour.... Naturellement les +personnes gaies d'un sexe attiraient les personnes gaies et élégantes +de l'autre[1152]». C'était donc une ville de dissipation. «C'est +peut-être, disait encore Heron, une ville de plus de gaieté et +d'élégance que n'importe quelle autre ville de même grandeur en +Écosse[1152]». Il semble que Dumfries, par suite de son voisinage de +la frontière, ressemblait davantage à une ville anglaise. La morosité +presbytérienne y était tenue en échec par toutes ces distractions. Il +y faisait meilleur vivre qu'en beaucoup d'autres endroits. C'était +bien l'avis de Smollett: «Nous poursuivîmes notre voyage jusqu'à +Dumfries, ville de commerce très élégante, près de la frontière +anglaise. Nous y trouvâmes une abondance de bonnes provisions et +d'excellent vin, à des prix très raisonnables, et une installation +aussi bonne à tous égards que dans n'importe quelle partie du sud de +l'Angleterre. Si j'étais confiné en Écosse a perpétuité, je choisirais +Dumfries pour ma place de résidence.[1153] + + [Note 1151: Extrait du _Dumfries Journal_ du 30 oct. 1792, + donné par Mac Dowall. _History of Dumfries_, p. 583.] + + [Note 1152: _Observations made in a journey through the + Western Counties of Scotland by R. Heron, 1792_, cité par + Mac Dowall, p. 589.] + + [Note 1153: Smollett, _Humphry Clinker_. Lettre de J. + Melford, Sept. 12.] + +Entre ces moments de fièvre, Dumfries retombait dans l'oisiveté et la +torpeur des petites villes, surtout à une époque de rares et lentes +communications. Ce désoeuvrement n'était coupé que par la routine des +fréquentations et des conversations de tavernes. Chambers, qui avait +connu cette vie, en fait le tableau suivant; c'est le pendant de celui +qui précède. «Le fléau des villes de province est la paresse partielle +ou complète d'une grande partie des habitants. Il y a toujours un +noyau de personnes qui vivent de leurs rentes, et un nombre plus +considérable de commerçants à qui leur boutique ne prend pas la moitié +de leur temps. Jusqu'à une période très récente, la dissipation, plus +ou moins intense, était la règle et non l'exception parmi ces +hommes-là, et, à Dumfries, il y a soixante ans, cette règle était en +vigueur. En ce temps-là, les plaisirs de taverne étaient en vogue +parmi des personnes qui, aujourd'hui, ne rentrent pas dans un endroit +public de plaisir une fois par an. Le monotone gaspillage de vitalité +et d'énergie dans ces réunions boissonnantes du soir était déplorable. +Des toasts insipides, des railleries mesquines, du bavardage vide sur +des incidents futiles, des discussions interminables sur des petites +questions de faits, là où un almanach ou un dictionnaire auraient +tranché la question, tout cela relevé par une chanson quand on pouvait +en avoir une, formait le fond de la vie conviviale telle que je me +rappelle l'avoir vue dans ces villes, pendant ma jeunesse. C'était une +vie sans progrès, ni profit, ni la moindre lueur d'une tendance vers +l'élévation morale[1154].» + + [Note 1154: R. Chambers, tom. III, p. 203.] + +Tel était le milieu, bruyant ou torpide, mais toujours également +grossier dans lequel Burns était transporté. C'était un séjour +dangereux pour lui. Le plus évident péril était que cette ville de +plaisirs fourmillait d'entraînements de tout genre auxquels il ne +saurait pas résister. Un second était qu'il allait se trouver en +contact avec l'aristocratie d'argent ou de naissance, dans les moments +où elle déploie son luxe le plus offensant, et dans les jeux où elle +fait parade de brutalité. Lui, si susceptible vis-à-vis de la +véritable aristocratie du talent, devait se heurter à ce faste avec +une sorte d'irritation. Les sentiments démocratiques latents en lui +allaient en être excités. Il serait poussé à prendre une attitude +irritée et agressive contre la société. Ce n'est pas que ces +sentiments ne fussent naturels, ni même qu'ils fussent injustes. Mais +la poésie ne vit pas bien de rancunes. + + * * * * * + +L'installation à Dumfries fut triste. L'appartement qu'ils occupaient +était au premier étage d'une petite maison sise dans une des venelles +qui descendent vers la rivière. Il consistait en trois étroites +pièces, chacune avec une fenêtre sur la rue, et peut-être une cuisine +en marteau. La chambre du milieu, environ de la grandeur d'une alcôve, +était le seul endroit où Burns pouvait se retirer pour travailler. +Au-dessous, au rez-de-chaussée, se trouvait le bureau du timbre, dont +le distributeur, John Syme, était un ami de Burns; au-dessus habitait +un honnête forgeron[1155]. Ce dut être, comme le remarque très bien +Chambers, un dur changement pour la famille[1156]. Au lieu du logement +primitif mais spacieux d'Ellisland, de la porte toujours ouverte par +où les enfants vont jouer dehors, il fallait se loger au haut d'un +escalier sombre, s'entasser dans quelques pièces étriquées, garder les +enfants à la maison. Au lieu de l'abondance fruste des produits d'une +ferme, il fallait acheter le pain, le lait, le beurre que les bonnes +vaches fournissaient copieusement. Tous devaient ressentir cette +sensation de gêne et presque d'oppression physique, qu'éprouvent les +campagnards quand ils viennent demeurer à la ville. + + [Note 1155: R. Chambers, tom. III, p. 259-60.] + + [Note 1156: Id., p. 202.] + +Pour Burns, la tristesse allait encore plus avant. Il sentait tout ce +qu'il venait d'abandonner sans retour; son âme en était indiciblement +affligée. Il entrait avec découragement dans cette vie mesquine et +subordonnée de commis et de fonctionnaire. Il semble que, dès son +arrivée, il ait demandé à la boisson l'oubli ou l'étourdissement. La +première lettre qu'il ait écrite de Dumfries est lamentable. + + Mon cher Ainslie, pouvez-vous secourir un esprit malade? + Pouvez-vous, parmi les horreurs de la pénitence, du regret, du + remords, de la migraine, de la nausée et de tous les autres + chiens d'enfer acharnés après un pauvre malheureux qui a été + coupable du péché d'ivresse;--pouvez-vous dire des mots calmants + à une âme troublée? + + _Misérable perdu_[1157] que je suis! J'ai essayé, tout ce qui + d'habitude m'amusait, mais en vain. Il faut que je reste assis + ici, comme un monument de la vengeance réservée aux méchants; me + voici comptant chaque tic-tac de l'horloge, pendant que + lentement, lentement, elle compte ces fainéantes coquines + d'heures qui (maudites soient-elles!) s'étendent devant moi, + chacune derrière sa voisine et chacune avec un fardeau d'angoisse + sur le dos pour le déverser sur ma tête désignée. Et il n'y a + personne pour me prendre eu pitié; ma femme me gourmande, mon + métier me harasse et mes péchés viennent me regarder en plein + visage, chacun d'eux racontant une histoire plus amère que son + compagnon! Quand je vous dis que même (ici il y avait + probablement un mot grossier qui a été supprimé) a perdu son + pouvoir de me distraire, vous devinez quelque chose de l'enfer + que j'ai en moi et tout autour de moi[1158]. + + [Note 1157: En français.] + + [Note 1158: _To Rob Ainslie_, Dec. 1791.] + +Cette lettre terrible est le prélude qui convient au dernier acte de +cette destinée qui s'en va vers le pire. Entre ce moment-là et celui +qui arrêtera sous son sceau funèbre toutes les agitations de ce coeur, +quatre années et demi s'étendent. Années sans clartés, années de +détresse, de désespoir, de débâcle, années de dilapidation physique, +et, puisqu'il faut dire le mot, de déchéance morale. Toutes les +tristesses d'une vie qui, au sommet de la colline, n'a pas su choisir, +et qui descend vers son terme par les versants mauvais. + + +I. + +FIN DE L'ÉPISODE DE CLARINDA. + +Quelques semaines après l'arrivée de Burns à Dumfries, Clarinda rentra +dans sa vie, pour un peu de temps, d'une façon inattendue. Il reçut +d'elle, au mois de novembre, une lettre dont le contenu était cruel. +C'était une de ses anciennes aventures, celle avec la fille de la +Cowgate, qu'il pouvait croire engloutie dans le passé, et qui, par une +voie détournée, le ressaisissait. La lettre de Clarinda lui parlait +avec une amertume ironique qui perçait à travers la froideur affectée +de la forme. + + Je prends la liberté de vous adresser quelques lignes, en faveur + de votre ancienne connaissance, Jenny Clow qui, selon toute + apparence, est en ce moment mourante. Obligée, par tous les + symptômes d'un dépérissement rapide, de quitter son service, + elle a pris une chambre dépourvue des objets de nécessité + commune; sans personne qui la soigne et la pleure. Dans des + circonstances si affligeantes, vers qui peut-elle se tourner plus + naturellement, pour implorer un peu d'aide, que vers le père de + son enfant, vers l'homme pour l'amour de qui elle a souffert + mainte nuit triste et anxieuse, séparée du monde, sans autre + compagnon que le Péché et la Solitude? Vous avez maintenant une + occasion de prouver que vous possédez réellement ces beaux + sentiments que vous avez dépeints de façon à acquérir la juste + admiration de votre pays. Je suis convaincue que je n'ai besoin + de rien ajouter de plus pour vous persuader d'agir comme toutes + les considérations d'humanité et de gratitude doivent le dicter. + Je vous fais, Monsieur, mes sincères souhaits[1159]. + + [Note 1159: _To Robert Burns_, Nov. 1791.] + +C'était là un de ces péchés qui sortaient du passé pour venir le +regarder en plein visage et dont chacun racontait une histoire plus +amère que son voisin. Il répondit à Clarinda que «l'histoire de la +détresse de cette pauvre fille faisait pleurer du sang à son coeur». +Il la priait d'envoyer à la mourante quelques secours, en attendant +qu'il arrivât lui-même à Édimbourg où il devait aller pour affaires +avec Creech. «Je n'aurai pas été deux heures dans la ville, que +j'aurai vu la pauvre fille et essayé ce qu'on peut faire pour la +soulager. Il y a longtemps que j'aurais pris mon fils avec moi, mais +elle n'a jamais voulu y consentir». Il ajoutait qu'il irait voir +Clarinda pour lui rembourser les avances qu'elle aurait faites[1160]. + + [Note 1160: _To Mrs Mac Lehose_, 23rd Nov. 1791.] + +Au moment où Burns lui annonçait sa prochaine arrivée à Édimbourg, +Clarinda se trouvait justement à une crise importante de sa vie. Elle +avait pris la résolution d'aller aux Indes occidentales rejoindre son +mari. Au mois d'août 1790, elle avait perdu le plus jeune de ses fils; +il ne lui en restait plus qu'un, dont l'éducation la tourmentait, car +ses ressources étaient faibles[1161]. Au mois d'août 1791, elle avait +été surprise de recevoir une lettre de son mari, où il la chargeait de +faire donner à leur fils la meilleure éducation, et où il l'invitait à +venir le retrouver à la Jamaïque. Il ajoutait que, si elle s'y +refusait, il donnerait aussitôt des ordres pour que son garçon fût +envoyé à ses correspondants à Londres et reçût le reste de son +éducation à l'École de Westminster ou au collège de l'Eton. C'était la +séparation de la mère et de l'enfant[1162]. La pauvre Clarinda hésita. +Son hésitation était naturelle. Il lui en coûtait d'aller reprendre, +au bout du monde, la vie commune avec un homme qu'elle n'aimait pas. +D'un autre côté, l'éducation de son fils dépendait de la bonne volonté +du père; si une réconciliation se faisait, c'était l'enfant qui en +profiterait. «Si je pars, j'ai la terreur de la mer et celle non +moindre du climat; par dessus tout, l'horreur de retomber dans la +misère, au milieu d'étrangers, et presque sans remède. Si je refuse, +je dois dire à mon seul enfant (en qui toutes mes affections et mes +espérances sont entièrement concentrées) adieu pour toujours; lutter +seule et sans protection contre la pauvreté et la censure du +monde[1163]». Elle espérait toutefois que le caractère jaloux de son +mari était calmé par une plus grande connaissance du monde; elle +disait, non sans mélancolie, «que le temps et ses malheurs, en +altérant sa personne et sa vivacité, rendaient moins probable qu'elle +serait exposée à ses soupçons[1163]». Elle prit finalement la +résolution d'aller à la Jamaïque. Il est vraisemblable que, en dehors +des considérations qu'elle exposait à ses amis, d'autres sentiments +plus secrets avaient préparé son esprit à ce rapprochement. L'amour et +l'abandon de Burns devaient y être pour quelque chose. Cet amour, en +portant atteinte aux amitiés qui l'entouraient, l'avait plus isolée; +cet abandon, avec sa dure leçon, l'avait assagie. Il n'est pas rare +que l'amant, en tuant les illusions dans le coeur d'une femme, enlève +l'obstacle qui empêchait celle-ci de vivre tranquillement avec son +mari. La chute du rêve qui souvent éloigne les femmes de la réalité, +les y ramène; les déceptions les réconcilient avec leur vie; elles la +recommencent ayant perdu les prétentions qui la leur faisaient +paraître odieuse; elles finissent par y prendre goût et y trouver +quelque douceur. Il se produisait quelque chose de cet accommodement +dans la nature pratique de Clarinda. Cette phrase-ci n'en a-t-elle pas +le ton résigné: «Ceci me semble le choix préférable; c'est sûrement le +sentier du devoir et, par conséquent, je puis espérer que la +bénédiction de Dieu accompagnera mes efforts pour être heureuse avec +celui qui a été l'époux de mon choix et le père de mes enfants?[1164]». +Au mois d'octobre 1791, un peu avant la lettre à Burns, elle avait +répondu à son mari qu'elle irait le rejoindre. Mais le navire qui devait +l'emmener ne partait qu'au printemps[1165]. Elle était donc au moment +des adieux quand Burns lui annonça qu'il allait arriver à Édimbourg. +Elle ne put obtenir de son propre coeur le refus de le voir. + + [Note 1161: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p. + 30-31.] + + [Note 1162: _Id._, p. 81.] + + [Note 1163: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p. + 34.] + + [Note 1164: _Id._, p. 35.] + + [Note 1165: _Id._, p. 38.] + +Le 29 novembre 1791, pour la dernière fois de sa vie, Burns alla à +Édimbourg, et les deux amants se retrouvèrent. Près de quatre années +s'étaient écoulées depuis leur séparation, pendant lesquelles +l'affection de Clarinda n'avait cessé d'errer autour de l'ingrat. Il +avait vieilli: les fatigues et les excès avaient fatigué ses traits. +Mais quand il reparut, obscur dans cette ville jadis émue de lui, il +sembla à sa maîtresse qu'elle revivait dans la splendeur de ces mois +anciens. Lui retrouva sans doute ses regards d'autrefois, ces mots qui +savent rendre irrésistibles les excuses et charment les jalousies. +Tout fut oublié jusqu'aux paroles amères qu'elle lui avait écrites. +N'étaient-elles pas une preuve qu'elle avait souffert? L'ancienne +passion, si longtemps contenue, monta comme un vin furieux. Il semble +que la volonté de Clarinda en fut troublée et vaincue. Les coeurs +longtemps sevrés de la tendresse qu'ils portent en eux et privés +d'amour en proportion de l'amour qu'ils nourrissent, sont saisis de +vertige lorsque, l'obstacle disparu, cette détresse s'assouvit de +cette plénitude. Ils se précipitent vers leur rêve, avec un oubli et +par suite avec un don entier d'eux-mêmes, et les dernières +consommations de l'amour naissent souvent des premiers transports de +ces surprises. Les deux amants restèrent ensemble une semaine, pendant +laquelle ils se virent en secret. + + Ô mai, ton matin jamais ne fut si doux + Que la sombre nuit de décembre, + Car étincelant était le vin rosé + Et secrète était la chambre, + Et chère était celle que je n'ose nommer + Mais dont toujours je me souviendrai[1166]. + + [Note 1166: _O May, thy morn was ne'er sae sweet._] + +Ce fut une semaine de bonheur âpre et poignant, comme celui qu'on +goûte à la veille des séparations, où deux coeurs sentent combien ils +tiennent l'un à l'autre, par leur déchirement même. Ils s'efforcent de +ramasser toutes les dernières joies mais prennent du même coup le +commencement de la souffrance, et ils s'enivrent de délices navrées. +La séparation se fit dans les larmes. Celles de Clarinda étaient +sincères, quoique peut-être elle en eût versé de plus amères encore +aux heures de son délaissement. Celles de Burns l'étaient aussi. Sa +faculté d'éprouver des sentiments passagers, avec autant de violence +que s'ils étaient durables, était surexcitée. Dans le moment, il +souffrit peut-être autant que la pauvre femme. De cet arrachement +sortit une admirable pièce, simple et émouvante comme ces paroles +d'adieu, ordinaires par le sens mais palpitantes de soupirs et de +sanglots. + + Un tendre baiser et nous nous séparons; + Un adieu et puis c'est pour toujours! + Je boirai à toi, avec les larmes de mon coeur, + Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots! + Qui peut dire que la Fortune l'afflige + Tant qu'elle lui laisse l'étoile de l'espérance? + Pour moi, aucun scintillement joyeux ne m'éclaire; + Le sombre désespoir m'enveloppe tout autour. + + Je ne blâmerai jamais ma faiblesse et mon amour, + Rien ne pouvait résister à ma Nancy; + Rien que la voir c'était l'aimer, + N'aimer qu'elle et l'aimer à toujours. + Si nous n'avions jamais aimé si passionnément, + Si nous n'avions jamais aimé si aveuglément, + Si nous ne nous étions jamais vus ou jamais quittés, + Nous n'aurions jamais eu nos coeurs brisés. + + Adieu donc, toi la première et la plus belle! + Adieu donc, toi la meilleure et la plus chère! + À toi soient toutes les joies, tous les trésors, + La Paix, le Contentement, l'Amour et le Plaisir! + Un tendre baiser et nous nous séparons! + Un adieu, hélas! et c'est pour toujours! + Je boirai a toi dans les larmes de mon coeur! + Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots![1167] + + [Note 1167: _Parting song to Clarinda._] + +Avec ces désespoirs, les deux amants s'arrachèrent aux bras l'un de +l'autre. Burns rentra à Dumfries, dans le calme de sa maison et la +routine de sa vie. Il resta quelque temps troublé de ces émotions. Dès +le 15 du mois de décembre, on voit qu'il avait déjà écrit six lettres +à Clarinda; presque une par jour[1168]. Ces lettres, comme la plupart +de celles de cette époque, ont été perdues ou détruites. Son coeur +s'en retournait à Édimbourg. Tantôt il voyait arriver le navire qui +allait emporter son amie. + + [Note 1168: _To Mrs Mac Lehose_, 15th Dec. 1791.] + + Voici l'heure, le navire arrive! + Ma bien-aimée Nancy, ô adieu! + Séparé de toi, puis-je survivre? + De toi que j'ai si bien aimée? + + Sans fin et profonde sera ma douleur; + Je ne verrai pas un rayon d'espoir, + Sinon cette précieuse et chère croyance + Que tu te souviendras toujours de moi. + + Le long du rivage solitaire, + Où les rapides oiseaux de mer crient autour de moi, + Par-delà les flots roulants, bondissants, mugissants, + Je tournerai vers l'ouest mon oeil pensif. + + Heureux bosquets indiens, dirai-je, + Où est le sentier de ma Nancy! + Tandis qu'à travers vos parfums, elle passe, + Ô dites-moi, songe-t-elle à moi? + +Tantôt il saluait le mois dont le retour lui rappellera la scène des +adieux. + + Une fois de plus, je te salue, ô funèbre décembre, + Une fois de plus, je te salue avec chagrin et souci; + Triste était l'adieu que tu me rappelles, + L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir. + + L'au revoir des amants épris est un plaisir doux et pénible, + Car l'espoir brille doucement sur la tendre heure du départ; + Mais, oh! le sentiment cruel que l'adieu pour toujours! + Angoisse sans mélange et pure agonie! + + Farouche comme l'hiver qui maintenant déchire la forêt, + Jusqu'à ce que la dernière feuille de l'été soit envolée, + Telle est la tempête qui a secoué mon sein, + Jusqu'à ce que mon dernier espoir, mon dernier confort fussent partis. + + Cependant comme je te salue, ô funèbre décembre, + Ainsi je te saluerai toujours avec chagrin et souci, + Car triste était l'adieu que tu me rappelles, + L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir. + +On peut, sans forcer les choses, présumer que Jane Armour sentait +entre elle et son mari de nouvelles influences inconnues mais +devinées, qui la lui rendaient de plus en plus étrangère. Sans savoir +précisément où ses préoccupations allaient, il était impossible +qu'elle ne sentît point qu'il n'était pas avec elle et que ce n'était +plus jamais «de l'ouest» que venait maintenant la brise qu'il +préférait. + +Clarinda s'embarqua, vers les derniers jours de janvier 1792, sur la +Roselle, le même navire qui avait dû emporter Burns aux Indes +occidentales. Avant de partir, elle lui écrivit afin de lui donner les +derniers avis de celle «qui aurait pu vivre ou mourir avec lui[1169]». +Devant l'inconnu solennel d'un long voyage, elle reprenait son ton de +prédication religieuse; sa lettre a l'air d'un petit sermon parsemé de +citations bibliques. On croirait à un retour d'influence du +révérend... «Cherchez la faveur de Dieu, gardez ses commandements, +soyez soucieux de vous préparer pour une éternité heureuse. Là, j'en +ai l'espoir, nous serons réunis dans une félicité parfaite et +éternelle[1169]». Son amour, qui avait épuisé les désenchantements +terrestres, reportait ses espérances à un séjour futur d'où les larmes +sont bannies. En attendant, elle se préparait à accepter de la vie le +bonheur moyen, le seul dont celle-ci dispose. «Je suis sûre que vous +serez heureux d'apprendre mon bonheur. Je compte que ce sera +bientôt[1169]». + + [Note 1169: _Mrs Mac Lehose to Robert Burns_, 25th Jan. + 1792.] + +Mais, de ce côté-là encore, la pauvre Clarinda devait rencontrer des +déceptions. Quand elle arriva à la Jamaïque, son mari, qui lui avait +peut-être imposé cette terrible épreuve dans l'espoir qu'elle se +mettrait dans son tort en refusant, la reçut avec froideur. Sur le +pont même du navire, il fit usage envers elle d'expressions rudes. La +malheureuse femme épuisée par le voyage put à peine supporter ce +nouveau coup. «La réception très froide que je reçus de M. Mac Lehose +me donna un choc qui, joint au climat, dérangea mon esprit à tel point +que je cessai d'être responsable de ce que je disais et +faisais[1170].» Elle crut qu'elle allait perdre la raison. «La +bienveillance que mon mari me montra ensuite ne put pas dissiper la +complication de désordres nerveux qui me saisirent alors[1171].» Elle +ne tarda pas à découvrir que M. Mac Lehose «comme la plupart des +planteurs des Indes occidentales» avait toute une famille d'une +maîtresse de couleur. Elle fut, selon le langage toujours convenable +de Chambers «mortifiée de voir combien il lui avait été grossièrement +infidèle pendant la période de leur séparation[1172].» C'était un +brutal et violent qui se plaisait à battre et à injurier ses esclaves +devant elle, quand il était saisi de ses fureurs. Perdue, isolée, +révoltée de ces scènes, la malheureuse femme fut prise d'un désespoir, +dont le souvenir hanta sa mémoire. «Je me rappelle que j'arrivai à la +Jamaïque il y a aujourd'hui vingt-deux ans. Ce que j'ai souffert +pendant les trois mois que je restai là! Dieu, donnez-moi de la +gratitude pour la bonté que vous avez eue de me ramener à mon pays +natal[1173].» Le médecin la prévint que, si elle ne s'en retournait, +sa vie était en danger. Au mois de juin, elle quitta de nouveau son +mari. «Notre séparation fut très affectueuse. De ma part ce fut avec +un sincère regret que ma santé m'obligea à l'abandonner. De la sienne, +il en fut de même, selon toute apparence. Nous nous séparâmes avec des +promesses mutuelles de constance et de maintenir une correspondance +régulière[1174].» Elle remonta sur le même navire qui l'avait amenée +et rentra en Écosse vers la fin d'août 1792, six mois environ après en +être partie. Il convient d'ajouter que son mari ne tint aucune des +belles promesses qu'il avait faites à propos de l'éducation de son +fils, pour l'avenir duquel elle avait affronté ce long voyage et +s'était imposé le plus cruel des sacrifices, celui de retourner près +de cet homme et peut-être celui de subir jusqu'au bout sa comédie +odieuse. + + [Note 1170: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p. + 40.] + + [Note 1171: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 40] + + [Note 1172: R. Chambers, tom. III, p. 261.] + + [Note 1173: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 42.] + + [Note 1174: _Id._, p. 41.] + +Tandis que Clarinda voyageait ainsi, le chagrin de Burns, dans les +heures où il pensait à elle, avait pris la forme d'une mélancolie +pensive. On en peut suivre l'écho dans une chanson, composée plus +tard, mais dont on a rattaché, avec vraisemblance, l'inspiration à cet +épisode de sa vie. On y trouve une adaptation poétique d'un joli +passage de la correspondance de Clarinda, dont il lui avait dit qu'il +s'emparerait quelque jour. + + Maintenant, de son manteau vert, la gaie Nature s'habille, + Et écoute les agnelets qui bêlent sur les collines, + Tandis que les oiseaux gazouillent des bienvenues dans tous les bois verts. + Mais pour moi cela est sans délices,--ma Nannie est au loin. + + Le perce-neige et la primevère parent nos bois, + Et les violettes baignent dans la rosée du matin; + Ils font peine à mon triste coeur, tant doucement ils fleurissent, + Ils me font penser à Nanie et Nanie est au loin. + + Alouette, toi qui t'élances des rosées des prairies, + Pour avertir le berger de la ligne grise de l'aurore, + Et toi moelleux mauvis qui salues la descente de la nuit, + Cessez, par pitié,--ma Nanie est au loin. + + Viens, Automne, si pensif, en jaune et en gris, + Et apaise-moi en m'annonçant le déclin de la Nature; + Le noir, le lugubre Hiver et la neige farouchement chassée + Peuvent seuls me charmer,--maintenant que Nanie est au loin[1175]. + + [Note 1175: _My Nanie's awa._] + +Après son retour à Édimbourg, il est probable que Clarinda, épuisée +par sa double traversée et ses pénibles commotions, resta pendant +longtemps trop souffrante pour lui écrire. Peut-être aussi +considérait-elle leurs adieux comme le scellement mis sur un amour, +qui, pour être respecté, ne devait plus être rouvert; et sa courte +réconciliation avec son mari comme une terre qui le recouvrait à +jamais. Au mois de décembre 1792, six mois après le retour de Clarinda +et juste un an après leur séparation, il ignorait qu'elle fût rentrée, +ainsi que le prouve le billet qu'il écrivait à une des amies de sa +maîtresse, à Édimbourg. + + Chère Madame, je vous ai écrit si souvent sans recevoir de + réponse que j'avais pris la résolution de ne plus lever ma plume + vers vous; mais ce jour mémorable, le _six décembre_, ramène à ma + mémoire une telle scène! Ciel et terre! Quand je me rappelle une + personne exilée au loin! mais pas un mot de plus à ce sujet, + jusqu'à ce que j'apprenne de vous votre véritable adresse, et + pourquoi mes lettres sont restées sans réponse, car celle-ci est + la troisième que je vous envoie[1176]. + + [Note 1176: _To Miss Mary Peacock._ Dec. 6th, 1792.] + +Il n'apprit qu'au commencement de l'année suivante que Clarinda était +en Europe depuis plus de six mois. Sa colère éclata dans une lettre +écrite probablement sous le coup de cette nouvelle et qui semble +incohérente à force de violence. Elle est datée du mois de mars 1793. + + Je suppose, ma chère Madame, qu'en négligeant de m'informer de + votre arrivée en Europe--circonstance qui ne pouvait pas m'être + indifférente, comme à vrai dire rien de ce qui vous concerne--je + suppose que vous avez voulu me laisser deviner et voir qu'une + correspondance, que j'eus naguère l'honneur et la félicité de + goûter, ne doit plus jamais être. Hélas! quels sons lourds, + écrasants sont ces mots: «jamais plus!» Le malheureux qui n'a + jamais goûté le plaisir n'a jamais connu la détresse; ce qui + pousse l'âme à la folie c'est le souvenir de joies qui ne seront + «jamais plus». Ceci n'est pas le langage qu'il faut parler au + monde; il ne le comprend pas. Mais vous autres, venez, les + quelques-uns--les fils du Sentiment et de la Passion! vous dont + les cordes du coeur tremblent et gémissent d'une angoisse + indicible, quand le souvenir se précipite dans votre coeur!--vous + qui êtes capables d'un attachement pénétrant comme la flèche de + la mort, et puissant comme la vigueur de l'Être immortel--venez, + et vos oreilles vont s'abreuver d'une histoire... mais, silence! + Je ne dois pas, je ne puis pas la dire: une agonie est dans ce + souvenir, la démence est dans ce récit! + + Mais, Madame, laissons les sentiers qui mènent à la folie. Je + félicite vos amis de votre retour, et j'espère que la précieuse + santé qui, d'après ce que me dit Miss Peacock, a été si ébranlée, + est rétablie ou en train de se rétablir.... + + Je vous présente un livre (c'était la dernière édition de ses + poèmes), puis-je espérer que vous l'accepterez? Aurai-je de vos + nouvelles? Mais d'abord, écoutez-moi. Pas de froid langage, pas + d'avertissements de prudence; je méprise les conseils et dédaigne + tout contrôle. Si vous ne devez pas m'écrire dans le langage, si + vous ne devez pas m'exprimer les sentiments, que vous savez que + je désire recevoir, et que je serai heureux de recevoir, je vous + en conjure, par l'orgueil blessé! par la paix ruinée! par la + passion frénétique et déçue! par tous ces maux nombreux qui + composent cette suprême douleur humaine, un coeur brisé!! restez + pour moi silencieuse à jamais. Si jamais vous m'insultez par les + apophthegmes insensibles du sang-froid et de la prudence, + puissent tous... mais assez! un démon ne pourrait exhaler un + souhait malveillant sur la tête de mon ange! Rappelez-vous bien + ce que je vous demande. Si vous m'envoyez une page baptisée aux + fonds d'une sanctimonieuse prudence, par le ciel, la terre et + l'enfer! je la déchire en atomes! Adieu! puissent toutes choses + heureuses vous accompagner![1177] + + [Note 1177: _To Mrs Mac Lehose._ March 1793.] + +C'est la lettre d'un frénétique. À certains endroits, on croirait +presque que c'est la lettre d'un homme excité de boisson, tant cela +est en dehors de toutes bornes de raison. + +Après cette lettre, une pleine année s'écoule sans trace de +correspondance entre les deux amants. Il est probable, il est certain +même qu'ils s'écrivirent: ils se comprenaient de moins en moins. +Clarinda, ébranlée par ses dernières épreuves, fatiguée de corps et de +coeur, gagnée d'ailleurs par l'âge, entrait dans une période plus +apaisée. Comme son amour faisait réellement partie de sa vie, il se +modifiait avec elle; il devenait plus calme parce qu'il était sincère +et qu'il tenait à son âme. Elle comprenait de plus en plus leur +liaison comme une amitié dévouée. Burns, en qui cet amour était +uniquement une excitation d'imagination ou de sens, ne voulait pas +comprendre qu'il pût changer. En sorte que c'était, ce qui arrive +souvent, l'amour vrai qui devenait paisible et l'amour factice qui +restait violent. Elle lui avait écrit pour lui parler d'amitié; il ne +lui avait pas répondu; elle lui écrivit de nouveau et cette fois on a +sa réponse, datée du 25 juin 1794. Cette lettre--la dernière--est +écrite pendant une tournée d'Excise, sur une table d'auberge, en face +d'une bouteille de vin. Il s'en échappe d'abord une tendresse +d'anciens souvenirs. C'en est la meilleure partie. Mais que le reste +est pénible! un accès de plaisanterie forcée, et quelque chose comme +un souvenir d'ancienne bonne fortune, traîné dans des fins de dîners +copieux et bruyants, je ne sais quelle fanfaronnade d'amour +inconvenante. + + Avant de me demander pourquoi je ne vous ai pas écrit, + informez-moi d'abord _comment_ je dois vous écrire. «En amitié», + dites-vous. J'ai maintes fois pris la plume pour essayer de vous + écrire une lettre «d'amitié». Mais c'est impossible; c'est + Jupiter saisissant une sarbacane d'enfant après avoir manié le + tonnerre. Quand je prends la plume, la souvenance m'accable. Ah! + ma toujours très chère Clarinda! Clarinda! Quelle foule des plus + tendres souvenirs se presse dans ma pensée, à ce mot! Mais je ne + dois pas m'abandonner à ce sujet. Vous l'avez interdit. + + Je suis extrêmement heureux d'apprendre que votre santé est + rétablie, et que vous êtes de nouveau en état de goûter cette + satisfaction en l'existence, que la santé seule peut nous + donner.... Vous ririez si vous m'aperceviez où je suis en ce + moment. Plût au ciel que vous fussiez ici pour rire avec moi, + quoique, je le crains, notre première occupation serait de + pleurer. Me voici établi ici, ermite solitaire, dans la salle + solitaire d'une auberge solitaire, avec une solitaire bouteille + de vin près de moi, aussi grave et stupide qu'un hibou, mais + comme un hibou toujours fidèle à ma chanson. En preuve de quoi, + ma chère Mrs Mac, voici à votre santé! Puissent les bénédictions + les plus choisies du ciel bénir votre doux visage; et si un + misérable regarde de travers votre bonheur, puisse le vieux + chaudronnier de l'enfer l'empoigner pour marteler son coeur + pourri! Amen. + + Il faut que vous sachiez, ma très chère Madame, que, depuis bien + des années, en quelque endroit, en quelque compagnie que je me + trouve, chaque fois qu'on propose la santé d'une dame mariée, je + propose toujours la vôtre. Mais comme votre nom n'a jamais + franchi mes lèvres, même pour mon ami le plus intime, je propose + votre santé sous le nom de «Mrs Mac». Cela est si bien connu + parmi mes relations que, lorsqu'on propose une dame mariée, le + directeur des toasts dit souvent: «Oh! nous n'avons pas besoin de + lui demander a qui il boit: à la santé de Mrs Mac». J'ai aussi, + parmi mes compagnons de réunions joyeuses, établi un tour de + santés que j'appelle le tour des Bergères d'Arcadie, ce sont les + santés de dames préférées qu'on porte sous des noms féminins + célébrés dans les chansons anciennes; en ces occasions vous êtes + ma «Clarinda». Donc, madame Clarinda, je consacre ce verre de vin + au plus ardent souhait pour votre bonheur![1178] + + [Note 1178: _To Mrs Mac Lehose._ 25th June 1794.] + +Ainsi finit la correspondance de Sylvander et de Clarinda. Les +protestations ardentes, les promesses éternelles, les rêves de réunion +future, les appels à la divinité, cette magnifique rhétorique aboutit +à cette rasade, bue à la santé de «Mrs Mac», avec une familiarité +alourdie et un rire forcé. Il sort de cette lettre une odeur de +trivialité. C'est l'abaissement d'une passion qui avait eu de hauts +coups d'aile. À quelques mois de là il écrivait: + + «Il y a dans le _Museum_, une chanson par une de mes _ci-devant_ + déesses qui n'est pas indigne de cet air! Elle commence ainsi: + + «Ne parle pas d'amour, cela me fait souffrir»[1179]. + + [Note 1179: _To George Thomson._ 19th Oct. 1794.] + +Il employait, en français, cette locution souillée qui avait traîné +par les rues de Paris et qui contient je ne sais quelle goguenardise +populacière et cruelle. La chanson dont il parlait était les jolis +vers que Clarinda lui avait envoyés au début de leur liaison, quand il +avait pour la première fois parlé d'amour[1180]. Il y a quelque chose +de laid dans ce manque de respect pour un souvenir dont il aurait +convenu de parler avec plus de réserve. Il pouvait du moins se taire. +C'était la fin, on dirait presque la lie, de cet amour dans cette âme +troublée. + + [Note 1180: Dans la lettre du 9 Janvier 1788.] + +Dans un des deux coeurs, heureusement, les beaux rêves d'autrefois se +gardèrent respectés et inviolables. Clarinda survécut à Burns près +d'un demi-siècle; elle mourut en 1841. Sa nature calme et saine reprit +son équilibre; elle devint une vieille femme aimable et réconciliée +avec la vie. On a d'elle un léger crayon qui la représente à l'âge de +quatre-vingts ans, dans son salon où était suspendu un portrait du +poète, toujours souriante et accueillant avec affabilité ses +visiteurs. Elle demeura fidèle au souvenir de celui qu'elle avait +aimée. Vingt ans après la mort de Burns elle écrivait dans son +journal: «25 janvier 1815. Jour de naissance de Burns. Un grand +banquet chez Oman. J'aimerais être là, invisible, pour entendre tout +ce qu'on dira de ce grand génie[1181]». Et quarante ans après la +semaine des adieux, quand elle était tout à l'extrémité de la vie, +elle écrivait encore: «6 décembre 1831. Je ne pourrai jamais oublier +ce jour-ci. Séparée de Burns en l'année 1791, pour ne jamais nous +retrouver dans ce monde. Oh! puissions-nous nous retrouver dans le +ciel[1181]». Il y a quelque chose de touchant dans ce souhait constant +après tant d'années. Clarinda resta jusqu'au bout supérieure à Burns. +Elle vivra parmi celles qui furent aimées par les poètes: non point +parmi les cruelles et les décevantes qui les torturèrent, ni non plus +parmi les sacrifiées qui languirent et moururent de leur chagrin; +mais--et c'est là son originalité--comme une vaillante femme qui +souffrit et sut vivre. + + [Note 1181: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 53.] + + +II. + +OPINIONS POLITIQUES, TRACAS. + +C'est à Dumfries que Burns se trouva, pour la première fois, mêlé aux +agitations de la politique. Jusque-là il avait vécu dans son isolement +campagnard; l'écho des événements arrivait à lui comme ces roulements +de tonnerre affaiblis, qui révèlent de très lointains orages. Il +avait, dans ses vers et par quelques-uns de ses actes, fait preuve de +Jacobitisme. Mais c'était là un sentiment romanesque, presque +historique, qui ne tirait pas à conséquence et ne portait sur aucun +intérêt présent. Il arriva dans les villes au moment où le puissant +émoi de la Révolution Française agitait tous les esprits et excitait +de toutes parts des enthousiasmes ou des colères. L'ébranlement du +cataclysme gigantesque soulevait, en tous pays, des désirs, des +projets, des tentatives de réforme ou de révolution; et aussi des +résistances, des alarmes, des indignations. En sorte que les luttes +particulières prenaient quelque chose de la gravité du drame de +France, et que les discussions à son propos avaient l'âpreté de luttes +immédiates. Les moindres remous dans la plus lointaine baie portaient +le reflet au grand navire qui sombrait dans son incendie, et +recevaient de lui un caractère tragique. Les passions publiques +étaient exaltées, presque à leur paroxysme; la somme de haine que les +hommes ont toujours à la disposition de leurs opinions, cessant d'être +employée aux croyances religieuses, s'était précipitée dans les +convictions politiques. Il fallait prendre parti pour ou contre la +Révolution. Par ses origines plébéiennes, son éducation, son +impatience de toute supériorité, sa colère contre les distinctions +sociales, Burns devait fatalement aller au parti dont les tendances +étaient démocratiques. Dans ces temps où il était dangereux, surtout +pour un agent du Gouvernement, de manifester ses préférences, un autre +aurait tenu les siennes secrètes ou ne les aurait manifestées qu'à bon +escient. Mais il n'était pas homme à garder en lui ce qu'il +ressentait. Les convictions prudentes et taciturnes n'étaient pas son +fait. Par suite de sa nature, il était impossible que ses opinions +n'éclatassent pas au dehors, et par suite de son génie, qu'elles le +fissent sans quelque chose de frappant. Il était certain qu'un acte +audacieux, quelque parole coupante de sarcasme ou brillante +d'éloquence, attireraient l'attention sur lui. Il y a des hommes dont +les discours sont éclatants comme des glaives. Cela ne tarda pas à +arriver. + +Un jour de la fin de février 1792, un brick aux allures suspectes fut +signalé dans le Solway-Frith. Burns était un des employés qui furent +envoyés pour surveiller ses mouvements. Le lendemain, le brick échoua +sur un banc de sable et on put apercevoir que l'équipage était +nombreux, bien armé, décidé à ne pas se rendre sans lutte. On dépêcha +aussitôt un des excisemen, Lewars, à Dumfries, et un autre à +Ecclefechan, pour en ramener un peloton de dragons. Burns fut laissé +avec quelques hommes pour surveiller le navire et empêcher que la +marchandise ne fût débarquée. Pendant qu'il se promenait de long en +large sur les galets et les roseaux du rivage, «de méchante humeur que +les renforts tardassent à venir», il composa une de ses amusantes +chansons: _Le diable a emporté l'exciseman._ Quand Lewars revint avec +les soldats, Burns se mettant à leur tête, l'épée à la main, marcha à +travers l'eau et fut le premier à aborder le brick. L'équipage perdit +courage bien que plus nombreux et se rendit. Le vaisseau fut saisi et +vendu aux enchères, le lendemain, à Dumfries, avec toutes ses armes et +toute sa cargaison. À cette vente, Burns dont la conduite avait été +fort louée, acheta quatre caronades. C'est une emplette qui, à +première vue, semble étrange. On en a l'explication lorsqu'on sait +qu'il les envoya, selon Lockhart, à la _Convention_, avec une lettre +où il priait cette assemblée de les accepter comme un témoignage de +son admiration et de son estime. Le cadeau et l'envoi furent arrêtés à +la douane de Douvres[1182]. + + [Note 1182: Lockhart. _Life of Burns_, p. 228-29. Voir aussi + la lettre de M. Train dans l'édition de Burns, de Blackie, + tom. I, p. CCXIIII.] + +Lockhart, qui fut avec persistance un tory étroit, condamne lourdement +cet acte de Burns, bien qu'il soit forcé de reconnaître que +l'Angleterre n'était pas alors en guerre avec la France, «mais, +dit-il, chacun sentait qu'elle ne tarderait pas à l'être[1182]». +Chambers, qui a étudié de plus près cette question et qui a pris la +peine de parcourir les journaux de l'époque, fait rentrer les faits +dans de plus justes proportions. Il remarque que la Convention +n'existait pas encore à la fin de Février 92; que, moins d'un mois +auparavant, Georges III avait ouvert le parlement dans des termes où +il se félicitait de la paix et de la prospérité du pays; que le trois +pour cent était à 96; que l'ambassadeur anglais ne fut rappelé qu'au +mois d'août; que la guerre ne fut déclarée qu'au mois de janvier +suivant, et qu'une démonstration de sympathie envers le gouvernement +français n'était nullement un acte d'hostilité contre le gouvernement +anglais. Bien plus, les journaux et l'opinion de la contrée étaient +favorables à la Révolution française, au point qu'à la fin de 1792, +une souscription était ouverte à Glascow «pour aider les Français à +continuer la guerre contre les princes émigrés et les pouvoirs +étrangers, par qui ils pourraient être attaqués», et le journal +annonçait que la souscription s'élevait déjà à 1200 livres +sterling[1183]. Il est possible cependant que, par suite des délais de +l'envoi et des lenteurs du trajet, les canons soient arrivés à Douvres +seulement vers la fin d'avril, quand la guerre avait éclaté entre la +France et l'Empereur; et que les autorités anglaises aient cru devoir +intercepter un envoi d'armes, fait par un particulier à une nation en +hostilité contre un souverain allié. C'était de la part de Burns un +acte original, mais nullement irrégulier, et il est peu probable qu'il +faille attribuer à cela les ennuis qui ne tardèrent pas à l'assaillir. + + [Note 1183: R. Chambers, tom. III, p. 218-20.] + + * * * * * + +Ils devaient être causés par des actes, plus hardis et plus +significatifs en eux-mêmes, mais dont la gravité tint aussi au +changement qui s'était produit dans l'opinion publique et dans +l'attitude du gouvernement. La première avait été affectée par +l'emprisonnement de Louis XVI et les massacres de septembre; la +seconde, par le sentiment réel ou feint de la contagion +révolutionnaire qui le menaçait. En effet, entre les premiers mois de +1792 et les derniers, des événements importants avaient eu lieu dans +le pays. C'est l'année qui est marquée par la naissance et le +développement des sociétés révolutionnaires anglaises et par une +puissante fermentation des esprits. + +Il existait bien, depuis 1780, des sociétés et des clubs, formés en +vue d'obtenir une réforme parlementaire, jugée dès lors nécessaire et +qui ne fut accomplie qu'en 1832[1184]. En 1780, une société +d'_Information Constitutionnelle_ avait été créée et avait répandu des +quantités de pamphlets sur cette question. En 1782 et en 1785, Pitt +lui-même avait proposé à la Chambre des Communes des motions ayant +pour objet de modifier le système d'élection. En 1789, la réunion d'un +club de whigs, connu sous le nom de _Société de la Révolution_[1185], +et le célèbre sermon du Dr Price avaient motivé les fameuses +_Réflexions_ de Burke sur la Révolution française[1186]; celles-ci +avaient fait sortir du sol toute une littérature de réponses, parmi +lesquelles se distinguaient les _Droits de l'Homme_ de Thomas +Paine[1187]. Mais ces associations étaient isolées, avaient peu +d'influence; leur programme se bornait à une réforme contenue dans les +limites constitutionnelles; et les discussions sur la Révolution +française semblaient porter sur une question étrangère aux pays et +presque historique. Vers le commencement de 1792, les germes +d'opposition, cachés jusque-là, se manifestèrent et se répandirent +avec une singulière rapidité. Des sociétés politiques pullulèrent sur +toute l'étendue du royaume. Le 25 de janvier, un cordonnier, nommé +Thomas Hardy, écossais de naissance, établi à Londres, fonda, avec +neuf amis, une association sous le nom de _Société Correspondante de +Londres_. Son titre indique où était sa force. Elle devait se mettre +en rapport avec les autres réunions analogues. Elle était habilement +organisée en divisions de quarante-cinq membres, qui se constituaient +au fur et à mesure que le nombre des membres augmentait; elles +envoyaient un délégué au Comité central, lequel se réunissait tous les +jeudis soir. Les affiliations se présentèrent bientôt en quantités +considérables et, avant la fin de l'année, Hardy estimait qu'elles +atteignaient vingt mille, «nombre qui dépasse de beaucoup le corps +entier d'électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des +Communes[1188]». À la fin de mars, il se fonda _la Société des Amis du +Peuple_ composée des hommes du parti whig éminents par leur rang, +leurs talents ou leur ascendant; Lord Daer, l'ancien protecteur de +Burns, Thomas Erskine le célèbre avocat, plusieurs membres du +Parlement en faisaient partie. De tous côtés, dans les comtés, en +Irlande, et surtout en Écosse, des sociétés se formèrent sous ce +dernier titre. En Février, Thomas Paine avait publié la seconde partie +de ses _Droits de l'Homme_ dont la vente fut si considérable que, dès +l'été, il offrit, avec les profits, la somme de 25,000 francs à la +_Société d'Information Constitutionnelle_[1189]. Après avoir demandé +la réforme d'abus indéniables, le Programme de ces sociétés s'était +accentué et réclamait le suffrage universel et des parlements annuels. + + [Note 1184: Voir sur ces premières sociétés Lecky, _History + of England in the XVIIIth century_, tom. V, chap. XXI, p. + 448.] + + [Note 1185: Sur l'action de cette société, Lecky, _Id._ p. + 450.--Voir aussi _The Story of the English Jacobins_, by + Edward Smith, chap. I.] + + [Note 1186: Les _Reflections on the Revolution of France_ + sont de Novembre 1790.] + + [Note 1187: _The Rights of Man_ sont de 1791-92.] + + [Note 1188: _The Story of the English Jacobins_, chap. II et + chap. III, p. 43.] + + [Note 1189: _The Story of the English Jacobins_, chap. II, + p. 33.] + +Au mois de novembre, la _Société Correspondante de Londres_, indignée +du manifeste du Duc de Brunswick, avait, de concert avec d'autres +sociétés, envoyé une adresse à la Convention, qui l'avait reçue et +l'avait fait lire aux armées. On y trouvait des passages écrits dans +le style de l'époque: + + Bien que menacés par un oppressif système de contrôle, dont les + empiétements graduels mais continus ont privé cette nation de + presque toute la liberté dont elle était fière et nous a presque + réduits à l'abject esclavage d'où vous venez de sortir, cinq + mille citoyens anglais, dans leur indignation, se mettent + virilement en avant, pour sauver leur pays de l'opprobre attiré + sur lui par la conduite indolente de ceux qui sont au pouvoir. + Ils considèrent que c'est le devoir des Bretons d'encourager et + d'aider, autant qu'il est en leur pouvoir, les champions du + bonheur humain, et de jurer a une nation, qui poursuit le plan + que vous avez adopté, une amitié inviolable. Que cette amitié + soit désormais sacrée entre nous! Puisse une vengeance terrible + saisir l'homme qui essayerait d'en causer la rupture. + + Bien que nous paraissions être si peu à présent, soyez assurés, + Français, que notre nombre augmente journellement. Il est vrai + que le bras menaçant et levé de l'autorité tient à présent les + timides à l'écart--que des imposteurs actifs et partout répandus + trompent constamment les crédules--et que l'intimité de la Cour + avec des traîtres reconnus a quelque effet sur les naïfs et les + ambitieux. Mais nous pouvons vous apprendre avec certitude, Amis + et Hommes Libres, que la lumière a fait des progrès rapides parmi + nous. La curiosité a pris possession de l'esprit public, le règne + uni de l'Ignorance et du Despotisme disparaît. Les hommes + maintenant se demandent entre eux: «Qu'est-ce que la Liberté? + Quels sont nos Droits?» Français, vous êtes déjà libres, et les + Anglais se préparent à le devenir[1190]. + + [Note 1190: _Address to the French National Convention, from + the following Societies united in one common cause, viz., + the obtaining a fair, general, and impartial representation + in Parliament, 27 Sept. 1792_, reproduite dans _The Story of + the English Jacobins_, chap. III.] + +On trouvait dans ce même document, qui fut un peu plus tard publié par +les journaux anglais, les phrases suivantes, dans lesquelles Georges +III était directement visé: + + Que les despotes allemands agissent comme il leur plaît. Nous + nous réjouirons de leur chute, en ayant compassion, cependant, de + leurs sujets esclaves. Nous espérons que cette tyrannie de leurs + maîtres deviendra le moyen de rétablir dans la pleine jouissance + de leurs Droits et de leurs Libertés des millions de nos + semblables. + + C'est donc avec indifférence que nous voyons l'électeur du + Hanovre joindre ses troupes aux traîtres et aux brigands; mais le + Roi de la Grande-Bretagne fera bien de se rappeler que ce pays-ci + n'est pas le Hanovre. S'il oubliait cette distinction, nous ne + l'oublierions pas[1190]. + +Au même moment, la _Société Constitutionnelle_ avait envoyé à la +Convention deux délégués qui avaient échangé avec le président le +baiser de la fraternité. Dans leur adresse, à la barre de +l'Assemblée, ils annonçaient que «d'innombrables sociétés semblables à +la leur, se formaient dans toutes les parties de l'Angleterre, de +l'Écosse et de l'Irlande et qu'elles y éveillaient un esprit de +recherche universelle dans les abus compliqués du gouvernement et +s'enquéraient des moyens simples de réforme[1191]». + + [Note 1191: _The Society for Constitutional Information in + London to the National Convention of France, November 28th + 1792_, cité dans _The Story of the English Jacobins_, chap. + III.] + +Cependant le roi, les ministres, particulièrement Pitt et Dundas qui +était secrétaire pour l'Écosse, la majorité du parlement, les tories, +ceux qu'on appelait les whigs alarmistes, s'étaient émus de cette +agitation. Dès le mois de mars, Georges III l'avait visée dans une +proclamation royale. En novembre, un magistrat nommé John Reeves forma +une _Association pour défendre la Liberté et la Propriété contre les +Républicains et les Niveleurs_[1192]. Des associations «loyales» se +créèrent en face des associations révolutionnaires ou réformatrices. +Tout ce qui, en Angleterre, était alarmé de l'avenir et satisfait du +présent, y appartint ou les appuya. Le soutien du gouvernement leur +donna de la force. On répandit des bruits de conspiration, d'anarchie, +de pillage. On menaça les tavernes qui prêtaient leurs salles aux +sociétés jacobines, de leur retirer leur licence; on inquiéta les +vendeurs de journaux; on condamna les colleurs d'affiches[1193]. On +sévit contre les moindres paroles. Un ministre dissident de Plymouth, +le Rev. William Winterbotham, ayant dit dans un sermon que sa «majesté +était placée sur le trône à condition d'observer certaines lois et +règles et que, si elle ne les observait pas, elle n'avait pas plus de +droits à la couronne que les Stuarts», était condamné à quatre années +d'emprisonnement à Newgate[1194]. John Frost, avoué riche et estimé, +ancien ami politique de Pitt, ami de Sheridan, fut accusé, d'après le +témoignage d'un individu quelconque, d'avoir dit dans un café quelque +chose sur «ce que l'égalité était un droit naturel de l'homme et sur +ce qu'il avait une prédilection pour le républicanisme.» Il fut +condamné à six mois de prison, une heure de pilori, à déposer caution +de bonne conduite pour cinq années et fut rayé du rôle des +attorneys[1194]. Lorsque, l'année suivante, le moment de lui appliquer +la peine du pilori fut fixée, toute la ville fut en quelques instants +couverte de petits placards annonçant le jour et l'heure de +l'exécution. Le pilori fut immédiatement démoli par la foule et Frost +libéré; mais il prit froidement le bras de Horne Tooke qu'il rencontra +par hasard et s'en retourna à la prison[1195]. On condamna Thomas +Paine qui était alors en France et ne revint jamais en Angleterre, +malgré un admirable plaidoyer de Thomas Erskine, le frère du +protecteur de Burns. Lorsque George III apprit que Thomas Erskine se +chargeait de la défense de Paine, il contraignit le prince de Galles à +écrire à l'illustre avocat une lettre qui amena sa démission immédiate +comme attorney général près du Prince[1196]. Le lendemain du jugement +de Paine, une nouvelle société fut créée sous la présidence d'Erskine: +_Les Amis de la Liberté de la Presse_. Le 13 décembre, le parlement +fut prématurément convoqué pour entendre un discours du trône, dans +lequel il était parlé d'un dessein de tenter la destruction de la +Constitution et la subversion de tout ordre et de tout gouvernement. + + [Note 1192: _The Story of the English Jacobins_, chap. III, + p. 55.] + + [Note 1193: _Id._ p. 58.] + + [Note 1194: _Id._ p. 64.] + + [Note 1195: _Id._ p. 165] + + [Note 1196: Voir _Lord Erskine_ par Henri Duméril, p. 61, et + les paroles de Thomas Erskine lui-même, citées au bas de la + page 62.--Voir aussi _Henry Erskine and His Times_, par le + lieutenant-colonel Alex. Fergusson, p. 345.] + +En sorte que tout le pays était travaillé d'une formidable +effervescence; la bataille faisait rage entre les sociétés libérales +ou révolutionnaires d'un côté et les sociétés réactionnaires ou +conservatrices de l'autre. Celles-ci employaient tous les moyens +d'intimidation, jusqu'à la dénonciation. Le gouvernement avait pris +parti dans la lutte et se considérait comme attaqué par les +propositions de réforme. On voit combien la situation était, à la fin +de 1792, changée de ce qu'elle avait été au commencement, et combien +les mêmes actes qui, au mois de février, étaient simplement +indifférents, seraient devenus significatifs au mois de novembre. + + * * * * * + +Ce double mouvement s'était produit en Écosse, mais avec plus de force +dans chaque sens, et par conséquent plus de violence dans le choc. Les +principes nouveaux trouvaient dans l'organisation essentiellement +démocratique de l'Église calviniste un terrain favorable. Les sociétés +se multiplièrent. Lorsqu'en 1793 on proposa un congrès des sociétés de +Londres et des Provinces, ce fut à Édimbourg qu'il eut lieu[1197]; +quarante-cinq sociétés écossaises y envoyèrent des délégués[1198]. +D'un autre côté, le parti tory était là plus nombreux et plus +puissant, en même temps que plus étroit et plus fanatique qu'ailleurs. +Il comprenait presque entièrement «la richesse, le rang, +l'administration du pays et les trois quarts de la population[1199].» +L'impiété de la Révolution française assurait à cette réaction tout ce +qui était pieux, ses excès tout ce qui était timide; tandis que la +distribution des emplois achetait tout ce qui était vénal[1200]. Les +conseils municipaux, qui étaient les principaux électeurs du +Parlement, nommaient leurs successeurs, et par conséquent se +renommaient indéfiniment eux-mêmes. Les personnes qui étaient envoyées +comme jurés aux cours criminelles, étaient choisies par le shérif du +comté et, lorsqu'elles étaient arrivées, subissaient un nouveau choix +de la part des juges[1201]. Il n'y avait pas de libres institutions +politiques, car le gouvernement parlementaire n'avait jamais +fonctionné en Écosse. Le parti tory, maître des emplois, des +tribunaux, des collèges, de l'Église, affectait de considérer les +opposants comme des ennemis de toutes les institutions. Ce fut une +véritable persécution. Pendant cette année de 1792, un jeune avocat de +talent, nommé Thomas Muir, avait pris part, à Glascow, à la création +d'une société nommée _Les Amis de la Constitution et du Peuple_; et un +clergyman, le Rév. Thomas Palmer, fellow de Queen's collège à +Cambridge, avait, à Dundee, aidé à la fondation d'une société +semblable, _La Société des Amis de la Liberté_[1202]. Tous deux, +accusés de sédition, furent déclarés coupables par des jurés +influencés par l'opinion des juges. Lorsque les verdicts furent +rendus, «la Cour avait à exercer son pouvoir discrétionnaire de fixer +la sentence, qui pouvait aller d'une heure d'emprisonnement à la +transportation à vie.[1203]». Cette dernière peine n'était pas et +«n'avait jamais été employée en Angleterre pour le crime de sédition. +C'était alors un châtiment terrible, impliquant un voyage de plusieurs +mois, la misère dans une colonie nouvelle, plus de communication avec +la terre natale et ceux qu'on y laissait, et de telles difficultés de +retour qu'un homme transporté était considéré comme un homme qu'on ne +reverrait plus[1203]». Muir fut condamné à quatorze années de +transportation; Palmer à la même peine. Jeffrey, alors jeune homme, +assistait au jugement avec sir Samuel Romilly. «Ni l'un ni l'autre, +dit lord Cockburn, ne l'oublia jamais. Jeffrey n'en parlait jamais +sans horreur[1204].» Lorsque, en 1793, le congrès des sociétés de +réforme eut lieu à Édimbourg, sans le moindre trouble, les deux +délégués de _la Société Correspondante de Londres_, Margarot et +Gerrald, qui étaient étrangers, et le secrétaire général du congrès, +Skirving, furent arrêtés, jugés, il est presque impossible de dire sur +quelle accusation, et condamnés également à quatorze années de +transportation. Le sort de ces victimes fut lamentable: Gerrald et +Skirving moururent en arrivant à Botany-Bay; Palmer mourut en revenant +à l'expiration de sa peine; Muir s'échappa, mais fut blessé et vint +mourir à Chantilly; Margarot seul revint en Angleterre, âgé, brisé, et +traîna quelque temps encore, grâce aux secours de ceux de ses anciens +amis qui survivaient[1205]. «Pour retrouver l'esprit judiciaire de +cette cour, dit Cockburn, il faut remonter aux jours de Lauderdale et +de Dalzell.[1206]» + + [Note 1197: _The Story of the English Jacobins_, chap. V, p. + 80.] + + [Note 1198: _Id._, p. 88.] + + [Note 1199: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 71.] + + [Note 1200: _Id._, p. 75-76.] + + [Note 1201: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 76.] + + [Note 1202: _The Story of the English Jacobins_, chap. V, p. + 81.] + + [Note 1203: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 88.] + + [Note 1204: Lord Cockburn. _Life of Jeffrey_, p. 55.] + + [Note 1205: _The Story of the English Jacobins_, p. 91-92.] + + [Note 1206: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 88.] + +Dans la société, la haine des tories contre toute tendance libérale se +faisait sentir d'une façon plus violente encore qu'en Angleterre. +Comme toutes les places et toute l'influence étaient entre leurs +mains, ils frappaient de proscription ceux qui étaient connus pour +leurs principes whigs ou qui étaient soupçonnés d'en avoir. Les jeunes +gens qui entraient au barreau marqués de cette tache voyaient toutes +les portes officielles se fermer devant eux; les juges leur étaient +hostiles; les affaires s'éloignaient d'eux[1207]. Plusieurs furent +contraints de s'exiler d'Édimbourg et d'aller à Londres. Même autour +des avocats connus, le vide se faisait. + + [Note 1207: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 80.] + + «Le pays, dit Mrs. Fletcher dans son autobiographie, devint + alarmé à un point extrême, et les atrocités commises en France + par une faction sans principes, les pires ennemis de la liberté, + produisirent une telle horreur en Écosse, spécialement dans les + classes élevées, que tout homme était considéré comme un rebelle + qui ne soutenait pas les mesures tory du gouvernement. Mr + Fletcher néanmoins resta fidèle à ses principes whig.... À cette + époque, et pendant plusieurs années plus tard, telle était en + Écosse la terreur des principes libéraux, qu'aucun membre du + barreau qui les professait ne pouvait espérer une clientèle. + Comme il n'y avait pas de jury dans les affaires civiles, on + croyait que les juges ne décideraient pas en faveur d'un plaideur + qui aurait employé un conseil whig.... Nous fûmes souvent, à + cette époque, réduits à notre dernière guinée; mais telle était + ma sympathie pour les sentiments publics de mon mari, que je ne + me rappelle aucune période de ma vie mariée qui ait été plus + heureuse que celle où nous souffrions à cause de notre + conscience.[1208]» + + [Note 1208: _Autobiography of Mrs Fletcher_, p. 65.] + +Il fallait, pour résister à cette conspiration, la vaillance et la +gaîté de cette charmante femme. Un petit fait qui revient à sa mémoire +indique jusqu'à quel point cette haine des Tories portait le trouble +dans les existences particulières. + + «Au printemps de 1795, nos amis, Mr et Mrs Millar, partirent pour + l'Amérique, bannis par le flot puissant de la rancune tory qui + assaillait si sauvagement Mr. Millar. Il avait fait partie de la + Société des _Amis du Peuple_. Il perdit son occupation + professionnelle, bien que ce fût un homme très capable et très + honorable; il éprouva un tel dégoût de l'état des affaires en + Écosse qu'il prit la résolution d'aller chercher la paix et la + liberté aux États-Unis d'Amérique. Je ressentis le départ de Mrs + Millar comme une grave perte. Deux ans plus tard elle revint, + veuve; et notre amitié dura jusqu'à sa mort.[1209]» + + [Note 1209: _Autobiography of Mrs Fletcher_, p. 71.] + +On n'imagine qu'à peine jusqu'où allait cette haine. «Le grand objet +des Tories, dit Cockburn, était d'injurier tout le monde excepté +eux-mêmes, et en particulier d'attribuer une soif de sang et +d'anarchie, non seulement à leurs adversaires publics déclarés, mais à +l'ensemble du peuple[1210].» Une sorte de réprobation s'attachait aux +libéraux, à ce point que les enfants les regardaient avec terreur. + + [Note 1210: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 72.] + + «Je puis mentionner ici que le signe distinctif de tous ceux qui + soutenaient ces principes (les principes libéraux) était d'avoir + les cheveux _coupés courts_ et de donner ainsi _le coup de grâce_ + à la poudre et à la chevelure arrangée avec boucles et queue, + laquelle était alors si universellement adoptée qu'aucune + personne, occupant le rang de gentleman, ne pouvait paraître + sans. Parmi les partisans les plus ardents et les plus en vue du + citoyennat et du républicanisme était un noble lord de talent + distingué. Je me souviens très bien, avec plusieurs de mes + camarades, avoir regardé le citoyen comte, avec crainte et + curiosité, pendant qu'il passait dans George Street habillé ou je + devrais plutôt dire déshabillé dans un surtout grossier, fait de + drap qu'on appelait «Gratte Canaille». Sa physionomie brune et + sombre, pendant que nous avions les yeux fixés sur lui, fit que + nos voix généralement bruyantes tombèrent à un murmure; nous nous + dîmes (_sotto voce_): «Oh! comme il a l'air effrayant, on dit + qu'il veut qu'on coupe la tête du roi.» Il s'appuyait sur le bras + de l'honorable Harry Erskine, fameux pour son esprit, son talent + et ses principes _whiggistes_, qui était le frère de l'avocat non + moins célèbre et plus tard chancelier, Tom Erskine.» + +Ce souvenir d'un enfant qui avait alors une dizaine d'années n'est-il +pas bien probant et ne rend-il pas d'une façon saisissante le vide qui +se faisait autour des hommes soupçonnés de libéralisme. Ce ne devait +pas être un sectaire bien farouche pourtant que celui qui se promenait +si familièrement avec Harry Erskine[1211]. + + [Note 1211: Nous avons trouvé cette anecdote dans un livre + intitulé _Reminiscences of a Scottish Gentleman_, by Philo + Scotus.] + + * * * * * + +Quelques avocats comme Henri Erskine et Archibald Fletcher; Malcolm +Laing, l'historien; James Graham, l'auteur du poème écossais _Le +Sabbath_; quelques médecins comme John Allen et John Thompson; +quelques professeurs de l'Université comme Playfair, le mathématicien, +Andrew Dalzel, l'humaniste, et Dugald Stewart, formaient un petit +noyau d'opinion libérale[1212]. Est-il besoin de dire que ces hommes, +en qui la vertu et la sagesse étaient égales et, chez quelques-uns, +supérieures au talent, n'étaient point des révolutionnaires. C'était à +coup sûr la fleur et le sel du pays. Et cependant, ils étaient +soupçonnés, tenus à l'écart, entourés de méfiance, surveillés. Même +Dugald Stewart, dont la vie et l'esprit étaient si purs, dont la +parole était si exquise et si mesurée, dont l'enseignement était un +charme et qui, selon l'expression de Mackintosh, avait inspiré l'amour +de la vertu à des générations d'élèves, Dugald Stewart souffrit de +cette implacable et stupide défiance des conservateurs. + + [Note 1212: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 74.] + +Si les choses en étaient là à Édimbourg, foyer intellectuel du pays, +où le nombre relatif et le talent supérieur des libéraux les rendaient +plus difficiles à attaquer, que devaient-elles être dans les petites +villes de province et dans la campagne? «Un gentilhomme campagnard, +avec n'importe quel autre principe que le dévouement à Henry Dundas, +était regardé comme une merveille ou plutôt une monstruosité[1213].» +C'était aussi la croyance de presque tous les marchands, tous les +employés amovibles, toutes les corporations publiques. Les +conservateurs exerçaient un odieux despotisme social, et les hommes +marqués de libéralisme, trop peu nombreux pour former une société +entre eux, et trop humbles pour opposer l'autorité d'un nom, vivaient +sous le coup d'une véritable excommunication. Lord Cockburn a dit avec +raison: + + [Note 1213: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 75.] + + «Les choses étaient assez mauvaises dans la capitale, mais bien + plus terribles dans les petites localités qui étaient exposées + sans ressource à la persécution. Si Dugald Stewart fut, pendant + plusieurs années, reçu sans cordialité, dans une ville dont il + était l'ornement, quelle dut être la position d'un homme + ordinaire qui professait des opinions libérales, dans la campagne + ou dans une petite ville, exposé à tous les opprobres et à tous + les obstacles que l'insolence locale pouvait imaginer, et prive + probablement du soutien d'amis partageant ses pensées? Il y avait + partout des hommes de ce genre, mais ils étaient tous de position + humble. Leur mérite était grand, par conséquent. Sous l'insulte, + la froideur, la malveillance, des pertes personnelles constantes, + ils restèrent fidèles à ce qu'ils croyaient juste durant maintes + sombres années[1214].» + + [Note 1214: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 90.] + +Et qu'on ne croie pas que ce soit là un des aspects de la situation, +coloré et assombri par le ressentiment d'un de ceux qui en souffrirent +et aidèrent à la détruire. Lockhart était conservateur, peut-être plus +encore que Lord Cockburn n'était libéral, et il parle de +l'épouvantable animosité de la vie quotidienne, dans des termes qui +conservent plus encore l'horreur de ce temps de malveillance et de +désaccord. + + «Des scènes, plus pénibles à l'époque et plus pénibles dans le + souvenir qui nous en reste que celles qui avaient, pendant des + générations, affligé l'Écosse, furent le résultat de la violence + et de la fermentation des sentiments de parti, des deux côtés. De + vieux et chers liens d'amitié furent rompus, et la société fut, + pendant un moment, ébranlée jusqu'à son centre. Dans les rêves + les plus extravagants des Jacobites, il y avait beaucoup à + respecter: un haut dévouement chevaleresque, le respect des + vieilles affections, la loyauté héréditaire, une générosité + romanesque. Dans cette nouvelle sorte d'hostilité, tout semblait + vil autant que périlleux; elle excitait le mépris encore plus que + la haine. Le nom seul suffisait à salir ce qui en approchait; des + hommes qui s'étaient connus et aimés depuis l'enfance, se + tenaient à distance, et cette influence se glissait entre eux + comme si ç'avait été quelque hideuse pestilence[1215].» + + [Note 1215: Lockhart. _Life of Burns_, p. 223.] + +Il n'y a rien d'exagéré dans ces mots. Ils sont même instructifs parce +qu'il y perce un écho de l'ancienne haine tory, qui laisse deviner ce +qu'avait dû être le langage d'autrefois. + +Il est nécessaire de connaître ces détails et il est utile aussi de +savoir que, parmi les petites villes provinciales, Dumfries était une +de celles où l'influence des tories était le plus forte[1216]. C'était +la résidence d'hiver d'un grand nombre de familles nobles du sud de +l'Écosse. Elles y apportaient leurs préjugés et une influence de +richesse et de nom qui les rendait dangereux. Lorsqu'un cri s'éleva en +faveur d'une réforme parlementaire, le conseil municipal vota des +adresses au Roi pour le prier de s'y opposer[1217]. Dès le +commencement de 1793, il se forma une de ces tyranniques associations +conservatives, le _Loyal Native Club, pour préserver la Paix, la +Liberté et la Propriété, et pour soutenir les Lois et la Constitution +du Pays_. Elle comprenait les habitants les plus importants de la +ville. Le _Journal de Dumfries_, rendant compte de la façon dont on +célébrait la fête du Roi, permet de comprendre l'animosité qui là, +comme ailleurs, se mêlait au sentiment tory. + + [Note 1216: Lockhart. _Life of Burns_, p. 223.] + + [Note 1217: _History of Dumfries_, by William Mac Dowall, p. + 591.] + + Mardi le 4 Juin 1793 (jour de naissance du roi Georges III) un + déploiement inaccoutumé de loyalisme s'est manifesté très + clairement dans tous les rangs des habitants de cette ville. En + outre de ce que nous avons remarqué la semaine dernière, ce n'est + que justice de noter le loyalisme ardent de nos jeunes gens. + S'étant procuré deux effigies de Tom Paine, ils les ont promenées + par les principales rues de notre cité et, à six heures du soir + les ont jetées dans des feux de joie, aux applaudissements + patriotiques de la foule qui les entourait[1218]. + + [Note 1218: Extrait du _Dumfries Journal_, cité par W. Mac + Dowall, p. 592.] + +Le matin de cette belle journée, des dames avaient apporté au +président de l'association des écharpes de satin bleu sur lesquelles +elles avaient brodé les mots: «Dieu sauve le Roi». Les membres du +club, à qui ces insignes furent remis, les portèrent toute la journée +autour de leurs chapeaux. Il y eut un banquet, avec quatorze toasts +bien adaptés, et le quinzième fut «_Dieu bénisse toutes les branches +de la famille royale_». Après quoi les membres de l'association, avec +leurs bandes bleues, qu'ils portaient maintenant en écharpe depuis +qu'ils avaient ôté leurs chapeaux, s'en allèrent à l'assemblée[1218]. +Cette description de fête ne serait qu'un peu ridicule, si on ne +savait ce que cette organisation cachait de rancunes, de haines, de +dénonciations, de mises à l'index, deux fois intolérables et +dangereuses dans cette vie étroite de petite ville. + + * * * * * + +L'attitude de Burns au milieu de ce conflit ne pouvait passer +inaperçue; il était plus que personne exposé aux regards. Sa +célébrité, son don puissant de familiarité, la vigueur de sa +déclamation ou de son sarcasme, le rendaient, aux yeux du parti +ennemi, un des agents les plus dangereux des nouvelles doctrines. +D'autre part, il suffisait qu'il y eût la moindre apparence de péril +ou de menace pour qu'il se portât aussitôt du côté d'où ils venaient +et commît quelque imprudence. Il ne tarda pas à être noté parmi les +suspects, en compagnie de quelques-uns de ses amis. Les _Loyal +Natives_ firent circuler contre eux quatre misérables vers: + + Vous, fils de la Sédition, prêtez l'oreille à ma chanson, + Laissez Syme, Burns et Maxwell se mêler à la foule, + Avec Cracken l'attorney et Mundell le charlatan, + Envoyez Willie, le marchand, en enfer à coups de fouet[1219]. + + [Note 1219: _The Loyal Natives' Verses._] + +À quoi Burns répondait quand ces vers lui furent communiqués: + + Vous, vrais «Loyal Natives» écoutez ma chanson, + En tapage et en débauche ébaudissez-vous toute la nuit; + Votre bande est à l'abri de l'Envie et de la Haine, + Mais où est votre bouclier contre les traits du mépris? + +Voilà la note des rapports entre les deux partis. Il faut se rappeler +cette animosité d'une classe de la population contre les partisans des +nouvelles doctrines pour comprendre certains passages de la vie du +poète à Dumfries. + +Il ne semble pas que Burns ait appartenu à aucune des sociétés +libérales qui se formèrent, pendant ces années, en Écosse[1220]. Mais +il commit d'autres imprudences. Un certain capitaine Johnstone avait +créé un journal nommé _Le Gazetier d'Édimbourg_, dans le dessein de +défendre la cause de la réforme. C'était un révolutionnaire déclaré. +Il fut emprisonné quelques mois après; son successeur à la rédaction +le fut également; et l'imprimeur, qui était un honnête Jacobite, +racontait à Chambers que, par le fait d'avoir appartenue à ce journal +pestiféré, son crédit fut arrêté dans les banques et lui-même regardé +pendant longtemps comme un homme taré[1221]. Burns écrivait, au mois +de novembre 1792, la lettre suivante au capitaine Johnstone: + + [Note 1220: R. Chambers, tom. III, p. 263.] + + [Note 1221: R. Chambers, tom. III, p. 258-64.] + + Monsieur, je viens de lire votre prospectus du _Gazetier + d'Édimbourg_. Si vous continuez, dans votre journal, avec le même + courage, ce sera, sans aucune comparaison, la première + publication de ce genre, en Europe. Je vous prie de m'inscrire + comme souscripteur et, si vous avez déjà publié quelques numéros, + veuillez me les envoyer à partir du commencement. Indiquez-moi + votre façon de régler les paiements dans notre ville, ou bien je + m'acquitterai envers vous par mon ami Peter Hill, libraire à + Édimbourg. + + Continuez, Monsieur! Découvrez, avec un coeur indompté et d'une + main ferme, cette horrible masse de corruption qu'on appelle la + politique et la science de gouvernement. Osez peindre, avec leurs + couleurs naturelles, «ces misérables aux calmes pensées, + qu'aucune foi ne peut enflammer», quel que soit le shibboleth du + parti auquel ils prétendent appartenir. L'adresse à Dumfries + trouvera, Monsieur, votre très humble serviteur. R. B.[1222] + + [Note 1222: _To Capt. Wm Johnstone_, 13th Dec. 1792.] + +Lorsqu'on sait que vingt-cinq ans plus tard, en 1817, les noms des +souscripteurs du premier journal libéral qui ait pu paraître à +Édimbourg depuis la disparition du _Gazetier_, furent recherchés par +un émissaire du Lord Avocat[1223], on pense si, en 1792, à Dumfries, +l'arrivée d'un journal radical devait être surveillée et les abonnés +désignés. + + [Note 1223: R. Chambers, tom. III, p. 264.] + +En même temps, Burns composait et chantait des chansons comme +celle-ci, dans laquelle «ceux qui sont au loin» désigne les +représentants libéraux de l'Écosse, ennemis du ministère; où Charlie +et Tammie désignent Charles Fox lui-même, et Thomas Erskine le +défenseur de Thomas Paine. On sait que le chamois et le bleu étaient +les couleurs de Fox et celles du parti whig. + + À la santé de ceux qui sont au loin, + À la santé de ceux qui sont au loin; + Qui ne veut pas souhaiter bonne chance à notre cause + Puisse-t-il n'avoir jamais bonne chance! + Il est bon d'être joyeux et sage, + Il est bon d'être honnête et ferme; + Il est bon de soutenir la cause de la Calédonie, + Et de rester fidèle au chamois et au bleu. + + À la santé de ceux qui sont au loin, + À la santé de ceux qui sont au loin; + À la santé de Charlie, le chef du clan, + Bien que sa troupe soit peu nombreuse! + Puisse la Liberté rencontrer le succès! + Puisse la Providence la défendre du mal! + Puissent les tyrans et la tyrannie se perdre dans le brouillard, + S'égarer en route, et aller au diable. + + À la santé de ceux qui sont au loin, + À la santé de ceux qui sont au loin; + À la santé de Tammie, notre gars du Nord, + Qui vit dans le giron de la loi! + À la liberté de ceux qui veulent lire, + À la liberté de ceux qui veulent écrire, + Personne n'a jamais craint la vérité + Que ceux que la vérité accuserait[1224]. + + [Note 1224: _Here's a Health to them that's awa'._] + +C'étaient là, en somme, des indices d'opinions qu'il fallait aller +chercher dans sa vie pour les connaître. Mais il ne s'en tint pas là, +et à maintes reprises il fit des manifestations publiques de ses +sentiments. Un jour, à un dîner, au moment où l'on propose la santé +de Pitt, il se lève et demande la permission de boire à un plus grand +et à un meilleur homme, le général Washington[1225]. Une autre fois, +il porte un toast «au dernier verset du dernier chapitre du dernier +Livre des Rois»[1226]. En octobre 1792, au théâtre de Dumfries, à la +fin d'une représentation d'apparat, l'auditoire demande: «God save the +king», et tous, selon la coutume anglaise, se tiennent debout et +découverts. Au milieu de cette manifestation de loyauté, il reste +assis, le chapeau sur la tête. Un grand tumulte s'ensuit; on crie: «À +la porte!» Il fut ou mis dehors ou forcé de retirer son chapeau. On +l'accusa même d'avoir demandé: «Ça ira!»[1227] Il est probable qu'il +était gris ce soir-là. Mais on comprend que cet incident fut, le +lendemain, le sujet des conversations de toute la ville. Et ce ne sont +là que quelques faits saillants sauvés et recueillis par hasard. Ses +conversations, ses toasts, lorsqu'il était animé par le vin, devaient +être pleins de mots qu'on colportait avec une malveillance ou une +admiration qui lui étaient également funestes. + + [Note 1225: Lockhart. _Life of Burns_, p. 225.] + + [Note 1226: R. Chambers, tom. III, p. 268.] + + [Note 1227: Scott Douglas, tom. VI, p. 49.] + +Dans l'état d'exaspération politique où vivait toute la ville, cela +devait mal finir. Cela finit en effet par une dénonciation au Conseil +de l'Excise. «Quelque démon méchant a soulevé des soupçons sur mes +principes politiques» dit-il dans une lettre à Mrs Dunlop, et un peu +plus loin il parle «du chenapan qui peut de propos délibéré comploter +la destruction d'un honnête homme qui ne l'a jamais offensé et, avec +un ricanement de satisfaction, voir le malheureux, sa fidèle femme et +ses enfants bégayants, livrés à la mendicité et à la ruine»[1228]. On +ne sut jamais, bien entendu, l'auteur de cette dénonciation. Le +Conseil de l'Excise prescrivit une enquête. Ce coup de tonnerre éclata +sur Burns sans qu'il s'y attendît. Il se vit perdu et écrivit à Mr +Graham, un des commissaires de l'Excise et un de ses meilleurs +protecteurs, une lettre affolée de terreur. C'était au commencement de +décembre 1792. + + [Note 1228: _To Mrs Dunlop_, 5th Jan. 1793.] + + Monsieur, j'ai été surpris, confondu et éperdu lorsque M. + Mitchell, le collecteur, m'a dit qu'il avait reçu l'ordre du + Conseil de faire une enquête sur ma conduite politique et m'a + blâmé d'être une personne hostile au gouvernement. + + Monsieur, vous êtes époux et père. Vous savez ce que vous + ressentiriez si vous deviez voir la femme bien aimée de votre + coeur, et vos pauvres petits, dépourvus, parlant à peine, jetés à + l'abandon dans le monde, déchus, tombés d'une situation dans + laquelle ils étaient respectables et respectés, laissés presque + sans le soutien nécessaire d'une misérable existence. Hélas, + Monsieur, dois-je croire que ce sera bientôt mon sort? et cela à + cause des maudites et noires insinuations de l'infernale et + injuste Envie. Je crois, Monsieur, pouvoir affirmer, sous le + regard de l'Omniscience, que je ne voudrais pas dire + délibérément une fausseté, non! quand bien même des horreurs + pires encore, s'il en existe, que celles que j'ai mentionnées, + seraient suspendues sur ma tête, et je dis que cette allégation, + quel que soit le misérable qui l'a faite, est un mensonge! La + Constitution anglaise, sur les principes de la Révolution, est ce + à quoi, après Dieu, je suis attaché avec le plus de dévoûment. + Vous avez été, Monsieur, vraiment et généreusement mon ami. Le + ciel sait avec quelle ardeur j'ai ressenti mon obligation et avec + quelle reconnaissance je vous en ai remercié. La Fortune, + Monsieur, vous a fait puissant et moi faible, elle vous a donné + la protection et à moi la dépendance. Je ne voudrais pas, s'il ne + s'agissait que de moi-même, faire appel à votre humanité; si + j'étais seul et sans liens, je mépriserais la larme qui se forme + dans mon oeil; je saurais braver le malheur, je saurais affronter + la ruine; car après tout, «les mille portes de la mort sont + ouvertes». Mais, ô Dieu bon! les tendres intérêts que j'ai + mentionnés, les droits et les liens que je vois en ce moment, que + je sens autour de moi, combien ils énervent le courage et + affaiblissent la résolution! Vous m'avez accordé un titre à votre + patronage, comme à un homme de quelque mérite; et votre estime, + en tant qu'honnête homme, est, je le sais, mon droit. + Permettez-moi, Monsieur, d'en appeler à ces deux sentiments; je + vous adjure de me sauver de la misère qui menace de me détruire + et que, je le dirai jusqu'à mon dernier soupir, je n'ai pas + méritée[1229].» + + [Note 1229: _To Robert Graham of Fintry_, Dec. 1792.] + +Quelques-uns de ses plus sincères admirateurs ont blâmé cette lettre. +Ils ont trouvé qu'elle manquait de dignité[1230]. Elle ne manque à nos +yeux ni de fierté, ni d'éloquence. C'est le mouvement et le cri d'un +homme dont la famille peut être le lendemain en face de la faim. C'est +une lettre particulière, à celui qui s'était toujours montré son +protecteur et son ami. Des situations à cette extrémité ne se mesurent +pas par des formules de correspondance ordinaire. Trouve-t-on qu'un +homme manque de dignité parce que sa voix tremble et que ses yeux se +remplissent de larmes lorsqu'il voit souffrir les siens? + + [Note 1230: Voir Hately Waddell.] + +D'ailleurs la lettre qui suit montre bien quelle fut son attitude dans +cette malheureuse affaire. Il est facile de voir que M. Graham lui +avait répondu pour le rassurer un peu et lui dire d'exposer sa défense +dans une lettre qui serait transmise au Conseil. Burns lui renvoya, +avec ses remercîments, l'exposé des faits et des opinions dont il +était accusé. Il n'est guère possible de demander plus de franchise +dans l'aveu de ses actes, plus de fermeté dans le maintien de ses +opinions, plus de netteté et de dignité à la fois. Il écrivait le 5 +janvier 1793: + + «Monsieur, je suis à l'instant même honoré de votre lettre. Je + n'essaierai pas de décrire les sentiments avec lesquels j'ai reçu + cette nouvelle preuve de votre bonté. + + J'arrive aux accusations que la malveillance et la calomnie ont + portées contre moi. On a dit, semble-t-il, que non-seulement + j'appartiens à un parti désaffectionné dans cette ville, mais + encore que je suis à sa tête. Je n'ai connaissance ici d'aucun + parti, ni républicain, ni réformiste, excepté d'un ancien parti + en vue de la réforme des bourgs, avec lequel je n'ai jamais rien + eu à faire. Des individus, républicains et réformistes, nous en + avons ici, bien qu'en petit nombre, des deux côtés. Mais, s'ils + se sont associés, c'est plus que je n'en sais; et s'il existe une + association de ce genre, elle doit se composer d'individus si + obscurs et si ignorés qu'il n'y a aucune possibilité que je leur + sois connu, ou eux à moi. + + J'étais au théâtre, un soir, quand on réclama: «Ça ira». J'étais + au milieu du parterre et c'est du parterre que la clameur + s'éleva. Un ou deux individus, avec lesquels je me trouve + occasionnellement, faisaient partie du groupe; mais je n'ai pas + eu connaissance de leur projet, je n'y ai pas pris part, je n'ai + jamais ouvert les lèvres pour siffler ou acclamer ni celte + chanson, ni aucune autre chanson politique. Je me suis considéré + comme un homme beaucoup trop obscur pour avoir quelque poids dans + la répression d'un désordre, et en même temps comme un homme trop + respectable pour hurler aux clameurs d'une populace. Ce fut la + conduite des premières personnes de la ville; et ces personnes + savent et déclareront que ce fut aussi la mienne. + + Je n'ai jamais prononcé d'invectives contre le roi. Sa valeur + privée, il est absolument impossible qu'un homme tel que moi + puisse l'apprécier. Mais, en sa capacité publique, c'est avec le + plus solide loyalisme que j'ai toujours révéré et je révérerai + toujours le monarque de la Grande-Bretagne, comme la clef de + voûte sacrée de notre royale Constitution (pour parler + maçonniquement). + + Quant aux principes de Réforme, je considère la Constitution + britannique, telle qu'elle a été fixée par la Révolution, comme + la plus glorieuse Constitution qui existe, ou que peut-être + l'esprit de l'homme puisse concevoir. En même temps, je pense, et + vous savez quels hauts et remarquables personnages ont depuis + quelque temps la même opinion, que nous avons considérablement + dévié des principes originels de la Constitution, et + particulièrement qu'un alarmant système de corruption a pénétré + dans les rapports entre le Pouvoir Exécutif et la Chambre des + Communes. Voilà la vérité et toute la vérité sur mes opinions + réformistes, avec lesquelles j'ai joué imprudemment avant de + connaître l'humeur de ces temps d'innovation. Je le vois + maintenant, et à l'avenir je scellerai mes lèvres. Cependant je + n'ai jamais eu aucune autorité dans aucune association politique, + aucune correspondance, aucun rapport avec elles. Sauf ceci, + lorsque les magistrats et les principaux habitants de cette ville + s'assemblèrent pour déclarer leur attachement à la Constitution + et leur horreur des émeutes, déclaration que vous pourriez + trouver dans les journaux, je crus qu'il était de mon devoir, + comme sujet du pays et comme citoyen de la ville, de souscrire à + cette déclaration. + + De Johnstone, l'éditeur du _Gazetier d'Édimbourg_, je ne sais + rien. Un soir, en compagnie de cinq ou six amis, son prospectus + nous tomba sous la main; il nous sembla viril et indépendant. Je + lui écrivis de nous envoyer son journal. Si vous croyez qu'il y a + quelque impropriété à ce que la publication arrive ici adressée à + mon nom, je la décommanderai aussitôt. Jamais, j'en prends Dieu + pour juge, je n'ai écrit de ma main une ligne de prose pour le + _Gazetier_. Je lui ai envoyé une pièce de circonstance, dite par + Miss Fontenelle, le soir de son bénéfice, intitulée _Les Droits + de la Femme_, et quelques strophes improvisées sur la + commémoration de Thompson. Je vous les envoie toutes deux pour + que vous les lisiez. Vous verrez qu'ils n'ont absolument rien qui + touche à la politique. Quand j'ai envoyé à Johnstone un de ces + poèmes (j'oublie lequel des deux), j'y ai joint, à la demande de + mon excellent et digne ami, Robert Riddell Esq., de Glenriddell, + un essai en prose, signé Caton, écrit par lui et adressé aux + délégués pour la Réforme des Comtés. Il est lui-même un de ces + délégués pour ce Comté-ci. Avec les mérites et les démérites de + cet essai, je n'ai rien eu à faire que de le transmettre sous la + même enveloppe affranchie,--enveloppe qu'il m'avait procurée. + + Pour la France, j'ai été son partisan enthousiaste au + commencement des affaires. Lorsqu'elle en vint à montrer son + ancienne avidité pour les conquêtes, en annexant la Savoie et en + envahissant la Hollande, j'ai changé de sentiment. J'ai fait, sur + la retraite du Prince de Brunswick, une ballade à chanter après + boire. Je l'ai chantée à une soirée joyeuse. Je vous l'enverrai + également, cachetée, parce qu'elle n'est pas faite pour être lue + par tout le monde. Elle est indigne de votre attention, mais dans + le cas où Mme la Renommée, ainsi qu'elle l'a déjà fait, userait + ou abuserait de son vieux privilège de mentir, vous aurez en main + le pour et le contre de mes écrits et de ma conduite politique. + + Mon honoré Patron, ceci est tout. Je défie tout démenti de cet + exposé. Des préjugés erronés ou la passion imprudente peuvent + m'égarer et m'ont souvent égaré; mais lorsqu'on me demande de + répondre de mes fautes, bien que, j'ose le dire, aucun homme ne + ressente de plus perçante componction de ses erreurs, cependant, + je crois que personne ne peut être plus que moi au-dessus d'un + échappatoire ou d'une dissimulation[1231]. + + [Note 1231: _To Robert Graham of Fintry_, 5th Jan. 1793.] + +C'est une fort belle lettre, où il s'excuse avec beaucoup d'habileté, +sans rien abandonner de ses convictions. Son passage sur le roi est +suffisamment transparent, et celui sur la nécessité d'une Réforme si +net qu'il faillit avoir à s'en repentir. Sa défense manqua de lui être +plus funeste que le reste. Le Conseil fut blessé de ses remarques sur +la Constitution et chargea un des surveillants généraux, M. Corbet, de +s'informer, sur les lieux, de sa conduite, et de lui faire savoir, +selon ses propres termes «que mon affaire était d'agir et non de +penser et que, quels que fussent les hommes ou les mesures, mon devoir +était d'être silencieux et obéissant[1232].» + + [Note 1232: _To John Francis Erskine of Mar_, 13th April + 1793.] + +On a essayé de diminuer le danger qui le menaça à ce moment, et on a +prétendu qu'il se l'était exagéré, + + Ses hérésies sur l'Église et sur l'État + Pourraient bien lui valoir le sort de Muir et de Palmer[1233]. + + [Note 1233: _Epistle from Esopus to Maria._] + +Tout va à prouver, au contraire, que ce danger était sérieux. Le bruit +s'était même répandu à Édimbourg qu'il avait été congédié de l'Excise, +et John Erskine, comte de Mar, avait eu la pensée d'ouvrir, parmi les +amis de la Liberté, une souscription qui aurait dédommagé le poète +d'avoir souffert pour elle. Cette généreuse initiative lui valut de +Burns une lettre aussi belle que celle qui précède, éloquente, et +pleine des sentiments de liberté qui appartiennent aux citoyens d'un +pays libre. Il faut la lire aussi, car elle complète l'étude des vrais +principes politiques de Burns et elle le montre sous un de ses +meilleurs aspects: + + «La partialité de mes compatriotes m'a mis en évidence, comme un + homme de quelque génie, et m'a donné un nom à maintenir. Comme + poète, j'ai proclamé des sentiments virils et indépendants qui, + je l'espère, se retrouveront dans l'homme. Des raisons d'un haut + poids, qui n'étaient autres que le soutien d'une femme et + d'enfants, m'ont désigné ma situation actuelle comme avantageuse, + comme la seule que je pusse choisir. Néanmoins mon honnête + renommée est ce qui m'est le plus cher, et mille fois j'ai + tremblé à l'idée des épithètes dégradantes que la calomnie et la + malveillance pourront attacher à mon nom. J'ai souvent, + anticipant cruellement l'avenir, entendu quelque futur + écrivailleur de magazine vénal, avec la lourde méchanceté d'une + stupidité sauvage, déclarer avec joie, dans ses paragraphes + payés, que «Burns, malgré la parade d'indépendance qui se trouve + dans ses écrits et après avoir été produit au regard et à + l'estime publics comme un homme de quelque talent, n'ayant pas en + lui-même les ressources nécessaires pour supporter cette dignité + empruntée, tomba à être un pauvre exciseman et passa humblement + le reste de son insignifiante existence dans les occupations les + plus communes, avec la plus vile classe du genre humain.» + + Monsieur, permettez-moi de déposer entre vos mains illustres mon + démenti le plus énergique, ma protestation contre ces + calomnieuses faussetés. Burns fut un homme pauvre depuis sa + naissance et devint exciseman par nécessité. Mais, je le dirai! + la pauvreté n'a pu altérer la pureté de son honnêteté et + l'indépendance britannique de son esprit. L'oppression a pu la + plier, mais non la dompter. N'ai-je pas, dans la prospérité de ma + contrée, un intérêt qui m'est plus précieux que le plus riche + duché qu'elle contient? J'ai une nombreuse famille et la + probabilité qu'elle s'accroîtra encore. J'ai trois fils qui, je + le vois déjà, ont apporté dans ce monde des âmes peu faites pour + habiter des corps d'esclaves.--Puis-je regarder tranquillement et + contempler les machinations qui enlèveraient leurs droits à mes + garçons? à ces petits Bretons libres, dans les veines de qui + court mon propre sang? Non! je ne le saurais! Quand même le sang + de mon coeur devrait ruisseler autour de mon effort pour + l'empêcher. + + Si quelqu'un me dit que mes faibles efforts ne sauraient être + utiles et qu'il n'appartient pas à mon humble position de se + mêler des intérêts d'un peuple, je lui répondrai que c'est sur + des hommes comme moi qu'un pays se repose, pour trouver les mains + qui soutiennent et les yeux qui comprennent. La multitude + ignorante peut enfler la masse d'une nation; la foule clinquante, + titrée et courtisane, peut lui servir de panache et d'ornement. + Mais le nombre de ceux qui sont assez élevés dans la vie pour + raisonner et réfléchir, et assez bas pour être à l'abri de la + contagion vénale des cours, voilà où est la force d'une nation. + + Une dernière requête. Quand vous aurez honoré cette lettre en la + lisant, je vous prie de la jeter aux flammes. Burns, en faveur de + qui vous vous êtes si généreusement intéressé, vient d'être peint + par moi, en couleurs naturelles; mais si quelqu'une des personnes + qui tiennent entre leurs mains le pain qu'il mange, venait à + avoir quelque connaissance de ce portrait, cela ruinerait le + pauvre barde pour toujours[1234]!... + + [Note 1234: _To John Francis Erskine of Mar._] + +Comme on sent, lorsqu'il parle des jugements futurs qu'on portera sur +sa vie, l'amertume et l'humiliation qu'il ressentait de sa position +dans l'Excise. Il ne s'y réconcilia jamais: et dans le reste de la +lettre bouillonne un esprit altier contre sa situation subalterne et +contre un ordre de silence qu'il n'acceptait qu'en frémissant. + +Grâce à l'amitié de Corbet et de Graham, l'orage qui l'avait menacé +passa sans éclater. Il en garda cependant assez longtemps la pensée +qu'il fallait renoncer à tout espoir d'avancement. Lockhart attribue +au découragement que lui causa cette pensée sa fuite vers des excès +qui abrégèrent sa vie[1235]. + + [Note 1235: Lockhart. _Life of Burns_, p. 283-84.] + +Par une assez curieuse revanche, ce fut le nom de Burns qui, +vingt-cinq ans plus tard, servit à réveiller l'opinion libérale et +rompit le silence dont les whigs avaient été jusque-là accablés. + + «Le printemps suivant, dit lord Cockburn, s'ouvrit par un dîner + public en l'honneur de Burns, (22 Février 1819). Deux ou trois + cents personnes y assistaient. John A. Murray présidait. De + beaucoup la partie la plus intéressante de cette réunion fut les + quelques mots dits par Henry Mackenzie, qui avait accueilli le + poète avec bonté lors de la première visite de celui-ci à + Édimbourg, environ trente ans auparavant, et qui avait été + souvent récompensé en assistant à la gloire du génie qu'il avait + si vite discerné et aidé. Ce dîner laissa un long souvenir, comme + le premier dîner public auquel un des whigs d'Édimbourg ait pris + la parole. Ce fut le premier qui leur montra quelle utilité on + pouvait tirer de ces réunions, et ce fut la cause immédiate de + dîners politiques qui bientôt après firent une si grande + impression[1236]». + + [Note 1236: Cockburn. _Memorials_, p. 306.] + +Au moment de cette alerte, Burns s'était promis de sceller ses lèvres +à propos de politique[1237]. Selon son habitude d'écrire sur les +vitres, il avait même tracé cette épigramme sur une des fenêtres de sa +taverne du Globe: + + [Note 1237: _To Mrs Dunlop_, Dec. 31, 1792.] + + Et si tu veux te mêler de Politique, + Et si ta fortune est humble, + Porte bien ceci dans l'esprit, sois sourd et aveugle, + Laisse les grands entendre et voir[1238]. + + [Note 1238: _In Politics if thou wouldst mix._] + +Il lui fut impossible de se tenir longtemps; la vitre dura plus que +ses résolutions. Il recommença bientôt ses discours et ses épigrammes. +Il devenait du reste de plus en plus difficile, à un homme qui avait +en lui le sang de Burns, de rester indifférent et silencieux. L'année +de 1792 avait été, pour ainsi parler, une année d'agitation théorique +et c'étaient des principes abstraits qu'on discutait. L'année de 1793 +mit les plus humbles en contact avec les faits eux-mêmes et en amena +le contre-coup à tous les foyers. + +Les événements étaient devenus tragiques et se précipitaient. Dès le +mois de janvier, l'exécution de Louis XVI avait répandu une stupeur +qui avait pénétré partout. Le 24 janvier, Chauvelin, l'ambassadeur +français, avait reçu l'ordre de quitter le pays avant huit jours. Le +27, la cour avait pris le deuil pour Louis XVI. Le 28, un message +royal, délivré au Parlement, l'avait informé que le roi avait résolu +d'augmenter ses forces «pour soutenir ses alliés et s'opposer aux vues +d'agrandissement et d'ambition de la part des Français, vues toujours +dangereuses pour les intérêts de l'Europe, mais plus encore +lorsqu'elles étaient liées à la propagation de principes subversifs de +la paix et de l'ordre de toute société civile». Le 1er février, la +Convention avait déclaré la guerre à l'Angleterre. Le commerce était +arrêté; les fortunes et encore plus les industries s'écroulaient de +tous côtés; les ruines s'accumulaient; le nombre des banqueroutes +avait quadruplé en Écosse[1239]. Burns écrivait à son ami Peter Hill, +le libraire d'Édimbourg: + + [Note 1239: R. Chambers, tom. IV, p. 1.] + + «J'espère, j'ai confiance que cette rafale de désastres, par + laquelle ont été renversés tant et tant de dignes personnages + qui, il y a quelques mois, prévoyaient peu une pareille chose, + épargnera mon ami. + + Ah! puissent la colère et la malédiction du genre humain hanter + et harceler ces mécréants turbulents et sans principe, qui ont + entraîné un peuple dans cette ruineuse aventure.[1240]» + + [Note 1240: _To Peter Hill_, April 1793.] + +Lui-même souffrait de la difficulté des temps. La guerre avait arrêté +l'importation et supprimé le surcroît de traitement qu'il en retirait. +Il était obligé d'écrire une lettre comme celle-ci pour emprunter un +peu d'argent: + + «Ceci est une lettre pénible et désagréable, la première de ce + genre que j'aie jamais écrite. Je suis vraiment en une sérieuse + détresse faute de trois ou quatre guinées. Pouvez-vous, cher + Monsieur, me les prêter? Ces moments maudits, en arrêtant + l'importation, ont, pour cette année, du moins, retranché un gros + tiers de mon revenu, et avec ma nombreuse famille, c'est pour moi + une affaire malheureuse[1241].» + + [Note 1241: _To John Mac Murdo_ (lettre V).] + +À ces causes toutes locales et personnelles s'ajoutaient l'agitation +universelle, la fièvre que les échos et les grondements de +catastrophes lointaines excitaient en tous, des tressaillements +continuels que causaient des nouvelles grandioses et terribles, une +sorte de tumulte qui s'était emparé de toutes les âmes et qui rendait +possibles partout toutes les folies et tous les héroïsmes. Ce +n'étaient pas des temps ordinaires; les esprits étaient hors de leurs +gonds, un trouble puissant était dans l'air, et Burns, plus que tout +autre, le ressentait. Aussi, malgré les avertissements qu'il avait +reçus et le danger qui l'avait menacé, ne pouvait-il s'empêcher de +laisser échapper des imprudences qu'il essayait de rattraper ensuite. +Un jour, il offre à la bibliothèque populaire qu'il avait fondée, le +livre de de Lolme sur la Constitution anglaise. Le lendemain matin, il +accourt chez le prévost Thomson pour lui redemander à voir le livre, +parce qu'il avait écrit quelque chose qui pourrait lui amener des +ennuis; et il efface la phrase suivante: «M. Burns présente ce livre +aux membres de la Bibliothèque et les prie de l'accepter comme une +charte de la liberté anglaise, jusqu'à ce qu'ils en trouvent une +meilleure[1242]». Un autre jour, pendant le révoltant procès de +Thomas Muir, qui était poursuivi pour avoir acheté et distribué des +copies des _Droits de l'Homme_ de Paine, il est forcé de prier un +brave forgeron de ses voisins de garder chez lui un exemplaire de +l'ouvrage proscrit, parce que ce serait la ruine pour lui si on le +savait en sa possession[1243]. Parfois, il rapportait de promenades +solitaires parmi les ruines pittoresques de l'Abbaye de Lincluden, des +pensées qu'il n'osait confier à ses vers, comme dans la pièce +admirable qu'il nomme _Une Vision_. + + [Note 1242: R. Chambers, tom. IV, p. 35.] + + [Note 1243: Rob Chambers, tom. IV, p. 86.] + + Comme j'étais debout près de cette tour sans toiture, + Où la giroflée parfume l'air plein de rosée, + Où la hulotte gémit dans sa chambre de lierre + Et dit à la lune de minuit son souci; + + Les vents étaient tombés et l'air était paisible, + Des étoiles filantes traversaient le ciel; + Le renard hurlait sur la colline, + Et les échos lointains des gorges répondaient. + + Le ruisseau, dans son sentier couvert de noisetiers, + Se hâtait près des murs en ruines, + Pour rejoindre, là-bas, dans la vallée, la rivière + Dont le bruit distant monte et retombe. + + Du nord froid et bleuâtre ruisselaient + Des lueurs, avec un bruit sifflant, étrange; + À travers le firmament elles jaillissaient et changeaient, + Comme les faveurs de la Fortune, perdues aussitôt que gagnées. + + Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux, + Et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant + Se lever, un spectre austère et puissant, + Vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels. + + Eussé-je été une statue de pierre, + Son aspect m'aurait fait frissonner; + Et sur son bonnet était gravée clairement + La devise sacrée: «Liberté». + + Et de sa harpe coulaient des chants + Qui auraient réveillé les morts endormis; + Et, oh! c'était une histoire de détresse, + Comme jamais l'oreille d'un anglais n'en connut de plus grande. + + Avec joie, il chantait ses jours d'autrefois, + Avec des pleurs, il gémissait sur les temps récents; + Mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu, + Je ne le risquerai pas dans mes rimes[1244]. + + [Note 1244: _A Vision._] + +Cependant les destinées de la Révolution française tenaient le monde +en suspens. En Angleterre, malgré la déclaration de guerre, un grand +nombre d'âmes généreuses faisaient des voeux pour le peuple qui +défendait sa liberté. Du premier coup, Burns se trouva parmi ceux qui +prenaient parti contre leur propre patrie. Il ne s'en cachait pas. Il +composait une épigramme contre une victoire de l'armée anglaise. +Lorsque Dumourier passa à l'ennemi, il écrivit contre lui son +_Impromptu sur la Désertion du général Dumourier_. Dans une _Ode pour +le jour de naissance du général Washington_, il s'écriait: + + Les nations opprimées forment-elles le haut dessein + De faire saigner les tyrans détestés? + Ton Angleterre prend en haine cet exploit glorieux! + Sous les plis de ses bannières hostiles, + Bravant les reproches de l'honneur, + L'Angleterre tonne et s'écrie: «La cause du tyran est la mienne!» + À cette heure maudite, les démons se sont réjouis, + L'enfer, dans son étendue, poussa un cri de triomphe, + À cette heure qui vit le nom généreux de l'Angleterre + Associé à des actes maudits frappés de honte éternelle[1245]. + + [Note 1245: _Ode for General Washington's Birthday._] + +Chose remarquable! Là encore, ce paysan sans culture, perdu dans des +fonctions infimes, au fond de l'Écosse, était à l'unisson avec les +plus hauts esprits de son époque. Il avait le don suprême des poètes +de sentir où est la parcelle de justice éternelle qui roule dans le +désordre humain. Il l'avait deviné, comme ses frères en poésie, +l'ardent Coleridge et le noble Wordsworth. Eux aussi avaient eu l'âme +déchirée de ce conflit entre leur amour pour la contrée natale et leur +enthousiasme pour la cause de l'humanité. Ils avaient eux aussi +sacrifié le moindre de ces sentiments au plus grand. À ce moment, +Coleridge, malgré ses amitiés et ses jeunes amours qui étaient du côté +patriotique, prédisait la défaite à tous ceux qui bravaient la lance +destructrice des tyrans, et bénissait «les pæans de la France +délivrée», en courbant la tête et en pleurant au seul nom de +l'Angleterre[1246]. À ce même moment, lorsqu'il entrait dans une +église où l'on offrait des prières ou des actions de grâces pour les +victoires de son pays, Wordsworth restait silencieux, «comme un hôte +qu'on n'a pas invité»; et quand, sur le rivage paisible, à l'heure où +le soleil descend dans la tranquillité de la nature, il voyait la +flotte orgueilleuse «qui porte le pavillon à croix rouge et entendait +le canon du soir», son coeur était plein de chagrin pour le genre +humain[1247]. + + [Note 1246: Coleridge. _France, an Ode._] + + [Note 1247: Wordsworth. _The Prelude_, Book X.] + +Chez Burns, cette souffrance ne pouvait pas prendre une forme +purement intellectuelle, s'accumuler en profonde tristesse méditative +comme chez Wordsworth, ou s'exhaler en emportement lyrique comme chez +Coleridge. Les gens cultivés se font de leur esprit un sanctuaire +reculé dont les joies et les colères sont plus loin de la vie, où ils +se retirent parfois pour goûter leurs fiertés ou cacher leurs dégoûts. +Burns n'avait pas ce refuge. La vie réelle était trop près de son +esprit, il ne pouvait s'en éloigner et ses idées passaient aussitôt +dans ses actes. Ce conflit ne produisit pas en lui, comme dans +Wordsworth, un ébranlement moral, douloureux sans doute, mais qui +restait restreint dans la vue spéculative des choses. Il causa en lui +une irritabilité de chaque jour. Il avait pris en haine les officiers +au point qu'il ne pouvait en supporter la présence. Il écrivait à Mrs +Riddell qu'il avait vue la veille au théâtre: «J'avais l'intention de +vous faire visite hier soir, mais, en approchant de la porte de votre +loge, le premier objet qui frappa ma vue fut un de ces faquins +habillés en homards, assis et gardant, comme un autre dragon, le fruit +du jardin des Hespérides[1248].» Rencontrant un jour Mrs Basil +Montague, qui lui demande de l'accompagner: «Volontiers, Madame, +dit-il, mais je ne descendrai pas par le trottoir, de peur d'avoir à +partager votre société avec un de ces faquins à épaulettes dont la rue +est pleine[1249].» Cette antipathie s'étendait aux nobles et aux +riches. Dans une excursion de quelques jours qu'il fit avec un de ses +compagnons de l'Excise, il regardait, avec une sorte d'humeur +farouche, le charmant paysage de l'Isle de Saint-Mary, parce que +c'était la propriété d'un lord, et ce lord était le père de lord Daer, +le libéral[1250]. Il est probable que son mécontentement politique, la +sensation pénible d'être toujours surveillé, l'effort encore plus +pénible pour lui de se contenir, l'espèce d'humiliation qu'il en +ressentait, avaient aigri son caractère. Il était devenu plus sombre, +plus amer. Il avait toujours dans ses vers revendiqué l'égalité des +hommes, mais, maintenant il y apportait de l'âpreté et une sorte de +dureté farouche. On verra ailleurs avec plus de détails quels furent +ses sentiments vis-à-vis de la Révolution française. Il suffisait de +les noter ici, en tant qu'ils eurent une influence matérielle ou +morale sur sa vie. + + [Note 1248: _To Mrs Riddell._ Nov. 1793.] + + [Note 1249: R. Chambers, tom. IV, p. 47.] + + [Note 1250: Récit d'un voyage dans le Galloway fait avec + Burns et communiqué par Mr John Syme à Currie. _Life of + Burns_, p. 47.] + +Il est hors de doute que cette fièvre de discussions, de petites +nouvelles, par lesquelles les grands aspects des faits sont cachés, de +récriminations, de déclarations vaines, que cette folie de colères, de +querelles, de haine, qui énervait et exaspérait toute l'Angleterre et +sévissait fortement à Dumfries, furent pour le poète de mauvaises +conditions de vie et de travail. Il eût mieux valu ressentir les +nobles souffles qui passaient sur le monde dans le calme de la +campagne et les recevoir purifiés de la paille et de la poussière des +acrimonies humaines. + + * * * * * + +À travers toutes ces péripéties, il continuait son métier d'exciseman. +Il le faisait sans goût, mais avec exactitude. Si on excepte +l'admonestation relative à ses déclarations politiques, laquelle est +tout à fait à part, on ne trouve, dans sa correspondance et dans le +minutieux journal de son surveillant Findlater, que trois ou quatre +allusions à des observations pour des faits de service. Elles portent +sur des négligences futiles et, selon les expressions mêmes du +rapport, sur des «inadvertances triviales[1251]». Dans les cas où on a +ses explications, celles-ci paraissent probantes[1252]. Deux lettres, +en forme de mémoire, adressées, l'une à David Staig[1253], prévost de +Dumfries, l'autre à Mr Graham de Fintry[1254], dans lesquelles il +propose des améliorations qui doivent conduire à une perception plus +exacte de l'impôt ou à des économies, montrent qu'il s'occupait de son +administration, en dehors de la routine de son service, et qu'il en +connaissait bien le fonctionnement. Ce sont des exposés très courts +mais très nets et, il semble, très justes, de points de détails. Ils +marquent le jugement qu'il y avait en lui, et ce qu'il aurait pu +faire, si sa position avait été plus élevée. Au point de vue +strictement professionnel, il est certain que l'Excise ne devait pas +compter beaucoup d'employés tels que lui, aussi actifs, aussi +intelligents, aussi capables de tact et de fermeté. Il avait d'autant +plus de mérite à apporter dans ses fonctions une régularité qui +n'était pas dans sa nature, qu'elles lui étaient pénibles et odieuses. +De temps en temps, quelques paroles échappées indiquent qu'il +continuait à les subir, à son corps défendant, et laissent deviner la +discordance qu'il y avait entre cette vie et ses désirs. + + [Note 1251: Voir, dans Hately Waddell, _Life of Burns_, les + renseignements et documents donnés dans l'appendice: Burns + as an Excise officer.] + + [Note 1252: Voir la lettre _to Alex. Findlater superviser of + the Excise_. June 1791.] + + [Note 1253: _To David Staig, provost of Dumfries._] + + [Note 1254: _To Robert Graham of Fintry._ Jan. 1794.] + + «Dimanche clôt une période de notre maudite affaire du revenu. Il + se peut que je sois tenu, occupé à écrire, jusqu'à midi. Jolie + occupation pour la plume d'un poète! Il y a une partie du genre + humain que j'appelle la _classe des chevaux de manège_. Quels + animaux enviables ce sont! Ils tournent, ils tournent et ils + tournent--le boeuf de Mundell, qui fait aller son moulin à coton, + est leur prototype exact--sans une idée ou un désir au-delà de + leur cercle, gras, luisants, stupides, patients, tranquilles et + satisfaits; tandis que me voici assis tout novembreux, damné + mélange de mauvaise humeur et de mélancolie, sans assez de la + première pour m'emporter jusqu'à la colère, ni de la seconde pour + me reposer dans la torpeur; mon âme se démenant et voletant + autour de sa prison, comme un bouvreuil attrapé pendant les + horreurs de l'hiver et nouvellement enfermé dans une cage. Je + suis persuadé que c'est de moi que le sage Hébreu a prophétisé + quand il a dit: «Et voyez, quelque chose à quoi cet homme + applique son désir, elle ne prospérera pas.» Si mon ressentiment + est éveillé, il est certain que c'est d'un côté où il n'ose pas + piailler; et si.... Priez que la Sagesse et le Bonheur soient de + plus fréquents visiteurs de R. B[1255].» + + [Note 1255: _To Mrs Riddell._ Nov. 1793.] + +Ces aveux sont rares. Il supporta jusqu'au bout, en se taisant, cette +existence si peu faite pour lui, dans laquelle il voyait le soutien de +sa famille. + + * * * * * + +Ce fut dans ces moments de trouble et d'irritation, vers la fin de +l'année 1792, que passa dans son souvenir, pour la dernière fois, la +chaste figure de Mary des Hautes-Terres. La même saison, la saison +d'automne, l'évoqua encore. Elle semble revenir à intervalles égaux, +trois ans après sa dernière apparition à Ellisland. Elle se tient sur +le seuil des derniers jours, qui descendent, en s'assombrissant, vers +un fond de vie où elle ne peut le suivre. Elle vient lui donner un +adieu. On dirait que les nuages s'ouvrent un moment derrière elle, et +laissent arriver jusqu'à lui, par cette échappée, le parfum des +aubépines de l'Ayr, un rayon de ces dimanches de mai comme les années +ne lui en apportent plus, des clartés d'autrefois. Il la salua +d'adorables et tendres paroles dans lesquelles revit toute sa douleur. +La douce Mary Campbell resta jusqu'au bout la maîtresse de ce coeur +tourmenté. «Le sujet de cette chanson, écrivait-il à Thompson en la +lui envoyant, est un des plus intéressants passages de mes jeunes +jours; j'avoue que je serais heureux de voir les vers adaptés à un air +qui leur assurerait la célébrité. Peut-être, après tout, est-ce la +passion encore ardente de mon coeur qui jette un lustre emprunté sur +les mérites de cette composition[1256].» Il se trompait. La pièce +qu'il envoyait était, comme toutes celles que lui inspira Mary +Campbell, parmi ses plus parfaites. + + [Note 1256: _To George Thomson._ 14th Nov. 1792.] + + Ô berges, rives et ruisseaux autour + Du château de Montgomery, + Verts soient vos bois, belles vos fleurs, + Et vos ondes jamais troublées. + Que là, l'Été déplie d'abord ses robes, + Que là, il reste plus longtemps, + Car là, je pris mon dernier adieu + De ma douce Mary des Hautes-Terres. + + Comme doucement fleurissait le bouleau vert et gai, + Comme la floraison d'aubépine était riche, + Quand sous leur ombrage parfumé + Je la serrais sur ma poitrine! + Les heures d'or, sur des ailes d'anges, + Volaient par-dessus moi et ma chérie, + Car chère, autant que la lumière et la vie, + M'était ma douce Mary des Hautes-Terres. + + Avec maints voeux et maints étroits embrassements, + Nos adieux furent pleins de tendresse; + Et nous jurant souvent de nous revoir + Nous nous arrachâmes l'un à l'autre. + Mais hélas, le gel de la mort arriva + Qui tua ma fleur si hâtivement! + Maintenant vert est le gazon et froide l'argile + Qui enveloppent ma Mary des Hautes-Terres. + + Ô pâles, pâles maintenant, ces lèvres roses, + Que j'embrassai souvent si tendrement! + Et fermé à jamais, ce regard brillant + Qui s'arrêtait sur moi si doucement! + Et retombé maintenant, en poussière silencieuse, + Ce coeur qui m'aimait si chèrement! + Mais toujours au fond de ma poitrine + Vivra ma Mary des Hautes-Terres[1257]. + + [Note 1257: _Highland Mary._] + +La souffrance est aussi récente que dans les vers composés trois ans +auparavant; ceux-ci ont une tristesse de plus. Il semble que la pensée +d'une existence future se soit éloignée; la dissolution est l'idée +maîtresse de cette pièce comme la survivance l'était de la précédente. +Ce n'est plus à la Mary veillant dans le ciel qu'il s'adresse; mais à +la Mary disparue sous la terre, pour jamais. Le sentiment de la +séparation définitive a remplacé celui d'une réunion attendue; ses +yeux ne la cherchent plus du côté des étoiles. Du reste, ce rêve d'une +rencontre avec les êtres aimés, qui avait été pendant quelque temps sa +croyance, ne reparaît plus dans sa correspondance. Pas même aux +derniers moments, lorsque la pensée de la mort prochaine lui reviendra +souvent, il ne s'en ressouviendra. Il y a une autre réflexion +mélancolique dont il est impossible de se défendre en relisant ces +vers. Certes l'homme qui les a écrits est aussi capable de poésie que +jamais. Cependant c'est de plus en plus à des souvenirs que son génie +s'applique; la vie présente ne lui fournit plus de ces émotions; il +retravaille à celles du passé; il retourne à ce qu'il a ressenti. +Quelle amertume ont ces divins moments d'autrefois, quand ils +reviennent dans une âme qui ne saurait plus les éprouver et qui, +peut-être, en a conscience! + + +III. + +LES EXCÈS AUGMENTENT. -- MAUVAIS RENOM. + +Dans cette vie de discussions âpres et de déclamations de cabaret, +dans la routine d'un métier haï, dans le commerce de gentilshommes +viveurs ou de bourgeois godailleurs, ses excès de boisson se +rapprochent et s'alourdissent. Jusque-là ils avaient été intermittents +et ils avaient eu comme contrepoids le travail corporel et le grand +air de la campagne. Maintenant le danger devient quotidien et plus +grave. Il était assailli constamment et de tous côtés. «À Dumfries, +dit Heron, sa dissipation devint plus profonde et plus habituelle; il +était plus exposé que dans la campagne à ce qu'on le sollicitât de +partager la débauche des dissolus et des oisifs; de sots jeunes gens, +tels que des clercs d'hommes de loi, de jeunes médecins, des commis de +marchands et ses confrères de l'Excise, se pressaient avidement autour +de lui et de temps en temps le poussaient à boire avec eux, afin de +pouvoir jouir de son audacieux esprit»[1258]. D'un autre côté, lorsque +les «Hunts» se réunissaient à Dumfries, «le poète était invité à +partager leurs réunions et il n'hésitait pas à accepter +l'invitation»[1259]. La flânerie des heures inoccupées par ses +fonctions, le besoin de bavardage dont on tue le désoeuvrement d'une +petite ville, les rencontres sur la place ou le long du quai, +produisaient des occasions continuelles. La colère et l'emportement +que la politique déchaînait en lui, comme chez les hommes du peuple +qui n'ont pas appris de l'histoire à être calmes envers leur temps, +les inquiétudes et les rages d'être observé ou réprimandé, étaient des +excitations à boire et rendaient plus âpres les fumées de la boisson. +Une vie sédentaire, mauvaise pour lui, empêchait sa constitution de se +débarrasser de ces ivresses et les y accumulait lentement. Avec un peu +de soin on assiste à l'envahissement et aux progrès de cette funeste +faiblesse. On peut la suivre comme un mauvais filon dans sa +correspondance. + + [Note 1258: Heron. _Life of Burns_, p. 441.] + + [Note 1259: Id., p. 442.] + +Vers la fin de 1792, on entrevoit un coin de cette existence +fiévreuse. Il s'excuse à Cunningham de ne lui avoir pas répondu. + + Non! je ne tenterai pas de m'excuser! Au milieu de la bousculade + de mon métier, écraser les visages des cabaretiers et des + pécheurs sur les roues impitoyables de l'Excise, faire des + ballades, puis boire et les chanter en buvant... j'aurais pu + trouver cinq minutes à consacrer à un des premiers parmi mes amis + et de mes semblables. J'aurais pu faire ce que je fais à présent, + prendre une heure sur le bord «du temps ensorcelé de la nuit» et + griffonner une page ou deux.... Eh bien donc voici à votre bonne + santé! car j'ai mis une pinte de grog près de moi, en guise de + charme pour tenir écarté le grand diable ou ses suppôts + subalternes qui peuvent être en train de faire leurs rondes + nocturnes[1260]. + + [Note 1260: _To Alex. Cunningham_, 10th Sept. 1792.] + +Et plus loin, après deux pages de déclamations assez vagues: + + Mais, un instant. (Voici encore à votre santé!) Ce rhum est du + diablement bon Antigua, il ne faut donc pas le faire servir à + délier la langue pour des médisances[1260]. + +Au mois de janvier de 1793, on trouve un autre aveu du même genre dans +une lettre à Mrs Dunlop. On a là aussi un coup d'oeil attristant dans +la vie qu'il menait. + + Quant à moi, je suis mieux, bien que pas tout à fait délivré de + ma maladie. Il ne faut pas penser, comme vous semblez l'insinuer, + que dans ma façon de vivre je manque d'exercice. J'en ai bien + assez. Mais ce qui, par moments, est le diable pour moi, c'est de + boire trop dur. J'ai contre ce défaut mainte et mainte fois + tourné ma résolution, et j'ai en grande partie réussi. J'ai + complètement abandonné les cabarets; ce sont les réunions + particulières, en famille, parmi les gentilshommes de ce pays-ci, + rudes buveurs, qui me font le plus de mal,--mais même cela, j'y + ai plus qu'à moitié renoncé[1261]. + + [Note 1261: _To Mrs Dunlop_, Jan. 2, 1794.] + +C'étaient des résolutions et des espérances qui ne pouvaient pas +tenir. Il y a, probablement à l'occasion des réunions dont il parle, +un mot bien triste de lui, rapporté par Robert Bloomfield, le poète. À +une dame qui lui faisait des remontrances sur le danger qui résultait +de la boisson et des habitudes des gens qu'il fréquentait, il +répondit: «Madame, ils ne me sauraient pas gré de ma compagnie, si je +ne buvais pas avec eux. Il _faut_ que je leur donne une tranche de ma +constitution»[1262]. Il semble que, pendant l'année 1793, ce défaut +ait redoutablement augmenté chez lui. À la fin de cette année et au +commencement de la suivante, on trouve dans l'espace de moins de deux +mois, une série de lettres qui sont une des choses les plus +affligeantes qu'on puisse lire. Chacune d'elles commence par l'aveu +d'excès de la veille et est écrite pour réparer quelque parole +inconsidérée, prononcée dans l'inconscience de l'ivresse. Le 5 +décembre, il écrivait: + + [Note 1262: D'après une lettre de Bloomfield, le poète, au + duc de Buchan, citée par Cromek. _Reliques of Burns_, p. + 138. Bloomfield tenait le récit de la dame elle-même à qui + Burns avait répondu.] + + «Monsieur, échauffé par le vin comme je l'étais hier soir, j'ai + pu paraître importun dans mon vif désir d'avoir l'honneur de + votre connaissance. Vous me pardonnerez: c'était sous l'impulsion + d'un respect sincère[1263].» + + [Note 1263: _To Captain ***._ 5th Dec. 1793.] + +Au mois de janvier 1794, il y a une autre lettre qui commence par ces +mots: + + «Mon cher Monsieur, je me rappelle quelque chose d'une promesse + d'homme gris, faite hier soir, de déjeuner avec vous ce matin. + J'ai grand regret que cela soit impossible. Je me souviens aussi + que vous avez eu l'obligeance de me dire quelque chose sur votre + intimité avec M. Corbet, notre Inspecteur général. Quelques-uns + des membres du Conseil de l'Excise à Édimbourg avaient et ont + peut-être encore une opinion défavorable sur moi, comme sur un + individu adonné à l'ivresse et à la dissipation. Je pourrais être + tout cela, vous le savez, et cependant être un honnête homme; + mais vous savez que je suis un honnête homme et ne suis rien de + tout cela[1264]. + + [Note 1264: _To Samuel Clarke Junr._ Jan. 1794.] + +Cette lettre contient la preuve qu'il commençait à se faire autour de +lui une réputation de buveur et même de quelque chose d'autre. Mais, +c'est là peu de chose encore. Chez lui, l'ivresse devait entraîner des +violences de parole ou d'action, en face desquelles il se retrouvait +le lendemain avec un sentiment d'humiliation. Il y a des scènes qui +sont réellement pénibles à retracer. Un soir, dans une compagnie où se +trouvait un officier, un certain capitaine Dods, Burns, emporté par la +boisson, lance le toast suivant dont le sens était facile à dégager, +étant connues ses opinions, et dont sa voix devait accentuer le +sarcasme: «Puisse notre succès dans la guerre être égal à la justice +de notre cause.» C'étaient ses sentiments sur la Révolution française +qui éclataient. Le capitaine Dods qui, peut-être, était ivre aussi, +releva ces paroles comme une insulte; et il était en effet dur pour un +officier de les entendre en face. Il s'ensuivit des mots trop vifs. Et +le lendemain Burns, on peut deviner avec quel frémissement de honte et +de colère, était obligé d'écrire la lettre qui suit: + + «Cher Monsieur, j'étais, je le sais, ivre hier soir; mais je suis + sobre ce matin. Après les expressions dont le capitaine Dods + s'est servi envers moi, si je n'avais le souci de personne que de + moi-même, nous en serions certainement venus, selon les règles du + monde, à la nécessité de nous tuer pour cette affaire. Ces mots + étaient de ceux qui, je crois, se terminent généralement par une + paire de pistolets; mais j'ai la satisfaction de penser que je + n'ai pas détruit la paix et le bien-être de ma femme et de ma + famille d'enfants dans une bagarre de boisson. Vous savez, de + plus, que des rapports qui m'attribuaient certaines opinions + politiques m'ont une fois déjà conduit au bord de la ruine. Je + crains que l'affaire de la nuit dernière ne puisse être mal + représentée de la même façon. Je vous prie de prendre le soin de + l'empêcher. Je m'adresse à votre désir de voir Mrs Burns + heureuse, pour vous faire accepter la tâche d'aller voir, + aussitôt que possible, chacun des messieurs qui étaient présents. + Vous leur expliquerez ceci, ou si vous le désirez, vous leur + montrerez cette lettre. Qu'était-ce, après tout, que ce toast si + blâmable? «Puisse notre succès dans la guerre être égal a la + justice de notre cause». C'est un toast auquel le loyalisme le + plus rigoureux et le plus fanatique ne peut rien objecter. Je + vous demande et vous prie de vouloir bien ce matin voir les + personnes qui étaient présentes à cette sotte querelle. + J'ajouterai seulement que je suis fâché qu'un homme que + j'estimais aussi hautement que M. Dods m'ait traité de la façon + dont je suppose qu'il l'a fait la nuit dernière.[1265]» + + [Note 1265: _To Samuel Clarke Junr_, Sunday morning 1794.] + +Cette lettre est de janvier 1794; avant que le mois fût achevé, une +aventure plus pénible encore lui était arrivée. On peut refaire le +tableau, car il est caractéristique des moeurs de l'époque. C'était +chez M. Walter Riddell, un gentilhomme du voisinage, frère du +capitaine Robert Riddell, à un de ces dîners écossais du XVIIIe siècle +qui s'achevaient dans une ivresse générale. On croirait à peine avec +quelle régularité fonctionnait un système implacable et compliqué de +santés et de toasts, qui devait être un supplice pour les faibles et +venir à bout des plus solides. Pendant le dîner, on ne pouvait boire +un verre de vin à soi seul; il fallait désigner à haute voix une des +personnes de la table, à la santé de qui on buvait et qui buvait à la +vôtre. Après toutes ces gracieusetés particulières, quand la table +était déblayée, l'hôte portait une santé à chacun des convives, et +chacun de ceux-ci à chacun des autres convives et à l'hôte; «en sorte +que là où il y avait dix personnes, il y avait quatre-vingt-dix santés +de bues»[1266]. Ce supplice du dîner était déjà horrible; ce n'était +rien auprès de ce qui suivait. Après le dîner et avant que les dames +se retirassent, venaient «les rounds» de toasts, et les «sentiments». +Dans les premiers, chaque gentleman nommait une dame absente et chaque +dame, un gentleman absent[1266]. C'est à cette coutume que Burns fait +allusion quand il écrit à Clarinda, dans la dernière et singulière +lettre qui soit allée de lui à elle: «que chaque fois qu'on lui +demandait la santé d'une dame mariée, il proposait Mrs Mac.» Les +verres devaient être vidés et retournés en signe d'enthousiasme. Les +«sentiments» étaient de courtes phrases épigrammatiques, des sortes de +devises, qui exprimaient des sentiments moraux ou quelque pensée +élégante. Les verres remplis, on demandait à un des convives un +«sentiment»[1267]. Les sentiments favoris étaient dans le genre de +ceux-ci: «Puissent les plaisirs du soir supporter les réflexions du +matin» ou: «Puissent les amis de notre jeunesse être les compagnons de +notre vieillesse» ou: «Délicats plaisirs aux âmes susceptibles». +Personne n'échappait à l'obligation de donner son sentiment; et c'est +ainsi qu'un pauvre pasteur, tout empêtré, ne sachant que dire, ayant +beaucoup réfléchi, proposa un jour: «Le reflet de la lune sur la calme +surface du lac»[1268]. On vendait des collections de «sentiments» tout +faits; mais les gens d'esprit en improvisaient d'adaptés aux +circonstances[1269]. On peut croire que ce devait être là un des +succès de Burns, et que, malheureusement, on devait trop souvent lui +en demander. Encore tout cela se passait-il quand les dames étaient +là. Après qu'elles s'étaient retirées, les santés et les conversations +continuaient. On voit où les choses en arrivaient. «La situation des +dames, remarque le doyen Ramsay, devait fréquemment être très +désagréable lorsque, par exemple, les messieurs remontaient dans un +état peu fait pour une société féminine[1270].» À la fin du dîner, +chez M. Riddell, une scène de ce genre se passa. Les hommes, excités +par l'ivresse, firent irruption dans le salon où étaient les +dames[1271], et, croyant faire une heureuse plaisanterie, donnèrent +une représentation de l'enlèvement des Sabines. Burns saisit Mrs +Riddell et l'embrassa. Il ne semble pas qu'il fut plus coupable que +les autres; peut-être, emporté par son tempérament, alla-t-il plus +loin encore. On devine l'effet produit par ce scandale. Le lendemain, +le pauvre Burns écrivait encore une lettre d'excuses désespérée. + + [Note 1266: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 32.] + + [Note 1267: Id. p 32.] + + [Note 1268: Id. p. 33.] + + [Note 1269: Voir une collection de ces «Sentiments» dans + Dean Ramsay, _Reminiscences of Scottish Life and Character_, + p. 59, et aussi des détails sur les livres ou les recueils + où les gens sans imagination pouvaient puiser.] + + [Note 1270: Dean Ramsay, id., page 48.] + + [Note 1271: R. Chambers, IV, page 49.] + + «Madame, j'ose dire que cette lettre est la première que vous + ayiez jamais reçue du monde souterrain. Je vous écris des régions + de l'enfer, parmi les horreurs des damnés. Quand et comment j'ai + quitté votre terre, je ne le sais pas exactement, car je suis + parti dans la chaleur d'une fièvre d'ivresse, contractée à votre + trop hospitalière maison. Mais, en arrivant ici, j'ai été + justement jugé et condamné à souffrir les tortures expiatoires de + ce séjour infernal pendant l'espace de 99 ans 11 mois et 29 + jours; tout cela à cause de l'inconvenance de ma conduite, hier + soir, sous votre toit. Me voici étendu sur un lit d'impitoyables + genêts, ma tête endolorie appuyée sur un oreiller de perçantes + épines, tandis qu'un bourreau infernal, ridé et vieux et cruel, + je crois que c'est le _Souvenir_, avec un fouet de scorpions, + empêche la paix et le repos d'approcher de moi et tient mon + angoisse sans cesse éveillée. Cependant, Madame, si je pouvais, + en quelque mesure, reprendre ma place dans la bonne opinion du + cercle aimable que ma conduite a tellement outragé, la nuit + dernière, je crois que ce serait un soulagement à mes peines. + C'est pour cette raison que je vous importune de cette lettre. + Aux hommes de la société, je n'ai pas d'excuses à faire. Votre + mari, qui a insisté pour me faire boire plus que je ne le + voulais, n'a pas le droit de me blâmer, et les autres ont pris + part à ma culpabilité. Mais à vous, Madame, j'ai beaucoup + d'excuses à faire. J'estimais votre bonne opinion comme une des + choses les plus précieuses que j'eusse sur la terre, et je fus + vraiment une brute de la perdre. Il y avait aussi Miss J., une + personne d'un délicat esprit, de douces et simples manières. Je + vous en prie, faites-lui les meilleures excuses d'un maudit, + malheureux, misérable. Une Mrs G., une dame charmante, m'a fait + l'honneur d'être disposée en ma faveur: ceci me fait espérer que + je ne l'ai pas outragée au-delà de tout pardon. À toutes les + autres dames, présentez ma plus humble contrition et ma demande + de leur gracieux pardon. Ô vous, Puissances de la Décence et de + la Convenance, dites-leur que mes erreurs, bien que graves, + étaient involontaires; qu'un homme ivre est la plus vile des + bêtes; que ce n'était pas dans ma nature d'être brutal envers qui + que ce soit; qu'être grossier envers une femme, quand j'étais + dans mes sens, m'était impossible, mais.... + + Regret, Remords, Honte, vous trois chiens d'enfer qui suivez mes + pas et aboyez à mes talons, épargnez-moi! épargnez-moi! + + Pardonnez les offenses et plaignez le malheur, Madame, de votre + humble esclave[1272]. + + [Note 1272: _To Mrs Riddell_, Jan. 1794.] + +Mrs Riddell ne se laissa pas fléchir. Sous le coup du dépit, l'orgueil +du poète le conseilla mal. Il écrivit contre cette jeune femme des +satires, des épigrammes, indignes de lui et offensantes pour elle, +qu'il laissa circuler[1273]. Les amis de la famille Riddell prirent +justement parti contre lui. On a parfois regretté qu'il ait écrit des +vers trop libres et grossiers. Si un véritable ami de Burns en avait +le choix, ce ne sont pas ces vers-là qu'il supprimerait, mais ces +méchancetés et ces insultes contre une femme qu'il avait offensée. +Cependant une réconciliation eut lieu plus tard et par personne sa +mémoire n'a été défendue avec plus de foi que par Mrs Riddell. + + [Note 1273: Voir _Monody on a Lady famed for her caprice; + Pinned to Mrs Walter Riddell's carriage; Epitaph for Mr + Walter Riddell; Epistle from Esopus to Maria_.] + +Ce ne sont plus là des excès accidentels, c'est l'habitude de +l'ivresse. Par ces extraits, on sent qu'elle devient, non-seulement +plus fréquente, mais plus brutale, plus lourde, plus agressive. Elle a +encore des éclats d'esprit, mais d'un esprit plus rude et plus sombre, +et elle n'a plus la gaîté. Quelquefois, un éclair revenait de +l'ancienne belle humeur, de l'ancienne insouciance, de la sociabilité +charmante de jadis. Mais ces moments d'ivresse claire et joyeuse +étaient rares, maintenant; ce n'étaient plus les soirs de Mauchline, +ni même ceux d'Édimbourg. Une sorte d'épaississement et +d'alourdissement se sent sous ces excès. L'ivresse s'attristait en +lui, symptôme grave; le lendemain de ces nuits trop fréquentes, +arrivait le cortège des regrets, des remords, des dégoûts, des hontes, +comme celles qu'on a vues, le mécontentement de lui-même, +l'affaissement physique. Un matin d'été, en rentrant chez lui, il +rencontre son voisin le forgeron qui s'était levé de meilleure heure +que d'habitude. Quoique encore troublé par la boisson, il fut frappé +du contraste: «Ô Georges, lui dit-il, vous êtes un homme heureux, vous +venez de vous lever d'un sommeil rafraîchissant et vous avez quitté +une femme et des enfants heureux, tandis que je retourne vers les +miens, comme un misérable condamné par lui-même[1274].» + + [Note 1274: R. Chambers, tom. III, p. 261.] + +À la suite de sa scène chez M. Riddell, il fut pendant plusieurs +semaines dans un état véritablement digne de compassion. Le chagrin +qu'il ressentait de cette rupture, le scandale, la peine d'être +abandonné par de fidèles amis, alors que tant d'autres le désertaient, +la sensation du blâme silencieux qui l'environnait, d'autres causes +qu'il indique, tout cela tendait son esprit jusqu'aux limites +dernières du désespoir. Il écrivait le 25 février 1794, à Alexandre +Cunningham: + + «Peux-tu secourir un esprit malade? Ta parole peut-elle rendre la + paix et le calme à une âme ballottée sur une mer de troubles, + sans une étoile amicale pour guider sa course, et redoutant que + la vague prochaine ne l'engloutisse? Peux-tu donner, à un être + tremblant sous les tortures de l'incertitude, la stabilité et la + dureté du roc qui brave la rafale? Si tu es impuissant de la + moindre de ces choses, pourquoi viens-tu me troubler dans ma + misère en l'informant de moi?... + + Depuis deux mois, je suis incapable de soulever une plume. Ma + constitution et mon corps ont été _ab origine_ affligés d'une + profonde et incurable infection d'hypocondrie, qui empoisonne mon + existence. Dernièrement des ennuis domestiques, et une part + pécuniaire dans la ruine de ces temps maudits, des pertes qui, + bien que modiques, m'étaient cependant pénibles à subir, m'ont + tellement irrité, que, par instants, le seul être qui puisse + envier mes sentiments serait un esprit réprouvé entendant la + sentence qui le condamne à la perdition. + + Es-tu versé dans le langage de la consolation? J'ai épuisé, dans + mes réflexions, tous les arguments qui peuvent réconforter. _Un + coeur à l'aise_ aurait été charmé de mes sentiments, de mes + raisonnements; mais, vis-à-vis de moi-même, j'étais comme Judas + Iscariot, prêchant l'Évangile; il pouvait fondre et façonner les + coeurs de ceux qui l'entouraient; mais le sien conservait son + incorrigibilité native[1275]. + + [Note 1275: _To Alex. Cunningham_, 25th Feb. 1784.] + +De pareilles heures étaient impuissantes à tenir à l'écart celles qui +les amenaient. Peut-être était-il dans ce cercle vicieux où, l'homme +étant d'une nature trop élevée pour prendre son parti de ses fautes et +trop faible pour s'en défaire, les remords n'ont d'autres résultats +que de le pousser à les oublier, et le sentiment de ses faiblesses ne +sert qu'à en préparer de nouvelles. + +À ces excès s'ajoutèrent des erreurs d'un autre genre. Ses biographes +n'en parlent qu'avec discrétion; mais leurs allusions en laissent +deviner assez. On voit que, peu à peu, aux délicates amours où +l'élément sentimental était prédominant, se substituaient des +intrigues grossières où l'élément sensuel régnait seul. Dumfries, avec +ses réunions de courses et de chasses, l'affluence de monde interlope +qui, en tout pays, en est l'accompagnement, était de ce côté encore un +endroit plein de péril pour lui. Il n'y sut pas résister. «Les moeurs +de la ville, dit Heron, étaient déplorablement corrompues, en +conséquence de ce qu'elle était un lieu d'amusement public; quoiqu'il +fût époux et père, Burns n'évita point de souffrir de la contamination +générale, d'une façon que je m'abstiens de décrire[1276].» Là encore, +quelque chose de plus bas et de plus matériel l'envahissait. Les +tumultes violents, orageux, déréglés, mais poétiques, que la passion +avait si souvent déchaînés dans sa poitrine, ces élans de souffrance +ou de joie qui lui avaient arraché ses cris les plus beaux, +s'apaisaient. Une sorte de routine de sensualité vulgaire +s'établissait en lui. C'était une descente. Des âmes comme la sienne, +faites pour l'agitation, ont une beauté toute dramatique. Elles valent +par leur emportement. Elles deviennent ordinaires dès qu'elles cessent +d'être excessives. Le devoir seul supporte la régularité; la passion, +comme l'orage, n'est belle que par ses violences. C'est pourquoi les +poètes comme Burns, comme Byron et Musset, sont condamnés à mourir +jeunes ou à se survivre; et il semble que Burns fût sur le chemin où +Musset eut le temps d'aller plus loin que lui, et d'où il n'était +guère possible qu'une aventure héroïque le sauvât comme Byron. + + [Note 1276: R. Heron, _Life of Burns_, cité par R. Chambers, + dans son appendice Nº 17, _Reputation of Burns in his latter + years_, tom. IV, p. 301.] + + * * * * * + +En même temps, l'isolement se faisait autour de lui. À un moment où, +selon l'expression de Chambers, tout homme qui ne voyait pas la +perfection dans la Constitution britannique était traité comme quelque +chose qui valait à peine mieux qu'un chien enragé, il n'est pas +surprenant que les nobles tories de Dumfries et du Comté aient tenu à +l'écart le plus éloquent et le plus sarcastique de leurs ennemis. Mais +cela n'expliquerait pas qu'il se soit trouvé peu à peu abandonné de +toutes parts. Une mauvaise réputation s'était formée autour de lui. La +haine politique n'y était pas étrangère, sans doute, mais sa vie non +plus. On le représentait comme un homme perdu, dangereux pour les +jeunes gens, sans croyance et sans moralité. Un gentleman racontait à +Allan Cunningham que, lorsqu'il était arrivé à Dumfries, plusieurs des +habitants principaux du Comté l'avaient averti d'éviter la société de +Burns[1277]. Un vieillard de quatre-vingts ans racontait au principal +Shairp que son père lui avait défendu, ainsi qu'à ses frères, d'avoir +rien à faire avec «Robbie Burns» dont le perçant oeil noir était resté +dans sa mémoire[1278]. Cette réputation s'était si bien attachée à son +nom et l'accompagnait si fidèlement partout, qu'elle pénétrait avec +lui de l'autre côté du pays. Quand il mourut, les plus respectables +des journaux d'Édimbourg s'en firent les interprètes. «Le public, à +l'amusement de qui il a si largement contribué, apprendra avec regret +que ses facultés extraordinaires étaient accompagnées de faiblesses +qui les ont rendues inutiles pour lui et pour sa famille[1279].» Une +sorte de discrédit l'entourait. + + [Note 1277: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 45.] + + [Note 1278: Shairp, _Burns_, p. 139.] + + [Note 1279: Voir l'extrait donné par R. Chambers, tome IV, + p. 301.] + +Chose plus étrange et plus grave, ses anciennes amitiés se retiraient +de lui. Son ami d'autrefois, Ainslie, son fidèle compagnon +d'Édimbourg, le confident de ses amours avec Clarinda, le traitait +avec une telle froideur que leurs relations en restèrent là. Ce +n'était pas sans une douleur contenue qu'il écrivait: + + Mon vieil ami Ainslie a été bon pour vous. J'ai eu une lettre de + lui, il y a quelque temps; mais elle était si sèche, si réservée, + si semblable à une carte à un de ses clients, que j'ai à peine le + courage de la lire et que je ne lui ai pas encore répondu. C'est + un bon et honnête garçon et il sait écrire une lettre amicale, + capable de faire également honneur à sa tête et à son coeur, + comme le témoigne tout un paquet de lettres que j'ai chez moi. + Bien que la Renommée ne souffle plus dans sa trompette à mon + approche, _maintenant_, comme elle le faisait _alors_, quand il + m'honora d'abord de son amitié, cependant je suis aussi fier que + jamais et, quand on me couchera dans ma tombe, je désire être + étendu de toute ma longueur, afin que j'occupe chaque pouce de + sol auquel j'ai droit[1280].» + + [Note 1280: _To Mrs Mac Lehose_, 25th June 1794.] + +Quant à sa vieille amie Mrs Dunlop, elle avait cessé toute +correspondance. Ce dut être pour lui une des pires amertumes. Une de +ses dernières et plus touchantes lettres sera pour lui dire adieu, +malgré le long silence dont elle l'avait affligé. + +Un fait révèle dans toute sa tristesse ce délaissement du poète. Un Mr +Mac Culloch racontait à Lockhart qu'il avait rarement été plus peiné +qu'un jour où, arrivant à cheval à Dumfries, par une belle soirée +d'été, pour assister à un bal, il avait aperçu Burns. Celui-ci se +promenait seul dans la principale rue, du côté qui était dans l'ombre, +tandis que, sur le trottoir opposé, dans la lumière, passaient des +groupes brillants d'hommes et de dames, dont pas un ne semblait le +reconnaître. Mac Culloch mit pied à terre et rejoignit Burns qui, +lorsqu'il lui proposa de traverser la rue, lui dit: «Non, non! mon +jeune ami, tout cela est passé maintenant». Et après un moment de +silence, il récita ces strophes d'une touchante ballade de Lady Grizel +Baillie: + + Son bonnet se tenait jadis tout fier sur son front, + Et son vieux bonnet avait meilleur air que maint bonnet neuf. + Maintenant, il le laisse pendre au hasard, + Et il se laisse choir sur les gerbes de blé. + + Oh! si nous étions jeunes comme nous le fûmes jadis, + Nous serions à galoper sur ce gazon, + Et à courir sur la pelouse que blanchissent les lis, + _Et si mon coeur n'était pas léger, je mourrais_. + +Lockhart remarque qu'il n'était pas dans le caractère de Burns de +laisser ainsi échapper ses sentiments sur certains sujets. Aussitôt +après avoir cité ces vers, il reprit un air de gaîté et, emmenant chez +lui son jeune ami, il le garda jusqu'à l'heure du bal, en lui offrant +un bol de son breuvage favori et en lui faisant chanter par sa femme +des vers qu'il avait récemment composés[1281]. + + [Note 1281: Lockhart, _Life of Burns_, p. 224.] + +On se demande avec étonnement d'où pouvait venir un pareil interdit? +Quelque chute qu'il y eût pour un homme tel que lui à vivre comme il +le faisait, il était au moins au niveau de ceux qui le tenaient à +l'écart. Cette société de Dumfries, surtout la gentilhommerie +campagnarde qui était la plus conservatrice, n'avait pas le droit de +se montrer délicate. Les dissipations d'aucun genre n'étaient faites +pour l'effaroucher. Il fallait donc qu'il y eût dans le cas de Burns +quelques circonstances particulières. En réalité, c'était la forme +plutôt que la nature même de ses excès qui froissait l'opinion. On les +lui eût pardonnes s'il les avait dissimulés. Mais il les commettait +ouvertement, peut-être même avec une sorte d'affectation, de +hardiesse. Il avait toujours été dans sa nature de ne pas cacher ses +fautes. À cette époque, avec son irascibilité contre la société, il +exagérait sa franchise; ses façons prenaient une attitude de +forfanterie et l'aspect agressif d'un défi. Il était disposé à faire +étalage et parade de ses désordres, avec une insistance qui devait +paraître de la provocation et du cynisme. Ce sentiment de répugnance +à l'hypocrisie, qui se tourne en rébellion, est naturel et estimable; +mais le monde ne le tolère pas; il n'aime guère ceux qui bravent les +conventions dont il croit qu'il vit. La société, qui pardonne, à ceux +qui dissimulent, les fautes qu'elle sait qu'ils commettent, mais qui +s'effarouche et se fâche, surtout une société provinciale et étroite, +dès qu'on s'insurge contre le grand complot d'hypocrisie dont elle se +dupe elle-même, se montrait implacable pour ce paysan, qui ne +consentait pas à respecter la vertu en masquant ses vices d'un vice de +surcroît. Un autre aspect de la même question est celui-ci: Il importe +souvent moins, devant l'opinion, de savoir quelles fautes on commet, +que en quelle compagnie. Si Burns s'était borné à prendre part aux +excès des gentilshommes des environs, qui ne différaient guère de ceux +du peuple, il aurait vécu dans la respectabilité. Mais, par son passé, +par le sans-gêne de ses façons, par un désir aussi d'être le maître +absolu, par l'impatience de toute contrainte et de toute supériorité, +par sympathie de classe, il se sentait plus à l'aise avec les gens du +peuple. Et parmi eux, il préférait ces irréguliers qui vivent dans +l'inattendu, sur les frontières de la bohême. C'était un faible qui +datait de longtemps. Il était encore à Lochlea quand il écrivait: + + «J'ai souvent recherché la connaissance de cette partie du genre + humain, ordinairement désignée sous le terme commun de vauriens, + quelquefois plus que cela n'était compatible avec la sûreté de ma + réputation; de ceux qui, par une insouciante prodigalité ou des + passions emportées, ont été poussés à la misère. Quoiqu'ils + soient avilis par des folies et quelquefois souillés par le + crime, j'ai trouvé souvent parmi eux quelques-unes des plus + nobles vertus: la Magnanimité, la Générosité, le Désintéressement + de l'amitié et même la Modestie, à leur plus haut degré.[1282]» + + [Note 1282: _Common-place Book, March 1784._] + +Il y avait beaux jours qu'il avait frayé pour la première fois avec +_Les Joyeux Mendiants_. Cette population était nombreuse, et, ce qui +était pis, permanente à Dumfries. Burns en fit de plus en plus sa +fréquentation. «Il essayait d'échapper à lui-même, dit Currie, dans +une société souvent du genre le plus bas[1283]»; et Chambers, dont +l'admiration pour lui n'est pas suspecte: «Burns arriva nécessairement +en contact avec des personnes des deux sexes entièrement indignes de +sa compagnie, et, en dernier lieu, il s'associa à des individus d'une +telle espèce, que les admirateurs de son génie seraient étonnés si +tout était révélé[1284].» Dans une petite ville comme Dumfries, on +comprend le scandale que des fréquentations de ce genre devaient +causer. Aux yeux de beaucoup, Burns était un homme qui se dégradait et +s'encanaillait. Il se mêlait à la lie du peuple. Il devenait +compromettant de se montrer avec lui. Et voilà comment, un jour de +fête, les uns, par haine politique, les autres par pruderie, les +autres par lâcheté, passaient près du pauvre poète, sans le +reconnaître, sans que personne eût le courage de traverser la rue pour +lui serrer la main. Sans aucun doute, il souffrit beaucoup, mais +silencieusement, de cette stupide et cruelle condamnation. Il en +conçut une humeur plus sombre et un surcroît de misanthropie. + + [Note 1283: Currie, _Life of Burns_, p. 50.] + + [Note 1284: Chambers, _Appendice_ Nº 17, tom. IV, p. 305.] + +Dans ce ramas de mauvais malaises qui s'accumulaient en lui, ce résidu +de rancunes, de remords et de dégoûts, que laissent les débauches et +qui peu à peu encrassent l'âme, passaient des angoisses de plus pure +origine. Il songeait avec désespoir au dénûment des siens, s'il venait +à leur manquer. Il devait y penser d'autant plus que tous ces excès +n'allaient pas sans une sourde détérioration de santé, et que, par là, +cette terreur tenait du remords. Il travaillait lui-même à rendre +possible le malheur dont l'idée l'affolait. + + Je suis dans une complète humeur de Décembre, ténébreuse, morne, + stupide, telle que la divinité de la Sottise elle-même pourrait + la souhaiter. Je ne veux pas allonger encore une lettre pesante + par un grand nombre d'excuses plus pesantes de mon silence. Je + n'en mentionne qu'une seule parce que je sais qu'elle aura votre + sympathie: depuis quatre mois, une chère petite fille, mon plus + jeune enfant, a été si malade que, chaque jour, il semblait + qu'elle n'eût plus à vivre qu'une semaine. Il faut bien qu'il y + ait de nombreuses douceurs attachées aux états d'époux et de + père, car Dieu sait qu'ils possèdent en propre de nombreux + tourments. Je ne puis vous décrire les heures anxieuses, sans + sommeil, que ces liens m'ont souvent causées. Je vois une lignée + de petits êtres; moi et mon travail leur seul soutien; et à quel + fil fragile la vie de l'homme est suspendue! Si un ordre du + destin m'enlève--et ces choses-là arrivent chaque jour--même dans + la vigueur de la maturité où je me trouve--Dieu du ciel! que + deviendra mon petit troupeau! C'est ici que j'envie vos gens de + fortune. Un père, sur son lit de mort, disant un éternel adieu à + ses enfants, éprouve, à la vérité, assez d'angoisse; mais l'homme + dans l'aisance laisse à ses fils et filles l'indépendance et des + amis; tandis que moi... mais je perdrai la raison si je réfléchis + plus longtemps à ce sujet! + + Pour cesser de parler si gravement de cette matière, je chanterai + avec la vieille ballade écossaise. + + Ô si je ne m'étais pas marié, + Je n'aurais jamais eu de soucis; + À présent j'ai une femme et des marmots + Et ils crient toujours «à manger» + À manger une fois, à manger deux fois, + À manger trois fois par jour; + Si vous continuez à manger, + Vous allez manger toute ma farine[1285]. + + [Note 1285: _To Mrs Dunlop._ 15th Dec. 1793.] + +Dans une âme en qui les énergies sont intactes, les ressorts nets, ce +sont là des angoisses dont l'effet est salutaire, des aiguillons +d'effort qui, au lieu de l'énerver, activent la volonté. Mais elles +perdaient leur vertu en s'enfonçant parmi tant d'amertumes malsaines, +de découragement. Elles ne faisaient qu'augmenter le trouble de cet +esprit; éveillaient le regret que les choses fussent ainsi; elles +aboutissaient au souhait dont sont harcelés les hommes incapables +d'accepter, avec ses joies et ses tourments, la vie qu'ils ont +choisie, le souhait que leur destinée ait été différente, encore +qu'ils l'aient façonnée eux-mêmes. + + * * * * * + +Est-il besoin de remarquer que, au milieu de ces désordres, la pauvre +Jane Armour disparaît de plus en plus? Dans ces dernières années, il +n'en reste plus qu'une impression voilée d'acceptation, d'indulgence +silencieuse. «Au milieu de toutes ses erreurs, dit Currie, Burns ne +trouva dans son cercle domestique que douceur et pardon, sauf les +morsures de sa propre conscience. Il avouait ses transgressions à la +femme de son coeur, promettait de se corriger et recevait sans cesse +le pardon de ses offenses. Mais, au fur et à mesure que ses forces +physiques diminuaient, sa volonté devint plus faible et l'habitude +prit une force prédominante[1286]». Heron rend à Jane le même +témoignage: «Dans les intervalles entre ses différents accès +d'intempérance, il souffrait sans trêve des angoisses les plus aiguës +du remords et de pressentiments horriblement affligeants. Sa Jane se +conduisait avec un degré de tendresse et de prudence maternelles et +conjugales, qui faisaient qu'il ressentait plus amèrement la +malfaisance de sa conduite, quoiqu'elles fussent incapables de le +sauver[1287].» Ainsi, dans l'ombre où elle est rejetée, on voit la +vaillante et bonne femme persévérer dans son oeuvre de douceur. Elle +continue à grandir, sans le savoir. Elle soutient par un long +dévoûment son action héroïque. Les chagrins de la vie révélaient +jusqu'au bout la haute qualité de son âme. + + [Note 1286: Currie. _Life of Burns_, p. 51.] + + [Note 1287: Heron. _Life of Burns_, p. 442.] + + +IV. + +DERNIERS JEUX DU COEUR. -- LES CHANSONS. + +Il ne faut pas oublier que, sous les scories qui s'épaississent et +menacent de l'ensevelir, persiste une vie intérieure, vivace et +généreuse. De plus en plus recouverte par la pluie de cendres, elle +fait toujours paraître, ça et là, des endroits verts et frais; ses +sources d'inspiration ne furent jamais étouffées. L'ancienne éloquence +est toujours là, l'indignation contre tout ce qui est vil, le +sentiment d'indépendance, toute une poussée de nobles aspirations et +de nobles haines. Les moments où elles éclatent sont plus rares, mais +aussi flamboyants. Alors elles percent tout, la fatigue, la lassitude, +l'ivresse même, de leurs éblouissantes clartés. L'alourdissement, qui +commence à se former sur ce visage et à appesantir les traits, +disparaît comme dans un coup de vent. L'ancienne face reparaît +transfigurée, mobile, remuée par le passage de toutes les émotions. +Ceux qui la voyaient une fois ne l'oubliaient plus. Longtemps après, +en 1829, M. Syme écrivait: + + «L'expression du poète variait continuellement selon l'idée qui + prédominait dans son esprit, et il était beau de remarquer + combien le jeu de ses lèvres indiquait bien le sentiment qu'il + allait énoncer. Ses yeux et ses lèvres, les premiers remarquables + pour leur feu, et les secondes pour leur flexibilité, formaient à + n'importe quel moment un indice de son esprit, et, selon que le + soleil ou l'ombre dominait sur ses traits, vous auriez pu dire, à + priori, si la société serait favorisée d'une scintillation + d'esprit, ou d'un sentiment de bienveillance, ou d'une explosion + de brûlante indignation. Je suis cordialement d'accord avec ce + que Sir Walter Scott dit des yeux du poète. Dans ses moments + animés, et particulièrement lorsque sa colère était éveillée par + des exemples de tergiversation, de bassesse ou de tyrannie, ils + ressemblaient réellement à des charbons de feu vivant[1288].» + + [Note 1288: R. Chambers, tom. IV, p. 155] + +Dans ce coin du coeur où, paraît-il, l'on a toujours vingt ans et qui +chez lui tenait presque toute la place, la faculté d'adorer la femme +restait toujours fraîche et active. Jamais il ne lui arriva comme au +fabuliste, dont le coeur plus paisible fut également insatiable, de se +demander: «Ai-je passé le temps d'aimer?» Il avait conservé ce don de +la jeunesse d'être émerveillé et séduit, de bâtir aussitôt des rêves +sur ses admirations. L'amour continua à être l'atmosphère dans +laquelle son esprit vivait. Elle était nécessaire à sa production +poétique. Son imagination avait besoin, pour se mettre en mouvement, +de cette chiquenaude que donne un sourire ou un regard féminins. Elle +y resta délicatement sensible. Sans doute il n'était plus capable des +désespoirs de Mauchline et son âme fatiguée était moins violemment +remuée. Mais, si elle avait perdu la profondeur, elle avait conservé +la facilité et la fraîcheur d'émotions qui lui étaient aussi +indispensables pour chanter que le choc de la main à la harpe. + +Pendant ces années de 1794 et 1795, c'est-à-dire pendant la période où +sa vie est toute en proie aux chagrins et aux désordres, son culte +pour la fille d'un fermier des environs de Dumfries, nommée Jane +Lorimer, montre combien le pouvoir de s'éprendre s'était conservé +intact en lui. Elle était la fille d'un homme qui vivait à Kemmishall, +à deux milles de Dumfries, moitié fermier, moitié fraudeur, que, dès +son entrée dans l'Excise, Burns avait eu à surveiller. C'était un +paysan matois et retors, dont «la conduite, comme la grâce de Dieu, +dépasse toute intelligence[1289]». La mère était une abominable +ivrognesse[1290] qui se grisait à «réjouir tout l'enfer». La famille +finit par la banqueroute. Dans l'aisance du moment, fleurissait et +s'épanouissait précocement en femme, une fillette d'une grande beauté. +C'était une enfant; elle avait seize ans quand Burns l'avait vue pour +la première fois. Un de ses confrères, John Gillespie, s'était épris +d'elle, peut-être en la rencontrant à Ellisland, et avait prié le +poète de plaider sa cause. Celui-ci l'avait fait dans une petite pièce +d'une très jolie insistance, mais un peu pressante et ardente pour +être offerte à une aussi jeune fille. + + [Note 1289: _To Alex. Findlater._ June 1791.] + + [Note 1290: Voir les souvenirs de Mrs Burns recueillis par + Mr Mac Diarmid] + + Doucement se clôt le soir sur le bois de Craigieburn, + Et joyeusement s'y éveille le matin; + Mais la pompe du printemps sur le bois de Craigieburn + Ne m'inspire rien que du chagrin. + + _Chorus._--Près de toi, chérie, près de toi, chérie, + Ô être couché près de toi! + Ô doucement, profondément heureux doit dormir, + Celui qui est couché dans le lit près de toi! + + Je vois les feuilles et les fleurs s'ouvrir, + J'entends les oiseaux chanter; + Mais ils n'ont aucun plaisir pour moi, + Car le souci déchire mon coeur. + + Je ne puis parler, je ne dois pas parler, + Je n'ose pas de peur de vous fâcher; + Mais l'amour secret brisera mon coeur, + Si je le cèle plus longtemps. + + Je te vois gracieuse, grande et droite, + Je te vois douce et jolie; + Mais, oh! que sera mon tourment, + Si tu refuses ton Johnie! + + Te voir dans les bras d'un autre, + Vivre et languir dans l'amour, + Serait ma mort, cela est certain, + Et mon coeur éclaterait d'angoisse. + + Mais, Jane, dis que tu seras à moi, + Dis que tu n'aimes personne avant moi, + Et tous les jours de ma vie future + Avec reconnaissance, je t'adorerai! + + Près de toi, chérie, près de toi, chérie, + Ô être couché près de toi! + Ô doucement, profondément heureux doit dormir, + Celui qui est couché dans le lit près de toi![1291] + + [Note 1291: _Craigieburn Wood._] + +Il faut espérer que Gillespie garda ces vers pour lui. C'est peut-être +pourquoi sa cour fut sans succès. Quelque temps après, au commencement +de 1793, selon Chambers, Jane Lorimer fut courtisée par un jeune +gentilhomme fermier des environs, nommé Whelpdale, qui lui déclara +qu'il se livrerait sur lui-même à quelque violence extrême si elle +refusait de le suivre. Elle y consentit, après avoir longtemps hésité, +poussée par la pitié, le goût du romanesque, et peut-être le besoin +d'échapper à son entourage. Ils allèrent se marier à Gretna-Green. +Quelques mois après, M. Whelpdale fut obligé, par ses dettes, de se +sauver d'Écosse. Il abandonna sa jeune femme qui n'eut d'autre +ressource que de revenir chez ses parents[1292]. + + [Note 1292: R. Chambers, tom. IV, p. 96.] + +C'est alors que Burns semble s'être épris d'elle pour son propre +compte. Ce n'est pas une de ses grandes héroïnes, dont la liste, sauf +une attendrissante exception, est close maintenant. Elle n'apparaît +qu'au second plan de sa vie et pour un moment; le sentiment qu'elle +lui inspira était superficiel. Cependant cette aventure est +intéressante, parce qu'elle montre comment il avait fait de l'amour un +procédé littéraire, une sorte d'ivresse passagère et volontaire, qu'il +se donnait pour s'inspirer. Ses révélations à ce sujet sont des plus +curieuses et bien caractéristiques de l'homme. En envoyant à Thomson +la pièce qu'il avait jadis écrite pour Gillespie, il lui écrivait: + + «J'espère qu'il (un de ses amis) accomplira une chose qui me + donnera haute satisfaction. C'est de vous persuader d'introduire + _Le bois de Craigieburn_ dans votre recueil; c'est une chanson + favorite, pour lui et pour moi. La dame pour laquelle elle a été + composée est une des plus jolies femmes d'Écosse, et, en réalité, + (entre nous) elle m'est, en quelque manière, ce que l'Eliza de + Sterne lui était, une maîtresse ou un ami, ou ce que vous + voudrez, dans l'innocente simplicité de l'amour platonique. + (Tâchez de ne faire à ce sujet aucune de vos méchantes + suppositions et de ne faire aucun bavardage à ce propos, parmi + vos connaissances.) Je vous assure que vous êtes redevable à ma + charmante amie de mainte des meilleures chansons que vous avez + reçues de moi. Pensez-vous que la tranquille routine de + l'existence, dans son même manège, pourrait inspirer à un homme + la vie, et l'amour, et la joie; pourrait l'enflammer + d'enthousiasme, ou l'attendrir d'une émotion à la hauteur du + mérite de votre livre? Non, non! Chaque fois que je désire + m'élever dans mes chansons au-dessus de l'ordinaire, être en + quelque degré digne des plus divins de vos airs, vous + imaginez-vous que je jeûne et que j'implore par la prière une + Visitation céleste? _Tout au contraire!_[1293] J'ai une + merveilleuse recette, celle-là même que le Dieu des Guérisons et + de la Poésie avait inventée pour son propre usage, quand jadis il + jouait de la flûte aux troupeaux d'Admète. Je me mets au régime + d'admirer une jolie femme, et plus ses charmes sont adorables, + plus vous trouvez de plaisir à mes vers. L'éclair de ses yeux est + le Dieu du Parnasse et le charme de son sourire la divinité de + l'Hélicon[1294]. + + [Note 1293: En français.] + + [Note 1294: _To George Thomson._ 19th Oct. 1794.] + +À quoi Thomson, entrant complaisamment dans les vues de Burns, lui +répondait avec tranquillité et non sans esprit: + + «Je n'ignore pas, mon cher ami, qu'un vrai poète ne peut pas + davantage vivre sans maîtresse que sans viande. Je voudrais + connaître l'adorable Elle, dont les yeux brillants et les + sourires charmeurs ont si vivement transporté le barde écossais, + afin de pouvoir boire sa douce santé, quand le toast fait son + tour. Puisque c'est elle qui est le sujet de la chanson, _Le bois + de Craigieburn_ sera adopté dans ma famille. Mais, au nom de la + décence, il faut que je vous demande un autre refrain. «Oh! être + couché près de toi, chérie!» est peut-être une chose souhaitable, + mais ne peut pas aller pour être chanté dans la société des + dames[1295].» + + [Note 1295: _George Thomson, to Rob. Burns._ 27th Oct. + 1794.] + +Cette bonhomie de Thomson lui valait de nouveaux détails sur le même +sujet: + + «Je vous aime de prendre intérêt, avec tant de franchise et de + bienveillance, à l'histoire de _ma chère amie_[1296]. Je vous + assure que je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie que dans le + récit de cette affaire que je vous envoyai dans ma dernière + lettre. L'amour conjugal est une passion que je ressens + profondément et que je vénère hautement; mais, je ne sais + comment, il ne fait pas aussi bonne figure en poésie que cette + autre espèce d'amour, + + où l'amour est liberté, et la nature, la loi. + + [Note 1296: En français.] + + Pour parler en musicien, le premier est un instrument dont la + gamme est pauvre et bornée, mais dont les tons sont ineffablement + doux, tandis que le second a une étendue égale à la modulation + intellectuelle tout entière de l'âme humaine. Néanmoins, je reste + poète au milieu même de l'enthousiasme de ma passion. La + tranquillité et le bonheur de la personne aimée est le _premier_ + et _inviolable_ sentiment qui pénètre mon âme; quels que soient + les plaisirs que je puisse désirer et quels que soient les + transports qu'ils puissent me donner, s'ils doivent s'opposer et + se heurter à ce principe qui passe avant tout, je trouve que + c'est avoir ces plaisirs à un prix déshonnête; la Justice défend + ce marché, de même que la Générosité le dédaigne. En ce qui + concerne la foule du sexe qui n'est pas bonne à grand'chose + d'autre ou qui n'est bonne qu'à cela, je n'ai pas pris + d'engagement de ce genre vis-à-vis de moi-même. Mais là où la + Passion est la vraie Divinité de l'amour, et lorsque les + personnes sont capables de la ressentir, l'homme qui peut agir + autrement est un gredin[1297].» + + [Note 1297: _To George Thomson._ Nov. 1794] + +On se demande ce qu'on doit penser de celle qui inspirait ce nouvel +amour. C'était une fille remarquablement belle. Tous ceux qui l'ont +vue ou entendu parler d'elle sont d'accord sur ce point. Elle avait +des cheveux blonds, des yeux bleus, et surtout un corps d'une grâce +achevée. «Sa forme était la symétrie même», dit le grave +Chambers[1298]. «Elle était proportionnée comme une des plus parfaites +productions d'un statuaire antique», dit Allan Cunningham, qui avait +fait de la sculpture. Il ajoute, non sans quelque plaisir à s'arrêter +sur ce sujet: «Ses cheveux, qu'elle portait longs et abondants, +tombaient presque par brassées sur son cou rond et ses épaules +blanches; ils étaient plutôt onduleux que frisés et d'une nuance plus +foncée que l'épithète «couleur de lin» ne semble l'indiquer. Elle +dansait et elle chantait avec beaucoup de grâce et de douceur. Cette +minutie de détails, dit-il, sera pardonnée par ceux qui réfléchiront +que nous devons à ses charmes quelques-unes des plus délicates poésies +lyriques de notre langue[1299]». L'attrait singulier de son visage +était formé par le contraste d'un regard gai et riant et d'un sourire +de douceur lente. «Elle avait, dit encore Cunningham, une rare suavité +dans son sourire et de la joyeuseté dans le regard vif de ses +yeux[1300]», et ailleurs il marque mieux encore cette opposition: «Ses +yeux étaient grands et brillants et riaient plus que ses lèvres +lorsqu'elle prenait plaisir à quelque chose[1301]»; double expression +dont le charme est puissant, parce qu'il possède ce qui frappe et ce +qui retient. Burns a rendu ce trait dans le portrait qu'il a fait +d'elle, portrait d'une précision charmante; il a aussi rendu cette +grâce de démarche à laquelle il avait toujours été très sensible. + + [Note 1298: R. Chambers, tom. IV, p. 97.] + + [Note 1299: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 485-86, en + note.] + + [Note 1300: Id. p. 97.] + + [Note 1301: Id. p. 486, en note.] + + Ses cheveux bouclés étaient couleur de lin; + Ses sourcils, d'une nuance plus sombre, + S'arquaient d'un air ensorcelant au-dessus + De deux yeux rieurs d'un bleu joli; + Son sourire si enjôleur + Aurait fait oublier à un malheureux son malheur; + Quel plaisir, quel trésor + De s'attacher à ces lèvres rosés! + Telle était la jolie figure de ma Chloris + Quand, pour la première fois, je vis sa jolie figure; + + Comme une harmonie sont ses mouvements, + Sa jolie cheville est un traître + Et révèle une belle proportion + Qui ferait oublier à un saint le ciel; + Si enflammante, si charmante + Sa forme impeccable et son air gracieux; + Chaque trait,--la vieille Nature + A déclaré qu'elle ne pouvait faire plus; + À elle sont les charmes volontaires de l'amour, + Par la loi souveraine de la Beauté conquérante[1302]. + + [Note 1302: _She says she lo'es me best of a'._] + +Ce dernier cri, qui est comme un salut à la force dominatrice et +irrésistible de la Beauté en soi, est caractéristique de cet amour. + +Il semble que l'expression, curieusement séduisante, de Jane Lorimer +était une pure beauté physique, une heureuse réussite des traits. La +femme elle-même était une âme ordinaire, bonne, non sans un peu de +fadeur, se laissant vivre avec nonchalance dans sa beauté. Elle était +moins dirigée par ses propres mouvements que par une absence de +résistance, une sorte d'indifférence et de laisser-aller. Par +faiblesse plutôt que par amour, elle avait suivi Whelpdale; quand il +l'eut abandonnée, elle n'eut pas la force de le haïr. Elle ne paraît +pas prendre grande part aux sentiments qu'elle inspire, se laissant +aimer plutôt qu'aimant, enveloppée d'un attrait inconscient, qui est +le fait de son corps plutôt que d'un désir ou d'un effort de son +esprit. «Sa légèreté était au moins égale à sa beauté[1303]», dit +Allan Cunningham, et c'est une note presque fausse. Le même Cunningham +dit bien plus exactement: «Chloris était une de celles qui croient au +pouvoir qu'a la beauté de se donner et que l'amour ne doit subir +aucune contrainte. Burns pensait quelquefois de la même façon, et il +n'est pas étonnant que le poète ait célébré les charmes d'une beauté +généreuse qui était disposée à récompenser ses chants et qui lui +donnait mainte occasion de s'inspirer de sa présence[1304]». Ceci est +plus pénétrant. C'était une nature de grande courtisane, calme et +d'accueil indifférent, parce qu'elle est certaine de son triomphe. +Cependant Cunningham, qui parle d'elle d'après ce qu'elle devint plus +tard, est trop sévère pour elle, à cette époque-ci de sa vie. Il +oublie qu'elle avait dix-neuf ans et que Burns en avait trente-six. + + [Note 1303: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 97.] + + [Note 1304: Cité par Lockhart. _Life of Burns_, p. 261.] + +La liaison entre Jane Lorimer et le poète est difficile et délicate à +définir. Il est cependant de quelque conséquence qu'elle le soit, car +elle complète les situations dans lesquelles Burns s'est placé +vis-à-vis de la Femme. Ce qui accroît l'intérêt de cette question, +c'est qu'il n'était plus alors dans l'ignorance de la vie comme à +Mauchline; ou en face d'une femme, son égale par l'âge et les +vicissitudes traversées, comme à Édimbourg; mais qu'il possédait +l'expérience et la responsabilité des années mûres, et qu'il avait +devant lui presque une enfant, ignorante de l'existence et plus +étourdie qu'instruite par ses malheurs. + +Il est clair qu'il y a eu d'un côté de la vanité flattée par les +hommages d'un homme célèbre. «La dame n'est pas peu fière de figurer +d'une façon si distinguée dans votre recueil, et je ne suis pas peu +fier de pouvoir lui faire ce plaisir[1305]». De l'autre, se trouvait +avec l'habitude d'aimer, l'admiration de cet épanouissement de +splendide jeunesse. Mais ce sont là les éléments plutôt que les +limites de ces rapports. Si l'on s'en rapportait à sa profession de +foi à Thomson, que l'homme capable de jouer avec une passion sérieuse +commet un acte méchant, la question ne supporterait pas de doute. Mais +dans cette nature, si faible de contrôle sur elle-même, les meilleures +résolutions étaient à deux pas des remords. Les cas ne sont pas rares +où ses indignations reviennent le frapper, comme un fouet +maladroitement manié. On peut cependant faire valoir en faveur de +l'interprétation la plus indulgente de cet amour, un argument de plus +de poids. Il donna à Jane Lorimer un exemplaire de la seconde édition +de ses poèmes, avec une dédicace pleine de sages conseils d'amitié. Il +aimait assez à moraliser auprès des femmes. Il envoya même une copie +de cette dédicace à son ami Alexander Cunningham, avec ces lignes qui +ont un peu trop la prétention d'écarter tout soupçon: «Écrite sur une +feuille blanche d'un exemplaire de la dernière édition de mes poèmes, +offert à la dame que, dans de si nombreuses rêveries imaginaires de +passion, mais avec les plus ardents sentiments de réelle amitié, j'ai +si souvent chantée sous le nom de «Chloris»[1306]. Voici ces vers +assez faibles, du reste: + + [Note 1305: _To G. Thomson_, Nov. 1794.] + + [Note 1306: Scott Douglas, tom. VI, p. 293.] + + Ceci est le gage de l'amitié, ma jeune, belle amie, + Ne refuse pas ce don, + Et n'écoute pas d'une oreille inattentive + La muse qui moralise. + + Puisque, assombrissant ton gai matin de vie, + L'obscurité froide de la tempête est venue, + (Et jamais le vent d'Est du malheur + N'a brûlé plus belle fleur); + + Puisque les scènes gaies de la vie ne peuvent plus te charmer, + Cependant il te reste beaucoup, + Tu as en réserve une plus noble richesse: + Les _consolations de l'esprit_! + + Tu as la claire approbation de toi-même, + Dans le rôle conscient de l'Honneur; + Et (le plus précieux don du ciel ici-bas) + Le coeur fidèle de ton amitié. + + Les joies raffinées de la Raison et du Goût, + Pour errer avec toutes les Muses; + Et doublement heureux serait le Poète + S'il pouvait augmenter ces joies[1307]. + + [Note 1307: _'Tis Friendship's pledge, my young, fair + Friend._] + +Mais en réalité ce sont là des vers qui ne prouvent pas grand'chose. +Ils étaient écrits sur un volume destiné à être vu et manié dans la +famille. Les lignes à Cunningham n'ont pas beaucoup plus de valeur. +Burns n'allait pas écrire à un ami d'autrefois, raisonnable et +récemment marié, le dernier mot de ses folies. Tout au contraire +faut-il plutôt y voir une façon d'expliquer et d'excuser les pièces à +Chloris. + +Il y a, d'autre part, des probabilités bien lourdes. On comprend que +le poète se figure des rencontres, des situations, des dénouements, et +brode sur un rien de flatteuses erreurs. Tous les hommes en sont là, +dit-on; autant les sages que les fous. La seule différence qu'il y ait +entre la multitude et lui, est qu'il crée pour ses songes une forme +que les autres lui empruntent pour exprimer les leurs. Mais on +comprend moins que la femme qui inspire ses fantaisies les accepte; si +elle les approuve, elle est en quelque sorte sa complice. On n'est pas +étonné de voir Burns s'imaginer des tableaux comme celui-ci: + + Viens, laisse-moi te prendre sur mon coeur, + Et dis que nous ne nous quitterons jamais; + Et je mépriserai, comme une vile poussière, + La richesse et les grandeurs du monde. + Et si j'entends ma Jeanie avouer + Que des transports semblables l'agitent, + Je ne désire le bienfait de la vie + Que pour vivre afin de l'aimer. + + Ainsi dans mes bras, avec tous ses charmes, + Je serre mon précieux trésor; + Je ne demande, pour ma part du ciel, + Que les délices d'un pareil moment. + Et par tes yeux, si doux et bleus, + Je jure que je suis tien pour toujours! + Et sur tes lèvres je scelle mon voeu + Et jamais je ne le briserai[1308]. + + [Note 1308: _Come, let me take thee to my breast._] + +On est surpris qu'une jeune femme ait accepté un pareil emploi, même +poétique, de sa personne et s'en soit trouvée flattée. Or, il y a la +preuve que ces pièces, qui ne laissent pas d'être un peu vives, lui +étaient offertes, et que parfois elle insistait pour que +l'introduction de son nom marquât bien que c'était d'elle qu'il +s'agissait. À propos d'une de ces chansons, Burns écrit à Thomson le +passage suivant qui est très clair: + + Dans _Siffles et je viendrai à vous, mon gars_, la répétition de + ce vers est fatigante pour l'oreille. Voici les quatre premières + lignes de chaque strophe, telles qu'elles étaient primitivement, + et ensuite ce qui à mes yeux est une amélioration: + + Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars; + Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars; + Quand même père et mère et tous en seraient furieux; + Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars. + + À changer en: + + Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars, + Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars, + Quand même père et mère et tous en seraient furieux; + Ta Janie se risquera avec toi, mon gars. + + De fait, une belle dame, à l'autel de laquelle, moi, le Prêtre + des Neuf Soeurs, j'offre l'encens du Parnasse; une dame que les + Grâces ont revêtue d'enchantement et que les Amours ont armée de + l'éclair; une Belle, l'héroïne même de la chanson, insiste pour + ce changement; refusez un peu ses ordres si vous l'osez[1309]. + + [Note 1309: _To George Thomson._ Aug. 2nd, 1795.] + +Un autre indice, fort ténu à démêler, prend de l'importance lorsqu'on +l'a dégagé. À travers ces pièces à Chloris reviennent, à plusieurs +reprises, des allusions aux précautions qu'il faut prendre, à la +crainte qu'elle a d'être compromise. Cela est curieux, parce qu'on +saisit là un trait qui n'est pas de sentiment mais qui naît des +circonstances. On sent quelque chose de la réalité, qui fait saillie +sous ce qu'il peut y avoir d'imaginaire dans le reste. C'est un petit +fait particulier qui perce la généralité du développement littéraire; +il trahit un détail de situation, qui n'a pas été inventé mais qui +exista. Une des chansons dit: + + Ses yeux, d'un si doux bleu, trahissent + Combien elle me rend ma passion; + Mais la prudence est toujours son refrain, + Elle parle de rang et de convenance. + + Ô qui peut penser à la prudence + Avec une telle fille près de lui; + Ô qui peut penser à la prudence + En aimant comme j'aime[1310]? + + [Note 1310: _O Poortith cauld and restless Love._] + +Et la chanson dont il changeait le refrain pour satisfaire une +exigence de Chloris, roule toute entière sur la nécessité de ne pas se +trahir. + + Faites bien attention quand vous venez me faire la cour, + Et ne venez que si la porte de derrière est entr'ouverte, + Puis par-dessus le sautoir, et que personne ne vous voie, + Venez comme si vous ne veniez pas vers moi, + Venez comme si vous ne veniez pas vers moi. + + À l'église, au marché, partout où vous me rencontrez, + Passez près de moi comme si vous vous en souciez moins que d'une mouche; + Mais glissez-moi un regard de votre doux oeil noir; + Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas, + Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas. + + Sans cesse dites et protestez que vous ne vous souciez pas de moi, + Et quelquefois je vous permets de déprécier ma beauté un peu. + Mais n'en courtisez pas d'autre, quoique en riant, + De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi. + De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi[1311]. + + [Note 1311: _Whistle and I'll Come to you my Lad._] + +Ne semble-t-il pas qu'il y ait eu entre eux une entente et presque une +dissimulation? Que signifient ces paroles furtives et ces entrevues +dérobées? Aussi innocentes que fussent ces relations, ce mystère seul +suffirait pour leur donner l'apparence d'une faute. Il leur donnait +même ce qu'il y a de culpabilité réelle dans une tromperie. C'était +trop. Vis-à-vis d'une jeune fille comme Chloris et de la part d'un +homme qui avait le double de son âge, c'était un jeu imprudent et +blâmable, tel que peu de pères, j'imagine, le toléreraient. Ce n'était +pas un sentiment assez pur pour ne pas prendre de précautions; encore +moins l'était-il assez pour ignorer qu'il y a des précautions à +prendre. Ce fut un marivaudage équivoque où il entra de la coquetterie +d'un côté, de la convoitise de l'autre, et dans lequel Burns n'est pas +aussi éloigné qu'il le pensait d'être atteint par sa propre +condamnation. Il a d'ailleurs été frappé, sur ce point, par celle des +autres. Allan Cunningham, qui parle de tout cet épisode avec sévérité, +dit: «La beauté de Chloris a ajouté de nombreux charmes à la chanson +écossaise, mais ce qui a accru la réputation du poète a diminué celle +de l'homme». C'est une parole très dure. + +Quoique, dans le tas d'autres caprices grossiers et anonymes, cette +fantaisie fût une fleur encore embaumée de poésie, elle était bien +au-dessous de ses précédentes aventures de coeur. Elle marquait un +instant où inévitablement arrivent les hommes qui continuent à aimer +par delà l'âge de l'amour. C'était un émoi uniquement fait de +délectation, de désir, en face d'une éclosion de jeunesse, savoureuse +dans sa grâce continue de mouvements et sa fraîcheur de carnation. +C'est le goût d'un amateur friand devant un beau fruit luisant, +velouté, rose, rougissant, virginalement somptueux, dans son lustre et +son éclat premiers. Tandis que dans ses pièces à Clarinda, où l'amour +est surtout d'imagination, tandis que dans ses pièces à Mary Campbell, +où il fut surtout de sentiment, on ne trouve pas un seul trait qui +puisse servir à reconstituer la physionomie de ces deux héroïnes, ses +pièces à Jane Lorimer nous donnent son portrait avec une précision +matérielle et un détail qui permettraient presque à un peintre de le +rendre. Elles font un peu penser aux premières pièces à Jane Armour, +mais elles sont plus matérielles encore; elles n'en ont pas +l'emportement; elles ont plus d'analyse et de dilettantisme dans la +contemplation. Elles sont toutes d'un coloris chaud, et chargées de +termes de beauté physique et de caresses. + + Ô Joli était cet églantier rosé, + Qui fleurit si loin des maisons des hommes, + Et jolie était celle, et oh! combien chère, + Qu'il abritait du soleil couchant! + + Ces boutons de roses, dans la rosée matinale, + Combien ils sont purs, parmi les feuilles si vertes; + Mais plus pur était le voeu de l'amant + Qu'ils entendirent hier sous leur ombrage. + + Dans son bocage rude et épineux, + Qu'elle est douce et belle cette rosé cramoisie; + Mais l'amour est une fleur bien plus douce, + Dans le sentier épineux et tortueux de la vie. + + Qu'une solitude sans chemin, un ruisseau sinueux, + Et Chloris dans mes bras, soient à moi; + Et je ne souhaite ni ne méprise le monde, + Résignant également ses joies et ses chagrins[1312]. + + [Note 1312: _O bonie was yon rosy brier._] + +Il ne s'agit plus là de passion avec sa dépense d'énergie, +l'exaltation de tout l'être et son élévation à un plus haut +frémissement intellectuel et sensible. C'est quelque chose de beaucoup +plus restreint, de plus matériel, et à coup sûr d'inférieur, la simple +adoration, la simple possession d'une forme jeune et charmante. En +réalité, c'était le goût, fréquent, dit-on, chez les hommes mûrs ou +qui mûrissent, pour la beauté dans sa première fleur. C'était le +commencement de ces amours inégaux, où l'homme, dépouillé des qualités +de l'amant, désire plus qu'il n'inspire, implore et n'impose plus; où +son voeu n'est pas d'être aimé, mais qu'on lui permette d'aimer; où il +n'existe plus de réciprocité complète, mais, de sa part, une gratitude +soumise qui mène vite aux dernières soumissions. Les hommes qui +entrent dans cette faiblesse sont voués à un long supplice +d'inquiétude et de vaines jalousies, à la torture de sentir qu'ils +doivent leur instable joie, ou à la pitié, ou à l'intérêt, ou à +l'amour-propre, ou à la vanité, ou à la crainte, ou même à +l'admiration et à la reconnaissance, à tout, sauf au vrai amour. Burns +n'en était pas encore là. Mais c'était un commencement. Chloris +n'avait guère de passion pour lui. C'était une distraction de fille +complaisante et coquette, dont la manière habile et maîtresse de soi +apparaît bien dans ces strophes: + + Elle est jolie, verdissante, droite et grande, + Et depuis longtemps tient mon coeur en servage; + Et toujours il charme le fond de mon âme + Le tendre amour qui est dans son oeil. + + Elle est friponne et maligne ma Jane, + Pour dérober un regard invisible à tous; + Mais prompts comme l'éclair sont les regards des amants, + Lorsque le tendre amour est dans leur oeil. + + Cela peut échapper aux petits maîtres de la cour, + Cela peut échapper aux clercs très savants, + Mais l'amoureux aux aguets remarque bien + Le tendre amour qui est dans son oeil[1313]. + + [Note 1313: _This is no my ain Lassie._] + +Le poète était encore assez jeune pour jouer le même jeu. Ces passions +d'homme âgé n'eurent pas le temps de pénétrer bien avant. Il évita +ainsi les souffrances du drame qui a arraché à Shakspeare ses cris les +plus cruels. + +Le règne de Chloris dura du commencement de 1793 à la fin de 1795, à +peu près. Il se termine brusquement, par un trait de plume irrité du +poète, qui voudrait biffer ce nom des chansons où il l'a célébré. Au +commencement de 1796, il écrit à Thomson: + + «Dans mes chansons passées, il y a une chose qui me déplaît: + c'est le nom de Chloris. Je l'avais employé comme le nom fictif + d'une certaine dame; mais, en y réfléchissant, c'est une haute + incongruité d'avoir une appellation grecque dans une ballade + pastorale écossaise. J'ai d'autres modifications à vous proposer. + Ce que vous m'avez dit de «boucles couleur de lin» est juste. + Cela ne peut entrer dans une description élégante de + beauté[1314]». + + [Note 1314: _To George Thomson._ Feb. 1796.] + +L'exécution était complète, non sans une colère secrète. Il semble +qu'il y ait eu là comme le germe de la souffrance inévitablement +attachée à ces amours disparates. + +L'histoire de la pauvre Jane Lorimer est lamentable. Quelques années +après ce moment de splendeur, où elle était rayonnante de beauté et +fêtée dans les chansons du premier poète de son pays, son père fut +ruiné. Son mari avait disparu. Elle fut obligée d'entrer dans une +famille comme gouvernante. Elle vécut dans cette situation et d'autres +analogues, pendant plusieurs années. Longtemps après, en 1816, elle +apprit que son mari était à Brampton, où il mangeait sa quatrième ou +cinquième fortune, héritée d'un parent. Elle le manqua de quelques +heures. Peu après, elle fut informée qu'il était en prison pour +dettes, à Carlisle. Elle désira le voir. Lorsqu'elle arriva, on lui +montra le logement de Whelpdale, de l'autre côté d'un quadrangle +entouré d'un cloître. En y allant, elle dépassa un homme, alourdi, +légèrement paralysé et dont la marche était traînante. Au moment où +elle approchait de la porte, elle entendit que cet homme prononçait +son nom. «Jane», dit-il, et se reprenant aussitôt, avec un ton plus +cérémonieux, «Mrs Whelpdale». C'était son époux de quelques mois, +changé en cet homme caduc, brisé. Il y avait de la bonté dans Jane. +Elle resta un mois à Carlisle, allant chaque jour à la prison rendre +visite à son mari. Puis elle retourna en Écosse. Quelques mois après, +il fut libéré, elle revint près de lui. Mais c'était un homme +tellement perdu qu'une vie commune était impossible. Elle fut forcée +de le quitter de nouveau et ne le revit plus. «Il est connu, dit +Chambers, auquel ces détails sont empruntés, que cette pauvre femme +sans appui fut enfin entraînée dans une faute qui lui perdit le +respect de la société[1315].» Elle mena pendant quelque temps une +sorte de vie errante, sur les frontières de la mendicité, ne parvenant +pas à s'élever au-dessus de la position de domestique. Elle ne cessa +jamais d'être élégante de tournure et belle de visage. Vers 1825, un +gentleman charitable, à qui elle avait fait connaître sa détresse, +s'occupa d'elle et parla d'elle dans les journaux, dans le but de lui +procurer quelques secours. La dame de ce gentleman lui ayant envoyé +les coupures des journaux où il était question d'elle, reçut ce +billet, «dans lequel, dit Chambers, nous ne pouvons nous empêcher de +penser qu'il y a quelque chose qui n'est pas indigne d'une héroïne +poétique»: + + [Note 1315: R. Chambers, tom. IV, p. 99.] + + «La Chloris de Burns est infiniment obligée à Mrs .... pour + l'aimable attention qu'elle a eue de lui envoyer les extraits de + journaux; elle est heureuse et flattée qu'on dise et qu'on fasse + tant pour elle. + + Ruth fut traitée par Booz avec bonté et générosité; peut-être la + Chloris de Burns pourra-t-elle avoir un bonheur semblable dans le + champ des hommes de talent et de vertu[1316].» + + [Note 1316: R. Chambers, tom. IV, p. 100.] + +La dame la vit plusieurs fois et prit plaisir à sa conversation qui +indiquait une pénétration naturelle d'intelligence et un jeu séduisant +d'esprit. Plus tard, Jane Lorimer trouva une situation comme +gouvernante. Elle eut quelques années paisibles. Mais une affection de +la poitrine ruina sa santé. Elle fut obligée de se retirer dans un +pauvre logement, dans une des vieilles rues d'Édimbourg. Elle languit +quelque temps, vivant d'un peu de secours que lui donnait son dernier +maître. Elle mourut en 1831, misérable, délaissée, ignorée. Hélas! +pauvre Chloris! + + * * * * * + +À travers ces tracas, ces débauches et ces remords, la production +poétique de Burns continuait. Chose surprenante, dans les interstices +de cette vie délabrée et en ruines, partout jaillissaient des fleurs. +Pendant ces quatre années de Dumfries, il a écrit plus de deux cents +morceaux dont cent cinquante sont précieux. Il ne s'y trouve plus de +pièces capitales comme _Tam de Shanter_; plus même rien qui ressemble +à la _Sainte-Foire_ ou à la _Vision_; plus même de ces jolies épîtres +comme à Mossgiel. Ce sont de courts morceaux, le plus souvent de +petites chansons de quelques strophes seulement, ce qu'il pouvait +composer dans les quarts d'heure de recueillement qui lui restaient au +milieu de ce gaspillage de lui-même. Elles naissaient sans +interruption, les unes sur les autres; elles étaient variées à +l'infini, sentimentales, touchantes, malignes ou railleuses. Il n'y +avait guère de semaine où il ne lui vint entre les mains un brin de +poésie, un brin menu et léger de plantes du pays, une brindille de +bruyère ou de thym, une fleur de chardon, quelques feuilles de houx +piquant, et quelquefois, aux jours favorisés, un rameau d'églantier. +Mais tous ces riens frais, verts et parfumés, forment, réunis +ensemble, un gros bouquet et une part essentielle de son oeuvre. + +Peut-être aurait-il moins produit, s'il avait été, comme à Mauchline, +laissé à lui-même. L'impulsion intérieure était moins impérieuse; la +montée de poésie moins débordante; ou tout au moins les conditions +étaient moins favorables; le loisir manquait et la concentration. Il +n'était plus dans cet isolement indéfini où le travail de +l'inspiration a le temps de se faire, où rien ne le dérange, ne le +distrait, où, dans le poète renfermé en lui-même, la tension poétique +augmente jusqu'à ce qu'elle s'échappe irrésistiblement. Maintenant son +corps était fatigué, son âme dispersée, son temps tiraillé et déchiré. +Heureusement il vint du dehors des excitations qui ne le laissèrent +pas s'oublier. Il continua sa collaboration au recueil de Johnson, +lequel avançait lentement; mais surtout il se trouva engagé dans une +autre entreprise du même genre qui réclama de lui plus d'activité. Au +mois de septembre 1792, un nommé George Thomson, qui était commis près +du Conseil de la Société pour l'Encouragement des Manufactures en +Écosse, lui écrivit que, d'accord avec quelques amis comme lui épris +de musique, il avait commencé à choisir et à collectionner les +mélodies populaires, dans le but de les conserver et de les +publier[1317]. Ils avaient engagé Pleyel «le plus agréable des +compositeurs actuels», pour mettre des accompagnements à ces vieux +thèmes, et pour composer, à chacun d'eux, un prélude et une +conclusion, de façon à les rendre plus propres à être chantés dans les +concerts. C'était donc, à la différence d'autres recueils, une +entreprise avant tout musicale, une collection d'airs plutôt que de +chansons. Mais certains de ces motifs n'avaient pas de paroles; +d'autres en avaient d'insignifiantes, ou de grossières, ou +d'indécentes. Il fallait retoucher les anciens vers ou en composer de +nouveaux, là où cela était nécessaire. Thomson demandait à Burns de se +charger de ce travail et de lui fournir de la poésie pour cette +vieille musique[1318]. Burns accepta avec enthousiasme. Il se mit à +l'oeuvre aussitôt et reprit, mais avec plus d'activité et de +fécondité, le travail qu'il avait commencé pour Johnson. La nécessité +de fournir aux demandes de Thomson lui servit d'aiguillon; sa +collaboration a fait de ce recueil un des livres de la littérature +écossaise. + + [Note 1317: Voir R. Chambers, tom. III, p. 225.] + + [Note 1318: _George Thomson to Robert Burns._ Sept. 1792.] + +Pendant tout ce travail il fit preuve d'un désintéressement qui, dans +les circonstances où il se trouvait, avait d'autant plus de mérite. Il +était pauvre; quelques livres auraient fait une différence dans son +budget et allongé les bouts pour leur permettre de se joindre. Il ne +voulut cependant jamais entendre parler de rémunération. Il fut sur ce +point inflexible. Dans la lettre où il lui demandait son concours, +Thomson lui avait dit: + + «Nous regarderons votre concours poétique comme une faveur + particulière, outre que nous paierons n'importe quel prix + raisonnable que vous demanderez pour nous le prêter. Le profit + est pour nous une considération secondaire, et nous sommes + résolus à n'épargner ni peines ni dépenses pour notre + publication[1319]. + + [Note 1319: _G. Thomson to Robert Burns._ Sept. 1792.] + +Dans l'acceptation de Burns, cette offre avait pour réponse la phrase +suivante: + + Quant à une rémunération, vous êtes libre de regarder mes + chansons comme au-dessus ou au-dessous de tout prix; car elles + seront absolument l'un ou l'autre. Dans l'honnête enthousiasme + avec lequel je m'embarque dans votre entreprise, parler d'argent, + de gages, d'émoluments, de salaire, etc., serait une véritable + prostitution d'esprit[1320]. + + [Note 1320: _To George Thomson._ 16th Sept. 1792.] + +Les choses en restèrent là pour le moment. Burns prit en main la +partie littéraire, fournit chansons sur chansons, n'épargna ni ses +peines, ni ses recherches, ni ses dérangements, sans compter +l'inestimable contribution de son génie. La publication, grâce à lui +surtout, prenait bien. Thomson voulut lui donner, non pas une +rétribution, mais comme une part dans les bénéfices qui pouvaient +provenir d'une oeuvre dont ses vers faisaient le succès. Il le lui +proposa en des termes qu'il faut citer, pour montrer combien ils +avaient de tact et étaient incapables d'offenser la susceptibilité la +plus prompte. + + L'affaire ne dépend plus maintenant que de moi seul, les + messieurs, qui au début s'étaient entendus pour avoir une part + dans la publication, ayant demandé à s'en désister. Cela importe + peu; il est impossible que j'y perde. Le mérite supérieur de + l'oeuvre fera naître une demande générale, aussitôt qu'elle sera + suffisamment connue. Et quand bien même la vente en serait plus + lente qu'elle ne promet de l'être, je trouverai une compensation + à mon travail dans le plaisir que j'aurai pris à la musique. Je + ne puis vous exprimer combien je vous suis obligé pour les + exquises chansons nouvelles que vous m'envoyez; mais les + remerciements, mon ami, sont un faible retour pour ce que vous + avez fait. Comme je recueillerai les bénéfices de la publication, + il faut que vous me permettiez de vous envoyer une légère marque + de ma reconnaissance, et de la renouveler plus tard quand je le + trouverai opportun. Ne me la renvoyez pas, par le Ciel! Si vous + le faites, notre correspondance est finie. Cela, sans doute, ne + serait pas une perte pour vous, mais cela ruinerait la + publication qui, sous vos auspices, ne peut manquer d'être + respectable et intéressante[1321]. + + [Note 1321: _G. Thomson to Robert Burns._ 1st July 1793.] + +Dans la lettre, Thomson avait mis une somme de cinq livres. À coup sûr +on ne pouvait offrir d'une manière plus délicate. Il reçut une réponse +presque courroucée, où Burns lui déclarait péremptoirement qu'il ne +voulait pas entendre parler d'argent. + + Je vous assure, mon cher Monsieur, que vous m'avez vraiment + blessé avec votre envoi d'argent. Cela me dégrade à mes propres + yeux. Toutefois, le retourner sentirait la pose et l'affectation; + mais quant à continuer ce genre de trafic de débiteur à + créancier, je vous le jure par l'HONNEUR qui couronne la statue + droite de l'INTÉGRITÉ de ROBERT BURNS, au moindre mot à ce sujet, + je repousserai avec indignation toutes nos relations passées, et + je deviendrai, à partir de ce moment, un parfait étranger pour + vous! La réputation de Burns pour la générosité de sentiment et + l'indépendance d'esprit survivra, j'en ai confiance, à tous les + besoins que le froid et dur métal peut satisfaire; du moins, je + ferai tout pour qu'il mérite cette réputation[1322]. + + [Note 1322: _To G. Thomson._ July 1793.] + +On s'est étonné de ces refus de Burns; il semble naturel qu'il +participât aux bénéfices que pouvait rapporter cette publication. On a +fait remarquer, non sans justesse, qu'il n'y a pas de différence entre +recevoir l'argent de Thomson et recevoir des souscriptions pour ses +poèmes[1323]. Il serait plus exact de dire qu'il n'y a pas grande +différence. Il y en a une légère. Ce n'est pas une même chose +d'éditer, pour son propre compte, à ses périls, ses propres oeuvres, +et de tirer profit de poèmes composés sans idée de gain; ou de +recevoir un salaire pour les pièces qu'on apporte, et d'être payé +comme un artisan en poésie. Il n'y a sans doute là rien de très +éloigné du peintre qui vend son tableau, ou du sculpteur sa statue. +Mais Burns n'avait pas l'idée de la carrière de l'homme de lettres. Il +avait toujours composé pour lui-même, par impulsion; il lui semblait +que c'était, comme il le dit, «prostituer» son génie que de s'en +servir pour battre monnaie. Et ce sentiment était d'autant plus +susceptible que, l'élan de production ayant un peu baissé en lui et +ayant besoin d'être excité par le dehors, il fallait absolument que ce +mobile fût désintéressé, pour ne pas ressembler à un mobile d'argent. +Sa poésie c'était son âme qui s'envolait, il la donnait, il ne la +vendait pas, pas plus qu'il n'eût songé à vendre son rire ou son +éloquence. Et il y avait encore une autre raison qui lui fait honneur +également. Il considérait l'entreprise de Thomson comme une oeuvre +patriotique, désintéressée, destinée à préserver le trésor musical de +l'Écosse. Il lui paraissait presque sacrilège de tirer profit de ce +dévoûment à une des gloires de la patrie calédonienne. C'est comme si +on voulait payer à un patriote son patriotisme, et estimer en espèces +ses soins, ses démarches, ses discours, pour l'honneur du pays. +C'était après tout une noble susceptibilité. + + [Note 1323: R. Chambers, tom. III, p. 34.] + +La qualité de cette production était toujours la même; on est surpris +de la fraîcheur que les visions conservaient dans cette âme ternie +par les chagrins et où les excès laissaient si souvent leurs dégoûts. +Jamais sa poésie n'a eu plus d'éclat. Sa main d'ouvrier était alors +d'une justesse et d'une précision achevées. À cette période +appartiennent les dernières pièces à Clarinda, le groupe des pièces à +Chloris, l'ode de _Bruce à Bannockburn_, le _Retour du soldat_, et +tant de chansons qui sont de brefs chefs-d'oeuvre. Il n'a rien écrit +de plus délicat. S'il a produit des pièces de plus grande force et de +plus large allure, il n'en a pas d'un travail plus fini et d'un +sentiment artistique plus sûr. Sans doute ce n'était plus la trombe de +poésie de Mossgiel, avec son mouvement et son puissant enlèvement des +choses; c'était la fin d'une pluie, éparse et calme, quand la lenteur +de leur chute donne aux gouttes une forme parfaite et que, par leur +dispersion même, elles sont plus pénétrées de lumière, irisées, +diamantées, étincelantes. + + * * * * * + +Cependant sa renommée continuait à grandir d'un double mouvement: à +monter vers les plus hauts esprits et à pénétrer jusqu'aux plus +humbles. Dans les rues, non seulement on chantait ses chansons, mais +on mettait son nom à des chansons qui n'étaient pas de lui, pour les +vendre. «J'ai vu même chanter, par les rues de Dumfries, une couple de +ballades qui portaient mon nom en tête comme leur auteur, bien que ce +fût la première fois que je les voyais[1324]». Sa gloire avait gagné +les sommets intellectuels du pays. Son nom retentissait au Parlement, +dans la bouche d'hommes qui étaient l'honneur de leur temps, comme +celui d'un homme qui était l'honneur de son pays. En 1793, Curran, le +grand orateur irlandais, s'écriait en parlant de l'Écosse «qu'elle +était couronnée des dépouilles de tous les arts et parée de la +richesse de toutes les muses, depuis les profondes et pénétrantes +recherches de son Hume jusqu'à la moralité douce et plus simple, mais +non moins sublime et pathétique de son Burns[1325]». Cet hommage, que +nous n'avons vu relever dans aucune biographie de Burns, indique quel +rang il avait insensiblement pris parmi les grands noms de son pays. +Lockhart raconte qu'un peu plus tard, trop tard puisque Burns venait +de mourir, Pitt disait à la table de lord Liverpool: «Je ne vois pas +de vers, depuis Shakspeare, qui aient autant l'air de sortir doucement +de la nature[1326]». Au moment où des pensions étaient accordées à des +hommes de lettres, de talent moyen, on pouvait espérer que quelque +chose se ferait pour un des plus surprenants génies de son époque. +Quelques-uns de ses admirateurs s'y employèrent. Ce fut en vain. Allan +Cunningham raconte que M. Addington rappela à Pitt les mérites de +Burns; mais Pitt «passa la bouteille à lord Melville et ne fit +rien[1327]». Pendant ce temps le poète se débattait contre sa +pauvreté; sa production était gênée par l'inquiétude, faute d'un peu +d'argent. + + [Note 1324: _To G. Thomson._ Nov. 1794.] + + [Note 1325: _Quarterly Review_, Nº 308. October 1882, p. + 321.] + + [Note 1326: Lockhart. _Life of Burns_, p. 238.] + + [Note 1327: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 133.] + +On dira que les opinions de Burns et la façon dont il les exprimait +n'étaient pas pour lui concilier les bonnes grâces du Ministère. Cela +serait vrai si la mesure envers lui avait eu besoin d'un appoint de +faveur. Mais il avait un mérite qui dépassait les autres, +indiscutable; les circonstances de sa vie l'augmentaient encore. Pour +faire de son succès un exemple, il ne manquait que la récompense. Ses +erreurs politiques, à les juger telles, disparaissaient à côté des +indiscutables leçons plus hautes qu'il répandait. Il était +incontestablement de ces hommes envers qui une nation est redevable, +et que, par intérêt autant que par amour-propre, elle doit soutenir. +Mais les ministères se ressemblent beaucoup, en tous temps, en tous +lieux, parce que les hommes sont partout et toujours les mêmes, «Si +Burns avait publié dans un journal quelques libelles sur Lepaux ou +Carnot, ou un pamphlet vif «Sur l'État du Pays», on se serait +peut-être plus occupé de lui pendant sa vie[1328]». Les hommes d'État +qui n'ont pas su l'aider ont privé leur race d'oeuvres plus glorieuses +et plus durables qu'une bataille gagnée ou une île conquise. Ils ont +failli à leurs devoirs de bons ménagers des ressources de leur patrie. +C'est avec raison que, lorsque le droit de propriété des oeuvres de +Burns vint en discussion à la Chambre des Lords, en 1812, Earl Grey +insista sur la faute d'avoir négligé un pareil génie et reprocha à +lord Melville sa part dans le dénûment du poète[1329]. + + [Note 1328: Lockhart. _Life of Burns_, p. 238.] + + [Note 1329: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 740, en + note.] + + +V. + +LES DERNIERS CHAGRINS, LES DERNIERS EXCÈS, LES DERNIÈRES LUEURS. + +LA FIN. + +Le dénouement n'est pas loin maintenant. Nous touchons à la fin de ce +jour tourmenté, clos aux premières heures de l'après-midi, sans avoir +connu les sérénités du soir qui apportent l'apaisement, ni +l'élargissement étoilé de la nuit, qui ouvre des espaces à l'espoir. +Burns finit en pleine amertume, au plus fort de ses regrets, de ses +remords, et de ses angoisses pour sa famille. Si, du moins, il avait +résisté un peu plus longtemps, la vie, qui souvent est charitable et +se charge des petits enfants, lui aurait peut-être montré les siens, +élevés et capables de porter leur nom. Elle s'en chargea bien quand +ils furent orphelins. Cela l'aurait consolé, rassuré, réconcilié un +peu avec lui-même. Mais le temps lui en fut refusé. Il fut +implacablement frappé au moment le plus affreux que son esprit ait +connu. Dans ses derniers mois, il n'existe pas de lui une parole plus +gaie et plus légère, un mot moins découragé que les autres; tout y est +d'une tristesse uniforme. Une même teinte morne assombrit chacun de +ses instants. Et dans ses heures suprêmes, on ne trouve pas de signe +d'une de ces lueurs qui éclairent parfois les fronts mourants et qui, +vraies ou fausses, adoucissent les agonies. Il mourut enfermé dans +l'étroite et ténébreuse prison de son désespoir. Jusqu'au dernier +moment, la troupe impitoyable des soucis empêcha d'arriver jusqu'à lui +une de ces visites d'anges qui, dans sa vie plus que dans toute autre, +avaient été si rares et distantes entre elles, et dont sa pauvre âme +avait tant besoin. C'est une navrante histoire que celle de ses +dernières années. + +Ce qu'il y a de plus triste encore, c'est de penser que, par sa faute, +la mort était la plus heureuse issue, peut-être la seule, hors de +cette impasse où il avait conduit sa vie. Carlyle l'avait bien vu et +l'a dit avec sa pénétration morale et sa saisissante éloquence: «Nous +sommes ici arrivés à la crise de la vie de Burns; car les choses +avaient pris pour lui une telle tournure qu'elles ne pouvaient pas +durer longtemps. Si l'on ne devait pas espérer d'amélioration, la +nature ne pouvait plus, que pour un temps limité, continuer cette +lutte sombre et affolante contre le monde et contre elle-même. Nous +n'avons pas de renseignements médicaux pour savoir si une continuation +de vie était à cette époque, probable pour Burns, et si sa mort doit +être considérée comme un événement en partie accidentel, ou seulement +comme la conséquence naturelle d'une longue série d'événements qui +l'avaient précédée. Cette dernière opinion paraît la plus +vraisemblable, bien qu'elle ne soit nullement certaine. En tous cas, +comme nous le disions, un changement ne pouvait pas être éloigné. +Trois portes de délivrance, nous semble-t-il, étaient ouvertes à +Burns: une claire activité poétique, la folie ou la mort. La première, +avec une vie plus longue, était encore possible, bien qu'elle ne fût +pas probable; car des causes physiques commençaient à agir; et +cependant Burns avait une résolution de fer, si seulement il avait pu +voir et sentir que non seulement sa plus haute gloire, mais son +premier devoir et le vrai remède de tous ses chagrins se trouvaient +là. La seconde était encore moins probable, car son esprit fut +toujours parmi les plus clairs et les plus fermes. Ainsi la troisième +porte, plus douce, s'ouvrait pour lui, et il passa, non pas doucement, +cependant, rapidement, dans cette contrée tranquille, où les averses +de grêle et les orages de feu n'arrivent pas, et où le voyageur le +plus lourdement chargé dépose enfin son fardeau[1330].» + + [Note 1330: Carlyle. _Essay on Burns._] + +Depuis longtemps déjà sa santé était ébranlée. Les privations de son +enfance, ses fatigues de travail et d'amour, la continuité d'émotions +d'une véhémence inouïe qui, sans merci, secouaient sa machine, avaient +affaibli son corps d'une constitution robuste mais de fonctions +désordonnées. Ses courses d'Excise par les nuits pluvieuses, ses +tracas, ses excès de boissons, l'irritation sombre et ardente qui le +dévorait, achevèrent de le délabrer. Dès le mois de juin 1794, il +écrivait à Mrs Dunlop: + + «J'ai bien peur d'être sur le point de souffrir des folies de ma + jeunesse. Mes amis médecins me menacent d'une goutte volante, + mais j'espère qu'ils se trompent[1331].» + + [Note 1331: _To Mrs Dunlop._ 25th June 1794.] + +Et six mois après, au commencement de 1795, il lui disait encore: + + «Quelle chose pauvre est la vie! Tout récemment j'étais un + enfant; l'autre jour encore, j'étais un jeune homme, et déjà je + commence à sentir la fibre rigide et les jointures raides de + l'âge s'emparer rapidement de mon corps[1332].» + + [Note 1332: _To Mrs Dunlop._ Jan. 1st, 1795.] + +Il n'avait que 36 ans! C'était la vieillesse anticipée, ou plutôt, +c'étaient les symptômes de la maladie. + +À l'assombrissement que cause chez l'homme la découverte des premiers +signes de la décadence physique, s'ajouta, vers la fin de 1795, un +grand chagrin. Il perdit une petite fille de trois ans qu'il aimait de +toute la tendresse que les pères poètes ressentent pour leurs filles. +L'enfant était chétive; on l'avait envoyée chez ses grands-parents, +les Armour, pour changer d'air; à l'automne, elle y était morte. On +l'avait enterrée dans le cimetière de là-bas, sans que son père pût +l'embrasser. Ce fut pour lui un choc douloureux qui l'ébranla encore. +Il écrivait à Mrs Dunlop dont le silence prolongé l'attristait: + + «Hélas! Madame, je n'ai pas le moyen, en ce moment, qu'on me + prive d'aucun des faibles restes de mes plaisirs. Je viens de + boire profondément à la coupe de l'affliction. L'automne m'a + enlevé ma seule fille et mon enfant chérie, et cela à une telle + distance et en si peu de temps qu'il m'a été impossible de lui + rendre les derniers devoirs[1333].» + + [Note 1333: _To Mrs Dunlop._ 31st Jan. 1796.] + +Son chagrin paraît dans toutes ses lettres. La petite Elisabeth fait +penser à l'Adda de Byron, à la Julia de Lamartine et à la Léopoldine +de Victor Hugo. Il semble que cette douleur ait été réservée aux +grands poètes de notre temps. + +Vers le mois d'octobre 1795, une maladie, demeurée assez mystérieuse, +s'abattit sur lui. Lui-même en parle comme d'une forte fièvre +rhumatismale. Currie qui, par ses études médicales, était plus à même +de pénétrer dans cette partie de sa vie, et qui avait reçu les +confidences du Dr Maxwell, par qui Burns avait été soigné, laisse +entendre que le mal était d'une autre nature. Voici du reste sa +déposition technique, dans toute sa précision et sa gravité. C'est en +même temps ce qu'on sait de plus clair sur l'état physique de Burns. + + Quoique naturellement d'une forme athlétique, Burns avait dans sa + constitution les particularités et les délicatesses qui + appartiennent au tempérament du génie. Il était exposé, depuis + une période très jeune de sa vie, à cet arrêt dans le progrès de + la digestion qui résulte d'une pensée profonde et anxieuse, et + qui est quelquefois l'effet et quelquefois la cause d'une + dépression de vitalité. Lié à ce désordre de l'estomac, il avait + une disposition aux migraines, qui affectait plus spécialement + les tempes et le globe de l'oeil et qui était fréquemment + accompagnée de mouvements du coeur violents et irréguliers. Doué + par la nature d'une grande sensibilité de nerfs, Burns était, + dans son système corporel aussi bien que mental, exposé à des + impressions déréglées,--à la fièvre du corps aussi bien qu'à + celle de l'esprit. Cette prédisposition à la maladie, qu'une + stricte tempérance dans la diète, un exercice régulier, un + sommeil solide auraient pu vaincre, fut fortifiée et enflammée + par des habitudes d'une nature toute différente. Perpétuellement + stimulée par l'alcool, sous l'une ou sous l'autre de ses diverses + formes, l'action désordonnée du système circulatoire devint à la + fin habituelle, le travail de nutrition fut incapable de pourvoir + à la déperdition, et les pouvoirs vitaux commencèrent à faiblir. + + Plus d'une année avant sa mort, il y avait un déclin évident dans + l'apparence personnelle de notre poète, et quoique son appétit se + maintint, il sentait lui-même que sa constitution s'abaissait. + Dans ses moments de pensée, il réfléchissait avec le regret le + plus profond à son fatal acheminement, prévoyant clairement la + fin vers laquelle il se hâtait, sans avoir la force de volonté + nécessaire pour arrêter ou même ralentir sa course. Son caractère + devint plus irritable et plus sombre; il se sauvait de lui-même + dans des sociétés, souvent de l'espèce la plus basse. Et dans + cette compagnie, on franchissait vite ce moment des réunions + joyeuses où le vin augmente la sensibilité et excite la + bienveillance, pour arriver au moment qui est au delà et sur + lequel régnait généralement la passion sans contrôle et sans + frein. Celui qui souffre la pollution de l'ivresse, comment + échappera-t-il à une autre pollution? Abstenons-nous de + mentionner des erreurs sur lesquelles la délicatesse et + l'humanité tirent un voile[1334]. + + [Note 1334: Currie. _Life of Burns_, p. 50.] + +On a blâmé Currie d'avoir parlé. C'est à tort, puisque c'était la +vérité. Personne ne peut le soupçonner de n'avoir pas aimé le pauvre +poète. S'il a mentionné ce point délicat, avec la conscience de sa +profession, il l'a, selon sa propre expression, «touché avec +tendresse[1335]».Il a fait acte d'honnêteté et de pitié, comme un +médecin qui connaît et plaint les misères humaines. C'est surtout dans +une biographie comme celle de Burns, qu'il faut de la franchise; ceux +qui, par des réticences ou des oublis, la défigurent, la mutilent ou +la masquent, lui retirent une partie de son intérêt et de son +enseignement. Ils appliquent le mensonge à la mémoire d'un homme qui +le détesta et le méprisa par-dessus tout, et qui, avec toutes ses +fautes, eut du moins la fierté de ne pas les dissimuler et le courage +de les reconnaître. C'est une hypocrisie indigne de ce sincère +esprit[1336]. + + [Note 1335: Lettre de Currie à un correspondant, citée par + Scott Douglas, tom. VI, p. 175.] + + [Note 1336: Voir sur ce sujet pénible les demi-aveux de + Chambers, tom. IV, p. 105, qui corroborent les paroles de + Currie et la note de Scott Douglas, tom. IV, p. 176.] + +Quoi qu'il en soit de ce mal, qu'accompagna en effet une fièvre +rhumatismale, ses ravages furent terribles. Pendant les derniers mois +de 1795, la correspondance et les travaux de Burns furent interrompus. +Il resta confiné à la chambre tout l'hiver et se releva brisé et +vieilli. Au commencement de janvier 1796, il commençait à marcher un +peu; il écrit: + + Je commençais à peine à me remettre de la perte d'une fille + unique, d'une enfant chérie, quand je suis devenu moi-même la + victime d'une fièvre rhumatismale qui m'a amené sur les + frontières de la tombe. Après maintes semaines de lit et de + maladie, je commence seulement à me traîner ça et là[1337]. + + [Note 1337: _To Robert Cleghorn._ Jan. 1796.] + +Et le 31 janvier, il écrivait à Mrs Dunlop, à peu près dans les mêmes +termes: + + Longtemps le dé a roulé indécis; enfin, après bien des semaines + sur un lit de maladie, il semble avoir «tourné vie», et je + commence à me traîner à travers ma chambre. Une fois même, j'ai + été devant ma porte dans la rue[1338]. + + [Note 1338: _To Mrs Dunlop._ 31st Jan. 1796.] + +Ces heures de confiance n'étaient pas bien solides; c'était l'espèce +de confiance qu'on montre aux autres, pendant quelque temps encore +après qu'elle est à peu près morte en soi-même; par moments, il +désespérait de jamais se remettre complètement: + + La santé que vous me souhaitez dans votre carte de ce matin, est, + je le pense, envolée de moi pour toujours[1339]. + + [Note 1339: _To Mrs Riddell._ 29th Jan. 1796] + +Et quelques jours après il écrivait à Mrs Riddel: + + Je suis si malade que j'ai à peine la force de tenir cette + misérable plume sur ce misérable papier. + +On a retrouvé de lui, à cette époque, un portrait qui apporte à tous +ces détails un saisissant commentaire. Quel changement avec celui +d'Édimbourg; vingt années d'excès et de remords auraient-elles pu +produire un tel contraste? Où est le visage ouvert, jeune et confiant, +qui se détachait sur des verdures, des collines lointaines et un ciel +pur? Par une sorte d'intuition, l'artiste à qui l'on doit cette +seconde ressemblance, au lieu de ce riant horizon, a choisi un voile +de nuages menaçants et rapprochés; sur ce fond funèbre, une face +vieillie, épuisée, dure, amère, avec une expression ombrageuse et +farouche dans les traits, tandis que le regard conserve dans sa +tristesse un fond de douceur. Sur cet ensemble flotte un air de +défiance et d'inquiétude, comme de quelqu'un qui se croit toujours +menacé. L'expression de cette tête douloureuse est ineffaçable; elle +vous hante impérieusement et chasse de l'esprit la figure charmante du +premier portrait[1340]. + + [Note 1340: Voir sur ce portrait les deux lettres à Mrs + Riddell, 29th Jan. 1796, et la suivante. Voir aussi dans + l'édition de Hately Waddell la reproduction de ce portrait + et l'exposé des circonstances qui l'ont placé entre les + mains de l'éditeur. M. Hately Waddell nous a gracieusement + permis de voir ce portrait.] + +À la maladie, venait s'ajouter la gêne: ses souffrances se +compliquaient de soucis. Vers la fin de 1795, il était obligé d'écrire +au collecteur Mitchell une épître en vers, dont le manuscrit se +vendrait aujourd'hui une somme considérable, pour lui emprunter une +guinée. + + Ami éprouvé et loyal du Poète + Qui, sans toi, pourrait mendier ou voler, + Hélas! hélas! le grand diable + Et toutes ses sorcières + Sont en train de danser gigues et reels + Dans mes pauvres poches. + + Je voudrais insinuer modestement + Que j'ai cruellement besoin d'une guinée; + Si vous voulez l'envoyer par la fillette, + Ce serait très bon; + Et tant que mon coeur battra de sang vivant, + Je m'en souviendrai. + + Puisse la vieille année s'éloigner, en maugréant + De voir la nouvelle arriver gémissante + Sous une double abondance de provisions, + Pour toi et les tiens; + Tandis que la paix et les joies domestiques couronnent + Tout ce tableau. + + + POST-SCRIPTUM. + + Vous avez appris comme j'ai été malmené, + Et par la méchante mort presque emporté; + Horrible mégère! elle m'avait pris par la ceinture + Et m'a durement secoué; + Mais par bonheur j'ai sauté un sautoir, + Et tourné un coin. + + Mais par cette santé, dont j'ai encore une part, + Et par cette vie, dont on me promet encore un bout, + De me tenir sain et entier j'aurai soin + Un peu plus prudemment; + Donc adieu folie, peau et poil, + Une bonne fois et à toujours![1341] + + [Note 1341: _To Collector Mitchell._] + + Hélas! les promesses! Il était donc perdu irrévocablement pour + être, après une telle leçon, incapable de les tenir! Il en était + donc au point où la volonté cesse d'agir et où, l'instrument de + toute résolution étant lui-même atteint, la dernière ressource + est brisée. C'est alors la fin d'un homme! Était-ce donc la fin + du poète? + +Il semble qu'il en était là. Il avait paru éprouver un mieux pendant +les derniers jours de janvier 1796. Une de ses premières visites fut à +son endroit favori, la Taverne du Globe. Il en ressortit vers trois +heures du matin, en état d'ivresse[1342]. Le froid était intense; +l'air glacial le saisit et l'étourdit. Il tomba sous un passage voûté +qu'on montre encore, et s'y endormit. L'humidité de l'aube le surprit +dans cet engourdissement où le corps n'a même plus la réaction +involontaire de la souffrance, et le pénétra. Cet accident fut suivi +d'une attaque de rhumatisme qui le retint au lit environ une semaine; +après cette rechute, sa maladie renouvelée fit des progrès rapides. +«Alors, dit Currie, son appétit commença à décliner, sa main trembla +et sa voix faiblit à la moindre émotion ou au moindre effort. Son +pouls devint plus faible et plus rapide, et des douleurs dans les +articulations et dans les pieds et les mains le privèrent de goûter le +rafraîchissant sommeil. Trop découragé et trop au courant de sa +situation réelle pour nourrir quelque espérance de guérison, il +songeait sans cesse à la désolation prochaine de sa famille, et son +esprit tomba dans une continuelle tristesse.» Rien n'est pénible comme +de suivre, dans les rares et courtes lettres de cette période, +l'envahissement de cette pensée d'une fin inévitable et prochaine. Au +mois d'avril, il écrivait à Thomson: + + [Note 1342: Currie. _Life of Burns_, p. 51.] + + «Hélas! mon cher Thomson, je crains qu'il ne s'écoule quelque + temps avant que je n'accorde ma lyre de nouveau! «Près des + fleuves de Babylone etc.» Presque sans cesse depuis ma dernière + lettre, je n'ai connu l'existence que par la pression de la + lourde main de la maladie, et j'ai compté le temps par les + répercussions de la souffrance. Le rhumatisme, le froid et la + fièvre ont formé pour moi une terrible Trinité dans l'Unité, qui + fait que je ferme les yeux dans l'angoisse et que je les ouvre + sans espérance. Je regarde ces jours printaniers et je dis avec + le pauvre Fergusson: + + «Dites pourquoi un ciel indulgent a-t-il donné + La lumière aux désolés et aux malheureux?[1343]» + + [Note 1343: _To G. Thomson._ April 1796.] + +Vers le milieu de mai, il écrivait à Johnson: + + «Vous devez probablement penser que, depuis quelque temps, je + vous ai négligés vous et votre recueil, mais, hélas, la main de + la souffrance, du chagrin et du souci s'est, pendant ces derniers + mois, posée lourdement sur moi. L'affliction dans ma personne et + dans ma famille a presque entièrement banni cette allégresse et + cette vie avec lesquelles je courtisais jadis la muse rustique + de l'Écosse.... Cette lente, longue et usante maladie, qui reste + suspendue sur moi, j'en ai peur, mon toujours cher ami, arrêtera + mon soleil avant qu'il ait atteint le milieu de sa carrière et + fera passer le Poète à des sujets bien autres et plus importants + que d'étudier l'éclat brillant de l'esprit et le pathétique du + sentiment. Cependant, l'Espérance est le cordial du coeur humain + et j'essaye de l'entretenir du mieux que je puis[1344].» + + [Note 1344: _To James Johnson._ 18th May 1796.] + +Il avait encore à cette époque des moments de confiance et, vers la +même date il écrivait à Thomson qu'il avait l'espérance que la +vivifiante influence de l'été qui approchait le remettrait. Mais un +peu plus tard, la conscience de sa situation grandit en lui. Le 4 +juin, il écrivait à Mrs Riddel, qui lui avait conseillé d'assister à +un bal donné en l'honneur du jour de naissance du roi, pour montrer +son loyalisme: + + «Je suis dans un si misérable état de santé que je suis incapable + de montrer mon loyalisme, en aucune manière. Torturé, comme je le + suis, de rhumatismes, j'aborde tous les visages avec une + salutation semblable à celle de Balak à Balaam: «Viens maudire + Jacob! Viens détester Israël![1345]» Ainsi dirais-je: «Viens + maudire ce vent d'est, viens détester ce vent du nord!» Je vous + verrai peut-être samedi, mais je ne serai pas au bal. Pourquoi + irais-je? «L'homme ne me plaît plus, ni la femme non plus[1346].» + Pouvez-vous me procurer la chanson: _Soyons tous malheureux + ensemble?_ Si vous le pouvez, faites-le, et obligez _le pauvre + misérable_[1347]. + + [Note 1345: _Nombres._ 23-7.] + + [Note 1346: Shakspeare. _Hamlet._ Act. II, scène 2.] + + [Note 1347: _To Mrs Riddel._ 4th June 1796. Les derniers + mots en italique sont en français.] + +Le 26 juin, à la fin du mois, il écrivait à son ami Clarke une des +lettres les plus navrantes qu'il ait écrites et qu'il soit possible de +lire: + + «Mon cher Clarke,--toujours, toujours la victime de l'affliction! + Si vous voyiez le corps émacié qui maintenant tient cette plume + pour vous écrire, vous ne reconnaîtriez plus votre vieil ami. Si + je dois jamais me rétablir, c'est le secret de Lui, le Grand + Inconnu dont je suis la créature. Hélas! Clarke, je commence à + redouter le pire. Pour moi-même, je suis tranquille,--je me + mépriserais si je ne l'étais pas. Mais la pauvre veuve de Burns, + mais cette demi-douzaine de chers petits orphelins abandonnés! Me + voici faible comme une larme de femme! Assez de ceci! c'est la + moitié de mon mal! + + J'ai reçu votre dernière lettre contenant le billet de banque. Il + arriva bien à point et je vous suis extrêmement obligé pour votre + ponctualité. Il faut que je vous demande une seconde fois la même + obligeance. Soyez assez bon pour m'envoyer un second billet _par + retour du courrier_. J'espère que je puis vous le demander sans + que vous en soyez gêné et cela m'obligera sérieusement. S'il faut + que je m'en aille, je laisserai derrière moi quelques amis que je + regretterai tant que la conscience me restera. Je sais que je + vivrai dans leur souvenir. + + Adieu, cher Clarke! Que je vous revoie jamais est, je le crains, + hautement improbable[1348]. + + [Note 1348: _To James Clarke._ June 26th, 1796.] + +On voit, d'après cette lettre, que la gêne n'était pas loin, puisqu'il +n'y avait entre elle et la maison qu'une aussi faible somme. Par une +règle cynique et barbare de l'Excise, le traitement des employés +incapables de continuer le service était réduit de moitié[1349]. Burns +ne devait plus maintenant avoir que 35 livres par an, au moment où sa +maladie réclamait plus de dépenses. Pour achever le désarroi, sa femme +se trouvait enceinte, sur le point de s'aliter, incapable de le +soigner. Et cinq enfants dans cette maison, à travers laquelle se +traînait le spectre voûté du poète. Quel tableau et comme on comprend +ses cris d'angoisse! + + [Note 1349: Currie. _Life of Burns_, p. 53.] + + * * * * * + +Dans cette misère, va et vient, attentive, active et silencieuse, une +aimable figure, la dernière des figures de femmes que son souvenir +évoquera. C'est une jeune fille de dix-huit ans, une orpheline, la +soeur d'un des jeunes confrères de Burns[1350]. Elle s'appelait Jessy +Lewars et son nom restera doucement harmonieux dans le langage +écossais. Elle habitait presque en face, et voyant l'abandon de cette +pauvre demeure, elle traversa la rue. Pendant tous ces longs mois, +elle fut l'Ange de la maison. Elle soigna tout le monde avec un +dévouement infatigable. Elle fut pour les enfants une soeur aînée, et +pour la mère, une jeune soeur. Quant au poète lui-même, elle fut sa +dernière vision de grâce et de jeunesse, une présence bienfaisante et +consolatrice. Grâce à elle, les nuages menaçants qui l'enveloppaient +de toutes parts, ne furent pas sans leur bordure argentée. Un +biographe anglais l'a heureusement comparée à la petite fée «qui porta +au lit également lamentable de Henri Heine quelques heures +d'apaisement.» + + [Note 1350: R. Chambers, tom. IV, p. 194.] + +Et lui, dans sa gratitude, reprit sa plume que sa main avait peine à +tenir et composa en son honneur ses dernières pièces, presque les +seules de cette période. Mais, même pour cette pure enfant, son coeur +ne sut pas perdre sa longue accoutumance de revêtir ses pensées de +mots d'amour, et sa reconnaissance prit la forme d'une déclaration. On +dirait qu'il ne connaissait pas d'autre façon d'enchaîner dans des +vers un nom féminin. Il la prit pour rendre immortel celui de la jeune +fille qui le soignait. Il faut se rendre compte de cette fiction +poétique et dégager le sentiment de sa forme convenue, pour qu'en +lisant ces pièces charmantes l'étonnement n'interrompe pas +l'admiration. + + Voici la santé de qui j'aime chèrement; + Voici la santé de qui j'aime chèrement; + Tu es douce comme le sourire de rencontre des amoureux, + Et tendre comme leur larme d'adieu, Jessy! + + Bien que tu ne doives jamais être à moi, + Bien que l'espoir même me soit refusé, + Désespérer pour toi est plus doux + Que tout le reste au monde,--Jessy. + + Je suis triste dans ce jour gai et brillant, + Car sans espoir, je songe à tes charmes; + Mais bienvenu soit le rêve du doux sommeil, + Car, alors, je suis bercé dans tes bras,--Jessy. + + Je devine, par ton cher sourire angélique, + Je devine par tes yeux où passe l'amour; + Mais pourquoi exiger le tendre aveu + Contre le dur, le cruel décret de la Fortune,--Jessy. + + Voici la santé de qui j'aime chèrement! + Voici la santé de qui j'aime chèrement! + Tu es douce comme le sourire de rencontre des amoureux, + Et tendre comme leur larme d'adieu,--Jessy[1351]. + + [Note 1351: _A Health to one I lo'e dear._] + +Un matin, il lui dit que, si elle voulait lui jouer l'air qu'elle +préférait, il lui mettrait des paroles. Elle s'assit à l'épinette et +joua plusieurs fois un air de vieille chanson. Il l'écouta jusqu'à ce +que son oreille en fut bien pénétrée, et quelques instants après il +donna à Jessy les vers suivants. C'était une pensée délicate +d'envelopper de mots grâce auxquels elle deviendrait immortelle, l'air +naïf auquel son âme candide avait pris le plus souvent plaisir. + + Si tu étais dans le vent froid, + Sur cette plaine, sur cette plaine, + Mon plaid contre l'air irrité + T'abriterait, t'abriterait; + Ou si le dur vent du malheur + Soufflait sur toi, soufflait sur toi, + Ton abri serait sur mon sein, + Tout à toi seule, tout à toi seule. + + Si j'étais dans la plus sauvage solitude, + Si noire et nue, si noire et nue, + Le désert serait un Paradis + Si je t'avais, si je t'avais; + Ou si j'étais monarque du globe, + Roi près de toi, roi près de toi, + Le plus pur joyau de ma couronne + Serait ma reine, serait ma reine[1352]. + + [Note 1352: _O wert thou in the cauld Blast._] + +Avant de mourir, il voulut lui laisser un souvenir. À la fin de juin, +il écrivit à Johnson pour lui demander les quatre volumes de sa +collection. «Voulez-vous être assez obligeant pour me les faire +parvenir par la première voiture, car je suis anxieux de les avoir +bientôt!» Il les lui offrit avec ces vers: + + Ils sont à toi ces volumes, douce Jessy, + Et avec eux prends la prière du poète, + Que le destin, sur sa plus belle page, + Avec ses bienveillants et ses meilleurs présages + D'avenir heureux, inscrive ton nom. + Avec la bonté native, un nom sans tache, + Un peu de défiance qui veille et qui n'ignore pas + Que le mal existe et que l'homme est trompeur, + Nous trouvons ici-bas toutes les joies innocentes, + Et tous les trésors de l'esprit; + Que ce soit là ta protection et ta récompense; + Ainsi prie ton fidèle ami, le barde[1353]. + + [Note 1353: _Inscription to Miss Jessy Lewars, on a copy of + the Scots Musical Museum, presented to her by Burns._] + +Jessy Lewars vécut jusqu'en 1855. Elle fut honorée à cause de sa bonté +pour Burns. Quand elle mourut, elle fut enterrée tout auprès de lui et +à l'ombre de son monument. Un voyageur qui visitait le cimetière de +Dumfries, un jour de pluie, voyant toutes les tombes mouillées, +excepté celle de Jessy Lewars que le mausolée du poète abritait, se +rappela la strophe où il lui promettait de la protéger contre l'air +irrité. + + * * * * * + +Ses amis rattachaient leur dernier espoir à un changement d'air. On +lui conseilla les bains de mer, l'exercice dans la campagne. Il partit +le 4 juillet pour Brow, hameau d'une douzaine de chaumières, sur les +bords solitaires de l'estuaire de la Solway[1354]. On lui trouva une +chambre dans la seule auberge du pays[1355], fréquentée surtout par +les conducteurs de troupeaux qui descendent vers le sud. L'endroit est +triste et écarté, au bord de longues grèves désertes, lavées par des +marées troubles et jaunâtres. À l'autre extrémité de la vie, il +revoyait cette mélancolie des embouchures de rivières qu'il avait +connue à Irvine. Mais cette fois il n'y avait plus de révolte en lui +contre la désolation des choses; sa propre tristesse était au delà de +toutes celles que la nature peut présenter. + + [Note 1354: Currie. _Life of Burns_, p. 51.] + + [Note 1355: Mac Dowal. _History of Dumfries_, p. 609.] + +Il se trouva que Mrs Riddel était dans les environs, pour raison de +santé. Le lendemain de son arrivée, elle le pria de venir dîner avec +elle. Elle lui envoya sa voiture, car il était incapable de marcher. +Elle a laissé, dans une lettre citée par Currie, les impressions de +cette dernière entrevue. + + «Son aspect me frappa quand il entra dans la chambre. L'empreinte + de la mort était marquée sur ses traits. Il semblait déjà toucher + au bord de l'éternité. Son premier salut fut: «Eh bien, Madame, + avez-vous quelque commission pour l'autre monde?» Je lui répondis + que je ne savais lequel de nous deux y serait le plus tôt et que + j'espérais qu'il vivrait encore pour écrire mon épitaphe, + (j'étais alors dans un très faible état de santé). Il me regarda + en face avec un air de grande bonté et exprima ce qu'il + ressentait à me voir si malade, avec sa sensibilité habituelle. À + table, il mangea peu ou rien et se plaignit que son estomac fût + entièrement délabré. Nous eûmes une longue et sérieuse + conversation sur sa situation présente et sur le terme prochain + de toutes ses inquiétudes terrestres. Il parla de sa mort sans la + moindre ostentation de philosophie, mais avec fermeté et émotion, + comme d'un événement qui devait arriver très rapidement, et qui + le préoccupait surtout parce qu'il laissait ses quatre jeunes + enfants sans protection, abandonnés, et sa femme dans une + situation si intéressante--elle s'attendait de jour en jour à + accoucher du cinquième. Il mentionna, avec une fierté et une + satisfaction visibles, les promesses de génie de son fils aîné et + les marques flatteuses d'approbation qu'il avait reçues de ses + maîtres. Il insista particulièrement sur les espérances qu'il + concevait de la conduite et du mérite futurs de ce garçon. Son + anxiété pour sa famille semblait peser lourdement sur lui. Elle + était peut-être augmentée par la réflexion qu'il n'avait pas fait + pour elle tout ce qu'il lui aurait été facile de faire. + + Abandonnant ce sujet, il témoigna un grand souci de sa renommée + littéraire et particulièrement de la publication de ses oeuvres + posthumes. Il dit qu'il savait bien que sa mort ferait quelque + bruit, et que le moindre fragment de ses écrits serait remis à la + lumière, contre lui, au détriment de sa réputation future; que + des lettres et des vers, écrits avec une liberté excessive et + malséante et qu'il désirerait sérieusement voir ensevelis dans + l'oubli, seraient passés de main en main, par une sotte vanité ou + la malveillance, lorsque la crainte de son ressentiment ne serait + plus là pour les retenir, pour empêcher les censures de la + malignité ou les sarcasmes de l'envie de répandre leur poison sur + son nom. Il regretta d'avoir écrit mainte épigramme sur des + personnes contre lesquelles il ne nourrissait aucune inimitié et + dont il serait affligé de blesser la réputation; et maintes + pièces poétiques sans mérite qui, craignait-il, seraient lancées + dans le monde, chargées de toutes leurs imperfections. À ce point + de vue, il regretta d'avoir différé de mettre ses papiers en + ordre. C'était maintenant un effort dont il était incapable. + + Il soutint la conversation avec beaucoup de suite et d'animation. + J'avais rarement vu son esprit plus puissant et plus calme. Il y + avait fréquemment une vivacité considérable dans ses saillies, et + il y en aurait eu davantage encore si l'inquiétude et la + tristesse que je ne pouvais dissimuler n'avaient refroidi la + veine de plaisanterie qu'il semblait disposé à suivre. + + Nous nous quittâmes vers le coucher du soleil, le soir de cette + journée (5 juillet). Je le revis le lendemain, et nous nous + séparâmes pour ne plus nous rencontrer[1356]. + + [Note 1356: Currie. _Life of Burns_, p. 51.] + +La misère le poursuivait dans cette dernière retraite de ses embarras +et de ses humiliations. La seule nourriture qu'il supportât encore +était une sorte de bouillie de farine d'avoine avec laquelle on lui +faisait prendre du vin de Porto pour le soutenir. Sa provision de vin +s'épuisa; l'aubergiste chez lequel il restait n'en vendait pas. Bien +que marchant avec peine, il alla jusqu'à l'auberge du village voisin, +et, posant une bouteille vide sur le comptoir, il en demanda une +pleine. Quand on la lui eut apportée, il murmura à voix basse à +l'hôtelier que «le diable était entré dans sa bourse et qu'il en +était le seul locataire[1357].» Puis prenant le cachet de sa montre, +il voulut le donner en gage. Le cachet vaudrait maintenant une +fortune. Il l'avait fait faire exprès et sur ses indications, c'était +un cachet de poète: sur un champ d'azur, un buisson de houx avec les +pipeaux et la houlette de berger en sautoir. Une alouette des bois +chantait au-dessus, perchée sur un rameau de laurier. Il y avait deux +devises: l'une en chef: _Notes agrestes des bois_; l'autre, en base: +_Mieux vaut humble buisson que pas d'abri_. C'était son blason de +noblesse poétique et sa façon de dire qu'il buvait dans son +verre[1358]. L'hôtelière, voyant qu'il se préparait à le détacher, +frappa du pied avec indignation pour l'en empêcher, et le mari, +entrant dans son sentiment de générosité, poussa avec douceur le +pauvre poète vers la porte. De plus en plus, il voyait le dénûment +s'approcher de lui. Il écrivait à son ami Cunningham: + + [Note 1357: Mac Dowall. _History of Dumfries_, p. 611.] + + [Note 1358: Voir pour ce cachet la lettre à _Alex. + Cunningham_, 3rd March 1794.] + + Hélas! mon ami, j'ai peur qu'avant peu la voix du barde ne soit + plus entendue parmi vous! Ces huit ou dix derniers mois, j'ai été + souffrant, quelquefois couché, quelquefois debout; mais pendant + ces trois derniers mois, j'ai été torturé par un horrible + rhumatisme qui m'a réduit presque à la dernière extrémité. Vous + ne me reconnaîtriez pas si vous me voyiez maintenant. Pâle, + émacié et si faible qu'il me faut parfois une aide pour me lever + de ma chaise;... ma gaîté, partie! partie!... Mais je n'ai pas le + courage de parler davantage à ce sujet. Les médecins me disent + que ma dernière et ma seule chance est de prendre des bains de + mer, la campagne et le cheval. Le diable de l'affaire est ceci: + quand un employé de l'Excise est en inactivité, son salaire est + réduit à 35 livres au lieu de 50. De quelle façon, au nom de + l'économie, pourrais-je, avec 35 livres, me nourrir moi-même, et + nourrir un cheval à la campagne avec une femme et cinq enfants à + la maison? Je vous mentionne ceci parce que je voulais vous + demander d'employer votre influence et celle de tous les amis que + vous pourrez rassembler, afin d'obtenir des Commissaires de + l'Excise qu'ils m'accordent mon traitement intégral. Je pense que + vous les connaissez tous personnellement. S'ils ne m'accordent + pas cela, il faudra que je dépose mes comptes et que je m'en + aille véritablement en _poète_[1359]. Si je ne meurs pas de + maladie, il faudra que je périsse de faim[1360]. + + [Note 1359: En français.] + + [Note 1360: _To Alex. Cunningham._ 7th July 1796.] + +Le Conseil de l'Excise décida que le poète conserverait son traitement +intégral, mais il n'en fut pas informé à temps et cette angoisse ne +lui fut pas épargnée[1361]. + + [Note 1361: Voir Lockhart, _Life of Burns_, p. 287.--Scott + Douglas, tom. VI, p 197 en note, et l'extrait d'une lettre + de l'Inspecteur Findlater adressée au _Glascow Courier_ en + 1834 et reproduite en partie par R. Chambers, tom. IV, p. + 192.] + +Les bains de mer apportèrent quelque soulagement à ses souffrances; il +ne paraît pas cependant en avoir conçu grand espoir; les quelques +lettres qui restent de lui sont de courts adieux ou quelques +recommandations dernières. Le 10 juillet, il écrivait à son frère: + + «Cher frère, ce sera une triste nouvelle pour vous d'apprendre + que je suis dangereusement malade et qu'il n'est pas + vraisemblable que j'aille mieux. Un rhumatisme invétéré m'a + réduit à un tel état de faiblesse, et mon appétit est si + complètement disparu, que je puis à peine me tenir sur mes + jambes. Je suis depuis une semaine aux bains de mer et je + resterai ici ou chez un ami à la campagne, pendant tout l'été. + Que Dieu garde ma femme et mes enfants; si je leur suis enlevé, + ils seront pauvres, en vérité. J'ai contracté une ou deux dettes + sérieuses, en partie par suite de ma maladie qui dure depuis bien + des mois, en partie par suite de dépenses irréfléchies, quand je + suis venu en ville; cela leur enlèvera trop du peu que je leur + laisse entre vos mains. Rappelez-moi à ma mère[1362].» + + [Note 1362: _To Gilbert Burns._ 10th July 1796.] + +C'était son dernier baiser à la pauvre vieille mère qui avait par lui +connu de grands chagrins et une grande fierté. C'était son dernier +adieu au bon Gilbert, au compagnon, au confident, au vrai ami de +jadis. De ces deux frères qui s'étaient tant aimés, l'un d'eux, homme +de génie, se mourait dans le dénûment; l'autre, homme d'honnêteté et +de travail, luttait contre le besoin. + +Il se préoccupait de la position de sa femme abandonnée à Dumfries et, +le même jour, il écrivait à son beau-père, le maître-maçon de +Mauchline: + + «Au nom du ciel, si vous avez souci de la santé de votre fille et + de ma femme, je vous en conjure, très cher Monsieur, écrivez à + Fife, à Mrs Amour, de venir, si elle le peut; ma femme pense + qu'elle a encore une quinzaine devant elle. Les médecins + m'ordonnent, _si je tiens à la vie_, d'avoir recours aux bains de + mer et au séjour à la campagne; il y a dix mille chances pour une + que je serai à plus de douze milles d'elle quand l'heure viendra. + Quelle situation pour elle, la pauvre fille, sans un ami près + d'elle à un moment si sérieux. + + Je suis depuis une semaine à la mer, et bien que je croie en + avoir tiré quelque bien, j'ai cependant des craintes sérieuses + que cette affaire sera dangereuse sinon fatale[1363].» + + [Note 1363: _To James Armour._ July 10, 1796.] + +Le 12, il écrivait à Mrs Dunlop, qui laissait maintenant ses lettres +sans réponse, ces quelques lignes d'adieu, touchantes, sans amertume, +sans un reproche et toutes pleines du souvenir d'une longue amitié: + + «Madame, je vous ai écrit si souvent sans recevoir de réponse, + que je ne vous dérangerais plus, sans les circonstances dans + lesquelles je me trouve. Une maladie qui a longtemps pesé sur + moi, en toute probabilité, va bientôt m'envoyer au-delà «de cette + frontière d'où aucun voyageur ne revient[1364].» L'amitié dont + vous m'avez pendant de nombreuses années honoré était une amitié + très chère à mon âme. Votre conversation et spécialement votre + correspondance étaient pour moi hautement intéressantes et + instructives. Avec quel plaisir j'avais coutume de déchirer le + cachet! Ce souvenir ajoute une pulsation de plus à mon pauvre + coeur palpitant!... Adieu!!![1365]» + + [Note 1364: Shakspeare. _Hamlet._] + + [Note 1365: _To Mrs Dunlop._ 12th July 1796] + +Il laissait paraître par des réflexions mélancoliques, mais très +calmes, qu'il n'ignorait pas où il en était. Il était allé prendre le +thé chez la veuve du ministre d'une paroisse voisine. Son aspect +altéré avait produit un silence sympathique. Le soir était radieux, +et, par la fenêtre, le soleil couchant entrait dans sa chambre. La +fille du ministre, qui était grande admiratrice de Burns, craignant +que cette lumière ne fût trop forte pour lui, se leva pour baisser les +stores. Il devina ce qu'elle allait faire et, la regardant avec un air +de grande douceur, il la remercia en ajoutant: «Oh! laissez-le +briller, il ne brillera plus longtemps pour moi.» + + * * * * * + +Ce séjour dans cette solitude, sur une grève immense et nue, fut pour +le poète comme une retraite, une préparation, avant la mort. Il savait +que son arrêt était prononcé, que son heure était marquée et +prochaine. + +Il entrait dans ces jours solennels, pleins déjà d'éternité, qui +relèvent plus de la mort que de la vie. Que celle-ci semble brève +alors! C'était hier la maison du mont Oliphant et la dure jeunesse, le +séjour à Irvine et la rencontre de Brown, les années d'apprentissage +de Lochlea, les premières amours, les premières chansons, et Tarbolton +avec ses réunions maçonniques! C'était hier Mossgiel, et ses mois +lumineux, pour lesquels une reconnaissance vit au fond de son coeur, +l'orage de Jane Armour et la fuite préparée, et le coup de soleil de +gloire. C'était hier l'apothéose d'Édimbourg, la ville affolée de lui, +la rencontre de Clarinda; puis une période pénible dont il ne se rend +pas bien compte, mais où il sent que quelque chose aurait pu mieux +tourner. C'est plus près encore, Ellisland, les revers, les joies et +les tourments des nouveau-nés, les années amères de Dumfries. Et déjà +le terme! Que tout cela tient peu de place! Cette vie qui, à l'autre +extrémité, comme une tapisserie tendue, semblait si longue et si belle +avec sa décoration de désirs et d'espoirs, est maintenant comme une +tapisserie repliée, un tas petit et confus, sans signification, toutes +ses scènes réduites et déformées, prêt à être enlevé. Oui, c'est déjà +le terme! Avec cette promptitude, la nécessité désespérante de mourir +est venue. Et pourtant il n'est qu'au bord de la maturité! Il n'a que +37 ans! Il aurait besoin de vivre pour les siens! Il porte encore tant +de poésie en soi! Hélas! voici déjà les épaisses ténèbres, l'ombre de +la mort est sur ses paupières, et le monde n'apparaît plus que comme +un paysage qui blêmit et se fond dans un crépuscule. + +Il est possible de pénétrer plus avant dans les méditations de ces +dernières journées. Presque tous les hommes ont les mêmes pensées en +ces suprêmes instants. Dans l'évanouissement de la vie, tant de choses +jadis importantes et souhaitables sont à présent chétives, +indifférentes. Tous ces désirs, ces inquiétudes, ces intérêts, ces +entreprises, ces jouissances, ces attachements, ces ambitions, pour +lesquels nous nous sommes montrés si diligents, tout ce tumulte, que +cela est insignifiant! Nos passions, si ardentes jadis, sont comme les +cendres de campements quittés, et leur suite ne sert plus qu'à +marquer notre chemin vers cet endroit d'où elles semblent vaines. Tout +a pâli, tout est décoloré, tout s'en va, tout est ombre et vanité! Et +néanmoins, dans cette disparition, un sentiment longtemps subordonné +sort de ce simulacre de notre existence, et prend de la force à mesure +qu'elle s'efface, une inquiétude grandissante et forte, comment cette +vanité a été employée. Ce doute finit par absorber la vie elle-même; +il ne subsiste plus d'elle que cette anxiété. Étrange contradiction! +L'usage de ce rien oblitéré nous devient redoutable. Ce qui faisait la +vie est dissipé en fumée, en air invisible; mais le regret des actions +mauvaises, le repentir des souffrances infligées, le douloureux +étonnement d'avoir torturé d'autres âmes pour si peu, se lèvent. La +substance de nos jours a disparu; il n'en existe plus que l'intention; +elle seule semble constituer tout notre passé. + +Son âme était bien faite pour éprouver fortement ces impressions. +L'inanité de ce monde est le thème de la doctrine presbytérienne dont +il avait, malgré tout, été nourri; et son robuste esprit, capable de +s'emparer des choses, l'était aussi de les mesurer. Dans les instants +où il ne s'enivrait pas d'elle, il avait toujours considéré la vie +comme peu. Il y avait longtemps qu'il avait comparé l'homme à un petit +faisceau de passions, d'appétits et de caprices[1366]. Le lien qui les +retenait ensemble en lui allait se dénouer. Il n'en était pas +davantage. D'ailleurs les joies sont si rapides! Il y avait longtemps +aussi qu'il avait dit: + + [Note 1366: _The Author's Journal._ 15th June 1788.] + + Hélas! qui peut désirer de nombreuses années! qu'est-ce sinon + traîner l'existence jusqu'à ce que nos joies expirent + graduellement et nous laissent dans une nuit de détresse; comme + les ténèbres qui effacent l'une après l'autre les étoiles, de la + face de la nuit, et nous abandonnent, sans un rayon de + consolation, dans le désert hurlant[1367]. + + [Note 1367: _To Mrs Dunlop._ Oct. 1792.] + +S'il avait tout ce qu'il faut pour trouver méprisable l'affairement de +nos quelques ans, il avait en même temps une sagacité et une +susceptibilité morales qui devaient lui rendre cruel l'examen du +passé. Il avait toujours eu, probablement par suite de l'éducation +paternelle, un vif sentiment de ses fautes. Les cris de repentir +éclatent à chaque instant dans ses lettres et sont déchirants. Sa +conscience avait toujours été pour lui une torture. + + Il n'y a rien, dans la fabrique de l'homme, qui semble aussi + inexplicable que cette chose appelée conscience. Si ce chien, + dont les glapissements sont si gênants, avait le pouvoir + d'empêcher le mal, il pourrait être utile; mais, au début de + l'acte, ses faibles efforts sont aux bouillonnements de la + passion ce que les jeunes gelées d'un matin d'automne sont à + l'ardeur sans nuage du soleil levant. Et les mouvements + tumultueux de la mauvaise action ne sont pas plutôt passés, que, + parmi les amères conséquences de notre folie, dans le tourbillon + même de notre horreur, se dresse la conscience qui nous déchire + avec les sentiments des maudits[1368]. + + [Note 1368: _To Peter Stuart._ Feb. 1787.] + +Ces regrets, dont sa correspondance est semée, pour sincères qu'ils +fussent, manquaient de quelque chose; ils étaient trop personnels. Il +paraissait regretter ses égarements, pour lui plus que pour les +autres. Mais les approches de la mort ne sont pas égoïstes. Dans le +dépouillement progressif de notre individualité, la considération +d'autrui prend du relief et s'avance vers nous. Burns put avoir alors +le plein discernement des douleurs qu'il avait causées. Hélas! elles +étaient nombreuses: les regards attristés de son père expirant, les +larmes, à plusieurs reprises renouvelées, de sa mère, le chagrin +installé à son propre foyer, des coeurs déchirés, des vies compromises +ou perdues, Jenny Clow mourante dans une mansarde, Anna Clark chez sa +soeur; par dessus tout l'image de la douce fille des Hautes-Terres, +dont il n'avait eu le courage de confier l'histoire à personne. Ce +secret surtout était sa blessure profonde. Était-il possible qu'il eût +créé tant de douleurs! Est-ce lui qui avait causé ces afflictions? +C'est l'instant où nous reviennent les amertumes que nous avons +versées aux autres. C'est la défaite de l'homme par sa conscience. +Dans la dissolution de son être, il sent clairement la méprise de la +personnalité; il est plus près de l'existence commune; elle pénètre et +gémit en lui, en sorte qu'il souffre des souffrances qu'il lui a +faites. Lamentable aveuglement! C'est donc pour cette figure creuse et +fugitive qu'il a infligé ces sacrifices! Et rien, ô coeur désabusé, ô +coeur qui s'élargit dans la diminution de sa vie, rien pour compenser +ces blessures et ces pleurs, que la poussière d'une bienveillance +générale et des souhaits ineffectifs de bonheur universel! + +Ses réflexions ne s'attardaient pas dans le passé; elles se tournaient +vers le futur immédiat. Dans cette calme crainte, qui est en face de +la mort la seule contenance d'une âme courageuse et réfléchie, qui +peut empêcher sa pensée de prendre les devants, de le précéder vers +ces ombres? Même dans les esprits les plus obscurs et les plus +grossiers, même en ceux qui ne se sont jusque-là nourris que de bas +réel, il se fait un effort pour rassembler un peu de clarté et de +confiance. Ils éprouvent le besoin d'un viatique pour la ténébreuse +aventure. Nul doute que, pendant les méditations de ces journées +solennelles, Burns n'ait essayé de rassembler ce qu'il pouvait y avoir +en lui de croyance éparse et d'en tirer une lumière. Eut-il, avant +d'être entraîné, une conviction sur laquelle appuyer son départ de +toute chose? Ces heures suprêmes que continrent-elles? la foi? ou une +espérance plus vague, un peut-être optimiste? ou les troubles de +l'anxiété? ou l'arrêt d'une négation? + +Il avait, il le dit lui-même, été très loin dans le doute. Ensuite il +s'était rapproché d'un sentiment religieux, qui néanmoins n'était pas +la foi. Il ne semble pas avoir cru à la Révélation. Il parle du Christ +avec révérence, mais sans adoration. Il le considère comme un +intermédiaire d'origine divine. Il n'est pas très aisé de définir +clairement comment il le concevait. C'est d'ailleurs une confusion qui +existe chez tous ceux qui, sans trancher nettement pour l'humanité ou +la divinité, essayent un compromis entre les deux et, substituant au +mélange des deux natures, un mélange incompréhensible de termes divins +et humains, remplacent la foi par du mysticisme philosophique. Ce +n'était pas le cas chez Burns: son esprit était plus simple et moins +exercé aux extases. Il est vraisemblable qu'il hésitait à aller +jusqu'au bout. Il n'avait pas, du reste, les données du problème. La +figure du Christ restait pour lui inexplicable, quoiqu'il lui reconnût +quelque chose de surhumain. + + L'Être suprême a placé l'administration immédiate de toutes ces + choses, pour des fins sages et bonnes, connues de lui seul, entre + les mains de Jésus-Christ, un grand personnage, dont nous ne + pouvons comprendre la position envers lui, mais dont le rapport + envers nous est celui d'un guide et d'un sauveur, et qui, si + notre endurcissement et nos fautes n'y font obstacle, nous + conduira tous, à la fin, par des voies diverses et des moyens + divers, à la félicité[1369]. + + [Note 1369: _To Clarinda._ Jan. 8th, 1788.] + +Et ailleurs il disait: + + Jésus-Christ, toi le plus aimable des personnages! J'ai confiance + que tu n'es pas un imposteur et que ta révélation de scènes + heureuses d'existence, au-delà de la mort et de la tombe, n'est + pas une des nombreuses duperies qui, coup sur coup, ont été + pratiquées sur le crédule genre humain. J'ai confiance que, en + toi, «toutes les familles de la terre seront bénies» parce + qu'elles seront réunies dans un meilleur monde, dans lequel tous + les liens qui ont attaché les coeurs entre eux, dans cet état + présent d'existence, nous seront bien plus chers, chers au-delà + de ce que nous pouvons concevoir[1370]. + + [Note 1370: _To Mrs Dunlop._ 13th Dec. 1789.] + +Et encore ceci qui est peut-être plus probant: + + J'irai plus loin et j'affirmerai que, d'après la sublimité, + l'excellence, la pureté de sa doctrine et de ses préceptes, avec + lesquels toute la sagesse et la science accumulées de nombreux + siècles antérieurs ne sauraient entrer en parallèle, quoique, _en + apparence_, il fut lui-même le plus obscur et le plus illettré de + notre espèce, à cause de cette raison, Jésus-Christ émanait de + Dieu[1371]. + + [Note 1371: _To Mrs Dunlop._ 21st June 1789.] + +Manifestement ce ne sont pas là des paroles de croyant. Ce n'est pas +ainsi qu'on approche le double mystère de la Trinité et de +l'Incarnation, ces ineffables tabernacles de la Foi. Pour les fidèles, +la relation du Christ, vis-à-vis du Dieu-Père, est définie, +indiscutable comme une lumière, encore que l'intelligence ne comprenne +pas comment cette lumière s'est produite. L'homme qui s'exprime ainsi +sur Jésus-Christ n'est pas enveloppé du respect terrifiant du dogme; +il ne se sent pas en présence du Fils de Dieu, du Sauveur prédit, du +Médiateur, de la Victime céleste, de l'Agneau divin; il n'est pas en +posture d'adoration. Encore est-il utile de remarquer que ces passages +sont écrits à des femmes pieuses, dont il ne voulait pas offenser +ouvertement la croyance: le premier à Clarinda, les deux autres à Mrs +Dunlop. Ce sont les seuls passages où paraisse le nom du Christ, et +ils datent de plusieurs années avant sa mort. + +À défaut d'une foi assurée et précise, il s'était fait une religion à +son usage. Il y avait été amené par des considérations à peu près +exclusivement humaines, par l'autorité du consentement universel et +l'unanimité de la race à imaginer un au-delà. + + La Religion, ma chère Amie, est la vraie consolation! une solide + croyance en un état futur d'existence; proposition si + manifestement probable, que, en mettant la révélation de côté, + toutes les nations et tous les peuples, aussi loin que les + recherches ont pénétré, y ont cru fermement, d'une façon ou d'une + autre, depuis 4000 ans. + + En vain voudrions-nous raisonner et prétendre que nous doutons. + Je l'ai fait moi-même jusqu'à un point très audacieux. Mais quand + j'eus réfléchi que j'étais en opposition avec les plus ardents + souhaits et les plus chères espérances des hommes bons, et que je + rompais en visière avec la croyance humaine de tous les siècles, + je fus honteux de ma propre conduite[1372]. + + [Note 1372: _To Mrs Dunlop._ 6th Sept. 1789.] + +Et autre part, il semble moins être frappé de la vérité de la Religion +que de son utilité. On dirait qu'il la considère surtout comme une +façon de traverser la vie. + + Cependant je suis tellement convaincu qu'une foi inébranlable + dans les doctrines de la religion est nécessaire, non seulement + en ce qu'elle fait de nous des hommes meilleurs, mais encore en + ce qu'elle a fait des hommes plus heureux, que je prendrai bon + soin que votre petit filleul et toutes les petites créatures qui + me nommeront père les apprennent[1373]. + + [Note 1373: _To Mrs Dunlop._ 22nd Aug. 1792.] + +De ces motifs s'était formée en lui une croyance vague, conjecturale, +née d'aspirations plutôt que de raisonnements. C'était un déisme +optimiste, à la façon de celui de Rousseau, moins solide pourtant. Il +ne s'était pas organisé en lui: il n'était pas établi sur une analyse +psychologique et édifié par une suite de déductions, comme la +_Profession de foi du Vicaire Savoyard_. C'était quelque chose de +moins logique, de moins cohérent, de mouvant. C'était un souhait qu'il +prenait pour une conviction, sans y apporter de preuves, sans +l'essayer même, et autour duquel flottaient par instants comme des +lambeaux de la foi de son enfance. Le passage suivant, de beaucoup le +plus explicite et le plus complet qu'il ait écrit sur ce sujet, peut +être considéré comme l'exposé théorique de sa conception religieuse. + + La Religion, mon honorée amie, est sûrement une chose simple, + puisqu'elle concerne également les ignorants et les savants, les + pauvres et les riches. Qu'il existe un Être suprême, + incompréhensible, auquel je dois mon existence; que cet Être + doive connaître intimement les opérations et le développement des + ressorts intérieurs et la conduite extérieure, qui en est la + conséquence, de cette Créature qu'il a faite, ce sont là, je + pense, des propositions évidentes par elles-mêmes. Qu'il y ait + une distinction réelle et éternelle entre le vice et la vertu, et + partant que je sois une créature responsable, que, d'après la + nature apparente de l'âme humaine aussi bien que d'après + l'imperfection évidente, que dis-je? l'injustice certaine de + l'administration des choses, à la fois dans le monde moral et + matériel, il doive y avoir une scène d'existence rétributive + au-delà de la tombe, ce sont là des vérités qui doivent, je + pense, être reconnues par tous ceux qui se donnent un instant de + réflexion[1374]. + + [Note 1374: _To Mrs Dunlop._ 21st June 1789.] + +C'est, à première vue, une profession de foi suffisante pour guider +dans la vie et soutenir devant la mort. En effet des hommes ont vécu +et sont morts fortement avec ce credo. Mais une simple formule ne +suffit pas; elle ne prend de consistance que par l'effort de +démonstration, et d'étendue que par l'effort d'analyse, auxquels nous +la soumettons; elle n'a d'action que par les convictions partielles et +les applications quotidiennes que nous en tirons, par les combinaisons +que nous en faisons avec les actes de notre vie. Une croyance ainsi +obtenue peut avoir des soubassements défectueux; comme ils reposent +sur la nature même de celui qui l'a édifiée, elle est pour lui +irréfutable, et possède l'autorité et l'effet de la vérité. C'est +ainsi qu'une vie peut s'appuyer sur une doctrine incomplète ou fausse +et en recevoir son harmonie. + +Mais la déclaration religieuse de Burns était loin de remplir ces +conditions; elle n'était réellement qu'une formule. Elle manquait de +solidité et de cohésion intellectuelles, car elle n'avait été l'objet +d'aucun effort, elle n'était étayée sur aucune critique préalable, et +soutenue par aucun raisonnement latéral. C'était en somme une idée +acceptée par un procédé analogue à celui de la foi, de laquelle il +avait élagué ce qui blessait sa raison ou gênait sa passion. Elle +manquait d'efficacité morale, et c'était un autre effet de la même +cause. N'ayant pas été détaillée, subdivisée, n'ayant subi aucun +examen, ni personnel comme celui de certains philosophes, ni collectif +et traditionnel comme celui d'une Église, elle restait à l'état +nébuleux; elle n'était pas réglementée, pas codifiée; il n'en sortait +rien de défini, rien d'impératif, pas un précepte positif, applicable. +Elle ne fut jamais pour lui une source d'énergie morale, un livre de +discipline, elle fut sans action sur sa vie. À aucune des crises où +un contrôle supérieur peut nous soutenir ou nous réprimer, on ne la +voit paraître. Elle ne semble pas avoir comporté à ses yeux de +sanction bien nette. La sanction du châtiment n'y figure pas. La seule +qu'il y introduise est une récompense, tenue en réserve pour ceux qui +possédèrent pendant leur vie une bonté généreuse et une certaine +disposition bienveillante envers toutes les créatures, quelles +qu'aient d'ailleurs été les fautes qu'ils aient commises. + + Pauvre Fergusson! s'il y a une vie au-delà de la tombe, ce qui + existe, j'en ai la confiance, et s'il y a un Dieu qui gouverne + toute la Nature, ce qui existe, j'en suis sûr, tu goûtes + maintenant l'existence dans le monde glorieux, où le seul mérite + du coeur est ce qui distingue l'homme; où les richesses, privées + de leur puissance d'acheter le plaisir, retournent à la matière + sordide d'où elles sont nées; où les titres et les honneurs ne + sont plus que les rêveries abandonnées d'un songe vain; et où + cette lourde vertu, qui est l'effet tout négatif d'une stupidité + paisible, et ces folies imprudentes, quoique souvent + désastreuses, qui sont les aberrations inévitables de la frêle + nature humaine, seront jetées également dans l'oubli comme si + elles n'avaient jamais existé[1375]. + + [Note 1375: _To Peter Stuart._ Aug. 1789.] + +En réalité, c'était simplement une religion d'imagination, moins +encore, une aspiration, un souhait. Il n'a fait que demander à un état +futur la continuation de la vie présente, de ce mode de vie qui était +tout pour lui: l'amour, et après celui-ci, l'amitié. Il avait besoin +de croire que les tendresses et les affections d'ici-bas ne périraient +pas, et, de ce rêve, il avait fait une religion, ou il avait créé une +religion pour réaliser ce rêve. Le dogme principal et on peut dire le +dogme unique était cette espérance dans une réunion céleste. Le +passage suivant manifeste bien l'origine sentimentale et le champ très +limité de cette foi: + + Comme presque toutes mes opinions religieuses viennent de mon + coeur, je suis merveilleusement séduit par l'idée que je pourrai + conserver un tendre commerce avec l'ami chèrement aimé, et avec + la maîtresse encore plus chèrement aimée qui s'en est allée pour + le monde de l'esprit[1376]. + + [Note 1376: _To Dr Moore._ 28th Feb. 1791.] + +Ce n'était guère qu'une façon de prolonger la vie actuelle, la vie +terrestre qu'il vivait avec tant d'intensité. On a vu à propos de Mary +Campbell combien cette rêverie lui était familière. + +Il est trop évident qu'au moment des détresses, une religion de cette +sorte ne pouvait être d'aucune utilité. Elle manquait trop de +précision et de certitude; elle était trop distante et trop vague. +Tant que les maux sont éloignés de nous, une foi flottante semble un +remède suffisant: l'idée de la foi contrebalance l'idée du mal. Mais +quand le mal prend corps, se manifeste en maux particuliers qui nous +étreignent, il faut, pour qu'il naisse un soulagement, que cette foi +s'exprime elle aussi en actes individuels, et qu'une suite de combats +singuliers s'engage entre ses secours et nos souffrances. Cela est à +ce point qu'on ne conçoit guère une religion protectrice, sans rite et +sans prière. Une âme ne s'appuie pas sur de l'abstrait: elle a besoin +d'invoquer quelqu'un. Il faut qu'à ses gémissements une voix réponde, +et un écho, fût-il celui d'un monde, ne lui suffira jamais. Et, par +ailleurs, il manquait à cette foi plus encore. Elle n'avait jamais eu +d'exigence. Pour qu'une croyance fasse quelque chose pour nous, il +faut que nous ayons fait quelque chose pour elle. C'est en nous +contraignant à ses préceptes que nous avons pris conscience de sa +puissance; plus nous lui avons offert, plus elle nous rassure; elle +est forte de ce qu'elle a obtenu de nous, et elle nous rend en soutien +ce que nous lui avons donné en sacrifice. La croyance de Burns ne lui +avait imposé aucun devoir, elle ne pouvait lui fournir aucun refuge. + +Encore si cette foi, telle quelle, avait été fixe, invariable. Mais +elle était brisée par des fluctuations de doute. C'était une surface, +une glace, qui se rompait par moments, quitte à se reformer ensuite. + + J'ai tout le respect possible pour le monde d'outre-tombe dont on + parle tant, et je souhaite que ce que la piété croit et la vertu + mérite puisse être une réalité[1377]. + + [Note 1377: _To Robert Ainslie._ June 30th 1788.] + +Et ailleurs: + + Peut-il être possible que, lorsque je me démettrai de cet être + frêle et fiévreux, je me trouve encore dans un état d'existence + consciente! Quand le dernier hoquet de l'agonie aura annoncé que + je ne suis plus, à ceux qui m'ont connu et aux quelques-uns qui + m'ont aimé; quand le cadavre froid, roide, inconscient, affreux, + sera rendu à la terre pour être la proie de reptiles immondes et + pour devenir avec le temps le sol qu'on foule aux pieds; serai-je + encore tiède de vie, voyant et vu, chérissant et chéri? Ô vous, + vénérables sages, et saints Flamines, y a-t-il de la probabilité + dans vos conjectures, de la vérité dans vos histoires d'un autre + monde au-delà de la mort; ou bien sont-elles toutes également des + visions sans fondement et des fables fabriquées? S'il y a une + autre vie, elle ne doit être que pour ceux qui furent justes, + bienveillants, aimables, humains; quelle pensée flatteuse, alors, + est un monde à venir! Plut à Dieu que je le crusse aussi + fermement que je le souhaite ardemment![1378] + + [Note 1378: _To Mrs Dunlop._ 13th Dec. 1789.] + +N'est-ce pas là, à proprement parler, le doute? Quand l'affirmation +n'est pas absolue, elle perd sa vertu de sécurité. Carlyle a dit: «Il +n'a pas de Religion.... Son coeur, à la vérité, est animé d'un +tremblement d'adoration, mais il n'y a pas de temple dans son +entendement. Il vit dans l'obscurité et dans l'ombre du doute. Sa +Religion, aux meilleurs moments, est un souhait anxieux; comme celle +de Rabelais, «un grand Peut-être[1379]». À son dernier moment, il +pouvait répéter avec la même angoisse son cri d'interrogation qui lui +revenait souvent: + + [Note 1379: Carlyle. _Essay on Burns._] + + Dites-nous, ô morts, + Aucun de vous, par pitié, ne trahira-t-il le secret + De ce que vous êtes, de ce que nous serons bientôt? + + Mille fois j'ai adressé cette apostrophe aux fils disparus des + hommes, mais pas un seul n'a jugé convenable de répondre à la + question. «Ô si quelque spectre courtois voulait parler!» Mais + cela ne se peut: vous et moi, mon amie, devons faire l'expérience + par nous-mêmes[1380]. + + [Note 1380: _To Mrs Dunlop._ 22nd Aug. 1792.] + +Ainsi il ne pouvait attendre de ce qu'il avait de sentiments religieux +ni consolation, ni révélation. Le mystère restait pour lui +impénétrable; aucune voix ne lui avait révélé ce qui se cache de +l'autre côté du voile obscur derrière lequel s'engouffrent tous les +hommes. En face de la redoutable épreuve, il arrivait avec les seules +ressources de la raison et de l'énergie humaine. Il se présentait +stoïquement, avec ce dilemme, qui est comme un pis aller, et qui est +le dernier mot de notre intelligence quand nous lui demandons de +l'assurance pour nous offrir à la dissolution. + + Vous et moi sommes souvent tombés d'accord que la vie en somme + n'est pas un grand bienfait. La fin de la vie, aux yeux du + raisonnement, est + + Sombre comme fut le chaos, avant que le jeune soleil + N'ait été ramassé en globe, ou avant qu'il ait essayé ses rayons + À travers l'obscurité profonde. + + Mais un honnête homme n'a rien à craindre. Si nous gisons dans la + tombe, l'homme tout entier comme un morceau de mécanisme brisé, + pour y pourrir avec les mottes de terre de la vallée, c'est bien; + du moins c'est la fin de la peine, du souci, de l'angoisse et des + besoins. Si cette partie de nous qu'on appelle l'Esprit survit à + la destruction apparente de l'homme--loin de nous les préjugés et + les contes de vieilles femmes! Chaque siècle et chaque nation a + une collection différente d'histoires; et comme la multitude est + toujours faible, elle a souvent, peut-être toujours, été trompée. + Un homme qui a conscience d'avoir rempli un rôle honnête parmi + ses semblables--même en admettant qu'il ait pu être par moments + le jouet des passions et des instincts--cet homme s'en va vers un + grand Être inconnu, qui n'a pu avoir d'autre dessein, en lui + communiquant l'existence, que de le rendre heureux; qui lui a + donné ces passions et ces instincts et qui en connaît bien la + force[1381]. + + [Note 1381: _To Robert Muir._ 7th March 1788.] + +Cette impression se confirme encore lorsque, en lisant ses dernières +lettres, on remarque qu'elles sont toutes tournées du côté de la +terre, qu'elles ne contiennent que des adieux et pas une lueur +d'espérance. On dit qu'il avait emporté une Bible dans cette solitude. +S'il l'ouvrit, son esprit ne porta pas vers les chapitres d'une tendre +lumière où il est parlé du royaume des cieux; il s'arrêta plutôt au +livre douloureux où Job entrevoit: + + Le pays des ténèbres et de l'ombre de la mort, + Pays d'une obscurité profonde, + Où règnent l'ombre de la mort et la confusion, + Et où la lumière est semblable aux ténèbres[1382]. + + [Note 1382: Job.] + +Et ces derniers jours furent d'une infinie tristesse, devant ce vaste +estuaire, où cette rivière, qui a été un ruisseau clair et bondissant, +se meurt, lente et trouble, dans les vases et les sables, et disparaît +dans l'immense océan, sur le sein duquel les soleils s'éteignent. + + * * * * * + +Cependant, sans autre soutien que le sentiment de sa dignité, on a vu +qu'en présence de la mort, il fut vraiment, bravement et noblement un +homme. Toute cette partie de sa vie, si elle est douloureuse à ce +point qu'on ne peut la retracer sans émotion, est belle, en vérité. Ce +qui frappe dans les souvenirs de ceux qui l'ont connu en ses derniers +temps, c'est l'air de bonté avec lequel il regarde ces gens qui vont +continuer à vivre. Il semble qu'une grande douceur fût descendue en +lui, et que sa sympathie, qui avait toujours en quelque chose de +fougueux et de capricieux, fût devenue plus calme et plus régulière. +Et dans toutes ses lettres d'adieu, quelle noble et simple façon de +prendre congé de la vie! Rien d'exagéré. Il ne dissimule pas la +tristesse naturelle à l'homme qui voit arriver sa destruction. Mais la +résignation et la fermeté à travers lesquelles elle se fait jour la +rendent presque sereine. On voit ici ce qu'il avait de meilleur, le +fond de haute humanité qui existait en lui. La souffrance l'avait +épuré; la maladie, dépouillé de ses passions; le voisinage de la mort +lui donnait un apaisement précurseur du grand repos; il était dans une +de ces ombres que projettent devant eux les événements qui approchent. +Même les aveux de ses fautes passées deviennent paisibles, comme s'il +avait eu confiance dans la mesure qui se ferait entre ses erreurs, +d'un côté, et de l'autre les efforts qu'il avait faits pour les éviter +et les regrets qu'il avait ressentis de les avoir commises. La seule +partie encore tourmentée dans son esprit était l'anxiété pour sa +famille. + +Sa vie se serait achevée dans cette tranquillité relative si un +dernier accident n'en avait surexcité la fin. Il reçut d'un homme de +loi de Dumfries une lettre réclamant le paiement de sept livres dix +shellings qu'il devait à un marchand de draps pour son uniforme de +volontaire. Il ne semble pas qu'elle contînt aucune menace de +poursuites légales; on l'a du moins prétendu depuis. Mais, en Écosse, +une lettre de ce genre est généralement considérée comme un +commencement d'exécution de la part d'un créancier. Burns en fut +extraordinairement affecté. La tristesse de son esprit, le sens +d'impuissance que donne la maladie, la souffrance du dénûment dans +lequel il se trouvait, tous les cauchemars de la misère, furent +exaspérés par cette malheureuse communication. Son esprit malade se +peupla de chimères encore plus noires que la réalité. Il perdit la +tête, se vit saisi, emprisonné. Les deux lettres qu'il écrivit le même +jour témoignent de son affolement. Il écrivait à Thomson: + + «Après toutes mes fanfaronnades d'indépendance, la maudite + nécessité m'oblige à implorer de vous la somme de cinq livres. Un + cruel gredin de drapier, à qui je dois un compte, ayant mis dans + sa tête que je suis mourant, a commencé une procédure et + m'enverra infailliblement en prison. Envoyez-moi, au nom de Dieu! + envoyez-moi cette somme, et cela, par le retour du courrier. + Pardonnez-moi cette insistance, mais les horreurs de la prison me + rendent à moitié fou. Je ne vous demande pas cela gratuitement, + car lorsque la santé me reviendra, je vous fais la promesse et je + prends l'engagement de vous fournir pour quinze livres du plus + fin genre de chansons que vous ayez vu.... Pardonnez-moi! + Pardonnez-moi!...[1383] + + [Note 1383: _To George Thomson._ 12th July 1796.] + +Et à son cousin James Burness de Montrose, il envoyait le même appel +pathétique: + + «Mon cher cousin, quand vous m'offrîtes une aide d'argent, je + pensais peu que j'en aurais si tôt besoin. Un gredin de drapier, + à qui je dois une note considérable, se mettant en tête que je + suis mourant, a commencé une procédure contre moi et enverra + infailliblement en prison mon corps émacié. Voulez-vous être + assez bon pour me prêter, et cela par retour du courrier, dix + livres? Ô James, si vous connaissiez la fierté de mon coeur, vous + me plaindriez doublement. Hélas! je ne suis pas accoutumé à + mendier! Le pire est que ma santé s'améliorait bien et le médecin + m'assure que la tristesse et le découragement sont la moitié de + mon mal. Devinez mes terreurs quand cette affaire est venue! Si + elle était réglée, je serais, je le pense, aussi bien que + possible. Quel langage emploierai-je avec vous? oh! ne me faites + pas défaut! Mais l'ordre maudit de la puissante nécessité.... + Pardonnez-moi de vous le rappeler encore une fois--par retour du + courrier. Sauvez-moi des horreurs de la prison!... Je ne sais pas + ce que j'ai écrit. Le sujet est trop horrible; je n'ose pas y + jeter les yeux de nouveau.--Adieu![1384] + + [Note 1384: _To James Burness._ July 12th, 1796.] + +Ainsi, jusqu'au dernier moment, ces mots: «les horreurs de la prison» +qui avaient si douloureusement résonné dans toute sa vie, le +hantaient. Ils l'avaient terrifié à Lochlea; ils l'avaient poursuivi à +Mossgiel; ils avaient résonné à Ellisland, et voici qu'ils le +ressaisissaient jusque sous l'aile de la mort. Il fut tué par eux +comme son père. Le choc de cette nouvelle détermina une recrudescence +de fièvre, et, comme s'il renonçait à tout espoir de guérison, il +voulut retourner à Dumfries. Il convient d'ajouter que son cousin +James Burness et Thomson envoyèrent immédiatement les sommes qu'il +demandait. Mais, quand l'argent arriva, il était au-delà de toutes les +tribulations de ce monde, là où, enfin, «les méchants ne tourmentent +plus personne et où les fatigués trouvent le repos[1385].» + + [Note 1385: Job 3. 17.] + + * * * * * + +Il quitta Brow le lundi 18 juillet, dans une voiture qu'on lui avait +prêtée. Quand il en descendit, à Dumfries, il fallut le soutenir pour +qu'il pût faire le court chemin qui le séparait de sa maison[1386]. +Sa femme fut tellement frappée du changement survenu en lui qu'elle +demeura sans parole[1387]. Dans la ville, l'émotion était grande. +Cunningham dit que Dumfries avait l'aspect d'une ville assiégée. On +savait que le poète national était mourant, et l'anxiété, non +seulement des riches et des gens instruits, mais encore celle des +ouvriers et des paysans dépassait toute croyance. Quand deux ou trois +personnes étaient réunies, la conversation n'était que de lui. On ne +se souvenait plus que de ses qualités et de son génie[1387]. + + [Note 1386: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 125.] + + [Note 1387: _Memoranda of Mrs Burns_, recueillis par Mr Mac + Diarmid.] + +Le jour de son retour, il eut encore le courage d'écrire à son +beau-père, Mr Armour, un pressant appel: + + «Cher Monsieur, au nom du ciel! envoyez Mrs Armour immédiatement + ici. Ma femme s'attend d'heure en heure à s'aliter. Dieu bon! + Quelle situation pour elle, pauvre fille, sans un ami! Je suis + revenu des bains de mer aujourd'hui, et mes amis médecins + voudraient presque me persuader que je vais mieux; mais, je pense + et je sens que ma force est partie, que la maladie me sera + fatale![1388]» + + [Note 1388: _To James Armour._ 18th July 1796.] + +Ce sont les derniers mots qu'il ait écrits. Il n'avait plus que quatre +jours à souffrir. Un tremblement l'avait saisi; sa langue était +desséchée; il tomba dans le délire[1389]. «Il avait conscience de +cette infirmité, dit sa femme, et il me demanda de le rappeler à lui +quand il divaguait[1390].» Pour assurer le repos nécessaire dans la +maison, on avait envoyé les enfants chez Mr Lewars, en face. Jessy +Lewars avait repris son poste de dévouement et de double charité. +Quelques voisins, ses compagnons de l'Excise, le venaient voir. Le +second jour, la fièvre augmenta. Le troisième, il appela son frère, et +cria d'une voix forte et rapide: «Gilbert! Gilbert!»[1390] Le matin du +jeudi 21 juillet, il devint visible qu'il touchait à sa fin. Le +docteur Maxwell, qui fut admirable de dévouement, avait veillé une +partie de la nuit et était parti. Il ne restait dans la chambre que +deux voisins. On envoya chercher les enfants pour voir une dernière +fois leur père. Les pauvres petits se tenaient rangés autour de son +lit. L'aîné de ses fils conserva un souvenir distinct de cette scène, +et il racontait que les derniers mots de son père avaient été une +exécration murmurée contre l'homme de loi dont la lettre avait été, +pour ses derniers moments, l'éponge trempée de fiel et de +vinaigre[1391]. Puis graduellement et avec calme, il descendit dans +son dernier repos. + + [Note 1389: Currie. _Life of Burns_, p. 52.] + + [Note 1390: _Memoranda of Mrs Burns_, recueillis par Mr Mac + Diarmid.] + + [Note 1391: R. Chambers, tom. IV, p. 210.] + +Quand la nouvelle se répandit dans la ville, le deuil fut +public[1392]. Les volontaires de Dumfries décidèrent qu'ils +enterreraient leur illustre camarade avec les honneurs militaires. Le +régiment de milice du comté d'Angus et le régiment de cavalerie des +Cinque Ports, alors en garnison à Dumfries, offrirent leur coopération +pour rendre le service plus solennel et plus imposant. Les principaux +habitants de la cité et des environs résolurent de former une +procession funèbre. Un vaste concours de peuple s'assembla, +quelques-uns de très loin, pour assister aux obsèques du poète +national[1393]. + + [Note 1392: Currie. _Life of Burns_, p. 58.] + + [Note 1393: Mac Dowal. _History of Dumfries_, p. 615.] + +Le corps resta exposé dans son cercueil dans la petite chambre où il +avait rendu le dernier soupir. La maladie l'avait amaigri; mais la +mort l'avait peu changé. Son front large et ouvert était pâle et +serein; ses cheveux noirs étaient légèrement teintés de gris. On avait +répandu autour de lui des herbes et des fleurs[1394]. Le dimanche +soir, 24 juillet, le cercueil fut transporté à l'Hôtel-de-Ville. Le +lendemain à midi, par un temps mêlé, comme la vie humaine, d'averses +et de soleil[1395], le convoi funèbre se dirigea du côté du cimetière +de Saint-Michel. Les rues étaient garnies de troupes, et les grosses +cloches des églises tintaient par intervalles, pendant que la +procession s'avançait. Elle était conduite par un peloton de vingt +volontaires de la compagnie du poète, en grand uniforme et les armes +renversées. Le cercueil était porté et entouré par des soldats de la +même compagnie, un crêpe au bras gauche. Ensuite venaient les parents +du poète et les notables de la ville et du Comté. Enfin, arrivaient le +reste des volontaires et une escorte militaire. Le convoi avançait +lentement aux sons majestueux de la marche funèbre de Saül. Quand on +arriva à la porte du cimetière, le peloton d'honneur, selon +l'ordonnance, forma la haie, la tête appuyée sur les fusils renversés. +À travers cette double rangée, le cercueil fut porté. Quand il fut +dans la terre, le peloton d'honneur se rangea le long de la fosse et +tira trois volées. Toute la cérémonie fut grande et solennelle[1396]. + + [Note 1394: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 128.] + + [Note 1395: _From the Diary of the late Mr William Grurson_, + donné par Hately Waddell. Appendice, p. XLVI.] + + [Note 1396: Voir pour les détails des funérailles de Burns: + Currie, _Life of Burns_, p. 52.--Allan Cunningham, _Life of + Burns_, p. 126.--Les extraits du _Dumfries Journal_ du mardi + 26 juillet 1796 donnés par Scott Douglas, tom. VI, p. + 208.--Mac Dowal, _History of Dumfries_, p. 615.--Sur le + monument de Burns dans le cimetière de Dumfries, voir les + _Memorials of St.-Michael's the old Parish churchyard of + Dumfries_, par Mr Mac Dowall, chap. VIII.] + +Pendant que le service funèbre emplissait la ville de sa tristesse et +que les cloches tintaient pour l'enterrement de son époux, Jane Armour +mettait au monde un fils qui, usé avant de naître par les émotions de +sa mère, mourut en bas-âge[1397]. + + [Note 1397: Currie. _Life of Burns_, p. 52.] + +Ainsi le tumulte de ces jours tourmentés était abattu, et ce coeur +agité en repos, pour toujours. Mais ce paysan était une figure qui +devait vivre dans la mémoire des hommes, et sa vie reste un sujet +d'étonnement et de réflexions. Elle est souvent mal jugée pour des +motifs opposés: par excès d'indulgence ou excès de sévérité. + +Certains biographes, soit par candeur naturelle, soit par préjugé +national, soit par besoin de prédication, ont tenté de faire de Burns +une créature inoffensive et sans souillure. Ils ignorent ou ils +cachent ses mauvaises actions. Ils créent un homme vertueux et parfait +dont la carrière est exemplaire. Comment n'a-t-on pas vu qu'on enlève +ainsi au drame de sa vie sa tragique beauté, son intérêt, sa leçon et +une partie de son mérite? Les candides qui veulent ainsi, en dépit de +tout, innocenter ceux qu'ils admirent feront bien de ne pas +s'approcher de cette existence. Dans un sentiment louable, ils la +défigurent et la faussent. Ils se rendent coupables eux-mêmes d'une +altération de la vérité. + +Mais que d'autres s'en approchent encore moins; les rigoureux, les +stricts, les sévères, les vigilants, les inflexibles, les indignés, +les inexorables, les impeccables, les extérieurement exacts, les +contrits, les irrépréhensibles, les partisans de la voie étroite, ceux +qui «nettoient le dehors de la coupe et du plat, mais dont l'intérieur +est plein de méchanceté[1398]», toute la race des pharisiens, les +_unco' good_, + + [Note 1398: Luc XI. 39.] + + Ô vous qui êtes si bons vous-mêmes, + Si pieux, et si saints, + Vous n'avez rien à faire qu'à noter et raconter + Les fautes et la folie de votre voisin[1399]. + + [Note 1399: _Address to the Unco' Good or the Rigidly + Rightuous._] + +Comment pourraient-ils parler d'une existence comme celle-ci, pleine +de défaillances, mais rachetées par des clartés qu'ils ne perçoivent +pas? Elle ne saurait être pour les violents d'entre eux qu'une +occasion de scandale, de réprobation et d'anathème; et pour les +sournois qu'une occasion de fausse commisération et de fiel doucereux. +D'ailleurs, à quelle vie humaine peuvent-ils toucher, puisqu'aucune +n'est exempte de faute et qu'une faute aux yeux de ces purs suffit à +gâter une vie? À quelle vie peuvent-ils toucher, puisqu'ils ne +comprennent pas que le repentir efface et renouvelle tout, comme le +printemps change en bourgeons les feuilles mortes amassées au pied des +arbres? En vérité, ils ne peuvent parler de rien d'humain; car ce ne +sont pas des hommes: + + Celui qui n'est pas apaisé par le repentir, + N'est ni du Ciel ni de la Terre[1400]. + + [Note 1400: Shakspeare.] + +Qu'elles restent donc à l'écart ces âmes honorables qui font profession +de n'excuser rien; ces âmes rigoureuses qui ont regardé partout, sauf en +elles-mêmes, où elles auraient appris à redouter leur propre jugement; +ces âmes gâtées de malveillance qui vont dans la vie, ramassant le mal +d'autrui, pareilles à ces misérables courbés qui ne voient du travail et +de l'activité des grand'routes que les ordures qu'ils emportent en leur +panier! Qu'elles restent à l'écart ces âmes assez déchues pour ne jamais +accueillir la Bonté, ou plutôt dont la Bonté se détourne! Leur +châtiment, parce qu'elles ont fait du mal leur unique préoccupation et +leur aliment, est que le mal devient leur substance, qu'elles meurent +dans un empoisonnement, une décomposition morale, comme finiraient des +êtres qui ne se seraient jamais repus que de pourritures. C'est pourquoi +il a été dit qu'elles ressemblent à «des sépulcres blanchis qui +paraissent beaux au dehors et au dedans sont pleins d'ossements de morts +et de toute espèce d'impuretés[1401]». Et si ces paroles semblent trop +vives, qu'on se souvienne que celui qui a été, pour notre occident, le +créateur et le divin poète de la charité, a oublié sa mansuétude et pris +un esprit de colère, pour parler de la race des hypocrites qui paient la +dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin et laissent ce qui est le plus +important dans la loi: la justice, la miséricorde et la fidélité. Et +qu'on se rappelle également qu'il trouvait leur crime plus abominable +que tous les autres, et qu'il fit toujours paraître «plus d'indignation +et un zèle plus amer contre cette prétendue sévérité pharisaïque que +contre les désordres les plus énormes des publicains et des femmes +prostituées de Jérusalem[1402]». Qu'ils restent donc à l'écart! Ils sont +inaptes à juger le poète. Il les a abhorrés par dessus tout; il a été un +de ceux qui les ont châtiés des lanières les plus coupantes. Sa +poussière doit frémir de colère quand ils s'entretiennent de lui. + + [Note 1401: Mathieu, XXIII. 27.] + + [Note 1402: Bourdaloue. _Sermon sur la Sévérité + Évangélique._] + +C'est dans d'autres conditions d'esprit qu'il faut apprécier une vie +comme celle de Burns et, on peut le dire, toutes les vies. Il est +nécessaire d'établir premièrement en soi cette conviction que +l'histoire d'un caractère, comme celle d'un organisme ou celle d'un +monde, n'est pas une page blanche, un repos de pureté, mais un +équilibre oscillant de vie et de mort, un combat de bien et de mal, le +pénible dégagement d'un peu de mieux hors de beaucoup de désordre, le +mélange d'ombre et de rayons dont sont faites les années et où roule +l'univers. Aucune vie, pas plus qu'aucune époque, ne réalise le bien. +Elles ont rempli leur office lorsqu'elles ont conquis et légué quelque +progrès; ce qui les juge n'est pas l'endroit où elles s'arrêtent, mais +ce qu'elles ont fait de chemin. Le vrai jugement sur tout homme, c'est +donc que le bien atténue et compense le mal; qu'une faute, plusieurs, +ne ruinent pas une âme où les bons efforts dominent; qu'une vie est un +ensemble dont il faut prendre l'effet général, l'intention et pour +ainsi dire la moyenne. + +Au-dessus de cette pensée, il est prudent d'asseoir encore cette +réserve qu'une seule action est infinie et le noeud d'une multitude de +choses tandis que notre vision est un pauvre instrument, une pince +étroite et maladroite, qui accroche à peine deux ou trois fibres, dans +cet écheveau, où par milliers se croisent et se mêlent les motifs, les +intentions, les illusions, les ignorances, les aspirations, les +insuffisances et les fatalités. Nous ignorons les profondeurs d'un +acte, ignorées de celui même qui l'accomplit; à plus forte raison, les +profondeurs d'une vie. Burns avait compris tout ce qui nous échappe +dans la conduite des autres. + + Jugez doucement votre frère, l'homme, + Plus doucement encore la femme, votre soeur; + Encore qu'ils puissent errer un peu, + Se dévoyer est chose humaine; + Un point reste toujours obscur: + Le motif _pourquoi_ ils ont agi; + Et tout aussi impuissante êtes-vous à savoir + Combien peut-être ils le regrettent. + + Celui qui a fait le coeur, c'est lui seul + Qui, définitivement, peut nous juger; + Il connaît toutes les cordes--leurs sons divers, + Tous les ressorts,--leurs poussées diverses. + Soyons donc muets devant la balance, + Nous ne pourrons jamais l'ajuster; + Ce qui a été accompli, nous pouvons en partie le peser: + Nous ne savons pas ce qui a été réprimé[1403]. + + [Note 1403: _Address to the Unco' Good or the Rigidly + Rightuous._] + +Il est obligatoire d'apporter, devant un fait moral, au moins les +mêmes précautions et les mêmes défiances que devant un fait physique. +Dans le plus minuscule de ceux-ci, les dessous sont inscrutables, les +racines innombrables. Ce sera peut-être un jour le bienfait spirituel +de la science, et sa plus solide contribution à la morale, que +d'enseigner au monde social les conditions d'évidence et la timidité +d'affirmation. + +Et après qu'on aura réfléchi de cette manière et placé son +intelligence au véritable point d'où il est permis de considérer son +semblable, il est encore au-dessus de tout cela de comprendre que +l'indulgence est non-seulement notre plus sage maintien parce qu'il +est le plus modeste; mais qu'elle est encore la plus haute position +intellectuelle, parce qu'elle est la plus vaste, et que voir une faute +dans un horizon de pardon, c'est respecter doublement la vérité, car +c'est placer ce que nous savons dans sa relation avec ce qui s'étend +ignoré de nous. Heureux et plus clairvoyants encore, et en réalité +plus généralisateurs et plus synthétiques, sont ceux qui voient +naturellement avec bonté, qui ont reçu la bienveillance comme un génie +et une façon d'être, ainsi qu'à d'autres est échue la beauté! Ceux-là +seuls sont proches de la vie, et leur discours de pardon est, +au-dessus même de la prière, le plus noble des bruits humains actuels. +C'est avec une telle préparation qu'il faut juger autrui, à moins +d'être un méchant. + +Celui qui reposait dans le cimetière de Dumfries avait été un homme +dans le sens entier du mot, avec tout ce qu'il entraîne de qualités et +de faiblesses. C'était une nature fougueuse, qui se précipitait dans +le mal comme dans le bien, par générosité d'âme ou exigence +d'instincts. Il avait une personnalité violente et impérieuse, dont le +sentiment a eu la primauté sur toute sa vie. Elle se manifestait par +deux traits caractéristiques, qu'il avait bien saisis lui-même en +lui-même: l'orgueil et les passions, lesquelles furent les maîtresses +et les conductrices de sa vie. + + «Je suis, comme la plupart des gens de mon métier, un être + étrangement capricieux comme un feu-follet; la victime, trop + fréquemment, de beaucoup d'imprudence et de beaucoup de folies. + Mes deux éléments sont l'_orgueil_ et la _passion_. J'ai essayé + d'humaniser le premier et de le changer en intégrité et en + honneur; la seconde fait de moi, jusqu'au plus ardent degré + d'enthousiasme, un fanatique en amour, en religion, en + amitié--séparément ou tous ensemble selon l'inspiration[1404].» + + [Note 1404: _To Clarinda._ 28th Dec. 1787.] + +Cet orgueil fut la source en lui de beaucoup de bonnes et de mauvaises +choses. Il lui inspira l'idée de sa force, une attitude noble en face +du succès aussi bien que de la misère, le sentiment, par lui +virilement chanté, qu'un homme ne vaut que sa valeur propre, une +dignité et une fierté qui le sauvegardèrent toujours. D'un autre côté, +comme il était frémissant et ombrageux, il le rendit péniblement +sensible à une quantité de petits froissements, à de petites +négligences, à de petites inégalités extérieures, qu'il eut dû +dédaigner. En l'exaspérant sur ces riens, en lui faisant regarder la +vie comme mal répartie, il le poussa à la dénigrer, à se placer en +dehors d'elle, à la braver, à devenir mécontent et cynique. Quant à +l'élément de passion, il était fait des emportements d'un tempérament +ardent et des rêves d'une belle imagination. Il naissait de son corps +et de son esprit. Quelques-uns de ses biographes le représentent comme +conduit par ses sens et expliquent ses fautes par un conflit entre ses +dons spirituels et une constitution charnelle et terrestre[1405]. +C'est mal savoir de quoi sont faites les amours de poètes. Il y eut +bien autre chose dans les passions de Burns; il y avait de la poésie +et des jeux du coeur dans les aventures qui ont été les plus funestes +à sa vie et qui sont les plus lourdes à son nom. Il était d'ailleurs +violent et excessif en tout. Ses colères étaient terribles. Cette +force d'impulsion le mena par saccades, devançant les réflexions, et +précédant les remords. Mais il lui doit ce mérite qu'il fut toujours +sincère et franc. C'est une qualité que ses ennemis même lui +reconnaissaient et que lui reconnaissent encore ceux de ses biographes +qui sont le moins disposés à l'indulgence envers lui. Avec ce mélange +dangereux de qualités et de défauts, on pourrait lui appliquer les +vers qu'il avait écrits sur un homme dont la nature n'était pas, à +certains égards, sans ressemblance avec la sienne, sur Charles Fox: + + [Note 1405: Principal Shairp. _Burns_, chap. VIII.] + + Doué d'un savoir si vaste et d'un jugement si ferme, + Qu'aucun homme, avec la moitié, ne pourrait aller de travers; + Doué de passions si puissantes et de caprices si brillants, + Qu'aucun homme, avec la moitié, ne pourrait aller droit[1406]. + + [Note 1406: _Sketch inscribed to Charles James Fox._] + +Pour modérer et diriger ces violences, il aurait fallu une solide +discipline morale. Elle lui fit défaut entièrement: il n'eut pas de +doctrine et il n'avait pas de volonté. Il fut constamment le jouet de +ses passions. Il ne s'est pas une fois retourné contre elles, pour +leur tenir tête. Il n'a jamais eu de consolidation de caractère. Il a +été, en somme, une nature de réceptivité, avec des réactions très +énergiques. Son coeur a été un carrefour où les vents de tous les +horizons ont passé, se sont rencontrés et combattus. La ligne de sa +vie est le tracé brisé d'une suite de hasards et d'accidents. La +vivacité incomparable de la sensation actuelle, qui est la grande +qualité de sa production littéraire, fut le grand vice de sa conduite. +Il était saisi, entraîné par elle irrésistiblement. Les émotions, en +passant par lui, l'emportaient. Il appartenait toujours tout entier au +présent, sans souci de l'avenir et, quelquefois, sans assez de +souvenir du passé. De là des moments où il semble qu'il ait eu l'oubli +trop facile, des revirements brusques qui ont un air d'ingratitude, +comme dans ses vers contre Mrs Riddell. Sa générosité elle-même +n'existait que dans ce qu'elle a de spontané et d'impulsif. La +générosité prolongée et réfléchie, le sacrifice, n'apparaît pas en +lui. À peine peut-on dire qu'elle se fait jour dans son mariage avec +Jane Armour. Encore fut-ce là un acte si soudain qu'il peut être +considéré comme une impulsion: on sait d'ailleurs ce qu'il dura. Il a +été comme un arbre qui jette son feuillage à toutes les rafales, +faisant naître de lui-même des tourbillons, dans lesquels il est perdu +et qui lui dérobent le ciel. + +Comme sa personnalité était forte et dominatrice, cette soumission aux +exigences des instincts ou des imaginations l'a souvent conduit dans +ce qui fut le défaut de sa vie: l'égoïsme. C'était un généreux +égoïste, un homme à tendances dévouées mais à conduite personnelle. Il +lui a manqué l'oubli de soi-même, le sens, nous ne disons pas du +dévouement, ni même de l'effacement, mais de la subordination de soi. +Il n'a jamais su faire céder ses désirs, même légers et passagers, aux +intérêts vitaux et durables des autres. Il n'a pas eu entre eux et lui +de commune mesure. Et cette absence de préoccupation d'autrui est la +cause de ce qui pèse le plus sur sa mémoire: des souffrances +infligées. Un ermite, un stylite peuvent se désintéresser du prochain, +isolés dans leur grotte ou sur leur colonne. Un homme plongé dans la +vie ne le peut; Burns le pouvait moins que tout autre, à cause de +l'ascendant qu'il exerçait sur ceux qui l'approchaient. Lui qui avait +tant d'extériorité dans l'esprit, au point de créer des êtres, n'en +avait pas dans le coeur; en certains cas décisifs, il n'eut pas assez +conscience des existences en dehors de lui. Il vécut trop en lui-même +et pour lui-même. Il a, il faut le dire, offert les tristesses et les +angoisses d'autrui à son besoin de poésie, et nourri de pleurs humains +les rêves dont il a fait ses oeuvres. Peu de poètes, à y regarder, +furent exempts de cette cruauté; peut-être peu d'hommes le sont-ils. +Et ceux-ci ne tournent pas à si rare usage les douleurs qu'ils créent, +et ne changent point les larmes qu'ils font couler en perles à jamais +pures, qu'ils mettent ensuite comme des colliers ou des diadèmes à +celles qui les ont répandues. Il fut le premier de cette lignée de +poètes modernes qui ont fait de l'amour l'occupation unique de leur +vie. Il a été aussi le premier à faire de la passion l'excuse de ses +mauvaises actions; et nous ne parlons pas ici d'influence ni même +d'inspiration littéraires, mais seulement d'état moral. Là encore, il +a devancé Byron et l'école de poètes continentaux sortis de celui-ci +jusqu'à Musset et George Sand. On a vu, dans un passage cité à propos +de la plus meurtrière de ses fautes, avec quelle subtilité il +cherchait à rendre son don poétique solidaire de ses passions, et par +conséquent à mettre ses erreurs à l'abri de ses oeuvres; à faire de +ses fautes une condition de sa gloire et de sa gloire l'absolution de +ses fautes. + +Sa vie, c'est-à-dire la manifestation extérieure de sa nature aux +prises avec les circonstances, en y comprenant cette lisière de +terrain commun où les circonstances contribuent à former la nature, et +la nature à créer les circonstances, sa vie fut le produit de cette +âme tourmentée. Elle fut moralement livrée au hasard, on a vu avec +quels résultats; il est inutile d'y revenir. Ce qui est douloureux, +c'est qu'au point de vue de l'emploi de son génie et de sa gloire, il +en alla de même façon. Elle est incomplète, irrégulière, interrompue +et sans ensemble. Ce n'est pas assez de dire qu'il lui a manqué la +régularité et la continuité du travail. Cette contrainte était +incompatible avec sa fougue; il faut en prendre son parti. Il lui a +manqué bien davantage. On n'y trouve pas même de moments de +groupement, un dessein qui ait ramassé et concentré, pendant un peu de +temps, en un effort un peu tenu, les énergies et les ressources d'un +pareil esprit. Sa production n'a pas eu de direction, pas de +persévérance; elle a vécu au jour le jour. Il n'y a presque rien dans +son oeuvre qui lui ait demandé plus d'une demi-journée de travail. +_Tam de Shanter_ fut écrit en une après-midi; les _Joyeux mendiants_, +en une soirée; il a lâché, avec ses chansons, une volière de pinsons +et de fauvettes, de rossignols et de merles, dont le gazouillis est à +jamais charmant, mais il lui suffisait d'ouvrir la cage. Ce n'est pas +que ce qu'il a fourni ainsi ne soit de haute valeur et, en quelques +points, de premier ordre. Mais on conçoit qu'avec un peu de +concentration de travail, il eût pu produire de telle façon que ce qui +le fait immortel n'eût été qu'un détail, un portail latéral de son +oeuvre. Sans parler d'ouvrages de plus grande taille, de plus longue +baleine et de plus haute visée, et à étendre seulement sa production +telle qu'elle existe, quelle ne serait pas, dans la littérature +anglaise, la place d'un homme qui aurait apporté un volume de contes +comme _Tam de Shanter_, et un autre de scènes comme les _Joyeux +mendiants_ ou de tableaux comme la _Foire sainte_? Par manque de +vouloir, il lui est arrivé, comme à Coleridge, que sa gloire n'est pas +ce qu'elle aurait pu être. Que cette vie est loin de la belle +architecture des vies de Milton, de Goethe ou d'Hugo, où la voûte +s'achève et dont l'arcade est parfaite! Lui-même en avait conscience, +et il l'a dit dans des termes frappants de vigueur et de beauté. «Ma +vie m'a fait penser à un temple ruiné: quelle force, quelles +proportions dans quelques parties; quelles brèches misérables, quelles +ruines éparses dans d'autres![1407]» Hélas! ce n'était pas un temple +ruiné; c'était un temple inachevé. + + [Note 1407: _To Clarinda_, 19th Jan. 1788.] + +Il s'était bien jugé lui-même. Dans une prière qu'il a intitulée +l'_Épitaphe d'un Poète_, il a proclamé, avec sa franchise ordinaire, +ses torts et ses égarements. C'est un résumé admirablement exact et, +par là, touchant de sa destinée. + + Existe-t-il un niais mené par des caprices, + Trop vif pour réfléchir, trop ardent pour obéir, + Trop timide pour chercher, trop fier pour flatter? + Qu'il approche d'ici, + Et que, sur ce tertre herbeux, il chante dolemment + Et verse une larme. + + Existe-t-il un poète de chanson rustique, + Qui passe obscur dans la foule, + Dont chaque semaine s'emplit ce cimetière? + Oh! qu'il ne passe pas outre, + Mais qu'avec un sentiment fort et fraternel, + Il pousse ici un soupir. + + Existe-t-il un homme dont le clair jugement + Peut enseigner aux autres à diriger leur course, + Et qui, lui-même, court follement la carrière de la vie, + Effréné comme une vague? + Qu'il s'arrête ici, et, à travers une larme naissante, + Contemple cette tombe. + + Le pauvre habitant ci-dessous + Fut prompt à apprendre, sage pour connaître, + Et profondément ressentit l'ardeur de l'amitié + Et l'autre flamme plus douce; + Mais d'imprudentes folies le ruinèrent + Et souillèrent son nom. + + Lecteur, écoute:--Soit que ton âme + S'élance, du vol de la fantaisie, par delà le pôle, + Ou défriche obscurément ce trou terrestre + Dans de bas soucis; + Sache que le contrôle sur soi-même, prudent et avisé. + Est la racine de la sagesse[1408]. + + [Note 1408: _A Bard's Epitaph._] + +On ne peut mieux dire et plus juste. C'est un humble et noble aveu, +mais dont l'humilité et le courage contiennent le plus éloquent des +plaidoyers. Ces vers devraient être gravés sur sa tombe. + +Toutefois ce n'est pas là une justice suffisante. Il lui revient +davantage. Tous ses défauts, toutes ses fautes pesés, aussi lourdement +pesés qu'on voudra, le plateau où est l'or pur l'emporte de beaucoup +sur celui où est le plomb vil. L'admiration grandit à mesure qu'on +examine ses qualités. Quand on songe à sa sincérité, à sa droiture, à +sa bonté envers les gens et les bêtes, à son dédain pour toute +bassesse, à sa haine pour les fourberies, qui, à elle seule, serait un +honneur, à son désintéressement, à tant de beaux élans de coeur, de +hautes inspirations d'esprit, à l'intensité d'idéalité qu'il lui a +fallu pour maintenir son âme au-dessus de sa destinée; quand on songe +que tous ces généreux sentiments, il les a éprouvés au point qu'ils +ont été sa vie intellectuelle, qu'ils sont sortis de lui en joyaux, +tant il les ressentait avec flamme et tant son âme était une fournaise +où bouillonnaient des métaux précieux; on se dit que ce fut un homme +de la plus noble élite humaine et de grande bonté. Quand on se +rappelle ce qu'il a souffert, ce qu'il a surmonté et ce qu'il a +accompli, contre quelle misère son génie s'est débattu pour naître et +pour vivre, la persévérance de ses années d'apprentissage, ses +exploits intellectuels, et après tout, sa gloire; on se dit que ce +qu'il n'a pas réussi ou pas entrepris n'est rien à côté de ce qu'il a +achevé, et que ce fut un homme de grand effort. Et que reste-t-il à +penser sinon que l'argile dont il était fait était pétrie de diamants +et que sa vie a été une des plus vaillantes et des plus fières qu'un +poète ait vécues? + +Enfin qui dira s'il n'y a pas, dans l'existence d'hommes tels que +Burns, comme dans celles de Rousseau, de Byron, de Musset, de George +Sand, et vraisemblablement, si nous les connaissions davantage, dans +celle de Shakspeare et de Molière, une utilité profonde qui sort de +leurs faiblesses? Elles remplissent une autre fonction qui est non +moins indispensable que celles de Dante, de Milton et de Corneille. De +celles-ci naissent un exemple austère et le noble plaidoyer du devoir. +Mais des autres naissent peut-être des sentiments plus humains: la +connaissance des misères des meilleurs d'entre nous, l'impuissance à +leur refuser le pardon, et, par suite, la pratique de la pitié. Que ne +perdrait point l'âme du genre humain, non pas en beauté et en délice +d'art, mais en nécessaire bonté, si ces hommes ne lui avaient fait +sentir, par leur séduction, la compassion pour leurs souffrances! Et +comment l'auraient-ils fait pleinement, s'ils n'avaient pas, par les +plus cruelles souffrances, c'est-à-dire celles qui résultent des +fautes, inspiré la plus noble générosité, c'est-à-dire celle qui +triomphe d'un blâme. Ce sont eux qui ont en partie donné un coeur +miséricordieux à l'humanité. Par un métamorphisme mystérieux, +admirable, leurs fautes, leurs souillures même se transforment en +clémence, en un baume qui parfume le monde. Les orages particuliers +qui ont ravagé leurs âmes retombent en rosée universelle, et c'est la +rosée de la compassion. Personne ne fut plus fait que Burns pour +contribuer à ce travail sacré. Aussi, malgré la sévérité qui atteint +certains de ses actes, le jugement des hommes sera clément pour lui. + +Quant à nous, après avoir vécu avec lui, pendant plusieurs années, +après avoir suivi ses tracas, ses traverses, ses tourments et ses +travaux, assisté à ses crises, sondé son coeur d'une main impartiale +si elle est charitable, réfléchi à ses fautes, et pesé avec leurs +conséquences leurs causes et leurs excuses, nous avons conçu pour lui +une affection compatissante. Notre espoir, au bout de ce long effort +pour faire revivre cette âme comme il nous semble qu'elle a vécu, est +d'inspirer à ceux qui liront ce livre un peu de ces sentiments pour ce +frère si véritablement humain. + + * * * * * + +Il est impossible d'abandonner l'histoire de Burns sans s'inquiéter de +ce que devinrent ceux qui avaient vécu avec lui et les enfants pour +lesquels il avait souffert tant d'anxiétés[1409]. + + [Note 1409: Les renseignements sur la famille de Burns se + trouvent dans l'appendice au vol. IV de Chambers: + _Posthumous History of Burns_, et dans l'_Addenda Nº IV_ du + tome VI de Scott Douglas. Voir aussi les _Genealogical + Memoirs of the Family of Robert Burns_, par le Dr Charles + Rogers.] + +Sa vieille mère continua à résider avec Gilbert dont elle suivit la +fortune et mourut en 1820, dans sa quatre-vingt-huitième année. + +Gilbert resta sur la ferme de Mossgiel jusqu'en 1798. En 1791, il +avait épousé une jeune fille de Kilmarnock dont il eut six fils et +cinq filles. En quittant Mossgiel, il prit la ferme de Dinning dans +la vallée de la Nith, où il resta jusqu'en 1804. Il devint à cette +date agent des propriétés de lord Blantyre dans East-Lothian. Ce fut +alors seulement qu'il connut un peu d'aisance et de tranquillité. Il +avait aidé Currie dans sa biographie et son édition de Burns. En 1820, +il revit lui-même cette édition. Il mourut en 1827, après avoir vu +partir avant lui cinq de ses enfants. + +Des trois soeurs de Burns, l'une, Agnes Burns, mourut en 1834; la +seconde, Annabella, en 1832, et la troisième, Isabella, plus connue +sous le nom de Mrs Begg et qui a donné quelques détails intéressants +sur son frère, mourut en 1858, au milieu des préparatifs faits pour +célébrer le centenaire de la naissance de son frère et fut enterrée +dans le tombeau de son père, à l'ombre de l'église d'Alloway. Agnes et +Isabella épousèrent des nommes qui devinrent gérants de propriétés. +Annabella demeura fille et continua de vivre chez Gilbert avec sa +vieille mère. + +Burns laissait sa famille dans le dénûment. Aussitôt après sa mort, +ses amis, John Syme, le distributeur du Timbre, et le Dr Maxwell qui +l'avait soigné, auxquels se joignit Alexander Cunningham d'Édimbourg, +prirent l'initiative d'une souscription en faveur de la femme et des +enfants du poète. Cette souscription rapporta assez lentement 700 +livres[1410]. On subvint ainsi aux premières nécessités. Pendant ce +temps, il fut résolu qu'on publierait une édition des oeuvres +complètes de Burns avec sa correspondance. C'était un travail +considérable; il fallait réunir les poèmes, retrouver et rassembler +les lettres. On pensa à Dugald Stewart, puis à Mrs Walter Riddell. +Enfin le Dr Currie, alors médecin à Liverpool, grand admirateur de +Burns, qui s'était employé activement pour la souscription, fut chargé +de cette tâche. Il s'en acquitta admirablement, avec un soin, une +générosité, une affection et un talent dignes de tous les éloges. +Cette bonne oeuvre sauvegardera son nom. _Les OEuvres de Robert Burns +avec un Récit de sa Vie et une Critique de ses Écrits, par James +Currie, M. D._ parurent en Mai 1800. Le succès de cette publication +fut grand. Quatre éditions, de 2000 exemplaires chaque, se vendirent +en quatre ans. Les profits montèrent à 1400 livres. Cela permit à Jane +Armour de vivre et de faire donner à ses enfants une éducation +respectable. Le Dr Currie alla la voir en 1804. «Tout, autour d'elle, +annonçait une aisance convenable et même le confort. Elle me montra la +salle de travail et la petite bibliothèque de son mari, à peu près +telles qu'ils les avait laissées. D'après tout ce que j'entends dire, +elle se conduit irréprochablement[1411]». + + [Note 1410: R. Chambers, tom. IV, p. 224-25.] + + [Note 1411: R. Chambers, tom. IV, p. 230.] + +Jane Armour, restée veuve à trente-et-un ans, fut fidèle à la mémoire +de son mari. Elle supporta son veuvage, dont la célébrité de son nom +et la curiosité dont elle était entourée faisaient une situation plus +difficile, avec une dignité qui lui valut l'estime et l'affection de +tous. Son esprit s'était formé et assis. Son bon sens et un grand +sentiment de tact frappaient ceux qui l'approchaient. Elle avait pris, +en vivant près de son poète et en admirant ses oeuvres, un goût de +choses délicates et brillantes. + + Son esprit était un de ces esprits bien pondérés qui s'attachent + instinctivement au convenable et à la mesure, en toutes choses. + Ceux qui l'ont connue, au commencement comme à la fin de sa vie, + n'ont jamais remarqué de changement dans ses façons et ses + habitudes, sauf peut-être plus d'attention à sa mise et plus de + raffinements dans ses manières, qu'elle avait acquis + insensiblement par de fréquents rapports avec des familles de la + plus haute respectabilité. Dans ses goûts, elle était frugale, + simple et pure; elle prenait grand plaisir à la musique, à la + peinture et aux fleurs. Pendant le printemps et l'été, il était + impossible de passer devant ses fenêtres sans être frappé de la + beauté et de la richesse des fleurs qu'elles contenaient; si elle + était capable d'extravagance excessive, c'était pour les racines + et les plantes des plus belles espèces. Aimant beaucoup la + société de la jeunesse, elle se mêlait volontiers à leurs + plaisirs innocents et remplissait joyeusement pour eux «la coupe + qui égaie et n'enivre pas». Bien qu'elle ne fût ni sentimentale + ni «bas bleu», c'était une femme intelligente; elle avait une + grande pénétration, discernait admirablement les caractères et + faisait souvent des remarques pleines de sens[1412]. + + [Note 1412: Extrait d'un article du _Dumfries Courrier_, qui + parut au moment de la mort de Mrs Burns et qui a été + attribué à Mr Mac Diarmid. Cité dans l'édition d'Allan + Cunningham, p. 746.] + +Cette Jane Armour n'est pas tout à fait celle que nous avons vue. +C'est celle que la vie bien vécue avait fini par faire. Le haut +esprit, qu'elle avait compris, en l'aimant, avait, en récompense, +rempli cet amour d'intelligence. Elle avait, par la vertu de sa +sympathie, mis sa nature à l'unisson avec la sienne, et elle était +devenue apte à recevoir toutes choses justes et fines. Elle prit +naturellement les délicatesses. Mais cela était comme le fruit +lointain de sa bonté et de son pouvoir d'affection. Elle ne quitta +jamais la maison où son mari était mort. Son soin était de la tenir en +grande propreté et de l'embellir autant que ses strictes ressources le +lui permettaient. Là, pendant plus de trente ans, elle reçut, par +milliers et milliers, tous ceux, pauvres et riches, qui venaient +visiter la demeure du poète. Parfois, pendant les mois d'été, elle +était fatiguée de ce défilé incessant. Elle le supportait avec +patience. Il lui semblait qu'elle remplissait un devoir en tenant sa +maison ouverte et en accueillant ceux qu'avait attirés la gloire de +Burns[1412]. Elle conserva très longtemps son élégance de corps, sa +démarche gracieuse, un pas léger, des yeux noirs comme le jais, clairs +et brillants, et la voix souple et juste dont Burns était fier. Elle +mourut le 26 mars 1834. + +Au moment de sa mort, Burns avait six enfants vivants, quatre +légitimes de Jane Armour, quatre fils; et deux illégitimes, deux +filles: l'une Elisabeth, l'aînée de tous ses enfants, la fille +d'Elisabeth Paton, née en 1784, qui était élevée à Mossgiel, et la +seconde, nommée aussi Elisabeth, la fille d'Anna Park, que Jane Armour +avait si généreusement recueillie. + +L'aîné des fils, nommé Robert comme son père, après avoir commencé son +éducation à la Grammar-School de Dumfries, suivit des cours à +l'Université d'Édimbourg et à celle de Glascow. Son éducation faite, +il obtint un modeste emploi à l'Administration du Timbre à Londres. Il +mena une vie de petit employé, augmentant ses ressources en donnant +des leçons de mathématiques et de langues classiques. Il était d'une +grande intelligence, avec un don de parole remarquable. Il composa +quelques poésies auxquelles le mérite ne manque pas. Il semble, par +certains côtés de conduite, avoir ressemblé à son père, mais il +n'avait pas son énergie. Ce que Burns avait diagnostiqué de lui se +trouva vrai; il était fait pour une vie de prélature, nonchalante et +aisée. En 1833, il prit sa retraite, avec une petite pension, et vécut +à Dumfries où il mourut en 1857. Il avait eu en 1812 une fille, Eliza +Burns, qui épousa en 1834 le chirurgien Everitt. De cette union naquit +une fille, Martha Burns-Everitt qui ne se maria pas. + +Le second, Francis-Wallace, le filleul de Mrs Dunlop, celui dont son +père était si orgueilleux, mourut en 1803, à l'âge de quatorze ans. + +La destinée des deux derniers est plus intéressante. William-Nicol +Burns, nommé d'après le Nicol d'Édimbourg, après avoir reçu son +éducation à la Grammar-School de Dumfries, s'embarqua pour les Indes à +l'âge de quinze ans, en qualité de midshipman. En 1811, il reçut une +commission de cadet. Après trente-trois années de service comme +officier dans le 7e régiment d'infanterie de Madras, dont il devint +lieutenant-colonel, il prit sa retraite et revint en Angleterre en +1843. Il alla habiter la petite ville paisible de Cheltenham et y +mourut presque de nos jours, le 21 février 1872. Il mourut sans +enfants. + +Le quatrième fils, James-Glencairn, nommé d'après le bienfaiteur de +Burns, eut une carrière presque semblable. En 1811, il fut nommé cadet +au service de la Compagnie des Indes-Orientales. Il rejoignit à +Calcutta le 15e régiment d'infanterie indigène du Bengale. Lorsqu'il +vint faire un séjour en Angleterre, en 1831, il fut l'hôte de Walter +Scott à Abbotsford. À son retour dans les Indes, en 1833, il fut nommé +Juge et Percepteur à Cachar. Il revint définitivement en 1839 avec le +grade de major. Puis il alla vivre avec son frère à Cheltenham où il +mourut en 1865. Il eut deux filles de deux mariages. La seconde, +Anne-Becket Burns, qui ne s'est pas mariée, vivait encore à Cheltenham +en 1883. L'aînée, Sarah Burns, épousa un docteur Hutchinson de qui +elle eut un fils, Robert Burns-Hutchinson, et trois filles: Annie, +Violet et Margaret. Robert Burns-Hutchinson est donc le seul +descendant mâle légitime du poète. En 1877, il est parti pour Assam +afin de se faire planteur de thé. + +Des deux filles naturelles de Burns, l'aînée «la petite Bess» resta à +Mossgiel avec Gilbert et la vieille mère jusqu'à l'âge de sa +majorité. Elle reçut alors une dot de deux cents livres obtenues par +une souscription publique. Elle épousa un nommé John Bishop et mourut +à l'âge de trente-deux ans. La seconde continua à être élevée par Jane +Armour avec ses propres enfants. À sa majorité, elle reçut également +une somme de deux cents livres qui provenait de la même souscription. +Elle épousa un nommé John Thomson, soldat retraité, qui travaillait +près de Glascow à son métier de tisserand. En 1859, une nouvelle +souscription lui assura trente livres de rente viagère. Elle mourut le +13 juin 1873. + +Ainsi, plus ou moins largement, la gloire de Burns procura aux siens +ce que sa prévoyance ne leur avait pas assuré. S'il avait pu le +deviner, sa fin eût été moins cruelle. + + + +FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + PAGES + + DÉDICACE III + + PRÉFACE V + + + PREMIÈRE PARTIE. + + LA VIE. + + + CHAPITRE I. + + ALLOWAY ET MONT-OLIPHANT. + + 1759--1777 + + I. Alloway. L'Enfance 3 + + II. Mont-Oliphant. L'Éducation. L'Adolescence 10 + + + CHAPITRE II. + + LOCHLEA + + 1777--1784. + + I. La Jeunesse. Les premières amours 34 + + II. Le séjour à Irvine 50 + + III. Les années d'apprentissage. Les premières fautes. + La mort du père. 55 + + + CHAPITRE III. + + MOSSGIEL ET MAUCHLINE. + + Mars 1784--Novembre 1786. + + I. La lutte contre le clergé 77 + + II. Le flot de poésie.--La Vision 109 + + III. Les orages du coeur.--Jane Armour.--Mary Campbell 125 + + IV. La renommée soudaine.--Le départ pour Édimbourg 162 + + + CHAPITRE IV. + + ÉDIMBOURG. + + Novembre 1786--Février 1788. + + Édimbourg en 1786 174 + + I. L'hiver de 1786-87: + + Burns dans la société d'Édimbourg 195 + + Le triomphe 210 + + Le désaccord 234 + + Les tavernes d'Édimbourg 241 + + II. L'été de 1787: + + Le voyage des Borders 254 + + Rentrée et séjour à Mossgiel.--Retour à Édimbourg 271 + + Voyage dans les Highlands.--Impressions historiques + et patriotiques 285 + + III. L'hiver de 1787-88: + + Incertitudes 319 + + L'épisode de Clarinda 323 + + Départ définitif d'Édimbourg 370 + + Le mariage 371 + + + CHAPITRE V. + + ELLISLAND. + + Juin 1788--Novembre 1791. + + I. Installation à Ellisland.--Bonnes résolutions 380 + + II. L'Excise. Le sacrifice. Les fatigues 414 + + III. Misère,--Tristesse,--Fautes 425 + + IV. La vie profonde, la production 441 + + V. Le départ de la ferme 461 + + + CHAPITRE VI. + + DUMFRIES. + + Décembre 1791--Juillet 1796. + + I. Fin de l'épisode de Clarinda 469 + + II. Opinions politiques.--Tracas 479 + + III. Les excès augmentent.--Mauvais renom 505 + + IV. Derniers jeux du coeur.--Les chansons 517 + + V. Les derniers chagrins, les derniers excès, les + dernières lueurs. La fin 535 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Robert Burns, by Auguste Angellier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROBERT BURNS *** + +***** This file should be named 25335-8.txt or 25335-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/5/3/3/25335/ + +Produced by Robert Connal, Christine P. Travers and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. |
