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+The Project Gutenberg EBook of Robert Burns, by Auguste Angellier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Robert Burns
+ Vol. I., La Vie.
+
+Author: Auguste Angellier
+
+Release Date: May 5, 2008 [EBook #25335]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROBERT BURNS ***
+
+
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+
+Produced by Robert Connal, Christine P. Travers and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
+[Note au lecteur de ce fichier digital:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.
+
+{} sont utilisées pour marquer les lettres supérieures.
+
+Les notes 341, 537 n'ont pas de référence dans le texte.]
+
+
+
+
+ AUGUSTE ANGELLIER
+ DOCTEUR ÈS LETTRES,
+ PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ DE LILLE.
+
+
+
+
+ ROBERT BURNS
+
+
+ I
+
+ LA VIE
+
+
+
+
+ PARIS, HACHETTE ET Cie. 1893.
+
+
+
+
+ À
+
+ M. ÉMILE CHARLES
+
+ CORRESPONDANT DE L'INSTITUT
+
+ RECTEUR DE L'ACADÉMIE DE LYON
+
+ JE DÉDIE CE LIVRE
+
+ EN TÉMOIGNAGE DE RESPECT ET D'AFFECTION.
+
+ AUGUSTE ANGELLIER.
+
+
+
+
+PRÉFACE.
+
+
+Après un siècle on sait ce que vaut la renommée d'un poète, et quelles
+verdures les contemporains ont plantées sur sa tombe: si c'étaient des
+peupliers et des bouleaux, essences de quelques années, ou le chêne
+qui résiste aux âges. Parmi les gloires poétiques qui ont éclaté en
+Angleterre à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre,
+quelques-unes se sont flétries; il n'en est pas qui ait plus
+régulièrement grandi que celle de Robert Burns. Il est désormais, pour
+une fraction considérable et supérieure de l'humanité, un grand poète
+d'usage quotidien, un de ceux où des milliers d'âmes trouvent le
+froment et le vin. Le rameau qui fut planté sur sa fosse est devenu un
+arbre puissant, indestructible.
+
+Il nous a paru que Burns n'était pas assez connu en France, si l'on
+songe à la place que son nom tient désormais dans le monde. Les
+quelques études qui ont été écrites sur lui sont sommaires; la plupart
+ont été produites avant que les derniers documents, dont quelques-uns
+sont importants, aient été publiés. Il nous a paru aussi que, même
+après les biographies anglaises, dont plusieurs sont admirables, il
+était encore possible d'élucider certains moments intérieurs de sa
+vie. Cela nous a engagé à entreprendre ce travail. Sans doute une
+secrète sympathie pour cette âme curieuse et forte nous y poussait
+obscurément.
+
+Sa vie est, en effet, intéressante et instructive entre toutes. C'est
+pour ainsi dire une vie type. Par la violence et la variété des
+sentiments et des vicissitudes, par le mélange de hautes intentions et
+d'accomplissements débiles, par certaines crises maîtresses et
+essentielles, elle est une figure à la fois complète et rare de la vie
+humaine. Et, plus précisément, par l'effort et l'énergie de la
+jeunesse, l'indécision et le vacillement de la maturité, le
+relâchement et la déchéance des dernières années, elle offre, avec des
+proportions plus amples et des accents plus forts, l'image et, le
+tracé de tant d'existences, entreprises avec confiance et courage,
+mollement maintenues au moment décisif, achevées dans les regrets et
+les remords. Elle est comme un exemplaire, fait d'un métal fin et
+frappé d'une empreinte forte, de la majeure partie peut-être des
+destinées qui se débattent sur ce globe.
+
+ * * * * *
+
+Nous avons pensé que cette existence ne pouvait prendre son intérêt,
+son enseignement entiers, que si toutes les situations en étaient
+étudiées dans leur forme particulière et dans leur étroite succession.
+Ces études, à leur tour, ne pouvaient avoir de portée et de
+pénétration que si elles étaient assez détaillées pour revêtir
+l'intensité que ces situations eurent vraiment. Nous avons voulu
+reconstituer, avec tout le drame qu'elles contenaient, les crises de
+coeur, de conscience, ou de circonstances, dont fut formée cette
+destinée. En d'autres termes, nous avons essayé d'en écrire le roman,
+mais un roman réel, établi sur des faits, des lettres, des aveux. Nous
+voulons, par ce mot, indiquer notre effort pour remettre ces moments
+d'émotion dans la vérité vécue, pour les évoquer tels qu'ils furent
+dans le coeur qu'ils bouleversèrent. C'est une tentative pour
+reconstituer la réalité avec une pleine exactitude.
+
+Le résultat inévitable de cet essai est un développement qu'on
+trouvera sans doute excessif; on nous reprochera d'avoir donné trop de
+place à des faits qui se retrouvent dans les souvenirs de beaucoup
+d'hommes. Nous pourrions répondre qu'il n'y a pas de faits peu
+importants quand ils renseignent sur une âme importante; et que
+souvent les faits les plus communs fournissent les plus probants
+indices pour connaître une conscience. Mais nous désirons revendiquer
+plus franchement et plus largement la méthode suivie dans ce travail.
+Si les actes ordinaires de gens ordinaires, étudiés avec minutie dans
+ce qu'ils ont d'individuellement intense et de généralement humain,
+suffisent à faire vivre le roman et le théâtre, pourquoi n'y aurait-il
+pas, dans une vie réelle, dans celle surtout d'un homme qui a senti
+plus que les autres, les mêmes situations de roman et de drame, la
+même émotion et les mêmes leçons. Que dis-je? L'impression est ici
+plus poignante et l'enseignement plus haut par la vérité des
+événements et la valeur de celui qui les a vécus. La même angoisse
+peut naître des crises d'un coeur qui a palpité que des crises de
+coeurs imaginaires. Toute étude psychologique d'un homme, si elle
+remontait à ce qui fut la réalité, se retrouverait devant une de ces
+analyses qui semblent réservées aux romanciers et aux dramaturges. La
+foncière étude d'un homme d'État, d'un artiste, d'un poète, d'un
+ambitieux ne diffère pas de l'étude du père Grandet ou de Macbeth. Et
+souvent les situations réelles ne le cèdent ni en grandeur ni en
+cruauté aux situations inventées. Celui qui essaye de reconstituer une
+âme, au moyen des débris qu'elle a laissés d'elle-même, se trouve, le
+plus souvent, en face d'une suite de scènes qui furent des drames; et
+l'on ne crée un drame que par la minutie du décor et du détail, eux
+seuls redonnent à un épisode ordinaire l'importance, la gravité
+majeure et comme l'accaparement qu'il eut pour les âmes qui en
+attendaient la tristesse ou la joie.
+
+ * * * * *
+
+On me dira peut-être que j'ai été trop indulgent, que j'ai trop excusé
+une vie chargée de défaillances. Je répondrai: je n'ai pas été
+indulgent dans les faits; je ne les ai pas atténués; je n'en ai pas
+dissimulé un seul; il en est même plusieurs dont on n'avait pas aperçu
+la portée, je l'ai indiquée, à ce point que certains admirateurs du
+poète pourront me reprocher d'avoir été dur pour lui, d'avoir fait
+entrer le soleil dans certains coins qui auraient pu demeurer obscurs.
+Je n'ai pas non plus été indulgent dans l'interprétation de ces actes
+de faiblesse et d'égoïsme. Je crois avoir donné à chacun d'eux sa
+notation morale, mesurée surtout aux souffrances dont ils furent la
+cause. L'indulgence apparaît seulement dans le jugement général sur
+l'homme, en tenant compte du bien qu'il y avait en lui, de ses
+qualités, de ses efforts, des circonstances de sa vie, des
+entraînements d'une nature qui a fait partie de son génie. Là, en
+effet, l'indulgence existe; elle n'est autre chose que de l'équité. Je
+ne suis pas un juge pour condamner mon semblable; je n'en ai pas
+l'infaillibilité, et le cruel office ne m'en est pas imposé; je parle
+avec pitié et précaution des faiblesses apparentes d'un frère humain,
+d'un grand frère humain, dont je ne connais pas toute la vie, dont je
+ne sais pas toutes les souffrances, dont je ne puis mesurer les
+desseins, dont je n'ai pas pesé les regrets, dont je ne touche que la
+grossière écorce que les actes font autour des intentions de l'âme. Il
+y avait à la Renaissance un médailleur italien dont le nom a été
+perdu. Il avait l'habitude de graver au revers de ses oeuvres la
+figure de l'Espérance, et on lui a donné le nom charmant de
+«médailleur à l'Espérance». De même, si c'est le devoir pour
+l'historien de montrer clairement les faits, il serait beau que
+derrière chacun de ses jugements on aperçût toujours la marque de
+bonté. Il n'y aurait pas à nos yeux de plus haut titre, pour un
+critique dont le nom serait inconnu ou oublié, que d'être désigné,
+même sur une seule page sauvée, comme le critique de l'Indulgence.
+
+
+
+
+LA VIE.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ALLOWAY ET MONT-OLIPHANT.
+
+1759--1777.
+
+
+I.
+
+ALLOWAY. -- L'ENFANCE.
+
+À deux milles environ au sud de la petite ville d'Ayr, en Écosse, sur
+la route qui longe la mer près de la côte, se trouve un cottage de
+paysan, blanchi à la chaux, qui est peut-être, après la petite maison
+de Shakspeare à Stratford-sur-l'Avon, le lieu de pèlerinage littéraire
+le plus fameux de la race anglo-saxonne. Ce ne sont pourtant pas les
+endroits consacrés qui manquent en Angleterre, et l'affluence des
+fidèles ne leur fait pas défaut. Aucune race n'a davantage le culte,
+parce qu'aucune n'a autant l'orgueil, de ses grands hommes. Les ruines
+de Newstead Abbey, avec les souvenirs orageux de Byron; la bourgeoise
+maison de Cowper à Olney; la résidence gothique de Walter Scott à
+Abbotsford; la paisible demeure de Wordsworth à Rydal Mount sont,
+chaque année, visitées par des milliers de voyageurs venus de tous les
+coins du monde, où l'on parle anglais. Mais elles le sont surtout par
+des catégories particulières d'admirateurs; elles attirent de
+préférence telle ou telle classe d'âmes, selon que celles-ci ont plus
+d'affinité pour la révolte, la douceur, la santé d'esprit ou la
+méditation sereine. Aucun de ces lieux n'est l'objet d'un culte aussi
+général que cette petite chaumière d'argile. C'est là que naquit
+Robert Burns. Sa vie et ses oeuvres sont en effet assez pleines d'un
+intérêt unique pour exciter toutes les curiosités, assez pleines
+d'infortunes et de beautés pour exciter toutes les pitiés et toutes
+les admirations.
+
+ * * * * *
+
+Son père William Burns, ou plutôt, pour écrire son nom comme il
+l'écrivait lui-même, Burnes, venait du nord-est de l'Écosse, du
+Kincardineshire. C'était le fils d'un fermier; il avait été élevé sur
+la côte austère et âpre de la mer du Nord, parmi les ruines du château
+de Dunnottar, sur l'ancien domaine de la famille des Keith-Marischal
+dont les biens avaient été confisqués après la révolte de 1715. La
+destinée avait été rude pour lui. Vers l'âge de 19 ans, il avait été,
+en même temps qu'un frère aîné, forcé de s'éloigner pour aller gagner
+sa vie. «J'ai souvent, dit Gilbert Burns, entendu mon père décrire
+l'angoisse qu'il ressentit, quand ils se séparèrent au sommet d'une
+colline, sur les confins de leur lieu de naissance, chacun prenant sa
+route à la recherche de nouvelles aventures et sachant à peine où il
+allait[1].» William Burnes avait d'abord séjourné à Édimbourg où il
+avait travaillé de son métier de jardinier. Puis il avait traversé
+l'Écosse et était venu vers l'ouest, s'établir dans l'Ayrshire. Après
+avoir servi les autres comme jardinier, il avait loué sept acres de
+terre, près du pont du Doon, pour s'y établir comme pépiniériste. Sur
+ce terrain, près de la vieille église du village d'Alloway, il avait
+de ses propres mains bâti le cottage aux murs d'argile, qui est
+maintenant un des joyaux de l'Écosse. Au mois de décembre 1757, il y
+avait amené sa femme de beaucoup plus jeune que lui, Agnes Brown,
+fille d'un fermier du Carrick.
+
+ [Note 1: _Narrative by Gilbert Burns of his Brother's Life._
+ Scott Douglas. Vol. IV. Appendix C.]
+
+À coup sûr, ce n'était pas un homme ordinaire. Froid, sévère,
+silencieux et sombre, singulièrement honnête, il vivait retiré en
+lui-même. Il semble avoir inspiré autour de lui un sentiment un peu
+timide de vénération et d'affection, comme il arrive aux hommes
+austères et bons. Sa femme avait pour lui un amour plein de déférence;
+lorsqu'il grondait ses enfants, ce qu'il faisait rarement, ils
+l'écoutaient avec une sorte de terreur respectueuse. Il avait eu l'art
+de gagner l'estime et le bon vouloir de ceux qu'il employait, et celui
+de conserver toute sa dignité devant les gens d'une position plus
+élevée que la sienne. Sous ces dehors glaciaux et rigides, il cachait
+une faculté d'observation pénétrante et une disposition à
+l'emportement dont Robert hérita sans sa puissance à la maîtriser.
+«Pendant de nombreuses années de vie errante ou de séjours, dit
+celui-ci en parlant de son père, il avait ramassé une assez grande
+somme d'observation et d'expérience, à laquelle je dois la plus grande
+partie de mes faibles prétentions à la sagesse. J'ai rencontré peu de
+personnes qui comprissent les hommes, leurs moeurs et leurs façons
+aussi bien que lui. Mais une intégrité obstinée et une irascibilité
+fougueuse et ingouvernable sont de mauvaises conditions pour réussir.
+Je naquis donc le fils d'un homme très pauvre[2].» Murdoch, le maître
+d'école de ses fils, dans le portrait qu'il en traça plus tard, dit
+qu'il ne le vit que deux fois en colère: une fois parce que les
+moissonneurs n'avaient pas fauché un champ comme il était dit; une
+autre fois parce qu'un vieillard avait tenu devant lui une
+conversation avec des allusions grivoises[3]. Mais, Murdoch vécut peu
+de temps avec lui, et ne le voyait que par intervalles. Burns, dans sa
+lettre au Dr Moore, revient une seconde fois sur cette disposition:
+«Il était, dit-il, sujet à de fortes colères.» Évidemment il y avait
+chez lui des réserves d'orage qui ne parurent jamais; mais parfois un
+éclair ou un grondement perçaient la froideur de l'aspect. L'orage
+éclata chez le fils, avec tous ses ravages et toutes ses beautés.
+
+ [Note 2: _Lettre autobiographique de Robert Burns au Dr
+ Moore, datée de Mauchline 2 Août 1787._ Cette lettre est un
+ document capital pour la première partie de la vie de
+ Burns.--Tous les renvois aux oeuvres de Burns, soit en vers
+ soit en prose, sont faits, lorsqu'il n'y aura pas d'autre
+ indication, sur la belle édition de W. Scott Douglas: _The
+ complete Works of Robert Burns._ Edinburgh. William
+ Paterson, 6 vol. in-8{o}. C'est pour longtemps sans doute
+ l'édition définitive.]
+
+ [Note 3: John Murdoch's. _Narrative of the Household of
+ William Burnes._ V. Scott Douglas. Vol. IV. Appendix B.]
+
+La mère de Burns était la fille d'un fermier du Carrick, et ce détail
+a son importance. Tandis que la partie de l'Écosse méridionale qui
+s'étend à l'est des collines des Lowther jusqu'à la mer du Nord, avait
+été envahie par les Angles et devenait saxonne, toute la contrée qui
+s'étend à l'ouest des mêmes collines jusqu'à la mer d'Irlande et qui
+constituait le royaume breton de Strathclyde, était restée autrefois
+celtique. Lorsque plus tard les Angles pénétrèrent dans la vallée de
+la Clyde et jusque dans les plaines d'Ayrshire, la partie sud de cette
+région, le Galloway, resta pur de tout mélange[4]; la population
+gallique, qui n'a pas cessé de l'habiter, déborda même sur une partie
+du comté d'Ayr et couvrit le district de Carrick qui en forme le coin
+méridional, contre la mer[5]. C'est de ce bout de terre, où s'est
+conservé un fonds de sang gaulois, que venait la mère de Burns. Elle
+était petite, extrêmement vive et active, d'une humeur gaie, avec une
+chevelure d'un roux pâle et de magnifiques yeux noirs. Elle avait le
+goût celtique pour la musique, elle savait une inépuisable quantité de
+vieilles chansons et de vieilles ballades qu'elle chantait fort bien
+et dont sûrement elle berça son fils. C'est à elle bien plus qu'à son
+père que Robert ressemblait de façons et de traits. Il tenait d'elle
+ces étincelants yeux noirs dont Walter Scott, qui avait connu
+cependant tous les hommes éminents de son temps, disait qu'il n'avait
+jamais vu les pareils dans une autre tête humaine; son aisance de
+démarche et de manières; sa force de familiarité et cette alerte joie
+de vivre qui, pendant longtemps, perça toutes ses tristesses. S'il est
+vrai que, dans la poésie anglaise, les qualités soudaines et
+brillantes, la vivacité de la couleur, la légèreté du rhythme, l'essor
+des strophes, l'ardeur, doivent être attribués au génie celtique[6],
+c'est par sa mère que Burns les a reçus. La partie grave et
+méditative de son oeuvre, ses poèmes sagaces et solides peuvent être
+attribués à l'influence paternelle; c'est à l'influence maternelle que
+revient la partie lyrique, ses adorables chansons si légères, hymnes
+joyeuses aux couleurs claires qui laissent deviner le sang vif des
+Gaulois.
+
+ [Note 4: Skene. _Celtic Scotland._ Vol. I, p. 202-203.--Voir
+ aussi Hill Burton. _History of Scotland._ Vol. I, p. 278.
+ Vol. II, p. 16 et 61.--Voir aussi Veitch. _The History and
+ Poetry of the Scottish Border._ Chapitre III.]
+
+ [Note 5: Skene. _Celtic Scotland._ Vol. III, p. 70.]
+
+ [Note 6: Matthew Arnold. _Of the study of Celtic
+ Literature._]
+
+ * * * * *
+
+Robert Burns naquit le 25 janvier 1759. Sa vie qui devait être si
+orageuse commença dans un orage, et lui-même rappelait, avec une
+rondeur de termes à laquelle il faut s'habituer avec lui, dans quelles
+circonstances il était venu au monde et ce qu'une commère lui avait
+prédit dès la première heure.
+
+ Il y eut un garçon qui naquit en Kyle,
+ Mais en quel jour et de quelle façon,
+ Je me demande si cela vaut la peine
+ D'être si minutieux pour Robin.
+
+ Robin fut un vagabond,
+ Un joyeux gars, un vagabond, un joyeux gars, un vagabond;
+ Robin fut un vagabond,
+ Un joyeux gars, un vagabond, Robin!
+
+ L'avant-dernière année de notre monarque
+ Était de vingt-cinq jours commencée,
+ Ce fut alors qu'une rafale du vent de janvier
+ Entra et commença à souffler sur Robin.
+
+ La commère regarda dans sa main,
+ Elle dit: «Qui vivra, verra la preuve
+ Que ce gros garçon ne sera pas un sot,
+ Je crois que nous l'appellerons Robin.
+
+ Il aura des malheurs, grands et petits,
+ Mais toujours un coeur au dessus d'eux,
+ Il nous fera honneur à nous tous,
+ Nous serons fiers de Robin.
+
+ Mais aussi sûr que trois fois trois font neuf,
+ Je vois par toutes les marques et toutes les lignes
+ Que le vaurien aimera chèrement notre sexe,
+ Aussi sois notre chéri, Robin[7].»
+
+ [Note 7: R. Burns. _Rantin' roving Robin._]
+
+Ce n'était pas assez: neuf ou dix jours après, un des ouragans qui
+sortent de l'Atlantique et se ruent sur cette côte écossaise, sans
+être ralentis ou affaiblis encore par aucun obstacle, renversa le
+pignon de la maison. Pauvre pignon, il est vrai, bâti d'argile, et
+sans doute par des mains malhabiles! Pour y établir sa cheminée,
+William Burnes avait mis dans le mur deux jambages et un linteau de
+pierre; mais lorsque l'argile s'était tassée, cette partie solide
+n'avait pas cédé et avait fait bomber la paroi en dehors. Avec sa
+méchanceté à découvrir le moindre point faible des abris humains, le
+vent avait profité de ce défaut pour pousser le pignon du côté où il
+penchait. Le mur s'était effondré. Pendant la nuit, à travers la
+tourmente, il fallut transporter la mère et le nouveau-né chez un
+voisin, où ils attendirent que William Burnes eût réparé les dégâts et
+refermé la maisonnette[8]. «Rien d'étonnant, disait plus tard Robert,
+que lorsqu'on est entré dans ce monde par une telle tempête, on soit
+la victime de passions tempétueuses[9]».
+
+ [Note 8: _Letter of Gilbert Burns to Dr Currie._]
+
+ [Note 9: Shairp. _Robert Burns._ Chap. I.]
+
+Moins d'un an après Robert, naquit son frère Gilbert qui devait être
+son compagnon, son confident et plus tard presque son meilleur
+biographe. Puis vinrent en 1762 et en 1764 deux soeurs, Agnes et
+Arabella, en sorte que le petit cottage fut bientôt trop peuplé. Plus
+tard la famille devait s'augmenter encore d'un troisième fils,
+William, né en 1767; d'un quatrième, John, né en 1769 et qui mourut
+jeune, et de la dernière fille, Isabella, née en 1771, douze ans après
+son frère aîné et qui mourut en 1858, amenant ainsi jusque dans notre
+génération un front sur lequel avaient joué les doigts de Robert
+Burns.
+
+ * * * * *
+
+C'est dans les quelques milles compris entre la petite rivière de
+l'Ayr et le petit cours d'eau du Doon que s'écoulèrent les premières
+années de Robert Burns.
+
+La route, qui passe maintenant devant le cottage, passait alors
+derrière, au bout du jardin, plus près de la mer, pittoresque et
+animée comme les routes d'alors par une population errante, très
+nombreuse en Écosse. C'étaient les colporteurs, avec leur paquet sur
+l'épaule et leur aune en main; des marchands de littérature populaire
+avec leurs livres à un penny et leurs ballades à un demi-penny; les
+chaudronniers avec leur provision de cornes et leur moule à faire les
+cuillers courtes qu'on nomme _cutties_; des bandes de gipsies; et
+parfois un sergent de recrutement ou un mendiant du roi avec sa robe
+de drap bleu et sa plaque d'étain. C'est là, sans doute, dans les
+interminables contemplations enfantines, que Burns prit le sentiment
+des grand'routes qui revient souvent chez lui et qu'il s'éprit de
+sympathie pour le peuple poudreux et déloqueté des vagabonds et des
+gueux. Les endroits qu'il habita en quittant le cottage de la route
+d'Ayr n'étaient pas aussi faits pour lui donner cette impression,
+qu'il dut surtout emporter d'ici. De devant le cottage, on voit, du
+côté du nord, les pignons débandés des dernières maisons d'Ayr, entre
+lesquels apparaissait jadis le Vieux Pont avec ses contreforts
+massifs; au dessus des toits se dresse la Tour de Wallace. Du côté
+sud, on voit la bordure d'arbres sous lesquels coule le Doon et le
+pont du Doon, avec son arche unique. En face, s'étagent des collines
+à pentes douces, couvertes de champs et parsemées de bouquets de bois.
+Elles n'avaient pas sans doute l'aspect de riche culture qu'elles ont
+aujourd'hui; mais elles présentaient déjà un paysage ramassé, de
+proportions moyennes, formant un ensemble et portant, de quelque côté
+qu'on se tournât, la marque de l'homme.
+
+C'est là que, dans sa première enfance, Burns courut et gambada
+librement, pieds nus, tête nue, comme un vrai gamin écossais, et vécut
+de la vie des petits paysans. Il devait parfois vagabonder jusqu'à
+Ayr, qui lui paraissait sûrement une grande ville. Mais le plus
+souvent il a dû aller courir dans l'eau, sur les cailloux aux bords du
+Doon qui avait pour lui l'attrait qu'ont les ruisseaux pour les
+enfants. C'était, c'est encore--car, comme dit le rivulet de Tennyson,
+les ruisseaux passent moins vite que les hommes--une bonne rivière
+pour y jouer, peu profonde, assez rapide, un de ces cours d'eau dont
+les bonds semblent prendre part à la gaîté des petits garçons qui
+jouent avec eux. Surtout il est semé de gros galets et de rochers au
+milieu desquels il est si amusant de sauter de l'un à l'autre, en se
+mouillant un peu. Il y avait aussi cette bordure touffue de coudriers
+et de noisetiers, sous lesquels court et écume le flot, et qui étaient
+pleins d'oiseaux en avril et de noisettes en septembre. Plus d'une
+fois le gamin ardent au jeu dut s'y attarder, et revenir bien vite
+lorsque, le soir tombant, il fallait, pour rentrer à la maison,
+repasser devant la vieille église ruinée d'Alloway qu'on disait
+hantée. Ce coin de pays, qui a servi de trame à ses premiers
+souvenirs, se retrouve tout entier dans ses poèmes, depuis l'antique
+pont d'Ayr et l'auberge de la Grand'Rue jusqu'à la vieille église
+mystérieuse et au pont du Doon, sur lequel la sorcière en chemise
+devait brandir désespérément, dans les éclairs et l'orage, la queue de
+la jument de Tam de Shanter.
+
+D'autre part, c'est peut-être le voisinage de la ville d'Ayr qui
+éveilla en Burns les sentiments de patriotisme rétrospectif par
+lesquels il est cher aux coeurs écossais. Ayr est une ville à
+souvenirs historiques. C'est là que William Wallace, le héros et le
+martyr de l'indépendance écossaise, à ce que raconte la légende, brûla
+5.000 Anglais dans les magasins à grains qu'on appelait les granges
+d'Ayr. Le nom de William Wallace était resté vivant dans la contrée et
+sa vie était un des livres de lecture populaire. Un des premiers
+livres que Burns ait lus était une vie de Wallace que lui avait prêtée
+un forgeron, et lui-même raconte l'effet qu'il en ressentit. «La vie
+de Wallace versa dans mes veines un enthousiasme écossais qui y
+bouillonnera jusqu'à ce que les écluses de la vie se ferment dans le
+repos éternel.[10]» Ajoutez que c'est dans le district voisin du
+Carrick que Robert Bruce, le continuateur de Wallace, le vainqueur de
+Bannockburn se révolta et a d'abord «brandi sa lance[11]». C'est
+peut-être à ces premières impressions que les Écossais doivent l'_Ode
+de Bruce_ à ses soldats.
+
+ [Note 10: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 11: _The Vision._]
+
+Son enfance de poète eût été incomplète si elle n'avait eu sa part de
+contes merveilleux. Il y avait, dans la pauvre chaumière, une vieille
+femme que William Burnes avait recueillie par charité, et qui sous ses
+rides possédait une mémoire, une imagination de conteur; un trésor
+d'histoires fantastiques sortait d'elle comme ces beaux livres qu'on
+trouve dans un meuble vermoulu et poussiéreux. Elle n'était jamais
+lasse de raconter, et Burns lui a rendu justice. «J'ai dû beaucoup à
+une vieille femme qui restait dans la famille, remarquable par son
+ignorance, sa crédulité et sa superstition. Elle possédait, je
+suppose, la plus vaste collection dans le domaine des histoires et des
+chansons concernant diables, esprits, fées, lutins, sorcières,
+sorciers, feux-follets, lueurs d'elfes, lumières de trépassés,
+revenants, apparitions, charmes, géants, tours enchantées, dragons et
+autres fantasmagories. Cela cultiva en moi les germes cachés de
+poésie, mais eut un si puissant effet sur mon imagination que, même
+aujourd'hui, dans mes promenades nocturnes, je fais parfois attention
+dans les endroits qui ont mauvaise mine; et bien que personne ne
+puisse être plus sceptique que moi en pareille matière, cependant il
+faut que je fasse un effort de philosophie pour secouer ces vaines
+terreurs[12].» C'est probablement à ces contes de vieille femme que
+sont dues les pièces fantastiques de Burns: _la Mort et le Docteur
+Hornbook_, _l'Adresse au Diable_, toute la diablerie de _Tam de
+Shanter_, et surtout ce frisson d'épouvante qui y court.
+
+ [Note 12: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ * * * * *
+
+Les huit premières années de la vie matrimoniale de William Burnes,
+les sept premières années de la vie de Robert Burns, se passèrent là
+et ainsi. Elles semblent avoir été les plus heureuses qu'ait connues
+la pauvre famille. Mais le nid était devenu trop étroit. Déjà trois
+enfants, un quatrième attendu. Pour rester dans la maisonnette, il
+fallait placer les aînés au dehors, les exposer si jeunes aux duretés,
+peut-être aux brutalités et, pire encore, peut-être aux mauvais
+exemples d'étrangers. Avec sa noblesse de vues, le père résolut de
+tout faire pour garder ses fils sous son regard et sous sa main,
+jusqu'à ce qu'ils fussent moralement formés. Robert Burns a marqué,
+très précisément, cette préoccupation de son père. «Si mon père était
+resté dans cette situation, il aurait fallu que je m'éloignasse et que
+je devinsse un des petits domestiques qui traînent dans une ferme.
+Mais c'était son souhait et sa prière les plus chers de pouvoir
+conserver ses enfants sous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils pussent
+discerner entre le bien et le mal[12].» À ce beau devoir William
+Burnes immola sa santé et abrégea sa vie; mais un de ses enfants
+devint un grand homme et tous les autres furent d'honnêtes gens.
+
+Que faire cependant pour vivre? Il pensa à se mettre fermier. C'était
+un nouveau métier qu'il fallait entreprendre à quarante ans. Une de
+ces heures mauvaises conseillères, qui passent dans la vie des plus
+prudents, le lui persuada. Et avec quel argent commencer? Comment
+acheter les outils, les charrues, les premières semences, les quelques
+bestiaux? Le propriétaire du terrain qu'occupait déjà William Burnes
+était en même temps propriétaire d'une ferme vacante. Il avait
+confiance dans le courage et l'honnêteté de son tenancier; il lui
+avança cent livres pour ses premiers débours. À la Pentecôte de 1766,
+William Burnes abandonna le cottage d'argile où il avait amené sa
+femme et où leurs fils leur étaient nés. Il alla s'installer à
+Mont-Oliphant, une ferme moyenne, située au sommet des collines, au
+pied desquelles était l'ancienne demeure qu'on pouvait voir de
+là-haut.
+
+
+II.
+
+MONT-OLIPHANT. -- L'ÉDUCATION. -- L'ADOLESCENCE.
+
+Si la ferme avait été choisie par Robert Burns lui-même, qui paraît,
+pendant toute sa vie, avoir considéré plutôt le site que le sol de ses
+fermes, il ne l'aurait pas choisie ailleurs. Du verger qui est
+derrière le bâtiment, on découvre une des plus belles vues qui se
+rencontrent sur cette admirable côte ouest de l'Écosse. On est au haut
+et au centre d'un vaste amphithéâtre parsemé de bouquets d'arbres, qui
+descend jusqu'à la mer. À droite, derrière des hauteurs, les clochers
+et les fumées d'Ayr; à gauche, les collines brunes de Carrick qui
+aboutissent aux têtes d'Ayr, grands caps rocheux à pic, avec leur
+château ruiné de Greenan; en face la mer et, au fond de ce grandiose
+tableau, l'île d'Arran aux nobles lignes léonines, sur laquelle chaque
+soir d'admirables couchers de soleil descendent dans toutes les
+pourpres du ciel. C'est un paysage de côte, superbe d'ampleur et
+d'âpreté. Il n'a pas cependant, ainsi que nous le verrons, passé tout
+entier dans l'âme de Burns.
+
+Le choix de William Burnes révélait son inexpérience. Ce site
+magnifique est fait d'une terre ingrate. «Mont-Oliphant, la ferme que
+mon père occupait dans la paroisse d'Ayr, est presque le plus pauvre
+sol que je connaisse en état de culture. Je ne puis en donner de plus
+forte preuve que le fait que, malgré l'accroissement extraordinaire de
+la valeur de la terre en Écosse, cette ferme, après qu'une somme
+considérable a été dépensée par le propriétaire pour l'améliorer, a
+été louée, il y a peu d'années, cinq livres (125 fr.) moins cher que
+la rente qu'en donnait mon père, il y a trente ans[13].» De plus
+l'exposition est des plus dures. La dévalée de terrain qui descend
+vers la mer forme une issue où tous les vents de la baie se
+précipitent, se réunissent, pour monter furieusement ce couloir au
+bout duquel est la ferme. Encore maintenant, les braves gens qui
+l'occupent disent que l'hiver y est terrible. William Burnes allait
+arroser en vain de sa sueur et de celle de ses fils, ce sol stérile.
+
+ [Note 13: _Gilbert's Narrative._]
+
+Une vie de labeur et de privations commença alors pour la famille. Il
+est probable que Robert et son frère furent mis aussitôt au travail et
+que les autres aussi, à mesure qu'ils grandissaient, étaient pris par
+la besogne. Ces années doivent avoir été bien dures, car elles ont
+laissé, dans des coeurs courageux qui habitaient des corps endurcis,
+un souvenir dont la cruauté fut indestructible. Plus de dix ans après,
+Robert Burns écrivait «la ferme était une affaire ruineuse, mon père
+était avancé en âge quand il s'était marié; j'étais l'aîné de sept
+enfants et lui, usé par des privations de jeunesse, n'était pas
+capable de travailler. Nous vivions très pauvrement; j'étais un habile
+laboureur pour mon âge et celui qui venait après moi était un frère
+qui pouvait conduire très bien une charrue et m'aider à battre le
+grain... Ce genre de vie, la tristesse sombre d'un ermite avec le
+travail sans répit d'un galérien, me conduisit à ma seizième
+année[14].» Et près de trente ans plus tard, Gilbert, si calme
+cependant, en parle dans des termes qui, dans leur simplicité et leur
+exactitude, sont terribles. «Mon père, en conséquence de ceci (la
+mauvaise qualité de la terre), tomba dans des difficultés qui
+s'augmentèrent par la perte d'une partie de ses bestiaux et par la
+maladie. Aux attaques du malheur, nous ne pouvions opposer qu'un rude
+labeur et la plus rigide économie. Nous vivions très étroitement.
+Pendant plusieurs années, la viande de boucherie fut inconnue à la
+maison, tandis que tous les membres de la famille travaillaient de
+toutes leurs forces, et même plutôt au-delà de leurs forces, aux
+besognes de la ferme. Mon frère, à treize ans, aidait à battre la
+récolte de blé et, à quinze ans, il était le principal ouvrier de la
+ferme, car nous n'avions aucun domestique, ni mâle ni femelle.
+L'angoisse d'esprit que nous ressentîmes dans nos tendres années sous
+ces privations et ces difficultés fut très grande. Quand nous pensions
+à notre père vieilli (il avait alors plus de 50 ans), brisé par les
+longues et continues fatigues de sa vie, avec une femme et cinq autres
+enfants et dans une situation déclinante, ces réflexions produisaient
+dans l'esprit de mon frère et dans le mien des sensations de la plus
+profonde détresse. Je n'ai aucun doute que le dur travail et le
+chagrin de cette période de sa vie n'aient été en grande partie la
+cause de cette dépression de vitalité dont Robert fut si souvent
+affligé pendant tout le reste de sa vie. À cette époque, il souffrait
+presque constamment, le soir, d'une sourde migraine, qui, à une
+période ultérieure de sa vie, se changea en palpitations du coeur et
+en menaces de faiblesses et de suffocations dans le lit, pendant la
+nuit.[15]»
+
+ [Note 14: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 15: _Gilbert's Narrative._]
+
+Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas voir tous ces
+enfants, garçons et filles, le père, la mère, la famille entière
+s'épuisant sur ce sol méchant, pendant des journées où l'acharnement
+au travail étourdit sur son inutilité, puis rentrant le soir exténuée,
+hâve de fatigue, et s'asseyant à un maigre souper qui calme à peine la
+faim et ne refait pas les forces. On devine une vie qui épuise les
+tempéraments, décharne les muscles et durcit les traits. On y sent
+surtout ce découragement progressif du paysan, quand sa ruine semble
+se tramer dans la solitude des champs, qu'il a contre lui, avec le
+mauvais vouloir de la glèbe, les contrariétés fourbes des saisons, et
+que son travail, sans récompense, prend vraiment le caractère d'un
+châtiment.
+
+ * * * * *
+
+C'est à travers ces anxiétés et ces privations que se fit l'éducation
+de Robert Burns et de son frère. Elle mérite qu'on s'y arrête avec
+respect, car elle forme un des touchants chapitres de l'admirable
+histoire de l'instruction populaire en Écosse. Rien n'est plus curieux
+et plus beau que les efforts de ce petit peuple, si pauvre cependant,
+si durement éprouvé par le climat, les guerres étrangères et les
+discordes civiles, vers une éducation. «Dans presque toutes les
+périodes de l'histoire de l'Écosse, dit J. Hill Burton, tous les
+documents qui traitent de la condition sociale du pays révèlent un
+système d'éducation (machinery for education) toujours en avance sur
+les traces de l'art ou des autres éléments de civilisation.[16]»
+
+ [Note 16: J. Hill Burton. _The History of Scotland_, tome
+ III, p. 899.]
+
+Ce que l'Écosse a eu d'original, ce n'a pas été ses quatre
+Universités, bien qu'elles fussent nombreuses, eu égard à la
+population, et libéralement ouvertes à tous; ce n'était pas même ses
+écoles de grammaire, qui existaient dans toutes les villes de quelque
+importance; ces mêmes institutions se retrouvaient en Angleterre, plus
+riches et plus répandues. Ce qui a fait l'Écosse ce qu'elle a été, ce
+qui a tiré de cette maigre population un nombre considérable d'hommes
+illustres, un nombre incalculable d'hommes distingués, a été son
+système d'éducation primaire. Elle avait organisé l'instruction
+universelle que notre âge croit avoir découverte. Dès 1560, les
+rédacteurs du _Premier Livre de Discipline_ proposaient qu'une partie
+des biens du clergé fût appliquée à l'éducation nationale. «Attendu
+que tous les hommes venaient ignorants au monde et que Dieu avait
+cessé de les éclairer miraculeusement, un système d'éducation pour
+tous devenait une nécessité.» Une école devait être attachée à chaque
+église et les parents qui n'avaient pas le moyen de mettre leurs
+enfants à l'école devaient être assistés sur les fonds de
+l'église[17]. Le clergé réformé poussait dans ce sens. En 1616, un
+acte du Conseil Privé portait qu'il y aurait une école dans chaque
+paroisse du royaume, sous la surveillance de l'évêque[18]. Enfin, en
+1696, parut le statut qui créa définitivement le fameux système connu
+sous le nom des «Écoles Paroissiales». Il portait que, dans chaque
+paroisse, l'entretien d'une école devenait un impôt de la propriété
+foncière. Le salaire du maître d'école devenait une charge à l'égal du
+traitement du ministre. Les propriétaires fonciers devaient également
+fournir au maître d'école une maison convenable[19].
+
+ [Note 17: John Mackintosh. _The History of Civilisation in
+ Scotland_, chapitre XV, tome II, page 140.--Tytler. _History
+ of Scotland_, tome III, p. 131.--Chambers. _Domestic Annals
+ of Scotland_, vol. III, p. 151.]
+
+ [Note 18: Chambers. _Id._ tome I, p 479. Voir aussi tome II,
+ p. 138.]
+
+ [Note 19: Hill Burton. _The History of Scotland_, chap.
+ LXXXV, tome VIII, page 72.]
+
+Dès lors, dans chaque paroisse, les pauvres purent être instruits.
+Humble enseignement, sans doute, donné souvent dans des masures, par
+des ignorants. Mais qu'importe? Le peuple avait la soif de la science
+qui, pour l'énergie et l'activité de la vie, vaut mieux, vaut mille
+fois mieux que la possession et la satiété de la science. Maîtres et
+élèves enseignaient, apprenaient du mieux qu'ils pouvaient; la bonne
+volonté va loin en tout. Dans presque toutes les chaumières, à la
+lumière du feu de tourbe, car on ne brûlait guère de houille alors et
+les collines écossaises n'ont le plus souvent que des taillis, on
+lisait avidement; on se passait les quelques livres qu'on pouvait
+avoir, souvent des livres de théologie ou des recueils de sermons; on
+discutait l'orthodoxie, la doctrine du ministre, parfois avec une
+éloquence ou une perspicacité natives, toujours avec une ténacité
+d'argumentation caractéristique de la race. Tandis que les villes des
+autres pays étaient encore des bas-fonds d'ignorance croupissante, le
+voyageur qui passait dans le plus misérable clachan écossais
+s'émerveillait d'y trouver des germes et parfois des fleurs
+singulièrement épanouies de vie intellectuelle. Il y a de cette
+surprise un exemple bien probant. Dans le voyage que Wordsworth fit
+avec Coleridge en Écosse, un peu après cette époque, et dont le
+charmant journal a été publié récemment, on trouve des impressions
+comme celles-ci: «Nos petits gars avant d'être loin furent rejoints
+par une demi-douzaine de leurs compagnons, tous sans souliers ni bas.
+Ils nous dirent qu'ils demeuraient à Wanlockhead, le village là-haut,
+qu'ils montaient au sommet de la colline; ils allaient à l'école et
+apprenaient le latin, Virgile, et quelques-uns d'entre eux le grec,
+Homère; mais quand Coleridge commença à les questionner plus avant,
+vite, ils s'enfuirent, pauvres petits! Je suppose qu'ils avaient peur
+d'être examinés.» Le lendemain on trouve cette note: «Passé près d'un
+berger qui était assis sur le sol, lisant, avec un livre sur ses
+genoux, s'abritant du vent au moyen de son plaid, tandis qu'un
+troupeau de moutons paissait près de lui parmi les roseaux et une
+herbe grossière»; et le soir du même jour, cet autre trait: «La petite
+fille fut enchantée des six pence que je lui donnai et dit qu'elle
+achèterait avec cela un livre lundi matin.» Le lendemain était un
+dimanche et il n'était pas question d'acheter quoi que ce fût en
+Écosse, un dimanche. Ces quelques notes de voyage en prouvent plus que
+beaucoup de textes[20].
+
+ [Note 20: _Recollections of a Tour Made in Scotland, A D
+ 1803_, by Dorothy Wordsworth.--First week.]
+
+De ces écoles de villages, il arrivait que des élèves plus méritants
+allaient jusqu'à une des Universités. Au prix de quels sacrifices et
+de quelles privations! Il fallait vraiment que la flamme sacrée brûlât
+en eux. Les classes étaient ouvertes cinq mois par an; le reste du
+temps, ils enseignaient eux-mêmes ou revenaient travailler la terre
+pour gagner leurs maigres dépenses. Ils recevaient, pendant leurs
+termes, par les voituriers, leurs provisions de pain d'avoine et de
+pommes de terre; ils vivaient avec cela; aux vacances, ils regagnaient
+à pied la maison du père[21]. Boswell raconte qu'étant dans l'île de
+Col, il vit un fermier dont le fils allait chaque année à pied à
+Aberdeen, pour son éducation, et en revenait dans l'été, servir de
+maître d'école dans l'île, traversant ainsi deux fois l'Écosse d'une
+mer à l'autre. «Il y a quelque chose de noble, dit le Dr Johnson, dans
+ce jeune homme qui fait une marche de deux cents milles, et autant
+pour revenir, par amour du savoir[22]». «L'éducation est une passion
+en Écosse», dit Froude en racontant l'histoire, touchante aussi, de
+l'éducation d'un autre grand Écossais, Thomas Carlyle[23]. C'est ainsi
+qu'ont été élevés beaucoup des hommes qui ont fait honneur à l'Écosse.
+
+ [Note 21: Froude. _The Early Life of Thomas Carlyle. The
+ nineteenth Century._ July 1881.]
+
+ [Note 22: Boswell. _The Journal of a Tour to the Hebrides
+ with Samuel Johnson, L L D._ October 8.]
+
+ [Note 23: Froude. _The Early Life of Thomas Carlyle._ Id.]
+
+Même dans ce pays si merveilleusement épris de savoir, l'éducation de
+Robert Burns et de son frère Gilbert forme un épisode rare et vraiment
+émouvant. On ne sait ce qu'on y doit le plus admirer des sacrifices du
+père, du dévouement du maître, ou de l'ardeur des enfants à apprendre.
+À eux tous ils forment comme un groupe complet qui symbolise ce qu'il
+y a eu de plus élevé et de plus méritoire dans l'élan universel de
+l'Écosse vers l'éducation.
+
+William Burnes habitait encore son cottage d'Alloway quand il commença
+à songer à l'instruction de ses fils. Le maître de l'école d'Alloway
+venait de partir et l'école était vide. William Burnes va à Ayr,
+s'informe. Il y avait alors un jeune garçon d'environ dix-sept ans,
+nommé John Murdoch, qui achevait lui-même son éducation et
+perfectionnait son écriture. William lui envoie dire qu'il l'attend à
+l'auberge où il le prie d'apporter un de ses cahiers. L'examen ayant
+été favorable, il l'engage. Burnes s'était entendu avec quatre de ses
+voisins. Ils donnaient, à tour de rôle, l'hospitalité au jeune maître
+d'école; Murdoch restait une semaine chez l'un, puis la semaine
+suivante chez l'autre, et ainsi de suite[24]. Il enseignait dans la
+journée les enfants de ces braves gens, et sans doute, le soir,
+faisait quelques lectures, commençait presque sans livres et sans
+ressource à apprendre le français qu'il devait plus tard posséder fort
+bien. Au bout d'environ un an, William Burnes se transporta à
+Mont-Oliphant; mais, malgré la distance qui, à la vérité, n'était pas
+grande, Robert et Gilbert continuèrent de venir à l'école de John
+Murdoch, pendant plus d'une année.
+
+Ce qui n'est pas moins remarquable que tout ceci, c'est l'excellence
+de l'éducation qui se donnait dans un coin perdu de ce pays qu'on
+regardait ailleurs comme presque barbare. Les livres dont on se
+servait étaient le Nouveau-Testament, la Bible, un choix de morceaux
+en vers et en prose, la grammaire anglaise. On lisait, on épelait sans
+livre, on faisait des analyses. Murdoch lui-même a laissé un exposé de
+sa méthode. «C'était, dit-il, de leur faire bien comprendre le sens de
+chaque mot, dans chaque phrase qu'on devait apprendre par coeur. Soit
+dit en passant, ceci peut se faire plus aisément et plus tôt qu'on ne
+le pense généralement. Dès qu'ils étaient assez avancés pour le faire,
+je leur enseignais à mettre les vers dans l'ordre naturel de la prose,
+quelquefois à substituer les expressions synonymes aux mots poétiques
+et à suppléer toutes les ellipses. Ce sont des moyens de s'assurer que
+l'élève comprend son auteur. Ce sont des aides excellentes pour
+apprendre l'arrangement des mots dans les phrases, et pour acquérir de
+la variété d'expression[24].»
+
+ [Note 24: _John Murdoch's Narrative of the Household of
+ William Burnes._ Scott Douglas, tom. IV, Appendix B.]
+
+Robert et Gilbert faisaient de rapides progrès. Ils apprenaient les
+hymnes et les poésies de leur recueil avec une grande facilité, et,
+dans tous les petits exercices littéraires, ils étaient à la tête de
+leur classe. Chose étrange, Murdoch était beaucoup plus frappé de
+Gilbert que de Robert. Le premier dont la face joyeuse disait: «Gaîté,
+avec toi je veux vivre![25]» lui semblait doué d'une imagination plus
+vive et avoir plus d'esprit. «Assurément, si on avait demandé à
+quelqu'un qui connaissait les deux enfants, lequel courtiserait les
+Muses, il n'aurait jamais deviné que Robert vraisemblablement eût une
+tendance de ce côté[26].» Celui-ci avait une expression généralement
+grave, qui révélait un esprit sérieux, contemplatif et pensif. «À
+cette époque, dit-il de lui-même, je n'étais le favori de personne.
+J'étais noté pour une mémoire tenace, quelque chose de brusque et
+d'obstiné dans mon caractère et une piété enthousiaste et stupide. Je
+dis stupide, parce que je n'étais encore qu'un enfant. Bien qu'il en
+coûtât quelques corrections au maître d'école, je devins un excellent
+élève en anglais et, vers l'âge de dix ou onze ans, j'étais passé
+critique en substantifs, verbes et particules[27].»
+
+ [Note 25: C'est le dernier vers de _l'Allegro_ de Milton.]
+
+ [Note 26: _John Murdoch's Narrative._]
+
+ [Note 27: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Après avoir fait ainsi la classe à Alloway, pendant plus de deux ans
+et demi, Murdoch dut quitter le pays. Des changements étaient survenus
+parmi les fermiers qui soutenaient l'école; on lui offrait une
+situation meilleure dans le Carrick. Il ne voulut pas partir sans dire
+adieu à ses deux élèves favoris et à leur père pour lequel il avait de
+la vénération. Un soir, il s'en alla par les collines qui montent vers
+Mont-Oliphant, un peu triste sans doute, comme aux déplacements de la
+pauvre vie de maître d'école, avec la perspective de nouveaux visages
+et d'un milieu peut-être plus difficile. Il n'était pas riche, et
+cependant il emportait pour chacun de ses élèves, un présent qu'ils
+garderaient en souvenir de lui, peu de chose, à la vérité, un présent
+un peu pédant, et toutefois touchant à cause de la pauvreté et de
+l'affection de celui qui le donnait: un résumé de grammaire anglaise
+et la tragédie de _Titus Andronicus_. Pour passer la soirée, il se mit
+à lire la pièce à haute voix. Toute la famille écoutait en cercle.
+Shakspeare, si ce drame est de lui, y a entassé toutes les horreurs de
+l'ancien théâtre anglais. À la fin du second acte, on voit, dans une
+forêt, Lavinia ensanglantée, la langue et les mains coupées, entre
+deux scélérats qui viennent de la violer et qui lui conseillent de
+demander de l'eau pour se laver les mains. À cet endroit, toute la
+famille éclata en sanglots et pria Murdoch de ne pas poursuivre.
+Burnes toujours calme, fit observer avec raison que, si on ne voulait
+écouter la pièce jusqu'au bout, il était inutile que Murdoch la
+laissât. Mais Robert impétueusement s'écria que, si on la laissait, il
+la jetterait au feu. Le père allait gronder; le jeune maître
+intervint, en disant qu'il aimait cette sensibilité et laissa une
+autre comédie à la place du terrible _Titus Andronicus_[28]. Combien y
+avait-il, à cette époque, en Europe, de foyers de paysans où une
+pareille scène fût possible?
+
+ [Note 28: _Gilbert's Narrative._]
+
+Murdoch parti, la petite école de là-bas, près de l'ancien cottage,
+avait de nouveau fermé ses volets. D'ailleurs, les garçons
+grandissaient; leurs services commençaient à se faire sentir à la
+ferme; on avait besoin d'eux, car la lutte contre la misère était âpre
+et serrée; il fallait que tout le monde fût là. Pendant les soirées
+d'hiver, à la chandelle, le père enseignait l'arithmétique à ses fils;
+les deux soeurs aînées et un frère de la mère de Burns qui étaient à
+la ferme profitaient des leçons. William Burnes essayait de continuer
+lui-même l'éducation de ses fils. Il est beau de voir comment cet
+homme, dévoré de soucis et livré à ses propres ressources, essayait,
+malgré tout, de diriger ses enfants. Quand ils l'accompagnaient dans
+ses occupations de la ferme, il causait avec eux de tous les sujets,
+comme s'ils avaient été des hommes; il essayait de mener la
+conversation sur tout ce qui pouvait augmenter leur savoir ou les
+affermir dans des habitudes de vertu. Il avait emprunté pour eux un
+manuel de géographie, et s'efforçait de leur faire connaître la
+situation et l'histoire des diverses contrées du globe. À un cabinet
+de lecture d'Ayr, il se procurait la _Théologie physique et astrale_
+de Durham, la _Sagesse de Dieu dans la Création_ de Ray, pour leur
+donner quelque idée d'astronomie et d'histoire naturelle. Il avait
+souscrit chez un libraire de Kilmarnock à l'_Histoire de la Bible_ de
+Stackhouse. Jusque dans les personnages secondaires, on retrouve cette
+soif d'apprendre et, du fond de ce tableau si curieux, sortent de
+toutes parts des détails qui en complètent l'impression. Un frère de
+la mère de Burns, qui était resté quelque temps à la ferme, en avait
+profité pour apprendre lui-même un peu d'arithmétique, «à la chandelle
+des soirs d'hiver,» comme dit Gilbert. Il s'en va un jour à Ayr, dans
+une boutique de libraire, pour acheter un guide du calculateur ou
+quelque parfait secrétaire du temps. Il s'explique mal ou le marchand
+se trompe, et il emporte un choix de lettres des principaux écrivains
+anglais. Comme tous les livres qui entraient dans la maison, celui-ci
+passe par les mains de Burns, et c'est sans doute à l'impression qu'il
+en reçut qu'on doit sa correspondance qui fut, peut-être, pour lui un
+travail plus sérieux que sa poésie[29]. Une des plus grosses dépenses
+de cette famille si pauvre était l'achat de quelques livres.
+
+ [Note 29: _Gilbert's Narrative._]
+
+En 1772, une bonne nouvelle arriva: Murdoch, qui a été si longtemps
+absent, dont on a si souvent parlé, qui a séjourné dans le Carrick,
+puis à Dumfries, Murdoch revient à Ayr. Sur cinq candidats, il a été
+choisi pour être professeur à l'école de la ville. C'est un ami qui
+est rendu! Il n'a pas oublié ses anciens élèves. Il leur envoie en
+cadeau les _OEuvres de Pope_ et quelque autre poésie. C'est la
+première qu'ils aient entre les mains, depuis le recueil de la petite
+école d'autrefois. William Burns profite du retour de son jeune ami
+pour lui envoyer son fils aîné, qui se perfectionnera avec lui et
+pourra, à son tour, servir de maître à ses frères et soeurs. Mais le
+travail presse et on ne peut guère disposer que des quelques semaines
+qui précèdent immédiatement la moisson. Aussitôt qu'on commencera à
+faucher, Robert, qui fournit la besogne d'un homme, devra être à son
+rang, à l'aube, quand la file des moissonneurs se préparera à
+attaquer le premier champ. C'est dans les souvenirs de Murdoch
+lui-même qu'il faut lire l'emploi de ces quelques jours dérobés au
+labeur de la ferme et retrouver l'enthousiasme du maître et de
+l'élève.
+
+ «En 1773 Robert Burns vint vivre et loger avec moi, dans le
+ dessein de revoir la grammaire anglaise etc., afin d'être plus
+ capable d'instruire ses frères et soeurs à la maison. Il était
+ avec moi jour et nuit, à l'étude, à tous les repas et dans toutes
+ mes promenades. Au bout d'une semaine, je lui dis que, comme il
+ possédait assez bien les parties du discours etc., j'aimerais à
+ lui enseigner un peu de prononciation française, afin que
+ lorsqu'il rencontrerait le nom d'une ville française, d'un
+ navire, d'un officier ou quelque autre nom semblable dans les
+ journaux, il pût le prononcer un peu comme du français. Robert
+ fut heureux d'entendre cette proposition et nous attaquâmes
+ immédiatement le français avec grand courage. On n'entendait plus
+ autre chose que la déclinaison des noms, la conjugaison des
+ verbes etc. Quand nous nous promenions ensemble, et même aux
+ repas, je lui disais continuellement le nom des objets en
+ français, au fur et à mesure qu'ils s'offraient; en sorte que
+ d'heure en heure il accumulait une provision de mots et
+ quelquefois de petites phrases. Bref, il prit si grand plaisir à
+ apprendre, et moi à enseigner, qu'il était difficile de dire
+ lequel des deux était le plus zélé, et, vers la fin de la seconde
+ semaine de notre étude du français, nous commençâmes à lire un
+ peu des aventures de Télémaque, dans les mots mêmes de Fénelon.
+
+ Mais voici que les plaines de Mont-Oliphant commencèrent à jaunir
+ et Robert rappelé dut abandonner les agréables scènes qui
+ entouraient la grotte de Calypso et, armé d'une faucille,
+ chercher la gloire en se signalant dans les champs de Cérès. Et
+ c'est ce qu'il faisait, car bien qu'il n'eût que quinze ans, on
+ me disait qu'il faisait l'ouvrage d'un homme.
+
+ Aussi fus-je privé de mon très bon élève et d'un très agréable
+ compagnon au bout de trois semaines, dont l'une fut entièrement
+ consacrée à l'étude de l'anglais et les deux autres
+ principalement à celle du français. Cependant je ne le perdis pas
+ de vue; mais je faisais de fréquentes visites chez son père quand
+ j'avais moi-même ma demi-journée de congé, et souvent j'y allais
+ accompagné d'une ou deux personnes plus intelligentes que
+ moi-même, afin que le bon William Burnes pût goûter une petite
+ fête intellectuelle. Alors on passait à d'autres mains l'aviron.
+ Le père et le fils s'asseyaient avec nous et nous goûtions une
+ conversation où un raisonnement solide, des remarques sensées et
+ un assaisonnement modéré de plaisanterie étaient si heureusement
+ mêlés qu'elle était du goût de tout le monde. Robert avait cent
+ choses à me demander sur les Français, etc. et le père, qui avait
+ toujours en vue une instruction rationnelle, avait sans cesse
+ quelques questions à poser à mes amis, plus instruits sur la
+ physique ou les sciences naturelles ou la philosophie ou quelque
+ autre sujet intéressant[30].»
+
+ [Note 30: _Murdoch's Narrative._]
+
+Cette page, dans sa bonhomie simple et son enthousiasme un peu naïf,
+n'est-elle pas d'une âme excellente et saine? De son séjour auprès de
+Murdoch, Robert avait rapporté un dictionnaire et une grammaire
+français ainsi que les fameuses _Aventures de Télémaque_. «En peu de
+temps, au moyen de ces livres, il acquit une connaissance du langage
+suffisante pour lire et comprendre n'importe quel auteur français en
+prose. Ceci fut considéré comme une sorte de prodige et, par
+l'entremise de Murdoch, lui procura la connaissance de plusieurs
+jeunes garçons d'Ayr, qui à ce moment s'exerçaient à parler français,
+et l'attention de quelques familles, en particulier celle du Dr
+Malcolm où la connaissance du français était une recommandation[31].»
+
+ [Note 31: _Gilbert's Narrative._]
+
+Tous les personnages de cette histoire, même ceux qui sortent à peine
+du second plan, sont intéressants par cette soif de savoir et
+l'énergie de leur travail solitaire. Voici une autre figure qui
+apparaît à peine et qui est bien de ce monde-là. «Observant la
+facilité avec laquelle il avait acquis le français, M. Robinson, le
+maître d'écriture établi à Ayr, et ami particulier de M. Murdoch,
+après avoir acquis une connaissance considérable du latin par son
+propre effort, sans l'avoir jamais appris à l'école, conseilla à
+Robert de faire la même tentative en lui promettant toute l'aide en
+son pouvoir. Conformément à cet avis, celui-ci acheta _Les Rudiments
+du latin_, mais trouvant cette étude aride et peu intéressante, il
+l'abandonna peu après[31].» Ce maître d'écriture qui s'est fait par
+lui-même latiniste et qui veut enseigner la langue de Virgile et de
+Tite-Live à un petit paysan n'est pas non plus à passer sous silence.
+
+Quant à Murdoch, après avoir continué pendant quelques années à
+enseigner à Ayr, il se fâcha avec le ministre de la paroisse et partit
+pour Londres. Il y vécut en y donnant des leçons de français aux
+Anglais et d'anglais aux étrangers; il paraît qu'il eut pour élève
+Talleyrand. À force de volonté, il avait réussi à posséder le français
+assez bien pour écrire un _Vocabulaire des Racines de la Langue
+Française_; un _Essai sur la Prononciation et l'Orthographe de la
+Langue Française_. La renommée de Burns lui parvint à travers le bruit
+de Londres. Après une vie de peine, il arriva pauvre à la vieillesse.
+Les amis et les admirateurs du poète firent une souscription en sa
+faveur pour le retirer de l'indigence. Il mourut en 1824, à
+soixante-dix-sept ans, après avoir survécu vingt-huit ans à son élève
+favori. Il a mérité d'être uni à sa gloire, et il a droit au respect
+qui revient aux coeurs bons et aux vies d'honnêteté.
+
+ * * * * *
+
+Il est à peu près clair, d'après la page citée plus haut, que Murdoch
+avait à cette époque modifié son opinion sur les deux frères. Une
+flamme était allumée dans Robert. Il était dès à présent facile de
+voir que la lueur qui se formait en lui n'était pas de même essence
+que chez les autres. Dans l'isolement de Mont-Oliphant dont Gilbert
+disait plus tard: «Rien ne pouvait être plus retiré que notre manière
+ordinaire de vivre à Mont-Oliphant; nous voyions rarement quelqu'un
+d'autre que les membres de notre famille[32]», dans cette solitude de
+pauvreté et ce travail sans trêve, Robert s'était jeté avec fureur
+dans la lecture.
+
+ [Note 32: _Gilbert's Narrative._]
+
+Tout jeune, il avait aimé à lire et il semble avoir été très tôt
+sensible aux beautés littéraires. Il se rappelait, comme tous ceux qui
+aiment les lettres, le premier morceau qui lui avait fait impression
+et donné ce petit choc inoubliable qui éveille l'âme à des choses
+nouvelles. C'était la vision où Mirzah contemple, du sommet de la
+colline, la vie humaine, sous la forme d'un pont aux arches ruineuses
+jeté sur le torrent du temps, et discerne au-delà les îles
+bienheureuses, dans lesquelles reposent ceux qui furent gens de
+bien[33]. C'est un des beaux morceaux de prose anglaise, calme,
+harmonieux, et, en dépit de son affabulation orientale, éclairé d'une
+lumière qui semble empruntée aux allégories de Platon. «Je pouvais
+voir des personnes vêtues d'habits brillants avec des guirlandes sur
+la tête, passant entre les arbres, couchées au bord de fontaines ou
+reposant sur des lits de fleurs; et je pouvais entendre une harmonie
+confuse d'oiseaux chanteurs, d'eaux tombantes, de voix humaines et
+d'instruments de musique. Une allégresse grandit en moi à la
+découverte d'une scène si délicieuse.» À côté de cette noble page un
+autre morceau, également d'Addison, avait agi sur lui, un hymne de
+remerciement à Dieu après les dangers d'un voyage, d'une dignité un
+peu artificielle. «Le premier objet de composition littéraire dans
+lequel je me rappelle avoir pris plaisir était la vision de Mirzah et
+un hymne d'Addison commençant: «Combien bénis sont tes serviteurs, ô
+Seigneur.» Je me rappelle particulièrement une demi stance qui était
+une musique pour mes oreilles d'enfant; je rencontrai ces deux
+morceaux dans le recueil de Mason, un de mes livres de classe.» La
+strophe qui était restée dans sa mémoire est, en effet, une des
+meilleures du morceau. Addison fut ainsi doublement un initiateur pour
+Burns. Il lui révéla d'un même coup les deux côtés du plaisir
+littéraire: le pouvoir qu'ont les mots d'évoquer de belles images et
+la part de musique qu'ils peuvent contenir.
+
+ [Note 33: _The Spectator_, Nº 159, Saturday, September 1st
+ 1711.]
+
+À partir de ce moment, il dévora tout ce qui lui tombait sous la main:
+vieux livres, volumes dépareillés, romans incomplets, ouvrages
+ennuyeux ou démodés. Il mettait à contribution les pauvres planches de
+livres des voisins. L'un d'eux lui prêtait deux volumes de _Pamela_;
+le forgeron qui ferrait les chevaux lui prêtait la _Vie de William
+Wallace_. Robert lisait tout cela avec une avidité et une ardeur sans
+égales. «Aucun livre n'était assez volumineux pour effrayer son zèle
+ou assez vieux pour refroidir ses recherches[34].» Lui-même a laissé
+la liste de ces lectures hétérogènes, rassemblées au hasard des prêts
+ou des trouvailles dans un panier de bouquiniste. «Ma connaissance de
+l'histoire ancienne provenait de la _Grammaire géographique de Guthrie
+et de Salmon_; j'acquis du _Spectateur_ mes connaissances de moeurs
+modernes, de littérature et de critique. Ces livres, avec les oeuvres
+de Pope, quelques pièces de Shakspeare, Tull et Dickson _sur
+l'Agriculture_, le _Panthéon_, l'_Essai_ de Locke _sur l'Entendement
+Humain_, l'_Histoire de la Bible_ de Stackhouse, _le Jardinier
+anglais_ de Justice, les _Lectures_ de Boyle, les oeuvres d'Allan
+Ramsay, la _Doctrine de l'Évangile sur le Péché originel_ du Dr
+Taylor, une collection choisie de chansons anglaises et les
+_Méditations_ d'Hervey avaient été la mesure de mes lectures[35].» Et
+il ajoute ces mots qui font saisir à son origine sa vocation de
+chansonnier, au moment très précoce où l'action future point dans une
+préférence. «La collection de chansons était mon _vade mecum_. Je les
+lisais et relisais, en conduisant mon chariot ou en allant au travail,
+chanson par chanson, vers par vers, notant soigneusement le tendre et
+le sublime; de l'affectation ou de la boursouflure. Je suis convaincu
+que je dois à cet exercice beaucoup de mon habileté de critique, telle
+quelle[35].»
+
+ [Note 34: _Gilbert's Narrative._]
+
+ [Note 35: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Il n'est guère possible de parcourir la liste de ces auteurs sans
+faire une remarque importante et à laquelle les critiques anglais ne
+paraissent pas avoir prêté suffisamment attention. C'est, si on
+néglige les livres de renseignements, qu'Addison et Pope ont été les
+deux premiers maîtres littéraires de Burns; il a été formé, à l'âge où
+les impressions sont vives et profondes, par les deux écrivains les
+plus classiques de l'époque classique de la littérature anglaise,
+j'entends ceux qui ont le mieux possédé, l'un par art et l'autre par
+grâce de nature, la netteté et la sobriété de la forme, ceux également
+où l'idée s'ajuste sur un plan très raisonné. Burns a peu lu les
+auteurs colorés et imaginatifs du XVIe siècle. Dans sa jeunesse, il
+n'avait, on le voit, que quelques pièces de Shakspeare; il n'a connu
+Spenser que beaucoup plus tard, après qu'il avait déjà fourni la
+meilleure partie de son oeuvre. Il doit peut-être, en partie, à ces
+modèles, ce que sa poésie a de court, d'arrêté et de direct, on
+pourrait presque dire de classique. Il faut ajouter à cette influence
+celle des chansons populaires, dont il parle lui-même et qui souvent,
+pour d'autres causes, ont des qualités analogues, avec plus de
+passion.
+
+Le travail d'esprit que ces lectures excitaient faisait naître peu à
+peu dans ce jeune paysan la conscience confuse de sa force. Il était
+bien loin de croire qu'il serait jamais un écrivain, un poète. Mais il
+prenait lentement le sentiment de sa supériorité. Il était fier de ses
+lectures. Il aimait à se mêler à ces discussions théologiques
+familières aux paysans écossais, nourris de la lecture de la Bible,
+d'ouvrages religieux et de sermons raisonneurs. Il s'y jetait avec son
+impétuosité naturelle et une hardiesse, où entrait peut-être bien
+quelque envie d'étonner et de terrifier l'entourage. «Les discussions
+de théologie, vers cette époque, faisaient perdre à moitié la tête au
+pays, et moi, ambitieux de briller les dimanches, entre les sermons,
+dans les conversations, aux funérailles, etc., je pris l'habitude,
+quelques années plus tard, de mettre le calvinisme dans l'embarras,
+avec tant de chaleur et d'emportement, que je soulevai contre moi un
+haro d'hérésie qui n'a pas encore cessé à présent[36].» Il y employait
+déjà la vigueur et la souplesse de raisonnement qui devaient plus tard
+tant frapper les esprits cultivés d'Édimbourg, et sans doute aussi sa
+raideur de sarcasme. Il rapportait un certain orgueil de ces
+rencontres où il devait secouer ses adversaires comme il lui plaisait.
+À cela se mêlait une poussée obscure de rêves, de désirs,
+d'aspirations sans forme, et cependant claires et chères, car elles
+prenaient un corps dans la solitude des travaux champêtres, et la
+misère de sa vie leur donnait de la douceur. Tout cela s'ébauchait
+indistinct, au fond d'un gars robuste, gauche et timide, tantôt
+ombrageux et sombre, tantôt pris d'accès de sociabilité et de gaîté.
+
+ [Note 36: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ * * * * *
+
+Cependant, ces jours assombris ne furent pas sans leur joie, et, pour
+employer le proverbe anglais, ces nuages eurent leur liseré d'argent.
+Au milieu de ces tracas, l'amour entra dans l'âme du poète et y
+éveilla la poésie. Ce fut une pastorale charmante et chaste qui
+restera mémorable dans l'histoire de la littérature écossaise. C'était
+au temps de la moisson. Les champs de Mont-Oliphant n'étaient pas
+aussi bruyants que ceux de ce fermier qui louait un musicien pour
+animer ses travailleurs et faisait tomber les gerbes au son des
+cornemuses. Toutefois la récolte est joyeuse partout, et il y a, dans
+l'emportement du faucheur lancé dans les blés, une sorte d'ivresse qui
+fait oublier les soucis. À chaque moissonneur, c'était la coutume
+d'adjoindre une moissonneuse qui le suivait, mettait en javelle les
+épis qu'il avait coupés. Robert avait quinze ans, mais il donnait le
+travail d'un homme. Il eut pour la première fois sa place et sa
+compagne. La fillette avait un an de moins que lui. Elle se nommait
+Nelly Kilpatrick; c'était la fille du forgeron qui avait jadis prêté à
+Burns la _Vie de Wallace_[37]. L'Écosse n'est pas disposée à oublier
+le nom de cette famille qui a eu, à deux reprises, sur son poète, une
+telle influence. Burns a laissé lui-même le récit ravissant de cette
+idylle; il y a quelque chose de la simplicité et de la grâce de
+certains passages de _Daphnis et Chloé_.
+
+ [Note 37: Chambers. _Life of Burns._ Tome I, p. 23.]
+
+ Vous connaissez la coutume de nos campagnes d'associer un homme
+ et une femme comme partenaires dans les travaux de la moisson.
+ Dans mon quinzième automne, ma compagne était une ensorcelante
+ créature qui comptait juste un automne moins que moi. La pauvreté
+ de mon anglais me refuse le pouvoir de lui rendre justice dans ce
+ langage, mais vous connaissez notre expression écossaise, elle
+ était une «bonie, sweet, sonsie lass.» Bref, tout à fait sans en
+ avoir conscience, elle m'initia à certaine passion délicieuse,
+ que je tiens, quoi qu'en puissent dire le désappointement aigri,
+ la prudence routinière et la philosophie pédante, pour la
+ première des joies humaines et notre principal plaisir ici-bas.
+ Comment elle attrapa la contagion, je n'en sais rien; vous
+ autres, médecins, vous parlez beaucoup d'infection en respirant
+ le même air, du toucher etc., mais je ne lui dis jamais
+ expressément que je l'aimais. À la vérité, je ne savais pas bien
+ moi-même pourquoi j'aimais tant à m'attarder en arrière avec
+ elle, quand nous revenions au soir de notre travail; pourquoi les
+ tons de sa voix faisaient frémir les cordes de mon coeur, comme
+ une harpe éolienne; et particulièrement pourquoi mon pouls
+ battait une charge si furieuse quand je la regardais et que je
+ tenais dans mes doigts sa main pour en retirer les piquants
+ d'orties et de chardons. Parmi ses autres titres à inspirer
+ l'amour, elle chantait avec douceur, et c'est son réel écossais
+ favori que j'essayai de traduire et d'exprimer en rimes.
+
+ Je n'étais pas assez présomptueux pour m'imaginer que je pouvais
+ faire des vers comme les vers imprimés, composés par des hommes
+ qui possédaient le grec et le latin. Mais ma fillette chantait
+ une chanson qui, disait-on, avait été composée par le fils d'un
+ petit propriétaire de campagne, sur une des servantes de son
+ père, dont il était épris. Je ne voyais pas pourquoi je ne
+ pourrais pas rimer aussi bien que lui, car excepté pour
+ goudronner les moutons et mouler la tourbe (car son père vivait
+ dans les moors) il n'avait pas plus d'habileté de savant que moi.
+ Ainsi commencèrent en moi l'amour et la poésie qui, par moments,
+ ont été mon seul et, jusqu'à cette dernière année, mon plus haut
+ bonheur[38].
+
+ [Note 38: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Cette première chanson, pour laquelle il conserva toujours une
+tendresse secrète, était, faut-il le dire? un pauvre essai tout
+gauche. Lui-même déclarait plus tard qu'elle était «puérile et sotte»,
+mais qu'elle lui plaisait toujours parce qu'elle lui rappelait ces
+jours heureux où son coeur était honnête et sa langue sincère[39].
+Elle est cependant intéressante par le mélange de bonnes intentions et
+de platitudes, s'embrouillant dans une maladresse de débutant. Elle
+marque bien d'où est parti le poète, et permet de mesurer ses progrès.
+
+ [Note 39: _Common-place Book, Aug 1783._]
+
+ Ô jadis j'aimais une jolie fillette,
+ Oui, et Je l'aime encore;
+ Et tant que la vertu réchauffera ma poitrine,
+ J'aimerai ma jolie Nell.
+
+ J'ai vu des fillettes aussi jolies,
+ Et j'en ai vu mainte aussi bien mise;
+ Mais pour un air modeste et gracieux,
+ Je ne vis jamais sa pareille.
+
+ Une jolie fillette, je le confesse,
+ Est agréable à l'oeil;
+ Mais, sans d'autres meilleures qualités,
+ Elle n'est pas la fillette qu'il me faut.
+
+ Mais l'air de Nelly est gai et doux,
+ Et, ce qui vaut mieux que tout,
+ Sa réputation est complète
+ Et claire sans une tache.
+
+ Elle s'habille si net et si propre,
+ À la fois décente et gentille;
+ Et puis, il y a quelque chose dans sa marche
+ Qui fait paraître bien n'importe quelle toilette.
+
+ Une mise voyante, un air doux
+ Peuvent toucher légèrement le coeur;
+ Mais c'est l'innocence et la modestie
+ Qui polissent la flèche toujours.
+
+ C'est ce qui me plaît en Nelly,
+ C'est ce qui enchante mon âme,
+ Car, absolument, dans mon coeur,
+ Elle règne sans contrôle[40].
+
+ [Note 40: _Handsome Nell: O Once I loved a bonie lass._]
+
+Ce furent les premiers vers et le premier amour de Burns. Tous deux
+lui restèrent chers. «Elle est pleine de défauts, disait-il, mais je
+me souviens que je la composai dans un enthousiasme extravagant de
+passion, et aujourd'hui même, je n'y puis pas penser que ce souvenir
+ne fasse fondre mon coeur et bondir mon sang[41].» Il conserva de la
+reconnaissance pour l'enfant qui avait fait jaillir en lui la première
+chanson.
+
+ [Note 41: _Common-place Book. Aug 1783._]
+
+ Je me rappelle, il y a longtemps,
+ Alors que j'étais sans barbe, jeune et timide,
+ Quand je commençais à être capable de battre en grange
+ Ou de conduire un attelage à la charrue,
+ Et que, bien que fatigué et endolori souvent,
+ J'étais tout fier d'apprendre,
+ La première fois où, dans les blés jaunis,
+ Je fus compté pour un homme,
+ Et où, avec les autres, chaque gai matin,
+ J'eus, à ma place, mon sillon et ma fillette;
+ À faucher ferme, à enlever ferme
+ Chaque rangée de javelles,
+ Dans le babil et les légers propos,
+ La journée se passait.
+
+ Dès alors un souhait me vint (je sais sa puissance)
+ Un souhait qui, jusqu'à ma dernière heure,
+ Gonflera fortement ma poitrine,
+ De pouvoir, pour la vieille Écosse aimée,
+ Faire un plan ou un livre utile,
+ Ou chanter une chanson tout au moins;
+ Le rude chardon aigu, qui s'étalait à l'aise
+ Dans l'orge aux épis barbelés,
+ J'en détournais les cisailles du sarcleur,
+ Et j'épargnais le cher emblème;
+ Aucune nation, aucune position
+ Ne pouvaient exciter mon envie;
+ Écossais toujours, sans reproche toujours,
+ Je ne savais pas de plus haut éloge.
+
+ Cependant les éléments de la poésie,
+ Informes, embrouillés, le bon et le mauvais,
+ Pêle-mêle flottaient dans mon cerveau,
+ Jusqu'à ce que, pendant cette moisson dont je parle,
+ Ma compagne dans la bande joyeuse,
+ Éveillât les chants qui se formaient;
+ Je la vois encore la jolie fillette
+ Qui a allumé mes rimailles,
+ Son sourire ensorcelant, ses yeux malins,
+ Qui faisaient frémir les cordes de mon coeur,
+ Je m'enflammai, inspiré
+ Par ses regards qui portaient la flamme,
+ Mais fauchant avec rage, abattant l'ouvrage,
+ Je n'osai jamais parler[42].
+
+ [Note 42: _Epistle to Mrs Scott._]
+
+Vingt années après, lorsqu'il donnait au recueil publié par Johnson
+ses plus parfaites chansons, la dernière qu'il envoya fut cette
+modeste chanson d'autrefois, qui avait été la primevère de sa poésie.
+Et après que tant d'amours si divers, les uns chastes et distants, les
+autres ardents et douloureux, d'autres vulgaires, tous sincères,
+eurent secoué son coeur de leurs joies et de leurs chagrins, l'image
+de cette affection enfantine, éclose dans les premiers blés coupés,
+lui revenait avec toute sa grâce.
+
+ * * * * *
+
+Peu de temps après cette aventure et dans le courant de sa
+dix-septième année, il se fit en lui une crise. Ce n'était pas qu'il
+se transformât; mais il se manifestait. L'homme excessif qu'il devait
+être perçait à travers l'adolescent, et sa vie commença à affecter la
+tournure qu'elle devait garder jusqu'au bout. On put voir apparaître
+en lui, dans leurs premières et encore faibles manifestations,
+l'emportement dans le plaisir qui venait de son tempérament, le besoin
+de primer et de briller qui venait de sa supériorité intellectuelle,
+et un désir de sociabilité bruyante dont lui-même a bien marqué les
+causes, les unes gaies, les autres sombres: une certaine jovialité
+naturelle qui l'attirait vers les autres, et une hypocondrie
+contractée dans des misères précoces qui le poussait hors de lui. À
+côté de ces causes d'entraînement et de danger, on eût pu discerner un
+manque de soutien et de direction morale. Et du même coup on eût
+aperçu que, à cette absence de principes rigides, grâce auxquels il
+eût accepté sa position comme un devoir,--ce qui probablement avait
+été le cas de son père--s'ajoutait un manque de proportion entre ses
+facultés et leur champ d'action, et que cet écart était excessif,
+inquiétant. Son lot ne l'avait pas placé dans une de ces existences
+solidement établies qui maintiennent leur homme. Il a eu lui-même
+conscience de ce travail et il en a fort bien distingué les éléments:
+«Le grand malheur de ma vie fut de n'avoir jamais de but. J'avais
+senti de bonne heure quelques éveils d'ambition, mais c'étaient les
+tâtonnements aveugles du Cyclope d'Homère autour des murailles de sa
+caverne. Les deux seules portes par lesquelles je pouvais entrer dans
+les champs de la fortune étaient la plus lésinarde économie ou le
+petit art chicanant de faire des marchés. La première est une
+ouverture si étroite que je ne pus jamais me rapetisser assez pour y
+passer. La seconde... j'ai toujours abhorré la souillure de son seuil.
+Ainsi privé de tout dessein et de tout but dans la vie, avec un fort
+appétit de sociabilité--qui provenait autant d'une gaîté native que
+d'un orgueil d'observations et de remarques--j'avais une teinte
+d'hypocondrie constitutionnelle qui me faisait fuir la solitude.
+Ajoutez à tous ces mobiles vers une vie sociable, que ma réputation de
+savant en livres, un certain talent aventureux de logique, une
+certaine force de pensée et quelque chose comme les rudiments du bon
+sens faisaient que j'étais généralement un hôte bien accueilli. Aussi
+n'est-ce pas grande merveille que toujours «quand deux ou trois
+étaient réunis j'étais au milieu d'eux[43].» Là était le danger. Qui
+n'en a connu, à un niveau plus bas, de ces jeunes paysans, que la
+nature a doués d'une certaine force comique, sans lesquels il n'y a
+pas de bonne partie ni de rires bruyants, qui sont les rois et les
+oracles, et plus tard les victimes, des cabarets de bourgades?
+
+ [Note 43: _Letter to Dr Moore._]
+
+Ces premières apparitions du véritable tempérament de son fils durent
+peiner et courroucer William Burnes. Austère et religieux, rendu plus
+sombre par le malheur et plus exigeant par la misère, il voyait avec
+chagrin son aîné chercher des occasions de dissipation et de dépense. Le
+premier différend se produisit entre le père et le fils quand celui-ci
+se mit dans l'idée de suivre une de ces écoles de danse qui commençaient
+à se répandre dans la campagne, au grand scandale des rigides. La danse,
+qui n'est en somme qu'un prétexte au rapprochement des deux sexes, avait
+toujours été chose haïssable au Presbytérianisme. Elle avait longtemps
+été prohibée, même aux mariages. Certaines paroisses avaient interdit,
+à cet effet, la présence de cornemusiers aux noces, et décrété que les
+hommes et les femmes «coupables de danses promiscueuses» comparaîtraient
+en lieu public et confesseraient leur faute[44]. Quand on ouvrit en 1723
+la première _assemblée_ ou réunion dansante à Édimbourg, il fallut une
+véritable polémique. Il y eut des brochures publiées contre cette
+abomination, et Allan Ramsay dut écrire un poème pour la défendre[45].
+Dans les campagnes c'était une chose inouïe. Le charmant et admirable
+volume de John Galt _Les Annales de la Paroisse_, qu'on a heureusement
+comparé au _Vicaire de Wakefield_ et qui lui est comparable, note
+l'effet que produisait, vers cette époque, l'arrivée dans une paroisse
+rurale de cette cause de relâchement et de vanité. «Pendant le courant
+de cette année (1761) une chose se produisit qui mérite d'être
+enregistrée, parce qu'elle manifeste l'effet que la contrebande
+commençait à exercer sur les moeurs du pays. Un M. Macskipnish,
+originaire des Hautes-Terres, qui avait été valet de chambre d'un major
+pendant ses campagnes et fait prisonnier avec lui par les Français,
+ayant été relâché dans un échange, ouvrit une école de danse à Irville.
+Il avait appris cet art de la façon la plus distinguée, à la mode de
+Paris et de la Cour de France. Jamais de mémoire d'homme on n'avait,
+dans tout ce côté de la contrée, entendu parler de quelque chose comme
+une école de danse. Les pas et les cotillons de M. Macskipnish firent un
+tel bruit que tous les gars et les fillettes, qui avaient un peu de
+temps et d'argent, allaient le trouver au grand dommage de leur
+travail[46].» On comprend que William Burnes ait eu toutes sortes
+d'objections à ce que Robert fréquentât une de ces écoles. Il y a
+apparence qu'il essaya de l'en dissuader et que son fils ne l'écouta
+pas; puis qu'il le lui défendit et que son fils lui désobéit. Ce qu'il y
+a d'assuré, c'est qu'un dissentiment durable se produisit à ce propos
+entre le père et le fils, une de ces fêlures qui font qu'une affection
+n'a plus jamais le même son qu'avant. Il suffit d'en lire l'aveu dans
+l'autobiographie de Burns. «Dans ma dix-septième année, pour donner à
+mes manières un coup de brosse, j'allai à une école de danse de
+campagne. Mon père avait une antipathie inexplicable contre ces
+réunions. J'y allai--ce dont je me repens encore aujourd'hui--absolument
+en dépit de ses ordres. Mon père, comme je l'ai dit auparavant, était le
+jouet de colères violentes. Par suite de ce fait de rébellion, il conçut
+envers moi une sorte d'éloignement qui, je le crois, fut une cause de la
+dissipation qui marqua mes années futures[47].»
+
+ [Note 44: Chambers. _Domestic Annals of Scotland._ Tome II,
+ p. 338.]
+
+ [Note 45: Voir pour les détails caractéristiques: Chambers,
+ _Domestic Annals of Scotland_, Tome III, p. 480.--Allan
+ Ramsay, _The Fair Assembly, a Poem_, avec la dédicace en
+ prose: _To the Managers._]
+
+ [Note 46: John Galt. _The Annals of the Parish._ Chap. II.]
+
+ [Note 47: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Cette fréquentation de l'école de danse avec ses attraits et ses
+rencontres, et cette révolte, n'étaient qu'un symptôme du tumulte
+d'âme qui se faisait en lui. L'idylle délicate de la moisson avait
+jeté l'étincelle dans un coeur étrange qui se mit à flamber follement,
+et à tout propos, et pour toujours. Presque aussitôt commença pour
+Burns ce libertinage, ce vagabondage de coeur, qui est la marque de sa
+vie. Il semble avoir secoué sa timidité et assumé du premier coup
+l'audace, l'esprit d'aventure et, selon son expression, la dextérité
+d'un don Juan. L'amour devint pour lui une sorte d'ivresse dans
+laquelle il se complut dès lors.
+
+Toute cette éclosion prit peu de temps. Juste un an après la jeune
+moissonneuse, il était occupé d'aventures d'un autre caractère.
+Vaguement désireux sans doute d'échapper à l'existence de misère où
+son père s'enfonçait, il alla passer, chez un frère de sa mère, une
+partie de son dix-septième été, afin d'étudier sous le maître d'école
+du petit village de Kirkosvald, qui avait une renommée dans la contrée
+pour la géométrie et la levée des plans. C'était un long séjour que
+Burns faisait hors du regard paternel. L'endroit était mal choisi.
+Toute cette côte du district de Carrick était infestée de contrebande
+qui se faisait avec l'île de Man, nid de contrebandiers. «Ce fut cette
+année-là, dit M. Balwhidder dans _Les Annales de la Paroisse_, que la
+grande extension de la contrebande corrompit toute la côte ouest,
+spécialement les basses terres dans les environs de Troon et de Loans.
+Le thé passait comme paille de blé, l'eau-de-vie comme eau de puits,
+et le gaspillage de toutes choses était terrible. On ne s'occupait
+plus que des porte-balles, qui passaient à cheval dans le jour, et des
+gens de l'excise, dans la nuit,--et des batailles entre les
+contrebandiers et les gens du roi, sur terre et sur mer. Il y eut une
+débauche et une ivrognerie continuelles, et notre paroisse, qui
+n'était qu'au bord de ce tourbillon d'iniquités, passa des moments
+terribles[48].» Burns trouva là des brutalités et des audaces
+nouvelles, les orgies lourdes et âpres de cette populace de receleurs
+et de smuggleurs. Il se mêla à eux, prit part à leurs séances de
+cabarets. Ce n'était pas seulement l'attrait de ces beuveries, mais
+plus encore son désir d'observation, d'étudier les caractères, qui se
+montrait déjà en lui. Il se trouva là avec des types nouveaux et bien
+marqués. Enfin il mélangea à tout cela une intrigue dont le ton si
+différent de celui de l'année précédente montre bien le chemin
+parcouru.
+
+ [Note 48: John Galt. _The Annals of the Parish._ Chap. II.
+ _Year 1761_.]
+
+ «Une autre circonstance de ma vie, qui produisit des altérations
+ considérables sur mon esprit et mes moeurs, fut que je passai mon
+ dix-septième été à une bonne distance de la maison, sur une côte
+ de contrebandiers, à une école connue, pour apprendre la
+ mensuration, l'arpentage, l'art d'employer les cadrans etc., où
+ je fis d'assez bons progrès. Mais je fis de plus grands progrès
+ dans la connaissance du genre humain. La contrebande était à
+ cette époque-là en pleine prospérité; les scènes de débauche
+ fanfaronne et de dissipation bruyante m'avaient été jusque-là
+ inconnues, et je n'étais pas ennemi d'une existence sociable.
+ Bien que j'apprisse ici à regarder sans émoi un large compte de
+ taverne, et à me mêler sans peur dans des bagarres d'ivrognes,
+ néanmoins j'avançai haut la main dans ma géométrie, jusqu'au
+ moment où le soleil entra dans la Vierge, un mois qui met
+ toujours le carnaval dans mon coeur. Une charmante fillette, qui
+ vivait dans la maison porte à porte avec l'école, renversa ma
+ trigonométrie et m'envoya par la tangente hors de la sphère de
+ mes études. Je continuai à lutter avec mes sinus et cosinus
+ encore pendant quelques jours; mais étant sorti dans le jardin,
+ par un joli midi charmant, pour prendre l'altitude du soleil, je
+ rencontrai mon ange:
+
+ «Comme Proserpine cueillant des fleurs,
+ Elle-même fleur plus belle.»
+
+ Il devint inutile de songer à faire rien de bon à l'école. La
+ dernière semaine de mon séjour, je ne fis rien d'autre que de
+ mettre à l'envers toutes les facultés de mon âme à propos d'elle,
+ ou de me glisser dehors pour la rencontrer, et les deux dernières
+ nuits de mon séjour dans le pays, si le sommeil avait été un
+ péché mortel, j'aurais été innocent[49].»
+
+ [Note 49: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Le changement dans la manière de sentir est bien apparent. Ce n'est
+déjà plus l'amour involontaire et troublé et subi; c'est je ne sais
+quelle façon délibérée et provoquante de s'y abandonner, un parti pris
+d'aimer, le goût à rechercher le moment le plus pétillant et le plus
+capiteux de l'amour, c'est-à-dire les commencements, où l'incertitude
+fait les joies plus soudaines et plus fortes, outre qu'elles sont
+neuves. «Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes
+inexplicables, disait déjà don Juan, et tout le plaisir de l'amour est
+dans le changement[50].»
+
+ [Note 50: _Le Festin de Pierre._ Acte I, scène II.]
+
+Il est bien vrai cependant que la poésie et l'amour se tenaient dans
+le coeur de Burns. Cette seconde aventure lui fournit le thème d'une
+chanson qui, à un an d'intervalle, est aussi loin de sa première
+chanson, que ses sentiments étaient loin du trouble juvénile qu'il
+avait ressenti. Quels pas étonnants faisait ce garçon, capable
+désormais d'écrire des strophes comme celles-ci:
+
+ Maintenant les vents d'ouest et les fusils meurtriers
+ Ramènent le plaisant temps d'automne;
+ Le coq de marais s'envole sur ses ailes bruissantes
+ Parmi la bruyère fleurissante;
+ Maintenant les grains, ondoyant au loin sur la plaine,
+ Réjouissent le fermier fatigué,
+ Et la lune brille clairement quand j'erre la nuit
+ Pour songer à ma charmeresse.
+
+ Mais, ô chère Peggy, la soirée est claire,
+ Pressées volent les effleurantes hirondelles,
+ Le ciel est bleu, les champs à la vue
+ Ne sont que vert fané et que jaune;
+ Viens errer, viens suivre notre chemin joyeux,
+ Et voir les charmes de la nature,
+ Les blés frémissants, l'épine en fruits
+ Et toutes les créatures heureuses.
+
+ Nous marcherons lentement, nous parlerons doucement,
+ Jusqu'à ce que la lune silencieuse brille clairement,
+ Je serrerai ta taille et dans tes bras aimants
+ Je jurerai combien je t'aime chèrement:
+ Les averses printanières aux fleurs en boutons,
+ L'automne au fermier,
+ Ne sont pas aussi chers que tu l'es pour moi,
+ Ma belle, mon aimable charmeresse[51].
+
+ [Note 51: _Now westlin winds and slaught'ring guns._]
+
+Le développement se faisait en lui avec une rapidité singulière. Tout
+lui était une source d'acquisitions et chaque semaine était une étape.
+C'était un esprit qui grandissait à vue d'oeil. Ces quelques semaines
+passées loin de chez lui, au milieu de physionomies et de façons
+nouvelles, lui avaient été profitables à un degré qu'on ne
+soupçonnerait pas si l'on n'avait son témoignage. «Je revins chez moi,
+dit-il en parlant de cette excursion, ayant fait des progrès
+considérables. Mes lectures s'étaient élargies de l'addition très
+importante des oeuvres de Thomson et de Shenstone; et j'engageai
+plusieurs de mes camarades d'école à entretenir avec moi une
+correspondance littéraire. J'avais trouvé une collection de lettres
+par les beaux esprits du règne de la reine Anne, et je les relisais
+très dévotieusement. Je conservais copie de celles de mes propres
+lettres qui me plaisaient, et la comparaison entre elles et les
+compositions de la plupart de mes correspondants flattait ma vanité.
+Je poussai ce caprice si loin que, quoique je n'eusse pas pour trois
+liards d'affaires au monde, chaque poste m'apportait autant de lettres
+que si j'avais été un lourd et laborieux fils du journal et du
+grand-livre[52].»
+
+ [Note 52: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ * * * * *
+
+Toutes ces choses, clartés ou flammes, éclataient dans les soucis plus
+sombres chaque jour qui entouraient la famille. Malgré le courage et
+les privations de tous, les affaires allaient en empirant. Le
+propriétaire de William Burnes, celui qui lui avait prêté cent livres
+et lui témoignait de la bonté, était mort; cette mort était pour les
+pauvres gens le dernier coup de malheur. La gestion des biens était
+tombée entre les mains d'un intendant cruel, brutal. La tristesse
+s'augmentait de scènes, de menaces et de violences. «Pour compléter la
+malédiction, nous tombâmes entre les mains d'un agent qui a posé pour
+la peinture que j'ai donnée d'un de ces hommes dans _Les deux
+chiens..._ Mon indignation bout encore au souvenir des lettres
+menaçantes et insolentes de ce chenapan et de ce despote, qui nous
+mettaient tous en larmes[53].» Par les vers auxquels il fait allusion,
+on a ces scènes devant les yeux:
+
+ [Note 53: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ J'ai remarqué le jour d'audience de nôtre seigneur,
+ Et maintefois mon coeur en a été attristé;
+ Les pauvres tenanciers, maigrement pourvus d'argent,
+ Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant!
+ Il frappe du pied et menace, maudit et jure
+ Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien;
+ Tandis qu'ils doivent se tenir debout, avec un aspect humble,
+ Et tout entendre, et craindre et trembler[54].
+
+ [Note 54: _The Twa Dogs._]
+
+Plus d'une fois, tandis que le père accablé acceptait tout et que les
+femmes étaient en pleurs, les deux garçons durent se retenir, les
+poings crispés, pour ne pas jeter ce butor dehors, lui surtout, ce
+gars aux yeux flamboyants dont la force était terrible et qui avait en
+lui des énergies de colères aussi violentes que celles d'amour. Que
+d'affronts ils dévorèrent, bouleversés par la rage d'honnêtes gens
+brutalisés jusque dans leur désespoir! Il n'y a pas de doute que ces
+humiliations n'aient été le germe de rancunes et de colères qui se
+font sentir dans toute la correspondance de Burns, et qui, à bien des
+années de là, firent de plusieurs de ses pièces des cris redoutables
+de revendication sociale. Ces temps doivent avoir été horribles à
+traverser. En dehors des chansons d'amour, les seuls vers qui aient
+subsisté de cette période sont des plaintes, des lamentations comme
+cette chanson qui est placée dans la bouche «d'un fermier ruiné»:
+
+ Le soleil est enfoncé à l'ouest,
+ Toutes les créatures sont retirées au repos,
+ Tandis qu'ici je suis assis, douloureusement assiégé
+ De chagrins, de douleurs, de peines;
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ L'homme prospère est endormi,
+ Il n'entend pas les tourbillons de vent passer;
+ Mais la misère et moi veillons, guettons
+ La morne tempête souffler;
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ Là dort la chère compagne de mon coeur;
+ Ses soucis pour un instant reposent;
+ Faut-il que je te voie, orgueil de mes jeunes ans,
+ Ainsi descendue et tombée!
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ Mes doux bébés reposent dans ses bras,
+ Les craintes anxieuses n'alarment pas leurs petits coeurs;
+ Mais pour eux mon coeur souffre
+ De maintes angoisses amères;
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ Je fus jadis par la fortune caressé,
+ Je pus jadis soulager la détresse;
+ Maintenant le maigre soutien de la vie durement gagné
+ Mon destin me l'accorde à peine;
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ Je n'ai pas d'espoir, pas d'espoir!
+ Comme la tombe serait bienvenue!
+ Mais alors, ma femme et mes chers petits
+ Oh! où iraient-ils?
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas!
+
+ Oh, où, oh où me tournerai-je!
+ Partout sans ami, abandonné, délaissé,
+ Car dans ce monde, ni le Repos, ni la Paix
+ Je ne les connaîtrai plus!
+ Et c'est hélas, fortune infidèle, hélas![55]
+
+ [Note 55: _Song, In the character of a Ruined Farmer._]
+
+C'étaient les sentiments de son père que Burns traduisait ainsi.
+Enfin, à travers ces angoisses, William Burnes atteignit le terme
+d'une des périodes sexennales de son bail, époque à laquelle il
+pouvait le résilier. Il abandonna cette ferme ingrate de
+Mont-Oliphant, où lui et les siens avaient tant peiné et tant
+souffert. Ce fut à la Pentecôte de 1777. Robert Burns avait un peu
+plus de dix-huit ans[56].
+
+ [Note 56: _Gilbert's Narrative._]
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LOCHLEA.
+
+1777--1784.
+
+
+La nouvelle ferme de Lochlea se trouve à une distance de dix milles au
+Nord de Mont-Oliphant, un peu plus enfoncée dans les terres, non loin
+du village de Tarbolton, dont elle dépend. Ce n'est plus le décor de
+Mont-Oliphant, avec la route animée des voitures, et, derrière la
+route, la mer animée de navires; ce n'est plus le voisinage d'Ayr, la
+capitale du comté. La ferme est au fond d'un entonnoir de collines
+nues, dans un site borné et morose, à l'écart de tout chemin. Quelques
+arbres chétifs et d'aspect tourmenté se montrent çà et là au haut des
+pentes. L'impression est attristante; c'est un vilain endroit. De
+quelques sommets voisins, la vue se dégage et s'élargit; mais le
+mouvement humain fait péniblement défaut. Tarbolton lui-même est à
+l'avenant. Pauvre village perdu; une seule longue rue de masures
+affaissées sous leurs chaumes verdis de mousse, et des champs aux deux
+bouts. Quand on le traverse aujourd'hui, on y sent la misère et
+l'abandon. La population, à un des derniers recensements, ne dépassait
+guère huit cents habitants[57]. Et pourtant là est le cabaret que
+Burns a fait trembler d'éclats de rire, la loge maçonnique où les
+séances se prolongeaient jusqu'à cinq heures du matin, le cimetière où
+tant d'éloquence et d'ironie fut dépensé dans des discussions
+religieuses. Tout ce coin de pays est maussade. Mais à quelque
+distance, le pays, boisé, parsemé de vieilles résidences et de parcs,
+coupé par le cours pittoresque de l'Ayr, offre des endroits charmants,
+propices aux rencontres amoureuses.
+
+ [Note 57: _Rambles through the Land of Burns_, by Adamson,
+ chap. XI.]
+
+Le séjour à Lochlea, qui fut de sept années, compte peu dans l'oeuvre
+de Burns; cependant, Gilbert se trompe, lorsqu'il dit en parlant de
+son frère: «les sept années que nous vécûmes dans la paroisse de
+Tarbolton ne furent pas marquées par un grand avancement
+littéraire[58].» Si la production, dont une partie n'a pas été
+conservée, fut peu considérable, l'effort fut continuel et le progrès
+immense. C'est une période de formation plutôt que de création, et
+dans laquelle il faut chercher plutôt des germes que des résultats. Au
+point de vue du caractère, c'est également une époque importante et
+décisive. «C'est pendant ce temps, dit Gilbert, que les fondements
+furent posés de certaines habitudes dans le caractère de mon frère,
+qui, plus tard, ne devinrent que trop proéminentes, et que la malice
+et l'envie ont pris plaisir à exagérer[59].» Et Robert, lui-même, se
+rappelant ces jours en apparence insignifiants, écrivait: «C'est
+pendant cette époque climatérique que ma petite histoire est le plus
+pleine d'événements[60]»; non pas d'événements extérieurs et bruyants
+comme ceux qui, plus tard, se présentent dans sa vie; mais de ces
+petits faits intérieurs et silencieux dont on n'a pas conscience sur
+le moment, par lesquels une nature se forme, se modifie ou se révèle,
+et qui grandissent dans les souvenirs jusqu'à y envahir et y étouffer
+tous les autres. Un grain qui tombe est pour le sillon un événement
+plus important que tous les orages qui, plus tard, battront l'épi.
+
+ [Note 58: _Gilbert's Narrative._]
+
+ [Note 59: _Gilbert's Narrative._]
+
+ [Note 60: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+La vie continua toujours la même pour la famille, une vie de labeur et
+de frugalité. Les premiers temps furent tolérables. «Pendant quatre
+années nous y vécûmes confortablement,» dit Robert[60]. Ce dut être un
+soulagement après la vie de Mont-Oliphant. Tout le monde travaillait.
+Robert et Gilbert recevaient les gages qu'on donnait aux autres
+ouvriers, d'où on défalquait les objets de vêtement fabriqués dans la
+maison par la mère et les soeurs.
+
+
+I.
+
+LA JEUNESSE. -- LES PREMIERS AMOURS.
+
+Dès le début de cette période, on retrouve Burns devenu homme. C'est
+un beau gars, de taille moyenne, robuste, carré, agile quoique d'une
+structure massive, le teint brun, le front solide, les cheveux noirs,
+les traits un peu gros, la bouche forte et mobile, et de merveilleux
+yeux noirs, larges, hardis, étincelants, «pleins d'ardeur et
+d'intelligence[61]»; «sa physionomie avait à première vue un certain
+air de lourdeur mêlé à une expression de profonde pénétration et de
+réflexion calme qui touchait à la mélancolie[61]». C'est son
+expression habituelle. Mais le visage se transforme sans cesse et il
+prend, avec une rapidité et une force extraordinaires, le reflet de
+toutes les passions, depuis le rire le plus franc jusqu'à toutes les
+éloquences que l'amour ou la colère peuvent prêter à une face humaine.
+Il est impossible de voir ce garçon sans le remarquer. Il est même une
+manière de personnage dans le pays et les hameaux d'alentour. Il est
+entouré d'une sorte de notoriété; on s'occupe de lui; les uns
+l'admirent, les autres redoutent son sarcasme. Lui-même n'est pas
+fâché d'attirer l'attention sur lui: il se singularise, s'habille
+d'une façon originale qui doit lui attirer les regards. Il tranche sur
+les autres; il est le seul gars de la paroisse qui porte les cheveux
+liés derrière; c'est le dimanche à l'église qu'il se montre ainsi. Les
+filles se chuchotent: «C'est Robie Burns»; les gars le regardent avec
+admiration et envie; ils désirent faire sa connaissance. Il est le
+lion du village. Il le sait et il en est fier. Tous ces points
+apparaissent clairement dans les souvenirs de David Sillar qui fut son
+compagnon à cette époque: «M. Robert Burns était depuis quelque temps
+dans la paroisse de Tarbolton, quand je fis sa connaissance. Son
+humeur sociable lui procurait facilement des relations, mais un
+certain assaisonnement satirique, qui était mêlé à son génie comme à
+tous les génies poétiques, tout en faisant éclater de rire le cercle
+rustique, ne laissait pas d'amener à sa suite sa compagne naturelle:
+une défiance craintive. Je me rappelle avoir entendu ses voisins dire
+qu'il avait la langue bien pendue et qu'ils suspectaient ses
+_principes_. Il portait la seule chevelure nouée qu'il y eût dans la
+paroisse, et à l'église, il drapait son plaid, qui était d'une couleur
+particulière, feuille morte je crois, d'une manière particulière
+autour de ses épaules. Ces notions et son extérieur eurent une
+influence si magique sur ma curiosité qu'ils me rendirent très
+désireux de faire sa connaissance. Je ne me rappelle plus maintenant
+très bien si ma liaison avec Gilbert fut accidentelle ou préméditée.
+Par lui je fus présenté non seulement à son frère mais à toute cette
+famille où, au bout de peu de temps, je fus un visiteur fréquent, et,
+je le crois, bienvenu[62].» On devine, dans cette affectation de
+vêtement, quelque chose de théâtral. M. Robert Stevenson l'a bien
+remarqué, et il rappelle que, dix ans plus tard, quand il sera marié,
+père de famille, on le retrouve dans un costume encore plus
+extraordinaire: une casquette de fourrure, un pardessus avec un
+ceinturon et une grande rapière écossaise au côté. «Il aimait, dit-il,
+à s'habiller pour le plaisir de s'habiller»[63]; et le critique
+observe finement qu'il y a là une marque fréquente chez les
+tempéraments artistiques. Il eût pu ajouter qu'elle est faite d'une
+disposition à vivre en dehors des conditions entourantes, qui vient de
+l'activité de l'imagination et d'un besoin de se distinguer, et
+résulte d'un mélange complexe de vanité, de paradoxe, de logique et de
+bravoure.
+
+ [Note 61: _Description of Burns compiled by Dr Currie from
+ Accounts by the Associates of the Poet._ Scott Douglas, tome
+ IV, p. 388.]
+
+ [Note 62: David Sillar. _Reminiscences, from Walker's memoir
+ of Burns, 1811._]
+
+ [Note 63: Stevenson. _Familiar studies of Men and Books.
+ Some Aspects of Robert Burns_, p. 44.]
+
+Au milieu de ce monde villageois où il se sentait aisément le chef, où
+sa supériorité était acceptée, il marchait avec assurance. Mais dès
+qu'il se trouvait avec des étrangers, surtout lorsqu'ils étaient d'une
+position supérieure à la sienne, il devenait taciturne et se repliait
+en une observation méfiante. Il avait ce mélange de timidité et
+d'orgueil que bien des gens supérieurs, accoutumés à se sentir les
+maîtres dans leur cercle habituel, apportent dans un milieu nouveau.
+Sans calcul sans doute, ils attendent de s'en rendre compte avant d'en
+prendre possession. Ainsi faisait-il: il écoutait, il observait, et
+quand dans son coin il avait jaugé ces nouveaux venus il sortait de ce
+silence et du même coup prenait le haut du pavé dans la conversation.
+L'impression qu'il fit au docteur Mackenzie est très formelle à cet
+égard. On retrouve, encore là, exprimée par un homme dont la
+déposition dénote un observateur expert et soigneux, la différence
+qu'il y avait entre les deux frères; elle confirme assez bien la
+remarque de Murdoch: «Gilbert et Robert étaient certainement très
+différents d'apparence et de façons, bien qu'ils possédassent tous
+deux de grandes capacités et un savoir peu commun. Gilbert, dans la
+première entrevue que j'eus avec lui à Lochlea, était franc, modeste,
+bien renseigné et communicatif. Le poète semblait distrait,
+soupçonneux et sans aucun désir d'intéresser ou de plaire. Il demeura
+très silencieux dans un coin sombre de la chambre et, avant qu'il prît
+aucune part à l'entretien, je le surpris fréquemment en train de me
+scruter pendant ma causerie avec son père et sa mère. Mais plus tard
+quand la conversation, qui était sur un sujet de médecine, eut pris le
+tour qu'il souhaitait, il commença à s'y engager, déployant une
+dextérité de raisonnement, une subtilité de réflexion, et une
+familiarité avec des sujets au delà de sa portée, dont son visiteur ne
+fut pas moins charmé qu'étonné[64].»
+
+ [Note 64: _Reminiscences of William Burnes by Dr John
+ Mackenzie of Mauchline._ (_Walker's Memoir of Burns._)]
+
+Ces premières années de Lochlea, non seulement elles sont
+intéressantes, parce qu'elles nous montrent l'apparition de qualités
+et de défauts qui devaient se développer et rendre plus tard illustre
+et malheureuse la vie de Burns, mais elles sont reposantes, et on aime
+à y faire une halte. C'est le seul moment de tranquillité qu'ait connu
+cette famille persécutée du malheur, un répit entre la misère de
+Mont-Oliphant et la ruine qui ne tarda pas à venir. Pendant quelque
+temps, on connut presque le bien-être. Et pour Burns lui-même, c'est
+un temps de joie et de pureté de coeur. Nous aurons la gaieté de
+Mossgiel, un peu factice, nerveuse et souvent plus près du défi que de
+la joie, l'éblouissement d'Édimbourg, l'assombrissement d'Ellisland
+et de Dumfries; nous ne le reverrons plus dans cette atmosphère
+joyeuse et légère. Il aura de plus éclatants moments, mais souvent
+avec des orages, et les plus heureux ne seront jamais sans leurs
+nuées. On aime à se le représenter, serein, avec ses regards si
+éloquents où ne passaient pas encore les regrets, robuste, gai, se
+précipitant, comme il le faisait, en toutes choses, impétueusement
+dans le travail. Il ne craignait personne pour conduire une charrue ou
+manier une faux. Avec cela, plein de bonté pour les gens et les bêtes.
+Son frère avait un peu de la sévérité du père, mais, lui, sous son
+enveloppe plus rude, avait toujours un coup de main et un mot
+d'encouragement prêt pour les plus jeunes travailleurs; quand l'autre
+grondait, «ô homme! vous n'êtes pas fait pour ce jeune peuple,»
+disait-il[65]. Les animaux eux-mêmes semblaient sentir en lui une
+indulgence plus grande: on peut être sûr qu'il leur causait
+amicalement et que le _Salut de Nouvelle Année du Vieux Fermier à sa
+vieille jument_ n'est pas autre chose qu'une de ces conversations.
+
+ [Note 65: _The Highland Note-Book_, by R. Carruthers,
+ Inverness, cité par Chambers. _Life of Burns_, tom. I, p.
+ 86.]
+
+ * * * * *
+
+Et quels flots de poésie, de gaieté, d'éloquence, d'humour, de
+fantaisie, répandus sur toute la dure besogne de cette dure vie; tout
+cela débordant, jaillissant, étincelant, intarissable, plein de bonds
+joyeux, de visions fantastiques, comme le ruisseau écossais qui saute
+autour d'un roc et frissonne aux rayons du soleil. Les oeuvres, chez
+lui, ne sont que des fragments, les premiers venus, de sa parole
+ordinaire. Tous ceux qui l'ont connu prétendent que sa conversation
+était égale, sinon supérieure à sa poésie; et elle n'eut jamais plus
+de gaieté qu'à Lochlea. Gilbert se rappelait avec bonheur les jours
+où, avec deux autres compagnons, ils allaient couper de la tourbe pour
+le combustible d'hiver[66]: Avec ces deux ou trois paysans obscurs
+pour auditeurs, Robert entretenait un feu roulant d'esprit, de fines
+remarques sur les hommes et les choses, qui rendaient radieuses ces
+heures passées dans un marécage. Il était vraiment l'étonnement et la
+gaieté de tout le pays. Les anecdotes sont unanimes et inépuisables à
+raconter l'effet de sa parole sur ceux qui l'entouraient. Un jour,
+passant dans un champ qu'on fauchait, il attire peu à peu autour de
+lui toute la bande des moissonneurs qui se tordent de rire et se
+laissent tomber à terre oubliant leur besogne. Un autre jour, il entre
+dans un moulin et fait si bien que ceux qui sont chargés de déblayer
+l'auge où tombe la farine, absorbés à l'entendre, la laissent s'emplir
+jusqu'à ce que la meule s'engorge et s'arrête. Ailleurs, c'est le
+forgeron qui, le marteau levé, l'écoute jusqu'à ce que le morceau de
+fer qu'il avait sur l'enclume se refroidisse. C'était à la forge
+surtout, le lieu de réunion du village, qu'il fallait le voir. Chaque
+fois qu'il y devait venir, les voisins arrivaient pour faire cercle
+autour de lui et écouter les histoires qu'il inventait et racontait,
+de façon à les secouer de gaîté ou à leur arracher des larmes[67].
+C'était vraiment un poète par nature que cet homme qui composait, pour
+des filles de fermes, les plus adorables chansons d'amour de la
+littérature anglaise et qui, devant quelques laboureurs, jetait à
+pleine main des récits dont _la Mort et le Dr Hornbook_ et _Tam de
+Shanter_ peuvent nous donner une idée. On croirait à peine à une telle
+puissance de parole chez ce jeune paysan de vingt et quelques années,
+si plus tard les hommes distingués et critiques qui l'entendirent à
+Édimbourg n'étaient aussi d'accord pour reconnaître que sa
+conversation les surprit plus encore que ses vers. On trouve dans ces
+souvenirs du Dr Mackenzie la première déposition, faite par un esprit
+cultivé, sur l'invraisemblable puissance de conversation de Burns. «À
+partir de la période dont je parle, je pris un vif intérêt à Robert
+Burns et, avant de connaître ses pouvoirs poétiques, je m'aperçus
+qu'il possédait de très grandes capacités intellectuelles, une
+imagination extraordinairement fertile et vive, une connaissance
+profonde de beaucoup de nos poètes écossais et une admiration
+enthousiaste de Ramsay et de Fergusson. Même alors, sur les sujets
+qu'il connaissait, sa conversation était riche en figures bien
+choisies, animée et énergique. À la vérité j'ai toujours pensé que
+personne ne pouvait avoir une juste idée de l'étendue des talents de
+Burns s'il n'avait pas eu l'occasion de l'entendre causer[68].» On
+voit ainsi peu à peu l'homme grandir et la force de cet esprit
+s'imposer à tous autour de lui.
+
+ [Note 66: Chambers, tom. I, pag. 86.]
+
+ [Note 67: Hately Waddell.--_Life and Works of R. Burns.
+ Appendix, Reminiscences original. Part. I._]
+
+ [Note 68: _Reminiscences by Dr Mackenzie._]
+
+Cependant les choses de l'esprit continuaient à l'attirer. Il portait
+toujours quelque livre dans sa poche. C'était _l'Homme de Sentiment_
+de Mackenzie, le _Tristram Shandy_ de Sterne, les oeuvres du vieux
+poète écossais Adam Ramsay, c'était surtout sa chère collection de
+chansons. Il continuait à les lire avec le même soin; il prenait dans
+cette habitude une sûreté critique qui paraît dans les notes qu'il a
+mises aux vieilles chansons écossaises, et à la façon dont il juge les
+siennes propres. Du reste, toute la famille lisait, et quand on
+entrait à la ferme aux heures des repas, les seules libres, on voyait
+le père et les fils un livre à la main[69].
+
+ [Note 69: R. Chambers, tome I, p. 36.]
+
+Le goût de l'activité intellectuelle était vraiment admirable parmi
+ces hommes accablés de fatigues, et pour lesquels il semble que le
+repos dût être un affaissement vide et silencieux. Robert, Gilbert et
+quatre ou cinq de leurs amis, auxquels quelques-uns s'adjoignirent
+encore, formèrent une sorte de club dans lequel on devait discuter des
+questions proposées et s'exercer à la parole. Cela en soi n'a rien
+d'étonnant; c'est dans des réunions de ce genre que bien des jeunes
+éloquences ont donné leurs premiers coups d'ailes. Mais si l'on
+réfléchit au milieu, si l'on songe que les membres de cette conférence
+rustique étaient quelques jeunes paysans sans ressources, perdus dans
+un petit village que l'absence de communications enfonçait davantage
+dans la campagne, on comprendra qu'il y avait là une ardeur
+intellectuelle qu'il n'eût pas été facile de retrouver ailleurs[70].
+Le premier président fut Burns. La première séance eut lieu le 11
+novembre 1780. La première question discutée fut celle-ci:
+
+ [Note 70: Voir sur ce curieux Club: _Rules and Regulations
+ to be observed in the Bachelors' Club_, Currie;--et _History
+ of the Rise, Proceedings and Regulations of the Bachelors'
+ Club_. R. Chambers, tome I.]
+
+ Étant donné qu'un jeune homme élevé pour être fermier, mais sans
+ aucune fortune, peut épouser de deux femmes l'une: ou bien une
+ fille de fortune, ni belle de sa personne, ni agréable de
+ conversation, mais capable de diriger suffisamment les affaires
+ domestiques d'une ferme; ou bien une fille agréable de toutes
+ façons, de personne, de conversation et de manières, mais sans
+ fortune, laquelle des deux choisira-t-il?
+
+On peut reconnaître dans le choix de cette question une des
+préoccupations habituelles de Burns et imaginer la discussion et les
+déclamations éloquentes, auxquelles elle donna lieu. Burns y prit une
+part active et le Dr Currie retrouva dans ses papiers les notes d'un
+discours dans lequel il soutenait la seconde alternative. Il n'est
+peut-être pas sans intérêt de voir quel était le genre de questions
+débattues par ces jeunes laboureurs. En voici quelques-unes:
+
+ Retirons-nous plus de bonheur de l'amour ou de l'amitié?
+
+ Doit-il exister quelque réserve entre des amis qui n'ont aucune
+ raison de douter de l'amitié l'un de l'autre?
+
+ Lequel est le plus heureux du sauvage ou du paysan d'une contrée
+ civilisée?
+
+ Un jeune homme des rangs inférieurs de la vie sera-il plus
+ heureux s'il a reçu une bonne éducation et s'il a un esprit
+ meublé de savoir; ou s'il a juste l'éducation et le savoir de
+ ceux qui l'entourent?
+
+Les deux dernières questions dépassent le cercle des sentimentalités
+générales des deux premières. Elles ont la marque de leur époque;
+elles arrivent jusqu'au bord de la discussion sociale à la façon du
+XVIIIe siècle; on y sent comme une lointaine influence de Rousseau.
+Peut-être cependant, celle-ci n'était-elle pas indispensable pour que
+des demandes semblables se posassent dans l'esprit de Burns. Il
+aurait suffi de l'analogie des génies et des situations. Il y eut de
+bonne heure dans Burns une protestation et une révolte inévitables
+contre l'inégalité des rangs et, ce qui est mieux, une revendication
+de la valeur individuelle. L'amour, les préoccupations de la vie,
+d'autres luttes l'empêchèrent de développer tout à fait ce côté de
+protestation sociale, mais il éclatera dans quelques passages de ses
+poésies, et on en discerne le germe dans ces discussions de jeunesse.
+
+En même temps il se fit affilier à la loge maçonnique de Tarbolton,
+dont les séances se tenaient dans une salle de l'auberge du village.
+Les registres y sont encore conservés et montrent qu'il était assidu
+aux séances[71].
+
+ [Note 71: _Gilbert's Narrative._]
+
+ * * * * *
+
+À travers tout cela, il continuait plus que jamais son métier
+d'amoureux rural: «L'amour sage ou insensé fut une perpétuelle
+nécessité de son âme,» dit Hately Waddell[72]; et Carlyle, dans une de
+ses fortes appréciations qui dégagent la ligne morale de toute une
+existence, avait dit: «À la vérité, il n'y a qu'une ère dans la vie de
+Burns, c'est la première. Nous n'avons pas la jeunesse, puis la
+maturité, mais seulement la jeunesse; car, jusqu'à la fin, nous ne
+discernons aucun changement décisif dans la complexion de son
+caractère; dans sa trente-septième année, il est encore, pour ainsi
+dire, dans la jeunesse[73].» C'est surtout pour ce qui concerne son
+intarissable faculté d'aimer que cela est vrai. Pendant vingt ans, il
+a été dans une continuelle admiration de la beauté ou plutôt de la
+grâce féminine, et ce qu'il y a de particulier en lui c'est que ses
+derniers amours avaient autant d'enthousiasme que les premiers. Il a
+chéri toute sa vie avec la bonne foi fougueuse des dix-huit ans, et il
+eût aimé ainsi indéfiniment. Chez lui, les passions ne formaient pas
+ces légers résidus d'accoutumance, d'amertume, de lassitude ou
+seulement d'habitude, que même les meilleures laissent au fond du
+coeur, et qui rendent celles qui y viennent ensuite moins douces ou
+les font paraître moins charmantes. Bien qu'il y ait bu souvent, le
+cristal de la coupe resta clair et transparent. L'amour conserva
+toujours pour lui toute sa nouveauté et sa délicieuse surprise. Il ne
+devint pas en lui amer comme dans Byron, railleur comme dans Heine, ou
+douloureux comme dans Musset. Il continua d'être pour lui, selon
+l'expression de Keats, «une chose de beauté et une joie éternelle.»
+
+ [Note 72: Hately Waddell. _Life of Burns._ Part. I, p. XIX.]
+
+ [Note 73: Carlyle. _Essay on Burns._]
+
+L'épisode de la petite moissonneuse n'avait été qu'une de ces
+aspirations vagues dont tous les coeurs de seize ans sont troublés, et
+l'épisode de Kirkoswald un premier essai. C'est à Lochlea qu'aimer
+devint l'habitude et l'état normal de son âme. Quand il y arriva, il
+était gauche et timide; il confesse «qu'au commencement de cette
+période, il était peut-être le garçon le plus lourd et le plus empêtré
+de toute la paroisse[74].» Mais cela ne devait pas durer et il ne
+devait pas tarder à prendre sa place, soit comme héros, soit comme
+confident, dans la plupart des intrigues amoureuses du village et des
+environs. Il y apporta bientôt la désinvolture et la sûreté d'un
+maître. Il avait ce don de familiarité rieuse et railleuse qui est la
+clef qui ouvre le plus de coeurs féminins. «Après le début de mes
+relations avec lui, raconte David Sillar, nous nous rencontrions
+souvent à l'église, et au lieu d'aller avec nos amis ou les filles à
+l'auberge, nous faisions une promenade dans les champs. Dans ces
+promenades j'ai été souvent frappé de sa facilité à s'adresser au beau
+sexe et mainte fois, quand j'étais tout confus et ne savais comment
+m'exprimer, il était entré en conversation avec elles avec la plus
+grande aisance et la plus grande liberté; c'était généralement la mort
+de notre conversation, si agréable fût-elle, que de rencontrer une
+connaissance féminine[75].» Burns d'ailleurs a raconté lui-même
+comment il se tirait d'affaires dans ces rencontres:
+
+ [Note 74: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 75: D. Sillar's. _Account, etc._ Walker, tome II.
+ Appendix.]
+
+ Bien au delà de toutes les autres impulsions de mon coeur était
+ un penchant pour l'_adorable moitié du genre humain_[76]. Mon
+ coeur était du pur amadou et était continuellement enflammé, par
+ une déesse ou une autre. Comme il arrive dans toutes les
+ campagnes de ce monde, ma fortune était diverse. Tantôt j'étais
+ reçu avec faveur, tantôt mortifié par un échec. À la charrue, à
+ la faux et à la faucille, je ne craignais pas de rival, je
+ défiais aussi le besoin et comme je ne me suis jamais préoccupé
+ de mon labeur que pendant que j'y étais employé, je passais mes
+ soirées d'après mon coeur. Un jeune campagnard conduit rarement
+ une aventure d'amour sans un confident qui l'assiste. Je
+ possédais un zèle, une curiosité et une dextérité intrépide qui
+ me recommandaient comme un second convenable dans ces occasions,
+ et, j'ose le dire, j'avais autant de plaisir à être dans le
+ secret de la moitié des amours de la paroisse de Tarbolton que
+ jamais homme d'État en a ressenti à connaître les intrigues de la
+ moitié des cours d'Europe. La plume que je tiens à la main semble
+ connaître instinctivement ce sentier familier de mon imagination,
+ et j'ai de la peine à l'empêcher de vous donner une couple de
+ paragraphes sur les histoires d'amour de mes compagnons, humbles
+ habitants de la ferme ou de la chaumière. Mais les graves fils de
+ la science, de l'ambition ou de l'avarice baptisent ces choses du
+ nom de folies. Pour les fils du travail et de la pauvreté, ce
+ sont des matières de la plus sérieuse nature: pour eux, l'espoir
+ ardent, l'entrevue dérobée, le tendre adieu sont les plus grandes
+ et les plus délicieuses parties de leur bonheur[77].»
+
+ [Note 76: En français dans le texte.]
+
+ [Note 77: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Les occasions ne lui manquèrent pas. Quand on regarde d'un peu près la
+vie rurale de son temps, on est surpris de la quantité d'intrigues qui
+allaient leur train dans ces petits villages, de ferme à ferme, sous
+la stricte surveillance presbytérienne. La façon dont ces intrigues se
+passaient est un trait de moeurs écossaises qui ne manque pas d'une
+certaine grâce rustique. Après une rude journée à la charrue ou au
+fléau, quand le soir descendait, le jeune paysan mettait son bonnet
+bleu et son plaid. Il faisait deux ou trois milles, parfois plus,
+jusqu'au cottage de sa promise. Un homme, qui n'est rien moins que le
+grave Lockhart, a retracé, avec complaisance, la manière dont les
+choses se passaient. «Dans ces districts, l'amoureux rustique poursuit
+sa tendre recherche d'une façon dont les jeunes citadins peuvent
+trouver difficile de comprendre le charme. Quand les travaux de la
+journée sont finis, que dis-je? souvent lorsque ses parents le croient
+dans le lit, l'heureux gars regarde comme un jeu de marcher maints
+longs milles écossais, jusqu'à la résidence de sa maîtresse. Au signal
+d'un coup donné à sa fenêtre, celle-ci sort pour passer une heure ou
+deux sous la lune d'été ou, si le temps est âpre, (circonstance qui
+n'empêche jamais le voyage) parmi les gerbes de la grange paternelle.
+Ce «chappin' out», comme ils l'appellent, est une coutume dont les
+parents affectent de ne pas voir la mise en pratique, s'ils ne
+l'approuvent pas. Et les conséquences sont très rares et beaucoup plus
+fréquemment inoffensives que ne sont disposées à se l'imaginer les
+personnes qui ne sont pas familières avec les moeurs et les sentiments
+de nos paysans[78].» Ceci est peut-être moins sûr. À consulter les
+registres de la paroisse, à lire les épîtres de Burns et à suivre
+toute sa vie, il ne paraît pas que les paysans écossais--dans ces
+environs du moins--fussent plus habiles qu'ailleurs à brider l'amour.
+C'est sur des expéditions de ce genre que sont composées les
+quelques-unes des premières et des plus jolies choses de Burns.
+
+ [Note 78: Lockhart. _Life of Burns._ Chap. II.]
+
+ Derrière ces collines là-bas, où le Lugar coule,
+ Parmi de nombreux moors et marais, Ô,
+ Le soleil d'hiver a clos le jour,
+ Et je vais retrouver Nannie, Ô.
+
+ Le vent d'ouest souffle bruyant et aigre;
+ La nuit est à la fois noire et pluvieuse, Ô;
+ Mais je prendrai mon plaid; je me glisserai dehors,
+ Et, par delà les collines, vers Nannie, Ô.
+
+ Ma Nannie est charmante, douce et jeune,
+ Sans ruses artificieuses pour vous attirer, Ô;
+ Le malheur tombe sur la langue flatteuse
+ Qui séduirait ma Nannie, Ô!
+
+ Son visage est joli, son coeur est sincère,
+ Aussi innocente qu'elle est gentille, Ô.
+ La pâquerette, qui s'ouvre humide de rosée,
+ N'est pas plus pure que Nannie, Ô.
+
+ Je ne suis qu'un jeune paysan,
+ Et il y a peu de gens qui me connaissent, Ô;
+ Mais que m'importe combien peu ils sont,
+ Je suis toujours bienvenu chez Nannie, Ô.
+
+ Toutes mes richesses sont mes gages,
+ Et il faut que je les gère avec soin, Ô;
+ Mais les biens de ce monde ne m'inquiètent pas,
+ Toutes mes pensées sont: Ma Nannie, Ô.»
+
+ Notre vieux fermier se plaît à regarder
+ Ses moutons et ses vaches prospérer grassement, Ô;
+ Mais je suis aussi heureux, moi qui tiens sa charrue,
+ Et n'ai d'autre souci que Nannie, Ô.
+
+ Vienne heur, vienne malheur, je ne m'en occupe guère;
+ Je prendrai ce que le Ciel m'enverra, Ô;
+ Je n'ai pas d'autre souci dans la vie
+ Que de vivre et d'aimer ma Nannie, Ô[79].
+
+ [Note 79: _My Nannie O._]
+
+C'est à coeur perdu que Burns se jeta dans ces aventures qui bientôt
+ne se comptèrent plus. Il avait généralement une affection principale
+et centrale, mais il rencontrait sans cesse des affections nouvelles
+et subordonnées qui se groupaient autour de celle-là, et formaient
+autant d'intrigues secondaires, dans le drame de son amour. Gilbert,
+rappelant à ce propos un fin passage de Sterne, un des auteurs favoris
+de Robert, compare spirituellement son frère à Yorick, qui venait de
+jurer à Eliza une fidélité éternelle et à qui il suffisait de se
+trouver cinq minutes, à la porte de la remise, avec Mme de L... pour
+en tomber épris, juste le temps que M. Dessein mettait à courir
+chercher les clefs[80]. Peu lui importait d'ailleurs à quelle femme il
+s'adressait. Il avait vite fait de les transformer, de les embellir,
+de les transfigurer, dès qu'elles entraient dans le rayonnement du
+rêve de beauté qu'il portait en lui. Gilbert, en homme froid et
+raisonnable qu'il était, n'y comprenait rien. «Quand, dans la
+souveraineté de son bon plaisir, il choisissait une personne à qui il
+décidait d'offrir ses attentions particulières, elle était sur le
+champ revêtue d'une quantité suffisante de charmes pris dans les
+abondantes réserves de son imagination. Il y avait souvent une grande
+différence entre sa maîtresse, telle que les autres la voyaient, et ce
+qu'elle semblait lorsqu'elle était revêtue des attributs qu'il lui
+donnait[81].» Sans doute; mais c'est que Murdoch s'était trompé et
+que Gilbert n'était pas poète. Quant à Robert, il admirait de tous
+côtés, répandant, devant ces simples filles étonnées, des trésors de
+poésie qu'elles ne comprenaient sans doute pas, mais où, avec
+l'intuition féminine, elles sentaient quelque chose de supérieur et de
+précieux. Qui peut imaginer, car son éloquence fut peut-être plus
+merveilleuse que ses vers, quelles strophes pleines de ferveur et de
+tendresse il a murmurées à des oreilles ignorantes, où elles
+résonnaient comme une musique incompréhensible et cependant douce à
+écouter? Ses chansons n'en sont peut-être qu'un écho affaibli.
+
+ [Note 80: Sterne. _A Sentimental Journey._ Calais.]
+
+ [Note 81: _Gilbert's Narrative._]
+
+Et ce qu'il y a de surprenant en lui c'est qu'il n'aimait pas des
+lèvres, mais vraiment du coeur. Chacune de ces amourettes avait,
+pendant qu'elle durait, la véhémence et l'intensité d'une passion qui
+le bouleversait de joie ou de désespoir. Les passions se poussaient
+dans ce coeur continuellement agité, rapides mais fortes et
+innombrables comme des vagues. C'étaient de vraies ivresses et de
+vraies angoisses qu'il éprouvait sans trêve. Sa charpente de paysan,
+singulièrement massive et solide, endurcie à toutes les fatigues, en
+éprouvait des secousses terribles. Il ne s'habitua jamais à aimer. Les
+coeurs ordinaires se tarissent dans des amours trop répétés qui vont
+s'affaiblissant par leur abondance. Mais cette âme inépuisable fournit
+un torrent de passion qui resta jusqu'au bout égal à lui-même dans son
+impétuosité. Gilbert qui n'est pas suspect d'exagérer ces sujets,
+disait: «Bien qu'il fût, dans sa jeunesse, timide et gauche dans ses
+rapports avec les femmes, cependant, quand il devint un homme, son
+attachement à leur société devint très fort et il était constamment la
+victime et l'esclave de quelque beauté. Les symptômes de sa passion
+étaient souvent tels qu'ils égalaient ceux de la célèbre Sapho. À la
+vérité, je ne sache pas qu'il se soit jamais évanoui, qu'il ait fléchi
+sur ses genoux et expiré; mais son agitation physique et mentale
+surpassait tout ce que j'ai jamais vu de ce genre, dans la vie
+réelle[82].»
+
+ [Note 82: _Gilbert's Narrative._]
+
+Chez certains poètes, les passions ne deviennent une matière poétique
+que lorsqu'elles sont façonnées par le souvenir; ils travaillent,
+toujours tournés vers leur passé, semblables aux cordiers qui n'ont
+jamais dans la main qu'une masse confuse de chanvre et ne voient leur
+travail se faire que loin d'eux. Leur oeuvre a presque toujours de la
+tristesse et du calme, parce que les choses dont ils parlent sont
+perdues, écoulées, parce qu'elles sont éloignées. Mais il en est
+d'autres pour lesquels la production est immédiate et n'est que le
+prolongement, l'écho instantané de la joie ou de la souffrance
+présentes. Ils sont comme des boucliers qui retentissent en même temps
+qu'on les frappe. Leurs chants conservent toute la vibration
+triomphale ou déchirante du coup dont tremble encore leur âme. Leur
+oeuvre a souvent le trouble et l'élan de sentiments que le temps n'a
+pas épurés mais n'a pas affaiblis. Elle contient moins de pensée et
+plus de passion. C'est parmi ces derniers qu'il faut placer Burns. Non
+seulement, l'émotion et la création étaient chez lui simultanées, mais
+la première était si désordonnée qu'elle eût été intolérable, si elle
+n'avait trouvé un soulagement dans la seconde. «Mes passions, dit-il,
+une fois allumées, se déchaînaient comme autant de démons, jusqu'à ce
+qu'elles trouvassent une issue dans la rime, et, alors, réciter par
+coeur mes vers agissait comme un charme et calmait et adoucissait
+tout[83].» Il faut ajouter que ces amours, malgré leur violence,
+étaient purs, car Gilbert et Burns lui-même ont pris soin de marquer
+la date où ils cessèrent de l'être.
+
+ [Note 83: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Ainsi, avec les journées dans les champs, les sorties du soir, les
+lectures et les compositions le long du chemin, les séances chez le
+forgeron, les discussions du club, le mélange de travail, de tristesse
+et de joie qui fait la vie de tous; avec des rafales de passion, des
+éclairs d'ambition, des élans de tendresses charmantes, des
+bondissements éblouissants de gaîté qui n'étaient propres qu'à lui;
+jetant à pleines mains, comme lorsqu'il semait, la poésie et le rire,
+inconscient encore et cependant déjà frémissant de son génie, causant
+une sorte d'étonnement autour de lui, impétueux et honnête en toutes
+choses, avec l'emportement qui devait lui faire commettre bien des
+fautes, mais sans le remords d'en avoir encore commis, il passa les
+premières années de Lochlea. Années agitées, mais pures, et qui, en
+somme, furent heureuses.
+
+ * * * * *
+
+Il tint peut-être alors à peu de chose que cette agitation ne se fixât
+et que le calme ne grandît dans sa vie. «Comme toutes ces relations,
+dit Gilbert, en parlant de ses intrigues, étaient gouvernées par les
+règles les plus strictes de la vertu et de la modestie--desquelles il
+ne dévia jamais jusqu'à ce qu'il eût atteint sa vingt-troisième
+année--il devint anxieux d'être en situation de se marier[84].» Il y
+avait, dans une famille qui habitait sur les bords du Cessnock, petite
+rivière qui va rejoindre l'Irvine, une jeune fille qui s'appelait
+Ellison Begbie. Elle y servait en qualité de domestique, comme
+beaucoup de filles de fermiers. Son père était lui-même fermier à
+Galston, près de Kilmarnock. C'est sur elle que Burns avait jeté les
+yeux et fixé son choix. Ce n'était pas une beauté, semble-t-il, mais
+elle avait un charme particulier et une sorte d'attrait vif que la
+beauté a rarement. Dans la chanson qu'il a écrite sur elle, on devine,
+à travers les comparaisons dont elle se compose, un visage vermeil,
+tout riant de couleurs fraîches et vives, des cheveux fins et
+châtains, un sourire où éclate la blancheur des dents. Mais, le
+refrain est: «ses deux yeux brillants et malicieux», comme s'ils
+étaient en effet le trait principal de cette physionomie mobile,
+ouverte et charmante de gaîté. Avec cela une grâce spirituelle faite
+d'enjouement et de malice.
+
+ [Note 84: _Gilbert's Narrative._]
+
+ Ses lèvres sont comme ces cerises mûres,
+ Que des murailles ensoleillées protègent de Borée;
+ Elles tentent le goût et charment la vue;
+ Et elle a deux yeux brillants et malicieux.
+
+ Sa voix est comme le merle, le soir,
+ Qui chante sur les bords du Cessnock, invisible,
+ Tandis que sa compagne est nichée dans le buisson;
+ Et elle a deux yeux brillants et malicieux.
+
+ Mais ce n'est pas son air, sa forme, son visage,
+ Bien qu'elle égale la reine fabuleuse de la beauté;
+ C'est l'esprit qui brille dans ses grâces,
+ Et surtout dans ses yeux malicieux[85].
+
+ [Note 85: _On Cessnock Banks._]
+
+Il fallait qu'elle eût quelque chose de véritablement distingué,
+puisque plus tard, après avoir beaucoup admiré et comparé les plus
+séduisantes dames d'Édimbourg, il avouait que, de toutes les femmes
+qu'il avait connues, c'était celle qui aurait fait dans sa vie la plus
+agréable compagne[86]. Telle était la femme que Burns demandait en
+mariage. S'il avait été accepté, sa vie aurait peut-être pris une voie
+normale. Sans doute, la fougue y serait restée et, par elle, il était
+difficile que les fautes n'y pénétrassent pas; mais il est probable
+que le désarroi ne s'y serait pas mis. Peut-être son exubérance de vie
+et sa vigueur d'esprit se seraient-elles tournées vers d'autres
+directions et son bonheur y eût-il gagné aux dépens de sa gloire. Ce
+n'était pas sa destinée.
+
+ [Note 86: Chambers, tome I, p. 48.]
+
+Outre l'influence qu'elle aurait pu avoir sur sa vie, sa courte
+liaison avec Ellison Begbie est intéressante parce qu'elle a produit
+une correspondance, qui comprend les premiers spécimens de prose que
+nous ayons de lui. Ce sont quatre lettres seulement, mais bien
+curieuses. Au point de vue littéraire, elles sont caractéristiques. On
+y sent une affectation de correction, une recherche d'élégance, la
+prétention épistolaire qu'il gardera pendant toute sa vie et qu'il
+devait au recueil de lettres que le hasard avait mêlé à ses premières
+lectures. Les pensées s'y font graves et compassées, les phrases s'y
+succèdent achevées et correctes. Cela a beaucoup de tenue et peu de
+mouvement; c'est le contraire de son esprit. La langue elle-même est
+différente. Autant ses poèmes abondent en expressions écossaises,
+autant cette correspondance est écrite dans une langue purement
+anglaise, avec une affectation de mots latins. Au point de vue des
+sentiments, ces lettres sont également remarquables par leur gravité,
+leur ton de convenance et de franchise, un désir de bien préciser le
+genre d'affection qu'il éprouve et de placer ses déclarations sur un
+terrain de vie pratique. Dans la première de ces épîtres, il se
+défend, avec beaucoup d'habileté, contre un soupçon d'inconstance de
+sa part, qui pourrait bien venir à l'esprit d'Ellison Begbie et il
+fait une description de la vie mariée, qui est réellement un beau
+morceau sur le mariage:
+
+ Il est naturel qu'un jeune homme aime la connaissance des femmes
+ et il est habituel qu'il recherche leur société quand l'occasion
+ s'en présente. L'une d'elles lui est plus agréable que les
+ autres; quand il est avec elle, il y a quelque chose, il ne sait
+ pas quoi, qui le séduit, il ne sait pas comment. Je suppose que
+ cela est ce que la plupart d'entre nous appellent _amour_ et je
+ dois avouer, ma chère E., que c'est un jeu difficile que celui
+ que vous avez à jouer lorsque vous rencontrez un amoureux de
+ cette espèce. Vous ne pouvez vous empêcher de dire qu'il est
+ sincère, et cependant, avec quelque faveur que vous le traitiez,
+ peut-être dans quelques mois ou au plus tard dans un an ou deux,
+ la même inexplicable fantaisie peut le rendre éperdument épris
+ d'une autre, tandis que vous serez oubliée. Je n'ignore pas que
+ peut-être, la prochaine fois que j'aurai le plaisir de vous voir,
+ vous me conseillerez de prendre cette leçon pour moi, et vous me
+ direz que la passion que je professe pour vous est peut-être une
+ de ces lueurs passagères. Mais j'espère, ma chère E., que vous me
+ ferez l'honneur de me croire, quand je vous assure que l'amour
+ que j'ai pour vous est fondé sur les principes de la Vertu et de
+ l'Honneur, et que conséquemment, aussi longtemps que vous
+ continuerez à posséder ces aimables qualités qui m'ont d'abord
+ inspiré ma passion pour vous, aussi longtemps faut-il que je
+ continue à vous aimer.
+
+ Croyez-moi, ma chère, c'est un amour comme celui-là qui seul peut
+ rendre heureux l'état de mariage. On peut causer de flammes,
+ d'enthousiasmes, autant qu'on veut, et une chaude imagination,
+ avec l'ardeur de la jeunesse, peut faire éprouver quelque chose
+ de pareil à ce qu'on décrit. Mais je suis sûr que les plus nobles
+ facultés de l'esprit, unies à des sentiments semblables dans le
+ coeur, sont le seul fondement de l'amitié et ç'a toujours été mon
+ opinion que la vie mariée n'est pas autre chose que de l'_amitié_
+ à un degré plus élevé. Si vous êtes assez bonne pour exaucer mes
+ souhaits, et s'il plaît à la Providence de nous épargner jusqu'à
+ la période la plus reculée de la vie, je puis, en regardant vers
+ l'avenir, voir que même alors, bien que courbé sous la vieillesse
+ ridée, même alors, quand toutes les choses de ce monde me seront
+ indifférentes, je regarderai mon E...... avec l'affection la plus
+ tendre, pour la simple raison qu'elle aura toujours, mais à un
+ degré plus élevé et perfectionné, ces nobles qualités qui
+ inspirèrent ma première affection pour elle[87].
+
+ [Note 87: _To Ellison Begbie._ Lettre 1.]
+
+Ces dernières lignes sur l'idée du bonheur tranquille et apaisé qu'il
+faut attendre du mariage, sur la nécessité des qualités de l'âme pour
+un amour durable, ne sont-elles pas éloquentes, et cette vue de
+l'amitié qui sort d'une vie commune ne va-t-elle pas au fond des
+unions heureuses?
+
+Une autre lettre est intéressante par la façon presque religieuse dont
+il parle de l'amour. On sent bien, dans cette correspondance, qu'à ce
+moment il était encore dominé et gouverné par l'austérité paternelle,
+que son âme était toujours pleine de déférence pour l'exemple de vie
+qu'il avait devant lui et que les amourettes nombreuses qu'il avait
+déjà eues étaient restées des affaires de coeur et d'imagination.
+
+ Je crois en vérité, ma chère E., que les purs, les sincères
+ sentiments d'amour sont aussi rares dans le monde que les purs et
+ sincères principes de vertu et de piété. Ceci, j'espère, vous
+ expliquera le singulier style de mes lettres à vous. Par
+ singulier, je veux dire qu'elles sont écrites d'une façon si
+ sérieuse que, pour vous dire la vérité, j'ai souvent eu peur que
+ vous ne me preniez pour quelque dévot outré qui converse avec sa
+ maîtresse comme il converserait avec son ministre.
+
+ Je ne sais pas comment cela se fait, ma chère, car bien que, sauf
+ votre société, il n'y ait rien au monde qui me donne autant de
+ plaisir que de vous écrire, cependant cela ne me cause jamais ces
+ vertiges d'enthousiasme dont on parle tant parmi les amoureux.
+ J'ai souvent pensé que, si une affection solide n'est pas
+ effectivement une partie de la vertu, c'est quelque chose qui est
+ tout à fait de la même famille. Chaque fois que la pensée de mon
+ E...... échauffe mon coeur, elle allume dans ma poitrine tous les
+ sentiments d'humanité, tous les principes de générosité; elle
+ éteint toute méprisable étincelle de malice et d'envie qui ne
+ sont que trop prêtes à m'infester. Je serre tous les êtres dans
+ les bras d'une bienveillance universelle, également, je prends
+ part aux plaisirs des heureux et je sympathise avec les misères
+ des infortunés. Je vous assure, ma chère, que je lève souvent
+ vers le divin Ordonnateur des événements un regard plein de
+ reconnaissance pour le bonheur que, je l'espère, il a dessein de
+ me donner en vous donnant à moi. Je souhaite sincèrement qu'il
+ bénisse mes efforts pour rendre votre vie aussi confortable et
+ heureuse que possible, en adoucissant les côtés les plus rudes de
+ mon caractère aussi bien qu'en améliorant les conditions peu
+ propices de ma fortune. Ceci, ma chère, est une passion, à mes
+ yeux, digne d'un homme et, j'ajouterai, digne d'un chrétien[88].»
+
+ [Note 88: _To Ellison Begbie._ Lettre 2.]
+
+La façon dont il lui demande sa main est pleine d'une gravité presque
+cérémonieuse. On ne conçoit pas qu'un jeune clergyman adressant, avec
+toute la dignité et le décorum de sa profession, une requête de ce
+genre, puisse le faire en un langage plus rapproché d'un sermon:
+
+ Il y a une règle que j'ai jusqu'ici pratiquée et que j'observerai
+ invinciblement avec vous, c'est de vous dire honnêtement la
+ simple vérité. Il y a quelque chose de si bas, de si indigne d'un
+ homme, dans les artifices de la dissimulation et de la fausseté,
+ que je suis surpris qu'ils puissent être employés par personne
+ dans une passion aussi noble et généreuse qu'un amour vertueux.
+ Non, ma chère E., je n'essayerai jamais de gagner votre faveur
+ par de si détestables pratiques. Si vous êtes assez bonne et
+ assez généreuse pour m'accepter pour votre partenaire, votre
+ compagnon, votre ami de coeur, à travers la vie, il n'y a rien,
+ de ce côté-ci de l'éternité, qui puisse me donner un plus grand
+ bonheur; mais je ne songerai jamais à acheter votre main par des
+ arts indignes d'un homme et, j'ajouterai, d'un chrétien. Il y a
+ une chose que je vous demande sérieusement, ma chère, et c'est
+ ceci: que vous mettiez bientôt un terme à mes espérances par un
+ refus péremptoire ou que vous me guérissiez de mes anxiétés par
+ un consentement généreux.
+
+ Cela m'obligerait beaucoup si vous vouliez m'envoyer une ligne ou
+ deux quand vous le pourrez. J'ajouterai seulement que si une
+ conduite réglée (quoique peut-être bien imparfaitement) par les
+ règles de l'Honneur et de la Vertu, si un coeur consacré à vous
+ aimer et à vous estimer, si un effort anxieux de vous rendre
+ heureuse, si ces qualités sont celles que vous souhaiteriez dans
+ un ami, dans un époux, j'espère que vous les trouverez toujours
+ dans votre vrai ami et sincère amant[89].
+
+ [Note 89: _To Ellison Begbie._ Lettre 3.]
+
+La jeune fille ne tarda pas à faire connaître à Burns sa réponse
+définitive; c'était un refus. La lettre qu'il lui envoie et qui est la
+dernière de cette série est, avec un chagrin très sincère et très
+profond, pleine d'une très belle et très digne franchise:
+
+ J'aurais dû, pour être poli, accuser plus tôt réception de votre
+ lettre, mais mon coeur en avait reçu un tel coup que je puis
+ encore à peine rassembler mes pensées, de façon à vous écrire à
+ ce sujet. Je n'essayerai pas de décrire ce que j'ai ressenti en
+ recevant votre lettre. Je l'ai lue et relue, mainte et mainte
+ fois et, bien qu'elle fût dans le langage le plus poli du refus,
+ ce refus était péremptoire: «Vous étiez triste de ne pas pouvoir
+ me payer de retour, mais vous me souhaitez toute espèce de
+ bonheur.» Ce serait une faiblesse indigne d'un homme que de dire
+ que, sans vous, je ne pourrai jamais être heureux, mais je suis
+ certain que partager la vie avec vous lui aurait donné une saveur
+ que, sans vous, je ne goûterai jamais.
+
+ Ce ne sont pas vos rares avantages personnels et votre bon sens
+ supérieur qui me frappent tant en vous; il est possible que, dans
+ quelques cas, on puisse rencontrer ces qualités chez d'autres.
+ Mais cette bonté aimable, cette tendresse et cette douceur
+ féminines, cette attachante suavité de caractère, avec tous les
+ charmes qui naissent d'un coeur chaud et aimant, voilà ce que je
+ ne puis espérer retrouver de nouveau dans ce monde, à un tel
+ degré. Toutes ces qualités charmantes, rehaussées par une
+ éducation bien au delà de ce que j'ai jamais trouvé chez les
+ femmes que j'ai jamais osé approcher, ont fait sur mon coeur une
+ impression que je ne crois pas que la vie effacera jamais. Mon
+ imagination s'était flattée du souhait,--je n'ose pas dire que ce
+ fut jamais un espoir,--que, peut-être un jour, je vous
+ appellerais mienne. J'avais formé les plus délicieuses images et
+ mes rêves s'y complaisaient; aujourd'hui, je suis malheureux pour
+ avoir perdu ce que je n'avais vraiment pas le droit d'attendre.
+ Je ne dois plus penser à vous comme à une amante; j'ose cependant
+ demander à être admis comme un ami. C'est à ce titre que je
+ désire la permission de vous rendre visite, et comme je pense
+ dans peu de jours aller m'établir plus loin et que vous ne
+ tarderez pas, je le suppose, à quitter cet endroit, je désire
+ vous voir ou avoir de vos nouvelles bientôt[90].
+
+ [Note 90: _Idem._ Lettre 5.]
+
+Ellison Begbie est la première des héroïnes de Burns dont on voie se
+dessiner un peu la physionomie. D'après Mrs Begg, la soeur de Burns,
+c'était une fille supérieure et la favorite du voisinage[91]. Elle
+paraît avoir été, en outre, une fille de tête et de sang-froid, qui
+tenait à voir clair dans l'avenir et dans le présent. Elle fut un
+moment attirée vers ce garçon capable d'écrire de telles déclarations.
+En effet, c'est seulement «après quelque intimité et quelque
+correspondance qu'elle rejeta sa poursuite et bientôt après épousa un
+autre amoureux»[92]; et cette supposition est bien confirmée par les
+mots de Burns: «Pour couronner ma détresse, une _belle fille_ que
+j'adorais et qui avait juré son âme de venir à ma rencontre dans le
+champ du mariage, se joua de moi dans les circonstances les plus
+mortifiantes[93].» Il y avait donc eu une attraction mais qui ne dura
+pas. Pour quelle cause? On ne sait ces secrets de coeur. Elle est
+peut-être dans un passage cité plus haut, où Burns se défend, comme
+s'il éprouvait le besoin de dissiper certaines préventions et d'aller
+au-devant de certaines rumeurs. Peut être Ellison Begbie n'eut-elle
+pas confiance dans ces ardentes protestations, et voyait-elle dans le
+coeur de son poursuivant mieux que lui-même. À coup sûr, elle passa
+auprès d'une vie qui n'aurait pas été sans orages. Elle fit le choix
+qui convenait le mieux à sa nature équilibrée, pratique et
+discernante; «elle a deux yeux brillants et malicieux» dit la chanson
+de Burns. Il est probable qu'elle vécut heureuse avec un homme moyen.
+Pourtant, comme il arrive aux imprudents, leurs passions bues, quand
+ils n'ont plus que le verre vide et craquelé de la vie, de se dire que
+leurs ivresses ont été une folie, il arrive aussi que les sages
+rassasiés de calme se demandent si leur prudence n'a pas été une
+duperie. Il est certain qu'Ellison Begbie se rappela, avec orgueil,
+que le poète avait composé pour elle quelques-unes de ses jeunes
+chansons, les plus pures et les plus sincères, car, plus d'un quart de
+siècle après cette aventure, «il vivait à Glasgow une dame» qui en
+récita une qu'elle seule savait, à Cromek, lorsque celui-ci
+recueillait ses _Reliques de Burns_ et c'était la chanson sur des yeux
+malicieux[94].
+
+ [Note 91: Voir l'Appendix B ajouté par Scott Douglas et son
+ édition de la _Vie de Burns_ de Lockhart.]
+
+ [Note 92: Scott Douglas. Tome I, p. 23, note.]
+
+ [Note 93: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 94: Cromek. _Reliques of Robert Burns_, p. 442.]
+
+
+II.
+
+LE SÉJOUR À IRVINE.
+
+Ce projet de mariage eut une grande influence sur la vie de Burns. Il
+avait compris, avec Gilbert, qu'il lui serait difficile de s'établir
+comme fermier. Pour acheter des instruments et des bestiaux, pour
+faire les premières semailles et attendre la première récolte, il faut
+une mise de fonds. Comment l'espérer, quand la famille avait à peine
+de quoi joindre les deux bouts à la fin de l'année? Si jamais ces
+ressources arrivaient, quand serait-ce? Trop tard à coup sûr. Ellison
+ne l'aimait pas assez et lui-même l'aimait trop pour attendre.
+Peut-être les difficultés qui commençaient à s'amonceler de nouveau
+sur le chemin de son père, contribuaient-elles à l'éloigner d'un
+métier, où la sueur du front ne suffisait pas à gagner le pain. Il
+chercha une façon plus rapide, plus sûre, de parvenir à vivre. Depuis
+quelques années déjà, les deux frères avaient obtenu du père quelques
+pièces de terre où ils faisaient pour leur propre compte pousser du
+lin, fort cultivé alors dans ces parties de la contrée. Robert résolut
+d'aller à Irvine apprendre à préparer cette plante. Cependant, le
+refus d'Ellison Begbie survint. Il partit néanmoins, le coeur plus
+chargé de chagrins qu'on ne l'imaginerait d'après la calme affection
+exprimée dans ses lettres, assombri, découragé. Évidemment, il venait
+de recevoir bravement un coup dont il serait longtemps à guérir.
+C'était vers le milieu de juillet 1781.
+
+La ville où il arrivait et le nouveau métier qu'il entreprenait
+n'étaient pas faits pour dissiper sa mélancolie. Irvine est un endroit
+d'apparence désolée; c'est une bourgade maritime avec toute la
+tristesse des ports, situés non pas sur la mer, qui est à elle seule
+un mouvement et une multitude, mais sur les rives plates et vaseuses
+d'une embouchure de rivière. Un horizon rampant de maigres dunes, des
+bas-fonds de sables coupés de flaques, recouverts et découverts par
+l'alternance monotone du flux et du reflux; sur ces pauvres bords, un
+ramassis de dépôts de marchandises et de maisonnettes, moitié
+cabarets, moitié boutiques à objets de matelots, basses, minables et
+louches. Aux heures d'eau retirée, les navires, comme échoués,
+augmentent cette impression d'abandon par celle de désarroi, que
+donnent leurs grands corps désemparés, leurs mâtures penchées hors
+d'équilibre et qui semblent faire gauchir le ciel. Pour un jeune
+paysan, accoutumé à se réjouir des mille vies de la terre, ce séjour
+de stérilité, lavé d'une eau morne et inféconde, dut être comme un
+cauchemar.
+
+À ce serrement de coeur s'ajouta bientôt le dégoût d'un métier pénible
+et presque rabaissant pour lui. Au lieu des journées au grand air, de
+la fierté du labour et de la diversité des occupations, un
+emprisonnement dans un taudis puant de l'odeur fade du lin roui, et
+une besogne assise, monotone et mécanique. Des heures et des heures
+sur le banc, devant le chevalet de l'espade ou l'établi des sérans.
+Pour des bras dignes du fléau ou de la faux, maillocher le lin,
+l'écraser, l'écanguer sous la broie, l'étirer sur les peignes, avoir
+toujours les mains perdues dans des filasses, c'était presque un
+métier de femme. Dans cette salle basse, moitié hangar moitié écurie,
+au milieu de cette atmosphère alourdie des émanations et des
+poussières du lin, on ne respirait pas. Il étouffait, sa santé s'en
+ressentit. Ce changement d'existence, en toutes circonstances, lui eût
+été pénible, insurmontable. Il y apportait, avec un coeur récemment
+blessé, un amour-propre meurtri. Un travail sain à l'air libre, la
+puissance de la nature à changer nos peines en rêveries, l'auraient
+apaisé; cette vie étrécie et emmurée, d'une fatigue nouvelle et
+exaspérante pour les nerfs, renferma sa douleur, l'aigrit, la rendit
+plus corrosive et plus dévorante. Puis, au lieu de la popularité à
+laquelle il était accoutumé, c'était, pour lui plus que pour d'autres,
+un isolement plus dur, dans une populace de matelots, d'ouvriers et de
+déchargeurs. Enfin cet indéfinissable et invincible sentiment, la
+nostalgie, se mettait de la partie.
+
+Il eut un de ces accès de désespérance où l'âme et le corps
+s'affaissent en même temps, s'entraînant l'un l'autre dans leur
+descente. Il en arriva à être dans un état terrible: «Le mal final qui
+amena l'arrière-garde de ce cortège infernal fut que ma maladie
+d'hypocondrie s'irrita à un tel degré que, pendant trois mois, je fus
+dans un état délabré de corps et d'esprit qui eût été à peine enviable
+pour ces misérables sans espoir qui viennent d'entendre leur juste
+sentence: «Retirez-vous de moi, maudits[95].» C'est dans cette
+condition qu'il passa la fin de l'année 1781. Aussi l'impression de
+cette période est celle d'une tristesse et d'un accablement infinis.
+Une personne qui l'avait connu alors racontait, en 1826, à R.
+Chambers, que ce qu'on avait remarqué en lui était sa mélancolie.
+Parmi les gens ordinaires, il restait assis pendant des heures, la
+tête dans la main, et le coude sur le genou; c'était seulement
+lorsqu'un homme intelligent ou une femme se joignait à la société
+qu'il s'éveillait et s'animait un peu[96]. Lui qui, tant de fois,
+avait jeté tout le village dans des convulsions de rire et avait
+suspendu à ses lèvres ses rudes auditeurs, s'était renfermé dans le
+chagrin et le silence. Le changement d'existence et plus encore la
+souffrance morale avaient en outre altéré et débilité sa santé. Il
+était devenu gravement malade d'une maladie nerveuse. Dans une lettre
+à son père, il a laissé le tableau désespéré de la faiblesse de son
+corps et du découragement de son âme.
+
+ [Note 95: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 96: R. Chambers, tome I, p. 55.]
+
+ «Ma santé est à peu près la même que quand vous étiez ici,
+ seulement mon sommeil est un peu meilleur, et, à tout prendre, je
+ suis plutôt mieux qu'autrement, bien que je ne m'améliore que
+ bien lentement. La faiblesse de mes nerfs a tellement débilité
+ mon esprit que je n'ose ni revoir les événements passés, ni
+ regarder du côté de l'avenir; car la moindre anxiété et le
+ moindre trouble dans ma poitrine produisent les effets les plus
+ désastreux sur toute ma machine. Quelquefois, à la vérité,
+ pendant une heure ou deux, mes esprits s'allègent un peu, je
+ jette un rapide regard dans le futur, mais ma principale
+ occupation et la seule qui me soit douce est de considérer le
+ passé et l'avenir d'une façon religieuse et morale. Je suis
+ transporté à la pensée qu'avant longtemps, peut-être bientôt, je
+ dirai un éternel adieu à toutes les peines, agitations, et
+ inquiétudes de cette pénible vie, car je vous assure que j'en
+ suis vraiment fatigué, et, si je ne me trompe beaucoup, je
+ pourrai avec contentement et joie la résigner.
+
+ L'âme, inquiète et renfermée en elle-même,
+ Se repose en errant dans une vie future.
+
+ C'est pour cette raison que le 15e, 16e et 17e versets du 7e
+ chapitre des Révélations me plaisent plus qu'autant de dizaines
+ de versets dans toute la Bible, et je ne voudrais pas échanger le
+ noble enthousiasme qu'ils inspirent pour tout ce que ce monde
+ peut offrir. Quant à ce monde-ci, je désespère d'y faire jamais
+ quelque figure. Je ne suis pas fait pour l'agitation des gens
+ d'affaires, ni pour le désordre des gens gais. Je ne serai jamais
+ capable de paraître sur ces scènes. À la vérité je suis tout à
+ fait détaché des pensées de cette vie. Je prévois que la pauvreté
+ et l'obscurité m'attendent, je suis en quelque mesure préparé et
+ je me prépare chaque jour à les rencontrer.
+
+ Il me reste juste assez de temps et de papier pour vous remercier
+ des leçons de vertu et de piété que vous m'avez données, qui ont
+ été trop négligées quand vous me les avez données, mais dont,
+ j'espère, je me suis souvenu avant qu'il soit trop tard[97].»
+
+ [Note 97: _To His Father. Irvine, Dec 27, 1761._]
+
+Tels étaient le trouble et l'abattement dans lesquels il se trouvait,
+aux premiers jours de 1782, car cette lettre était destinée à porter à
+son père des souhaits pour l'année nouvelle. Évidemment, un grand
+effondrement s'était fait dans son coeur. Il était à un de ces moments
+où une cruelle déception jette son ombre devant elle et envoie son
+amertume jusqu'au bout de la vie. D'un autre côté, sa famille
+commençait à se débattre dans la ruine. Tout conspirait à rendre son
+désespoir complet, comme lorsque les malheurs du dehors ont l'air de
+se concerter avec les chagrins intérieurs. Ce sont les heures qui
+restent douloureuses dans le souvenir, où tout nous abandonne et où
+les plus robustes énergies faiblissent et s'évanouissent dans des
+défaillances qui semblent définitives. C'est en vain qu'il se tournait
+du côté de la Bible. Il est facile de voir qu'elle était sans action
+profonde sur lui. Il n'y trouvait pas l'asile, la consolation, le
+fleuve de paix intérieure où les fervents lavent leurs angoisses. Il
+ne se rappela jamais sans frissonner cette noire période de sa vie.
+Quant à la poésie, elle avait cessé: «Je suspendis, écrivait-il, ma
+harpe aux saules[98].»
+
+ [Note 98: _Common-place Book. March 84._]
+
+ * * * * *
+
+Mais il avait trop de jeunesse et de ressort pour que cette lassitude
+et cette dépression durassent. Il est vraisemblable que les premiers
+mois furent les plus mornes. Peu à peu, la crise ayant atteint sa
+hauteur diminua. Dans la lettre à son père, il parle déjà d'un mieux
+et de clartés qui commençaient à percer l'assombrissement de sa vie.
+Par degrés aussi, son esprit de sociabilité lui fut rendu. Il est
+probable qu'il accueillit ces retours de gaîté avec une sorte de
+brusquerie à les saisir et à les épuiser, avec cette insouciance
+téméraire qui suit les grands soucis et les grandes défiances de la
+vie, quelque chose de dur qui fait qu'on arrache les joies plutôt
+qu'on ne les reçoit, et qu'on les tord plutôt qu'on n'en jouit. Rien
+n'est plus propre que ces mouvements excessifs vers le plaisir, à
+jeter dans des plaisirs excessifs par eux-mêmes. L'âpreté à jouir crée
+le goût de jouissances plus âpres. C'est surtout pour le coeur que les
+convalescences demandent à être lentes et sages. Burns vivait dans un
+milieu peu propice à ces ménagements. Dans ces ports de la côte ouest,
+surtout dans ceux situés en face des îles de Man et d'Arran, la
+contrebande par mer était active. Il y traînait toujours une
+population de gens, moitié matelots, moitié contrebandiers,
+aventureux, hardis, achetant, par une vie de duretés et de dangers,
+des intervalles violents de débauche. Burns se trouvait en contact
+avec eux à un moment critique. Il s'en ressentit.
+
+Ce fut dans sa vie un tournant de grande importance morale et le point
+de départ de changements profonds dans sa façon d'être, d'où devaient
+sortir des résultats graves et durables. C'est l'époque que Gilbert et
+lui-même désignent comme celle où il tomba pour la première fois dans
+de vrais excès. «Ma vingt-troisième année fut pour moi une ère
+importante», écrivait-il dans son autobiographie. Et Gilbert disait:
+«à Irvine il fit connaissance des gens qui avaient une façon plus
+libre de penser et de vivre que celle à laquelle il était accoutumé,
+et cette société le prépara à franchir ces bornes d'une rigide vertu
+qui l'avaient jusque-là retenu[99].» C'est avec grande clairvoyance
+que Carlyle remarque à ce propos, que «si l'incident le plus frappant
+de la vie de Burns, est son voyage à Édimbourg, sa résidence à Irvine
+en est peut-être un plus important[100].» Il déplore son initiation à
+des dissipations et à des vices dont il était resté pur jusque-là. Il
+donne, par ce rapprochement, toute sa valeur et tout son relief à un
+de ces points capitaux d'une existence, duquel bien des péripéties
+futures dépendront. L'artisan de cette transformation fut un jeune
+marin nommé Richard Brown dont Burns a tracé le portrait et détaillé
+l'influence sur lui-même.
+
+ [Note 99: _Gilbert's Narrative._]
+
+ [Note 100: Carlyle. _Essay on Burns._]
+
+ De cette aventure, j'appris un peu de la vie d'une ville; mais la
+ principale chose qui donna un tour à mon esprit fut que je formai
+ une amitié cordiale avec un jeune homme, un homme supérieur à
+ tous ceux que j'avais jamais vus, mais un fils infortuné du
+ malheur. Il était l'enfant d'un simple artisan; un homme riche du
+ voisinage l'ayant pris sous sa protection lui avait fait donner
+ une éducation relevée, afin d'améliorer sa position dans la vie.
+ Ce protecteur mourut et laissa mon ami sans ressources juste au
+ moment où il allait se lancer dans le monde; le pauvre garçon
+ désolé prit la mer; après des vicissitudes de bonne et de
+ mauvaise fortune, il avait été, peu de temps avant que je fisse
+ sa connaissance, débarqué par un corsaire américain, sur les
+ côtes sauvages du Connaught, sans qu'il lui restât rien. Je ne
+ puis abandonner l'histoire de ce malheureux garçon sans ajouter
+ qu'il est en ce moment capitaine d'un grand navire des Indes
+ Occidentales, appartenant à la Tamise.
+
+ L'esprit de ce gentleman était doué de courage, d'indépendance,
+ de magnanimité, de toute vertu noble et virile. Je l'aimais, je
+ l'admirais jusqu'à l'enthousiasme; j'essayais de l'imiter. J'y
+ réussis en quelque mesure; j'avais de la fierté auparavant, il
+ lui enseigna à couler dans son vrai canal. Sa connaissance du
+ monde était de beaucoup supérieure à la mienne, et j'étais très
+ attentif à m'instruire. C'était le seul homme que j'aie jamais vu
+ qui fût un plus grand extravagant que moi quand la Femme était
+ l'étoile qui dominait; mais il parlait de certaine faute à la
+ mode avec une légèreté que j'avais jusqu'alors regardée avec
+ horreur. Ici son amitié me fut nuisible, et la conséquence fut
+ que peu après avoir repris la charrue, j'écrivis «la _Bienvenue_
+ que je vous envoie[101].»
+
+ [Note 101: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+On verra un peu plus tard ce qu'était cette _Bienvenue_. La société du
+marin lui fut par quelques côtés utile. Richard Brown fut assez
+perspicace pour sentir dans son jeune ami un mérite caché et pour
+l'enhardir. «Vous rappelez-vous, lui écrivait plus tard Burns, un
+dimanche que nous passâmes ensemble dans le bois d'Eglington? Vous me
+dites, après que je vous eus récité quelques vers, que vous vous
+étonniez que je pusse résister à la tentation d'envoyer des vers d'un
+tel mérite à un magazine. C'est cette remarque qui me donna quelque
+idée de mes propres pièces et qui m'encouragea à essayer de devenir un
+poète[102].» Cette fois-ci, l'ambition commençait à prendre une forme
+et devenait un peu plus nette. Ce n'étaient plus «les indécis
+tâtonnements sur des murs obscurs de la caverne», c'était un pas vers
+un but aperçu, le désir clair et la volonté de marcher à la colline
+lointaine où croissent les lauriers. C'était beaucoup déjà.
+
+ [Note 102: _To Richard Brown, Edinburgh, Dec 30, 1787._]
+
+Quant à la préparation du lin, l'apprentissage se termina d'une façon
+singulière. «Mon partenaire, dit-il, était un gredin de la plus belle
+eau qui faisait de l'argent par l'art mystérieux de voler, et pour
+finir le tout, pendant que nous étions en train de festoyer et de
+donner la bienvenue à l'année nouvelle, la boutique, par l'imprudence
+de la femme de mon partenaire qui s'était enivrée, prit feu et fut
+réduite en cendres. Je fus laissé comme un vrai poète sans un
+sixpence[103].» Ce fut la fin de son apprentissage. Il ne revint
+cependant à Lochlea qu'un peu plus tard, vers le mois de mars 1782.
+
+ [Note 103: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+
+III.
+
+LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE. -- LES PREMIÈRES FAUTES. -- LA MORT DU
+PÈRE.
+
+Lorsqu'il se remit à la charrue il était un autre homme. Il avait
+traversé une dure épreuve, d'où il revenait encore endolori, mais en
+voie de guérison. Il jugeait la souffrance pour s'être mesuré avec
+elle. S'il en ressentait encore l'étreinte, il n'en avait plus autant
+l'horreur. Il avait en outre acquis des expériences diverses, qui
+flottaient encore en lui; il en rapportait des idées nouvelles sur la
+vie, vagues encore, mais qui ne tarderaient pas à devenir plus
+solides. Quand il se retrouva dans son ancienne vie des champs,
+l'influence de la campagne le reprit et le calma. Dans les lentes
+allées et venues de labourage, il put réfléchir. Son chagrin s'effaça
+et ses réflexions se dessinèrent dans son esprit. Il ressentit, après
+quelque temps, un peu de résignation, qui est la parcelle d'or
+contenue dans toute grande souffrance.
+
+Ce n'est pas qu'il eût meilleur espoir dans l'avenir, qui restait
+caché et aussi sombre que jamais; mais il s'en préoccupait moins. Il
+rapportait un peu de l'insouciance des marins, accoutumés à prendre le
+temps comme il vient et à faire bon accueil au vent de quelque côté
+qu'il souffle. Son ami Brown lui avait communiqué quelque chose du
+sans gêne et de l'indifférence des gens de mer vis-à-vis du lendemain,
+si opposés à l'esprit des paysans, dont la richesse dépend chaque jour
+du jour suivant. Il lui avait aussi enseigné à ne pas s'inquiéter des
+jugements du monde, comme il est naturel chez des hommes qui ne sont
+jamais assez longtemps nulle part pour que leur amour-propre puisse y
+prendre racine. Que lui importait dès lors l'obscurité? Quant à la
+pauvreté, n'avait-il pas ses deux bras pour travailler? Et si même, en
+poussant les choses à l'extrémité, il devait avoir recours à la vie
+mendiante, «la dernière et pire ressource des malheureux et des
+misérables[104]» cela n'avait rien pour le terrifier. Certains
+mendiants étaient des moitié de conteurs qui payaient leur gîte par
+des histoires, ils étaient connus par leurs noms et accueillis avec
+plaisir dans le cercle de leurs itinéraires. Il ferait comme eux. «Je
+sais, écrivait-il à Murdoch, que mon talent pour ce que les gens de la
+campagne appellent une conversation raisonnable, quand il sera rendu
+vénérable par des cheveux blancs, me procurerait assez d'estime, pour
+que, même dans cette situation, j'apprenne à être heureux[104].»
+D'autres fois, il songeait à se faire soldat. C'était sa dernière
+ressource, quand toutes les autres auraient manqué. «De bonne heure
+dans ma vie et toute ma vie, j'ai regardé le tambour du recrutement
+comme ma suprême espérance[105].» Il en parlait avec un peu de cette
+crânerie qu'affectent les conscrits.
+
+ [Note 104: _To John Murdoch. Lochlea, January 15, 1783._]
+
+ [Note 105: _To Miss Margaret Chalmers_, 22nd Jan 1788.]
+
+ Ô pourquoi diable me désolerais-je
+ Et pourquoi toujours prévoir le mal?
+ J'ai vingt-trois ans et cinq pieds neuf pouces,
+ Je m'en irai, je me ferai soldat.
+
+ J'avais gagné un peu d'argent avec beaucoup de souci,
+ Je le gardais bien ensemble;
+ Maintenant il est parti et quelque chose avec;
+ Je m'en irai, je me ferai soldat[106].
+
+ [Note 106: _I'll go and be a Sodger._]
+
+Cette nouvelle disposition d'esprit, si différente de celle où il se
+trouvait dans la lettre écrite à son père, s'exprima dans une chanson:
+
+ De mainte façon, dans maint essai, j'ai courtisé la faveur de la Fortune Ô;
+ Quelque chose de caché toujours s'interposait, pour me frustrer de mes efforts Ô.
+ Parfois je fus accablé par mes ennemis, parfois abandonné de mes amis Ô;
+ Et quand mon espoir était au sommet, c'est alors que je me trompais le plus Ô.
+
+ Alors, endolori, harassé et las de la vaine tromperie de la Fortune Ô,
+ Je laissai tomber mes projets comme des songes vides et j'en vins à cette conclusion Ô:
+ Le passé était triste, le futur inconnu, ses biens et ses maux cachés Ô;
+ Mais l'heure présente était à moi, et ainsi j'en jouirais Ô.
+
+ Je n'avais ni aide, ni espoir, ni but, personne pour m'aider Ô;
+ Il me fallait travailler et suer, souffrir et peiner pour vivre Ô;
+ À labourer, à semer, à moissonner et à faucher mon père m'avait élevé Ô,
+ Car un homme, disait-il, fait au travail, peut tenir tête à la Fortune Ô.
+
+ Ainsi obscur, inconnu et pauvre, condamné à errer dans la vie Ô,
+ Jusqu'à ce que je repose mes os fatigués dans un sommeil éternel Ô;
+ Sans but et sans souci que d'éviter ce qui peut me faire peine ou chagrin Ô,
+ Je vis aujourd'hui aussi bien que je puis, insoucieux de demain Ô.
+
+ Pourtant je suis aussi joyeux qu'un monarque dans son palais Ô,
+ Bien que la Fortune maussade me poursuive avec sa malice ordinaire Ô;
+ Je gagne, à la vérité, mon pain quotidien et ne puis réussir à faire plus Ô;
+ Mais comme le pain quotidien est tout ce qu'il me faut, je me soucie peu d'elle, Ô[107].
+
+ [Note 107: _My Father was a Farmer._]
+
+«Cette chanson, disait Burns, est une inculte rhapsodie, misérablement
+fautive en versification; mais comme les sentiments sont vraiment ceux
+de mon coeur, j'ai, pour cette raison, un plaisir particulier à la
+répéter[108].» Et ce plaisir tenait non seulement à ce qu'elle
+exprimait son nouvel état d'âme, mais à ce que cet état lui-même était
+un soulagement après la tristesse. Cette insouciance des jours
+inconnus, du bien ou du mal qu'ils contiennent, cette bonne humeur
+vis-à-vis de la fortune, cette façon d'attendre, lui resteront
+désormais. Aux heures tout à fait sombres, cette raillerie se
+haussera, elle deviendra un défi âpre et farouche; mais dans les temps
+ordinaires, ce sera une ironie légère et un peu narquoise. Il y aura
+toujours de la fierté et du courage, la résolution de ne compter que
+sur soi et de n'avoir besoin que de peu. Carlyle l'a bien noté: «Il y
+a une force dans ce jeune homme qui le rend capable de marcher sur
+l'infortune, bien plus, de la lier sous ses pieds pour s'en faire un
+jeu. Car une humeur de caractère, hardie, chaude, rebondissante lui a
+été donnée; et ainsi les formes du malheur qui arrivent de toutes
+parts, il les reçoit avec une ironie gaie, amicale; et quand il est le
+plus serré par elles, il ne perd pas un pouce de courage ou
+d'espérance[109].»
+
+ [Note 108: _Common-place Book. April 1784._]
+
+ [Note 109: Carlyle. _Essay on Burns._]
+
+ * * * * *
+
+Cette insouciance du lendemain et cette façon de hausser les épaules
+aux menaces du sort, très opposées à l'esprit de vigilance et de
+prévoyance inquiète qui régnait dans la maison, n'était pas la seule
+chose qu'il eût rapportée de son séjour à Irvine. L'approbation et les
+encouragements de son camarade Brown faisaient leur travail dans son
+esprit et y déterminaient quelque chose comme un commencement
+d'ambition. C'était très vague et très obscur, très latent, presque
+inconscient même; mais il s'y remuait une préoccupation nouvelle.
+Jusqu'alors Burns avait été satisfait de son application
+intellectuelle pour le plaisir qu'il en recevait; ses productions
+littéraires ne visaient pas au delà de l'instant présent. Il se fit
+dès lors, dans sa pensée, des ouvertures sur des choses plus reculées.
+La naissance de ce germe d'ambition suscita une confuse idée de
+préparation, une espèce de recueillement, une disposition à l'effort
+et à l'étude. Les deux années qui s'écoulèrent après le voyage
+d'Irvine, et qui sont les dernières de Lochlea, sont occupées par
+cette sourde fermentation. Cela est très insensible ou du moins très
+caché; car les renseignements sur cette période de sa vie sont peu
+nombreux. Il en existe pourtant quelques-uns qui la révèlent et la
+résument. On voit qu'elle est faite de conflits entre des influences
+diverses, d'états d'âme opposés, les uns factices et les autres
+sortant du vrai fond de sa nature.
+
+Par un certain côté, il est soumis à des influences qui paraissent peu
+en harmonie avec sa nature d'esprit. Il lit beaucoup, mais une classe
+très particulière d'auteurs. «En matière de livres, à la vérité, je
+suis très prodigue. Mes auteurs favoris sont du genre sentimental tels
+que Shenstone, particulièrement ses _Élégies_; Thompson; _l'Homme de
+Sentiment_ (un livre que j'estime tout de suite après la Bible)
+_l'Homme du Monde_; Sterne, spécialement son _Voyage sentimental_;
+l'_Ossian_ de Mac Pherson[110].» À l'exception de Sterne--et encore
+est-il représenté ici par son oeuvre la plus unifiée et la plus
+purifiée--ce sont des auteurs de style noble et de noble prestance.
+Même ils ne sont pas exempts, sinon d'un peu de déclamation, du moins
+d'un peu d'apparat et de solennité. Ils disent toutes choses avec
+dignité, ou ils ne disent que des choses dignes. On connaît la pompe
+éclatante et un peu froide de Thompson; l'élégance un peu compassée de
+Shenstone qui, dans sa _Maîtresse d'École_, traitait un sujet digne de
+Crabbe à la manière de Spenser. Mackenzie, dont on reverra le nom dans
+l'histoire de Burns, l'auteur de _l'Homme de Sentiment_ et de _l'Homme
+du Monde_, sensible, délicat, exquis, est un Sterne sans la malice, la
+familiarité, sans le débraillé, sans la pénétration; c'est un Sterne
+convenable; un Sterne pour jeunes personnes et pour pudeurs
+effarouchées. Au milieu de cela, Ossian, avec ses peintures sauvages
+et ses grandioses déclamations, toujours dans le sublime ou sur le
+bord du sublime, haute et noble source de poésie, où passe, quoi qu'on
+en ait dit, un souffle aussi puissant que les vents orageux. Toutes
+ces lectures sont faites de gravité et de grandiloquence; ce sont des
+lectures de haute tenue, sans abandon, sans familiarité et sans
+souplesse. Elles fournirent, pendant quelque temps, les aliments de
+l'esprit de Burns. À ces fréquentations, il s'était haussé à une
+tonalité de sentiments très élevée, qui s'exprimait d'une façon
+oratoire: «Tels sont les glorieux modèles d'après lesquels j'essaye de
+former ma conduite; et il est ridicule, il est absurde de penser que
+l'homme dont l'esprit brille des sentiments allumés à leur flamme
+sacrée, l'homme dont le coeur est gonflé de bienveillance pour toute
+la race humaine, que l'homme qui peut s'élever au-dessus de cette
+petite scène des choses, que cet homme pourrait descendre à s'occuper
+des petits intérêts pour lesquels la race terroefiliale s'agite,
+s'échauffe et s'exaspère. Ô comme ce triomphe glorieux enfle mon
+coeur! J'oublie que je suis un pauvre diable insignifiant, ignoré et
+obscur, traînant dans les foires et les marchés, quand il m'arrive d'y
+lire une page ou deux de la nature humaine et d'y saisir les moeurs
+vivantes quand elles s'élèvent, tandis que les hommes d'affaires me
+bousculent de tous côtés, comme un obstacle dans leur chemin[111].»
+C'est là un bien grand détachement de la vie, et une façon bien
+hautaine et bien dédaigneuse de la regarder de loin.
+
+ [Note 110: _To John Murdoch. Lochlea, January 15, 1783._]
+
+ [Note 111: _To John Murdoch, Lochlea, Jan. 15, 1783._]
+
+L'influence d'Ossian se fait bien sentir dans une certaine façon de
+s'adresser à la nature, qui n'était ni dans ses habitudes de vie ni
+dans le ton général de son esprit. Les puissantes et mélancoliques
+invocations que le chantre de Morven adressait aux vents et aux
+orages, eurent pendant un temps leur écho dans l'âme de Burns. Le
+passage suivant, écrit juste à cette époque, en est la preuve. Il est
+cité par tous les biographes de Burns, sans qu'ils aient pris la peine
+de le rattacher à son instant particulier et de marquer ce qu'il a
+d'anormal.
+
+ Comme je suis ce que les gens du monde, s'ils connaissaient un
+ homme comme moi, appelleraient un mortel fantasque, j'ai
+ plusieurs sources de plaisir et de contentement qui, en quelque
+ manière, me sont particulières à moi seul--ou peut-être, ici et
+ là, à quelque autre original comme moi. Tel est le plaisir
+ particulier que je prends à la saison de l'hiver plus qu'à tout
+ le reste de l'année. Ceci, je le crois, peut être dû en partie à
+ mes malheurs, qui ont donné à mon esprit une tournure
+ mélancolique; mais il y a quelque chose dans
+
+ La puissante tempête et le désert blanchâtre,
+ Abrupt et profond, étendu au-dessus de la terre ensevelie,
+
+ qui élève l'esprit à une sublimité sérieuse, favorable à tout ce
+ qui est grand et noble. Il y a à peine aucun spectacle terrestre
+ qui me donne--je ne sais si je dois appeler cela du plaisir, mais
+ quelque chose qui m'exalte, quelque chose qui me soulève--plus
+ que de me promener sur l'orée abritée d'un bois ou d'une haute
+ plantation, par un jour d'hiver nuageux, et d'entendre un vent
+ d'orage hurler dans les arbres et gronder sur la plaine. C'est ma
+ meilleure saison de dévotion; mon esprit est enlevé dans une
+ sorte d'enthousiasme vers celui qui dans le langage pompeux de
+ l'Écriture «marche sur les ailes du vent[112].»
+
+ [Note 112: _Common-place Book, April, 1783._]
+
+C'est à cette même influence qu'il faut rattacher quelques pièces qui
+n'ont pas grande valeur dans son oeuvre, mais qui ont une certaine
+importance dans sa biographie, car elles témoignent d'une tendance
+vers une école littéraire qui pouvait être dangereuse pour lui. La
+chanson suivante fut composée dans un des moments qu'il a dépeints
+plus haut.
+
+ L'Ouest hibernal souffle sa rafale,
+ Et jette la grêle et la pluie;
+ Ou bien le Nord orageux envoie et chasse
+ Le grésil et la neige aveuglants;
+ En chutes brunes, le ruisseau descend
+ Et rugit entre ses rives
+ Oiseaux et bêtes restent à couvert
+ Et passent le jour maussade.
+
+ La rafale balayante, le ciel assombri,
+ Le jour d'hiver attristé,
+ Que d'autres les redoutent; pour moi ils sont plus chers
+ Que toute la pompe de Mai.
+ Le hurlement de la tempête apaise mon âme,
+ Il semble s'unir à mes douleurs;
+ Les arbres sans feuilles plaisent à ma pensée,
+ Leur destin ressemble au mien[113].
+
+ [Note 113: _Winter, a Dirge._]
+
+Ces derniers vers sont de l'Ossian tout pur. C'en est la note
+mélancolique et orageuse. «Les hommes se succèdent comme les flots de
+l'océan ou comme les feuilles des bois de Morven. Desséchées elles
+volent au souffle des vents[114].» C'est presque le cri de René, le
+cri si étrange, si nouveau pour nos pères, qu'il bouleversa leurs
+coeurs: «Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans
+les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchais à grands pas,
+le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni
+pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme poussé par le démon de
+mon coeur[115].» Et c'est, plus près de nous encore, le soupir de
+l'_Isolement_.
+
+ [Note 114: Ossian.]
+
+ [Note 115: Chateaubriand. _René._]
+
+ Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
+ Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
+ Et moi je suis semblable à la feuille flétrie,
+ Emportez-moi comme elle, orageux aquilons[116]!
+
+ [Note 116: Lamartine.]
+
+On est tout étonné de trouver dans Burns cette ressemblance avec les
+romantiques mélancoliques. Il faut vite ajouter que le mélange de
+sublimité ossianique et de grandeur biblique, qui paraît dans le
+morceau de prose cité plus haut, fut passager chez lui. Elles
+n'étaient pas en accordance avec sa nature qui était pondérée, et
+violente, mais dans la région moyenne des sentiments. Les nuages
+n'étaient point son fait. Il aimait à sentir la terre sous ses pieds.
+Il ne tarda pas à abandonner ce grandiose surhumain, qui moralise
+plutôt sur la vanité de la vie qu'il n'en dépeint les actes. Cependant
+toutes traces de l'influence ossianique ne disparurent pas de son
+oeuvre. On la retrouve, plus tard, très sensible dans des pièces comme
+l'_Élégie de Sir James Hunter Blair_, celle _sur la mort de Robert
+Dundas_ (1787), celle _sur le comte de Glencairn_ (1791). Quant à
+l'influence plus large et plus mélangée des lectures de cette époque,
+elle persista dans ses lettres, où la familiarité et le sans-façon
+n'apparaissent presque jamais.
+
+Heureusement, dans un autre coin de sa cervelle, une autre partie de
+lui-même était également à l'ouvrage. On voit paraître pour la première
+fois, avec conscience, un des côtés de son esprit, beaucoup plus réel et
+plus solide: le goût de l'observation directe, sans commentaires, sans
+morale, appliquée nettement à la vie. Ce goût pour l'étude des hommes
+avait déjà paru, comme un trait rapide, dans son séjour à Kirkoswald,
+tout à fait à la sortie de son adolescence. Burns ne l'avait pas perdu à
+coup sûr. Mais cette préoccupation se manifeste ici et se proclame
+clairement. «Il me semble que je suis quelqu'un envoyé dans le monde
+pour voir et observer; et je m'arrange très aisément avec le coquin qui
+m'escroque mon argent, s'il y a en lui quelque chose d'original qui me
+montre la nature humaine dans une lumière différente de ce que j'ai vu
+auparavant. Bref, la joie de mon coeur est «d'étudier les hommes, leurs
+moeurs et leurs façons», et pour ce cher objet je sacrifie joyeusement
+toute autre considération[117].» Cette formation-ci appartient bien
+plus définitivement à sa vie; elle en est un des éléments permanents et
+solides, et on ne tardera pas à voir ce que devait donner cette
+observation. C'était le contrepoids des enthousiasmes et des sublimités
+un peu factices.
+
+ [Note 117: _To Murdoch, Lochlie, January 15, 1783._]
+
+Cette réaction fut aidée par une influence littéraire très différente
+des autres. Le bonheur fit qu'en ces conjonctures les oeuvres de
+Fergusson, très écossaises, très réelles et d'une grande saveur de
+terroir, tombèrent sous la main de Burns. Ce fut pour lui comme un
+coup de fouet. «J'avais abandonné la rime, dit-il, mais rencontrant
+les poésies écossaises de Fergusson, j'accordai de nouveau ma lyre
+rustique, aux sons incultes, dans la vigueur de l'émulation[118].»
+Pauvre Fergusson, délicat, doux, violent aux plaisirs, si malheureux,
+mourant à l'hospice, à vingt-quatre ans, en se plaignant du froid!
+Burns conserva pour lui une sorte de reconnaissance et une tendresse
+touchante. Il en parle plus souvent que de Ramsay. Il l'appelle son
+frère:
+
+ [Note 118: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ Mon frère aîné en infortune,
+ Et de beaucoup mon frère aîné en poésie[119].
+
+ [Note 119: _Verses under the Portrait of Fergusson._]
+
+Une des premières choses qu'il fit en arrivant à Édimbourg fut de
+faire mettre une pierre sur la tombe négligée du poète. Le frêle et
+plaintif souvenir de Fergusson restera attaché à sa gloire. C'est
+évidemment sous cette influence qu'il produisit alors son premier
+poème écossais et sa première oeuvre assez longue. L'_Élégie sur la
+mort de la pauvre Mailie_, une brebis favorite.
+
+Ces tiraillements, ces combats de tendances se mélangeaient à une
+arrière-pensée, à des rêveries qui dépassaient certainement les
+limites de la vie actuelle de Burns. La preuve en est dans un
+singulier document, un Journal, qu'il se mit à tenir au commencement
+de 1783, un an juste après son retour d'Irvine. Les modifications qui
+viennent d'être indiquées y sont exprimées, ce qui montre que leur
+travail était déjà accompli. Le début vaut d'être lu avec soin. Il
+indique clairement que Burns prêtait dès lors une certaine importance
+à ses sentiments, qu'il avait l'idée très vague, très naïve, que ses
+confidences ou ses confessions pourraient avoir un jour un intérêt
+pour d'autres que pour lui. Il y a même la pensée, implicitement
+contenue dans les motifs de ce Journal, qu'il sera lu un jour. Par
+qui? c'est confus encore. Mais il aura des lecteurs, sans quoi la
+principale raison que son auteur se donne de le tenir, disparaîtrait.
+
+ Observations, Notes, Chansons, Fragments de Poésie, etc., par
+ Robert Burness, an homme qui avait peu l'art de faire de l'argent
+ et encore moins celui de le garder; mais qui était, nonobstant,
+ un homme de quelque bon sens, de beaucoup d'honnêteté, et d'une
+ bienveillance illimitée envers toutes les créatures raisonnables
+ ou non. Comme il doit peu à l'éducation des écoles et qu'il a été
+ élevé au bout d'une charrue, ses oeuvres doivent être fortement
+ teintées de sa façon de vivre rude et rustique. Mais comme elles
+ sont, à ce que je crois, véritablement siennes, ce peut être une
+ distraction, pour un observateur curieux de la nature humaine, de
+ voir comment un Laboureur pense et sent sous le poids de l'amour,
+ de l'ambition, de l'anxiété, du chagrin et des autres soucis et
+ passions qui, bien que diversifiées par les modes et les façons
+ de vivre, opèrent à peu près de même, je le crois, dans toute la
+ race[120].
+
+À la suite de ce préambule déjà bien caractéristique il avait ajouté
+un extrait de Shenstone dont il s'appropriait et dont il s'appliquait
+le sens:
+
+ Il y a beaucoup d'hommes dans le monde, à qui pour faire bonne
+ figure il manque beaucoup moins l'intelligence nécessaire que
+ l'opinion de leurs propres capacités, qui leur permettrait de
+ relater leurs propres observations et de leur accorder la même
+ importance qu'à celles qui paraissent imprimées[120].
+
+ [Note 120: _Common-place Book. Le début._]
+
+Burns a mis de tout dans ce journal: des confessions personnelles, des
+réflexions morales, des pièces de vers, des critiques de ses propres
+productions où il les discute strophe à strophe et vers à vers, des
+réflexions sur les chansons écossaises, très perspicaces, des projets
+d'imitation, des études de caractères. On sent qu'il est tout à fait
+au bord de la production et qu'à la première occasion son génie va
+s'envoler.
+
+ * * * * *
+
+Tandis que toutes ces choses s'élaboraient en lui, il s'était, comme
+on peut le deviner, rejeté dans les aventures amoureuses avec plus
+d'entrain que jamais. On n'aurait pas l'idée de la légèreté avec
+laquelle il s'engageait dans ces intrigues, ni de sa facilité à
+s'exalter, ni surtout de sa curieuse façon de souffler sur le moindre
+caprice jusqu'à le chauffer au rouge et le changer en un amour
+brûlant, si l'on n'avait sous les yeux un des fragments de son
+journal. Il y a là quelques lignes qui en disent beaucoup sur ses
+habitudes de coeur. La confession est d'ailleurs dépouillée de toute
+hésitation et de tout artifice: «Ma Peggy de Montgomery fut ma
+divinité pendant six ou huit mois. Elle avait été élevée dans un genre
+de vie plutôt élégant. Mais, comme Vanbrugh le dit dans une de ses
+comédies, «ma maudite étoile me découvrit» là comme ailleurs. Car
+j'avais commencé l'affaire simplement _de gaîté de coeur_; ou plutôt,
+pour dire la vérité, qui peut sembler à peine croyable, c'était la
+vanité de montrer mon habileté à faire ma cour et particulièrement mon
+talent en _Billets doux_, dont je me suis toujours piqué, qui m'avait
+fait ouvrir le siège devant elle. Lorsque--ainsi que cela m'arrive
+toujours dans mes folles galanteries--je me fus donné une très
+ardente affection pour elle, elle me dit un jour, sous le drapeau
+d'une trêve, que sa forteresse était depuis quelque temps la légitime
+propriété d'un autre; mais avec la plus grande amitié et politesse
+elle m'offrit toute espèce d'alliance hormis la vraie possession. Je
+découvris plus tard que ce qu'elle m'avait dit d'un engagement
+antérieur était véritable, mais il m'en coûta quelques peines de coeur
+pour me débarrasser de cette affaire[121].» Il faut ajouter, pour
+donner à cette petite histoire tout son sel, qu'ils s'étaient connus
+parce qu'ils étaient assis au même banc à l'église[122]. Ce n'était là
+bien entendu qu'un épisode, relevé seulement parce qu'il donne le ton
+de bien d'autres. Ceux-ci étaient sans nombre et il a bien fallu que
+les biographes les plus minutieux de Burns renonçassent à les énumérer
+ou à les identifier.
+
+ [Note 121: _Common-place Book. Sept. 1785._]
+
+ [Note 122: R. Chambers dit que ce détail a été donné par Mrs
+ Begg. Tome I, p. 70.]
+
+Quelques-unes de ses plus jolies chansons: _Mary Morison_, _Peggy de
+Montgomery_ sont restées de ces nombreuses intrigues inconnues. Mais
+le ton de ces déclarations lyriques a changé; il est plus chaud et
+plus voluptueux. Ce ne sont plus de purs élans du coeur, des
+adorations platoniques et des rêves lointains de vie commune. Ce sont
+des désirs plus proches ou des souvenirs plus précis, où frémit
+l'agitation des sens. La pièce suivante qui s'exhale comme un soupir
+brûlant, au sein d'un paysage de champs de blés et d'orge, endormis
+dans le silence d'une nuit lumineuse, est caractéristique du
+changement survenu. Elle n'aurait pu être écrite avant le séjour à
+Irvine.
+
+ C'était la nuit du premier août,
+ Quand les sillons de blé sont beaux;
+ Sous la lumière pure de la lune,
+ Je m'en allai vers Annie;
+ Le temps s'envola à notre insu,
+ Si bien qu'entre le tard et le tôt,
+ En la pressant un peu, elle consentit
+ À m'accompagner à travers les orges.
+
+ Le ciel était bleu, le vent paisible,
+ La lune clairement brillait;
+ Je la fis asseoir, elle le voulut bien,
+ Parmi les sillons d'orge.
+ Je savais que son coeur était à moi,
+ Et moi, je l'aimais sincèrement;
+ Je l'embrassai mainte et mainte fois,
+ Parmi les sillons d'orge.
+
+ Je l'emprisonnai dans une étreinte passionnée.
+ Comme son coeur battait!
+ Béni soit cet heureux endroit
+ Parmi les sillons d'orge!
+ Mais, par la lune et les étoiles si belles,
+ Qui si clairement brillaient sur cette heure,
+ Elle bénira toujours cette nuit heureuse
+ Parmi les sillons d'orge.
+
+ J'ai été gai avec de chers camarades,
+ J'ai été joyeux en buvant,
+ J'ai été content en amassant du bien,
+ J'ai été heureux en songeant;
+ Mais, tous les plaisirs que j'ai jamais vus,
+ Quand on les doublerait trois fois,
+ Cette heureuse nuit les valait tous
+ Parmi les sillons d'orge[123].
+
+ [Note 123: _The Rigs of Barley._]
+
+Et, après chaque strophe, le refrain reprend et court à travers la
+pièce comme un frémissement d'épis.
+
+ Les sillons de blé et les sillons d'orge,
+ Les sillons de blé sont beaux;
+ Je n'oublierai pas cette nuit heureuse
+ Avec Annie, parmi les sillons!
+
+À ce jeu dangereux, ce qui devait arriver, arriva. Une des servantes
+de la ferme devint enceinte. Elle tomba, éblouie par ces yeux noirs si
+puissants, et séduite par cette voix aux accents d'une éloquence
+étrange. Ce qu'il ressentit, quand la malheureuse éperdue vint lui
+confier le terrible secret dut être affreux. Le père allait se
+mourant, ce serait un coup sûrement mortel que cette faute de son
+fils, si grande. Ses derniers jours en seraient affligés. Et les
+larmes dans les yeux de la mère, la désolation dans toute la maison!
+En même temps quel remords d'avoir perdu cette enfant! Quel châtiment
+que la vue de cette figure chaque jour plus attristée et plus pâle! Ce
+fut un temps de cruelles réflexions. Il les a dépeintes lui-même, en
+quelques vers écrits à la hâte dans le journal intime qu'il tenait à
+cette époque, et où éclate un cri douloureux de repentir.
+
+ De tous les maux nombreux qui blessent notre paix,
+ Qui pressent l'âme ou tordent l'esprit d'angoisses,
+ Sans comparaison, les pires sont ceux
+ Que nous devons à nos folies ou à nos crimes.
+ Dans toutes les autres circonstances, l'esprit
+ Peut dire ceci: «Ce ne fut pas ma faute.»
+ Mais quand à la souffrance du malheur
+ S'ajoute cet aiguillon: «Blâme ta propre folie!»
+
+ Quand, ce qui est pire encore, s'ajoutent les morsures du remords,
+ La conscience qui vous torture et vous ronge d'avoir fait une faute,
+ Une faute peut-être où nous avons attiré les autres,
+ Les jeunes, les innocents qui vous ont trop aimés;
+ Que dis-je? Quand leur amour même a été la cause de leur ruine,
+ Ô Enfer brûlant! dans tout ton arsenal de tourments
+ Il n'y a pas une lanière plus déchirante[124]!
+
+ [Note 124: _Remorse, a fragment._]
+
+C'était le remords poignant d'une première séduction. Il n'avait pas
+encore pris son parti de faire souffrir par l'amour celles qui
+l'aimaient. Plus ou moins vite, les séducteurs y arrivent et
+s'accoutument à meurtrir les coeurs, comme les chasseurs se font à
+étouffer dans leurs mains les oiseaux sanglants. Mais les cris des
+premières victimes font mal et troublent l'âme. Burns avait ressenti
+cette amertume. Cependant, avec la lâche adresse du coeur humain à
+forger des excuses à ses fautes, il ne tarda pas bientôt à atténuer à
+ses propres yeux le mal qu'il causait et sa responsabilité. C'étaient
+de ces réflexions générales, au moyen desquelles on essaye de se
+consoler d'avoir, par passion ou faiblesse, méchamment agi. Qu'on
+compare aux vigoureux reproches dont il se flagellait lui-même, cette
+sorte d'indulgence universelle réclamée pour tous, afin d'en profiter
+soi-même.
+
+ J'ai souvent observé, dans le cours de mon expérience de la vie
+ humaine, que chaque homme, même le plus mauvais, a en lui quelque
+ chose de bon; bien que ce ne soit souvent qu'une disposition de
+ constitution qui l'incline vers telle ou telle vertu: c'est de
+ cette disposition que dépendent également un grand nombre de nos
+ vices; personne ne saurait dire combien. C'est pourquoi aucun
+ homme ne peut dire à quel point un autre homme que lui-même peut,
+ en stricte justice, être appelé méchant. Que celui d'entre nous
+ qui est le plus noté pour la stricte régularité de sa conduite
+ examine impartialement combien de ses vertus il doit à sa
+ constitution et à son éducation, et de combien de vices il a été
+ exempt, non par suite de soins, de vigilance, mais par manque
+ d'occasions ou parce qu'une circonstance accidentelle est
+ intervenue; qu'il examine à combien de faiblesses humaines il a
+ échappé, parce qu'il n'était pas sur le chemin de ces tentations;
+ qu'il considère ce qui souvent, sinon toujours, pèse plus que
+ tout le reste, combien il doit de la bonne opinion du monde, à ce
+ que le monde ne le connaît pas tout entier; je dis que celui qui
+ réfléchirait à tout cela, regarderait les faiblesses, que dis-je!
+ les fautes et les crimes de tous les hommes qui l'entourent, avec
+ l'oeil d'un frère[125].
+
+ [Note 125: _Common place Book, March 1784._]
+
+Voilà bien des défaillances excusées ou du moins atténuées. Il y a
+loin de ce plaidoyer à la condamnation de tout à l'heure. Comme les
+erreurs personnelles se rapetissent quand on les considère de cette
+façon générale! C'est peut-être le vrai point de vue des choses. Mais
+le coeur qui invoque ces théories est en train de se réconcilier avec
+ses fautes; il est en quête d'intermédiaires entre elles et lui; il
+cherche, avec ces hôtesses importunes et odieuses qu'il avait d'abord
+chassées dans la première colère de son remords, un _modus vivendi_,
+un prétexte à les accueillir; dont il n'est qu'à moitié la dupe. C'est
+une transaction où l'on perd toujours, et où l'on va sans cesse
+perdant. On saisit le moment où Burns y accéda, et l'on suit cette
+espèce d'acclimatement d'un coeur dans sa faute. Dans quelque temps,
+après avoir trouvé des excuses à ses erreurs, il en tirera vanité.
+
+ * * * * *
+
+Cependant William Burnes approchait de sa fin. Sa constitution
+affaiblie par les privations, usée par le travail, minée par les
+inquiétudes, était à bout de résistance. La phtisie y avait pénétré.
+De derniers chagrins l'achevaient. Il est possible qu'il soit mort
+sans avoir connaissance de la faute que son fils avait commise sous
+son toit, et que ce calice lui ait été épargné. Avec sa rigidité
+religieuse, c'eût été vraiment pour lui la suprême amertume. Mais,
+depuis longtemps, les angoisses s'amoncelaient et s'assombrissaient de
+tous côtés. Il se débattait, avec des forces chaque jour plus faibles,
+contre des difficultés chaque jour plus lourdes, et il était facile de
+prévoir le moment où il serait écrasé. Il avait pris la ferme de
+Lochlea sur une convention orale, sans contrat écrit. Pendant quatre
+ans, les choses allèrent bien; mais, au bout de ce temps, un
+malentendu s'éleva entre lui et son propriétaire. Les discussions, les
+difficultés, les luttes commencèrent. Elles durèrent trois ans,
+amenant leurs irritations, leurs incertitudes, la fièvre consumante
+des procès. Elles se terminèrent par une décision qui ruinait
+complètement William Burnes, et le lançait, lui et sa famille, dans le
+dénûment, dans un gouffre de dettes[126]. C'en était trop. Cela acheva
+de le briser. De quelle tristesse il a fallu que cette période de leur
+vie fût remplie, pour que Burns ait pu écrire ces terribles paroles et
+savoir gré à la mort de lui avoir ravi son père. «Après avoir été
+ballotté et entraîné pendant trois ans dans le gouffre des procès, mon
+père fut sauvé de la prison par une phthisie qui, après deux années de
+promesses, entra avec bonté et l'emporta la où les impies cessent
+d'exciter des tumultes et où trouvent le repos ceux dont les forces
+sont usées[127].»
+
+ [Note 126: Gilbert Burns, _Narrative_, et Robert Burns,
+ _Autobiographical Letter to Dr Moore_.]
+
+ [Note 127: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Bien qu'épuisé de souffrances et assailli de tourments, le père resta
+pareil à lui-même, calme, bon, un peu plus sombre, un peu plus
+silencieux peut-être, préoccupé jusqu'au bout de l'instruction de ses
+enfants. Les fils étaient maintenant des hommes; mais la seconde fille
+était encore toute jeune. Elle avait pour occupation de faire paître
+le bétail peu nombreux de la ferme. Il allait la rejoindre et
+s'asseyant près d'elle, car il était épuisé par la moindre marche, il
+lui disait les noms des herbes et des fleurs sauvages qui poussaient
+alentour[128]. À travers les souvenirs attendris de ses enfants, on a
+la vision mélancolique de cet homme, portant l'air morne et absorbé
+des paysans moribonds qu'on voit parfois dans les champs, les yeux
+fixés sur le sol que le seul attrait et la joie puissante de leur vie
+a été de remuer. Quand leurs bras amaigris les trahissent, ils sont
+envahis d'un profond chagrin. Leurs dernières sorties, pleines de
+longues et taciturnes contemplations, ont une tristesse indicible. À
+ce lent et douloureux détachement de la terre, où les campagnards
+tiennent par les racines de tout leur être, s'ajoutait pour William
+Burnes l'angoisse du lendemain pour les siens. Dans quelles affres
+cette âme puissante à souffrir et stoïque dut se consumer durant ces
+derniers mois! Heureusement, ce noble paysan avait pour appui une foi
+solide et la confiance qu'elle donne. Quand ses yeux étaient trop
+lassés des misères sombres et troublées d'ici-bas, il savait où les
+lever plus haut, pour les reposer dans une espérance sereine et
+lumineuse; il savait où sont les rayons qui sèchent les larmes et les
+attentes qui guérissent des déceptions. La foi religieuse, austère et
+inébranlable, était le refuge et le roc sur cette mer de troubles
+qu'avait été sa vie. Dans l'impression poignante et un peu révoltée
+que causent tant de malheurs immérités, on éprouve une sorte de
+soulagement à songer que les tristesses suprêmes de cet homme de bien
+ne furent pas délaissées de toute consolation, et qu'il portait en lui
+un rêve où pouvaient se réconcilier la pureté et l'affliction de sa
+vie.
+
+ [Note 128: R. Chambers, tome I, p. 80.]
+
+Dès le commencement de 1783, il vit que la mort n'était plus loin. Il
+s'y prépara courageusement avec une sorte de calme méthodique. Quoique
+affaibli, il envoya lui-même ses adieux à ses plus proches parents et
+chargea ses fils de les transmettre pour lui à ceux qui étaient plus
+éloignés. Cette brave et touchante façon de se mettre en règle avec sa
+famille et de se tenir prêt, apparaît bien dans une lettre que Robert
+écrivait à son cousin James Burness, de Montrose, le fils de ce frère
+que William avait embrassé sur la colline quand ils s'étaient séparés
+au sortir de la maison paternelle. Elle est datée du 21 juin 1783.
+
+ «Mon père a reçu votre honorée du 10 courant, et comme il est
+ depuis plusieurs mois en très pauvre santé et que, selon sa
+ propre expression--et à la vérité, selon l'opinion de tous--il
+ est mourant, il a, avec beaucoup de difficulté, écrit quelques
+ lignes d'adieu à chacun de ses beaux-frères. C'est pour cette
+ triste raison que je tiens aujourd'hui la plume pour lui, afin de
+ vous remercier de votre bonne lettre et vous assurer que ce ne
+ sera pas ma faute si la correspondance de mon père dans le Nord
+ meurt avec lui.»
+
+Et elle se termine par ces mélancoliques paroles:
+
+ «Mon père vous envoie, probablement pour la dernière fois en ce
+ monde, ses souhaits les plus ardents pour votre réussite et votre
+ bonheur[129].»
+
+ [Note 129: _To James Burness, June 21, 1783._]
+
+Il pensait dès lors mourir bientôt. Cependant il vit l'automne et une
+dernière fois les moissons rentrer; il passa l'hiver; il alla jusqu'au
+moment où les blés commencent à montrer leur verdure.
+
+Le jour qui fut son dernier, il était seul dans sa chambre avec sa
+plus jeune fille en qui vécut le souvenir de la scène, et Robert. La
+pauvre petite pleurait. Il essaya de parler et ne put que trouver
+quelques mots de consolation, tels qu'on en dit aux enfants. Ils
+étaient faibles et comme murmurés avec peine. Il lui conseilla dans un
+soupir déjà lointain de «marcher dans la voie de la vertu et d'éviter
+le vice». Après un instant silencieux, il dit qu'il y avait quelqu'un
+dans la famille sur la conduite future de qui il avait des craintes.
+Il répéta ces paroles, comme si c'eût été là pour lui une
+préoccupation suprême. Robert s'approcha du lit et lui demanda: «Mon
+père, est-ce moi que vous voulez dire?» Le vieillard répondit que
+c'était lui. Robert se tourna vers la fenêtre, les joues couvertes de
+larmes et la poitrine tremblante de sanglots qu'il étouffait.
+Peut-être, avec l'attention vigilante, furtive et si aiguë des
+malades, son père avait-il saisi quelque indice, deviné quelque chose.
+Ces paroles se sont plus d'une fois représentées à l'esprit de Burns,
+avec amertume[130]. William Burnes expira le même jour, le 13 février
+1784, dans sa soixante-troisième année. Sa vie avait été dure et
+inclémente comme un jour d'hiver. Il avait eu pour lot de connaître le
+labeur sans sa récompense et l'effort sans l'espoir du repos. Il avait
+tout accepté sans plainte, sans même un murmure. Il avait vécu
+noblement. Après tant de traverses et si peu de joie, il atteignit le
+calme.
+
+ [Note 130: R. Chambers, tom. I, p. 80.]
+
+On ne voulut pas qu'il dormît dans un cimetière étranger, mais dans le
+cimetière familier d'Alloway, près du petit cottage d'argile. Les
+funérailles furent faites selon une vieille coutume. Le cercueil fut
+suspendu entre deux chevaux qui marchaient l'un derrière l'autre. Les
+parents et les voisins suivaient à cheval[130]. Il fut couché à
+l'ombre des murs de l'église, sous le son des cloches qu'il avait
+connues. Sur l'humble pierre qui recouvrait sa tombe, Robert fit
+graver quelques vers:
+
+ Oh! vous dont la joue se mouille d'une larme,
+ Approchez-vous avec un pieux respect,
+ Ici reposent les restes chers d'un époux aimant,
+ D'un père tendre, d'un ami généreux,
+
+ Le coeur charitable qui ressentait toute souffrance humaine,
+ Le coeur indomptable qui ne craignait aucun orgueil humain,
+ L'ami de l'homme, du vice seul l'ennemi;
+ «Car même ses faiblesses penchaient du côté de la vertu[131].»
+
+ [Note 131: _Epitaph on my ever honoured Father._ Le dernier
+ vers est une citation de Goldsmith.]
+
+Ils ne disent rien au delà de la vérité. Dans ce petit cimetière,
+autour de sa tombe, le gazon est usé; les pas de ceux qui viennent la
+visiter ont fait un sentier où l'herbe ne croîtra plus. Il a
+l'immortalité qui, au coeur des parents, est peut-être la plus douce
+de toutes, celle qui vient d'un enfant. Il en fut digne parce qu'il
+fut lui-même admirable. C'est pour des hommes tels que lui qu'a été
+écrite la belle Élégie de Gray. Il fut, du moins par la noblesse
+morale, un de ces grands coeurs ignorés qui dorment dans les
+cimetières de village.
+
+ * * * * *
+
+Lorsque les fils revinrent de l'enterrement du père, ils trouvèrent la
+ruine dans la maison. «Quand mon père mourut, tout son avoir s'en alla
+aux rapaces limiers d'enfer qui grognent dans le chenil de la
+justice[132].» Il ne restait plus rien absolument. C'est seulement en
+se portant créanciers de leur père pour les arrérages des gages dus
+sur leur travail, que les deux fils et les deux filles aînées
+arrachèrent aux gens de loi de quoi pouvoir aller travailler
+ailleurs[133]. Mais avant de quitter la maison où William Burnes avait
+rendu le dernier soupir, Robert écrivit à son cousin une lettre par
+laquelle on aime à terminer les rapports de ce père et de ce fils.
+
+ [Note 132: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 133: R. Chambers. Tom. I, p. 82.]
+
+ Le 13 de ce mois j'ai perdu le meilleur des pères. Quoique
+ assurément nous fussions depuis longtemps avertis du coup qui
+ nous menaçait, néanmoins les sentiments de la nature réclament
+ leur part, et je ne puis me rappeler la chère affection et les
+ leçons paternelles du meilleur des amis et du plus capable des
+ maîtres sans ressentir ce que, peut-être, les dictées plus calmes
+ de la raison condamneraient en partie.
+
+ J'espère que les parents de mon père, dans votre pays, ne
+ laisseront pas leurs rapports avec nous s'éteindre en même temps
+ que lui. Pour ma part, c'est toujours avec plaisir, avec orgueil,
+ que je reconnaîtrai ma parenté avec ceux qui étaient unis, par
+ les liens du sang et de l'amitié, à un homme dont j'honorerai et
+ révérerai toujours le souvenir[134].
+
+ [Note 134: _To James Burness. February 17, 1784._]
+
+Ce sont des paroles dignes de celui à qui elles étaient consacrées.
+Elles expriment bien l'amitié respectueuse qui unissait les fils au
+père; on y sent bien aussi ce beau rôle d'instituteur, d'éducateur que
+William Burnes avait, avec tant de clairvoyance, de persévérance et de
+sagesse, rempli envers ses enfants, depuis les promenades qu'il
+faisait avec ses deux jeunes garçons dans les champs de Mont-Oliphant,
+jusqu'aux dernières leçons que, mourant, il donnait encore à sa
+dernière fillette.
+
+En prévision d'un dénouement inévitable, les deux fils avaient loué
+par avance une petite ferme située à quelques milles de Lochlea, près
+de Mauchline[135]. À la Pentecôte de 1784, toute la famille y émigra:
+Robert et Gilbert, la vieille mère, les trois filles et un jeune
+garçon de dix-sept ans. Robert venait d'entrer dans sa vingt-sixième
+année.
+
+ [Note 135: Gilbert Burns. _Narrative._]
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+MOSSGIEL, MAUCHLINE.
+
+MARS 1784 -- NOVEMBRE 1786.
+
+
+Mossgiel! Ce nom, dans sa sonorité claire, chante aux oreilles
+écossaises comme quelque chose de radieux et de glorieux. C'est là
+qu'a éclaté une des plus étonnantes floraisons de poésie dont un
+peuple puisse s'enorgueillir. C'est là que Burns a vécu dans un
+tourbillon de passion et de gaîté, dans des péripéties de désespoir et
+d'ivresse, telles qu'il a été donné à peu d'hommes d'en connaître
+d'égales, et peut-être à aucun de les connaître en un temps si court.
+
+Le site est à souhait pour y installer le logis d'un poète. Quand on y
+arrive au sortir du fond de Lochlea, il semble qu'on monte vers la
+lumière. La ferme est sur un plateau qui domine toute la contrée.
+Derrière, la vue s'étend sur les moors de Galston, au fond desquels se
+déchire la fente pourprée du matin. Devant, le paysage est immense et
+admirable. Le regard s'étend sur une pente où des vallées fuyantes et
+indéfiniment prolongées se perdent entre des ondulations
+décroissantes, qui les emmènent mourir dans des brumes lointaines. Ce
+vaste pays est semé de collines, de bois, de champs, de haies et de
+fermes blanches qui vont diminuant jusqu'à n'être plus que des points.
+Tout à l'extrémité, par une échappée, on voit la plaine au bord de la
+mer, puis la mer comme une lame de fer ou d'argent ou d'or et, encore
+au delà, les montagnes d'Arran perdues dans les nuées. Ce n'est plus
+le paysage du mont Oliphant solidement renfermé dans un cadre âprement
+découpé. C'est un paysage d'immense envergure, flottant, aérien, très
+sensible aux impressions du ciel et continuellement soumis à ses
+métamorphoses. Rien ne peut rendre la magnificence et la variété des
+effets qui se déploient et se nuancent devant cette petite porte de
+ferme, surtout quand des soleils couchants, qui auraient transporté
+Wordsworth, y épandent leurs couleurs. Lorsque la mélancolie s'empare
+de ces étendues, ce qui arrive fréquemment, et qu'on est au centre de
+cet immense cercle de ciel attristé, il semble qu'on tienne à peine
+plus de place que le nid de souris blotti dans un sillon ou qu'une
+pâquerette. Et les comparaisons se suggèrent d'elles-mêmes, entre ces
+pauvres choses et la vie humaine, également chétive et aussi perdue.
+C'est là qu'il faut lire, pour les comprendre tout à fait, les
+dernières strophes des pièces _à la Pâquerette_ et _à la Souris_. En
+revanche, lorsqu'on descend du plateau vers les lits de l'Ayr ou du
+Cessnock, on voit que le pays abonde en détails, en coins retirés et
+intimes qui se retrouvent dans les poésies amoureuses de Burns.
+
+Pour le va-et-vient de la vie humaine, on est loin de l'isolement de
+Lochlea et de la pauvreté de Tarbolton. Mossgiel est situé à un mille
+de Mauchline, au bord de la route qui conduit à Kilmarnock. Celle-ci
+était, dès ce temps, la ville industrielle de la région; on y
+fabriquait déjà des lainages et des tapis; elle possédait une
+imprimerie; on y venait de tous côtés[136]. Mauchline, d'autre part,
+était une jolie bourgade rurale, très vivante autour de sa vieille
+église à l'aspect de grange. C'était un centre d'activité agricole, un
+lieu de foires et de réunions religieuses; il s'y tenait un important
+marché de bestiaux; on y faisait commerce avec la campagne. Ces
+transactions y avaient fixé un certain nombre de personnes de position
+et d'éducation supérieures, comme Gavin Hamilton le notaire, et le Dr
+Mackenzie, le médecin de William Burnes, qui devinrent les amis et les
+patrons de Burns. Il y avait là du mouvement, des types variés et
+peut-être plus dans le champ d'observation de Burns que ceux qu'il
+aurait trouvés à Ayr, par exemple, ville de bourgeois riches et de
+petite noblesse. Les éléments ne manquaient pas pour cette étude de
+l'homme à laquelle, depuis quelque temps, il se donnait de propos
+délibéré[137].
+
+ [Note 136: Archibald Mac Kay. _History of Kilmarnock_,
+ chapter X.--Voir aussi _Rambles round Kilmarnock_, par A. R.
+ Adamson, chap I.]
+
+ [Note 137: Sur Mauchline, voir R. Chambers, tom. I, p.
+ 170.--_Robert Burns at Mossgiel_ by William Jolly, chapters
+ IV, V, VI--_Rambles through the Land of Burns_, by A. R.
+ Adamson, chap. XV.]
+
+C'est là que Burns a vécu la période la plus importante de sa vie, la
+plus dramatique et la plus féconde. Elle fut courte cependant. Bien
+que la plupart des biographies lui attribuent quatre années, elle n'a
+duré en réalité que deux ans et quelques mois. Mais ces deux années et
+demie, qui vont de Mars 1784 à Novembre 1786, sont certainement parmi
+les plus extraordinaires qui aient jamais été vécues par un homme. Il
+y a eu rarement, entassé en un temps si étroit, tant d'orages de
+colère et de passion, tant de vaillance, tant de gaîté, tant de
+travail, tant de fautes, de folies, de déceptions, et de désespoir.
+Qu'on ajoute à ce tumulte du coeur et des circonstances une production
+littéraire, soudaine, éclatante, d'une fougue et d'une variété sans
+rivales. Et au moment même où tant d'espoir et de génie semblaient
+écrasés par tant d'erreurs et d'infortunes, passe un coup de vent qui
+balaye toutes les menaces et laisse resplendir une gloire imprévue et
+merveilleuse. Les matelots, qu'un ouragan entraîne loin du pauvre
+havre, plonge dans les abîmes, flagelle aux flancs et aux faîtes des
+flots, et jette soudain sur une côte enchantée, connaissent seuls
+d'aussi extrêmes aventures et des péripéties aussi rapprochées.
+
+ * * * * *
+
+Mais il convient d'abord de retracer le fond d'existence sur lequel
+ces événements se sont passés. La ferme était une petite construction
+un peu plus confortable que celles que la famille Burns avait habitées
+jusqu'alors. Elle était sur le modèle des maisons écossaises,
+comprenant en bas les deux pièces ordinaires que les écossais
+appellent _but_ et _ben_, c'est-à-dire la pièce du devant et la pièce
+intérieure. Au-dessus, se trouvait une manière d'étage, auquel on
+arrivait par une échelle de meunier et une trappe, et dont une partie
+était employée comme grenier, tandis que l'autre formait un galetas où
+couchaient les deux frères, sur un même lit. Une fenêtre de quatre
+vitres étroites éclairait cette chambrette; tout le mobilier
+consistait en une petite table de bois blanc placée sous la fenêtre,
+dans le tiroir de laquelle Burns rangeait ses papiers et ses
+poèmes[138]. La ferme était en commun, car tout le monde avait fourni
+ses économies pour la garnir. «Chaque membre de la famille, dit
+Gilbert, recevait les gages ordinaires pour le travail qu'il donnait
+sur la ferme. Les gages de mon frère et les miens étaient de 7 livres
+(175 frs.) par an, pour chacun. Pendant tout le temps que l'entreprise
+de la famille dura, c'est-à-dire quatre années, aussi bien que pendant
+la période précédente à Lochlea, ses dépenses n'excédèrent jamais son
+maigre revenu[139].» Tous travaillaient. Il n'y avait d'étrangers que
+trois gamins qui faisaient les commissions, lesquelles consistaient
+surtout à porter les lettres de Robert, ou qui aidaient aux diverses
+besognes. La ferme n'était pas très richement montée, ni en bétail ni
+en instruments. Avec bonne humeur Burns en a laissé l'inventaire
+complet. Il a quatre chevaux qui sont l'attelage de sa charrue: un bon
+vieux bidet, une jument rapide, mais à laquelle (Dieu lui pardonne ce
+péché avec les autres!) il a donné les éparvins un jour qu'il allait
+faire sa cour, une troisième bonne bête, et la quatrième, un maudit
+cheval des hautes terres têtu, farouche et fou; avec cela un beau
+poulain:
+
+ [Note 138: Chambers, tom. I, p. 145,--William Jolly, chap.
+ II.--Adamson, chap. XIV.]
+
+ [Note 139: Gilbert Burns. _Narrative._]
+
+ De plus, un poulain, le roi des poulains
+ Qui ont jamais couru devant une queue;
+ S'il vit assez pour devenir une bête,
+ Il me rapportera quinze livres pour le moins.
+
+ De voitures, je n'en ai que peu:
+ Trois chariots dont deux ne sont guère neufs,
+ Une vieille brouette, plutôt pour montre;
+ Elle a une jambe et les deux bras brisés;
+ J'ai fait un tisonnier avec la barre de fer,
+ Et ma vieille mère a brûlé la roue.
+
+ Comme hommes, j'ai trois garnements de garçons,
+ Des démons pour le bruit et le vacarme;
+ L'un mène les chevaux, l'autre bat en grange,
+ Et le petit Davock garde les vaches à la pâture[140].
+
+ [Note 140: _The Inventory._]
+
+Le père étant mort, Robert était devenu le chef de la famille. Il
+s'acquittait de ce devoir avec courage, avec bonté et une familiarité
+qui n'empêchait pas le respect. C'était lui qui disait à haute voix la
+prière du soir[141]. Il s'occupait, d'une façon presque touchante, des
+jeunes gars qui étaient à son service et les interrogeait sur leur
+catéchisme. Ce devaient être parfois de singulières séances. Mais il
+n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il ait été un instituteur
+extraordinaire, et que ses leçons aient eu plus de clarté et
+d'éloquence que tous les sermons à dix lieues alentour. Il semble
+qu'il réussît assez bien avec ses élèves:
+
+ [Note 141: Chambers, tom. I, p. 160.]
+
+ Je les gouverne, comme je le dois, avec mesure,
+ Et souvent je les secoue de fond en comble;
+ Et sans faute, le dimanche soir, comme il sied,
+ Je les retourne dru sur le catéchisme;
+ Si bien, ma foi! que le petiot Davock est devenu si fort,
+ Bien qu'à peine plus haut que votre jambe,
+ Qu'il vous dévidera la Grâce Efficace
+ Aussi vitement que quiconque dans la maison[142].
+
+ [Note 142: _The Inventory._]
+
+À défaut d'autres exemples il donnait celui du travail. C'était
+toujours le laboureur infatigable, le rude manieur de fléau, abattant
+la besogne de quatre hommes et allégeant de sa gaîté le labeur commun.
+Il s'était mis à l'oeuvre avec les meilleures intentions du monde.
+«J'entrai dans cette ferme avec une ferme résolution: _allons,
+mettons-nous-y, je veux être raisonnable._ Je lus des livres de
+fermage, je calculai les moissons, je suivis les marchés--bref, en
+dépit du démon et du monde et de la chair, je crois que je serais
+devenu un homme sage, n'était que la première année, par suite de
+l'achat de mauvaises semences, la seconde, par suite d'une moisson
+tardive, nous perdîmes la moitié de nos récoltes. Cela renversa toute
+ma sagesse et je m'en retournai comme le chien à son vomissement,
+comme la truie qui a été lavée à son vautrement dans la boue[143].» Il
+semble avoir inspiré aux siens un mélange d'affection, d'admiration et
+de blâme tendre, un de ces blâmes qu'on ne s'avoue pas, tant les
+fautes qu'il condamne semblent, à ceux qui en souffrent, faire partie
+de la supériorité de celui qui les commet. On l'excusait parce que
+c'était lui et qu'il n'était pas comme les autres. Si Gilbert en avait
+fait la moitié, il aurait vite vu la différence. On passait tout à
+Robert. C'était donc, en résumé, une vie de fermier qui n'était pas
+sans dignité, mais qui déroulait, à travers les saisons, ses labeurs
+et ses fatigues: le labour, les semailles, le hersage, la moisson, le
+battage dans la grange. Elle avait aussi ses fêtes, les rentrées de
+récolte en été, et en hiver les veillées qu'il devait chanter dans sa
+fameuse pièce de _la Toussaint_.
+
+ [Note 143: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+À ces occupations s'ajoutaient des visites fréquentes à Mauchline, car
+il était toujours le sel et le pétillement de toutes les réunions; des
+causeries avec des hommes comme Gavin Hamilton ou le Dr Mackenzie; des
+descentes à Tarbolton où était la loge maçonnique à laquelle il
+continuait d'appartenir. Tout cela n'allait pas sans séances
+prolongées au cabaret, surtout les soirs de Tarbolton. La
+franc-maçonnerie, même du rite écossais, aimait alors le choc des
+verres. Gilbert dit que l'initiation de Robert avait été son
+introduction à la vie de joyeux compagnon[144]. Il ajoute néanmoins
+que, pendant tout le séjour à Lochlea et presque jusqu'à la fin du
+séjour à Mauchline, il ne vit jamais son frère pris de boisson.
+«Malgré ces circonstances et l'éloge qu'il a fait du breuvage
+écossais,--lequel semble avoir trompé ses historiens--je ne me
+rappelle pas pendant ces sept années, ni jusqu'à la fin de la période
+où il commença à devenir auteur, quand sa célébrité grandissante le
+jeta en de fréquentes sociétés, l'avoir jamais vu en état d'ivresse;
+il n'était nullement adonné à la boisson[144].» Cette attestation
+fraternelle est, sans doute, vraie en gros; mais il y a grand espace
+entre une habitude d'ivrognerie et des excès passagers. Il est
+difficile, quand on connaît les moeurs des paysans écossais de ce
+temps, de ne pas admettre que Burns y était entraîné. Si cela ne lui
+est pas arrivé, ses pièces sur le whiskey seraient une exception
+unique dans son oeuvre et les seules qui n'auraient pas pour support
+quelque réalité dans sa vie.
+
+ [Note 144: Gilbert Burns. _Narrative._]
+
+C'est donc sur cette routine que se sont superposés les événements qui
+ont marqué le séjour de Burns à Mauchline. Quoiqu'ils s'offrent comme
+un tout lumineux et orageux à la fois, où les tristesses et les
+clartés se mêlant éclatent les unes dans les autres, étrange jeu de
+toutes les humeurs de la destinée, il faut cependant en dégager les
+divers éléments sans oublier qu'ils agissent simultanément les uns sur
+les autres. Il sont au nombre de trois: sa lutte contre le clergé
+local, le développement de sa vocation et de sa production littéraire
+et une série de drames d'amour dont les conséquences pèseront sur
+toute sa vie.
+
+
+I.
+
+LA LUTTE CONTRE LE CLERGÉ.
+
+Pour bien comprendre les causes et les circonstances de la révolte de
+Burns contre le clergé, il faut se rendre compte de la façon dont la
+religion était arrivée à s'emparer de toute la vie écossaise, il faut
+se représenter le contrôle intolérable et l'espèce d'inquisition que
+le pouvoir ecclésiastique avait fini par exercer sur tous les actes
+même les plus privés; il faut sentir de quel poids cette organisation
+pouvait peser sur l'existence quotidienne et comment il se faisait que
+rien ne lui échappait.
+
+En Angleterre, la Réforme s'était faite par la royauté; elle avait
+conservé l'autorité des évêques et une hiérarchie qui rattachait le
+clergé au trône. Mais en Écosse, où la nature du pays rendait
+l'aristocratie presque indépendante et où la violence de l'histoire
+avait empêché le développement des villes et la formation d'une
+bourgeoisie qui pût lui faire contrepoids[145], la royauté n'avait
+trouvé d'appui contre les nobles que sur le clergé[146]. Quand
+celui-ci fut attaqué, elle le défendit, et la Réformation se fit
+contre elle et lui, par l'union des grands et du peuple[147]. Dès le
+début de la nouvelle église naissante, l'influence de Knox qui,
+pendant ses visites et son séjour à Genève, s'était pénétré des
+principes de Calvin, avait contribué à lui donner une forme plus
+démocratique, comme il apparaît d'après le premier _Livre de
+Discipline_ de 1560[148]. Ce règlement remettait l'élection des
+Ministres au peuple, après un examen public, fait par les Ministres et
+les Anciens, sur les points de controverse entre les Protestants et
+les Catholiques[149]. Un peu plus tard, la querelle qui survint, à
+propos des anciens biens ecclésiastiques, entre les nobles qui avaient
+tout accaparé et le clergé protestant qui en réclamait une partie,
+sépara le clergé de la noblesse, et le rejeta davantage du côté du
+peuple[150]. Par ces ruptures, toute la hiérarchie périt
+successivement, et les liens qui pouvaient rattacher l'organisation
+religieuse au gouvernement furent brisés. Le clergé fut de plus en
+plus poussé vers le peuple[151]. Sa pauvreté même contribua à l'y unir
+plus étroitement. Il devint plus indépendant du pouvoir civil et plus
+démocratique, jusqu'au point où l'organisation religieuse fut tout à
+fait en dehors de l'organisation politique, et où tout ce qui pouvait
+rattacher l'Église à l'État fut aboli. La paroisse devint le seul
+organisme religieux et un organisme absolument libre. Toutes les
+paroisses furent égales entre elles; elles n'eurent au-dessus d'elles
+que des assemblées représentatives émanées d'elles, comme les
+Presbytères qui étaient une sorte de conseil des paroisses, les
+Synodes qui étaient formés par la réunion des Presbytères, et enfin
+l'Assemblée Générale qui se réunissait tous les ans à Édimbourg,
+véritable parlement ecclésiastique et une des forces du pays[152].
+
+ [Note 145: Robertson. _History of Scotland_, Book I, au
+ commencement.]
+
+ [Note 146: Robertson. _History of Scotland_, Book I. Voir le
+ commencement du règne de Jacques V.--Hill Burton. _History
+ of Scotland_, tom. III, chapitre XXXVIII; _Power of the
+ Clergy_.--Buckle. _History of Civilisation in England_, tom.
+ III, chap. II; les cinquante premières pages.--Merle
+ d'Aubigné. _Histoire de la Réformation en Europe_, etc.
+ _Écosse_, chapitre I: _Lutte entre la Royauté et la
+ Noblesse._--Mackintosh. _History of Civilisation in
+ Scotland_, chap. XIII, sect. II. pag. 60-65.--Mignet. _Marie
+ Stuart_, tom. I, p. 14 et 15 et 66-67.]
+
+ [Note 147: Buckle, tome III, chap. II, p. 58-68.--Hill
+ Burton, tom. III, chap. XXXVIII, _The Lords of the
+ Congregation_.--Robertson, Book III. Année 1560.]
+
+ [Note 148: Robertson. Book III, année 1560. Bien que
+ l'histoire de Robertson soit sans doute moins nourrie de
+ documents que des histoires plus récentes, la vigueur et la
+ portée philosophique de ce remarquable esprit lui
+ fournissent parfois des résumés ou des explications de faits
+ clairs et pénétrants.--Mac Crie. _Life of John Knox._ Period
+ V, commencement.]
+
+ [Note 149: Tytler. _History of Scotland_, vol. III, p.
+ 131.--Mackintosh. _History of Civilization in Scotland_,
+ chap. XV, vol. II, p. 137.]
+
+ [Note 150: Voir sur cette importante rupture, Robertson, p.
+ 64, 68 et 75-76. Robertson, qui fut longtemps Modérateur de
+ l'Assemblée Générale, possédait ces questions comme
+ historien et comme ecclésiastique.--Hill Burton. _History_,
+ vol. III, chap. XLI, pp. 36 et suiv. _Disposal of
+ Ecclesiastical Revenues_.]
+
+ [Note 151: Buckle. _History of Civilisation in England_,
+ vol. III, chap. II, p. 99.]
+
+ [Note 152: On trouve un exposé clair de cette organisation
+ ecclésiastique de l'Écosse, avec le nombre des paroisses,
+ presbytères, synodes, etc. au XVIIIe siècle, dans la _Magnæ
+ Britanniæ notitia or Present State of Great Britain_ by John
+ Chamberlayne. L'édition que nous avons est de MDCCLV, vers
+ la date de la naissance de Burns.]
+
+Les austères origines calvinistes, l'aspect du pays, la dureté des
+longues persécutions entreprises pour rétablir l'épiscopat,
+conspirèrent pour donner à la nouvelle religion un esprit de
+tristesse. De cette disposition, sortirent un culte morose, une morale
+implacable et une discipline inflexible, au-dessus des forces
+humaines.
+
+Les églises étaient laides, nues, froides, plus semblables à des
+granges qu'à des temples[153]. Toute image en était proscrite comme
+sentant la superstition. Tout embellissement du culte était
+interdit[154]; tel était le préjugé sur ce point que, même de notre
+temps, un ministre d'Édimbourg, ayant introduit dans son église un
+harmonium, cela fut considéré comme une innovation dangereuse que
+l'Assemblée Générale songea à réprimer[155]. Entre ces murs dégarnis,
+se déroulaient d'interminables services, monotones, dépouillés de tout
+ce qui fait la pompe et la poésie de la Religion, consistant en
+psalmodies, en lectures, en prières improvisées et en sermons
+démesurés[156]. Ces services s'éternisaient pendant des journées
+entières, et, dans la contrée de l'ouest, occupaient les dimanches de
+l'aube au crépuscule[157]. Les sermons ordinaires duraient deux
+heures; quelques-uns, trois, quatre ou cinq; dans les grandes
+circonstances, plusieurs ministres étaient présents afin de se relayer
+au fur et à mesure que l'un d'eux était épuisé[158]. Les sermons
+étaient exclusivement doctrinaux; ils évitaient toute tendance morale
+et pratique; ils portaient constamment sur les mêmes points: la chute
+de l'homme dans Adam, son salut par le Christ, la purification par la
+foi, la Nouvelle-Alliance; ils retombaient sans cesse dans les mêmes
+divisions, pleins d'interminables et fastidieuses répétitions[159]. Le
+fanatisme des traditions, l'habitude de prêcher en plein air, la
+lourdeur des auditeurs avaient amené un style d'éloquence véhément,
+bruyant, plein de fureur et de gestes, tumultueux, une nuée d'éclairs
+et de tonnerre d'où le prédicateur descendait la voix brisée et le
+visage couvert de sueur[160].
+
+ [Note 153: _Scotland Social and Domestic_, by Rev. Charles
+ Rogers. Introduction, p. 19.]
+
+ [Note 154: Voir d'amusantes anecdotes et remarques à ce
+ sujet dans les _Reminiscences of Scottish Life and
+ Character_, by Dean Ramsay, chap. II, p. 11 et suiv.]
+
+ [Note 155: Voir, au sujet de cette question de l'orgue dans
+ les églises: _Scotland Social and Domestic_, by Rev. Charles
+ Rogers. Introduction, p. 28.]
+
+ [Note 156: _Id._, p. 24.]
+
+ [Note 157: Chambers. _Domestic Annals of Scotland_, vol.
+ III, p. 271.--Voir Ch. Rogers, _Scotland_, etc., p. 24.]
+
+ [Note 158: Buckle. _History of Civilization in England_,
+ vol. III, p. 203 et suivantes.]
+
+ [Note 159: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 29.]
+
+ [Note 160: Buckle. _Id._, pag. 289.--Voir aussi dans Dean
+ Ramsay, p. 207, l'anecdote des deux sacristains qui
+ discutent les mérites de leurs ministres; et page 208.]
+
+De ces harangues furibondes tombait une doctrine de terreur et de
+tremblement. Pas un mot de pardon, de miséricorde ou d'espérance; rien
+que des avertissements et des prophéties de souffrances
+éternelles[161]. C'était l'esprit sauvage et dur de l'Ancien
+Testament; ce qu'il y a d'indulgence et de tendresse dans le Nouveau
+leur restait inconnu. Le divin sourire du Christ n'éclairait pas ces
+sombres esprits; ils n'auraient pas compris ces mots charmants, par
+lesquels le désigne le plus hébraïque pourtant de nos orateurs,
+lorsqu'il l'appelle: «Cet enchanteur céleste[162].» Dean Stanley a
+bien marqué le caractère judaïque de cette théologie: «L'immense
+prépondérance de l'enseignement de l'Ancien Testament et de
+quelques-unes des moins importantes parties de l'Ancien Testament sur
+l'enseignement du Nouveau et de la partie la plus essentielle du
+Nouveau, devait nécessairement mutiler, rétrécir et aigrir
+l'enseignement religieux du pays[163].» Celui-ci n'avait pris du
+nouveau Testament que l'idée de l'Enfer, et appliquant à des
+châtiments sans fin, la rigueur que l'ancien Testament appliquait à
+des châtiments corporels, ils avaient fait sortir de ce mélange une
+religion qui rendait éternelles les férocités de la Bible.
+
+ [Note 161: Buckle. _Id._, tom. III, p. 238.--Voir aussi les
+ exemples qu'il donne dans les notes.]
+
+ [Note 162: Bossuet.]
+
+ [Note 163: Dean Stanley. _Lectures on the History of the
+ Church of Scotland._ Lecture II, p. 83.]
+
+Un dieu terrible planait sur cette religion sinistre, juge de colère
+et de vengeance, un Jéhovah irrité et inexorable, dont la main était
+toujours levée sur le genre humain. C'est de lui que venaient les
+inondations, les tremblements de terre, les pestilences et les
+famines, lui qui envoyait les vents avec l'ordre de détruire, qui
+balayait la terre du déchaînement de son courroux. C'était le Dieu des
+puritains, mais plus sombre encore. Les catastrophes de la nature
+étaient les signes de son déplaisir. Par lui, le monde était sans
+cesse menacé de destruction; les feux d'en bas, les météores d'en haut
+allumaient dans le ciel des signaux d'alarmes; les étais et les
+piliers de notre planète semblaient craquer; les éléments troublés
+proclamaient la ruine universelle et le moment présent n'était qu'un
+répit[164]. S'il apparaissait tel dans les vers du tendre et délicat
+Cowper, on devine quel aspect il devait prendre dans les déclamations
+d'hommes incultes, grossiers et durs.
+
+ [Note 164: Cowper. _The Task._ Book II, vers 150 et
+ suivants.]
+
+En même temps qu'ils se faisaient du Tout-Puissant une idée si
+terrible, ils représentaient l'Ennemi occupé sans cesse au milieu
+d'eux à son oeuvre de perdition. Ses stratagèmes étaient infinis, car,
+depuis cinq mille ans qu'il s'étudiait à perdre l'homme, il était
+presque irrésistible. Il rôdait toujours autour de ses victimes. Et ce
+n'était pas sous la forme toute morale du péché; c'était un être réel,
+présent, qu'on pouvait rencontrer chaque jour et surtout chaque nuit
+«quand les vieux châteaux ruinés et gris font des signes de tête à la
+lune[165].» Il n'y avait pas de village où quelqu'un ne l'eût vu, sous
+une des mille figures qu'il prenait. On vivait en un péril constant,
+au milieu de la trame de ruses que lui et ses méchants esprits
+ourdissaient, tendaient partout. De quelque côté qu'on se tournât,
+c'étaient des menaces et des dangers. Les âmes semblaient des oiseaux
+éperdus entre des cieux de fer d'où un Dieu implacable lançait ses
+jugements et des gouffres de feu où le Démon leur préparait
+d'éternelles tortures. Et quel enfer! C'était un des triomphes des
+prédicants que de le représenter de façon à faire dresser les cheveux.
+Les supplices les plus atroces qui puissent déchirer et tordre le
+corps et l'âme de l'homme, les raffinements de souffrances, étaient
+énumérés et décrits avec complaisance. Dans une atmosphère de cris et
+de hurlements, les damnés étaient fouettés de scorpions, plongés dans
+de l'huile ou du plomb bouillants, suspendus à des crocs par la
+langue[166]. Des scènes plus affreuses complétaient celles-là. Les
+enfants, dans leurs supplices, accablaient leurs parents de reproches
+et de malédictions[167]. Ce qui s'est dépensé de poésie et d'éloquence
+sombre, dans ces tableaux d'une imagination horrible et parfois
+grandiose, est incroyable. On ferait avec les extraits des
+prédications écossaises un poème de tortures auprès duquel celui de
+Dante perdrait sa terreur. Et quelle chance d'échapper à ces horreurs?
+Les élus étaient si peu nombreux que chacun pouvait se considérer
+comme un damné. C'était dans toute sa rigueur le puritanisme, la
+doctrine effrayante qui mena Bunyan à l'illuminisme et Cowper à la
+démence.
+
+ [Note 165: _Address to the Deil._]
+
+ [Note 166: Buckle, tome III, p. 240.]
+
+ [Note 167: Id., p. 242.--Lire pour avoir la collection de
+ ces horreurs, dans l'ouvrage fameux de Th. Boston, _Human
+ Nature in its Fourfold State_, le dernier chapitre, _Hell_.
+ C'est un cauchemar. Ce fut un des livres les plus populaires
+ en Écosse au XVIIIe siècle.]
+
+ * * * * *
+
+Chose redoutable! cette doctrine ne se contentait pas de régner sur
+les âmes; elle avait ici, à son service, une organisation pratique qui
+s'étendait sur tout ce pays et pénétrait dans ses moindres recoins. Un
+gouvernement théocratique, qui avait mis la main sur une partie des
+attributions du pouvoir civil, avait subjugué tout le pays et le
+terrassait. C'est ce qui constitue la forme religieuse si curieuse du
+Presbytérianisme, qui n'a eu son complet développement qu'en Écosse,
+où il n'a pas trouvé la limite des autres sectes, ni l'obstacle du
+pouvoir civil. Il était seul maître du pays.
+
+Le clergé s'était arrogé le droit de juger et de punir certaines
+fautes. Chaque paroisse était gouvernée par un tribunal
+ecclésiastique. Ce tribunal, appelé _Kirk session_ ou session
+ecclésiastique, était composé du ministre et de plusieurs _elders_ ou
+anciens, généralement au nombre de trois. Le premier _Livre de
+Discipline_ de 1561 avait voulu que ces anciens fussent nommés par la
+Congrégation et pour une année; mais celui de 1581 avait été moins
+libéral et, d'après la coutume devenue prévalente, ils étaient choisis
+par la Kirk session, qui se recrutait ainsi elle-même, et choisis à
+vie, sauf désunion, départ de la paroisse ou déposition[168]. Ils
+avaient un vote égal à celui du ministre et cette introduction de
+l'élément laïque dans toutes les assemblées ecclésiastiques est une
+des originalités et fut une des forces du Presbytérianisme. Ils
+devaient aider le ministre dans ses fonctions pastorales, l'assister
+dans les cérémonies comme la communion, le catéchisme, les visites, la
+distribution de l'argent aux pauvres. La Kirk session se réunissait
+une fois par semaine. Si elle ne s'était occupée que de
+l'administration de l'église, elle n'aurait été qu'une sorte de
+fabrique protestante. Mais c'était là la moindre partie de sa besogne.
+Elle pénétrait dans la vie privée, exerçait une sorte de police
+occulte sur toutes les actions, entrait dans les intérieurs et
+soumettait tout à un véritable despotisme.
+
+ [Note 168: _Chambers's Encyclopædia_, au mot _Elders_.]
+
+Les anciens se partageaient, par quartiers, la surveillance de la
+paroisse. Ils avaient des espions[169]. Les sages-femmes étaient
+tenues de venir déclarer les naissances illégitimes[170]. Dès que la
+session connaissait ou seulement soupçonnait une faute, elle citait
+l'inculpé devant elle. Il était interrogé, examiné, confronté avec
+des témoins[171]. S'il était reconnu coupable, il était «suspendu des
+privilèges de l'Église[172]», c'est-à-dire mis hors de la vie commune.
+Pour obtenir la levée de cet interdit, il devait paraître à l'église,
+se tenir debout ou assis sur une sorte de siège ou de pilori[173],
+souvent pieds nus, parfois la tête rasée[174], presque partout affublé
+d'un drap d'étoffe grossière, blanche et salie[175]. Dans cette
+situation honteuse, il recevait une réprimande sur sa conduite. Cet
+affront pouvait se prolonger des mois, il pouvait aller de trois
+dimanches à cinquante-deux[176]. Enfin le coupable devait faire une
+profession de contrition, de repentir et d'amendement[177]. Cet usage
+s'est continué dans quelques paroisses presque jusqu'au milieu de
+notre siècle[178]. Tout tombait sous la juridiction de ces terribles
+tribunaux: la médisance, les jurons, la non-observance du dimanche,
+les jeux de hasard, le mensonge, l'ivrognerie, la calomnie, les
+querelles de ménage, les injures, l'adultère, l'immoralité[179], tout
+jusqu'aux plus infimes détails de la vie «l'excès de mangeaille[180]»,
+«les paroles vaines et les gestes inconvenants[181].»
+
+ [Note 169: Buckle, tome III, p. 208.--Ch. Rogers, _Scotland
+ Social and Domestic_, p. 347.]
+
+ [Note 170: Ch. Rogers, p. 367.]
+
+ [Note 171: Chamberlayne. _Magnæ Britanniæ Notitia_, Part II,
+ Book II, chap. III.]
+
+ [Note 172: _Chambers's Encyclopædia; Kirk-sessions._]
+
+ [Note 173: Ch. Rogers, _Scotland etc._, p. 28.]
+
+ [Note 174: _The Worship and Offices of the Church of
+ Scotland by_, G. W. Sprott, p. 222 et suivantes.]
+
+ [Note 175: Ch. Rogers, p. 38 et 358.]
+
+ [Note 176: G. W. Sprott, p. 222.]
+
+ [Note 177: Chamberlayne, _Id._]
+
+ [Note 178: G. W. Sprott, p. 222.]
+
+ [Note 179: Voir dans Ch. Rogers 'énumération des cas', p.
+ 355 à 370.]
+
+ [Note 180: Mackintosh, _History of Civilisation in
+ Scotland_, p. 141.]
+
+ [Note 181: Id., p. 310.]
+
+Et nul moyen d'échapper à cette tyrannie. L'appel à la juridiction
+supérieure du Presbytère est difficile ou entraîne une procédure
+lente, presque uniformément dérisoire[182]. Si on disparaît, on est
+déclaré contumace «fugitif de la discipline de l'église[183];» on a
+son nom publié dans toutes les chaires de toutes les paroisses du
+Presbytère. Et où aller? On ne peut être admis dans une nouvelle
+paroisse qu'en produisant un certificat de vie de celle qu'on quitte.
+Si on est frappé de censure dans une paroisse étrangère, on est
+atteint dans la sienne, jusqu'à ce qu'on apporte un certificat
+d'absolution, de celle où on a été jugé. Une ramification de police
+ecclésiastique s'étend sur tout le pays et la condamnation de la
+moindre session vous attend et vous retrouve partout[184]. Si on
+résiste, on est excommunié et la vie devient impossible dans une
+société fanatique et terrifiée. Il faut se soumettre, ou bien on n'a
+de refuge que dans l'existence nomade des mendiants et des vagabonds.
+Il faut, devant toute la Congrégation, paraître en pénitent et
+recevoir la réprimande du ministre. Et dans quelle situation? En face
+de la chaire, dans le passage de l'église, se trouve un escabeau élevé
+qu'on appelle l'escabeau du repentir. C'est là qu'il faut s'asseoir,
+sous tous les regards, et endurer pendant des heures l'humiliation de
+ce pilori ecclésiastique. Quand ce sont de pauvres filles, elles
+essaient de cacher leur rougeur et leurs larmes sous leurs plaids.
+Mais les sessions sont impitoyables: «considérant que la plupart des
+femmes qui viennent à l'escabeau pour y faire leur contrition
+publique, s'y asseoient avec leurs plaids autour de leurs têtes,
+couvrant leurs visages, pendant tout le temps qu'elles sont assises,
+en sorte que personne ne peut voir leur visage, on ordonne que
+l'officier enlèvera son plaid à chaque pénitente avant qu'elle ne
+monte sur l'escabeau[185].» Et ce supplice n'est pas d'un seul
+dimanche; pendant trois ou quatre, pendant neuf ou dix quelquefois,
+c'est-à-dire, pendant près de trois mois, il faut chaque semaine subir
+cette déshonorante exposition. On devine les résultats fréquents de ce
+système. Les âmes faibles en restaient honteuses et brisées; d'autres
+se révoltaient, s'endurcissaient.
+
+ [Note 182: Ch. Rogers, p. 29.]
+
+ [Note 183: Chamberlayne, _Id._]
+
+ [Note 184: Toute cette organisation est expliquée jusque
+ dans les moindres détails et avec une grande clarté dans le
+ livre de Chamberlayne. Les procédures y sont indiquées très
+ minutieusement. Il faut lire tout le chapitre intitulé:
+ _Method of Discipline._]
+
+ [Note 185: Ch. Rogers, _Scotland_, p. 351.--R. Chambers,
+ _Domestic Annals_, tom. I, p. 335.]
+
+Sous ce dogme et cette discipline, le peuple avait perdu toute joie et
+toute gaîté; les sentiments expansifs, naturels et sains, qui sont le
+sel et le levain de la vie, qui la rendent plus légère et moins amère,
+en avaient été retirés. Elle était devenue contrainte, morose, sombre,
+uniforme, ombrageuse à propos des moindres faits. Ces hommes, toujours
+en défiance contre eux-mêmes, redoutaient et se reprochaient comme un
+péché le moindre plaisir qu'offrent les relations sociales ou la vue
+de la nature[186]. Ils étaient bourrelés de scrupules. Ils vivaient
+dans un état de surexcitation religieuse continuelle, brûlés d'un feu
+sombre et d'une inextinguible soif de parole sainte. Ces sermons même
+qui, pendant des journées entières, coulaient, ne les désaltéraient
+pas; leur attention usait le zèle de leurs pasteurs. Chose étrange!
+ils étaient devenus partisans de cette religion beaucoup plus
+infernale que céleste. Ils en étaient venus à ne plus vouloir, à ne
+plus comprendre qu'un Dieu inflexible. Ils ne voulaient pas être
+rassurés. Quand on le leur représentait clément et accessible au
+pardon, ils criaient à l'hérésie. Dans sa jeunesse, le célèbre Francis
+Hutcheson avait un jour remplacé son père dans sa chaire et avait
+prêché pour lui. Son sermon étant entaché de libéralisme, la
+congrégation quitta l'église: «Votre sot fils Francis, dit un des
+anciens à son père, a troublé la congrégation par son sot bavardage,
+car il a bavardé pendant une heure d'un Dieu bon et bienveillant, et
+il a dit que les âmes des païens eux-mêmes vont au ciel, s'ils suivent
+les lumières de leur conscience. Le stupide garçon ne s'inquiète pas
+s'il ne dit pas un mot des bonnes et confortables doctrines de
+l'élection, de la réprobation, du péché originel et de la foi. Fi!
+homme, nous ne voulons pas d'un tel individu[187].»
+
+ [Note 186: Buckle, tome III, p. 231, 247 et 252.--Voir la
+ même pensée exprimée plus timidement dans R. Chambers,
+ _Domestic Annals_, tome I, p. 337.]
+
+ [Note 187: Lecky. _History of England in the XVIIIth
+ century_, tome II, p. 539.]
+
+De même, ils chérissaient la verge de fer par laquelle ils étaient
+menés et ils criaient au relâchement quand il paraissait un peu de
+tolérance. «L'affaiblissement de la discipline, dit Hill Burton, fut
+une des principales causes qui créèrent les scissions, pendant le
+dix-huitième siècle[188].» On a remarqué que les séparations dans
+l'église écossaise se sont toujours produites dans le sens de la
+sévérité. Lorsque l'église avance un peu, fait quelques progrès,
+s'éloigne insensiblement de l'ancienne rigidité, il y a des groupes
+qui se détachent, qui restent en route, ne voulant pas la suivre,
+abandonner la rigueur première. Tandis qu'ailleurs les dissidences se
+produisent généralement en avant, elles se font ici en arrière;
+ailleurs les non-conformistes prétendent avoir fait un progrès; ils
+pensent, ici, s'être gardés d'une décadence[189]. Les scissions se
+font, pour ainsi parler, en cercles concentriques. Chacune des
+communions prétend être le vase dans lequel se conserve dans son
+intégrité, le parfum de la véritable église d'Écosse, et
+s'enorgueillit de son orthodoxie. Ce goût pour le dur contrôle du
+clergé était si ancré dans le peuple que, aujourd'hui même, dans les
+fractions presbytériennes qui se sont détachées de l'église pour
+suivre un régime plus strict, les ministres ont la main forcée par
+leurs congrégations et sont contraints d'observer des pratiques d'un
+rigorisme qu'ils relâcheraient volontiers[190].
+
+ [Note 188: Hill Burton, tome VIII, chap. XCI, p. 390.]
+
+ [Note 189: Dean Stanley, _Church Scotland_, p. 64.]
+
+ [Note 190: Hill Burton, tome VIII, chap. XCI, p. 390.]
+
+Ainsi, l'austérité puritaine avait pénétré le pays; il n'y avait nulle
+part de refuge contre la domination ecclésiastique, et si on se
+rebellait contre elle, on se mettait du même coup en révolte contre la
+société. Il n'est pas étonnant qu'après avoir étudié de près cet état
+social Buckle ait comparé l'Écosse à l'Espagne pour la bigoterie, et
+que Lecky ait dit que, pendant le dix-septième siècle, il y eut plus
+de réelle liberté religieuse à Naples et dans la Castille que dans
+l'ouest des Basses-Terres de l'Écosse[191].
+
+ [Note 191: Buckle, tome III, p. 4.--Lecky, tome II, p. 85.]
+
+Il faut reconnaître qu'il y avait dans cette domination inflexible une
+grandeur et une noblesse singulières. Cette discipline faisait, des
+âmes qui pouvaient la supporter, des âmes d'une austérité, d'une
+gravité, d'une pureté parfaites et continuelles. Elles vivaient dans
+une sorte de raideur impeccable, il est vrai, mais dans un sentiment
+constant du devoir, sans défaillances, sans hésitations, droites et
+fermes jusqu'à la mort. La constitution démocratique du clergé, le
+contact incessant de la Bible, avaient fait entrer, jusque dans les
+plus basses classes de la nation, le sens libérateur de la petitesse
+des choses humaines et le sens élevant de la présence des choses
+divines. Les plus humbles, les derniers, les plus ignorants, étaient
+munis d'une direction sûre et minutieuse de la vie. Ils travaillaient,
+souffraient, allaient de l'enfance à la caducité, sous un regard
+toujours fixé sur eux. Ils portaient cette crainte religieuse qui est
+le commencement de la sagesse. Ils trouvaient, dans la lecture assidue
+de la Bible, un soutien et toute une culture. C'est ainsi qu'on
+arrivait à des vies de paysans comme celle du père de Burns. Aucun
+pays n'en pouvait offrir de comparables. Tous les soirs, sous des
+milliers de toits qui étaient plus pauvres, plus misérables, plus
+ouverts aux vents et aux froids que dans la majeure partie de
+l'Europe, se passait une scène que nulle part on n'aurait retrouvée,
+lorsque le paysan, après le repas, prenait la Bible de la famille, où
+étaient inscrites les naissances et les morts, en lisait et souvent en
+commentait un chapitre. Ces pauvres intérieurs en étaient comme
+sanctifiés pendant un moment. Il y avait vraiment sur tout le pays une
+heure solennelle. L'Écosse n'a rien eu dont elle puisse être plus
+fière. Burns a laissé un admirable tableau de ce côté de la vie
+écossaise dans une pièce qui est l'expression la plus haute de
+l'influence de la religion presbytérienne.
+
+ * * * * *
+
+Vers la fin du premier quart du XVIIIe siècle, un commencement de
+réaction s'était manifesté et quelques germes de libre examen et
+d'émancipation avaient été jetés. Le mouvement partit de l'Université
+de Glasgow où un grand nombre de ministres presbytériens d'Écosse et
+la plupart de ceux d'Irlande étaient formés[192]. Il avait faiblement
+commencé avec John Simson, qui avait occupé la chaire de théologie de
+1708 à 1729. Son enseignement semble avoir été fait de subtilités
+métaphysiques dans lesquelles se glissaient des erreurs de doctrine
+sur des points essentiels. Il fut, de la part des cours
+ecclésiastiques, l'objet d'une plainte devant l'Assemblée Générale.
+D'interminables discussions s'engagèrent qui durèrent pendant quinze
+années[193]. L'Assemblée Générale montra une telle hésitation à
+intervenir et une telle indulgence lorsqu'elle intervint, que ce fut
+une des grandes causes de la sécession de 1733[194], qui se fit, comme
+la plupart, dans le sens d'un retour à la sévérité. Mais le véritable
+créateur du mouvement fut Francis Hutcheson qui lui succéda. Il
+commença ce que Buckle appelle «la grande rébellion de l'esprit
+écossais[195].» Employant le premier la langue anglaise dans ses
+conférences, éloquent, affable et dévoué, son charme de parole et ses
+qualités d'homme firent passer un enseignement dont l'influence ne
+tarda pas à être sensible. Partant de principes, non pas théologiques,
+mais métaphysiques, il fonda un système de morale séculière. Il
+s'adressait à la raison pour trouver des règles de conduite. Cette
+confiance dans l'entendement humain, si opposée au mépris qu'a pour
+lui la doctrine calviniste, était nouvelle en Écosse, et «son
+apparition forme une époque dans la littérature nationale[196].» «Il
+forma, dit Lecky, une atmosphère intellectuelle dans laquelle les
+vieilles conceptions théologiques de Dieu et de l'Univers
+s'évanouirent silencieusement. Enseignant que les vertus sont des
+modes de la bienveillance, il éleva les qualités aimables de l'homme à
+une dignité tout à fait incompatible avec la théorie calviniste de la
+nature humaine, tandis que ses admirables expositions de la fonction
+de la beauté dans le monde moral, aussi bien que sa ferme assertion de
+l'existence et de l'autorité suprême d'un sens moral dans l'homme,
+frappèrent à la racine le dur ascétisme et le dénigrement systématique
+de la nature humaine qui avaient si profondément pénétré dans l'église
+écossaise[197].» Cette réhabilitation des instincts humains, cette
+affirmation que la nature humaine est plutôt bonne que mauvaise, cet
+accueil de la beauté, ce retour de la confiance et de la joie dans la
+vie, sont un changement important dans la marche de l'esprit
+écossais[198].
+
+ [Note 192: _Autobiography of Dr Alexander Carlyle of
+ Inveresk_, chap. III, p. 82.--Lecky, tome II, p. 538.]
+
+ [Note 193: Hill Burton, tome VIII, p. 399.--Voir dans les
+ _St.-Giles' Lectures_ (1re série) la lecture IX, _The Church
+ in the Eighteenth Century_, par Rev. John Tulloch.]
+
+ [Note 194: Lecky, tome II, p. 538.--Hill Burton, tome VIII,
+ p. 400.]
+
+ [Note 195: Buckle, tome III, p. 295.]
+
+ [Note 196: Buckle, tome III, p. 293.]
+
+ [Note 197: Lecky. _Id._]
+
+ [Note 198: Voir aussi, sur ces premiers mouvements de
+ l'esprit philosophique, M. A. Espinas, _La Philosophie en
+ Écosse au XVIIIe siècle_, dans _La Revue Philosophique_,
+ février 1881.]
+
+Il sortit de là un double courant de libéralisme. Le premier, fortifié
+par des influences étrangères et surtout françaises, mena bientôt la
+pensée écossaise jusqu'aux investigations d'Adam Smith et au
+scepticisme de Hume. C'était de beaucoup le plus fort et ce fut aussi
+le moins actif. Buckle a expliqué d'une façon magistrale comment cette
+marche de la culture intellectuelle se fit sans affecter la nation, se
+développant à part et au-dessus d'elle, comment il y eut une
+littérature sceptique qui ne produisit pas de scepticisme et une
+philosophie qui ne toucha pas à la superstition[199]. Ce courant
+n'avait pas pénétré dans les profondeurs sociales où vivait Burns.
+Celui-ci n'en put sentir l'influence que plus tard, lorsqu'il séjourna
+à Édimbourg.
+
+ [Note 199: Buckle, tome III, p. 465 et suivantes.]
+
+En même temps, un second courant plus faible mais plus efficace
+s'était établi. Glasgow, où avait enseigné Simson, où enseignait
+Hutcheson, était justement, nous l'avons vu, l'Université où un grand
+nombre des ministres presbytériens de l'Écosse et la plupart de ceux
+de l'Irlande recevaient leur éducation. Hutcheson y avait comme
+collègue un professeur de théologie, le Dr Leechman, qui, sans avoir
+sa vigueur de pensée, partageait sa largeur de vues[200]. Par
+l'influence de ces deux hommes, une nouvelle génération de ministres
+pénétra dans le peuple. «C'est grâce à Hutcheson et à lui, dit le Dr
+Carlyle qui avait lui-même été leur élève, qu'une nouvelle école se
+forma dans les provinces ouest de l'Écosse où, jusqu'à cette époque,
+le clergé était étroit et intolérant, avec un esprit qui ne s'était
+jamais aventuré au-delà des limites d'une stricte orthodoxie. Car bien
+qu'aucun de ces professeurs n'enseignât aucune hérésie, cependant ils
+ouvrirent et élargirent les esprits des étudiants, ce qui leur donna
+bientôt un tour de libre recherche, dont le résultat fut la franchise
+et le libéralisme des sentiments. L'expérience prouva que cette
+liberté de pensée n'était pas aussi dangereuse qu'on pouvait d'abord
+l'appréhender, car bien que la téméraire jeunesse fît des excursions
+dans les régions illimitées de la perplexité métaphysique, cependant
+tous les judicieux revenaient bientôt à la sphère plus basse des
+vérités établies depuis longtemps, qu'ils trouvèrent, non seulement
+utiles au bon ordre de la société, mais nécessaires pour fixer leurs
+esprits dans quelque degré de stabilité[201].»
+
+ [Note 200: Voir _Sermons by William Leechman_, D.D. publiés
+ avec une vie par James Wodrow. Les titres et les textes de
+ ces sermons suffisent à marquer la différence avec les
+ prédications d'alors et le livre de Boston: _Sermon VIII;
+ The Excellency of the spirit of Christianity_, 2 Timothy.
+ For God hath not given us the spirit of fear, but of power
+ and of love and of a sound mind. _Sermon XIII_; _On the
+ Propriety and Usefulness of Religious gratitude_, Psalm
+ CVII, 8: Oh, that men would praise the Lord for his goodness
+ and for his wonderful works to the children of men. _Sermon
+ XVII; Jesus Christ full of grace_ etc. On voit le contraste
+ avec les sermons de damnation. Ces sermons sont du reste
+ ternes et minces.--Voir aussi Dr Alex. Carlyle, chap. III.
+ Leechman fut aussi persécuté malgré ses talents et son
+ caractère.--Voir John Tulloch. _The Church of the Eighteenth
+ Century_, p. 273-75, _(St.-Giles' Lectures)_.]
+
+ [Note 201: _Autobiography of Dr Alex. Carlyle_, chap. III,
+ p. 84.]
+
+Ces nouvelles recrues du clergé, en augmentant d'année en année, ne
+tardèrent pas à former un parti plus jeune, plus éclairé, plus
+libéral, qui apportait plus de largeur dans la doctrine et plus de
+douceur dans la pratique. Selon le conseil de Hutcheson, ils mettaient
+dans leurs sermons moins de discussion et de définitions théologiques,
+et plus de conseils moraux et pratiques. L'ancien clergé étroit,
+intolérant, et souvent ignorant, les regardait avec défiance, gardant
+jalousement son ancienne rigidité et sa prédication purement
+doctrinale. Peu à peu, il se forma dans l'église deux partis opposés
+et bientôt ennemis: les jeunes et les vieux, les modérés et les
+extrêmes. On désigna l'ancien parti sous le nom de _Old Light_
+«l'Ancienne Lumière» et le nouveau sous celui de _New Light_, «la
+Nouvelle Lumière». Bientôt, dans les paroisses, dans les presbytères
+et jusqu'à l'Assemblée Générale, les deux partis furent aux prises,
+avec ce qu'un membre du clergé d'alors appelle lui-même une acrimonie
+théologique.
+
+Cette hostilité, qui existait un peu partout, était particulièrement
+vive dans le district où résidait Burns, parce que les provinces de
+l'ouest avaient toujours été la citadelle du presbytérianisme le plus
+rigide, et qu'en même temps, elles fournissaient la plupart des
+étudiants de l'Université de Glasgow, à cause du voisinage[202]. Il en
+résulta que les deux extrêmes furent en présence et que la lutte était
+là d'une animosité plus violente qu'ailleurs. Il était difficile
+qu'elle n'outrepassât point les limites. Autour de la Nouvelle
+Lumière, se rangeaient des hommes jeunes et ardents, et ils avaient
+devant eux des adversaires qui devaient les amener aux extrémités de
+la raillerie, tant ils étaient ridicules, et, par certains côtés,
+odieux. Lockhart a tracé de ce clergé retardataire un tableau qu'il
+convient de reproduire, tant on craindrait d'être accusé d'exagération
+si on lui en substituait un qui n'eût pas l'autorité de sa parfaite
+connaissance des choses écossaises, et la garantie de son
+impartialité. «Les antagonistes marquants de ces hommes (les jeunes)
+et les champions choisis de la Old Light, en Ayrshire--cela est
+maintenant admis par tout le monde--présentaient, en bien des points
+de leur conduite ou de leurs maximes, une cible aussi large que celles
+qui ont jamais tenté les traits d'un satirique. Ces hommes se
+vantaient d'être les descendants et les représentants légitimes et non
+dégénérés des Puritains qui, après avoir été les principaux auteurs de
+la ruine de la papauté en Écosse, avaient régenté pendant quelque
+temps et auraient volontiers continué à régenter la royauté et le
+peuple, sous une domination plus tyrannique que le clergé catholique
+lui-même n'avait jamais été capable d'en exercer dans cette nation
+courageuse. Ayant toujours à la bouche les horreurs du système papal,
+ces hommes étaient réellement, dans leurs coeurs, des moines aussi
+fanatiques et des inquisiteurs presque aussi implacables que ceux qui
+jamais portèrent corde et capuchon. Austères et désagréables d'aspect,
+bourrus et répugnants de langage et de manières, c'étaient de
+véritables Pharisiens en ce qui concernait les petites pratiques de la
+loi, et beaucoup d'entre eux, au moins pour l'apparence, débordaient
+d'orgueil pharisaïque et de fiel monastique. Que d'admirables qualités
+fussent cachées sous cet extérieur grossier, se mélangeant aux plus
+mauvaises de ces sombres passions et les tenant en échec, c'est ce
+dont aucun homme sincère ne se permettra de douter; que Burns ait
+fortement chargé ses portraits, noircissant les ombres déjà assez
+profondes par elles-mêmes et omettant tout à fait des traits de
+caractère plus brillants et peut-être plus tendres qui restituaient
+les originaux aux sympathies des hommes les plus dignes et les
+meilleurs, c'est ce qui semble également évident[203].»
+
+ [Note 202: R. Chambers, tome I, p. 122.]
+
+ [Note 203: Lockhart. _Life of Burns_, p. 59.]
+
+Entre la vivacité des uns et la brutalité des autres, le conflit ne
+tarda pas à perdre toute mesure. De toutes parts, les reproches, les
+accusations, les injures, les diffamations même, volaient de toutes
+les chaires. Les congrégations prenaient parti pour leur ministre.
+Tout le pays était en émoi. «La polémique de Divinité, dit Burns, vers
+cette époque, affolait à moitié la contrée[204]»; et Lockhart, en
+parlant de ces divisions s'exprime ainsi: «Il est impossible de
+contempler maintenant la guerre civile qui sévissait parmi ces hommes
+d'église de l'ouest de l'Écosse, sans confesser que, de chaque côté,
+il y a eu beaucoup à regretter et pas peu à blâmer. Des esprits
+orgueilleux et hautains étaient malheureusement opposés les uns aux
+autres, et, dans un déploiement exagéré de zèle à propos des points de
+doctrine, aucun des deux partis ne semble avoir apporté beaucoup de la
+charité de l'esprit chrétien. Le spectacle d'une si indécente violence
+parmi les principaux ecclésiastiques du district agissait
+défavorablement sur les esprits des hommes. Personne ne peut douter
+que, dans l'état des principes de Burns qui étaient, à mettre les
+choses au mieux, fort indécis, ce résultat n'ait été, en ce qui le
+concernait, très funeste[205].»
+
+ [Note 204: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 205: Lockhart. _Life of Burns_, p. 57.]
+
+Dans cette bataille, il se trouvait que les deux ministres d'Ayr, le
+Dr Dalrymple, qui avait baptisé Burns, et le Rev. Mac Gill
+appartenaient à la Jeune Lumière. Le ministre de Mauchline, le Rev.
+Auld appartenait à la Vieille Lumière. La Kirk-session de Mauchline se
+composait avec lui de deux anciens nommés William Fisher et John
+Sillars. Celui-ci semble avoir été un brave homme, mais Fisher était
+une sorte de tartufe puritain à qui Burns infligea, dans son _Saint
+Willie_, une déshonorante immortalité. Il y avait, dans la ville
+voisine de Kilmarnock, un autre représentant de l'ancien parti nommé
+le Rev. John Russell et désigné, dans les satires de Burns, sous le
+nom de Black Jock. C'était un géant, rude, redouté de tous, hurlant
+d'une voix de stentor des sermons qui s'entendaient à un mille, et
+ébranlant la chaire de ses formidables coups de poing. Tels étaient
+les principaux personnages ecclésiastiques dans l'entourage de Burns,
+et leur situation.
+
+Cet exposé de l'esprit et de l'organisation de la religion
+presbytérienne et de la situation des deux partis, est peut-être un
+peu long, mais il nous a paru nécessaire. «Le lecteur anglais, dit
+Lockhart, qui ignore tous ces détails, ne sera certainement jamais
+capable de saisir les mérites ou les démérites de maintes des plus
+remarquables productions de Burns[206].» Il nous a paru que le lecteur
+français avait encore plus besoin de ces renseignements que le lecteur
+anglais. Sans eux, il serait presque impossible de rien comprendre à
+cette période de la vie de Burns.
+
+ [Note 206: Lockhart. _Life of Burns_, p. 56.]
+
+ * * * * *
+
+Sa nature franche et sa forte vitalité, son besoin de libre allure
+devaient lui faire prendre en haine ce régime d'espionnage qui
+encourageait l'hypocrisie et emprisonnait l'existence dans la
+tristesse. Peut-être cependant ne serait-il pas entré dans la mêlée
+s'il n'avait eu que ces répugnances générales. Mais il fut atteint
+lui-même par cet odieux système de surveillance, et il n'était pas de
+ceux qu'on attaque impunément.
+
+Voici à quel propos la lutte s'engagea. Lorsque la famille de Burns
+s'était transportée de Lochlea à Mossgiel, la servante que Burns avait
+séduite, Élizabeth Paton, était retournée dans sa famille, dans une
+paroisse voisine. Il ne tarda pas à devenir apparent qu'elle était
+enceinte. La chose commençait à s'ébruiter dans le pays. Un de ses
+amis, le jovial fermier John Rankine, en donna avis au poète, qui lui
+répondit, en plaisantant, qu'il s'attendait bien à quelque noise avant
+peu. Il avait joué ce jeu dangereux trop de fois pour ne pas y être
+pris enfin:
+
+ Je m'y suis risqué une fois ou deux,
+ Et peut-être même bien pas loin de trois fois;
+ Et je n'avais jamais rencontré la surprise
+ Qui eût brisé mon repos;
+ Mais, ce coup-ci, il y aura probablement du bruit;
+ Il y a un courlis dans le nid[207].
+
+ [Note 207: _Reply to an announcement by J. Rankine._]
+
+Des cas de ce genre n'échappaient pas longtemps à la vigilance des
+Kirk sessions. La pauvre fille fut condamnée à paraître dans l'église
+de sa paroisse sur l'escabeau du repentir. Il eût été possible à Burns
+de s'éviter l'humiliation d'y paraître lui-même, car la règle de la
+discipline portait que, lorsque les personnes impliquées dans une
+accusation d'impudicité vivaient dans des paroisses différentes, la
+censure était infligée là où la femme vivait ou bien dans l'endroit
+où le scandale avait été notoire[208]. Mais il eut toute sa vie ce
+mérite de ne pas essayer d'éluder les conséquences de ses folies.
+Bravement, il alla de lui-même prendre place à côté de celle qui était
+humiliée à cause de lui.
+
+ [Note 208: Chamberlayne. _Magnæ Britanniæ Notitia_, Part II,
+ Book II, _Method of Discipline_.]
+
+ Devant la Congrégation entière,
+ Je répondis à l'appel loyalement;
+ Ma belle Betsy à mon côté,
+ Nous reçûmes une rare antienne;
+ Mais, par amour d'elle, je fais ce voeu,
+ Et je jure solennellement
+ Que, tant qu'il me restera une couronne,
+ Elle est bienvenue à la partager[209].
+
+ [Note 209: Voir la note de Scott Douglas dans son édition de
+ la vie de Burns de Lockhart, p. 55.]
+
+On peut imaginer la scène: Les deux coupables attendaient à la porte
+de l'église jusqu'à la fin de la première prière; le sacristain les
+faisait alors entrer et les conduisait à l'escabeau où ils recevaient
+leur réprimande et demeuraient pendant tout le sermon, exposés à tous
+les regards[210]. Ils étaient reconduits dehors avant la prière de la
+fin. On voit la femme, essayant, la tête baissée, de cacher sa
+confusion, et, à côté d'elle, le front haut, et avec un air de défi,
+ce jeune paysan dont les yeux noirs devaient laisser paraître
+d'étranges menaces de colère et de dédain.
+
+ [Note 210: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 352.]
+
+Des châtiments de ce genre n'étaient pas faits pour dompter une âme
+altière et fougueuse comme celle-là. Burns sortit de cette réprimande
+exaspéré contre ceux qu'il appela, à partir de ce moment, des
+hypocrites, avec je ne sais quel air de fanfaronnade et de bravoure,
+affectant de se glorifier plutôt que de se repentir de ce qu'il avait
+fait et proclamant qu'il recommencerait dès qu'il en aurait
+l'occasion. C'est ce qu'il déclarait à son ami John Rankine, en lui
+racontant dans une épître comment les choses s'étaient passées. C'est
+la première de sa charmante série d'épîtres, et la première pièce
+importante composée à Mossgiel. Il reproche d'abord à son
+correspondant de griser abominablement les saints et de leur faire
+dire ensuite les mille et une horreurs. Ce vieux coquin de Rankine,
+qui était coutumier de ces tours, avait en effet, quelque temps
+auparavant, offert à un édifiant personnage un verre de _toddy_, c'est
+un mélange de whiskey et d'eau chaude. Mais il avait eu soin de faire
+verser du whiskey dans l'eau de la bouilloire, en sorte que plus le
+dévot pensait rallonger son verre, plus il le corsait et qu'il fut
+ivre de fond en comble, au parfait ébaudissement de Rankine[211].
+Comme la vérité est dans le whiskey autant que dans le vin, il est
+probable que le malfaisant fermier faisait parler ses victimes.
+
+ [Note 211: Scott Douglas, vol. I, p. 71.]
+
+ Vous avez tant de contes et de tours,
+ Et, dans vos méchantes brindes et ribotes,
+ Vous faites des diables avec les saints,
+ Et vous les soulez jusqu'en haut;
+ Et alors leurs défauts, leurs pailles et leurs manquements,
+ On aperçoit tout.
+
+ Par pitié épargnez l'Hypocrisie!
+ Cette sainte robe, oh! ne la déchirez pas!
+ Épargnez-la, au nom de ceux qui la portent souvent,
+ Les gens en noir;
+ Mais votre maudit esprit, quand il en approche,
+ La leur arrache du dos.
+
+ Pensez, méchant pécheur, au mal que vous faites:
+ C'est la «robe bleue», la livrée et le vêtement
+ Des saints; ôtez-leur cela, vous ne leur laissez rien
+ Pour les distinguer
+ De païens non rachetés,
+ Comme vous ou moi[212].
+
+ [Note 212: _Epistle to John Rankine._]
+
+On sent déjà dans ces strophes la main impatiente de frapper, l'homme
+qui est sur le point de porter la guerre chez l'ennemi et qui n'attend
+que la première opportunité. Après ce début, il raconte sa propre
+aventure, sur un ton qui laisse voir les dispositions d'esprit qu'il
+en avait rapportées.
+
+ Ma foi, je n'ai pas le coeur à chanter!
+ Ma Muse peut à peine ouvrir l'aile;
+ Je me suis joué à moi-même un joli air
+ Et j'ai dansé mon soûl!
+ J'aurais mieux fait de partir et de servir le roi
+ À Bunkers-Hill.
+
+ C'était une nuit, récemment, tout content,
+ J'étais parti me promener avec un fusil,
+ Et voilà que j'amenai une perdrix à terre,
+ Une jolie poule;
+ Et comme le crépuscule était venu
+ Je crus qu'on n'en saurait rien.
+
+ La pauvre petite créature était peu blessée;
+ Je la caressai un peu, par jeu,
+ Ne pensant pas qu'ils me tracasseraient pour cela;
+ Mais, le diable m'emporte!
+ Quelqu'un raconte à la cour de braconnage
+ Toute l'histoire.
+
+ Quelques vieux friands experts avaient bien vu
+ Que telle poulette avait reçu du plomb,
+ On soupçonna que j'étais dans l'affaire,
+ Je dédaignai de mentir,
+ Aussi j'eus pour mon sou mon sifflet,
+ Et je payai l'amende.
+
+ Mais par mon fusil, le roi des fusils,
+ Et par ma poudre et par mon plomb,
+ Et par ma poule et par sa queue,
+ Je promets et je jure
+ Que, par moor et vallon, le gibier me paiera
+ Cela l'année prochaine[213].
+
+ [Note 213: _Epistle to John Rankine._]
+
+C'était un singulier résultat de cette grave leçon. Lorsqu'on avait à
+faire à de mauvaises têtes prêtes à tout risquer, c'était souvent ce
+qui arrivait. La résolution de Burns était cousine du stratagème de ce
+méchant gars de Nichol Snipe, le garde-chasse, qui avait tellement
+interloqué M. Balwhidder, le bon et simple ministre des _Annales de la
+Paroisse_. C'est une des jolies anecdotes de ce charmant livre et elle
+montre à quel point de bravade ces humiliations publiques poussaient
+parfois des natures inflexibles. M. Balwhidder raconte que ce Nichol
+et la fille qu'il avait séduite furent obligés de se tenir debout dans
+l'église. Le reste de la scène demande à être dit par lui-même. «Mais
+Nichol était un vaurien perdu, car il arriva avec deux habits: l'un
+boutonné par derrière et l'autre boutonné par devant; et deux
+perruques de mylord, qui lui avaient été prêtées par le valet de
+chambre: l'une sur sa figure et l'autre à sa vraie place; et il se
+tenait le visage contre la muraille de l'église. Quand je l'aperçus de
+la chaire, je lui dis «Nichol, vous devez vous tourner de mon côté.»
+Sur quoi, il se retourna, il est vrai, mais il me présenta le même
+aspect que son dos. Je demeurai confondu et je ne savais pas quoi
+dire, mais je lui criai d'une voix de courroux: «Nichol! Nichol! si
+vous aviez toujours été de dos, vous ne seriez pas ici aujourd'hui» et
+ces paroles eurent un tel effet sur toute la congrégation que le
+pauvre garçon souffrit ensuite plus de ma moquerie que si je l'avais
+réprimandé de la manière prescrite par la session[214].» Il y avait un
+peu de Nichol dans la façon dont Burns avait reçu la réprimande du
+révérend.
+
+ [Note 214: _Annals of the Parish_, chap. V, A D, 1764.]
+
+Lorsque, quelque temps après, Élizabeth Paton accoucha d'une fille, il
+répondit à la censure qu'il avait dû subir, par une pièce intitulée,
+_Bienvenue d'un poète à sa fille, enfant de l'amour_, pièce charmante
+dans son genre, toute pleine de mots caressants pour le petit être qui
+lui donnait pour la première fois droit «à la vénérable appellation
+de père»[215], avec une pointe d'émotion et de tendresse derrière le
+défi.
+
+ [Note 215: _A poet's Welcome to his love begotten
+ Daughter._]
+
+ Tu es la bienvenue, fillette; le malheur me prenne
+ Si ta pensée ou celle de ta mère
+ M'intimide ou m'effraye jamais,
+ Ma jolie petite dame;
+ Ou si je rougis quand tu m'appelleras
+ Tata ou papa.
+
+ Ils peuvent maintenant m'appeler fornicateur,
+ Et tracasser mon nom dans leur bavardage rustique;
+ Plus ils parlent et plus je suis connu;
+ Qu'ils clabaudent donc!
+ Une langue de femme est mince matière
+ À troubler un homme!
+
+ Bienvenue! ma jolie, douce, mignonne fillette,
+ Bien que tu sois venue un peu sans être demandée,
+ Et bien que ta venue m'ait mis aux prises
+ Avec l'église et le choeur;
+ Cependant, par ma foi, j'avais fait ce qu'il fallait,
+ Ça, j'en donne ma parole!
+
+ Mignonne image de ma jolie Betty,
+ Quand je t'embrasse et je te caresse paternellement
+ Aussi chère, aussi proche de mon coeur je te place,
+ Aussi volontiers,
+ Que si ta naissance avait été vue par tous les prêtres
+ Qui ne sont pas encore en enfer!
+
+ Doux fruit de mainte rencontre joyeuse,
+ Maintenant c'en est fait de mon plaisant labeur,
+ Puisque tu es venue au monde obliquement,
+ Ce qui fait rire les imbéciles;
+ Dans mon dernier sou tu as ta part,
+ Et c'est la plus grosse moitié.
+
+ Quand je devrais en être pauvre et ruiné,
+ Tu seras aussi belle, aussi bien vêtue,
+ Et tes jeunes années aussi bien élevées
+ Dans l'éducation,
+ Que n'importe quel mioche de lit conjugal,
+ De ta position.
+
+ Dieu fasse que tu puisses hériter
+ La personne, la grâce, le mérite de ta mère,
+ Et l'esprit de ton pauvre et indigne père,
+ Sans ses défauts,
+ J'aimerais mieux te voir héritière de cela
+ Que de fermes bien garnies.
+
+ Si tu es ce que je voudrais que tu sois,
+ Si tu prends les conseils que je te donnerai,
+ Je ne regretterai jamais mes tracas à propos de toi,
+ Ni le coût, ni l'affront;
+ Mais je serai un père aimant pour toi
+ Et fier d'en porter le nom[216].
+
+ [Note 216: _A Poet's Welcome._]
+
+Cette fillette si joliment saluée par son père fut prise et tendrement
+élevée à Mossgiel, par la mère de Burns et par ses soeurs. Elle fut
+l'enfant de la maison. On devine, à quelques lignes écrites plus tard,
+les rentrées au logis de Burns et les caresses d'enfant.
+
+ De mioches, j'en suis plus que satisfait,
+ Le ciel m'en a envoyé une de plus que je ne demandais;
+ Ma petite Bess fraîche, souriante, chèrement achetée,
+ Elle regarde à grands yeux son père dans le visage[217].
+
+Quand Burns partit, elle resta avec sa grand'mère. À vingt-et-un ans,
+elle reçut en dot dix mille francs pris sur les fonds souscrits pour
+la veuve et les enfants du poète. Elle se maria et mourut en 1816 à
+l'âge de trente-deux ans. Elle ressemblait, dit-on, beaucoup à son
+père.
+
+ [Note 217: _The Inventory._]
+
+ * * * * *
+
+Le prêtre qui avait humilié ce jeune paysan ne s'était pas douté de
+l'ennemi qu'il préparait au clergé. Tout frémissant de colère sur
+l'escabeau, Burns s'était juré de se venger et la première occasion ne
+se fit pas attendre. Il arriva, avant la fin de l'année, que deux des
+principaux ministres du parti de Auld Light, un révérend Moodie qui
+était ministre de Riccarton et l'énorme John Russell de Kilmarnock se
+querellèrent à propos des limites de leurs paroisses. Ils portèrent le
+cas devant le presbytère d'Irvine, et là, dans une séance publique qui
+avait attiré tout le pays des alentours et Burns parmi beaucoup
+d'autres, les deux révérends, jusqu'alors amis, apportant dans leurs
+invectives la violence de leurs sermons, s'insultèrent grossièrement
+en face de leurs partisans consternés et de leurs adversaires
+amusés[218]. Burns était à l'affût. Aussitôt il composa sa première
+satire: _Les deux Pasteurs ou la Sainte Bagarre, histoire étrangement
+triste._ Il les comparait, avec des détails qui poursuivaient la
+comparaison jusque dans ses dernières allusions, à deux bergers dont
+les troupeaux, pendant qu'ils se querellaient, étaient exposés à tous
+les dangers.
+
+ [Note 218: Lockhart. _Life of Burns_, p. 60.]
+
+ Ô vous tous, saints troupeaux pieux,
+ Bien nourris dans les pâturages orthodoxes,
+ Qui maintenant vous gardera du renard
+ Ou des chiens rôdeurs?
+ Ou qui aura soin des brebis égarées ou âgées,
+ Aux abords des fossés?
+
+ Les deux meilleurs bergers de tout l'ouest,
+ Qui aient jamais soufflé dans la trompe de l'Évangile
+ Ces vingt-cinq derniers étés,
+ Oh, horrible à dire!
+ Ont eu une amère et noire querelle
+ Entre eux.
+
+ Ô, Moodie, homme, et toi, verbeux Russell,
+ Comment pûtes-vous susciter un pareil fracas;
+ Vous verrez comme les bergers de la «Jeune Lumière» vont siffler,
+ Et diront que c'est du beau!
+ La cause du seigneur n'a jamais eu telle entorse,
+ À ma mémoire[219].
+
+ [Note 219: _The Twa Herds or The Holy Tulzie._]
+
+Il décrit le troupeau de Moodie, beau et sain «jusqu'aux pattes»; son
+pasteur le tient à l'écart de la mare empoisonnée de l'Arminianisme et
+ne lui laisse boire que l'eau claire du puits de Calvin; il connaît
+les putois, les chats sauvages, les blaireaux, les renards et il est
+prêt à verser leur sang et à vendre leur peau. Et quel berger que
+Russell! On l'entend par moors et vallons. C'était la vérité, car la
+voix de Russell s'entendait à un mille.
+
+ Que ces deux hommes--Ô! faut-il vivre pour voir cela?--
+ Que ces deux fameux se soient querellés,
+ Et que des noms comme «gredin», «hypocrite»
+ Aient été de l'un à l'autre,
+ Tandis que les bergers de la «Jeune Lumière» ricanant, hostiles,
+ Disent que ni l'un ni l'autre ne ment.
+
+Cela se terminait par un éloge des représentants du Nouveau Parti, qui
+faisait contraste avec la caricature des champions de la Vieille
+Lumière. La pièce ne tarda pas à circuler dans le pays et à y
+provoquer un vaste éclat de rire. «Ce fut la première de mes
+productions poétiques qui vit la lumière» dit Burns, voulant dire
+qu'il la communiqua en manuscrit. «J'avais une idée que la pièce avait
+quelque mérite, mais pour prévenir tout malheur, j'en donnai une copie
+à un ami qui était très friand de cette sorte de choses, et je lui dis
+que je ne pouvais pas deviner qui en était l'auteur, mais que je la
+trouvais assez bien faite. Dans une certaine partie du clergé aussi
+bien que des laïques, elle souleva un fracas d'applaudissement[220].»
+C'étaient les membres de la Nouvelle Lumière qui, charitablement,
+accueillaient cette démolition de leurs adversaires. C'était
+assurément le plus rude coup que le Vieux Parti eût encore reçu.
+
+ [Note 220: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Ce n'était là que la première d'une série fameuse de diatribes contre
+le clergé de l'ancienne école. Pendant l'année 1785 et une partie de
+1786, c'est-à-dire pendant presque tout son séjour à Mossgiel, elles
+se pressent, tombant drues, fouettant ferme de leur sarcasme et de
+leur éloquence, comme un fouet à double lanière, faisant résonner
+toute la contrée d'un franc rire et blêmir plus d'un visage puritain.
+Ce jeune paysan se trouvait d'un coup un satirique de premier ordre,
+et les noms qu'il choisit sont marqués aussi magistralement, que ceux
+qui l'ont été par la main de Martial ou de Régnier.
+
+Le premier qui lui tomba sous la main, après les révérends Moodie et
+John Russell, fut précisément William Fisher, un des elders de
+Mauchline. Il le malmena plus terriblement encore, dans sa _Prière de
+Saint Willie_. Les circonstances qui motivèrent cette implacable
+satire sont tellement caractéristiques des moeurs, et elles démontrent
+si bien que la tyrannie sacerdotale dont nous avons parlé plus haut
+n'avait pas disparu à cette époque, qu'il peut être utile de les
+rappeler. Gavin Hamilton, le notaire de Mauchline et le propriétaire
+de Mossgiel, avait été menacé d'être exclu de la communion annuelle et
+écarté des tables «pour négligence habituelle des ordonnances de
+l'Église». On lui reprochait d'être irrégulier à l'église; d'avoir été
+absent deux dimanches dans un mois et trois dans l'autre; de s'être
+mis en route un dimanche, malgré les conseils du ministre; de négliger
+habituellement, si toutefois pas entièrement, le culte de Dieu, dans
+sa famille[221]. Gavin Hamilton affirma que ces accusations sortaient
+d'une rancune personnelle et en appela de la Kirk session au
+Presbytère d'Ayr. Il y fut défendu par un de ses confrères d'Ayr,
+nommé Aiken, ami de Burns, qui était, paraît-il, doué d'un talent de
+parole remarquable et qui semble avoir été un grand orateur dans un
+petit bourg. La Kirk session de Mauchline, c'est-à-dire Daddy Auld et
+William Fisher, fut considérée comme mal fondée dans sa réprimande, et
+Gavin Hamilton rapporta un ordre du Presbytère que les procès-verbaux
+de la session dont il avait appelé fussent détruits. C'est en sortant
+de ce jugement que Burns place les lamentations suivantes dans la
+bouche de William Fisher, lequel gémit de ce qui vient de se
+passer[222]. Il s'adresse au Dieu de justice:
+
+ [Note 221: R. Chambers, tome I, p. 135.]
+
+ [Note 222: Voir l'argument par Burns lui-même, publié pour
+ la première fois par Scott Douglas, tom. I, p. 96.]
+
+ Ô Toi qui résides dans les cieux,
+ Qui, selon ton bon plaisir,
+ En envoies un an ciel et dix en enfer,
+ Pour ta plus grande gloire,
+ Et non pas pour le bien ou le mal
+ Qu'ils ont fait devant Toi!
+
+ Je bénis et je loue Ta puissance infinie,
+ Quand Tu en as laissé des milliers dans les ténèbres,
+ De ce que je suis ici, devant Ta vue,
+ Pour les dons et la grâce
+ Une lumière brûlante et éclairante
+ Pour toute cette contrée.
+
+ Qu'étais-je donc, moi ou ma génération,
+ Pour obtenir une telle exaltation
+ Moi qui mérite si justement la damnation
+ Pour avoir enfreint Tes lois,
+ Cinq mille ans avant ma création,
+ Par la faute d'Adam.
+
+ Quand je chus du ventre de ma mère,
+ Tu aurais pu me plonger en enfer,
+ Pour y grincer des gencives, y pleurer, y crier,
+ Dans des lacs brûlants,
+ Où les démons maudits rugissent et hurlent
+ Enchaînés à leurs poteaux.
+
+ Cependant me voici, choisi pour exemple
+ Que Ta grâce est grande et ample;
+ Je suis un pilier de Ton temple
+ Ferme comme un roc,
+ Un guide, un bouclier, un exemple
+ À tout Ton troupeau.
+
+ Ô Lord, Tu sais quel zèle je montre,
+ Quand les buveurs boivent, et les jureurs jurent,
+ Et qu'on chante ici et qu'on danse là,
+ Petits et grands;
+ Car je suis gardé par Ta crainte
+ Et exempt de toutes ces choses.
+
+ Pourtant, ô Lord, il faut que je le confesse
+ Par moment je suis troublé d'une luxure charnelle;
+ Et parfois aussi, avec une assurance mondaine,
+ Le vil égoïsme entre en moi;
+ Mais Tu sais que nous sommes une poussière
+ Souillée de péché[223].
+
+ [Note 223: _Holy Willie's Prayer._]
+
+Il avoue alors qu'avec une certaine Meg, puis avec la fillette de
+Lizzie.... Mais c'est que ce vendredi-là il était gris, sans quoi il
+ne se serait jamais approché d'elle. C'est peut-être la volonté de
+Dieu et, s'il en est ainsi, que cette volonté soit faite.
+
+ Peut-être laisses-Tu cette épine charnelle
+ Tourmenter Ton serviteur soir et matin,
+ De crainte qu'il ne devienne exalté et orgueilleux
+ Des dons qu'il a reçus.
+ Si c'est ainsi, il faut qu'il supporte Ta main
+ Jusqu'à ce que Tu la relèves.
+
+Toutes ces pages sont d'une malice qui tombe juste à point, tous les
+mots portent. C'est d'une raillerie charmante et cruelle, où chacun
+des traits dessine et égratigne à la fois. La fin est surtout
+caractéristique. L'aigreur, le fiel de cette âme dévote éclatent en
+une longue prière haineuse où le nom du Seigneur revient et roule au
+milieu de demandes de châtiment contre ces indignes, Gavin Hamilton,
+Aiken et leurs semblables. Ce Tartuffe rustique s'emporte lui aussi.
+Mais tandis que celui de Molière est peut-être bien un pur incrédule
+qui se sert de la religion comme d'un moyen d'escroquerie; celui-ci,
+par une vue très profonde de l'état de ces esprits, est un vrai
+croyant; sa rancune a sincèrement recours à sa foi. Toute cette pièce
+est parfaite. Ce n'est pas sans doute l'ample satire du Tartuffe;
+c'est quelque chose de court et de léger comme une flèche, mais
+infaillible.
+
+ Lord, bénis Tes élus en cet endroit,
+ Car ici Tu as une race d'élus;
+ Mais que Dieu confonde la face hardie
+ Et flétrisse le nom
+ De ceux qui amènent sur Tes elders la disgrâce
+ Et la honte publique.
+
+ Lord, rappelle-Toi ce que Gavin Hamilton mérite;
+ Il boit, et jure, et joue aux cartes,
+ Cependant il a une habileté si prenante
+ Près des humbles et des grands,
+ Que, hors des mains des prêtres de Dieu, les coeurs des gens
+ S'en vont à lui.
+
+ Et lorsque naguère nous l'avons châtié,
+ Tu sais quel scandale il a excité,
+ Qu'il a fait éclater le monde de rire,
+ De rire de nous.
+ Maudits soient sa corbeille et ses provisions,
+ Ses choux et ses pommes de terre.
+
+ Lord, écoute mon cri fervent, ma prière
+ Contre le presbytère d'Ayr,
+ Que Ta main puissante, Lord, soit sévère
+ Sur leurs fronts,
+ Lord fais-la peser, fais peser Ta colère
+ Sur leurs affronts.
+
+ Ô Lord, mon Dieu, cet Aiken à la langue souple,
+ Mon coeur et mon âme en tremblent encore
+ De penser comment nous étions debout, apeurés, gémissants,
+ Et tout suants de peur,
+ Tandis que lui, la lèvre dédaigneuse et courbée,
+ Tenait haut la tête.
+
+ Lord, au jour de la vengeance, visite-le;
+ Lord, ceux qui l'ont employé, visite-les;
+ Dans Ta miséricorde ne les oublie pas,
+ N'entends pas leur prière;
+ Mais, pour l'amour de Tes fidèles, détruis-les
+ Ne les épargne pas.
+
+ Mais, Lord, souviens-Toi de moi et des miens,
+ Dans Tes bontés temporelles et divines,
+ Que je puisse briller en fortune et en grâce
+ Au-dessus de tous;
+ Et toute la gloire en sera Tienne,
+ Amen, Amen[224].
+
+ [Note 224: _Holy Willie's Prayer._]
+
+C'est une merveilleuse satire, forte surtout parce que l'ironie
+atteint le fond des choses et est pleine de sens. Tout y est: la
+doctrine sauvage, la sécurité de ce misérable qui est sûr d'être parmi
+les élus, ses vices, avec le mélange de cynisme et d'hypocrisie, qu'on
+retrouve souvent chez les gens de son espèce, et enfin la haine
+dévote, fiel qui rancit au fond de tant de vases d'élection. Et tout
+est exprimé en termes si précis, si nerveux, d'un mouvement si rapide,
+que rien n'arrête la force du coup et que Holy Willie en fut comme
+assommé. C'est la plus féroce des satires de Burns et c'est une chose
+grave que d'attacher à une mémoire un pareil écriteau. Heureusement,
+il avait eu la main juste autant que rude, William Fisher fut, peu de
+temps après, convaincu d'avoir volé l'argent dans le plateau qu'on
+tenait à la porte de l'église. Il finit plus mal encore. Une nuit,
+rentrant ivre chez lui, il tomba dans un fossé sur le bord de la route
+et y périt de froid, dans la boue[225].
+
+ [Note 225: Scott Douglas, tom. I, p. 102.]
+
+L'effet de cette pièce dans le pays fut encore plus grand que celui de
+_la Sainte Bagarre_. Il fut tel que la Kirk-Session songea à en
+poursuivre l'auteur. «_La Prière de Saint Willie_, fit ensuite son
+apparition et alarma tellement la Kirk-Session qu'ils tinrent trois
+réunions séparées pour examiner leur sainte artillerie et voir s'il ne
+s'y trouvait pas quelque arme qu'on pût diriger contre les rimeurs
+profanes[226].» Cela n'intimida point Burns. Après _Holy Willie_
+vinrent, en rapide succession, pendant 1785, le _Post-Scriptum de
+l'Épître à Simson_, l'_Épître à John Goldie_, l'_Épître au Rev. Mac
+Math_; et pendant 1786, _l'Ordination_, l'_Adresse aux rigidement
+vertueux_ et _la Sainte-Foire_, que ses biographes rangent parmi ses
+satires religieuses et que nous serions plus disposé à mettre parmi
+ses poèmes locaux comme _la Veillée de la Toussaint_ et _les Joyeux
+Mendiants_. C'est toute une série de pièces pleines de bon sens,
+d'esprit et d'éloquence. Quelques-unes, comme _l'Ordination_ et
+l'_Épître à John Goldie_ sont trop spéciales et locales. Mais les
+autres conservent leur intérêt en dehors des circonstances qui les ont
+produites.
+
+ [Note 226: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ * * * * *
+
+Si Burns, dans ses démêlés avec le clergé ambiant, s'était contenté de
+fouailler tel révérend ou tel ancien, il n'aurait fait qu'oeuvre de
+représailles individuelles. Il aurait pu déployer des qualités de
+satire et des ressources d'invectives, sans cesser de faire une
+besogne toute personnelle, comme s'il avait élargi des épigrammes et
+leur avait donné l'envolée et le cinglement retentissant de pièces
+lyriques. Mais il a été bien au delà et, après avoir attaqué et bafoué
+la discipline presbytérienne sous la forme et sous les noms qu'elle
+revêtait en face de lui, il s'en prit à la doctrine elle-même. Il en
+saisit, avec une parfaite clairvoyance, les points essentiels,
+c'est-à-dire l'omniprésence diabolique qui causait toutes les
+terreurs, et cette morale inflexible, sans compassion pour la
+faiblesse, sans notion de pardon, qui cachait, sous son écorce de
+dureté, bien des hypocrisies. Ces points il les attaqua en eux-mêmes,
+sans mélange de rancune, hors du rapetissement qui prend les questions
+présentées dans des querelles personnelles. C'est par ces coups portés
+à la doctrine que Burns mérite surtout d'être placé au nombre de ceux
+qui contribuèrent à l'émancipation de l'esprit écossais, pendant le
+XVIIIe siècle.
+
+On a vu quelle place tient dans la religion puritaine l'idée du
+Malfaisant. Une doctrine qui repose sur la déchéance de la nature
+humaine et sur sa dégradation, ne peut manquer de faire une large
+place à l'esprit du mal. Selon elle, chacun vit assailli par la
+tentation, est destiné à la damnation. Les hommes sont normalement la
+proie du diable; il faut, pour en retirer quelques-uns, le sauvetage
+miraculeux de la grâce. Cette doctrine, tombant dans un pays sombre,
+où le sang est superstitieux, où la nature a quelque chose de
+mystérieux et de menaçant, où les anciennes croyances féeriques mal
+détruites renaissaient sous des formes nouvelles, devait y prospérer
+étrangement. Reprise, colportée, développée en d'innombrables sermons
+hurlés par des prédicateurs démoniaques, avec de tels cris qu'ils
+semblaient avoir les pieds dans le soufre, elle était devenue un
+épouvantail; elle avait terrorisé toutes les âmes. Ces gens vivaient
+dans un frisson continuel des mauvais esprits. «À leur tête était
+Satan lui-même, dont le plaisir était d'apparaître en personne,
+attirant ou terrifiant tous ceux qu'il rencontrait. Un jour il
+visitait la terre sous la forme d'un chien noir, un autre jour sous
+celle d'un corbeau; un autre jour on l'entendait au loin rugir comme
+un taureau. Il apparaissait quelquefois comme un homme pâle vêtu de
+noir et quelquefois il venait comme un homme noir vêtu de noir; on
+remarquait que sa voix était spectrale, qu'il ne portait pas de
+chaussures et qu'un de ses pieds était fourchu. Ses stratagèmes
+étaient infinis, car, dans l'opinion des théologiens, sa ruse
+augmentait avec l'âge et, ayant étudié depuis plus de 5000 ans, il
+était arrivé à une incomparable dextérité. Il aimait à saisir et il
+saisissait des hommes et des femmes et il les emportait à travers les
+airs. Généralement il était vêtu en laïque, mais on disait qu'en plus
+d'une occasion il avait eu l'impudence de s'habiller en ministre de
+l'Évangile. En tous cas, sous un costume ou sous un autre, il
+apparaissait aux membres du clergé et il essayait de les séduire et de
+les attirer de son côté. Ces tentatives naturellement échouaient; mais
+hors du clergé bien peu étaient capables de lui résister. Il pouvait
+soulever ouragans et tempêtes, il pouvait exercer ses maléfices non
+seulement sur l'esprit, mais sur les organes du corps, faisant voir et
+entendre ce qui lui plaisait. Parmi ses victimes, il poussait les unes
+à commettre le suicide, les autres à commettre un crime. Cependant,
+tout formidable qu'il fût, aucun chrétien n'était considéré comme
+ayant acquis une pleine expérience religieuse si, à la lettre, il ne
+l'avait pas vu, s'il ne lui avait pas parlé, s'il n'avait pas lutté
+contre lui. Le clergé prêchait constamment de lui, et préparait son
+auditoire à des entrevues avec le grand ennemi. La conséquence fut que
+les gens devinrent presque fous de peur. Chaque fois qu'un prédicateur
+mentionnait Satan, la consternation était si grande que l'église se
+remplissait de soupirs et de gémissements[227].» Cette page
+pittoresque et dense en renseignements, comme Buckle les écrivait,
+rend bien l'état des esprits. Il n'y avait pour l'Ennemi qu'un
+sentiment universel de crainte et de haine, et comme un cri unanime
+d'épouvante et d'exécration.
+
+ [Note 227: Buckle, tom. III, p. 288 et suivantes.]
+
+Soudain, dans le propre langage du pays, on entendit quelqu'un qui
+parlait à Satan non seulement sans crainte mais encore avec une sorte
+de camaraderie et de cordialité familières. C'était Burns qui avait
+conversation avec lui! On n'avait jamais entendu parler du diable sur
+ce ton. C'était une épître charmante, enjouée, toute pleine de
+raillerie, de bonne humeur, avec un grain d'amitié, tout comme si les
+deux causeurs avaient été compères et compagnons, prêts à faire route,
+bras dessus bras dessous. Voici que quelqu'un se moque de Satan, le
+tourne en ridicule, le plaisante, le nargue, tout comme on fait d'une
+personne dont on n'a pas peur. Et c'est peu encore! Voici qu'il
+l'admoneste, lui dit qu'il est méchant garçon depuis assez longtemps,
+et finit par lui donner de bons avis, lui conseille de se convertir.
+C'est à quoi les Théologiens n'avaient jamais pensé; c'est cependant
+une idée bien simple et qui arrangerait fameusement les choses. Sur
+le coup, ce dut être une stupeur et presque une indignation comme
+devant un blasphème et une hérésie. Car pour beaucoup, même
+d'aujourd'hui, dire du bien du diable c'est une abomination aussi
+grave que de dire du mal de Dieu. Jack Russell et la Vieille Lumière
+en durent prédire de belles. Il y avait assurément beaucoup de
+bravoure d'esprit et de hardiesse de conduite à faire une pareille
+pièce.
+
+Et cependant comment résister? La pièce était charmante, si
+franchement gaie, un si heureux mélange de crânerie, de bonhomie, de
+bonne humeur et de moquerie, qu'elle devait rassurer ceux qui la
+lisaient. Et le fait est qu'avec la curieuse puissance de conduite et
+d'entraînement qu'ont les poésies de Burns, celle-ci vous mène du
+tremblement, où ses lecteurs devaient se trouver d'accord avec lui, au
+badinage où ils devaient se trouver étonnés de prendre part.
+
+ Ô toi, quel que soit le titre qui te convient,
+ Vieux Cornu, Satan, Nick ou Fourchu,
+ Qui, dans cette caverne effrayante et pleine de suie,
+ Enfermé sous les écoutilles,
+ Éclabousses le cuvier à soufre,
+ Pour échauder de pauvres misérables!
+
+ Écoute-moi, vieux Pendard, un instant,
+ Et laisse tranquilles ces pauvres corps damnés;
+ Je suis sûr que cela ne fait guère plaisir
+ Même au diable
+ De battre et d'échauder de pauvres chiens comme moi,
+ Et de nous entendre piailler.
+
+ Grand est ton pouvoir et grande ta renommée;
+ Ton nom est connu et célèbre au loin;
+ Et bien que ce trou enflammé soit ta demeure,
+ Tu voyages partout;
+ Et ma foi, tu n'es ni lent, ni boiteux,
+ Ni timide, ni paresseux.
+
+ Tantôt errant comme un lion rugissant,
+ Tu cherches ta proie dans les trous et dans les coins;
+ Tantôt volant sur la tempête aux fortes ailes,
+ Tu découvres les églises;
+ Tantôt, regardant dans les coeurs humains,
+ Invisible, tu guettes.
+
+ J'ai entendu ma vénérable grand'mère dire
+ Que dans les gorges solitaires, tu aimes à errer;
+ Ou que là où les vieux châteaux ruinés, grisâtres
+ Font des signes à la lune,
+ Tu épouvantes la route du voyageur nocturne;
+ D'un murmure fantastique.
+
+ Quand le crépuscule appelait ma grand'mère
+ À dire ses prières, brave honnête femme!
+ Souvent derrière le foin, elle t'a entendu bourdonner
+ D'un bourdonnement effrayant;
+ Ou passer, en froissant les feuilles des sureaux
+ Avec un lourd soupir.
+
+Il raconte que lui-même, une nuit d'hiver sombre et venteuse, quand
+les étoiles lançaient leurs rayons de côté, il l'a aperçu, de l'autre
+côté de l'étang, sous la forme d'un paquet de roseaux. Le bâton
+trembla dans sa main et ses cheveux se dressèrent sur sa tête, quand
+il le vit s'envoler comme un canard, d'un vol sifflant. Il lui
+rappelle, d'un ton moitié sérieux et moitié moqueur, toutes ses
+fredaines, depuis le moment où il a troublé dans l'Eden la première
+paire d'amoureux. Il se moque de lui et il lui dit qu'il saura bien
+lui échapper au dernier moment:
+
+ Et maintenant, vieux Fourchu, je sais bien que tu penses
+ Que les escapades et les buveries d'un certain barde,
+ En quelque heure fâcheuse, l'enverront d'un bon pas
+ À ton trou noir;
+ Mais, ma foi! il tournera lestement le coin
+ Et se moquera de toi!
+
+Enfin il finit d'un ton paternel, en lui donnant de bons avis, en lui
+conseillant de se convertir:
+
+ Allons, bonsoir, vieux Nick;
+ Je désire que tu réfléchisses et que tu t'amendes;
+ Tu pourrais peut-être, je n'en sais rien,
+ Avoir encore une chance;
+ Cela me fait chagrin de penser à ce trou,
+ Même pour toi![228]
+
+ [Note 228: _Address to the Deil._]
+
+Et il le quitte après cette petite admonestation. Il faut se rappeler
+l'horreur des Écossais pour le démon, leur croyance à son intervention
+continuelle, à sa présence dans leur vie; il faut se rappeler les
+prédications dont nous parlions plus haut pour comprendre
+l'originalité et la bravoure d'une pièce comme celle-ci, pour
+comprendre aussi son succès. Plus d'un que l'idée du Méchant tenait
+lié dans l'épouvante, dut écouter avec soulagement ces strophes qui
+traitaient le diable avec insouciance, comme un être plus ridicule que
+dangereux; et plus d'un, en rentrant le soir, assailli aux passages
+noirs des routes par la crainte de le voir surgir, dut se rassurer en
+se fredonnant les couplets du poète:
+
+ Mais, ma foi! il tournera lestement le coin
+ Et se moquera de toi!
+
+De même, il faut se rendre compte de la dureté de la morale puritaine,
+repenser aux jugements inflexibles dont elle frappait toutes les
+actions, à l'implacable condamnation dont elle accablait les moindres
+fautes, pour admirer, en la replaçant dans l'austérité environnante,
+son _Adresse aux très Vertueux_. C'était une nouvelle chose, dans une
+petite paroisse de campagne, à cette époque, que ce plaidoyer plein de
+compassion attendrie pour la faiblesse humaine et, en même temps, que
+cette façon, la seule juste, de mesurer les fautes aux tentations de
+la nature ou des circonstances. Nulle part on n'a mieux exprimé cette
+indulgence, que la sympathie pour l'homme a rendue maintenant commune,
+mais qui n'a jamais trouvé une forme plus humaine, plus portative,
+pour ainsi dire, plus propre à devenir la devise du mélange de
+défiance et de bonté, avec lequel seulement nous devons nous permettre
+de juger les autres. S'adressant aux rigides, il leur disait:
+
+ Oh! vous qui êtes si bons vous-mêmes,
+ Si pieux et si saints
+ Que vous n'avez rien à faire qu'à noter et compter
+ Les fautes et les folies de votre voisin!
+ Vous dont la vie est comme un moulin bien allant,
+ Fourni d'une eau abondante;
+ La trémie pleine tourne toujours
+ Et toujours le clapet fait son bruit.
+
+ Écoutez-moi, vous, vénérable cohorte,
+ Je suis l'avocat de ces pauvres mortels
+ Qui fréquemment passent la porte de la calme Sagesse,
+ Pour aller au portail de l'étourdie Folie;
+ Oui, au nom de ces écervelés et de ces insouciants,
+ Je voudrais ici proposer une défense,
+ Pour leurs malheureux tours, leurs noires fautes,
+ Leurs défaillances et leurs infortunes.
+
+ Vous comparez votre état au leur,
+ Et vous frissonnez de les rapprocher;
+ Mais jetez, un moment, un regard juste,
+ Qu'est-ce qui fait la grande différence?
+ Défalquez ce que le manque d'occasions a donné
+ À cette pureté dans laquelle vous vous enorgueillissez,
+ Et, (ce qui souvent est plus que tout le reste)
+ Votre meilleur art de dissimuler.
+
+ Pensez, quand votre pouls maté
+ Donne de temps en temps une secousse,
+ Quelles fureurs doivent convulser les veines
+ De celui dont le pouls sans répit galope!
+ Avec bon vent et la marée en poupe,
+ Vous filez tout droit au large;
+ Mais faire voile contre l'un et l'autre,
+ Cela fait étrangement louvoyer.
+
+ Voyez la Sociabilité et la Jovialité s'asseoir,
+ Joyeuses et sans défiance,
+ Jusqu'à ce que, défigurées, elles deviennent
+ La Débauche et l'Ivrognerie:
+ Oh! si elles pouvaient s'arrêter à calculer
+ Les éternelles conséquences,
+ Ou bien, pour parler d'un enfer que vous craignez plus,
+ La maudite, maudite dépense.
+
+ Vous, hautes, fières, vertueuses dames,
+ Ficelées droites dans vos corsets pieux,
+ Avant d'injurier la pauvre Fragilité,
+ Supposez les cas renversés:
+ Un gars chèrement aimé, une occasion câline,
+ Une inclination traîtresse;
+ Mais, laissez-moi le murmurer à votre oreille,
+ Peut-être que vous n'êtes pas une tentation.
+
+Et la pièce, dépouillant brusquement son air ironique, se termine,
+comme il arrive souvent à la fin des morceaux de Burns, par deux
+strophes d'une gravité éloquente, pleines de la substance de bien des
+sermons.
+
+ Examinez donc avec bonté, votre frère, l'homme,
+ Avec plus de bonté encore, votre soeur, la femme;
+ Encore qu'ils puissent aller un peu de travers,
+ S'égarer en chemin est chose humaine;
+ Un point reste toujours grandement obscur,
+ Le motif pour quoi ils agissent ainsi;
+ Et il est tout aussi difficile de marquer
+ Jusqu'à quel degré peut-être ils se repentent.
+
+ Celui qui a créé le coeur, c'est celui-là seul
+ Qui avec certitude peut nous juger;
+ Il en connaît chaque corde--et son ton divers,
+ Chaque ressort--et sa portée diverse;
+ Devant la balance, restons donc muets,
+ Nous ne pouvons pas l'ajuster:
+ Ce qui a été commis nous pouvons en partie l'estimer,
+ Nous ignorons ce qui a été surmonté[229].
+
+ [Note 229: _Address to the unco Guid._]
+
+Ceci était plus qu'une correction d'elder. C'était une protestation
+très claire et délibérément jetée contre cette sévérité pharisaïque
+qui ne connaissait ni atténuation, ni rachat des fautes, contre cette
+morale toute de réprobation et d'exorcisme, sans nuances ni limites,
+qui condamnait d'un coup, en bloc et à toujours. C'était, vers la fin,
+mieux encore. C'était une voix d'indulgence et de pardon. Il y avait
+bien longtemps que cette voix-là n'avait été entendue, au milieu de
+ces paroles d'airain et de fer. Sans doute, on discerne dans cette
+pièce, sous couleur de plaidoyer général, une défense pour soi-même;
+et l'auteur avait besoin de la mansuétude de jugement qu'il réclamait
+pour tous. Mais qu'est-ce que la lutte contre les préjugés et les abus
+sinon un front de poussées sur les points où il nous blessent;
+seraient-ils jamais détruits s'ils n'étaient combattus par ceux-là
+qu'ils font souffrir? Il n'en existait pas moins que l'attaque était
+complète et ouverte, et qu'elle portait sur les endroits vitaux de la
+doctrine. Sans le savoir, Burns continuait, dans cette région, le
+travail entrepris par Hutcheson, et collaborait à une même
+émancipation. Et, en ce qui regarde Burns particulièrement, il n'en
+était pas moins vrai que, par la logique et les meilleures aspirations
+de son esprit, il était sorti graduellement des altercations et des
+ripostes personnelles pour faire du débat la défense d'une idée
+généreuse.
+
+ * * * * *
+
+Il y avait--nous ne devons pas l'oublier--un certain courage à
+protester ainsi et cette attitude n'allait pas sans lui attirer
+quelques chagrins et des ennuis. Chez lui, il trouvait les
+remontrances et les prières de sa mère, de son frère, ou ces silences
+qui blâment[230]. Dehors, il rencontrait la froideur, l'aversion de
+beaucoup. Si sa franchise et sa crânerie lui avaient attiré, même dans
+les rangs du clergé libéral, des amitiés qui compensaient le scandale
+des pharisiens, il n'en devait pas moins souffrir dans ses relations,
+et il pouvait en souffrir dans ses intérêts. Nous verrons que cette
+hostilité ne fut pas étrangère à une des grandes douleurs de sa vie.
+Il était de plus exposé, si un hasard avait mal tourné les choses, à
+être poursuivi et frappé de l'excommunication qui, dans ce pays,
+mettait un homme aussi sûrement hors de la société qu'au moyen-âge. Il
+n'était pas d'ailleurs sans s'en rendre compte. Après la fougue et la
+fièvre de la bataille, il lui venait des appréhensions. Il écrivait à
+un révérend de ses amis, un modéré de la Nouvelle Lumière:
+
+ [Note 230: Chambers, tome I, p. 139.]
+
+ Ma petite Muse, fatiguée de mainte chanson
+ Sur les robes et les rabats et les graves bonnets noirs,
+ Est devenue tout alarmée, maintenant qu'elle l'a fait,
+ De peur qu'ils ne la blâment,
+ Et qu'ils ne lancent leur saint tonnerre sur elle,
+ Et qu'ils ne l'anathématisent.
+
+ J'avoue que ce fut téméraire et assez imprudent,
+ Pour moi, pauvre poétaillon rustique,
+ De me mêler d'une bande si puissante
+ Qui, s'ils me connaissent,
+ Peuvent aisément, d'un simple petit mot,
+ Lâcher l'enfer sur moi.
+
+ Mais j'étais hors de moi de voir leurs grimaces,
+ Leurs faces soupirantes, hypocrites, fières de la grâce,
+ Leurs prières de trois milles, leurs grâces d'un demi-mille,
+ Leur conscience élastique,
+ À ces gens que l'avidité, la vengeance et l'orgueil déshonorent
+ Plus encore que leur ineptie[231].
+
+ [Note 231: _Epistle to the Rev. John Mac Math._]
+
+Il avait beau se tenir; dès qu'il parlait d'eux, la colère lui
+remontait à la gorge et il repartait de plus fort. Dans cette même
+pièce, à deux pas de ces regrets, il reprenait de plus belle:
+
+ Ô Pope, si j'avais les dards de ta satire
+ Pour donner à ces chenapans leur dû,
+ J'arracherais leurs coeurs pourris et creux,
+ Et je crierais bien haut
+ Leurs jongleries, leurs filouteries, leurs ruses
+ Pour tromper la foule.
+
+ Dieu sait que je ne suis pas ce que je devrais être,
+ Que je ne suis pas même ce que je pourrais être,
+ Mais j'aimerais vingt fois mieux être
+ Tout net un athée,
+ Que de me cacher sous les couleurs de l'Évangile,
+ Comme sous un écran.
+
+ Un honnête homme peut aimer un verre,
+ Un honnête homme peut aimer une fillette,
+ Mais la basse vengeance, la fausse malice,
+ Il les dédaigne toujours,
+ Et aussi de crier son zèle pour les lois de l'Évangile,
+ Comme quelques-uns que nous connaissons.
+
+ Ils ont la religion à la bouche,
+ Ils parlent de merci, de grâce, de vérité,
+ Pourquoi? pour donner du champ à leur méchanceté,
+ Contre un pauvre diable,
+ Et le pourchasser, par delà droit et pitié,
+ Jusqu'à la ruine.
+
+C'étaient là de bien dangereuses paroles. On les sent encore vibrer de
+colère sourde et d'indignation. Elles permettent de concevoir les
+orages de haine et de rancune qui grondèrent dans le coeur de Burns
+pendant ces mois-là.
+
+Toutes ses pièces anti-cléricales sont ramassées dans l'étendue d'un
+an et demi environ. Sauf une seule l'_Alarme de l'Église_, composée
+beaucoup plus tard, et due à un de ces moments de vie rétrospective
+qui transportent les hommes en arrière, elles appartiennent à la
+période de Mossgiel, et la plupart à l'année 1785. Mais Burns garda de
+ces aventures une rancune contre le clergé et chaque fois qu'il
+trouva l'occasion de glisser dans ses poèmes une méchanceté ou une
+insolence à son adresse, il n'y manqua jamais. C'était un souvenir de
+l'escabeau de pénitence.
+
+
+II.
+
+LE FLOT DE POÉSIE.--LA VISION.
+
+Au courant de cette lutte contre le clergé, au milieu de ces troubles
+de colère, d'indignation et de rancune, sa vocation littéraire, d'un
+très beau mouvement et par une ascension assurée, se dégageait et se
+manifestait de telle façon qu'il fallait bien qu'elle devînt claire à
+tous les yeux. Après tant d'années de lectures, d'essais,
+d'observations, après une si longue et si opiniâtre préparation, ce
+trésor accumulé allait enfin s'ouvrir; les riches ressources et les
+économies prolongées de cet esprit se répandre tout à coup. Et au fur
+et à mesure de cette production, il n'est pas sans douceur de le voir
+prendre conscience de son génie, de voir son ambition, après des
+hésitations et des tâtonnements, d'abord mesurée et indécise,
+s'affermir, se hausser et regarder en face l'entreprise et l'effort.
+
+Jusqu'au moment où il entra à la ferme de Mossgiel, Burns avait, somme
+toute, peu produit et rien de très important. Une vingtaine de
+chansons sur les fillettes dont il avait été amoureux, quelques
+paraphrases de psaumes, la ballade de _Jean Grain d'Orge_, quelques
+fragments inachevés, _la Mort et les dernières paroles de la pauvre
+Mailie_, composaient son bagage. Le tout tient en quelques pages et,
+sauf quelques-unes des chansons, n'est pas essentiel à sa gloire. Si
+l'on répand cela sur une dizaine d'années, on a un bien petit tas pour
+chacune. C'étaient, en outre, des pièces tout accidentelles, faites
+sur une occasion personnelle et qui avaient assurément demandé moins
+de travail à Burns que certaines de ses lettres. L'ensemble n'indique
+pas la volonté de produire, et aucune de ces pièces n'est en soi un
+effort bien sérieux. Mais les choses ne tardèrent pas à changer, peu
+après l'installation à Mossgiel. Son oeuvre littéraire partit comme un
+flot, abondante, pressée, copieuse, rapide et d'une perfection
+achevée.
+
+Elle préluda tout à fait à la fin de 1784, vers le mois de novembre,
+avec l'_Épître à Rankine_, la _Bienvenue du Poète à son Enfant
+illégitime_ et la pièce satirique des _Deux Pasteurs_, pour commencer
+vraiment en janvier 1785. Pendant l'année 1785 et les premiers mois de
+1786, vinrent, en une succession rapide, presque toutes les pièces qui
+constituent sa gloire, le fameux volume de Kilmarnock en entier. De
+janvier à la fin de mars, parurent l'_Épître à Davie_, la _Prière du
+Saint Homme Willie, la Mort et le Docteur Hornbook_; le 1er avril, la
+_première Épître à Lapraik_; le 21 avril, la seconde; en mai l'_Épître
+à William Simson_ le maître d'école, avec ses jolis passages sur la
+poésie écossaise; en août l'_Épître à John Goldie_; en septembre la
+_troisième Épître à Lapraik_ et l'_Épître au Révérend Mac Math_; en
+octobre la _seconde Épître à Davie_. C'est la période de ces charmants
+poèmes, familiers, alertes, gais, souvent pleins de détails
+biographiques, qui imitent et dépassent les modèles qu'en avait donnés
+Allan Ramsay. À partir de ce moment la production se presse encore; en
+même temps elle s'anoblit et s'élargit. Chaque semaine, presque chaque
+jour, en ces quelques mois fructueux, donne une pièce. Les
+chefs-d'oeuvre se succèdent; on peut dire que Burns serait immortel
+rien qu'avec ce qu'il a écrit pendant les deux mois de novembre et de
+décembre 1785. Cette série s'ouvre par la fameuse pièce de la _Veillée
+de la Toussaint_; l'admirable et tendre pièce _à la Souris_ est aussi
+de novembre; puis viennent l'une sur l'autre, l'_Adresse au Diable_,
+le _Breuvage Écossais_ et surtout ces deux morceaux de premier ordre
+_le Samedi soir du Villageois_ et la plus étonnante, à nos yeux, de
+toutes ses créations, sa cantate des _Joyeux Mendiants_. Telle était
+sa fécondité à ce moment qu'il laissait ses oeuvres sans en prendre
+souci et que cette cantate fut oubliée, presque perdue et ne parut
+qu'après sa mort. Le jour de l'an de 1786 c'est le _Salut matinal de
+bonne année du vieux fermier à sa vieille jument Maggie_, une poésie
+pleine du sentiment des bêtes. Pendant les premiers mois de l'année,
+ce sont, coup sur coup, _les Deux Chiens, le Cri et la Sincère Prière
+de l'Auteur aux Représentants Écossais à la Chambre des Communes_, à
+propos d'un acte sur les distilleries écossaises, _l'Ordination_, la
+jolie _Épître à James Smith_, avec sa vaillante philosophie et sa
+crânerie, cette admirable et noble pièce de la _Vision_ qui est comme
+le couronnement et la consécration de toute cette fécondité,
+l'_Adresse aux très Vertueux, la Sainte Foire_, peut-être sa plus
+forte peinture de moeurs; la célèbre ode _à la Pâquerette_ est du mois
+d'avril. Puis s'entassent immédiatement une suite de pièces
+mélancoliques et désespérées qui correspondent à des angoisses de
+coeur: _à la Ruine, Lamentation occasionnée par l'issue infortunée de
+l'Amour d'un Ami, le Désespoir._ Arrivent alors la sage et virile
+_Épître à un Jeune Ami_, qu'on comparerait presque pour la sagesse
+pratique aux conseils de Polonius à son fils; enfin l'_Adresse à
+Belzebud_, le _Songe_, la _Dédicace à Gavin Hamilton_, l'_Épitaphe
+d'un Barde_. Avant le mois de mai 1786, tout un volume était écrit,
+dont il n'existait, pour ainsi dire, rien en janvier 1785. Cette
+production était entassée en quinze mois. Si on place, dans les
+interstices de ces pièces capitales, des chansons, des épitaphes, des
+épigrammes, des billets poétiques, d'autres morceaux divers de moindre
+importance; si on considère qu'il y a, dans ce flot, des satires, des
+élégies, des tableaux de moeurs, des pièces d'une moralité et d'une
+noblesse incomparables, des cris de douleur, des épîtres familières,
+de tout enfin, on comprendra l'étonnement que cause à ceux qui
+l'étudient de près cette merveilleuse explosion de poésie. Les
+printemps tardifs, où les sèves longtemps contenues éclatent soudain
+de toutes parts et à toutes les branches, ont seuls de pareilles
+frondaisons.
+
+ * * * * *
+
+On comprend que, pour fournir en un temps si court une pareille
+abondance de vers, il fallait qu'il fût continuellement en état de
+poésie. C'était en effet sa façon d'être habituelle; il la portait
+dans tous les moments et dans toutes les occupations de toutes ses
+journées.
+
+ Ô chère, chère rime! c'est toujours un trésor,
+ Mon principal, presque mon unique plaisir;
+ À la maison, aux champs, au travail, au repos,
+ La muse, pauvre fillette,
+ Bien que sa mesure soit rude,
+ Est rarement à ne rien faire[232].
+
+ [Note 232: _Second Epistle to Davie._]
+
+Sa tête était toujours en animation et en travail de poésie, tantôt
+avec volonté, tantôt, comme disent les théologiens, par une activité
+indélibérée. L'inspiration fermentait et fumait en lui sans trêve.
+
+ Juste à l'instant je suis pris d'un accès de rime,
+ Ma caboche en levure travaille fortement,
+ Ma fantaisie fermente et monte haut
+ D'une poussée rapide;
+ Avez-vous un moment de loisir
+ Pour écouter ce qui va venir?[233]
+
+ [Note 233: _Epistle to James Smith._]
+
+Souvent il travaillait à plusieurs pièces à la fois. Presque toujours
+la composition était instantanée, elle sortait des faits eux-mêmes;
+c'était une impression, une émotion brusquement saisies en vers. Elles
+n'avaient pas le temps de se refroidir; elles étaient prises,
+martelées sous la rime, façonnées en strophes pendant qu'elles étaient
+chaudes. Il se prend, un soir, de pique avec le maître d'école de
+Tarbolton, personnage inoffensif et ridicule qui affectait le médecin.
+Le soir même, en s'en retournant, il compose sur la route _la Mort et
+le Docteur Hornbook_ qu'il récite le lendemain à son frère[234]. Un
+autre soir, à Mauchline, il entre avec deux amis dans le cabaret de
+Poosie Nansie, où était réunie à boire et à chanter une troupe de
+gueux vagabonds, et quelques jours après il dit à un de ses amis la
+pièce des _Joyeux mendiants_[235]. La plupart de ses épîtres sont de
+véritables lettres écrites au courant de la plume, composées dans le
+temps qu'il fallait pour les griffonner.
+
+ [Note 234: Gilbert. _Letter to Dr Currie, respecting the
+ composition of his Brother's Poems._]
+
+ [Note 235: Chambers, tome I, p. 182-83.]
+
+Et quelle chose plus faite pour faire naître de l'admiration et de la
+sympathie que de le voir composer? C'est pendant son travail, au
+milieu des corvées d'une ferme, en face des soucis qui commençaient à
+assaillir les deux frères comme ils avaient assailli le père, qu'il
+poursuit ses strophes. Il ne distrait pas une heure de son métier.
+Tantôt, c'est le soir, après avoir semé toute la journée et donné aux
+chevaux leur avoine pour la nuit qu'il se met à écrire, le corps
+brisé. Sa pauvre muse, c'est-à-dire sa tête, lasse aussi, résiste,
+réclame un peu de sommeil. Il faut qu'elle obéisse.
+
+ Tandis que les vaches fraîchement vêlées beuglent au piquet,
+ Et que les chevaux fument à la charrue ou à la herse,
+ Sur le bord du crépuscule, je prends cette heure-ci,
+ Pour reconnaître que je suis débiteur
+ Du vieux Lapraik, au coeur honnête,
+ Pour sa bonne lettre.
+
+ Excédée, endolorie, les jambes lasses
+ D'avoir jeté du blé par dessus les sillons,
+ Ou distribué aux bidets
+ Leur picotin de dix heures,
+ Ma pauvre muse plaide tristement et demande
+ Que je n'écrive pas.
+
+ L'insouciante, la surmenée, la pauvrette
+ Est, en ses meilleurs jours, indolente et un peu paresseuse,
+ Elle me dit: «tu sais, nous avons été si occupés
+ Depuis un mois et davantage,
+ Qu'en vérité ma tête est tout étourdie
+ Et un peu endolorie.»
+
+ Ses sottes excuses me mirent en colère:
+ «Sur ma foi, dis-je, petite sotte, chipie,
+ J'écrirai et j'écrirai un bon coup,
+ Cette nuit même.
+ Ainsi tâche de ne pas faire affront à notre métier
+ Et de rimer droit.»
+
+ Et j'ai pris mon papier en un clin d'oeil.
+ Et crac! ma plume plonge dans l'encre,
+ Je dis: «avant que je ferme l'oeil,
+ Je fais voeu de finir ma lettre.
+ Et si tu ne veux pas la tinter en cliquetis,
+ Par Jupiter, je récrirai en prose.»
+
+ Et ainsi j'ai commencé à barbouiller, mais si c'est
+ En vers ou en prose ou tous les deux ensemble,
+ Ou quelque hotch-potch qui n'est ni l'un ni l'autre,
+ On le verra plus tard;
+ Mais du moins j'alignerai un bout de bavardage
+ Là, juste, sur le pouce[236].
+
+ [Note 236: _Second Epistle to Lapraik._]
+
+D'autres fois, il profite d'une après-midi de pluie qui empêche de
+rentrer les grains. On est au moment de la moisson:
+
+ J'y suis occupé aussi et nous y allons bon train,
+ Mais des averses aigres, cinglantes, l'ont mouillée;
+ Alors, j'ai pris ma vieille plume écachée
+ Avec beaucoup de peine,
+ Et j'ai pris mon couteau et je l'ai taillée
+ Tout comme un clerc[237].
+
+Mais pendant qu'il écrit, le vent a monté, et voici qu'il est en train
+de culbuter les gerbes; il faut courir, aller donner un coup de main
+pour les redresser, car la nuit tombe. L'épître se tirera d'affaire
+comme elle pourra:
+
+ Mais voici nos gerbes renversées par la rafale,
+ Et voici que le soleil clignote à l'Ouest,
+ Il faut que je coure rejoindre les autres,
+ Et que je quitte ma chanson;
+ Ainsi je sous-signe en hâte
+ Votre: Rob le vagabond[237].
+
+ [Note 237: _Third Epistle to Lapraik._]
+
+Il arrive qu'il prend un instant sur le lieu même du travail et qu'il
+profite d'une averse qui oblige les moissonneurs à se réfugier
+derrière les gerbes; il improvise une épître achevée de forme et toute
+nourrie de pensée:
+
+ Tandis que les faucheurs se blottissent derrière les gerbes,
+ Pour éviter l'âpre, la piquante averse,
+ Ou courant à la débandade s'enfuient;
+ Pour passer le temps
+ Je vous consacre une heure
+ En rime oisive[238].
+
+ [Note 238: _Epistle to the Rev. John Mac Math._]
+
+Plus souvent encore il composait en labourant. «Tenir la charrue, dit
+Gilbert, était chez Robert une attitude favorite pour ses compositions
+poétiques et quelques-uns de ses meilleurs vers furent produits
+pendant qu'il était à ce travail[239].» Rien n'est plus
+caractéristique que l'origine de sa pièce _à une Souris_. Il labourait
+un champ voisin de la ferme; c'était aux labours de novembre. Le soc,
+en versant la glèbe, disperse un petit tas de feuilles mortes et de
+paille, un nid de souris. En voyant la bestiole chassée de son refuge,
+ruinée, s'enfuir sous la bise, sur ce terrain dénudé, une
+commisération prit Burns. Puis, avec ce vaste horizon attristé autour
+de lui, il songea à sa propre vie, à peine plus assurée, exposée aussi
+aux duretés. Il devint pensif et silencieux et quand, la nuit tombée,
+il ramena son attelage, il rapportait un des chefs-d'oeuvre de la
+poésie anglaise[240]. L'histoire de la pièce _à la Pâquerette_ est
+analogue. Cette fois c'était aux labours d'avril; en poussant la
+charrue il coupa une pâquerette dont la destinée le toucha. «Ses vers
+_à la Souris_ et _à la Pâquerette de montagne_ furent composés pendant
+que l'auteur tenait la charrue; je pourrais montrer l'endroit exact où
+chacune de ces deux pièces fut composée[241].» N'est-ce pas un tableau
+d'une simplicité touchante et non pas sans grandeur, que ce paysan, ce
+grand poète, arrêté au bout d'un sillon et songeant appuyé sur le
+manche de sa charrue? C'est un épisode digne de nobles Georgiques.
+
+ [Note 239: Gilbert. _Letter to Dr Currie, respecting the
+ composition of his Brother's Poems._]
+
+ [Note 240: Chambers, tome I, p. 147.]
+
+ [Note 241: Gilbert. _Letter to Dr Currie._]
+
+Le soir, dans son galetas, il écrivait les vers de la journée et la
+pièce nouvelle allait rejoindre les autres dans le tiroir de la petite
+table[242]. Le lendemain ou quelques jours après, il la récitait
+généralement à Gilbert. Les circonstances où ces récitations étaient
+faites sont aussi bien curieuses. «Ce fut je pense pendant l'été de
+1784, quand dans l'intervalle de plus pénibles labeurs, lui et moi
+étions à arracher les mauvaises herbes du jardin, qu'il me répéta la
+plus grande partie de son _Épître à Davie_[243].» Et ailleurs: «Ce
+fut, je pense, l'hiver suivant, pendant que nous allions ensemble avec
+des chariots chercher du combustible pour la famille, (et je pourrais
+indiquer l'endroit précis) que l'auteur me répéta pour la première
+fois l'_Adresse au Diable_.[243]» Et encore ce coin de champ: «Il me
+répéta ces vers le lendemain après midi, tandis que j'étais à la
+charrue et qu'il faisait écouler l'eau hors du champ[243]». Il nous
+semble que ces vers récités au milieu de grossières besognes sont un
+dernier trait qui complète ce tableau unique.
+
+ [Note 242: Chambers, tome I, p. 145.]
+
+ [Note 243: Gilbert. _Id._]
+
+ * * * * *
+
+Au fur et à mesure qu'il produisait, il prenait conscience de son
+génie et de sa vocation. Peu à peu il entrevoyait un but à sa vie, un
+but qui resta confus et souvent fut obscurci, mais d'où lui vinrent
+ses meilleures clartés. La pensée d'être poète s'établissait en lui,
+non pas poète européen, un poète qu'on lirait aux quatre coins du
+globe; pas même poète anglais; pas même poète écossais. Son ambition
+était beaucoup plus circonscrite. Pendant longtemps, toujours
+peut-être, à l'époque de sa grande production très sûrement, il ne
+songea qu'à être un poète local, il n'eut d'autre visée que de chanter
+le canton qu'il habitait. Son voeu le plus élevé était que le coin de
+pays qu'il chérissait eût aussi ses louanges quand d'autres districts
+de l'Écosse avaient les leurs; que les sites et les moeurs de Kyle
+eussent leur place dans la poésie populaire. À ses plus hauts
+moments, il prononçait les noms d'Allan Ramsay et de Fergusson. Sauf
+le génie, il a été un de ces mille poètes qui célèbrent les mérites de
+leur canton. Il y a un vers de Keats qui semble avoir été fait pour
+lui. Dans une de ces pièces où ce charmant esprit refaisait d'instinct
+la vie des anciens Hellènes, il parle de ces poètes qui moururent
+
+ Laissant une grande poésie à un petit clan[244].
+
+ [Note 244: Keats. _Odes._ _Fragment._ _To Reynolds._]
+
+Il avait compris, par la divination qu'il a quelquefois, l'origine
+toute locale de quelques-unes des plus vastes oeuvres de la Grèce. Il
+en fut exactement ainsi de Burns. Il n'a songé qu'à être le poète d'un
+«petit clan». Ce fut cette ambition, et non une autre, dont on peut
+suivre dans son esprit l'entrée et l'affermissement.
+
+Elle avait apparu dès la première manifestation de la poésie en lui,
+et on a vu que son ami Brown lui avait donné à Irvine des
+encouragements qui n'avaient pas été vains. Il est probable qu'elle
+avait peu à peu progressé dans la période de maturation qui avait
+suivi le retour d'Irvine. On la voit pour la première fois se montrer
+avec une netteté qui ne laisse plus de doute, dans le Journal qu'il
+avait commencé à tenir à Lochlea et qu'il continua pendant un peu de
+temps à Mossgiel. L'ambition y est, cette fois, bien marquée et
+précisée dans son existence et dans ses bornes.
+
+ Quelque plaisir que je prenne aux ouvrages de nos poètes
+ écossais, en particulier de l'excellent Ramsay et du plus
+ excellent Fergusson, cependant je souffre de voir d'autres
+ régions de l'Écosse, leurs villes, rivières, bois, prairies,
+ etc., immortalisés dans des oeuvres si célèbres, tandis que ma
+ chère contrée natale, les anciens bailliages de Carrick, Kyle et
+ Cunningham, fameux dans les temps anciens et modernes par une
+ race d'habitants brave et guerrière; une contrée où la Liberté
+ civile et surtout la Liberté religieuse ont toujours trouvé leur
+ premier soutien et leur dernier asile; une contrée qui a été le
+ berceau de maints Philosophes, Soldats et Hommes d'État
+ illustres, et le théâtre de maints importants événements de
+ l'histoire d'Écosse, particulièrement d'un grand nombre des
+ exploits du Glorieux Wallace, le sauveur de la patrie; tandis que
+ cette contrée, dis-je, n'a jamais eu un poète écossais de quelque
+ éminence, pour faire que les fertiles rives de l'Irvine, les bois
+ romantiques et les scènes solitaires de l'Ayr, et la source saine
+ et montagneuse, le cours sinueux du Doon deviennent les émules du
+ Tay, du Forth, de l'Ettrick, de la Tweed, etc. C'est un regret
+ auquel je serais heureux de porter remède, mais hélas! Je suis
+ trop au-dessous de cette tâche, en génie natif et en éducation.
+
+ Obscur je suis et obscur je dois rester, bien que jamais coeur de
+ jeune poète ou de jeune soldat n'ait battu pour la renommée plus
+ éperdument que le mien[245].
+
+ [Note 245: _Common-place Book._]
+
+Ce n'est encore là qu'une ambition rêvée plus que tentée, qui inspire
+plutôt le regret que l'effort. Par degrés cependant elle se dégage et
+se fortifie. On en saisit très bien les progrès. Dans la première
+_Épître à Lapraik_, écrite au commencement d'avril de cette mémorable
+année de 1785, elle reparaît, modeste encore. Cependant Burns n'est
+plus qu'à deux doigts de se donner à lui-même le nom de poète:
+
+ Je ne suis pas poète en un sens,
+ Mais juste un rimeur, comme cela, au hasard,
+ Et sans prétendre à la science;
+ Et, après tout, qu'importe!
+ Chaque fois que ma muse me fait une oeillade,
+ Je la fais tinter.
+
+ Tous vos critiques peuvent hausser le nez
+ Et dire: «Comment pouvez-vous prétendre,
+ Vous qui connaissez à peine vers de prose,
+ À écrire une chanson?»
+ Mais, avec votre permission, mes savants amis,
+ Vous avez peut-être tort.
+
+ Qu'est tout votre jargon de vos écoles,
+ Vos noms latins pour cuillers et tabourets?
+ Si l'honnête nature vous a créés sots,
+ Que vous servent vos grammaires?
+ Vous auriez mieux fait de prendre une bêche, des outils,
+ Ou un marteau à casser les cailloux.
+
+ Une troupe d'imbéciles ternes et pédants
+ Se brouillent la tête aux classes de collège;
+ Ils y entrent veaux, ils en sortent ânes,
+ À dire la vérité,
+ Et puis ils pensent grimper le Parnasse,
+ Au moyen du Grec.
+
+ Donnez-moi une étincelle d'un feu naturel,
+ Voilà toute la science que je désire;
+ Alors, bien que je peine à travers flaques et boues,
+ À la charrue on au chariot,
+ Ma muse, quoique pauvrement vêtue,
+ Pourra toucher le coeur.
+
+ Oh! une flammèche de la gaîté d'Allan (Ramsay)
+ Ou de Fergusson, le hardi et le malin,
+ Ou du brillant Lapraik mon ami futur,
+ Si je puis l'obtenir,
+ Cela serait assez de savoir pour mol,
+ Si je pouvais l'acquérir[246].
+
+ [Note 246: _Epistle to J. Lapraik._]
+
+Il y a encore bien de l'hésitation et de la crainte dans cette sortie
+contre les savants. On sent qu'il s'est fait à lui-même les objections
+qu'il réfute. Elles ne lui sont pas venues sans lui causer un peu de
+dépit et d'impatience. Il s'en débarrasse avec brusquerie, en prenant
+l'offensive et en affirmant la supériorité d'une étincelle de génie
+naturel sur l'huile de toutes les lampes de collèges. «Je suis trop
+au-dessous de cette tâche en génie natif et en éducation» avait-il
+écrit. Qu'importe l'éducation? Et voilà la moitié de l'obstacle
+écarté.
+
+En effet, un mois après, le ton a beaucoup changé. Sans doute, Robert
+Burns ne se compare pas aux poètes écossais célèbres, à ceux qu'il
+admire le plus. Il se tient encore à distance d'eux. Mais du moins, il
+est bien poète cette fois; et il chantera son cher district de Kyle.
+C'est une résolution prise. Le rêve lointain qu'il faisait dans son
+journal, le chagrin qu'il éprouvait de n'avoir ni le génie ni
+l'instruction pour le réaliser, ont disparu. Il avait déjà reconnu que
+le savoir n'y était pour rien et écarté cet obstacle-là. Il comprend
+maintenant qu'il possède l'étincelle. Dans un mouvement fier, il
+déclare que Coila (c'est le nom de la personnification de Kyle) aura
+désormais ses poètes et ses louanges. Il en prend l'engagement dans
+une suite de strophes vraiment charmantes. Elles sont aussi pleines de
+bonne grâce, de belle humeur et de confiance tranquille, que celles du
+mois précédent étaient agressives et âpres. C'est qu'il déchirait
+alors, avec colère, la dernière objection, et qu'aujourd'hui son parti
+est pris.
+
+ Mon bon sens serait dans une hotte,
+ Si je risquais l'espoir de grimper
+ Avec Allan ou avec Gilbertfield
+ Les talus de la renommée,
+ Ou avec Ferguson, le jeune clerc
+ Nom immortel...[247]
+
+ [Note 247: _Epistle to W. Simson._]
+
+Mais, cette réserve faite, il le promet, il ose l'affirmer, sa contrée
+aura ses poètes et un de ces poètes sera lui-même.
+
+ L'antique Coila peut tressaillir de joie,
+ Elle a désormais ses propres poètes,
+ Des gars qui n'épargneront pas leurs chansons,
+ Mais qui chanteront leurs lais,
+ Jusqu'à ce que les échos redisent tous
+ Ses louanges bien chantées.
+
+ Pas un poète ne pensait qu'elle valût la peine
+ Qu'on montât son nom en style mesuré:
+ Elle gisait comme une île inconnue
+ Près de la Nouvelle-Hollande,
+ Ou bien là où les Océans aux chocs farouches bouillonnent
+ Au sud de Magellan.
+
+ Ramsay et le fameux Fergusson
+ Ont donné au Forth et à la Tay un coup d'épaule;
+ La Yarrow et la Tweed, en mainte mélodie,
+ Résonnent par toute l'Écosse;
+ Tandis que l'Irvine, le Lugar, l'Ayr, le Doon,
+ Personne ne les chante.
+
+ L'Ilissus, le Tibre, la Tamise et la Seine
+ Glissent doucement en maint vers mélodieux;
+ Mais, Willie, emboîtez-moi le pas,
+ Redressez votre crête,
+ Nous ferons si bien que nos rivières et ruisseaux luiront
+ Autant que les autres.
+
+ Nous chanterons de Coila les plaines et les collines,
+ Les moors d'un brun rouge sous les clochettes des bruyères,
+ Ses rives, ses pentes, ses cavernes, ses gorges,
+ Où le glorieux Wallace
+ Souvent remporta le succès, dit l'histoire,
+ Sur les gars du sud.
+
+ Au nom de Wallace, quel sang écossais
+ Ne bouillonne pas comme une marée de printemps?
+ Souvent nos indomptables pères ont marché
+ Aux côtés de Wallace,
+ Poussant toujours en avant, chaussés de sang,
+ Ou sont morts glorieusement.
+
+ Oh, doux sont les rivages et les bois de Coila,
+ Où les linots chantent parmi les bourgeons,
+ Où les lièvres folâtres, en bonds amoureux,
+ Goûtent leurs amours,
+ Tandis que par les coteaux le ramier roucoule
+ Avec un cri plaintif[248].
+
+ [Note 248: _Epistle to W. Simson._]
+
+À partir de ce moment son activité redouble. Ce qu'il avait déjà
+produit lui a inspiré la confiance qu'il vient d'exprimer, et cette
+confiance à son tour stimule sa production. C'est dans les mois qui
+suivent que s'accumulent les unes sur les autres ses oeuvres
+capitales: la _Veillée de la Toussaint, à une Souris, les Joyeux
+Mendiants, le Samedi soir du villageois, l'Adresse au Diable_, le
+_Salut de bonne année du fermier à sa jument, les Deux chiens,
+l'Ordination_, et des chansons et des épîtres, tout cela vient à la
+suite de cette déclaration. Si bien qu'un beau jour, il reconnaît
+qu'il a un peu de génie naturel.
+
+ L'étoile qui gouverne mon pauvre sort
+ M'a destiné à porter l'habit grossier,
+ Et condamné ma fortune à n'être qu'un liard,
+ Mais, en revanche,
+ Elle m'a béni d'un rayon perdu
+ D'esprit rustique[249].
+
+ [Note 249: _Epistle to James Smith._]
+
+En sorte que de la phrase: «Je suis trop au-dessous de cette tâche en
+génie natif et en éducation» il ne reste plus rien désormais. Que de
+chemin parcouru en un an et quelques mois, car l'extrait du journal
+était du mois d'août 1784 et cette strophe est du début de 1786. Le
+voeu lointain s'est changé en ambition, l'ambition en effort, l'effort
+en confiance. Tous les degrés ont été gravis jusqu'à la pleine
+possession de soi-même et la fierté de son oeuvre.
+
+ * * * * *
+
+Enfin, après tant de mois de doutes, d'appréhensions, d'examens
+intimes, de tentatives, le jour de la claire révélation arriva, le
+jour de la récompense, un jour mémorable, où la déesse si longtemps
+adorée descendit, posa la main sur l'épaule du poète et son sourire
+sur son front. Oui! un jour, la chambre, la pauvre chambre nue
+s'emplit de clarté et une forme céleste apparut qui le salua poète et
+lui donna le rameau vert que les âges ne flétriront pas. C'était la
+consécration, la couronne de sa vie. Cette vision nous a été révélée
+dans un récit charmant de simplicité, de mesure et de bonne grâce, et
+en même temps si plein de franchise et de brave orgueil qu'il est à la
+fois très familier et très élevé et qu'on ne peut rien imaginer qui
+soit plus vrai.
+
+Il venait de rentrer fatigué d'avoir brandi le fléau toute la journée,
+à l'heure où le soleil fermait son regard au fond d'un horizon
+neigeux. Il s'était assis tout pensif dans la chambre de derrière de
+la ferme pour se reposer; il était triste et accablé et «ce qui
+l'entourait était propre à accroître sa tristesse. Il se mit à
+regarder la fumée du foyer qui emplissait le vieux cottage d'argile,
+et faisait tousser; à écouter les rats qui couraient dans la toiture.
+Ce sont des heures qui entraînent l'esprit vers la mélancolie ou le
+passé, ce qui souvent est tout un. C'était sûrement tout un pour lui.
+Il se mit à songer au temps perdu, à sa jeunesse dépensée, aux
+occasions échappées; il prêta l'oreille à ce choeur de reproches qui
+court et crie derrière nous.
+
+ Dans cet air chargé de suie et de fumée,
+ Je regardai en arrière, je réfléchis au temps perdu,
+ Comment j'avais passé ma fleur de jeunesse,
+ Sans rien faire
+ Qu'enfiler des balivernes ensemble par des rimes,
+ Pour faire chanter des sots.
+
+ Si j'avais seulement écouté les bons avis,
+ Je pourrais aujourd'hui être un gros bonnet aux marchés,
+ Ou entrer fièrement dans une banque et régler
+ Mon compte-courant;
+ Tandis qu'ici, à demi affolé, mi-nourri, mi-vêtu,
+ Voilà toute ma richesse[250].
+
+ [Note 250: _The Vision._]
+
+Rencontre singulière: c'est, presque dans les mêmes termes, la plainte
+du pauvre Villon:
+
+ Bien sçay se j'eusse estudié
+ Ou temps de ma jeunesse folle,
+ Et à bonnes moeurs dédié,
+ J'eusse maison et couche molle!
+ Mais quoy! je fuyois l'escolle,
+ Comme faict le mauvays enfant,
+ En escrivant ceste parolle,
+ À peu que le cueur ne me fend[251].
+
+ [Note 251: Villon. _Grand Testament, XXVI._]
+
+C'est le cri, proféré tout haut ou tout bas, de ceux qui ont gaspillé
+leurs premières années en billevesées et brûlé leur poudre aux
+moineaux, au lieu de viser un bon gibier substantiel. «Mais quoy!»
+est-il si raisonnable après tout? Cela avancerait bien le pauvre
+Villon d'avoir été un bourgeois dodu, calfeutré «lez ung brasier, en
+chambre bien nattée» avec dame Sydoine. Vaut-il pas mieux avoir fait
+la ballade des Dames du Temps jadis? Et en admettant qu'il n'en sache
+plus rien lui-même à l'heure qu'il est, n'est-ce pas un plaisir aussi
+doux de goûter ses propres vers que de «boire ypocras à jour et à
+nuytée[252]». Ainsi de Burns. Quand il serait devenu fermier cossu et
+qu'il aurait eu un crédit à la banque, vaut-il pas mieux qu'il ait
+fait la _Vision_ et vécu pauvre? Et quel jour de marché ou de vente
+lui aurait jamais procuré une fête intérieure comme celles qui ont
+réjoui son âme?
+
+ [Note 252: Id. Ballade intitulée: _Les Contredits de
+ Franc-Gontier._]
+
+Mais en ce soir d'hiver où les reproches lui bourdonnaient dans la
+tête, il n'en était pas là. Sur le moment, il se fâche, il s'emporte
+contre lui-même, il se dit des injures, lève le poing tout prêt à
+faire quelque serment imprudent de ne plus rimer:
+
+ Je m'agitai, murmurant «imbécile, idiot»,
+ Et je levai en l'air ma main durcie,
+ Pour jurer par le toit semé d'étoiles,
+ Ou par quelque antre serment imprudent,
+ Que désormais je serais à l'abri des rimes,
+ Jusqu'à mon dernier souffle.
+
+Les paroles funestes lui viennent, quand tout à coup quelque chose
+d'extraordinaire se passe. La porte s'ouvre et une femme apparaît. Les
+strophes qui annoncent l'entrée de la vision sont parfaites de grâce
+et de réalité; un autre poète aurait dépeint cette apparition sous la
+forme d'une allégorie, quelque chose comme une statue de monument
+public, très majestueuse et très banale. Mais Burns portait le vrai en
+ses moelles et ses extases elles-mêmes étaient faites de réalité.
+Aussi c'est une jolie fille qui lui apparaît, modeste, gracieuse et
+belle, mais, sous ses vêtements féeriques, vivante, une des filles
+bien prises du pays d'Ayr. Avec un jugement sûr, il a choisi le vrai
+symbole de sa poésie:
+
+ Quand, click! la ficelle tira le loquet,
+ Et, dgi! la porte alla frapper le mur,
+ Et je vis, à la flamme de mon foyer
+ Toute brillante maintenant,
+ Une jeune fille étrangère, bien prise, jolie,
+ M'apparaître en plein.
+
+ Vous ne doutez pas que je retins mon souhait;
+ Mon jeune serment à moitié formé fut étouffé;
+ Je regardais effaré, comme si j'avais été effrayé
+ Dans quelque gorge sauvage,
+ Quand, doucement, comme la modeste vertu, elle rougit
+ Et elle entra.
+
+ Des branches de houx, vertes, minces, avec leurs feuilles,
+ Étaient tordues gracieusement autour de son front;
+ Je la pris pour quelque muse écossaise,
+ D'après cet emblème,
+ Venue pour arrêter ces voeux imprudents
+ Qui eussent été vite brisés.
+
+ Une expression légère, sentimentale,
+ Était fortement marquée sur sa face,
+ Une grâce rustique, farouche et fine,
+ Brillait sur elle,
+ Ses yeux, même fixés dans le vide,
+ Brillaient clairement d'honneur.
+
+ Sa robe--en tartan brillant--coulait, descendait,
+ Laissant voir simplement la moitié de sa jambe;
+ Et quelle jambe! ma jolie Jane
+ Seule aurait la pareille,
+ Si droite, si effilée, si bien prise, si nette;
+ Aucune autre n'en approchait.
+
+On reconnaît bien là l'amateur de beauté féminine, qui ne peut se
+tenir, en voyant même sa muse, de regarder si elle a la jambe bien
+faite. Qui sait? Ces fous de poètes seraient peut-être moins épris de
+la gloire, si à l'origine les hasards du langage en avaient fait un
+mot masculin.
+
+Par dessus sa robe de tartan, c'est-à-dire de cette étoffe quadrillée
+qui est l'élément principal du costume calédonien, la jeune inconnue
+porte un large manteau de couleur verdâtre, dont le lustre est moiré
+de lumières profondes et d'ombres. Il est orné de broderies étranges
+qui représentent le pays d'Ayr: on y voit des montagnes, des vagues
+qui marquent la côte, des fleuves, des villes. Il est parsemé en outre
+de scènes où figurent ceux qui ont illustré ou défendu ce coin de
+terre écossaise. En sorte que les plis changeants du manteau montrent
+tantôt une scène tantôt une autre, et font varier, avec les mouvements
+de celle qui le porte, les images dont il est brodé.
+
+Tandis que le poète stupéfait la regarde, l'apparition s'adresse à
+lui. Elle répond du premier coup aux inquiétudes et aux amertumes dont
+il était assailli; ses paroles ont une douceur chaste et une autorité
+dont le poète se rend compte. Ce n'est déjà plus la fille au corps
+gracieux; en un instant, il en est venu à employer des mots qui ne
+connaissent plus que le respect.
+
+ Avec un songement profond, un regard étonné,
+ Je regardais cette beauté qui semblait céleste:
+ Un murmure, un battement de coeur me donnait témoignage
+ D'une parenté secrète;
+ Quand avec l'air d'une soeur aînée
+ Elle me salua:
+
+ «Salut, mon poète, inspiré par moi,
+ Vois en moi ta muse native,
+ Ne te plains plus que ton lot soit dur
+ Si pauvre et si humble!
+ Je viens te donner la récompense
+ Que nous autres accordons.»
+
+Ensuite, elle lui révèle qui elle est. Non sans quelque longueur, elle
+lui explique qu'elle fait partie de ces bons génies qui allument, dans
+un pays, toutes les flammes nécessaires pour qu'il vive, se défende et
+jette son éclat. Les uns suscitent des soldats; les autres des hommes
+d'État; d'autres des inventeurs, des artisans; d'autres enfin des
+poètes. C'est à cette classe de génies qu'elle appartient et depuis
+longtemps elle veille sur son cher poète. Tout le discours qui suit
+alors devient admirable. Elle lui représente la vie qu'il a vécue. Les
+jours qu'il voyait tout à l'heure perdus, enlaidis, inutiles, repris
+par cette parole enchanteresse, repassent devant lui rehaussés,
+éclairés, dignes de lui, dignes d'elle. Il n'avait vu tout à l'heure
+que l'envers de sa propre vie; en voici le vrai côté, avec de belles
+et nobles images, avec son véritable sens. Il écoute dans le
+ravissement ces mots qui le raniment et le rassurent vis à vis de
+lui-même:
+
+ Coila est mon nom,
+ Et je revendique ce district comme mien,
+ Où jadis les Campbells, chefs illustres,
+ Ont tenu la force et le pouvoir;
+ J'ai vu poindre ta flamme harmonieuse
+ À ton heure natale.
+
+ Avec des espoirs futurs, j'aimais à regarder
+ Affectueusement tes petites façons enfantines,
+ Ton rude ramage, ta phrase carillonnant
+ En rimes inhabiles
+ Allumées aux chansons simples et naïves
+ D'autres temps.
+
+ Je t'ai vu rechercher la grève retentissante,
+ Charmé par les mugissements des houles;
+ Ou bien, quand les flocons accumulés du Nord
+ Chassaient à travers le ciel,
+ Je vis que la face blanchie de la farouche nature
+ Frappait ton jeune regard;
+
+ Ou bien, quand la terre au vert manteau, profonde
+ Et chaude, soignait la naissance de chaque fleurette,
+ Et que la joie et la musique s'épandaient
+ Dans tous les bois,
+ Je l'ai vu contempler l'allégresse universelle
+ Avec un amour illimité.
+
+ Quand les champs mûris et les cieux d'azur
+ Appelaient le bruissement des faucheurs,
+ Je t'ai vu déserter leurs joies du soir
+ Et, solitaire, errer,
+ Pour dissiper les mouvements qui gonflaient ta poitrine
+ Dans ta pensive promenade.
+
+ Quand le jeune amour, aux rougeurs chaudes, fort,
+ Aigu, vibrant, courut dans tes nerfs,
+ Ces accents chers à ta bouche,
+ Le nom de l'adorée,
+ Je t'ai appris à les verser en chansons,
+ Pour apaiser ta flamme.
+
+ J'ai vu le jeu affolé de ton pouls
+ Désordonné le lancer dans ce sentier oblique du plaisir,
+ Égaré par les météores luisants de la Fantaisie,
+ Poussé par la Passion;
+ Et pourtant la lumière qui te dévoyait
+ Était, quand même, une lumière du ciel.
+
+ Je t'ai enseigné tes chansons qui dépeignent les moeurs,
+ Les amours, les façons des simples paysans,
+ Si bien que maintenant, sur tout mon vaste domaine,
+ Ta renommée s'étend,
+ Et que quelques-uns, l'ornement des plaines de Coila,
+ Sont devenus tes amis.
+
+Après ces éloges, avec une bonne grâce et une modestie qui sont un des
+côtés curieux de cette pièce, la marque de la fermeté d'esprit et de
+la clairvoyance de Burns envers lui-même, viennent des paroles qui
+mesurent et qui limitent le domaine du poète. Sérieuse, la Muse
+continue:
+
+ Tu ne peux apprendre, ni moi t'enseigner
+ À peindre les paysages avec la lumière éclatante de Thomson;
+ Ni à éveiller ces battements qui font fondre les âmes
+ Avec l'art de Shenstone;
+ Ni à répandre avec Gray un flot d'émotion
+ Ardente sur les coeurs.
+
+ Cependant sous la rose sans rivales
+ L'humble pâquerette fleurit suavement;
+ Bien que le monarque des forêts, jette au loin
+ Ses bras ombreux,
+ Cependant la savoureuse aubépine croît verte,
+ Plus bas dans la clairière.
+
+ Ne murmure donc pas, ne regrette donc rien,
+ Efforce-toi de briller dans ton humble sphère,
+ Et, crois-moi, les mines de Potosi
+ Ni les attentions des rois
+ Ne peuvent donner un bonheur qui surpasse le tien,
+ Ô poète rustique.
+
+Les dernières strophes sont admirables. D'un bond de pensée la Muse
+monte plus haut et arrive au sommet où l'on voit les origines communes
+et les rapports réciproques de l'esprit et du caractère. Ce n'est plus
+le poète local qu'elle rassure, c'est l'homme tout entier qu'elle
+exhorte; elle joint à ses encouragements un avertissement de noble
+morale, comme si elle considérait que, sinon l'innocence de la vie, du
+moins la noblesse des intentions est l'appui du talent, et comme si
+elle le prévenait que, en laissant détériorer son âme, il laisserait
+obscurcir son inspiration.
+
+ Pour te donner mes conseils en un seul,
+ Entretiens toujours avec soin ta flamme harmonieuse,
+ Sauvegarde en toi la dignité de l'Homme,
+ D'une âme toujours droite;
+ Et aie confiance que le Plan Universel
+ Protégera tout le monde.
+
+ Et, porte désormais ceci--dit-elle avec solennité,
+ Et elle noua le houx autour de mon front;
+ Les feuilles luisantes et les baies rouges
+ Frémirent bruissantes;
+ Et, comme une pensée passagère, s'envolant,
+ Elle disparut dans la lumière.
+
+Si elle était arrivée comme une jeune paysanne revêtue par hasard d'un
+manteau magnifique, comme elle est transformée! elle s'éloigne
+vraiment déesse. Par un art subtil, cette Vision, qui pour sembler
+vraisemblable avait dû faire une entrée familière, s'est transfigurée
+en une lumineuse et bienfaisante protectrice. Le pauvre paysan qui
+s'est tout à l'heure laissé choir sur un escabeau, harassé de labeurs,
+de regrets et de soucis, est maintenant consolé, raffermi. Malgré
+tout, en dépit de tes fautes, pauvre Robert Burns, tu as bien fait! tu
+as choisi le vrai chemin! tu as abandonné la fortune pour la gloire.
+Et encore que tu aies fait saigner quelques coeurs--en quoi tu as
+failli surtout--rassure-toi même sur cela; tant de coeurs que tu
+consoleras plus tard feront que tu seras pardonné. Lève-toi donc et
+mène ta vie! Elle sera ce qu'elle voudra, elle n'aura pas été en vain.
+La déesse ne t'a pas trompé. Lève-toi donc, va, laboure, sème, fauche
+sous les grésils, les vents et les soleils, sois malheureux et
+quelquefois coupable; tu as désormais au front un rameau invisible.
+
+
+III.
+
+LES ORAGES DU COEUR. -- JANE ARMOUR. -- MARY CAMPBELL.
+
+Cette puissante explosion contre la rigueur du clergé et l'hypocrisie
+de certains dévots, sa production littéraire, la conscience de son
+génie qui s'éveillait en lui, la fierté et l'ambition qui, à sa suite,
+entraient dans son âme et l'emplissaient de rayons, ne sont qu'une
+partie de son histoire pendant ces années qui foisonnent d'événements.
+Les aventures du coeur toujours tiennent une grande place dans sa vie;
+celles qui se sont succédé pendant son séjour à Mossgiel ont eu une
+telle influence sur sa destinée, et elles sont si étroitement liées à
+la naissance de plusieurs de ses plus belles pièces, que son sort
+resterait incompris et quelques-unes de ses oeuvres inexplicables, si
+on n'étudiait avec détails ce curieux passage de l'histoire de ce
+coeur, pourtant si pleine de surprises.
+
+Il est certain qu'il eut là comme ailleurs plusieurs de ces
+sous-intrigues d'amour dont parlait Gilbert. On en retrouve la trace
+dans ses vers: que ce soient des attendrissements de quelques jours ou
+de quelques heures comme dans les pièces _à la jeune Peggy_, _la Fille
+de Ballochmyle_; ou des rapports plus étroits et plus prolongés comme
+dans la pièce _à Elisa_. Il continuait son jeu de séducteur; il en
+indique lui-même la méthode et le danger dans des vers bien précis:
+
+ Ô laissez là les romans, jolies filles de Mauchline,
+ Vous êtes plus en sûreté à votre rouet;
+ Ces livres séduisants sont des appâts et des hameçons
+ Pour des vauriens roués comme Rob Mossgiel;
+ Vos beaux Tom Jones et vos Graudisson
+ Font tourner vos jeunes têtes;
+ Ils allument vos cerveaux, enflamment vos veines,
+ Et alors vous êtes une proie pour Rob Mossgiel.
+
+ Méfiez-vous d'une langue douce et bien pendue,
+ D'un coeur qui semble ressentir ardemment;
+ Ce coeur sensible ne fait que jouer un rôle;
+ C'est un art roué chez Rob Mossgiel,
+ L'abord ouvert, les douces caresses
+ Sont pires que des dards d'acier empoisonnés;
+ L'abord ouvert, les douces caresses
+ Ne sont que finesse chez Rob Mossgiel.
+
+Mais ces épisodes secondaires reculent et s'effacent devant une
+aventure qui prit pendant quelque temps l'aspect d'un drame, et qui
+modifia toute son existence. Les courses de chevaux étaient depuis
+longtemps un plaisir favori en Écosse[253]; elles avaient réussi
+surtout dans l'Ayrshire. Il y avait des courses annuelles à Mauchline;
+elles avaient lieu vers la fin d'Avril. Le soir, il y avait des bals:
+les uns, pour les gentilshommes et les dames; d'autres plus humbles,
+pour les rustiques. C'était, comme dans les villages, une pauvre salle
+probablement décorée de branchages, où jouait un violon. On invitait
+les filles dans la rue et on donnait un penny par danse au musicien.
+Dans un de ces bals, en 1785, pendant que Burns dansait, son chien de
+berger pénétra dans la salle et troubla les figures en suivant son
+maître. Burns en riant dit qu'il voudrait bien avoir une fille qui
+l'aimât autant que son chien. Quelque temps après, il passait par le
+pré communal de Mauchline où une jeune fille mettait du linge
+blanchir. Son chien, en courant, s'en approchant trop près, elle lui
+dit de le rappeler à lui. Il en fallait moins à Burns pour entrer en
+conversation. Tout en devisant, elle lui demanda s'il avait trouvé
+quelqu'un qui l'aimât autant que son chien, se moquant un peu de ce
+qu'elle lui avait entendu dire au bal. Ce fut la première rencontre de
+Burns avec celle qui après de singulières péripéties devait devenir sa
+femme[254]. Elle s'appelait Jane et était la fille d'un maître maçon
+nommé William Armour, homme dur, fier de sa petite importance et
+appartenant au parti de la Vieille Lumière, autant de raisons, dont il
+convient de se souvenir, pour qu'il n'aimât point Burns. Les Armour
+demeuraient près de l'église, dans une ruelle sur laquelle donnait le
+derrière d'une auberge, où Burns, à partir de ce moment, alla se
+poster plus d'une fois[255].
+
+ [Note 253: Chambers, _Domestic Annals_, tom. III, p. 454.]
+
+ [Note 254: Chambers, tom. I, p. 97,--et aussi les _Souvenirs
+ de Mrs Burns à Mr John Mac Diarmid_, dans Hately Waddell,
+ avec quelques divergences de détail peu importantes.]
+
+ [Note 255: Voir _Burns at Mossgiel_, p. 50, et le petit plan
+ de l'ancien Mauchline qui s'y trouve.]
+
+Chose singulière chez Burns, en qui le sentiment du moment s'échappait
+sous une forme poétique presque instantanée et qui a fait tant de vers
+pour des liaisons moins sérieuses, il n'y a pas, de lui, à cette
+époque, une seule chanson dédiée à Jane Armour. Son nom, quand il
+monte des profondeurs du coeur, apparaît dans des poésies qui ne sont
+pas faites pour elle. On le trouve mentionné pour la première fois
+dans un impromptu sur les belles de Mauchline où l'auteur déclare que
+pour lui, la fille d'Armour est «le joyau d'elles toutes[256]». Le
+passage le plus important qu'il y ait sur elle se trouve dans la
+première _Épître à Davie_, écrite au mois de Janvier 1785. Ce qui
+montre que les relations étaient déjà établies entre les deux amants.
+C'est un passage assez vif, mais plutôt ardent qu'ému.
+
+ [Note 256: _The Belles of Mauchline._]
+
+ Cette vie a des joies pour vous et moi,
+ Des joies que la richesse ne peut acheter,
+ Des joies, de toutes les meilleures;
+ 11 y a tous les plaisirs du coeur,
+ Ceux de l'amant et de l'ami:
+ Vous avez votre Meg, votre très chérie,
+ Et moi ma Jane adorée.
+ Cela m'échauffe, cela me charme,
+ Rien que de dire son nom;
+ Cela m'embrase, cela m'allume,
+ Et me met tout en flamme[257].
+
+ [Note 257: _Epistle to Davie._]
+
+Juste un an après, dans la _Vision_ qui est de Janvier 1786, il
+compare la jambe de la muse à celle de sa Jane, ce qui indique des
+progrès dans la liaison, et dans l'_Adresse au Diable_, il parle
+encore d'elle.
+
+ Il y a longtemps, dans la scène heureuse de l'Eden,
+ Quand les jours du jeune Adam étaient verdoyants,
+ Et qu'Ève était comme ma jolie Jane,
+ Ma très chère âme,
+ Une dansante, douce, jeune, belle fille,
+ D'un coeur innocent[258].
+
+ [Note 258: _Address to The Deil._]
+
+Ces quelques allusions et ces quelques strophes sont en somme peu de
+chose. Plus tard Burns composa pour Jane, devenue sa femme,
+quelques-unes de ses plus exquises et de ses plus caressantes
+chansons. Mais, dans ses commencements, cet amour fut peu fécond en
+poésie; comme un arbre tardif, il devait avoir sa vraie floraison dans
+l'arrière-saison.
+
+En dépit de la défense et de la vigilance des parents Armour, les
+rapports entre les deux amoureux continuèrent, avec des regards
+échangés entre les fenêtres de l'auberge et celles de la maisonnette,
+avec des entrevues furtives et dangereuses. Ces relations duraient
+depuis un peu plus d'une année. Le 17 février 1786, Burns écrivait à
+son ami John Richmond, à Édimbourg: «J'ai quelques très importantes
+nouvelles en ce qui me concerne, pas des plus agréables; ce sont des
+nouvelles que sûrement vous ne pouvez pas deviner; je vous en donnerai
+des détails une autre fois[259]». C'est le premier indice des
+tribulations et des orages qui allaient éclater. Jane était enceinte.
+C'était un coup terrible! C'était la ruine; c'était bien pis encore!
+La ruine, elle était déjà venue; la récolte de 1785 avait été manquée
+et les deux frères, à bout de ressources, avaient compris et s'étaient
+dit qu'ils ne pouvaient aller beaucoup plus longtemps. Mais ce nouveau
+coup c'était la ruine dans la ruine, le naufrage, la perdition.
+Brusquement les conséquences se déroulaient autour des deux amoureux;
+ils étaient debout dans l'âpre moisson de leur faute. C'était une
+nouvelle tristesse à apporter au foyer de Mossgiel. Qu'allait devenir
+Jane quand il faudrait faire cet aveu chez elle, à son père surtout?
+Et derrière ces scènes cruelles, quand leur malheur, déjà trahi par
+leurs visages troublés, courrait le pays dans quelques semaines,
+c'était la masse confuse du scandale, des reproches, des ironies, des
+affronts, des humiliations, qui allait éclater. Ils pouvaient déjà en
+entendre le flot derrière cette muraille de quelques jours. Et ces
+avanies se chargeraient de toute la rancune des dévots. C'étaient
+toutes les angoisses et les affres, tout le drame des grossesses de
+filles, qui fait passer les égarements dans l'esprit et obtient des
+mères qu'elles tuent leur enfant.
+
+ [Note 259: _To John Richmond_, 17 February 1786.]
+
+Dans l'âme excessive et surexcitée de Burns, ces prévisions se
+déchaînèrent en un véritable affolement. Il ne songea plus qu'à
+quitter le pays, à fuir tout droit devant lui, comme un boeuf taonné.
+De quels reproches, de quelles récriminations, de quelle querelle
+entre les deux amants ce désespoir se compliqua-t-il? Il n'en reste de
+trace qu'un lambeau de lettre déchirée, incomplet mais douloureusement
+cruel. «Contre deux choses je suis aussi décidé que le destin: rester
+dans le pays et la reconnaître pour ma femme! La première chose, par
+le ciel, je ne la ferai pas:--la seconde, par l'enfer, je ne la ferai
+jamais. Un bon Dieu vous protège et vous rende aussi heureux que le
+désire ardemment en pleurant l'amitié qui s'éloigne. Si vous voyez
+Jane, dites-lui que je la rencontrerai, ainsi m'aide Dieu en mon heure
+de besoin[260]». C'est la dernière amertume quand, au fond d'une faute
+commune, un homme et une femme, au lieu de trouver une tristesse
+partagée et une tendresse accrue par un besoin et une pensée de
+soutien mutuel, rencontrent l'acrimonie et la discorde.
+
+ [Note 260: _To James Smith, Mauchline._]
+
+Cette fuite, cet abandon de Jane eût été une lâcheté. Cette pensée
+d'ailleurs ne semble avoir été qu'un mauvais éclair. Lockhart raconte
+que, ainsi que les derniers mots de la lettre le montrent, Burns eut
+avec sa maîtresse une entrevue. Les prières et les larmes de la pauvre
+fille vainquirent le serment fait par l'Enfer. «Le résultat de cette
+entrevue fut ce qu'on pouvait attendre de la tendresse et de la
+virilité des sentiments de Burns. Toute crainte de tribulations
+personnelles céda aussitôt aux pleurs de la femme qu'il aimait[261]».
+Pour réparer autant qu'il était possible la faute commise et détourner
+la tempête prévue, il lui donna par écrit une sorte de déclaration de
+mariage, qui suffit, selon la loi écossaise[262], pour constituer un
+mariage irrégulier, mais parfaitement valide. Avec ce papier, Jane et
+lui étaient considérés comme mariés; tout s'arrangeait. Un accident de
+ce genre était alors trop ordinaire dans les villages de l'Écosse pour
+qu'on s'en inquiétât beaucoup: pourvu que le mariage fût au bout de la
+grossesse, les choses étaient réputées régulières[262].
+
+ [Note 261: Lockhart, _Life of Burns_, p. 82.]
+
+ [Note 262: R. Chambers, tom. I, p. 237.]
+
+Mais le drame ne faisait que se compliquer au moment où on pouvait le
+croire terminé. L'obstacle vint d'où on ne l'aurait sûrement pas
+attendu. William Armour refusa de reconnaître cet engagement et
+préféra voir sa fille déshonorée plutôt que mariée à celui qui l'avait
+séduite. Il n'avait jamais aimé Burns et il le voyait de nouveau sur
+le bord de la misère, sans avenir[263]. Burns reconnut qu'il était
+dénué de ressources. Il offrit d'aller à la Jamaïque chercher à s'en
+créer, et de revenir dans quelques années reprendre Jane; les
+arrangements de cette sorte ne sont pas aussi rares en Angleterre
+qu'ils peuvent nous le paraître[264]. Si on n'acceptait pas cette
+proposition, il offrit de travailler comme un simple ouvrier pour
+nourrir sa femme et l'enfant attendu. Il ne semble pas qu'il ait songé
+aux étonnantes poésies entassées dans le tiroir de la petite table de
+Mossgiel. William Armour fut inflexible. Sa conduite a été jugée dure,
+étroite et précipitée. Peut-être n'est-elle pas sans excuses, ni sans
+explication. Burns était un gendre fait pour dérouter et effaroucher
+maint homme plus intelligent que le maître maçon de Mauchline. Il
+devait lui apparaître comme un mauvais garnement impie, misérable,
+destiné à toujours l'être et à entraîner sa fille dans son indigence
+et dans son immoralité.
+
+ [Note 263: Walker. _Life of Burns_, p. LVII.]
+
+ [Note 264: Lockhart. _Life of Burns_, p. 83.]
+
+La décision suprême était suspendue aux lèvres de Jane. Après tout,
+elle était maîtresse de son choix. Si, avec la profonde tendresse
+féminine, avec la foi en l'homme qu'elle devait connaître mieux que
+son père, et la vaillance que l'amour inspire en face des avenirs
+nébuleux, elle avait voulu être la femme de Burns, elle le pouvait.
+Sans doute son père violenta sa réponse; sans doute elle ressentit ces
+défaillances d'énergie que donne la confusion d'une faute; peut-être
+la réponse de sa voix fut-elle loin du souhait de son coeur. Elle céda
+pourtant, livra le papier sur lequel leurs deux noms réunissaient
+leurs deux existences[265]. L'engagement fut remis par William Armour
+à M. Aiken. Celui-ci le détruisit-il réellement? Il suffit que Burns
+l'ait cru. La destruction matérielle du contrat signifiait pour lui la
+rupture de la foi jurée, et que Jane se reprenait de lui, à ce qu'il
+croyait alors, pour jamais.
+
+ [Note 265: Lockhart. _Life of Burns_, p. 83.]
+
+Pendant ces quelques semaines, Burns souffrit beaucoup. Cependant,
+tant que le papier n'était pas détruit, il y avait un lien entre Jane
+et lui. Quand il apprit qu'on avait découpé leurs deux noms du
+contrat, il en reçut un coup terrible. Il écrivait le lendemain du
+jour où il en fut informé: «À propos, le vieux Mr Armour a persuadé à
+Mr Aiken de mutiler ce malheureux papier, hier. Le croiriez-vous? Bien
+que je n'eusse ni un espoir, ni même un désir de la faire mienne après
+sa conduite, cependant, quand il me dit que les noms étaient coupés du
+papier, mon coeur mourut en moi; il me coupa les veines avec cette
+nouvelle. Que la perdition saisisse la fausseté de cette femme[266]».
+Une scène cruelle[267]: le vieux maçon, dur et vindicatif, annonçant
+lui-même à Burns qu'on a mutilé le contrat, lui donnant des détails,
+qui sait? les inventant, mentant peut-être; et Burns, chez lequel les
+palpitations et les bonds du coeur étaient désordonnés, effrayants,
+bouleversé, défaillant, et, avec son orgueil, essayant de cacher sa
+torture. À partir de ce moment, il changea sa signature; cette lettre
+est paraphée: «Burns» au lieu de Burness; comme s'il voulait laisser à
+jamais derrière lui ce nom qu'on avait pris en vain. Il ne le reprit
+plus[268]. En même temps, pour rendre la séparation des amoureux plus
+définitive et éviter les scènes qui auraient pu amener une entente, le
+père Armour envoya sa fille à Paisley, chez un oncle, charpentier
+là-bas[269]. Toutes ces émotions, les scènes entre les deux amants,
+l'engagement, l'aveu de Jane chez elle, la rupture, le départ sont
+contenus dans quelques semaines, depuis la fin de février jusqu'à la
+fin de mars 1786.
+
+ [Note 266: _To John Ballantine_, April 1786.]
+
+ [Note 267: R. Chambers, tom. I, p. 237-38.]
+
+ [Note 268: R. Chambers, vol. I, p. 140.--Scott Douglas, tom.
+ I, p. 293.]
+
+ [Note 269: Chambers, vol. I, p. 259.]
+
+Le mois d'avril 1786 est dans l'histoire de Burns un mois de torture
+et de démence. Lorsqu'il apprit l'abandon et la faiblesse de Jane, sa
+peine fut d'une véhémence inouïe, comme on pouvait l'attendre d'un
+homme chez lequel les moindres émotions étaient extrêmes. Ce fut
+d'abord de la stupeur, un engourdissement de la souffrance par la
+force du coup qui l'assénait. Mais c'était une nature trop puissante
+pour que cet accablement durât. Ce fut alors une tempête de désespoir
+et d'affliction qui l'emporta jusqu'aux rivages de la folie. Chaque
+fois qu'il a parlé de cette cruelle période de sa vie, il ne l'a
+jamais fait sans qu'un frisson de l'ancienne angoisse n'ait ressaisi
+son coeur; il en a gardé un souvenir analogue à celui que les marins
+gardent des heures où ils ont failli sombrer. Les images qui lui
+viennent sont toutes empruntées aux fureurs de l'Océan et suggèrent
+l'idée d'une barque en péril et sans boussole. Évidemment, il avait
+conservé la sensation d'une âme désemparée, affolée, à la merci des
+convulsions d'une formidable souffrance.
+
+On a publié récemment, pour la première fois, une lettre où il retrace
+les phases de cette épreuve. Elle commence par une raillerie
+découragée de lui-même et de sa destinée, et par un récit de son amour
+enveloppé dans une plaisanterie brutale, presque grossière et
+douloureuse. Peu à peu cependant, il laisse tomber son rire; le style
+monte, grandit dans un mouvement où l'ironie passe encore mais comme
+emportée dans un tourbillon de colère; et la lettre se termine par de
+puissantes images de bouleversement et de chaos.
+
+ Tristes et douloureuses, Monsieur, ont été mes tribulations en
+ ces temps derniers, et nombreux et perçants mes chagrins. Si ce
+ n'avait été pour la perte que ce monde aurait faite en perdant un
+ si grand poète, il y a longtemps que j'aurais imité un homme
+ beaucoup plus sage que moi, le fameux Achitophel de prévoyante
+ mémoire, quand «il s'en retourna chez lui et mit sa maison en
+ ordre[270]». J'ai perdu, Monsieur, le plus cher des trésors
+ terrestres, le plus grand bonheur ici-bas, le dernier, le
+ meilleur don qui compléta la félicité d'Adam dans le jardin béni,
+ j'ai perdu--j'ai perdu--ma main tremblante refuse son office,
+ l'encre épouvantée remonte dans la plume--ne l'annoncez point
+ dans Gath[271]--j'ai perdu--une--une--une femme!
+
+ [Note 270: _Samuel_, liv. I, chap. XVII, 28.]
+
+ [Note 271: _Samuel_, liv. II, chap. I, 20.]
+
+ La plus belle des créatures de Dieu, la dernière et la meilleure!
+ Maintenant tu es perdue.
+
+ Vous avez sans doute, Monsieur, entendu parler de mon histoire
+ avec toutes ses exagérations--mais comme mes actions et mes
+ motifs d'action sont particulièrement comme moi, et comme ce moi
+ est particulièrement différent de tous les autres, je vous
+ demande de m'accorder un moment de loisir et une larme inoccupée
+ pour que je vous raconte mon histoire à ma façon.
+
+ J'ai été toute ma vie, Monsieur, un des fils du désappointement,
+ gens à l'air triste, à la longue face. Une étoile maudite a
+ toujours occupé mon zénith et versé sa funeste influence, selon
+ l'énergique malédiction du prophète. «Et vois, tout ce qu'il
+ tentera ne prospérera pas[272]». J'atteins rarement où je vise,
+ et si j'ai besoin de quelque chose, je suis à peu près sûr de ne
+ pas le trouver là où je le cherche. Par exemple, si j'ai besoin
+ de mon couteau, je tire de ma poche vingt objets: un coin à
+ charrue, un clou de fer à cheval, une ancienne lettre, un lambeau
+ de rimes, bref tout, sauf mon couteau, et celui-ci, à la fin,
+ après une recherche pénible et inutile, je le trouverai dans le
+ coin insoupçonné d'une poche insoupçonnée, comme si on l'avait
+ mis à l'écart exprès. Malgré tout, Monsieur, depuis longtemps je
+ tournais un regard de convoitise vers ce bonheur inestimable: une
+ femme. L'eau me venait délicieusement à la bouche de voir un
+ jeune gars, après quelques contes niais et quelques lieux communs
+ débités par un Monsieur en noir, s'en aller coucher avec une
+ jeune fille, sans que personne osât y trouver à redire; tandis
+ que moi, juste pour avoir fait la même chose, sauf cette
+ cérémonie, je suis devenu l'objet de la risée de tout le
+ Dimanche, et je suis insulté comme un pick-pocket. Je n'ignorais
+ pas cependant que, si ma fortune à mauvaise étoile avait le vent
+ de mon désir matrimonial, mes projets s'en iraient au néant. Pour
+ empêcher cela, je résolus de prendre mes mesures avec tant de
+ caution et de précaution que toutes les planètes malignes de
+ l'Hémisphère ne pourraient pas ruiner mes projets[273].
+
+ [Note 272: Nous n'avons pas trouvé cette citation exacte
+ dans la _Cruden's Concordance_; il y a d'ailleurs dans la
+ Bible des expressions analogues qui reviennent à plusieurs
+ reprisés. Deut. 28, 29, Ps. I, 3.]
+
+ [Note 273: _To John Arnot of Dalquatswood_, April 1786.]
+
+Puis, avec une grande crudité de termes et toutes sortes de
+comparaisons à double entente et d'un goût douteux sur les escarpes,
+les contre-escarpes, les bastions et tous les détails d'un siège et
+d'un assaut de citadelle, il raconte qu'il avait pris ses précautions
+pour déjouer le mauvais vouloir de sa mauvaise fortune et rendre son
+mariage inévitable. Il laisse entendre qu'il n'a pas eu, tout le
+temps, d'autre chose en vue. On le prend ici sur le fait d'une de ces
+mille faiblesses secondaires qu'une première faute amène avec elle, et
+qui en sont les menues branches. Ce qu'il dit là est faux. Il cédait
+au besoin d'expliquer et de pallier son aventure. En réalité il
+n'avait jamais eu la pensée d'épouser Jane et le serment fait plus
+haut le prouve suffisamment. C'est le résultat fatal d'une de ces
+défaillances, qu'on est obligé de défendre contre elle le reste de sa
+vie et de la combattre, dans l'esprit de ceux surtout qui vous
+estiment, par des explications ou des atténuations qui déforment la
+vérité. Quand on fait un plaidoyer pour soi-même, on est exposé à tous
+les défauts de l'avocat et on perd les excuses qu'il a. Toute cette
+partie de lettre est mêlée d'un ricanement pénible et presque
+grossier. La seconde partie, où il parle de ce qu'il a éprouvé quand
+sa promesse fut rejetée, est vraiment, en dépit de ses comparaisons
+trop poussées, une terrible peinture de désespoir.
+
+ «Comment j'ai supporté tout cela? On peut seulement l'imaginer.
+ Toutes les ressources de la description restent loin, loin en
+ arrière. Il y a, en tout temps, une bonne part de folie dans la
+ composition d'un poète, mais, dans cette occasion, j'étais sur
+ dix parties, neuf parties et neuf dixièmes fou à lier. D'abord je
+ demeurai figé dans une stupeur insensible, silencieux, sombre,
+ comme la femme de Loth, changée en sel dans la plaine de
+ Gomorrhe. Mais c'est surtout mon second paroxysme qui rend pauvre
+ toute description. La débâcle de l'Océan arctique quand le retour
+ du soleil dissout les chaînes de l'hiver et, détachant des
+ montagnes de glace longuement accumulée, bouleverse avec des
+ craquements affreux l'abîme écumant; des images comme celle-là
+ donnent une faible idée de ce qu'était la situation de mon âme.
+ Mes facultés enchaînées, tout d'un coup lâchées, mes passions
+ affolantes s'élevant à une décuple fureur, passèrent par dessus
+ leurs rives, avec une force impétueuse, irrésistible, balayant
+ devant elles tous les obstacles et tous les principes. La
+ Prudence était un appel inaperçu dans l'ouragan qui passe; la
+ Raison un élan bramant dans les tourbillons du Maelström, la
+ Religion un castor se débattant faiblement dans les chûtes
+ rugissantes du Niagara. Je reniai le premier moment de mon
+ existence; j'exécrai la faiblesse et la folie d'Adam pour ce
+ présent, agréable à l'oeil, mais exhalant le poison, qui l'avait
+ ruiné et m'avait perdu; je suppliai les flancs de la nuit
+ inanimée de se refermer sur moi et tous mes chagrins.
+
+ Une tempête naturellement se dissipe en soufflant. Mes passions
+ épuisées retombèrent graduellement en un calme blafard et, par
+ degrés, je suis rentré dans le chagrin assoupi par le temps d'un
+ homme veuf qui, essuyant les pleurs décents, relève ses yeux usés
+ par le chagrin pour chercher--une autre femme.
+
+ Tel est l'état de l'homme; aujourd'hui bourgeonnent sur lui
+ Les tendres feuilles de son espérance; demain, il fleurit
+ Et il porte sa parure empourprée, abondante, sur lui;
+ Le troisième jour arrive une gelée, une gelée meurtrière
+ Qui mord sa racine et alors il tombe comme moi[274].
+
+ [Note 274: Ce sont les vers fameux de Wolsey. Shakspeare,
+ _Henri VIII_, acte III, scène II.]
+
+ Telle est, Monsieur, cette ère fatale de ma vie. «Et il arriva
+ que comme j'attendais la douceur, voici l'amertume; et comme
+ j'attendais la lumière, voici les ténèbres[275]».
+
+ [Note 275: _Job_, XXX, 26. Les citations de Burns ne sont
+ pas toujours très fidèles. La phrase qui se trouve dans son
+ texte est «And it came to pass that when I looked for sweet
+ behold darkness». Le texte de la traduction anglaise est
+ «When I looked for good, then evil came _unto me_, and when
+ I waited for light, there came darkness».]
+
+ Mais ce n'est pas tout. Déjà les bassets saints, la meute à
+ fornication, commencent à quêter la voie et je m'attends à chaque
+ instant à les voir lâchés et à les entendre derrière moi donner
+ de la voix. Mais comme je suis un vieux renard je leur donnerai
+ des détours et des ruses et, bientôt, j'ai l'intention d'aller me
+ terrer dans les montagnes de la Jamaïque.
+
+C'est qu'effectivement la Kirk-Session avait déjà vent de toute
+l'aventure. Rien ne donne la sensation directe de la rapidité
+d'information et de l'inquisition de ces singuliers tribunaux comme
+les procès-verbaux où sont enregistrées les diverses phrases de
+l'histoire de Burns et de Jane Armour. Ce fut notre bonne fortune
+d'arriver à Mauchline au moment où le ministre de la paroisse, le
+Révérend Edgard, préparait ses études sur la vie religieuse en Écosse;
+et c'est un de nos bons souvenirs que le soir où, après avoir entendu
+une de ses substantielles conférences sur tout ce vieux monde disparu,
+nous découvrîmes, en feuilletant avec lui ces cahiers jaunis, ces
+souvenirs qui, à notre connaissance, paraissent pour la première fois
+dans une biographie du poète. Voici le début et les premiers indices:
+
+ Avril, le 2.--La session étant informée qu'on dit que Jane
+ Armour, femme non mariée, est enceinte, et qu'elle a disparu de
+ l'endroit où elle demeurait récemment pour aller résider
+ ailleurs, la session pense qu'il est de son devoir de faire une
+ enquête sur la vérité on la fausseté de cette rumeur.
+
+ Dans l'intervalle, elle charge deux de ses membres, à savoir
+ James Lamie et William Fisher, d'aller entretenir, à ce sujet,
+ les parents qui, elle l'espère, seront disposés à prêter leur
+ concours à la session, comme cela est le devoir et comme il sied,
+ et feront leur déclaration.
+
+ * * * * *
+
+ «Avril, le 9.--James Lamie expose qu'il a parlé à Mary Smith,
+ mère de Jane Armour, qui lui a dit qu'elle ne soupçonnait pas sa
+ fille d'être enceinte, que celle-ci était allée à Paisley pour
+ voir ses parents et qu'elle ne tarderait pas à rentrer».
+
+Il n'est pas inutile de remarquer qu'un des deux membres chargés de
+cette délicate mission était le fameux _Holy Willie_, lui-même,
+l'homme à la prière. Le digne homme put avoir de bien douces
+dégustations de fiel en pensant à cette nouvelle imprudence de son
+ennemi. Au moment de la satire, on n'avait pas pu atteindre ce méchant
+gars, mais voici qu'il s'offrait de lui-même. «Malheureusement pour
+moi, dit Burns au moment où il se félicite d'avoir échappé à
+l'artillerie de la session, malheureusement pour moi mes sottes
+escapades m'amenèrent, par un autre côté, juste en face et à portée de
+leurs plus lourds projectiles[276]». Nous aurons, dans les mêmes
+extraits, la suite de cette histoire. En attendant on voit que rien ne
+manquait aux tribulations de Burns, et que les anxiétés l'assaillaient
+au dehors comme au dedans.
+
+ [Note 276: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Cette période de sa vie fut vraiment en proie à un chagrin indicible,
+qui ne se ramassait pas en quelques heures douloureuses, mais qui se
+répandait dans tous les instants. Dans ses lettres les plus
+insignifiantes, il affleure à la surface entre les formules les plus
+banales. «Rappelez-vous un pauvre poète luttant, dans vos prières. Il
+attend, avec crainte et tremblement, ce moment important pour lui, qui
+peut-être frappera la médaille de l'empreinte d'une disgrâce éternelle
+pour votre humble, affligé, tourmenté, Robert Burns[277]». Et dans une
+autre lettre: «Ce sont les sentiments plaintifs, naturels à un coeur
+que, ainsi que l'élégant et touchant Gray le dit, la mélancolie a
+marqué pour un des siens[278]». Cette tristesse était devenue chez lui
+une idée fixe qui se saisissait des moindres faits et leur donnait
+l'aspect inquiétant d'un présage funeste ou d'une affligeante leçon.
+En labourant un champ, si sa charrue bouleverse un pied de
+pâquerettes, aussitôt le rapprochement s'offre à des yeux fixés
+toujours sur la même pensée.
+
+ [Note 277: _To Mr Mac Whinnie_, 17th April, 1786.]
+
+ [Note 278: _To Mr John Kennedy_, 20 April 1786. L'expression
+ se trouve à la fin de l'_Elegy written in a Country
+ Churchyard_.]
+
+ Petite modeste fleur, cerclée de cramoisi,
+ Tu m'as rencontré dans une heure mauvaise,
+ Il a fallu que j'écrase dans la poussière
+ Ta tige mince:
+ T'épargner maintenant n'est plus en mon pouvoir,
+ Toi jolie perle.
+
+ Toi-même, toi qui gémis sur le destin de la pâquerette,
+ Ce destin est le tien, à une date prochaine,
+ Le soc de l'âpre Ruine arrive droit
+ En plein sur ta jeunesse,
+ Bientôt, être écrasé sous le poids du sillon
+ Sera ta destinée[279].
+
+ [Note 279: _To a Mountain Daisy._]
+
+Mais cette image, d'une mélancolie gracieuse, ne lui suffit pas; il y
+en a une seule qui rend ce qu'il y a de démesuré et de tourmenté dans
+son chagrin: c'est la plus complète image de l'impuissance de l'homme,
+toujours la même, celle qui est empruntée aux tempêtes de mer. Il
+s'est détourné de la donnée de la pièce et de la suite naturelle des
+comparaisons, pour introduire, de force, hors de sa place, l'image
+qu'il porte partout avec lui et dont il ne peut se débarrasser:
+
+ Tel est le destin de l'humble barde,
+ Sur le rude Océan de la vie, sous une mauvaise étoile,
+ Il est inhabile à consulter la carte
+ Du savoir prudent,
+ Jusqu'à ce que les houles l'emportent,
+ Que les rafales soufflent dur,
+ Et qu'il succombe[279].
+
+Cet état d'esprit produisit toute une série de poèmes d'une teinte
+funèbre et dont les titres suffisent à indiquer les sujets: _à la
+Ruine_, _Désespoir_, _Lamentation_. Ils sont tous éloquents. La
+plupart sont très personnels et, comme il arrive souvent chez Burns,
+pleins de détails fournis par les circonstances dans lesquelles ils
+ont été écrits. On y reconnaît le milieu et la saison. Dans une de ces
+pièces, c'est le printemps dans les champs, avec ses gaîtés de fleurs
+et d'oiseaux et son réveil d'occupations rustiques. La nature réjouie
+voit sa robe reprendre ses couleurs vernales et sa chevelure de
+feuillage ondule dans la brise, toute fraîche de rosée. Une fête est
+partout; la violette et la primevère fleurissent; le merle et le linot
+chantent; le laboureur excite gaiement son attelage et la joie est
+avec le semeur attentif qui fait de grands pas. Mais le pauvre poète
+blessé glisse à travers ces scènes comme un fantôme épuisé de douleur,
+et pour lui la vie est un songe fatigant, le songe d'un homme qui ne
+s'éveille jamais:
+
+ Viens, Hiver, avec ton hurlement courroucé,
+ Et, furieux, ploie l'arbre dénudé;
+ Tes ténèbres calmeront mon âme désolée,
+ Quand la nature entière sera triste comme moi[280].
+
+ [Note 280: _Song, composed in Spring._]
+
+Parfois, comme dans la _Lamentation_, c'est la nuit; tandis que les
+mortels dorment soulagés de leurs soucis, errant dans la campagne il
+cherche, dans la solitude et la vue des endroits familiers, cette
+recrudescence déchirante et étrangement poursuivie dont nous aimons à
+sentir nos regrets s'aviver. La pâle lune luit silencieusement et,
+sous sa blême et froide clarté, il vient se lamenter de ce que la vie
+et l'amour ne soient qu'un songe. Il raconte ses nuits sans sommeil et
+harassées de chagrin, et ses matins où il voit s'allonger la file des
+heures pénibles et lentes; jusqu'à ce que l'image des heures
+amoureuses lui revienne et que le souvenir des moments heureux le
+ressaisisse[281].
+
+ [Note 281: _The Lament, occasioned by the unfortunate issue
+ of a friend's Amour._]
+
+ Ô toi, orbe pâle, qui brilles silencieux,
+ Tandis que sommeillent les mortels délivrés de leurs soucis,
+ Tu vois un malheureux qui languit intérieurement
+ Et erre ici pour gémir et pleurer!
+ Chaque nuit, je tiens veillée avec la Douleur,
+ Sous tes rayons blêmes, sans chaleur;
+ Et je me plains, en lamentations profondes,
+ Que la vie et l'amour ne sont qu'un songe.
+
+ Oh! se peut-il qu'elle ait un coeur si bas,
+ Si perdu à l'honneur, si perdu à la foi,
+ Qu'elle abandonne l'amant le plus épris,
+ L'époux à qui sa jeunesse s'est liée?
+ Hélas! le sentier de la vie peut être rude!
+ Sa route peut la conduire à travers d'âpres détresses!
+ Qui alors adoucira ses angoisses et ses peines,
+ Qui partagera ses chagrins pour les diminuer?
+
+ Le matin, qui annonce l'approche du jour,
+ M'éveille pour le labeur et la douleur;
+ Je vois, en longue série, les heures
+ Où je dois souffrir, se traîner lentement;
+ Mainte angoisse, mainte torture,
+ Cortège affreux du souvenir,
+ Tordront mon âme, avant que Phoebus s'abaissant
+ Ne baise au loin la mer occidentale.
+
+ Et quand, la nuit, je me jette sur ma couche,
+ Meurtri, harassé de soucis et de chagrin,
+ Mes nerfs brisés de fatigue, mes yeux usés de larmes
+ Veillent comme les voleurs nocturnes:
+ Ou si je sommeille, l'imagination, maîtresse,
+ Règne, farouche, hagarde, folle d'épouvante:
+ Même le jour, malgré ses amertumes, est un soulagement
+ Après ces nuits qui respirent l'horreur.
+
+Dans le _Désespoir_, pièce composée peut-être après les autres, en un
+de ces moments où la douleur tend à se généraliser en réflexions et
+s'infiltre, pour ainsi dire, dans les idées, la souffrance devient une
+vue pessimiste de la vie humaine.
+
+ Accablé de chagrin, accablé de souci,
+ Fardeau plus lourd que je ne puis porter,
+ Je m'assieds à terre et je soupire:
+ «Ô vie, tu es une charge douloureuse,
+ Sur une route âpre et fatigante,
+ Pour des malheureux tels que moi!
+ Quand je jette mon regard dans le sombre passé,
+ Quelles scènes pénibles apparaissent!
+ Quelles peines nouvelles peuvent me percer?
+ J'ai trop lieu de les redouter!
+ Toujours soucieux, désespérant,
+ Tel est mon sort amer:
+ Mes douleurs ici-bas ne se fermeront
+ Que lorsque se fermera ma tombe.
+
+ Ô jours enviables, jours de jeunesse,
+ Vous qui dansiez insouciants dans le labyrinthe du plaisir,
+ Ignorant le souci et le mal!
+ Pourquoi vous échanger contre des moments plus mûrs,
+ Pour sentir les folies et les crimes
+ Des autres ou les miens propres!
+ Et vous, petits enfants, qui innocemment jouez
+ Comme des linots dans les buissons,
+ Vous ne savez pas quels maux vous demandez
+ Quand vous désirez être des hommes;
+ Les pertes, les peines,
+ Qui saisissent l'homme mûr;
+ Rien que des alarmes, rien que des larmes
+ Pour la vieillesse obscurcie[282]!»
+
+ [Note 282: _Despondency, an ode._]
+
+Cette désespérance atteint son apogée dans un appel à la mort, au-delà
+duquel il n'y a plus que le suicide.
+
+ «Et toi, puissance hideuse, abhorrée par la vie,
+ Tant que la vie a un plaisir à offrir,
+ Oh! écoute la prière d'un misérable!
+ Je ne recule plus épouvanté, je n'ai plus peur;
+ Je brigue, je mendie ton aide amicale,
+ Pour clore cette scène de souci!
+ Quand donc mon âme, dans une paix silencieuse,
+ Terminera-t-elle le jour attristé de la vie?
+ Quand mon coeur lassé cessera-t-il ses battements,
+ Refroidi, pourrissant dans l'argile?
+ Plus de crainte, plus de larmes,
+ Pour souiller mon visage inanimé,
+ Embrassé et serré
+ Dans ton étreinte glaciale![283]
+
+ [Note 283: _To Ruin._]
+
+Toutes ces pièces et la lettre que nous citions plus haut sont d'avril
+et de mai 1786. Ces productions véritablement désespérées sont serrées
+les unes contre les autres dans le court espace de quelques semaines.
+Il n'y avait évidemment pas de repos pour l'esprit misérable de Burns
+dans l'intervalle de l'une à l'autre; sa douleur ne prit pas haleine
+une seule fois. À la surface, il resta gai; sa fierté et son
+excitabilité sociale le soutenaient. Il chercha à oublier ou tout au
+moins à s'étourdir, et probablement cette maudite époque de sa vie est
+responsable de l'habitude de boire qui lui devint plus tard funeste.
+En effet Gilbert dit que, ni pendant le séjour à Tarbolton, ni pendant
+le séjour à Mauchline jusqu'au moment où il devint auteur, il ne le
+vit pas une seule fois en état d'ivresse, et il attribue le changement
+survenu dans sa conduite à ce que, devenant célèbre, il fut plus
+recherché[284]. Ce motif est à peine plausible. Burns était depuis
+longtemps aimé dans son entourage, assez connu dans les villages
+voisins, assez fêté de toutes parts pour qu'il n'y eût de réunion sans
+qu'il y fût et sans qu'il en devînt aussitôt le roi. Il y avait beaux
+jours que les occasions l'assaillaient, et s'il avait résisté à celles
+qu'il avait rencontrées, il pouvait résister à toutes. Assurément, il
+ne faisait pas fi d'un gobelet de whiskey, «l'âme des jeux et des
+caprices[285]», et il aimait John Barleycorn le roi des grains. Mais
+c'était dans la mesure où, depuis qu'en faisant fermenter le raisin ou
+l'orge l'homme a trouvé le moyen de faire aussi fermenter sa pensée,
+il semble qu'il soit permis, tant cela est universel et naturel, de
+surexciter son imagination et de tendre, au-dessus des tristesses de
+la vie, un léger arc-en-ciel de joie factice. C'était dans la mesure
+où boire avec un compagnon noue plus rapidement les connaissances et
+fait plus rapidement mûrir l'amitié.
+
+ [Note 284: _Gilbert's Narrative._]
+
+ [Note 285: _Scotch Drink._]
+
+ Nous ferons résonner la mesure de quatre,
+ «Nous la baptiserons avec de l'eau fumante,
+ Et puis, nous nous asseoirons et nous boirons notre coup
+ Pour nous réjouir le coeur;
+ Et ma foi, nous aurons fait meilleure connaissance
+ Avant que nous nous quittions[286].»
+
+ [Note 286: _Second Epistle to John Lapraik._]
+
+Mais il n'avait jamais outrepassé les limites et n'avait cherché, dans
+les cabarets de village que la compagnie d'amis, et dans la boisson
+qu'un pétillement de verve. C'est pendant ces semaines mauvaises qu'il
+semble qu'il se soit mis, pour la première fois, à boire lourdement,
+qu'il ait cherché dans l'ivresse non plus la surexcitation mais la
+stupeur. Afin de trouver l'oubli, il a été jusqu'au point où
+s'engourdissent du même coup la pensée et la souffrance. Il s'est jeté
+dans des orgies plus épaisses, avec une sorte de fureur et de bravade
+farouche. Il a apporté dans la boisson, ce besoin de défi qui pousse
+les amoureux; il a parié de boire plus que les autres; il a fait
+toutes les extravagances de tant de pauvres coeurs qui ont cru
+s'étourdir. Il le dit lui-même: «J'ai essayé souvent de l'oublier, je
+me suis plongé dans toutes sortes de désordres et d'orgies: réunions
+maçonniques, assauts de boissons et autres folies pour la chasser de
+ma tête, mais tout a été vain![287]» Ce n'est plus la légère
+excitation faite presque entière de rire, de paroles et de verve
+bruyante, dans laquelle sa nature exubérante se plaisait; c'est la
+vraie ivresse, celle qui va jusqu'au bout et continue à outrance,
+jusqu'à ce que la raison, la parole, l'être entier chancelle et que le
+dernier mot appartienne à la boisson. Gilbert avait raison en disant
+que son frère n'avait connu cette dégradation qu'au moment où il
+devint auteur. Il se trompe sur les causes qui l'y ont poussé. Burns,
+hélas! n'est pas le seul des poètes que «les voeux brisés d'une femme
+sans foi[288]» aient poussé dans cette voie fatale, où maints ont
+laissé leur santé, et quelques-uns leur génie.
+
+ [Note 287: _To Mr David Brice_, 12th June, 1786.]
+
+ [Note 288: _The Lament._]
+
+ * * * * *
+
+En voyant les ravages que cet amour a faits dans le coeur de Burns et
+en songeant à la place qu'il a tenue dans la suite de sa vie, il est
+impossible de ne pas se demander ce que fut cette passion si
+cruellement despotique, ce qu'était la femme qui l'a inspirée. Elle ne
+semble pas avoir été belle. Brune, avec des cheveux noirs épais et des
+yeux noirs brillants, ce qui frappe en elle c'est quelque chose de
+bien pris et de net dans les formes du corps, d'alerte et de ferme
+dans l'allure, la grâce qui ressort de mouvements souples, d'un pas
+libre et décidé. Burns faisait allusion à cette élégance de tournure
+quand, en parlant de la Nymphe de la _Vision_, il disait:
+
+ «Sa robe--en tartan brillant--coulait, descendait,
+ Laissant voir simplement la moitié de sa jambe;
+ Et quelle jambe! ma jolie Jane
+ Seule aurait la pareille,
+ Si droite, si effilée, si bien prise, si nette;
+ Aucune autre n'en approchait[289].»
+
+ [Note 289: _The Vision._]
+
+Elle conserva jusqu'avant dans la vie la jeunesse de démarche et
+l'activité qui avaient été son grand attrait. Il est probable
+cependant qu'elle avait dans les manières quelque chose de vif et de
+séduisant, et cette gaîté de caractère dont le charme est grand. Son
+esprit était ordinaire et on pourrait croire, si l'on s'en tenait à
+ses premières relations avec Burns, que son coeur l'était encore
+davantage.
+
+Et cet amour lui-même, quelle place occupe-t-il dans la nomenclature
+des amours de Burns? Violent, véhément, sincère, il le fut sans doute;
+mais ce sont là des caractères qui peuvent être communs à bien des
+passions dont l'essence est différente. Si on regarde d'un peu plus
+près celui-ci, on ne tarde pas à voir qu'il relevait presque
+exclusivement des sens. Ce qui frappe dans les pièces qui s'y
+rattachent, c'est le ton voluptueux qui y domine. Elles sont faites
+uniquement de sensations physiques, contenues dans des expressions
+brûlantes.
+
+ Ce ne sont pas des pensées poétiques, feintes et vaines,
+ Qui réclament mes tristes lamentations délaissées de l'amour;
+ Ce n'est pas un pipeau de berger, des chants d'Arcadie,
+ Ni des tortures imaginaires, bizarres et faibles;
+ La foi échangée, la flamme mutuelle,
+ Les pouvoirs célestes souvent attestés,
+ Le tendre nom de père qui m'était promis,
+ C'étaient là les gages de mon amour.
+
+ Quand ses bras étreignants m'encerclaient,
+ Comme les instants extasiés s'envolaient!
+ Combien j'ai souhaité les charmes de la fortune
+ Pour l'amour de ma chérie, de ma seule chérie!
+ Et faut-il que je le pense! est-elle partie
+ La fierté secrète de mon coeur joyeux,
+ Et entend-elle, insouciante, mes plaintes,
+ Et est-elle à jamais, à jamais perdue?[290]
+
+ [Note 290: _The Lament._]
+
+Les souvenirs auxquels se complaisent ces «pensées qu'il rassemble
+comme un trésor[290]», ont parfois une infinie douceur de caresse,
+parfois un emportement de lascivité; ils sont tout matériels. La
+poésie en est merveilleuse, toutes ces strophes sont encore ardentes
+et comme enveloppées d'une chaude atmosphère pourpre, toute de
+baisers. Depuis les sonnets de Shakspeare, il ne s'était rien vu dans
+la littérature anglaise qui eût cette sincérité et cette splendeur de
+sensualité:
+
+ Ô toi, reine brillante, qui, au-dessus de la plaine,
+ Règnes maintenant dans le ciel, d'un empire illimité!
+ Souvent, ton regard, qui suit silencieusement,
+ Nous a vus nous égarer, errant amoureusement;
+ Le temps, inaperçu, s'enfuyait,
+ Tandis que le pouls voluptueux de l'amour battait fortement,
+ Quand sous tes rayons aux clartés d'argent
+ Nous voyions nos yeux s'enflammer mutuellement.
+
+ Ô scènes, fixées en un puissant souvenir!
+ Scènes qui jamais, jamais ne reviendront!
+ Scènes, qui, si j'oublie parfois dans la stupeur,
+ Dès que je les ressens de nouveau, m'embrasent de nouveau!
+ Arraché à toutes les joies et à tous les plaisirs,
+ À travers le vallon désolé de la vie, j'erre;
+ Et sans espoir, sans secours, je lamenterai
+ Les voeux brisés d'une femme infidèle[291].
+
+ [Note 291: _The Lament._]
+
+Dans ses lettres aussi, n'est-ce pas toujours le côté sensuel de cet
+amour qui reparaît? Il n'en parle jamais sans que le trait dominant ne
+soit un détail physique. «Ma pauvre chère infortunée Jane, comme j'ai
+été heureux dans tes bras![292]» Et plus tard il s'écrie dans une
+expression où la sensation de la possession est fortement rendue et
+dont la sensualité est presque intraduisible: «_I don't think I shall
+ever meet with so delicious an armful again._ Je ne retrouverai jamais
+une si délicieuse embrassée[293]». On verra que cet amour conservera
+toujours le même caractère.
+
+ [Note 292: _To Mr David Brice._ 12th June, 1786.]
+
+ [Note 293: _To Gavin Hamilton._ 7th Jan, 1787.]
+
+ * * * * *
+
+Cette même aventure allait exercer sur la vie de Burns une influence
+toute différente et non moins importante. À la suite de la rupture,
+son départ pour la Jamaïque, qui n'avait été qu'une offre, devint une
+résolution[294]. Désireux de s'expatrier à tout prix, il s'entendit
+avec un Dr Douglas pour aller être quelque chose comme un teneur de
+livres ou un gérant de propriétés[295]. Telle était la pénurie de
+Burns qu'il songea à s'engager comme matelot pour pouvoir faire le
+passage. Son ami et fidèle protecteur, Gavin Hamilton, lui donna le
+conseil, afin de se procurer l'argent nécessaire pour le voyage, de
+publier ses poésies par souscription. C'était un mode de publication
+fréquent au XVIIIe siècle. Il lui dit que son nom lui assurait assez
+de souscripteurs pour garantir le placement d'un nombre de volumes
+suffisant à laisser un petit profit. Ce serait pour payer son passage
+à bord d'un navire et se mettre en train là-bas, de l'autre côté des
+mers[296]. On a vu que Burns avait assez pris conscience de sa valeur
+pour qu'une proposition de ce genre ne l'étonnât pas. Il accepta et se
+mit sur le champ à distribuer à ses amis des circulaires de
+souscription. Il le fit avec beaucoup d'activité et, pendant tout ce
+lamentable mois d'avril, on le voit occupé à envoyer de droite et de
+gauche une petite feuille imprimée qui portait:
+
+ [Note 294: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ [Note 295: Scott Douglas, vol. IV, p. 141.]
+
+ [Note 296: _Gilbert's Narrative._]
+
+ Proposition pour publier par souscription
+ les POÈMES ÉCOSSAIS, par ROBERT BURNS.
+
+ Le livre sera élégamment imprimé en un volume in-octavo. Prix,
+ broché, trois shellings. Comme l'auteur n'a pas la moindre vue
+ mercenaire en publiant, aussitôt qu'il y aura assez de
+ souscripteurs pour défrayer les dépenses nécessaires, l'ouvrage
+ sera envoyé à la presse[297].
+
+ [Note 297: Scott Douglas, tom. I, p. 113.]
+
+Cette proposition sembla, tout de suite, être accueillie avec faveur.
+On trouve, dans la correspondance de ce mois d'avril, des
+remerciements à des personnes qui réclament des listes[298]. Gavin
+Hamilton s'était chargé d'en placer un bon nombre. Tous ses autres
+amis, pris de pitié pour ce pauvre garçon, s'en occupaient aussi; il
+devint aussitôt évident que le nombre de souscripteurs serait plus que
+suffisant et qu'il allait falloir s'occuper de l'impression.
+
+ [Note 298: _Letters: to Robert Aiken._ 3rd April 1786; _to
+ John Ballantine_ 14th April; _to Mr Mac Whinnie._ 17th April
+ 1786; _to Mr John Kennedy_ 30th April.]
+
+C'est ainsi que ces mois de mars et d'avril 1786 se passèrent pour
+Robert Burns et c'était avec raison qu'il disait plus tard: «Ce fut
+une terrible affaire, dont je ne puis encore supporter le souvenir,
+elle me donna une ou deux des principales qualités pour prendre place
+parmi ceux qui ont perdu la carte et brouillé tous les calculs de la
+raison[299]».
+
+ [Note 299: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ * * * * *
+
+Ici s'intercale un des plus étranges et des plus mystérieux épisodes
+de la vie de Burns, celui de Highland Mary, de Mary des Hautes-Terres.
+Il resta longtemps ignoré. Burns, de son vivant, n'en parla jamais
+qu'avec réserve et l'entoura d'une sorte de silence. Quand il fut
+forcé d'en dire quelques mots, à propos des pièces qui portaient le
+nom de Highland Mary, il le fit d'une manière très vague et très
+évasive. Il y fait allusion comme à un événement du temps passé: «le
+sujet est un des passages les plus intéressants de mes jours de
+jeunesse[300]», ou «ceci est une de mes compositions du commencement
+de ma vie, avant que je fusse du tout connu dans le monde[301].»
+C'est, avec quelques mots cités plus loin, tout ce qu'il en laissa
+jamais échapper. Après sa mort, sa famille semble avoir désiré laisser
+dans l'ombre et l'oubli cet incident. Il est de toute évidence que,
+lorsque le Dr Currie prépara son édition de Burns, il reçut de Gilbert
+des confidences partielles à ce sujet, mais en même temps des
+recommandations de n'en point parler. C'est ce qu'impliquent les
+lignes suivantes: «Les rivages de l'Ayr furent la scène de passions de
+sa jeunesse, d'une nature encore plus tendre; il ne conviendrait pas
+d'en révéler l'histoire quand bien même cela serait en notre pouvoir;
+on n'en pourra bientôt plus découvrir les traces que dans ces poèmes
+pleins de nature et de sensibilité auxquels elles ont donné naissance.
+On sait que la chanson intitulée Mary des Hautes-Terres se rapporte à
+un de ces attachements. L'objet de cette passion mourut au début de la
+vie, et l'impression laissée sur l'esprit de Burns semble avoir été
+profonde et durable[302].» Il s'en fallut de peu en effet--et cela eût
+peut-être été à souhaiter pour la mémoire de Robert Burns--que cette
+histoire passât comme un événement indistinct et secondaire. Aucun des
+biographes du poète n'avait pris la peine d'en marquer ni la date, ni
+l'importance. M. Scott Douglas, avec beaucoup de pénétration et de
+patience, est parvenu à élucider ce point obscur, et le résultat de
+ses recherches a été une révélation imprévue et, par certains côtés,
+affligeante. Au moment même où, le coeur saignant de la blessure faite
+par Jane, Burns poussait ces plaintes déchirantes, il est désormais
+certain qu'il aima ou crut aimer une autre femme et surtout qu'il se
+fit aimer d'elle[303].
+
+ [Note 300: _Letter to Thomson._ 14th Nov, 1792.]
+
+ [Note 301: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's
+ museum._]
+
+ [Note 302: Currie. _Life of Burns_, p. 30.]
+
+ [Note 303: Voir dans Scott Douglas, vol. IV, p. 120-130, et
+ dans son édition de Lockhart, p. 336-339, la suite de faits
+ et de raisonnements par lesquels il a établi irréfutablement
+ ce fait. Cette vague aventure flottait quelque part dans la
+ jeunesse de Burns. Il l'a saisie et fixée à sa véritable
+ date et dans ses vraies circonstances. Dans l'édition de
+ Currie, que nous possédons et qui lui a appartenu, se trouve
+ le premier soupçon de cette histoire et le cri de surprise
+ qu'il lui arracha. Au bas de la colonne (p. 31) où se
+ trouvent les vagues allusions de Currie, il a écrit: «Who
+ can tell the date?--Can it be possible that 1786 was the
+ year? When he was under vows to Miss Armour? Else what can
+ be the meaning of «_Will ye go to the Indies Mary?!!!_»
+ Évidemment, on saisit là la minute où, pour la première
+ fois, la pensée qu'une pareille chose était possible
+ traversa le cerveau de Scott Douglas. On verra l'importance
+ de cette découverte, à travers toute la vie de Burns.]
+
+Il y avait, dans le domaine de Coilsfield, situé à quelque distance de
+Mossgiel et habité alors par le colonel Hugh Montgomery, une jeune
+fille des Hautes-Terres, nommée Mary Campbell. Elle était employée
+comme servante et avait charge de la laiterie. Elle avait été
+auparavant chez Gavin Hamilton, l'ami de Burns, où il est probable que
+celui-ci la vit pour la première fois[304]. C'était une étrangère, et
+on se rappelle peu de chose d'elle; personne ne se doutait de la
+poésie qui glorifierait un jour son nom. Il semble probable que Burns
+avait déjà tenté de lui faire la cour, car sa soeur Mrs Begg se
+souvenait de lui avoir entendu dire à son domestique John Blane que
+«Mary avait refusé de le rencontrer dans le vieux château». C'était la
+tour démantelée d'un ancien prieuré près de la maison de M.
+Hamilton[304]. Il est probable aussi que sa passion pour Jane avait
+coupé court à ces velléités.
+
+ [Note 304: Chambers, tom. I, p. 252.]
+
+Quand il fut repoussé par les Armour, comment se retourna-t-il vers
+cette jeune fille, et comment celle-ci reçut-elle des hommages qu'elle
+paraît d'abord avoir tenus à distance? Peut-être fut-elle portée vers
+lui par cette pitié féminine que la douleur attire, et il est plus
+vraisemblable encore que lui alla vers elle parce qu'il souffrait. Il
+y a dans l'âme humaine de ces réactions. Lorsqu'elle a été endolorie
+par les déceptions et qu'elle est toute brisée d'une trahison, elle
+est prise d'un grand besoin de sécurité et de confiance. Elle va,
+comme un voyageur fatigué, aux sources pures et limpides qui coulent
+dans les âmes tranquilles et simples. Après les amours orageux, elle
+aspire à ceux qui calment, reposent et consolent. Mais c'est un
+hasardeux essai, un remède dangereux. Car si la passion qui affole et
+torture revient, avant que l'affection qui apaise et guérit n'ait
+achevé son oeuvre, le charme reprend et il ne reste alors qu'une
+sacrifiée. Burns était brisé; il alla vers la douce Mary, parce
+qu'elle formait avec Jane un contraste complet. Blonde avec les yeux
+azurés des gens des Hautes-Terres, elle passe dans cette histoire
+agitée comme une figure touchante, et laisse après elle une impression
+d'affection silencieuse, de modestie et de pureté.
+
+Ces nouvelles amours avancèrent avec une étrange rapidité. Le groupe
+de chants de désespoir qui maudissent la trahison de Jane couvre une
+partie du mois d'avril. Dès le commencement de mai, Burns s'était
+fiancé à Mary, avant de partir, comme il le croyait, pour la Jamaïque.
+Lui-même a laissé en quelques mots le récit de ces fiançailles: «Ma
+jeune fille des Hautes-Terres, dit-il, était une charmante créature au
+coeur le plus aimant qui ait jamais béni un homme d'un généreux amour.
+Après une assez longue durée du plus ardent attachement réciproque,
+nous convînmes de nous rencontrer, le second dimanche de mai, dans un
+endroit retiré, près des bords de l'Ayr, où nous passâmes la journée à
+nous dire adieu avant qu'elle s'embarquât pour les Hautes-Terres de
+l'Ouest, afin d'arranger les choses dans sa famille pour notre
+changement de vie projeté[305]».
+
+ [Note 305: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's
+ museum._]
+
+La scène de ces fiançailles et de ces adieux est célèbre dans
+l'histoire de la poésie anglaise. Tout contribue à lui donner un
+caractère de grâce pastorale et de mélancolie: la beauté du lieu, la
+destinée des personnages et la douceur des vers qu'elle a produits.
+C'est près de la résidence de Coilsfield, à l'endroit où le petit
+ruisseau de la Flail rejoint la rivière d'Ayr, qu'on montre l'aubépine
+près de laquelle les amants se rencontrèrent. Le cours de l'Ayr, entre
+des bords raides et verts, est pittoresque jusqu'à son embouchure; il
+ne l'est nulle part davantage que dans cet endroit fait à souhait et
+choisi par un poète. L'eau peu profonde coule sur des cailloux, entre
+la rive basse et sablonneuse où débouche la Flail, et l'autre rive
+escarpée, qui disparaît sous un manteau d'églantiers, de
+chèvrefeuilles et de bruyères, dans les épaisseurs duquel le printemps
+sème des milliers d'hyacinthes violettes. C'est une retraite charmante
+et intime. Tout autour ondule un horizon de collines boisées. Si l'on
+jette sur ce tableau le silence solennel d'un dimanche écossais, si
+l'on met dans l'âme des deux personnages, le respect, la révérence
+qu'inspire le jour sacré, on a quelque idée du sentiment qui présida à
+cette scène et on comprend qu'elle soit pour les Écossais grave et
+presque religieuse. Cromek raconte que leurs fiançailles, qui étaient
+en même temps leurs adieux, s'accomplirent «avec ces cérémonies si
+simples et frappantes que le sentiment rustique a inventées pour
+prolonger les émotions tendres et les consacrer.» Ils se tinrent
+debout de chaque côté du ruisseau; ils se lavèrent les mains dans le
+courant et, tenant une Bible entre eux, prononcèrent leur voeu d'être
+fidèles l'un à l'autre[306]. On a retrouvé la Bible en deux volumes
+que Burns donna à sa fiancée. Sur le premier volume était écrit le nom
+de Mary Campbell, suivi de la marque maçonnique du poète et de ces
+paroles du Lévitique: «_Vous ne jurerez point faussement par mon nom.
+Je suis l'Éternel._» Sur le second volume était écrit: «_Robert Burns,
+Mossgiel_», également avec la marque maçonnique, et ces mots de St.
+Matthieu: «_Tu ne te parjureras point, mais tu t'acquitteras envers le
+Seigneur de ce que tu as déclaré par serment[307]._» Les heures
+radieuses s'envolèrent, sur lesquelles flottaient des parfums, faites
+pour eux de tendresse voilée par la mélancolie des adieux et
+sanctifiée par une solennelle promesse. Quand l'ouest étincelant
+proclama la fuite du jour, les amants se séparèrent, pour ne jamais se
+retrouver. Mais le lieu où fleurit l'aubépine blanche de Burns est
+devenu, pour une partie du monde, aussi précieux que celui où poussent
+sur les talus les petites pervenches bleues de Rousseau.
+
+ [Note 306: Cromek. _Reliques of Burns._]
+
+ [Note 307: Les deux volumes se trouvent dans le monument de
+ Burns près d'Ayr.]
+
+On peut juger de la ferveur et de la gravité des voeux que Burns avait
+prononcés d'après cette pièce dans laquelle il les rappelle et les
+renouvelle:
+
+ Veux-tu venir aux Indes, ma Mary,
+ Et quitter le rivage de la vieille Écosse?
+ Veux-tu venir aux Indes, ma Mary,
+ À travers le rugissement de l'Atlantique?
+
+ Oh! doucement croissent le citron et l'orange,
+ Et l'ananas sur son arbre;
+ Mais tous les charmes des Indes
+ Ne sauraient jamais égaler les tiens.
+
+ J'ai juré par les cieux à ma Mary,
+ J'ai juré par les cieux d'être fidèle;
+ Et puissent aussi les cieux m'oublier,
+ Le jour où j'oublierai mon voeu!
+
+ Oh! donne-moi ta foi, ma Mary,
+ Et donne-moi ta main blanche comme la neige;
+ Oh! donne-moi ta foi, ma Mary!
+ Avant que je quitte la grève de l'Écosse!
+
+ Nous nous sommes donné notre foi, ma Mary,
+ De nous unir en affection mutuelle;
+ Et maudite soit la cause qui nous séparera
+ L'heure et le moment du temps[308]!
+
+ [Note 308: _Will ye go to the Indies, my Mary?_]
+
+C'est avec ces assurances et cette musique de promesses emportée en
+elle, que la douce Mary Campbell partit pour les Hautes-Terres. Pauvre
+fille!
+
+ * * * * *
+
+Mais nous ne sommes pas encore au terme des surprises. Le dimanche où
+il avait dit adieu à Mary Campbell tombait le 14 mai. Jane Armour
+revint de Paisley dans les premiers jours du mois suivant. Moins d'un
+mois après la promesse du bord de l'Ayr, le 12 juin, il écrivait cette
+incroyable lettre:
+
+ «La pauvre, mal conseillée, ingrate Armour est rentrée chez elle,
+ vendredi dernier. Vous connaissez tous les détails de cette
+ affaire et c'est une sombre affaire. Ce qu'elle pense maintenant
+ de sa conduite, je ne le sais pas. Ce que je sais c'est qu'elle
+ m'a rendu complètement misérable. Jamais homme n'a aimé ou plutôt
+ adoré une femme plus que je ne l'ai adorée; et, pour confesser
+ une vérité entre vous et moi, je l'aime encore, après tout,
+ jusqu'à la folie, bien que je ne voulusse pas le lui dire si je
+ la voyais, ce que je ne souhaite pas. Ma pauvre chère infortunée
+ Jane, comme j'ai été heureux dans tes bras! Ce n'est pas de la
+ perdre qui me rend si malheureux; mais c'est surtout à cause
+ d'elle que je crains. Je prévois qu'elle est sur la route qui
+ mène, je le redoute, à la ruine éternelle.
+
+ Puisse Dieu tout puissant lui pardonner son ingratitude et son
+ parjure envers moi, comme du fond de mon âme, je lui pardonne; et
+ puisse sa grâce être avec elle et la bénir dans l'avenir. Je n'ai
+ pas de plus exacte idée de l'endroit des châtiments éternels que
+ ce que j'ai ressenti dans mon âme à cause d'elle. Je me suis jeté
+ dans toutes sortes de dissipations et d'orgies, réunions
+ maçonniques, assauts de boire et autres folies pour la chasser de
+ ma tête et tout cela est vain. Et maintenant, au grand remède! Le
+ navire est en train de revenir qui doit m'emporter à la Jamaïque,
+ et alors adieu, chère vieille Écosse, adieu, chère ingrate Jane,
+ car jamais, jamais plus je ne vous reverrai[309].»
+
+ [Note 309: _To David Brice._ 12th June, 1786.]
+
+Et le 9 juillet, il écrivait à un autre correspondant, son ami John
+Richmond d'Édimbourg:
+
+ «J'ai été pour voir Armour depuis qu'elle est de retour,
+ nullement en vue d'une réconciliation, mais simplement pour
+ m'informer de sa santé, et à vous, je puis le confesser, par
+ suite d'une sotte et importune tendresse fort mal placée sans
+ doute. La mère m'a interdit la maison et Jane n'a pas montré le
+ repentir auquel on aurait pu s'attendre[310].»
+
+ [Note 310: _To John Richmond._ 9th July, 1786.]
+
+Et ailleurs encore:
+
+ «La pauvre Armour est de retour à Mauchline. J'ai été pour la
+ voir et sa mère m'a interdit la maison; elle n'a pas exprimé
+ beaucoup de regret de ce qu'elle a fait[311].»
+
+ [Note 311: _To David Brice._ 17th July, 1786.]
+
+Comme on sent, sous ces faux prétextes, le besoin de la revoir, de se
+rapprocher d'elle! Ainsi donc Jane revenue avait trouvé la nouvelle
+affection mal affermie, avait eu pour complices des souvenirs trop
+récents encore, s'était réinstallée dans ce coeur incertain.
+
+En même temps, Burns dut subir la seconde réprimande publique. En
+détruisant l'acte de mariage, le vieil Armour avait rendu irrégulière
+la situation de sa fille et de Burns; il en avait fait deux
+délinquants. Burns, sur le point de quitter le pays, aurait pu se
+soustraire à cette punition. Mais il tenait à obtenir un certificat de
+célibat et cette cérémonie était l'attestation même de sa
+liberté[311]. Il s'y soumit donc. Il eut à comparaître plusieurs fois
+à l'église. La dernière fut le 6 août. Voici du reste, avec la suite
+des procès-verbaux dont nous avons parlé plus haut, la suite et les
+détails caractéristiques de cet épisode:
+
+ Juin, le 11.--La session, étant informée que Jane Armour est
+ enceinte, ordonne à son officier de la convoquer pour le prochain
+ sabbath.
+
+ Juin, le 18.--Conseil de session. Jane Armour convoquée n'a pas
+ paru mais a envoyé une lettre adressée au Ministre de la
+ paroisse, dont la teneur est ainsi que suit:
+
+ Révérend Monsieur,
+
+ Je suis sincèrement affligée d'avoir donné et de devoir donner à
+ votre session du tracas à cause de moi. Je reconnais que je suis
+ enceinte; et Robert Burns de Mossgiel est le père. Je suis avec
+ grand respect
+
+ Votre très humble servante,
+
+ Signé: JANE ARMOUR.
+
+ Mauchline 13 juin 1786.
+
+ L'officier devra convoquer Robert Burns à se présenter
+ aujourd'hui en huit jours.
+
+ Juin, le 25.--À comparu Robert Burns et s'est reconnu le père de
+ l'enfant de Jane Armour.
+
+ Signé: ROBERT BURNS.
+
+ (On a ajouté, après coup, au mot child la terminaison du pluriel
+ child-ren).
+
+ Août, le 6.--Robert Burns, John Smith, Mary Lindsay, Jane Armour
+ et Agnes Auld ont comparu devant la congrégation, professant leur
+ repentir du péché de fornication; chacun d'eux ayant comparu à
+ deux dimanches auparavant, ils ont aujourd'hui reçu la réprimande
+ et l'absolution de scandale[312].
+
+ [Note 312: Ces procès-verbaux ont été également copiés par
+ nous sur les registres de la Kirk-Session de Mauchline.]
+
+M. Auld, le Ministre, montra du tact. Il adoucit la réprimande et au
+lieu de le faire asseoir sur l'escabeau il lui permit de se tenir
+debout à sa place[313], à la condition que, s'il prospérait dans sa
+vie nouvelle, il n'oublierait pas les pauvres de Mauchline[314]. Du
+reste, cette nouvelle comparution semble n'avoir produit sur Burns
+qu'une très mince impression, il en parle dans ses lettres sans colère
+et en passant.
+
+ [Note 313: _To David Brice._ 17th July, 1786.]
+
+ [Note 314: R. Chambers, tom. I, p. 277.]
+
+ * * * * *
+
+Pendant ces mois de juin et de juillet, le paroxysme de douleur du
+mois d'avril était peu à peu tombé. L'influence adoucissante de Mary
+Campbell était intervenue. L'apaisement s'était fait, et son amour
+pour Jane, s'il s'était réveillé, était plus calme et avait dépouillé
+sa violence. Dans cette âme mobile et ondoyante, à travers laquelle
+passaient sans cesse «les vagues alternées de la crainte et de
+l'espoir», les changements étaient brusques et complets. Il lui
+fallait peu de temps pour passer d'une extrémité à l'autre. Il reprit
+sa belle humeur, bien que la pensée du départ et d'autres dussent
+assombrir plus d'une heure solitaire. Il produisit, dans ces quelques
+semaines, une série de morceaux gais dont quelques-uns comme
+l'_Adresse à Belzebud_, un _Songe_, ont une tendance politique, dont
+d'autres sont des adieux, des notes en vers, parmi lesquelles se
+trouve sa belle _Épître à un Jeune Ami_, pleine de conseils sagaces,
+et d'une sagesse toute fraîche récoltée sur ses folies récentes. Il
+paraissait même avoir pris parti de son départ et en parlait avec
+insouciance, avec bonne humeur et presque avec gaîté. Malgré tout,
+l'incompressible ressort qu'il y avait en lui, par moments, soulevait
+et éparpillait tous ces chagrins.
+
+ Vous tous qui vivez en vidant les verres,
+ Vous tous qui vivez en rimant les vers,
+ Vous tous qui vivez sans jamais réfléchir,
+ Allons, pleurez avec moi;
+ Notre camarade nous fausse compagnie
+ Et va par delà les mers.
+
+ Pleurez-le, ô troupe joyeuse,
+ Qui chèrement aimez, par ci par là, une bordée;
+ Il ne se joindra plus aux éclats joyeux,
+ Dans le ton sociable;
+ Car il est parti pour un autre rivage,
+ Par delà les mers.
+
+ Les jolies filles peuvent bien le pleurer,
+ Et dans leurs plus chères prières le placer,
+ Les veuves, femmes, toutes peuvent le bénir
+ D'un oeil plein de larmes;
+ Car je sais bien qu'il leur manquera beaucoup,
+ Par delà les mers.
+
+ Il vit le froid nord-ouest du malheur
+ Longuement rassembler une amère rafale;
+ Une coquette enfin lui brisa le coeur,
+ Malheur lui en advienne!
+ Alors, il prit passage, devant le mât,
+ Par delà les mers.
+
+ Trembler sous le gourdin de la Fortune,
+ N'avoir que peu d'eau et de farine pour s'emplir le ventre,
+ Avec son humeur fière, indépendante,
+ S'accordent mal;
+ Alors, il se roula les fesses dans un hamac,
+ Par delà les mers.
+
+ Gens de la Jamaïque, traitez-le bien,
+ Trouvez-lui un bon abri confortable,
+ Vous trouverez en lui un bon garçon
+ Plein de joyeuseté,
+ Qui ne voudrait pas faire mal au diable,
+ Par delà les mers.
+
+ Adieu! mon camarade, faiseur de rimes,
+ Votre sol natal fut de mauvais vouloir,
+ Mais puissiez-vous fleurir comme un lis
+ Maintenant et prospérer!
+ Je boirai mon dernier gobelet à votre santé,
+ Par delà les mers[315].
+
+ [Note 315: _On a Scotch Bard gone to the west Indies._]
+
+Mais il était incorrigible. En même temps que son esprit reprenait un
+peu de calme, il reprenait sa veine de galanterie, séduit au point de
+tout oublier, par la moindre image qui mettait son imagination en
+jeu. Il y en a un exemple qui est curieux par les renseignements qu'il
+donne sur sa rapidité d'impression et par la renommée même de
+l'aventure. Il est curieux aussi parce qu'il complète le tableau de
+cette âme dont la soudaineté et la variété d'impressions est
+déconcertante et déroute les présomptions.
+
+Un soir du mois de juillet, il se promenait dans le domaine de
+Ballochmyle qui venait d'être acheté par M. Alexander. Il suivait les
+pentes escarpées au bas desquelles coule la rivière à peine visible.
+C'était une de ses promenades favorites, qui l'avait déjà inspiré,
+quand il avait mis sur les lèvres de la fille du propriétaire
+précédent, forcé par des revers de fortune de vendre son domaine
+héréditaire, ce joli et triste adieu:
+
+ Les bois de Catrine étaient jaunis,
+ Les fleurs tombaient sous la pelouse de Catrine;
+ Aucune alouette ne chantait sur les tertres verts,
+ La nature apparaissait languissante;
+ À travers les bosquets flétris, Maria chantait,
+ Elle-même dans toute la fleur de la beauté;
+ Et les échos des bois sauvages résonnaient:
+ Adieu les pentes de Ballochmyle!
+
+ Couchées dans votre lit hibernal, ô fleurs,
+ Vous fleurirez de nouveau fraîches et belles,
+ Vous, oiselets, muets dans les bosquets dépouillés,
+ Vous charmerez de nouveau l'air de vos voix;
+ Mais ici, hélas, pour moi, jamais plus
+ L'oiselet ne chantera ni la fleur ne sourira,
+ Adieu les jolies rives de l'Ayr,
+ Adieu, adieu, doux Ballochmyle![316]
+
+ [Note 316: _Farewell to Ballochmyle._]
+
+Cette fois-ci il suivait une petite allée, quand il aperçut la soeur
+du propriétaire actuel, Miss Wilhelmine Alexander. Lui-même a décrit
+le tableau et raconté la scène, dans une lettre qui indique bien les
+splendeurs et en même temps les délicatesses de sensations qui
+passaient dans cette tête, pêle-mêle avec des choses brutales ou
+grossières. C'est du reste un riche morceau de prose descriptive, et
+qui donne une idée de la façon dont ce paysan écrivait:
+
+ «J'avais erré au hasard dans les lieux préférés de ma muse, les
+ bords de l'Ayr, pour contempler la nature dans toute la gaîté de
+ l'année à son printemps. Le soleil flamboyait au-dessus des
+ lointaines collines à l'ouest; pas une baleine ne remuait les
+ fleurs cramoisies qui s'ouvraient ou les feuilles vertes qui se
+ déployaient. C'était un moment d'or pour un coeur poétique.
+ J'écoutais les gazouilleurs emplumés qui répandaient leur
+ harmonie de tous côtes, avec des égards de confrère; et je
+ sortais fréquemment de mon sentier, de peur de troubler leurs
+ petites chansons ou de les faire s'envoler ailleurs en les
+ effrayant. Sûrement, me disais-je, celui-là est un vrai misérable
+ qui, insoucieux de vos harmonieux efforts pour lui plaire, peut
+ suivre de l'oeil vos détours, afin de découvrir vos retraites
+ cachées et vous dépouiller de tous les biens que la nature vous a
+ donnés: vos plus chers trésors, vos faibles petits. Même la
+ branche d'aubépine blanche qui se mettait en travers du chemin,
+ quel coeur, en un pareil moment, pouvait s'empêcher de
+ s'intéresser à son bonheur et de souhaiter qu'elle fût préservée
+ du bétail à la dent rude ou du souffle meurtrier de l'est? Telle
+ était la scène et telle était l'heure, quand, dans un coin du
+ tableau, j'aperçus une des plus belles oeuvres de la nature qui
+ ait jamais couronné un paysage poétique ou ravi l'oeil d'un
+ poète, en exceptant ces bardes visionnaires, qui tiennent
+ commerce avec des êtres aériens. Si la calomnie et la raillerie
+ avaient passé par mon chemin, elles se seraient en ce moment
+ réconciliées à jamais avec un tel objet. Quelle heure
+ d'inspiration pour un poète! Elle aurait élevé la simple et terne
+ prose historique à la métaphore et au rhythme. La chanson fut le
+ travail de mon retour à la maison et répond peut-être pauvrement
+ à ce qu'on aurait pu attendre d'une pareille scène[317].
+
+ [Note 317: _To Miss Wilhelmina Alexander, enclosing a song
+ inspired by her charms_, Mossgiel 18th Nov. 1786.]
+
+ C'était le soir, sous la rosée, les champs étaient verts,
+ À chaque brin d'herbe pendaient des perles;
+ Le Zéphyr se jouait autour des fèves,
+ Et emportait avec lui leur parfum;
+ Dans chaque vallon, le mauvis chantait,
+ Toute la Nature paraissait écouter,
+ Sauf là où les échos des bois verts résonnaient,
+ Parmi les pentes de Ballochmyle.
+
+ D'un pas négligent, j'avançais, j'errais,
+ Mon coeur se réjouissait de la joie de la nature,
+ Quand, rêvant dans une clairière solitaire,
+ J'entrevis, par hasard, une belle jeune fille:
+ Son regard était comme le regard du matin,
+ Son air comme le sourire vernal de la nature;
+ La Perfection, en passant, murmurait:
+ «Regarde la fille de Ballochmyle.»
+
+ Doux est le matin de mai fleuri,
+ Et douce est la nuit dans le tiède automne,
+ Quand on erre dans le gai jardin
+ Ou qu'on s'égare sur la lande solitaire;
+ Mais la femme est l'enfant chéri de la nature!
+ C'est là que celle-ci réunit tous ses charmes;
+ Mais même là, ses autres ouvrages sont éclipsés
+ Par la jolie fille de Ballochmyle.
+
+ Ô que ne fut-elle une fille de campagne!
+ Et moi, l'heureux gars des champs!
+ Quoique abrité sous le plus humble toit
+ Qui s'éleva jamais sur les plaines Écossaises!
+ Sous le vent et la pluie du morose hiver,
+ Avec joie, avec bonheur, je travaillerais,
+ Et, la nuit, je presserais sur mon coeur
+ La jolie fille de Ballochmyle.
+
+ Alors l'orgueil pourrait gravir les pentes glissantes,
+ Où brillent bien haut la gloire et les honneurs;
+ Et la soif de l'or pourrait tenter l'abîme,
+ Ou descendre et fouiller les mines de l'Inde:
+ Donnez-moi la chaumière sons le sapin,
+ Un troupeau à soigner, un sol à bêcher;
+ Et chaque jour aura des joies divines
+ Avec la jolie fille de Ballochmyle[318].
+
+ [Note 318: _The Lass of Ballochmyle._]
+
+La chose étonnante que ces imaginations-là! On peut croire que, dans
+des moments comme celui-ci, Jane Armour et Mary Campbell et tous les
+soucis et toutes les imprudences avec leurs suites étaient loin. Il
+oubliait tout, se donnait au ravissement présent, perdu dans des
+chaumières en Espagne. Il avait, autant qu'on peut l'avoir, cette
+faculté des poètes et des artistes de tout oublier à chaque instant et
+d'être en réalité comme des instruments qui vibrent, sans souci de
+l'air précédent. Il envoya peu après cette chanson à celle qui la lui
+avait inspirée, mais il n'en reçut aucune réponse. Ce silence
+l'offensa car il en reparla plus tard avec une amertume peu
+raisonnable[319]. Il était tout naturel que la demoiselle, fût-elle de
+Ballochmyle, ne trouvât aucune réponse à faire à ce singulier paysan
+qui, avec toutes les circonlocutions pastorales, n'en parlait pas
+moins de la presser chaque nuit sur son coeur. Cependant Miss
+Alexander apprit à être fière d'avoir inspiré ces vers au poète
+inconnu en qui, ainsi que le dit le Dr Currie, avec l'élégance de son
+temps «respirait la Muse de Tibulle»[320]. Elle ne se maria pas et
+devint une vieille, vieille dame. Elle mourut en 1848 âgée de 88
+ans[321]. Elle avait fait encadrer la chanson reçue jadis et l'avait
+avec elle partout où elle allait[322]. C'est excentrique, mais non pas
+sans quelque chose de profondément féminin. Le manuscrit de la chanson
+est maintenant un des objets précieux des archives de la famille
+Alexander[323].
+
+ [Note 319: Scott Douglas, tom. I, p. 161.]
+
+ [Note 320: Currie. _Life of Burns._]
+
+ [Note 321: Voir dans Hately Waddell _Héroïnes of Burns_, ses
+ souvenirs personnels sur Miss Alexander.--Et Chambers, tom.
+ I, p. 289.]
+
+ [Note 322: Chambers, tom. I, p. 289.]
+
+ [Note 323: Nous remercions ici le colonel Alexander de la
+ bonne grâce avec laquelle il nous a permis de visiter
+ Ballochmyle et les souvenirs de Burns.]
+
+ * * * * *
+
+Au milieu de ce mélange incohérent de désespoirs, de fiançailles,
+d'orgies maçonniques, de productions désolées, exquises ou railleuses,
+de ces adieux, de ces sautes de sentiments, de ces échappées
+d'imagination, qui s'entassent du mois d'avril au mois de juillet,
+Burns copiait ses poésies et corrigeait les épreuves. On avait trouvé
+un imprimeur à Kilmarnock, un nommé John Wilson. Burns se rendait à
+pied à Kilmarnock plusieurs fois par semaine, non sans y faire des
+stations prolongées avec ses amis, au public-house du vieux Sandy, à
+l'enseigne du jeu de Boules, dont le propriétaire avait une spécialité
+pour la fabrication d'une certaine bière[324]. L'impression commença
+probablement le 13 juin, car dans une lettre du 12 juin, il écrivait:
+«Vous avez entendu dire que je deviens poète imprimé; demain mes
+oeuvres vont à la presse. Je pense que ce sera un volume d'environ
+deux cents pages. C'est la dernière sottise que je pense faire;
+ensuite, je veux devenir un homme sage aussi vite que possible[325]».
+
+ [Note 324: _Burns and his Kilmarnock Friends._ Appendix I.]
+
+ [Note 325: _To David Brice_, 12th June 1786.]
+
+On se demande involontairement quelles pouvaient être ses
+appréhensions à la veille de tenter cette aventure, si extraordinaire
+pour lui, de la publication de ses poèmes. Il en a fait la confidence
+avec sa franchise ordinaire, dans un passage curieux et qui est bien
+une preuve frappante de sa netteté et de sa fermeté d'esprit. Il était
+à peu près sûr du succès:
+
+ «Je pesai mes productions aussi impartialement que cela m'était
+ possible; je pensais qu'elles avaient du mérite; ce m'était une
+ délicieuse idée qu'on dirait de moi que j'étais un garçon de
+ talent, même si cela ne devait jamais arriver à mes oreilles,
+ quand je serais un pauvre conducteur de nègres, ou peut-être
+ parti pour le monde des esprits, victime d'un climat
+ inhospitalier. Je puis dire avec vérité que, _pauvre
+ inconnu_[326], comme je l'étais alors, j'avais à peu près une
+ aussi haute opinion de moi-même et de mes oeuvres que je l'ai en
+ ce moment.... Me connaître moi-même avait toujours été ma
+ constante étude. Je me pesais moi-même seul; je me mettais en
+ balance avec d'autres; je guettais tous les moyens d'observation,
+ examinant quelle surface de terrain j'occupais comme homme et
+ comme poète; j'étudiais assidûment le dessin de la nature, les
+ endroits où elle semblait avoir voulu placer les différentes
+ _ombres_ et les _lumières_ de mon caractère. J'étais à peu près
+ certain que mes poèmes obtiendraient quelque applaudissement; à
+ mettre les choses au pis, le grondement de l'Atlantique
+ assourdirait la voix de la critique et la nouveauté des scènes
+ des Indes occidentales, me ferait oublier l'Indifférence[327].»
+
+ [Note 326: En français.]
+
+ [Note 327: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Il attendait donc l'événement avec confiance et sans doute aussi avec un
+peu de fierté. Entre temps, il semblait qu'il eût épuisé toutes les
+émotions qui peuvent tenir en si peu de temps, quand il en survint une
+dernière qui sembla dépasser toutes les autres. La conduite des Armour
+avait été telle envers Burns qu'il s'était cru délié de toute obligation
+à leur égard. Ils avaient refusé la plus haute réparation qu'il fût en
+son pouvoir de leur donner; c'était refuser les moindres. Avant de
+s'éloigner du pays, il fit dresser un acte par lequel il passait à son
+frère Gilbert tout ce qu'il possédait et «particulièrement les profits
+qui peuvent sortir de la publication de mes poèmes présentement sous
+presse», à la condition que son frère se chargerait d'élever la petite
+fille d'Élizabeth Paton, maintenant âgée de deux ans, qu'on avait
+recueillie à la ferme[328]. Il ne fit aucune provision pour Jane Armour.
+Le vieil Armour eut-il vent de la résolution de Burns ou connaissance de
+cet acte? Ce qu'il y a de certain c'est qu'il prit la résolution
+d'empêcher Burns de partir sans avoir laissé garantie d'une somme
+suffisante pour élever l'enfant dont sa fille était grosse. Il mit
+l'affaire entre les mains des gens de loi. Il y allait pour Burns de
+l'emprisonnement[329]. Nouvel acte dans ce drame! Le voilà obligé de
+quitter la ferme, de dépister les recherches. «Depuis quelque temps, je
+me glissais de cachette en cachette, dans toutes les terreurs de la
+prison; des gens mal avisés et ingrats avaient découplé la meute sans
+merci des gens de loi à mes trousses[330]». Sans un avertissement
+singulier et dont l'origine se laisse deviner, il était saisi. Il est
+probable que le vieil Armour comptait mettre la main sur une partie des
+profits que les souscriptions désormais couvertes assuraient aux poèmes.
+Burns alla chercher refuge, comme un véritable outlaw, dans la forêt de
+Old Rome, laissant ignorer à tous où il avait disparu. Le 30 juillet
+1786, il écrivait à son ami Richmond cette lettre qui rend bien l'état
+d'esprit où il devait être:
+
+ [Note 328: _Deed of Assignment in favour of his brother
+ Gilbert_, of «all and Sundry Goods, Gear, Corns, Cattle,
+ Horses, Nolt, Sheep, Household furniture, and all other
+ movable effects of whatever kind that I shall leave behind
+ on my departure from the Kingdom, etc.» Mossgiel, 22nd July
+ 1786.]
+
+ [Note 329: R. Chambers, tom. I, p. 290.]
+
+ [Note 330: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ Mon heure est maintenant venue. Vous et moi, nous ne nous
+ reverrons plus en Angleterre. J'ai des ordres pour me rendre
+ avant trois semaines, à bord de la _Nancy_, capitaine Smith,
+ allant de la Clyde à la Jamaïque et faisant escale à Antigua.
+ Ceci, sauf pour notre ami Smith que Dieu préserve longtemps, est
+ un secret à Mauchline. Le croiriez-vous? Armour a obtenu un
+ mandat d'amener pour me jeter en prison, jusqu'à ce que je donne
+ garantie pour une somme énorme. Ils gardent un secret absolu sur
+ ceci, mais j'en ai été informé par un canal auquel ils ne songent
+ guère et me voici errant d'une maison d'ami à une autre, et,
+ comme un vrai fils de l'Évangile, «je n'ai pas où reposer ma
+ tête». Je sais que vous allez verser l'exécration sur la tête de
+ Jane; mais, par amour pour moi, épargnez la pauvre fille mal
+ conseillée: pourtant puissent toutes les furies qui déchirent la
+ poitrine de l'amant ruiné et désespéré, accompagner sa mère
+ jusqu'à sa dernière heure! J'écris dans un moment de rage,
+ réfléchissant à ma misérable situation--exilé, abandonné,
+ délaissé. Je ne puis écrire davantage--donnez-moi de vos
+ nouvelles par retour de la voiture. Je vous écrirai avant de
+ partir[331].
+
+ [Note 331: _To John Richmond_, 30th July 1786.]
+
+On devine, aux derniers mots de la lettre, d'où venait l'avertissement
+qui l'avait sauvé. Au moment où elle avait vu celui qui l'avait aimé,
+auquel elle avait appartenu, auquel elle tenait par l'enfant qu'elle
+portait dans ses entrailles, sur le point d'être saisi et jeté en
+prison, il est vraisemblable que Jane sentit se réveiller en elle son
+attachement ou du moins de la pitié. Elle eut horreur de perdre celui
+qui, pendant quelques jours, avait été son époux. Elle le fit prévenir
+secrètement. On sent dans la lettre que ce trait de dévouement et
+d'amitié a presque réconcilié Burns avec celle qui lui avait meurtri
+le coeur et attristé sa vie. Il y a là comme la reconnaissance d'un
+service rendu et un ton de pardon, un retour vers l'infidèle. Et, du
+même coup, ces lignes contiennent peut-être le sort de la pauvre Mary
+Campbell.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain même de cette lettre, le 31 juillet 1786, paraissaient
+les poèmes, un humble volume de deux cents pages, avec sa grossière
+couverture de papier bleu, son papier rugueux et ses caractères
+lourds. Il portait comme titre: _Poèmes, principalement en dialecte
+écossais, par Robert Burns_, et comme épigraphe, quatre vers qui
+indiquaient que l'auteur avait une appréciation exacte de son mérite.
+Il commençait par une préface dans laquelle on sent une attente pleine
+de confiance et de fierté. Elle mérite d'être lue entière et avec
+soin; il est impossible, dans des conditions si singulières et si
+difficiles, de se présenter avec plus de tact, de simplicité et de
+dignité:
+
+ Les bagatelles suivantes ne sont pas la production d'un poète
+ qui, avec tous les avantages d'un art savant, et peut-être au
+ milieu des élégances et des loisirs de la vie riche, abaisse ses
+ regards pour chercher un thème rural, en songeant à Théocrite et
+ à Virgile. Pour l'auteur de ceci, ces noms et d'autres noms
+ célèbres, leurs compatriotes, sont, dans leur langage original,
+ une fontaine fermée et un livre scellé. Dépourvu des conditions
+ nécessaires pour se mettre poète par règles, il chante les
+ sentiments et les moeurs qu'il a ressentis et vus, en lui-même et
+ dans ses compagnons rustiques autour de lui, dans son langage
+ natif et dans le leur. Bien qu'il fût Rimeur depuis ses plus
+ jeunes années, ou du moins depuis les premières impulsions des
+ passions tendres, ce n'est que très récemment que les
+ applaudissements, peut-être la partialité de l'Amitié, ont
+ éveillé sa vanité jusqu'à lui faire penser que quelque chose de
+ lui valait la peine d'être montré; aucune des productions
+ suivantes n'a été composée avec la pensée qu'elles pourraient
+ être imprimées. S'amuser des petites créations de sa propre
+ imagination, parmi le travail et les fatigues d'une vie
+ laborieuse; transcrire les sentiments divers, les amours, les
+ chagrins, les espoirs, les craintes, de sa propre poitrine;
+ trouver une sorte de contrepoids aux luttes du monde, scène
+ toujours antipathique et tâche toujours malaisée à l'esprit
+ poétique; tels furent ses motifs pour courtiser les muses, et il
+ a trouvé que la poésie est sa propre récompense.
+
+ Maintenant qu'il apparaît dans le personnage public d'un auteur,
+ il le fait avec crainte et tremblement. La renommée est si chère
+ à la tribu des rimeurs, que même lui, poète obscur et sans nom,
+ recule et pâlit à la pensée d'être traité «comme un sot
+ impertinent qui impose de force ses balivernes au monde et, parce
+ qu'il sait faire tinter quelques mauvaises rimailles écossaises,
+ se considère comme un poète et non de peu d'importance, en
+ vérité.»
+
+ C'est une observation de ce célèbre poète, dont les divines
+ Élégies font honneur à notre langage, à notre nation et à notre
+ race[332], que «l'Humilité a réduit plus d'un génie à l'existence
+ d'un hermite, mais n'en a jamais élevé un à la renommée.» Que si
+ quelque critique relève le mot _génie_, l'auteur lui dit, une
+ fois pour toutes, que certainement il se considère comme doué de
+ quelques dispositions poétiques; autrement la façon dont il
+ publie ses oeuvres serait une manoeuvre au-dessous du pire
+ jugement que, il l'espère, ses pires ennemis porteront jamais sur
+ lui. Mais au génie d'un Ramsay ou à la glorieuse aurore du pauvre
+ et infortuné Fergusson, il déclare avec la même simplicité et la
+ même sincérité, qu'il n'a pas la plus lointaine prétention, même
+ pendant les plus hautes poussées de sa vanité. Dans les pièces
+ suivantes, il a souvent tourné son regard vers ces deux poètes
+ écossais, justement admirés, mais plutôt pour s'allumer à leur
+ flamme qu'en vue d'une imitation servile.
+
+ [Note 332: Shenstone.]
+
+ À ses souscripteurs, l'auteur envoie ses plus sincères
+ remerciements. Ce n'est pas le salut mercenaire par-dessus un
+ comptoir, mais la gratitude profonde et cordiale du poète qui
+ sait combien il doit à la bienveillance et à l'amitié pour lui
+ permettre de gratifier--s'il le mérite--le voeu le plus cher de
+ tout coeur poétique: être distingué. Il prie ses lecteurs, en
+ particulier les Instruits et les Polis, qui pourront lui faire
+ l'honneur de le parcourir, de tenir compte de l'éducation et des
+ circonstances de sa vie. Mais si, après un examen juste, sincère
+ et impartial, il est convaincu de lourdeur et de niaiserie, qu'il
+ soit traité comme il traiterait les autres dans le même
+ cas--qu'il soit condamné sans merci au dédain et à l'oubli.
+
+Le volume se composait presque entièrement des pièces écrites pendant
+l'année 1785 et les premiers mois de 1786. Il est à remarquer que
+quelques-unes de ses principales pièces n'y figuraient pas. Peut-être
+par un sentiment de réserve Burns avait-il omis: _la Mort et le Dr
+Hornbook_ et la _Prière de Saint Willie_. Quant aux _Joyeux
+Mendiants_, cette incomparable production semblait être sortie
+entièrement de sa mémoire. Ce volume était principalement fait de ses
+poèmes rustiques, de ceux qui ont le plus le goût de terroir, et
+dépeignent les moeurs et les superstitions de la campagne. Il ne
+représentait réellement que la moitié de son génie poétique. Pas de
+chansons; le don de musique qui était en lui y était à peine indiqué.
+Dans le volume entier, il n'y en a que trois véritables. _Mary
+Morison_, cette chose exquise, bien que dès lors en manuscrit, n'est
+pas du nombre. Parmi les trois choisies pour être publiées, une au
+moins, les _Sillons d'orge_, est de première excellence; les deux
+autres sont bonnes. On peut dire que ces quelques strophes étaient
+uniquement la promesse de ce que le monde devait entendre de ses
+lèvres dans ce genre de poésie. C'est par elles seulement qu'une
+oreille perspicace pouvait deviner cette mélodie encore mystérieuse,
+qui devait plus tard être révélée au monde, faire de lui un des
+chantres les plus hauts et, selon l'expression du Dr Hately Waddell,
+un des psalmistes de son pays.
+
+La vente du volume fut tellement rapide que, le 26 août, moins d'un
+mois après la mise en vente, il ne restait plus que quinze
+exemplaires[333]. Un peu d'argent rentra dans la poche étonnée du
+poète, qui le mit aussitôt de côté pour assurer son voyage. «Dès que
+je fus maître de neuf guinées, le prix pour me faire transporter à la
+zone torride, je retins mon passage sur le premier vaisseau qui devait
+partir[334].» On a vu que la veille même de la publication de ses
+poèmes, il fixait son départ à trois semaines. Pendant les premiers
+jours d'août, il s'attendait à partir à chaque instant. Ce fut un
+simple accident, une rencontre de hasard dans le cabinet du frère de
+son futur patron qui l'empêcha de partir:
+
+ [Note 333: R. Chambers, tom. I, p. 861. Appendix 10: _Sale
+ of the Kilmarnock edition._]
+
+ [Note 334: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+ «Je suis allé hier chez le Dr Douglas, tout à fait décidé à
+ saisir l'occasion du capitaine Smith; mais je trouvai le Dr avec
+ un Mr et une Mrs White, tous deux de la Jamaïque; ils ont
+ entièrement dérangé mes plans. Ils lui ont assuré que pour
+ m'envoyer à Port-Antonio, il en coûtera à mon maître Charles
+ Douglas plus de 50 livres; sans compter le risque de me faire
+ attraper une fièvre pleurétique par suite de la fatigue de
+ voyager au soleil. Pour ces raisons, il refuse de m'envoyer avec
+ Smith, mais il y a un vaisseau qui part de Greenock le 1er
+ septembre, tout droit pour ma destination. Le capitaine est un
+ ami intime de M. Gavin-Hamilton et aussi bon garçon que mon coeur
+ peut le souhaiter; je suis destiné à partir avec lui. Où je
+ trouverai un abri? Je n'en sais rien; mais j'espère sortir de ces
+ orages. Périsse la goutte de mon sang qui les redoute! Je connais
+ le pire qu'ils peuvent faire et suis préparé à les
+ affronter[335].»
+
+ [Note 335: _To James Smith_, Monday Morning, 14th Aug 1786.]
+
+Son voyage ainsi reculé, il passa une partie du mois d'août à aller
+voir ses amis dans le pays et à recueillir le montant des
+souscriptions. Il circulait maintenant librement et avait même reparu
+à Mauchline. Le vieil Armour, intimidé peut-être ou rassuré par le
+bruit qui se faisait autour du nom de son gendre manqué, avait cessé
+ses poursuites et se tenait maintenant tranquille[336].
+
+ [Note 336: R. Chambers, tom. I, p. 297-98.]
+
+ * * * * *
+
+À travers tout cela, il y avait un chapitre attendu de cette histoire,
+qui, s'il n'était pas un dénoûment, n'en était pas moins inévitable.
+Un dimanche, qui était le trois du mois de septembre, tandis que Burns
+était à l'église et écoutait un prédicateur dont il ridiculisait le
+sermon, Jane accouchait de deux jumeaux, un fils et une fille. Un
+frère de sa maîtresse vint le lui annoncer, le soir, à la ferme, et
+s'entendre avec lui pour le baptême[337]. Cet événement, qui devait
+être prévu, lui fait de nouveau oublier tout le reste. Il semble
+enchanté et comme tout fier d'avoir deux enfants. Toutes les cordes de
+paternité, qui avaient déjà vibré en lui, se mettent à trembler de
+nouveau, mais touchées cette fois par quatre petites mains. Il
+tressaille de cette espèce de frémissement joyeux qui prend les pères
+aux entrailles à l'annonce de leur paternité. Sur le champ il saisit
+sa plume et écrit à son ami Richmond un mot tout exultant:
+
+ [Note 337: R. Chambers, tom. I, p. 298.]
+
+ Souhaitez-moi bonne chance, cher Richmond. Armour vient de me
+ donner un beau garçon et une belle fille d'un seul jet. Dieu
+ bénisse les chers petits.
+
+ Les roseaux verdissent, Ô;
+ Les roseaux verdissent, Ô;
+ Un lit de plume n'est pas si doux
+ Que le sein des fillettes, Ô.[338]
+
+ [Note 338: _To John Richmond._ Sunday 3rd Sep. 1786.]
+
+On se demande si ceux qui l'entouraient, si la vieille mère surtout
+partageait son enthousiasme. Quelques jours après, quand cette
+première allégresse instinctive fut tombée, il en parlait à un autre
+ami avec plus de gravité et une notion plus claire de la réalité.
+
+ «Vous avez entendu dire, sans doute, que la pauvre Armour m'a
+ payé double. Un très beau garçon et une fille ont éveillé une
+ pensée et des sentiments qui vibrent, dans mon âme, les uns avec
+ des impressions de tendresse, d'autres avec de tristes
+ pressentiments[339].»
+
+ [Note 339: _To Robert Muir_, 8 Sep. 1786.]
+
+C'était plutôt le langage qu'il convenait de parler dans les
+circonstances où il était. Il fut entendu que les deux familles se
+partageraient les enfants. La fille devait rester à sa mère et être
+nourrie par elle; elle vécut peu d'ailleurs. Le garçon devait être
+porté à la ferme pour y être élevé par sa grand'mère et ses tantes; il
+allait rejoindre son autre soeur, la petite Bess[340]. C'était le
+second bâtard que Burns apportait à la maison; c'étaient deux enfants
+qu'il allait laisser à la garde et aux soins du sage Gilbert, et de la
+vieille mère, dont le foyer se peuplait de petits-enfants venus par le
+chemin de traverse. Le gars grandit dru et fort, portant une
+ressemblance frappante avec son père et devint plus tard un homme
+distingué.
+
+ [Note 340: R. Chambers, tom. I, p. 298.]
+
+Ainsi, prenant chacun un enfant, ces amants de deux années, ces époux
+de quelques jours, se séparèrent, croyant ne jamais se reprendre. Ils
+ne gardaient, des rencontres nocturnes et des heures d'amour, que des
+souvenirs déchirés par les éclats du bonheur brisé, des reproches
+réciproques, et la lassitude d'une crise où l'une avait laissé son
+honneur et l'autre failli laisser sa raison; au milieu de cela, des
+fibres de sympathie mal déchirées saignantes encore, et je ne sais
+quelle attraction profonde, indélébile de deux êtres qui ont, avec
+ivresse, goûté l'un à l'autre et dont les chairs se reconnaissent.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps que devenait la douce Mary des Hautes-Terres, la
+pauvre fille qui avait eu pour son jour de fiançailles le radieux
+second dimanche de mai? En quittant l'Ayrshire, elle était allée dans
+la presqu'île de Cantyre, qui forme la pointe méridionale du comté
+d'Argyle. Son père était matelot à bord d'un cutter des douanes, dont
+la station était dans la petite ville maritime de Campbeltown. C'est
+là que vivait sa famille. Elle passa l'été au milieu des siens,
+recevant probablement des lettres de Burns, mais sans prendre, à ce
+qu'il paraît, aucune mesure pour son union avec lui. Peut-être n'en
+parlait-il plus. Elle accepta l'offre qui lui fut faite, par un de ses
+parents, d'une place à Glasgow pour le terme de la St.-Martin. Elle
+arriva à Greenock avec son père et un frère qu'on venait mettre en
+apprentissage chez un charpentier de navire nommé Macpherson, cousin
+de sa mère. À peine arrivé le jeune garçon tomba malade. Mary le
+soigna avec dévouement et tendresse; mais quand il commença à aller
+mieux, elle-même sembla languir. Ses amis, superstitieux comme des
+Highlanders, crurent qu'on lui avait jeté le mauvais oeil, et
+peut-être peut-on voir là un indice que sa tristesse et sa pâleur
+remontaient à quelque temps. Il fallait du moins que ce dépérissement
+leur parût inexplicable. Ils conseillèrent à son père d'aller à
+l'endroit où deux ruisseaux se rencontrent et de choisir dans leur lit
+sept cailloux polis, de les faire bouillir dans du lait nouveau et de
+le lui donner à boire. Ce n'était pas là le charme qui pouvait la
+guérir; elle souffrait de quelque chose de trop profond. Après
+quelques jours, elle fut enlevée par une fièvre maligne qui régnait.
+Elle fut enterrée dans un terrain que Macpherson venait d'acheter, à
+l'extrémité du vieux cimetière de Greenock, sur le bord de la Clyde,
+loin des siens, abandonnée dans la grande ville fumante; telle fut la
+fin de l'épisode de ce second dimanche de mai. Quelques personnes, à
+qui la destinée de cette douce fille a paru pure et touchante, lui ont
+élevé un monument qui abrite sa tombe des rayons du soleil couchant,
+quand il s'abaisse au delà du «rugissement de l'Atlantique». Les
+steamers qui sortent de la Clyde passent tout auprès. Une des
+dernières choses que voient les Écossais, qui quittent le pays en
+emportant, à travers le monde, les vers de leur poète national, est la
+pierre où sont sculptés les adieux de Burns et de Mary Campbell.
+
+Burns en apprenant la nouvelle de Greenock reçut un coup terrible. Mrs
+Begg se rappelait qu'après le travail de la moisson achevée, elle
+était un jour à son rouet, avec sa mère ou une de ses soeurs qui
+l'aidaient. Les deux frères étaient là aussi. On apporta une lettre
+pour Robert. Il alla à la fenêtre pour l'ouvrir et la lire, et elle
+fut frappée de l'expression d'angoisse qui passa sur son visage. Il
+sortit sans dire un mot. Ce fut plus tard seulement que sa famille
+apprit cette histoire qui resta toujours comme un sujet sacré dont on
+ne devait pas parler[342].
+
+ [Note 341: R. Chambers, tom. I, p. 321-324.]
+
+ [Note 342: R. Chambers, tom. I, p. 324.]
+
+Involontairement on se demande quel a été le rôle de Burns en tout
+ceci, et cette question, une fois venue dans l'esprit, ne se laisse
+pas aisément renvoyer. Lui-même a rapporté cet incident dans ces mots
+qui suivent immédiatement le récit de la journée de mai. «À la fin de
+l'automne suivant, elle traversa la mer pour me retrouver à Greenock,
+où elle était à peine débarquée qu'elle fut saisie d'une fièvre
+maligne qui, en peu de jours, poussa ma chère fille dans la tombe
+avant même que je fusse informé de sa maladie[343].» Mais comment
+arrangeait-il cette union avec la passion qui l'avait repris. Qu'il
+fût sincère quand il maudissait l'heure et le moment du temps qui le
+rendrait infidèle, cela est probable. Il pouvait croire que
+l'indignation avait tué l'ancien amour, et prendre pour une guérison
+le baume que répandait une douce présence. Mais voici que la maîtresse
+possédée avait reparu, ressaisi son pouvoir, chassé devant des désirs
+troublants, des souvenirs impétueux, la modeste et tranquille image de
+l'absente. Quelle imprudence, quelle faute il avait commise! Que
+pouvait-il faire? Sans briser réellement, laissa-t-il voir, peut-être
+malgré lui, par l'espacement des lettres, par leur froideur, leur
+gêne, le changement qui s'était fait en lui? Et elle, le
+devina-t-elle? Eut-elle les serrements de coeur et les larmes
+silencieuses des abandonnées? On ne peut s'empêcher de le penser et il
+semble que les faits fassent de cette supposition une probabilité. Sur
+la Bible qui appartint à Mary Campbell, les deux noms sont presque
+effacés, comme si on avait mouillé le papier et essayé de faire
+disparaître avec le doigt les traces d'un voeu violé[344].
+
+ [Note 343: _Remarks in an interleaved copy of Johnson's
+ museum._]
+
+ [Note 344: Voir, à défaut des volumes, le fac-simile des
+ inscriptions donné par Scott Douglas, tom. I, p. 298-99.]
+
+Après la mort de sa fille, le père brûla les lettres de Burns, et
+quand celui-ci lui écrivit une lettre émouvante pour lui demander un
+souvenir de celle qu'il avait aimée, il refusa de lui répondre et
+défendit qu'on mentionnât son nom devant lui[345]. Dans les pièces que
+Burns consacra à cet amour, on sent comme une secrète accusation
+contre soi-même. Enfin il y a une lettre de lui de cette époque qui ne
+s'applique à rien d'autre. Elle est du commencement d'octobre et
+adressée à son ami Robert Aiken.
+
+ [Note 345: R. Chambers, tom. I, p. 325.]
+
+ «Je suis, depuis quelque temps, miné par un chagrin sincère,
+ secret, dû à des causes que vous connaissez assez bien: la
+ déception, le désappointement, la piqûre de l'orgueil, avec
+ quelques coups de couteau de remords qui ne manquent jamais de
+ s'abattre comme des vautours sur mes parties vitales, quand mon
+ attention n'est pas détournée par les demandes de la société ou
+ les poursuites de la muse. Même dans ces moments, ma gaîté n'est
+ que la folie d'un condamné ivre entre les mains du
+ bourreau[346].»
+
+ [Note 346: _To Robert Aiken_, About 8th October 1786.]
+
+Ces remords ne pouvaient se rapporter à l'affaire des Armour,
+puisqu'il avait fait tout ce qui était en lui pour réparer le mal et
+qu'il avait été sacrifié. Il avait de ce côté des griefs et non des
+remords; c'était lui qui pouvait faire des reproches et non en
+recevoir. D'où lui venaient donc ces vautours qui ne lui laissaient
+point de paix? La réserve singulière qu'il garda toujours sur ce
+sujet, dont il semblait vouloir éviter de parler, ajoute encore à
+l'idée qu'on ne peut s'empêcher de concevoir qu'il y eut là quelque
+chose dont le souvenir lui était pénible.
+
+Ce qui semble certain, c'est qu'il expia, par un long regret,
+l'imprudence d'avoir donné des paroles à ce qui aurait dû rester un
+rêve, ou la faiblesse d'avoir pris pour un rêve ce qu'il avait revêtu
+de sa parole. Il porta en secret cette blessure jusqu'à la tombe.
+Après des événements soudains et extraordinaires, qui se pressèrent
+dans un si bref espace de son existence qu'ils semblaient devoir
+refouler et étouffer le passé, à des intervalles de plusieurs années,
+elle se rouvrait aussi fraîche qu'au premier jour. Les plaintes
+qu'elle lui arracha, longtemps après, sont parmi les plus déchirantes
+que la mort d'une femme ait jamais inspirées à l'homme. Ce fut, à son
+honneur, un endroit de son coeur qui resta éternellement douloureux et
+saignant. Ce fut le plus pur, le plus durable et de beaucoup le plus
+élevé de ses amours. Au-dessus de tous les autres, dont quelques-uns
+furent plus ardents, il se dresse avec la blancheur d'un lis.
+L'opposition qu'il forme avec la passion pour Jane est complète. Rien
+n'est curieux comme de comparer les pièces qui ont été inspirées par
+ces deux femmes. D'un côté toutes les épithètes sont matérielles; ici,
+elles sont toutes morales. Les louanges sont empruntées, non aux
+grâces du corps, mais aux qualités de l'âme. Les mots qui reviennent
+sans cesse sont ceux d'honneur, de douceur et de bonté.
+
+ «Bien que j'erre sous des climats lointains,
+ Je sais que son coeur ne change pas;
+ Car son sein brûle de l'éclat de l'honneur,
+ Ma fidèle fillette des Hautes-Terres, Ô.[347]»
+
+ [Note 347: _My Highland Lassie, O._]
+
+L'idée de la revoir un jour poursuivait Burns. Chaque fois qu'il
+songea à quelque chose d'éternel, à une vie future, à des rencontres
+dans l'inconnu, ce fut vers elle que sa pensée se tourna. L'amour pour
+Jane, vainqueur maintenant, devait être vaincu dans la revanche
+inévitable des choses idéales sur celles qui sont seulement
+terrestres. On peut dire que, comme les autres passions du poète, il
+périt et tomba sur le tas des fleurs fanées. L'amour du second
+dimanche de mai fut toujours présent. C'est lui qui conduisit Burns
+dans la sphère la plus élevée où il atteignit, lui qui inspira ses
+plus hauts efforts de spiritualité. La douce fille des Hautes-Terres
+aux yeux azurés fut sa Béatrice et lui fit signe du bord du ciel.
+
+
+IV.
+
+LA RENOMMÉE SOUDAINE. -- DÉPART POUR ÉDIMBOURG.
+
+Cependant, le volume de Kilmarnock avait un succès prodigieux. Il
+s'était enlevé si vite qu'il n'en était pas resté un exemplaire pour
+la pauvre ferme de Mossgiel, et que la mère, les frères et les soeurs
+de Burns n'eurent ses oeuvres imprimées que dans l'édition
+d'Édimbourg[348]. La renommée de l'humble volume de Kilmarnock
+grandissait et, dépassant les limites de l'Ayrshire, se répandait à
+travers le pays entier. On se prêtait ces poèmes étonnants; de tous
+côtés, on les récitait, on les chantait. Les gens du peuple, les
+paysans, avaient pour la première fois un grand poète qui rendait,
+dans leur propre langue, leurs propres sentiments. C'était un
+enthousiasme presque incroyable et tel qu'on aime à le laisser
+exprimer par ceux qui l'ont connu. «La fille de ferme chantait ses
+chansons, dit Allan Cunningham, le laboureur et les bergers répétaient
+ses poésies, tandis que les vieux et les prudents citaient ses vers
+dans la conversation, heureux de trouver que des choses de fantaisie
+pouvaient être rendues utiles. Mon père qui aimait la poésie emprunta
+le volume à un clergyman caméronien qui, en le lui prêtant, y ajouta
+ce remarquable conseil: «Ne le laissez pas sur le chemin des enfants,
+John, de peur de les attraper comme j'ai attrapé les miens, à le lire
+le jour du Sabbath.[349]» Robert Heron raconte que, dans le
+Kirkcudbrightshire où il était alors, il est presque impossible
+d'exprimer avec quelle admiration fervente et quelles délices ces
+poèmes furent reçus. Jeunes et vieux étaient également ravis, agités
+et transportés. Lui-même obtint le livre un soir, et ne dormit point
+qu'il ne l'eût achevé. «Même les garçons de charrue et les servantes
+auraient été heureux de donner les gages qu'ils gagnaient très
+durement et dont ils avaient besoin pour acheter leurs vêtements,
+s'ils avaient pu se procurer les oeuvres de Burns[350].» La contrée
+entière résonnait de son nom. Et ce n'étaient pas seulement les
+paysans; les gens cultivés et instruits étaient également saisis par
+cette contagion d'admiration pour l'homme et la langue. La plupart
+d'entre eux, sans doute, commençaient avec la méfiance de Walker et
+passaient par les même phases que lui, pour arriver à la même
+admiration:
+
+ [Note 348: Scott Douglas, tome IV, p. 139.]
+
+ [Note 349: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 86.]
+
+ [Note 350: Robert Heron, _Life of Burns_, p. 433.]
+
+ «Je classais le laboureur poétique avec les filles de ferme et
+ les batteurs en grange poétiques de l'Angleterre, pour les
+ productions de qui je n'avais pas une violente admiration. Ainsi
+ préparé, les poèmes furent mis entre mes mains, et avant d'avoir
+ achevé une page, j'éprouvai des émotions de surprise et de
+ plaisir dont je n'avais jamais eu conscience auparavant. Le
+ langage que j'avais commencé à dédaigner, comme bon seulement
+ pour les conversations vulgaires, semblait transformé par le
+ charme du génie et être devenu le langage propre de la poésie. Il
+ exprimait toutes les idées avec une brièveté et une force, il se
+ pliait à tous les sujets avec une souplesse qui manquent parfois
+ aux langages les plus parfaits. À chaque page, on voyait
+ l'empreinte du génie. Tout était touché par une main d'une
+ dextérité si étonnante qu'elle semblait remplir ses fonctions les
+ plus faciles et les plus familières, quand elle accomplissait ce
+ que toute autre aurait tenté en vain. Je ne quittai pas le volume
+ avant de l'avoir achevé, et je ne puis pas me rappeler de moments
+ qui aient passé plus rapidement que les heures où je fus ainsi
+ occupé. Un désir de voir l'homme qui avait le pouvoir de produire
+ de tels effets succéda naturellement[351]».
+
+ [Note 351: Walker. _Life of Burns_, p. LXVIII.]
+
+Tous étaient ainsi gagnés, séduits, enveloppés par ce charme qui
+courait le pays; il semblait que c'en fût véritablement un. Une
+vieille dame des environs, descendante de Vallace, Mrs Dunlop, venait
+d'être affligée d'une longue et cruelle maladie qui l'avait réduite à
+un état d'assombrissement et de découragement. Un volume des poèmes
+fut laissé sur sa table par un de ses amis. Elle l'ouvrit et tomba sur
+le _Samedi soir du Villageois_. Elle le lut avec la plus grande
+surprise et le plus grand plaisir. «La description des simples
+villageois opéra sur son esprit comme le charme d'un puissant
+exorciste, chassa le démon ennui et la rendit à son harmonie et à sa
+bonne humeur ordinaires». Mrs Dunlop envoya aussitôt un messager à
+Mossgiel, qui était à une distance de 15 à 16 milles, avec une lettre
+flatteuse pour Burns, lui demandant de lui envoyer une demi-douzaine
+de ses exemplaires et de lui faire le plaisir de venir la voir à
+Dunlop-House, aussitôt qu'il le pourrait. Ce fut le commencement d'une
+amitié et d'une correspondance qui ne finirent qu'avec la vie du
+poète. Le dernier emploi qu'il ait fait de sa plume fut une lettre à
+Mrs Dunlop, quelques jours avant sa mort[352].
+
+ [Note 352: _Gilbert's Narrative._--R. Chambers, tom. I, p.
+ 839.]
+
+Les avances les plus flatteuses lui venaient de tous côtés et des
+hommes les plus éminents. Dugald Stewart, le célèbre professeur de
+philosophie à l'Université d'Édimbourg et un des hommes les plus
+accomplis de son temps, qui passait ses vacances dans la villa de
+Catrine, sur les bords de l'Ayr, pria le Dr Mackenzie, le docteur de
+Mauchline, un de ses amis, de lui amener le poète à dîner. Celui-ci y
+rencontra Lord Daer, jeune noble de grande espérance, qui revenait de
+France où il avait été lié avec quelques-uns des hommes qui jouèrent
+un peu plus tard un rôle dans la Révolution Française, entre autres
+Condorcet[353]. C'était la première fois que Burns se trouvait avec un
+représentant de l'aristocratie; il a laissé ses impressions de cette
+entrevue, dans une pièce curieuse où l'on sent, sous la bonne humeur
+et la satisfaction, ce qu'il y avait d'ombrageux dans ses rapports
+avec les personnes d'une position sociale supérieure à la sienne.
+
+ [Note 353: R. Chambers, tom. I, p. 329.]
+
+ Oh! où est le pouvoir magique de Hogarth
+ Pour montrer les regards étonnés de Messire le Poète,
+ Et comment il ouvrait les yeux et balbutiait,
+ Quand effaré, comme conduit à la bride,
+ Et piétinant lourdement sur ses jambes de laboureur
+ Il s'embarrassa dans le salon?
+
+ Je gagnai, de côté, un coin, un abri,
+ Et vers sa seigneurie glissai un regard,
+ Comme vers un prodige effrayant;
+ Sauf le bon sens, la jovialité,
+ Et (ce qui me surprit) la modestie,
+ Je ne remarquai rien d'extraordinaire.
+
+ Je guettais les symptômes des grands,
+ L'orgueil du sang, la pompe seigneuriale,
+ L'assurance arrogante;
+ Du diable s'il avait de la fierté;
+ Ni vanité, ni orgueil--à ce que je pus voir,
+ Pas plus qu'un honnête laboureur[354].
+
+ [Note 354: _Lines on meeting with lord Daer._]
+
+Burns, on le voit, était sorti enchanté de sa rencontre. On aime à se
+figurer cette première introduction de Burns dans une société qu'il ne
+connaissait pas, et on se représente ce dîner qui fournirait un
+tableau à un Meissonier anglais: le médecin intelligent et instruit,
+le jeune noble libéral, la douce et calme figure du vénérable D.
+Stewart, et ce poète paysan, un peu gauche, cependant le plus grand de
+tous. Dugald Stewart a laissé de son côté l'impression que lui fit
+cette première rencontre; elle était, elle aussi, excellente.
+
+ «Ses manières étaient alors, comme elles continuèrent toujours de
+ l'être ensuite, simples, viriles et indépendantes. Elles
+ exprimaient la conscience de son génie et de sa valeur, mais sans
+ rien qui indiquât la forfanterie, l'arrogance ou la vanité. Il
+ prenait sa part dans la conversation; mais pas plus qu'il ne lui
+ appartenait et écoutait avec une attention et une déférence
+ visibles, quand il s'agissait de sujets sur lesquels son
+ éducation le privait de moyens d'information. S'il y avait eu un
+ peu plus de douceur et d'accommodement dans son caractère, il
+ aurait encore été, je le pense, plus intéressant. Mais il avait
+ été accoutumé à faire la loi dans le cercle de ses connaissances
+ ordinaires, et sa crainte de tout ce qui approchait de la
+ bassesse et de la servilité rendait sa manière d'être un peu
+ décidée et dure. Rien peut-être n'était plus remarquable, parmi
+ ses divers talents, que l'aisance, la précision et l'originalité
+ de son langage, quand il parlait en compagnie. Cela était
+ d'autant plus remarquable qu'il visait à la pureté dans son tour
+ d'expression, et évitait, avec plus de souci que la plupart des
+ Écossais, les particularités de la phraséologie écossaise[355].»
+
+ [Note 355: _Dugald Stewart's Letter respecting Burns_,
+ donnée par Currie, p. 33.]
+
+Sa position toutefois restait toujours indécise et comme en suspens.
+Il ne prenait plus guère part aux travaux de la ferme. Cependant il
+fit la moisson, qui fut cette année-là tardive. Quelques-uns de ses
+amis, Gavin Hamilton, Aiken, Ballantine, désolés de laisser partir,
+pour des climats meurtriers et un avenir incertain, l'homme dont ils
+étaient fiers et qu'ils aimaient, s'occupèrent de lui trouver une
+situation qui pût lui permettre de rester en Écosse et cherchaient à
+lui obtenir une place dans l'Excise[356]. Lui-même tantôt désirait,
+tantôt semblait redouter que leurs démarches réussissent. La pensée de
+ses enfants le retenait; d'autres considérations assez mystérieuses et
+qu'on ne peut guère rattacher qu'à l'épisode de Mary Campbell,
+semblaient le pousser hors du pays. La lettre suivante expose la
+situation d'esprit dans laquelle il se trouvait alors:
+
+ [Note 356: R. Chambers, t. I, p. 313.]
+
+ «J'ai ressenti en moi toutes sortes de fluctuations et de
+ mouvements en ce qui concerne l'Excise. Il y a beaucoup de motifs
+ qui plaident fortement contre: l'incertitude d'obtenir bientôt
+ une place, les conséquences de mes folies qui peuvent rendre mon
+ séjour ici impraticable... Toutes ces raisons m'engagent à aller
+ à l'étranger, et contre toutes ces raisons, je n'ai qu'une
+ réponse: les sentiments d'un père. Ceci, dans l'humeur où je me
+ trouve à présent, fait contrepoids à tout ce qui peut être dans
+ l'autre côté de la balance...
+
+ Vous pouvez peut-être croire que c'est une fantaisie
+ extravagante, mais c'est un sentiment qui m'atteint au coeur.
+ Bien que sceptique sur plusieurs points de la foi ordinaire, je
+ pense cependant avoir toutes les preuves qu'il existe d'une vie
+ par delà les limites étroites de notre existence présente. S'il
+ en est ainsi, comment en présence de cet Être redoutable, auteur
+ de l'existence, comment affronterai-je les reproches des êtres
+ qui sont vis-à-vis de moi dans la chère relation d'enfants, et
+ que j'aurais abandonnés dans l'innocence souriante de leur faible
+ enfance! Ô toi, Pouvoir inconnu, toi Dieu tout puissant, qui as
+ allumé la raison dans mon sein et m'as donné le bienfait de
+ l'immortalité, j'ai fréquemment dévié de cet ordre et de cette
+ régularité qui sont nécessaires à la perfection de tes oeuvres,
+ cependant tu ne m'as jamais quitté ni délaissé....
+
+ «Depuis que j'ai écrit la page précédente, j'ai vu l'orage du
+ malheur s'épaissir au-dessus de ma tête dévouée à la folie. Si
+ vous réussissez, ô mon ami, mon bienfaiteur, dans vos démarches
+ pour moi, peut-être me sera-t-il impossible de recueillir le
+ fruit de vos efforts. Ce que j'ai écrit dans les pages
+ précédentes est la ferme teneur de ma résolution; mais si des
+ circonstances ennemies m'empêchaient d'accepter votre offre
+ bienveillante, on si l'accepter menaçait de m'attirer de
+ nouvelles misères....[357]»
+
+ [Note 357: _To Robert Aiken_, 8th October 1786.]
+
+La lettre coupée, inachevée, trahissait l'état d'incertitude et
+d'émotion douloureuse où il se trouvait alors. Le temps passait sans
+qu'il prît de résolution et sans que la pensée du départ quittât son
+esprit.
+
+ * * * * *
+
+Il se produisit alors un événement qui l'en chassa définitivement et
+eut sur sa destinée future une importance décisive. Il l'a rappelé
+lui-même en ces termes:
+
+ «J'avais fait mon dernier adieu à quelques amis; ma malle était
+ sur le chemin de Greenock; j'avais composé une chanson _La Nuit
+ ténébreuse s'épaissit rapidement_, qui devait être le dernier
+ effort de ma muse en Calédonie, quand une lettre du Dr Blacklock
+ à un de mes amis renversa tous mes projets, en éveillant mon
+ ambition poétique. Le docteur appartenait à une classe de
+ critiques dont je n'aurais pas osé espérer l'approbation. Son
+ idée que je rencontrerais des encouragements pour une seconde
+ édition m'enflamma tellement que je partis aussitôt pour
+ Édimbourg, sans une seule connaissance dans la ville et sans une
+ seule lettre de recommandation[358].»
+
+ [Note 358: _Autobiographical Letter to Dr Moore._]
+
+Les choses ne se passèrent pas tout à fait aussi simplement que Burns
+le raconte à distance et dans une lettre où les événements de sa vie
+devaient être ramassés en quelques mots. Même ce départ pour Édimbourg
+ne fut pas sans ses incertitudes et ses difficultés. Tout ce passage
+de la vie de Burns est encore intéressant à suivre de près.
+
+À quelques milles de Mossgiel se trouve la paroisse de Loudon, dont le
+ministre était alors le Rév. George Lawrie. C'était un homme de
+culture et de goût littéraires. Il avait des relations dans la société
+intellectuelle d'Édimbourg. C'était un ami de Blair et de Robertson.
+Par une rencontre assez curieuse, il avait été l'intermédiaire par
+lequel les fragments de Macpherson avaient été soumis à Blair, qui
+avait appelé sur eux l'attention publique. Lawrie avait lu les poèmes
+de Burns avec la surprise et l'admiration qu'ils causaient à tous ceux
+entre les mains desquels ils tombaient. Bien qu'il ne connût pas le
+poète, il les envoya à un de ses amis, le docteur Blacklock, en lui en
+demandant son avis et en insinuant qu'il pourrait les communiquer à
+Blair, alors connu comme le premier critique du temps.
+
+C'est une figure vénérable et touchante que celle du Dr Blacklock et
+qui vaut un crayon d'un instant. Né en 1721, il avait perdu la vue à
+l'âge de six mois, par suite de la petite vérole, si implacable alors.
+Son père, un maçon pauvre, avait entrepris d'instruire lui-même du
+mieux qu'il pouvait son petit aveugle, en lui lisant à ses heures de
+repos Milton, Spenser, Prior, Pope et Addison. C'est un autre exemple
+de ces éducations écossaises. L'enfant, élevé dans cette musique de
+poètes, se mit à faire des vers, qui tombèrent entre les mains d'un
+brave homme, le Dr Stevenson d'Édimbourg. Celui-ci s'intéressa à lui
+et lui fournit les moyens de faire ses études à l'Université.
+Blacklock entra alors dans les ordres et devint un prédicateur de
+réputation. Mais, à la suite de déboires dus à sa cécité, il s'était
+retiré à Édimbourg et y tenait une sorte de maison de famille où il
+recevait quelques élèves choisis. C'était un vieillard très pâle, avec
+de beaux cheveux blancs; il était d'une douceur et d'une bonté
+inaltérables. On disait de lui «qu'il n'avait jamais perdu un ami et
+ne s'était jamais fait un ennemi». Sa bienveillance était continue,
+elle agissait comme un des modes de sa vitalité. Il avait pris, pour
+se faire conduire, un petit paysan et lui trouvant de la bonne volonté
+à apprendre, il lui enseigna le grec, le latin, le français et en fit
+un homme distingué. «Si on énumérait tous les jeunes gens qu'il a
+retirés de l'obscurité et mis en état, par l'éducation, de se pousser
+dans la vie, disait Walker, le catalogue exciterait une surprise très
+naturelle[359]». Et Heron: «Il n'y a peut-être jamais eu un homme qui
+pût, avec plus de vérité, être appelé un _Ange sur la terre_ que le Dr
+Blacklock. Il était candide et innocent comme un enfant, néanmoins
+doué de la sagacité et de la pénétration d'un homme. Son coeur était
+une source continuelle de bonté[360]». Cette âme exquise était d'une
+aménité et d'une gaîté constantes, se réjouissant d'une clarté
+intérieure. Il vivait entouré du respect et de l'amour de tous. Quand
+le Dr Johnson avait passé par Édimbourg, il lui avait dit: «Cher Dr
+Blacklock, je suis heureux de vous voir»; ce qui était un grand
+honneur. Tel était celui qui venait d'avoir une influence capitale sur
+la destinée de Burns par quelques-unes de ces paroles, par un de ces
+actes de bienveillance, qui sortaient de tous les instants de sa vie.
+Il était de ces hommes autour desquels tombe comme une manne, et près
+de qui la faim, la fatigue, la douleur, ne peuvent passer sans trouver
+un réconfort. Ils ne s'en doutent souvent pas; ils n'ont pas même
+notion d'un effort, d'une volition; ils sont bienfaisants par nature,
+par exercice de leur façon d'exister[361].
+
+ [Note 359: Walker, _Life of Burns_, p. LX.]
+
+ [Note 360: Heron. _Life of Burns_, p. 433.]
+
+ [Note 361: Voir sur le Dr Blacklock la notice dans
+ _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_.]
+
+Voici la lettre que le Dr Blacklock écrivait à Mr Lawrie pour le
+remercier de l'envoi du volume de Burns. Elle est curieuse, dans la
+première partie, parce qu'elle donne l'impression produite sur lui par
+cette lecture; et dans la seconde, parce qu'il montre qu'un mois
+après la publication du volume, on s'en occupait déjà à Édimbourg:
+
+ J'aurais dû vous remercier, il y a longtemps, de votre envoi, non
+ seulement parce que c'est un témoignage de votre bon souvenir,
+ mais parce qu'il m'a donné l'occasion de goûter un des plus
+ délicats et peut-être un des plus sincères plaisirs dont l'esprit
+ humain est susceptible. Une quantité d'occupations m'ont empêché
+ d'avancer dans la lecture des Poèmes; à la fin cependant j'ai
+ achevé cette agréable tâche. J'ai vu bien des exemples de la
+ force et de la générosité de la nature s'exerçant sous des
+ désavantages nombreux et formidables; je n'en ai jamais vu d'égal
+ à celui que vous avez eu la bonté de me présenter. Il y a une
+ émotion et une délicatesse dans ses poèmes sérieux, une vérité
+ d'esprit et d'humeur dans ceux qui ont un tour joyeux, qu'on ne
+ peut trop admirer ni trop chaudement louer. Je pense que je ne
+ rouvrirai jamais le livre sans sentir mon étonnement renouvelé et
+ accru. J'aurais voulu exprimer mon approbation en vers, mais,
+ soit par suite du déclin de ma vie ou d'une dépression temporaire
+ de mes esprits, il est maintenant hors de mon pouvoir d'accomplir
+ cette intention.
+
+ M. Stewart (Dugald Stewart) professeur de philosophie de notre
+ Université, m'avait déjà lu trois poèmes et je lui avais témoigné
+ le désir qu'il fit inscrire mon nom parmi les souscripteurs; mais
+ si cela a été fait ou non, je n'ai jamais pu le savoir.... Il m'a
+ été rapporté, par un gentleman à qui j'avais montré ces oeuvres
+ et qui en a cherché un exemplaire avec diligence et ardeur, que
+ l'édition tout entière était déjà épuisée. Il serait donc très
+ désirable, pour ce jeune homme, qu'une seconde édition plus
+ nombreuse que la première pût être immédiatement imprimée, car il
+ paraît certain que son mérite intrinsèque et les efforts des amis
+ de l'auteur pourraient lui donner une circulation plus répandue
+ que tout ce qui a été publié en ce genre, à ma souvenance[362].
+
+ [Note 362: _To Mr George Lawrie_ V. D. M. Sept. 4, 1786,
+ donnée par Chambers, tom. I, p. 311.]
+
+M. Lawrie fit parvenir cette lettre à Burns. On peut penser si elle
+fut accueillie avec joie. Toutefois il ne semble pas qu'elle lui ait
+d'abord suggéré l'idée de se rendre à Édimbourg. Elle ne lui donna que
+ce qu'elle contenait réellement, la pensée de faire une seconde
+édition, dans laquelle il mettrait quelques morceaux composés
+récemment. Il se peut que cette lettre, écrite au commencement de
+septembre, ait mis quelque temps à arriver jusqu'à Burns. Il alla,
+vers le commencement d'octobre, trouver son imprimeur de Kilmarnock,
+pour lui demander s'il voudrait faire une autre édition de 1000
+exemplaires. L'imprimeur voulait bien risquer les avances de la
+composition mais pas du papier. «D'après lui le papier de 1000 copies
+coûterait environ 25 livres et l'impression environ 15 ou 16; il offre
+de s'entendre là dessus pour l'impression, si je veux faire les
+avances pour le papier; mais ceci, vous le savez, est hors de mon
+pouvoir; aussi adieu l'espérance d'une seconde édition jusqu'à ce que
+je devienne plus riche! C'est une époque qui, je le pense, arrivera
+avec le paiement de la dette nationale britannique[363].»
+
+ [Note 363: _To Robert Aiken_, 8th October 1786.]
+
+Cet échec fut une déception pour Burns qui avait peut-être vu, dans
+une seconde édition, le moyen de reculer ou d'éviter son départ. Son
+esprit y fut forcément ramené et plus que jamais il se crut sur le
+point de quitter son pays. En revenant d'une visite qu'il avait faite
+à Mr Lawrie, probablement pour le remercier, «je composai, dit-il, la
+dernière chanson que je devais écrire en Calédonie». Son esprit était
+assombri et la description des circonstances dans lesquelles il avait
+fait ce suprême adieu est peut-être plus frappante que le poème
+lui-même: «Il avait pris congé de la famille du Dr Lawrie, après une
+visite qu'il pensait être la dernière, et pour s'en retourner chez
+lui, il avait à traverser une vaste étendue de moors solitaires. Son
+esprit était fortement affecté de quitter pour toujours une scène où
+il avait goûté tant de plaisirs d'une sociabilité élégante, et
+attristé par l'aspect sombre de son avenir qui faisait un contraste.
+L'aspect de la nature était en harmonie avec ses sentiments; c'était
+un soir sombre et lourd à la fin de l'automne. Le vent s'était levé et
+sifflait à travers les roseaux et les longues herbes qu'il faisait
+plier. Les nuages couraient chassés dans le ciel, et par intervalles,
+de froides averses cinglantes ajoutaient le déconfort du corps à la
+tristesse de l'âme[364].» C'est dans cet état d'âme qu'il composa ces
+derniers vers:
+
+ [Note 364: Walker, p. LXXII.]
+
+ La nuit ténébreuse s'épaissit rapidement,
+ La rafale sauvage et inconstante rugit bruyamment,
+ Ce nuage sombre est chargé de pluie,
+ Je le vois passer sur la plaine;
+ Le chasseur a quitté le moor,
+ Les couvées éparpillées se retrouvent en sûreté,
+ Tandis que j'erre ici, pressé de souci,
+ Sur les bords solitaires de l'Ayr.
+
+ L'automne pleure son grain mûrissant
+ Arraché par le ravage de l'hiver;
+ À travers son ciel azuré et tranquille
+ Elle voit passer la tempête;
+ Mon sang est glacé de l'entendre mugir,
+ Je pense à la vague orageuse
+ Sur laquelle je dois affronter maint danger,
+ Loin des bords jolis de l'Ayr.
+
+ Ce n'est pas le rugissement de la houle soulevée,
+ Ce n'est pas ce rivage fatal et mortel,
+ Bien que la mort y apparaisse sous toutes les formes,
+ Les malheureux n'ont plus rien à redouter;
+ Mais autour de mon coeur des liens sont noués,
+ Et ce coeur est percé de maintes blessures,
+ Celles-ci saignent de nouveau, je déchire ces liens,
+ Quand je quitte les jolis bords de l'Ayr.
+
+ Adieu collines et vallons de la vieille Coila,
+ Ses moors couverts de bruyère, ses vallées tortueuses,
+ Les scènes où ma malheureuse imagination erre,
+ Poursuivant les amours passées et malheureuses!
+ Adieu mes amis, adieu mes ennemis,
+ Mon pardon aux uns, mon amour aux autres,
+ Les larmes qui jaillissent trahissent mon coeur;
+ Adieu les jolis bords de l'Ayr![365]
+
+ [Note 365: _The Gloomy Night is gathering fast._]
+
+Il continua à songer au départ jusqu'à la fin d'octobre, car il en
+parle encore dans une épître adressée au major Logan le 30 de ce mois.
+C'est seulement dans les premiers jours de novembre que ses amis,
+comme M. Ballantine d'Ayr, chagrinés de le voir toujours sur le point
+de partir, semblent l'avoir poussé à aller à Édimbourg essayer d'y
+publier cette seconde édition. Ils pensaient probablement que, s'ils
+gagnaient du temps, il y avait chances pour que l'exil de Burns fût
+évité. En même temps, il est impossible qu'il ne fût pas informé que
+les journaux, le _Magazine d'Édimbourg_, s'étaient occupés de lui et
+avaient fait grand cas de ses poèmes.
+
+ «Un exemple frappant de génie naturel éclatant à travers
+ l'obscurité de la pauvreté et les obstacles d'une vie
+ laborieuse.... À ceux qui admirent les créations d'une
+ imagination libre et qui ferment les yeux sur de nombreuses
+ fautes, en tenant compte de beautés sans nombre, ses poèmes
+ donneront un singulier plaisir. Ses observations du caractère
+ humain sont pénétrantes et sagaces et ses descriptions sont vives
+ et justes. Il y a un riche fonds de plaisanterie rustique, et
+ quelques-unes des scènes tendres sont touchées avec une
+ délicatesse inimitable. Le caractère qu'Horace donne à Osellus
+ lui est particulièrement applicable:
+
+ Rusticus abnormis sapiens crassaque Minerva[366]
+
+ [Note 366: _The Edinburgh Magazine for October_, cité par
+ Chambers, tom. I, p. 336.]
+
+Le critique ne s'apercevait pas que les oeuvres de Burns étaient
+autrement parfaites et achevées que les oeuvres des poètes à la mode,
+à commencer par Blair. Mais c'était, beaucoup déjà que cette
+admiration, même un peu à côté.
+
+Toutes ces raisons combinées firent que Burns prit une grave
+résolution; vers le commencement de novembre, il se décida à partir
+pour Édimbourg, à aller tenter sa fortune dans une ville inconnue, la
+capitale intellectuelle de l'Écosse et, on peut le dire, à cette
+époque-là, de l'Angleterre. Il se lançait brusquement vers un avenir
+nouveau dont il n'avait pas la moindre idée quelques semaines
+auparavant. C'était une décision qui devait avoir une influence
+considérable sur son avenir, un des tournants importants de sa vie.
+
+Au fur et à mesure que ces bonnes nouvelles affluaient, que les
+témoignages de la renommée de Robert arrivaient d'endroits plus
+éloignés, montrant par là qu'elle gagnait le pays, on peut compter
+qu'une joie grandissait dans la maison. Non pas une surprise; les
+siens l'avaient toujours regardé comme un être exceptionnel. Sa mère
+surtout dut être heureuse et ce baume, après les récentes histoires,
+venait à point. Non pas tant à cause du bruit: les éloges des
+étrangers importent peu à l'admiration d'une mère pour son fils; ils
+ne la corroborent pas; elle est au-dessus de ces appuis; ils la
+flattent et l'enchantent seulement. Mais dans cette proclamation des
+mérites extraordinaires de son fils, il se peut qu'il y eût quelque
+chose qui allât plus avant vers le coeur de la bonne femme, sans
+qu'elle s'en rendît clairement compte. Ces approbations rassuraient et
+ratifiaient son indulgence pour les erreurs de son garçon. Elles
+semblaient prendre le parti de sa tendresse contre ces moments où elle
+se demandait s'il était bien excusable. N'est-il pas naturel qu'il y
+ait un peu d'écarts et de désordre en celui qui, de l'aveu de tout le
+monde, est en dehors des conditions ordinaires? Cette pensée devait
+lui être adoucissante. C'était la consolation de maints chagrins
+muets, la défaite de ces doutes, ombres affreuses, qui se glissent
+parfois entre une mère et son sang. Et dans Mauchline, dans les
+environs, l'admiration pour Burns, jusqu'alors indécise et déroutée
+entre l'étonnement, la curiosité et la critique, prenait pied et se
+donnait de l'importance. C'était un personnage; on s'occupait de lui à
+Édimbourg, dans des livres et dans les journaux. Le vieil Armour
+devait se gratter l'oreille, perplexe; et les rigides passer vite
+quand ils rencontraient le poète; s'il allait les imprimer et jeter
+leur nom aux rires du pays!
+
+Quant à lui, ses sentiments se laissent deviner. Lorsqu'il fut sur le
+point de quitter la petite ferme de Mossgiel, il dut, avec l'habitude
+qu'il avait de s'examiner et le net discernement qu'il apportait à ces
+examens, il dut se représenter ces deux années et demie, si pleines
+d'une confusion où toutes choses étranges étaient mêlées. Quel chemin
+parcouru depuis qu'il était arrivé à Mossgiel, avec le ferme propos
+d'être sage et l'intention de devenir un bon fermier! Comme ces
+temps-là étaient loin déjà! Il en était séparé par toute une
+existence. Quel tourbillon de luttes, de colères, de labeurs, de
+soucis, d'ivresses! Quels élans de production! Quelles douces heures
+de rêverie et de poésie, faites d'un miel dont ses vers n'étaient que
+les rayons pressés! Quels émois, quelles folies! Quelles ivresses
+amoureuses, quelles exaltations délicieuses ou douloureuses! Mais
+quels regrets, quelles mélancolies, quels remords en pensant à la
+pauvre Mary! Puis, quelles ténèbres, quelle épaisse nuit de
+désespérance et, tout soudainement, quel coup de soleil, dont il était
+encore ébloui, dont il avait l'éclat dans la figure, vers lequel il
+allait marcher! Fût-il jamais une vie faite de plus de coups de
+surprise et plus soûlée d'émotions? Son regard se débattait éperdu,
+ne sachant où se reposer, dans ce choc de moments divers, qui se
+croisaient plus mêlés que les lignes d'un tartan. L'étoffe de ces
+années était faite ainsi, d'heures claires, grises et noires, bonnes
+et mauvaises, nobles et basses, tissées ensemble, irrévocablement.
+Pauvre manteau bigarré qui se détachait, pour jamais, de ses épaules!
+Car il lui était impossible de ne pas sentir qu'il laissait derrière
+lui une portion de sa vie. Adieu les champs, retournés par la charrue,
+le champ de la Souris et de la Marguerite! Adieu le galetas où il
+avait écrit ses poèmes! Adieu le _ben_ où la _Vision_ lui était
+apparue! Elle ne lui avait pas menti. Ils étaient salués à présent ces
+invisibles rameaux qu'elle lui avait placés sur le front. Mais lui?
+Avait-il été aussi fidèle à la recommandation qu'elle lui avait faite?
+Avait-il préservé, irréprochablement, sa dignité d'homme et gardé son
+âme droite? Ces derniers mois, tout secoués d'orages sortis de
+lui-même, qu'avaient-ils produit de comparable aux douze mois
+précédents? Hélas! Mais malgré tout, malgré tout, ces années avaient
+été actives, joyeuses, fécondes; elles étaient argentées, jusque dans
+leurs folies mêmes et leurs plus sombres conséquences, par la lumière
+de la jeunesse.
+
+ * * * * *
+
+Une légende s'était formée, par suite d'une erreur mal rectifiée par
+Currie, que Burns avait fait à pied la route d'Édimbourg. Il y était
+arrivé si las, si endolori qu'il était resté couché deux jours. La
+réalité est dans un autre sens aussi intéressante et peut-être plus
+curieuse. Il fit le chemin à cheval, sur un poney qui lui avait été
+prêté par un de ses amis, et son voyage, au lieu d'être une marche
+solitaire et pénible, fut une fête et un triomphe. Il s'éloigna de
+Mauchline par Scone et Muirkirk, en remontant le cours de sa rivière
+favorite l'Ayr, et, franchissant les hauteurs, redescendit vers la
+Clyde. Lorsqu'il chevauchait ainsi par les collines et les moors,
+assombris alors des tristesses de novembre et émus de ses soupirs, il
+était tout entier à des espérances nouvelles pour lui. Il fredonnait
+le refrain d'une vieille chanson:
+
+ En passant près de Glenap,
+ Je vis une vieille femme,
+ Qui m'a dit: «Reprends courage,
+ Tes meilleurs jours vont venir[367].»
+
+ [Note 367: Lockhart. _Life of Burns_, p. 103.]
+
+Il avait été convenu que, après le premier jour de son voyage, qui
+devait en prendre deux, il passerait la nuit chez un M. Prentice, qui
+occupait la ferme du domaine de Covington. «Tous les fermiers de la
+paroisse avaient lu avec délices les ouvrages alors publiés du poète
+et étaient anxieux de le voir. Ils furent invités à dîner avec lui
+dans la soirée; le signal de son arrivée devait être un drap blanc
+attaché à une fourche et qu'on placerait au faîte d'une meule de blé
+dans la cour de la ferme. La paroisse est un bel amphithéâtre, à
+travers lequel circule la Clyde, avec la colline de Wellbrae à
+l'ouest, les hauteurs incultes de Tinto et Culter au sud, et la jolie
+colline verte et conique de Quothquan à l'est. L'enclos où étaient les
+meules étant au centre s'apercevait de toutes les maisons de la
+paroisse. Enfin Burns arriva monté sur un poney qu'on lui avait prêté.
+Aussitôt le drapeau blanc fut hissé, et aussitôt on vit les fermiers
+sortir de leurs demeures et converger vers le lieu de rendez-vous. Il
+s'ensuivit une fameuse soirée ou plutôt une nuit, qui emprunta même
+quelque chose au matin, et la conversation du poète confirma et
+augmenta l'admiration produite par ses écrits. Le matin suivant, il
+déjeuna en nombreuse société, à la ferme prochaine occupée par James
+Stodart et prit le lunch au Bank, dans la paroisse de Carnwarth, avec
+John Stodart, le père de ma mère, également en grande compagnie[368]».
+Vers le soir du deuxième jour, il arriva devant Édimbourg. Quand il
+aperçut, indiquée par une masse sombre et parsemée de lumière, la
+silhouette puissante de la grande ville écossaise, il fut pris, sans
+doute, d'un mouvement d'émotion et d'enthousiasme. C'était donc là-bas
+Édimbourg! La tête et l'orgueil de l'Écosse, la cité légendaire et
+historique où les rois avaient trôné et siégé en parlements, la cité
+de Marie Stuart, de John Knox, la cité des savants et des poètes, de
+Buchanan, de Ramsay, de Fergusson, de Hume, la cité où la science, où
+l'éloquence, les arts brillaient d'un éclat prestigieux! Il la salua
+de toute la ferveur patriotique que ses lectures avaient développée en
+lui.--Puis après cette première exaltation, il songea peut-être qu'il
+arrivait seul et obscur, sans une lettre de recommandation; et il
+ressentit le moment d'appréhension et de tristesse qui vous prend aux
+portes des vastes séjours d'hommes, quand on y entre pauvre et sans
+amis. Il gravit la colline qui suit les flancs du château, et montant
+par là, il s'en alla trouver son ami Richmond qui lui avait offert
+l'hospitalité dans un pauvre logis.
+
+ [Note 368: _Letter of Mr Archibald Prentice._ C'était le
+ fils de l'hôte de Burns. Chambers, tom. II, p. 1 et 2.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ÉDIMBOURG.
+
+NOVEMBRE 1786 -- FÉVRIER 1788.
+
+
+ÉDIMBOURG EN 1786.
+
+Édimbourg n'était pas encore la cité singulière et admirable, dont la
+beauté est formée du contraste de deux villes, l'une gothique et
+l'autre classique. La ville nouvelle, avec ses longues et larges rues
+bordées de maisons régulières, coupées à angle droit, terminées à
+chaque extrémité par un square orné d'une statue, avec son ordonnance
+géométrique et sa dignité un peu monotone, n'existait pas encore. Sur
+l'emplacement qu'elle recouvre, Henry Mackenzie, l'auteur de _l'Homme
+de sentiment_, que nous avons déjà vu, que nous reverrons dans
+l'histoire de Burns et qui vécut jusqu'en 1831, tuait des perdrix et
+des bécassines[369]. La noble terrasse de Prince's street, qui a si
+grand aspect avec sa rangée de statues en bronze et en marbre des
+grands Écossais, n'était qu'un terrain vague où commençaient à
+s'élever quelques maisons. Il n'y avait pas longtemps qu'un
+propriétaire audacieux avait gagné la prime de vingt livres offerte à
+celui qui y bâtirait la première maison; pas longtemps qu'un autre
+avait été exempté de taxe pour avoir bâti la seconde; et quelques
+années seulement qu'un troisième, en faisant construire une, avait
+stipulé que son entrepreneur en élèverait une autre à côté, pour qu'il
+fût protégé des vents d'ouest[370]. À la place des beaux jardins que
+Prince's street domine aujourd'hui, s'étalait un lac, North loch,
+qu'assombrissait le reflet des grands rochers du château se dressant
+sur l'autre rive. Des deux ponts gigantesques, le North Bridge et le
+South Bridge, qui unissent l'arête de la vieille ville aux terrains du
+nord et du sud, le premier était à peine achevé; le second était en
+construction et le futur lord Cockburn allait en classe sur des
+planches jetées en travers des arches inachevées[371]. Calton Hill ne
+s'était pas encore ornée de monuments classiques, de temples et
+d'édicules grecs, dont les lignes tranquilles, par un fait
+probablement unique en architecture, s'accommodent d'un ciel
+septentrional. La moderne Athènes n'existait encore que sur les plans
+de l'architecte Craig, le neveu du poète Thomson, pour lesquels les
+magistrats lui avaient offert une médaille d'or et le droit de cité
+dans un coffret d'argent[372].
+
+ [Note 369: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p.
+ 17.--Voir aussi les souvenirs de l'auteur de _Modern
+ Edinburgh_, chap. V, p. 65.]
+
+ [Note 370: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 18.]
+
+ [Note 371: _Memorials of His Time_, by lord Cockburn, p. 3.]
+
+ [Note 372: James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. II,
+ chap. XVI.]
+
+Au moment où Burns y arrivait, Édimbourg n'était encore qu'une vieille
+ville embrouillée, mi-partie gothique, mi-partie renaissance, la
+vieille ville grise, enfumée, _auld reekie_, irrégulièrement entassée,
+empilée sous ses toits d'ardoise bleue[373] à l'abri de son rocher. Sa
+physionomie n'avait guère changé depuis le temps de Marie Stuart.
+C'était, au premier coup d'oeil, une cohue et une bousculade de rues
+profondes, raides et tortues, toutes en zigzags et en pente,
+horizontalement et perpendiculairement disloquées. Les combles pointus
+des maisons, les pignons à redans, les façades à fenestrages
+irréguliers, les gables ornementés, les étages en surplomb, les
+devantures compliquées d'appentis, de fenêtres en encorbellement,
+d'échauguettes accrochées aux angles des murs, d'escaliers extérieurs,
+enchevêtraient et changeaient capricieusement leurs profils, dans des
+silhouettes pleines de heurts, de brisures et de ressauts, variant
+sans cesse. C'étaient les vieilles rues du moyen-âge, avec leurs
+fenêtres à allèges et à meneaux, leurs portes basses quadrillées de
+clous et garnies chacune de son heurtoir, ou plutôt d'un anneau
+courant sur un morceau de fer tordu et qu'on appelait _risp_; les
+vieilles rues avec leurs linteaux à devises, leur foisonnement
+d'écussons, de monogrammes, de blasons, de décors héraldiques, leurs
+floraisons touffues et inattendues de sculptures[374]. Cependant
+l'image générale de la ville n'était pas aiguë et découpée, comme
+celle d'une ville gothique; il y manquait l'élan léger et innombrable
+des clochers et des flèches. C'était plutôt une sorte de soulèvement
+énorme et compact, l'exhaussement d'une masse. Le caractère était
+plutôt fourni par les lourdes assises des créneaux que par les pointes
+jaillissantes des clochers. Cela ressemblait plutôt à un amas de
+forteresses et de bastilles qu'à une assemblée d'églises et de
+chapelles, à une ville militaire plutôt que religieuse. Cet effet
+tenait sans doute au formidable château qui dominait et écrasait la
+cité, et, au-dessus de tous les édifices, remplissait le ciel de son
+bloc colossal. C'est d'une grandeur presque cyclopéenne. «C'est le
+rêve d'un géant» s'écriait le peintre Haydon, l'ami de Keats, en
+apercevant Édimbourg[375]. Même pour les esprits en qui l'excessif ne
+pénètre pas aisément, l'impression est celle d'une grandeur imposante.
+
+ [Note 373: _Tour through the Island of Great Britain_,
+ originally begun by the celebrated Daniel de Foe, continued
+ by the late Mr Richardson author of _Clarissa_, and brought
+ down to the Present Time by Gentlemen of Eminence in the
+ Literary World, 1778. Tom. IV, p. 78.]
+
+ [Note 374: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, vol. I,
+ p. 61.--Voir aussi les gravures dans les ouvrages
+ illustrés.]
+
+ [Note 375: Ballingal's. _Edinburgh Past and Present._ Chap.
+ I, par John Gilfillan.]
+
+ La majestueuse Édimbourg sur son trône de rocs[376]
+
+ [Note 376: Cité par Gilfillan, dans _Edinburgh Past and
+ Present_, chap. I.]
+
+dit Wordsworth. Et Ruskin écrit qu'il ne connaît qu'une seule cité de
+plus noble situation qu'Édimbourg[377]. On peut imaginer l'effet que
+dut produire cette apparition sur un homme comme Burns, qui n'avait
+jamais visité de plus grande ville qu'Ayr ou Kilmarnock. On verra
+qu'il sut en saisir tout de suite le caractère dominant.
+
+ [Note 377: Ruskin. _Lectures on architecture and painting._
+ Lecture I, au début.]
+
+Quand on s'était dégagé de la première confusion et que l'oeil
+commençait à classer ce qui l'avait frappé, on voyait que la ville se
+composait principalement d'une longue rue sinueuse, irrégulière,
+rapide, bâtie sur l'échine abrupte d'un long dos de terrain, qui
+descend du rocher jusque dans la plaine et qui a fait comparer la
+ville à un dragon. À droite et à gauche, sur les deux parois de
+l'arête centrale, dévalaient les ruelles obscures, profondes et
+escarpées qu'on appelait des _wynds_; leur enchevêtrement était
+inextricable. Mais cette rue unique se termine à une de ses extrémités
+par le château d'Édimbourg et à l'autre par le palais d'Holyrood. Et
+entre ces deux monuments que de spectacles et de souvenirs! Walter
+Scott dit que l'histoire d'Édimbourg serait l'histoire abrégée de
+l'Écosse[378]. On peut ajouter que l'histoire de la High street serait
+l'histoire d'Édimbourg. C'est dans cette rue que se sont accomplis ses
+grands événements et qu'ont passé ses grands personnages. On rencontre
+à chaque pas la trace des drames politiques et religieux d'autrefois.
+Descendre cette rue, c'est parcourir les annales de l'Écosse. Et au
+moment où Burns visite la vieille ville, ces souvenirs sont encore
+complets, car aucun des vieux bâtiments qui les font vivre n'a été
+démoli.
+
+ [Note 378: Walter Scott. _Provincial antiquities of
+ Scotland_; General account of Edinburgh.]
+
+Tout au haut, sur son formidable piédestal de basalte[379], est le
+château éprouvé par tant de sièges, battu par les catapultes d'Édouard
+et par les boulets de Cromwell. Au-dessous, ce sont le palais de Marie
+de Guise, la reine-régente, la mère de Marie Stuart, les vieilles
+résidences des ducs d'Argyle, des ducs de Gordon, des comtes de
+Cassilis et de Leven et de cent autres[380]. Plus bas, cet édifice
+vermoulu, menaçant et hideux, avec ses deux tourelles et ses fenêtres
+grillées de barreaux de fer, c'est la vieille Tolbooth, la prison
+d'Édimbourg[381]. Le génie de Walter Scott ne lui a pas encore donné
+sa célébrité européenne, bien que le futur romancier vienne déjà errer
+autour d'elle et la contempler. Mais pour les Écossais, elle a toutes
+ses lugubres légendes. Au faîte de ce pignon, est la pointe de fer où
+l'on piquait les têtes des criminels, où ont verdi dans la pluie et le
+soleil, les faces du régent Morton et du vaillant Montrose[382]. Juste
+au dessous, cette église dont la tour carrée se termine par un
+belvédère en forme de couronne royale, c'est St.-Giles, le berceau et
+le temple de la Réforme écossaise. C'est là que John Knox, le plus
+puissant auteur de la Réforme en Écosse, prédicateur et tribun,
+prêchait ses véhémentes harangues, ses invectives d'une éloquence
+enflammée et fuligineuse; et qu'il improvisait ses prières plus
+virulentes encore: «Ô Lord, si ton plaisir est tel, purge le coeur de
+Sa Majesté la reine, du venin de l'idolâtrie et délivre-la des liens
+et de l'esclavage de Satan, dans lequel elle a été élevée et reste
+encore, par manque de la vraie doctrine[383].» On sent jusque dans
+leurs prières l'âcreté de ces âmes; elles offraient à Dieu, dans des
+encensoirs d'airain, un encens fait avec des plantes amères de la Mer
+Morte. C'est là aussi que le 23 juillet 1637, quand le doyen commença
+à lire la liturgie imposée par Charles Ier, la fameuse Jenny Geddes,
+vieille marchande de légumes, lui cria: «La diablesse de colique dans
+tes entrailles, fourbe voleur, viens-tu dire la messe à mes oreilles!»
+et en même temps elle lui jeta à la tête le _folding stool_, le
+pliant, que les femmes apportaient avec elles à l'église[384]. Ce fut
+le signal de la bagarre qui allait enflammer une sédition et cette
+sédition la guerre civile. Car, là-bas, à l'endroit où les derniers
+plis de la ville traînent dans la plaine, ce clocher est celui de
+l'église de Greyfriars, dans le cimetière de laquelle fut signé le
+_Covenant_. Ce fut une des grandes scènes de l'histoire d'Écosse. Une
+multitude de tout rang et de tout âge prit l'engagement de défendre sa
+foi contre les erreurs et les corruptions, «en sorte que ce qui sera
+fait au moindre d'entre nous pour cette cause sera considéré comme
+étant fait à nous tous en général et à chacun de nous en
+particulier[385]». On signait le parchemin sur les tombes,
+quelques-uns signèrent avec leur sang; un grand tumulte de prières, de
+sanglots et de serments s'élevait de toutes parts[386]. Et ce fut le
+commencement de la Révolution où Charles Ier devait perdre sa tête.
+
+ [Note 379: La pierre est du diorite basaltique. Voir Hugh
+ Miller. _Edinburgh and its Neighbourhood._ Lecture II, p.
+ 55.]
+
+ [Note 380: _Old and New Edinburgh_, by James Grant, tom. I,
+ chap. IX.--Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 29 et
+ 32.]
+
+ [Note 381: _Chambers Memorials_, p. 95.]
+
+ [Note 382: _Old and New Edinburgh_, by James Grant, tom. I,
+ chap. XIV.]
+
+ [Note 383: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. IV, p.
+ 18.]
+
+ [Note 384: Hill Burton, tom. VI, p. 150-53.]
+
+ [Note 385: Hill Burton, tom. VI, p. 184.]
+
+ [Note 386: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 311]
+
+Derrière St.-Giles, puisqu'il a été bâti sur l'ancien cimetière de
+l'église, c'est le palais du Parlement, où siégeait l'antique
+Parlement d'Écosse, quand l'Écosse était une nation indépendante,
+avant cette nécessaire et douloureuse union de 1707, à laquelle les
+coeurs écossais eurent tant de peine à se résigner et mirent tant de
+temps à s'accoutumer. C'est là que fut discuté le pacte qui confondit
+les destinées des deux pays, et qui excitait une telle fureur parmi
+les citoyens d'Édimbourg qu'il fallut le signer en secret, dans une
+cave[387]; c'est là que depuis l'Union se tient la _Court of Session_,
+c'est-à-dire la Cour de Justice, où a siégé cette robuste magistrature
+écossaise qui a fourni tant de lords chanceliers à l'Angleterre.
+
+ [Note 387: _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 164.]
+
+Un peu plus bas que St.-Giles et de l'autre côté de la voie, cette
+maison gothique, qui fait saillie sur la rue, toute délabrée, si
+compliquée avec ses énormes lucarnes, ses pignons bizarres, ses trois
+étages en surplombs successifs, son escalier extérieur et sa niche de
+pierre où l'effigie grossièrement sculptée de Moïse montre un soleil
+émergeant des nuages et portant le nom de Dieu écrit en grec, en latin
+et en anglais, c'est la maison de John Knox. C'est de là qu'avec sa
+figure sévère et sa longue barbe, pareil à un dur prophète juif, il
+descendait vers le palais d'Holy-Rood pour admonester Marie Stuart
+jusqu'à ce qu'elle fondît en larmes. Il considérait la cour comme un
+lieu d'immoralité, un repaire «de baladins, danseurs et amuseurs de
+femmes[388]». Passant auprès des quatre filles d'honneur, les Maries
+de la reine, comme on les appelait, rayonnantes de jeunesse et de
+beauté, il leur jetait une plaisanterie funèbre, à la Hamlet. «Ô
+belles dames, combien plaisante serait votre vie, si elle devait durer
+toujours, et si à la fin vous pouviez passer dans le ciel avec toute
+cette gaie toilette. Mais fi! cette brutale, la mort viendra, que nous
+le voulions ou non! Et quand elle aura mis la main sur nous, les vers
+hideux auront besogne dans cette chair, si belle et si tendre
+soit-elle; et la pauvrette âme, je le crains, sera si faible qu'elle
+ne pourra emporter avec elle ni or, ni garnitures, ni glands, perles
+ou pierres précieuses[389].» Il s'en revenait ensuite, dans sa grande
+robe noire, appuyé sur sa canne à pomme de corne[390], satisfait
+d'avoir objurgué Jézabel. C'est dans cette maison que, dans sa 59me
+année, il ramena comme seconde femme Marguerite Stewart, la plus jeune
+fille du «bon lord Ochiltree», si bien que ses ennemis l'accusèrent
+d'avoir gagné le coeur de cette pauvre gentille dame par sorcellerie
+et sortilège «ce qui paraît être de grande probabilité; elle était une
+demoiselle de sang noble et lui une vieille créature décrépite du
+plus bas degré[391].» C'est de cette fenêtre qu'il haranguait souvent
+la populace. C'est ici qu'il s'éteignit, épuisé par un demi-siècle de
+fatigues, de dangers et de colères, le 12 novembre 1572. C'était un
+homme violent et d'un sombre fanatisme, mais courageux. «Il n'a jamais
+ni craint ni flatté aucune chair», dit à ses funérailles le régent
+Morton, qui ne l'aimait pas[392].
+
+ [Note 388: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I,
+ chap. VI, p. 154.]
+
+ [Note 389: Il faut lire ces scènes dans le récit de Knox
+ lui-même. _History of the Reformation of Religion in
+ Scotland_, Book IV, p. 290-91.]
+
+ [Note 390: James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, p.
+ 6.]
+
+ [Note 391: Mac Crie. _Life of Knox_, Period VIII, p. 217,
+ la note HHH, à la fin du volume, p. 394, et la note IX, p.
+ 472.--James Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, ch.
+ XXIV.]
+
+ [Note 392: Hill Burton, tom. V, chap. LIV, p. 87.]
+
+Et voilà l'hôtel de Moray. De ce lourd balcon de pierre, Archibald duc
+d'Argyle, vint avec toute sa famille insulter le noble Montrose
+vaincu, garrotté, sali par la boue de la populace et traîné sur un
+tombereau que conduisait le bourreau portant sa livrée[393]. C'est de
+là que lady Argyle cracha sur le prisonnier; c'est là qu'ils
+tremblèrent tous, subitement décontenancés et honteux, sous le calme
+regard dont il les regarda[394]. Deux jours après, le «grand marquis»
+fut pendu à un gibet haut de trente pieds. Ses amis lui avaient porté
+de quoi mourir princièrement: il était vêtu d'écarlate orné de
+broderies d'argent. Il marchait avec un si grand air, tant de gravité
+et de beauté, que ses ennemis même versaient des larmes[395]. Sa tête
+fut fichée sur la prison d'Édimbourg; mais il avait dit qu'il s'en
+honorait plus que si on avait arrêté que sa statue en or serait
+dressée sur la place du marché ou son portrait suspendu dans la
+chambre du roi; ses membres découpés furent envoyés à quatre villes
+d'Écosse pour y être exposés: une main sur la porte de Perth, l'autre
+sur celle de Stirling; une jambe et un pied sur la porte d'Aberdeen,
+l'autre sur la porte de Glasgow; le tronc fut enterré par les aides du
+bourreau sous le gibet[396]; mais il avait dit qu'il souhaitait avoir
+assez de chair pour qu'on en envoyât dans les cités d'Europe, en
+mémoire de la cause pour laquelle il mourait[397]. Douze ans après,
+c'était au tour d'Argyle lui-même; il fut décapité dans la High
+Street. Il mourut avec fermeté et une dignité calme. Sa tête remplaça
+sur la pointe de la prison celle de Montrose, dont les restes furent
+rassemblés et ensevelis avec pompe dans St.-Giles[398]. À chaque
+instant on rencontre de ces grandes morts dans les annales
+d'Édimbourg; elles dégouttent de sang.
+
+ [Note 393: Walter Scott. _Tales of a Grand Father_, chap.
+ XLVI.]
+
+ [Note 394: Voir les extraits des _Wigton papers_, dans
+ Aytoun _Lays of the Scottish Cavaliers_.]
+
+ [Note 395: Voir l'extrait de _Nichol's Diary_, donné par
+ Aytoun dans ses _Lays of the Scottish Cavaliers_; et la note
+ de Wishart, donnée par Walter Scott, à l'endroit déjà cité.]
+
+ [Note 396: Hill Burton, tom. VII, p. 8.]
+
+ [Note 397: Walter Scott. _Tales of a Grand Father_, chap.
+ XLVI, d'après les _Wigton Papers_.]
+
+ [Note 398: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom.
+ II, p. 112;--et Aytoun, l'introduction en prose au poème sur
+ Montrose.]
+
+Ainsi, de toutes parts, de ces cent ruelles et allées pendues aux
+flancs de la Grande-Rue, avec les noms historiques des Dundas, des
+Beaton, des Kennedy, des Grant, des Lockhart, des Lovat, des Leven,
+de tant d'autres, la mémoire des temps passés sort des pierres: les
+luttes religieuses, les rivalités seigneuriales, les querelles et les
+vengeances des familles, les coups de force, les meurtres, les
+enlèvements, les séditions, les passages d'armées, depuis les ans où
+les Édouard anglais montaient vers le château avec leurs lourds
+chevaliers jusqu'au moment récent où le prétendant Charles-Édouard
+entra dans la ville à la tête de ses sauvages highlanders et où le duc
+de Cumberland y passa avec ses dragons. Ces derniers faits sont, en
+1786, un souvenir tout poignant: maints témoins, maints acteurs de ces
+scènes vivent encore. «Dans la vieille ville, dit un historien
+d'Édimbourg, il n'y a pas une rue où le sang n'ait été répandu à
+mainte reprise, soit par suite de guerre ou de tumultes locaux; car
+c'est l'Édimbourg des jours où l'épée n'était jamais dans le fourreau
+et où régler une querelle _à la mode d'Édimbourg_ était un proverbe
+européen[399]».
+
+ [Note 399: James Grant. _Old and New Edinburg_, tome 1, p.
+ 4.]
+
+Lorsque, après ce long pèlerinage, on arrive enfin au bas de la
+colline, apparaissent tout à coup les ruines de la chapelle de
+Holyrood et la masse quadrangulaire du palais. Ici les images sont
+encore plus nombreuses et les souvenirs plus saisissants; surtout on y
+suit presque entière la destinée de cette fatale famille des Stuarts
+«une des plus tragiques de l'histoire[400].» Ces grandes baies vides,
+où entre la campagne, ces voûtes rompues où pendent des ronces, sont
+tout ce qui demeure de la puissante abbaye que David I avait fondée, à
+l'endroit où une croix miraculeuse l'avait sauvé d'un grand cerf blanc
+rendu furieux par une blessure. C'est là que Jacques II fut couronné
+et enterré; c'est là que Jacques III épousa la princesse Marguerite,
+fille de Christian I roi de Danemark, quand elle était âgée de treize
+ans; c'est la que, en 1503, Jacques IV épousa la princesse Marguerite,
+soeur de Henri VIII d'Angleterre[401]. Quelle dynastie que celle de
+ces Jacques! «Des cinq rois qui étaient montés sur le trône avant
+Marie Stuart, deux avaient péri assassinés, Jacques I et Jacques III;
+deux étaient morts en combattant, Jacques II et Jacques IV; elle
+dernier, Jacques V, avait expiré de désespoir en se voyant délaissé
+par sa noblesse et vaincu au moment où il se croyait triomphant[402]».
+Ce dernier était le père de Marie Stuart dont la fin fut plus
+douloureuse encore. Presque tous ont passé sous ces voûtes jadis si
+belles. Cette chapelle était la plus belle fleur dont l'art religieux
+du moyen-âge eût orné Édimbourg. Les invasions anglaises la
+détruisirent en 1543 et 1547; la négligence de la Réforme, la
+destruction incessante du temps l'ont mise en cet état. Son dallage de
+tombes est encore ce qui a été le plus épargné.
+
+ [Note 400: Mignet. _Marie Stuart_, tom. II, p. 416.]
+
+ [Note 401: _The Abbey and Palace of Holyrood_, by D.
+ Anderson, Keeper of the Chapel Royal.]
+
+ [Note 402: Mignet, _Marie Stuart_, tome I, chap. I, p. 22.]
+
+Et tout à côté, le fameux château de Holyrood, le théâtre de tant de
+mariages royaux, de masques, de tournois, de fêtes, de funérailles et
+de forfaits. C'est là qu'a débarqué la perle de sa race, Marie Stuart,
+quand elle descendit, l'âme navrée, de la galère qui l'amenait du pays
+de France. C'est là qu'elle vécut trois ans, portant «son grand deuil
+blanc avec lequel il faisait très beau la voir, car la blancheur de
+son visage contendait avec la blancheur de son voile à qui
+l'emporterait, et la neige de son blanc visage effaçait l'autre[403].»
+C'est là qu'elle commença à régner sagement, tandis que cependant on
+pouvait sentir que la reine était incapable d'empêcher la femme
+d'exercer son charme sur les hommes qui l'entouraient. C'est là que,
+dans un emportement de passion sensuelle[404], elle épousa Darnley. Ce
+fut l'origine de ses malheurs. Voilà la tourelle, où le 9 mars 1566,
+tandis qu'elle soupait avec Rizzio, la tapisserie, qui représentait la
+chute de Phaéton, l'ambitieux imprudent[405], se soulevant tout à
+coup, laissa voir la tête hagarde et féroce de Ruthven le chef des
+conjurés; c'est dans cette salle que Rizzio tomba frappé du premier
+coup de dague, tandis que ses mains s'accrochaient aux jupes de la
+reine et qu'il criait: «Giustizia! sauve ma vie, madame, sauve ma
+vie»; et là aussi est dans le parquet la tache de sang qui en fit
+couler tant d'autre. Car à partir de cette horrible scène, le coeur de
+Marie Stuart ne souhaita plus que la vengeance[406]. Et le souvenir de
+l'enchanteresse qui trouble et séduit l'histoire entraîne la pensée.
+Autour de l'image de la plus étrange charmeuse qui, avec Cléopâtre et
+Brunehaut, ait occupé un trône, surgissent les figures de Darnley, de
+Ruthven, de Morton, de Bothwell, ces vies excessives en amour et en
+haine, fougueusement animales, où les convoitises et les colères se
+précipitaient sur leurs objets, destinées somptueuses et sanglantes,
+toutes, toutes, sanglantes. Et derrière cette tragédie de Holyrood, on
+ne peut s'empêcher d'entrevoir l'assassinat de Craigmillar,
+l'emprisonnement du lac de Lochleven et la scène funèbre et sublime de
+Fotheringay[407].
+
+ [Note 403: Brantôme. _Vie des Dames Illustres. Marie Stuart,
+ Reyne d'Écosse._]
+
+ [Note 404: Mignet. _Marie Stuart_, tome I, chap. III, p.
+ 161.--Hill Burton, tome IV, chap. XLIII, p. 105.]
+
+ [Note 405: _Old and New Edinburgh_, tome II, chap. X, p.
+ 66.]
+
+ [Note 406: Mignet. _Marie Stuart_, chap. IV à la fin.--Hill
+ Burton, tome IV, chap. XLIII, p. 145 et suivantes.]
+
+ [Note 407: Voir l'admirable et poignant récit de cette
+ scène, par Mignet. _Marie Stuart_, chap. X.]
+
+Dominés par celui d'entre eux qui a été au coeur de l'humanité, tous
+ces drames s'emparent de l'esprit et l'émeuvent jusqu'à le rendre
+visionnaire. Si, poursuivant un peu plus avant, on gravit les
+premières pentes du siège d'Arthur jusqu'aux décombres de la chapelle
+de St.-Antoine, on aperçoit, dans ses fumées et ses vapeurs, la
+puissante cité, sous son habituel dais d'un rouge sombre. Il semble
+que ce sont tous ces souvenirs tragiques qui montent de toutes parts.
+Parfois il arrive que le belvédère de St.-Giles dépasse seul ce nuage
+et le spectacle est saisissant: on dirait une couronne gigantesque
+tombée dans du sang, et apparue dans le ciel comme le symbole de cette
+race royale dont la mémoire plane sur cette cité. On ressent alors une
+profonde émotion historique; on comprend le respect et l'enthousiasme
+avec lequel les Écossais contemplent leur ancienne capitale dans sa
+robe de majestueuse tristesse.
+
+ * * * * *
+
+Il est inutile d'insister sur ce fait qu'un homme du XVIIIe siècle, à
+plus forte raison Burns, ne pouvait parcourir une ville comme
+Édimbourg, avec le sentiment pittoresque et précis des événements
+passés que possède à présent l'esprit de l'humanité. Le mouvement
+romantique et historique, qui d'ailleurs allait partir d'Édimbourg
+même, n'était pas encore né; l'homme de génie qui devait faire
+revivre, et, comme un grand restaurateur, nettoyer et raviver tous les
+tableaux d'autrefois, commençait seulement à les contempler et à les
+aimer. Cependant un certain intérêt s'était déjà éveillé pour les
+choses d'Écosse. Il y avait vingt-cinq ans qu'avait éclaté un des
+grands succès littéraires du XVIIIe siècle, _l'Histoire d'Écosse_ de
+Robertson. L'oeuvre de Hume avait paru et mis en relief les faces
+écossaises de l'histoire britannique[408]. On voit, par les récits de
+Pennant, de Newte et d'autres, que les stations historiques, que les
+voyageurs d'aujourd'hui ne manquent pas de faire, étaient faites
+également par les voyageurs d'alors[409]. Lorsque le Dr Johnson avait
+passé par Édimbourg en 1773, Boswell l'avait conduit voir les endroits
+célèbres de la ville. «Nous sortîmes afin que le Dr Johnson pût voir
+quelques-unes des choses que nous avons à montrer à Édimbourg»; et
+Robertson «harangua le Dr Johnson sur les lieux qui se rapportent aux
+scènes de sa célèbre histoire d'Écosse». Pour les Écossais proprement
+dits, une visite d'Édimbourg était alors une occasion de douleur et de
+regrets. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas encore pris leur parti de
+l'Union, après un siècle. «Je commençai à me laisser aller à mes vieux
+sentiments écossais, dit Boswell en racontant qu'il conduisit Johnson
+voir le palais du Parlement, et j'exprimai un ardent regret que, par
+notre union avec l'Angleterre, nous eussions cessé d'exister, que
+notre royaume indépendant fût perdu». Il est vrai que cela lui attira
+un bon coup de boutoir de Johnson, qu'il accueillit avec
+reconnaissance et qu'il enregistra avec vénération[410]. On ramènera
+probablement à ses vraies proportions l'effet qu'Édimbourg produisait
+sur un voyageur du XVIIIe siècle, en se disant que les gens de cette
+époque ne percevaient pas la couleur des événements, mais qu'ils en
+sentaient le côté humain, auquel ils donnaient un tour oratoire et
+général. Ces choses n'étaient pas pour eux sujets à descriptions et à
+tableaux, mais à apostrophes et à éloquence.
+
+ [Note 408: L'histoire de Robertson est de 1759, une seconde
+ édition avec additions et corrections allait paraître en
+ 1787; celle de Hume parut pendant les années 1754, 56, 59 et
+ 61.]
+
+ [Note 409: Pennant. _First Tour in Scotland. Performed in
+ the year 1769.--Tour Through different parts of England
+ Scotland and Wales. Performed in 1778_, by Richard Joseph
+ Sulivan.--_Tour in England and Scotland performed in 1785_,
+ by Thomas Newte.]
+
+ [Note 410: Boswell. _Journal of a Tour to the Hebrides_,
+ Monday August 16.]
+
+ * * * * *
+
+Il n'est pas impossible, ce semble, de comprendre maintenant et de
+distinguer les sentiments qui se succédèrent en Burns, pendant ses
+premières courses à travers Édimbourg. Il fut d'abord frappé
+d'étonnement, devant cette ville qui surprend les voyageurs les plus
+exercés. Il se sentit un peu interdit et dépaysé, comme il arrive
+lorsque le sentiment des lieux récemment quittés persiste confusément
+en nous et que nous ne sommes pas encore tout entiers à ceux que nous
+voyons.
+
+ Edina! ville favorite de l'Écosse!
+ Salut à tes palais et à tes tours,
+ Où jadis, aux pieds d'un monarque,
+ Siégeaient les pouvoirs souverains de la Législation!
+ Moi qui naguère contemplais les fleurs follement éparses,
+ En errant sur les rives de l'Ayr,
+ Et chantais, solitaire, les heures paresseuses,
+ Je m'abrite dans ton ombre honorée[411].
+
+ [Note 411: _Address to Edinburgh._]
+
+Pourtant son esprit ne tarda pas à se frayer son chemin dans cet
+étonnement et à discerner avec clarté les traits principaux. Son
+_Adresse à Édimbourg_ et certains passages d'autres pièces peuvent
+servir à reconstituer ses impressions. Tout le côté théologique,
+puritain, le côté de la Réforme proprement dite, qui passionne les
+esprits d'aujourd'hui, le laissa indifférent. Les souvenirs religieux
+n'étaient pas pour lui plaire. John Knox ne lui a guère inspiré qu'une
+rime burlesque dans une pièce anti-cléricale:
+
+ Orthodoxes, orthodoxes
+ Qui croyez à John Knox[412];
+
+ [Note 412: _The Kirk's Alarm._]
+
+et quant à l'autre souvenir de St.-Giles, il en fit encore un pire
+usage: il donna le nom de Jenny Geddes à une jument, un peu rosse,
+qu'il eut plus tard. Au contraire, il fut fortement frappé de
+l'apparence militaire d'Édimbourg; la strophe sur le château domine
+toute la pièce adressée à la ville; elle en est de beaucoup la plus
+robuste. Parmi les descriptions des poètes qui ont été inspirées par
+la vieille forteresse, il n'y en a aucune ni dans Walter Scott, ni
+dans Hogg, ni dans Aytoun, qui approche de celle-ci, pour je ne sais
+quel hérissement menaçant de contreforts et de bastions.
+
+ Là guettant de haut les moindres alarmes,
+ Ton âpre, rude forteresse brille au loin,
+ Comme un hardi vétéran, blanchi dans les armes,
+ Et marqué, déchiré de mainte cicatrice.
+ Les murs lourds, aux barres massives,
+ Farouches, debout sur le roc abrupt,
+ Ont souvent soutenu les assauts de la guerre
+ Et souvent repoussé le choc de l'agresseur[413].
+
+Mais sa véritable émotion fut en arrivant devant Holy-Rood. Son
+patriotisme un peu attardé et populaire, l'espèce de fierté qu'il
+prenait à croire que ses ancêtres avaient combattu dans la Rébellion
+de 1745, la pitié qu'inspire la fortune des Stuarts, lui soulevèrent
+le coeur d'enthousiasme:
+
+ Avec des pensées frappées de terreur, des larmes de pitié,
+ Je contemple ce noble, majestueux palais,
+ Où, en d'autres temps, les rois de l'Écosse,
+ Héros fameux! avaient leur royale demeure;
+ Hélas! Combien changés les temps futurs!
+ Leur nom royal tombé dans la poussière!
+ Leur race infortunée errante, sombre, exilée!
+ Bien qu'une loi rigide crie: «Cela était juste!»
+
+ Farouchement mon coeur bat de voir vos traces,
+ Vous dont les ancêtres, au temps jadis,
+ À travers les rangs ennemis et les brèches croulantes,
+ Portèrent le lion sanglant de la vieille Écosse:
+ Et moi-même qui chante en accents rustiques,
+ Peut-être mes aïeux ont quitté leur chaumière
+ Et affronté le rude rugissement et le visage affreux du Danger,
+ Suivant hardiment par où vos pères menaient[413].
+
+ [Note 413: _Address to Edinburgh._]
+
+Mais, ce ne fut pas tout ce qu'il ressentit. Autour de Holyrood, il
+rencontra l'ombre de Marie Stuart; elle y erre et tend sa main à
+baiser aux poètes, cette main qui était à elle seule une séduction,
+cette «longue, grêle et délicate main[414]», qui rendit Brantôme
+poète, lorsqu'il parlait de «cette belle main blanche et de ces beaux
+doigts si bien façonnés qu'ils ne devaient rien à ceux de
+l'Aurore[415]». Burns la baisa et fut séduit. Il devint, à partir de
+ce moment, un des partisans de l'irrésistible reine. Il prit tout
+naturellement parti pour elle; la considéra comme injustement
+persécutée: «Vu la chambre où la belle offensée Marie, reine
+d'Écosse, naquit[416].» «Je vous envoie, madame, un hommage poétique
+que j'ai récemment offert à la mémoire de notre aimable reine
+écossaise, grandement offensée[417]». Il s'adressait à Tytler qui
+avait publié sa défense de Marie Stuart: «Vénéré défenseur de la belle
+Stuart[418]». Elle devint une des apparitions favorites de sa pensée.
+Il fut peut-être le premier à voir dans cette existence le sujet d'un
+drame, qu'il concevait avec son décor et ses ressorts historiques.
+
+ [Note 414: Ronsard. _Regret, à Marie Stuart._]
+
+ [Note 415: Brantôme. _Marie Stuart._]
+
+ [Note 416: _Journal of the Highland Tour_, 25th Aug 1787.]
+
+ [Note 417: _To Lady Winifred Maxwell Constable_, April
+ 1791.]
+
+ [Note 418: _To William Patrick Fraser._]
+
+ Ô la scène d'un Shakspeare ou d'un Otway
+ Pour représenter l'adorable, l'infortunée reine écossaise!
+ Vaine fut toute la toute puissance de ses charmes féminins,
+ Contre les armes de l'aveugle, impitoyable, folle rébellion.
+ Elle tomba, mais tomba avec une âme vraiment romaine,
+ Pour assouvir la vengeance d'une femme rivale,
+ Une femme--bien que la phrase puisse sembler grossière,
+ Aussi habile et cruelle que Satan[419].
+
+ [Note 419: _Prologue, for Mr Sutherland's Benefit Night._]
+
+Plus tard, il écrivit sur Marie Stuart une élégie dont il disait:
+«Est-ce que l'histoire de notre Mary Reine d'Écosse a un effet
+particulier sur les sentiments des poètes ou est-ce que j'ai dans la
+ballade que je vous envoie réussi au-delà de mon ordinaire succès
+poétique, je ne sais, mais elle m'a plu au-delà des efforts de ma muse
+depuis assez longtemps[420]». Et en effet, il ne semble pas que les
+poètes aient jamais écrit, sur la pauvre reine captive, quelque chose
+de plus touchant et de plus simple. C'est un pendant aux vers que
+«restée veuve au beau avril de ses plus beaux ans», elle composa sur
+elle-même, à ces regrets qu'elle «allait, jettant et chantant
+piteusement[421]».
+
+ [Note 420: _To Mrs Graham of Fintry._ February 1791.]
+
+ [Note 421: Brantôme. _Marie Stuart._]
+
+ Pour mon mal estranger
+ Je ne m'arreste en place;
+ Mais j'ay eu beau changer,
+ Si ma douleur n'efface,
+ Car mon pis et mon mieux
+ Sont les plus déserts lieux;
+
+ Si en quelque séjour,
+ Soit en bois ou en prée,
+ Soit sur l'aube du jour,
+ Ou soit sur la vesprée,
+ Sans cesse mon coeur sent
+ Le regret d'un absent[421].
+
+Les strophes que Burns prête à Marie Stuart, à l'autre extrémité de sa
+vie et dans ses derniers chagrins, égalent celles-ci par la naïveté
+plaintive, et les dépassent par la couleur et l'accent. On dirait une
+ancienne ballade pour la force et le naturel du sentiment:
+
+ À présent la nature suspend son manteau vert
+ À tous les arbres en fleurs,
+ Et étend ses draps de pâquerettes blanches
+ Sur les pelouses herbeuses;
+ À présent Phoebus égaie les ruisseaux de cristal
+ Et réjouit les cieux d'azur;
+ Mais rien ne peut réjouir l'infortunée
+ Qui gît en étroite captivité.
+
+ En ce moment, les alouettes éveillent le gai matin,
+ En l'air, sur leurs ailes mouillées de rosée;
+ Le merle, à midi, dans son bosquet,
+ Fait retentir les échos du bois;
+ Le mauvis sauvage, de sa note répétée,
+ Chante et endort le jour fatigué;
+ Dans l'amour, dans la liberté, ils se réjouissent,
+ Ils n'ont ni chagrins, ni entraves.
+
+ En ce moment, le lis fleurit près les rives,
+ La primevère au pied des talus,
+ L'aubépine bourgeonne dans le vallon,
+ Et le prunellier est blanc comme le lait;
+ Le plus pauvre paysan dans la douce Écosse
+ Peut errer parmi ces douceurs,
+ Mais moi, la reine de toute l'Écosse,
+ Je suis tenue en une prison puissante.
+
+ Je fus la reine de la belle France,
+ Où j'ai été heureuse;
+ Toute légère je me levais le matin,
+ Aussi joyeuse me couchais-je le soir:
+ Et je suis la souveraine de l'Écosse,
+ Et il s'y compte maint traître;
+ Et ici, je gis en des fers étrangers,
+ En un chagrin sans fin.
+
+ Quant à toi, ô fausse femme,
+ Ma soeur et mon ennemie,
+ La dure vengeance aiguisera un jour l'épée
+ Qui te percera l'âme:
+ Le sang qui pleure dans une poitrine de femme
+ Tu ne l'as jamais connu;
+ Ni le baume qui tombe, sur les blessures du malheur,
+ Des yeux miséricordieux de la femme.
+
+ Mon fils! mon fils! puissent de plus douces étoiles.
+ Briller sur ta fortune;
+ Et puissent ces plaisirs dorer ton règne
+ Qui ne voulurent jamais luire sur le mien!
+ Dieu te garde des ennemis de ta mère,
+ Ou qu'il tourne leurs coeurs vers toi:
+ Et quand tu rencontreras un ami de ta mère,
+ Ne l'oublie pas, à cause de moi.
+
+ Oh! pour moi puissent bientôt les soleils d'été
+ Ne plus éclairer le matin!
+ Puissent pour moi les vents d'automne
+ Ne plus courir sur les blés jaunis!
+ Dans l'étroite maison de la mort
+ Que l'hiver rugisse autour de moi,
+ Et que les prochaines fleurs qui orneront le printemps
+ Fleurissent sur ma tombe paisible[422].
+
+ [Note 422: _Lament of Mary queen of Scots._]
+
+Du premier coup, Burns s'était trouvé enrôlé dans le cortège de poètes
+que l'enchanteresse traîne après elle, depuis Ronsard qui lui disait
+en vers de douceur presque racinienne:
+
+ Comment pourraient chanter les bouches des poètes,
+ Quand par votre départ les muses sont muettes[423].
+
+ [Note 423: Ronsard. _Regret, à Marie Stuart._]
+
+depuis du Bellay et Maisonfleur et le pauvre Chastelard, qui mourut
+pour elle, jusqu'à Schiller, Walter Scott et Hogg. Il fut ainsi frappé
+en rôdant autour de Holyrood. N'est-ce pas aussi tandis qu'ils
+rêvaient et s'attardaient dans ces lieux qu'elle a attiré à elle
+Tennyson et Swinburne?
+
+C'est dans ces promenades, ces rêveries, cette communion silencieuse
+avec les âmes des choses passées que Burns passa les tout premiers
+jours de son arrivée à Édimbourg.
+
+ * * * * *
+
+Mais lorsque ces premières impressions plus graves qui saisissent
+d'abord ceux qui entrent dans une ville historique eurent été
+satisfaites, Burns put regarder la vie qui s'agitait autour de lui.
+Quel spectacle, quelles heures d'attardement, quel amusement pour un
+observateur comme lui, jeté tout d'un coup dans un pareil mouvement!
+Édimbourg était assurément une des villes les plus pittoresques, les
+plus vivantes et les plus curieuses qu'il y eût en Grande-Bretagne.
+Elle avait une originalité qu'on n'aurait pu retrouver ailleurs et qui
+tenait en partie à la construction même de la ville. Le mur élevé pour
+la protéger après la bataille de Flodden l'avait longtemps tenue
+enserrée. Bâties sur des pentes rapides, les maisons s'étaient
+pressées les unes contre les autres[424], laissant des ruelles plus
+étroites que des corridors, si bien qu'une des rares où un cheval
+pouvait passer avait reçu le nom de _Cavalry lane_[425]. Cela n'avait
+pas suffi. Cherchant en l'air l'espace qu'elles ne pouvaient prendre
+sur les côtés, les maisons, entassant étages sur étages, se haussaient
+indéfiniment les unes au-dessus des autres. Elles atteignaient huit,
+dix et même douze étages; elles étaient l'étonnement des étrangers qui
+arrivaient à Édimbourg. «Ce qui frappe d'abord l'oeil, dit Smollett,
+est l'invraisemblable hauteur des maisons, qui généralement s'élèvent
+à cinq, six, sept et huit étages et en quelques endroits, m'assure-t-on,
+à douze[426].» «Je lui fis voir, dit Boswell en parlant du Dr Johnson,
+la plus haute construction d'Édimbourg, qui a treize étages à partir du
+sol, sur le derrière[427]». La population toujours croissante s'était
+accumulée en hauteur dans des rues perpendiculaires, selon le mot d'un
+auteur. Et cette expression est beaucoup moins une image qu'un fait. Un
+escalier commun[428], en pierre à cause de la crainte d'incendie[429],
+mal éclairé, aussi peu entretenu que le pavé des rues[430], montait à
+travers des étages ou plutôt des habitations superposées. On était
+propriétaire non d'une maison, mais d'un _flat_ ou palier. En montant
+l'escalier on parcourait toute l'échelle sociale: les étages du bas et
+ceux du haut étaient généralement occupés par des locataires pauvres;
+les cinquième et sixième par la bourgeoisie et la noblesse[431]. Dans
+ces énormes constructions, les existences humaines s'entassaient presque
+jusqu'aux nuages, jusque dans des caves obscures et dans les profondeurs
+du sol. Le moindre espace habitable était, selon l'expression de Walter
+Scott, bondé comme l'entrepont d'un navire[432]. Le jour et la place
+étaient restreints. Beaucoup de chambres étaient sombres même à midi et
+ne prenaient qu'un peu de lumière sur une allée obscure; on avait à
+peine assez d'espace pour les meubles nécessaires[433]. Chaque goutte
+d'eau employée dans les familles devait être montée par des porteurs au
+haut de ces interminables escaliers qui étaient ainsi de véritables
+rues[434]. Ces circonstances imposaient à la vie des conditions
+particulières. Les gens, empaquetés chez eux comme dans des cabines de
+bateau, ne rentraient que pour prendre leurs repas et se coucher. De
+chacun de ces escaliers déroulait, se déversait une foule qui grouillait
+dans la rue. «Partout on trouvait des symptômes de la densité de la
+population; la rue ouverte était un marché général; partout un
+pêle-mêle de populace[435].»
+
+ [Note 424: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tome I,
+ p. 78 et tome II, p. 304.]
+
+ [Note 425: Lord Cockburn. _Memorials of his Times_, p. 94.]
+
+ [Note 426: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, July
+ 18.]
+
+ [Note 427: Boswell. _Journal of a Tour to the Hebrides_,
+ Monday, August 16.]
+
+ [Note 428: Walter Scott. _Provincial antiquities of
+ Scotland_ General account of Edinburgh.]
+
+ [Note 429: Topham. _Letters from Edinburgh 1774_, cité dans
+ Modern Edinburgh, p. 9.]
+
+ [Note 430: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt Bramble. Edinb.
+ July 18.]
+
+ [Note 431: Topham. _Id._]
+
+ [Note 432: Walter Scott. _General account of Edinburgh._]
+
+ [Note 433: Walter Scott. _Id._]
+
+ [Note 434: Walter Scott. _Id._--Smollett, _Humphry Clinker_,
+ Matt Bramble, July 18.]
+
+ [Note 435: R. Chambers. _Traditions_, p. 12.]
+
+Aussi que de choses amusantes à regarder! Voici, d'abord, au-dessous
+de la colline du château, le _Lawn Market_, le marché à étoffes, où
+les vendeurs étalaient, aunaient leurs marchandises, sous leurs abris
+de toile, comme à une foire de campagne[436]. Voici, de nouveau, notre
+vieille connaissance, la prison d'Édimbourg, la Tolbooth. Devant la
+porte se promène de long en large un des vieux soldats de la garde
+civique d'Édimbourg[437]. C'est un corps de vétérans chargé de la
+police de la ville. Leur uniforme est un habit rouge à revers bleus,
+un gilet rouge, des culottes rouges, de longues guêtres noires, des
+buffleteries blanches et de grands tricornes. La plupart d'entre eux
+ont également le nez rouge, car la discipline du corps n'est pas
+incompatible avec le whiskey[438]. Leur armement n'est pas moins
+remarquable. Ils ont bien des mousquets et des baïonnettes, mais ils
+les portent rarement; leur arme favorite est une hache de forme
+archaïque, qu'on fabriquait au temps jadis à Lochaber, composée d'un
+long manche, d'un fer étroit et long et d'un crochet recourbé en
+arrière. La plupart de ces hommes sont des vétérans des régiments de
+highlanders, de vieux gaëls, parlant à peine anglais, qui trouvent
+ainsi une sorte de retraite. Une hostilité constante existe entre eux
+et les gamins de la ville qui leur jouent mille tours[439]. À
+l'extrémité de la prison, on voit une plate-forme sur laquelle ont
+lieu les exécutions. Un membre très respectable du conseil de la cité,
+nommé Brodie, vient de leur apporter un perfectionnement. Au lieu de
+la double échelle, toujours un peu pénible à gravir pour le patient,
+il a substitué la trappe qui se dérobe sous lui. Dans quelques mois il
+sera accusé de vol avec effraction, et condamné à mort. Il inaugurera
+sa propre invention. Comme il était un homme aussi calme qu'ingénieux,
+il examina lui-même l'appareil, se vit, en souriant, ajuster la corde
+autour du cou et, en belle toilette de satin noir, se laissa choir
+hors de la vie, la main négligemment passée dans son gilet[440]. En
+face de la prison, voici les derniers vestiges de l'ancien poste de la
+garde civique, qui avait l'air «d'un long limaçon noir rampant sur la
+grande rue[441]». Avec lui a disparu la fameuse jument de bois placée
+là par la rude discipline de Cromwell. On y attachait les soldats
+coupables d'ivresse, leur mousquet lié à leurs pieds et une coupe à
+boire placée sur leur tête[442].
+
+ [Note 436: J. Grant. _Old and New Edinburgh_, tome I, chap.
+ X, p. 94.--Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 220.]
+
+ [Note 437: R. Chambers. _Traditions_, p. 96.]
+
+ [Note 438: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 292 et R.
+ Chambers. _Traditions_, p. 196-200.--Voir sur l'abolition de
+ ce corps: Walter Scott, _Heart of Midlothian_.]
+
+ [Note 439: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 293.]
+
+ [Note 440: R. Chambers. _Traditions_, p. 105-107.--James
+ Grant. _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 115.]
+
+ [Note 441: Walter Scott. _Heart of Midlothian._]
+
+ [Note 442: James Grant. _Old and New Edinburg_, tome I,
+ chap. XIV, p. 134.]
+
+Au-dessous de la Tolbooth, en face de St.-Giles, la terrasse est
+presque complètement bouchée par une bande de constructions établies
+juste au milieu de la rue et qu'on nomme les _Luckenbooths_, ou les
+baraques fermées[443]. Elles ne laissent, entre les maisons d'un côté
+et St.-Giles de l'autre, que deux passages étroits et obscurs. Encore
+celui du côté de St.-Giles s'est-il encombré par surcroît. Contre la
+façade, entre les contreforts de la vieille église, dans tous les
+coins[444], se sont collées, blotties une nichée de petites échoppes
+qu'on a comparées à des nids de martinets[445]. On les appelle les
+_Krames_. Tout ce coin est une scène très animée de trafic. C'est là
+que sont les merciers, les gantiers, les chapeliers, les marchands de
+jouets, les libraires[446]. Tenez justement! la dernière maison des
+Luckenbooths, celle qui fait face à la descente de la High Street,
+c'est la maison où Allan Ramsay a eu sa boutique de libraire ornée des
+deux bustes de Ben Jonson et de Drummond de Hawthowden. Elle est
+maintenant occupée par un de ses successeurs nommé William
+Creech[447], qui publie presque tous les livres qui paraissent à
+Édimbourg. C'est ce petit homme, vif et souriant, très soigné de mise
+qui, la tête bien poudrée, en habits noirs, en culottes de satin,
+reçoit tous les écrivains[448]. Il racontera plus tard qu'un jeune
+paysan est venu, chapeau bas, lui demander si c'était bien là qu'était
+établi Allan Ramsay[449]. Et la High Street descend ainsi, hérissée
+d'enseignes de chaque côté, car d'un bout à l'autre c'est un véritable
+marché, et dans les caves, à l'abri des balcons de bois, jusque sous
+les escaliers extérieurs, il y a des vendeurs de mille objets[450].
+Ajoutez les auberges et les tavernes, qui sont presque toutes en
+sous-sol.
+
+ [Note 443: R. Chambers. _Traditions_, p. 109.--Smollett.
+ _Humphry Clinker._ Matt Bramble, Edinb. July 18.]
+
+ [Note 444: R. Chambers. _Traditions_, p. 116-17.]
+
+ [Note 445: _Henry Erskine and his Times_, by Lieut-Colonel
+ Alex. Fergusson, chap. II, p. 109.]
+
+ [Note 446: R. Chambers. _Traditions_, p. 109.--Lord
+ Cockburn, _Memorials_, p. 95.]
+
+ [Note 447: Wilson's. _Reminiscences_, tome I, p. 221.]
+
+ [Note 448: R. Chambers. _Traditions_, p. 118.]
+
+ [Note 449: Allan Cunningham. _Life of Burns._]
+
+ [Note 450: Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 220.--Voir
+ Walter Scott. _Guy Mannering._]
+
+Et descendant des escaliers des maisons, montant des caves, débouchant
+des ruelles, s'engouffrant dans leurs ouvertures sombres, quelle foule
+grouillante et pittoresque! Ce sont des servantes, avec leur plaid à
+couleurs vives qui courent nu-pieds[451], des mendiants dans leur
+vêtement de laine bleue, des juges en robe et en perruque qui, le
+petit tricorne à la main, s'en vont à la cour de session[452], des
+orfèvres avec leur manteau rouge, leur chapeau à corne et leur
+canne[453], des chanteurs de vieilles ballades[454], des joueurs de
+cornemuse, des marchandes de poissons de Newhaven qui glapissent leur
+poisson, ou des hommes de Gilmerton qui beuglent du charbon ou du
+sable jaune[455], des barbiers qui courent à leurs pratiques[455] car
+tout ce monde de professeurs, de clergymen et d'hommes de loi veut
+être bien rasé. De tous côtés ce sont des _water caddies_ ou porteurs
+d'eau qui se querellent autour d'un puits public ou qui, courbés en
+avant, retenant par une courroie leurs petits tonneaux jetés sur leur
+dos garni d'une plaque de cuir noir[456], s'en vont porter jusqu'aux
+plus hauts étages la provision du jour[457]. Ces _water caddies_ sont
+en même temps les commissionnaires de la ville. Quand un étranger
+arrive, on lui adjoint un water caddie qui le conduit partout. Ils
+courent, portent les lettres. Ce sont de crapuleux coquins, mais ils
+sont très intelligents et en même temps très honnêtes pour leur
+métier. Ils connaissent les dessus et les dessous de la société
+d'Édimbourg[458]. «Ces gaillards, bien que déguenillés d'apparence et
+grossièrement familiers de façons, sont merveilleusement malins et si
+connus pour leur fidélité qu'il n'y a pas d'exemple qu'un caddie ait
+trahi la confiance. Telle est leur intelligence qu'ils connaissent non
+seulement toutes les personnes de la ville, mais encore chaque
+étranger quand il est de vingt-quatre heures dans Édimbourg. Aucune
+affaire même la plus cachée n'échappe à leur regard. Ils sont
+particulièrement fameux pour leur dextérité à exécuter une des
+fonctions de Mercure[459]». Ils sont une des curiosités et une des
+ressources de la ville. Ajoutez à cela quelque berger, en béret bleu
+et en plaid gris, qui traverse la ville, ou quelque conducteur de
+troupeau, en kilt, c'est-à-dire en jupon, armé jusqu'aux dents comme
+c'était l'habitude[460]. Que de choses nouvelles à voir, que de scènes
+amusantes, comiques ou humaines dans cette foule qui va, qui vient, se
+bouscule, se renouvelle sans cesse! Dans aucune ville d'Angleterre
+elle n'est aussi compacte et aussi mélangée.
+
+ [Note 451: Voir les curieuses _Letters of Theophrastus_,
+ données en appendice à la suite de l'Histoire d'Edinburgh de
+ Hugo Arnot. Lettres I et III, p. 512 et 522.]
+
+ [Note 452: R. Chambers. _Traditions_, p. 110.]
+
+ [Note 453: R. Chambers. _Traditions_, p. 124.]
+
+ [Note 454: _Theophrastus' Letters._ Lettre III, p. 523.]
+
+ [Note 455: R. Chambers. _Traditions_, p. 14.]
+
+ [Note 456: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 305.]
+
+ [Note 457: Smollett. _Humphry Clinker._ Matt. Bramble, July
+ 18.]
+
+ [Note 458: Voir sur ces Caddies: R. Chambers. _Traditions_,
+ p. 192-94.]
+
+ [Note 459: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, Aug. 8.]
+
+ [Note 460: _Old and New Edinburgh_, tom. I, p. 155.]
+
+Aux différentes heures de la journée, il se produit dans cette foule
+des mouvements, des courants qui en modifient les aspects. Que de
+phases différentes depuis le moment où, selon les vers de Fergusson,
+
+ Le matin avec de jolis sourires pourprés,
+ Embrasse le coq aérien de St.-Giles[461].
+
+ [Note 461: Fergusson. _Auld Reekie._]
+
+Ce sont d'abord les allées et venues du matin, les courses et les
+causeries des servantes. Vers midi, on voit les hommes d'affaires et
+de loi sortir de la Parliament House et se diriger par groupes vers
+les tavernes pour y prendre leur _méridien_. C'est généralement un
+verre d'eau-de-vie et une grappe de raisins secs qu'on demande sous la
+forme métaphorique «un coq froid et une plume[462]». De une heure à
+deux, tout le monde se réunit, dans le High Street, à l'endroit où
+était autrefois la croix d'Édimbourg[463]. On y bavarde; on y apporte
+et on y colporte les nouvelles de la ville; l'homme d'affaires y cause
+d'intérêts; l'homme de loi y rencontre ses clients; le beau, en gilet
+d'écarlate, en manteau et en cravate de dentelle, souliers à boucles,
+perruque à bourse et tricorne, y vient étaler sa toilette[464]. Il
+attend le moment d'aller à l'Assemblée. On se presse au milieu de la
+rue, bien qu'à deux pas le _Parliament close_, une place avec sa belle
+statue équestre de Charles II, reste déserte. «La compagnie ainsi
+rassemblée est régalée d'airs variés, joués sur un carillon placé dans
+un clocher voisin. Comme ces cloches sont bien accordées et que le
+musicien, qui reçoit un salaire de la ville, en joue assez bien, ce
+divertissement est réellement agréable et très nouveau pour les
+oreilles d'un étranger[465]». C'est du clocher de St.-Giles que ce
+carillon tombe sur toutes ces conversations.
+
+ [Note 462: R. Chambers. _Traditions_, p. 163.]
+
+ [Note 463: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt. Bramble, July
+ 18.]
+
+ [Note 464: Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 227-28.]
+
+ [Note 465: Smollett. _Humphry Clinker._ Matt. Bramble, July
+ 18.]
+
+Dans l'après-midi, les dames font leur apparition dans leurs toilettes
+claires, pompeuses et compliquées, avec leurs longs corsages en
+pointe, leurs hautes coiffures et leurs vastes jupes de soie de
+France, brochée de fleurs de couleur ou ramagée d'or et d'argent[466].
+Celles qui vont à pied portent sur leur bras la traîne de leurs
+robes[467], car les rues d'Édimbourg ne sont pas faites pour être
+balayées avec de la soie. Beaucoup passent dans des chaises à porteurs
+tenues par des laquais en livrée ou par des porteurs qui viennent tous
+des Hautes-Terres. C'est, avec la garde civique, le monopole des
+Gaëls[468]. Quelques grandes dames même vont en carrosse, bien que ce
+soit maintenant un problème pour les archéologues que de savoir
+comment une voiture passait dans ces ruelles. D'ailleurs les distances
+sont si courtes, qu'on pourrait renouveler la plaisanterie qu'on
+faisait sur la comtesse de Galway, quand elle allait en voiture pour
+rendre visite à lady Minto: «Quand mylady montait dans son carrosse,
+les nez de ses chevaux étaient déjà à la porte de lady Minto[469]». À
+cette heure-ci, les dames vont faire des visites ou prendre le thé
+chez leurs amies.
+
+ [Note 466: R. Chambers. _Traditions_, p. 218. _Female
+ Dresses of Last Century_, passim.]
+
+ [Note 467: _Id._, p. 219.]
+
+ [Note 468: R. Chambers. _Traditions_, p. 194.]
+
+ [Note 469: Wilson. Reminiscences, tom. I, p. 22.]
+
+Un peu plus tard, elles vont à l'Assemblée. C'est une salle de danse
+que rendent nécessaire l'exiguïté des logements et la difficulté de
+faire danser chez soi[470]. Plusieurs fois par semaine, la meilleure
+société s'y réunit, sous la surveillance d'une vieille dame très
+respectable, très rigide, qui remplit les fonctions de maîtresse des
+cérémonies. Un cérémonial très strict règle en effet les moindres
+rapports des danseurs et des danseuses. Les couples n'ont pas le droit
+de se choisir: on met les éventails de toutes les dames dans le
+tricorne d'un gentilhomme, on tire au sort et chaque cavalier est pour
+la saison le partenaire de la dame dont il a pris l'éventail. Les
+places sont désignées par la dame directrice, qui siège à une
+extrémité de la salle sur un trône[471]. Cette discipline fait d'un
+plaisir quelque chose de compassé et de contraint, plus près de la
+mélancolie que de la gaîté. Un jour le pauvre Olivier Goldsmith, qui
+était alors étudiant en médecine à Édimbourg, avait voulu s'y
+présenter. Avec son goût d'Irlandais et de grand enfant pour les
+couleurs vives, il s'était fait bien resplendissant dans un costume
+«de satin bleu de ciel, de riche velours de Gênes noir et de drap
+nuance de clairet.» Il semble même que la note du tailleur n'ait pas
+été payée. Tout gauche dans ses beaux habits, il était allé à
+l'Assemblée, pensant y faire florès. Hélas! c'était un triste
+spectacle. D'un côté, les dames solitairement assises; à l'autre bout,
+leurs partenaires pensifs. «Mais pas plus de rapport entre les sexes
+qu'entre deux nations en guerre; les dames à la vérité peuvent lancer
+des regards, et les gentlemen pousser des soupirs; mais un embargo est
+mis sur tout autre commerce plus rapproché.» Les couples désignés
+dansent «avec une formalité qui ressemble à du découragement». Aussi
+ils dansent beaucoup et ne se disent rien. Le bon Olivier n'y tint
+pas, il risqua une observation. «Je dis à un gentleman écossais qu'un
+si profond silence ressemblait à l'ancienne procession des matrones
+romaines en l'honneur de Cérès; et le gentleman écossais me répondit
+pour ma peine, (et ma foi! je crois qu'il avait raison) que j'étais un
+pédant.» Le pauvre Olivier sortit le coeur gros, un peu triste, se
+sentant un peu ridicule dans ses habits clairs, avec cette phrase
+indiciblement mélancolique où est toute son âme: «Un homme laid et
+pauvre est sa propre compagnie et cette compagnie-là, le monde me la
+laisse goûter en abondance[472].» Avec plus de gaucherie et de
+naïveté, il y avait là un peu de l'envie que ce luxe devait inspirer à
+ce jeune paysan qui le regardait passer.
+
+ [Note 470: Hugo Arnot. _History of Edinburgh_, p. 298.]
+
+ [Note 471: Voir pour les règlements de ces réunions: Hugo
+ Arnot. _History of Edinburgh_, p. 292.--Chambers.
+ _Traditions_, p. 52.--Wilson. _Reminiscences_, tom. I, p. 62
+ et suivantes.--_Erskine and His Times_, p. 112-13,--et
+ surtout l'amusante description de lord Cockburn, dans ses
+ _Memorials_, p. 26.]
+
+ [Note 472: Voir Forster. _Life of Goldsmith._]
+
+Le soir arrive. L'obscurité sort des étroites ruelles où elle s'est
+réfugiée pendant le jour et envahit graduellement la ville. La grande
+rue fait pour s'éclairer une tentative vaine; car s'il y a plus de
+réverbères qu'il y a vingt ans, il n'y a pas plus d'huile[473]. Les
+citoyens les plus graves, marchands, juges, avocats, professeurs, s'en
+vont vers les tavernes ou les clubs, qui font partie de la vie
+sociale. Des caves, où l'on sert des huîtres et de la bière noire et
+qu'on appelle _oyster cellars_, s'échappe un peu de lumière et un
+bruit de musique; car on y danse. «La plupart des _oyster cellars_ ont
+une sorte de longue pièce, où une société pas trop nombreuse peut
+goûter l'exercice d'une danse campagnarde, au son d'un violon, d'une
+harpe ou d'une cornemuse[474].» Il y a vingt ans, la bonne société
+n'osait fréquenter ces endroits de louche réputation[475]. Depuis
+quelque temps cela est devenu à la mode, grâce à cette charmante et
+folle duchesse de Gordon, dont l'entrain et la hardiesse scandalisent
+et dont la grâce séduit la ville. Les dames de la haute société
+d'Édimbourg y viennent maintenant[476]. Aussi la rue est-elle animée.
+Des _caddies_ passent avec leurs lanternes en papier[477], des chaises
+à porteurs précédées de valets qui portent une torche, et escortées de
+gentilhommes, l'épée dans une main et le chapeau dans l'autre,
+conformément à la politesse des temps[478]. Et les coins de ruelle ne
+sont pas non plus sans ces apparitions nocturnes de plaisir et de vice
+des grandes villes, faites pour surprendre et troubler un garçon de
+campagne.
+
+ [Note 473: _Theophrastus' Letters._ Lettre III.]
+
+ [Note 474: Hugo Arnot. _History of Edinburgh_, Book III,
+ chap. II, p. 271.]
+
+ [Note 475: _Theophrastus' Letters._ Letter I--et Hugo Arnot,
+ p. 272.]
+
+ [Note 476: R. Chambers. _Traditions_, p. 160.]
+
+ [Note 477: Smollett. _Humphry Clinker._ J. Melford, Aug. 8.]
+
+ [Note 478: _Henry Erskine and His Times_ by Lieut.-Colonel
+ Fergusson, p. 118.]
+
+ Près d'un réverbère, avec son visage triste,
+ Ses yeux alourdis, sa grimace aigre,
+ Se tient une femme qui eût pu connaître longtemps la beauté.
+ La Prostitution est son métier, le vice son but;
+ Voyez maintenant où elle gagne son pain,
+ Fredonnant des chansons vicieuses pour attirer
+ Les suivants de la cruelle dissipation[479].
+
+ [Note 479: Fergusson. _Auld Reekie._--Voir, sur
+ l'augmentation de la prostitution à Édimbourg à cette
+ époque, la lettre II de _Theophrastus_.]
+
+Voici dix heures! Le tambour de la garde civique fait entendre le
+roulement du couvre-feu[480]. C'est comme un signal. Toutes les
+fenêtres s'ouvrent et les habitants se livrent à une opération dont
+les résultats, selon l'expression de Smollett «offensent les yeux
+aussi bien que les autres organes de ceux que l'habitude n'a pas
+endurcis contre toute délicatesse de sentiment[481]». On n'entend
+plus, dans la nuit, que l'exclamation française poussée par quelque
+citoyen attardé qui regagne son domicile: «Gardez l'eau!» Hélas!
+souvent trop tard! Selon le mot de Walter Scott, c'est plus souvent
+l'élégie que l'avertissement du passant surpris[482]. C'est l'heure
+pénible et dangereuse d'Édimbourg sur laquelle le Dr Johnson a déjà
+passé son verdict, dans son langage solennel, en disant que mainte
+perruque «en a été humidifiée jusqu'à la flaccidité[483]».
+
+ [Note 480: R. Chambers. _Traditions_, p. 164.]
+
+ [Note 481: Smollett. _Humphry Clinker_, Matt Bramble, July
+ 8.]
+
+ [Note 482: Walter Scott. _General Account of Edinburgh_,
+ dans les _Provincial Antiquities of Scotland_.]
+
+ [Note 483: _Henry Erskine and His Times_, p. 111.]
+
+Puis la tranquillité se fait: On n'entend plus que les pas des gens
+qui reviennent du club, ou les paroles de quelque ivrogne qui s'en va
+en trébuchant et qui peut-être est un juge, ou un avocat, car
+l'ivresse est fréquente chez tous. La ville retombe dans son silence;
+dans la nuit, les grandes maisons se dressent dans le ciel froid de
+novembre; et, avec la disparition de tout bruit, revient dans
+l'étranger isolé un sentiment de tristesse et d'abandon[484].
+
+ [Note 484: _To John Ballantine_, 13th Dec 1786.]
+
+
+I.
+
+L'HIVER DE 1786-87.
+
+BURNS DANS LA SOCIÉTÉ D'ÉDIMBOURG. -- LE TRIOMPHE. -- LE DÉSACCORD. --
+LES TAVERNES D'ÉDIMBOURG.
+
+Au bout de quelques jours, Burns commença à se rappeler dans quel
+dessein il était venu à Édimbourg. Il n'avait pas de lettres de
+recommandation, mais il connaissait, pour lui avoir été présenté en
+Ayrshire, M. Dalrymple d'Orangefield, homme généreux, au coeur chaud,
+ami de Ballantine d'Ayr. Il alla le voir et Dalrymple entreprit
+aussitôt de le protéger. «J'ai rencontré dans M. Dalrymple
+d'Orangefield ce que Salomon appelle avec emphase «un ami qui
+s'attache plus fort qu'un frère[485]». M. Dalrymple le présenta à deux
+hommes de première situation, et les mieux faits pour lui faire
+ouvrir toutes les portes, l'un de la noblesse, l'autre de la société
+littéraire d'Édimbourg. Le premier était le comte de Glencairn, auquel
+Burns voua un véritable culte qui ne se démentit jamais. C'était un
+homme dont la beauté physique était l'expression d'un caractère sans
+reproche. «Le noble comte de Glencairn m'a pris par la main
+aujourd'hui et s'est intéressé en ma faveur, avec une bonté digne de
+l'être bienfaisant dont il porte si noblement l'image. Il est une plus
+forte preuve de l'immortalité de l'âme que toutes celles que la
+philosophie a jamais proposées; une âme comme la sienne ne peut
+mourir[486]». Ailleurs il l'appelle «un homme dont je me rappellerai
+les vertus et la bonté fraternelle envers moi, au delà de tous les
+temps[487]». L'autre protecteur était le fameux avocat Henry Erskine,
+le doyen de la faculté des avocats, d'une éloquence incomparable, d'un
+charme social, d'une sûreté de commerce, qui le faisaient aimer et
+respecter partout. Ces deux connaissances furent vite faites et leur
+effet fut très rapide, car le 7 Décembre, dix jours seulement après
+son arrivée à Édimbourg, le poète pouvait écrire:
+
+ [Note 485: _To Gavin Hamilton_, Dec 7th 1786.]
+
+ [Note 486: _To James Dalrymple_, 30th Nov. 1786.]
+
+ [Note 487: _To John Ballantine_, 13th Dec. 1786.]
+
+ En ce qui concerne mes propres affaires, je suis en bon chemin de
+ devenir aussi éminent que Thomas à Kempis ou John Bunyan, et vous
+ pouvez dorénavant vous attendre à voir mon jour de naissance
+ inséré, parmi les événements merveilleux, dans l'Almanach du
+ Pauvre Robin ou l'Almanach d'Aberdeen, à côté du Lundi noir et de
+ la bataille de Bothwell-Bridge. My Lord Glencairn et le Doyen de
+ la Faculté Mr H. Erskine m'ont pris sous leur aile et, selon
+ toute probabilité, je serai bientôt le dixième homme de bien et
+ le huitième sage du monde[488].
+
+ [Note 488: _To Gavin Hamilton_, Dec. 7th 1786.]
+
+À ces deux protections, il faut ajouter celle de Dugald Stewart, qui
+le présenta à Mackenzie, à l'auteur de _l'Homme de Sentiment_, à celui
+que Burns révérait et admirait depuis si longtemps, qui avait été un
+des maîtres et un des consolateurs de sa jeunesse. Ce fut un coup de
+bonheur pour le poète. Mackenzie continua l'heureuse influence qu'il
+avait eue sur sa vie. Dans le nº 97 du _Lounger_, qui ne devait plus
+avoir que quatre numéros, parut un article qui fut un événement. Il
+était digne de celui qui en était l'auteur et de celui qui en était
+l'objet. Il y avait, de la part de cet écrivain si laborieux et si
+correct, une très claire et très large intelligence littéraire et
+psychologique du génie et du caractère de Burns. Cette double
+appréciation était exprimée en termes parfaits de justesse et
+d'accent, à ce point que, non seulement cet article donnait du premier
+coup la note exacte et entière sur la valeur du poète, mais que, après
+cent ans, il reste une des meilleures choses qu'on ait écrites sur
+lui; c'est une longévité rare pour une page de critique. Voici
+d'ailleurs, dans ses parties essentielles, l'article que les habitants
+d'Édimbourg se passaient et commentaient le 9 Décembre 1796, moins de
+quinze jours après l'arrivée de Burns.
+
+ Pour les personnes sensibles et capables de comprendre, il y a
+ quelque chose de merveilleusement agréable dans la contemplation
+ du génie, de cette portée transcendante d'esprit qui distingue
+ certains hommes. Dans la vue de talents tout à fait supérieurs,
+ comme dans celle des grands et étonnants objets de la nature, il
+ y a une sublimité qui remplit l'âme d'admiration et d'aise, qui
+ la dilate, pour ainsi parler, au delà de ses limites ordinaires,
+ et qui, revêtant notre nature d'une puissance extraordinaire et
+ d'extraordinaires honneurs, intéresse notre curiosité et flatte
+ notre orgueil.... Dans la découverte de talents généralement
+ inconnus, nous sommes souvent disposés à céder à une partialité
+ excessive, comme dans toutes les découvertes que nous faisons; et
+ c'est à quoi nous devons tant d'exemples de peintres et de poètes
+ qui, retirés de situations obscures par les éloges extravagants
+ de leurs introducteurs, sont cependant bientôt retombés dans leur
+ première obscurité; dont le mérite, bien que peut-être un peu
+ négligé, n'a pas semblé avoir été tellement déprécié par le monde
+ et n'a pas pu soutenir, par son excellence intrinsèque, la place
+ supérieure que l'enthousiasme de ses patrons aurait voulu lui
+ assigner.
+
+ Je ne sais si je serai accusé d'un enthousiasme et d'une
+ partialité de ce genre, en présentant à l'attention de mes
+ lecteurs un poète de notre pays, dont les écrits m'ont été
+ récemment communiqués. Mais, si je ne me trompe pas grandement,
+ je pense que je puis, en toute sûreté, déclarer que c'est un
+ génie d'un rang peu ordinaire. La personne à laquelle je fais
+ allusion est ROBERT BURNS, un laboureur d'Ayrshire, dont les
+ poèmes furent, il y a quelque temps, publiés dans une petite
+ ville de l'ouest de l'Écosse, sans autre ambition, semble-t-il,
+ que de les faire circuler parmi les habitants du comté où il est
+ né, et d'obtenir un peu de renommée de la part de ceux qui
+ avaient entendu parler de ses talents. J'espère qu'on ne
+ considérera pas que j'ai trop de prétentions, si j'essaye de le
+ placer à un point de vue plus haut, de réclamer le verdict de ses
+ concitoyens sur le mérite de ses oeuvres, et de revendiquer pour
+ lui les honneurs que leur valeur semble mériter.
+
+ En mentionnant la circonstance de son humble condition, je n'ai
+ pas la pensée de faire reposer ses prétentions seulement sur ce
+ titre, ou de faire valoir les mérites de sa poésie, considérés
+ par rapport à la bassesse de sa naissance et au peu d'opportunité
+ de culture que son éducation pouvait lui fournir. À la vérité,
+ ces détails pourraient exciter notre étonnement devant ses
+ productions; mais sa poésie, considérée en soi et sans les causes
+ qui résultent de sa situation, me semble tout à fait digne de
+ dominer nos sentiments et d'obtenir nos applaudissements. Sa
+ naissance et son éducation ont, à la vérité, opposé une barrière
+ à sa renommée, c'est le langage dans lequel la plupart de ses
+ poèmes sont écrits. Même en Écosse, le dialecte provincial, que
+ Ramsay et lui ont employé, se lit maintenant avec une difficulté
+ qui refroidit le plaisir du lecteur: en Angleterre, on ne peut
+ pas le lire du tout, sans avoir constamment recours à un
+ glossaire, en sorte que le plaisir est presque détruit.
+
+ Quelques-unes de ses productions, spécialement celle d'un genre
+ grave, sont presque anglaises. De l'une d'entre elles, j'offrirai
+ d'abord à mes lecteurs un extrait, dans lequel je pense qu'il
+ découvriront un ton élevé de sentiment, une puissance et une
+ énergie d'expression qui sont particulièrement et fortement
+ caractéristiques de l'esprit et de la voix d'un poète.
+
+Il citait les strophes de la _Vision_, dans lesquelles est racontée
+l'enfance de Burns, sans aller toutefois à celles si belles de la fin.
+Puis il continuait en termes du plus haut éloge: «De chants comme
+celui-là, solennels et sublimes, avec cette mélancolie ravie et
+inspirée dans laquelle le Poète élève ses regards «au dessus de cette
+sphère visible et diurne», les poèmes intitulés _Désespoir_, la
+_Lamentation_, _Hiver_, _Chant funèbre_ et l'_Invocation à la Ruine_,
+offrent des exemples non moins frappants». Il donnait comme spécimens
+«dans le tendre et le moral» _l'Homme fut créé pour pleurer, le Samedi
+soir du villageois_, les pièces _à la Souris_ et à la _Pâquerette de
+montagne_. Il citait celle-ci en entier, moins, disait-il, à cause de
+son mérite supérieur que parce qu'elle pouvait tenir dans les bornes
+de son journal. Et, à propos de la jolie strophe sur l'alouette, il
+ajoutait en termes qui contiennent avec une merveilleuse exactitude
+l'essence du sentiment de la nature dans Burns: «Des touches comme
+celles-là dénotent le pinceau d'un poète qui peint la nature avec la
+_précision de l'intimité_, et cependant avec le coloris délicat de la
+beauté et du goût». Les mots que nous avons soulignés vont droit au
+fond du génie de Burns sur ce point.
+
+L'article, après avoir donné les éloges, essaye de prévenir les
+objections et surtout celles qu'il prévoit, les objections religieuses
+et morales. Il avance des précautions, des excuses, des atténuations,
+toutes sortes de faucilles pour couper à l'avance les critiques dans
+l'esprit des lecteurs. Ces soins même sont instructifs en ce qu'ils
+montrent à quelle société susceptible et formaliste Burns allait avoir
+à faire. Cela donne l'idée de la surveillance qu'il devait exercer sur
+sa parole et de la prudence qu'il devait mettre dans sa conduite, pour
+ne pas choquer un monde auquel il fallait présenter ses poèmes avec
+presque autant d'apologie que de louange! Voici donc ce que Mackenzie
+disait avec beaucoup de tact et une connaissance très exacte des gens
+à qui il parlait:
+
+ Contre quelques-uns des passages de ces derniers poèmes, on a
+ objecté qu'ils respirent un esprit de libertinage et
+ d'irréligion. Mais si nous considérons l'ignorance et le
+ fanatisme des classes inférieures dans le pays où ces poèmes
+ furent écrits, fanatisme de cette espèce pernicieuse qui exalte
+ la foi par opposition ans _bonnes oeuvres_, et dont la fausseté
+ et le danger ne pouvaient échapper à un esprit aussi éclairé que
+ celui de notre poète, nous ne regarderons pas sa muse plus légère
+ comme l'ennemie de la religion (sur laquelle il exprime en
+ plusieurs endroits les sentiments les plus justes) bien qu'elle
+ ait été quelquefois un peu imprudente en ridiculisant
+ l'hypocrisie.
+
+ Sur ce point et sur d'autres encore, il faut convenir qu'il y a,
+ dans le volume qu'il a donné au public, des parties
+ répréhensibles que la prudence aurait supprimées ou la correction
+ effacées. Mais les poètes sont rarement prudents, et notre poète
+ n'avait, hélas! ni amis, ni compagnons qui pussent lui suggérer
+ des corrections. Quand nous réfléchissons à son rang dans la vie,
+ et à la société dans laquelle il a vécu, nous sommes plus portés
+ à regretter qu'à nous étonner que la délicatesse soit si souvent
+ offensée, pendant la lecture d'un volume où il y a tant pour nous
+ intéresser et nous plaire.
+
+Il y a bien quelque chose d'un peu étroit et presque d'un peu frisant
+le ridicule dans ces regrets que Burns n'ait pas fait parler ses
+paysans plus convenablement; peut-être y avait-il aussi quelque chose
+qui lui fit froncer le sourcil et hausser impatiemment les épaules
+dans toutes ces excuses qui tournaient à la réprimande. Mais la fin
+était faite pour lui aller droit au coeur. Mackenzie parlait de lui en
+homme qui sait respecter et saluer la dignité d'âme partout où elle se
+trouve, mettant toute son autorité au service de sa sympathie.
+
+ Burns possède la fierté aussi bien que la fantaisie d'un poète
+ Cet orgueil honnête et cette indépendance d'âme qui sont parfois
+ la seule richesse de la muse, éclatent à toute occasion dans ses
+ ouvrages. Il peut se faire, par conséquent, que je blesse ses
+ sentiments tout en satisfaisant les miens, lorsque j'appelle
+ l'attention du public sur sa situation et sur sa fortune. Cette
+ condition, tout humble qu'elle fût, dans laquelle il avait trouvé
+ le contentement et courtisé la muse, aurait pu ne pas lui sembler
+ pénible, mais le chagrin et les malheurs l'y atteignirent. Un ou
+ deux de ses poèmes font allusion à ce que j'ai appris de
+ quelques-uns de ses compatriotes, qu'il avait été contraint de
+ former la résolution de quitter son pays natal, pour chercher
+ sous le ciel des Indes occidentales l'abri et le soutien que
+ l'Écosse lui avait refusés. Mais j'espère qu'on saura trouver les
+ moyens d'empêcher cette résolution de se réaliser; j'espère que
+ je rends simplement justice à mon pays en le supposant tout
+ disposé à tendre la main pour secourir et retenir son poète
+ natif, dont «les chants silvestres et sauvages» possèdent une
+ telle excellence. Réparer les injustices faites au mérite
+ souffrant et ignoré; faire sortir le génie de l'obscurité où il a
+ langui avec indignation, et l'élever à la place où il peut
+ profiter et plaire au monde; ce sont des efforts qui donnent à la
+ richesse un privilège enviable, à la grandeur et à la protection
+ un légitime orgueil[489].
+
+ [Note 489: L'article de Mackenzie a pour titre:
+ _Extraordinary Account of Robert Burns, the Ayrshire
+ Ploughman, with Extracts from his Poems_.]
+
+C'était bravement dit! Cet appel au pays, si plein de délicatesse et
+cependant d'accent, était le vrai de la situation et eût été la seule
+résolution digne de l'Écosse et secourable au poète dont elle se
+glorifie désormais. C'était, de la part de Mackenzie, une bonne
+action. Lockhart a excellemment remarqué qu'elle fait honneur à sa
+clairvoyance et à son courage, et aussi pourquoi: «quoique ses propres
+productions fussent distinguées par tous les raffinements de l'art
+classique, M. Henry Mackenzie était, heureusement pour Burns, un homme
+d'un esprit aussi libéral que son goût était poli, et lui, dont les
+pages contiendront toujours quelques-uns des meilleurs modèles
+d'élégance travaillée, fut parmi les premiers à sentir que le
+laboureur d'Ayrshire appartenait à cette classe d'êtres dont c'est le
+privilège d'atteindre les grâces «au delà de la portée de l'art». Il
+fut le premier à risquer sa propre réputation en le déclarant
+publiquement[490].»
+
+ [Note 490: Lockhart. _Life of Burns_, p. 105.--Voir aussi
+ sur la conduite de Mackenzie quelques lignes justes de
+ Gilfillan. _Life of Burns,_ p. XXXV.]
+
+Cet article de Mackenzie, c'était la célébrité, le soir même à
+Édimbourg, deux jours après en Écosse, une semaine après en
+Angleterre, parmi les lettrés qui lisaient le _Lounger_. Burns entra,
+toutes portes ouvertes, dans la haute société nobiliaire et littéraire
+d'Édimbourg.
+
+Cette société, par laquelle Burns allait être examiné et jugé, était
+une des plus cultivées qu'il y eût alors en Europe, une des plus
+justement difficiles en matière de valeur intellectuelle. Édimbourg
+était une ville de prédicateurs, d'avocats, de juges, de médecins, de
+professeurs, presque tous remarquables. Elle se trouvait alors vers le
+milieu de cette période incomparable d'éclat intellectuel, qui devait
+aller jusque vers 1830, et qui la place parmi les cités lumineuses
+dont la liste trace les progrès de l'esprit humain. Il y a eu ailleurs
+de plus grands noms; il n'y a eu nulle part une si grande abondance
+d'hommes de talent, en si peu de temps et d'espace. Ils étaient
+littéralement les uns sur les autres; et beaucoup d'entre eux étaient
+des hommes de renommée et d'influence européennes[491].
+
+ [Note 491: Pour l'ensemble de ce tableau de la société
+ intellectuelle d'Édimbourg, nous avons consulté, _The
+ Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_, publié par
+ Blackie;--_The Book of Eminent Scotsmen_ par Joseph
+ Irving.--Voir aussi les notices qui forment la seconde
+ partie du volume intitulé: _A Winter with Burns._--Pour les
+ différents détails, nous avons consulté les ouvrages
+ particuliers qu'on trouvera indiqués à leur place.]
+
+À la vérité, quelques-uns de ceux qui avaient le plus contribué à
+illustrer la ville avaient déjà disparu. Il y avait dix ans que David
+Hume avait quitté la vie avec la sérénité enjouée d'un sage antique,
+et sa tombe choisie par lui sur Calton Hill, avec une vue admirable,
+avait cessé d'être un objet de curiosité[492]. Lord Elibank, le
+jurisconsulte et l'économiste, dont les travaux sur la monnaie, la
+circulation du papier, les Dettes Publiques, ne sont pas oubliés,
+était mort depuis huit ans; John Rutherford, l'éminent médecin qui,
+avec Monro, Sinclair, Plumner et Innes, avait fondé la célèbre école
+de médecine d'Édimbourg[493], le fondateur des leçons cliniques,
+latiniste achevé, était mort depuis sept ans; lord Kames, l'auteur des
+remarquables _Éléments de critique_, depuis quatre ans; le Dr Webster,
+le prédicateur et le calculateur, qui avait établi le fonds des veuves
+du clergé, une admirable institution de secours; Allan Ramsay le
+peintre de portraits, le fils du poète, depuis deux ans. Quelques
+autres avaient quitté Édimbourg pour Londres: John Home, l'ami de
+Hume, le fameux auteur de la tragédie de _Douglas_; Thomas Erskine, le
+frère d'Henri Erskine, le futur grand-chancelier, le grand avocat
+politique, qui s'était fait inscrire dès ses débuts au barreau
+anglais[494]; Mac Pherson, le traducteur et l'adaptateur d'Ossian; les
+deux Hunter, William et John, le grand anatomiste, «l'homme qui pour
+son génie original et compréhensif vient immédiatement après Adam
+Smith et doit être placé bien au-dessus de tous les autres philosophes
+que l'Écosse a produits..., qui, parmi les grands maîtres de la
+science organique, appartient au même rang qu'Aristote, Harvey et
+Bichat et est un peu supérieur soit à Haller soit à Cuvier[495]». Mais
+malgré ces pertes et ces défections, on admirait, de quelque côté
+qu'on se tournât, une réunion merveilleuse et unique d'illustrations
+de tous genres.
+
+ [Note 492: Huxley. _David Hume_--et le _Biographical
+ Dictionary of Eminent Scotsmen_.]
+
+ [Note 493: Sir Alexander Grant. _The Story of the University
+ of Edinburgh_, tom. I, p. 310.]
+
+ [Note 494: _Lord Erskine_, par H. Duméril.]
+
+ [Note 495: Buckle. _History of Civilization in England_,
+ tom. III, p. 429.]
+
+L'Université était dans une période admirable d'éclat[496]. Le
+Principal était William Robertson, le fameux historien; il avait déjà
+publié ses trois grandes histoires de l'Écosse, de Charles-Quint et de
+l'Amérique. Il jouissait paisiblement de sa renommée et de sa grande
+influence dans le clergé et dans la société d'Édimbourg. Il continuait
+à prêcher le dimanche ses éloquents sermons, car plusieurs des
+professeurs de l'Université étaient en même temps pasteurs ou avocats,
+et exerçaient leur talent dans des fonctions différentes. Le
+professeur de Belles-Lettres et de Rhétorique était Hugh Blair,
+également clergyman, qui avait publié ses sermons corrects et châtiés,
+un des ouvrages les plus lus de la littérature religieuse du XVIIIe
+siècle. Il venait de publier ses célèbres lectures sur les
+Belles-Lettres, dont le succès se répandit assez loin pour que,
+presque un siècle après, ce fût encore un livre de distribution de
+prix dans un collège français. Ce fut le manuel universel de
+rhétorique, jusqu'aux livres de Whately et de Bain. C'était Blair qui
+avait présenté au public les poèmes d'Ossian. Il était le grand maître
+de la critique littéraire en Écosse et un mot de lui recommandait un
+ouvrage ou un auteur. Dugald Stewart, abandonnant sa chaire de
+mathématiques, venait d'être nommé professeur de philosophie morale.
+Il n'avait pas encore entamé ses publications philosophiques; le
+premier volume de sa _Philosophie de l'Esprit humain_ est de 1792.
+Mais il commençait ses conférences admirables de clarté, d'éloquence
+et d'élévation morale, qui ont fait de lui un des grands modeleurs
+d'âmes de son temps. «Pour moi, ses lectures furent comme l'ouverture
+du ciel. Je sentis que j'avais une âme. Elles changèrent ma nature
+entière[497]» dit lord Cockburn, qui fut un des élèves de ses
+premières années. «Dugald Stewart, ajoute-t-il, fut un des plus grands
+orateurs didactiques[498].» Mackintosh disait que la gloire
+particulière de l'éloquence de Stewart était d'avoir «inspiré l'amour
+de la vertu à des générations entières d'élèves[499].» Il fut un
+incomparable professeur. C'était avec cela un des plus honnêtes et des
+plus accomplis gentlemen de son temps; il semble avoir été, pour
+l'urbanité et l'élégance des façons, un rival d'Henry Erskine. Le
+professeur de mathématiques était Adam Ferguson. Il avait été
+longtemps chapelain d'un régiment de highlanders et ses officiers
+l'empêchaient difficilement de prendre part au combat[500]. C'était un
+esprit original et énergique, un peu hautain. Le Dr Carlyle raconte
+que David Hume disait que Ferguson avait plus de génie qu'aucun
+d'entre eux, parce qu'il avait maîtrisé une science difficile, la
+physique, en trois mois, assez pour pouvoir l'enseigner[501]. En
+effet, Ferguson avait été successivement professeur de physique et de
+philosophie morale. Il avait publié en 1767 un _Essai sur l'Histoire
+de la Société civile_ que ses admirateurs considèrent comme une des
+premières tentatives de «Sociologie», et il venait de publier en 1783
+son _Histoire des Progrès et de la Chute de la République Romaine_,
+dont les historiens tiennent encore compte. Il avait pour professeur
+adjoint John Playfair, dont les ouvrages sont des modèles de style
+scientifique clair, lucide et élégant, qui fait penser à du
+Fontenelle. Son nom restera attaché à l'exposition de la théorie
+huttonienne de la Terre. Que d'autres encore il faudrait nommer:
+Andrew Dalzell le professeur de grec, dont les leçons créèrent, à
+Édimbourg, le goût de l'hellénisme, qui triomphait à Glasgow avec les
+leçons du savant Moore et les belles impressions des Foulis;
+Finlayson, le professeur de logique, raide, précis et sec[502]; John
+Robinson, le professeur de physique, qui édita les oeuvres de Black.
+
+ [Note 496: Pour l'Université voir _The History of
+ Edinburgh_, de Hugo Arnot, Book III, chap. III.--_The Story
+ of the University of Edinburgh_, by Sir Alexander
+ Grant.--_Edinburgh University, a sketch of its Life for 300
+ years_, publié par James Gemmell.--_The University of
+ Edinburgh_, by the late Principal Lee--et un petit livre
+ intitulé: _Viri Illustres_ ACAD. JACOB. SEXT. SCOT. REG.
+ ANNO CCCMD, publié en 1884.]
+
+ [Note 497: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 22.]
+
+ [Note 498: _Id._ p. 23.]
+
+ [Note 499: _Life of Francis Jeffrey_, by lord Cockburn, p.
+ 49.]
+
+ [Note 500: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 42.]
+
+ [Note 501: Dr Alex Carlyle. _Autobiography_, p. 289.]
+
+ [Note 502: Voir, sur Andrew Dalzel et Finlayson, les
+ reconnaissants souvenirs de lord Cockburn, _Memorials_, p.
+ 16-19.]
+
+La Faculté de Médecine, qui a tant contribué à la réputation de
+l'Université d'Édimbourg, était aussi dans un moment de gloire
+extraordinaire. Sans compter les hommes de talent comme Rutherford le
+botaniste, Andrew Duncan et d'autres, il y avait quatre hommes de
+premier ordre, dont les noms sont historiques et marquent des étapes
+dans le développement de la science. À la chaire d'anatomie, il y
+avait Alexandre Monro, Monro _secundus_, un merveilleux professeur, le
+plus grand de ces Monro, qui, de père en fils, occupèrent la même
+chaire pendant une période de cent vingt-six ans, de 1718 à 1846. À la
+chaire de physiologie, se trouvait James Gregory, un autre exemple de
+ces étonnantes familles de professeurs; son arrière-grand-père James
+Gregory, l'inventeur du télescope à miroir, avait été nommé professeur
+à Édimbourg en 1674, et, depuis ce temps, les Gregory donnaient des
+professeurs de mathématiques et de sciences naturelles aux Universités
+d'Angleterre et d'Écosse. Quelle sève dans ces races récemment sorties
+du sol! Et ces hommes enseignaient pendant un demi-siècle et vivaient
+quatre-vingts ans. Notre James Gregory était en outre le premier
+latiniste d'Écosse. À côté de ces noms-là, deux autres d'une plus
+grande portée. William Cullen était là, le grand physiologiste, qui
+essaya le premier «de généraliser les lois de la maladie telles
+qu'elles se manifestent dans le corps humain[503].» Et la chaire de
+chimie était occupée par Joseph Black, un des créateurs de la chimie
+moderne, celui que Lavoisier considérait comme son maître et appelait
+«l'illustre Nestor delà révolution chimique», grand physicien aussi,
+car c'est lui qui avait découvert la chaleur latente «un hardi et
+admirable paradoxe qui exigeait, pour être proposé, du courage aussi
+bien que de la pénétration, et qui marque une époque de l'esprit
+humain parce que c'était un immense pas de fait vers l'idéalisation de
+la matière en force[504].»
+
+ [Note 503: Buckle, tome III, p. 413.]
+
+ [Note 504: Buckle, tome III, p. 369.]
+
+Le clergé comptait des prédicateurs qui étaient presque tous des
+savants remarquables. C'était le Dr Henry, l'auteur d'une _Histoire
+d'Angleterre_, l'une des premières histoires faites sur un plan qui
+étudie séparément toutes les parties de la vie sociale; c'était James
+Macknigh, théologien et commentateur profond, auteur d'une _Harmonie
+des Évangiles_ et d'un _Commentaire d'épîtres des Apôtres_, oeuvres de
+grande érudition; c'était John Erskine, le bon et l'éloquent, dont les
+sermons publics changèrent le ton de la prédication en Écosse et dont
+on trouve le portrait dans _Guy Mannering_; c'était le Dr Alexander
+Carlyle dont l'_Autobiographie_ est précieuse pour l'étude de toute
+cette époque.
+
+La Magistrature, la _Court of Session_, pour employer le terme
+écossais, se composait d'hommes de haute valeur, choisis parmi les
+avocats que leurs qualités d'orateurs ou de juristes avaient mis hors
+pair. Le président était alors Robert Dundas d'Arniston, lord
+Mansfield, le troisième d'une descendance de juges intègres et
+profonds[505]. Il avait autour de lui des hommes comme Francis Garden,
+lord Gardenstone, qui avait plaidé, dans le fameux procès de Douglas,
+devant le Parlement de Paris, de façon à laisser, même dans une langue
+étrangère, une vive impression de son éloquence[506]; sir David
+Dalrymple, lord Hailes, érudit, historien, archéologue, d'une lecture
+et d'une science universelles, célèbre par ses travaux sur les
+antiquités chrétiennes, les vieilles poésies écossaises, et ses
+annales sur l'histoire d'Écosse; lord Braxfield «le géant du tribunal»
+selon l'expression de lord Cockburn: rude, brutal, semblable à un
+forgeron, sans lettres, il avait un esprit d'une telle vigueur
+d'étreinte et de raisonnement qu'il n'avait pas eu besoin de culture
+pour avoir la puissance[507]; James Burnet, lord Monboddo, original,
+paradoxal et savant, fameux pour sa connaissance des classiques et sa
+théorie sur la descendance de l'homme. Il soutenait, avant l'heure,
+que les hommes avaient eu des queues et descendaient du singe. Il
+avait publié son ouvrage sur _l'Origine et le Progrès du langage_, où
+il soutenait le système de Lucrèce sur l'origine du langage et où il
+avait pris pour épigraphe les vers d'Horace qui le résument:
+
+ [Note 505: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 137.]
+
+ [Note 506: _Edinburgh Review._ Nº 231 January 1883, p. 238.]
+
+ [Note 507: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 29.]
+
+ Quum prorepserunt primis animalia terris
+ Mutum et turpe pecus
+
+C'était, disait-il, en miniature l'histoire du genre humain. Il était
+en train de publier son travail sur la _Métaphysique Ancienne_. Il
+donnait des soupers «attiques[508]» où la table était parsemée et les
+flacons enguirlandés de rosés à «la manière des anciens[509].» II
+allait presque chaque année à Londres, faisant à cheval toute la route
+parce que les chaises de poste étaient des véhicules inconnus des
+anciens[510]. Il était le père d'une adorable et angélique créature,
+dont la grâce et la douceur étaient admirées de tout Édimbourg et
+séduisirent Burns, comme une apparition céleste. Elle devait être
+enlevée peu d'années après, et le poète devait écrire sur elle une
+élégie chaste et attendrie.
+
+ [Note 508: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 36.]
+
+ [Note 509: _Erskine and his Times_, by Lieut.-Colonel Alex.
+ Fergusson, p. 281.]
+
+ [Note 510: _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen._]
+
+Le barreau, ou la _Faculty of advocates_, comme on l'appelait, qui
+était la pépinière de la cour de justice, était un corps très brillant
+et très instruit. Cela tenait à des circonstances particulières. Les
+fils de famille nobles n'ayant pas, comme en Angleterre, le débouché
+de la vie publique, se portaient de ce côté. «La Faculté des avocats
+comprenait la moitié des gentilshommes d'Écosse. La profession de la
+loi était embrassée par les fils aînés de la gentry, plutôt parce
+qu'elle conférait une sorte de distinction fashionable que parce
+qu'ils en attendaient des affaires ou des émoluments. Elle conduisait
+à une éducation savante ou du moins polie, et donnait une sorte de
+dignité au-dessus de la pure inactivité. C'est peut-être à cause de
+cela qu'il y avait, à cette époque, parmi la Faculté des avocats
+d'Écosse, une élégance de manières, unie à un degré de science et de
+connaissances générales, qu'on n'aurait pu retrouver en aucune autre
+compagnie semblable dans aucun autre pays[511].» C'est Henry Mackenzie
+qui parle ainsi et il avait bien connu le barreau de son temps. En
+laissant de côté ce que la partie exclusive d'un jugement semblable a
+toujours de douteux, il reste que la Faculté des avocats d'Édimbourg
+était une réunion d'hommes remarquables non seulement par leurs
+connaissances professionnelles, mais par leur culture générale. Elle
+comptait en 1786 des hommes comme Alexander Fraser Tytler, un
+historien distingué qui a laissé des _Éléments d'histoire générale_;
+Charles Hope, un orateur puissant, qui «avait la plus admirable voix,
+pleine, profonde et distincte, dont le soupir même s'étendait sur une
+ligne de mille personnes... une voix qui n'était surpassée que par
+celle de Mrs Siddons, laquelle venue directement du ciel et digne d'y
+être écoutée, était la plus noble qui ait jamais frappé l'oreille
+humaine[512].» Il y avait Maconochie, qui avait voyagé par toute
+l'Europe et possédait la plupart des langues européennes[513],
+«penseur indépendant et original et d'un savoir considérable; ses
+connaissances embrassaient tous les sujets, loi, science, histoire,
+littérature, et par conséquent étaient peut-être plus variées que
+précises; sous son labeur incessant, ses renseignements s'accumulaient
+d'heure en heure. J'avais l'habitude de faire les tournées avec lui et
+il me semblait également à son aise en théologie, ou en agriculture,
+ou en géométrie, ou lorsqu'il examinait une montagne, ou démontrait
+ses erreurs à un fermier, ou réfutait les dogmes d'un clergyman, bien
+que de toutes ses occupations cette dernière fût peut-être celle qui
+lui procurait le plus de plaisir[514]». Il y avait Miller, un des
+hommes les plus cultivés et les plus remarquables de son temps
+«profond et original en mathématiques[515]»; il y avait Craig,
+Bannatyne, qui, avec Tytler et sous la direction de Mackenzie,
+écrivaient dans le _Lounger_ et le _Mirror_. Craig, qui fut plus tard
+membre de la Cour de session, allait se trouver mêlé à l'histoire de
+Burns. Mais la gloire du barreau, «le plus brillant ornement de la
+profession[516]» dit lord Cockburn, était alors l'éloquent, le
+spirituel, le charmant, le populaire et généreux Henry Erskine.
+C'était un grand et irrésistible orateur, d'une parole si riche de
+beautés classiques, si enjouée, si spirituelle, si claire, si
+copieuse, si légère et en même temps si sérieuse. «Tout son esprit
+était un argument, et chacune de ses exquises comparaisons était un
+pas dans son raisonnement» dit Jeffrey[517]. «Sa gaîté légère était
+toujours un instrument d'argumentation, il raisonnait en esprit[518]»
+dit lord Cockburn. Il était aussi célèbre pour son esprit que pour son
+éloquence. Aux réunions matinales chez le libraire Creech, on
+apportait le dernier mot de Henry Erskine, toujours piquant et
+cependant avec quelque chose qui le rendait inoffensif[519]. C'est lui
+qui, après avoir été présenté au Dr Johnson lequel, bourru brutal,
+comme souvent, avait mérité une fois de plus le nom de _ursa major_,
+s'approcha de Boswell qui menait le docteur dans la société
+d'Édimbourg, et lui glissa secrètement un shelling dans la main, pour
+le remercier de lui avoir montré son ours[520]. Il se trouvait au
+théâtre un soir où un tumulte s'éleva dans le parterre entassé. La
+cause du bruit était un individu qui, en dépit de toutes les raisons,
+ne voulait pas s'asseoir; l'affaire se gâtait; Erskine s'avance
+paisiblement: «Excusez le gentleman, ne voyez-vous pas que c'est
+seulement un tailleur qui se repose?» L'effet fut tel que l'individu
+en tomba sur son banc et aurait probablement voulu être dessous[521].
+Il était intarissable de bons mots et pendant trente ans il en fournit
+Édimbourg. Il était la joie et la gaîté de la ville. Il en était aussi
+l'honneur pour sa droiture, son inflexible honnêteté politique, la
+sûreté de ses relations, sa bienveillance envers tous[522]. Quand il
+mourut en 1817, on proposa de mettre sur sa tombe «à l'homme le plus
+aimé de l'Écosse».
+
+ [Note 511: _Edinburgh Review_, Nº 321, January 1883, p.
+ 231.]
+
+ [Note 512: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 141.]
+
+ [Note 513: _Edinburgh Review_, Nº 321, p. 240.]
+
+ [Note 514: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 124.]
+
+ [Note 515: _Edinburgh Review_, Nº 321, p. 240.]
+
+ [Note 516: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 81.]
+
+ [Note 517: À voir l'extrait de Jeffrey, dans le
+ _Biographical Dictionary of Eminent Scotsmen_.]
+
+ [Note 518: Lord Cockburn. _Life of Jeffrey_, p. 88.]
+
+ [Note 519: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 149.]
+
+ [Note 520: _Henry Erskine and His Times_ by Lieut.-Colonel
+ Alex. Fergusson, p. 130.]
+
+ [Note 521: Id., p. 275.]
+
+ [Note 522: Voir l'éloge de H. Erskine dans _The Life of
+ Jeffrey_ de lord Cockburn, p. 90.]
+
+Quelques-uns, et des plus illustres, n'appartenaient à aucune de ces
+catégories sociales qui donnaient à Édimbourg sa physionomie. Adam
+Smith, le plus grand de tous, l'illustre fondateur de l'Économie
+Politique, occupait une sinécure royale; il venait de perdre sa mère
+deux ans auparavant, et sa gaîté naturelle en était attristée. Hutton,
+l'auteur de la _Théorie de la Terre_, le vrai créateur de la géologie,
+qui soutint la théorie des causes actuelles, qui découvrit le
+métamorphisme des roches, ce point capital en géologie, était un vieux
+gentilhomme qui vivait de ses rentes et faisait des communications à
+l'_Edinburgh Society_; Mackenzie, notre ami depuis longtemps, était
+homme de loi et ses affaires commençaient à le détourner de la
+production littéraire.
+
+En même temps, des hommes non moins distingués venaient de tous côtés,
+enrichir encore de leur présence cette société. L'Assemblée générale
+qui réunissait chaque année, au mois de Mai, les représentants du
+clergé national, faisait affluer dans la capitale tout ce qu'il y
+avait de remarquable dans le pays. C'était comme la saison
+intellectuelle d'Édimbourg. De Glasgow, dont la robuste université
+avec moins d'éclat a peut-être fait autant de besogne qu'aucune autre,
+de Glasgow venaient Thomas Reid le chef de l'école philosophique
+écossaise; Richardson, le professeur d'humanités, qui fut un des
+premiers critiques shakspeariens dans son _Analyse Philosophique et
+Illustration de quelques-uns des plus remarquables caractères de
+Shakspeare_; John Millar, le professeur de droit civil, auteur d'une
+_Vue historique du Gouvernement anglais_; George Jardine, le
+professeur de logique, dont l'_Esquisse d'Éducation Philosophique_ est
+un programme de stricte et féconde pédagogie; John Anderson, d'abord
+professeur de langues orientales, puis de physique, qui se montra plus
+tard philanthrope éclairé par la fondation de l'Institut Andersonien,
+destiné à répandre l'éducation dans les classes pauvres. D'Aberdeen,
+venaient James Beattie, le poète et le moraliste, l'auteur du
+_Ménestrel_ et d'ouvrages de discussion religieuse; Robert Hamilton,
+le mathématicien, qui appliqua ses connaissances mathématiques à
+l'Économie politique et publia des travaux sur les Dettes Publiques;
+il était en correspondance avec notre Say; George Campbell dont la
+_Philosophie de la Rhétorique_ est un ouvrage excellent et, à nos
+yeux, supérieur à celui de Blair. De petites villes, de paroisses
+perdues, il arrivait des hommes de valeur; le Dr Somerville,
+l'historien de la reine Anne, venait de Jedburgh; John Ogilvie, le
+poète du _Jour du Jugement_, venait de Medmar; Brydone, le voyageur
+dont le _Tour en Sicile et à Malte_ a été traduit en français et est
+encore un livre intéressant, vivait près de Coldstream. De toutes
+parts on se réunissait à Édimbourg, comme au foyer intellectuel du
+pays; la société qui y vivait s'accroissait de l'affluence de tous ces
+visiteurs.
+
+Et il est impossible de ne pas songer qu'aux pieds de cette génération
+si puissante en grandissait une autre, destinée à la remplacer et à
+l'égaler. Walter Scott était alors un adolescent d'une quinzaine
+d'années, un peu boiteux, qui aimait déjà à errer dans les ruelles
+d'Édimbourg. Parmi les gamins qui, chaque matin, s'en allaient à la
+High School, dans le costume que l'époque trouvait joli pour les
+enfants, en culottes courtes, en gilet et en veste brillants, couleur
+bleu de ciel, vert d'herbe ou écarlate[523], se trouvait presque toute
+la rédaction de la Revue d'Édimbourg. Le futur lord Cockburn, dont les
+livres charmants nous fournissent les matériaux les plus heureux et
+les plus pittoresques de cette étude, avait sept ans; Francis Horner,
+l'économiste et l'homme d'état mort trop jeune, lord Brougham,
+l'orateur et le ministre fameux, en avaient huit; James Moncreiff, le
+juge, en avait dix; sir Charles Bell, le médecin, dont son biographe
+français a dit que «sa découverte sur les fonctions du système nerveux
+est le fait le plus important dont la science ait l'obligation aux
+physiologistes de la Grande-Bretagne depuis la doctrine de Harvey sur
+la circulation du sang[524]» avait douze ans; Francis Jeffrey, le
+fameux critique de la Revue d'Édimbourg, en avait treize.
+
+ [Note 523: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 11.]
+
+ [Note 524: Amédée Pichot. _Sir Charles Bell_, p. 15.]
+
+En même temps grandissaient, de tous côtés, dans les provinces, une
+légion d'enfants qui devaient venir se réunir à ce groupe d'Édimbourg.
+James Hogg, le plus grand poète populaire que l'Écosse ait produit
+après Burns et dont la vie est presque aussi remarquable que celle de
+Burns, était un grand garçon de seize ans, solitaire et triste, qui
+gardait des troupeaux dans la forêt d'Ettrick. À Glasgow Robert
+Stevenson, le grand ingénieur de phares, Mac Crie, l'historien de John
+Knox, avaient quatorze ans; James Mill, le père de Stuart Mill,
+l'auteur d'une _Histoire de l'Inde_, en avait treize; Tannahil, le
+doux chanteur, en avait douze et travaillait déjà dans sa pauvre
+famille de tisserands à Paisley; Alexander Murray, le philologue, en
+avait onze; il vivait dans une hutte, au bord du lac perdu de Palneur,
+où son père, pauvre berger, lui avait appris ses lettres avec un bout
+de bois charbonné. John Leyden, le charmant poète des _Scènes
+d'Enfance_ avait onze ans; John Struthers, le poète du _Sabbat du
+Pauvre_, en avait dix et depuis deux ans déjà gardait les vaches;
+Thomas Campbell, l'impeccable et exquis poète, dont l'oeuvre comme une
+statuette d'ivoire est petite et parfaite, en avait neuf; ainsi que le
+futur sir John Ross dont le nom est lié à l'histoire des expéditions
+arctiques. Thomas Brown, le métaphysicien, John Thomson qui fut plus
+tard ministre et un véritable peintre, Andrew Ure, le chimiste,
+avaient huit ans; John Galt, le romancier, notre auteur des _Annales
+de la Paroisse_, en avait sept et grandissait à Irvine où nous avons
+vu Burns; Thomas Chalmers, le théologien, le puissant prédicateur,
+était âgé de sept ans; David Brewster, l'éminent écrivain
+scientifique, de cinq; William Tennant, le poète, de quatre ans. Enfin
+David Wilkie, le peintre, le Teniers anglais comme on l'a appelé,
+Allan Cunningham, le futur biographe de Burns, John Wilson, le célèbre
+Christopher North, le poète, l'essayiste, le critique, l'athlète dont
+les exploits physiques sont incroyables, l'auteur de l'_Île des
+Palmes_ et des _Noctes Ambrosianæ_ étaient des enfants «miaulant et
+piaillant dans les bras de leur nourrice», selon l'expression de
+Shakspeare. C'était, dans toute la longueur et la largeur de ce petit
+pays, un foisonnement intellectuel dont l'Écosse sera longtemps fière.
+Cette génération grandissante ne devait pas, comme celle qui la
+précédait, se grouper tout entière à Édimbourg et s'y attacher. Le
+«vorace Londres[525]» allait en dévorer une partie. Édimbourg, tout en
+continuant à produire des hommes de première valeur, ne les retiendra
+plus tous; on pourra inscrire sur cette puissante ruche:
+
+ [Note 525: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 159.--Voir aussi
+ p. 181-82.]
+
+ Sic vos non vobis mellificatis apes.
+
+Mais en 1786, au moment où nous sommes, ce mouvement d'émigration vers
+Londres était à peine sensible, et la ville de Hume et d'Adam Smith,
+de Blair et de Robertson, de Hutton et de Black, de Dugald-Stewart et
+de Mackenzie, d'Erskine et de Fergusson, était encore la métropole
+intellectuelle de l'Écosse.
+
+Cette vie intellectuelle si intense était encore activée, resserrée
+par une vie sociale tout à fait propre à Édimbourg. Tous ces hommes
+vivaient, pour ainsi parler, dans la même rue, les uns sur les autres.
+Ils se connaissaient et s'aimaient, se rencontraient tous les jours,
+allaient ensemble au Parlement ou à l'Université, se promenaient en
+causant sur les _Prairies_[526], discutaient, soupaient tous les soirs
+les uns chez les autres, ou, quand ils voulaient être entre eux,
+allaient à leur club ou à une taverne. «Au moyen des caddies, nous
+donnions rendez-vous à nos amis dans une taverne, à neuf heures; et
+c'était un beau temps où nous pouvions réunir David Hume, Adam Smith,
+Adam Ferguson, lord Elibank, les Drs Blair et Jardine en les prévenant
+une heure à l'avance[527].» Quand Hume, après son séjour à Londres,
+reprit en 1769 possession de son logement au troisième étage dans
+James's Court, il écrivait à son ami Adam Smith, retiré dans un
+village de l'autre côté du Forth, une phrase où se montre la charmante
+tendresse de coeur qui s'alliait à sa fermeté d'esprit: «Je suis
+heureux d'être à portée de regard de vous et d'avoir à mes fenêtres
+une vue de Kirkcaldy». L'auteur de l'_Histoire d'Angleterre_
+apercevant de chez lui la petite maison paisible où l'auteur de la
+_Richesse des Nations_ poursuivait son grand ouvrage et lui donnant le
+bonjour est un fait caractéristique de la société littéraire
+d'Édimbourg à ce moment. Encore cela leur semblait-il loin; Hume
+ajoutait: «Je voudrais bien aussi pouvoir vous parler[528].» Tous ces
+hommes vivaient pour ainsi dire en famille.
+
+ [Note 526: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 49-50.]
+
+ [Note 527: Dr Alex Carlyle. _Autobiography_, p. 275.]
+
+ [Note 528: _Old and New Edinburgh_, by J. Grant, tom. I, p.
+ 98.]
+
+Si l'on veut achever le tableau de la vie sociale d'Édimbourg dans les
+vingt dernières années du XVIIIe siècle, il faut ajouter à cette
+aristocratie de l'esprit et du savoir, puisée au plus profond du
+peuple, l'aristocratie de naissance et de fortune. Presque toutes les
+vieilles familles avaient leur hôtel ou leur maison à Édimbourg et y
+venaient résider l'hiver. Par suite de l'esprit familial qui anime
+l'organisation par clans, et de l'esprit démocratique qui domine dans
+le système presbytérien, la noblesse n'était pas très séparée des
+autres classes. Le haut du pavé appartenait peut-être à la distinction
+intellectuelle et en tout cas les savants étaient les égaux des
+nobles. «La supériorité d'Édimbourg, disait Jeffrey, est due en grande
+partie à la combinaison cordiale des deux aristocraties du sang et des
+lettres[529].» Des hommes comme Henry Erskine, Dugald Stewart, John
+Playfair, qui unissaient l'élégance des façons à la culture de
+l'esprit, et dont quelques-uns appartenaient à l'ancienne noblesse,
+servaient de traits d'union entre les deux classes et régnaient des
+deux côtés.
+
+ [Note 529: Extrait d'un article de Jeffrey sur Playfair,
+ 1819--cité dans l'_Edinburgh Review_, Nº 321.]
+
+Cette familiarité, cette communauté de vie tenait à la construction
+particulière d'Édimbourg. Tout le monde se connaissait, se voyait. Les
+familles restaient dans la même ruelle, souvent dans la même maison.
+On se parlait de fenêtre à fenêtre[530]. «Beaucoup des Erskines, des
+Stairs, des Dalrymples et autres parents vivaient en société, dans un
+cercle de cent yards de diamètre, et il était facile de rassembler une
+réunion de famille en quelques instants[531].» Ce qui se faisait entre
+les membres d'une même famille, se faisait entre familles amies. On se
+recevait beaucoup, sans grande dépense[532]. La causerie d'hommes
+instruits et éloquents était le grand charme de ces réunions. Il y
+avait donc une vie de conversation très développée et qui ressemblait
+un peu à la vie française. Mais au lieu de la parole légère,
+pétillante, brillante, pleine de bonds et de surprises, d'éclat, de
+fantaisie et d'esprit qui animait nos salons, c'était une conversation
+plus sérieuse, plus posée, qui se rapprochait plus de la discussion
+suivie et qui, avec peut-être autant de hardiesse ou de paradoxe,
+avait une allure plus mesurée et un ton plus dogmatique. L'esprit n'y
+manquait pas, ni le charme, ni l'élégance, mais ils s'exerçaient avec
+une sorte de discipline et de tenue professionnelles. Les maîtres de
+la conversation n'étaient pas, ainsi qu'à Paris, des hommes de lettres
+et des bohêmes comme Rousseau, Diderot, Duclos, Galiani, Beaumarchais;
+c'étaient des juges, des clergymen, des professeurs, des avocats,
+portant tous, plus ou moins, la dignité de professions graves et
+vêtues de noir, sans oublier l'atmosphère religieuse où tout ce monde
+se mouvait. Mais à part cette différence, Édimbourg était sûrement à
+cette époque, avec Paris, la ville d'Europe où la conversation était
+poussée au plus haut degré de perfection et était davantage un des
+éléments de la vie sociale.
+
+ [Note 530: Walter Scott. _Provincial Antiquities of
+ Scotland; General account of Edinburgh._]
+
+ [Note 531: _H. Erskine and His Times_, by Lieut-Colonel Alex
+ Fergusson, p. 128.]
+
+ [Note 532: Walter Scott. _Provincial Antiquities of
+ Scotland._ Id.]
+
+ * * * * *
+
+Quel effet ce paysan récemment enlevé à sa charrue allait-il produire
+dans ces salons? Comment ce garçon, qui n'avait jamais eu d'autre
+compagnie que celle de laboureurs et d'ouvriers et, de temps en temps,
+quelques heures de conversation d'un homme de loi de bourgade ou d'un
+médecin de campagne, comment ce garçon allait-il se comporter dans ce
+monde difficile et raffiné? Comme toute les sociétés mondaines
+celle-ci était exercée à percevoir les moindres nuances de tenue,
+habile à saisir les moindres écarts, les moindres manquements; il s'y
+maniait une observation subtile et aiguë. On attendait ce phénomène
+avec curiosité; car s'il y a dans l'histoire littéraire des cas
+analogues, il n'y en a peut-être pas un de semblable, où la renommée
+ait été si brillante, la transition si brusque, l'épreuve si
+difficile. La chose fut bien vite réglée. La manière dont Burns se
+tira de ce pas est un des endroits les plus curieux de sa vie et qui
+révèle le mieux quelles ressources de tout genre il y avait en lui.
+
+Il était arrivé à Édimbourg dans un costume qui ne différait guère de
+celui des autres villageois; «quel rustaud!» s'était écriée une dame
+à qui on l'avait désigné dans la rue[533]. S'il entendit ce jugement
+il dut y être péniblement sensible. Quelques semaines après son
+arrivée, il prit des vêtements plus appropriés à son nouveau milieu et
+se mit à la mode. Il adopta le costume que portaient alors volontiers
+les libéraux, lequel était aux couleurs de Fox. Cette transformation
+accomplie, il parut en habit bleu à boutons de métal, en gilet rayé de
+bleu et de jaune, en culottes de daim collantes et en bottes à revers
+qui venaient au-dessous du genou[534]. Sa cravate de batiste blanche
+était nettement arrangée; ses cheveux noirs, sans poudre à une époque
+où on en portait généralement, étaient noués par derrière et sur le
+devant couvraient son front[535]. Sa mise était toute changée, bien
+qu'elle conservât encore quelque chose de rustique qu'il aurait
+peut-être essayé vainement de faire disparaître. «Son costume, dit
+Dugald Stewart, était parfaitement approprié à sa condition, simple et
+sans prétentions, mais avec une attention suffisante à la netteté. Si
+j'ai bonne mémoire, il portait toujours des bottes; et quand il était
+particulièrement en cérémonie, des culottes de daim[535].» Un de ceux
+qui le virent le mieux à cette époque, Walker, dit qu'il était
+simplement mais convenablement vêtu, dans un genre qui tenait le
+milieu entre le costume de fête d'un fermier et celui de la compagnie
+à laquelle il était maintenant mêlé; «à tout prendre, d'après sa
+personne, sa physionomie et son vêtement, si je l'avais rencontré près
+d'un port de mer et qu'on m'eût demandé de deviner sa condition,
+j'aurais probablement conjecturé qu'il était un capitaine de navire
+marchand, de la classe la plus respectable[536].» C'était une preuve
+de tact parfait que d'avoir du premier coup, choisi ce costume
+indépendant, fait pour ses habitudes de tenue et néanmoins assez
+élégant.
+
+ [Note 533: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 44.]
+
+ [Note 534: Allan Cunningham. _Id._--et Chambers, tom. II, p.
+ 14.]
+
+ [Note 535: Walker. _Life of Robert Burns_, p. LXXII.]
+
+ [Note 536: _Account of Burns_, by Professer Dugald Stewart,
+ Currie.]
+
+ [Note 537: Walker. _Id._ p. LXXII.]
+
+La première fois qu'il entra dans un salon, on dut regarder avec
+curiosité ce jeune paysan, déjà un peu voûté par l'effort, comme le
+laboureur de Virgile qui pèse sur la charrue. Un de ceux qui
+l'examinèrent avec le plus d'intérêt a conservé l'impression de sa
+première apparition. «Sa personne, quoique forte et bien prise et de
+beaucoup supérieure à ce qu'on pouvait attendre chez un laboureur,
+était un peu lourde de dessin. Sa stature semblait moyenne bien
+qu'elle fût plus grande, parce qu'il ne se tenait pas droit. Son
+visage n'avait pas cette forme élégante qui est fréquente chez les
+classes supérieures; mais il était viril et intelligent, marqué par
+une gravité pensive qui s'assombrissait jusqu'à la dureté. C'est dans
+son large oeil noir qu'était la marque la plus frappante de son
+génie. Il était plein de pensée et donnait l'idée qu'il aurait été,
+s'il avait appartenu à quelqu'un qui s'en serait servi avec art, un
+puissant moyen d'expression[538]». C'était cet éloquent oeil noir qui
+frappait tout le monde. Quand on l'avait vu, il était impossible de
+l'oublier. «Il y avait sur tous ses traits une forte expression de bon
+sens et de pénétration, dit Walter Scott, l'oeil seul je crois,
+indiquait un caractère et un tempérament poétiques. Il était large et
+d'une teinte sombre qui flamboyait (je dis littéralement _flamboyait_)
+quand il parlait avec sentiment ou intérêt[539]».
+
+ [Note 538: Walker. _Life of Burns_, p. LXXI.]
+
+ [Note 539: Walter Scott. _Reminiscences of Burns_, cité par
+ Lockhart.]
+
+Il se présenta sans timidité, sans gaucherie, sans cette lourdise qui
+fit tant souffrir J.-J. Rousseau, sans trop d'assurance, mais sans
+fausse modestie, et sans humilité excessive. Il n'essaya pas
+d'affecter des manières que son éducation ne lui avait pas données et
+que son physique ne lui permettait pas. Il arriva simplement,
+virilement, en homme qui est ferme sur ses jambes et peut regarder
+tout le monde en face. Sa rectitude d'esprit lui inspira ce qui était
+convenable; il avait du premier coup mis le doigt sur la note juste.
+Ce n'était ni un rustre ni un faux gentilhomme qui était là, c'était
+un homme dont l'esprit effaçait les dehors, et dont la dignité
+entendait se faire respecter partout. Et ce fut d'abord une
+approbation silencieuse.
+
+Mais quand on l'entendit parler l'approbation se changea en
+étonnement. Ce jeune laboureur s'exprimait sur tous les sujets, avec
+une souplesse et une vigueur de pensée, avec un éclat et une pureté de
+langage dont ses auditeurs restaient confondus. Il semblait deviner
+les choses, les saisir, les pénétrer, à la façon des poètes, dans leur
+complexité vivante. C'est ainsi qu'il semble que Shakspeare dut tout
+comprendre. Il avait, avec cette rapidité d'esprit, un solide bon sens
+et une force de raisonnement qui frappa toujours ceux qui le
+connurent, et par laquelle il suppléait, dans les discussions, à ce
+qui lui manquait en connaissances. Tout cela venait en une parole
+nerveuse, originale, toujours mouvementée, sans cesse variée, pleine
+tantôt d'une large force comique, tantôt d'une énergie et d'une
+élévation supérieures, qui éblouissait et faisait taire tous ces
+orateurs surpris. Chose incroyable, le charme de Dugald Stewart,
+l'esprit d'Erskine, l'éloquence de Richardson, semblaient petits et
+factices à côté de ce discours neuf, jeune et chargé de sève. Quand il
+était quelque part, tous ces hommes illustres disparaissaient. C'était
+lui le vrai maître, devant qui les autres restaient silencieux,
+inquiets et presque respectueux, comme devant une force inexplicable
+que ni l'étude, ni la lecture, ni les veilles ne peuvent donner, et en
+présence de laquelle les talents restent interdits[540].
+
+ [Note 540: Voir Carlyle, _Essay on Burns_.]
+
+Quelque surprenant que ce fait puisse paraître, il faut l'admettre, se
+rendre à l'évidence. Tous les témoignages s'accordent, venant des
+sources les plus diverses. Des esprits critiques, expérimentés dans
+l'appréciation des hommes, ne font que confirmer ce que nous avons
+déjà vu de la prodigieuse puissance de parole de Burns. Ils sont
+unanimes à le faire et, si cela est possible, ils enchérissent encore
+sur l'éloge. «Je me rappelle, dit Heron, que feu le Dr Robertson me
+fit un jour l'observation qu'il n'avait presque jamais rencontré
+d'homme dont la conversation révélât une plus grande vigueur et une
+plus grande activité d'esprit que celle de Burns[541].» Lockhart, qui
+avait vécu presque avec tous les personnages auxquels Burns avait été
+présenté, rapporte la même impression en termes plus affirmatifs
+encore. «La poésie de Burns aurait pu lui procurer accès dans ce
+monde, mais c'étaient les ressources extraordinaires qu'il déployait
+dans la conversation, la forte et vigoureuse sagacité de ses
+observations sur la vie, la splendeur de son esprit et la
+resplendissante énergie de son éloquence aux moments où ses sentiments
+étaient excités, qui le rendirent l'objet d'une admiration sérieuse
+parmi les maîtres expérimentés dans l'art de la _causerie_. Il s'en
+trouvait plusieurs parmi eux qui probablement adoptaient dans leur
+coeur l'opinion de Newton que «la poésie est une niaiserie
+ingénieuse». Adam Smith, par exemple, ne pouvait pas avoir beaucoup de
+respect, au service d'un travailleur aussi improductif qu'un faiseur
+de ballades écossaises; mais le plus imposant de ces philosophes avait
+assez à faire pour se maintenir en attitude d'égalité quand il était
+amené en contact personnel avec la gigantesque intelligence de Burns,
+et tous ceux dont les impressions sur ce sujet ont été recueillies
+s'accordent à dire que sa conversation était ce qu'il y a de plus
+remarquable en lui.[542]» Nous verrons s'ajouter à celles-ci d'autres
+attestations plus importantes peut-être et d'une telle autorité qu'il
+faut admettre, selon le mot de Chambers, «que le meilleur de Burns n'a
+pas été transmis et n'était pas de nature à être transmis à la
+postérité[543].»
+
+ [Note 541: R. Heron. _Life of Burns._]
+
+ [Note 542: Lockhart. _Life of Burns_, p. 118-19.]
+
+ [Note 543: R. Chambers, tome I, p. 14.]
+
+Bien que ce succès soit extraordinaire, il n'est pas inexplicable. On
+peut démêler pourquoi sa conversation devait éclater dans ces salons
+comme une lumière merveilleuse et déconcertante. La conversation
+ordinaire, savante, correcte, formaliste, recherchant la forme
+littéraire des choses, les réunissait selon des rapports et des
+conflits de mots. Elle était un peu froide, empreinte d'une élégance
+abstraite. On y trouvait sans doute de l'observation et de l'humour,
+surtout, cela est probable, chez les juges, plus en contact avec la
+vie que les professeurs et plus dégagés de l'abondance de parole que
+les avocats. Mais, malgré tout, cette conversation avait une livrée
+livresque, comme dit Montaigne, elle sentait les livres, et les livres
+de cette époque, élégants et abstraits. Et voici tout à coup--et dans
+quelles circonstances de surprise!--un homme qui parlait, avec autant
+de netteté et autant de vigueur dans le raisonnement, que les plus
+solides et les plus précis de tous ces beaux discoureurs. Mais, dans
+cette trame serrée, entrait la substance des choses, entraient les
+choses elles-mêmes, reproduites dans leur vie. Il y avait surtout deux
+qualités par lesquelles cette parole tranchait sur toutes les
+causeries: l'énergie du pittoresque et l'ardeur de la passion
+personnelle, une couleur et une flamme nouvelles[544]. Quand il
+penchait du côté comique, il abondait en tableaux vivants, peints par
+touches serrées où entraient beaucoup de mots locaux expressifs et
+irrésistibles. Quand il discutait des idées ou décrivait des
+sentiments, son langage s'élevait, se châtiait, devenait purement
+anglais et prenait une ampleur et une splendeur oratoires dont ses
+lettres peuvent donner une idée. Une seule conversation en Angleterre
+aurait pu tenir tête à celle-là, c'était celle de Burke, avec plus
+d'éloquence et moins d'accent, plus magnifique et moins poignante. À
+Édimbourg, la seule exception à la régularité générale était la
+charmante fantaisie d'esprit et la légère gaîté d'Henry Erskine; mais
+c'était un pétillement bien blanc à côté du flot empourpré de
+l'éloquence de Burns. La forme elle-même était différente. Aux phrases
+lucides, faites d'expressions admises et de circulation reconnue,
+s'opposait un jaillissement impétueux d'inventions verbales, de
+trouvailles de langage, d'expressions créées, où les mots, chauffés et
+fondus ensemble dans ce souffle brûlant, s'accrochaient dans des sens
+inattendus et saisissants. C'était une conversation énergique,
+remuante, pleine de sève, de suc et de saveur. Ajoutez à cela des dons
+d'action, une voix profonde, le rayonnement et la mobilité de la
+physionomie, l'éclair noir du regard, la vigueur musculaire et la
+décision des gestes. Tout cela faisait quelque chose de nouveau, rude
+et fruste parfois, mais plus fort, plus ample, plus varié, plus
+mouvementé et surtout plus naturel. C'est comme, si dans un salon
+plein d'odeurs fines et du bruissement des bijoux et des soies,
+étaient entrés, par une fenêtre soudainement ouverte, les larges
+parfums des bois et des blés, et les voix profondes et dominatrices de
+la vie humaine.
+
+ [Note 544: Gilfillan a aperçu une de ces supériorités de la
+ parole de Burns. C'est le côté sentiment qu'il nomme
+ _feeling_.--Voir _Life of Burns_, p. XXXVII.]
+
+Et, tandis que les hommes étaient ainsi frappés d'étonnement, les
+femmes écoutaient, émues, cette parole différente de toutes celles
+qu'elles avaient entendues. Elles ont moins que les hommes le respect
+étroit de la culture intellectuelle et, plus qu'eux, l'intuition large
+de la valeur générale et complète d'un homme. Elles sentaient que
+celui-ci, malgré son ignorance relative, avait été créé par la nature
+plus puissant que les autres, qu'il était le plus grand de tous ceux
+qui se trouvaient là. Elles sentaient surtout qu'il était plus capable
+de passion, qu'il avait souffert, et que peut-être il était destiné à
+souffrir davantage. Elles lui savaient gré de toucher en elles des
+tendresses et des pitiés plus profondes; elles l'admiraient avec une
+sorte de commisération et de sympathie. «C'est le seul homme, disait
+la duchesse de Gordon qui fut l'idole de Londres, dont la conversation
+m'ait fait perdre pied[545].» Il faut ajouter, point important,
+qu'elles sentaient leur puissance sur lui et qu'il les approchait avec
+un culte et une constante préoccupation d'elles, autrement flatteurs
+que les plus ingénieuses urbanités. Sa manière de leur parler était
+«pleine de déférence, toujours avec un tour soit vers le sentimental,
+soit vers l'humour, qui réveillait leur attention d'une façon toute
+spéciale.[546]» C'était encore la duchesse de Gordon qui disait cela
+et c'est là un fin jugement féminin. Avec la réserve qui lui était
+imposée, il abordait les grandes dames d'Édimbourg de la même façon
+que les filles de Mauchline. Il avait trouvé d'instinct ce mélange
+indéchiffrable de raillerie et de sérieux, qui est le dernier mot de
+la séduction et qui prend les femmes par ce qui en elles aime à être
+aimé, et ce qui sait gré d'être dominé.
+
+ [Note 545: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 41.]
+
+ [Note 546: Voir plus bas les souvenirs de Walter Scott sur
+ Burns.]
+
+ * * * * *
+
+Aussi son succès fut éclatant. En quelques jours, il devint le héros,
+le lion de la saison. Partout il était recherché, invité, choyé, fêté.
+On ne parlait que de lui. On le montrait dans la rue. Le jeune
+Jeffrey, alors un écolier de treize ans, voyant passer un homme dont
+l'aspect l'avait frappé, s'était arrêté pour le regarder. Un marchand
+debout sur le seuil de sa boutique lui tapa sur l'épaule en lui
+disant: «Oui, gamin, tu peux bien regarder cet homme-là, c'est Robert
+Burns!» Et l'enfant s'éloigna pensif[547]. De tous côtés lui venaient
+des témoignages d'intérêt et d'admiration. Un jour c'était une main
+inconnue qui laissait chez le libraire 10 guinées pour le poète de
+l'Ayrshire[548]. Un autre jour dans une réunion de francs-maçons, il
+était acclamé. «Je suis allé hier soir à la Loge maçonnique, où le
+Révérend Grand-Maître Charteris et toute la grande Loge d'Écosse
+étaient présents. Le meeting était nombreux et élégant; toutes les
+différentes loges de la ville étaient présentées dans toute leur
+pompe. Le Grand-Maître, qui présidait avec grande solennité et d'une
+façon qui lui faisait honneur comme gentleman et comme maçon, parmi
+d'autres toasts, donne «La Calédonie et le barde de la Calédonie,
+frère Burns.» Ce toast retentit par toute l'assemblée avec nombreux
+honneurs et des acclamations répétées. Comme je n'avais pas la moindre
+idée que cela dût arriver, j'étais foudroyé et tremblant dans tous mes
+nerfs. Je répondis du mieux que je pus. Juste au moment où j'eus fini,
+un des grands officiers dit assez haut pour que je pusse l'entendre,
+sur un ton rassurant: «très bien, en vérité!» ce qui me remit un
+peu[549].» Dans la correspondance de Mrs Alison Cockburn, alors une
+vieille charmante femme, vive, spirituelle et d'un coeur printanier,
+on trouve des passages qui montrent jusqu'où allait l'enthousiasme
+pour le poète: «La ville est à présent tout sens dessus dessous avec
+le poète laboureur, qui reçoit l'adulation avec une dignité naturelle;
+il est l'image même de sa profession, fort et épais, mais il a un
+coeur enthousiaste et tout amour[550].» La bonne vieille dame avait
+l'oeil fin, et ce dernier trait légèrement indiqué montre bien par où
+Burns possédait la sympathie des femmes. Et dans une autre lettre, on
+saisit encore mieux l'émoi que causait la présence du poète, partout
+où il allait: «On gâtera cet homme, s'il y a moyen de le gâter, mais
+il conserve ses façons simples et demeure tout à fait calme. Sans
+doute, il sera au bal des chasseurs demain, ce qui tourne la tête à
+toutes les femmes et à toutes les modistes. Pas un bonnet de gaze à
+moins de deux guinées, beaucoup dix, douze guinées, etc.[550]» Six
+mois après avoir failli partir à la Jamaïque, faire monter le prix des
+coiffures de gaze à Édimbourg! Le bruit de son succès et de son
+triomphe était allé jusqu'à Londres. Un ami de Fergusson lui écrivait:
+«J'espère avoir le plaisir de vous voir à Édimbourg. Mais d'après tous
+les rapports, il sera difficile de vous avoir, à moins de vous retenir
+une semaine à l'avance. Il y a grande rumeur ici à propos de votre
+intimité avec la Duchesse (de Gordon) et autres dames de distinction.
+Sérieusement, on me dit que «les cartes d'invitation volent par
+milliers chaque soir.[551]» Il semblait même que la renommée de ses
+oeuvres fût en train de se répandre en Angleterre aussi rapidement
+qu'en Écosse. Le Dr Moore, l'auteur estimé de _Zeluco_, un roman
+maintenant délaissé mais alors célèbre, lui écrivait ses regrets de ne
+pouvoir lui procurer de souscripteurs, «mais je trouve que beaucoup de
+mes connaissances sont déjà sur la liste[552].» Bien plus, le docteur
+lui annonçait que les élèves du collège de Winchester traduisaient _La
+Veillée de la Toussaint_ en vers latins[553]. Il devenait classique.
+Lui, qui regrettait tellement de ne savoir ni le grec ni le latin pour
+devenir poète, voici qu'on le mettait en grec et en latin.
+
+ [Note 547: Lord Cockburn, _Life of Jeffrey_, p. 7.]
+
+ [Note 548: _To John Ballantine_, 13th Dec. 1786.]
+
+ [Note 549: _To John Ballantine_, 13th Jan. 1786.--Voir aussi
+ _A Winter with Burns_, avec le curieux dessin qui représente
+ _l'Installation de Robert Burns comme poète lauréat de la
+ loge_.]
+
+ [Note 550: _The Songstresses of Scotland_, by Sarah Tytler
+ and J. L. Watson, tom. II, p. 180.]
+
+ [Note 551: _Letter from Peter Stuart_, éditeur du journal
+ _The Star_, à Londres, dans Chambers, tom. II, p. 36.]
+
+ [Note 552: _Letter from Dr Moore_, January, 23th 1787, citée
+ par Currie, tom. II, p. 18.]
+
+ [Note 553: _Letter from Dr Moore_, 28th Feb. 1787, Currie,
+ tom. II, p. 19.]
+
+ * * * * *
+
+Il y avait là de quoi faire tourner les têtes les plus solides;
+d'autant plus que ces fumées de fortune venaient tout d'un coup, après
+la misère et une fuite ignominieuse. Il était dans l'état d'un homme à
+qui, après une longue inanition, un seul verre de vin est dangereux.
+Il était arrivé épuisé d'espoir, dans un dénûment de toute joie, et on
+lui versait à flots le vin le plus précieux, le plus capiteux, dans
+toutes les coupes de la flatterie. Qui n'aurait pas été grisé? Ses
+meilleurs amis, ceux qui avaient le plus confiance en lui, redoutaient
+qu'il ne le fût. Le bon Dr Lawrie, celui-là même qui lui avait
+communiqué la lettre du Dr Blacklock, se demandait s'il résisterait à
+ce passage trop brusque de tous les dénûments à toutes les abondances.
+Il lui écrivait sur un ton presque paternel: «Mon ami, un si rapide
+succès est très rare; pensez-vous que vous ne courrez pas risque de
+souffrir de ces applaudissements et de ce trop d'argent? Rappelez-vous
+l'avis de Salomon qui parlait par expérience: «Plus fort est celui qui
+dompte son propre esprit et...» J'espère que vous n'imaginez pas que
+je parle par soupçon ou mauvais bruit. Je vous assure que je parle par
+amitié, et bonne renommée, et bonne opinion, et par un fort désir de
+vous voir briller au grand soleil comme vous avez lutté dans l'ombre,
+dans la pratique comme dans la théorie de la vertu[554]». Tous ceux
+qui lui portaient intérêt étaient anxieux pour lui.
+
+ [Note 554: _Letter of Dr Lawrie_, 22nd Dec., dans Scott
+ Douglas, tom. IV, p. 180.]
+
+Il sortit admirablement de cette épreuve. Rien dans ce triomphe n'est
+plus surprenant que la façon dont il le soutint. Il accueillit toutes
+ces démonstrations avec gratitude, mais avec calme et dignité. Il ne
+semble pas même qu'il ait ressenti, au milieu des empressements dont
+il était l'objet, ni une très grande joie ni une très grande surprise.
+Il prit, dès l'abord, la juste place entre la fausse modestie et la
+vanité, et il s'y maintint rigoureusement. Il eut le bon goût de ne
+pas prétendre qu'il n'avait aucun titre à cet accueil, mais eut la
+clairvoyance de distinguer ce qui s'y trouvait d'adventice et il sut
+discerner la part d'engouement de la part de justice. «Vous penserez
+probablement, mon honoré ami, qu'une allusion à la nature dangereuse
+d'une vanité enivrée peut ne pas être inopportune, mais, hélas! vous
+vous trompez beaucoup. Un concours de diverses circonstances a élevé
+ma renommée de poète à une hauteur que, j'en suis certain, mes mérites
+ne peuvent pas soutenir; et je regarde dans l'avenir comme dans
+l'abîme sans fond[555]». Et il disait encore ces mots d'une belle
+franchise, et qui marquent nettement la part qu'il revendiquait pour
+lui et celle qu'il attribuait aux circonstances: «Je méprise
+l'affectation de fausse modestie qui cache la satisfaction de
+soi-même. Que j'aie quelque mérite, je ne le nie pas; mais je vois,
+avec de fréquentes angoisses de coeur, que la nouveauté de mon
+personnage et l'estimable préjugé national de mes compatriotes m'ont
+élevé à une hauteur tout à fait insoutenable par mes capacités[556]».
+Il voyait aussi clairement que cette faveur ne pouvait être durable;
+il discernait ce qu'elle avait d'éphémère et en envisageait la
+disparition avec sang-froid. Le 15 Janvier, six semaines après son
+arrivée, au moment le plus brillant de sa réception, il écrivait à Mrs
+Dunlop une lettre qui, par sa sincérité, sa dignité, et une assez
+triste prévision de l'avenir, est éloquente. Un homme qui, dans de
+pareilles circonstances, sentait ainsi, ne manquait pas de hauteur
+d'âme.
+
+ [Note 555: _To Robert Aiken_, 16th Dec. 1786.]
+
+ [Note 556: _To Dr Moore_, 15th Feb. 1787.]
+
+ Vous avez crainte que je ne sois grisé par mon succès comme
+ poète; hélas! Madame, je me connais et je connais le monde trop
+ bien. Je ne veux pas prendre des airs de modestie affectée; je
+ suis disposé à croire que mes talents méritent quelque attention.
+ Mais dans un âge, dans un pays très éclairés, très instruits,
+ quand la poésie est et a été l'étude d'hommes du plus beau génie
+ naturel, aidés de toutes les ressources du savoir, des livres, de
+ la société polie,--être amené, produit à la pleine lumière d'une
+ observation instruite et raffinée, et cela avec toutes les
+ imperfections de ma gauche rusticité et mes rudes idées mal
+ dégrossies sur les épaules,--je vous assure, Madame, que je ne
+ feins pas lorsque je vous dis que j'en ai redouté les
+ conséquences. La nouveauté d'un poète, placé dans ma situation
+ obscure, dépourvu de tous les avantages que l'on considère comme
+ nécessaires pour l'être, du moins à cette époque-ci, a excité un
+ flot d'attention publique trop partiale, qui m'a porté à une
+ hauteur à laquelle, j'en sais absolument, sincèrement convaincu,
+ mes talents sont insuffisants pour me maintenir. Avec trop de
+ certitude, j'aperçois le jour où ce même flot m'abandonnera et
+ descendra peut-être aussi loin au-dessous du niveau de la vérité.
+ Je ne parle pas ainsi dans une ridicule affectation de modestie
+ et de dépréciation de moi-même. Je me suis étudié et je sais le
+ terrain que je couvre, quelque grandement qu'un ami ou que le
+ monde différent de moi sur ce point, je persiste dans ma propre
+ opinion, silencieux, résolu, avec toute la ténacité de la
+ conviction. Je vous mentionne ceci une fois pour toutes, pour
+ décharger mon esprit, et je ne désire pas en entendre ou en dire
+ davantage à ce sujet. Mais
+
+ Quand de la fière fortune le reflux reculera,
+
+ vous me rendrez témoignage que, lorsque ma bulle de renommée
+ était au plus haut, je restai froid, la coupe enivrante dans ma
+ main, regardant devant moi, avec une triste résolution, vers le
+ moment rapproché, où le coup de la calomnie la brisera sur le
+ sol, avec tout l'emportement de la vengeance triomphante[557].
+
+ [Note 557: _To Mrs Dunlop_, 15th Jan. 1787.]
+
+Il y a déjà dans ces belles lignes un arrière-goût de tristesse. Trois
+semaines plus tard, au commencement de février, il écrit au DrLawrie,
+pour répondre aux recommandations faites par celui-ci et qu'on a vues
+plus haut. Ce sont les mêmes sentiments, la même certitude de sa
+valeur, avec un peu plus d'amertume peut-être, mais avec la même
+sagesse.
+
+ Je vous remercie, Monsieur, de vos allusions amicales, bien
+ qu'elles ne me soient pas aussi nécessaires que mes amis sont
+ portés à l'imaginer. Vous êtes ébloui par les compte-rendus des
+ journaux et des rapports lointains, mais, en réalité, je n'ai pas
+ grande tentation de me laisser griser par la coupe de la
+ prospérité. La nouveauté peut attirer l'attention des hommes
+ pendant quelque temps. C'est à elle que je dois mon _éclat_[558]
+ présent: mais je vois le temps non éloigné où le flux de
+ popularité, qui m'a porté à une hauteur dont je suis peut-être
+ indigne, redescendra avec une vitesse silencieuse et me laissera
+ sur une étendue de sables nus, où je pourrai retourner à loisir à
+ ma première condition. Je ne dis pas ceci pour affecter la
+ modestie; je vois que c'est une conséquence inévitable et j'y
+ suis préparé. Je me suis donné beaucoup de mal pour former une
+ estimation juste, impartiale de mon pouvoir intellectuel, avant
+ de venir ici; depuis que je suis à Édimbourg, je n'y ai rien
+ ajouté et j'espère que je la remporterai, sans un atome de moins,
+ vers mes ombres, l'abri de mes obscures premières années[559].
+
+ [Note 558: En français.]
+
+ [Note 559: _To the Rev. G. Lawrie._ 5th Feb. 1787.]
+
+Cette parfaite sagesse de Burns, l'effet tout puissant de sa
+conversation sont si extraordinaires qu'ils paraissent invraisemblables
+et qu'on est poussé à croire que ceux qui racontent sa vie exagèrent ou
+embellissent. Il se glisse dans l'esprit un peu d'incrédulité ou de
+défiance; on se défend mal d'une arrière-pensée que cela est trop beau
+pour être vrai tout à fait. On n'admet que sur preuve une chose si
+surprenante. Il y a sur ce point trois témoignages capitaux que tous les
+biographes de Burns ont cités et qu'il faudra toujours citer. Ils
+forment une démonstration aussi probante qu'il est possible d'en
+souhaiter dans les choses morales, et dont une biographie sérieuse de
+Burns ne saurait se passer à cet endroit délicat. D'ailleurs ils sont,
+par eux-mêmes, une lecture intéressante.
+
+ * * * * *
+
+Voici d'abord celui de Walker. Il était alors précepteur dans la
+famille du duc d'Athole. Il devint plus tard professeur d'humanités à
+l'Université de Glasgow et publia quelques ouvrages de talent: la
+_Défense de l'Ordre_, la _Vision de la Liberté_ et une bonne _Vie de
+Burns_. Ce n'était pas un homme à admirer le poète à la légère. Il
+était lui-même homme de poids, de mesure et de correction. Une haute
+taille droite, un lourd front massif sur des lunettes solennelles, des
+manières roides, un peu de préciosité pédante qui, si l'on tient
+compte de l'indulgence de l'ancien élève de qui est ce portrait,
+devait être proche cousine d'une cuistrerie prétentieuse, ne sont ni
+le physique, ni le moral d'un homme bâti pour être trop indulgent
+envers Burns[560]. Sa déposition, faite avec beaucoup de soin et où
+tout est bien pesé, n'en a que plus de valeur.
+
+ [Note 560: Voir Gilfillan, _Life of Burns_, p. XXIX.
+ Gilfillan avait été élève de Walker à l'Université de
+ Glasgow.]
+
+ À sa première apparition dans une société tellement au-dessus de
+ celle à laquelle il avait été habitué, il fut également exempt
+ d'une assurance choquante et d'une contrainte embarrassée. Il se
+ conduisit avec une convenance et un calme, qui probablement
+ étaient dus à la confiance dans le bon sens et la rapidité à
+ discerner toutes les nuances de conduite qu'il savait qu'il
+ possédait. Ceci lui fut grandement facilité par ce fait qu'il
+ n'essaya jamais d'assumer des manières plus raffinées que celles
+ qui lui étaient naturelles, et qu'il ne distrayait pas son
+ attention en essayant d'attirer continuellement les bonnes grâces
+ de ses nouveaux compagnons. Il avait trop de perspicacité pour
+ éprouver beaucoup de satisfaction à être montré comme une
+ curiosité intellectuelle; mais il était loin de tomber dans la
+ fatuité de Congrève, en revendiquant, pour sa personne, le
+ respect qu'il était évident qu'il devait uniquement à son génie.
+ Avec un bonheur singulier, il sut prendre le juste milieu; il
+ évita d'un côté de montrer par des efforts exagérés qu'il pensait
+ toujours à ce qui le faisait distinguer; et il évita de l'autre
+ côté de paraître, en supprimant tout effort, repousser
+ l'admiration pour les qualités particulières que la nature lui
+ avait accordées; ce qui eût enlevé ainsi à l'accueil de son hôte
+ ce qu'il savait avoir été son objet principal. Bien qu'il prit sa
+ pleine part à la conversation, non seulement parce qu'il
+ comprenait que cela était attendu de lui, mais encore parce qu'il
+ avait conscience de remplir cette attente, cependant il le
+ faisait d'une façon digne et virile, également éloigné de la
+ vanité pétulante, ou de la joie exagérée d'une importance si
+ nouvelle pour lui. Son maintien était simple sans vulgarité; bien
+ qu'il eût peu de douceur et laissât voir qu'il était prêt à
+ repousser la moindre offense avec décision, pour le moins, sinon
+ avec rudesse, cependant il devenait bien vite évident que ceux
+ qui se conduisaient envers lui avec convenance n'avaient à
+ craindre aucune impolitesse gratuite ou bourrue. Dans la société
+ des femmes il était correct et se surveillait; mais quand elles
+ s'étaient retirées, il lui arrivait parfois de se livrer à des
+ traits d'esprit licencieux, dans lequel il avait trop ce qu'il
+ fallait pour briller.
+
+ J'eus l'occasion de me trouver à Édimbourg et je fus invité par
+ le Dr Blacklock à déjeuner dans la société de Burns.... En aucune
+ partie de ses manières, il n'y avait le plus léger degré
+ d'affectation, et il n'y avait rien, ni dans sa conduite ni dans
+ sa conversation, par quoi une personne étrangère eût pu
+ soupçonner qu'il était, depuis plusieurs mois, le favori des
+ sociétés élégantes de la métropole.
+
+ Dans la conversation, il était puissant. Les pensées et leur
+ expression avaient la même vigueur, et sur tous les sujets
+ étaient aussi éloignées que possible du lieu commun. Bien qu'il
+ fût un peu impératif, c'était d'une façon qui ne pouvait donner
+ offense et qu'on attribuait aisément à son inexpérience dans
+ l'art d'aplanir une contradiction et d'adoucir une assertion, qui
+ est un trait important des manières élégantes. Après le déjeuner,
+ je lui demandai de me communiquer quelques-unes de ses pièces
+ inédites; il récita sa chanson d'adieu aux rivages de l'Ayr....
+ Je fis une attention toute particulière à sa récitation: elle
+ était simple, lente, articulée, vigoureuse, mais sans éloquence
+ et sans art. Il ne mettait pas toujours l'emphase avec propriété;
+ il ne suivait pas le sentiment avec les variations de sa voix. Il
+ était debout, pendant ce temps, le visage tourné vers la fenêtre,
+ vers laquelle, et non vers ses auditeurs, il dirigeait ses yeux;
+ se privant ainsi du surcroît d'effet que le langage de sa
+ composition aurait pu emprunter au langage de sa physionomie. En
+ ceci il ressemblait à la plupart des chanteurs amateurs qui, afin
+ d'éviter le reproche d'affectation, retirent toute expression de
+ leurs visages, et perdent l'avantage par lequel les chanteurs de
+ théâtre augmentent l'impression de leur chant et donnent de
+ l'énergie au sentiment qui est exprimé[561].
+
+ [Note 561: Walker. _Life of Burns_, p. LXIV, LXXII.]
+
+Il y a dans cette page plus que Walker n'a cru y mettre. Le portrait,
+frappant du reste, de Burns récitant ses vers, la face détournée des
+auditeurs et d'une voix volontairement monotone, n'est pas seulement
+un portrait, c'est toute une révélation d'une certaine manière de
+sentir. Tandis que le professeur, qui voit en pédant et souhaiterait
+plus d'élocution, reproche à Burns de ne pas interpréter sa propre
+poésie, comme on sent ce trait et cette fierté de poète qui ne veut
+donner à ses vers que leur valeur propre, qui se garde de les réciter
+comme il réciterait ceux d'un autre. Pourquoi Walker n'a-t-il pas
+demandé à Burns de lui dire quelque pièce de Fergusson? Il aurait vu
+ce que pouvaient ce visage et cette voix. Le brave homme n'a pas
+compris le jeu intérieur de toute cette scène et son intérêt, mais sa
+critique ne fait que nous la rendre plus vivante.
+
+Le second témoignage émane d'un homme de plus d'autorité encore que
+Walker, du grave et sage Dugald Stewart. On a vu qu'il avait remarqué
+Burns en Ayrshire, au tout premier début du poète et qu'il fut un de
+ceux qui l'introduisirent dans la haute société littéraire
+d'Édimbourg. Ses souvenirs ont un poids tout particulier à cause de la
+justesse et de la prudence de son esprit:
+
+ Les attentions dont il fut l'objet pendant son séjour dans la
+ ville, de la part des personnes de tout rang et de toute espèce,
+ étaient telles qu'elles auraient tourné toute autre tête que la
+ sienne. Je ne puis pas dire que j'aie perçu le moindre effet
+ défavorable laissé par elles sur son esprit. Il conserva la même
+ simplicité de manières et d'apparence, qui m'avait frappé si
+ fortement lorsque je l'avais vu pour la première fois à la
+ campagne; et il ne semble pas que le nombre et le rang de ses
+ nouvelles relations aient en rien augmenté son opinion de
+ lui-même.
+
+ La variété de ses occupations, pendant qu'il était à Édimbourg,
+ m'empêcha de le voir aussi souvent que je l'aurais désiré.
+ Pendant le printemps, il vint me prendre une ou deux fois, à ma
+ demande, de très bonne heure le matin, et vint se promener avec
+ moi jusqu'aux collines de Braid, dans le voisinage de la ville.
+ Dans ces occasions, il me charma encore plus par sa conversation
+ particulière qu'il ne l'avait jamais fait dans le monde. Il était
+ passionnément épris des beautés de la nature, et je me rappelle
+ qu'un jour il me dit que la vue de tant de chaumières, avec leurs
+ fumées, donnait à son âme un plaisir que personne ne pouvait
+ comprendre, qui n'avait pas été comme lui témoin du bonheur et de
+ la vertu qu'elles abritaient.
+
+ Je ne me rappelle pas si les lettres que vous m'avez envoyées
+ indiquent ou non que vous ayiez jamais vu Burns. Si vous l'avez
+ vu, il est superflu que j'ajoute que l'idée que sa conversation
+ inspirait des puissances de son intelligence dépassait, si cela
+ est possible, celle qui était fournie par ses écrits. Parmi les
+ poètes qu'il m'est arrivé de connaître, j'ai été frappé, en plus
+ d'une occasion, de l'inexplicable disparate entre leurs talents
+ généraux et les inspirations occasionnelles de leurs moments plus
+ favorisés. Mais toutes les facultés de l'esprit de Burns étaient,
+ autant que j'en ai pu juger, également vigoureuses; et sa
+ prédilection pour la poésie était plutôt le résultat de son
+ tempérament passionné et enthousiaste que d'un génie
+ exclusivement propre à ce genre de composition. D'après sa
+ conversation, j'aurais déclaré qu'il était capable d'exceller
+ dans toutes les voies d'ambition où il lui aurait plu d'exercer
+ ses capacités.
+
+ Parmi les sujets sur lesquels il s'arrêtait volontiers, les
+ caractères des individus qu'il lui arrivait de rencontrer étaient
+ évidemment un sujet favori. Les remarques qu'il faisait sur eux
+ étaient toujours sagaces et pénétrantes, quoique souvent elles
+ inclinassent trop au sarcasme. Sa louange de ceux qu'il aimait
+ était parfois sans discrimination et excessive; mais ceci, je
+ crois, provenait plutôt du caprice et de l'humeur du moment que
+ du pouvoir de ses affections à aveugler son jugement. Ses traits
+ d'esprit étaient vifs et portaient toujours la marque d'une
+ vigoureuse intelligence; mais, à mon goût, ils n'étaient pas
+ souvent agréables ou heureux. Ses tentatives d'épigrammes, dans
+ ses oeuvres imprimées, sont les seules productions peut-être
+ indignes de son génie.
+
+ Je ne dois pas oublier de mentionner, ce que j'ai toujours
+ considéré comme caractéristique à un haut degré d'un véritable
+ génie, l'extrême facilité et la bienveillance de son goût à juger
+ les compositions des autres, quand il y avait de réels motifs
+ d'éloge. Je lui répétai de nombreux passages de poésie anglaise
+ qui lui étaient inconnus, et j'ai plus d'une fois été témoin des
+ larmes d'admiration et d'enthousiasme avec lesquelles il les
+ écoutait. La collection de chansons par le Dr Aiken, que je lui
+ mis le premier entre les mains, fut lue par lui avec un plaisir
+ sans mélange, malgré les essais qu'il avait déjà tentés lui-même
+ dans ce genre difficile de production; je ne doute pas que cette
+ lecture n'ait contribué à polir ses compositions ultérieures.
+
+ Pour juger de la prose, je ne pense pas que son goût fût
+ également solide. Je lui lus une fois un passage ou deux des
+ oeuvres de Franklin, que je trouvai très heureusement exécutés
+ sur le modèle d'Addison; il ne sembla pas goûter ou pénétrer la
+ beauté qu'ils devaient à leur exquise simplicité; et il en
+ parlait avec indifférence par comparaison avec les pointes, les
+ antithèses et la bizarrerie de Junius. L'influence de ce goût est
+ très perceptible dans ses propres compositions en prose, quoique
+ leurs grands et nombreux mérites fassent de quelques-unes d'entre
+ elles des sujets d'étonnement à peine inférieurs à ses
+ compositions poétiques. Feu le Dr Robertson avait l'habitude de
+ dire que, si l'on considérait son éducation, les premières lui
+ paraissaient les plus extraordinaires des deux[562].
+
+ [Note 562: _Dugald Stewart's Letter respecting Burns._
+ Currie, p. 33.]
+
+Il est inutile de faire ressortir la bonne grâce et l'aménité de cette
+longue déposition; ce sont les qualités du noble honnête homme que fut
+Dugald Stewart. Il est moins étranger à notre préoccupation d'en faire
+remarquer la minutie, la finesse dans maint détail, le souci de
+l'exactitude marqué par des restrictions et les correctifs qui souvent
+découpent les affirmations sur l'étroite vérité. Cette marque de
+l'intelligence pondérée, précise et rompue aux nuances psychologiques
+de l'auteur de la _Philosophie de l'Esprit humain_, n'est pas ici
+indifférente. Elle démontre que Burns a été étudié de près par un oeil
+pénétrant, et qu'on peut se fier à ce portrait. Et, ici encore, ce
+n'est pas trop de dire que quelques-unes des critiques se retournent
+contre celui qui les a faites. On comprend que Dugald Stewart qui
+avait un «penchant pour l'humour paisible[563]» et dont on a dit que
+ses manières étaient _comitate condita gravitas_, n'ait pas goûté
+entièrement l'humour mouvementé, robuste et parfois violent de Burns.
+Ce qu'il dit sur les épigrammes du poète est juste d'ailleurs: Burns
+n'était pas l'homme des pointes verbales. Mais n'est-il pas clair
+aujourd'hui que, dans la discussion à propos de Franklin et de Junius,
+Burns avait dix fois raison. Il n'y a pas d'homme qui ne préfère les
+puissantes déclamations du second au bavardage bonhomme du premier,
+pour peu qu'il aime un style qui ait de la force et du sang.
+Aujourd'hui, Franklin n'est plus guère qu'un donneur de conseils
+excellents pour les jeunes gens; Junius reste un des maîtres de
+l'invective et de l'éloquence politiques; Junius est encore une
+lecture d'homme d'État; Franklin est une lecture pour les écoles
+primaires des États-Unis. C'était Burns qui avait raison contre Dugald
+Stewart et le goût du poète à juger les oeuvres de prose était
+beaucoup plus sûr que son juge ne le pensait. Ces détails rectifiés,
+c'est un joli épisode que ces deux hommes, si différents, causant dans
+leurs promenades matinales; et c'est un joli tableau que Dugald
+Stewart «le plus admirable liseur que j'aie jamais entendu[564]»
+lisant à Burns les poésies qu'il ignorait, jusqu'à ce que les larmes
+coulassent sur le visage hâlé du poète et que peut-être la voix
+tremblât un peu sur les lèvres du philosophe.
+
+ [Note 563: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 20.]
+
+ [Note 564: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 19.]
+
+Enfin le troisième de ces témoignages est peut-être moins décisif et
+surtout moins serré, parce qu'il sort d'un esprit moins mûr et moins
+expérimenté, mais il est peut-être plus curieux. C'est l'impression
+faite par Burns sur Walter Scott, qui allait alors vers ses seize ans
+et qui depuis quelques mois était clerc dans l'étude de son père[565].
+Il ne faut pas oublier toutefois que Walter Scott était un garçon
+d'une extraordinaire précocité d'esprit et d'une puissante mémoire. Il
+était, dès alors, très capable d'observer et de juger, et on peut être
+certain que son jugement a été conservé très exactement dans son
+souvenir. Il raconte lui-même dans quelles circonstances se produisit
+cette rencontre, avec l'aisance de récit un peu prolixe mais toujours
+très bien construit, qui lui est habituelle.
+
+ [Note 565: Lockhart. _Memoirs of the Life of Walter Scott_,
+ chap. V.]
+
+ Quant à Burns, je puis dire vraiment: _Virgilium vidi tantum_.
+ J'étais un gars de quinze ans en 1786-87, quand il vint pour la
+ première fois à Édimbourg, toutefois je comprenais et je sentais
+ assez pour m'intéresser à sa poésie et j'aurais donné tout au
+ monde pour le connaître. Mais j'avais peu de connaissances dans
+ le monde littéraire, et encore moins parmi la gentry des comtés
+ de l'ouest: c'étaient les deux sociétés qu'il fréquentait le
+ plus. M. Thomas Grierson était à cette époque clerc chez mon
+ père. Il connaissait Burns et me promit de l'amener chez lui à
+ dîner, mais il n'eut pas l'occasion de tenir sa promesse;
+ autrement j'aurais pu voir davantage de cet homme éminent.
+ Cependant, je le vis un jour, chez feu le vénérable professeur
+ Ferguson, où il y avait plusieurs messieurs de réputation
+ littéraire, parmi lesquels je me rappelle le célèbre Mr Dugald
+ Stewart. Naturellement, nous autres gamins, nous restions assis
+ silencieux, à regarder et à écouter. La seule chose que je me
+ rappelle de remarquable, dans les manières de Burns, fut l'effet
+ produit sur lui par une gravure de Bunbury, représentant un
+ soldat étendu mort dans la neige, son chien se lamentant d'un
+ côté et de l'autre sa veuve tenant un enfant dans les bras.
+ Au-dessous étaient écrits ces vers:
+
+ Glacée, sur les collines canadiennes, ou sur la plaine de Minden,
+ Peut-être cette mère a pleuré son soldat tué,
+ Penchée sur son bébé, ses yeux noyés de pleurs,
+ Dont les larges gouttes, qui se mêlaient au lait qu'il buvait,
+ Étaient le triste présage de ses années futures,
+ Pauvre enfant de misère baptisé dans les larmes.
+
+ Burns sembla très ému par la gravure, ou plutôt par les idées
+ qu'elle éveillait dans son esprit. En vérité, il versait des
+ larmes! Il demanda de qui étaient ces vers, et il se trouva que
+ personne d'autre que moi ne se rappelait qu'ils se trouvent dans
+ un poème à demi oublié de Langhorne, qui porte le titre peu
+ séduisant de _Le Juge de Paix_. Je murmurai mon renseignement à
+ un ami; il le communiqua à Burns, qui me remercia d'un regard et
+ d'un mot que je reçus alors, et je me rappelle aujourd'hui, avec
+ un très grand plaisir, bien qu'il fût de pure politesse.
+
+ Sa personne était forte et robuste; ses manières rustiques, non
+ grossières; une sorte de sans façon plein de dignité et de
+ simplicité, qui devait peut-être une partie de son effet à la
+ connaissance qu'on avait de ses talents extraordinaires. Ses
+ traits sont représentés dans le tableau de M. Nasmyth, mais pour
+ moi cette peinture donne l'idée qu'ils sont rapetissés, comme
+ s'ils étaient vus en éloignement. Je pense que sa contenance
+ était plus massive qu'elle ne l'est dans aucun de ses portraits.
+ Si je n'avais pas su qui il était, j'aurais pris le poète pour un
+ très sagace campagnard, un fermier de l'ancienne école écossaise,
+ c'est-à-dire non pas un de nos agriculteurs modernes qui ont des
+ ouvriers pour faire leur gros travail, mais le _bon fermier_ qui
+ tenait sa propre charrue. Il y avait une forte expression de bon
+ sens et de sagacité dans tous ses traits; l'oeil seul, je pense,
+ indiquait le caractère et le tempérament poétiques. Il était
+ large et d'une couleur sombre qui flamboyait (je dis
+ littéralement flamboyait) quand il parlait avec sentiment ou
+ intérêt. Je n'ai jamais vu un autre oeil pareil à celui-là dans
+ une tête humaine, bien que j'aie vu la plupart des hommes
+ distingués de mon temps. Sa conversation exprimait une parfaite
+ confiance en soi, sans la plus légère présomption. Parmi ces
+ hommes qui étaient les plus savants de leur temps et de leur
+ pays, il s'exprimait avec une parfaite fermeté, mais en même
+ temps avec modestie. Je ne me rappelle aucun fragment de sa
+ conversation assez distinctement pour le citer. Je ne le revis
+ plus que dans la rue, où il ne me reconnut pas, et je ne pouvais
+ pas m'attendre à ce qu'il me reconnût. Il était très choyé à
+ Édimbourg, mais (si l'on considère ce que les émoluments
+ littéraires ont été depuis cette époque) les efforts faits pour
+ le secourir furent extrêmement mesquins.
+
+ Je me souviens que, dans la circonstance que je mentionne, je
+ pensai que la connaissance que Burns avait de la Poésie anglaise
+ était plutôt limitée, et aussi qu'ayant vingt fois les capacités
+ d'Allan Ramsay et de Fergusson, il parlait d'eux avec trop
+ d'humilité comme de ses modèles. Il y avait sans doute une
+ certaine faiblesse nationale dans son jugement sur eux.
+
+ Voilà tout ce que j'ai à dire sur Burns. J'ai seulement à ajouter
+ que son costume correspondait à ses façons. Il avait l'air d'un
+ fermier habillé de son mieux pour aller dîner avec son
+ propriétaire. Je ne parle pas _in malam partem_ en disant que je
+ n'ai jamais vu d'homme, dans la société de ses supérieurs en
+ position et en connaissances, plus parfaitement exempt de tout
+ embarras réel ou affecté. On m'a dit, mais je n'ai pas remarqué
+ moi-même, que sa façon de s'adresser aux femmes était extrêmement
+ pleine de déférence, et toujours avec un tour vers le pathétique
+ ou l'humoristique, qui engageait tout particulièrement leur
+ attention. J'ai entendu cette remarque faite par feue la duchesse
+ de Gordon. Je ne vois rien que je puisse ajouter à ces souvenirs
+ d'il y a quarante ans[566].
+
+ [Note 566: Lockhart. _Life of Burns_, p. 111-13.]
+
+Les témoins de cette rencontre ont conservé le mot dont Walter Scott
+était fier. Burns s'était approché du jeune garçon, qui avait seul pu
+lui nommer l'auteur des vers, et, le regardant avec sérieux, lui avait
+dit: «Vous serez un homme un jour, monsieur.» N'est-ce pas une scène
+digne de celle de tout à l'heure et faite pour tenter un peintre
+écossais que le plus grand poète de l'Écosse donnant, suivant le mot
+de Chambers, une sorte d'investiture littéraire à celui qui allait en
+être le grand romancier?[567]
+
+ [Note 567: R. Chambers, tom. II, p. 58.]
+
+ * * * * *
+
+À peine, une fois ou deux, a-t-on relevé contre lui un oubli, une
+imprudence de langage, qu'un homme plus habitué à la société eût
+évités. Ce sont de menus faits, sans autre valeur que de montrer avec
+quelle attention méticuleuse il était observé, et sous quel feu croisé
+d'examens silencieux il se mouvait. Le fait suivant est raconté par
+Walker. Il se passa chez le Dr Blair chez qui Burns déjeunait. Il
+faut, pour le comprendre, se rappeler que Blair était ministre de la
+High Church d'Édimbourg, qu'il passait pour le premier prédicateur
+d'Écosse et qu'il avait, dans la chaire même où il parlait, des
+émules.
+
+ On a souvent reproché aux hommes de génie une tendance à
+ commettre des balourdises en compagnie, par suite de l'ignorance
+ ou de la négligence des règles de la conversation, qu'on peut
+ imputer à ce que leurs pensées sont absorbées dans un sujet
+ favori, ou par suite du défaut de la pratique quotidienne des
+ petites conventions de conduite, laquelle est incompatible avec
+ une vie studieuse. D'excentricités de ce genre, Burns était
+ remarquablement exempt; cependant, ce jour-là, il commit une
+ faute plus lourde qu'aucune de celles qu'on raconte des poètes ou
+ des mathématiciens les plus connus pour leur absence d'esprit. On
+ lui demanda dans quel endroit public il avait éprouvé le plus de
+ plaisir. Il nomma la High Church, mais il donna la préférence
+ comme prédicateur au collègue de notre très digne hôte, dont la
+ célébrité reposait sur son éloquence religieuse, d'un ton si net,
+ si distinct, qu'il jeta toute la compagnie dans le plus sot
+ embarras. Le Docteur, il est vrai, avec beaucoup de convenance et
+ de sang-froid, essaya de soulager les autres en secondant
+ cordialement l'éloge si inopportunément introduit. Mais ceci
+ n'empêcha pas la conversation de souffrir de cet effort pénible;
+ ce qui était inévitable, attendu que la pensée de tous était
+ pleine du seul sujet sur lequel il fût inopportun de parler.
+ Burns doit avoir instantanément compris sa faute, mais il montra
+ qu'il avait repris son bon sens, en n'essayant pas de la réparer.
+ Il en fut tellement mortifié en secret qu'il ne fit jamais
+ mention de cette circonstance, sinon bien des années plus tard,
+ où il m'avoua que son silence était dû à la souffrance qu'il
+ éprouvait en se rappelant ce fait[568]».
+
+ [Note 568: Walker. _Life of Burns_, p. LXXV.]
+
+On comprend ce qu'une faute de cette nature peut avoir de pénible pour
+un esprit susceptible, orgueilleux. Il en garde un long mécontentement
+envers soi-même, et un peu d'éloignement ou d'appréhension pour ces
+sociétés si délicates où le moindre mot maladroit éveille aussitôt un
+tel écho de gêne et de silence. Qu'on se rappelle une aventure
+analogue de J.-J. Rousseau, dont la situation dans le monde n'est pas
+sans ressemblance avec cette période de la vie de Burns. L'aveu de
+l'impression désagréable qu'il en conserva concorde avec celui-ci.
+
+ J'étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut
+ nommer, M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la
+ chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots (Dieu sait
+ quels!) à une conversation entre quatre personnes dont trois
+ n'avaient assurément pas besoin de supplément. La maîtresse de la
+ maison se fit apporter une opiate, dont elle prenait tous les
+ jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire
+ la grimace, lui dit en riant «Est-ce de l'opiate de Mr
+ Tronchin?»--«Je ne crois pas» répondit sur le même ton la
+ première--«Je crois qu'il ne vaut guère mieux» ajouta galamment
+ le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit, il n'échappa
+ ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'après la
+ conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d'une autre, la
+ balourdise eût pu n'être que plaisante; mais adressée à une femme
+ trop aimable pour n'avoir pas fait un peu parler d'elle et
+ qu'assurément je n'avais pas dessein d'offenser, elle était
+ terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme,
+ eurent bien de la peine à s'empêcher d'éclater. Voilà de ces
+ traits d'esprit qui m'échappent, pour vouloir parler sans trouver
+ rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là[569].
+
+ [Note 569: Rousseau. _Confessions_, Livre III, p. 187.]
+
+La seconde escapade est plus vive et un peu plus sérieuse parce
+qu'elle n'est pas un simple accident mais un trait de caractère. On a
+vu que le reproche principal qui ait été fait à Burns par tous ceux
+qui l'ont approché, était une certaine raideur, une impatience, en
+face de la contradiction, un ton péremptoire et trop affirmatif qui
+cassait toute résistance et qui pouvait emporter sa parole un peu
+loin. Un jour qu'il était à déjeuner dans une société littéraire
+d'Édimbourg, la conversation tomba sur les mérites poétiques et le
+pathétique de l'_Élégie_ de Gray, poème qu'il admirait beaucoup. Un
+clergyman, qui faisait profession de paradoxe et d'excentricité dans
+les idées, s'avisa d'attaquer assez inopportunément le poème. Burns le
+défendit chaudement et généreusement. Comme les remarques du clergyman
+étaient plutôt générales que critiques, il lui demanda de citer les
+passages auxquels il trouvait à redire. L'autre fit plusieurs
+tentatives, mais toujours en dénaturant, en écorchant, en estropiant
+le texte. Pendant quelque temps, Burns endura tout en silence, mais à
+la fin exaspéré par cette mixture de critique maladroite et de
+bousillage, il se leva extrêmement courroucé, le regard flamboyant et
+lui cria: «Monsieur, je vois qu'un homme peut être un excellent juge
+de poésie, par règle et équerre, et n'être après tout qu'un sacré
+imbécile.» Cette fois c'était un peu roide. Il est vrai qu'il
+s'adressait à un clergyman et qu'il ne les aimait guère. Mais il dut y
+avoir là encore, un assez bon silence, qui lui resta moins peut-être
+sur le coeur que le premier[570].
+
+ [Note 570: Cromek. _Reliques of Burns_, p. 80.]
+
+Ce n'étaient là après tout que des vétilles. On a beau les passer au
+crible, on voit que tous ces souvenirs, provenant d'esprits si divers,
+s'accordent parfaitement entre eux. Il ne peut y avoir aucun doute que
+tous ces commencements du séjour à Édimbourg aient été parfaits de
+mesure, de dignité. C'était pourtant un pas difficile. D'autres y ont
+échoué qui étaient mieux préparés à l'affronter. «Jeté malgré moi dans
+le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de
+m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en
+dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre
+ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris
+pour m'enhardir le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et
+caustique par honte, j'affectai de mépriser la politesse que je ne
+savais pas pratiquer[571].» On voit la distance qu'il y a entre la
+roideur et la gaucherie avec lesquelles Rousseau accueillit sa
+renommée soudaine et l'aisance et la simplicité avec lesquelles Burns
+reçut la sienne. Le premier s'était créé «un personnage[571]» selon sa
+propre expression; le second sut toujours rester lui-même.
+
+ [Note 571: J.-J. Rousseau. _Confessions._ Livre VIII
+ (1750-1752).]
+
+ * * * * *
+
+Et lui, Burns que pensait-il? Comment jugeait-il, de son côté, cette
+société subitement étalée à ses yeux, car pendant qu'on l'observait,
+il observait lui-même. Ni la célébrité, ni la science des hommes ne
+semblent lui en avoir beaucoup imposé. Il avait l'habitude, quand il
+voulait juger quelqu'un, non seulement de le dévêtir de tous ses
+ornements extérieurs, mais de lui enlever même les acquisitions
+intellectuelles, les avantages de pur savoir, tant qu'ils peuvent
+encore se détacher de l'esprit, avant qu'ils n'aient passé dans sa
+substance et se soient perdus en lui en le fortifiant. Il s'appliquait
+à juger les esprits, non d'après les renseignements qu'on y a versés,
+mais d'après leurs facultés essentielles de saisir et de comprendre,
+tenant peu compte des objets auxquels elles s'appliquent, que ce fût
+une question d'histoire ou une question de culture. Il ne lui parut
+pas que les cerveaux de ces hommes fussent de plus haute qualité que
+ceux des hommes qu'il avait connus jusque-là.
+
+Au contraire les femmes furent pour lui une révélation et une fête. On
+devine en effet quel ravissement il dut ressentir, lui qui avait su
+créer, avec des filles de ferme, un idéal féminin adorable, lorsqu'il
+découvrit la femme vêtue et entourée de toutes les élégances. Il
+voyait tout d'un coup ce que l'éclat des parures, la grâce et la
+précision des toilettes, la finesse des extrémités, la séduction des
+manières, la recherche du cadre, ajoutent à la simple beauté, et aussi
+ce que la distinction de l'esprit et de la parole ajoutent à ces tout
+puissants agréments. Il découvrait le charme, sûrement inconnu de lui
+jusqu'alors et qu'il n'avait peut-être jamais imaginé, le charme
+subtil que prend la culture dans une âme de femme, qui la rend, pour
+un esprit d'homme si fort et si sûr de lui-même qu'il soit, suggestive
+et reposante à la fois. C'était comme si on avait tiré un rideau et
+que ses rêves favoris eussent apparu, réalisés et dépassés, un
+spectacle enchanté, où des oiseaux resplendissants et d'un ramage plus
+doux faisaient oublier les humbles petites bergeronnettes grises qu'il
+avait connues. «Une des remarques du poète quand il arriva à Édimbourg
+fut que, entre les hommes d'existence rustique et ceux du monde poli,
+il observait peu de différence et que parmi les premiers, bien que non
+dégrossis par la mode et non éclairés par la science, il avait trouvé
+beaucoup d'observation et beaucoup d'intelligence. Mais une femme
+élégante et accomplie était une créature presque nouvelle pour lui et
+dont il n'avait formé qu'une idée inadéquate[572].» Dans cette
+admiration, il fut surtout frappé de la beauté et de la grâce de Miss
+Eliza Burnet, la fille de lord Monboddo. Tous ceux qui l'ont vue ont
+dit qu'elle était angélique. Elle lui apparut comme une créature
+supérieure, qu'on admire de si loin qu'on ne songe pas à l'aimer, et
+dont la beauté traverse la vie, insaisissable, irréalisable comme une
+musique. Il plaça son nom dans l'_Adresse à Édimbourg_. «La belle B
+est la céleste Miss Burnet, fille de lord Monboddo, chez qui j'ai eu
+l'honneur d'être reçu plus d'une fois. Il n'y a jamais rien eu qui
+ait, de loin, approché d'elle, dans toutes les combinaisons de Beauté,
+de Grâce et de Bonté que le grand créateur a formées, depuis l'Ève de
+Milton au premier jour de son existence[573]» Il ne cachait pas sa
+préférence; «sa favorite pour la beauté et les façons, écrivait Mrs
+Cockburn, est Bess Burnet--en vérité, ce n'est pas un mauvais
+juge[574].»
+
+ [Note 572: Cromek. _Reliques of Burns_, p. 68.]
+
+ [Note 573: _To William Chalmers._ Dec. 27, 1786.]
+
+ [Note 574: _The Songstresses of Scotland_, by Sarah Tytler
+ and J.-L. Watson, tom. I, p. 180.]
+
+ * * * * *
+
+C'est à ce moment que Creech entreprit de faire faire le portrait de
+Burns, pour en mettre une gravure en tête de l'édition qu'il allait
+publier. L'Écosse avait vers cette époque une belle école de
+portraitistes, trop ignorée; malheureusement, aucun d'eux ne se
+trouvait alors à Édimbourg. Allan Ramsay, l'auteur de fins portraits
+du XVIIIe siècle, venait de mourir; Raeburn, le plus grand peintre de
+son pays, n'était pas encore revenu de Rome et n'avait pas encore
+commencé sa longue suite de portraits d'illustres Écossais; Romney,
+presque son égal, vivait à Londres. Il y avait cependant dans la
+ville, malgré ce que dit Chambers, un portraitiste de talent nommé
+Martin. Pour quelque raison inconnue, Creech ne s'adressa pas à lui.
+Il pria un jeune peintre de passage, nommé Nasmyth, qui avait
+exactement le même âge que Burns et qui était depuis peu rentré
+d'Italie, de reproduire les traits du poète. Nasmyth s'en chargea sans
+vouloir accepter aucune rémunération. Grâce à lui, nous avons l'idée
+de Burns, tel qu'il était alors. Le visage rasé, car il ne porta
+jamais de barbe, avec ses grands yeux noirs lumineux, son nez droit et
+sa bouche qu'on sent mobile et souriante, est jeune et charmant. Il
+frappe surtout par un air franc, ouvert et bon. On dirait qu'il
+regarde la vie sans soupçon. La tête est tout entière dans un ciel
+d'aurore, plutôt clair que bleu, plutôt plein de clarté que d'azur,
+sur lequel volent de petites nues blanches; plus bas, à la hauteur des
+épaules, des feuillages, des collines lointaines, au pied desquelles
+est une ruine et dont les pentes sont lumineuses; un horizon radieux,
+fait pour un poète champêtre. Ce jeune visage dans cette jeune
+atmosphère donne une impression de commencement léger de vie et de
+journée, d'attente heureuse. Le portrait est, paraît-il, le meilleur
+de ceux qu'on a de Nasmyth. La facture est ferme, simple, bien tenue
+et faite pour inspirer confiance[575]. On aimerait à croire que la
+ressemblance fut parfaite. Malheureusement, ce n'est là qu'un Burns
+incomplet. Nasmyth n'était pas homme de taille à peindre cette tête.
+La touche de Raeburn, lui-même, si sûre et si décidée, était trop
+calme, trop assise dans ses effets larges et amplifiés[576], pas assez
+subtile, pas assez chercheuse et pénétrante, pour rendre ce qu'il y
+avait là de complexe et de divers. La seule main, qui, en Angleterre,
+l'aurait pu était celle de Joshua Reynolds, la main qui a peint _Le
+Banni_.
+
+ [Note 575: Ce portrait se trouve dans la _Galerie nationale_
+ d'Édimbourg.]
+
+ [Note 576: Voir ses beaux portraits de Mr Alex. Adam, lady
+ Miller, Mrs Scott Montcriff, Mrs Kennedy à la _Galerie
+ nationale_ d'Édimbourg.]
+
+Ainsi le portrait de Nasmyth n'est qu'une vision insuffisante de
+l'homme et de sa vie. Son expression pensive et mélancolique n'est pas
+rendue. Ses traits avaient quelque chose de plus robuste et de plus
+massif. Walter Scott dit que Nasmyth, tout en les reproduisant
+fidèlement, les avait amoindris et comme reculés[577]. Il devait y
+avoir sur ce visage des signes de puissance. Il est impossible que
+Burns fût alors cet adolescent presque candide; il avait déjà trop
+souffert et trop vécu. Il y avait en lui quelque chose de plus
+profond et de plus tragique. Et cependant on aimerait à croire que,
+pendant quelque temps du moins, cette ressemblance a été vraie. Sans
+doute, le portrait fut fait dans un moment heureux, quand les
+inquiétudes étaient loin et semblables aux légères nuées blanches du
+tableau; sans doute aussi le jeune peintre y mit la lueur des
+espérances qu'il concevait pour le jeune poète; car ils ne tardèrent
+pas à être deux amis, et souvent, après les séances ils allaient se
+promener sur le siège d'Arthur. Il leur arrivait même de passer la
+nuit, de se griser ensemble, et d'aller chercher sur les collines
+voisines l'air vif, excellent pour dissiper les restes d'ivresses et
+éclaircir les têtes encore confuses[578].
+
+ [Note 577: Voir le passage de Walter Scott cité plus haut.]
+
+ [Note 578: Chambers, tom. II, p. 32, d'après une
+ communication de James Nasmyth, le fils du peintre.]
+
+ * * * * *
+
+On a de Burns, à ce moment, un de ces bons élans de coeur qui
+rachètent bien des faiblesses. Au milieu de son succès, il apprit que
+la tombe de Fergusson était au cimetière de la Canongate, abandonnée,
+dénuée de la pierre qui garde le nom des plus obscurs, et destinée à
+disparaître comme les tombes pauvres. Il avait toujours eu de
+l'admiration et de la tendresse pour la mémoire du malheureux et
+charmant jeune homme. Toute cette vie repassa devant son esprit: sa
+pauvreté, son travail aride, sa misère, cette pauvre tête égarée et se
+débattant contre la folie, cette mort à vingt-quatre ans dans une
+cellule d'aliénés, toute cette lutte lamentable du talent et de la
+misère. Les larmes lui vinrent, amenant comme souvent chez lui, la
+colère!
+
+ Malédiction sur l'homme ingrat qui peut prendre du plaisir
+ Et laisser mourir de faim l'auteur de ce plaisir![579]
+
+ [Note 579: _Verses under the Portrait of Fergusson._]
+
+Faut-il que, pour comble d'ingratitude, on laisse maintenant les
+restes du poète se perdre dans la foule des ossements obscurs? Jamais,
+si cela dépend de lui! Et aussitôt, il écrit aux magistrats de la
+Canongate une lettre émue, pour leur demander la permission d'élever à
+ses frais une pierre sur cette tombe délaissée.
+
+ «Messieurs, je suis triste d'apprendre que les restes de Robert
+ Fergusson, le poète si justement célèbre, un homme dont les
+ talents feront honneur pendant des siècles à notre nom
+ calédonien, reposent dans votre cimetière, ignorés et inconnus
+ parmi les morts obscurs. Quelque mémorial pour guider les pas des
+ amants de la poésie écossaise, lorsqu'ils désireront verser une
+ larme sur l'étroite demeure du barde qui n'est plus, est
+ assurément un tribut dû à la mémoire de Fergusson, un tribut que
+ je désire avoir l'honneur de payer.
+
+ Je vous adresse donc la demande, Messieurs, de me permettre de
+ placer sur ses cendres vénérées une pierre qui restera la
+ propriété inaliénable de sa renommée immortelle.
+
+ J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très humble serviteur. R.
+ B.
+
+Les administrateurs du cimetière furent touchés de cette démarche. On
+le sent sous la raideur du procès-verbal qui contient l'accueil fait à
+sa lettre. «En considération de la motion louable et désintéressée de
+M. Burns et de la convenance de sa demande, ils lui accordent
+unanimement le pouvoir et la liberté d'ériger une pierre tumulaire sur
+la tombe de Robert Fergusson, de l'entretenir et de la conserver à sa
+mémoire, pour tout le temps à venir[580].» Une pierre, droite, grise
+et simple, marque maintenant le dernier grabat du poète. C'est peu de
+chose et Burns ne pouvait guère davantage. Cette simplicité même est
+touchante et délicate; elle fait penser aux aumônes des pauvres.
+Au-dessous du nom de Fergusson et des deux dates qui comprennent sa
+courte vie, sont ces quatre vers de Burns:
+
+ [Note 580: Voir Scott Douglas, tom. IV, p. 202.]
+
+ «Ici pas de marbre sculpté, ni de chant pompeux;
+ Pas d'urne historiée, ni de buste animé[581];
+ Cette simple pierre guide les pas de la pâle Scotia,
+ Pour venir répandre son chagrin sur la poussière du poète».
+
+ [Note 581: Ces deux premiers vers sont empruntés à
+ l'_Élégie_ de Gray.]
+
+On ne les lit pas sans se rappeler ce mouvement généreux de Burns,
+pour la mémoire de celui qu'il appelait «on frère aîné en infortune,
+et de beaucoup son frère aîné en poésie». On songe qu'ils auraient pu
+se connaître; on est toujours prêt à croire qu'ils se seraient aimés,
+tant leurs noms ont pris, de cette double inscription, quelque chose
+de fraternel. Plus récemment, un autre don, inspiré par celui de
+Burns, a assuré des fleurs en toute saison à la tombe du pauvre
+Fergusson.
+
+ * * * * *
+
+Cette vie agitée et mélangée, avec ses moments utiles d'observation et
+ses heures perdues de dissipation, laissait peu au travail. Sa
+production littéraire pendant cet hiver est presque nulle. Les pièces
+qu'il composa sont presque toutes de circonstance, peu nombreuses et
+peu importantes. Dès son arrivée, il avait été présenté par le comte
+de Glencairn à Creech le libraire, et il avait été convenu qu'une
+nouvelle édition de ses poèmes paraîtrait par souscription. Le 14
+décembre, Creech avait annoncé que les _OEuvres poétiques de Robert
+Burns_ étaient «sous presse pour être publiées par souscription pour
+le seul bénéfice de l'auteur[582].» Le succès ne pouvait être douteux.
+L'impression prit une partie de l'hiver. Ce qui restait de temps,
+après tant de soirées dans les salons et aux clubs, de visites, de
+démarchés, fut surtout consacré à la révision des pièces qui devaient
+figurer dans la nouvelle édition. Il les soumettait au jugement des
+critiques qui l'entouraient. Il changeait un mot sur la suggestion du
+Dr Blair[583]; il admettait une remarque de Mrs Dunlop[584], et
+surtout il suivait implicitement les avis du comte de Glencairn en ce
+qui concernait les manques de propriété ou de délicatesse[585]. Mais
+les choses n'allaient pas toujours sans résistance de sa part.
+
+ [Note 582: Voir Scott Douglas, tom. IV, p. 178.]
+
+ [Note 583: Voir Scott Douglas, tom. I, p. 272.]
+
+ [Note 584: _To Mrs Dunlop_, 15th Jan. 1787.]
+
+ [Note 585: _To the Hon. Henry Erskine_, Lettre I--_to Mrs
+ Dunlop_, 22nd March 1787.]
+
+Ces appréciateurs, d'un goût si poli qu'il en était aminci, trouvaient
+des objections, discutaient les expressions, proposaient des
+réticences, des adoucissements, des retranchements. Lui, bondissait,
+se révoltait, discutait, défendait son terrain. «J'ai l'avis de
+quelques très judicieux amis parmi les _litterati_ d'ici; mais, avec
+eux, je trouve parfois nécessaire de revendiquer le privilège de
+penser pour moi-même[586].» Quand il était trop pressé il se rendait,
+mais malgré lui, en murmurant tout bas. Un jour qu'il avait sacrifié
+deux de ses plus jolies chansons, il écrivait: «Je puis à peine
+m'empêcher de verser une larme sur la mémoire de deux chansons qui
+m'ont coûté quelque travail et que j'estimais assez; mais je dois me
+soumettre». Et deux lignes plus loin, après avoir parlé d'autre chose,
+il y revenait: «Mes pauvres infortunées chansons me repassent dans la
+mémoire. Maudit soit la pédante et frigide âme de la critique pour
+jamais et jamais[587]». Il est probable que, dans ces discussions avec
+ces connaisseurs trop raffinés, c'était lui qui avait raison le plus
+souvent. Cela semble ressortir de quelques passages de sa
+correspondance qui touchent à ce point. Son génie était trop vigoureux
+pour leur goût.
+
+ [Note 586: _To Mrs Dunlop_, 22nd March 1787.]
+
+ [Note 587: _To Gavin Hamilton_, 8th March 1787.]
+
+Enfin, le 21 avril 1787, parut la seconde édition de ses poèmes,
+connue sous le nom de l'édition d'Édimbourg. C'était un volume
+in-octavo, du prix de cinq shellings. Il contenait un certain nombre
+de pièces qui n'avaient pas été insérées dans l'édition de Kilmarnock,
+comme _La Mort et le Docteur Hornbock_, _l'Ordination_ et l'_Adresse
+aux rigidement Vertueux_, en même temps qu'un certain nombre d'autres
+qui avaient été écrites depuis, comme les _Ponts d'Ayr_, l'_Élégie de
+Tam Samson_ et l'_Adresse à Édimbourg_. Il était précédé d'une préface
+et suivi d'une liste des souscripteurs qui ont toutes deux leur
+intérêt. La première est une dédicace de l'ouvrage, aux «_Noblemen and
+gentlemen of the Caledonian Hunt_». Elle ne manque ni d'élévation, ni
+de dignité; peut-être y a-t-il même une affirmation d'indépendance un
+peu affectée. Il est curieux de la rapprocher de la préface de
+l'édition de Kilmarnock, qui est plus simple et plus touchante.
+
+ «Mes Lords et Gentlemen,
+
+ «Un barde écossais, fier de ce nom, et dont la plus haute
+ ambition est de chanter au service de sa contrée, où
+ cherchera-t-il mieux un appui qu'auprès des noms illustres de sa
+ terre natale, auprès de ceux qui portent les honneurs et ont
+ hérité les vertus de leurs ancêtres? Le Génie poétique de mon
+ pays m'a trouvé, comme le barde-prophète Élie trouva Élisée, à la
+ charrue, et a jeté sur moi son manteau inspirateur. Il m'a
+ ordonné de chanter les amours, les joies, les scènes champêtres,
+ les plaisirs champêtres de mon sol natal, dans ma langue natale.
+ J'ai accordé, comme il me l'a inspiré, mes notes agrestes et
+ simples. 11 me murmura ensuite de venir dans cette ancienne
+ métropole de la Calédonie et de mettre mes chansons sous votre
+ protection honorée. J'obéis maintenant à ses ordres.
+
+ «Bien que je doive beaucoup à votre bonté, je ne m'approche pas
+ de vous, mes Lords et Gentlemen, dans le style ordinaire des
+ dédicaces, pour vous remercier de vos faveurs passées. Ce sentier
+ est tellement battu par le savoir qui se prostitue, que l'honnête
+ rusticité en a honte. Je ne vous présente pas non plus cette
+ adresse, avec l'âme vénale d'un auteur servile qui cherche la
+ continuation de ces faveurs,--j'ai été élevé à la charrue et je
+ suis indépendant. Je viens pour revendiquer ce nom écossais que
+ je porte en commun avec vous, mes illustres compatriotes, et pour
+ dire au monde que je m'honore de ce titre. Je viens pour
+ féliciter ma contrée de ce que le sang de ses anciens héros coule
+ encore dans toute sa pureté, et que de votre courage, de votre
+ savoir, de votre fermeté publique, elle peut attendre protection,
+ richesse et liberté. En dernier lieu, je viens offrir mes plus
+ ardents désirs, à la grande source de tout honneur, le Monarque
+ de l'Univers, pour votre prospérité et votre bonheur.
+
+ «Quand vous partez pour éveiller les échos, dans l'ancien
+ amusement favori de vos pères, puisse le plaisir toujours vous
+ accompagner et la joie attendre votre retour! Lorsque, dans les
+ cours ou dans les camps, vous êtes harassés du heurt des hommes
+ méchants ou des funestes mesures, puisse l'honnête conscience de
+ la dignité méconnue accompagner votre retour à vos demeures
+ natales, et puisse le bonheur domestique vous accueillir sur le
+ seuil, avec un sourire de bienvenue! Puisse la corruption reculer
+ devant la flamme indignée de votre regard! Puissent la tyrannie
+ dans le chef et la licence dans le peuple trouver également en
+ vous un inexorable ennemi.
+
+ «J'ai l'honneur d'être, avec la plus sincère gratitude et le plus
+ haut respect, mes Lords et Gentlemen, votre très dévoué et humble
+ serviteur.
+
+ Robert BURNS.»
+
+Il est impossible de ne pas remarquer le ton d'opposition politique
+qui se trouve dans la dernière partie.
+
+Au volume était jointe la liste des souscripteurs, qui s'étendait à
+travers 38 pages. Il y en avait quinze cents, qui prenaient 2800
+copies. C'était un succès qui ne s'était pas vu depuis _l'Iliade_ de
+Pope et c'était un succès plus spontané et plus populaire. À côté des
+plus hauts noms de l'aristocratie écossaise se trouvaient ceux de
+simples fermiers. Ceux-ci étaient à coup sûr les plus sincères et les
+plus reconnaissants de ses admirateurs, ceux à qui sa poésie
+apportait, non pas une distraction d'un moment, mais la gaieté utile
+pour la vie, et des mots de sagesse qui n'abandonnaient plus leurs
+lèvres. Il y avait plus. Bien loin, sous d'autres cieux, partout où il
+y avait des coeurs écossais, la renommée du nouveau poète avait déjà
+pénétré; et on est étonné de trouver parmi les souscripteurs le
+collège écossais de Valladolid, le collège écossais de Douai, le
+collège écossais de Paris, le monastère écossais de Bénédictins de
+Ratisbonne et celui de Maryburgh. Il dut leur sembler qu'une brise du
+vieux pays leur arrivait.
+
+La plupart des souscripteurs avaient envoyé plus que le prix du
+volume: une demi-guinée, une guinée, d'autres plus encore. Il était
+évident qu'il ne pouvait pas recueillir moins de 5 ou 600 livres. Si
+c'est peu à côté des somptueux revenus de certains poètes modernes,
+c'était une somme considérable pour un simple volume de vers, à cette
+époque. C'était une fortune pour un homme, qui, il le disait lui-même,
+n'avait jamais eu dix livres ensemble dans sa poche. Il toucha alors
+une partie des sommes qui lui revenaient, mais le règlement définitif
+avec Creech ne devait se faire qu'ultérieurement et non sans des
+difficultés et des retards qui ne furent pas sans influence sur sa
+vie.
+
+ * * * * *
+
+Malgré l'apparence heureuse des choses, si on considère plus avant, on
+voit que les rapports entre ces lettrés et ce paysan qui les dépassait
+tous, n'étaient pas aussi bien ajustés que d'abord ils le
+paraissaient. Cela était à présumer. On n'a guère d'exemple d'un
+plébéien impunément puissant dans une aristocratie. Toujours, par
+quelque endroit, il y a des tiraillements ou des heurts, des gênes ou
+des blessures. Et même lorsque le bon accord ne se brise pas, il y a
+on ne sait quelle fêlure silencieuse qui s'y établit, s'y élargit et
+le disjoint sans le rompre. On peut distinguer cette fêlure dans les
+rapports entre Burns et la société d'Édimbourg, à la fin de ce même
+hiver.
+
+Vis-à-vis de Burns, il y avait, de la part de ce monde de lettrés,
+plus de curiosité que d'intérêt véritable. Ils examinaient, avec une
+attention sans doute bienveillante, le phénomène intellectuel qui
+éclatait au milieu d'eux. Ils étaient prêts à le recevoir, à souscrire
+pour son livre, à l'admettre à leurs soupers, mais il restait pour eux
+un objet d'étude et d'observation. On sentait que leur engouement ne
+survivrait pas à leur surprise et que l'oubli serait aussi rapide que
+l'accueil. Pour quelques-uns d'entre eux, il devait être un paysan
+singulier, doué de certaines aptitudes, quelque chose comme ces pâtres
+qui ont de merveilleux pouvoirs de calcul, et qu'on traite cependant
+avec une condescendance familière et des encouragements protecteurs.
+C'étaient les moins clairvoyants. Pour les autres, pour la plupart, il
+y avait là quelque chose qui les déconcertait dans leurs habitudes et,
+pour ainsi dire, dans leur installation intellectuelle, qui les
+troublait dans leur satisfaction d'eux-mêmes, dans leur sécurité, dans
+les allées de culture régulière où ils se promenaient. Cette éloquence
+inusitée qui passait à travers la conversation, comme une charrue,
+bouleversant toutes les idées, déchirant parfois les principes où
+elles ont racine, leur semblait brutale ou téméraire. Quelques-uns des
+plus distingués, comme Dugald Stewart dont la raison sérieuse ne
+s'offusquait de rien, Erskine dont la gaieté d'esprit se plaisait à
+tout, le Dr Gregory dont la fougueuse et puissante intelligence
+s'entendait avec celle de Burns, d'autres encore, avaient pour lui une
+sympathie vraie et durable. Mais, la nouveauté usée, l'indifférence ne
+devait pas tarder à venir chez beaucoup, accompagnée selon les cas, de
+quelque fatigue, de quelque défiance, et peut-être même, de quelque
+dépit. Lockhart, qui a vécu avec la plupart d'entre eux et recueilli
+leurs souvenirs, a rendu cette impression avec une force qu'aucun
+biographe de Burns ne peut espérer surpasser et que donne seul le
+contact direct des faits.
+
+ «Il n'y a pas besoin d'un effort d'imagination pour se
+ représenter ce que les sensations d'une troupe isolée de savants
+ (presque tous clergymen ou professeurs) durent être en présence
+ de cet étranger aux larges os, au front noir, au teint bruni,
+ avec ses grands yeux étincelants, qui s'étant d'un seul pas frayé
+ son chemin parmi eux, en quittant le manche de sa charrue,
+ manifestait, dans l'ensemble de ses manières et de sa
+ conversation, une conviction parfaite que, dans la société des
+ hommes les plus éminents de sa nation, il était exactement où il
+ avait le droit d'être; qui daignait à peine les flatter en
+ laissant voir de temps en temps qu'il était flatté de leur
+ attention; qui, tour à tour, se mesurait tranquillement dans la
+ discussion avec les esprits les plus cultivés de son temps;
+ battait les bons mots des causeurs les plus célèbres par de
+ larges flots de gaieté imprégnée de toute la vie brûlante du
+ génie; étonnait des poitrines, habituellement enveloppées des
+ triples plis de la réserve sociale, en les contraignant à
+ trembler, que dis-je? à trembler visiblement sous la touche
+ hardie d'un pathétique naturel; et tout cela sans indiquer la
+ moindre disposition à être mis au rang de ceux qui font
+ profession d'amuser et qui consentent à être payés en argent ou
+ en sourires, pour faire ce que les auditeurs ou spectateurs
+ auraient honte de faire eux-mêmes s'ils en avaient le pouvoir. Ce
+ qui, en dernier lieu, était probablement pire que tout le reste,
+ c'est qu'ils savaient qu'il avait l'habitude d'égayer des
+ sociétés qu'ils auraient dédaigné d'approcher, plus fréquemment
+ encore que la leur, par une éloquence non moins magnifique, un
+ esprit selon toute vraisemblance encore plus hardi, un esprit qui
+ souvent, comme les supérieurs qu'il rencontrait sans alarme
+ auraient pu le deviner, dès le commencement, et comme ils
+ n'eurent bientôt plus besoin de le deviner, était dirigé contre
+ eux-mêmes[588]».
+
+ [Note 588: Lockhart. _Life of Burns_, p. 129-30.]
+
+Quant à Burns, ses sentiments contenaient en suspension une quantité
+de petites désillusions et amertumes, imperceptibles en elles-mêmes,
+mais qui, en se déposant au fond de son âme, devaient y former une lie
+de mécontentement et d'irritation.
+
+Il avait trop de perspicacité pour ne pas percer d'un regard
+l'attention extraordinaire dont il était entouré. Il se rendait compte
+que c'était là une chose fragile et passagère, destinée à disparaître
+avec la nouveauté qui la produisait. Ces accueils, ces invitations,
+ces empressements autour de lui, ne pouvaient, à coup sûr, durer. Et
+d'ailleurs valaient-ils la peine qu'on le souhaitât? Qu'y avait-il au
+fond de toute cette bienveillance? N'y avait-il pas plus de désir de
+le voir que de le servir, et plus de curiosité que d'intérêt?
+Lorsqu'on l'invitait, on semblait s'attendre à ce qu'il parlât, fût
+brillant. On a l'aveu qu'il en était souvent ainsi. «Le lendemain de
+ma première présentation à Burns, je soupai avec lui, chez le Dr
+Blair. Les autres hôtes étaient peu nombreux, et comme chacun d'eux
+avait été surtout invité pour avoir une occasion de se trouver avec le
+poète, le docteur essaya de le mettre en relief et de faire de lui la
+figure centrale du groupe. Quoique, en conséquence, il fournît la plus
+grande portion de la conversation, il ne fit rien de plus que ce qu'il
+vit évidemment qu'on attendait de lui[589]». C'était le même docteur
+Blair qui disait à ses amis, après l'exhibition d'un étranger
+remarquable: «Ne vous ai-je pas montré le lion très bien
+aujourd'hui[590]». Et ce qu'un homme de délicatesse et de mesure comme
+le Dr Blair faisait avec tact, combien d'autres devaient le faire avec
+plus d'étourderie et de lourdeur? Il était impossible que le fardeau,
+presque imposé, de toutes les conversations ne produisît pas en Burns
+de la fatigue; et cette continuelle attention des autres sur lui, de
+l'irritation. Il y a, à se sentir sans repos observé et comme épié,
+quelque chose qui, à la fin, exaspère. La causerie persistante n'est
+possible que devant des amis ou des disciples; il y faut de l'abandon
+ou de l'autorité, parler comme Addison à des gens tout prêts à être
+charmés, ou comme Johnson à des gens disposés à se laisser conduire.
+Autrement, cette attente et, pour ainsi dire, cette exigence
+continuelle de simples auditeurs indifférents devient une gêne. Puis,
+quand il avait parlé, été éloquent, écouté et admiré; quand son génie
+échauffé s'était élevé, éclatait et s'emportait; quand il sentait que
+sa voix maîtrisait ces esprits et qu'il avait la fière conscience de
+sa domination, un simple changement de salle, en détournant la
+conversation, brisait sa royauté. Brusquement, il redevenait l'humble
+paysan, protégé par tout ce beau monde. Il retombait à son rang, son
+prestige évanoui, se réveillant pour voir ses admirateurs, presque ses
+captifs de tout à l'heure, se faire courtisans autour de quelque
+imbécile de haute noblesse qui entrait «avec son cordon et son
+étoile».
+
+ [Note 589: Walker. _Life of Burns_, p. LXXIV.]
+
+ [Note 590: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 292.]
+
+À ces blessures, s'en ajoutait une autre, plus secrète encore et en un
+endroit plus délicat de l'âme. Un des premiers il éprouva ce qui
+depuis a traversé le coeur de tant de poètes humbles, brusquement
+rapprochés d'une société de femmes trop haut ou trop loin placées pour
+eux, une impatience et un courroux amers. Peu d'hommes étaient plus
+faits que lui pour l'éprouver. On a vu que ce qu'il avait surtout
+admiré à son arrivée à Édimbourg, c'était cette société nouvelle et
+charmante pour lui de femmes raffinées, élégantes, gracieuses, dont la
+beauté était rehaussée par l'aisance des manières et l'éclat de la
+toilette. Il les avait charmées; elles l'avaient ébloui. Avec son
+imagination toujours portée à envelopper la beauté d'un cadre d'amour,
+à faire de la moindre rencontre un petit roman dont il était le héros,
+comme dans la soirée de Ballochmyle, il était impossible qu'au milieu
+de tant de séductions il ne se laissât pas aller à son illusion
+favorite. Son triomphe de parole devait l'y porter et lui rendre le
+rêve plus plausible. Mais s'il était admiré par ces hautes dames, il
+ne pouvait guère être aimé d'elles. Il en était séparé par une trop
+grande distance de position et, il faut le dire, par une trop grande
+différence de manières. L'idée d'égalité, à laquelle ses oeuvres et
+peut-être plus encore sa vie ont contribué dans son pays, n'avait pas
+encore pénétré partout, et désagrégé l'esprit de classes dans l'esprit
+même de ceux qui les composent. Les déclamations humanitaires, les
+productions romanesques, qui devaient exalter les ouvriers, les
+soldats, les prolétaires de tout genre, n'avaient pas encore troublé
+les coeurs féminins[591]. La jeune fille de Ballochmyle ne lui avait
+pas répondu. Aucune des patriciennes d'Édimbourg n'aurait songé à
+aimer ce paysan. La liberté des moeurs n'était pas assez grande pour
+qu'un caprice ou une curiosité s'aventurât jusqu'à lui. Tout se
+réunissait pour l'exclure: une grille infranchissable le séparait de
+ce jardin enchanté, le long duquel il errait comme un paria. Il
+éprouva donc, au milieu de tant d'attraits, le sentiment douloureux
+qu'ils lui étaient refusés, ce quelque chose de complexe, mais de
+farouche et d'amer, qui naît d'aveux non exprimés, d'ardeurs timides,
+de rêves brisés ou découragés par un mot indifférent, peut-être même
+par un mot aimable. Il s'en retournait de ces soirées, mécontent,
+agité, aigri, emportant un sentiment plus irrité de son obscurité,
+l'idée de l'injustice des naissances et de l'absurdité des
+distinctions humaines. Il y a peu de choses qui donnent plus
+d'amertume que la douce société des femmes quand on s'en sent exilé.
+Combien y a-t-il d'hommes à qui la gloire ne paraît souhaitable, que
+parce qu'elle amène l'amour? Il devait être particulièrement sensible
+à cette souffrance. Il ne faut pas oublier qu'il était arrivé à
+Édimbourg le coeur vide et encore meurtri. Dans cette vie nouvelle, il
+ne trouvait personne à aimer. Il y avait longtemps que pareille chose
+ne lui était arrivée. Il lui manquait quelque chose; un des rouages
+essentiels de son être ne fonctionnait plus, celui qui faisait chanter
+les autres et sonner l'horloge. Il en résultait un désoeuvrement
+intime, une inoccupation du coeur. S'il avait vécu plus longtemps dans
+ce monde, peut-être aurait-il enfin rencontré une influence violente
+ou douce qui aurait exaspéré son inspiration ou apaisé son existence.
+Sa destinée ne lui en donna pas le temps. Ce fut un malheur pour lui.
+Une femme aurait pu avoir une bienfaisante puissance sur sa vie. Il
+semble l'avoir senti; une seule fois, il aurait pu la rencontrer; mais
+les circonstances s'y refusèrent. L'influence, toutefois, bonne ou
+mauvaise, fut considérable. Il se trouva rejeté du côté de femmes qui,
+avec toutes leurs qualités, ne pouvaient plus répondre à l'idéal plus
+fin et plus délicat qu'il s'était formé à Édimbourg et qui le
+laissèrent mécontent et insatisfait[592].
+
+ [Note 591: Voir le _Compagnon du Tour de France_, de G.
+ Sand; _Alton Locke_, de Charles Kingsley, encore que le
+ héros ne soit pas aimé; _Félix Holt_, de George Eliot.]
+
+ [Note 592: Alexandre Smith a deviné un peu de ces sentiments
+ confus, voir sa vie de Burns, _Globe Edition_, p. 20.]
+
+Il est possible que tous ces griefs soient grossis dans l'analyse qui
+vient d'en être faite. C'est une nécessité de tout examen un peu
+microscopique. En les laissant retomber à leur grandeur réelle, mais
+en conservant l'idée de leur activité et de leurs blessures
+incessantes, on voit qu'il y avait là un sourd travail de souffrance
+et de mécontentement, qui ne pouvait pas tarder à se manifester.
+
+Hélas! qui démêlera jamais la part de mal contenue dans les événements
+qui se présentent le plus heureusement et dont nous nous réjouissons
+le plus? Comment aurait-on imaginé que ce séjour à Édimbourg
+deviendrait pour Burns une source de déplaisirs, plus funestes que ses
+malheurs? Et pourtant, c'est un fait, à la fois curieux et pénible à
+constater. On voit une misanthropie secrète sortir de son succès comme
+ce «quelque chose d'amer» dont parle le poète, qui surgit des douceurs
+et les empoisonne. Il avait eu jusque-là des chagrins; mais un homme
+n'est pas aigri parce qu'il gémit dans la souffrance. Ici une sorte de
+désenchantement mystérieux et général semble naître en lui, y exciter
+la défiance et le mépris des autres. Il faut le remarquer, parce que,
+à partir de ce moment, cet assombrissement de la pensée ne le quittera
+plus; il subsistera sous les clartés et les éclats de son génie,
+derrière les gaîtés de sa vie, avec cette persistance tranquille des
+choses ténébreuses, qui semblent sûres que le dernier mot leur
+restera. On voit paraître les premières paroles chagrines, indices du
+travail secret et important qui s'est fait en lui, dans ce fameux
+journal d'Édimbourg, qu'on crut perdu pendant si longtemps, et qui a
+été retrouvé il y a seulement quelques années[593]. L'ironie du début
+est surprenante; lui en qui l'amitié était un sentiment si fort.
+
+ [Note 593: Ce journal a été publié pour la première fois
+ dans le _Macmillan Magazine_ de Mars, Avril, Mai, Juin et
+ Juillet 1879.]
+
+ «Comme j'ai vu à Édimbourg beaucoup de vie humaine et un grand
+ nombre de caractères nouveaux pour quelqu'un qui a été, comme
+ moi, élevé dans les ombres de la vie, j'ai pris la résolution
+ d'écrire mes remarques, à l'endroit même. Gray observe, dans une
+ de ses lettres à Mr Palgrave, «qu'un demi-mot fixé sur place ou
+ tout près vaut un tombereau de souvenirs». J'ignore comment il en
+ va avec les autres, mais pour moi, faire des remarques ne saurait
+ être un plaisir solitaire. Il me faut quelqu'un pour être grave
+ avec moi, quelqu'un qui me plaise et aide ma sagacité de ses
+ remarques, que ce soit un homme ou une femme, et qui, de temps en
+ temps, je le confesse, admire ma perspicacité et ma pénétration.
+ Les hommes sont tellement occupés de leurs recherches égoïstes,
+ de leur ambition, vanité, intérêt ou plaisir, que bien peu
+ songent à faire aucune observation sur ce qui se passe autour
+ d'eux, excepté quand cette observation est un surgeon ou une
+ branche de la plante favorite qu'ils élèvent dans leur esprit. En
+ dépit de toutes les hautes sentimentalités des écrivains de
+ romans et de la sage philosophie des moralistes, je me demande si
+ nous sommes capables d'une alliance d'amitié assez intime et
+ assez cordiale pour que l'un de nous puisse épancher son coeur,
+ toutes ses pensées, chacune de ses fantaisies, le fond même de
+ son âme, avec une confiance illimitée, sans courir le risque ou
+ de perdre une partie de ce respect que l'homme exige de l'homme;
+ ou, par suite des inévitables imperfections de la nature humaine,
+ de regretter sa confiance.
+
+ Pour ces raisons, je suis déterminé à faire de ces pages mon
+ _confident_[594]. J'esquisserai, aussi bien que je saurai
+ l'observer et avec une justice inflexible, chaque caractère qui
+ me frappera en quelque façon; j'inscrirai des anecdotes, je
+ noterai des remarques, selon le vieux terme légal, sans haine ou
+ faveur. Si je trouve quelque chose d'habile, mon propre
+ applaudissement satisfera, en quelque mesure, ma vanité, et, j'en
+ demande pardon à Patrocle et à Achate, j'estime qu'un cadenas et
+ une serrure sont une sécurité au moins égale au coeur d'un ami
+ quel qu'il soit.
+
+ [Note 594: En français.]
+
+ J'y mettrai également, à l'occasion, mon histoire intime, mes
+ amours, mes excursions, les sourires et les humeurs de la Fortune
+ à l'égard de ma personne de barde, mes poèmes et les fragments
+ qui ne doivent jamais voir le jour. En un mot, jamais quatre
+ shellings n'ont acheté autant d'amitié depuis que la Confiance
+ est allée pour la première fois au marché ou que l'Honnêteté fut
+ mise en vente.
+
+ À ces idées de l'amitié humaine, qui semblent odieuses mais qui
+ ne sont que trop justes, je ferai joyeusement et vraiment une
+ exception: les rapports entre deux personnes de sexe différent,
+ quand leurs intérêts sont unis ou absorbés par le lien sacré de
+ l'amour.
+
+ Quand la pensée rencontre la pensée avant qu'elle ait quitté les lèvres,
+ Et que chaque ardent désir jaillit en même temps des deux coeurs.
+
+ Là, sans réserve, avec exubérance, «règne et se réjouit» une
+ confiance, une confiance qui exalte davantage les amants dans
+ l'opinion l'un de l'autre, qui les rend plus chers dans le coeur
+ l'un de l'autre. Mais ceci n'est pas mon lot, et, dans ma
+ situation, si je suis sage (ce que, soit dit en passant, je n'ai
+ pas grande chance de devenir) mon destin doit être avec le
+ passereau du Psalmiste «de veiller seul sur les toits des
+ maisons»![595] Oh! quelle pitié!![596]
+
+ [Note 595: Psaume CII. 7.]
+
+ [Note 596: _Edinburgh Journal._ Début.]
+
+Qui ne sent le goût amer de ces paroles? Ce sont là de singuliers
+sentiments et pleins d'une défiance qui n'était pas dans sa nature.
+Vers la fin, se trahit rapidement, par un mot, le sentiment pénible de
+son isolement parmi tant de femmes belles et qu'il admirait, entre
+lesquelles il rêva plus d'une fois sans doute de trouver une amitié
+comme celle qu'il décrit et qu'il n'est pas son «lot» de rencontrer.
+
+Un peu plus loin se trouve un autre passage plus instructif parce
+qu'il est peut-être encore plus sincère. Il donne l'idée des
+froissements, des blessures, des irritations, des outrages, des
+colères sourdes, qui devaient constamment s'agiter dans son trop
+susceptible orgueil. Encore, le fait qui s'y trouve rapporté se
+passait-il chez le comte de Glencairn, c'est-à-dire chez le plus
+délicat et, en même temps, le plus vénéré de ses protecteurs. Que
+devait-ce être parfois, chez d'autres doués de moins de tact et
+inspirant moins de respect? Il y a là comme la rancune de mille
+affronts imaginaires, dévorés silencieusement, le frémissement de
+révoltes constantes, un germe de haine contre les distinctions
+sociales.
+
+ «Peu des tristes maux qui existent sous le ciel me donnent plus
+ d'impatience et de chagrin que la comparaison de la façon dont
+ est reçu un homme de talent, bien plus, d'un mérite reconnu
+ partout, avec la réception qui attend un simple individu
+ ordinaire, décoré des harnachements et des distinctions futiles
+ de la Fortune. Imaginez un homme de talent, dont le coeur brille
+ d'un honnête orgueil, qui a la conscience que tous les hommes
+ sont nés égaux et qui, cependant, rend «honneur à qui honneur est
+ dû.» Il rencontre, à la table d'un grand, un Squire Quelque
+ chose, ou un Sir Quelqu'un. Il sait que, au fond du coeur, le
+ noble hôte lui accorde à lui, barde, ou quoi qu'il soit, une plus
+ large part de ses bons souhaits que peut-être à aucune autre
+ personne de la table. Cependant, combien sera-t-il mortifié de
+ voir un individu, dont les capacités auraient à peine fait un
+ tailleur de quatre sous, et dont le coeur ne vaut pas trois
+ liards, obtenir l'attention et l'intérêt qu'on oublie envers le
+ fils du Génie et de la Pauvreté.
+
+ En cela, le noble Glencairn m'a blessé jusqu'à l'âme, parce que
+ je l'estime, le respecte, et l'aime chèrement. Il montra un jour
+ tant d'attention, une si exclusive attention au seul imbécile de
+ la société, puisqu'il n'y avait que sa seigneurie, le sot et moi,
+ que je fus à deux doigts de jeter mon gage de mépris et de défi.
+ Mais il me serra la main et eut l'air si bienveillant, quand nous
+ nous quittâmes; Dieu le bénisse! Quand bien même je ne devrais
+ jamais le revoir, je l'aimerais jusqu'au jour de ma mort! Je suis
+ satisfait de me sentir capable des tressaillements de la
+ reconnaissance, car je manque misérablement de quelques autres
+ vertus[597].»
+
+ [Note 597: _Edinburgh Journal._]
+
+Plus loin encore, il y a, sur le Dr Blair, un passage où se montre
+bien, avec la même susceptibilité qui éclate dans le passage
+précédent, l'indépendance avec laquelle il jugeait les plus illustres
+de ses patrons et le sentiment de l'égalité qui devait exister entre
+eux et lui:
+
+ Avec le Dr Blair, je suis plus à l'aise. Il ne m'arrive jamais de
+ le respecter avec une humble vénération. Mais quand il
+ s'intéresse bienveillamment à moi, ou mieux encore, quand il
+ descend de son pinacle pour me rencontrer sur le terrain de
+ l'égalité, mon coeur déborde de ce qu'on appelle affection. Quand
+ il me néglige pour la simple carcasse de la grandeur ou quand son
+ oeil mesure la différence de nos points d'élévation, je me dis,
+ sans presque aucune émotion: «Que m'importent lui et sa
+ pompe?[597]»
+
+Ainsi, au-dessous de si belles apparences, il y avait une dissonance
+cachée, à peine sensible, mais réelle. Il y avait, selon une jolie
+expression anglaise, «une fente dans quelque endroit du luth». Ces
+sentiments étaient, de part et d'autre, inconscients ou fugitifs, et,
+à coup sûr, secrets. Mais ils ne pouvaient tarder à se déclarer, à
+devenir plus exigeants. Si l'accord ne s'est pas fait dans la force de
+la sympathie première, il ne se fera plus maintenant qu'elle est
+épuisée, et, de ce côté du moins, la partie est perdue.
+
+ * * * * *
+
+Ce défaut d'entente contribua à éloigner insensiblement Burns d'un
+monde où il était gêné et le poussa vers des sociétés plus aisées,
+plus sans façon, plus plébéiennes, pour ainsi dire, et aussi plus en
+rapport avec ses goûts et ses propres manières. Malheureusement, il y
+avait de ce côté-là des dangers. Il allait se trouver jeté dans des
+habitudes de vie dont il faut connaître la puissance pour comprendre
+combien il était difficile d'y échapper. Il sera nécessaire de
+toujours les avoir à l'esprit pendant la vie du poète, pour ne pas
+oublier quelle part de ses excès revient aux moeurs de son temps.
+C'est, du reste, un tableau qui ne manque pas de saveur.
+
+Une ivrognerie générale existait alors dans toute l'Angleterre et à
+tous les rangs. C'était le temps où Robert Walpole commandait à son
+fils Horace de se verser deux verres de vin pour chacun des siens,
+parce qu'il n'était pas convenable qu'un fils vît son père en état
+d'ivresse. C'était le temps où Fox venait au Parlement, la tête
+enveloppée de serviettes mouillées pour dissiper les effets du vin.
+Mais ce défaut était encore beaucoup plus marqué en Écosse.
+L'ivrognerie était un des traits caractéristiques du pays. Elle était,
+pour ainsi dire, universelle, régnant dans toutes les classes,
+s'attaquant à toutes les têtes, troublant en même temps les cervelles
+obscures des bergers et des paysans et les cerveaux les plus clairs
+des professeurs et des savants, brouillant, à de certaines heures, du
+haut en bas, toutes les idées du pays. Il ne faut calomnier personne,
+et on a quelque hésitation à être aussi affirmatif; nous ne voudrions
+toucher à ce point singulier qu'avec les témoignages et les aveux
+d'Écossais.
+
+Ils viennent, s'offrent de toutes parts. On n'a qu'à prendre au
+hasard. Dean Ramsay dit: «Un autre changement dans les moeurs, qui
+s'est effectué à la mémoire de beaucoup de personnes actuellement
+vivantes, a rapport aux habitudes de convivialité, ou, pour parler
+plus clairement, au bannissement de l'_ivrognerie_ de la société
+polie. C'est à la vérité un changement important et béni. Mais c'est
+un changement dont beaucoup de ceux qui vivent aujourd'hui ne peuvent
+guère imaginer l'étendue. Il est à peine possible de se figurer les
+scènes qui avaient lieu, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans, ou
+même moins[598].» Cockburn dit: «Deux vices qui, depuis longtemps,
+sont bannis de toute société respectable, étaient répandus, pour ne
+pas dire universels, parmi toutes les hautes classes: jurer et se
+griser. Rien n'était plus commun pour des gentlemen, qui avaient dîné
+avec des dames et qui se proposaient de les rejoindre, que de
+s'enivrer. S'enivrer dans une taverne semblait la conséquence
+naturelle sinon préméditée d'y être entré[599].» Chambers dit: «La
+dissipation dans les tavernes, maintenant si rare parmi les classes
+respectables, régnait auparavant à Édimbourg, à un degré remarquable,
+et absorbait les heures de loisir de tous les hommes de professions
+libérales, sans en excepter à peine les plus sévères et les plus
+austères. Aucun rang, aucune classe, aucune profession ne formait
+exception à cette règle[600].» Rogers dit: «L'ivrognerie n'était pas
+limitée à une classe particulière, tous buvaient, depuis le prince
+jusqu'au mendiant[601].»
+
+ [Note 598: Dean Ramsay, _Reminiscences of Scottish Life and
+ Character_, p. 47.]
+
+ [Note 599: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 28.]
+
+ [Note 600: R. Chambers, _Traditions of Edinburgh_, p. 152.]
+
+ [Note 601: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 35.]
+
+Mais ces témoignages, pour si affirmatifs qu'ils soient, ne donnent
+pas l'impression d'ivrognerie universelle, continuelle, normale, qui
+se dégage de mille détails. Elle sort de partout et il faut vraiment
+la rencontrer de tous côtés pour y ajouter foi. C'était, à la lettre,
+une habitude reconnue et presque exigée par les moeurs. Les dîners
+devaient se terminer par l'ivresse générale des hommes; ceux qui ne
+pouvaient pas boire restaient chez eux[602]. Quand les dames se
+retiraient, les hommes buvaient seuls[603]. On passait les vins. On
+portait des toasts auxquels personne ne pouvait se dérober. La plupart
+du temps, les convives étaient gris quand ils remontaient au
+salon[604]. Mainte fois, les invités roulaient à terre[605] et ces
+corps étendus donnaient à la salle l'aspect d'un bivouac. La chose
+était si bien convenue que toutes les précautions étaient prises. Dans
+certaines maisons, on avait deux highlanders, chargés de transporter
+les hôtes dans leurs chambres[606]. Ailleurs, c'était mieux encore.
+Mackenzie racontait l'incroyable histoire suivante. Il était un jour à
+un dîner et, ne voyant d'autre façon de s'échapper, il s'était laissé
+glisser sous la table, parmi les cadavres qui y étaient déjà; on en
+était réduit à ces subterfuges. Après un instant, il sent à sa gorge
+le tâtonnement de deux mains. Il demande ce que c'est, et on lui
+répond: «Monsieur, je suis le domestique qui vient dénouer les
+cravates[607].» Dans toutes les occasions, on buvait, aux baptêmes,
+aux mariages, en concluant les affaires, aux funérailles mêmes.
+Celles-ci donnaient lieu à de véritables orgies. Il arrivait souvent
+que ceux qui portaient le cercueil et ceux qui le suivaient
+trébuchaient; tout le cortège, y compris le mort, zigzaguait. Une fois
+même, devant la fosse, ils s'aperçurent qu'ils avaient laissé le
+cercueil, au bord de la route, près de l'auberge où ils s'étaient
+arrêtés pour boire[608].
+
+ [Note 602: Ch. Rogers, _Id._, p. 35.]
+
+ [Note 603: Ch. Rogers, _Traits and Stories of the Scottish
+ People_, p. VI.]
+
+ [Note 604: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 48.]
+
+ [Note 605: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 36;--_Traits and Stories, etc._, p. VI.]
+
+ [Note 606: Dean Ramsay. _Id._, p. 62.]
+
+ [Note 607: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 54.]
+
+ [Note 608: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 34.--Dean Ramsay, p. 54-55.]
+
+L'ivrognerie avait même une sorte de caractère officiel et une
+consécration, par suite de la position sociale de ceux qui s'y
+adonnaient ouvertement. C'étaient les juges surtout, ces vieux juges
+écossais, si clairs, si instruits, si intègres, dont les noms sont
+restés honorés, qui étaient les meilleurs soutiens, et, pour ainsi
+parler, les plus fermes piliers de la tradition. «Être soûl comme un
+juge» était un proverbe[609]. Leurs habitudes sembleraient
+incroyables, si elles n'étaient affirmées par des témoins comme Lord
+Cockburn. À Édimbourg, on plaçait, sur le tribunal même, des carafes
+d'eau, des verres et de bonnes bouteilles noires de vin de Porto. Les
+juges écoutaient les affaires en se versant à boire. Ceux qui avaient
+la tête solide y résistaient assez bien; mais les plus faibles s'en
+ressentaient. «Non pas, dit drôlement Lord Cockburn, que l'hermine fût
+jamais absolument grise, mais elle était certainement quelquefois
+émue.» Néanmoins rien n'était perceptible à distance; ils avaient tous
+acquis l'habitude de siéger et de conserver un air suffisamment
+judiciaire, même quand leurs flacons étaient tout à fait vides. Dans
+les _circuits_, cela prenait une autre forme. Les séances étaient
+coupées par de longs dîners, où juges, conseils, greffiers, jurés et
+prévost festoyaient ensemble. Après quoi, on retournait aux
+transportations et aux pendaisons. Quand, le soir, la cour s'en
+retournait, précédée de trompettes, on remarquait souvent «que le pas
+de la procession suivait moins bien la musique que le matin[610].» Le
+type le plus achevé de ces anciens juges était lord Hermand, un homme
+excellent, intègre et aimé de tous. «Les buveurs ordinaires, dit
+Cockburn, dans un charmant portrait de lui, tout plein de raillerie et
+de tendresse contenues, les buveurs ordinaires pensent que boire est
+un plaisir, mais pour Hermand, c'était une vertu. Il avait pour la
+boisson un respect sincère, en vérité, une haute approbation morale,
+avec une sérieuse compassion pour les malheureux qui ne pouvaient pas
+s'y livrer, et un juste mépris pour ceux qui le pouvaient et ne le
+faisaient pas.» Un jour, on jugeait à Glasgow, un jeune homme qui, à
+la suite d'une orgie et dans un jeu imprudent, avait légèrement, mais
+si malheureusement, frappé d'un couteau un de ses amis, que celui-ci
+avait expiré sur le coup. Les autres juges voyaient qu'il n'y avait
+guère de culpabilité. Mais Hermand, irrité du discrédit que ce fait
+jetait sur la boisson, demandait la transportation, et le tribunal
+entendait cette inoubliable conclusion: «On nous dit qu'il n'y avait
+pas de méchanceté et que le prisonnier était pris de boisson. Pris de
+boisson! Quoi! Il était ivre! et cependant il a assassiné l'homme qui
+avait bu avec lui! Ils avaient festoyé toute la nuit et cependant il
+l'a poignardé, après avoir bu toute une bouteille de rhum avec lui!
+Bon Dieu! mes Lords, s'il peut faire cela quand il est gris, que ne
+fera-t-il pas quand il est sobre?[611]» Le circuit dont il faisait
+partie était connu sous le nom de _Daft Circuit_, comme qui dirait le
+circuit gris[612]. Et cependant il mourut sans savoir ce que c'est
+qu'un mal de tête, à quatre-vingt-quatre ans[613]. Quand l'ébriété
+commença à déchoir dans le pays, la magistrature, qui en avait été la
+place forte, en fut le dernier refuge.
+
+ [Note 609: Ch. Rogers, _Traits and Stories of the Scottish
+ People_, p. VII.]
+
+ [Note 610: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 297.]
+
+ [Note 611: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 123.]
+
+ [Note 612: Dean Ramsay. _Reminiscences_, p. 52.]
+
+ [Note 613: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 115-18.]
+
+Dire que l'ivrognerie était acceptée par les moeurs et consacrée par
+la magistrature, ce n'est pas encore donner une idée suffisante de son
+importance. Elle était devenue une des conditions de succès dans la
+vie. Sans elle, il était impossible de prendre part aux affaires, de
+se mêler aux hommes, de tenir sa place au milieu d'eux. Quelqu'un
+d'incapable de boire était impropre à la vie publique, quels que
+fussent son intelligence et son caractère. Il en était exclu, comme on
+peut l'être aujourd'hui par une santé débile. Et cela était aussi vrai
+des ecclésiastiques que des autres. Il y a peu de traits plus
+significatifs à cet égard que deux passages très tranquilles du Dr
+Carlyle. À ses yeux, ces choses étaient naturelles. Parlant du Dr
+Webster, un des hommes les plus remarquables et un des chefs du clergé
+écossais, il dit: «Son apparence de grande rigidité en religion, à
+laquelle il avait été habitué par son père, n'empêchant nullement son
+humeur conviviale, il était regardé comme d'excellente compagnie même
+par des gens de moeurs dissolues, et comme il était un homme de cinq
+bouteilles, il pouvait les mettre tous sous la table. Mais comme il ne
+se trouvait jamais pire pour avoir bu, au moins d'une façon indécente,
+et que l'amour du claret, à quelque degré qu'il fût, n'était pas
+estimé en ces jours-là un péché en Écosse, tous ses excès étaient
+pardonnes[614].» Et parlant d'un autre, il porte ce jugement,
+peut-être plus caractéristique encore: «Le Dr Patrick Cuming était, à
+cette époque, à la tête du parti modéré; et si son caractère avait été
+égal à ses talents, il aurait pu le rester longtemps, car il avait du
+savoir, de la sagacité, une conversation très agréable, avec une
+constitution capable de supporter la convivialité des temps[615].»
+Ainsi, la capacité de boire était une qualité indispensable pour être
+à la tête d'une des fractions du clergé. Il n'est guère possible de
+rencontrer un aveu qui dépasse celui-ci. On peut se faire, d'après la
+position sociale qu'occupait alors l'ivrognerie, quelque idée de son
+pouvoir. Ce n'est pas trop dire que se griser était un des attributs
+de l'homme, comme d'aller à la chasse ou de monter à cheval; on n'y
+prêtait pas d'autre importance et il ne s'y attachait aucun blâme.
+
+ [Note 614: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 240.]
+
+ [Note 615: Dr Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 257.]
+
+Naturellement Édimbourg était la métropole de cette intempérance
+nationale. On y buvait du haut en bas de la société, depuis Dugald
+Stewart, qui était peut-être le plus parfait gentilhomme de la ville
+et un des hommes les plus purs qui aient vécu, jusqu'au dernier des
+_caddies_. C'était la ville des clubs et des tavernes.
+
+Les premiers étaient innombrables. Il y en avait de tous genres,
+depuis le célèbre club du _Tisonnier_ auquel appartenaient Hume,
+Ferguson, Carlyle, Richardson, Blair, jusqu'aux clubs infimes où les
+petits boutiquiers se réunissaient après avoir fermé leurs échoppes.
+Il y en avait de toutes les appellations et de tous les règlements.
+C'étaient le _Club du Cap_ auquel avait appartenu le poète Fergusson;
+le _Club Antemanum_ ainsi nommé parce qu'on réglait d'avance; le _Club
+des Prodigues_ parce que la dépense était restreinte à neuf sous; le
+Club des _Verrats_; le _Club du Feu d'Enfer_, association de terribles
+débauchés; le _Club sale_ où les membres n'avaient pas le droit de se
+présenter en linge propre; _les Originaux_ où on écrivait son nom à
+l'envers; _les Seigneurs du bonnet_ parce que les membres portaient
+des bonnets bleus; les _Perruques noires_[616]. Ils pullulaient de
+toutes parts, avec leurs titres énigmatiques dus à quelque
+plaisanterie goûtée des initiés et dont le sel est perdu, avec leurs
+rites bizarres et grotesques, où les graves citoyens semblaient
+prendre leur revanche de la monotonie de leur vie. Le même individu
+appartenait souvent à plusieurs clubs et alors chacune de ses soirées
+était prise. Le trait commun de toutes ces réunions, c'est qu'on y
+buvait lourdement. «Les clubs d'Edinburgh, dit le Dr Rogers, étaient
+les scènes d'une dissipation dans sa forme la plus révoltante. Le
+_Poker Club_ était composé d'hommes de lettres dont les faiblesses
+sociales s'accordaient mal avec leurs goûts littéraires. En sortant de
+leurs clubs, les membres s'en allaient titubants, plus ou moins
+ivres[617].» Et c'était le club des premiers hommes du pays[618].
+
+ [Note 616: Pour les désignations de ces clubs voir R.
+ Chambers. _Traditions of Edinburgh_, le chapitre intitulé
+ _Convivialia_.]
+
+ [Note 617: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 36.]
+
+ [Note 618: Voir les détails sur la fondation de ce fameux
+ club et son organisation, dans l'_Autobiography_ du Dr Alex.
+ Carlyle, p. 419-23.]
+
+Et les tavernes, les vieilles tavernes d'Édimbourg, innombrables elles
+aussi! Perdues au fond des cours, éparses dans les étroites ruelles,
+blotties au pied de ces immenses maisons, ressemblant souvent à des
+caves, on les trouvait partout. N'ayant jamais un rayon de soleil,
+basses, sombres, sales, gluantes et puantes du relent des boissons,
+elles semblaient ainsi plus retirées et plus confortables[619]. Elles
+étaient un des organes de la vie publique. C'est là que se
+commentaient les nouvelles et que se faisaient toutes les affaires. Il
+n'y avait pas si longtemps que les médecins y donnaient leurs
+consultations. Les plus grands avocats et les plus grands légistes de
+l'époque y donnaient encore les leurs[620]. Il était inutile de
+chercher un homme de loi chez lui; on n'y songeait pas. Il fallait
+découvrir sa taverne où on le trouvait au milieu de papiers et de
+clients[621]. Quand une affaire était conclue, on faisait apporter à
+boire, comme aujourd'hui nos paysans aux francs-marchés. On y buvait
+du claret pris au tonneau, du porter, de l'ale d'Édimbourg, sorte de
+liquide épais et puissant dont on ne pouvait guère dépasser une
+bouteille[622], et du _cappie ale_, servie dans des coupes de bois et
+sur laquelle on mettait un petit chapeau d'eau-de-vie[623]. Le soir
+était le grand moment des tavernes. Ceux qui veulent en avoir une
+description fidèle n'ont qu'à relire les chapitres de _Guy Mannering_,
+consacrés à l'avocat Paul Pleydell.
+
+ [Note 619: R. Chambers. _Traditions_, p. 174, et aussi la
+ description de la taverne dans _Guy Mannering_.]
+
+ [Note 620: _Henry Erskine and His Times_, by lieut.-col.
+ Alex. Fergusson, p. 161; et Ch. Rogers, _Scotland Social and
+ Domestic_, p. 36.]
+
+ [Note 621: Voir l'ouvrage plein de curieux renseignements:
+ _Notices and Anecdotes illustrative of Sir Walter Scott's
+ Novels_, chapitre sur _Guy Mannering_.]
+
+ [Note 622: R. Chambers. _Traditions_, p. 184.--Voir aussi
+ sur cette forte bière, _Erskine and his Times_, p. 161.]
+
+ [Note 623: R. Chambers. _Traditions_, p. 158.]
+
+Les dames, les dames elles-mêmes, je dis les dames de la haute
+société, n'échappaient pas à la contagion[624]. Toutes, sans doute,
+n'allaient pas aussi loin que les trois dont Chambers raconte
+l'histoire. Elles avaient eu dans une taverne, près de la Croix, une
+réunion joyeuse qui s'était prolongée tard. Quant elles en sortirent,
+il faisait beau clair de lune. Elles montèrent bravement la Grand'rue,
+jusqu'à l'endroit où le clocher de l'église de la Troon jetait en
+travers son ombre noire. Quel était cet obstacle? Elles s'imaginèrent
+que c'était une rivière. Les voilà assises sur la berge de l'ombre,
+retirant leurs chaussures et leurs bas. Puis, relevant leurs jupes,
+elles traversèrent, avec précaution, le flot sombre et, arrivées sur
+l'autre rive, se rassirent, remirent leurs souliers et continuèrent
+leur chemin, se réjouissant d'avoir si bien passé le gué[625]. Elles
+ne furent pas probablement les seules, car M. Charles Kirkpatrick
+Sharpe, un vieux gentilhomme très sec, très poli et très caustique,
+qui se promenait, au commencement de ce siècle, avec le costume du
+siècle dernier et savait, sur ses contemporains et leurs ancêtres, une
+foule de méchantes histoires, avait à ce sujet une chanson qu'il
+disait de sa voix aiguë[626]:
+
+ [Note 624: Voir sur l'ivrognerie chez les dames: Hill
+ Burton, _History of Scotland_, tom. VII. p. 93.]
+
+ [Note 625: R. Chambers. _Traditions_, p. 159.]
+
+ [Note 626: Voir sur ce singulier personnage: Wilson,
+ _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I, p. 14-15.]
+
+ Il y avait quatre dames grises
+ Qui sont restées ensemble,
+ Depuis midi, un matin de mai,
+ Jusqu'à dix heures sonnées du soir;
+ Jusqu'à dix heures sonnées du soir;
+ Alors, elles y renoncèrent.
+ Et il y eut quatre dames grises
+ Qui descendirent le Nether Bow[627].
+
+ [Note 627: Wilson. _Reminiscences of Old Edinburgh_, tom. I,
+ p. 222.]
+
+Cela fait au moins sept dames écossaises qui se grisèrent pendant le
+XVIIIe siècle. Sans doute il n'y en eut pas d'autres. Toutefois,
+c'était une coutume parmi celles de la plus haute société que de faire
+des parties dans les caves à huîtres, les oyster cellars. En hiver,
+après la tombée de la brune, on prenait rendez-vous avec quelques
+gentlemen, et on allait, en carrosse, passer sa soirée dans un de ces
+trous sordides qu'on appelait des basses boutiques[628]. On s'y
+régalait de _porter_, une bière très brune, et d'huîtres, placées dans
+de grands plats en bois sur des tables grossières éclairées par une
+chandelle. Il était convenu que la conversation y était plus libre,
+plus hardie et presque sans frein. Elle se délassait de la bienséance
+des salons. Quand on avait déblayé les tables, on apportait du cognac
+ou du punch au rhum, selon le goût des dames. On dansait ensuite. Dans
+ces parties élégantes il arrivait que les ladies faisaient danser avec
+elles les huîtrières, bien qu'elles eussent la pire réputation. Tout
+cela allait, dit Chambers, sous le nom commode d'escapade[629]. Plus
+de dix années après le séjour de Burns, lord Melville, qui était alors
+ministre de la guerre, et la duchesse de Gordon, notre connaissance,
+la protectrice du poète, se retrouvant à Édimbourg, firent une partie
+de cave à huîtres et consacrèrent une soirée à ce plaisir de leur
+jeunesse[630]. C'était la façon d'alors d'aller au cabaret.
+
+ [Note 628: R. Chambers. _Traditions_, p. 160.]
+
+ [Note 629: R. Chambers. _Traditions_, p. 161, en note.]
+
+ [Note 630: R. Chambers. _Id._, p. 161.]
+
+Aussi quand la nuit tombait, une vie souterraine s'éveillait de toutes
+parts dans les entrailles de la vieille cité. On voyait les hommes les
+plus distingués s'enfoncer par groupes dans ces étroites ruelles,
+s'engloutir dans ces trous noirs, au fond desquels étaient les
+tavernes mal éclairées[631]. Comme les souvenirs classiques ne leur
+manquaient pas, ils les comparaient aux grottes de l'Averne, aux
+allées de l'Érèbe, aux antres du Cocyte, aux régions infernales et
+fuligineuses[632]. Accoudés à des tables grossières, ils étaient là
+pour toute la soirée et souvent pour toute la nuit. C'étaient des
+causeries, des discussions, des chansons. Une bonhomie, une jovialité,
+une camaraderie universelle faisaient le charme de ces réunions.
+C'était le délassement de la journée; ces esprits graves se
+récréaient, prenaient leurs ébats. On buvait amicalement
+d'interminables tournées de claret, de punch ou de whiskey.
+
+ [Note 631: Voir sur ce point le poème de Fergusson, _Auld
+ Reekie_.]
+
+Puis, vers les dernières heures de la nuit ou aux petites heures du
+jour, ils ressortaient souvent en état d'ivresse, s'en retournaient
+chez eux d'une marche désordonnée. «Ah! Docteur, si vos paroissiens
+vous voyaient, que diraient-ils?--Tut, homme! ils n'en croiraient pas
+leurs yeux[633].» C'était le Dr Webster qui rentrait chez lui. «Où
+reste John Clark?--Mais, vous êtes John Clark lui-même!» répond le
+vieux garde à qui on pose cette question. «Je ne te demande pas où est
+John Clark, mais où est sa maison». C'était, en effet, John Clark, un
+des premiers avocats du temps qui fut peu après nommé juge[634]. «Rien
+n'était plus commun le matin que de rencontrer des hommes de haut rang
+et de dignité officielle s'en retourner chez eux en titubant, en
+sortant d'une ruelle de la High Street où ils avaient passé la nuit à
+boire. Il n'était pas rare de voir deux ou trois des très honorables
+lords du Conseil et de la Session monter au tribunal le matin dans un
+état crapuleux[635].» Souvent, juges et avocats, en sortant de la
+séance, allaient souper ensemble, prolongeaient leurs potations
+jusqu'au jour et se levaient de table pour aller au Parlement
+reprendre l'affaire[636]. La grande rue d'Édimbourg a certainement vu
+tituber la plupart des célébrités de cette époque.
+
+ [Note 632: R. Chambers. _Traditions_, p. 174, 183.]
+
+ [Note 633: R. Chambers. _Traditions_, p. 30.]
+
+ [Note 634: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 36.]
+
+ [Note 635: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 153.]
+
+ [Note 636: _Henry Erskine and his Times_, by lieut.-col.
+ Alex. Fergusson, p. 162.]
+
+Chose étrange! Beaucoup de ces hommes étaient si solides et d'une
+telle résistance que leur santé n'était pas affectée par ces excès
+quotidiens, et que la lucidité de leur intelligence restait entière,
+au milieu des plus accablantes débauches[637]. Le célèbre avocat Hay
+estimait qu'il était plus propre à élucider une affaire quand il avait
+pris ses six bouteilles de claret, et un de ses clercs racontait qu'il
+lui avait dicté le meilleur de ses mémoires un jour qu'il les avait
+bues[638]. De lord Harmand, quelqu'un qui l'avait bien connu disait
+«qu'aucune orgie n'avait jamais ébranlé sa santé, car il ne fut jamais
+malade, ni diminué son goût pour la famille et la tranquillité, ni
+embrouillé sa tête; il n'en dormait que plus profondément, et s'en
+levait plus tôt et plus calme[639]». Après ces nuits terribles, la
+plupart rentraient chez eux, se baignaient la tête dans l'eau froide,
+secouaient l'ivresse comme un reste de sommeil, et s'en retournaient à
+leurs occupations très sûrs et très calmes[640]. Il fallait pour cela
+des constitutions d'une incroyable solidité, des constitutions
+indestructibles, telles qu'en fournit une race neuve, rude, récente du
+sol et pleine encore de la force des chênes et des rocs. Elle
+s'affaiblit maintenant et les plus robustes buveurs se plaignent que
+les coupes de leurs pères et de leurs oncles soient trop profondes
+pour eux. Mais, même alors, pour les natures protégées par une santé
+moins épaisse, ou dans laquelle il y avait un point faible, ce régime
+était fatal. Il l'était surtout pour les natures excitables, qui se
+dépensaient de plusieurs façons, et puisaient, dans des excès de
+boisson, de la fièvre pour des excès de travail ou de plaisir. Combien
+furent ainsi usés ou brisés prématurément!
+
+ [Note 637: Id.]
+
+ [Note 638: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_, p. 154.]
+
+ [Note 639: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 118.]
+
+ [Note 640: R. Chambers. _Traditions of Edinburgh_ p.
+ 157.--Voir aussi Dean Ramsay, _Reminiscences_, p. 52.]
+
+ * * * * *
+
+Burns fut bientôt lancé dans cette vie nocturne de tavernes où
+l'attendaient des excès de tous genres. Il y était poussé par la
+recherche du plaisir, naturelle en un homme de son âge; mais aussi par
+des causes plus intéressantes. Il y était accueilli et attiré par une
+classe d'hommes avec lesquels il se trouvait plus en sympathie et plus
+à l'aise. Ils n'étaient pas illustres comme ceux des hauts salons; ils
+leur cédaient par l'éducation, par un certain affinement de goût et de
+manières, et aussi par le ton moral ordinaire; mais ils leur étaient à
+peine inférieurs en savoir et en puissance intellectuelle. Il y avait
+des juges, des avocats, des professeurs, des écrivains, un peu
+au-dessous des premiers par la tenue et la conduite de la vie, plutôt
+que par le rang de l'esprit. N'étant pas contenue par le souci de la
+position, leur conversation avait peut-être plus de hardiesse,
+d'imprévu et d'originalité. Ils étaient moins cosmopolites, plus
+foncièrement écossais; ils avaient plus la saveur du terroir; ils
+étaient plus faits pour être charmés par Burns et pour lui plaire.
+Lui, de son côté, se trouvait plus à l'aise au milieu d'eux. Il y
+rencontrait une cordialité plus franche, des façons moins compliquées.
+Il était débarrassé de la convenance des salons qui lui était une
+contrainte. Peu à peu, il se sentit porté vers eux.
+
+Il ne tarda pas à être un des habitués d'une des tavernes les plus
+connues de la ville, tenue par un certain Dawney Douglas. C'était un
+gaël très paisible, à qui on faisait chanter une chanson plaintive et
+superstitieuse des Hautes-Terres: la femme de Colin était morte et
+elle revenait traire les vaches au crépuscule. La chanson s'appelait
+_Cra-Chalieis_ c'est-à-dire les bêtes à Colin. Vers l'époque où
+l'Écosse était agitée par l'établissement d'une milice et où se
+formaient de tous côtés des régiments de miliciens, la taverne était
+fréquentée par une réunion de bons vivants qui avaient pris le titre
+de _Crochallan fencibles_, comme s'ils avaient dit: les volontaires
+des vaches à Colin. C'était une société de rudes buveurs, tous hommes
+intelligents, mais plus rugueux et plus âpres, d'une jovialité parfois
+grossière. C'étaient Charles Hay, un des premiers avocats de son
+temps; Alexandre Cunningham, écrivain au signet qui devint plus tard
+bijoutier; William Dunbar, écrivain au signet; Smellie, l'imprimeur de
+Burns, auteur d'une _Philosophie de l'Histoire naturelle_, un esprit
+original et fort, une de ces têtes écossaises, si solides, hérissées
+de cheveux grisonnants; William Nicol, professeur de latin à la High
+School, un homme qui, en vigueur d'intelligence, en impétuosité de
+passion à la fois déréglée et généreuse, ressemblait à Burns, et qui,
+pour son habileté et sa facilité en composition latine, était
+peut-être sans rival en Europe, mais dont les vertus et le génie
+furent obscurcis par des habitudes d'excès bachiques. Il y avait aussi
+un des collègues de Nicol nommé Cruikshank. Burns fut enrôlé parmi les
+_Crochallans_. Presque tous devinrent ses amis et, de toutes ses
+connaissances d'Édimbourg, les noms qui reparaissent le plus souvent
+et persistent le plus longtemps dans sa correspondance sont ceux des
+habitués de la taverne de Dawney Douglas.
+
+C'était une bonne fortune aux Crochallans quand Burns y apparaissait,
+et plus d'un soir, en sortant des salons, il dut venir s'y reposer de
+leur contrainte. On accueillait son entrée d'applaudissements, on lui
+faisait place, on s'apprêtait à l'écouter. Ces murs enfumés eurent
+assurément le meilleur du génie qu'il dépensa à Édimbourg. Il fut là
+plus spirituel et plus éloquent qu'ailleurs. Sa verve y était plus
+libre et plus fougueuse; son esprit se déployait plus franchement,
+s'échauffait, s'enflammait. Ses auditeurs le comprenaient mieux, le
+fêtaient, riaient plus bruyamment de ses mots, n'étaient pas offensés
+par une idée hardie ou par une expression leste. Au contraire, les
+rires augmentaient avec la vivacité des images et des termes. Il se
+grisait de ce bruit; chacune de ses saillies partait de l'endroit où
+ils avaient applaudi la dernière et allait plus loin. Le choc des
+verres, les chansons, les refrains repris en choeur, les bravos,
+l'excitaient; une pointe d'ivresse venait. Les dernières heures de la
+soirée passaient rapidement et celles de la nuit passaient inaperçues.
+Parfois même, lorsqu'on sortait, l'ombre était encore au pied des
+maisons et dans les ruelles, mais déjà «le matin de ses jolis sourires
+pourpres baisait le coq aérien de St.-Giles.»
+
+C'était une vie qui n'allait pas sans ses détériorations et ses
+dangers, car les choses n'en restaient pas toujours là. Parfois
+l'ivresse devenait plus lourde et plus épaisse. Au lieu de s'arrêter
+de ce côté-ci de la gaîté, du côté léger et vif, elle la traversait,
+allait jusqu'à l'autre bord, où commencent la pesanteur et la
+brutalité. Comme Burns faisait tout avec emportement et une sorte de
+bravade, comme il s'y dépensait de mille manières, ces soirées
+devaient être très préjudiciables à sa santé physique. D'autres
+dangers, qui se tiennent à l'écart de l'homme de sang-froid mais
+assaillent l'homme échauffé et troublé par la boisson, l'attendaient
+au sortir de la taverne. Les tentations et les vices ne manquaient pas
+à Édimbourg, qui était comme toutes les grandes villes. Fergusson nous
+a montré, sous les réverbères, ces femmes aux yeux alourdis et au
+visage triste qui connurent la beauté, fredonnant aux passants des
+refrains vicieux et les lettres de Théophrastus se plaignent du nombre
+des maisons «d'accommodation civile[641]». Quelque grossières que
+fussent ces tentations, quelque hideuses même qu'elles apparaissent
+parfois quand le jour et la raison ont retrouvé leur clarté, dans la
+lueur douteuse de la nuit et de l'ivresse, elles sont toujours assez
+efficaces. Burns y fut conduit et s'y laissa prendre. L'ardeur de son
+tempérament et un peu aussi l'attrait, que l'éclat voyant et brutal
+dont se pare le vice exerce sur l'oeil novice d'un campagnard,
+l'entraînement, l'exemple agirent sur lui. Heron, qui le connut très
+bien pendant cette période, a fortement marqué ces dessous de sa vie
+d'Édimbourg:
+
+ [Note 641: _Theophrastus' Letters._ Letter II.]
+
+ Malheureusement il arriva ce qui était naturel dans les
+ circonstances extraordinaires où Burns se trouva placé. Il ne sut
+ pas assumer assez de froideur pour rejeter la familiarité de tous
+ ceux qui, sans attachement sérieux pour lui, l'entouraient
+ d'importunités, pour obtenir sa connaissance et son intimité. Il
+ fut insensiblement conduit à s'associer, moins avec les hommes
+ savants, austères et d'une tempérance rigoureuse, qu'avec les
+ jeunes, avec les sectateurs de joies intempérantes, avec des
+ personnes près de qui sa principale recommandation était son
+ esprit licencieux, et qu'il ne pouvait fréquenter longtemps sans
+ partager les excès de leurs débauches.... Les attraits du plaisir
+ trop souvent énervent nos résolutions vertueuses, même pendant
+ que nous avons l'air de les repousser d'un front sévère; nous
+ résistons, nous résistons, nous résistons encore; mais, à la fin,
+ nous nous retournons tout d'un coup et nous embrassons
+ passionnément l'enchanteresse. Les élégants d'Édimbourg
+ accomplirent, par rapport à Burns, ce que les rustres d'Ayrshire
+ n'avaient pas pu faire. Après quelques mois de séjour à
+ Édimbourg, il commença à s'éloigner non pas entièrement, mais
+ dans une certaine mesure, de la société de ses amis plus graves.
+ Trop de ses heures furent passées à la table d'hommes qui
+ aimaient à pousser la convivialité jusqu'à l'ivresse--à la
+ taverne ou au bordel. Il se laissa entourer par une race d'êtres
+ méprisables, qui étaient fiers de dire qu'ils avaient été dans la
+ compagnie de Burns et avaient vu Burns aussi pris et aussi assolé
+ qu'eux-mêmes. Il n'était pas encore irréparablement perdu pour la
+ Tempérance et la Modération, mais déjà il était presque trop
+ captivé par ces folles orgies, pour jamais revenir à un
+ attachement fidèle pour les charmes de la sobriété[642].»
+
+ [Note 642: R. Heron. _Life of Burns_, p. 435.]
+
+Ses biographes récents, dont quelques-uns sont clergymen, laissent
+volontiers dans l'ombre ces aspects de sa vie, sans lesquels elle est
+incomplète. Ils finiraient par la fausser, par en altérer le caractère
+en n'en représentant qu'une partie, et par dégager de la réalité, où
+les défauts sont souvent de vigoureuses touches de nature, un Burns
+atténué. C'étaient là des écarts bien excusables et presque
+inévitables chez un jeune homme avide de vie et fougueux. Il n'y a
+aucun blâme à y attacher. Le seul sentiment qui puisse venir est un
+sentiment de regret pour ces dissipations inutiles et ces folles
+prodigalités de temps, de jeunesse et de santé.
+
+Un autre inconvénient résulta de ces soirées à la taverne: l'habitude
+de trôner, d'être le maître de la conversation, de ne pas avoir de
+contradicteurs. Il y prit un ton hautain, impatient de toute
+opposition, quelque chose de brusque et de péremptoire, qu'il ne
+parvenait qu'avec peine à dominer dans d'autres lieux. C'était une
+disposition naturelle que les circonstances exagéraient en lui. Avec
+des réserves, tous ceux qui l'ont connu alors en parlent; on devine
+que ce dut être son défaut le plus visible, l'endroit faible de sa
+conduite, si solide d'ailleurs.
+
+ Il commença à contracter un peu d'arrogance nouvelle dans la
+ conversation. Accoutumé à être, parmi ses compagnons favoris, ce
+ qu'on appelle vulgairement mais avec expression «le coq de la
+ société», il avait peine à refréner une liberté habituelle et un
+ ton de conversation décidé et dictatorial, même au milieu de
+ personnes moins disposées à endurer sa présomption avec
+ patience[643].
+
+ [Note 643: R. Heron. _Life of Burns_, p. 436.]
+
+Ce n'étaient là, bien entendu, que des germes de mal. Ils existaient
+cependant. Les circonstances ne les laissèrent pas dormants. Il faut
+cependant la connaissance de ce qu'ils sont devenus, pour leur donner
+dès à présent leur importance. Ils étaient, pour le moment, à peine
+visibles et cachés à la prévision de tous. Ce qu'il y a de certain,
+c'est que ce séjour à Édimbourg était en train de produire sur Burns
+une insensible et lente détérioration.
+
+ * * * * *
+
+Ce qui avait contribué à entretenir un certain malaise dans l'esprit
+de Burns, c'était l'incertitude de ce qu'il allait faire. Il était
+arrivé à Édimbourg, sans idée bien arrêtée, surpris par son succès et
+peut-être grisé de mille espérances vagues. Cette ivresse commençait à
+se dissiper. Au mois de janvier, il écrit «qu'il est aussi ténébreux
+que l'était le chaos» en ce qui concerne l'avenir. Un de ses patrons,
+Mr Miller, lui a parlé d'une ferme située sur un domaine, qu'il vient
+d'acheter dans les environs de Dumfries. C'est la première fois
+qu'apparaît dans son histoire ce nom qui y reviendra souvent et qui
+doit la clore. Il est disposé à aller s'établir n'importe où, pourvu
+que ce soit ailleurs que dans son ancien voisinage. Mais Mr Miller
+n'est guère bon juge de la terre et, dit-il avec une sorte
+d'appréhension prophétique, «il peut m'offrir un marché avantageux
+dans son opinion, qui sera ma ruine[644]». Il se propose, en revenant
+à Mauchline, de passer par Dumfries, vers le mois de mai, pour y
+rencontrer Mr Miller et examiner la ferme. De temps en temps, il parle
+dans ses lettres de retourner à son humble condition, aux ombres de la
+vie[645] et à sa vieille connaissance, la charrue.
+
+ [Note 644: _To John Ballantine_, 14th Jan. 1787.]
+
+ [Note 645: _To the Earl of Glencairn_, Feb. 1787.]
+
+Cependant, au commencement de février, on voit apparaître une autre
+préoccupation. Le comte de Buchan, frère de Henry Erskine, lui avait
+conseillé de parcourir l'Écosse pour y recueillir des sujets de
+poésies nationales. Il semble que cet avis ait éveillé en lui un désir
+déjà formé:
+
+ «Votre Seigneurie touche la corde favorite de mon coeur, lorsque
+ vous me conseillez d'enflammer ma muse à l'histoire écossaise et
+ aux scènes écossaises. Il n'y a rien que je souhaite plus que de
+ faire un tranquille pélerinage à travers ma patrie, de m'asseoir
+ et de rêver dans ces champs jadis durement disputés, où la
+ Calédonie triomphante vit son lion sanglant porté, à travers des
+ rangs brisés, jusqu'à la victoire et à la gloire, d'y trouver
+ l'inspiration et de répandre dans des chants ces noms
+ immortels[646].
+
+ [Note 646: _To the Earl of Buchan_, 3rd Feb. 1787.]
+
+Mais il ajoute que, au milieu de ces délicieuses et enthousiastes
+rêveries, un fantôme au visage long et sec, à l'air très moral, s'est
+mis en travers de son imagination et, avec l'air glacial d'un
+prédicateur, lui rappelle combien il a déjà dédaigné de salutaires
+avis. Il l'avertit de ne pas suivre ces météores et ces feux-follets
+de la fantaisie et du caprice qui l'amèneront une fois de plus au bord
+de la ruine.
+
+Toutefois, le rêve est mal chassé. Deux mois plus tard, à la fin de
+mars, il reparaît plus attrayant. Il faut plus d'efforts et des motifs
+moins personnels pour le repousser.
+
+ «Vous vous intéressez avec bienveillance à mes vues et à mes
+ projets d'avenir. De ce côté, il m'est impossible de vous donner
+ aucune lumière:
+
+ Tout est sombre, comme était le chaos avant que le jeune soleil
+ Fût ramassé en un globe et eût essayé ses rayons,
+ À travers l'obscurité profonde.
+
+ L'appellation de poète écossais est de beaucoup mon plus haut
+ orgueil. Continuer à la mériter est ma plus haute ambition. Les
+ scènes écossaises et l'histoire écossaise sont des thèmes que je
+ désirerais célébrer. Je n'ai pas de désir plus cher que de
+ pouvoir, débarrassé de la routine des affaires, pour lesquelles
+ le ciel sait que je suis bien impropre, faire des pèlerinages
+ tranquilles à travers la Calédonie, m'asseoir sur ses champs de
+ bataille, errer sur les rives romantiques de ses rivières et
+ songer près des tours majestueuses ou des ruines vénérables,
+ jadis séjours honorés de ses héros.
+
+ Mais ce sont là des pensées chimériques. J'ai joué assez
+ longtemps avec la vie. J'ai une chère, une vieille mère à qui
+ pourvoir, et d'autres liens du coeur, peut-être aussi tendres.
+ Quand l'individu seul souffre des conséquences de sa propre
+ étourderie, indolence ou folie, il peut être excusable. Il y a
+ plus: de brillants talents et quelques-unes des plus nobles
+ vertus peuvent à moitié sanctifier un caractère insouciant. Mais
+ quand Dieu et la nature ont confié à ses soins le bien-être des
+ autres, quand le dépôt est sacré et que les liens sont chers,
+ l'homme (que ces liens ne pousseraient pas au travail) doit être
+ enfoncé bien avant dans l'égoïsme, ou étrangement égaré loin de
+ la réflexion[647].»
+
+ [Note 647: _To Mrs Dunlop_, 22nd March 1787.]
+
+On voit d'après cela qu'il vivait toujours dans l'indécision. Il
+nourrissait vaguement le désir d'être un poète national. Il semble
+même qu'il s'y glissât en lui une idée d'être délivré de la routine
+des affaires. Comme il était à prévoir, ce projet plusieurs fois
+écarté finit par triompher à la fin d'avril. Il annonce au Dr
+Moore[648] qu'il va faire quelques pèlerinages sur le sol classique de
+la Calédonie, et, au commencement de mai, il se prépare à retourner en
+Ayrshire en suivant les _Borders_. À cet effet, il acheta à Édimbourg
+une jument qui deviendra une figure familière de son histoire. Il
+l'appela Jenny Geddes. C'était le nom de la vieille marchande
+d'herbes, de la vieille virago de St.-Giles. La Jenny Geddes de Burns
+semble avoir été d'un tempérament moins irascible; elle vécut
+amicalement avec son maître pendant des années.
+
+ [Note 648: _To Dr John Moore_, 23rd April 1787.]
+
+
+II.
+
+L'ÉTÉ DE 1787.
+
+LE VOYAGE DES BORDERS.
+
+Il quitta Édimbourg le 5 mai 1787, en compagnie d'un de ses nouveaux
+amis, Robert Ainslie, dont le père était fermier dans les environs de
+Dunse. Son intention était de s'en retourner à Mossgiel, en parcourant
+le pays qui s'étend, de Berwick à Carlisle, le long de la frontière
+anglaise, et qui est si connu dans la poésie et l'histoire d'Écosse
+sous le nom de _Borders_. Il voulait faire, disait-il, «quelques
+pèlerinages sur le sol classique de la Calédonie». Il se proposait,
+sans doute, d'y rechercher des inspirations poétiques, des scènes,
+des souvenirs, dont il pût faire son profit. Il n'est pas sans
+intérêt, pour l'étude de ses préférences d'esprit et en même temps
+pour la notation exacte de son état d'âme, de voir ce qu'il a su
+retirer, pendant ce voyage, soit des aspects de la nature, soit des
+associations humaines qui y sont mêlées.
+
+Le pays qu'il allait visiter possède un grand charme tranquille et
+mélancolique[649]. Il n'est pas très puissant ni très mouvementé;
+c'est une région de collines et de montagnes moyennes, arrondies par
+l'usure de glaciers disparus. Elle s'étend, avec l'allure des hauts
+plateaux[650], en calmes ondulations liées les unes aux autres, qui se
+rencontrent, se coupent ou se marient, en courbes sereines et
+harmonieuses. Le paysage se prolonge de tous côtés, uniforme, partout
+semblable à lui-même et cependant partout séduisant; indéfiniment il
+s'enfuit d'un même rhythme large et noble et, à peu près à égale
+hauteur, pousse jusqu'au fond du ciel la houle paisible de ses cimes.
+Ces montagnes souples s'abaissent vers les vallées, en descentes très
+douces, en inclinaisons molles et coulantes, en fléchissements sans
+heurt, en plis traînants. La forme de la contrée est très apparente,
+car rien ne l'interrompt ni ne la recouvre. Un de ses caractères est
+l'absence de toute haute végétation; les bois sont ramassés dans le
+fond des vallées plus importantes; ailleurs, peu ou pas d'arbres, sauf
+quelques bouquets de bouleaux et de mélèzes semés sur les plus basses
+pentes. On a, dans son ampleur, la beauté des paysages nus, à grandes
+lignes maîtresses qui se déroulent dans le ciel, y mettant un
+mouvement lorsqu'il est pur et immuable, y mettant un repos lorsqu'il
+est rempli de la mobilité des nuées.
+
+ [Note 649: Pour le caractère général du paysage des Borders,
+ nous avons contrôlé et éclairé nos impressions personnelles
+ par celles d'écrivains qui ont parlé magistralement de ce
+ pays. Il faut lire,--pour la partie physique, l'admirable
+ livre de Archibald Geikie: _The Scenery of Scotland, viewed
+ in Connection with its physical Geology_, où les qualités de
+ l'écrivain égalent celles du savant;--pour la partie
+ littéraire et poétique, le très beau livre de John Veitch:
+ _The History and Poetry of the Scottish Border, their main
+ features and relations_, où il y a des pages d'un véritable
+ amant et connaisseur de la nature.--Il y a, dans les
+ _Recollections of a Tour made in Scotland, AD. 1803_, de
+ Dorothy Wordsworth, des pages d'un sentiment exquis.--Relire
+ en même temps les poèmes écossais de Wordsworth, et, bien
+ entendu, noter les traits descriptifs des vieilles ballades
+ qui sont toujours d'une grande justesse et d'une grande
+ force résumante.]
+
+ [Note 650: Voir sur ces traits géologiques, A. Geikie.
+ _Scenery of Scotland_, chap. XIII.]
+
+Ce calme des contours est, en outre, soutenu par la monotonie de la
+coloration. Des bruyères, des fougères, des genêts, une herbe rude et
+unie, des mousses semblables à des velours bruns ou verts, recouvrent
+les pentes, de larges teintes adoucies et voisines, qui laissent,
+selon l'expression de Geikie, toute leur valeur aux modulations du
+terrain[651]. Les couleurs changent avec les saisons; mais lors même
+qu'elles sont le plus vives, c'est-à-dire lorsque, vers l'automne, les
+bruyères s'empourprent, les fougères s'orangent et que les mousses et
+l'herbe deviennent rousses, ce sont encore des nuances passées,
+assorties en une richesse sobre et simple. On dirait seulement que le
+paysage a pris une somptueuse patine. Ainsi rien n'arrête, rien ne
+trouble l'âme dans ses rêveries, lorsqu'elle se livre à ces montagnes,
+et qu'elle s'abandonne à suivre ces cimes qui courent en lignes
+parallèles, se succèdent, montent, coulent, passent doucement de l'une
+à l'autre, en longues sinuosités belles et graves[652].
+
+ [Note 651: A. Geikie. _Scenery of Scotland_, p. 296.]
+
+ [Note 652: J. Veitch. _History and Poetry of the Scottish
+ Border_, p. 11.]
+
+Mais il faut pénétrer plus avant vers le coeur du pays, pour en
+découvrir l'attrait souverain. Il réside dans les hautes vallées
+désertes, où tournoie l'aigle et où songe le héron; son séjour est
+dans ces silencieux et verts amphithéâtres de pâturages, sur lesquels
+plane une paix solennelle. Pas une chaumière, une hutte; mais
+seulement, de toutes parts, des blancheurs paisibles de troupeaux de
+moutons; on croirait que les vers de Lucrèce, ces vers admirables où
+est l'âme des solitudes pastorales, ont été écrits dans ces lieux:
+
+ «Sæpe in colli, tondentes pabula loeta,
+ Lanigeræ reptant pecudes, quo quamque vocantes
+ Invitant herbæ, gemmantes rore recenti;
+ Et satiati agni ludunt, blandeque coruscant;
+ Omnia quæ nobis longe confusa videntur,
+ Et velut in viridi candor consistere colli[653].»
+
+ [Note 653: Lucrèce. Liv. II, 318.]
+
+Chacune de ces mille vallées a son cours d'eau dont l'histoire est
+pareille. Entre des mousses plus vives, un bouillon clair sourd, un
+ruisseau s'enfuit à travers l'herbe, court et scintille sous les
+bruyères, se brise et étincelle dans des rochers et plus loin
+disparaît, dans une gorge, entre des déchirures rougeâtres et des
+blocs gris, pour aller plus lentement rejoindre les prairies basses.
+Les vallons latéraux qui débouchent dans ces vallées ont tous aussi
+leur rivulet qui se divise en filets brillants. On dirait qu'un géant
+a laissé dans chacun de ces creux un rameau d'argent. Un murmure
+d'eaux s'exhale de cette solitude sans la troubler car il fait partie
+d'elle. Par instants, le bêlement des troupeaux se mêle à lui, en une
+voix partout éparse et plaintive. Et toujours la profondeur du ciel
+est occupée par les longues ondulations sérieuses des collines, qui
+deviennent plus légères plus elles sont lointaines et, à l'extrémité
+de l'horizon, sont tout à fait transparentes et bleues.
+
+Au charme mélancolique de la nature celui des souvenirs s'ajoute; et
+tous deux s'accordent[654]. Dans les vallées basses, le long des
+rivières, sont les ruines historiques. Là s'étend la ligne fameuse des
+abbayes de Melrose, de Kelso, de Jedburgh, de Dryburgh; là sont les
+vieux châteaux comme Roxburgh; les vieilles villes comme Berwick,
+Coldstream, Kelso, Jedburgh, Melrose, Selkirk, Peebles, célèbres dans
+l'histoire et dans la poésie écossaises. Mais surtout le pays est
+plein de la mémoire des luttes des Borders. Un des traits du paysage
+sont ces hautes tours carrées, désignées par le nom de _peels_, qui
+servaient de refuge et de repaire aux barons maraudeurs de cette
+frontière. Avec leur air menaçant, leurs murs massifs et nus, leurs
+étroites ouvertures, leurs meurtrières, leurs mâchicoulis, leur
+corbeille de fer fixée tout en haut du toit, dans laquelle on
+entassait de la tourbe et de la poix pour allumer la flamme d'alarme,
+le _bale-fire_, qui parcourait toute la contrée en une nuit,
+
+ Un drap de flamme, de la tour haute,
+ Flottait sur le ciel comme un drapeau sanglant,
+ Tout flamboyant et déchiré[655],
+
+les unes toujours intactes et fières, les autres fendues, croulantes,
+encore marquées de la trace noire des incendies, elles se dressent de
+toutes parts. Elles se sont emparées de tous les points propices. Il
+n'y a pas une crête, un promontoire de colline dans les vallées, un
+passage de route ou de sentier, qu'elles ne s'y soient installées;
+quelques-unes sont juchées sur des pics sans accès; d'autres
+cramponnées au bord des précipices, au-dessus de torrents; d'autres
+dissimulées dans des bois, ou sinistrement isolées au centre de
+marécages et de fondrières. Ces forteresses étaient habitées par
+d'étranges maîtres, en partie brigands, en partie soldats, en partie
+seigneurs. C'étaient les Elliots, les Armstrongs, les Turnbulls, les
+Rutherfords, les Scotts, les Homes, les Kerrs, race d'hommes
+désespérés, hardis, toujours en guerre avec les Anglais ou entre eux,
+toujours en coups de force, en alarmes. Leurs exploits étaient de
+partir le soir, de passer la frontière inaperçus, et de tomber, à dix,
+quinze lieues de là, sur une ferme, un hameau, dont ils enlevaient les
+bestiaux. La nuit était leur complice; c'est pourquoi la plupart
+avaient dans leurs armes des étoiles et la lune[656]. Quand le butin
+était fini et qu'il n'y avait plus rien au logis, un beau soir, en
+découvrant le plat, on y trouvait une paire d'éperons. On savait ce
+que cela voulait dire et on repartait en expédition. Ces hommes durs,
+presque aussi cruels que des Peaux-Rouges[657], vivaient dans la
+continuelle tension d'énergie, dans la force, la hâte et l'exigence
+impérieuse de sentiments, et aussi dans la suprématie d'âme, que
+développe, après tout, le risque même grossier mais continuel de la
+vie. C'étaient des existences sans poésie, mais où il y avait des
+heures intenses et poétiques. On voit ce qu'une pareille condition
+entraîne d'aventures, de traits de courage, de dangers, de querelles,
+de luttes entre familles, de vengeances longtemps poursuivies. Ces
+querelles, qui tenaient du duel, de l'escarmouche et de l'assassinat,
+n'étaient pas assez importantes pour créer un événement historique.
+Mais, de temps en temps, il sortait d'elles une de ces tragédies
+mémorables qui vont au fond des coeurs les plus durs y remuer la
+pitié.
+
+ [Note 654: Pour les souvenirs historiques ou légendaires et
+ pour les moeurs violentes des Borders voir l'_Introduction_
+ de Walter Scott: _Minstrelsy of the Scottish Border_.--Les
+ passages sur les Borders, dans les _Notices and Anecdotes
+ illustrative of Sir Walter Scott's novels_.--Le petit
+ opuscule intitulé: _An Account of the Borders_ dans le
+ _Chambers's Miscellany_.--Le chapitre IX du livre de Veitch:
+ _Features of Border Life and Character_.--Un article de
+ _l'Edinburgh Review_, de Juillet 1887: _Ettrick Forest and
+ the Yarrow_.--Gunnyon: _Scottish Life and History in Song
+ and Ballad_. Chap. IV.--J. Clark Murray: _The Ballads and
+ Songs of Scotland, in view of their influence on the
+ Character of the People._ Chap. IV: _The Border
+ Feuds._--Mais rien ne vaut l'impression produite par la
+ lecture des Ballades elles-mêmes, avec les notes historiques
+ qui indiquent les événements qu'elles rappellent.]
+
+ [Note 655: _The Lay of the Last Minstrel._ Canto III.]
+
+ [Note 656: Chambers. _Account of the Border_, p. 21.]
+
+ [Note 657: Prescott. _Essais de Biographie et de Critique,
+ les chants de l'Écosse_, tom. II, p. 64.]
+
+Aussi une quantité incroyable de poésie est née de ces horizons
+pensifs et de ces événements romanesques. C'est le district poétique
+de l'Écosse, à un titre bien plus vrai que le district des lacs ne
+l'est pour l'Angleterre. Car ici c'est une profusion de poésie
+anonyme, autochtone, sortie des entrailles mêmes de la terre. Elle a
+été créée par des centaines de poètes inconnus, enrichie par des
+milliers de récitations. Elle est vraiment populaire et collective,
+car, par cette séculaire et innombrable collaboration, elle contient
+l'émotion accumulée de ceux qui l'ont écrite et de ceux qui l'ont
+chantée. Sur tout le pays, elle est répandue. On a dit qu'il n'y a
+pas, dans cette partie de l'Écosse, un ruisseau ou une colline qui
+n'ait sa ballade ou sa chanson; et cela est vrai à la lettre. Toutes
+ces rivières, la Tweed, la Gala, la Teviot, la Jed, l'Ettrick, la
+Yarrow, dont le bruit clair emplit le pays, chantent également dans
+cette poésie. Chaque vallée, avec son caractère propre, possède sa
+poésie particulière: la molle et verte vallée de la Tweed a les
+chansons d'amour caressantes, doucement pastorales et pures; les
+gorges sauvages autour des sources de la Teviot et de la Reed, les
+sombres solitudes moussues de la Tarras et de la Liddell sont la scène
+des plus puissantes et des plus terribles ballades historiques; les
+retraites rêveuses de la vallée d'Ettrick ont des chants mystérieux et
+surnaturels[658]. Mais la poésie de toutes ces vallées semble se
+réunir dans la plus poétique d'elles toutes, dans l'harmonieuse, la
+triste, la douce, la tendre, la sévère Yarrow. Elle est le sanctuaire
+de cette région. Et qu'elle est digne de l'être! Elle a toutes les
+beautés, le charme méditatif de ses plus faibles pentes, l'austérité
+de ses deux lacs solitaires, où le ciel et les collines se reflètent
+comme en un métal poli[659], la terreur des hautes passes qui la
+séparent de la vallée de la Moffat, où «la queue de la jument grise»,
+tombant perpendiculairement de plus de trois cents pieds, se brise,
+gronde et gémit dans un enfer de rocs. Elle est pleine d'une poésie
+pathétique et tragique[660]. Il n'y a presque pas une pierre, pas un
+tertre qui n'en ait reçu une sorte de consécration. _Le gai Faucon_,
+_Murray l'outlaw_, _Willie est rare et Willie est beau_, la _Tragédie
+de Douglas_, les _Tristes vallons de Yarrow_, la _Lamentation de la
+veuve des Borders_, à ne prendre que les pièces capitales, ont leur
+scène dans ce petit val, sans parler de moindres chansons et
+d'imitations sans nombre. D'autres vallées sont presque aussi riches.
+On se rend compte de ce qu'il a dû fleurir, disparaître, renaître de
+poésie dans cet extraordinaire district, lorsqu'on a parcouru la
+_Minstrelsy des Borders Écossais_; surtout si l'on réfléchit que ce
+recueil a laissé à glaner, qu'il a été fait bien tard, que plusieurs
+de ces chansons ou ballades et des plus belles, lorsqu'elles furent
+trouvées, ne palpitaient plus que pour peu de jours sur les lèvres de
+quelque vieille femme cassée, toutes prêtes à mourir avec elle.
+Combien ont disparu de la sorte, avec la dernière âme qu'elles avaient
+charmée!
+
+ [Note 658: Voir sur les inspirations différentes selon le
+ caractère des vallées, le chap. XII du livre de Veitch,
+ particulièrement les pages 423-33.]
+
+ [Note 659: Voir une jolie description du lac St.-Mary, dans
+ l'Introduction au Chant II de _Marmion_.]
+
+ [Note 660: Voir, sur les charmes différents, un délicat et
+ juste passage dans les _Notices and Anecdotes illustrative
+ of Sir Walter Scott_, p. 151.--Veitch, p. 425-26.--La
+ lecture de Principal Shairp _The Three Yarrows_ dans ses
+ _Aspects of Poetry_--et l'exquis poème de Wordsworth,
+ _Yarrow visited_, qui pénètre plus que tout ce qui a été
+ écrit sur la Yarrow.]
+
+Sans doute cette poésie n'avait pas encore reçu sa large consécration
+littéraire; elle n'avait pas pris rang dans les bibliothèques comme
+une des plus originales anthologies populaires qu'il y ait. Elle était
+cependant bien connue en Écosse; et même elle était à la mode. La
+preuve en est dans les nombreuses imitations que le XVIIIe siècle en
+avait faites, bien avant le moment où Burns voyageait dans les
+Borders. Allan Ramsay avait donné l'exemple de ces imitations, bien
+que les siennes fussent froides et maniérées. Toute une série de menus
+poètes, Robert Crawford, Hamilton de Bangour, Julius Mickle, John
+Logan, avaient retrouvé, parfois dans quelques pièces seulement,
+parfois dans une seule, l'accent et la mélodie des vieilles
+ballades[661]. Ne sait-on pas que deux versions célèbres d'une
+ancienne ballade, les _Fleurs de la Forêt_, sont dues à deux jeunes
+filles, l'une Miss Jane Elliot et l'autre Miss Alison Rutherford, plus
+tard Mrs Cockburn, que nous avons vue, déjà âgée, accueillir Burns à
+Édimbourg? Elles avaient toutes deux, sans s'en douter, émues un jour
+par un refrain plaintif, donné deux chefs-d'oeuvre de sentiment
+simple, et enrichi de deux perles la poésie de leur pays[662]. Elles
+ne composèrent jamais rien d'autre. Ces deux charmantes pièces
+avaient, en réalité, été produites par le pur procédé de collaboration
+populaire: l'émotion de chanteurs successifs s'ajoutant à
+l'inspiration de l'auteur primitif. La seule différence est qu'ici le
+résultat fut imprimé au lieu d'être chanté, et que les collaborateurs
+furent découverts par la seule curiosité littéraire des temps, car
+Miss Rutherford et Miss Elliot avaient essayé de s'en cacher. Enfin la
+célèbre tragédie de _Douglas_ de John Home, que Burns, comme tous les
+Écossais, connaissait bien, était fondée sur une de ces ballades[663].
+Cette poésie était donc répandue et appréciée. Bien plus, elle était
+si active, si pleine de sève, si maîtresse des imaginations que, parmi
+des milliers d'autres, elle était en train de former, à ce moment
+précis, trois âmes qui devaient être entre les plus robustes et les
+plus riches de leur contrée.
+
+ [Note 661: Lire dans le chapitre XIII de Veitch: _Border
+ Poetry, Eighteenth Century_, le travail d'imitation des
+ anciennes ballades qui s'est fait pendant le siècle
+ dernier.]
+
+ [Note 662: Voir dans quelles circonstances ces chansons
+ furent composées: _Songstresses of Scotland_; tom. I: pour
+ Mrs Cockburn, p. 70-71, pour Miss Jane Eliot, p. 205-07.]
+
+ [Note 663: Alex. Carlyle. _Autobiography_, p. 233.]
+
+C'est par la poésie et le paysage des Borders que ce grand garçon,
+déjà savant, à qui Burns avait prédit un avenir d'homme, avait senti
+s'éveiller en lui le goût des choses d'autrefois. Il avait été élevé
+au pied d'un de ces vieux peels romantiques, bercé par les vieilles
+ballades. Et lui-même a raconté l'influence de ces spectacles et de
+ces récits sur son âme, dans des vers tout bondissants d'émotions
+enfantines.
+
+ Oui, l'impulsion poétique me fut donnée
+ Par la colline verte et le clair ciel bleu.
+ C'était une scène nue et sauvage,
+ Où des escarpements nus étaient empilés rudement;
+ Mais, ici et là, dans les intervalles,
+ Reposaient des touffes veloutées d'un vert adorable;
+ Et l'enfant solitaire connaissait bien
+ Les retraites où le murailler poussait,
+ Où le chèvrefeuille aimait à ramper
+ Sur le rocher bas et le mur ruiné.
+ Je pensais que ces recoins étaient le plus doux abri
+ Que le soleil vit dans tout son cours[664].
+
+ [Note 664: Walter Scott, _Marmion_. Introduction to Canto
+ III, _to William Erskine_.]
+
+Et en même temps il retrace les premières émotions que ce vieux
+_peel_, avec tous ses souvenirs guerriers, faisait naître en lui et
+qui peut-être ont déterminé le tour historique et romanesque de son
+génie.
+
+ Sans cesse, je considérais cette tour démantelée
+ Comme le plus puissant ouvrage de la force humaine,
+ Et je m'émerveillais, quand le vieux paysan
+ Enchantait mon esprit, par quelque conte
+ De maraudeurs qui, au grand galop,
+ Sortant du château éperonnaient leurs chevaux,
+ Pour renouveler dans le sud leurs rapines,
+ Bien loin, dans les lointaines Cheviot bleues.
+ Ils me semblait que les trompettes, les pas des chevaux
+ Faisaient encore retentir les arches brisées de l'entrée,
+ Que des visages farouches, cousus de cicatrices,
+ Regardaient par les barreaux rouilles des fenêtres;
+ Et sans cesse, au foyer d'hiver,
+ J'écoutais de vieilles histoires de joie et de peine,
+ Les détours des amants, la beauté des dames,
+ Les charmes des sorcières, les armes des guerriers[665].
+
+ [Note 665: Walter Scott, _Marmion_. Introduction to Canto
+ III.]
+
+L'enfant qui écoutait toutes ces choses était, on le sait, Walter
+Scott, et on comprend pourquoi il devait surtout rendre le côté
+historique et dramatique de cette poésie, dans ses longs poèmes, qui
+sont comme des ballades amplifiées et tournées au récit.
+
+Au moment même où Burns passait dans la vallée d'Ettrick, il y avait,
+parmi les bergers qui y gardaient les troupeaux, un garçon de dix-sept
+ans, aux yeux bleus clairs scandinaves, aux longs cheveux, gauche,
+rêveur, sauvage, presque farouche, en qui opérait également le charme
+de ces mêmes montagnes et de ces mêmes chansons. Sa vie, moins variée
+que celle de Burns, est peut-être plus étrange. Il n'avait été à
+l'école que jusqu'à apprendre à lire et à écrire en grosses lettres
+d'un demi-pouce, qui étaient plutôt de lourds dessins; mais il avait
+entendu raconter des aventures de fées, de lutins et d'elfes. Toute
+une mythologie légère avait pris demeure en sa tête, pendant ses longs
+isolements de pasteur. Les nuits immenses, tantôt calmes et
+mystérieusement bleuâtres, tantôt pleines des hurlements de l'orage et
+de la danse des éclairs; les crépuscules du matin et du soir, dans ce
+pays où les brouillards mêlés de lumières dissolvent le paysage, le
+font ondoyer et, au moindre coup de vent, le remuent, le déplacent, le
+rapprochent ou l'éloignent, le transforment, en changent les lignes,
+les nuances, en font un nuage féerique, une vision impalpable, un
+rêve; tout avait donné à ces histoires un royaume fait pour elles. Et
+dans cette atmosphère rêvait et se formait celui qui allait être le
+plus grand poète paysan que l'Écosse ait produit, après Burns. Car lui
+aussi a avoué qu'il devait sa poésie à cette influence.
+
+ Ô aimez le savoir mystique et sublime
+ Des histoires féeriques des anciens temps!
+ Je les ai apprises dans la glen solitaire,
+ Aux demeures les plus reculées des hommes,
+ Où jamais ne passait un étranger,
+ Par les nuits d'été et les jours d'hiver.
+ Pas un paysan, pas une chaumine;
+ Nous n'avions causerie qu'avec le ciel,
+ Avec les voix qui chantaient à travers les nuages,
+ Et les orages naissants autour de nous suspendus.
+ Oh, lady! Jugez si vous le pouvez,
+ Combien austère et vaste était le pouvoir
+ De thèmes comme ceux-là, quand les ténèbres tombaient,
+ Et que les vieillards à cheveux gris disaient leurs contes,
+ Quand les portes étaient barrées, que la vieille femme
+ S'occupait auprès de la flamme,
+ Qui, dans la fumée et l'obscurité, brillait
+ Sur des visages obscurs et perdus dans l'ombre.
+ Le bêlement de la chèvre de montagne, là-bas,
+ Qui tremblotant arrivait des rochers,
+ Les échos du roc, le ruisseau fougueux,
+ La cataracte gonflée, le bois gémissant,
+ Le murmure vague et mêlé,
+ Voix du désert qui n'est jamais muette,
+ Tout cela a laissé dans ce coeur
+ Un sentiment que la langue ne peut rendre,
+ Une flamme étrange et non terrestre,
+ Quelque chose qui n'a pas de nom[666].
+
+ [Note 666: James Hogg. _The Queen's Wake._]
+
+Ce jeune berger, à qui Burns aurait pu parler, était James Hogg, le
+berger d'Ettrick. Et on comprend également pourquoi celui-ci devait
+rendre mieux qu'aucun autre poète, avec une grâce, une force de vue
+fantastique tout à fait supérieures, la partie magique et merveilleuse
+de cette poésie. Sa _Veillée de la Reine_, avec ses exquises histoires
+de _Kilmeny_, de la _Sorcière de Fife_, de _l'Abbé de Mac Kinnon_ sont
+aux ballades surnaturelles des Borders ce que les poèmes de Walter
+Scott sont aux ballades romanesques.
+
+En même temps, dans une petite paroisse de la vallée de la Teviot, un
+gamin d'une douzaine d'années ressentait la beauté de ce pays. C'était
+John Leyden, l'ami de Walter Scott, un esprit puissant et singulier
+qui absorbait toutes les sciences, et qui devait mourir à Java, à
+l'âge de trente-six ans, au moment où il devenait un grand
+orientaliste. «Cet homme extraordinaire, né dans une chaumine de
+berger, dans une des plus sauvages vallées du Roxburgshire et, bien
+entendu, presque entièrement instruit par lui-même, avait, avant
+d'avoir atteint sa dix-neuvième année, confondu les docteurs
+d'Édimbourg par son épouvantable masse de savoir dans presque tous les
+départements de la science. Il se moquait de la plus extrême pénurie
+ou plutôt il n'avait jamais eu conscience qu'elle pût être un
+obstacle; car du pain et de l'eau, l'accès aux livres et aux cours,
+comprenaient tout ce que renfermaient ses souhaits; et ainsi, il
+travaillait et frappait aux portes d'une science après une autre,
+jusqu'à ce que son indomptable persévérance emportât tout devant lui.
+Et cependant avec cette sobriété monacale, cette dureté de fer du
+vouloir, tout en déroutant ceux qui l'entouraient par des façons et
+des habitudes dont il était difficile de dire si elles étaient celles
+d'un maraudeur de frontière ou d'un écolier du temps jadis, il avait
+le coeur d'un poète[667]». Et ce coeur de poète s'était formé au
+commerce de ces vallons et des vallées. Lui-même le dit dans un
+passage d'une délicatesse achevée, tout tremblant d'une brise de
+poésie gracieuse, comme un des peupliers dont il parle.
+
+ [Note 667: Lockhart. _Life of Sir Walter Scott_, chap. X:
+ _John Leyden._--Voir aussi le _Memoir of John Leyden_ par
+ Walter Scott.]
+
+ Vous aimables vallées, qui avez eu mes premiers regards!
+ Comme votre sourire était doux quand les charmes de la nature renaissaient,
+ Vert était son vêtement, brillant, frais et tiède...
+ Quand je songe, ma première vie me revient,
+ La première ardeur de la jeunesse bat dans mon sein.
+ Comme une musique fondue dans un rêve d'amant,
+ J'entends la chanson murmurante de la rivière Teviot;
+ Les rayons plissés étendus sur les eaux
+ Peignent une lune plus pâle, un ciel plus faible;
+ Tandis qu'à travers les rameaux renversés des aunes
+ Scintillantes les étoiles brillent d'un éclat verdâtre.
+
+ Sur ces belles rives, tes anciens bardes,
+ Ô enchanteresse rivière! ne versent plus leurs chants émus;
+ Mais leurs harpes invisibles, suspendues aux peupliers,
+ Soupirent encore les doux airs qu'elles apprirent jadis,
+ Et celui qui foule d'un pied religieux le sol,
+ Vers minuit solitaire, entend leur son argentin,
+ Quand les brises de la rivière agitent leurs ailes cotonneuses
+ Et éventent légèrement leurs cordes sauvages et enchantées.
+
+ Celui qui d'une main terrestre aspire, confiant et hardi,
+ À tenir la harpe aérienne des anciens bardes,
+ À couronner son front de la couronne sacrée de lierre,
+ Et à mener le choeur plaintif des morts,
+ Que celui-là, au pied des peupliers, éparpille chaque nuit
+ Les feuilles pointues du saule d'un glauque pâle,
+ Qu'il évite de lever les yeux, obstinément détournés,
+ Quand autour de lui s'épaississent les soupirs de fantômes invisibles
+ Et que sur sa tête solitaire, comme des abeilles en été,
+ Les feuilles mues d'elles-mêmes tremblent sur les arbres.
+ Quand les premiers rais du matin tombent tremblants sur la rive,
+ Alors c'est le moment d'étendre sa main audacieuse,
+ Et d'arracher au pâle peuplier incliné
+ La harpe magique de l'ancienne vallée de la Teviot[668].
+
+ [Note 668: John Leyden. _Scenes of Infancy_, part. I.]
+
+Avant de partir pour les Indes, il publia un volume de vers, _Scènes
+d'Enfance_, consacré à ce pays des Borders. Il avait surtout été
+frappé par le paysage, là où il est plus souriant et plus plaisant; sa
+note particulière est de l'avoir rendu, dans une suite de tableaux,
+avec un mélange d'exactitude familière et d'anoblissement, qui fait
+penser en même temps à Cowper et à Thomson.
+
+Ainsi, au moment même où Burns visitait les Borders, il y avait là une
+masse de poésie agissante, vivante, non seulement capable de réjouir,
+de consoler des milliers d'âmes simples et de mettre des instants de
+beauté ou de pitié dans des bergers, des filles de ferme, des gardeurs
+de vaches, des laboureurs, mais encore elle était occupée à former la
+chaîne et la trame d'âmes d'élite, qui déclarèrent ensuite qu'elles
+n'avaient rien en elles de meilleur que ces premiers souvenirs. Cette
+poésie personne encore ne l'avait recueillie. Une douzaine d'années
+plus tard, on allait voir un homme infatigable, tantôt à cheval,
+tantôt dans un phaéton construit exprès pour pénétrer dans des
+endroits qui n'avaient jamais vu de voiture[669], on allait voir cet
+étrange voyageur parcourir le pays en tous sens, s'enfoncer au fond
+des vallées invisitées, faire chanter les fermiers à la fin de repas
+où il leur tenait tête, demander aux vieilles gens décrépites un
+effort de mémoire et de faire revivre un instant les chansons qui les
+avaient bercées jadis, aller trouver les bergers, réunir de tous côtés
+des strophes, des fragments, des ballades, des chansons, et faire un
+trésor de cette poésie répandue et anonyme. C'était Walter Scott. Les
+deux premiers volumes de la _Poésie populaire des Borders_ furent
+publiés en 1802.
+
+ [Note 669: Lockhart. _Life of Sir Walter Scott_, chap. X.]
+
+Burns était parti en disant qu'il allait faire «un pélerinage au sol
+classique» de la poésie écossaise. Ces mots pouvaient faire croire qu'il
+allait pénétrer dans cette région, sinon préparé à en ressentir tout le
+charme pittoresque, du moins désireux de le découvrir et disposé à en
+étudier les souvenirs poétiques. Dès qu'on ouvre le journal qu'il a tenu
+de son voyage, la déception est grande. Il semble que le paysage qui
+devait fournir à Wordsworth de si profondes et si divines contemplations
+n'ait pas été aperçu. À peine quelques notations fugitives et sommaires,
+qui ne dépassent pas les impressions d'un voyageur quelconque[670]. «Les
+collines de Lammermoor misérablement désolées, mais par moments très
+pittoresques[671]».--«Superbe rivière la Tweed, claire et majestueuse,
+beau pont[672]». Il remonte jusqu'à Selkirk, cette rêveuse et attirante
+vallée de l'Ettrick où James Hogg se formait dans des visions de paysage
+féeriques; et ces rives, sur lesquelles soupire l'âme même des Borders,
+ne lui inspirent que ces mots: «toute la contrée aux alentours, sur la
+Tweed comme sur l'Ettrick, remarquablement pierreuse[673].» Tant de
+vieilles villes, si jolies de situation, si pittoresquement étalées au
+bout de leur pont, autour de ruines si vénérablement historiques: Kelso,
+au pied de sa vieille tour, Berwick avec son air de forteresse, Melrose
+où la vallée de la Tweed s'élargit, et Jedburgh sur sa basse éminence
+dominée par sa tour conventuelle, passent presque inaperçues. «Déjeuné à
+Kelso, charmante situation de Kelso, beau pont sur la Tweed, vue et
+perspectives enchanteresses des deux côtés de la rivière,
+particulièrement du côté écossais[674]».--«Charmante situation
+romantique de Jedburgh, avec des jardins, des vergers, mélangés aux
+maisons, belles vieilles ruines, une cathédrale jadis magnifique et un
+château-fort. Toutes les villes ici ont une apparence de vieille et rude
+grandeur, mais les habitants sont extrêmement paresseux[675].» Ce
+passage est de beaucoup le plus explicite et il a de la justesse de coup
+d'oeil. On sent que le souci d'observer et l'attention seuls ont fait
+défaut. À quelques milles de là, il visite ce coin renommé de pays où,
+dans des paysages éclatants alors des frondaisons de mai, se trouvent
+les vieilles abbayes du roi David; la massive abbaye de Dryburgh, si
+calme dans sa péninsule boisée, et cette merveilleuse abbaye de Melrose,
+si exquise, si fine, si parfaite et d'un travail si achevé dans sa
+pierre d'un rouge pâle. C'est elle qui devait, à quelques années de là,
+faire écrire à Walter Scott ses plus beaux vers[676]. Voici tout ce que
+ces nobles architectures inspirent à Burns: «visité Dryburgh, une
+ancienne belle abbaye ruinée, traversé la Leader et remonté la Tweed
+jusqu'à Melrose, y dîne et visite cette ruine glorieuse et au loin
+renommée[677]». Les endroits rendus célèbres par les ballades et les
+chansons ne ressortent guère davantage. Rien de ce qui est spécial à
+cette région, rien du charme des sites ou des souvenirs n'y apparaît.
+
+ [Note 670: Les extraits qui suivent, sont tirés du _Journal_
+ tenu par Burns pendant ce voyage. Nous y renvoyons une fois
+ pour toutes.]
+
+ [Note 671: May 5, 1787.]
+
+ [Note 672: Monday 7th.]
+
+ [Note 673: Sunday 18th.]
+
+ [Note 674: Tuesday 8th May.]
+
+ [Note 675: Wednesday 9th.]
+
+ [Note 676: On connaît le passage célèbre de Walter Scott sur
+ Melrose, au début du chant II du _Lay of the Last
+ Minstrel_.]
+
+ [Note 677: Sunday 18th.]
+
+En revanche on y trouve, pressés les uns contre les autres, une
+quantité de coups de crayons, de petits croquis, de portraits en une
+ligne, rendus par une épithète ou deux, de toutes les personnes avec
+lesquelles il se trouva en rapports pendant ces quelques semaines.
+C'est un point intéressant et nous verrons les indications qu'on peut
+en tirer sur les préférences et les préoccupations de l'esprit de
+Burns. Mais ces observations humaines eussent pu être faites aussi
+bien à Édimbourg ou partout ailleurs; elles ne rentraient pas dans
+l'objet de son voyage.
+
+De beaucoup la plus large place en ces pages est prise par de
+vulgaires récits d'amourettes, pas même d'amourettes, d'intrigues
+ébauchées, de flirtages d'une demi-journée. C'est presque uniquement
+un jeu égoïste qui s'amuse, pour la distraction d'un soir, à jeter un
+peu de trouble dans le coeur et le souvenir de petites provinciales
+éblouies. Il sait qu'il ne les reverra plus le lendemain. Qu'importe?
+Il ne résiste pas à la tentation. On dirait qu'après la contrainte
+d'Édimbourg, son coeur, heureux de se sentir les coudées franches, ait
+eu besoin de prendre à tort et à travers ses ébats. «Mon coeur se
+dégèle et se fond en plaisir, après avoir été si longtemps gelé dans
+la baie de Groenland de l'indifférence, au milieu du bruit et de la
+sottise d'Édimbourg[678]». Il se trouvait au milieu de demoiselles, de
+bourgeoises de petites villes, de filles de gros fermiers, avec
+lesquels sa situation nouvelle le mettait de plain-pied. Il se sentait
+à l'aise, reprenait son assurance, ses procédés habituels de
+galanterie, retrouvait presque ses succès de village. Dès qu'il touche
+à cette veine il est intarissable.
+
+ [Note 678: Wednesday 9th May.]
+
+ «Miss Lindsay, une aimable fille de belle humeur: un peu courte
+ et de l'_embonpoint_[679] mais belle et extrêmement gracieuse, de
+ beaux yeux noisette, pleins de vivacité et étincelants d'une
+ délicieuse humidité, un visage attrayant, un _tout ensemble_[679]
+ qui déclare qu'elle appartient au premier rang des esprits
+ féminins.... Après plusieurs efforts malheureux, je parviens à
+ secouer Mrs et Miss--, à me dégager d'elles et je trouve le moyen
+ de prendre le bras de Miss Lindsay. Miss semble satisfaite que ma
+ barderie l'ait distinguée et, après quelques légers scrupules que
+ je pouvais suivre aisément, elle se rit du bavardage autour de
+ nous et aimablement me permet de garder ce que j'ai pris; puis,
+ quand la cérémonie de ma présentation au Dr Sommerville nous eut
+ séparés, elle fit la moitié du chemin pour que je reprisse ma
+ situation.--_Nota Bene._ Le poète est à deux doigts d'être
+ infernalement amoureux; je crains bien que mon coeur soit presque
+ autant en amadou que jamais[680].»
+
+ [Note 679: En français.]
+
+ [Note 680: Wednesday 9th.]
+
+Quand, au bout de deux jours, il est forcé de partir, il se répand en
+regrets. «Douce Isabella Lindsay, puisse la paix habiter votre coeur,
+interrompue seulement par les battements tumultueux de l'amour
+extasié! Cet oeil qui allume l'amour doit rayonner pour un autre, et
+ce corps gracieux doit mettre le bonheur dans d'autres bras et non
+dans les miens[681]». Mais à quelques jours de là, il a tout oublié:
+«Les Miss Grieves, très excellentes filles. Mon coeur de barde a reçu
+un coup de brosse de Miss Betsey[682]». Deux jours après: «Trouvé Miss
+Ainslie, l'aimable, la judicieuse, la gaie, la douce Miss Ainslie,
+toute seule à Berrywell. Pouvoirs célestes, qui connaissez la
+faiblesse des coeurs humains, soutenez le mien! Quel bonheur il faut
+que je voie pour me rappeler seulement que je ne dois pas le
+goûter[683]!». Ailleurs, il est invité à dîner chez un clergyman, et
+voici les réflexions qu'il emporte du repas: «Mr Burnside, le
+clergyman, est un homme dont je me souviendrai toujours avec
+reconnaissance; et sa femme, Dieu me pardonne! j'ai presque enfreint
+le dixième commandement, à cause d'elle. Simplicité, élégance, bon
+sens, douceur de caractère, bonne humeur, bienveillante hospitalité,
+tels sont les éléments de ses façons et de son coeur; bref...mais si
+je dis un mot de plus sur elle, je vais en tomber aussitôt
+amoureux[684]». Ailleurs, il écrit à un ami. «J'ai rencontré deux
+belles filles; en particulier l'une d'elles, une belle fille, étoffée,
+l'air confortable, bien habillée et jolie, l'autre un beau brin de
+fille à la jambe fine, droite, bien prise, d'un visage agréable, aussi
+gaie qu'un linot sur une épine fleurie, aussi douce et modeste qu'une
+violette fraîche éclose dans un bois de noisetiers. Elles ont fait en
+moi un tel diable de ravage que, si on retournait mes viscères, on
+trouverait deux encoches dans mon coeur, comme la marque d'un couteau
+sur une tige de chou[685]». D'autres fois, ce sont des aventures plus
+grossières, des rencontres de grand'route, des acoquinements
+d'auberge, entamés et menés en peu d'heures, des intrigues au gros
+sel, où le casse-coeurs de village apparaît, avec je ne sais quelle
+entreprise rusée et quelle vulgarité de paysan allumé par la boisson.
+
+ [Note 681: Friday 11th.]
+
+ [Note 682: Sunday 20th.]
+
+ [Note 683: Tuesday 22nd.]
+
+ [Note 684: Ceci est d'une lettre _To William Nicol_, 18th
+ juin 1787.]
+
+ [Note 685: _To William Nicol_, 31st May 1787.]
+
+ Rencontré en chemin une aventure assez étrange et romanesque,
+ avec une fille et sa soeur mariée. La fille, après quelques
+ ouvertures de galanterie de ma part, me voit un peu pris de la
+ bouteille et offre de me piper dans quelque affaire de
+ Gretna-Green. Moi, qui ne suis pas aussi niais qu'elle l'imagine,
+ je prends rendez-vous avec elle, en manière de _vive la
+ bagatelle_[686], pour nous entendre à ce sujet quand nous
+ arriverons à la ville. Je l'y retrouve et je lui donne un coup de
+ brosse de caresses et une bouteille de cidre; mais trouvant
+ qu'elle s'est _un peu trompée_[686] sur l'individu, elle
+ file[687].»
+
+ [Note 686: En français.]
+
+ [Note 687: Tuesday. 31st May.]
+
+Il était alors en effet à peu de distance de Gretna-Green, le village
+fameux par ses mariages clandestins. C'était, en venant d'Angleterre,
+le premier endroit de halte après avoir franchi la frontière. En
+Angleterre, les mariages exigeaient le consentement des parents ou
+tuteurs, la publication de bans, la présence d'un prêtre, une
+publicité, toutes sortes d'obstacles et de retards. La loi écossaise,
+plus large, ne demandait qu'une déclaration mutuelle de mariage
+échangée en présence de témoins, ou un engagement écrit; c'est, on
+s'en souvient, ce dernier mode qui avait, pendant quelques jours, uni
+Burns à Jane Armour et que le père de celle-ci avait détruit. Les gens
+de Gretna-Green avaient su se faire une industrie profitable de
+mariages improvisés. Les couples arrivaient et trouvaient tout ce
+qu'il fallait pour une union immédiate, car ils étaient parfois
+poursuivis de très près. L'industrie était très florissante dans la
+seconde moitié du dernier siècle. Pennant, le voyageur, qui avait
+visité le village un peu avant l'époque du voyage de Burns, en a
+laissé une amusante description: «Entrons de nouveau en Écosse par un
+petit pont sur la Sark, et peu après nous nous arrêtons au petit
+village de Gretna, si bien connu des aventuriers matrimoniaux. Ici le
+jeune couple peut être instantanément uni, par un pêcheur, un
+menuisier, un forgeron, qui accomplissent la cérémonie pour une
+rémunération qui va de deux guinées à un verre de whisky; mais le prix
+est généralement fixé d'après les renseignements donnés par les
+postillons de Carlisle, qui sont payés par l'un ou l'autre des
+dignitaires sus-mentionnés. Si la poursuite des parents est trop
+ardente, on conseille au couple effarouché de se glisser dans un lit
+et, dans cette situation, on les montre aux poursuivants, qui
+n'insistent plus... L'endroit se distingue de loin par un groupe de
+sapins, le bosquet de Cythère du lieu. J'eus la curiosité de voir le
+grand-prêtre qui m'apparut sous la forme d'un pêcheur, en surtout
+bleu, avec une grosse chique de tabac dans la bouche. L'un d'entre
+nous feignit d'être venu pour reconnaître la place, et lui demanda son
+prix; après nous avoir considérés attentivement, il le laissa à notre
+générosité[688]». Quelle fin c'eût été pour le pélerinage poétique! Ce
+sont là des enfantillages sans portée et sans gravité. Ils n'ont
+d'intérêt qu'autant qu'ils marquent l'absence de préoccupations
+sérieuses, et dignes de ce voyage que d'autres poètes devaient faire
+avec tant de gravité, de vénération et de profit. À coup sûr, la
+relation de ces plates aventures occupe matériellement plus de place
+dans le journal de Burns que les notes sur les sites ou les poèmes.
+Sans entrer dans des détails Lockhart dit: «Le Dr Currie a publié
+quelques extraits du _Journal_ tenu par Burns pendant cette excursion,
+mais ils sont pour la plupart très triviaux[689].»
+
+ [Note 688: Pennant. _Second Tour in Scotland, Performed in
+ the Year, 1772._]
+
+ [Note 689: Lockhart. _Life of Burns_, p. 146.]
+
+ * * * * *
+
+Il convient de dire que ce tour fut fait dans de détestables
+conditions. Ce fut un triomphe, mais une espèce de triomphe
+provincial. L'ivresse en était bruyante et épaisse. Burns avait débuté
+par les gens qui l'admiraient pour ses oeuvres, et dont l'admiration
+contenait cette part de critique exacte qui en fait le titre; il était
+maintenant au milieu de gens qui l'admiraient sur sa réputation et le
+flattaient sans discernement. Quand on passe de ceux qui font la
+renommée à ceux qui l'acclament, on peut être plus étourdi mais on
+goûte un plaisir moins délicat. Il avait touché à Édimbourg le plus
+précieux de sa gloire, en quelques pièces d'or sans alliage et en une
+quantité de fines pièces d'argent; ce qu'il en recevait maintenant
+n'en était que l'appoint en monnaie de billon. Hormis quelques hommes
+distingués, comme Brydone, le voyageur, dont la femme, très accomplie,
+était la fille du Dr Robertson[690], ou encore le Dr Sommerville,
+l'historien et pasteur à Jedburgh[691], il ne se trouva mêlé qu'à une
+classe de braves gens, francs, bons vivants, heureux de le fêter à
+leur guise, mais dont l'enthousiasme se manifestait surtout par des
+réjouissances matérielles. Ce fut une bousculade de réceptions, de
+présentations, de toasts, d'exhibitions, toutes les corvées de la
+réputation. À Jedburgh, les magistrats lui présentent le droit de
+bourgeoisie, et il veut payer, en dépit de tout, le vin
+d'honneur[692]. À Eyemouth, la loge maçonnique le nomme
+grand-maçon[693]. À Dunbar, il est reçu par le prévôt de la
+ville[694]. Partout où il arrive, on rassemble vivement les
+notabilités, le clergyman, le notaire, le médecin, les gros bonnets,
+les capitaines retraités, des lieutenants en congé, les riches
+propriétaires des alentours. On le conduit en voiture voir les sites
+des environs[695]. On lui montre, pour lui faire honneur, les
+curiosités du pays. «Miss Lindsay et moi, allons voir Esther, une
+femme très extraordinaire pour réciter de la poésie de tout genre et
+qui parfois fait elle-même des rimailles écossaises. Elle peut répéter
+par coeur presque tout ce qu'elle a lu, en particulier l'Homère de
+Pope d'un bout à l'autre, a étudié Euclide toute seule et, en un mot,
+est une femme d'une intelligence extraordinaire. En causant avec elle,
+je la trouve tout à fait égale au portrait qu'on m'en avait fait. Elle
+est très flattée que je l'aie fait demander et de voir un poète qui a
+publié un livre, comme elle dit[696].» Les curiosités sont très
+hétéroclites, il faut tout voir. «Vais à Dunse voir un fameux couteau
+fabriqué par un coutelier d'ici pour être offert à un prince
+italien[697].» Lui-même, on le montre comme un objet de curiosité; «Il
+(son hôte) me mène faire visite à Miss Clarke, demoiselle, selon
+l'expression écossaise, passable encore, mais pas battant neuf, femme
+intelligente, avec des prétentions supportables à l'observation et à
+l'esprit; l'âge a fait fleurir le bourgeon rougissant de la timide
+modestie en une fleur de tranquille assurance. Elle désirait voir
+quelle espèce de _rare spectacle_ est un auteur et en même temps lui
+faire savoir que Dunbar, quoique petite ville, n'est pas dépourvue de
+personnes d'esprit[698]». Quoi encore? De vieilles demoiselles font
+cercle autour de lui et l'accaparent. Il inspire des passions, il fait
+des ravages, il surexcite des Dulcinées.
+
+ [Note 690: Monday 7th, May.]
+
+ [Note 691: Wednesday, May 9th.]
+
+ [Note 692: Friday 11th.]
+
+ [Note 693: 9th May. Voir la délibération de la Loge dans
+ Chambers, tom. II, p. 83.]
+
+ [Note 694: Sunday 20th.]
+
+ [Note 695: Tuesday 15th.]
+
+ [Note 696: Friday 11th.]
+
+ [Note 697: Thursday 17th.]
+
+ [Note 698: Sunday 20th.]
+
+ Miss ---- veut m'accompagner à Dunbar, afin de faire parade de
+ moi comme de son amoureux, chez ses parents. Elle monte un vieux
+ cheval de chariot, aussi immense et maigre qu'une maison; une
+ vieille selle de femme, toute rouillée, sans sous-ventrière et
+ sans étrier, mais attachée avec une vieille sangle de torche;
+ elle-même aussi belle que ses mains ont pu la faire, en amazone
+ couleur crème, chapeau et plume, etc. Moi, confus de ma
+ situation, je galope comme le diable et je la mets presque en
+ pièces en la faisant secouer par son vieux pur sang; je me
+ débarrasse d'elle en refusant d'aller voir son oncle avec
+ elle[699].
+
+ [Note 699: Sunday 20th.]
+
+Pauvre Burns! la galante chevauchée! poursuivi par une amazone fagotée
+en crème, et qui grimace, horriblement secouée et houspillée sur sa
+haridelle, il court à lui disloquer les os ou à lui rompre le col,
+ventre à terre, mâchonnant des jurons dans la crinière de Jenny
+Geddes. Mais l'inexorable apparition est toujours derrière lui, avec
+un cliquetis de ferraille, de grands fouettements de plis jaunâtres et
+l'agitation du panache; il sent planer sur son dos cette Euménide
+ensafranée! C'est un spectacle presque aussi excellent que celui de la
+fuite de Tam de Shanter.
+
+Encore si tous ces tiraillements ne représentaient qu'un peu d'ennui
+et pas mal de temps perdu. Le plus grave était une suite de repas, un
+tourbillon de déjeuners, de dîners, de festins, dans une cohue
+d'amphitryons qui changeaient jusqu'à trois fois par jour. À Kelso, à
+Dunse, le club des fermiers lui offre un banquet[700]; on imagine,
+d'après ce qu'on sait des dîners de professeurs et de clergymen, ce
+que devaient être ceux de fermiers riches, de gentilshommes
+campagnards. Walter Scott, qui avait pourtant une tête de fer, en sut
+quelque chose plus tard, quand il parcourut ce pays pour y faire ses
+recherches. Que dans ces agapes plantureuses Burns se soit laissé
+aller, que les fêtes lui aient monté à la tête, c'est une chose
+manifeste. Eh dehors de son journal, on n'a guère de lui, pendant ces
+jours-là, que deux ou trois billets et une seule lettre; on comprend
+qu'il n'avait pas le temps d'écrire. Dans un de ces billets écrit le
+17 mai, un jour qui, si on se reporte à son journal, semble avoir été
+des plus calmes, il dit: «Je vous écris ceci, étant complètement gris,
+par conséquent ce doit être les sentiments de mon coeur[701]»; et dans
+la lettre écrite le 31 mai, à son arrivée à Carlisle: «J'avais
+commencé à vous écrire une longue lettre, mais Dieu me pardonne, je me
+suis si notoirement encrapulé aujourd'hui après dîner, que je peux à
+peine me traîner ça et là[702].» Il faut noter avec tristesse ces
+confessions; ce sont les premiers parmi ces aveux d'ivresse qui
+deviendront plus fréquents. Hélas!
+
+ [Note 700: Friday 11th.]
+
+ [Note 701: _To Peter Hill._ May 17th 1787.]
+
+ [Note 702: _To William Nicol_, 31st May 1787.]
+
+ * * * * *
+
+Combien cependant il était souhaitable que ce voyage exerçât sur lui
+une influence! Il avait besoin, précisément à cette passe de sa vie,
+de quelque chose qui modifiât sa condition intérieure, d'un de ces
+changements, secousse ou inertie, qui rompent ou relâchent une suite
+mal engagée de sentiments. Il était parti d'Édimbourg dans un mauvais
+état moral: aigri, mécontent et, sans qu'il sût très nettement à quel
+propos, portant en lui un amas de colère. Il n'y a pas de meilleur
+remède, à ces maladies d'un coeur enfermé en soi-même, qu'un de ces
+voyages qui aèrent l'esprit et en renouvellent l'atmosphère. Quelques
+semaines de solitude dans la souveraine tranquillité des choses,
+quelques-unes de ces journées qui font descendre en nous une paix
+fraîche--et il avait connu de ces journées-là--lui auraient été
+doublement salutaires. Car leur bienfait est double: tandis que la
+grandeur des spectacles, en se développant autour de nous, rapetisse
+les plus vastes aventures humaines, et réduit nos propres agitations à
+un frémissement de bouleau; cette inévitable pacification se fait à
+travers un calme physique ou plutôt commence par lui et gagne le
+dedans; et le corps de Burns, surmené par un hiver d'excès, avait
+autant besoin de repos que son esprit. Que si le loisir lui avait fait
+défaut pour un refuge prolongé dans la Nature, un peu de curiosité
+pour cette ancienne poésie partout semée, le fait de vivre parmi des
+drames, d'écouter des accents d'autrefois, lui auraient permis de se
+déposséder de son propre coeur pendant quelques jours, lui auraient
+procuré, selon l'expression théologique, cette désoccupation de
+soi-même qui lui était devenue nécessaire. Il aurait apporté une âme
+disposée à recevoir d'autres impressions, sur un fond sinon renouvelé,
+du moins déplacé. Il y aurait eu interruption entre les anciennes
+blessures et les nouvelles, s'il devait en subir; de façon à ce que
+les souffrances ne se posassent pas aux mêmes endroits. Faute de cet
+intervalle, il va rentrer chez lui avec un coeur exaspéré, disposé à
+croire au mal, exercé à le découvrir, et il est à craindre que
+certaines vulgarités ne froissent des places encore endolories et ne
+les enflamment.
+
+Après avoir parcouru le pays des Borders, il se dirigea vers l'ouest
+en suivant la frontière sur le sol anglais, il traversa Carlisle et
+arriva à Dumfries, où il rencontra son futur propriétaire. Il visita
+plusieurs fermes sans prendre de résolution. «J'ai été avec M. Miller
+à Dalswinton et je dois le revoir en août. D'après ce que j'ai vu des
+terres et la façon dont il m'a reçu, mes espérances de ce côté sont
+plutôt améliorées; mais elles ne sont encore que bien minces[703].»
+Les résultats pratiques du voyage n'étaient pas beaucoup meilleurs que
+les résultats poétiques.
+
+ [Note 703: _To William Nicol_, 18th June 1787.]
+
+
+RENTRÉE ET SÉJOUR À MOSSGIEL. -- RETOUR À ÉDIMBOURG.
+
+En quittant Dumfries, il tira pays du côté du Nord, vers l'Ayrshire.
+La route qui remonte la vallée de la Nith, par Sanquhar, suit la
+déchirure par laquelle le dur et granitique Galloway[704] est séparé
+de la tête du système montagneux des Borders. Elle traverse une
+contrée triste et délaissée. À gauche, s'allongent des solitudes
+jonchées de moraines, de détritus de glaciers, d'amas d'argile, de
+graviers et de galets, parsemées de mares, de petits lacs
+innombrables, frappées de l'antique dévastation glaciaire[705]. À
+droite, se dresse l'âpre massif et le noeud de montagnes où les
+longues lignes coulantes des Borders se rapprochent, se rencontrent,
+se ramassent, se relèvent, se heurtent et se déchirent; au lieu de
+pentes gazonnées, ce ne sont que des cassures à pic, des rochers nus
+et bouleversés et d'étroits défilés[706]. Vers le haut de la vallée,
+on entre dans un district de mines et de minerais, sur lequel pèse une
+stérilité métallique. «La contrée environnante est la plus infertile
+qui se puisse concevoir. On n'aperçoit ni arbre, ni buisson, ni
+verdure. Les mineurs et leurs familles sont une communauté isolée,
+tous plus ou moins parents par mariages[707].» C'est par ce désert,
+dont l'aridité est plus morne encore dans la lumière de juin, que
+Burns s'en retournait vers Mauchline.
+
+ [Note 704: A. Geikie. _Scenery of Scotland_, p. 309 et 314.]
+
+ [Note 705: Id. p. 318.]
+
+ [Note 706: Id. p. 289.]
+
+ [Note 707: _Oliver and Boyd's Scottish Tourist._]
+
+Le voyageur n'était pas sans ressemblance avec la route. Sa pensée
+n'était qu'un désordre de projets confus, nés de la visite aux fermes
+de Dumfries; ses résolutions se heurtaient les unes contre les autres,
+juste assez fortes pour s'entre-détruire et ne laisser à son esprit
+que l'inquiétude de leurs bris successifs. Il n'avait en lui que du
+chaos et des décombres. De plus, pour la première fois après
+l'étourdissement du voyage, il était livré à lui-même. Il était
+impossible qu'il n'éprouvât point de la lassitude et l'écoeurement de
+ces temps derniers; cependant cet isolement brusque et le manque de
+l'agitation dont il avait pris l'habitude, mettaient en lui un
+malaise. Cette inquiétude se mélangeait à la joie de revoir les siens,
+de sentir qu'il approchait d'eux, jusqu'au moment où il traversa les
+premiers villages familiers qui marquaient les limites de sa vie
+d'autrefois. Enfin, voilà les maisons basses et la vieille église de
+Mauchline! Il traverse la bourgade sans s'arrêter, peut-être salué par
+des connaissances, car c'est l'été et il fait jour jusqu'au delà de
+neuf heures. Il est sur le bout de la grande route si souvent
+parcouru, et voici là-bas le toit de la ferme où ils sont tous, la
+vieille mère, Gilbert, les soeurs et les deux marmots!
+
+«Il arriva sans être annoncé,» dit Mrs Begg[708]. On aime à évoquer la
+scène, quand le cri que Robert était arrivé éclata dans le logis. On
+raconte que la vieille mère se jeta à son cou sans pouvoir dire autre
+chose que «oh! Robert!»[709] Et c'est un trait de nature vraie. Le
+nom d'un enfant est le seul mot par lequel les mères sont capables
+d'exprimer certaines émotions, car il est le résumé des dévouements,
+des anxiétés, des tendresses innombrables, dont l'enfant est l'oeuvre.
+On devine, après ce cri, un de ces étroits baisers dans lesquels un
+coeur se soulage de longues angoisses. Après cette première minute
+réservée à la mère, on se représente l'accueil ferme et grave de
+Gilbert, celui des soeurs empressées, la petite Bess riant à son père,
+car elle était assez grande pour le reconnaître; tandis que l'autre
+bébé regardait tout effrayé cet homme inconnu et que, derrière tout le
+monde, les petits domestiques de la ferme, ouvrant de grands yeux,
+attendaient leur mot de salut familier qui ne leur manqua point.
+Comment la demeure n'aurait-elle pas tressailli de réjouissance?
+C'était l'enfant prodigue qui revenait, mais roi et maître des coeurs
+humains! Il chassait de la maison la misère, opiniâtre hôtesse; avec
+lui entrait l'espoir. On sait cependant que cette scène fut calme,
+réservée; presque silencieuse[710]. Les paysans expriment leurs plus
+forts sentiments avec des paroles imparfaites et rudimentaires comme
+leurs attitudes, et les Burns étaient une race peu expansive. Ce fut
+une de ces entrevues où l'on dit peu mais où tous les yeux rougissent.
+Quant à Robert lui-même, il ne pouvait rentrer sous ce toit sans être
+remué. Un coup de joie profonde le pénétra. Les mois d'Édimbourg,
+leurs ivresses, leurs déboires, tout cet intervalle qui le séparait du
+départ en fut bouleversé, balayé, s'écroula, disparut. Il ne vit plus,
+dans une illumination soudaine, que le contraste de ces jours
+attristés et de celui-ci, dont l'orgueil éclatait dans les yeux des
+siens. Pendant un moment son coeur se réjouit.
+
+ [Note 708: R. Chambers, tom. II, p. 89.]
+
+ [Note 709: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 58.]
+
+ [Note 710: R. Chambers, tom. II, p. 88.]
+
+On se figure aussi les jours suivants: les visites, les accueils
+cordiaux, les rencontres dans la rue, les poignées de main, les
+félicitations, les interrogations, tout l'accompagnement des retours
+heureux au pays. Il prolongea avec plaisir les causeries avec les amis
+de la première heure, Gavin Hamilton, Aiken, le Dr Mackenzie;
+c'étaient des hommes intelligents; leurs compliments tombaient juste
+et ne détonnaient pas avec ceux auxquels il avait été habitué à
+Édimbourg. À côté de cela, les abords banals, les compliments
+maladroits qui insistent sur quelque point vulgaire et bas du succès,
+les témoignages de sympathie presque pénibles tant ils portent à faux
+et mettent de l'impatience dans les remerciements qu'on en fait, les
+curiosités indiscrètes, lourdes, interminables, les questions
+insipides, durent quelquefois l'agacer. Par moments, sa bienvenue à
+Mauchline ne devait pas différer beaucoup de celle qui fête le soldat
+ou le marin, lorsqu'ils rentrent gradés dans leur village. Et quand
+le bruit de son arrivée se fut répandu, les amis lui vinrent de tout
+le pays, d'Ayr, de Kilmarnock, de Tarbolton, d'Irvine, de Maybole, des
+fermes et des moulins, de toutes parts. Les voitures et les chevaux se
+pressaient sur la route de Mossgiel. On affirmerait presque sans
+hésitation que ces jours-là furent heureux pour Burns. Mais que c'est
+une oeuvre périlleuse de vouloir reconstruire des caractères et qu'il
+y a dans les coeurs de replis qui déjouent toutes les vraisemblances!
+
+ * * * * *
+
+Dès son arrivée, Burns se rendit chez les Armour. Le prétexte ou le
+motif fut d'aller voir sa fillette qui, selon le partage des jumeaux,
+était restée avec la mère. Il se retrouva en face du père fanatique
+qui l'avait presque chassé du pays et de la femme qui l'avait
+abandonné. Il avait beaucoup souffert par eux deux; eux aussi, sans
+doute, avaient souffert par lui. L'entrevue ne laissait pas d'être
+gênante pour tous. On comprend que Jane, en lui apportant l'enfant,
+ait tourné ses yeux noirs vers lui d'un air contrit; mais on
+comprendrait aussi que le vieux maître maçon fût resté ce qu'il
+s'était montré, austère et intraitable; cela du moins lui eût fait un
+caractère. Il n'en fut rien. Burns trouva toute la famille humble,
+obséquieuse. Il en fut révolté; cela n'a rien de surprenant. Mais en
+même temps, cette montée de colère amenait à la surface bien d'autres
+choses qui étaient dans son âme. Et voici ce qu'il écrivait:
+
+ «Si quelque chose avait manqué pour me dégoûter de la famille
+ Armour, leur basse, servile soumission y aurait suffi.
+
+ Donnez-moi une âme comme mon héros favori, le Satan de Milton.
+
+ Salut, horreurs! salut,
+ Monde infernal! et toi très profond enfer,
+ Reçois ton nouveau possesseur! un être qui apporte
+ Une âme que ne peuvent changer ni _lieu_, ni _moment_.
+
+ Je ne puis asseoir mon esprit. Le fermage est la seule chose dont
+ je sache quelque chose, et le ciel là-haut sait que je n'y
+ entends pas grand'chose; je ne puis, je n'ose m'aventurer dans
+ des fermes telles qu'elles sont. Si je ne me fixe pas, je
+ partirai pour la Jamaïque. Si je restais à la maison, dans cette
+ situation indécise, je ne réussirais qu'à dissiper ma petite
+ fortune et à dilapider ce qui, dans ma pensée, doit être pour mes
+ enfants la compensation de la tache que j'ai mise sur leur
+ nom[711].»
+
+ [Note 711: _To James Smith_, 14th June, 1787.]
+
+Et une semaine plus tard il écrivait, en des termes plus véhéments
+encore, une autre lettre, dans laquelle les pénibles pensées de la
+première se déploient et s'exaspèrent. C'est une véritable profession
+de misanthropie.
+
+ «Je n'avais jamais, mon ami, considéré le genre humain comme très
+ capable de quelque chose de généreux; mais la morgue des
+ patriciens d'Édimbourg et la servilité de mes frères plébéiens
+ (qui peut-être me regardaient de travers, il y a quelque temps)
+ depuis que je suis revenu chez moi, m'ont presque complètement
+ fait prendre mon espèce en dégoût. J'ai acheté un Milton de poche
+ et je le porte continuellement avec moi, afin d'étudier les
+ sentiments, l'indomptable magnanimité, l'intrépide, inflexible
+ indépendance, l'audace désespérée et le noble défi à la
+ souffrance de ce grand personnage, Satan. Il est vrai que j'ai,
+ pour le moment, un peu d'argent comptant; mais j'ai peur que
+ l'étoile qui a jusqu'ici versé ses rayons malins et destructeurs
+ de tout dessein, en plein sur mon zénith, j'ai peur, dis-je, que
+ cette funeste planète, dont l'influence est si redoutable pour la
+ tribu des rimeurs, ne soit pas encore sous mon horizon. Le
+ malheur épie le sentier de la vie humaine; l'âme poétique se
+ trouve misérablement déplacée et incapable dans la voie des
+ affaires. Ajoutez à cela que d'imprévoyantes folies, de fous
+ caprices, comme autant d'_ignes fatui_ m'entraînant sans cesse
+ hors de la droite ligne du calme et de la mesure, font flotter
+ leurs lueurs trompeuses devant les yeux du pauvre barde fixés en
+ l'air, jusqu'à ce que, crac! «il tombe comme Satan, hors de toute
+ espérance». Dieu fasse que ceci puisse être une fausse peinture
+ en ce qui me concerne; mais si cela n'était pas, je compterais
+ peu sur le genre humain. Je veux clore ma lettre par le tribut
+ que mon coeur me conseille de vous donner. Les nombreux liens de
+ relations et d'amitié que j'ai ou crois avoir dans la vie, je les
+ ai tâtés d'un bout à l'autre, et, maudits soient-ils, ils sont
+ presque tous d'une contexture si fragile que je suis presque sûr
+ qu'ils ne résisteraient pas au souffle de la moindre brise de
+ fortune adverse[712].»
+
+ [Note 712: _To William Nicol_, 18th June, 1787.]
+
+Quel langage est-ce là? Qu'il sonne étrangement! Byron n'a rien de
+plus byronien, rien de plus arrogant et ténébreux. Au point de vue
+littéraire, cette page est même une curiosité: on dirait un
+avant-coureur de la littérature sulfureuse, du ricanement sardonique
+et satanique. Mais ce n'est pas ce côté extérieur qui importe ici. Eh
+quoi! Pas un mot de la joie du retour, pas un signe d'attendrissement
+pour les siens, les amis retrouvés, les lieux mêmes revisités? Rien
+que de la dureté et du dénigrement! Et pour quelle cause cette
+attitude d'archange foudroyé, pourquoi tout ce fracas de révolte?
+Parce que quelques paysans, éblouis par sa gloire, lui ont montré trop
+de prévenance? Futile, ridicule, presque haïssable excuse! Qu'est-ce
+que cette nouvelle façon de se ravilir à la mesure d'autrui? À quelle
+faiblesse est abandonné le coeur qui dépend de la conduite des autres
+et qui attend leur bonté pour avoir la sienne? Burns n'était pas
+habitué jusqu'à présent à prendre son mot d'ordre ailleurs qu'en
+lui-même. Combien valaient mieux les affolements de l'année dernière!
+Il était malheureux alors; sa colère du moins s'en prenait à des
+faits, ses imprécations s'adressaient à la cruauté du destin. Ah!
+Pauvre Robert Burns! Pauvre ami! quel chemin tu as fait vers le
+découragement, vers l'aridité du coeur! Tu produis l'amertume dont tu
+es empoisonné; cette ivraie de haine et de mépris sort de toi. Ce
+mécontentement des autres est le mécontentement de toi-même. «Tu bois
+l'eau de ta citerne» dit la Bible. Ton âme naguère était plus mâle et
+plus saine, elle est malade maintenant et presque méchante. Tu vois
+bien, tu vois qu'il y a souvent des bienfaits dans la pauvreté, qu'il
+ne fallait pas regretter les jours misérables, que la _Vision_ avait
+raison! Tu es monté en honneurs, en biens; tu es un des hommes
+célèbres de ton pays et voilà ce que contient ton coeur! Hélas! Que la
+fortune fausse d'âmes en y tombant! Que de vases se fendent quand des
+pièces d'or y sont jetées!
+
+Cette explosion a stupéfié et déconcerté les biographes de Burns.
+Quelques-uns n'en parlent pas. Carlyle, si pénétrant d'ordinaire et si
+ferme à saisir les instants révélateurs, n'en fait pas mention.
+D'autres s'y arrêtent, s'en étonnent et avouent leur impuissance à
+l'expliquer, «À ce moment précis, dit Alexandre Smith, il est assez
+difficile de comprendre d'où venait cette amertume qui monte et sourd
+dans presque chaque lettre que Burns écrivait[713].»--«Il y a peu de
+lettres, dit Lockhart, où plus des endroits obscurs de son caractère
+apparaissent[714].» Et Chambers, en désespoir de cause, s'embarrasse
+en une explication vide, énoncée dans la phraséologie un peu
+prud'hommesque qui lui est familière; car c'était un très digne homme:
+«mais on aurait peut-être tort de discuter cette lettre, comme autre
+chose que l'effusion d'une colère transitoire d'âme, provenant de
+circonstances accidentelles et passagères[715].» Il oublie qu'il n'y a
+pas une, mais deux lettres, écrites à deux personnes, à assez long
+intervalle, qu'il y a dans chacune d'elles un accent qui suffirait, et
+que d'ailleurs le fait d'avoir acheté et de porter avec soi le Milton
+indique bien une situation d'esprit persistante. C'est précisément ce
+fait qui donne à ces lettres leur gravité et empêche qu'elles ne
+soient prises pour des boutades. Seul, Gilfillan, dont la vue
+psychologique a quelquefois une franchise et une décision
+particulières, a entrevu l'importance de ce moment et a essayé d'en
+deviner les causes. Ce n'est pas le seul cas, dans la biographie de
+Burns, où il se trouve presque seul à toucher courageusement un
+endroit douloureux[716].
+
+ [Note 713: Alexander Smith, _Life of Burns_, p. 20.]
+
+ [Note 714: Lockhart, _Life of Burns_, p. 149.]
+
+ [Note 715: R. Chambers, tome II, p. 92.]
+
+ [Note 716: Gilfillan, _Life of Burns_, p. XLVI.]
+
+Il n'est pourtant pas difficile de comprendre que le retour à
+Mauchline n'était que le choc qui révélait une longue altération, et
+que cette âme avait été profondément détériorée par son séjour à
+Édimbourg. Pendant une demi-année, il avait vécu d'une vie oisive et
+usante à la fois. Il avait voulu paraître tout ce qu'il était, à
+heures fixes et presque sans repos. Sous cet effort, il avait trouvé
+la fatigue, la satiété, le mécontentement de soi-même et des autres,
+parce qu'il avait rencontré ce grand chagrin très funeste, d'être
+dissatisfait et humilié de sa situation. Pendant ces six mois, quel
+mouvement fécond ou généreux, quel travail, quel essai avait traversé
+son esprit? Rien, que des sentiments amers, nés de l'ivresse
+malfaisante des éloges. Il s'était fait lentement en lui un sourd
+travail de déséquilibre, de désaccord avec la vie, qui peu à peu avait
+faussé son âme. Il lui aurait fallu, à sa sortie d'Édimbourg, une
+influence salubre, et on a vu qu'elle lui avait manqué. Quand il
+rentra chez lui et qu'il s'agit de redevenir son ancien lui-même,
+l'écart se révéla tout à coup. Il ne s'ajustait plus à sa vie
+antérieure; et comme cette altération s'était produite, non par une
+marche vers le mieux et un progrès sur lui-même, mais par une
+déformation, une perversion, ce désaccord était douloureux. Dans le
+premier cas, son existence passée serait restée le fondement et le
+soutien de sa personnalité accrue; c'était un développement organique.
+Mais il n'y avait ici rien de semblable; il portait à faux sur son
+ancienne vie. C'est pourquoi ce retour le faisait souffrir, et cette
+souffrance faisait crier toutes les irritations accumulées à
+Édimbourg. Son corps, enflammé par les excès du voyage et probablement
+par les réceptions de sa rentrée à Mauchline, ajoutait sa brûlure et
+sa fièvre à cette aigreur de l'esprit. Tout conspirait, par la faute
+de Burns comme par celle des circonstances, à former cette détestable
+condition d'âme.
+
+Il y a, à travers tout cela, des révélations qui jettent un jour cruel
+dans l'âme de Burns, disons plutôt dans l'âme de Burns telle qu'elle
+était alors. Cette crise, à y regarder de près, est moins pénible par
+elle-même que par l'absence ou l'insuffisance de certaines choses,
+qu'elle implique. Elle n'a été possible que parce qu'en retrouvant la
+vieille maison, la vieille mère, Burns n'a point ressenti la commotion
+puissante de joie et d'attendrissement, qui eût chassé les mauvais
+démons. Tout au moins ce qu'il en éprouva ne fut pas assez doux et
+assez fort pour remplir son âme et la garder des sentiments acerbes.
+Si en ces jours-là, il a appartenu à l'amertume et s'il a été
+appréhendé par des passions périlleuses, c'est qu'il n'avait pas donné
+assez de lui-même à la tendresse, là où elle était légitime, et où
+elle était due. Oui! on souhaiterait que, pendant un instant, il ait
+tout oublié et se soit livré entièrement aux bonnes joies du retour.
+Et ce n'est pas une excuse que l'attitude de ses ennemis. S'ils
+étaient maintenant obséquieux, les estimait-il donc auparavant pour
+que ce changement de conduite lui inspirât autre chose qu'une
+différence de mépris? Sûrement, il a manqué ici je ne sais quoi
+d'insaisissable. Ce n'est pas qu'il ait failli à agir comme il devait
+le faire envers sa famille. C'est quelque chose d'intérieur qui a fait
+défaut. Il n'a pas eu assez chaud au coeur.
+
+La malfaisance de ce moment trouble n'est pas épuisée. Certains états
+d'âme renferment le germe d'actes irréparables qui en paraissent
+éloignés et pourtant en dépendent; ils nous préparent presque
+inévitablement à des fautes qui eu sont à la fois la conséquence et la
+punition. C'est ce qui arriva à Burns. Pendant ces jours désemparés,
+il revit Jane Armour. Ce qu'elle fut envers lui, il n'est peut-être
+pas difficile de l'imaginer: à moitié confuse de sa conduite, un peu
+froide, avec cette réserve engageante que les plus simples savent
+trouver, et surtout avec ces aveux, cette reconnaissance de ses torts,
+ces accusations de soi-même, qui prennent les devants sur les
+reproches et les laissent désarmés, gauches, presque gênés. Du côté de
+Burns, il pouvait y avoir quelques traces de la première affection et,
+sous des frémissements de l'ancienne colère, l'attrait mal détruit des
+rencontres d'autrefois, je ne sais quelles obscures et profondes
+réminiscences des sens, qui coulent mélangées au sang lui-même. Mais
+que de motifs il avait pour écraser ces sollicitations du passé! Il
+avait été abandonné par cette femme; il devait la trouver moins
+séduisante, car son idéal féminin s'était modifié; il était incertain
+du lendemain puisqu'il parlait encore de la Jamaïque[717]; il avait
+besoin de toute sa liberté. Il eût vaincu peut-être les tentations
+d'un moment, s'il les avait rencontrées l'âme saine et nette. Mais il
+portait en lui un esprit de défi et d'insouciance, je ne sais quelle
+hardiesse désespérée, un besoin de tout braver, de tout risquer, avec
+un «Bah! qu'importe!», peut-être même la pensée mauvaise d'une
+revanche et le désir d'avoir le dernier mot. Les rencontres
+d'autrefois recommencèrent, sans la sincérité de la passion d'un côté,
+sans l'excuse de l'ignorance de l'autre, et des amours reprirent,
+diminuées, avec les arrière-pensées, les gênes soudaines, les
+souvenirs qu'on voudrait chasser, les paroles arrêtées au bord des
+lèvres et trop comprises sans avoir été dites, les réticences, et
+l'intolérable sentiment d'un passé meilleur, toutes les misères des
+passions déchues.
+
+ [Note 717: _To James Smith_, 11th June, 1787.]
+
+Il est hors de doute que ses nouvelles relations avec sa maîtresse
+n'étaient qu'une oeuvre de légèreté, d'oisiveté ou de jeu dangereux.
+Juste en même temps, il s'amusait à une autre intrigue dont il parlait
+d'un ton presque grossier et cynique.
+
+ J'ai peur d'avoir détruit une des sources, à dire vrai, la
+ principale source de mon bonheur ancien, à savoir cette éternelle
+ propensité, que j'ai toujours eue, à tomber amoureux. Mon coeur
+ n'est plus embrasé d'extases fiévreuses, je n'ai plus d'entrevues
+ du soir dignes du paradis, dérobées aux soins continuels et à la
+ curiosité des habitants de ce bas monde plein de lassitude. J'ai
+ seulement... Cette dernière, qui est une de vos connaissances
+ éloignées, a une jolie tournure et des manières élégantes, et, en
+ accompagnant des personnes de haut ton que vous connaissez, a vu
+ les parties les plus policées de l'Europe. J'ai pour elle assez
+ d'affection, mais ce qui m'a piqué est sa conduite au
+ commencement de nos relations. Je lui faisais souvent visite
+ lorsque j'étais à (Édimbourg) et, après avoir franchi
+ régulièrement tous les degrés intermédiaires entre la salutation
+ lointaine et cérémonieuse et l'étreinte familière autour de la
+ taille, je me risquai, selon ma manière insouciante, à parler
+ d'amitié en termes assez ambigus et après son retour à
+ (Harvieston) je lui écrivis dans le même style. Mademoiselle,
+ interprétant mes mots au delà même de mon intention, s'échappa
+ par une tangente de dignité et de réserve féminines, comme une
+ alouette qui monte dans un matin d'avril, et elle m'écrivit une
+ réponse qui me disait nettement mon fait. Quel immense chemin
+ j'avais à marcher avant d'arriver aux régions de sa faveur. Mais
+ je suis un vieil épervier à ce jeu-là et je lui écrivis une
+ réponse si froide, si mesurée et si prudente, que cela me fit
+ tomber mon oiseau de ses hauteurs aériennes, crac! à mes pieds,
+ comme le chapeau du caporal Trim[718].
+
+ [Note 718: _To James Smith_, June 30th 1787.]
+
+Ces deux intrigues étaient tellement mêlées que les quelques lignes,
+dans lesquelles il avoue ne plus trouver le même plaisir aux entrevues
+furtives du soir, ne peuvent se rapporter qu'à Jane Armour. Elles
+confessent l'indicible désenchantement, l'indicible détresse des
+amants qui essayent de ranimer un ancien amour et s'aperçoivent qu'il
+est mort, que leurs coeurs sont des vases pleins de cendre et de tiges
+flétries.
+
+Il n'est pas étonnant que ces aventures n'aient pas suffi à l'occuper.
+Malgré le lien qu'il s'est créé par sa récente imprudence, il ne peut
+rester en place. Il est inquiet, incapable de goûter paisiblement les
+semaines de famille. La tranquillité de la maison, les promenades le
+long des blés verts en cette saison, ces jours de loisir où il
+pourrait écrire, faire une suite à _la Sainte Foire_ ou aux _Joyeux
+Mendiants_, lui semblent fades et vides. Il est pris d'un besoin de
+déplacement. Il faut qu'il aille plus loin, qu'il pousse sa jument à
+travers pays, comme s'il cherchait à s'étourdir et à se fuir.
+
+ * * * * *
+
+Brusquement, il part vers le nord. Il y a là un voyage ou plutôt une
+rapide excursion dans les Hautes-Terres de l'ouest, dont le motif
+n'est pas éclairci. Chambers et Scott Douglas pensent qu'il voulut
+revoir les endroits où avait vécu la douce Mary Campbell[719]. Cela
+est vraisemblable. Dans cet obscurcissement de lui-même dont il était
+comme effrayé, au milieu de cette chute des souvenirs d'autrefois, il
+dut se retourner éperdument, avec un élan de coeur et un besoin de
+consolation, vers la plus douce, la plus pure des images passées. Elle
+l'avait consolé déjà; ne le consolerait-elle pas encore, bien que
+disparue? C'était le dernier refuge; souvent ce sont les plus
+douloureux de nos souvenirs qui nous recueillent en fin de compte; ils
+changent moins que les autres. C'était le dernier buisson vers lequel
+il allait, pour voir si les fleurs du jardin abandonné de sa jeunesse
+étaient toutes fanées.
+
+ [Note 719: R. Chambers, t. II, p. 92-93.]
+
+Ce que furent les incidents de ce voyage, si Burns visita à Greenock
+la tombe où dormait Mary, s'il essaya de voir ses parents et les lieux
+où elle avait grandi, tout cela est ignoré. Ce que furent ses
+sentiments reste une chose également mystérieuse. On a trouvé dans
+ses papiers une pièce de vers écrite tout entière de sa main et
+intitulée _Élégie sur «Stella»_. Elle était accompagnée de ces mots:
+«Le poème suivant est l'oeuvre d'un infortuné fils des Muses qui
+méritait un meilleur destin. Il y a beaucoup de «la voix de Cona» dans
+ses notes solitaires et tristes; et si les sentiments avaient été
+revêtus du langage de Shenstone, ils n'auraient pas fait tort même à
+cet élégant poète[720]». Les détails s'appliquent si parfaitement à
+son amour avec Mary, à l'endroit où elle était enterrée, aux
+circonstances de ce voyage, qu'on peut avec toute vraisemblance
+rattacher cette production à ce moment-ci. Si on se rappelle avec quel
+soin il a toujours dissimulé ce passage de sa vie, on peut voir, dans
+la façon ambiguë dont il parle de l'auteur, une preuve de plus que ce
+poème y avait trait.
+
+ [Note 720: Note de Burns en tête de l'Élégie.]
+
+ Uni est l'endroit et verte la terre
+ D'où mes chagrins découlent;
+ Et profondément dort la toujours chère
+ Habitante, là dessous.
+
+ Pardonne mes transports, douce ombre,
+ Tandis que je m'incline sur ce gazon;
+ Ta demeure terrestre est étroite
+ Et solitaire maintenant.
+
+ Pas une pauvre pierre pour dire ton nom,
+ Et faire connaître tes vertus;
+ Mais qu'importé à moi, à toi,
+ La sculpture d'une pierre?...
+
+ Aux extrêmes limites de notre île,
+ Baignées par la vague de l'ouest,
+ Touché de ton destin, un poète songeur
+ Est assis seul près de ta tombe.
+
+ Pensif, il voit s'étendre devant lui
+ La mer vaste, illimitée;
+ Ses mots de deuil sont emportés
+ Sur la rapide brise.
+
+ Lui aussi, la dure poussée du Destin
+ Irrésistiblement l'emporte;
+ Et le même flux rapide submergera
+ Le poète et sa chanson.
+
+ La larme de pitié qu'il répand
+ Il ne la réclame pas pour lui;
+ Que ses pauvres restes soient seulement couchés
+ Dans une tombe obscure.
+
+ Son coeur usé de chagrin, avec une joie vraie,
+ Recevra le coup bien venu;
+ Sa harpe aérienne reposera relâchée
+ Et muette comme le roc.
+
+ Ô ma chère vierge, ma Stella, quand
+ Cette vie malade se clora-t-elle;
+ Quand conduira-t-elle le barde solitaire
+ À son repos désiré?[721]
+
+ [Note 721: _Elegy on Stella._]
+
+Ce qu'il y a de certain, c'est que, s'il rencontra dans ce pèlerinage
+de déchirantes émotions, il n'y apporta point le recueillement et le
+retour sur soi-même, qui l'auraient rendu salutaire et touchant.
+Jamais son âme n'avait été plus désemparée. On a peu de renseignements
+sur lui, pendant ces quelques semaines, et il n'y en a pas un qui ne
+rapporte un acte de colère, d'excès, presque de folie. Il écrit à son
+ami Robert Ainslie, qu'il fait un tour à travers «un pays où des
+ruisseaux sauvages trébuchent sur des montagnes sauvages, faiblement
+garnies de troupeaux sauvages, qui nourrissent maigrement des
+habitants aussi sauvages»[722]. Dans la bourgade d'Inverary, trouvant
+l'auberge occupée par des hôtes du duc d'Argyle, il entre en fureur et
+écrit, avec un diamant qu'il portait au doigt, une épigramme sur les
+vitres de l'auberge.
+
+ [Note 722: _To Robert Ainslie_, June 28th 1787.]
+
+ Il n'y a rien ici qu'orgueil des Hautes-Terres,
+ Et saleté et famine des Hautes-Terres;
+ Si la Providence m'a envoyé ici,
+ C'était qu'elle m'en voulait à coup sûr[723].
+
+ [Note 723: _The Bard at Inverary._]
+
+Il est vrai qu'Inverary, à en juger d'après son état actuel, devait
+être un triste trou. Et même c'en était un sûrement; Smollett disait:
+«Inverary n'est qu'une misérable ville, bien qu'elle soit
+immédiatement sous la protection du duc d'Argyle qui est un puissant
+prince dans cette partie de l'Écosse»[724]. Elle avait, plus encore
+qu'aujourd'hui, l'air d'une dépendance du château.
+
+ [Note 724: Smollett, _Humphry Clinker_, J. Melford, Sept.
+ 3.]
+
+À quelques jours de là, on tombe sur une scène qui est un échantillon
+des réceptions par lesquelles on fêtait le passage du poète. C'est une
+partie d'ivrognerie générale, à la mode du temps. Elle est complète,
+avec ce symptôme caractéristique qui saisit les ivrognes de tous pays,
+à une certaine heure: un inexplicable et irrésistible besoin d'aller
+voir lever le soleil, le verre à la main, et de boire à sa santé. Ces
+gens-là n'y allaient pas de main morte; c'est encore Smollett qui dit:
+«Les gentlemen sont si aimables envers les étrangers qu'un homme
+court risque de la vie, à cause de leur hospitalité[725].»
+
+ [Note 725: Smollett. _Humphry Clinker_, J. Melford, Sept.
+ 3.]
+
+ «À notre retour, dans la demeure hospitalière d'un gentilhomme
+ des Hautes-Terres, nous tombâmes en joyeuse compagnie et dansâmes
+ jusqu'à ce que les dames nous quittassent, à trois heures du
+ matin. Nos danses n'étaient point de ces mouvements insipides et
+ cérémonieux de France ou d'Angleterre; les dames chantaient,
+ comme des anges, des chansons écossaises, par intervalles; puis
+ nous voilà partis à danser _Bob sur le traversin_,
+ _Tullochgorum_, _Loch Erroch-side_, etc., tout comme des mites
+ qui se jouent ainsi qu'une poussière dans le soleil, ou des
+ corneilles qui annoncent l'orage un jour de moisson. Quand les
+ chères fillettes nous eurent quittés, nous fîmes cercle autour du
+ bol, jusqu'à cette brave heure de six heures du matin, sauf
+ pendant quelques minutes où nous sortîmes pour offrir nos
+ dévotions à la glorieuse lampe du jour apparaissant au-dessus du
+ haut sommet de Ben Lomond. Nous nous mîmes tous à genoux, le fils
+ de notre digne hôte tenait le bol, chacun de nous avait un verre
+ plein à la main, et moi, faisant office de prêtre, je répétai
+ quelques folies rimées, dans le genre des prophéties de Thomas le
+ Rimeur, je suppose.
+
+ Après un court rafraîchissement procuré par les dons de Somnus,
+ nous passâmes la journée sur le Loch-Lomond et arrivâmes à
+ Dumbarton dans la soirée. Nous dînâmes chez un autre brave homme
+ et, par conséquent, nous poussâmes la bouteille: quand nous
+ sortîmes pour remonter sur nos chevaux, nous nous trouvâmes «non
+ pas très gris mais un peu gais tout de même».
+
+Une scène d'ivrognerie? En voilà deux bien comptées, à moins qu'on ne
+trouve que c'est la même qui se continue; ce serait peut-être la
+vérité.
+
+Ces coups de boisson entraînaient avec eux d'autres extravagances de
+toute espèce. Il apportait dans cette surexcitation le même besoin de
+s'étourdir et cette fureur de défi qui l'agitaient depuis quelque
+temps. En sortant de cette seconde séance, à demi-gris, il voit passer
+sur son chemin un highlander monté sur son bidet. Sans aucune
+provocation et uniquement pour le principe de n'être pas dépassé par
+un highlander, il lance sa Jenny Geddes. Voilà une course endiablée
+qui commence entre cet ivrogne et le têtu que semble avoir été ce
+montagnard. À travers des chemins dégringolants et caillouteux, les
+deux fous se poursuivent, se pressent, se bousculent, l'un tapant sa
+jument avec son fouet, l'autre son cheval avec son licol; si bien que
+tout à coup le highlander et son bidet, Burns et sa rosse s'abattent,
+culbutent tous ensemble et roulent les uns sur les autres.
+Heureusement ils s'en relevèrent sans rien de brisé, protégés par la
+faveur de la divinité spéciale à ces sortes d'aventures.
+
+ «Mes deux amis et moi-même chevauchions paisiblement le long du
+ Loch quand passa au galop un homme des Hautes-Terres, sur un
+ cheval assez bon, mais qui n'avait jamais connu les ornements du
+ cuir ou du fer. Nous fûmes indignés d'être dépassés par un homme
+ des Hautes-Terres et nous voilà partis du fouet et de l'éperon.
+ Mes compagnons, bien qu'ils eussent l'air assez bien montés,
+ restèrent tristement en arrière: mais ma vieille jument, Jenny
+ Geddes, une de la famille de Rossinante, s'acharna à dépasser le
+ highlander, en dépit de tous les efforts qu'il faisait avec son
+ licol de crin. Juste au moment où j'allais le dépasser, Donald
+ détourna son cheval comme pour traverser devant moi et m'empêcher
+ de passer; à ce moment son cheval s'abattit et lança le derrière
+ sans culottes de son cavalier dans une haie émondée; Jenny Geddes
+ tomba par dessus tout, et moi-même, le poète, entre elle et le
+ cheval du highlander. Jenny Geddes passa sur moi avec tant de
+ respect et de précautions que les choses ne tournèrent pas aussi
+ mal qu'on aurait pu s'y attendre. J'en sortis avec quelques
+ coupures et meurtrissures et une parfaite résolution d'être un
+ modèle de sobriété à l'avenir[726].»
+
+ [Note 726: _To James Smith_, June 30th 1787.]
+
+Voilà un spécimen de ces journées de voyage. Comment résister à cette
+vie-là? Semaines infernales, désastreuses pour cette nature emportée,
+elles brûlaient et gaspillaient ses meilleurs jours, ses meilleures
+forces, dans des scènes de soûlerie grotesque et presque répugnante,
+surchauffant une constitution déjà dévorée par sa propre violence. Il
+sort de tout ceci la peine qu'on éprouve lorsqu'on aperçoit, dans la
+vie d'un ami, les excès passagers et espacés se rapprocher, se
+joindre, prendre peu à peu la continuité, la stabilité d'un vice. Il
+rentra à Mauchline, écloppé, couvert de contusions et de déchirures
+par tout le corps, tirant l'aile et traînant le pied. C'était le seul
+résultat de ce voyage, qui pouvait être si poétique et si fécond. Il
+avait été indigne du pur souvenir de sa jeunesse qu'il avait été
+chercher.
+
+ * * * * *
+
+Les avaries avaient été plus graves qu'il ne lui avait plu de le dire
+sur le coup. «J'ai la peau si remplie de meurtrissures et de blessures
+que je serai au moins quatre semaines avant d'oser m'aventurer dans un
+voyage à Édimbourg[727].» Il passa ce temps à Mauchline, dans
+l'oisiveté, l'ennui et l'incertitude, car tout cela se lit dans ses
+aveux.
+
+ [Note 727: _To John Richmond_, 7th July 1787.]
+
+ Je n'ai encore rien arrêté en ce qui concerne les choses
+ sérieuses de la vie. Je suis, exactement comme d'habitude, un
+ pauvre diable qui rimaille, va à la loge maçonnique, tâtonne, est
+ sans but et oisif. Cependant je prendrai bientôt une ferme
+ quelque part. J'allais dire: «et une femme aussi»; mais cela ne
+ sera jamais mon heureux sort. Je ne suis qu'un cadet du Parnasse
+ et, comme les autres cadets des grandes familles, j'ai le droit
+ d'avoir des intrigues si je consens à courir tous les risques,
+ mais il ne faut pas que je me marie[728].
+
+ [Note 728: _To James Smith_, June 30th 1787.]
+
+Ainsi il ressort de tous côtés combien il valait moins à ce retour à
+Mauchline que lors de son départ. Et toute cette analyse, si pénible,
+d'un moment mal élucidé de sa vie et capital par ses révélations se
+défend d'être un jugement et un blâme de l'homme. Elle ne veut être
+autre chose qu'un examen et une notation rigoureux d'états déterminés
+dans une âme par des circonstances inéluctables. Ce furent là de
+mauvais moments d'une vie qui a été bonne, en somme, les vacillements
+d'une nature généreuse, les faiblesses, disons mieux, les souffrances
+d'un coeur au-dessus de la plupart des coeurs humains. Mais il n'avait
+pas, par religion ou par stoïcisme, le mur d'airain et de diamant qui
+met à l'abri des dégâts et des détériorations de la vie.
+
+Il flâna de la sorte, à Mauchline, pendant près d'un mois, sans guère
+produire rien que la longue lettre autobiographique au Dr Moore, qui
+est un document précieux pour l'histoire de ses premières années. À la
+fin de Juillet, il repartit pour retourner à Édimbourg. Sans doute,
+son départ fut triste, d'une tristesse qui n'était pas uniquement
+celle des séparations. Les siens, Gilbert surtout, et peut-être aussi
+la vieille mère, avaient dû s'apercevoir de l'amertume et de la
+détresse, qui s'étaient abattues en lui. Ils n'en devinaient pas les
+causes; mais ce n'était plus là leur Robert d'autrefois; il était plus
+sombre, plus âpre, plus brusque. Qu'avait-il donc? La joie de sa
+renommée n'était plus pour eux aussi pure; quelque chose la gâtait,
+dans ces coeurs qui l'aimaient. La confiance en l'avenir n'était plus
+paisible; des appréhensions la traversaient. Quant à lui, il emportait
+son amertume encore accrue. Il partait de ce séjour, qui aurait dû le
+vivifier et le retremper, las et mécontent de lui-même, gardant de ces
+lourdes équipées un esprit encrassé de grossièreté et de dégoût, un
+corps harassé d'excès et miné de fatigue intérieure. Sûrement, il
+avait sujet d'être affecté! S'il était donné aux hommes de vanner les
+jours passés et de voir clairement ce qui leur en reste, il n'aurait
+trouvé que peu de bon grain laissé de ce voyage dont il se promettait
+tant. Pas une pièce de vers, pas d'impression et, ce qui est plus
+profond, pas même un peu de vie sincère et saine! Tout parti au vent,
+dispersé en paille folle et en poussière! Et s'il avait pu pénétrer
+les jours futurs, qu'il eût été plus triste encore! Il avait été boire
+aux sources vives de sa jeunesse, d'une bouche desséchée qui n'en
+pouvait plus goûter la fraîcheur. À jamais elles étaient éteintes en
+lui la gaîté, la clarté d'autrefois! À moins d'une influence
+bienfaisante qui apporte le salut, il n'aura jamais plus la même âme;
+il n'aura plus que des moments de son âme ancienne.
+
+ * * * * *
+
+Il arriva à Édimbourg le 7 août 1787. Sa rentrée fut peu gaie. La
+ville était déserte; toute cette population de professeurs, de
+juges, d'avocats, était partie en vacances. En outre, il était attendu
+par des embarras dont la pensée n'avait pas été sans influence sur son
+humeur morose de ces derniers temps. Une fille du marché aux herbes,
+nommée Jenny Clowe, enceinte de lui, avait obtenu contre lui un mandat
+de prise de corps, désigné sous le titre de _in meditatione
+fugæ_[729]. Une semaine après son arrivée, on le voit acculé dans
+cette impasse, livré à lui-même dans cette solitude, découragé,
+désorienté, désemparé et réduit à s'abrutir en buvant.
+
+ [Note 729: R. Chambers, t. II, p. 105.]
+
+ Cher Monsieur--me voici--c'est tout ce que je puis vous dire d'un
+ être inexplicable comme moi. Ce que je fais, aucun mortel ne peut
+ le dire; ce que je pense en ce moment, moi-même je ne saurais le
+ dire; ce que je dis d'habitude ne vaut pas la peine d'être
+ répété. L'horloge sonne justement: un, deux, trois, quatre...
+ douze avant midi, et me voici assis ici, dans l'attique _alias_
+ galetas, avec un ami à la droite de mon encrier--un ami dont je
+ vais mettre la bonté à l'épreuve, à la fin de cette
+ ligne--là!--merci!--un ami, mon cher Mr Laurie, dont la bonté me
+ fait souvent rougir; un ami qui a plus du lait de la tendresse
+ humaine que toute la race humaine mise ensemble et, ce qui est
+ hautement en son honneur, qui est particulièrement l'ami des
+ malheureux dénués d'amis, aussi souvent qu'ils se trouvent sur
+ son chemin; en un mot, Monsieur, il est, sans alliage, un
+ philanthrope universel et son nom bien-aimé est--une bouteille de
+ bon vieux porto[730].
+
+ [Note 730: _To Archibald Laurie_, 14th August 1787.]
+
+Ce galetas, avec cette bouteille de porto sur la table et ce pauvre
+poète accablé, ricanant et buvant, est une chose navrante. Ce bout de
+lettre est tout un tableau cruel qu'on dirait fait pour fournir un
+sujet à Hogarth. Il se tira d'affaire cette fois, probablement en
+donnant caution ou en versant une somme d'argent. On a retrouvé le
+papier qui le libérait de ce mandat ainsi racheté; il est daté du
+lendemain de la lettre précédente. Burns le porta longtemps sur lui à
+en juger par l'usure; il y avait écrit au crayon deux vers obscènes,
+refrain d'une vieille chanson[731]. C'était, avec des détails plus
+communs, la même aventure que celle qui avait failli l'envoyer en
+prison un an auparavant. Ce n'était pas la seule qui pût l'inquiéter à
+Édimbourg, car il avoua plus tard avoir connu «dans la Cowgate une
+garce des Hautes-Terres qui lui a donné trois bâtards d'un coup[732].»
+Malheureusement pour lui ce n'était pas le dernier de ces épisodes.
+
+ [Note 731: Scott Douglas, tom. IV, p. 261.]
+
+ [Note 732: _To George Thomson._ Lettre XXV.]
+
+
+VOYAGE DANS LES HIGHLANDS, IMPRESSIONS HISTORIQUES ET PATRIOTIQUES.
+
+Aussitôt dégagé de ces embarras, il entreprit un voyage dans les
+Hautes-Terres. Dans l'état d'esprit où il était, tout valait mieux que
+de demeurer à Édimbourg, en face de lui-même. Il était à ce stade de
+prostration, d'abandon et d'indifférence de soi-même, où une secousse
+est nécessaire.
+
+Il devait partir en compagnie d'un de ses amis de l'hiver précédent,
+William Nicol, maître de latin à la High School d'Édimbourg, l'école
+où presque tous les garçons de la ville commençaient leur éducation
+avant d'entrer à l'Université. Ce Nicol était un singulier compagnon
+avec qui se mettre en route[733]. Ce n'est pas qu'il manquât de
+qualités. Sa vie était sortie d'un rude vouloir. Fils d'une pauvre
+paysanne veuve, il avait reçu sa première éducation et les éléments du
+latin d'un maître d'école ambulant, nommé John Orr, qui s'était
+instruit tout seul et, incapable de se fixer nulle part, menait une
+vie de pédagogue nomade. Encore gamin, Nicol avait ouvert une école
+dans la chaumière de sa mère; mais il fallait que celle-ci fût
+toujours là; quand elle avait le dos tourné, maître et élèves
+pillaient l'armoire. De ces débuts, si caractéristiques encore de
+l'éducation écossaise, il était arrivé à suivre les cours de
+l'Université d'Édimbourg et à se distinguer. Il était devenu un
+latiniste remarquable. C'était un esprit solide, âpre, fort, rétentif,
+semble-t-il. Il avait un coeur chaud et emporté. «Il eût été n'importe
+où pour aider les vues et les désirs d'un ami, mais quand la basse
+jalousie, la ruse ou la tricherie égoïste se montraient, son esprit
+s'enflammait jusqu'à la fureur et la démence[734].» Avec ces qualités,
+il était grossier, vaniteux, brutal, cynique, colérique et ivrogne. Il
+était resté un paysan inculte et rugueux; son cerveau avait acquis des
+connaissances sans en être modifié. C'était un de ces pédants en qui
+le savoir se tourne en orgueil et cet orgueil en cynisme. C'était un
+cuistre dans un rustre. Il avait des colères de taureau. Il malmenait
+et battait ses élèves. C'est lui qui faisait mettre en rang des élèves
+qu'il avait à fouetter, quelquefois une douzaine. Quand tout était
+prêt, il envoyait un message aimable à son collègue Mr Cruikshank pour
+l'inviter «à venir entendre son orgue». Cruikshank présent, il
+commençait à administrer une flagellation rapide, en montant et en
+descendant ce singulier clavier, «il tirait des patients, dit
+Chambers, une variété de notes que, s'il avait été un musicien plus
+savant, il aurait probablement appelée une _bravura_». Il faut dire
+que c'étaient les habitudes scolaires et que, à l'occasion, Cruikshank
+lui rendait la pareille[735]. Un jour Nicol frappa le recteur de
+l'école. Celui-ci était alors le docteur Adam, homme excellent,
+respecté, «si consciencieux, si patient, si aimable, si candide[736],»
+dont ses élèves conservaient tous un souvenir attendri. C'est lui qui
+sur le point d'expirer, n'ayant pas perdu le goût de ses classes, dit:
+«Il commence à faire noir, mes enfants, nous finirons l'explication
+demain[737].» C'était la nuit de la mort. Il fallait être une brute
+furibonde pour lever la main sur cet être inoffensif. Dans sa
+tranquille mansuétude, le docteur Adam était prêt à pardonner à Nicol;
+il lui écrivit pour lui rendre des excuses faciles[738]. Buté dans sa
+dure opiniâtreté, Nicol refusa et dut quitter l'École. Il gagna sa vie
+à donner des leçons de latin et à traduire en latin les thèses des
+étudiants en médecine. Il mourut en 1797 des suites de son
+intempérance habituelle. Tel était le compagnon de voyage de Burns.
+«Qu'un homme se garde de tenir compagnie avec des personnes colériques
+et querelleuses, car elles l'engageront dans leurs propres querelles»
+dit Bacon dans son _Essai sur les Voyages_. Burns était mal tombé; il
+se comparait lui-même, avec Nicol à ses côtés, à un homme qui
+voyagerait avec un tromblon chargé et armé[739]. Nicol, avec l'amour
+du paradoxe, le dénigrement et le mécontentement qui se trouvent chez
+les gens de son espèce et qui ne sont que les diverses provenances
+d'un orgueil aigri, était un jacobite fougueux[740]. C'est un point à
+noter, car il contribua peut-être à la physionomie et aux résultats du
+voyage.
+
+ [Note 733: Voir sur ce Nicol, le portrait qu'en trace
+ Currie, _Life of Burns_, p. 41-42.--Pour les détails
+ biographiques voir _The History of the High School of
+ Edinburgh_, by William Steven. D. D., appendix VI, p. 94.]
+
+ [Note 734: W. Steven. _History of the High School._]
+
+ [Note 735: R. Chambers. _Domestic Annals Scotland_, tom.
+ III, p. 223.]
+
+ [Note 736: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 4.]
+
+ [Note 737: Id., p. 213.]
+
+ [Note 738: R. Chambers, tom. II, p. 207, en note.]
+
+ [Note 739: R. Chambers, tom. II, p. 207.]
+
+ [Note 740: _Lettre du Dr Adair à Currie._]
+
+ * * * * *
+
+Les voyageurs se mirent en route le samedi 25 août 1787. Ils partirent
+dans une chaise de poste qu'ils avaient louée. C'était une mauvaise
+condition pour un voyage de ce genre; mais il est probable que le
+professeur Nicol n'était pas un cavalier fort habile. L'itinéraire,
+qui s'en allait vers le Nord par Stirling, Crieff, Kenmore,
+Blair-Athole, remontait jusqu'à Inverness, puis, tournant par Elgin,
+Macduff et Aberdeen, redescendait le long de la côte de la mer du Nord
+par Stonehaven, Montrose, Arbroath et Dundee, prenait par Perth et
+Kinross et rentrait à Édimbourg en traversant le Forth. Il est inutile
+de suivre Burns à travers tous les détails de son voyage, bien que le
+journal qu'il en a tenu permette de le faire. Il suffit d'en dégager
+les impressions qu'il y a rencontrées, celles qui ont pu être des
+acquisitions pour son esprit, de voir ce qu'il en a rapporté de
+poésie.
+
+À sa sortie d'Édimbourg, la route que les deux voyageurs suivaient
+entre dans une région semée de souvenirs historiques. Burns en fut dès
+les premiers pas saisi. Quelques heures seulement après le départ, il
+aperçut les ruines du château de Linlithgow, l'ancienne résidence de
+la royauté écossaise. Avec ses tours démolies, ses pignons ébréchés,
+ses murailles sans toiture et trouées de baies vides, sa fontaine
+délabrée au milieu du quadrangle envahi par l'herbe, son air
+d'écroulement et sa situation sur le promontoire d'un petit lac
+solitaire assombri par des bois, il est d'une imposante mélancolie.
+Burns s'y arrêta. Il voulut voir la grande chambre, ouverte aux
+vents, où naquit Marie Stuart. Il nota ce mélange de grâce et de
+gravité qu'offrent ces ruines dans ce paysage délicat. «Linlithgow, un
+air de grandeur rude, déchue et oisive, une situation d'un charme
+rural et retiré. Le vieux palais grossier, une ruine assez belle mais
+mélancolique, joliment située sur une petite élévation près de la
+berge du lac[741].» À côté du palais, se trouve une église dédiée à
+Saint Michel, patron du bourg, un des meilleurs spécimens de la
+primitive architecture gothique en Écosse. Il la visita aussi et y
+retrouva un ancien ennemi. «Une assez bonne vieille église gothique,
+l'infâme escabeau de pénitence établi, à la vieille mode romaine, dans
+une situation élevée. Quelle pauvre mesquine chose est un endroit de
+culte presbytérien, sale, étroit, squalide, blotti dans un coin d'une
+vieille grande construction papiste comme Linlithgow ou mieux encore
+Melrose. Les cérémonies et l'apparat, si on les introduit
+judicieusement, sont absolument nécessaires pour la masse du genre
+humain, aussi bien dans les affaires civiles que religieuses[741].»
+Ces réflexions ont leur intérêt. Elles montrent que Burns pressentait
+un mouvement qui s'est produit plus tard, qui opère encore
+aujourd'hui, dans l'église écossaise et peu à peu ramène des
+cérémonies, des costumes et de la musique dans la nudité et la
+sécheresse du culte presbytérien. Elles montrent aussi, et ce point
+n'est pas sans importance, qu'une certaine réflexion s'alliait à ses
+goûts d'artiste, pour lui faire regretter la pompe, le déploiement de
+fêtes et de représentations, inséparables, dans sa pensée, de la race
+royale et fastueuse dont le départ avait appauvri et décoloré la vie
+écossaise.
+
+ [Note 741: _Journal of the Highland Tour_, Saturday 6th
+ 1787.]
+
+Le lendemain, dès le matin, les deux voyageurs traversèrent le Moor de
+Falkirk, célèbre par ses deux batailles. C'est là que Charles-Édouard
+remporta en 1746 sur le général Hawley le dernier de ses succès. C'est
+là surtout que William Wallace fut en 1298 défait par Édouard I, dans
+un désastre qui étendit sur cette bruyère quinze mille corps écossais.
+Dans le cimetière de Falkirk sont les tombes de deux de ses fidèles
+compagnons: sir John Graham et sir John Stewart, tués tous deux dans
+la bataille. Burns alla y porter un hommage qui avait quelque chose
+d'une prière. «Ce matin je me suis mis à genoux à la tombe de sir John
+Graham, le vaillant ami de l'immortel Wallace[742].»
+
+ [Note 742: _To Robert Muir_, 26th August 1787.]
+
+Quelques heures après, il arriva dans la plaine héroïque où Bruce
+livra, le 23 juin 1314, la fameuse bataille de Bannockburn et sauva
+son pays. On l'a appelée le Marathon de l'Écosse. C'est un de ces noms
+glorieux par qui se fait la cohésion d'une race, qui lui donnent un
+coeur commun, un de ces souvenirs qui, seule chose persistante dans
+l'écoulement des générations, font à un peuple une conscience et une
+âme; avec une demi-douzaine de mots pareils, on crée une patrie. Burns
+avait pour cette bataille une admiration singulière.
+
+ «Indépendamment de mon enthousiasme comme Écossais, j'ai rarement
+ rencontré dans l'histoire quelque chose qui intéresse mes
+ sentiments d'homme autant que l'histoire de Bannockburn. D'un
+ côté, un usurpateur cruel, mais habile, conduisant la plus belle
+ armée de l'Europe pour éteindre la dernière étincelle de liberté
+ chez un peuple grandement courageux et grandement opprimé; de
+ l'autre côté, les restes désespérés d'une nation vaillante, se
+ dévouant pour sauver leur patrie saignante ou périr avec elle.
+ Liberté! tu es d'un grand prix en vérité et inestimable sûrement,
+ car jamais tu ne peux être trop chèrement achetée![743]».
+
+ [Note 743: _To lord Buchan_, 12th Jan 1794.]
+
+On imagine avec quels sentiments il parcourut le champ de bataille, et
+suivit sur le terrain toutes les péripéties de la journée. Il vit
+l'endroit où était campée l'armée qu'Édouard II amenait lui-même,
+forte de cent mille hommes, une des plus belles du moyen-âge et qui
+semblait toute d'acier. C'est sur la rive droite du ruisseau du
+Bannock, par lequel les deux armées étaient séparées[744]. Sur les
+pentes de l'autre bord, s'étalaient les troupes écossaises, qui ne
+comptaient pas plus de trente mille hommes. Le ruisseau franchi, on
+foule le site même de la bataille. Voici la tourbière de Milton, sur
+laquelle Bruce comptait pour défendre son aile gauche. Voici, sur sa
+droite, le champ qu'il avait fait creuser de trous recouverts de
+feuillages et semer de chausse-trapes[745]. Voici l'endroit où le
+chevalier anglais Henri de Bohun, le reconnaissant au cercle d'or qui
+ornait son casque, tandis qu'il parcourait les rangs sur un petit
+poney, vint le provoquer à un combat singulier. Bruce accepta,
+quoiqu'il eût entre les jambes une monture frêle et à la main une
+hache de guerre seulement. Quand de Bohun arriva sur lui, lance
+baissée, de tout le poids de son lourd coursier de guerre, il l'évita
+en faisant tourner son petit cheval, et se dressant sur ses étriers
+asséna un coup qui brisa le casque de son ennemi «comme une
+noisette[746]» et fit éclater le manche de sa bonne hache dans son
+gantelet de fer. C'était de bon augure. Voici le lieu où les terribles
+archers anglais, qui savaient envoyer leurs flèches aux défauts des
+plus fines cottes de mailles de Milan[747] et avaient gagné tant de
+batailles, furent culbutés par la petite cavalerie de Bruce. Voici
+l'espace où les fantassins écossais, formés en groupes compacts et
+hérissés de lances, selon l'exemple récemment donné par les Flamands
+à Courtrai, brisèrent l'effort de la chevalerie anglaise[748]. C'est
+ici que les claymores et les haches de Lochaber besognèrent rudement.
+
+ [Note 744: Pour la visite du champ de bataille, voir
+ _Shearer's Guide to Stirling_, avec le plan.]
+
+ [Note 745: Tytler. _History of Scotland_, tom. I, chap. III,
+ p. 115.]
+
+ [Note 746: Walter Scott. _Lord of the Isles._ Canto VI.
+ 15.--Voir aussi son récit dans ses _Tales of a Grand
+ Father_, chap. X.]
+
+ [Note 747: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. II, p.
+ 267.]
+
+ [Note 748: Hill Burton. _History of Scotland_, tom. II, p.
+ 265.]
+
+ Là on put voir, de mainte façon,
+ De braves faits accomplis puissamment;
+ Et maints, qui étaient agiles et forts,
+ Bientôt furent gisants sous les pieds, tout morts;
+ Là où tout le champ était rouge de sang!
+ Les armes et les habits qu'ils portaient
+ De sang étaient si fort souillés
+ Qu'on ne pouvait les reconnaître[749].
+
+ [Note 749: John Barbour. Presque tous les détails de la
+ bataille sont à l'origine fournis par le poème épique du
+ vieux poète sur Robert Bruce. On en trouvera des extraits,
+ qui permettent de reconstituer la scène de Bannockburn, dans
+ _Poets and Poetry of Scotland_ de James Grant-Wilson, et
+ surtout dans le _Book of Scottish Poems_ de J. Ross.]
+
+Voilà à gauche, un peu en arrière, _Gillies' hill_, la colline des
+valets, derrière laquelle Bruce avait fait placer les bagages et la
+valetaille. Au milieu de la bataille, cette tourbe vint couronner la
+hauteur pour regarder de loin. Quand les Anglais, déjà ébranlés,
+virent paraître cette multitude sur la ligne du ciel[750], ils crurent
+que c'étaient des secours et se débandèrent. Ce fut une des plus
+cruelles déroutes qui aient frappé l'orgueil anglais. Et où est la
+pierre dans laquelle Bruce planta son étendard où le lion d'Écosse
+frémissait dans des plis écarlates? C'est là! C'est ce bloc bleuâtre
+encore percé d'un trou, _the bored stone_. Elle est consacrée par la
+piété des Écossais, et on a dû depuis l'entourer d'une cage de fer,
+pour empêcher qu'elle ne disparût en reliques.
+
+ [Note 750: Hill Burton, tom. II, p. 268.]
+
+Tous les détails de cette journée étaient connus de Burns, car le
+poème épique que le vieux John Barbour a écrit sur Bruce était, dans
+des versions modernisées, un des livres répandus parmi les paysans.
+Pendant cette visite, une émotion puissante le transporta. Elle vit
+encore dans son journal et en soulève les notes rapides jusqu'à un ton
+lyrique.
+
+ «Le champ de Bannockburn--le trou où le glorieux Bruce a planté
+ son étendard. Ici nul Écossais ne peut passer indifférent. Je
+ m'imagine voir mes vaillants, mes héroïques compatriotes paraître
+ sur la colline et descendre sur les dévastateurs de leur contrée,
+ les meurtriers de leurs pères et--la moindre veine enflammée de
+ noble vengeance et de juste haine--avancer à grands pas, avec
+ plus d'ardeur, à mesure qu'ils approchent de l'ennemi cruel,
+ insultant, altéré de sang. Je les vois se réunir et se féliciter
+ dans ce glorieux triomphe sur le champ de victoire, se
+ réjouissant de leur chef héroïque et royal, de leur liberté et de
+ leur indépendance sauvées[751].»
+
+ [Note 751: _Journal of the Highland Tour_, 26th August
+ 1787.]
+
+Quand il arriva auprès de la pierre sacrée, il implora le ciel pour
+son pays. «Il y a deux heures, j'ai dit une fervente prière pour la
+vieille Calédonie au-dessus du trou dans la pierre de schiste bleu où
+Robert Bruce fixa son étendard royal sur les bords du ruisseau de
+Bannockburn.[752]» Toute cette journée est chaude et enthousiaste. Les
+jeunes cordes de son coeur se sont remises à vibrer. Ces heures
+passées sur le champ de Bannockburn ne furent point perdues. Il n'en
+sortit rien sur les lieux mêmes. Mais elles demeurèrent dans son âme,
+se mêlèrent à elle, attendirent dans une fécondation latente. Plus
+tard, le moindre choc, une minute propice, un rien, les réveilla et
+elles donnèrent l'admirable _Ode de Bruce_ à ses soldats. John Barbour
+raconte que, avant la bataille, Bruce fit proclamer que, si
+quelques-uns n'étaient pas résolus à vaincre ou à mourir avec honneur,
+ils avaient liberté de quitter l'armée. Mais les soldats poussèrent un
+grand cri et répondirent d'une voix qu'ils voulaient attendre
+l'ennemi[753]. Ce moment frappa Burns et lui inspira une ode qui
+restera comme l'expression lyrique de cette victoire.
+
+ [Note 752: _To Robert Muir_, 26th August 1787.]
+
+ [Note 753: John Barbour. _The Bruce._]
+
+ Écossais, qui avec Wallace avez versé votre sang,
+ Écossais, que Bruce a souvent conduits,
+ Venez! voici votre lit sanglant
+ Ou la victoire!
+
+ Voici le jour et voici l'heure!
+ Voyez le front de bataille s'assombrir,
+ Voyez approcher l'armée du fier Édouard,
+ Les chaînes, l'esclavage!
+
+ Qui veut être un valet et un traître?
+ Qui peut remplir la fosse d'un lâche?
+ Qui est si vil que d'être esclave?
+ Qu'il tourne et se sauve!
+
+ Qui, pour le roi et la loi d'Écosse,
+ Veut tirer bravement l'épée de la Liberté,
+ En homme libre vivre, ou en homme libre tomber,
+ Qu'il vienne avec moi!
+
+ Par les malheurs et les peines de l'oppression!
+ Par vos fils dans des chaînes serviles!
+ Nous épuiserons nos plus profondes veines,
+ Mais eux seront libres!
+
+ Abattez le fier usurpateur!
+ Un tyran tombe dans chaque ennemi!
+ Dans chaque coup est la Liberté!
+ Accomplissons ou mourons![754]
+
+ [Note 754: _Robert Bruce's march to Bannockburn._]
+
+La traduction ne peut rendre l'énergie brève, concentrée, la sensation
+d'action qui sont dans ces vers, dont l'accompagnement serait une épée
+frappant un bouclier. C'est un fragment de Tyrtée. Cette pièce est
+devenue pour les Écossais une sorte de _Marseillaise_.
+
+En sortant du champ de bataille de Bannockburn, Burns arriva à
+Stirling, dans l'après-midi de la même journée, tout vibrant de
+patriotisme. Aucun lieu n'était plus propre à augmenter ces
+dispositions, car aucun ne fait revivre davantage l'ancienne Écosse,
+dans ses annales guerrières et son existence nationale. Stirling est
+une réduction d'Édimbourg, ou plutôt c'est Édimbourg elle-même dans
+ses commencements. Elle est formée de la même manière exactement: un
+château-fort bâti sur un roc énorme, isolé dans la plaine, à pic de
+trois côtés, et, sur un dos de terrain descendant du rocher, une
+longue rue qui se répand et s'accroche aux deux pentes. Elle n'a pas
+l'apparence gigantesque et dominatrice de sa grande soeur de
+l'embouchure du Forth; mais elle est d'un pittoresque très fier et
+très martial. Au lieu de remplir et d'écraser tout l'horizon, elle y
+figure seulement et l'élargit plutôt; ce n'est pas la reine imposante
+«sur son trône de rochers», mais un chevalier errant qui, dans les
+lignes brusques et heurtées de son armure, traverse la plaine.
+
+Ses annales n'ont pas la profondeur de vie religieuse et littéraire
+d'Édimbourg. Elles n'émanent pas d'elle-même, comme dans cette grande
+ville où, de la fournaise d'une population ardente, sortaient les
+événements et coulait l'histoire. Elles proviennent de sa situation,
+car elle est la clef des Hautes-Terres; les faits dont elle garde la
+mémoire se sont passés plutôt à propos d'elle et autour d'elle que par
+elle. Mais elles ont un caractère particulier, et si elles sont moins
+populaires, elles ont un tour plus chevaleresque et plus royal.
+Stirling fut pendant longtemps le siège de la royauté. Alexandre I y
+mourut en 1124, et Guillaume le Lion en 1214. Surtout elle fut la
+ville des Stuarts. C'est là que vécut Jacques I, le roi-poète, l'élève
+de Chaucer; Jacques II y naquit; Jacques III en fit sa résidence
+favorite; Jacques IV, qui devait périr avec la fleur d'Écosse sur le
+fatal champ de Flodden, y naquit en 1474; Jacques V, le père de Marie
+Stuart, y passa presque toute sa vie; Marie Stuart y fut couronnée;
+c'est là que Darnley lui fit sa cour; et c'est là aussi que Jacques
+VI, leur fils, fut proclamé roi à l'âge de treize mois, puis élevé
+sous la rude discipline du célèbre Robert Buchanan, tandis que sa mère
+songeait à lui dans sa prison. C'est à Stirling que les Stuarts ont
+laissé le plus de traces de leurs goûts artistiques, et placé les
+quelques édifices que les troubles de leurs règnes et la pénurie de
+leurs coffres leur permirent de bâtir. Jacques III y fit construire la
+salle du Parlement et une chapelle royale, qui fut reconstruite par
+Jacques VI. Ce palais, d'une richesse excessive et barbare, est
+l'oeuvre de Jacques V.[755] Il avait épousé deux françaises:
+Madeleine, fille de François I, puis Marie de Guise; il avait pris
+dans son séjour en France le goût des constructions, qui fut un des
+traits de la Renaissance française. Celte ornementation massive,
+surchargée et grossièrement luxuriante, cette sculpture tourmentée,
+déréglée jusqu'au grotesque, abondante en postures forcenées, en
+contorsions, en lourds caprices, cet encombrement de figures où
+foisonnent les personnages de la mythologie, de l'antiquité et de la
+vie contemporaine, où Omphale, Persée, Diane, Vénus se coudoient, où
+Cléopâtre avec son aspic a sa niche, le roi Jacques et sa reine leur
+portrait, l'échanson et les officiers de la cour leur statuette,
+pêle-mêle dans un grouillement de créatures et d'animaux innomés, ce
+travail rude de la pierre, la luxure non pas élégante mais bestiale de
+certains sujets, tout cela est bien la Renaissance dans des esprits
+mal dégrossis et brutalement épris du beau. C'est bien l'image des
+Stuarts: des âmes d'un fond encore barbare et inculte, touchées et en
+partie gâtées par la corruption affinée du continent. Des légendes de
+toute espèce habitent ces vieilles murailles. C'est par cette fenêtre
+que Jacques II, après avoir dans une discussion frappé de deux coups
+de dague le comte de Douglas à qui il avait envoyé un sauf-conduit
+sous le sceau royal, fit jeter son cadavre dans la cour. Par ce
+sentier qui descend derrière le château, Jacques V s'échappait, sous
+des déguisements divers, pour s'informer des doléances de ses sujets
+et surtout pour courir les aventures d'amour. C'était un roi galant.
+Quand, dans ses expéditions, il arrivait qu'on lui demandât son nom,
+il disait qu'il était «le fermier de Ballengeich», d'après le nom du
+sentier. Il rencontrait ainsi toutes sortes de chances ou de mauvais
+pas[756]. Sa mémoire est restée populaire un peu à la façon de celle
+de notre Henri IV, et dans les recueils de chansons écossaises, il y
+en a quelques-unes qu'on lui attribue et qui célèbrent ses exploits
+galants. C'est ainsi que, dans ce cadre plus fait à leur taille, les
+Stuarts ont laissé des souvenirs en quelque sorte plus intimes et plus
+familiers. Leurs qualités revivent là mieux qu'ailleurs: leur
+bravoure, leur don héréditaire de poésie, leur spontanéité de coeur,
+leur remarquable effort pour établir un peu de justice en abaissant
+les nobles, et là aussi revivent leurs faiblesses. En visitant le
+château, Burns avait devant lui toute cette race fameuse, dans un
+tableau de somptuosités, de galanteries, de faits d'audace, de vues
+politiques, ramassés les uns contre les autres par la perspective du
+passé. Cet éloignement, où tout ce qui fut ordinaire était effacé, lui
+faisait paraître plus brillantes ces époques disparues.
+
+ [Note 755: Sur les souvenirs historiques de Stirling et les
+ constructions, voir _Shearer's Guide to Stirling_.]
+
+ [Note 756: Voir les aventures de Jacques V, dans les _Tales
+ of a Grand Father_ de Walter Scott, qui excellait dans ce
+ genre anecdotique, le chap. XXVII.]
+
+Mais la beauté de Stirling, c'est l'incomparable panorama qu'on
+découvre de la terrasse du château. Devant une rangée de montagnes qui
+barre l'horizon du côté du Nord, une vaste plaine s'étend, unie et
+riche, au milieu de laquelle le Forth coule avec de grands méandres
+lumineux, formant une suite de péninsules vertes qui entrent les unes
+dans les autres et alternent de chaque côté du fleuve. Au dire des
+voyageurs, c'est un des plus beaux paysages qu'il y ait en Europe;
+c'est sûrement un des plus nobles qu'il soit possible de concevoir.
+Les lignes en sont si calmes et si imposantes, les sinuosités du
+fleuve sont si majestueuses, les montagnes, dans leur contour ample et
+sérieux et leur couleur d'un azur foncé admirable, sont si
+solennelles, qu'on dirait un grand paysage historique, dessiné par un
+maître aussi fier et grave que Poussin et plus puissant que lui, pour
+servir de théâtre à de grandes actions humaines. Et en vérité c'est
+ici le sol épique et héroïque de l'Écosse. Sans parler de Bannockburn,
+voilà l'endroit où fut le vieux pont de bois près duquel Wallace
+écrasa l'armée anglaise et sauva son pays. Les noms des deux grands
+défenseurs de l'Écosse sont là réunis. Qu'on se rappelle les lectures
+d'enfance de Burns, et ce qu'il en dit: «la vie de Wallace versa dans
+mes veines une passion écossaise qui y bouillonnera jusqu'à ce que les
+écluses de la vie se ferment dans le repos éternel,» et qu'on imagine
+son enthousiasme, lorsqu'il salua ces lieux pleins de la mémoire de
+son héros[757]. Il contemplait ce tableau admirable, au moment du jour
+où il prend toute sa majesté, sous un de ces couchers de soleil qui
+sont la magnificence de l'Écosse. Quand une lumière incarnate, en même
+temps légère et profonde, s'épanche du ciel et, tout en laissant aux
+objets leur fond de couleur, les rassemble dans une même nuance et en
+simplifie les lignes agrandies, le merveilleux paysage s'harmonise
+encore davantage et reçoit une beauté auguste. Il revêt alors, tant il
+se spiritualise en un accord et une unité supérieurs, une expression
+presque uniquement morale, une noblesse, un prestige, qui inspirent
+une sorte de respect. Ce n'est plus une suite de montagnes et de
+terrains, c'est le décor solennel et l'apothéose des souvenirs qui
+s'élèvent de cette plaine. C'est un moment inoubliable, et il est
+certain que Burns y assista: «Je reviens juste à l'instant du château
+de Stirling, j'ai vu, par le soleil couchant, la perspective
+magnifique des détours du Forth qui traverse la riche plaine de
+Stirling et borde la plaine de Falkirk également riche[758].» Bien
+qu'il n'ait pas pu lire ce spectacle avec la précision de notation que
+nous, de ce temps-ci, y apportons, il est impossible, dans l'état
+d'esprit où il était, qu'il n'en ait pas ressenti la grandeur.
+
+ [Note 757: Il avait songé et songeait peut-être encore à
+ écrire un poème sur Wallace. Voir la lettre _To Mrs Dunlop_,
+ 15th Jan. 1787.]
+
+ [Note 758: _To Robert Muir_, 26th Aug. 1787.]
+
+Cette journée, avec Bannockburn le matin et Stirling le soir, était
+trop pour lui. Il redescendit du château, ivre de ce singulier
+patriotisme historique, la tête pleine des visions de la royauté
+d'autrefois, qui hantent le vieux palais[759]. Il était dans un état
+d'excitation très grand. Lorsqu'il fut rentré à l'auberge, il n'y tint
+plus et, selon la singulière habitude qu'il avait prise depuis quelque
+temps d'écrire sur les vitres avec le diamant qu'il avait au doigt, il
+traça les vers suivants:
+
+ [Note 759: Voir la lettre du Dr Adams à Currie. _Life of
+ Burns_, p. 40.]
+
+ Ici, jadis, les Stuarts régnèrent glorieux,
+ Et ordonnèrent les lois pour le bien de l'Écosse;
+ Mais maintenant, sans toit, leur palais subsiste,
+ Leur sceptre est tenu par d'autres mains;
+ Il est tombé, en vérité, tombé jusqu'à terre,
+ Où les reptiles rampants prennent naissance.
+ La lignée malheureuse des Stuarts est partie;
+ Une race étrangère occupe leur trône,
+ Une race idiote, perdue d'honneur;
+ Qui la connaît le mieux la méprise le plus[760].
+
+ [Note 760: _Written by Somebody on the Window of an Inn at
+ Stirling, on seeing the Royal Palace in Ruins._]
+
+C'était une insulte bien gratuite à la famille régnante. C'était en
+même temps une grosse imprudence. Ces vers firent plus de bruit que
+Burns probablement ne s'y attendait. Ils furent copiés, reproduits et
+attaqués dans des journaux. Quelques mois après, quand il fit des
+démarches pour entrer dans l'excise, on les lui rappela: «J'ai été
+interrogé comme un enfant sur mes affaires, et blâmé et tancé pour mon
+inscription sur la fenêtre de Stirling[761].» Qui sait même le mal
+qu'ils lui firent? Bien qu'il soit difficile de déterminer les
+possibilités manquées, on ne peut s'empêcher de penser que, sans cet
+outrage, il eût pu avoir du gouvernement une de ces pensions données
+alors aux hommes de lettres, à laquelle personne n'avait plus droit
+que lui, qu'il n'obtint jamais et qui eût changé sa vie. Mais pour le
+moment il ne s'inquiétait pas de ces choses futures, et il continua sa
+route, tout entier aux choses du passé.
+
+ [Note 761: _To Clarinda_, 27th Jan. 1788.]
+
+Cette ardeur patriotique persista pendant la plus grande partie du
+voyage; elle en est même la note caractéristique. De chacun des champs
+de bataille qu'il visita, et ils ne manquent point sur cette route qui
+pénètre dans les Hautes-Terres, Burns semble avoir rapporté de
+durables impressions. Elles ne se manifestèrent pas à l'endroit et au
+moment mêmes; ainsi que l'ode de Bruce, elles attendirent leur heure
+d'inspiration. Mais dans ses chansons reparaissent presque tous les
+noms de ces combats.
+
+En sortant de Stirling, près de la petite ville de Dunblane, il
+rencontra l'endroit où, lors de la première révolte jacobite de 1715,
+fut livrée la bataille de Sheriffmuir. Ce fut une singulière bataille.
+L'armée jacobite commandée par le comte de Mar, et l'armée royaliste
+sous les ordres du duc d'Argyle, étaient séparées par un renflement de
+terrain qui a la forme d'une calotte sphérique très régulière, en
+sorte que, en quelque point qu'on se trouve de la base, la vue est
+coupée par une courbe qui semble toujours la même. Il advint que les
+deux armées, invisibles l'une à l'autre, n'arrivèrent pas à se
+rencontrer de front, et que chacune, cherchant l'ennemi à droite,
+déborda la gauche de l'autre[762]. Il en résulta deux victoires et
+deux défaites: la droite de Mar ayant enfoncé la gauche d'Argyle, et
+la droite d'Argyle ayant dispersé la gauche de Mar; si bien qu'à la
+fin les deux adversaires restèrent l'un en face de l'autre, surpris
+d'être vainqueurs et vaincus en même temps. Ils revendiquèrent tous
+deux la journée. En réalité l'avantage était resté à Argyle. Ce
+dénoûment bizarre avait été célébré par une ancienne chanson, dont le
+refrain rendait bien la stupéfaction des deux partis:
+
+ [Note 762: Cette situation est très bien expliquée par Hill
+ Burton, _History of Scotland_, t. VIII, p. 316-20.]
+
+ D'aucuns disent que nous gagnâmes,
+ D'aucuns disent qu'ils gagnèrent,
+ Et d'aucuns disent que personne n'a gagné du tout, homme:
+ Mais d'une chose je suis sûr,
+ C'est qu'à Sheriffmuir
+ Il y eut une bataille que j'ai vue, homme:
+ Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent,
+ Et ils se sauvèrent et nous nous sauvâmes,
+ Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent bien loin, homme[763].
+
+ [Note 763: On trouvera cette vieille chanson, _The Battle of
+ Sheriff-Muir_, dans toutes les collections de chansons
+ écossaises; nous la prenons dans le recueil de Whitelaw.]
+
+Tout en conservant un peu de la raillerie du vieux couplet, Burns
+évoqua un tableau plus tragique. Ce qui semble l'avoir frappé c'est la
+fureur de ces chocs, où les Highlanders, après avoir enfoncé leurs
+bonnets bleus sur leurs yeux, partaient en courant, déchargeaient
+leurs fusils et leurs pistolets, les jetaient et, se ruant sur
+l'ennemi, tailladaient à grands coups de claymore. Il eut comme la
+sensation de la rapidité, du halètement et du cliquetis de ces
+rencontres sans fumée, muettes, blêmes et farouches comme toutes les
+mêlées à l'arme blanche, dont les morts ont une expression haineuse et
+montrent leurs dents serrées.
+
+ «Ô venez-vous ici pour fuir la bataille
+ Ou garder les moutons avec moi, homme?
+ Ou bien étiez-vous à Sherra-Moor,
+ Et vîtes-vous la bataille, homme?»--
+ «J'ai vu la bataille, rade et drue,
+ Et maint fossé coulait rouge et fumant;
+ De crainte mon coeur battait
+ D'entendre les coups, de voir par nuées
+ Les clans sortir des bois, en haillons de tartans,
+ Qui voulaient saisir les trois royaumes, homme.
+
+ Les gars en habits rouges, avec les cocardes noires,
+ Ne furent pas lents à les rencontrer, homme;
+ Ils s'élancèrent et poussèrent, et le sang jaillit,
+ Et maint corps tomba, homme.
+ Le grand Argyle conduisait ses files,
+ Je crois qu'elles brillaient à vingt milles;
+ Ils frappèrent dans les clans comme dans des jeux de quilles,
+ Ils coupaient, tailladaient, les claymores tintaient,
+ Et à travers tout ils fonçaient et hachaient et brisaient,
+ Si bien que ceux qui devaient mourir, moururent, homme.
+
+ Mais si vous aviez vu les gare en kilts
+ Et en culottes de tartan bigarré,
+ Quand, face à face, ils défièrent mes whigs
+ Et les fidèles du covenant.
+ En lignes étendues en long et en large,
+ Quand les bayonnettes rencontrèrent les boucliers,
+ Et que des milliers se ruaient à la charge,
+ Avec la fureur des Hautes-Terres, hors des fourreaux
+ Ils tirèrent leurs lames mortelles, si bien que hors d'haleine
+ Les nôtres s'enfuirent comme des colombes effrayées, homme.
+
+ Ils ont perdu quelques vaillants gentilshommes,
+ Parmi les clans des Hautes-Terres, homme!
+ Je crains que mylord Panmure ne soit tué
+ Ou aux mains de ses ennemis, homme.
+ Maintenant si tu veux chanter cette double fuite;
+ Les uns tombèrent pour l'injustice, les autres pour le droit;
+ Mais beaucoup dirent bonne nuit au monde;
+ Dis comment, pêle-mêle, au bruit des mousquets,
+ Les Tories tombèrent et les Whigs vers l'enfer
+ S'enfuirent en troupes épouvantées, homme[764].
+
+ [Note 764: _The Battle of Sheriff-Muir._]
+
+Un peu plus haut, il rencontra le site de la bataille de
+Killiecrankie. C'est une des plus populaires de l'histoire écossaise,
+non pas autant par l'importance des forces qui y furent engagées ou
+des événements qui y furent décidés, que par le cadre formidable du
+paysage, par les circonstances qui sont caractéristiques des
+rencontres entre highlanders et réguliers, et par le trépas de
+Claverhouse, vicomte de Dundee, le chef du parti royaliste. La passe
+de Killiecrankie, étroite et noire, pénètre tortueusement entre deux
+murailles de rochers souvent à pic, dressées l'une contre l'autre. À
+leurs pieds, un torrent bondit, rugit et écume en chutes et
+cataractes, ou file d'un trait, sombre, sourd, lisse et luisant comme
+une coulée de métal, avec un air plus dangereux encore. On pense à
+ces redoutables défilés faits pour l'égorgement d'une armée. C'est au
+haut de cette passe que Mackay, le général anglais, avait rangé son
+armée sur un plateau étroit, entre cette gorge qu'il venait de
+traverser et des pentes escarpées de montagnes[765]. Celles-ci étaient
+occupées par Dundee et ses highlanders Jacobites. Se lançant sur la
+déclivité du terrain, ils se ruèrent sur l'armée anglaise, avec une
+force d'avalanche, et la précipitèrent dans la passe, où ils se
+jetèrent pêle-mêle avec elle. Ils massacrèrent leurs adversaires
+jusque parmi les rocs du torrent[766]. On montre encore _le saut du
+soldat_, où un des vaincus, sentant au-dessus de ses épaules la
+claymore d'un highlander, franchit un des bras du torrent d'un bond
+désespéré. En quelques instants 2000 hommes furent sabrés ou noyés
+dans ce gouffre. Mais le général vainqueur tomba atteint dans le geste
+même de la victoire; au moment où, le bras levé, il agitait son
+chapeau, une balle le frappa au défaut de la cuirasse, près de
+l'aisselle[767]. Avec l'ambitieux et habile Claverhouse, tombèrent les
+dernières espérances de Jacques II. Ces choses se passèrent le 24 Juin
+1689.
+
+ [Note 765: Lire, sur cette marche à travers la passe,
+ Macaulay, _History of England_, ch. XIII.]
+
+ [Note 766: Voir une très claire description dans Hill
+ Burton, _History of Scotland_, tome VII, p. 375-83.--Un
+ tableau très pittoresque de la _furia_ des Highlanders dans
+ Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap. LVI,--et le
+ récit de Macaulay, _History of England_, chap. XIII.]
+
+ [Note 767: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap.
+ LVI.]
+
+Il était peu probable que Burns parcourrait ces lieux célèbres sans en
+recevoir une émotion. Et en effet on a de lui une bataille de
+Killiecrankie, comme on avait eu une bataille de Sheriffmuir.
+
+ «D'où venez-vous si brave, garçon,
+ D'où venez-vous si faraud, Ô?
+ D'où venez-vous si brave, garçon?
+ Avez-vous passé par Killiecrankie, Ô?
+
+ Si vous aviez été où j'ai été,
+ Vous ne seriez pas si fringant, Ô;
+ Et si vous aviez vu ce que j'ai vu,
+ Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.
+
+ Je me suis battu sur terre et battu sur mer,
+ Et battu à la maison avec ma vieille tante, Ô;
+ Mais j'ai rencontré le démon et Dundee,
+ Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.
+
+ Le hardi Pitcur tomba dans un sillon,
+ Et Claverhouse reçut un mauvais coup, Ô;
+ Sans quoi, j'aurais repu un épervier d'Athole,
+ Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.[768]
+
+ [Note 768: _The Battle of Killiecrankie._]
+
+D'après le ton même de ces pièces, on voit que Burns reflétait avec
+justesse le sentiment écossais, que ce fût le haut enthousiasme d'une
+grande action nationale comme à Bannockburn ou le défi railleur et
+goguenard de rencontres moins décisives.
+
+Il n'est pas surprenant qu'en arrivant sur le champ de bataille de
+Culloden, il ait éprouvé une émotion très poignante. C'est pour les
+voyageurs les plus indifférents une promenade attristante que de
+traverser cette lande marécageuse, plate et sombre. Sauf une petite
+colline noirâtre, couronnée de sapins funèbres qui lui donnent un air
+de cimetière, la monotone étendue brune des bruyères s'allonge de
+toutes parts, a peine tachetée de quelques plaques vertes, aux
+endroits où les morts furent enterrés[769]. Pour un Écossais qui sait
+les détails et les conséquences de la bataille, cette tristesse du
+lieu s'accroît et se précise de souvenirs et de regrets. Que de fautes
+commises, dont une seule évitée eût pu changer la face et la suite des
+choses! Cette vaste plaine, unie comme un champ de manoeuvres pour
+l'artillerie et la cavalerie, était le pire terrain qu'on pût choisir
+pour les malheureux highlanders. «Il est impossible, dit Hill Burton,
+de regarder ce désert, sans un sentiment de compassion, pour
+l'impuissance d'une armée de highlanders en un pareil endroit[770].»
+Au dernier moment, lord George Murray avait proposé de se retirer
+derrière la petite rivière de la Nairn et d'y attendre des renforts.
+Si on l'avait écouté, rien peut-être n'était perdu. Et si du moins ces
+malheureux avaient combattu dans des conditions ordinaires, mais non!
+Toute la nuit on les a surmenés, dans une marche pour surprendre le
+camp ennemi. Ils sont arrivés en vue des tentes, quand l'aurore
+paraissait et que les tambours battaient le réveil[771]. Le coup est
+manqué; il faut regagner les positions. Au moment où l'ennemi arrive,
+ils sont tellement harassés de fatigue, minés par la faim, exténués de
+sommeil et d'épuisement, qu'on est obligé de les secouer pour les
+réveiller[772]. Quand ils sont rangés en bataille, les boulets ennemis
+«font des sentiers» dans leurs rangs; ils sont sans cavalerie, et ont
+quelques canons dont les artilleurs sont absents. Ils demandent avec
+rage la permission de courir en avant; des ordres tardifs et mal
+donnés les lancent par fragments, une aile avant l'autre; des
+tiraillements d'amour-propre entre les clans brisent l'unité et
+l'impétuosité de l'élan. Les highlanders se jettent en désordre dans
+la fusillade, sur les baïonnettes des Anglais, et tombent par
+tas[773]. La déroute est rapide et irrémédiable; c'est la fin du bref
+et brillant roman de Charles-Édouard, la dernière des batailles où ait
+palpité le coeur de l'Écosse. Et rien pour éclairer ce désastre. Sur
+cette lande funeste, funèbre et farouche, pèse encore la cruauté des
+vainqueurs. Des moribonds égorgés, des prisonniers fusillés ou
+assommés à coups de crosse; ces masures, où des bergers avaient
+recueilli des blessés, mises en flammes, les portes fermées, et
+croulant sur des clameurs désespérées; ces fuyards hachés à coups de
+sabre, toutes les horreurs s'ajoutent à l'horreur de cette plaine
+maudite[774].
+
+ [Note 769: Voir le _Guide to Culloden Moor_, by Peter
+ Anderson of Inverness, avec le plan.]
+
+ [Note 770: Hill Burton, _History of Scotland_, tome VIII, p.
+ 488.]
+
+ [Note 771: Hill Burton, _Id._]
+
+ [Note 772: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap.
+ LXXXIII.]
+
+ [Note 773: Il y a une très complète description de la
+ bataille dans le _Guide_ de Peter Anderson; voir aussi le
+ récit de Walter Scott, chap. LXXXIII et les pages d'Amédée
+ Pichot dans son _Histoire de Charles-Édouard_, chap. XXXI et
+ XXXII.]
+
+ [Note 774: Voir les extraits des _Jacobite memoirs of the
+ Rebellion of 1745_, de Robert Chambers, donnés par Peter
+ Andersen.]
+
+Ces désastres, ces forfaits étaient encore récents, à l'époque où
+Burns visita le champ de bataille. Il y apportait la pensée de la part
+prise par son père à cette révolte «de 45», et il était
+particulièrement disposé à ressentir tout ce qui s'y rattachait. Dans
+son journal, il a noté cette visite en quelques mots mais qui semblent
+contenir bien des choses qu'il ne se souciait pas d'écrire: «Traversé
+le moor de Culloden, réflexions sur le champ de bataille». Ces
+réflexions portaient sans doute sur ces désespoirs causés par tant de
+vies fauchées.
+
+ La jolie fille d'Inverness
+ Ne peut plus connaître ni joie, ni plaisir;
+ Car, le soir et le matin, elle dit: hélas!
+ Et toujours les pleurs amers aveuglent ses yeux.
+ Moor de Drumossie--jour de Drumossie:
+ Ce fut un affreux jour pour moi!
+ Car là j'ai perdu mon père aimé,
+ Mon père aimé et trois frères.
+
+ Leur linceul fut l'argile sanglante,
+ Leurs tombes, on les voit verdir:
+ Et près d'eux gît le plus cher gars
+ Qu'ait jamais béni le regard d'une femme!
+ Maintenant malheur sur toi, ô cruel seigneur,
+ Homme de sang, je crois que tu l'es,
+ Car tu as rendu désespéré maint coeur
+ Qui jamais ne blessa ni les tiens ni toi[775].
+
+ [Note 775: _The Lovely Lass of Inverness._]
+
+Et des morts de Culloden sortit aussi cette plainte plus touchante
+encore, la _Lamentation de la veuve des Hautes-Terres_.
+
+ Oh! je suis venue dans les basses terres,
+ Ochon, ochon, ochrie!
+ Sans un penny dans ma bourse,
+ Pour m'acheter un repas.
+
+ Ce n'était pas ainsi dans les collines des Hautes-Terres,
+ Ochon, ochon, ochrie!
+ Pas une femme dans la vaste contrée
+ N'était aussi heureuse que moi.
+
+ Car alors je possédais vingt vaches,
+ Ochon, ochon, ochrie!
+ Qui paissaient là-bas sur la haute colline
+ Et me donnaient du lait.
+
+ Et là-bas j'avais trois-vingts brebis,
+ Ochon, ochon, ochrie!
+ Qui bondissaient sur les jolies collines
+ Et me donnaient de la laine.
+
+ J'étais la plus heureuse de tout le clan;
+ Tristement, tristement je puis gémir,
+ Car Donald était l'homme le plus beau,
+ Et Donald était à moi.
+
+ Lorsque Charlie Stuart arriva enfin,
+ Si loin, pour nous rendre libres,
+ Le bras de mon Donald était nécessaire
+ À l'Écosse et à moi.
+
+ Leur triste sort, qu'ai-je besoin de le dire?
+ Le droit dut céder à l'injustice;
+ Mon Donald et sa contrée tombèrent
+ Sur le champ de Culloden.
+
+ Ochon! ô Donald, oh!
+ Ochon, ochon, ochrie!
+ Pas une femme dans le vaste monde
+ Aussi misérable maintenant que moi[776].
+
+ [Note 776: _The Highland Widow's Lament._]
+
+Mais, outre celles-là, Burns semble avoir recueilli d'autres
+impressions, éparses par tout le pays. La répression, après la
+victoire de Culloden, fut une des plus atroces et implacables qui
+aient jamais éteint dans le sang les cendres d'une rébellion. Elle a
+laissé sur le duc de Cumberland une marque indélébile; il porte dans
+l'histoire le nom de boucher. Le pays entier fut saccagé de fond en
+comble; «on pouvait voyager des journées à travers les vallées
+dépeuplées, sans voir une cheminée fumer ou entendre un coq
+chanter[777].» Les hommes furent traqués et abattus à coups de fusils
+comme, des loups, les châteaux démolis, les chaumières incendiées, les
+troupeaux enlevés, les femmes et les enfants jetés nus, grelottants
+dans la nuit et les solitudes glaciales des monts[778]. On en voyait
+qui se traînaient derrière les pillards et imploraient un peu de sang
+ou les entrailles de leurs propres troupeaux. Ils périssaient de
+froid et de faim[779]. La sauvagerie des soldats était parfois plus
+hideuse, «ils furent coupables de toutes sortes d'outrages envers les
+femmes, la vieillesse et l'enfance[780].» Une mare de sang auprès de
+décombres calcinés était le tableau de tout le pays. Heureux lorsque
+les hommes pouvaient s'échapper, fuir à l'étranger pour un exil sans
+terme. On peut imaginer ce que des temps pareils voient de douleurs,
+de séparations, de déchirements, temps exécrés où toutes les figures
+ont des larmes. Une immense malédiction, faite de milliers de
+sanglots, de gémissements, d'adieux et de râles, monta de partout, des
+vallées, de la plaine, des collines, des monts, comme le cri de
+l'Écosse. Il sembla que le vent qui passait sur les bruyères portait
+des plaintes humaines et disait au ciel des choses douloureuses.
+
+ [Note 777: R. Chambers, cité par Peter Anderson, p. 103.]
+
+ [Note 778: Smollett, cité par Peter Anderson, p. 103.]
+
+ [Note 779: Lord Mahon, _History of England_.]
+
+ [Note 780: Walter Scott, _Tales of a grand Father_, chap.
+ LXXXIV.--Voir aussi ces horreurs dans Amédée Pichot, chap.
+ XXXIII.]
+
+Dans une ode admirable de colère et de courage qu'il a appelée _Les
+Larmes de l'Écosse_, et qui le fera vivre comme poète, Smollett avait
+exprimé cette suprême affliction de sa patrie.
+
+ «Gémis, malheureuse Calédonie, gémis
+ Sur ta paix bannie, tes lauriers déchirés!
+ Tes fils, longtemps fameux pour leur valeur,
+ Sont étendus égorgés sur leur sol natal;
+ Tes toits hospitaliers
+ N'invitent plus l'étranger vers la porte;
+ Effondrés en ruines fumantes, ils gisent,
+ Monuments de la cruauté.
+
+ Oh! cause funeste, oh! matin fatal
+ Que les âges à venir maudiront!
+ Les fils se tenaient contre leur père,
+ Le père versait le sang de ses enfants.
+ Cependant, quand la rage de la bataille cessa,
+ L'âme du vainqueur ne fut pas apaisée;
+ Les abandonnés, les nus durent sentir
+ Les flammes dévorantes et l'acier meurtrier.
+
+ La pieuse mère, vouée à la mort,
+ Abandonnée, erre sur la bruyère;
+ L'aigre vent siffle autour de sa tête;
+ Ses orphelins sans force pleurent pour avoir du pain;
+ Dépourvue d'abri, de nourriture, d'amis,
+ Elle regarde les ombres de la nuit descendre,
+ Et, étendue sous les cieux incléments,
+ Sanglote sur ses pauvres bébés et meurt.
+
+ Tant que du sang chaud mouillera mes veines,
+ Et que le souvenir en moi régnera non affaibli,
+ Le ressentiment du destin de ma patrie
+ Battra dans ma poitrine filiale;
+ Et, en dépit de son ennemi insultant,
+ Mon vers sympathisant coulera:
+ «Gémis, malheureuse Calédonie, gémis
+ Sur ta paix bannie et tes lauriers déchirés[781].»
+
+ [Note 781: Smollett, _The tears of Scotland_.]
+
+Lors du passage de Burns dans ces régions, les traces de ces
+sauvageries n'étaient pas encore recouvertes. Il put apercevoir les
+ruines de plus d'un château et s'arrêter, dans mainte vallée déserte,
+devant des décombres de hameaux brûlés. Des coeurs saignaient encore.
+Il rencontra des visages qui portaient toujours l'expression de ces
+temps-là. Il connut des veuves, des orphelins, de vieilles filles
+restées fidèles à un mort ou à un proscrit. Il glana ces douleurs.
+Avec une résonnance d'âme très belle, il fut ému de ces chagrins. Il
+sentit vivre encore, dans les allusions, dans les causeries, dans les
+refrains, l'indestructible dévoûment aux Stuarts; il admira les
+fidélités indomptables qui s'obstinaient dans ces âmes de granit. Les
+tenaces bruyères, attachées à leurs rocs, sont ainsi tordues par les
+rafales et leur résistent. C'est son honneur d'avoir éprouvé ce qui
+survivait de ces jours de calamité et d'angoisse. Avec moins
+d'emportement que Smollett, avec plus de poésie et un sentiment plus
+humain des afflictions particulières, il recueillit les dernières
+larmes de l'Écosse.
+
+Il y a toute une suite de pièces qui se rassemblent autour de ce
+sujet. Tantôt c'est un fugitif qui, caché parmi des rochers, attendant
+de pouvoir passer à l'étranger, écoute l'ouragan gronder et répondre
+au tumulte de son coeur. Cette pièce s'appelle la _Lamentation de
+Strathallan_; elle est placée dans la bouche de James Drummond,
+vicomte de Strathallan, qui, après la mort de son père tué à Culloden,
+parvint avec quelques-uns de ses compagnons à fuir en France, où il
+mourut.
+
+ Nuit très épaisse, entoure mon abri,
+ Tempêtes hurlantes, mugissez sur ma tête,
+ Torrents troublés, gonflés par l'hiver,
+ Rugissez près de ma caverne solitaire.
+ Les ruisseaux de cristal au cours paisible,
+ Les séjours bruyants du vil genre humain,
+ Les brises d'ouest au souffle léger,
+ Ne conviennent pas à mon âme désespérée.
+
+ Engagés dans la cause du Droit,
+ Pour redresser des torts injustes,
+ Nous avons mené fortement la guerre de l'Honneur,
+ Mais le ciel nous refusa le succès.
+ La roue de la ruine a passé sur nous;
+ Pas un espoir n'ose nous accompagner;
+ Le vaste monde entier est devant nous,
+ Mais un monde sans un ami[782].
+
+ [Note 782: _Strathallan's Lament._]
+
+Ailleurs ce sont deux amants qui se quittent en se disant adieu. Ils
+ont pu passer d'Écosse en Irlande, d'où la fuite en France était plus
+facile. Elle l'a accompagné jusque-là; elle doit le quitter et tout ce
+drame tient en une petite pièce pleine de mouvement, de vaillance,
+d'ineffable tristesse, qui a, ce qui est rare chez Burns, l'accent et
+le tour romanesque des anciennes ballades. Le refrain en est
+indiciblement mélancolique. Que de coeurs l'avaient confusément senti
+en tristesse inarticulée!
+
+ «C'était pour notre roi légitime
+ Que nous avons quitté la grève de la douce Écosse;
+ C'était pour notre roi légitime
+ Que nous avons vu la terre irlandaise, ma chérie,
+ Que nous avons vu la terre irlandaise.
+
+ Maintenant tout ce qu'on pouvait humainement a été fait,
+ Et tout a été fait en vain;
+ Mon amour et ma terre natale, adieu,
+ Car il me faut traverser la mer, ma chérie,
+ Car il me faut traverser la mer.»
+
+ Il se détourna, il se détourna,
+ Sur la rive irlandaise;
+ Il donna aux rênes de sa bride une secousse,
+ Avec: «Adieu pour jamais, ma chérie,
+ Et adieu pour jamais.»
+
+ Le soldat revient des guerres,
+ Le matelot de la mer,
+ Mais moi j'ai quitté mon bien-aimé
+ Pour ne jamais nous revoir, mon chéri,
+ Pour ne jamais nous revoir.
+
+ Quand le jour est parti et la nuit venue,
+ Et que tout le monde est captif du sommeil;
+ Je pense à celui qui est au loin,
+ Pendant toute la nuit et je pleure, mon chéri,
+ Pendant toute la nuit, et je pleure[783].
+
+ [Note 783: _It was a' for our rightfu' King._]
+
+Ailleurs c'est la voix d'un banni qui arrive de par delà les mers,
+elle dit les douleurs de l'exil qui décolorent les cieux les plus
+brillants, et cette pensée de retour et de vengeance qui met des
+flammes dans les yeux des proscrits et entretient leur vie par la
+haine.
+
+ Loin des amis et de la terre que j'aime,
+ Chassé par la cruelle haine de la fortune,
+ Loin de ma bien-aimée, j'erre;
+ Jamais plus je ne goûterai le bonheur,
+ Jamais plus je ne dois espérer trouver
+ Aise à mon labeur, confort à mon souci;
+ Quand le souvenir torture l'esprit,
+ Les plaisirs ne font que lever le voile du désespoir.
+
+ Les plus brillants climats me paraîtront mornes,
+ Les rivages fleuris me paraîtront déserts,
+ Jusqu'à ce que les destins, cessant d'être sévères,
+ Rendent l'Amitié, l'Amour et la Paix.
+ Jusqu'à ce que la Vengeance, au front lauré,
+ Ramène les proscrits au pays;
+ Et que chaque gars loyal et brave
+ Traverse les mers et retrouvé sa bien-aimée[784].
+
+ [Note 784: _Frae the Friend and Land I love._]
+
+Parfois ce sont des notes plus légères mais presque aussi touchantes
+et aussi justes. On y sent ces souvenirs royalistes, qui persistèrent
+si longtemps et la façon dont ils persistaient. Ils se montraient dans
+des chansons légères, un peu railleuses, le plus souvent chantées par
+les femmes. Personne n'égale celles-ci pour faire entendre dans des
+refrains, où vont leurs espoirs, au moyen de finesses, de sourires,
+d'allusions qui sont toutes dans la voix et insaisissables. Qu'on
+imagine cette jolie chanson si pimpante, si provocante, chantée par
+une jolie et vaillante fille, à la barbe d'un officier hanovrien.
+Comment essayer sans ridicule de mettre le doigt sur l'impertinence et
+là charmante fidélité qui s'y jouent?
+
+ C'était un lundi matin,
+ Et très tôt dans l'année,
+ Que Charlie entra dans notre ville,
+ Le jeune chevalier.
+
+ Et Charlie est mon préféré,
+ Mon préféré, mon préféré,
+ Charlie est mon préféré,
+ Le jeune chevalier.
+
+ Comme il montait à pied la rue
+ Pour examiner la cité,
+ Oh! il aperçut une jolie fille
+ Qui regardait par la fenêtre.
+
+ Légèrement, il monta d'un bond l'escalier,
+ Et frappa à la porte,
+ Et la jolie fille se trouva toute prête
+ À laisser entrer le gars.
+
+ Il mit sa Jenny sur son genou,
+ Dans son costume des Hautes-Terres,
+ Car fièrement il savait la façon
+ De plaire à une jolie fille.
+
+ C'est sur cette montagne couverte de bruyères,
+ Et dans cette vallée pleine de taillis,
+ Nous n'osons pas aller traire les vaches
+ À cause de Charlie et de ses hommes.
+
+ Et Charlie est mon préféré,
+ Mon préféré, mon préféré,
+ Charlie est mon préféré,
+ Le jeune chevalier[785].
+
+ [Note 785: _Charlie, he's my darling._]
+
+Ou celle-ci encore, un peu plus populaire:
+
+ Galettes de farine d'orge,
+ Galettes d'orge,
+ À la santé, ô gars des Hautes-Terres,
+ Des galettes d'orge.
+
+ Qui le premier dans un combat
+ Criera le premier «pourparler»?
+ Jamais les gars avec
+ Les galettes d'orge,
+ Les galettes de farine d'orge.
+
+ Qui, dans ses jours malheureux,
+ Fut loyal à Charlie?
+ Qui, sinon les gars avec
+ Les galettes d'orge,
+ Les galettes de farine d'orge[786]!
+
+ [Note 786: _Bannocks o' bearmeal._]
+
+Quelquefois les souvenirs de fidélité remontaient plus haut, prenaient
+un air historique comme dans cette complainte très belle:
+
+ Près du mur de ce château, quand le jour se clôt,
+ J'ai entendu un homme chanter, bien que sa tête fût grise;
+ Et, comme il chantait, ses larmes tombaient:
+ Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
+
+ L'Église est en ruines, l'État est en discorde,
+ Tromperies, oppressions et guerres meurtrières,
+ Nous n'osons pas le dire, mais nous savons qui est à blâmer:
+ Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
+
+ Mes sept beaux garçons pour Jacques ont tiré l'épée,
+ Maintenant je pleure autour de leurs lits verts dans le cimetière,
+ J'ai brisé le doux coeur de ma fidèle vieille femme:
+ Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
+
+ Maintenant la vie est un fardeau qui me courbe,
+ Car j'ai perdu mes fils et lui a perdu sa couronne;
+ Mais jusqu'à mes derniers moments mes mots sont les mêmes:
+ Il n'y aura pas de paix jusqu'à ce que Jacques revienne[787].
+
+ [Note 787: _There'll never be Peace till Jamie comes
+ hame._]
+
+Encore une fois, toutes ces pièces n'éclatèrent pas sur les lieux
+mêmes; mais les impressions d'où elles naquirent, y furent ressenties.
+Elles tombèrent alors dans l'âme du poète, puis, comme si le temps
+n'existait pas dans certaines profondeurs intellectuelles, frémirent
+un jour aussi vives, et trouvèrent, dans l'esprit du moment, des
+paroles et un rhythme. Des heures comme celles qu'il passa sur les
+pentes de Bannockburn et, à un moindre degré, sur la bruyère de
+Culloden, peuvent prendre place avec l'après-midi où il écrasa le nid
+de souris. En ces instants-là, dans l'âme ouverte par l'influence des
+souvenirs, de la nature, ou de la compassion humaine, une main divine
+jette des germes inaperçus qui seront un jour la richesse d'une vie et
+les fleurs d'un génie. Il avait raison de dire: «Mon voyage à travers
+les Hautes-Terres m'a véritablement inspiré et j'espère avoir amassé
+une bonne provision d'idées poétiques nouvelles[788]».
+
+ [Note 788: _To Patrick Miller_, 28th Sept. 1787.]
+
+Toute cette partie historique du voyage fut pour Burns féconde et
+bienfaisante. Il vécut hors de lui-même et il en avait besoin. Même la
+compagnie de Nichol, jacobite enragé, ne lui fut pas ici mauvaise;
+elle entretint en lui un loyalisme un peu factice, et s'il eut à s'en
+repentir plus tard, il n'importe. Il fut remué par des émotions, dont
+quelques-unes étaient nobles et ajoutèrent leur noblesse à son âme.
+
+ * * * * *
+
+Si les impressions de nature avaient été aussi abondantes et aussi
+riches que les impressions historiques, ce voyage eût été fécond de
+tous points. Il ne paraît pas que cela fût impossible. Par ses formes
+plus vastes, ses mouvements plus marqués, ses accidents de terrain
+plus variés et plus dramatiques, la contrée des Hautes-Terres est
+mieux faite pour frapper le voyageur qui la traverse que les régions
+moyennes des Borders. Elle peut plutôt prendre par surprise et
+transporter du premier coup. Et justement la route que suivait Burns
+est une de celles où se manifestent le mieux les caractères différents
+du pays.
+
+Il suffit d'aller de Crieff à Kenmore, par l'hôtellerie d'Amulrie, en
+traversant l'admirable glen Almond et en remontant la rude Glen Quoich
+par le lac Frenchie, pour avoir une des plus parfaites vues de vallées
+que renferment les Highlands. «Certainement, dit Geikie, la plus large
+région du plus sauvage paysage qui soit dans la Grande-Bretagne, est
+comprise dans les cent milles carrés de montagnes et de ravins désolés
+compris entre Glen Feshie et Gleen Quoich[789].» On est au bord de ce
+district, à l'endroit où de la grâce se mêle à la grandeur. On suit la
+base de montagnes d'un dessin imposant et tranquille, d'une couleur
+grave, riche et tendre. Elles sont recouvertes, à la saison où Burns
+les parcourait, de bruyères violettes et de mousses roussies ou
+bronzées. Une lumière fine qui les baigne, adoucit tellement les
+teintes que ces nobles montagnes ont l'air de traîner des manteaux de
+vieux velours usé, pourpres et mordorés. Elles sont, ainsi revêtues,
+pleines de douceur et de majesté. En même temps elles ont une
+mélancolie si large et si attirante. Ce n'est pas une mélancolie
+immobile. Toujours le paysage vit et continuellement se passionne en
+grands mouvements de lumière, qui parfois ressemblent à des élans. Et
+je ne veux pas parler des changements de ciel, des orages, mais
+d'incessantes et délicates émotions de couleur, qui font palpiter le
+paysage et ne sont possibles qu'avec les nuances particulières aux
+pentes écossaises. Quand nous y passâmes, par un jour pur où erraient
+quelques nuages, lorsque le soleil donnait, des taches vertes et gaies
+s'éveillaient, de toutes parts et tout riait; lorsqu'une ombre
+passait, elles s'éteignaient, et soudain tous les rochers gris
+ressortaient et s'emparaient de la montagne morose; elle était tout en
+mouvement comme un coeur partagé entre l'espoir et le chagrin.
+
+ [Note 789: A. Geikie, _Scenery of Scotland_, p. 218.]
+
+Il suffit d'aller de Kenmore à Blair Athole, de visiter les chûtes
+d'Aberfeldy, le parc de Killiecrankie, les cascades de Bruar et du
+Tummel, pour voir rassemblés les accidents et les dislocations les
+plus violents, les sites déchirés, les aspects torturés du pays
+écossais; pour contempler l'étreinte des rochers et des torrents, et
+leur fureur éternelle. On a, dans toute sa variété, avec ses efforts,
+ses rages, ses souffrances, ses sanglots désespérés, ses hurlements
+furieux, le combat de l'eau et de la montagne. On peut assister, dans
+des rencontres particulières, aux prises des deux adversaires. On a là
+une suite d'épisodes détachés, circonscrits, individuels, pour ainsi
+dire, plus frappants, à première vue, que les paysages d'ensemble,
+mais moins profonds. On peut y rencontrer ces secousses d'étonnement
+et d'épouvante, qui touchent certaines âmes fermées aux impressions
+plus élevées et d'un sens plus large que contiennent les étendues
+harmoniques.
+
+Et surtout il suffit d'aller de Blair Athole à Kingussie, de traverser
+le dos des Grampiens, pour éprouver ce que l'Écosse peut inspirer de
+plus grandiose, si l'on excepte peut-être la poésie redoutable des
+îles de la côte ouest. On est sur un plateau, au niveau des hauts
+sommets, au milieu d'un océan de vastes croupes arrondies et douces,
+toutes d'égale hauteur, qui s'en vont dans tous les sens,
+innombrables. Cet épanchement colossal semble sans direction et sans
+bornes; on est n'importe où d'un monde de solitude. Comme les cimes
+sont semblables de forme et d'élévation, l'oeil n'en choisit aucune et
+l'effet se répand sur toute la masse. Le calme des ondulations donne à
+ce spectacle quelque chose de définitif, qui est plus près de
+l'éternité que l'effort violent des montagnes escarpées. Le silence et
+l'abandon sont absolus. De temps en temps, un torrent qui mugit, un
+lac aux bords inhabités qui ne luit que pour le ciel, resserrant
+l'attention sur des objets séparés, donnent, pendant un instant, des
+proportions humaines à ce sentiment immense, indéterminé, amorphe de
+solitude cosmique. Mais bientôt ces détails disparaissent; l'on est
+perdu de nouveau dans les vagues illimitées de cette mer couverte
+d'une écume de bruyères et de rochers, spectacle d'une grandeur, d'une
+tristesse, d'une solennité inexprimables. C'est d'une sublimité
+paisible. À cause de la lenteur des lignes, il n'y a rien d'âpre, de
+menaçant, mais plutôt une douceur majestueuse. On dirait la rêverie
+affligée d'un dieu très bon. Tandis que les vallées sont encore faites
+pour les chagrins humains, c'est ici comme une mélancolie primitive,
+démesurée, uniforme, vague, élémentaire, qui n'a pas encore pris la
+variété et la précision de la vie plus récente. Souvent, quand le
+soleil embrase l'ouest, le ciel cramoisi, la pourpre illimitée des
+bruyères enflammées jusqu'au fond des horizons, et les rochers
+eux-mêmes devenus ardents, forment une scène d'une splendeur et d'un
+deuil surhumains; on ne sait quelle pompe immense et sépulcrale, comme
+pour les funérailles de Saturne, antique père des Dieux et des Hommes.
+
+Sans doute ces aspects du paysage écossais changent chaque jour et on
+ne les retrouve pas deux fois les mêmes. Mais leurs variations se
+modulent sur un fond permanent, et chaque voyageur qui passe y peut
+entendre une phrase différente de la même symphonie austère et
+puissante. Or, Burns a été de Crieff à Kenmore; il a été de Kenmore à
+Blair Athole, et de Blair Athole à Inverness, sans qu'aucune émotion
+de nature, semble l'avoir touché, sans qu'aucune, du moins, apparaisse
+dans son journal de voyage ou dans ses poésies. La grandiose
+procession de montagnes s'est déroulée devant lui sans lui rien
+inspirer. Les seuls vers qui s'y rapportent sont un fragment, écrit en
+apercevant le village et le château de Kenmore dans le district de
+Breadalbane. La pièce a de jolis traits et la description est exacte.
+Mais il est facile de sentir que ce petit tableau d'un coin de pays
+habité, et la déclamation vague qui le suit, sont bien loin des
+grandes scènes de nature et de leurs pensées profondes.
+
+ Admirant la nature dans sa grâce la plus inculte,
+ Je parcours, d'un pas lassé, ces scènes du nord;
+ Par mainte vallée sinueuse, mainte pente ardue,
+ Séjours des nichées de grouse et des moutons craintifs,
+ Je poursuis, curieux, mon voyage solitaire.
+ Tout à coup, le fameux Breadalbane s'ouvre à ma vue,
+ Les escarpements qui se touchent sont séparés par de profondes gorges,
+ Les bois, sauvagement épars, revêtent leurs vastes flancs;
+ Le lac qui s'élargit au sein de collines
+ Remplit mes yeux de surprise et d'émerveillement;
+ La Tay doucement sinueuse dans son orgueil enfantin,
+ Le palais qui s'élève sur sa rive verdoyante,
+ Les pelouses frangées de bois, selon le goût natif de la nature,
+ Les monticules qu'elle a semés en hâte et sans soin,
+ Les arches du pont qui franchit la jeune rivière,
+ Le village scintillant dans le rayon d'après midi...
+
+ Des ardeurs poétiques gonflent mon sein,
+ Quand j'erre près de la hutte moussue de l'ermite,
+ Dans un vaste théâtre de bois suspendus,
+ Au rugissement incessant de ruisseaux qui trébuchent follement...
+
+ Ici la Poésie peut éveiller sa lyre célestement inspirée,
+ Et, avec une ardeur créatrice, regarder dans la nature;
+ Ici, à moitié réconcilié avec les injustices du sort,
+ Le Malheur, d'un pas plus léger, peut errer sauvagement,
+ Et la Désillusion, dans ces limites solitaires,
+ Trouver un baume qui adoucisse ses amères blessures;
+ Ici le Chagrin, frappé au coeur, peut vers le ciel tourner ses yeux,
+ Et la Vertu calomniée oublier et pardonner aux hommes[790].
+
+ [Note 790: _Verses written with in Pencil over the
+ chimney-piece, in the Parlour of the Inn at Kenmore,
+ Taymouth._]
+
+Il n'a donc pas compris les paysages à aspects généraux. Si quelque
+partie l'a frappé, c'est la partie moyenne de la route, le district
+tourmenté de Kenmore à Blair Athole, un paysage à accidents séparés, à
+épisodes bruyants et un peu mélodramatiques, comme les chutes d'eau,
+les cascades. Et l'on en discerne bien les raisons; son âme n'était
+pas une de ces âmes à rêveries prolongées, qui se nourrissent de
+contemplations uniformes; c'était une âme à émotions brusques, à
+secousses vives, que devaient prendre bien plutôt des sites
+saisissants. Cette préférence même indique un esprit peu pénétré des
+influences profondes de la nature. C'est le goût ordinaire des
+touristes. Mais même sur ce point-là, il est facile de voir quelle
+appréciation étroite il avait de ce genre de beautés. On a de lui des
+pièces inspirées par quelques-uns de ces sites. Il suffit d'aller les
+lire sur les lieux mêmes pour comprendre le peu de rapport qu'elles
+ont avec eux.
+
+Un des endroits qu'on visite, lorsqu'on descend du loch Tay dans la
+direction de Dunkeld, sont les fameuses chûtes de Moness ou
+d'Aberfeldy. Elles tombent par une gorge rocheuse, longue de plus de
+deux milles. Au fond de hautes parois à pic, bondissent, blanchissent
+et bruissent les eaux. Mais ce ne sont pas elles qui font la propre
+beauté de ces lieux; c'est la végétation qui enferme ces chûtes sous
+une voûte continue et épaisse. Un monde d'arbres et d'arbustes, de
+sapins, de frênes, de noisetiers, de bouleaux, s'est emparé des deux
+bords et s'est logé dans toutes les fissures. Ils se penchent, se
+touchent et se croisent au-dessus de l'abîme, en sorte que les
+cascades supérieures coulent derrière des voiles de branches. Des
+mousses, des lierres, des plantes traînantes, tapissent les côtés, y
+pendent en plis touffus; les parois sont creusées de mille petites
+grottes, pleines de fins feuillages d'une fraîcheur et d'une
+délicatesse féeriques. Ce berceau, qui empêche le soleil de pénétrer
+autrement que par flèches et l'humidité de s'évaporer, entretient une
+ombre et une tiédeur. Des filets clairs, qui suintent ou jaillissent
+de tous les rochers, brillent dans les feuillages; une brume d'eau,
+une poussière d'argent s'élève; toutes les branches, les brins d'herbe
+scintillent de gouttelettes, et la dentelle des ramures est surbrodée
+d'une dentelle de cristal qui tremble avec elle et, en tremblant,
+laisse tomber des perles, aussitôt reformées. Il règne là un
+crépuscule somptueusement et mystérieusement verdâtre, plus sombre
+sous les sapins, plus pâle sous les hêtres et les bouleaux, dans les
+profondeurs duquel éclatent des ors et des émeraudes, souvent en des
+endroits si reculés qu'on dirait qu'ils s'y allument d'eux-mêmes.
+C'est un palais tendu de velours vert, où s'alanguit une moiteur
+voluptueuse, une retraite pleine d'alcôves pour les Oréades. On ne
+peut s'y attarder sans penser à la rêverie merveilleuse, à la grotte
+aérienne et irisée, où Shelley eût placé une des pauses de son
+Alastor; ou mieux encore à la riche apparition forestière, luisante,
+profonde, frissonnante de lumière, où Keats eût placé un des sommeils
+de son Endymion.
+
+Lorsqu'après avoir ainsi contemplé ce paysage, on ouvre son Burns,
+curieux de voir ce qu'il en a saisi, on est tout dépaysé. Il n'y a
+trouvé qu'un lieu de rendez-vous et matière à une petite chanson:
+
+ Jolie fillette, voulez-vous venir
+ Voulez-vous venir, voulez-vous venir,
+ Jolie fillette, voulez-vous venir
+ Vers les bouleaux d'Aberfeldy?
+
+ Maintenant l'été brille sur les pentes fleuries,
+ Et joue sur les ruisselets de cristal;
+ Venez, allons passer les jours clairs
+ Sous les bouleaux d'Aberfeldy.
+
+ Les petits oiselets chantent joyeusement,
+ Tandis qu'au-dessus d'eux les noisetiers pendent,
+ Ou ils volètent légèrement d'une aile folâtre,
+ Dans les bouleaux d'Aberfeldy.
+
+ Les parois se dressent comme de hauts murs,
+ Le ruisseau écumant, rugissant, profondément tombe,
+ Sous une voûte de verdures penchées et odorantes,
+ Sous les bouleaux d'Aberfeldy.
+
+ Les âpres escarpements sont couronnés de fleurs,
+ Tout blanc le ruisseau se verse en cataractes,
+ Et, remontant mouille, d'averses de brouillard,
+ Les bouleaux d'Aberfeldy.
+
+ Que les dons de la Fortune volent au hasard,
+ Ils n'obtiendront jamais un souhait de moi;
+ Suprêmement heureux avec l'amour et toi,
+ Dans les bouleaux d'Aberfeldy.
+
+ Jolie fillette voulez-vous venir,
+ Voulez-vous venir, voulez-vous venir
+ Jolie fillette, voulez-vous venir
+ Vers les bouleaux d'Aberfeldy[791]?
+
+ [Note 791: _The Birks of Aberfeldy._]
+
+Burns avait l'oeil si juste qu'il ne pouvait pas ne pas saisir
+quelques-uns des traits constitutifs de ce site. Il a aussi, on le
+voit, éprouvé que ce séjour étrange semble fait pour des caresses.
+Mais le fond mystérieux et les larges proportions ont échappé à son
+esprit précis et moyen. Il n'est pas à l'échelle de la nature, il a
+tout rapetissé, réduit; et, par là même, laissé en dehors l'expression
+du paysage.
+
+Il en est de même pour la pièce écrite sur les cascades de Bruar.
+Celles-ci ont un caractère tout opposé aux chutes d'Aberfeldy. Une
+montagne de granit fendue en deux; dans cette cassure, un torrent
+déroule. Tout est nu; pas d'arbres, pas un arbuste, rien que des rocs
+gris et rouges, des cascades, et du ciel. C'est une stérilité
+puissante; on dirait la désolation inexorable et définitive d'un
+cataclysme qui a, sur ce point, vaincu à jamais la vie. Le paysage,
+déchiré par un spasme gigantesque, âpre, farouche, brûlé, ressemble à
+un champ de bataille de Titans; un chaos de pierres, des entassements,
+des écroulements de rocs, entre de monstrueux escarpements tourmentés,
+hérissés de brisures et de saillies qui semblent, tant elles sont
+violentes et incohérentes, produites par un craquement subit. Elles
+ont l'air d'un arrêt dans un effondrement. Une lutte affreuse se
+poursuit; les rocs sont rongés et tordus par l'eau qu'ils brisent et
+tordent à leur tour, une convulsion démesurée continue à rouler dans
+ce paysage tourmenté par tant de convulsions. La clameur du torrent,
+que rien ne brise ou n'assourdit, monte des gouffres, rauque et
+brutale. Les chutes puissantes s'étagent en une suite de gradins
+énormes et disloqués. De vieux ponts de pierre, qui traversent le
+ciel, tout en haut, semblent faire partie de la montagne et y mettent
+une sorte de chemin dantesque. En été, il n'y a sur ce sol d'autres
+ombres que les ombres raides, inanimées et noires des rochers; leurs
+cassures brusques, leurs pans durement déchiquetés et leur couleur
+sombre bouleversent encore davantage ce sol désordonné. On se demande
+entre les mains de quel poète cette puissante révélation aurait toute
+sa force. On pense à un Byron d'une étreinte plus précise, ou plutôt
+encore à un Milton qui aurait cherché sur la terre les places de
+malédiction.
+
+Qu'y a découvert Burns? Ici encore il a trouvé un coin de vérité. Il a
+bien senti que l'impression dominante de ce lieu était la disparition
+ou l'impossibilité de la vie. Mais, au lieu de laisser ce sentiment
+dans le paysage en conservant à celui-ci sa grandeur, il l'en a
+extrait, l'a encore rapetissé en l'appliquant à un détail. Il imagine
+que ces cascades de Bruar, fâchées d'être appauvries par le soleil,
+demandent à leur propriétaire, le duc d'Athole, de planter leurs rives
+d'arbres, afin que les poissons ne meurent pas sur les pierres
+desséchées, que les oiseaux y trouvent un abri, le lièvre une
+cachette, les amoureux de l'ombre et le poète un endroit où il puisse
+rêver.
+
+ My lord, je le sais, votre noble oreille
+ Ne résiste pas à la souffrance;
+ Enhardi ainsi, je vous prie d'écouter
+ La plainte de votre humble serviteur:
+ Comment les rayons brûlants du hardi Phébus,
+ Flamboyants d'orgueil estival;
+ Séchant, flétrissant tout, épuisent mes ruisseaux écumants,
+ Et boivent mon flot de cristal...
+
+ Hier je pleurai presque de dépit et de rage
+ Quand le poète Burns arriva,
+ De ce que je me faisais voir à un barde
+ Avec mon canal à demi sec;
+ Je le sais, un panégyrique en rimes
+ Me fut promis, tel que j'étais;
+ Mais, si j'avais été dans ma splendeur,
+ C'est à genoux qu'il m'eût adoré.
+
+ Ici, écumant, tombant de rocs fendus,
+ Je cours en détours puissants;
+ Là, mon torrent bouillonnant jette une haute fumée,
+ Mugissant sauvagement en une cascade;
+ Quand je reçois toutes les sources et les fontaines
+ Telles que la Nature me les a données,
+ Je vaux, bien que je le dise moi-même,
+ La peine qu'on fasse un mille pour me venir voir.
+
+ Si donc mon noble maître voulait
+ Combler mes plus hauts souhaits,
+ Il ombragerait mes rives de hauts arbres,
+ Et de jolis buissons épandus.
+ Alors, avec un double plaisir, my lord,
+ Vous errerez sur mes rives,
+ Et écouterez maint oiseau reconnaissant
+ Vous dire des chansons de gratitude.
+
+ La grise alouette, gazouillant follement,
+ S'élèvera vers les cieux;
+ Le chardonneret, le plus gai des enfants de la musique,
+ Se joindra doucement au choeur,
+ Au merle fort, à la grive claire,
+ Au mauvis doux et moelleux;
+ Le rouge-gorge égayera l'Automne pensif
+ Sous sa chevelure jaune.
+
+ Ceci aussi leur assurera un abri,
+ Pour les protéger contre l'orage;
+ Et le timide lièvre dormira en sûreté,
+ Aplati dans son gîte herbeux;
+ Ici le berger viendra s'asseoir,
+ Pour tresser sa couronne de fleurs,
+ Ou trouver une retraite, un abri sûr
+ Contre les averses vite descendues.
+
+ Et ici, se glissant doucement, tendrement,
+ Le couple amoureux se rejoindra,
+ Méprisant les mondes avec toute leur richesse,
+ Comme un soin vide et vain.
+ Les fleurs donneront à l'envi leurs charmes,
+ Pour embellir l'heure céleste,
+ Et les bouleaux étendront leurs bras embaumés,
+ Pour cacher les tendres embrassements.
+
+ Peut-être ici aussi, au printemps, à l'aurore,
+ Un barde pensif pourra errer,
+ Et voir l'herbe fumante, humide de rosée,
+ Et la montagne grise de brouillard;
+ Ou bien, vers la moisson, sous les rayons nocturnes
+ Doucement parsemés dans les arbres,
+ Délirer en face de mon flot sombre et rapide,
+ Dont la voix rauque s'enfle avec la brise.
+
+ Que les hauts sapins, les frênes frais,
+ Recouvrent mes bords plus bas,
+ Et voient, penchés sur les bassins,
+ Leur ombre dans un lit humide;
+ Que les bouleaux parfumés, parés de chèvrefeuilles,
+ Ornent mes hauteurs rocheuses,
+ Et que, pour le nid du petit chanteur,
+ L'épine offre un abri bien fermé[792]!
+
+ [Note 792: _The humble Petition of Bruar Water to the noble
+ Duke of Athole._]
+
+ [Note 793: _Recollections of a Tour made in Scotland_, by
+ Dorothy Wordsworth, p. 201.]
+
+Le duc d'Athole fit droit à la pétition présentée par Burns et couvrit
+la montagne de plantations. Elles commençaient à grandir quand
+Wordsworth visita les chutes. «Nous marchâmes en remontant au moins
+pendant trois quarts d'heure, sous un soleil ardent, avec le ruisseau
+à notre droite, dont les deux bords sont plantés de sapins et de
+mélèzes mélangés--fils de la chanson du pauvre Burns[793].» Après un
+siècle, ces arbres étaient devenus une véritable forêt qui cachait la
+montagne et abritait le torrent. Par un singulier hasard, il nous a
+été donné de voir ce site tel qu'il avait apparu à Burns. Un
+formidable ouragan avait dévasté l'Écosse de part en part, abattant
+sur son passage des forêts comme des champs de blé; il avait d'un coup
+renversé tous ces bois et dénudé la montagne qui reparaissait dans son
+ancienne âpreté.
+
+Ce que Burns a écrit pendant ce voyage qui se rapproche le plus du
+caractère du site est le fragment sur les fameuses chutes de Foyers,
+près d'Inverness. C'est encore, remarquons-le, une vue particulière et
+dramatique. Cette cataracte de Foyers est d'une grandeur redoutable,
+elle se précipite perpendiculairement, d'une hauteur de deux cents
+pieds, dans un bassin de rochers énormes, avec un grondement d'orage,
+en envoyant en l'air une telle colonne de buée et de poussière d'eau
+qu'on l'a appelée la «chute de la fumée».
+
+ Parmi des collines vêtues de bruyères et d'âpres bois,
+ La rugissante Foyers verse ses flots aux bords moussus;
+ Jusqu'à ce qu'elle se lance sur les amas de rocs,
+ Où, à travers une brèche informe, son cours retentit.
+ Haut en l'air, forçant leur chemin, les torrents tombent,
+ En bas, se creusant d'une profondeur égale, une houle écume,
+ La nappe blanchissante descend rapide sur le roc,
+ Et déchire l'oreille étonnée de l'Écho invisible.
+ Obscurément aperçue, à travers un brouillard qui monte et d'incessantes averses,
+ La hideuse caverne assombrit son vaste cercle;
+ Et toujours, à travers la brèche, la rivière peine douloureusement,
+ Et toujours, au-dessous, bouillonne le chaudron horrible...
+
+Bien qu'il y ait une certaine énergie descriptive dans ces vers, elle
+ne rend pas la formidable puissance de cette cataracte. Il est vrai
+que rien n'est plus impossible à peindre que ces déluges. Ils se
+composent de tant de choses de vision et de bruit, et si rapides; ils
+consistent si essentiellement en une succession vertigineuse
+d'éclairs, de lueurs et de tonnerres simultanés, que le tableau, s'il
+veut être exact, est trop étendu et est trop lent. Il ne représente
+que des fragments et des instants séparés d'un ensemble dont la force
+est d'être un amalgame, un tourbillon, aussitôt disparu, de tout cela.
+Même la prose n'y suffit pas. Les descriptions des grandes chutes
+d'eau par les plus robustes maîtres, celle du Niagara par
+Chateaubriand[794], celles de la chute du Rhin par Ruskin ou Victor
+Hugo[795], sont inefficaces. Les mots ne peuvent exprimer cette
+stupeur qui intimide la pensée et retient toute la vie en une sorte
+d'épouvante immobile.
+
+ [Note 794: Chateaubriand. _Atala._]
+
+ [Note 795: Ruskin. _Modern Painters I_, part. II, sect. 5,
+ chap. II.--Victor Hugo. _Le Rhin._]
+
+À tout prendre, on peut affirmer que Burns n'a pas été ému par le
+spectacle de cette nature comme on aurait pu s'y attendre, et que ses
+impressions de paysage ont été bien inférieures à ses impressions
+historiques. C'est l'avis de ceux qui ont voyagé avec lui. Le Dr
+Adair, qui eut l'occasion de faire, peu de semaines après, un tour de
+quelques jours avec lui, dit: «Pendant une résidence d'environ dix
+jours à Harvieston, nous fîmes des excursions pour visiter différentes
+parties du paysage environnant, qui n'est inférieur à aucun autre en
+Écosse, en beauté, en sublimité et en intérêt romanesque,
+particulièrement le château de Campbell, ancienne résidence de la
+famille Argyle, la fameuse cataracte du Devon, appelée le bassin du
+Chaudron, et le Pont grondant, une seule arche large, jetée par le
+diable, si on en croit la tradition, à travers la rivière à environ
+cent pieds au-dessus de son lit. Je suis surpris qu'aucune de ces
+scènes n'ait évoqué un effort de la muse de Burns. Mais je doute qu'il
+ait eu un grand goût pour le pittoresque. Je me rappelle bien que les
+dames d'Harvieston, qui nous accompagnèrent dans cette promenade,
+montrèrent leur désappointement de ce qu'il n'ait pas exprimé en
+langage plus ardent et plus brillant ses impressions de la scène du
+bassin du Chaudron qui certainement est hautement sublime et presque
+terrible[796].» On peut à la vérité, opposer à cette déposition un
+passage de Walker qui a l'air de le contredire. «J'avais souvent,
+comme d'autres, éprouvé les plaisirs qui naissent d'un paysage sublime
+ou élégant, mais je n'avais jamais vu ces sentiments aussi intenses
+que chez Burns. Quand nous atteignîmes une hutte rustique sur la
+rivière de la Tilt, là où celle-ci est surplombée par un escarpement
+boisé d'où tombe une belle cascade, il se jeta sur un talus de bruyère
+et s'abandonna à un enthousiasme d'imagination tendre, perdu et
+voluptueux. Je ne puis m'empêcher de penser que c'est là peut-être
+qu'il a conçu l'idée des lignes suivantes, qu'il plaça plus tard dans
+son poème sur les _Chutes de Bruar_, lorsqu'il imaginait une
+combinaison d'objets semblable à celle qu'il avait maintenant sous les
+yeux.
+
+ [Note 796: Currie. _Life of Burns_, p. 40.]
+
+ Où, vers la moisson, sous les rayons nocturnes
+ Doucement parsemés à travers les arbres,
+ Il viendra délirer devant mon flot sombre et rapide
+ Dont le cri rauque s'enfle avec la brise.
+
+C'est avec peine que je parvins à lui faire quitter cet endroit et à
+l'emmener en temps pour le souper[797].» Mais si l'on se rappelle que
+les vers cités sont parmi les plus expressifs de la pièce sur la chute
+de Bruar, on n'a pas de peine à constater que l'enthousiasme de Burns,
+excité peut-être par le paysage, ne s'appliquait pas au paysage
+lui-même et poursuivait quelque sentiment particulier. Ce n'est pas à
+dire qu'il ne ressentait pas la nature. On a pu voir le contraire. Il
+ne ressentait pas la nature gigantesque, qui écrase l'homme; son âme
+toujours en passion humaine ne s'ouvrait pas à ces vastes impressions;
+il ne pouvait que choisir, dans cet ensemble qu'il était incapable
+d'embrasser, un détail dans lequel il mettait une anecdote. Son âme
+n'était pas faite pour la majestueuse épopée des montagnes. Si l'on
+veut voir avec quelles aptitudes diverses des âmes différentes
+abordent les mêmes objets, on n'a qu'à lire, après le journal de
+Burns, celui que Keats a écrit pendant un court voyage dans les
+Hautes-Terres. Ce fut chez lui, du premier coup d'oeil, une
+merveilleuse intelligence de ce que cette contrée a de plus haute
+poésie.
+
+ [Note 797: Currie. _Life of Burns_, p. 42. Extrait d'une
+ lettre de Walker à Currie.]
+
+Il faut dire cependant que ce voyage de Burns fut fait dans les
+conditions les plus défavorables. Ce n'est pas une façon de visiter
+les Highlands que de les traverser au galop, enfermé, en compagnie de
+Nicol, dans une chaise de poste, qui ne laisse voir qu'un carré de
+paysage toujours fuyant. Si Burns avait parcouru le pays à pied ou sur
+Jenny Geddes, s'il avait eu la tête en plein paysage, le regard libre,
+et ces arrêts faciles qu'on fait en s'appuyant sur son bâton, ou en
+retenant la bride de son cheval, s'il avait eu de ces journées
+entières où il semble qu'en marchant on emporte avec soi des horizons,
+l'influence morale d'un paysage, qui souvent commence par une
+sensation physique d'air frais ou de lumière, serait peut-être entrée
+en lui. Mais il voyagea dans une boîte avec un butor.
+
+ * * * * *
+
+Ce fâcheux compagnon lui fut une entrave de plus d'une manière. La
+réception de Burns pendant ce tour ne ressemblait en rien à celle
+qu'il avait eue pendant son tour des Borders. Dans ces pays incultes,
+on ne rencontrait plus la classe de gros fermiers qui habite les
+Basses-Terres. Il n'y avait, surtout alors, que des seigneurs et des
+paysans, des châteaux et de pauvres chaumières[798]. Burns fut
+accueilli comme un personnage célèbre dans toutes ces grandes
+demeures; dès qu'il arrivait on l'invitait. Nicol, trop bourru pour se
+montrer, restait à l'auberge et rageait. À Blair Athole, où Burns fut
+reçu par le duc d'Athole, Walker fit prendre patience au malotru en
+lui donnant des cannes à pêche et en l'envoyant pêcher à la ligne. À
+la suite de cette visite, on désirait garder le poète un peu plus
+longtemps, mais Nicol dépité voulut partir absolument. Les dames
+envoyèrent un domestique à l'auberge pour corrompre le postillon et
+lui faire enlever un fer à un des chevaux. Ce postillon se trouva
+incorruptible. Il fallut se remettre en route[799]. Ce fut peut-être
+un malheur pour Burns; on attendait comme hôte M. Dundas, dont le
+patronage était tout puissant et qui était le grand distributeur de
+faveurs pour l'Écosse. Cette rencontre aurait pu changer l'avenir de
+Burns. Cette scène se renouvela plus loin. Il fut invité au château de
+Gordon par le duc et la duchesse que nous avons vue reine de la
+société d'Édimbourg. Comme on le pressait de rester il s'en défendit
+en disant qu'il avait un compagnon, «son hôte offrit d'envoyer un
+domestique pour ramener M. Nicol au château; Burns voulut s'acquitter
+lui-même de cette commission. Toutefois, un gentleman, ami particulier
+du duc, l'accompagna, qui transmit l'invitation avec toutes les formes
+de la politesse. L'invitation arrivait trop tard; l'orgueil de Nicol
+s'était enflammé jusqu'à un haut degré de colère, par suite de la
+négligence dont il croyait être victime. Il avait ordonné qu'on mît
+les chevaux à la voiture, résolu à continuer le voyage tout seul, et
+ils le trouvèrent paradant dans les rues de Forchabers, devant la
+porte de l'auberge, exhalant sa colère contre le postillon, pour la
+lenteur avec laquelle il accomplissait ses ordres. Aucune explication,
+aucune prière ne purent changer sa décision. Notre poète fut réduit à
+la nécessité de se séparer de lui tout à fait, ou de continuer
+incontinent son voyage. Il choisit cette dernière alternative et,
+prenant place à côté de Nicol dans la chaise de poste, avec dépit et
+regret, il tourna le dos au château de Gordon où il s'était promis de
+passer quelques jours heureux[800].» Aussi Walker est-il très sévère
+pour Nicol. «Pendant ces visites, dit-il, Burns fut amené à découvrir
+qu'il avait fait un choix peu judicieux dans son compagnon de voyage,
+dont la présence le gênait et le harassait. Le mauvais caractère et
+les mauvaises manières de M. Nicol empêchaient Burns de l'introduire
+dans des cercles où la délicatesse et le tact étaient nécessaires.» Et
+parlant des visites écourtées de Burns il ajoute: «Ceci n'était pas
+seulement un ennui et un désappointement, ce fut, selon toute
+probabilité, un sérieux malheur pour Burns, car une résidence plus
+longue avec des personnes d'une telle influence aurait pu engendrer
+une intimité durable, et de leur part, un intérêt actif pour son
+avancement futur[801].»
+
+ [Note 798: Voir, sur l'état des villages des Hautes-Terres,
+ à cette époque et presque à cette année, _The Cottagers of
+ Glenburnie_, par Élizabeth Hamilton.]
+
+ [Note 799: R. Chambers, tom. II, p. 131, d'après Walker.]
+
+ [Note 800: Currie. _Life of Burns_, p. 43.]
+
+ [Note 801: Walker. _Life of Burns_, p. LXXVIII.]
+
+Une fois Burns arrivé à Inverness, il considéra son voyage poétique
+comme terminé. Il redescendit rapidement par Aberdeen, Montrose et la
+côte Est, sans beaucoup regarder autour de lui. «Le reste de mes
+étapes ne vaut pas la peine d'être raconté; tout récemment sorti
+d'avoir visité le pays d'Ossian, où j'avais vu sa tombe, que
+m'importaient des villes de pêcheurs et des champs fertiles.» Il vit
+Montrose et, dans les environs, les parents de son père, «tantes Jane
+et Isabel toujours vivantes, de solides vieilles femmes»; et John
+Caird, probablement un camarade d'enfance de William Burns, «bien que
+né la même année que notre père, il marche aussi vigoureusement que
+moi[802].» Il redescendit par Perth et Queensferry, et rentra à
+Édimbourg le 16 septembre.
+
+ [Note 802: _To Gilbert Burns_, 17th Sep. 1787.]
+
+Au cours du voyage il avait fait visite à Harvieston, à des parents de
+son ami Gavin Hamilton de Mauchline. Il y avait rencontré une jeune
+fille, aimable et intelligente, nommée Margaret Chalmers, avec
+laquelle il entretint pendant quelque temps une correspondance
+amicale. Mais le sentiment qui aurait pu naître de ces rapports
+n'aboutit point et Miss Chalmers ne reste dans l'histoire de Burns que
+comme un des correspondants à qui il a adressé quelques-unes de ses
+lettres les plus intéressantes.
+
+
+III.
+
+L'HIVER DE 1787-1788.
+
+INCERTITUDES. -- L'ÉPISODE DE CLARINDA. -- DÉPART DÉFINITIF
+D'ÉDIMBOURG. -- LE MARIAGE.
+
+Au commencement d'octobre, Burns comptait ne plus rester à Édimbourg
+que fort peu de temps. Il pensait régler ses comptes avec son libraire
+Creech, et s'éloigner d'une ville où il n'avait plus rien à faire. Il
+prévoyait bien que ce règlement présenterait quelques difficultés. «Je
+suis déterminé à ne pas quitter Édimbourg jusqu'à ce que j'aie terminé
+mes affaires avec Mr Creech, ce qui, j'en ai peur, sera une chose
+ennuyeuse[803].» Mais il ne pensait pas être retenu au delà de
+quelques semaines. Dans les lettres qu'il écrit, il marque la première
+partie de novembre comme la date de son départ[804].
+
+ [Note 803: _To Patrick Miller_, 28th Sep. 1787.]
+
+ [Note 804: _To Rev. J. Skinner_, 25th Oct. 1787.]
+
+Cependant il ne semble nullement fixé sur le lendemain. Cette question
+devait le préoccuper avant tout. Lorsqu'il aurait touché les quelques
+centaines de livres sur lesquelles il pouvait compter, qu'allait-il
+faire? Il fallait trouver à vivre. Son intention très sage, étant
+données toutes circonstances, était de se remettre fermier. Mais où
+trouver une ferme? Il songeait bien à celles que Mr Miller lui avait
+offertes et qu'il avait vues près de Dumfries. Le pays lui plaisait;
+c'était une grande considération pour lui. Il s'imaginait une jolie
+existence de fermier poète, qui après tout ne semble pas irréalisable.
+Il en parlait avec beaucoup de bonne grâce et de raison. Ce qu'il
+demandait ne semble pas excessif et on aime à se figurer qu'il eût pu
+l'obtenir.
+
+ Je désire vous expliquer mon idée d'être votre tenancier. Je
+ désire être fermier, dans une petite ferme qui occupe à peu près
+ une charrue, dans un pays agréable, sous les auspices d'an bon
+ propriétaire. Je n'ai aucunement la sotte idée d'être locataire à
+ meilleurs termes qu'un autre. Trouver une ferme où l'on puisse
+ vivre à peu près n'est pas facile. Je veux dire vivre simplement,
+ en toute sobriété, comme un fermier du vieux style, en employant
+ mon travail personnel. Les rives de la Nith sont un pays aussi
+ doux et aussi poétique qu'aucun que j'aie jamais vu, et en outre,
+ Monsieur, c'est simplement satisfaire les sentiments de mon
+ propre coeur et l'opinion de mes meilleurs amis de dire que je
+ voudrais vous appeler mon propriétaire de préférence à tout autre
+ gentleman terrien de ma connaissance. Voilà mes vues et mes
+ voeux, et, de quelque façon que vous jugiez convenable de
+ disposer de vos fermes, je serai heureux d'en prendre une à
+ bail[805].
+
+ [Note 805: _To Patrick Miller_, 20th Oct. 1787.]
+
+Mais les négociations avec Mr Miller n'avançaient pas vite. Celui-ci
+ne semblait pas savoir très bien ce qu'il voulait, s'il désirait louer
+ses fermes et à quelles conditions. «On me dit, lui écrit Burns le 28
+septembre, que vous ne reviendrez pas en ville avant un mois; pendant
+ce temps j'irai sûrement vous voir, car je suppose que d'ici là, vous
+aurez arrêté vos projets par rapport à vos fermes[806].» Un mois
+après, il court à Dumfries comme il l'a annoncé à son futur
+propriétaire. Il en revient sans rien de décidé. Tout, au contraire,
+semble remis en question. Il forme aussitôt un autre rêve de vie;
+c'est de retourner près de Gilbert, de prendre ensemble une autre
+ferme et de vivre à deux, un peu plus largement, un peu plus
+heureusement, comme ils ont vécu à Mossgiel.
+
+ [Note 806: _To Patrick Miller_, 28th Sep. 1787.]
+
+ J'ai été à Dumfries, et après une seconde visite, je serai décidé
+ au sujet d'une ferme dans ce pays. Je n'ai pas beaucoup d'espoir,
+ mais comme mon frère est un excellent fermier et est en outre un
+ homme excessivement prudent et calme (qualités qui dans notre
+ famille ne sont le partage que du frère cadet), je suis
+ déterminé, si mon affaire de Dumfries échoue, à retourner en
+ société avec lui et, en choisissant notre temps, à prendre une
+ autre ferme dans le voisinage. Je vous assure que je m'attends à
+ de grands compliments pour ce très prudent exemple de mon
+ insondable, incompréhensible sagesse[807].»
+
+ [Note 807: _To Miss Chalmers_, Nov. 18, 1787.]
+
+Il est vraisemblable que cet arrangement eût été la chose la plus
+heureuse pour lui. Matériellement, la direction de la ferme eût gagné
+à être entre les mains d'un homme doué des qualités de vigilance et
+d'assiduité qui faisaient défaut à Burns. Et ce qui est plus important
+encore, celui-ci aurait eu près de lui un soutien moral et un exemple.
+Il aurait retrouvé dans Gilbert le frère des jeunes années, l'ami, le
+confident, le conseiller grave et cher, dont le silence devait être
+parfois un reproche et dont le dévouement était une force. Quelque
+chose de l'ancienne vie, de ces glorieuses années de Mossgiel, aurait
+survécu dans cette association des deux frères. Il y avait tant de
+liens et de tendresse entre ces deux coeurs si différents, l'ardeur de
+l'un eût été tempérée par la sagesse de l'autre. Gilbert prenant la
+responsabilité, Robert aurait donné son travail et gardé sa liberté
+d'esprit. On aurait peut-être revu des mois comme ces mois
+extraordinaires de la fin de 1785. Malheureusement la combinaison de
+Dumfries ne devait pas échouer.
+
+ * * * * *
+
+Ces incertitudes allaient et venaient sur un mauvais état d'esprit,
+qu'elles contribuaient à entretenir. Il semble que les succès et les
+triomphes de l'année précédente ne se soient pas renouvelés. La
+curiosité était satisfaite, l'intérêt amorti, l'enthousiasme tombé. On
+n'entend plus parler de réceptions, d'invitations, de salons. Une
+froideur, un éloignement sont intervenus entre le poète et la haute
+société. Il ne fréquente guère plus que des hommes de position sociale
+moyenne comme Nicol, Ainslie, Cruikshank un collègue de Nicol. Où est
+le temps où il faisait tourner toutes les têtes et augmenter le prix
+des bonnets de gaze? On peut tenir pour certain que son amour-propre
+souffrit de cet abandon. On sent percer cette blessure a la façon dont
+il parle de la difficulté qu'il y a pour les grands à rester les amis
+d'hommes d'un rang plus humble.
+
+ «Il faut un rare effort de bon sens et de philosophie, chez les
+ personnes d'un rang élevé, pour conserver vivante une amitié avec
+ un homme qui est de beaucoup leur inférieur. Les dehors, des
+ choses tout à fait étrangères à l'homme, pénètrent lentement dans
+ les coeurs et les jugements de presque tous les hommes, sinon de
+ tous. Je ne connais qu'un seul exemple d'un homme qui pleinement
+ et vraiment regarde «tout le monde comme un théâtre, et tous les
+ hommes et les femmes comme de simples acteurs[808],» et qui, (en
+ mettant de côté les saluts du cours de danse), n'estime ces
+ acteurs, les _dramatis personæ_, qu'ils bâtissent des cités ou
+ plantent des haies, qu'ils gouvernent des provinces ou dirigent
+ un troupeau, qu'en tant qu'ils _remplissent leurs rôles._ Pour
+ l'honneur de l'Ayrshire, cet homme est le Professeur Dugald
+ Stewart de Catrine[809].»
+
+ [Note 808: Shakspeare, _As you Like it_. Act. II, sc. 5.]
+
+ [Note 809: _To Mrs Dunlop_, 4th Nov. 1787.]
+
+Lorsqu'elle vient s'ajouter à l'incertitude de la vie matérielle, rien
+n'est plus propre que cette sensation d'abandon, pour engendrer la
+défiance de soi, la méfiance de l'avenir, une détresse qui pénètre
+tout l'être. Cette souffrance se complique lorsqu'un homme poursuit,
+comme Burns, deux existences presque contradictoires. Celui qui
+resserre ses efforts à maîtriser les conditions matérielles de la vie
+peut se sentir hardi; il applique un vouloir unique à un but unique;
+il peut espérer les joies du travail et du succès s'activant l'une
+l'autre; s'il a de la volonté et de la santé, il a toutes chances,
+plus ou moins brillamment, de gagner la partie. Mais lorsqu'un homme
+veut vivre de deux vies superposées, lorsqu'il a dessein de n'établir
+la vie ordinaire que pour mener en dehors et au-dessus d'elle une vie
+désintéressée, lorsqu'il estime sa réussite, non d'après ce que la
+première lui donnera mais d'après ce qu'il obtiendra de la seconde,
+celui-là peut bien être troublé. La chose qu'il entreprend est
+difficile, presque irréalisable. D'abord, parce qu'il est peu probable
+qu'il soit doué pour deux genres d'effort si différents. Puis, le
+temps et l'énergie qu'il portera d'un côté, il souffrira de l'enlever
+à l'autre; la victoire même ne tardera pas à lui sembler vaine et
+achetée trop chèrement. Ou bien il sera négligent ouvrier de la vie
+pratique; la misère arrivera, les ronces et l'herbe envahiront sa
+maison, tandis qu'il cultivera ses lis; ou bien, s'il construit
+solidement son existence, il s'apercevra qu'il s'est dépensé à une
+besogne inférieure, et que, comme un fondeur imprudent, il a usé son
+feu et son bronze pour un piédestal tandis qu'il n'en reste plus pour
+la statue. Burns sentait confusément qu'il entreprenait une chose
+impossible, car il n'y a guère de besogne qui ne demande les deux
+mains. Il comprenait ce qu'il y avait d'incompatible entre ses deux
+désirs; ce manque de décision faisait naître l'inquiétude, et il en
+souffrait, se sentant très seul.
+
+ Vous et Charlotte, vous êtes deux places de repos favorites pour
+ mon âme, dans sa marche errante à travers le désert fatigant,
+ plein d'épines de ce monde. Dieu sait que je ne suis pas fait
+ pour la lutte: je m'enorgueillis d'être un poète et j'ai besoin
+ qu'on me juge un homme sage; j'aimerais à être généreux et je
+ désire être riche. Après tout, j'ai bien peur d'être un homme
+ perdu. «Il y a des gens qui ont un tas de défauts, et je ne suis
+ qu'un pauvre mal-chanceux».
+
+ Pour clore les mélancoliques réflexions qui sont au bas de la
+ feuille précédente, j'y ajouterai un morceau de dévotion,
+ communément connu dans le Carrick sous le titre de «les grâces du
+ Tisserand».
+
+ D'aucuns disent que nous sommes voleurs, et tels sommes-nous!
+ D'aucuns disent que nous mentons et ainsi faisons-nous!
+ Dieu nous pardonne, et ainsi fera-t-il j'espère!
+ Debout et à nos métiers, mes gars[810].
+
+ [Note 810: _To Miss Chalmers_, 21st Nov. 1787.]
+
+La misanthropie que nous avons vue éclater à Mauchline et qui semblait
+s'être dissipée un peu aux agitations du voyage, l'a repris et lui
+murmure de nouveau des choses amères. Quelques jours avant cette
+lettre, il citait deux vers qu'on croirait écrits par Swift.
+
+ «Mes affaires me ressemblent, elles ne sont pas ce qu'elles
+ devraient être, cependant elles sont meilleures que ce qu'elles
+ paraissent être.
+
+ Que le Souverain du ciel épargne à tous les êtres, sauf à Lui-même,
+ Ce spectacle hideux, un coeur humain à nu[811].
+
+ [Note 811: _To Miss Chalmers_, 6th Nov. 1787.]
+
+On voit comme ces moments d'amertume commencent à faire une chaîne
+continue sous les dehors de la vie. Il est probable qu'il cherchait à
+s'étourdir, par les mêmes moyens que nous l'avons déjà vu employer.
+«Si j'étais hors de cette scène d'affairement et de dissipation,
+écrit-il à un ami, je me promets le plaisir de renouveler une
+correspondance si longtemps interrompue. À présent je n'ai de temps
+pour rien. La dissipation et les affaires absorbent tous mes
+moments[812].» Ces anxiétés, ces excès, agissaient sur sa santé et sur
+son humeur. On le sent irritable, sombre, brusque, jusqu'au point de
+heurter parfois ses meilleurs amis. Ce mélange triste apparaît dans un
+billet qu'il écrivait à Robert Ainslie, le jeune homme en compagnie de
+qui il avait commencé son tour des Borders. La seconde partie de ce
+billet contient une allusion à quelque rudesse de manières, pour
+laquelle il s'excuse.
+
+ [Note 812: _To James Candlish_, Nov. 1787.]
+
+ Je vous prie, cher Monsieur, de ne faire aucun arrangement pour
+ que nous allions chez Mr Ainslie (un parent du jeune homme) ce
+ soir. En examinant mes engagements, ma constitution, le présent
+ état de ma santé, quelques menus chagrins d'âme, etc., je trouve
+ que je ne puis souper en ville ce soir.
+
+ Vous penserez peut-être romanesque que je vous dise que je trouve
+ l'idée de votre amitié presque indispensable à mon existence.
+ Vous prenez la longueur de figure qu'il convient, dans mes heures
+ de papillons noirs; et vous riez juste autant que je puis le
+ souhaiter, à mes bons mots. Je ne sais pas, après tout, si vous
+ êtes un des premiers dans le monde de Dieu, mais vous l'êtes pour
+ moi. Je vous dis ceci, en ce moment, dans la conviction que
+ quelques inégalités dans mon caractère et mes manières peuvent
+ quelquefois vous faire soupçonner que je ne suis pas aussi
+ chaudement votre ami que je dois l'être[813].
+
+ [Note 813: _To Robert Ainslie_, Nov. 25th, 1787.]
+
+On voit dans quel triste état d'esprit il se trouvait et combien peu
+ce séjour ressemblait à celui de l'année dernière. L'enthousiasme qui
+l'avait attendu et les espérances qu'il avait apportées étaient choses
+du passé.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut au moment même où il pensait quitter Édimbourg qu'il se trouva,
+pour la première fois, avec celle qui allait devenir célèbre sous le
+nom de Clarinda. Cette jeune femme s'appelait Agnes Craig. Elle était
+d'une famille cultivée. Son père, Andrew Craig, était un chirurgien
+estimé à Glascow; son oncle, le Rev. William Craig, était un des
+ministres et des prédicateurs de la même ville. Sa descendance était
+plus intellectuelle encore du côté de sa mère, qui était fille du Rev.
+John Mac Laurin, «un homme d'éloquence et de piété», et nièce de Colin
+Mac Laurin, le célèbre mathématicien, et l'ami de Newton[814].
+
+ [Note 814: Les détails biographiques sur Clarinda sont
+ empruntés au _Memoir of Mrs Mac Lehose_, publié, avec la
+ correspondance entre Burns et Clarinda, par son petit-fils,
+ W.-C. Mac Lehose, en 1843.]
+
+Elle avait perdu de bonne heure sa mère et avait été élevée, mais
+jusqu'à treize ans seulement, par une soeur aînée. Elle avait été
+précocement formée et jolie; à l'âge de quinze ans elle était connue
+comme une des beautés de Glascow et avait inspiré une passion à un
+jeune homme de quelques années son aîné, nommé M. Mac Lehose. Il était
+fortement épris d'elle et la façon dont il lui avait parlé est assez
+romanesque. Il avait retenu toutes les places de la diligence par
+laquelle elle devait aller de Glascow à Édimbourg, afin de se trouver
+une journée avec elle. Deux ans plus tard, à l'âge de dix-sept ans,
+elle l'avait épousé. Mais ce mariage d'amour avait tristement tourné.
+C'est l'histoire de tant de mariages mal assortis, où des esprits
+encore enfants et des caractères qui ne sont pas formés s'engagent en
+un serment irréparable. M. Mac Lehose était un homme agréable,
+insinuant de manières, beau parleur, phraseur[815]. Ce qu'on a de ses
+lettres est emphatique, plein de protestations et de belles promesses.
+Mais autant en emportait le vent. Il était faux, égoïste, brutal, et
+d'une grande frivolité d'esprit. De son côté, elle qui était encore
+une enfant, fut sans doute un peu légère, étourdie, avide de société,
+d'attentions, de petits triomphes mondains, qui déplaisaient à son
+mari. Presque aussitôt la différence, le désaccord des caractères
+s'étaient montrés, et peu à peu avait agi ce terrible éloignement muet
+qui écarte, sans que rien en paraisse d'abord, deux êtres liés
+ensemble. Alors commença la vie terrible des ménages qui s'aigrissent,
+se désunissent, se disloquent, se détachent. D'un côté, ces blessures,
+ces froissements, ces défiances, ces premiers doutes rapides et
+affreux sur la valeur morale de l'homme auquel on appartient, cette
+inquiétude qui devient l'épouvantable détresse de se sentir liée à qui
+on n'aime plus. De l'autre côté, avec l'éloignement perçu, étaient nés
+les soupçons, la jalousie qui torture ce qui reste d'amour et
+l'empêche de mourir tout à fait, et, avec eux, la brutalité, la
+dureté, l'inconvenance. Ils avaient connu le poids de la vie commune,
+les jours boudeurs, sombrement muets, les querelles, et ce moment où
+des paroles irréparables éclatent et mettent soudainement à nu le
+travail des ulcères cachés. Terrible vie! renouée de temps en temps
+par des réconciliations amères, où l'on ne goûte plus que l'image
+déformée du bonheur d'autrefois, pauvre imitation rendue plus pénible
+parce qu'elle réveille des souvenirs meilleurs qu'elle! Tout ce drame
+intime, qui désole tant et tant d'existences féminines, qui se déroule
+à travers tant et tant de semaines de désespérance, est contenu dans
+ces quelques lignes: «Un temps très court s'écoula seulement avant que
+je m'aperçusse avec un inexprimable regret que nos dispositions, nos
+caractères et nos sentiments étaient si entièrement différents que
+tout espoir de bonheur était banni. Nos différends en vinrent à un tel
+degré et la façon dont mon mari me traita fut si dure que mes amis
+considérèrent comme prudent qu'une séparation intervînt[816]». Comme
+ces histoires dû coeur se ressemblent au fond! Ce sont, presque dans
+les mêmes mots, les mêmes phases douloureuses de désabusement que
+raconte une femme qui en souffrit et en a noté les crises avec
+franchise. Depuis la première parole inquiète: «il est bien dommage
+que sur certaines choses, mon mari et moi nous pensions si
+différemment[817]», jusqu'au dernier cri: «toute illusion est
+détruite, le bandeau est déchiré[818]» ce sont les angoisses que
+traversa Mme d'Épinay. Il est probable que les deux époux eurent des
+torts, comme il arrive généralement. Mais les fautes d'Agnes Craig
+provenaient d'un manque d'expérience, et celles de son mari d'un
+défaut de nature. Lui-même semble avoir reconnu qu'il avait été
+coupable; il lui écrivait plus tard: «je regrette sincèrement ces
+incidents de ma conduite envers vous qui ont causé notre séparation.
+S'il était possible de les effacer, ils ne se renouvelleraient
+jamais[819]».
+
+ [Note 815: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 16.]
+
+ [Note 816: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 17-18.]
+
+ [Note 817: _Mémoires de Mme d'Épinay_, t. I, p. 66.]
+
+ [Note 818: _Id._, t. I, p. 91.]
+
+ [Note 819: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 20.]
+
+La séparation était venue avec ses émotions, ses anxiétés, ses
+lenteurs et ces scènes cruelles, ces tentatives du mari qui, par
+instants, est mordu du regret d'un bonheur gaspillé, se retourne vers
+des souvenirs chers, voit ce qu'il a perdu et, sous les colères et les
+emportements, est ressaisi par des liens profonds, des joies, des
+impressions, qui ne veulent pas mourir. Ce sont alors des
+supplications pour obtenir une entrevue qui doit être la dernière et
+dont on espère qu'elle en amènera d'autres. «Demain matin, je quitte
+ce pays pour toujours, c'est pourquoi, je souhaite beaucoup être un
+quart d'heure avec vous, ma très chère Nancy, c'est la dernière soirée
+probablement où vous aurez jamais une occasion de me voir dans ce
+monde[819].» Ce sont ces appels à la pitié dans la forme tragique
+qu'ils prennent volontiers, et le retour de ces appellations
+caressantes et familières qui veulent faire plaider le passé. Et ce
+sont encore les refus de la femme, émue malgré tout par cette
+évocation des premières tendresses et des jours où elle crut être
+heureuse, prise de compassion, troublée par ces cris qui peuvent être
+sincères, hésitante. «Je consultai mes amis; ils me déconseillèrent de
+le voir, et comme je pensais qu'il n'en pouvait sortir aucun bien, je
+déclinai cette entrevue[819].» Le plus poignant épisode peut-être des
+séparations, la lutte pour les enfants, n'avait pas fait défaut. M.
+Mac Lehose, croyant ainsi réduire leur mère, les lui avait enlevés; il
+comptait que pour les ravoir elle céderait et reviendrait à lui. Elle
+avait tenu bon. Et lui, vaincu sur ce point et incapable de les
+élever, les lui avait rendus. Mais qui peut dire les transes et les
+déchirements de pareilles épreuves? Après la séparation, qui avait eu
+lieu à la fin de 1780, M. Mac Lehose était resté en Écosse pour cette
+bataille désespérée. Il en était parti en 1782 pour Londres où, après
+avoir vécu dans toute sorte de désordre, il avait fini par être mis en
+prison pour dettes. Les siens ne l'en avaient retiré qu'à la condition
+qu'il s'expatrierait. Il était parti en 1784 pour la Jamaïque, où l'on
+disait qu'il était en train de prospérer; il s'était établi comme
+homme de loi et y faisait fortune. Quant à Mrs Mac Lehose, elle
+s'était établie à Édimbourg depuis 1782.
+
+On ne peut s'empêcher de vouloir reconstituer la figure de la plus
+célèbre peut-être des héroïnes de Burns. Les renseignements ne sont ni
+très précis ni très abondants. Tout ce qu'on possède sont quelques
+détails de biographie ou de caractère, clairsemés dans le mémoire que
+son petit-fils écrivit sur elle en 1843, lorsqu'il rendit publique sa
+correspondance avec Burns, quelques aveux et quelques jugements sur
+elle-même contenus dans ces lettres, et un portrait singulier tracé
+d'elle par R. Chambers qui l'avait connue. Le voici: «D'un style de
+beauté quelque peu voluptueux, de façons vives et aisées et d'une
+construction d'esprit poétique, avec quelque esprit et un degré de
+raffinement et de délicatesse qui n'était pas excessif, Mrs Mac Lehose
+était exactement le genre de femme qui devait fasciner Burns. On peut,
+en vérité, la décrire en disant qu'elle était, dame et élevée à la
+ville, l'analogue des jeunes filles de campagne qui avaient exercé le
+plus grand pouvoir sur lui dans ses jeunes années[820].» On ne peut
+pas dire que ce soit là un portrait délicatement touché. Le bon R.
+Chambers n'était point peintre de pastels féminins. Ce n'était point
+là son fait. Il semble pourtant qu'avec les détails qu'on a sur elle,
+il ne soit pas impossible de se faire une idée plus précise de ce
+qu'elle était, et même de l'état moral où elle se trouvait, quand
+cette crise éclata dans sa vie.
+
+ [Note 820: R. Chambers, t. II, p. 174.]
+
+C'était, de l'aveu de tous, une femme remarquablement intelligente, non
+pas d'une intelligence de haut vol ou de très rare qualité, mais vive,
+facile, ouverte et avide. Elle avait de l'imagination, mais probablement
+de l'imagination de lecture et sortie de la mémoire. Elle avait un goût
+qui semble avoir été sincère pour les choses de l'esprit et le désir
+d'accroître sa culture intellectuelle. Elle avait reçu l'éducation de la
+plupart des jeunes filles de son temps, laquelle était ordinaire. «Elle
+comprit plus tard pleinement les désavantages d'une pareille éducation
+et y porta partiellement remède, à une époque de la vie où beaucoup de
+femmes négligent ce qu'elles ont appris et où bien peu persévèrent dans
+l'acquisition de nouvelles connaissances[821].» Elle lisait beaucoup.
+Saint-Simon fait cet éloge d'une dame: «qu'elle avait de la mémoire et
+le jugement de n'en pas montrer.» Mrs Mac Lehose avait de la mémoire
+mais sans ce jugement-là. Elle aimait à faire montre de ses lectures.
+«Elle améliora son goût par la lecture des meilleurs auteurs anglais.
+Douée d'une mémoire très rétentive, elle citait souvent à propos ces
+auteurs, à la fois dans sa conversation et dans sa correspondance[822].»
+Elle se piquait de bien écrire et s'y appliquait. Il y avait bien un peu
+de pédantisme dans son cas. Elle avait une conversation qu'on regardait
+comme brillante, et dont la qualité était probablement l'assurance et la
+facilité de parole, qui souvent suffisent pour une réputation de ce
+genre. Il ne semble pas, d'après ses lettres, que cette causerie
+courante et décidée dépassât beaucoup les lieux communs, les réflexions
+générales. Il se peut qu'elle tombât quelquefois sur des rencontres de
+mots qui ont plus de succès qu'elles ne valent. Ce devait être
+l'exception. On ne trouve guère dans sa correspondance aucune de ces
+saillies, de ces tours imprévus, de ces aperçus personnels, même sur de
+menus points, qui marquent l'originalité d'un esprit. Ses lettres ont
+plutôt une tendance au développement noble, un peu déclamatoire et
+étalé. On y chercherait inutilement ce léger clapotis d'idées, fût-il
+même un peu brouillon, ces sauts soudains d'un sujet à un autre,
+l'aisance familière, la grâce abandonnée de certaines correspondances
+féminines. La sienne a quelque chose d'un peu trop littéraire. C'était,
+d'ailleurs, le ton de l'époque et de l'endroit. Avec cela elle avait du
+bon sens, de la pénétration, un coup d'oeil ferme en soi et dans les
+autres, de la justesse et de la solidité. Elle avait un fonds d'esprit
+plutôt sérieux, auquel son imagination et sa ferveur intellectuelle, et
+peut-être aussi une imitation littéraire, donnaient un certain mouvement
+général.
+
+ [Note 821: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 14.]
+
+ [Note 822: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 24.]
+
+Elle était peut-être plus vive de coeur, lequel demeure plus personnel
+que l'esprit. Elle était de premier mouvement: «Vous vous trompez
+beaucoup quand vous énumérez la force d'âme parmi mes qualités. Je
+n'en ai même pas une part ordinaire; chaque passion fait de moi ce
+qu'elle veut et toute ma vie j'ai été guidée par l'impulsion du
+moment, mobile et faible[823].» Elle était portée à se donner tout
+entière et ardemment à ce qui l'occupait, apportant dans ses
+préférences une sorte de fougue. «Comme vous-même, je suis un peu
+enthousiaste. En religion et en amitié je suis tout à fait
+fanatique--peut-être pourrais-je l'être aussi en amour, n'était que
+tout ce qui m'est cher dans le ciel et sur terre me l'interdit[824].»
+Elle était très susceptible, prompte à ressentir très fortement et
+pour longtemps les intentions bonnes ou mauvaises. «Mes ressentiments
+sont vifs comme tous mes autres sentiments. Je sens très vivement la
+bonté et le mauvais vouloir. Le premier me lie à jamais. Mais je n'ai
+rien de l'épagneul dans ma nature; et le second me guérirait bientôt
+lors même que j'aimerais jusqu'à la folie[825].» Cela tenait sans
+doute à beaucoup d'amour-propre.
+
+ [Note 823: _To Sylvander_, 24th Jan. 1788.]
+
+ [Note 824: _To Sylvander_, 28th Dec. 1787.]
+
+ [Note 825: _To Sylvander_, 9th Jan. 1788.]
+
+Elle était franche et assez pour avouer que cette franchise venait
+d'un manque de contrôle sur ses impressions. Par là, elle disait avec
+raison qu'elle ressemblait à Burns. «Si j'avais été homme, j'aurais
+été comme vous. Je ne suis pas assez vaine pour me croire votre égale
+en capacités; mais je suis formée avec une vivacité d'imagination et
+une force de passion peu inférieures.... Tous deux nous sommes
+incapables de tromperie parce que nous manquons de sang-froid et de
+pouvoir sur nos sentiments. La dissimulation est ce que je n'ai jamais
+pu atteindre, même dans des situations où il eût été prudent d'en
+avoir un peu[826].» Cependant ses malheurs, l'observance d'une vie
+surveillée par mille regards et nécessairement timide, avaient
+refoulé, et pour les points importants, ce naturel impétueux. «Les
+situations et les circonstances ont, cependant, eu sur chacun de nous
+les effets qu'on pouvait attendre. L'infortune a merveilleusement
+contribué à maîtriser la vivacité de mes passions, tandis que le
+succès et l'adulation ont servi à nourrir et à enflammer les
+vôtres[826].» Cependant cette imprudence de nature se décelait en
+certains petits traits de conduite. Il y avait désaccord entre son
+esprit qui était juste et son tempérament toujours disposé à partir
+droit devant lui. Il en résultait de petites incartades de manières ou
+de paroles. Elle manquait un peu du don de propriété; elle allait à
+l'étourdie. «La nature a été indulgente envers moi à plusieurs égards;
+mais elle m'a refusé absolument une chose essentielle: c'est cette
+perception instantanée de ce qui est convenable ou qui ne l'est pas,
+qui est si utile dans la conduite de la vie. Personne ne peut
+discerner, avec plus de justesse, _après_, que Clarinda. Mais quand
+son coeur est épanoui sous l'influence de la bonté, elle perd tout
+pouvoir sur lui et souvent elle souffre durement au souvenir de son
+imprudence[827].» On sent là un manque de mesure, de réserve, une
+familiarité un peu excessive ou trop prompte de manières et de
+langage, qu'elle sauvait sans doute par de la bonne humeur. Cela
+devait se traduire parfois par une certaine hardiesse et une certaine
+désinvolture de langage. C'est à quoi sans doute fait allusion
+Chambers lorsqu'il dit qu'elle avait «un degré de raffinement et de
+délicatesse qui n'était pas excessif.» Cette liberté de mots, qui
+offensait dans un milieu calviniste, aurait pu être ailleurs de la
+verve et de la verdeur. On voit que cette disposition à l'excitabilité
+s'emportait parfois, surtout quand elle était aiguillonnée par un peu
+de vanité ou de bruit. «En lisant ce que vous me dites de votre
+penchant pour les plaisirs de la société, j'ai souri de sa
+ressemblance avec le mien. Si vous m'aperceviez dans une réunion de
+plaisir, vous penseriez que je ne suis rien qu'une fanatique
+d'amusement; mais maintenant j'évite les réunions. Mes esprits
+s'affaissent ensuite pendant des journées et, ce qui est pire, il y a
+parfois des esprits stupides ou malveillants, qui me blâment bien haut
+pour ce que leurs natures pesantes ne peuvent comprendre. Si j'avais
+une fortune indépendante, je dédaignerais leurs pitoyables remarques;
+mais dans ma position tout me rend la prudence nécessaire[828].» Cette
+disposition n'avait pas été sans lui attirer quelques critiques et
+quelques attaques. On voit aussi, à la réaction qui la suivait, que sa
+gaîté, quand elle était excessive, était factice, comme il arrive aux
+personnes dont l'esprit est sérieux. Peut-être aussi y avait-il, dans
+ces accès de gaîté, un peu de désir de s'étourdir, cette sorte
+d'ivresse qui laisse, comme l'autre, son abattement.
+
+ [Note 826: _To Sylvander_, 1st Jan. 1788.]
+
+ [Note 827: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.]
+
+ [Note 828: _To Sylvander_, 9th Jan. 1788.]
+
+Avec cela, Agnes Craig avait de sérieuses qualités de caractère et de
+coeur. Elle avait, ce qui est une grande marque de santé d'esprit, une
+sorte d'optimisme, une disposition à être contente de son sort et à
+voir les choses par leur bon côté. «Je ne suis pas, comme vous le
+supposez, malheureuse. J'ai de beaux enfants, de l'aisance, une bonne
+renommée, des amis bons et attentifs, quel monstre d'ingratitude je
+serais aux yeux du ciel si je me disais malheureuse. Il est vrai, j'ai
+rencontré des scènes horribles à se rappeler même à six années de
+distance; mais l'adversité, mon ami, est reconnue comme l'école de la
+vertu. Elle confère souvent cette douceur soumise qui est inconnue
+parmi les favoris de la fortune[829].» Et ailleurs elle revient sur la
+même idée que ses malheurs ont été pour elle une heureuse leçon, avec
+une simplicité et une franchise qui ne sont pas vulgaires. «Aucun
+démon malveillant n'a eu la permission «de verser du chagrin dans ma
+coupe» comme vous le supposez; c'était la bonté d'un père sage et
+tendre qui prévoyait que j'avais besoin d'être châtiée pour être
+ramenée à lui. Ah, mon ami, la Religion convertit en bénédictions nos
+plus lourdes infortunes! Je sens que c'est ainsi. Ces passions
+naturellement trop violentes pour ma paix ont été brisées et modérées
+par l'adversité; et, si l'adversité même n'a pas suffi à vaincre ma
+vivacité, jusqu'où n'aurais-je pas été si j'avais été libre de glisser
+plus loin, dans le plein soleil de la prospérité. J'aurais oublié ma
+destinée future et fixé mon bonheur sur les ombres fuyantes
+d'ici-bas[830].» Ce ne sont ni les pensées ni les paroles d'une âme
+commune. Elle était bonne: «Ma main n'a pas obtenu la joie de donner,
+mais le ciel accepte mon désir de donner»; elle était mère excellente;
+elle avait un fonds solide de religion et d'honnêteté qui fut
+longtemps son soutien dans la crise qu'elle allait traverser. Elle
+était, quand il le fallait, décidée et vaillante.
+
+ [Note 829: _To Sylvander_, 28th Dec. 1787.]
+
+ [Note 830: _To Sylvander_, 1st Jan. 1788.]
+
+Tout cela formait, en somme, une nature assez riche et assez bien
+équilibrée, une physionomie aimable de petite bourgeoise intelligente,
+animée, capable de passion plutôt que passionnée, sans très haute
+distinction, avec plus de vivacité que de profondeur et plus d'attrait
+que de charme. Il lui manquait la séduction suprême, je ne sais quelle
+suavité victorieuse par dessus tout. Elle le savait et elle l'avouait
+avec la franchise et la justesse qui étaient de ses qualités et
+avaient leur bonne grâce. En parlant d'une petite pièce de vers
+qu'elle avait faite, elle disait: «Elle n'a pas de mérite poétique,
+mais elle donne des indices d'une délicate âme féminine, une âme comme
+je voudrais que la mienne fût; mais ma vivacité me prive de cette
+douceur qui est, dans mon opinion, le premier ornement d'une
+femme[831]». Cet arôme subtil, la fleur parfumée qui rend certaines
+vies suaves ou troublantes, lui faisait défaut. La sienne appartenait
+à la famille des plantes brillantes et sans parfum. C'était une nature
+facile, bien douée, avec un certain éclat, mais sans cette marque de
+personnalité qui, placée ici ou là, met un être à part. Elle avait
+cependant quelque chose d'attachant, car elle conserva un cercle
+d'amis très fidèles qui ne la quittèrent, les uns après les autres,
+que lorsque la mort les appela.
+
+ [Note 831: _To Sylvander_, 19th Jan.]
+
+Ce qu'on sait de son apparence physique concorde bien avec cette
+physionomie morale. C'était une femme de petite taille, bien prise,
+avec plus de vivacité, de mouvement que de véritable grâce, comme il
+arrive aux personnes un peu courtes et destinées à prendre de
+l'embonpoint. Quelqu'un qui la vit, dix ans après cette époque, lui
+appliquait les mots de Byron «fair, fat and forty[832]». Ses
+extrémités étaient petites, ce qui va presque toujours avec une
+démarche alerte. Il reste d'elle une de ces silhouettes noires
+découpées qui étaient alors à la mode; le profil sans être très
+distingué est agréable, le front droit et bien assis, le nez
+retroussé, la bouche assez forte et ferme; une physionomie pas très
+raffinée mais plaisante et drue. C'est probablement ce qui a fait dire
+à Chambers qui manquait de nuances: «Elle était d'un genre de beauté
+un peu voluptueux.»
+
+ [Note 832: Scott Douglas, tom. V, p. 111.]
+
+En réalité et en regardant de plus près, on sent, au-dessous d'une
+sentimentalité un peu factice entretenue par des lectures, on sent une
+femme fort raisonnable, fort pratique, à qui il n'a manqué qu'un foyer
+pour être une excellente épouse, faite pour une vie régulière et un
+bonheur tranquille. Elle était née pour être heureuse et rendre
+heureux, si elle avait été placée dans des conditions normales. Mais
+quand certains sentiments capitaux ne reçoivent pas un minimum de
+satisfaction, ils s'exaspèrent; ils deviennent des révoltés. Cette
+disette les pousse plus loin qu'ils n'auraient jamais rêvé d'aller, et
+des natures qu'un peu de contentement eût gardées paisibles,
+deviennent capables de violence. La moitié des excès de passion est
+produite par le manque d'un peu de bonheur, à l'heure voulue.
+
+ * * * * *
+
+Au moment où nous la rencontrons, elle vivait à Édimbourg dans une
+situation assez délicate et assez difficile. Sa jeunesse et sa beauté
+rendaient plus dangereuse cette vie de femme isolée. Elle était pauvre
+en même temps. Ses faibles revenus ne lui suffisaient pas pour élever
+ses enfants. Elle avait reçu, pendant quelque temps, huit livres de la
+corporation des chirurgiens de Glasgow, probablement en souvenir de
+son père, et dix livres de celle des gens de loi, à laquelle avait
+appartenu son mari. Mais ces secours lui avaient été retirés parce que
+Mr Mac Lehose, prospérant à la Jamaïque, était en état d'élever ses
+enfants. Mr Mac Lehose n'y songeait guère et sa femme se trouvait au
+bord de la gêne. Heureusement elle avait un ami dévoué. Son cousin
+Craig, avocat, homme instruit et distingué, un des collaborateurs de
+Mackenzie au _Miroir_, lui venait en aide, avec une délicatesse
+presque touchante. Il en était silencieusement épris, il continua à
+l'aimer et à veiller sur elle toute sa vie, sans être aimé en retour.
+Ce fut l'ami dévoué et sacrifié qui se trouve dans la vie de tant de
+femmes. Il passe, dans un coin de cette histoire, comme une figure
+sympathique.
+
+En même temps, elle traversait, depuis longtemps déjà, une crise
+intérieure, d'ailleurs inévitable. À la suite de sa séparation, la
+nouveauté du malheur, le besoin de repos qui suit des scènes cruelles,
+les difficultés matérielles de l'existence l'avaient d'abord absorbée.
+Mais elle avait vingt-quatre ans. La vivacité de ses sentiments
+s'était réveillée peu à peu. Son coeur avait senti un vide, une
+tristesse. Bien qu'elle ne fût pas d'une nature très poétique, elle
+s'était tournée vers la poésie. Elle essayait de se tromper avec des
+vers, comme on le fait avec la musique qui, devenue plus riche, plus
+expressive et plus précise, a pris, de nos jours, pour beaucoup d'âmes
+souffrantes, la placé de la poésie. Ce besoin d'aimer ne trouvant pas
+d'issue, était retombé en mélancolie. Le désoeuvrement de son coeur
+laissait place à des rêveries. Elle se disait, dans ses promenades
+écartées, qu'il est cruel de ne pas aimer, ce qui est bien près de se
+dire qu'il est doux d'aimer. «Sa première composition, était «des
+paroles à un merle» qu'elle avait entendu chanter, sur un arbre, près
+de l'endroit où le couvent de Ste-Marguerite a été depuis établi. Les
+vers, qui ont une douceur plaintive, disent assez quelles étaient ses
+pensées.
+
+ Continue, doux oiseau, et berce mes soucis,
+ Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance,
+ Tes harmonieux gazouillements, innocents,
+ Résonnent doucement dans mon coeur souffrant.
+ Choisis ta compagne et aime tendrement,
+ Éprouve tous les transports charmants,
+ Goûte toutes ces douces émotions;
+ Qu'aimer et chanter emploient toutes tes heures;
+ Tandis que moi, exilée de l'amour, délaissée, je vis
+ Sans donner ni recevoir de bonheur.
+ Chante encore, doux oiseau, et berce mes soucis,
+ Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance[833].
+
+ [Note 833: _To a Blackbird Singing on a Tree._]
+
+«Ces vers, dit-elle, ont été écrits pour apaiser un coeur endolori. Je
+souffrais alors d'une cruelle angoisse d'âme que je ne puis vous
+dire[834].» Elle avait des moments amers, surtout quand des jours de
+fête, le commencement de l'année, lui faisaient sentir davantage son
+isolement, «En cette saison quand les autres sont joyeux, je suis tout
+l'opposé. Je n'ai pas de _proches_ parents et tandis que les autres
+sont avec les leurs, je suis assise seule, pensant à plusieurs des
+miens avec qui j'avais l'habitude d'être, maintenant partis pour la
+terre de l'oubli[835].» Ces heures glaciales devaient être affreuses
+pour elle. Peu à peu, par cette ascension insensible qui mène toute
+chose à la vie, ces songeries du passé, ces regrets, étaient devenus
+des rêves tournés vers l'avenir, de vagues espérances, pas assez
+précises pour l'effrayer et assez séduisantes pour la charmer.
+L'insinuante et dangereuse cajolerie de ces chimères la gagnait. Elle
+souhaitait innocemment un ami dont la présence remplirait sa vie.
+«Pendant bien des années, j'ai cherché un ami, doué de sentiments
+comme les vôtres; un ami capable de m'aimer avec une tendresse pure
+d'égoïsme, capable d'être mon ami, mon compagnon, mon protecteur, et
+qui serait mort plutôt que de me faire tort. J'ai cherché, mais j'ai
+cherché en vain[836].» Souhait si humain, si légitime après tout! Elle
+l'avait près d'elle, le véritable ami de sa situation. Mais elle ne
+l'aimait pas. Elle poursuivait ce rêve, par lequel commence le roman
+de presque toutes les femmes, ce rêve d'affection désintéressée et
+pourtant ardente d'un ami ému comme un amant. Elle se laissait aller à
+cette aspiration d'avoir toutes les douceurs, les troubles mêmes de la
+passion et la sécurité de la conscience. Elle ne s'apercevait pas
+qu'il est irréalisable, et que l'amitié est un vase que l'amour fait
+éclater. Mais elle flattait de cette fantaisie ses heures oisives et
+inquiètes. Elle était arrivée à ce moment où une femme est toute prête
+à se laisser aimer parce qu'elle est toute prête à aimer.
+
+ [Note 834: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.]
+
+ [Note 835: _To Sylvander_, 3rd Jan. 1788.]
+
+ [Note 836: _To Sylvander_, 19th Jan. 1788.]
+
+Quant à Burns, il était aussi dans un singulier état d'esprit, mais en
+sens inverse. Il traversait lui-même une crise non d'aspiration mais
+de décroissement. Il était venu à un point où un homme tel que lui
+commence à sentir décroître le pouvoir qu'il a eu sur les femmes.
+Quelque chose l'a averti que l'assurance et l'entreprenante
+familiarité de la jeunesse ne lui siéent plus, parce qu'il n'a plus la
+gaîté et la souplesse qui les rachètent si elles échouent. Ce qu'il
+dit a maintenant trop de poids, ne se prend plus en jeu. Il s'aperçoit
+vaguement qu'un intervalle s'est établi entre lui et la beauté riante,
+et qu'il lui semble grave. Il en conçoit une sorte de timidité, de
+défiance de soi-même et de dépit, qui mènent à l'ironie. Tout cela est
+bien avoué dans ce qu'il disait de lui-même:
+
+ Ma rhétorique semble avoir tout à fait perdu son effet sur
+ l'aimable moitié du genre humain. J'ai connu le temps où... mais
+ cela est une «histoire du temps jadis». En conscience, je crois
+ que mon coeur a été si souvent en feu qu'il est absolument
+ vitrifié. Je contemple le sexe, avec quelque chose qui ressemble
+ à l'admiration avec laquelle je regarde le ciel étoilé par une
+ glaciale nuit de Décembre. J'admire la beauté de l'oeuvre du
+ Créateur; je suis séduit par l'étrange et gracieuse excentricité
+ de leurs mouvements et--je leur souhaite bonne nuit. Je parle
+ ainsi par rapport à _une certaine passion dont j'ai eu l'honneur
+ d'être un misérable esclave_[837].
+
+ [Note 837: _To Miss Chalmers_, Oct. 26th, 1787. Les mots en
+ italique sont en français.]
+
+Il avait abusé de son coeur et avait usé certaines façons d'aimer.
+Mais il ne les avait pas épuisées toutes. Il devait renoncer à l'amour
+qui a la grâce des années légères. Il était trop triste désormais pour
+le goûter, et trop inquiétant pour l'inspirer. Mais il pouvait
+connaître celui des âmes endolories et expérimentées, qui se
+recherchent pour panser réciproquement leurs souffrances; l'amour sans
+allégresse, qui souffre de la perspicacité que lui a apprise la vie,
+mais qui connaît l'âpre orgueil ou la joie très douce de vaincre ou de
+guérir le passé, dans un coeur où le passé a laissé des trophées ou
+des blessures. Il faut, pour posséder tout le triomphe ou toute la
+mansuétude de cette forme tardive de l'amour, une âme d'une
+combativité impérieuse qui touche à la dureté, ou d'une noble
+indulgence qui va presque à la sagesse. Il est peu probable que l'une
+ou l'autre se rencontrent chez Burns, mais il est intéressant de voir
+comment il traversera cette phase de passion, qui forcément devait se
+trouver sur son chemin.
+
+Ces amours commencent volontiers par des impressions intellectuelles
+et ils en vivent en partie, car ils appartiennent à une période où le
+corps n'a plus toute sa beauté et où, par contre, l'esprit a toute sa
+force. Il y avait donc bien des affinités entre Burns et Mrs Mac
+Lehose. Il trouvait en elle une femme plus instruite, plus distinguée,
+plus dame, que celles qu'il avait connues. Il était inévitable qu'elle
+serait attirée par son génie. Ce fait même qu'elle n'avait pas une
+très haute distinction la rendait plus accessible. Elle n'avait pas
+autour d'elle ces délicatesses excessives et factices qu'eût froissées
+ce qu'il y avait nécessairement de fruste et de rude en lui. Elle
+touchait directement sa force et son intelligence. Il n'y avait pas
+même entre eux ce léger grillage de raffinements de manières qui
+parfois se dresse entre un homme supérieur et une femme très élégante.
+
+Elle s'était enthousiasmée pour le poète et, depuis quelque temps,
+elle pressait une de ses amies, vieille fille, Miss Nimmo, liée avec
+Miss Chalmers, de le lui faire connaître. Vers les premiers jours de
+décembre, Miss Nimmo cédant à ses sollicitations, l'invita à passer
+une soirée avec Burns. Elle fut sans doute éblouie et charmée par sa
+parole. L'entrevue se termina par une invitation à venir prendre le
+thé chez elle, le jeudi suivant, qui était le 6 décembre. Quelque
+chose survint qui fit remettre la réunion au samedi. Burns avait alors
+l'intention de s'éloigner d'Édimbourg, la semaine suivante, comme il
+résulte de la lettre qu'il écrivit pour accepter le changement de
+jour:
+
+ Madame, j'attachais beaucoup de prix au thé de ce soir, et je
+ n'ai pas été souvent aussi désappointé. Samedi soir, je saisirai
+ l'occasion avec le plus grand plaisir. Je quitte cette ville
+ aujourd'hui en huit, et probablement pour une couple d'années. Je
+ regretterai toujours d'avoir fait si tard la connaissance d'une
+ personne que j'estimerai toujours hautement et au bonheur de
+ laquelle je m'intéresserai toujours chaudement[838].
+
+ [Note 838: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 6th, 1787.]
+
+Si les choses s'étaient passées ainsi, cette rencontre ne se fût pas
+distinguée de tant d'autres. C'eût été une soirée d'admiration de
+plus. Ce fut un accident matériel qui, en retenant Burns à Édimbourg
+plus longtemps qu'il ne le pensait, donna à ces relations le temps de
+se développer et d'entamer leurs deux vies.
+
+Le lendemain de cette lettre, la veille même du jour attendu, une
+voiture, dans laquelle il se trouvait, fut renversée par la faute du
+cocher ivre. Il fut rapporté chez lui, avec un genou fortement
+contusionné, qui devait le garder à la chambre pendant six semaines.
+Sans cet accident, il est probable que ses rapports avec Mrs Mac
+Lehose auraient été coupés court, par son départ prochain. Il lui
+écrivit, pour s'excuser, une lettre dans laquelle il y a déjà une
+pointe de ferveur:
+
+ «Je puis dire avec vérité, Madame, que je n'ai jamais rencontré
+ dans ma vie de personne que j'aie plus anxieusement souhaité de
+ revoir que vous. C'est ce soir que j'allais avoir ce très grand
+ plaisir dont la pensée me grisait; mais une malheureuse chute de
+ voiture m'a tellement contusionné au genou que je ne puis bouger
+ la jambe du coussin. Ainsi, si je ne vous revois plus, je ne
+ reposerai pas dans mon tombeau, de chagrin. J'étais vexé jusqu'à
+ l'âme de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt. J'avais pris la
+ résolution de cultiver votre amitié, avec l'enthousiasme de la
+ religion; mais c'est ainsi que la Fortune m'a toujours servi. Je
+ ne puis supporter l'idée de quitter Édimbourg sans vous voir. Je
+ ne sais pas comment expliquer cela: je m'éprends étrangement de
+ certaines personnes et je me trompe rarement.
+
+ Vous m'êtes une étrangère, mais je suis un être singulier. Des
+ sentiments encore innommés, des choses qui ne sont pas des
+ principes, mais qui sont mieux que des fantaisies, me portent
+ plus avant que la raison tant vantée n'a jamais conduit un
+ philosophe.--Adieu! tous bonheurs soient vôtres[839].
+
+ [Note 839: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 8th, 1787.]
+
+À cette lettre un peu bien expansive, Clarinda fit une réponse du même
+ton. Quelque accoutumée qu'elle soit aux déceptions, elle n'en a
+jamais ressenti une de même nature à laquelle elle ait été plus
+sensible, que dit-elle? à moitié aussi sensible qu'à celle-ci.
+L'accident cruel qui l'a causée augmente ses regrets. Si sa sympathie,
+son amitié étaient capables de le soulager dans sa peine, il pouvait
+être assuré qu'il les possédait. Elle se laissait aller à parler de
+ces sentiments vagues que Burns avait habilement mis en avant, à user
+ces mots doux et d'air innocent, les préludes de la flûte séductrice,
+qui ne disent rien, mais qui préparent à écouter et auxquels les
+femmes devraient fermer leurs oreilles, car ils sont perfides. «Nous
+sommes, en vérité, _étrangers_ en un sens, mais nous avons une proche
+parenté à beaucoup d'égards: ces _sentiments innommés_ je les
+comprends parfaitement, quoique la plume d'un Locke n'ait pu les
+définir. Peut-être le mot _instincts_ approche-t-il plus de leur
+définition que _Principes_ ou _Caprices_. Pensez-vous, ajoutait-elle,
+en lui citant avec un peu de flatterie un de ses vers, qu'ils aient
+quelque rapport avec _cette lumière céleste qui nous égare_?[840] Je
+sais une chose, c'est qu'ils ont un puissant effet sur moi et qu'ils
+sont délicieux lorsqu'ils demeurent sous le contrôle de la _raison_ et
+de la _religion_[841]». Il y a bien un peu de coquetterie et
+d'attirance dans ces mots. Cependant elle touchait, dès le premier
+jour, le point sur lequel allait porter la lutte entre elle et Burns.
+Comme toute femme qui marche vers une faute par des perspectives
+honnêtes, elle voudra rester dans les limites marquées par ces deux
+mots; et lui essayera de l'entraîner au-delà, au moyen de tous les
+sophismes et les déclamations que nous murmure le Méphistophélès
+invisible, plein de conseils et d'habiletés, qui assiste caché
+derrière le buisson, au débat de tout homme et de toute femme. Burns
+avait un allié, dans ces premiers moments, c'était son accident: «Si
+j'étais votre soeur j'irais vous voir, mais ce monde est plein de
+censure[841].»
+
+ [Note 840: C'est un vers de la _Vision_.]
+
+ [Note 841: _To Robert Burns_, Dec. 8th, 1787.]
+
+Burns était trop expert joueur pour ne pas saisir cet avantage et ne
+pas pousser plus avant. Il fit aussitôt le mouvement qui amenait les
+relations sur le terrain de l'amour, et il le faisait d'une façon très
+habile, sans se compromettre, par un regret vague, un soupir arraché
+comme malgré lui. «Votre amitié, madame! Par les cieux, je n'avais
+jamais connu ce que c'est que l'orgueil!» et il ajoute que de son côté
+c'est une amitié «qui, si j'avais eu le bonheur de vous rencontrer _à
+temps_, aurait pu me conduire... le dieu de l'amour seul sait
+jusqu'où[842]». Sous cette forme de prétérition, la chose est
+insinuée, le mot est glissé. On ne peut se défendre d'un étonnement
+presque pénible à voir ce qu'il y avait de finesse et de rouerie en
+lui. Toute cette nouvelle aventure, qui n'a en soi rien
+d'extraordinaire, est curieuse pourtant parce qu'elle nous le montre à
+l'oeuvre de près et permet de juger jusqu'où il était capable d'aller
+dans un certain sens. Elle est curieuse aussi parce qu'elle présente,
+avec une singulière clarté et dans ses degrés successifs, l'éternel
+conflit des désirs d'un homme et des scrupules d'une femme, avec son
+éternelle issue.
+
+ [Note 842: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 12th, 1787.]
+
+Voyez avec quelle rapidité les choses prennent forme et avec quelle
+précision la question se pose dès le début. Un peu alarmée par cette
+lettre, Mrs Mac Lehose veut le ramener à leur point d'entente. Ses
+paroles ne manquent ni de justesse ni de dignité. Mais elle ne
+s'aperçoit pas que cette défense ne fait que donner plus de passion à
+l'attaque, et qu'il y a des cas où le seul moyen est de ne pas
+comprendre. Combien de femmes ont écrit ceci, ou à peu près, et de
+bonne foi!
+
+ Quand je vous verrai, il faudra que je vous gronde pour m'écrire
+ d'une façon romanesque. Vous souvenez-vous que celle à qui vous
+ parlez est une femme mariée, ou bien--comme Jacob,--voudriez-vous
+ attendre sept années et, peut-être alors même, être déçu comme
+ lui? Non! J'ai meilleure opinion de vous: vous avez trop de cette
+ impétuosité qui accompagne généralement les nobles esprits. Pour
+ parler sérieusement, on croirait, d'après votre style, que vous
+ écrivez à quelque femme vaine et sotte, pour vous moquer
+ d'elle--ou pis encore. J'ai trop de vanité pour l'attribuer au
+ premier motif, et trop de charité pour admettre la pensée du
+ second. Je le considère comme l'effusion d'un coeur bienveillant
+ qui en rencontre un autre pareil à lui; je vous ai promis mon
+ amitié: ce sera votre faute si jamais j'ai à la retirer[843].
+
+ [Note 843: _To Robert Burns_, Dec. 16th, 1787.]
+
+Il faut entendre avec quelle indignation Burns se défend! Il est resté
+immobile et stupéfait, comme les amis de Job quand ils l'aperçurent!
+Quoi! «s'adresser à une femme mariée!» Il a tressailli comme s'il
+avait vu le spectre de celui qu'il aurait offensé. Il se rappelle ses
+expressions. Quelques-unes, il est vrai, sont discutables, mais c'est
+par habitude et bien malgré lui. Son coeur, s'il a péché, c'est bien
+peu.
+
+ «Je ne saurais pas vous dire, Madame, si mon coeur n'a pas pu
+ s'égarer un peu; mais je puis déclarer, sur l'honneur d'un poète,
+ que le vagabond a fait l'école buissonnière à mon insu. J'ai, à
+ mon compte, une assez belle troupe de défauts; comme ceux de la
+ plupart des gens, ce sont des gredins indisciplinés, mais les
+ infortunés coquins ont en eux un peu d'honneur et ils ne
+ voudraient pas faire une chose malhonnête.... Un homme rencontre
+ une femme malheureuse, aimable et jeune, abandonnée et délaissée
+ par ceux qui étaient tenus, par tous les liens du devoir, de la
+ nature et de la gratitude à la protéger, à la consoler et à la
+ chérir; cette femme unit la beauté du corps à la noblesse de
+ l'esprit--d'un esprit qui va à votre goût comme les joies du ciel
+ à un saint; si une pauvre petite idée, fille naturelle de
+ l'imagination, vient pensivement regarder par-dessus la
+ palissade,--supposez mon amie que vous ayiez à la juger et que
+ cette pauvre petite brebis errante, toute tremblante, toute
+ contrite, les yeux innocents, pleins de larmes, de regrets et
+ implorant son juge du regard, soit amenée devant vous,
+ pouvez-vous la condamner impitoyablement[844].
+
+ [Note 844: _To Mrs Mac Lehose_, Dec. 20th, 1787.]
+
+Le plaidoyer est habile, avec ce qu'il faut de bonne humeur pour
+diminuer ce qu'on a dit, avec ce qu'il faut d'aveu pour le maintenir,
+et ce qu'il faut de flatterie pour en faire entendre davantage.
+
+Mrs Mac Lehose fut-elle facilement dupe de ces belles protestations?
+Sans doute quelque chose en elle voulait être persuadé. Elle envoya à
+Burns quelques vers assez bien tournés qu'elle signa, selon le goût du
+temps pour les noms supposés, du nom de Clarinda. Désormais Burns,
+pour se mettre à l'unisson, lui écrivit sous celui de Sylvander, et à
+partir de ce moment ils ne s'appellent plus autrement dans la suite de
+cette correspondance.
+
+L'indignation de Burns n'était, on le suppose bien, qu'un feu de
+paille. À quelques jours de là, il écrit une longue lettre où toutes
+les déclamations, les sympathies, infaillibles en pareil cas, sont
+mises en jeu. Pourquoi est-elle malheureuse? Pourquoi l'a-t-il connue
+si tard?
+
+ «Vous avez une main bienveillante et disposée à donner; pourquoi
+ ce bonheur vous fut-il refusé? Vous avez un coeur formé,
+ noblement formé, pour les joies les plus raffinées de l'amour;
+ pourquoi ce coeur fut-il jamais meurtri?... Pourquoi suis-je né
+ pour voir un malheur que je ne puis secourir, et rencontrer des
+ amis dont je ne puis jouir? Je regarde en arrière, avec la
+ détresse d'un regret inutile, en voyant ma perte de ne pas vous
+ avoir connue plus tôt, tout l'hiver dernier, ces trois mois-ci
+ passés! quel commerce heureux n'ai-je pas perdu! Peut-être
+ cependant cela vaut-il mieux pour ma paix.[845]»
+
+ [Note 845: _To Clarinda_, Dec. 28th, 1787.]
+
+On voit avec quelle habileté et quel enthousiasme apparent, peut-être
+avec quelle inconscience, le séducteur poursuit son chemin. Il y a un
+passage bien perfide, mais bien joli et bien séduisant:
+
+ Je crois qu'il n'est pas possible de maintenir des rapports ou
+ d'entretenir une correspondance avec une femme aimable, encore
+ moins avec une _femme merveilleusement aimable et belle_, sans
+ quelque mélange de cette délicieuse passion dont j'ai eu plus
+ d'une fois l'honneur d'être l'esclave très dévoué. Mais pourquoi
+ s'en sentir blessée? Est-ce qu'un honnête homme ne peut pas avoir
+ une faiblesse pour une femme charmante, sans courir tête baissée
+ dans une intrigue? Prenez un peu de la tendre sorcellerie de
+ l'amour, ajoutez-la aux généreux et honorables sentiments d'une
+ amitié virile, et je ne connais qu'un _seul_ mets qui soit plus
+ délicieux, et que peu, très peu d'êtres, à quelque rang qu'ils
+ appartiennent, goûtent jamais. Un pareil mélange est comme
+ d'ajouter de la crème à des fraises; non seulement elle donne aux
+ fruits une richesse plus délicate, mais encore elle est
+ délicieuse elle-même[846].
+
+ [Note 846: _To Clarinda._ Dec. 28th, 1787.]
+
+La chose est dite, mais de quelle façon légère et caressante. Cette
+dernière phrase est, dans le texte, d'un coloris et d'une saveur tout
+à fait exquis. La première tentation ne se servit pas avec plus de
+sophisme et de sensualité du parfum d'un fruit. Cela devient presque
+de la poésie.
+
+La pauvre Clarinda a beau faire, elle a beau roidir sa réponse, y
+mettre des raisonnements, rectifier les mots, marquer des bornes, se
+faire raisonnable et raisonneuse, elle est gagnée.
+
+ «Vous dites «qu'il n'est pas possible de correspondre avec une
+ femme aimable sans un mélange de la tendre passion.» Je crois
+ qu'il n'y a pas d'amitié entre des personnes sensibles de sexe
+ différent, sans un peu de _douceur_; mais lorsqu'elle est
+ maintenue dans des limites convenables, elle ne fait que donner
+ une plus haute saveur à ce commerce. L'amour et l'amitié sont des
+ mots qui se trouvent sur les lèvres de tous, mais peu,
+ extrêmement peu, en comprennent la signification. L'amour (ou
+ l'affection) ne peut pas être sincère, s'il hésite un moment à
+ sacrifier toutes ses satisfactions égoïstes au bonheur de son
+ objet. Au contraire, si on veut acheter les _premières_ aux
+ dépens du _second_, il mérite d'être appelé, non plus amour, mais
+ d'un nom trop grossier pour être mentionné. C'est pourquoi je
+ soutiens qu'un honnête homme peut avoir une faiblesse amicale
+ pour une femme, qui dans son âme abhorrerait l'idée d'une
+ intrigue avec elle. Voilà mes sentiments sur ce sujet: j'espère
+ qu'ils correspondent aux vôtres[847].»
+
+ [Note 847: _To Sylvander_, January 1st, 1788.]
+
+En dépit d'elle, le poison a pénétré ses précautions, ses
+restrictions, sa froideur même. Il y a dans ces lignes qui veulent
+être rigides, un consentement. Le premier pas est fait dans le sentier
+périlleux; la première, l'imperceptible concession qui en contient
+tant d'autres; l'initiale minute de faiblesse d'où sortira un avenir
+chargé de souffrances, par cette sorte de logique et de déduction
+effrayante des choses dont George Eliot a si vigoureusement marqué la
+marche, les exigences et la cruauté.
+
+ * * * * *
+
+Il est clair qu'une correspondance, engagée sur ce ton, doit conduire
+à des entrevues. Aussitôt que Burns fut capable de sortir dans une
+chaise à porteurs, il alla rendre visite à Clarinda. Il raconta sa
+vie, ses fautes et ses folies, avec son éloquence enflammée et des
+élans de regret. On imagine ce que pouvait être sur ses lèvres le
+tableau de son enfance, des sombres jours de son père, sauvé de la
+prison par la mort «le dernier et souvent le meilleur ami du
+pauvre[848]», et la flamme qui devait sortir du récit de ses propres
+passions. On voit la pauvre Clarinda, éblouie par ces regards
+éclatants, suspendue à cette navrante histoire, prise du désir de
+guérir ces regrets. Le lendemain, pour compléter ce qu'il avait dit la
+veille, il lui envoya sa lettre au Dr Moore. Elle la lut, et, avec un
+vrai instinct féminin, elle s'appliqua la scène éternelle où la pitié
+fait naître l'amour. Elle songea aussitôt à Desdemona troublée du
+récit des souffrances et des dangers d'Othello. Elle y songea parce
+que son coeur lui disait les mêmes choses qui sont exprimées dans ce
+passage d'une humanité si profonde. Et la ressemblance n'était pas
+déjà si lointaine. Il y avait quelque chose de la rudesse, de
+l'origine vulgaire et presque de l'aspect du maure, dans cet homme au
+teint brun et aux yeux noirs flamboyants, qui répandait son récit
+d'épreuves et d'aventures. C'est le prix de ceux qui les ont
+traversées qui fait le prix de ces péripéties. Les exploits du
+guerrier noir ne sont après tout que le fait de maint soldat, mais la
+fille du sénateur eut raison d'en être éblouie. La vie de Burns sembla
+justement, à celle qui l'écoutait ainsi, douloureuse et presque
+également héroïque: à coup sûr elle avait eu une endurance et une
+vaillance égales. Clarinda avait senti juste en allant droit à cette
+scène. Elle avait touché ce que les sentiments ont de commun, sous les
+diversités de situations, de langage et de ciel. Sa tendre compassion
+était bien soeur de celle de Desdemona. C'est sûrement un des points
+curieux et touchants de cette correspondance.
+
+ [Note 848: _To Robert Graham of Fintry._ Jan. 1788.]
+
+ Deux fois, je l'ai lue avec une grande attention. Quelques
+ parties m'ont «dérobé mes larmes.» Avec Desdemona j'ai ressenti
+ que «c'était pitoyable, que c'était merveilleusement pitoyable».
+ Quand j'arrivai au paragraphe où il est question de lord
+ Glencairn, j'éclatai en larmes. C'était ce délicieux trop plein
+ du coeur, qui sort d'une combinaison des sentiments les plus
+ doux. Rien ne lie davantage un esprit généreux que de lui
+ témoigner de la confiance. Je l'ai toujours éprouvé. Vous semblez
+ avoir eu l'intuition de ce trait de mon caractère, et c'est
+ pourquoi vous m'avez confié vos fautes et vos folies. La
+ description de votre première scène d'amour m'a ravie. Elle m'a
+ rappelé l'idée de quelques circonstances tendres qui m'arrivèrent
+ à la même période de la vie. Seulement, les miennes n'allèrent
+ pas si loin. Peut-être, en retour, vous raconterai-je les détails
+ quand nous nous verrons. Ah! mon ami, les premières émotions
+ d'amour sont assurément les plus exquises. Dans les années plus
+ mûres, nous pouvons acquérir plus de connaissances, de sentiment;
+ mais rien de ceci ne peut donner les mêmes ravissements que les
+ chères illusions de la jeunesse qui font battre le coeur. Comme
+ la vôtre, la mienne était une scène rurale, ce qui ajoute encore
+ à la tendre rencontre. Mais assez de ces souvenirs[849].
+
+ [Note 849: _To Sylvander._ Jan. 7th 1788.]
+
+Pendant qu'elle suivait la vie antérieure de l'homme qui pénétrait
+dans la sienne, elle était aux prises avec une préoccupation intime où
+est la preuve qu'elle était sincère dans son rêve d'une amitié
+paisible. Elle se demandait s'il en était capable, et elle s'alarmait
+de n'en pas trouver de traces ou de germe, dans cette existence, où
+tant de sentiments avaient pris place. Cette inquiétude lui donnait
+une perspicacité très aiguë, comme lorsqu'un intérêt majeur avive
+l'esprit, l'aiguise sur un point unique. Elle avait mis le doigt sur
+l'incapacité, où sont des natures comme Burns, d'éprouver vis-à-vis
+d'une femme un sentiment désintéressé. Elle devinait la fragilité de
+son rêve.
+
+ «Il y a une chose qui m'effraie, c'est qu'il n'y a pas de trace
+ d'amitié envers une femme; or, dans le cas de Clarinda, c'est la
+ seule «chose à souhaiter avec ferveur».... Vous m'avez dit que
+ vous n'avez jamais rencontré une femme capable d'aimer aussi
+ ardemment que vous-même. Je le crois, et je vous conseillerais de
+ ne pas vous lier jusqu'à ce que vous en rencontriez une. Hélas!
+ vous en trouverez beaucoup qui ne le _peuvent_ pas, et
+ quelques-unes qui ne le _doivent_ pas; mais être unie à une des
+ premières vous rendrait misérable. Je crois que vous auriez
+ presque raison de ne pas penser an mariage, car, à moins qu'une
+ femme ne puisse être un compagnon, un ami et une maîtresse, elle
+ ne pourrait vous aller. Cette dernière pourrait gagner Sylvander,
+ mais les deux autres seules pourraient le conserver[850].
+
+ [Note 850: _To Sylvander._ Jan. 7th, 1788.]
+
+Quant à Burns, tout entier à lui-même, comme presque toujours lorsque
+ses habitudes de coeur étaient en jeu, ayant moins souci de connaître
+que d'entraîner, il semble n'avoir rapporté de cette entrevue que la
+satisfaction de quelques instants aimables.
+
+ Certains jours, certaines nuits, que dis-je, certaines heures
+ comme «les dix justes de Sodome» sauvent le reste des insipides,
+ ennuyeux et misérables mois et ans de la vie. C'est une de ces
+ heures que ma chère Clarinda m'a accordée hier soir.
+
+ Une heure bien passée
+ En de si tendres circonstances, pour des amis
+ Vaut mieux qu'un siècle de temps commun.»
+
+La remarque qui précède s'étend à toute la correspondance. Il y a bien
+plus de fines et pénétrantes observations de Clarinda sur lui, que de
+lui sur elle. Elle lui a dit des choses qui, pour la justesse, et la
+pénétration n'ont été égalées, sur certains points, par aucun autre
+témoignage. On pourrait à peu près recomposer le caractère de Burns
+avec les traits qu'elle a soulignés. Par lui, on ne sait rien d'elle.
+C'est qu'elle s'occupait de lui et l'étudiait anxieusement, et que lui
+ne s'occupait que d'aimer.
+
+Les lettres de Burns qui suivirent cette première entrevue sont de
+grandes déclamations à froid, pleines d'apostrophes, de déclarations
+voilées. Clarinda, qui ne manque pas de finesse, le raille un peu sur
+la durée de ses désespoirs. «Conservez bon espoir, Sylvander;
+l'éternité de vos souffrances d'amour sera terminée avant six
+semaines. Ce sont là des parjures «que les dieux permettent en
+souriant[851].» Elle lui parle avec beaucoup de sagesse et de raison.
+«Une partie de l'intérêt que vous prenez à moi est due à la pure
+nouveauté. Vous serez fatigué de notre correspondance avant de quitter
+la ville et vous ne prendrez pas la peine de m'écrire de la campagne.
+Sylvander, je voudrais que vous soyez marié heureusement, vous ne
+pouvez être heureux sans un tendre attachement. Le ciel vous
+dirige![852]» Ce sont là de sages paroles et de bons conseils. Et
+comme les allusions de Sylvander ont été trop vives et trop claires,
+elle le rappelle à l'ordre d'un ton presque sec: «Je ne puis et
+peut-être je ne devrais pas comprendre vos extravagances d'hier soir
+et vos remarques ambiguës à leur propos. Je suis votre amie,
+Sylvander, prenez garde que la vertu ne réclame le sacrifice même de
+l'amitié. Vous n'avez pas besoin de maudire le lien des lois humaines,
+quel est le bonheur que Clarinda goûterait à en être libérée?[853]» Il
+est clair que le trouble qui commence en son coeur n'a pas encore
+gagné la tête, et qu'elle reste encore la personne ferme et sensée
+qu'elle semble avoir été.
+
+ [Note 851: _To Sylvander._ Jan. 9th, 1788.]
+
+ [Note 852: _To Sylvander._ Jan. 10th, 1788.]
+
+ * * * * *
+
+Une seconde entrevue plus longue eut lieu le samedi 12 janvier. Cette
+fois-ci, ce fut Clarinda qui, à son tour, raconta son histoire et
+dévoila son caractère. Elle semble avoir fait l'aveu d'erreurs et de
+défauts. «Sylvander, vous avez vu, hier soir, Clarinda derrière la
+scène! Maintenant vous êtes convaincu qu'elle a des défauts. Si elle
+se connaît bien, son intention est toujours bonne, mais elle est
+souvent la victime de sa sensibilité et c'est pourquoi elle est
+rarement contente d'elle-même[853]». Sans doute, Burns ému, comme il
+est si aisé de l'être, par le récit d'infortunes pareilles, l'écouta
+avec une sympathie recueillie et avec réserve. Il se montra ce que
+Clarinda espérait qu'il serait toujours. «Oh! mon ami, je souhaite
+ardemment conserver votre estime. Notre dernière entrevue vous a élevé
+très haut dans la mienne. J'ai en vérité rencontré peu de personnes de
+votre sexe capables de comprendre la délicatesse en pareilles
+circonstances; et cependant c'est elle seule qui donne leur saveur à
+des rapports si heureux[854].» Néanmoins il lui venait de confuses
+inquiétudes sur ce qu'elle faisait. Même dans la joie d'une entrevue
+innocente propre à la rassurer, apparaissaient des remords encore
+faibles et pâles, qui n'avaient pas d'acte auquel ils pussent se
+prendre, mais éveillés par un état général.
+
+ [Note 853: _To Sylvander._ Jan. 13th, 1788.]
+
+ [Note 854: _To Sylvander._ Jan. 15th, 1788.]
+
+ Je ne nierai pas, Sylvander, que la soirée d'hier ait été une des
+ plus délicieuses que j'aie jamais connues. Peu d'instants
+ pareils tombent en lot aux mortels. Peu de ceux-ci, extrêmement
+ peu, sont faits pour goûter un plaisir si raffiné. Mais, bien que
+ notre plaisir ne nous ait pas conduits au-delà des limites de la
+ vertu, mes réflexions d'aujourd'hui n'ont pas été sans un mélange
+ de regret. L'idée de la peine que cette entrevue, si elle était
+ connue, aurait causée à un ami auquel je suis liée par les liens
+ sacrés de la reconnaissance (d'elle seule); l'opinion que
+ Sylvander a pu se former de mon manque de réserve; et, par dessus
+ tout, quelques craintes que le ciel peut ne pas m'approuver dans
+ la situation où je suis... tout cela m'a causé une nuit sans
+ sommeil; et bien que j'aie été à l'église, je ne suis nullement
+ bien.
+
+C'étaient ces premiers scrupules qui, à l'origine d'une erreur,
+flottent dans les âmes, à peine discernés de la manière d'être,
+semblables à ces organismes amorphes, transparents, confondus avec
+l'eau, et qui plus tard feront place à des monstres compliqués, armés
+de tout ce qui déchire et torture. Ces remords en formation sont un
+indice qu'un travail intérieur se poursuivait en elle, et qu'elle
+avait plus lieu de s'alarmer qu'il n'apparaissait au dehors. Il y a,
+dans ces histoires de coeur qui avancent par mines et secrets couloirs
+de taupes, des mouvements inattendus qui révèlent la marche
+souterraine.
+
+Quant à Burns il essayait de rassurer Clarinda de la façon suivante,
+un peu trop simple:
+
+ «Que vous ayez des défauts, ma Clarinda, je n'en ai jamais douté;
+ mais je ne connaissais pas l'endroit où ils existent, et, depuis
+ samedi soir, je suis plus dans les ténèbres que jamais. Ô
+ Clarinda! pourquoi blesser mon âme en supposant que «la soirée
+ dernière doit avoir diminué mon opinion de vous.» Il est vrai,
+ j'étais «derrière la scène avec vous», mais qu'y ai-je vu? Un
+ coeur brillant d'honneur et de bienveillance, un esprit ennobli
+ par le génie, instruit et raffiné par l'éducation et la
+ réflexion, élevé par une religion native, sincère comme dans les
+ climats du ciel, un coeur formé pour les glorieux
+ attendrissements de l'amitié, de l'amour et de la pitié. Voilà ce
+ que j'ai vu. J'ai vu la plus noble âme immortelle que la création
+ m'ait jamais montrée[855].
+
+ [Note 855: _To Clarinda._ Jan. 15th, 1788.]
+
+S'il suffit de frapper fort pour toucher juste, voilà qui devait
+réussir.
+
+ * * * * *
+
+Une troisième entrevue eut lieu, le vendredi 18, pour laquelle elle
+lui recommande de venir à pied, quitte à s'en retourner en chaise à
+porteurs, parce que celles-ci sont si rares dans le voisinage que
+l'une d'elles exciterait l'attention, tandis que vers dix heures du
+soir tout le voisinage est endormi et qu'elle peut venir sans
+inconvénient[856]. C'est un coin de petite ville. Il semble que cette
+entrevue ait été celle des aveux. Les deux précédentes, avec quelques
+douceurs buissonnières, n'avaient été, pour l'un et pour l'autre des
+deux amants, qu'un voyage à travers le passé. Ils s'étaient raconté
+réciproquement leur histoire. C'étaient des heures rétrospectives,
+mêlées à des regrets de ne s'être pas rencontrés plus tôt. Ils
+arrivaient maintenant au présent, qui les réunissait gagnés l'un à
+l'autre par ce qu'ils avaient trouvé de commun dans leurs destinées
+antérieures. Clarinda lui a confié son long rêve d'une amitié
+masculine, faite de tendresse et de réserve. Elle a imprudemment
+peut-être ouvert son coeur. «Si elle osait en disposer--la soirée
+d'hier ne peut vous laisser embarrassé de deviner quel est l'homme à
+qui elle le donnerait[857].» Le lendemain, elle craint d'avoir été
+trop loin, d'avoir trop clairement parlé. «Je ne puis me rappeler
+quelques-unes des choses que j'ai dites sans un peu de peine[857].»
+Elle se sent isolée, elle voudrait voir de la société, elle est
+stupide, son coeur est endolori. Elle essaye de bannir ce malaise en
+se lançant dans de longues dissertations religieuses. On dirait
+qu'elle a besoin de sentir que son refuge et son soutien n'est pas
+loin et qu'elle veuille, en en parlant, le sentir plus près d'elle.
+
+ [Note 856: _To Sylvander._ Jan. 15th, 1788.]
+
+ [Note 857: _To Sylvander._ 19th Jan. 1788.]
+
+Il écrivait, de son côté, une lettre qui donne l'idée de la
+déclamation insipide et de l'orgueil puéril de certaines parties de
+cette correspondance.
+
+ Samedi soir, 10 heures 1/2.
+
+ «Quelle délicatesse de bonheur je savourais hier à ce moment-ci!
+ Ma toujours très chère Clarinda, vous avez dérobé mon âme; mais
+ vous l'avez affinée et élevée: vous lui avez donné un sens plus
+ fort de la vertu et un goût plus fort pour la piété. Clarinda,
+ première de votre sexe, si jamais votre aimable image s'efface de
+ mon âme,
+
+ Puisse-je être perdu sans un oeil pour pleurer,
+ Et ne pas trouver de terre vile assez pour m'ensevelir.
+
+ Quelle sotte bagatelle est la tendresse enfantine des vulgaires
+ enfants du monde! C'est le jeu insignifiant des jeunes animaux
+ des champs et des forêts; mais quand le sentiment et
+ l'imagination unissent leurs douceurs, quand le goût et la
+ délicatesse les raffinent, quand l'esprit ajoute le bouquet et
+ que le bon sens donne la force et du courage à l'ensemble, quel
+ breuvage délicieux est l'heure de la tendre affection! La Beauté
+ et la Grâce, dans les bras de la Vérité et de l'Honneur, dans
+ toute la splendeur de l'amour mutuel!... Clarinda, quand un poète
+ et une poétesse créés par la nature, deux des plus nobles
+ productions de la nature, quand ils boivent ensemble à la même
+ coupe de l'amour et du bonheur, n'essayez pas, vous, matériaux
+ plus grossiers de la nature humaine, de mesurer, en le profanant,
+ un bonheur que vous ne pouvez jamais connaître[858].
+
+ [Note 858: _To Clarinda._ 20th Jan. 1788.]
+
+Toute cette partie de leur correspondance ne se lit qu'avec un
+sentiment pénible, qui tient de la pitié et de l'irritation, tant on
+est incertain de savoir si l'homme qui l'a écrite était sincère ou
+impudent dans ses déclamations. C'est un mélange écoeurant de
+protestations de fidélité et d'apostrophes à la Divinité, qui
+affectent la forme de prières. On dirait que, volontairement, Burns a
+choisi cette phraséologie d'église pour endormir les scrupules
+religieux de Clarinda et donner à ses déclarations un air de dévotion.
+
+ Clarinda, puis-je compter sur votre amitié pour la vie? Je pense
+ que je le puis! Toi, Sauveur tout puissant des hommes! J'ai
+ jusqu'à présent trop négligé ton amitié; me l'assurer sera mon
+ souci constant, pendant tous les jours et les nuits futurs de ma
+ vie. L'idée de ma Clarinda s'ensuit:
+
+ Cache-la, mon coeur, dans ce vêtement secret,
+ Où, mêlée à celle de Dieu, sa chère pensée repose.
+
+ Mais je redoute l'inconstance, imperfection qui résulte de la
+ faiblesse humaine. Rencontrerai-je une amitié qui défie les
+ années d'absence, et les chances, et les changements de la
+ fortune? Peut-être «ces choses-là existent-elles». Il y a un seul
+ honnête homme, de qui j'espérerais une telle chose; mais qui,
+ excepté un écrivain de romans, pourrait croire à un amour qui
+ promettrait pour toute la vie, en dépit de la distance, de
+ l'absence, des chances, des changements, et cela, avec de frêles
+ espérances de possession?
+
+ Pour ma part, je puis me répondre moi-même à ces deux exigences:
+ «Tu es cet homme-là.» J'ose, avec une froide résolution, j'ose
+ déclarer que je suis cet ami et cet amant. Si le sexe féminin est
+ capable de telles choses, Clarinda l'est. Je croîs qu'elle l'est,
+ et je sens que je serai misérable, si elle ne l'est pas. Il n'y a
+ pas une des vertus qui donnent de la valeur, ou des sentiments
+ qui font honneur au sexe, qu'elle ne possède à un degré supérieur
+ à toutes les femmes que j'ai jamais vues: son esprit exalté, aidé
+ un peu peut-être par la situation où elle se trouve, est, je le
+ pense, capable de cet enthousiasme d'amour noblement romanesque.
+ Puis-je vous revoir mercredi soir? Le mercredi, qui viendra
+ ensuite, sera, je le prévois, un jour haï de nous deux.... Trois
+ soirées, trois soirées au vol rapide, avec des ailes de duvet,
+ sont tout le passé; je n'ose pas calculer le futur....
+
+La quatrième de ces soirées aux ailes rapides, celle du mercredi 23
+janvier, fut un pas de plus dans ce sentier que Shakspeare appelle:
+«the primrose way to the everlasting bonfire[859]». Si la précédente
+avait été l'entrevue des aveux, celle-ci semble avoir été celle des
+caresses. On devine qu'elle fut plus ardente de la part de Burns et
+pour Clarinda plus périlleuse. Chambers, qui suit cette histoire de
+passion avec dignité et convenance et en note les phases avec une
+ponctualité grave, le constate dans son langage: «Dans cette
+rencontre, il semblerait que les communications des deux amants furent
+d'une nature plus fervente et moins réservée que jusqu'alors, à ce
+point de vue qu'elles laissèrent dans le sein de Clarinda, des
+réflexions où elle s'accusait elle-même[860].»
+
+ [Note 859: Shakspeare. _Macbeth_, act. II, sc. 3.]
+
+ [Note 860: R. Chambers, tom. II, p. 206.]
+
+Le lendemain matin, les deux amants s'écrivirent chacun une lettre
+dans laquelle s'exprime l'état d'âme où ils se trouvaient. Celle de
+Burns est une fantaisie travaillée, sans beaucoup d'esprit et sans
+l'ombre de passion. Il prend un thème sur lequel il brode quelques
+variations. Ce n'est qu'une interminable et froide conjecture, où il
+imagine que la Fortune, qui a joué tant de mauvais tours à un pauvre
+poète écervelé, s'est avisée de lui donner le plus magnifique présent
+qu'elle ait jamais eu en sa possession, uniquement «afin de voir
+comment sa sotte tête et son sot coeur y résisteraient». Ou bien elle
+s'est dit peut-être qu'elle a fait un chef-d'oeuvre et elle le lui a
+amené «pour lui donner cette immortalité qu'aucune femme d'aucun temps
+ne mérita davantage et que peu de rumeurs de ce temps-ci sont plus
+capables de conférer[861]». C'est insipide! Pas un mot qui ait un peu
+d'accent, pas un reflet de flamme.
+
+La lettre, incompréhensible, était complétée par un post-scriptum
+singulier qui l'explique peut-être et qui révèle certains côtés de la
+vie de Burns, à cette époque. Rentrant le soir, gris, après les
+potations qui avaient suivi le dîner, lequel commençait alors à trois
+heures, il ajoutait ces paroles comme excuse:
+
+ «Me voici... absolument impropre à finir ma lettre, tout jovial
+ après un bol qu'on a fait circuler constamment depuis le dîner
+ jusqu'à présent. Je n'ai pas d'idées distinctes de rien, sinon
+ que j'ai bu deux fois votre santé, ce soir, et que vous êtes tout
+ ce que mon âme estime de cher en ce monde[861].»
+
+ [Note 861: _To Clarinda._ Jan. 24th 1788.]
+
+Dans la même matinée où il écrivait cette lettre ingénieuse et
+recherchée, Clarinda lui en adressait une, d'un sentiment plus réel et
+touchante. Le début sent encore la prétention d'une correspondance
+littéraire, l'effort et l'arrangement; c'est une longue allégorie où
+Clarinda comparaît à la barre de la Raison, devant la Religion et la
+Réputation, et où elle est défendue par l'Amour revêtu d'un voile
+emprunté à l'Amitié. Mais aussitôt après la simplicité revient, les
+accents sincères se font jour; bientôt arrivent et sortent les paroles
+vraies, le cri d'alarme et d'amour, poussé par tant d'âmes
+faiblissantes, partagées entre la crainte et l'attrait de la faute.
+Cette lettre est vraiment, par endroits, touchante. On y sent le
+remords des faiblesses accomplies, la terreur de celles qui restent à
+commettre, ce mouvement naturel et toujours déçu de la femme qui, se
+trouvant épuisée de résistance, implore d'être épargnée et ne pose
+plus d'espoir que dans celui même qu'elle redoute, enfin, cet aveu de
+lassitude qui est presque un abandonnement. Au-dessus de ce tumulte,
+règne un sentiment d'honnêteté et de devoir qui s'exprime, non sans
+éloquence. Ce n'est pas la seule fois où Clarinda a l'avantage sur
+Sylvander.
+
+ «Sylvander, laissons tomber ma métaphore. Je ne suis ni bien, ni
+ heureuse aujourd'hui; mon coeur me fait des reproches d'hier
+ soir; si vous désirez que Clarinda recouvre son repos, repoussez
+ tout ce qui n'est pas permis par la plus stricte délicatesse.
+
+ Je ne vous blâme pas, mais moi-même. Je ne dois pas vous revoir
+ samedi, à moins que je ne trouve que je puis me fier à moi-même,
+ pour agir autrement. C'est la Délicatesse, vous le savez, qui m'a
+ attirée vers vous subitement: prenez garde de relâcher ce lien le
+ plus cher et le plus sacré qui nous unit. Souvenez-vous que le
+ bonheur présent et éternel de Clarinda dépend de sa fidélité
+ étroite à la vertu. Heureux Sylvander! qui peut rester attaché au
+ ciel et à Clarinda en même temps. Hélas! je sens que je ne puis
+ servir deux maîtres! Que Dieu ait pitié de moi!
+
+ Jeudi soir.
+
+ Pourquoi n'ai-je pas eu de vos nouvelles, Sylvander? Tout, dans
+ la nature, me paraît aujourd'hui porter une teinte sombre. Ah!
+ Sylvander!
+
+ Le coeur est ce qui, toujours,
+ Nous rend heureux ou malheureux!
+
+ Avec quelle force ces vers me sont revenus à la pensée! Ne vous
+ ai-je pas dit quelle misérable l'amour a fait de moi? Je suis
+ capable d'affection au plus haut point pour un homme du mérite de
+ Sylvander, si elle ne devait pas me mener à des folies et à des
+ faiblesses que mon coeur condamne absolument. Je suis convaincue
+ que, sans l'approbation du ciel et de ma propre conscience,
+ l'existence me serait une lourde malédiction. Sylvander, pourquoi
+ les légèretés trop répétées de votre Clarinda ne vous ont-elles
+ pas guéri de la tendresse trop passionnée que vous exprimez pour
+ elle? Peut-être ont-elles diminué votre estime pour elle? Mais je
+ n'ose pas toucher cette corde; cela remplirait la coupe de ma
+ misère présente. Ô Sylvander! Puisse l'amitié de Dieu, que vous
+ et moi avons trop négligée, être, à partir d'aujourd'hui, notre
+ principale étude, notre délice! Je ne puis vivre sans la
+ conscience de cette faveur. J'ai ressenti, tout aujourd'hui,
+ quelque chose de cet état épouvantable. Que dis-je? Quand j'ai
+ approché Dieu avec mes lèvres, mon coeur n'y était pas vraiment!
+
+ .... Ne soyez pas fâché, si je vous dis que je désire que notre
+ séparation soit passée. À distance, nous conserverons la même
+ affection de coeur, le même intérêt dans la vie l'un de l'autre;
+ mais l'absence adoucira et restreindra ces violentes agitations
+ du coeur qui, si elles continuaient longtemps encore,
+ retireraient mon âme de ses gonds et me rendraient impropre aux
+ devoirs de la vie.
+
+ Vous et moi, nous sommes capables de cette ardeur d'amour pour
+ laquelle la vaste création n'offre pas d'objet suffisant.
+ Cherchons à la reposer dans le sein de notre Dieu. Donnons
+ ensuite une place à ceux qui sont les plus chers sur la terre,
+ aux tendres affections de parents, de soeurs, d'enfants!... Je
+ vous dis: «au revoir», avec cette courte prière de Thomson:
+
+ «Père de Lumière et de vie, toi bien suprême,
+ Ô enseigne-nous ce qui est bon, enseigne-nous ce que tu es toi-même,
+ Sauve-nous de la folie, de la vanité et du vice[862].»
+
+ [Note 862: _To Sylvander._ Jan. 24th 1788.]
+
+À ces confidences, dont le chagrin et la franchise auraient pu le
+toucher, Burns répondait par des protestations emportées bien plus que
+sincères. Elles n'ont pas d'émotion, mais une certaine fureur de
+promesses qui éblouit plutôt qu'elle ne rassure.
+
+ Clarinda, ma vie, vous avez blessé mon âme. Puis-je penser que
+ vous êtes malheureuse, même quand votre chagrin n'est pas décrit
+ dans votre pathétique élégance de langage, sans être misérable?
+ Clarinda, puis-je supporter de m'entendre dire par vous que «vous
+ ne voulez pas me voir demain soir--que vous désirez que notre
+ heure de séparation soit venue?» Ne nous en laissons pas imposer
+ par des mots. Si, dans un moment de chère amitié et de tendre
+ jeu, j'ai peut-être franchi _la lettre_ de la loi du décorum,
+ j'en appelle à vous-même, ai-je jamais péché, au moindre degré,
+ contre l'esprit de ses statuts les plus stricts? Mais pourquoi,
+ mon amour, me parler en termes si durs, dont chaque mot me perce
+ jusqu'au fond de l'âme? Vous savez qu'une allusion, la plus
+ légère expression de vos souhaits, est pour moi un commandement
+ sacré.
+
+ Réconciliez-vous, mon ange, avec votre Dieu, avec vous-même et
+ avec moi, et j'engage l'honneur de Sylvander--serment, j'ose le
+ dire, auquel vous vous fierez sans réserve--que vous n'aurez
+ jamais plus raison de vous plaindre de sa conduite. Maintenant,
+ mon amour, ne blessez pas notre prochaine entrevue par des
+ regards détournés ou des caresses restreintes. J'ai marqué la
+ ligne de conduite--une ligne, je le sais, exactement à votre
+ goût--et je l'observerai inviolablement. Mais ne montrez pas la
+ moindre inclination à fixer des bornes. Une méfiance apparente là
+ où vous savez que vous pouvez avoir confiance est un cruel péché
+ contre la sensibilité....
+
+ Ô Amour et Sensibilité, vous avez conspiré contre ma Paix! J'aime
+ jusqu'à la folie et je ressens jusqu'à la torture! Clarinda,
+ comment puis-je me pardonner d'avoir touché de chagrin une seule
+ corde de votre coeur! Ai-je pu le faire volontairement? Aucune
+ considération, aucun bonheur pourraient-ils me le faire faire?
+ Oh, si vous aimiez comme moi, vous ne voudriez pas, vous ne
+ pourriez pas refuser ou reculer une rencontre avec l'homme qui
+ vous adore--qui mourrait mille morts avant de vous porter tort;
+ et qui doit bientôt vous dire un long adieu!
+
+ Que j'aie de vos nouvelles, cette après-midi, au nom de la Pitié!
+ Car jusqu'à ce que j'en aie, je serai misérable. Ô Clarinda, le
+ lien qui me lie à toi est tissé, ne fait qu'un avec les plus
+ chers fils de ma vie[863].
+
+ [Note 863: _To Clarinda._ Jan. 25th 1788.]
+
+Tout ce fracas de serments est bien extérieur et bien vide. Ce sont des
+banalités fouettées d'exclamations. Ce qu'il y a de plus sincère là
+dedans, ce qui y tremble, c'est un des mauvais éléments de Burns; ce
+n'est pas autre chose que son ombrageuse susceptibilité, sa jalousie
+folle de tout ce qui ressemble à un reproche, à un blâme ou à une
+précaution vis-à-vis de lui. Ce qu'il éprouve est bien plus près de la
+colère que de la compassion. On dirait que la méfiance de la pauvre
+femme, qui s'adresse à elle-même autant qu'à lui et contient un aveu
+autant qu'une défense, est une insulte. Ce qu'il appelait sa dignité,
+dont il faisait un peu parade et qui était vraiment du courage et de la
+force en certaines circonstances, était, par moments, puéril et déplacé.
+Dans cette correspondance, où il y aurait eu si souvent lieu à de la
+bonté, à des paroles cordiales, c'est elle seule qui donne à ses lettres
+un peu de sincérité. Il s'en trouve plusieurs parmi elles dont on voit
+qu'elles ont pu jeter du trouble dans l'esprit de Clarinda, pas une qui
+ait pu lui amener de l'adoucissement. Qu'on relise avec soin celle qui
+vient d'être citée, on n'y découvrira pas un mot de réconfort; il n'y a
+qu'une revendication égoïste pour lui-même, âpre, impérieuse et presque
+courroucée.
+
+On comprend cependant que cette violence, dont les racines profondes
+n'étaient pas dans les parties désintéressées du coeur, aient fait
+illusion à Clarinda, et qu'elle l'ait attribuée au sentiment dont elle
+était agitée elle-même. Que pouvaient ses hésitations et ses scrupules
+contre ces promesses solennelles et ces insistances passionnées, et
+aussi contre la voix qui, plus bas mais constamment, plaidait la même
+cause en elle-même?
+
+Les entrevues se firent plus fréquentes, se pressèrent, devinrent
+presque quotidiennes. Ce qu'elles étaient, se laisse deviner dans les
+lettres de Burns, écrites quand leur trouble n'était pas encore
+apaisé: des soirées enivrantes et dangereuses, passées dans un
+compromis, sur une sorte de terrain débattu qui devenait chaque jour
+plus étroit et plus resserré.
+
+Parfois, il semble que la frontière ait été franchie ou bien près de
+l'être. À la suite d'une de ces entrevues, Burns écrit:
+
+ «Je souffrirais le fouet de la misère pendant onze mois de
+ l'année, si le douzième était composé d'heures comme hier soir.
+ Vous êtes l'âme de ma joie; tout le reste est de la matière dont
+ sont faites les souches et les pierres.[864]»
+
+ [Note 864: _To Clarinda_, Jan. 26th 1788.]
+
+Et Clarinda, avec un babillage féminin, plus prolixe, un peu naïf, par
+moments, et cependant aimable, lui écrit de son côté, à propos de la
+même entrevue:
+
+ «Sylvander, quand je pense à vous, comme à mon ami le plus
+ attaché, je suis heureuse; mais quand vous vous présentez à mon
+ esprit comme _amant_, quelque chose en moi me donne un
+ _aiguillon_ qui ressemble à celui de la culpabilité. Dites-moi
+ comment cela se fait? Cela doit venir de l'idée que j'appartiens
+ à un autre. Quoi! La femme d'un autre! Ô cruel destin! Je suis en
+ vérité, enchaînée dans une «chaîne de fer». Pardonnez-moi, si je
+ vous fais de la peine. Vous savez qu'il faut (j'ai dit: _il
+ faut_) que je vous dise mes sentiments vrais ou que je me taise.
+ Hier soir, nous fûmes heureux, au delà de ce que la masse du
+ genre humain peut concevoir! Peut-être la «ligne» que vous aviez
+ marquée a-t-elle été _un peu_ outrepassée--vraiment, elle l'a
+ été; mais, bien que je le _désapprouve_, je n'en ai pas été
+ _malheureuse_. Je ne suis pas moins convaincue de votre
+ _discernement_ que de votre _désir_ de rendre Clarinda heureuse.
+ Je vous sais _sincère_ quand vous professez l'horreur à l'idée de
+ ce qui la rendrait misérable à jamais. Mais il faut nous garder
+ d'aller au _bord_ du danger. Ah! mon ami, grand besoin
+ aurions-nous de «veiller et de prier!» Puissent ces esprits
+ bienveillants, dont l'office est de «prévenir la chute de la
+ vertu luttant sur le bord du vice», être toujours présents pour
+ nous protéger et nous guider dans les droits sentiers......
+
+ Sylvander, je voudrais que vos tendres sentiments fussent plus
+ modérés. Pourquoi vouloir fixer son coeur sur des
+ _impossibilités_? Prenez-moi simplement comme votre amie (hélas!
+ c'est tout ce que je dois être) croyez-moi, vous me trouverez
+ très raisonnable. Si vous vouliez chérir «l'intelligence mentale»
+ comme vous faites le corps, en vérité, Sylvander, vous feriez de
+ moi un philosophe».
+
+Et plus loin:
+
+ «Ah! Sylvander! il faut que mon repos souffre; le vôtre ne le
+ peut pas. Vous pensez que vous avez raison d'aimer Clarinda;
+ toute l'éloquence de Sylvander ne peut me persuader qu'il en est
+ ainsi. Si seulement j'étais libre..., oh! comme je
+ m'abandonnerais à tous les délices de l'amour _innocent_. Il est,
+ je le crains, trop tard pour parler ainsi, après nous être
+ tellement abandonnés, mais si Sylvander voulait abriter son amour
+ sous le costume permis de l'amitié, Clarinda serait beaucoup plus
+ heureuse!
+
+ Demain, as-tu dit? Le temps est court, _désormais_; n'est-ce pas
+ trop souvent? Est-ce que les douceurs les plus délicates ne
+ lassent pas le plus vite[865]?»
+
+ [Note 865: _To Sylvander_, 27th Jan. 1788.]
+
+À lire ces singuliers aveux, exprimés avec une naïveté qui n'est ni
+sans grâce, ni sans innocence, et qui touchent en faisant un peu
+sourire, on est tenté d'aller trop rapidement à une conclusion qui
+paraît inévitable. Mais il y a dans des lettres postérieures des
+passages qui précisent et limitent la portée qu'il convient d'y
+attacher et surtout qui mitigent les conséquences qu'on pourrait
+témérairement en tirer.
+
+ «Hier j'étais heureux d'un bonheur «que le monde ne saurait
+ donner». Ce souvenir m'embrase, mais c'est une flamme que
+ «l'Innocence contemple avec un sourire,» tandis que l'Honneur se
+ tient à côté comme une sentinelle sacrée. Votre coeur, vos désirs
+ les plus chers, vos souhaits les plus tendres, tout cela vous
+ appartient, vous pouvez en disposer: votre personne est
+ inapprochable, par les lois de votre pays, et il ne vous aime pas
+ comme je le fais, celui qui vous rendrait malheureuse.
+
+ Vous êtes un ange, Clarinda, vous n'êtes assurément pas un être
+ mortel «que la terre possède». Embrasser votre main, vivre de
+ votre sourire, est pour moi un bonheur plus exquis que les
+ faveurs les plus chères que les plus belles du sexe, vous
+ exceptée, peuvent accorder[866]».
+
+ [Note 866: _To Clarinda_, Feb. 3rd 1788.]
+
+Ce n'est pas là sûrement, le langage d'un amant à sa maîtresse.
+Quelque difficile qu'ait été la lutte, Clarinda en sortit donc, pour
+le moment, victorieuse. Elle fut capable du douloureux effort de
+résister à une des paroles les plus éloquentes qui aient jamais
+assailli le coeur féminin, et de l'énergie plus profonde encore de
+faire taire en elle-même des désirs complices. Elle fit davantage.
+Elle parvint, jusqu'à un certain degré et pendant un certain temps, à
+amener Burns à cette façon d'amour platonique, bien qu'il protestât de
+toutes ses forces qu'il était anti-platonique, et il l'était.
+
+ * * * * *
+
+Cette situation ne pouvait durer. Il est imprudent de vivre dans le
+vertige, toujours au bord du précipice, à deux doigts de la chute. Un
+rien suffit pour que la tête tourne ou que le pied glisse. Clarinda, à
+qui le bon sens ne manquait pas, s'en rendait compte. Constamment,
+elle revient sur le même sujet, essayant de ramener des transports
+qu'elle avait à réprimer aux allures de l'amitié qui se modèrent
+d'elles-mêmes, comme si on pouvait arrêter dans sa marche une passion
+qu'on n'a pas su anéantir à son début. Les forces pour la combattre
+ont diminué de toutes celles qu'elle a prises; lorsqu'on s'aperçoit
+qu'elle est devenue dangereuse, on est devenu impuissant. Il semble
+que Clarinda fut lentement gagnée, lentement vaincue, par cette
+insensible et irrésistible faiblesse. Vers la fin de la
+correspondance, ses objections, qui restent les mêmes, sont faites
+d'une voix moins ferme, sur un ton qui devient soumis et comme
+plaintif. La pauvre et vaillante femme parle comme ces personnes de
+qui la force se retire, et qui répètent avec douceur ce qu'elles
+disaient tout à l'heure avec énergie.
+
+ Il n'y a pas un sentiment dans votre chère dernière lettre qui ne
+ doive rencontrer l'approbation de tous les esprits justes, sauf
+ un seul, «que je peux disposer de mon coeur, de mes plus tendres
+ désirs». Il est vrai qu'ils ne sont pas, qu'ils ne sauraient être
+ placés sur celui qui aurait dû les posséder, mais dont la
+ conduite (je n'ose pas en dire davantage contre lui) les lui a
+ justement fait perdre. Mais n'est-ce pas être trop près
+ d'enfreindre les obligations sacrées du mariage que d'accorder
+ son coeur, ses souhaits et ses pensées à un autre? Quelque chose,
+ dans mon âme, me murmure que cela approche du crime. J'obéis à
+ cette voix. Laissez-moi mettre tous les sentiments affectueux
+ dans le lien permis de l'Amitié. S'ils sont accompagnés d'une
+ ombre de sentiment plus tendre, qu'ils soient versés dans le sein
+ d'un Dieu miséricordieux! Si l'aveu de mon amitié la plus
+ ardente, la plus sincère, ne vous satisfait pas, le devoir défend
+ à Clarinda de faire davantage! Sylvander, je ne m'attends pas à
+ être jamais heureuse ici-bas! Pourquoi ai-je été formée si
+ susceptible d'émotions auxquelles je n'ose pas céder?[867]
+
+ [Note 867: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.]
+
+Plus loin, dans un passage singulier, qui n'est pas sans une sorte de
+beauté ni sans force et sincérité de sentiment, quoique un peu
+artificiel de forme, elle s'écrie:
+
+ «Sylvander, je crois que notre amitié sera durable; sa base a été
+ la vertu, une similitude de goûts, d'émotions et de sentiments.
+ Hélas! l'idée de cent milles d'éloignement me fait trembler. À
+ peine m'écrirez-vous une fois par mois, et d'autres objets
+ affaibliront votre affection pour Clarinda! Cependant je ne puis
+ le croire. Oh! que les scènes de la nature vous rappellent
+ Clarinda! En hiver, rappelez-vous les ombres noires de sa
+ destinée; en été, l'ardeur, la cordiale ardeur de son amitié; en
+ automne, ses riches désirs que tous aient l'abondance; et que le
+ printemps vous mette dans l'esprit l'espérance que votre amie
+ puisse vivre assez pour traverser les rafales froides de la vie
+ et revivre pour goûter un renouveau de bonheur! Après tout,
+ Sylvander, les orages de la vie «passeront rapidement et un
+ printemps sans fin enveloppera tout.» Là, Sylvander, je crois que
+ nous nous retrouverons. L'amour _là_ n'est pas un crime. Je vous
+ y donne rendez-vous. Ô Dieu!--je ne puis plus tenir ma
+ plume[867].»
+
+Ainsi, peu à peu, Clarinda avait mis davantage de sa vie dans cette
+aventure. Elle s'était laissé gagner par cette troublante parole. Il
+se peut qu'elle ait commencé par de la coquetterie, de l'attrait
+superficiel, de la curiosité, peut-être même par la vanité d'être
+distinguée par un poète. Mais c'était un jeu périlleux dans l'état
+d'âme où elle était. Ce besoin d'aimer, qu'elle portait en elle vague
+et inappliqué, a pris corps; il a envahi les profondeurs de son être.
+Et maintenant la malheureuse femme en est arrivée à la vraie tendresse
+et à la vraie affliction. Elle est déchirée en elle-même, entre
+l'appel que l'amour fait à toute sa nature et les admonestations de sa
+conscience. Et aussi, elle souffre de la suprême détresse des coeurs
+qui nourrissent la pensée de la séparation. À mesure que le jour en
+approche, l'inévitable jour, le jour haï, elle sent qu'il lui enlèvera
+davantage. Elle en détourne les yeux. Elle connaît maintenant la
+souffrance de voir s'écouler, sans pouvoir les retenir, les dernières
+minutes qui vident notre bonheur. «Est-ce que vendredi sera notre
+dernier jour? Je voudrais, Sylvander, que vous partiez à la
+dérobée,--je ne puis supporter l'adieu! Je puis à peine chérir la
+pensée de nous revoir--car cette pensée[868]...!» Même dans ces
+extrémités d'amertumes, elle murmure encore la recommandation dans
+laquelle elle a placé tout le repos de sa vie et qui a été son soutien
+pendant cette crise. «Ô Sylvander, si vous désirez ma paix, que
+_l'Amitié_ soit le seul mot entre nous: plus me fait trembler. «Ne
+parlez pas d'Amour[868].» À quoi bon? Les mots ne changent rien aux
+sentiments. Et d'ailleurs c'est à elle-même que cette recommandation
+devrait s'appliquer, car c'est elle seule qui aime d'amour.
+
+ [Note 868: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.]
+
+ * * * * *
+
+Ces chagrins intimes n'étaient pas le seul dommage que la rencontre de
+Burns devait porter dans la vie de Clarinda. Ces imprudences de
+sentiments ont fréquemment leur contre-coup extérieur.
+
+Autour d'une jeune femme, veuve ou séparée, il rôde presque toujours
+quelques amitiés masculines, toutes disposées à prendre un autre nom.
+Cela était arrivé pour Clarinda. On a vu qu'elle avait auprès d'elle
+un de ses cousins, Lord Craig, qui lui était véritablement dévoué. Il
+semble avoir été un homme délicat et bon[869]. Il avait été son
+principal protecteur, lorsque, seule et malheureuse, elle était
+arrivée à Édimbourg; il l'avait soutenue dans ses épreuves et l'aidait
+dans sa gêne actuelle. Il avait conçu pour elle une de ces affections
+silencieuses, qui se résignent à ne rien obtenir, et vivent de la
+pensée qu'aucune autre ne leur est préférée. Clarinda avait failli
+l'aimer; un rien, à un moment décisif, avait sans doute arrêté la
+cristallisation, pour employer le mot de Stendhal. Elle n'avait
+conservé pour lui que de l'estime et de la reconnaissance. Elle se
+trouvait partagée entre le scrupule de le tromper en lui dissimulant
+son sentiment nouveau, et la crainte de l'affliger en le lui révélant.
+Elle-même, gentiment et d'une touche légère, esquisse ce timide
+commencement de roman et met Burns au courant de ses incertitudes:
+
+ [Note 869: Voir la notice sur lui dans le _Biographical
+ Dictionary of Eminent Scotsmen_.]
+
+ «Je vous ai parlé de cet ami particulier; il a été, pendant
+ quatre ans, celui à qui je me suis confiée. Il est très digne et
+ répond exactement à votre description dans «l'épître à J.
+ S.[870]» Alors que j'avais à peine un ami qui se souciât de moi à
+ Édimbourg, il m'accueillit. Je vis, trop tôt, que c'était chez
+ lui un sentiment plus ardent; peut-être une légère contagion en
+ fut-elle le résultat naturel. Je vous ai raconté la circonstance
+ qui contribua à effacer en moi cette tendre impression; mais je
+ m'aperçois (bien qu'il ne m'en parle jamais) je vois à toute
+ occasion que, de son côté, sa faiblesse persiste encore. Je
+ l'estime comme un ami fidèle; mais je ne saurais ressentir
+ davantage pour lui. Je crains qu'il n'en soit pas convaincu. Il
+ ne voit aucun autre homme qui soit à moitié aussi souvent avec
+ moi que lui-même, et en tout cas il croit que je n'ai de
+ partialité pour personne. Je ne puis supporter de tromper
+ quelqu'un sur un point si délicat, et je suis chagrinée qu'il
+ donne asile à un attachement que je ne pourrai jamais payer de
+ retour. J'ai la pensée de lui avouer mon intimité avec Sylvander;
+ mais mille choses m'en empêchent. Je serais poursuivie par la
+ jalousie «ce monstre aux yeux verts», et je crains en outre que
+ cela ne blesse son repos. C'est une affaire délicate. Ô
+ Sylvander, je ne puis supporter de faire de la peine à qui que ce
+ soit, encore moins à un homme qui m'entoure des attentions d'un
+ frère[871].»
+
+ [Note 870: _L'Épître à James Smith._]
+
+ [Note 871: _To Sylvander_, Feb. 6th, 1788.]
+
+Peut-être y avait-il dans ces hésitations un peu plus qu'elle ne se
+l'avouait à elle-même: un peu de cette subtilité et duplicité dont les
+femmes n'ont pas conscience, un peu de cette répugnance qu'elles ont à
+détruire leur pensée, même dans des coeurs qui leur sont indifférents;
+elles n'aiment pas à casser les miroirs où leur image se reflète.
+Quant à Lord Craig, il semble avoir été un parfait galant homme. À
+côté de lui, on aperçoit un personnage, assez ordinaire en pareil cas,
+un directeur spirituel, un Révérend Kemp, ministre de la chapelle de
+la Prison d'Édimbourg, homme de façons graves, de piété notable et de
+quelque éloquence ecclésiastique. Clarinda avait en lui beaucoup de
+confiance. Quand elle a le coeur trop chargé du secret récemment entré
+dans sa vie, elle l'appelle et, tout en larmes, lui confie qu'elle
+aime quelqu'un et lui demande si c'est pour elle un devoir d'en
+informer son cousin. Il l'en dissuade, regrette qu'elle ait donné son
+coeur, il aurait voulu qu'elle s'en tînt à l'amitié et lui parle comme
+un parent anxieux de son bonheur[872]. D'autres jours, il vient la
+visiter le soir et «tremble pour sa paix[873].» Il semble que ce
+révérend ait été une espèce de Tartufe puritain, car, après avoir été
+marié trois fois, il fut, plus tard, poursuivi en adultère par l'homme
+dont la fille avait épousé son fils[874].
+
+ [Note 872: _To Sylvander_, 27th Jan. 1788.]
+
+ [Note 873: _To Sylvander_, 28th Jan.]
+
+ [Note 874: Scott Douglas donne des renseignements sur le
+ Rev. Kemp, tom. V, p. 86-87.]
+
+Quand ces deux hommes eurent connaissance que Clarinda avait une
+intrigue, ils intervinrent. Ils firent des représentations; l'un, sans
+doute, avec des conseils graves et des exhortations; l'autre,
+cruellement blessé, alla peut-être aux reproches et aux
+récriminations. L'un d'eux même lui en écrivit durement[875]. Il y a
+lieu de croire qu'ils eurent des soupçons sur Burns, sans avoir de
+certitude. Tremblante de voir irritées les seules amitiés qu'elle eût,
+et consternée à l'idée qu'elles pourraient l'abandonner, affligée
+d'avoir blessé et peut-être éloigné un dévoûment éprouvé, elle raconta
+ses troubles à celui qui en était le motif et lui envoya les lettres
+qu'elle avait reçues à ce sujet. On a perdu les lettres qu'elle
+écrivit à Burns; mais il semble qu'elle lui demandait de renoncer à
+elle, en lui faisant voir les dangers auxquels elle était exposée.
+
+ [Note 875: Chambers, tom. II, p. 222.--Scott Douglas, tom.
+ V, p. 79.]
+
+Ce fut simplement, pour lui, comme un coup de fouet. Sa nature
+ombrageuse se cabra. Quelque chose de sa vieille colère contre les
+faiseurs de morale le ressaisit. Quand on lui apporta ces nouvelles,
+il allait dîner; il écrit sur-le-champ quelques lignes furieuses qui
+partent comme une invective et vont presque jusqu'aux gros mots:
+
+ Ma toujours très chère Clarinda, je fais attendre pour dîner une
+ nombreuse compagnie, pendant que je lis votre lettre et que
+ j'écris ceci. Ne me demandez pas de cesser de vous aimer, de vous
+ adorer, dans mon âme; cela m'est impossible: votre repos et votre
+ bonheur me sont plus chers que mon âme. Fixez les conditions
+ selon lesquelles vous désirez que je vous voie; que je
+ corresponde avec vous, et vous les avez. Je ne puis m'empêcher de
+ vous aimer, de m'affliger, de pleurer, de vous adorer en secret:
+ vous ne devez pas me refuser cela. Vous me serez toujours
+
+ Chère comme la lumière qui visite ces yeux attristés,
+ Chère comme les gouttes pourpres qui échauffent mon coeur[876].
+
+ [Note 876: Cité imparfaitement de _Julius Cæsar_, de
+ Shakspeare, act. II, scène I.]
+
+ Je n'ai pas la patience de lire ce griffonnage de puritain.
+ Maudite sophisterie! Vous, Cieux, toi, Dieu de la nature, toi,
+ Sauveur du genre humain, vous contemplez d'en haut, avec des yeux
+ approbateurs, une passion inspirée par la flamme la plus pure,
+ surveillée par la délicatesse et l'honneur; mais l'âme, haute
+ d'un demi-pouce, d'un pitoyable bigot, presbytérien misérable et
+ froid, ne peut rien pardonner qui soit au-dessus de son coeur de
+ basse fosse et de son cerveau ténébreux.
+
+ Adieu, je serai avec vous, demain soir! que votre esprit se
+ tranquillise. Je vous appartiendrai de la façon qui vous semblera
+ la meilleure pour votre bonheur. Je n'ose pas continuer. Je vous
+ aime et je vous aimerai, et, plein d'une confiance joyeuse, je
+ m'approcherai du trône du Juge Tout Puissant des hommes,
+ dédaignant l'écume de la sentimentalité et le brouillard de la
+ sophisterie[877].
+
+ [Note 877: _To Clarinda_, Feb. 13th, 1788.]
+
+On devine ce que put être pour lui le dîner qui l'attendait, pendant
+qu'il traçait ces lignes courroucées. En rentrant à minuit, il écrit
+de nouveau, essayant, cette fois, de convaincre Clarinda de la
+légitimité de leurs relations. La lettre, qui commence avec une sorte
+de solennité, se poursuit sous une forme de raisonnement assez
+singulière en ce cas, mais pressante et vive, et qui monte vers
+l'éloquence. Elle est malheureusement incomplète. Ce dut être une des
+plus intéressantes et des plus sincères de cette correspondance.
+
+ Madame, après une journée misérable, je me prépare à une nuit
+ d'insomnie. Je vais m'adresser au Témoin tout puissant de mes
+ actions, qui sera un jour, peut-être bientôt, mon Tout-puissant
+ Juge. Je ne serai pas l'avocat de la passion. Sois mon
+ inspirateur et mon témoin, ô Dieu, tandis que je plaide la cause
+ de la vérité.
+
+ J'ai lu la lettre hautaine et impérieuse de votre ami: en
+ pareille matière, vous n'êtes responsable que devant votre Dieu.
+ Qui a donné à un de vos semblables, (un de vos semblables,
+ incapable d'être votre juge, parce qu'il n'est pas votre égal) le
+ droit de vous catéchiser, de vous admonester, de vous ravaler, de
+ vous outrager, de vous insulter ainsi, avec cette insouciance et
+ cette cruauté? Je ne désire pas, non, je ne _désire_ pas même
+ vous tromper, Madame. Celui qui voit les coeurs m'est témoin
+ combien vous m'êtes chère; mais même s'il était possible que vous
+ me fussiez plus chère encore, je ne consentirais pas à baiser
+ votre main aux dépens de votre conscience. Pas de déclamation!
+ Appelons-en à la barre du sens commun. Ce n'est pas en pérorant
+ avec emphase des choses sacrées, ce n'est pas avec de vagues
+ assertions déclamatoires, ce n'est pas en prenant, en prenant
+ hautainement et insolemment le langage dictatorial d'un pontife
+ romain, qu'on dissoudra une union comme la nôtre. Dites-moi,
+ Madame, y a-t-il pour vous la plus légère ombre d'obligation à
+ accorder votre amour, votre tendresse, vos caresses, vos
+ affections, votre coeur et votre âme à Mr. Mac Lehose, l'homme
+ qui a continuellement, habituellement, barbarement passé à
+ travers les liens du devoir, de la nature ou de là reconnaissance
+ envers vous? Il est vrai, les lois de votre pays, pour les plus
+ utiles raisons de politique et de sain gouvernement, ont rendu
+ votre personne inviolable; mais est-ce que votre coeur et vos
+ affections sont liées à un homme qui ne vous paie de retour ni
+ pour les unes, ni pour l'autre?
+
+ Vous ne pouvez pas faire cela; il n'est pas dans la nature des
+ choses que vous soyez obligée à le faire; les sentiments les plus
+ communs de l'humanité l'interdisent. Est-il donc vrai que vous
+ possédiez un coeur, des affections, sur lesquels aucun homme n'a
+ de droit? Cela est vrai, alors dites-moi, au nom du sens commun,
+ peut-il être, est-il compatible avec les plus simples notions du
+ bien et du mal de supposer qu'il soit blâmable d'accorder à un
+ autre ce coeur et ces affections, quand, en les accordant, vous
+ ne blessez à aucun degré votre devoir envers Dieu, envers vos
+ enfants, envers vous-même, envers la société, en général?[878]
+
+ [Note 878: _To Clarinda_, Feb. 18th 1788.]
+
+S'il était entré, dans la conduite de Burns envers Clarinda, un peu
+d'affection vraie et de désintéressement, cette complication eut dû le
+faire réfléchir, par dessus toutes choses. Il pouvait porter aux
+intérêts matériels de cette femme une atteinte sensible, diminuer son
+bien-être et celui de ses enfants, et la ramener vers le dénûment, en
+la privant des amitiés auxquelles elle devait l'aisance. N'était-ce
+pas là une responsabilité faite pour troubler un honnête homme?
+Fallait-il risquer l'avenir de cette existence? De si aventureux coups
+de résolution peuvent s'excuser, quand on donne vie pour vie, et que
+chacun paie de tout soi les sacrifices que l'autre fait. Était-ce le
+cas pour lui? N'y avait-il pas lieu d'hésiter, de s'arrêter?
+N'était-ce pas son devoir de penser, lui qui n'exposait rien, de
+penser avant tout à cette femme qui allait perdre beaucoup pour lui?
+N'était-ce pas à lui qu'il revenait de prendre une décision de
+prudence et de donner tendrement un amer avis de sagesse? N'y
+devait-il pas songer, tout au moins? Il n'y songea pas un instant. Il
+ne semble même pas avoir eu la notion qu'il y avait autre chose en
+cause que l'intérêt passager de ce qu'il appelait sa passion et les
+susceptibilités irascibles de son orgueil. Il n'avait trouvé qu'un
+sophisme, enlevé dans une colère presque éloquente par sa violence.
+
+Mais ce n'est là qu'un côté de la situation. Quand on s'est emporté
+contre les jaloux ou les intrus qui nous gênent de leurs soupçons ou
+de leur zèle, on n'a pas fini. On demeure avec une responsabilité.
+C'est fort bien de chasser d'auprès d'une femme les amitiés qui
+l'entouraient, pourvu qu'on les remplace par une affection aussi
+efficace qu'elles l'étaient, et aussi durable qu'elles promettaient de
+l'être. Il faut que la protection qu'on lui apporte vaille celle dont
+on la prive. Mais si on la laisse désertée par ses relations, perdue
+dans le délaissement et la froideur qu'elle a encourus pour nous, on
+se ménage le remords qu'on mérite chaque fois qu'on a sacrifié à un
+caprice le repos d'une créature humaine. Et Burns le sentait bien! Le
+lendemain de cette lettre toute de revendication, il en écrit une
+autre qui est bien plus près de la vérité; celle-ci, toute de
+contrition, toute de repentir, et portant dans chacune de ses lignes,
+le sens et le chagrin du tort fait à la pauvre femme dont il était
+aimé.
+
+ Votre lettre, Clarinda, m'a causé de la peine. Mon âme s'est
+ réveillée à cette triste lecture: j'ai eu peur d'avoir mal agi.
+ Si je vous ai privée d'un ami, que Dieu me le pardonne! Mais
+ consolez-vous, Clarinda; élevons le ton de nos sentiments un peu
+ plus haut, un peu plus hardiment. Celui de nos semblables qui
+ nous abandonne, qui nous méprise, sans juste motif,--qu'un peu
+ d'orgueil honnête nous soutienne!--laissons-le partir! Comment
+ vous consolerai-je, moi qui vous ai causé ce tort? Puis-je
+ souhaiter de ne vous avoir jamais vue? ne jamais vous avoir
+ rencontrée? Non, jamais! Mais vous ai-je donc réduite à être sans
+ amis? La folie est presque dans cette pensée. Père des
+ miséricordes! contre toi, j'ai souvent péché; par ta grâce,
+ j'essayerai de ne plus le faire. Quant à celle qui, tu le sais,
+ m'est plus chère que moi-même, verse dans ses blessures passées,
+ le baume de la paix, entoure-la, protège-la de ton soin spécial,
+ dans tous ses jours, dans toutes ses nuits futures. Fortifie son
+ tendre, son noble esprit, afin qu'elle souffre avec fermeté et
+ endure avec grandeur. Rends-moi digne de cette amitié, de cet
+ amour dont elle m'honore. Que mon attachement pour elle soit pur
+ comme le dévouement, et durable comme la vie immortelle. Ô bonté
+ toute puissante! Écoute-moi! sois-lui, à tous les instants et
+ surtout à l'heure de l'angoisse et de l'épreuve, un ami cher, un
+ consolateur, un guide et un gardien.
+
+ Que tes serviteurs sont bénis, ô Dieu,
+ Que leur défense est sûre!
+ Ils ont pour guide la sagesse éternelle,
+ Pour appui, la Puissance infinie.
+
+ Pardonnez-moi, Clarinda, le tort que je vous ai fait. Ce soir, je
+ vous verrai, car je n'aurai pas de repos, avant de vous
+ voir[879].
+
+ [Note 879: _To Clarinda,_ 14th Feb. 1788.]
+
+Mais peut-on rester sur ces aveux d'imprudence et sur ces demandes de
+pardon? Tout naturellement, il vient au coeur et aux lèvres des
+promesses de réparation, des serments de fidélité éternelle, des
+engagements de compenser tout ce qu'on a fait perdre. On veut effacer
+le dommage qu'on a causé. On croit soi-même qu'on ne faillira pas à le
+faire. C'est ce que fait Burns.
+
+ Je viens de recevoir votre première lettre d'hier, par suite de
+ la négligence de la poste. Clarinda, les choses sont devenues
+ très sérieuses pour nous. Écoutez-moi donc sérieusement, et
+ écoute-moi, ô Ciel!
+
+ Je vous ai rencontrée, ma chère Clarinda, de beaucoup la première
+ des femmes, du moins pour moi. Je vous estimai, je vous aimai à
+ première vue; et vous m'avez fait l'honneur de me rendre ces deux
+ attachements. Plus je vous connais, plus je découvre en vous de
+ charme inné et de mérite. Vous avez souffert une perte, je le
+ confesse, à cause de moi; mais si l'amitié la plus ferme, la plus
+ sûre, la plus ardente; si tous les efforts pour être digne de la
+ vôtre; si un amour fort comme les liens de la nature et saint
+ comme les devoirs de la religion; si toutes ces choses peuvent
+ ressembler de loin à une compensation pour le mal que je vous ai
+ occasionné; si elles sont dignes d'être acceptées par vous ou
+ peuvent au moindre degré ajouter à vos joies--puissiez-vous,
+ pouvoirs célestes, secourir Sylvander à son heure de détresse
+ comme il offre tout cela prodiguement à Clarinda!
+
+ Je vous estime, je vous aime comme amie; je vous admire, je vous
+ aime comme femme, au-delà d'aucune autre dans le cercle de la
+ création. Je sais que je continuerai à vous estimer, à vous
+ aimer, à prier pour vous, que dis-je? à prier pour moi-même par
+ amour pour vous[879].
+
+Et le lendemain il écrivait en termes aussi forts et aussi engageants:
+
+ Je suis à vous, Clarinda, pour la vie. Que tout ceci ne vous
+ décourage pas. Regardez en avant; dans quelques semaines je
+ serai, dans un endroit ou dans un autre, hors de la possibilité
+ de vous voir: jusque-là je vous écrirai souvent mais j'irai
+ rarement vous faire visite. Votre renommée, votre bien-être,
+ votre bonheur me sont plus chers que toutes les joies.
+ Consolez-vous, mon aimée! le moment présent est le plus dur; la
+ bienfaisante main du temps est occupée, chaque jour, chaque
+ heure, soit à alléger le fardeau, soit à nous rendre insensibles
+ à son poids. Aucun de ces amis, je veux dire Mr ---- et les
+ autres messieurs, ne peut nuire à vos ressources; et quant à leur
+ amitié, peu de temps vous apprendra à être tranquille et, peu
+ après, à être heureuse sans elle. De décents moyens de vivre dans
+ le monde, un Dieu qui vous approuve, une conscience en paix et
+ un ami ferme et fidèle--est-ce qu'on peut dire que celui qui
+ possède ces choses est malheureux? Vous les possédez[880].
+
+ [Note 880: _To Clarinda_, 15th Feb. 1788.]
+
+Peu à peu, la rumeur publique l'avait désigné comme l'inconnu qui
+troublait la tranquillité de la vie de Clarinda, car il ajoutait:
+«Cependant si quelqu'un de ces intempestifs amis vous questionnait à
+mon propos et vous demandait si je suis _Lui_, je ne pense pas qu'ils
+aient droit à une réponse. Quant à leur jalousie et à leur espionnage,
+je les méprise[880].»
+
+C'est dans ces pénibles circonstances qu'eut lieu, le samedi 16
+février 1788, la dernière rencontre des deux amants, avant le départ
+de Burns. À la tristesse de la séparation, s'ajoutaient, pour
+Clarinda, l'anxiété des jours précédents, peut-être la lassitude de
+scènes de reproches, l'inquiétude de sa réputation compromise, le
+regret d'avoir blessé son bienfaiteur et le déchirement que cause une
+amitié qui se détache. Et c'était au moment où les affections
+éprouvées l'abandonnaient, que le nouvel amour qui les éloignait s'en
+allait aussi. Elle devait être brisée. Avec un mélange de tendresse et
+de dévotion, elle fit promettre à Burns que, tous les dimanches à huit
+heures, au service du soir, à l'église, il penserait à elle. Elle se
+rappelait peut-être les vers adorables de Shakspeare où une amante se
+propose d'engager son amant à la rencontrer dans son oraison, à la
+sixième heure du jour, à midi et à minuit, parce qu'alors «elle est au
+ciel pour lui[881].» Leur liaison, si littéraire, s'achevait sur un
+souvenir de _Cymbeline_ comme elle avait commencé par une citation
+d'_Othello_. Enfantillages bienfaisants qui distraient l'amertume des
+dernières entrevues et conduisent peu à peu de la crise de la
+séparation à l'habitude de l'absence! La pauvre Clarinda s'y
+rattachait dans sa solitude. Sans doute, Burns lui fit des adieux
+éloquents et répandit des promesses solennelles. Sans doute encore, il
+était sincère, et quand il lui prodiguait des serments dont le ton se
+devine à celui de ses lettres, que pouvait-elle faire, sinon le
+croire, laisser, comme un baume, cette parole tomber sur tant de
+chagrins. Mais quand il ne fut plus là, dans quel délaissement elle
+dut se sentir! Quelques jours après son cousin vint la voir. Comme
+elle le remerciait de sa visite, il lui répondit que «c'était
+seulement pour cacher au monde, le changement survenu dans son
+amitié.» Elle eut peine à se retenir de pleurer. «J'ai fait mon choix,
+écrivait-elle à Burns en lui racontant cette scène, et vous seul
+pourrez m'en faire repentir. Cependant, tant que je vivrai, je
+regretterai d'avoir perdu l'amitié d'un tel homme[882].»
+
+ [Note 881: Shakspeare, _Cymbeline_, act. I, scène 5.]
+
+ [Note 882: _To Sylvander_, 19th Feb. 1788.]
+
+ * * * * *
+
+En Burns, ce roman se déroulait sur une détresse de coeur dont les
+fluctuations se mêlent avec lui. Elles se combinent avec les
+mouvements de sa passion pour s'en exaspérer ou pour s'y amortir. On
+pense à ces coups de vent qui courent sur une mer agitée: tantôt la
+rafale coïncide avec la houle et la soulève encore davantage et
+tantôt, quand leurs ondes se contrarient, la rabat et la ralentit.
+Mais sous ces vicissitudes superficielles, on voit un abîme de
+trouble. Au commencement de Décembre, aussitôt après sa chute et avant
+que ses relations avec Clarinda fussent vraiment engagées, il écrivait
+à Miss Chalmers:
+
+ «Je suis ici, aux soins d'un chirurgien, avec un membre meurtri
+ étendu sur un coussin; les teintes de mon esprit rivalisent avec
+ la livide horreur qui précède un orage de minuit. Un cocher ivre
+ est la cause du premier de ces deux maux et du plus léger
+ incomparablement; le malheur, ma constitution physique, l'enfer
+ et moi-même avons formé une «quadruple alliance» pour assurer le
+ second...
+
+ Je donnerais ma meilleure chanson à mon pire ennemi, je veux dire
+ le mérite de l'avoir faite, pour vous avoir, vous et Charlotte,
+ auprès de moi. Vous êtes d'angéliques créatures et vous verseriez
+ l'huile et le vin dans mon âme blessée[883].
+
+ [Note 883: _To Miss Chalmers_, Dec. 12th, 1787.]
+
+On comprend que cet accident, avec tous les inconvénients matériels
+qu'il entraînait et peut-être des souffrances, lui ait arraché des
+plaintes. Mais il ne suffit pas à les expliquer toutes. Dans une
+lettre du 19 Décembre adressée encore à Miss Chalmers, au moment où il
+en était à ses déclarations à Clarinda et appartenait tout entier à ce
+commencement d'intrigue, elles reparaissent sous une légère éclaircie.
+«Il y a, dit La Rochefoucauld, une première fleur d'agrément et de
+vivacité dans l'amour qui passe insensiblement comme celle des
+fruits[884].» Burns était en train de jouer avec cette fleur et la
+passagère ivresse de ce parfum affranchissait, pendant quelques
+instants, son esprit de ses préoccupations.
+
+ [Note 884: La Rochefoucauld. _Maximes._]
+
+ L'atmosphère de mon âme est beaucoup plus claire que lorsque je
+ vous ai écrit la dernière fois. Pour la première fois, hier, j'ai
+ traversé ma chambre sur des béquilles. Cela vous aurait réjoui le
+ coeur de voir ma barderie, non sur des échasses poétiques, mais
+ sur des échasses de chêne; lançant ma bonne jambe avec une
+ fierté! et avec autant de joyeuseté dans ma démarche et mon air,
+ qu'une grenouille en mai, qui saute à travers le sillon
+ nouvellement hersé, et goûte la senteur de la terre rafraîchie
+ après l'averse longtemps attendue[885].
+
+ [Note 885: _To Miss Chalmers_, Dec. 19th, 1787.]
+
+Mais les dessous restaient bouleversés et l'horizon assombri. Dans
+cette même lettre il en marquait les causes, presque irrémédiables.
+L'une était extérieure; c'était toujours l'appréhension de l'avenir:
+
+ Je ne puis dire que je sois tout à fait à mon aise quand
+ j'aperçois n'importe où, sur mon chemin, ce spectre maigre,
+ squalide, à face de famine, la Pauvreté, accompagnée comme elle
+ l'est toujours, par l'Oppression au poing de fer et le Mépris
+ ricaneur, mais j'ai obstinément résisté à leurs attaques pendant
+ bien des jours de dur labeur et toujours ma devise est «_je
+ défie_».[886]
+
+ [Note 886: _To Miss Chalmers_, Dec. 19th, 1787.]
+
+L'autre cause était plus intime et peut-être plus loin de tout remède
+ou de toute chance heureuse. C'était la conscience de son incapacité à
+se diriger, qui, en s'unissant à sa situation difficile, lui donnait
+un âpre mécontentement de son sort.
+
+ Mon pire ennemi est _moi-même_[887]. Je suis si misérablement
+ ouvert aux attaques et aux incursions d'une troupe de bandits
+ malfaisants, armés à la légère et bien montés, sous les bannières
+ de l'Imagination, de la Fantaisie et du Caprice; et les vétérans
+ réguliers, lourdement armés, de la Sagesse, de la Prudence et de
+ la Prévoyance, se meuvent si lentement, si lentement, que je suis
+ dans un état de guerre presque perpétuelle et, hélas! de défaite
+ fréquente. Il y a juste deux créatures que j'envierais: un cheval
+ sauvage traversant les forêts d'Asie, ou une huître sur quelque
+ grève déserte de l'Europe. Le premier n'a pas un désir sans sa
+ jouissance; la seconde n'a ni désir ni crainte.
+
+ [Note 887: En français.]
+
+Vers la fin de Janvier, dans les jours qui précèdent sa quatrième
+entrevue avec Clarinda, une véritable explosion d'amertume éclate en
+lui. Ni Chateaubriand, ni Byron, n'ont exprimé la lassitude et le
+dégoût de vivre avec plus d'énergie. Henri Heine lui-même n'a pas
+trouvé d'image plus cruelle, plus nette, plus incisive, pour rendre le
+souhait d'être délivré de cette fatigue, que celle qui semble avoir
+pris possession de son esprit, car elle revient dans des lettres à des
+personnes différentes:
+
+ Après une réclusion de six semaines, je commence à marcher dans
+ ma chambre. Ce furent six horribles semaines; l'angoisse et le
+ découragement me rendaient impropre à lire, à écrire ou penser.
+
+ J'ai cent fois souhaité qu'on pût résigner sa vie, comme un
+ officier résigne sa commission, car je ne voudrais pas duper un
+ pauvre malheureux ignorant en la lui revendant. Naguère, j'étais
+ un simple soldat à douze sous de paie et, Dieu le sait, un soldat
+ assez misérable; maintenant je vais entrer en campagne comme un
+ cadet meurt-de-faim,--dont la pénurie est un peu plus manifeste.
+
+ J'ai honte de tout ceci; car bien que je ne manque pas de
+ bravoure dans le combat de la vie, je voudrais, comme tant
+ d'autres soldats, avoir assez de force d'âme pour simuler le
+ courage ou de ruse pour cacher ma lâcheté[888].
+
+ [Note 888: _To Mrs Dunlop_; 21st Jan. 1788.]
+
+Cette lettre est du 21 Janvier. Le 22 il en écrivait une autre à Miss
+Chalmers plus découragée et plus inquiétante encore.
+
+ Maintenant parlons de cet être imprudent, infortuné, _moi-même_.
+ Dieu ait pitié de moi! pauvre sot maudit, étourdi, dupé,
+ malheureux! le jeu, la misérable victime d'un orgueil révolté,
+ d'une imagination hypocondriaque, d'une sensibilité torturée et
+ de passions dignes de Bedlam!
+
+ «Je voudrais être mort, mais il est peu probable que je meure.»
+ Je viens récemment «d'échapper de l'épaisseur d'un cheveu sur la
+ brèche mortelle et dangereuse[889]» de l'amour. Grâce à mon
+ étoile, j'en suis sorti le coeur entier «avec plus de peur que de
+ mal[890].»
+
+ [Note 889: Shakspeare. _Othello_, acte I, sc. 3.]
+
+ [Note 890: _To Miss Chalmers_, 22nd Jan. 1788.]
+
+Il est nécessaire de remarquer que cette allusion, qui ne peut se
+rapporter qu'à Clarinda, est écrite avant ses plus chaleureuses et ses
+plus solennelles protestations envers elle. En sorte qu'il est
+manifeste qu'il avait conscience du peu de racines que cette prétendue
+passion avait en lui, au moment même où il en affirmait
+l'indestructible puissance. Cette lettre était tout à coup interrompue
+sur ces derniers mots par des nouvelles qui devaient être terribles,
+car elle reprenait, toute bouleversée, dans une agitation de
+désespoir.
+
+ Je viens juste à l'instant d'être informé... je redoute d'être à
+ peu près... ruiné; mais j'espère pour le mieux. Viens, Orgueil
+ obstiné et inflexible Résolution, accompagne-moi à travers ce
+ monde, pour moi un misérable monde! Il ne faut pas que vous
+ m'abandonniez. Je pense que je puis compter sur votre amitié,
+ alors même que je daterais mes lettres d'un régiment de ligne.
+ Dans ma jeunesse et pendant toute ma vie, j'ai considéré le
+ tambour du recrutement comme mon dernier enjeu. Sérieusement, la
+ vie ne me présente qu'un sentier mélancolique: mais... ma jambe
+ sera bientôt guérie et je lutterai encore[890].
+
+Qu'était-ce donc que la mystérieuse nouvelle qui lui apportait un tel
+émoi? Quelle menace soudaine de sa destinée le réduisait à cette
+ressource de partir soldat, la dernière avant le suicide, qu'il
+n'avait envisagée qu'aux instants les plus désespérés de sa jeunesse?
+Hélas! c'étaient les mauvais jours, c'était la mauvaise action de
+Mauchline qui le rejoignait. Il avait cru la laisser derrière lui,
+l'avait oubliée peut-être. Mais elle avait obstinément cheminé sur ses
+traces, marchant, malgré tout, plus vite que sa vie. Et voici qu'elle
+venait d'entrer chez lui, qu'elle était là, qu'elle lui réclamait les
+lourds intérêts d'une heure coupable. Et dans quel moment apparaissait
+la redoutable créancière? Juste quand il s'engageait dans une nouvelle
+folie et peut-être une nouvelle faute. Et telle était son impuissance
+à résister aux amorces du moment, que cette apparition ne l'arrêtait
+point et qu'il continuait, comme un fou incorrigible, à se préparer
+d'autres difficultés, d'autres regrets, d'autres remords.
+
+ * * * * *
+
+Il faut remarquer que presque toutes les confidences de Burns, dès ce
+moment, sont faites à des femmes, jeunes ou vieilles. Les amitiés
+féminines ont imperceptiblement remplacé dans sa vie les amitiés
+mâles. C'est un fait grave, en ce qu'il indique un mouvement important
+de vie intérieure. Il est l'indice d'un isolement qui provient, soit
+de l'orgueil, soit d'une fatigue des plus hautes énergies. Quand chez
+un homme le coeur est devenu trop endolori pour souffrir, ou trop
+altier pour supporter des avis fermes, il se détourne des amitiés
+viriles. Les causes en sont apparentes. D'homme à homme on est deux:
+aussi inférieur que soit l'ami, s'il est véritablement un homme, on
+est avec un pair et avec un juge; une confidence est un effort
+quelquefois courageux qui suppose la résolution d'accepter un blâme ou
+un conseil. D'homme à femme on n'est que soi; aussi intelligente que
+soit l'amie, elle n'est le plus souvent qu'une admiratrice; si elle
+est véritablement femme, elle juge peu, et, lorsqu'elle désapprouve
+c'est plutôt un chagrin silencieux pour elle qu'un blâme exprimé. Il y
+a dans ces relations une acceptation plus docile, une sorte de
+réceptivité passive, qui fait d'une confession un soulagement. Aussi
+les âmes blessées et celles qui, par orgueil excessif, s'écartent du
+commerce des autres hommes, se portent insensiblement vers celui des
+femmes. N'est-il pas remarquable que Rousseau, dont le coeur
+présomptueux et ulcéré est le type de ces isolements et dont la vie
+entière fut faite de cette maladie, n'eut jamais que des intimités
+féminines? Il y avait, vers cette époque-ci, chez Burns, quelque chose
+de semblable. Aucune de ses confidences profondes ne va à un ami, ni
+aux anciens comme Gavin Hamilton, Aiken, Smith ou Richmond, ni aux
+nouveaux comme Nicol ou Ainslie. On dira peut-être que ce n'était pas
+entièrement de sa faute, qu'il lui était peut-être impossible de
+trouver, au rang intellectuel où il était parvenu, un véritable ami;
+que les gens de valeur, avocats, médecins ou professeurs, avec
+lesquels il eût pu se lier, différaient trop de lui; qu'enfermés dans
+leurs principes de morale et dans leur régularité sociale, ils ne le
+comprenaient point; qu'il ne pouvait en réalité avoir d'autres amis
+que ses anciens camarades de Mauchline comme Smith et Richmond, mais
+que de ce côté l'intervalle s'était établi en sens inverse, que sa
+renommée leur en imposait, qu'ils avaient perdu la familiarité
+nécessaire; on dira enfin que, si des hommes comme Gavin Hamilton et
+Aiken pouvaient recevoir ses confidences, il était naturel qu'il
+hésitât à leur avouer que leurs espoirs pour lui avaient abouti à ces
+lamentables révélations. Mais ce ne sont là que de vaines excuses. La
+vérité est que son esprit, toujours susceptible, était devenu si
+morbidement ombrageux qu'il ne pouvait supporter la plus légère
+censure, même d'une femme. «Si vos vers, écrivait-il à Clarinda, comme
+vous semblez l'indiquer, contiennent une critique, ne les envoyez pas,
+à moins que vous ne cherchiez une occasion de rompre avec moi. J'ai
+une légère infirmité dans ma nature, c'est que, là où j'aime
+tendrement et où j'estime hautement, je ne puis supporter de
+reproche[891].» On pense s'il les supportait davantage là où il
+n'avait ni amour ni estime. S'il parlait de la sorte à une pauvre
+femme qu'il prétendait aimer et à propos d'une réserve timide, on
+peut juger dans quel état l'eût mis le blâme plus rude d'un homme. Et
+là est la vraie raison de ces confidences féminines. Ce fut grand
+dommage pour lui. L'esprit d'un ami sûr et indulgent est le seul vase
+de bronze où verser ses faiblesses et ses remords. Lui seul a
+l'austérité qui convient à certains secrets; il ressemble davantage à
+ces urnes où l'on met ce qui est mort ou ce qu'on croit mort. Et
+encore, il rend, quand on l'interroge, un son plus grave, plus sévère
+et de lui sortent parfois des oracles virils. C'est un malheur pour un
+homme quand ces graves dépositaires disparaissent de sa vie, et qu'il
+choisit de répandre son coeur dans de fragiles porcelaines.
+
+ [Note 891: _To Clarinda_, Jan. 24th, 1788.]
+
+ * * * * *
+
+Il y avait un double motif au départ de Burns. Il devait aller, dans
+le Dumfriesshire, visiter la ferme qu'on lui offrait; avant de signer
+le contrat, il tenait à se rendre compte de la nature des terres et
+des chances qu'il aurait d'y gagner sa vie «à la queue de la charrue».
+Mais il y avait, on peut le pressentir, une autre raison, la plus
+secrète et la plus grave. À la suite de la réconciliation, lors du
+premier retour de Burns à Mauchline, Jane Armour était devenue
+enceinte de nouveau. Lorsqu'il avait connu cette seconde faute, le
+père, qui avait eu tant de peine à pardonner la première, avait été
+sans pitié. Il avait chassé de son toit celle qui, à ses yeux, y
+ramenait le déshonneur. C'était au milieu de l'hiver, dans la saison
+inclémente où il semble impossible, quelle qu'ait été son erreur, de
+refermer sur un enfant la porte de la maison, de l'abandonner aux
+routes glaciales. Le vieux maître maçon fut inexorable. La malheureuse
+fille se trouva sans asile, comme une mendiante. L'héroïne d'une des
+chansons de Burns, composée peut-être sur le souvenir de cet incident,
+chante:
+
+ «Ce n'est pas le froid vent d'hiver,
+ Ce n'est pas la neige chassée
+ Qui font venir les larmes à mes yeux.
+ C'est de penser à celui qui est au loin,
+
+ Mon père m'a repoussée de sa porte,
+ Mes amis m'ont reniée;
+ Mais j'ai quelqu'un qui me défendra,
+ Le cher gars qui est au loin»[892].
+
+ [Note 892: _The Bonie Lad that's far awa._]
+
+La pauvre Jane n'avait pas même cette consolation; le père de l'enfant
+qu'elle portait en elle était en train de prodiguer à une autre des
+déclarations d'amour éternel; elle devait se croire oubliée même de
+lui. En apprenant ces nouvelles, Burns avait prié la femme d'un de ses
+amis, fermier à Tarbolton, de la recueillir pour quelques jours.
+C'était en partie pour venir au secours de Jane, dont le terme de
+grossesse approchait, qu'il quittait Clarinda.
+
+Il arriva à Mauchline le 23 février, un samedi. Son premier soin fut
+de louer une chambre et d'acheter un lit pour Jane. Il parvint même à
+la réconcilier assez avec sa mère pour que celle-ci consentît à venir
+lui donner des soins. On croirait qu'il ne put se défendre d'un retour
+de tendresse, en retrouvant, dans la souffrance et la disgrâce, celle
+qu'il avait si violemment aimée et qu'il avait considérée comme sa
+femme. Quelque chose des jours passés devait, semble-t-il, lui revenir
+au coeur, ne fût-ce qu'un écho lointain des chants d'alors:
+
+ «Ô toi, reine brillante qui, au-dessus de la plaine,
+ Règnes au haut du ciel dans ta puissance infinie,
+ Souvent ton regard silencieux
+ Nous a vus errer dans nos promenades amoureuses;
+ Le temps inaperçu s'enfuyait,
+ Tandis que le pouls luxurieux de l'amour battait fort,
+ Sous ton rayon aux reflets d'argent,
+ De voir nos regards s'allumer l'un l'autre[893]».
+
+ [Note 893: _Lament, occasioned by the unfortunate issue of a
+ Friend's Amour._]
+
+Rien de cela ne paraît, pas un tressaillement. Il eut pour elle une
+sorte de commisération extérieure par laquelle il la réconforta un
+peu. Mais le coeur resta insensible. Il arrivait l'âme pleine de
+l'idée d'une autre femme, cultivée, élégante et encore aimée; le
+contraste avec cette paysanne pauvre, dont il se croyait délivré, lui
+fut pénible jusqu'à lui sembler odieux. Il prévoyait aussi de nouveaux
+ennuis et essaya de se prémunir contre eux. Il eut un mouvement de
+dépit et de colère. On aurait quelque peine à le croire, s'il n'y
+avait à ce sujet deux lettres accablantes, que les éditeurs précédents
+avaient jusqu'ici dissimulées ou tronquées, et que Mr Scott Douglas
+seul a eu la franchise et le courage de publier.
+
+Le jour même de son arrivée et de sa visite à Jane, il écrivait à
+Clarinda:
+
+ «Maintenant, quelques nouvelles qui vous feront plaisir. En
+ arrivant ce matin, je suis allé voir certaine femme. J'ai du
+ dégoût pour elle--je ne puis la souffrir! Tandis que mon coeur me
+ reprochait cette profanation, j'ai essayé de la comparer avec ma
+ Clarinda: c'était mettre la lueur expirante d'une chandelle d'un
+ liard à côté de l'éclat sans nuages du soleil à midi. _Ici_, une
+ fadeur insipide, la vulgarité d'âme, des flatteries mercenaires;
+ _là_, le bon sens poli, un génie donné par le ciel et la plus
+ généreuse, la plus délicate, la plus tendre passion. J'en ai fini
+ avec elle et elle avec moi.[894]»
+
+ [Note 894: _To Clarinda_, 23rd Feb. 1788.]
+
+Et quelques jours après, il écrivait à son ami Robert Ainslie à
+Édimbourg:
+
+ «Depuis que je suis venu dans ce pays, j'ai traversé de cruelles
+ tribulations et j'ai été en butte aux coups du Méchant. J'ai
+ trouvé Jane, bannie comme une martyre, délaissée, pauvre, sans
+ amis, tout cela pour la bonne vieille cause.
+
+ Je l'ai réconciliée à son sort; je l'ai réconciliée avec sa mère;
+ je l'ai menée dans une chambre; je l'ai prise dans mes bras; je
+ lui ai donné un lit d'acajou; je lui ai donné une guinée; et je
+ l'ai embrassée jusqu'à ce qu'elle se réjouît dans une joie
+ ineffable et radieuse. Mais,--comme cela m'arrive dans toutes les
+ occasions,--j'ai été prudent et avisé à un degré étonnant. Je lui
+ ai fait jurer, en particulier et solennellement, de ne jamais
+ essayer de me revendiquer comme son époux, quand bien même on lui
+ persuaderait qu'elle en a le droit, ce qui n'est pas--ni pendant
+ ma vie, ni après ma mort. Elle a obéi comme une bonne fille[895].
+
+ [Note 895: _To Robert Ainslie_, 3rd March 1788.]
+
+Ces lettres sont cruelles, la première surtout. Sans doute il n'eut
+pas la brutalité de laisser paraître les sentiments qu'elle traduit.
+Il était bon et dissimula sa froideur sous des caresses. Mais la
+promesse qu'il exigeait était assez pour assombrir les pensées que les
+femmes qui portent un enfant tournent naturellement vers l'avenir.
+C'est un dur moment pour s'engager à ne pas être épouse que celui où
+l'on va devenir mère. Les paysannes, comme les autres, sentent ces
+choses, et Jane dut en souffrir. Mais Burns était encore sous le
+charme d'Édimbourg; il avait l'égoïsme des gens épris. Ce fut là un
+des moments troubles et mauvais de sa vie. Ces deux lettres sont une
+vilaine action. Il n'y a pas à essayer de l'en défendre. C'est
+peut-être ce qu'il a fait de plus mal en sa vie.
+
+ * * * * *
+
+Il ne séjourna pas à Mauchline et, prenant avec lui un vieux fermier
+dans l'expérience de qui il avait confiance, il partit pour le
+Dumfriesshire afin d'examiner les différentes fermes, situées à peu de
+distance de Dumfries, entre lesquelles il avait le choix[896]. Il y
+allait sans beaucoup d'ardeur, un peu pour la forme, par politesse
+pour l'offre qu'on lui avait faite. La visite cependant fut plus
+favorable qu'il ne s'y attendait. Son compagnon se montra satisfait
+des terres qu'ils virent et fut d'avis qu'il pourrait accepter. La
+ferme qui leur plut davantage s'appelait Ellisland. Après une huitaine
+d'absence, Burns revint avec l'intention de la prendre si ses
+conditions pouvaient s'accorder avec celles du propriétaire.
+
+ [Note 896: _To Robert Muir_, 7th March 1788.]
+
+À son retour de Dumfries, il passa à Mauchline environ une semaine,
+qui fut surtout consacrée à Jane Armour, dont la position réclamait de
+plus en plus de soins. Il semble que ce rapprochement prolongé ait
+cette fois réveillé quelques restes de l'ancienne tendresse.
+L'influence factice et étourdissante de Clarinda s'était un peu
+dissipée au grand air. Il avait eu le temps de se rajuster au milieu
+dans lequel Jane reprenait ses attraits et toute sa grâce villageoise.
+Il écrivait en effet, à son ami Brown, une lettre qui contraste avec
+celles qu'il avait écrites quelques jours auparavant. Il faut passer
+par-dessus ce que la forme peut avoir d'un peu choquant, dans ses
+comparaisons maritimes et en dégager le sentiment qui s'y dissimule:
+
+ «J'ai trouvé Jane avec sa cargaison bien arrimée; mais,
+ malheureusement, dans un mouillage presque à la merci du vent et
+ de la marée. Je l'ai remorquée dans un port commode où elle peut
+ rester tranquillement à l'ancre, jusqu'à ce qu'elle opère son
+ déchargement. J'en ai pris le commandement, pas ostensiblement,
+ mais en secret pour quelque temps. Je vous suis reconnaissant de
+ la bonté avec laquelle vous vous informez d'elle, car après tout,
+ je puis dire avec Othello:
+
+ Excellente malheureuse,
+ La perdition saisisse mon âme, mais je t'aime[897].
+
+ [Note 897: _To Richard Brown_, 7th March 1788.--La citation
+ est de Shakspeare. _Othello_, act. III, scène 3.]
+
+Pendant ce temps la correspondance avec Clarinda, au début très
+fréquente, s'était un peu relâchée. Burns était resté une semaine sans
+donner de ses nouvelles. Clarinda froissée s'en plaint, non sans un
+peu de tristesse.
+
+ «J'ai reçu votre lettre de Cumnock, il y a une heure, et afin de
+ vous montrer mon bon caractère, je m'assieds pour vous écrire
+ aussitôt. Je crains, Sylvander, que vous n'exagériez ma
+ générosité, car, croyez-moi, il s'écoulera quelque temps avant
+ que je puisse cordialement vous pardonner la peine que votre
+ silence m'a causé! Avez-vous ressenti quelquefois cette douleur
+ de coeur qui provient d'une espérance différée? Cette peine, la
+ plus cruelle de toutes, vous me l'avez infligée pendant les huit
+ jours qui viennent de passer. Je crois pouvoir tenir
+ raisonnablement compte de la hâte des affaires et des
+ distractions. Cependant, quelque prise que j'eusse été, j'aurais
+ trouvé une heure sur vingt-quatre pour vous écrire. N'en parlons
+ plus. J'accepte vos excuses, mais je suis blessée qu'il en ait
+ fallu entre nous dans une occasion aussi tendre.[898]»
+
+ [Note 898: _To Sylvander_, March 5th, 1788.]
+
+Pour s'excuser, Burns rejette la faute sur les occupations dont il est
+accablé et sur le formidable accueil qu'il a reçu dans le pays:
+
+ «J'ai toujours quelque idée de ne pas m'asseoir pour écrire une
+ lettre, à moins que je n'aie assez de temps et de possession de
+ mes facultés pour faire honneur à une lettre, ce qui à présent
+ est rarement ma situation. Par exemple hier, j'ai dîné chez un
+ ami à quelque distance; l'hospitalité sauvage de ce pays m'a fait
+ passer la plus grande partie de ma nuit en face du breuvage
+ écoeurant du bowl. Aujourd'hui, nausées, migraine, tristesse
+ misérable, jeûne, excepté un coup d'eau ou de petite bière.
+ Maintenant, huit heures du soir, à peine capable de me traîner à
+ dix minutes de marche à Mauchline, pour attendre la poste, dans
+ la douce espérance d'avoir des nouvelles de la maîtresse de mon
+ âme.[899]»
+
+ [Note 899: _To Clarinda_, 6th March 1788.]
+
+À ces excuses, Clarinda répond, avec raison, qu'il ne doit pas reculer
+une lettre parce qu'il n'a pas le temps de la soigner. Elle sait assez
+ce dont il est capable et deux lignes lui «auraient épargné des jours
+et des nuits d'inquiétude[900].» Ses lettres à elle sont, au
+contraire, pleines d'un sentiment vrai. Elles deviennent plus simples.
+Elle lui raconte la tristesse qui est tombée sur sa vie depuis qu'il
+est parti. Elle s'est retirée dans l'isolement, où l'on est bien avec
+une chère pensée. «J'ai été solitaire depuis notre tendre adieu
+jusqu'à ce soir[901].» Tout lui semble délaissé. «Je pense que les
+rues ont un air tout désert depuis lundi; et il y a une certaine
+insipidité dans de bonnes gens, dont la société me plaisait
+naguère[902].» Elle cherche les occasions de parler ou d'entendre
+parler de lui. «Hier, je pensais à vous et je suis allé chez Miss
+Nimmo pour avoir la douceur de parler de vous[902].» Elle s'inquiète
+de le savoir en proie aux hospitalités dont il lui fait le
+tableau[903]. Elle n'est pas sans appréhensions et sans jalousies.
+«Quand vous verrez de jeunes beautés, pensez à l'affection de Clarinda
+et combien son bonheur dépend de vous[903].» Elle a, quand elle pense
+à lui, des coups subits d'émotion. «Hier matin, il m'arriva de penser
+à vous. Je me chantai: _ma jolie Lizzie Baillie_ et je me mis à rire;
+mais je sentis mon coeur se gonfler délicieusement et mes yeux furent
+noyés de larmes. Je ne sais si votre sexe ressent quelquefois cette
+explosion d'affection. C'est une émotion indescriptible. Vous voyez
+que je suis devenue sotte depuis que vous m'avez quittée. Vous savez
+que j'étais raisonnable quand vous m'avez connue d'abord; mais je
+deviens toujours plus extravagante plus je suis loin de ceux que
+j'aime. Bientôt je suppose que je perdrai tout à fait la tête[903].»
+Toute la mouvante psychologie des femmes dont le coeur est préoccupé
+de l'absent et tour à tour se travaille d'inquiétudes et se nourrit de
+souvenirs, est là, gentiment, franchement et simplement exprimé.
+Au-dessus de ces sentiments qui n'ont rien d'extraordinaire, on trouve
+un aveu qui est peut-être la chose la plus profonde et la plus sincère
+de cette correspondance. Cet amour lui a fait prendre une plus haute
+idée et un plus grand soin d'elle-même. Il semble qu'il y ait eu en
+elle un peu de coquetterie ou de laisser-aller. Elle l'avoue, et aussi
+elle dit qu'elle en est guérie. «Je crois vraiment que vous m'avez
+enseigné la dignité; en partie par bonté de nature, en partie par
+suite de mes malheurs, je l'avais trop négligée. Je ne m'en départirai
+maintenant jamais plus. Pourquoi ne la maintiendrais-je pas droite,
+moi qui suis admirée, estimée, aimée par un des premiers entre les
+hommes[903].» Il y a dans ce surcroît de dignité, dans ce plus de
+prix ajouté à elle-même à cause de lui, quelque chose qui ne manque
+pas d'une certaine élévation. Cela montre que cet amour se développait
+en elle selon sa loi d'anoblissement. Ce pouvoir rehaussant d'une
+vraie affection, cet effort pour faire de soi une demeure digne de
+celui qu'on aime est humain. C'est à des trouvailles comme celle-là
+qu'on reconnaît la sincérité d'un sentiment. C'est la dernière chose
+que Clarinda ait écrite à Burns à cette époque-là; elle marque
+combien, depuis les coquetteries des premières lettres, avait grandi
+son affection pour son poète.
+
+ [Note 900: _To Sylvander_, 8th March 1788.]
+
+ [Note 901: _To Sylvander_, 22nd Feb. 1788.]
+
+ [Note 902: _To Sylvander_, 19th Feb. 1788.]
+
+ [Note 903: _To Sylvander_, 8th March 1788.]
+
+ * * * * *
+
+Vers le 10 mars, Burns retourna à Édimbourg, afin d'y faire ses
+préparatifs pour s'en éloigner définitivement. Il y resta seulement
+une quinzaine de jours, qu'il employa, avec une grande activité, à
+arranger plusieurs affaires importantes pour lui. La principale était
+le règlement définitif de son compte avec son libraire Creech. Après
+quelques lenteurs de la part de celui-ci, Burns reçut enfin presque
+tout ce qui lui revenait de la publication de ses poèmes. Il y a
+quelques divergences dans l'estimation de la somme qui lui revenait
+ainsi. Burns lui-même écrivait au Dr Moore: «Je crois qu'en y
+comprenant 100 livres de droit d'auteur, je réaliserai environ 400
+livres et quelque chose en plus; et même une partie de ceci dépend de
+ce que le gentleman (Creech) a encore à régler avec moi[904]». William
+Nicol racontait plus tard que Burns lui avait dit qu'il avait reçu 600
+livres pour sa première édition d'Édimbourg, plus 100 livres de droit
+d'auteur[905]. Currie, d'après Gilbert, évaluait les profits à 500
+livres. Pour rapprocher ces sommes, assez peu différentes après tout,
+il suffit de penser qu'en employant le mot «réaliser», il avait
+défalqué les dépenses faites pendant ses séjours à Édimbourg et ses
+voyages. On peut, avec vraisemblance, estimer à 380 ou 400 livres, la
+somme qu'il retirait de ses poèmes. C'est avec ces ressources qu'il
+devait commencer sa vie. Une autre affaire fut la signature du contrat
+de sa ferme. Il choisissait décidément la ferme d'Ellisland. Mr
+Miller, le propriétaire, lui accordait un bail de 76 ans, moyennant
+une rente annuelle de 50 livres pendant les trois premières années, et
+de 70 livres pour les suivantes. Toutes ces occupations remplirent la
+quinzaine pendant laquelle il resta à Édimbourg. Dans cet affairement
+il dut, dit Chambers, recevoir de chez lui une série de lettres lui
+annonçant d'abord que Jane Armour venait d'accoucher de deux jumeaux,
+puis que les deux petits êtres étaient morts presque aussitôt[906].
+
+ [Note 904: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.]
+
+ [Note 905: R. Chambers, tom. II, p. 248.]
+
+ [Note 906: R. Chambers, tom. II, p. 251.]
+
+ * * * * *
+
+Par dessous ces occupations et ces arrangements, sa liaison avec
+Clarinda avait repris. Mais il est évident que la flamme n'était plus
+ce qu'elle avait été et faiblissait. Les entrevues continuaient, bien
+que parfois écourtées ou différées par les démarches multiples qui
+absorbaient ses journées. Les lettres sont pressées et contiennent
+plus de renseignements sur ses préoccupations d'affaires que de
+sentiment. La dernière seule, écrite le vendredi 21 mars, se ranime et
+retrouve un peu du ton des anciennes lettres.
+
+ Je viens de rentrer et j'ai lu votre lettre. La première chose
+ que j'ai faite a été de remercier le Divin Ordonnateur des
+ événements de m'avoir réservé le bonheur de vous connaître. La
+ vie, ma Clarinda, est un sentier nu et triste; malheur à celui ou
+ à celle qui s'y aventure seul! Pour moi, j'ai ma très chère
+ compagne de mon âme: Clarinda et moi ferons notre pèlerinage
+ ensemble. Partout où je serai, je lui ferai savoir ce qui
+ m'arrive, ce que j'observe dans le monde qui m'entoure et quelles
+ aventures je rencontre. Cela vous plairait-il, mon amour, de
+ recevoir toutes les semaines ou, du moins, tous les quinze jours,
+ un paquet, deux ou trois feuilles pleines de remarques, de
+ folies, de nouvelles, de rimes et de vieilles chansons.
+
+ Ouvrirez-vous avec satisfaction et bonheur la lettre d'un homme
+ qui vous aime, qui vous a aimée et qui vous aimera jusqu'à la
+ mort, à travers la mort et pour jamais? Ô Clarinda, que ne
+ dois-je pas au ciel pour m'avoir donné une perfection comme vous!
+ Je pense à vous comme un avare compte et recompte son trésor!
+ Dites-moi, vous étiez-vous étudiée à me plaire hier soir?
+ Sûrement vous m'avez charmé jusqu'au ravissement. Combien je suis
+ riche, moi qui ai un trésor tel que vous! Vous me connaissez;
+ vous savez comment me rendre heureux, et vous y réussissez, Dieu
+ vous accorde
+
+ longue vie, longue jeunesse, long plaisir et un ami.
+
+ Demain soir, selon votre indication, je guetterai la fenêtre:
+ c'est l'étoile qui me guide vers le paradis. La plus grande
+ saveur de tout est que l'Honneur, que l'Innocence, que la
+ Religion sont les témoins et les protecteurs de notre bonheur.
+ «Le Seigneur Dieu sait» et peut-être «Israël connaîtra» mon amour
+ et votre mérite. Adieu, Clarinda! Je vais me souvenir de vous
+ dans mes prières.
+
+Même dans cette déclaration suprême, le caractère littéraire de son
+amour reparaît dans l'offre de cet envoi hebdomadaire ou bi-mensuel
+d'une revue, qui transforme une maîtresse en lectrice et fait d'une
+correspondance d'amour une sorte d'abonnement à un magazine. Clarinda
+sans doute aurait mieux aimé une parole de tendresse pour elle que des
+feuilles de remarques sur le monde.
+
+L'entrevue fixée dans la lettre eut lieu le 22 mars, dans la maison de
+Clarinda. Ce fut probablement la dernière rencontre des deux
+amants, «Il faut en croire le poète, dit ironiquement Scott
+Douglas[907], quand il dit que l'Honneur, l'Innocence et la Religion
+furent les témoins et les protecteurs de leur bonheur». L'ironie est
+injuste. Il est étonnant que ce chercheur si soigneux et si sagace ne
+se soit pas rappelé le passage d'une lettre qu'on verra plus tard,
+écrite par Burns à Clarinda, et qui prouve que celle-ci sut imposer
+jusqu'au dernier moment, à cet homme emporté, la réserve et le
+respect[908]. Ces adieux remuèrent profondément Burns. «Pendant ces
+huit derniers jours, écrivait-il le lendemain de son départ, j'ai eu
+positivement la tête égarée[909]». Malgré d'éloquentes promesses de
+constance, cet éloignement était triste parce qu'il était difficile
+qu'il ne fût pas définitif. Au milieu de leur volonté et de leur
+espérance de rester l'un à l'autre, les deux amants pouvaient-ils ne
+pas sentir que la vie les reprenait, les séparait, les entraînait loin
+l'un de l'autre?
+
+ [Note 907: Scott Douglas, tom. V, p. 110.]
+
+ [Note 908: Voir la lettre plus loin, p. 403.]
+
+ [Note 909: _To Richard Brown_, 26th March 1788.]
+
+On est ici au point pour juger cette étrange correspondance qui n'aura
+plus que quelques lettres. À dire vrai, celle de Burns est de la pure
+déclamation. La forme constamment oratoire, les apostrophes
+incessantes à Dieu et à la nature, la phrase pompeuse, l'enflure du
+ton, la rendent insupportable. Ces lettres ont l'air de péroraisons.
+Lui dont les autres productions doivent d'être si fortes à la réalité
+dont elles sont pleines, est ici en dehors de la réalité; les faits
+n'apparaissent presque pas, à peine comme prétexte à des variations ou
+à des lieux communs. Sans doute il y a des passages mouvementés,
+lancés par une main robuste, et c'est peut-être par eux qu'on peut le
+mieux entrevoir l'orateur qu'il y avait en lui. Mais ce sont des
+traces de talent égarées dans la prétention et l'emphase. Et comment
+en arriva-t-il là? Mr Hately Waddell, dont l'admiration pour cette
+correspondance nous semble excessive, a une remarque qui va au vrai
+des choses. Il dit qu'elle est faite de rivalité et il en explique
+l'exagération par l'emportement de gens qui jouent l'un contre l'autre
+et s'animent[910]. Cela est vrai pour Burns. Il y a de sa part un
+effort pour éblouir sa correspondante, pour avoir le dessus dans un
+exercice littéraire. Il se mit dès le premier jour dans le faux en
+faisant d'une affaire d'amour une question d'amour-propre. Aussi ne
+réussit-il pas. La correspondance de Clarinda est de beaucoup
+supérieure à la sienne. Si on la débarrasse de quelques développements
+à la mode, dont quelques-uns sont après tout fort jolis, elle reste
+autrement naturelle et sincère. Autant les lettres de Burns sont
+vagues et monotones, autant celles-ci sont précises, variées, pleines
+de ceux qui s'écrivent, pleines de ces petits faits qui sont la vie et
+ne semblent pas méprisables à ceux qui les vivent. C'est par elles
+qu'on peut suivre les péripéties et pénétrer dans les seconds plans de
+cette aventure. Elles ont la variété naturelle d'une conversation. À
+chaque instant, il s'y rencontre de fines remarques, des coins
+délicats de coquetterie ou de sensibilité féminines; parfois aussi de
+sages et prudents conseils, tout solides de bon sens. Il y a surtout
+de la sincérité et des passages véritablement dramatiques où l'on
+sent bien le trouble et le tumulte d'une âme qui, somme toute, n'était
+pas vulgaire. Il y a bien un peu d'affectation littéraire,
+généralement au début des lettres, mais qui ne dure pas, qui ne tient
+pas, et fond, dès que le sentiment vrai se montre, comme le givre
+répandu sur le bord matinal du jour disparaît au premier soleil. La
+correspondance de Burns ne vaut pas mieux que la plupart des lettres
+d'amour écrites par des hommes; celle de Clarinda aura sa place dans
+la collection charmante de lettres écrites par les femmes, sous la
+dictée de leur coeur.
+
+ [Note 910: Hately Waddell, _Life of Burns_, p. XXXIII.]
+
+C'est qu'au fond Burns n'aima pas Clarinda et qu'elle l'aima; ou
+plutôt ils s'aimèrent de façon différente. Lui fut attiré vers elle
+par l'élégance extérieure, par un raffinement auquel il n'était pas
+habitué, et qui lui sembla délicieux. Il n'aima d'elle que la culture,
+le brillant du dehors, les ornements et, pour ainsi dire, la toilette
+de l'âme. Il ne pénétra pas jusqu'à cette âme elle-même, qui était
+saine, heureuse et constante. Clarinda, au contraire, par une de ces
+intuitions pénétrantes dont son sexe est capable, laissant de côté
+toutes les conditions extérieures, alla jusqu'au fond même de sa
+nature et l'aima pour ce qu'il avait en lui de génie, de flamme et de
+générosité. Quelles que fussent les différences de rang et de façons,
+elle vit que cet homme était plus grand que les autres, fait d'une
+plus forte étoffe. Elle conçut un sentiment profond qui ne se démentit
+pas et qui malgré les déboires, l'absence et les années d'une longue
+vieillesse resta entier. Ce ne fut dans la vie de Burns qu'un épisode
+qui ne lui fait pas honneur; ce fut dans l'existence de Clarinda un
+événement unique, souverain, qui la domina à partir de ce jour. Ce ne
+fut pour lui qu'un souvenir; ce fut pour elle pendant longtemps une
+tristesse, et, quand l'âge eut mis en elle sa sérénité, un culte.
+
+ * * * * *
+
+Le 24 mars 1788, Burns quitta Édimbourg définitivement. Il s'éloignait
+sans que son départ fût remarqué, désabusé, des lieux où, dix-huit
+mois auparavant, il était arrivé le coeur jeune, bondissant
+d'espérance et où il avait été accueilli par un tel enthousiasme. Il
+n'avait pas lieu d'être reconnaissant à la grande ville. Elle n'avait
+pas tenu ses promesses. Elle lui avait versé pendant quelques mois
+l'admiration et les flatteries, comme une ivresse. Mais cela était
+fini depuis longtemps; la faveur, la vogue étaient tombées, comme des
+voiles un instant gonflées par le vent; l'attention même avait
+disparu. Il ne restait rien que la fatigue et l'irritation de cette
+représentation inutile. S'il avait, en ce moment, une claire
+conscience de lui-même, il pouvait même en vouloir à la cité. Ce
+séjour l'avait plus vieilli que plusieurs années de travail ingrat.
+Cette ville l'avait détérioré. Par en haut, elle lui avait
+imprudemment montré une existence brillante, inaccessible pour lui;
+elle lui avait fait prendre goût à ce qu'elle ne pouvait lui donner,
+plus encore! à ce qu'il ne pouvait atteindre; elle lui avait fait
+connaître, non pas l'admiration brève des amis qui se mélange à
+l'effort et l'aiguillonne, mais l'admiration des salons qui le suit,
+le gêne et l'entrave. Il en emportait le mécontentement de sa
+destinée, une colère sourde contre les répartitions de la fortune et
+du rang, de la rancune contre ces classes élégantes où il était resté
+dépaysé. Par en bas, elle lui avait communiqué des habitudes de
+taverne, de boissonnements quotidiens et de bamboches nocturnes qui
+l'avaient fatigué. Chose plus grave! elle lui avait fait perdre
+l'habitude du travail, elle l'avait immobilisé dans un désoeuvrement
+physique et intellectuel qui avait amolli son corps et son esprit. Il
+le savait bien. «J'ai pris un si vicieux pli de paresse, qu'il faudra
+un effort peu ordinaire pour amener convenablement mon esprit à la
+routine des affaires[911].» Et ailleurs «comme jusqu'à ces dix-huit
+derniers mois, ma richesse n'a jamais été jusqu'à posséder dix
+guinées, j'ai à apprendre la connaissance des affaires; ajoutez à cela
+que mes scènes récentes de paresse et de dissipation ont énervé mon
+esprit à un degré alarmant[912]». Il sentait bien le mal que lui avait
+fait Édimbourg. Il partait de là, avec quelques centaines de livres
+dans sa poche, un peu moins pauvre que lorsqu'il était arrivé, mais
+aussi indécis, aussi incertain de l'avenir et moins propre à
+l'aborder. Il s'éloignait le coeur alourdi de lassitude, de soucis. Il
+était entré dans cette ville avec la confiance, il en sortait avec la
+défiance de la vie. Où était-il le refrain de la vieille chanson?
+
+ [Note 911: _To Richard Brown_, 7th March 1788.]
+
+ [Note 912: _To William Dunbar_, 7th April 1788.]
+
+ En passant près de Glenap,
+ Je vis une vieille femme;
+ Elle me dit: «Prends courage,
+ Tes meilleurs jours vont venir.»
+
+Hélas! peut-être étaient-ils passés! ceux qu'il apercevait devant lui
+étaient indécis et obscurs. À tout prendre, il aurait mieux valu
+continuer à Mossgiel cette vie où le travail était aux prises avec la
+pauvreté, mais où éclataient des moments d'allégresse intérieure et
+qu'illuminaient les visites de la _Vision_. C'était là peut-être
+qu'étaient les meilleurs jours.
+
+ * * * * *
+
+De graves difficultés l'attendaient, tellement graves qu'elles
+allaient brusquement changer le cours de sa vie. Quand il rentra à
+Mauchline, il trouva Jane Armour dans le déchirement de sa maternité,
+dans le deuil de ces deux petites vies tombées mortes d'elle, dans le
+désespoir de l'abandon des siens, dans l'isolement et le scandale de
+sa faute. Et c'était là son ouvrage, l'ouvrage de quelques mauvaises
+heures de désir ou de revanche! Qu'allait-il faire maintenant?
+Abandonnerait-il cette fille qu'il avait arrachée à la maison
+paternelle, à la possibilité d'un mariage, pour l'amener dans cette
+chambre d'auberge, sur ce lit? Mais que deviendrait-elle? Où
+irait-elle? Comment vivrait-elle? Elle n'avait de ressource que de se
+faire servante ou de mendier. À quel degré de misère serait-elle
+réduite, à quel degré d'abaissement la misère la réduirait-elle? Cette
+vie entière dépendait de lui. S'il la laissait tomber, où
+roulerait-elle? «J'avais entre mes mains le bonheur ou la misère d'une
+créature humaine que j'avais longtemps et beaucoup aimée, et qui
+oserait jouer avec un tel dépôt[913]?» S'il passait outre, quelle
+durée de remords il se préparait! La pensée, intolérable, persistant
+jusque dans les dernières lueurs de la mémoire et les empoisonnant,
+d'avoir disgracié, dégradé, détruit une existence. «Vous avez raison,
+la condition de célibataire m'aurait assuré plus d'amis, mais, pour
+une cause que vous devinerez facilement, une conscience tranquille
+dans la jouissance de mon propre esprit, une confiance assurée pour
+l'heure où je comparaîtrai devant Dieu, auraient rarement été du
+nombre[914].» Non! Il ne pouvait pas l'abandonner.
+
+ [Note 913: Cette expression revient, presque dans les mêmes
+ termes, dans une demi-douzaine de lettres, voir entre
+ autres: _To Johnson_, 25th May 1788; _To Mrs Dunlop_, 10th
+ June 1788; _To Alex. Cunningham_, 17th July 1788; _To Rev.
+ Dr John Geddes_, 3rd Feb. 1789; _To James Burness_, 9th Feb.
+ 1789, etc.]
+
+ [Note 914: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.]
+
+Mais alors, c'était le sacrifice de tout un avenir, juste entrevu pour
+être regretté! C'était perdre la femme élégante, spirituelle,
+instruite, qui lui avait fait comprendre le charme et le bienfait
+d'une existence vraiment partagée, celle qu'il croyait aimer, qu'il
+aimait peut-être et qui avait encore tout le mystère de la
+non-possession. C'était déchirer le plus brillant rêve qu'il eût fait,
+mettre en lambeaux une vague et indéfinie évocation de bonheur.
+C'était entraver l'indépendance d'allures, la fantaisie de travail,
+les changements de résidence, l'humeur capricieuse, utiles à la
+production; c'était passer le licol à sa liberté, attacher sa vie pour
+toujours, dans le même pré, au même poteau. Il fallait redescendre au
+lot commun, reprendre une fille ignorante, dénuée de la grâce et des
+raffinements dont il était désormais épris, une fille qu'il avait
+possédée, qui l'avait délaissé, qu'il avait frappée de reproches et
+d'outrages; il fallait rentrer dans ce commerce vulgaire et borné et,
+à cause de ce fardeau, s'emprisonner dans l'inexorable et irrévocable
+labeur de la glèbe. Une fatalité sortie de lui, quelque chose qui
+n'aurait pas existé s'il ne l'avait voulu, lui fermait la porte par
+laquelle il pensait pénétrer dans une existence nouvelle, et
+brutalement le repoussait dans le sort ancien, si sombre, si lourd.
+
+Encore s'il ne s'était agi que de lui, si la ruine de ses propres
+souhaits avaient suffi à satisfaire le passé! Mais il fallait faire
+saigner un coeur qui s'était attaché à lui; il fallait désabuser cette
+femme, encore émue et heureuse, lui dire que les promesses où elle se
+reposait était vaines, vides, vulgaires, déjà violées et évanouies,
+frapper d'une douleur nouvelle cette âme tant endolorie, changer cet
+amour en amertume, cette tendresse en détresse, faire de ces
+espérances qui commençaient à la consoler un désespoir plus accablant
+que tous ses chagrins passés! Et pourtant il fallait prendre un parti:
+ou désoler une âme ou détruire une existence! Quelle situation! Il
+était pris entre deux mauvaises actions. Il était dans un de ces
+moments où un homme, ayant agi dans des sens différents, comme s'il
+était plusieurs hommes, ses actes grandis le réclament de côtés
+opposés, se disputent sa vie. Ils essayent tous de s'emparer de lui,
+et chacun d'eux assailli, mutilé par les autres, le jonche de débris.
+Celui qui finit par être le maître sort maltraité de cette lutte,
+reste entamé, affaibli. Il remplace mal alors un seul acte qui se
+serait droitement développé et aurait porté ses fruits paisiblement.
+Ainsi les actes inconsidérés de Burns revendiquaient sa vie. Quelle
+que fût la décision qu'il prît, elle resterait ébranlée par l'effort
+de la décision contraire, et, dans le choix qu'il ferait, vivrait
+l'appel et les doléances d'un autre choix qu'il aurait pu et peut-être
+dû faire.
+
+Le débat fut vif en lui. Outre ce qui, dans sa poitrine, criait d'être
+sacrifié, ses anciens ressentiments parlaient contre Jane. Il ne
+pouvait lui pardonner son abandon; il lui en gardait encore rancune,
+et c'est ce qui rend probable qu'il y avait de la revanche dans la
+reprise de ses relations avec elle.
+
+ «Quoique l'Orgueil et une Justice apparente fussent un terrible
+ Ministère Public, cependant l'Humanité, la Générosité et le
+ Pardon furent, d'autre part, des avocats si puissants et si
+ irrésistibles, qu'un jury de toutes les Tendresses et de nouveaux
+ Attachements rendit unanimement le verdict: «Non coupable». Qu'il
+ soit donc connu de tous ceux que cela concerne, que le Prévenu
+ est installé et établi dans tous les droits, privilèges,
+ immunités, franchises, services et paraphernaux qui, pour le
+ présent, appartiennent et, dans l'avenir, peuvent appartenir, au
+ nom, titre et désignation[915].»
+
+ [Note 915: _To Johnson_, 25th May 1788.]
+
+Le tableau qu'il traçait eût été plus exact s'il s'était agi de
+reprendre Jane après la rupture causée par elle. À présent, c'était
+trop représenter les circonstances à son avantage. Il avait lui-même
+renversé les situations. En réalité, c'était lui l'accusé, qui
+comparaissait devant les conséquences de son acte. Il n'avait qu'à
+écouter sa sentence. Matériellement, il pouvait y échapper et devenir
+contumace. Moralement, il ne le pouvait pas. C'était un devoir
+inflexible qu'il s'était forgé pour lui-même. La nécessité le tenait.
+Nos actes louches sont comme des sbires que nous pensons avoir laissés
+derrière nous, qui prennent au court et nous attendent embusqués plus
+loin. Ils nous sautent à la gorge et nous entraînent hors du chemin
+que nous voulions suivre. Nous sommes leurs prisonniers parfois pour
+la vie. Ces quelques heures du retour à Mossgiel mettaient la main sur
+Burns et l'emmenaient.
+
+Il est certain aussi que les côtés bons et droits de sa nature se
+mêlèrent de cette affaire. C'eût été une lâcheté que d'abandonner
+cette fille, et il en était incapable. Sans doute encore se mêla-t-il,
+à ces raisonnements et à ces injonctions de sa conscience, des
+mouvements de pitié pour une fille vaincue maintenant, ce coup de
+tendresse profonde et instinctive qui remue l'homme quand il regarde,
+brisée, la femme mère par lui, cette commisération et cette
+reconnaissance qui font défaillir les plus dures résolutions. La vue
+de la pâleur et des larmes et celle, plus émouvante encore, d'une
+expression silencieuse de désespoir ou de supplication, établie comme
+à demeure sur un visage altéré, sont puissantes à ébranler des coeurs
+bons et impulsifs comme celui de Burns. Il avait sous les yeux le mal
+qu'il avait fait et, presque aussi clairement, le mal qu'il allait
+faire encore s'il abandonnait cette malheureuse. Non! il ne pouvait se
+désintéresser d'elle. Il fut vaincu. Coûte que coûte, il prendrait sur
+lui le fardeau de cette vie! Chassant tous les rêves, assumant sa
+destinée en quelques jours, peut-être en quelques heures, il décida
+qu'il épouserait Jane Armour.
+
+Il est en effet certain que cette résolution fut prise subitement et
+que Burns n'y pensait pas en quittant Édimbourg. «C'est un acte dont
+je n'avais pas l'idée quand vous et moi nous trouvâmes ensemble[916]»,
+écrivait-il à Alexander Cunningham. Cependant, lorsqu'il était parti
+d'Édimbourg, il connaissait la situation, il pouvait en prévoir les
+conséquences et les devoirs. Il faut donc qu'immédiatement après son
+retour à Mauchline, il soit intervenu des faits nouveaux et ignorés;
+ou bien qu'il se soit produit en lui une révulsion de sentiments.
+Avait-il supposé jusqu'au dernier moment que le vieil Armour
+reprendrait sa fille et le trouva-t-il inflexible? Il est plus
+probable que le spectacle du chagrin de Jane, peut-être des conseils
+et des exhortations d'amis, changèrent sa volonté. Peut-être aussi
+s'ajouta-t-il des considérations pratiques, qui prenaient de la force
+à mesure qu'il approchait du moment de s'établir. Il ne pouvait
+espérer qu'une femme d'éducation élevée l'aiderait dans son travail ou
+même consentirait à partager sa condition. Il fallait une fermière à
+la ferme qu'il venait de prendre. Clarinda fut sacrifiée.
+
+ [Note 916: _To Alex. Cunningham_, 27th July 1788.]
+
+ * * * * *
+
+Avant la fin du mois d'avril, Burns s'était irrévocablement engagé à
+Jane Armour. «Cela n'implique pas la cérémonie du mariage, mais
+seulement tout au plus cette reconnaissance verbale, quelque privée
+qu'elle soit, par laquelle on reconnaît une femme comme épouse, et qui
+en Écosse lie l'homme à la femme, pour toutes fins légales[917].»
+Burns tint pendant quelque temps cet engagement secret. Le 28 avril,
+il écrit à son vieil ami James Smith, qui s'était établi marchand, de
+lui envoyer un châle pour sa femme. «J'ai l'intention d'offrir à Mrs
+Burns un châle imprimé: c'est un article dont vous devez sûrement
+avoir un grand choix. C'est le premier cadeau que je lui fais depuis
+que je l'ai appelée mienne irrévocablement, et j'ai une sorte de
+fantaisie et de désir que ce premier cadeau me vienne d'un vieil ami
+estimé.» Et il ajoute: «Mrs Burns (c'est seulement sa désignation
+privée), me charge de vous faire ses meilleurs compliments.» On se
+souvient que James Smith était à Mauchline au moment des premières
+amours et était au courant de toute l'ancienne histoire. La fille
+aînée de Gavin Hamilton se rappelait la première fois où Burns avait
+révélé sa situation nouvelle[917]. C'était chez son père, au déjeuner,
+auquel prenait part John Aiken. Mrs Hamilton ayant exprimé le regret
+de ne pouvoir servir un oeuf à Aiken, le poète dit que si elle voulait
+envoyer de l'autre côté de la route chez Mrs Burns, celle-ci en aurait
+peut-être. Au mois de mai, il signa chez Gavin Hamilton une formule
+légale[918] qui donna à Jane Armour le droit de porter publiquement
+son nom. Mais le mariage régulier ne se fit qu'un peu plus tard.
+
+ [Note 917: Chambers, tom. II, p. 258.]
+
+ [Note 918: Scott Douglas, tom. II, p. 158.]
+
+En même temps et comme pour se mettre en règle de tous côtés, il
+partagea avec Gilbert ce qui lui restait de son édition d'Édimbourg.
+Gilbert luttait désespérément contre la ruine. «Je m'interposai entre
+mon frère et le sort qui le menaçait[919].» Il lui donna une somme de
+180 livres. C'était, dit Chambers[920], «à peu près la moitié du
+capital qu'il possédait lui-même et que, selon toute vraisemblance, il
+devait jamais posséder.» Il fit cela simplement et franchement. «Je ne
+m'en fais aucun mérite, car c'était pur égoïsme de ma part. J'avais
+conscience que le mauvais plateau de la balance était lourdement
+chargé, et je pensais que mettre dans l'autre plateau, en ma faveur,
+un peu de piété filiale et d'affection fraternelle pourrait aider à
+arranger les choses le jour de la grande reddition de comptes[921].»
+Il fut entendu que c'était un prêt sans intérêt, qui équivalait à un
+don. Et en effet la somme ne fut remboursée par Gilbert aux enfants de
+son frère que vingt-quatre ans après la mort du poète[922].
+
+ [Note 919: _To Dr Moore_, 4th Jan. 89.]
+
+ [Note 920: R. Chambers, tom. II, p. 258.]
+
+ [Note 921: _To Dr Moore_, 4th Jan. 89.]
+
+ [Note 922: R. Chambers, tom. IV, p. 228.]
+
+On se rappelle qu'au moment où Burns avait publié ses poèmes, il
+avait été question parmi ses amis de Mauchline de lui trouver une
+situation dans l'Excise. Pendant ses incertitudes d'avenir à
+Édimbourg, cette idée s'était peu à peu établie dans son esprit. Ne
+sachant s'il trouverait une ferme, il avait formé une demande pour
+être admis dans cette administration. Au mois de janvier, il écrivait
+au comte de Glencairn: «Je désire entrer dans l'Excise: on me dit que
+l'influence de votre Seigneurie me procurerait facilement une
+nomination des commissaires. La protection et la bonté de votre
+Seigneurie qui m'ont déjà sauvé de l'obscurité, de la misère et de
+l'exil, m'encouragent à demander cet appui[923].» Et à quelques jours
+de là, on a une autre lettre de lui à Robert Graham de Fintry, un des
+commissaires de l'Excise. «Vous savez que j'ai récemment adressé une
+demande à votre Conseil, pour être admis comme employé de l'Excise.
+J'ai, selon la règle, été examiné par un Inspecteur et aujourd'hui
+j'envoie son certificat, avec une demande à l'effet d'être autorisé à
+recevoir mes instructions. J'ai bien peur, si je réussis dans cette
+affaire, d'avoir besoin de la protection d'un ami. Je ne crains pas de
+promettre la bienséance de conduite comme homme, la fidélité et
+l'attention comme employé, mais en fait d'affaires, en dehors du
+travail manuel, je ne sais rien[924].» C'est probablement à propos de
+l'examen dont il parle qu'il avait été question de l'inscription sur
+la fenêtre de Stirling. Néanmoins, grâce à la protection de ses
+patrons et du chirurgien Mr Wood, qui soignait son genou, il avait été
+inscrit sur la liste des surnuméraires, de ceux à qui on donnait
+l'instruction nécessaire, et qui attendaient ensuite leur nomination à
+un poste. Lorsque son bail avec Mr Miller l'eut engagé dans une autre
+voie, il ne renonça pas pour cela à toute idée d'entrer dans l'Excise,
+ou tout au moins de se mettre en état d'y entrer, s'il ne réussissait
+pas dans sa ferme. Il résolut donc de prendre ses instructions. Le 31
+mars, l'employé d'Excise de Tarbolton reçut l'ordre «d'instruire le
+porteur, Mr Robert Burns, dans l'art de jauger, et de le mettre en
+état de contrôler les marchands de vivres, distillateurs, fabricants
+de chandelles, tanneurs, mégissiers, malteurs, etc.» Cette éducation
+durait six semaines. Elle lui donnait le droit d'être nommé employé
+dans l'Excise. Il n'avait pas pour le moment l'intention d'exercer. Il
+avait, pour ainsi dire, sa nomination en poche; il se réservait de la
+retirer si jamais le besoin en venait, à la façon de ceux qui passent
+un examen et obtiennent un diplôme comme une ressource contre les
+mauvais jours[925].
+
+ [Note 923: _To the Earl of Glencairn_, Jan. 1788.]
+
+ [Note 924: _To Robert Graham of Fintry_, Jan. 1788.]
+
+ [Note 925: _To James Smith_, 28th April 1788.]
+
+En même temps, il s'occupait de son installation et cherchait des
+domestiques. «J'ai couru par tout le pays, louant des domestiques et
+préparant tout[926].» «J'ai pris une ferme sur les bords de la Nith,
+et à l'exemple des vieux patriarches, je me procure des serviteurs,
+hommes et femmes, des troupeaux de bétail, petit et gros[927].» Enfin
+le moment de prendre possession de sa ferme arriva. Le 25 mai, il
+écrivait: «Demain je commence mon métier de fermier. Dieu protège la
+charrue![928]»
+
+ [Note 926: _To William Dunbar_, 7th April 1788.]
+
+ [Note 927: _To Samuel Brown_, 4th May 1788.]
+
+ [Note 928: _To James Johnson_, 25th May 1788.]
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+ELLISLAND.
+
+JUIN 1788--NOVEMBRE 1791.
+
+
+«M. Burns, vous avez fait un choix de poète et non de fermier», lui
+dit le père d'Allan Cunningham, en apprenant qu'il s'était décidé pour
+Ellisland, la plus jolie et la plus ingrate des trois fermes qui lui
+avaient été offertes[929]. Ellisland est, en effet, dans une position
+charmante sur la côte méridionale de la Nith. «La ferme, disait Burns
+lui-même, est admirablement située sur les bords de la Nith, large
+cours d'eau qui passe par Dumfries et se jette dans le Solway-Frith[930].»
+À cet endroit, la Nith est une sinueuse rivière, limpide et rapide,
+dont l'épaisseur ne suffît pas à recouvrir les bancs de galets qui la
+coupent, et sur lesquels sa frêle nappe claire se plisse et se déchire
+en maintes longues rayures obliques. Ce fond de galets produit un joli
+murmure incessant, où se mêlent celui plus léger et inconstant des
+feuillages et, de temps en temps, des bêlements ou des beuglements
+lointains. À cause de ses détours, la rivière semble, en amont et en
+aval, sortir de dessous des verdures. La rive gauche, comprise dans
+une large boucle de la Nith et bordée d'un lais gris de cailloux, est
+basse et plate. Elle se prolonge en prairies humides et grasses,
+parfois inondées par les crues; des groupes de grands arbres
+séculaires, aux dômes ronds et réguliers, leur donnent un air de parc.
+La rive droite, creusée par une échancrure qui correspond à la
+convexité de l'autre bord, est escarpée. C'est là qu'est placée la
+ferme, sur une sorte de petite falaise à pic, ouverte par une
+déchirure de terre rougeâtre. À quelques pas de la ferme, un
+affaissement du terrain mène doucement à une petite anse où la rivière
+coule à fleur de rive. Le soir, les vaches y viennent boire, dans
+l'eau jusqu'à mi-jambe, au milieu de leurs reflets, et font un joli
+tableau rustique. Plus loin que cette crique, la berge, se redressant
+un peu, présente, entre les champs qui s'élèvent en talus au-dessus
+d'elle et la rivière qui coule au-dessous, une plate-forme
+sablonneuse, d'un gazon très fin, bordée du côté de l'eau par un
+rideau d'arbustes, et longée par un sentier. C'était la promenade
+favorite de Burns; c'est ici qu'il venait quand il désirait être seul;
+c'est ici que, tout en marchant de long en large, il composa en une
+après-midi son célèbre _Tam de Shanter_. De son temps, tout le pays
+était envahi de genêts. «Je sortis, dit-il, et allai me promener sur
+les bords couverts de genêts de la Nith[931]». «On a arraché tant
+d'ajoncs et de genêts, dit Dorothée Wordsworth, qu'on se demande
+pourquoi tout n'a pas disparu, et cependant il semble qu'il y ait
+presque autant d'ajoncs et de genêts que de blé; ils poussent l'un
+parmi l'autre, on ne comprend pas comment[932].» Maintenant encore des
+plaques d'or clair éclatent et luisent de toutes parts.
+
+ [Note 929: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.]
+
+ [Note 930: _To James Burness_, 9th Feb. 1789.]
+
+ [Note 931: _To Mrs Dunlop_, November 1790.]
+
+ [Note 932: _Recollections of a Tour Made in Scotland_, by
+ Dorothy Wordsworth, p. 7.]
+
+La vue n'est pas très étendue: des deux côtés de la rivière, elle est
+bornée par les collines uniformes qui renferment la vallée, et elle
+est arrêtée, dans le sens de la longueur, par les sinuosités des
+rives. C'est un endroit qui est loin d'avoir la grande et puissante
+allure de Mont-Oliphant ou de Mossgiel; il n'a pas le caractère dur
+mais énergique de Lochlea. C'est un site gracieux, paisible et
+discret, un lieu d'ombrages et de murmures, de sensations plutôt que
+de spectacles, pensif sans aller jusqu'à la tristesse. Il ne possède
+aucun de ces points de vue d'où l'oeil s'élance dans un monde de ciel
+et d'horizons, mais des recoins qu'on croirait artificiels et
+arrangés. Il a un charme plus anglais qu'écossais. C'est un peu un
+paysage de vignette.
+
+ Combien aimables, ô Nith, tes fertiles vallées,
+ Où les aubépines épandues fleurissent gaîment.
+ Combien doucement sinuent tes vallons en pente,
+ Où les agnelets jouent dans les genêts[933].
+
+ [Note 933: _The Banks of Nith._]
+
+Ce n'est pas un paysage d'envolées d'âme, mais de retour sur soi-même
+ou de séjour en soi-même. Il est fait à souhait pour les rêveries
+douces et tranquilles, les méditations du déclin de la vie, quand les
+passions sont apaisées et que les voyages de l'esprit ne se mesurent
+plus aux horizons des espoirs, mais à des souvenirs. C'est une jolie
+retraite de solitude et de loisirs studieux, un abri dans le goût du
+romantisme un peu passé du XVIIIe siècle; on y lirait volontiers du
+Gray ou du Collins. C'eût été parfait pour Burns, s'il eût pu se
+consacrer uniquement à la poésie.
+
+Malheureusement il était fermier, et ce site qui l'avait séduit lui
+ménageait des déboires. Le sol, surtout à cette époque de mauvaise
+culture, était maigre et difficile. L'exploitation consistait, partie
+en terres qui s'étendent entre une rivière et les collines et que les
+Écossais appellent _holms_, et partie en terres de qualité supérieure
+qu'ils nomment _croft land_, et qu'ils fatiguaient alors par des
+moissons uniformes, sans les réconforter d'engrais ou de fumiers qu'à
+de longs intervalles. Les premières étaient de marne profonde et
+donnant du blé; les secondes, de marne et de pierre sur un fond de
+gravier[934]. Les améliorations successives par lesquelles
+l'agriculture s'est transformée, les grands travaux de drainage, ont
+modifié ces terres. Le fermier actuel paie 230 livres là où Burns en
+payait 50[935]. Mais tout, alors, était à faire. Le propriétaire
+disait plus tard: «Quand j'achetai ces terres il y a vingt-cinq ans,
+je ne les avais pas vues. Elles étaient dans le plus misérable état
+d'épuisement et tous les locataires étaient dans la pauvreté. Vous
+jugerez du premier de ces faits quand je vous dirai que les avoines,
+prêtes à couper, étaient vendues 25 shellings l'acre sur les _holms_.
+Quand je vins voir mon achat, j'en fus tellement dégoûté pendant huit
+ou dix jours que j'avais fait le projet de ne plus revenir dans le
+pays[936].» Burns, lui-même, un jour que la pluie avait lavé un champ
+d'orge nouvellement semé et passé au rouleau, le comparait à une rue
+pavée[937].
+
+ [Note 934: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 80.]
+
+ [Note 935: _Rambles through the Land of Burns_, par A.
+ Adamson, p. 234, en note.]
+
+ [Note 936: Chambers, tom. II, p. 244, d'après une lettre de
+ M. Miller, insérée dans la _General Review of the
+ Agriculture of Dumfriesshire_, Edinburgh, 1812.]
+
+ [Note 937: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.]
+
+
+I.
+
+INSTALLATION À ELLISLAND. -- BONNES RÉSOLUTIONS.
+
+Comme les bâtiments tombaient en ruines, il fut convenu qu'on en
+construirait de nouveaux. Burns obtenait de M. Miller, 300 livres,
+pour bâtir une ferme complète, consistant en un corps d'habitation,
+une grange, une étable pour les vaches, une écurie et des
+hangars[938]. Ces constructions prendraient la fin de l'année. Le
+résultat de cette situation était qu'il devait s'établir seul dans le
+pays, en attendant que la demeure fût prête pour y amener Jane.
+Celle-ci restait à Mossgiel, chez la mère de Burns, où elle apprenait
+son futur métier de fermière.
+
+ [Note 938: D'après une note de l'_Edinburgh Magazine_, Juin
+ 1799, citée dans l'édition de Currie de 1838, p. 44.]
+
+Il apportait au commencement de sa nouvelle entreprise, une âme pleine
+d'appréhension et de lassitude. Il était cependant encore dans toute
+sa vigueur et capable de battre, à qui soulèverait le poids le plus
+lourd, tous les ouvriers qui travaillaient pour lui[939]. Mais son
+visage assombri, marqué d'une mélancolie profonde, le faisait
+paraître de dix ans plus âgé qu'il ne l'était. Comme Byron, il eut de
+bonne heure l'air vieilli. L'amitié et l'éloquence avaient encore le
+pouvoir de transfigurer merveilleusement ses traits fatigués: il était
+méconnaissable quand ses regards s'enflammaient et qu'il s'illuminait
+d'enthousiasme. Mais une expression soucieuse et triste était
+définitivement sur cette face; la gaîté, même factice, devait y faire
+de plus rares visites; et la mort, l'absence ou les froissements
+devaient rendre plus clairsemées les rencontres de l'amitié.
+
+ [Note 939: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 80.]
+
+Devant cette vie à recommencer tout entière, avec de nouvelles
+responsabilités, il se sentait découragé et défiant. Le lendemain même
+de son arrivée dans le pays, il écrivait à Mrs Dunlop:
+
+ «Voici le second jour, mon honorée amie, que je suis sur ma
+ ferme. Je suis l'habitant solitaire d'une vieille chambre
+ enfumée, loin de tout ce que j'aime et qui m'aime; sans
+ connaissance qui date de plus loin qu'hier, excepté Jenny Geddes,
+ la vieille jument sur laquelle je chevauche. En même temps, des
+ préoccupations inaccoutumées et des plans nouveaux font à chaque
+ instant honte à ma grande ignorance et à mon inexpérience. Aux
+ heures soucieuses, il y a une atmosphère de brume qui est
+ naturelle à mon âme; par suite de laquelle les objets attristants
+ semblent plus grands que nature. Une sensibilité excessive,
+ qu'une série de malheurs et de déboires a irritée et portée à
+ voir le côté sombre des choses, à cette période où l'âme embarque
+ sa cargaison d'idées pour le voyage de la vie, est, je le crois,
+ la cause principale de cette malheureuse disposition
+ d'esprit[940].
+
+ [Note 940: _To Mrs Dunlop_, 14th June 1788.]
+
+Et le troisième jour, il jetait sur son journal ces lignes où sa
+pensée, dans toute sa sincérité intime, s'exhale comme un soupir de
+lassitude, et, par instants, comme un soupir de regret.
+
+ «Voici le troisième jour que je suis dans ce pays. «Seigneur!
+ qu'est-ce que l'homme?» Quel petit faisceau affairé de passions,
+ d'appétits, d'idées et de fantaisies! Et quel fantasque genre
+ d'existence il a ici-bas!... Il y a, à la vérité, un ailleurs,
+ où, comme le dit Thomson, «la vertu seule survit.»
+
+ Dites-nous, ô morts,
+ Aucun de vous ne voudra-t-il, par pitié, nous révéler le secret
+ De ce que vous êtes et ce que nous serons bientôt!
+ Un peu de temps
+ Nous rendra aussi savants que vous et aussi muets.
+
+ Je suis si lâche dans la vie, si fatigué du service, que, comme
+ l'Adam de Milton, il n'y a presque pas de moment où je ne
+ souhaite «me coucher avec joie dans le giron de ma mère et être
+ en paix.»
+
+ Mais une femme et des enfants m'obligent à lutter avec le
+ courant, jusqu'à ce que quelque rafale soudaine renverse la
+ pauvre barque, ou que, dans l'indifférent retour des années, sa
+ propre caducité la réduise à n'être qu'une épave[941].
+
+ [Note 941: _Extract from the Author's Journal_, 15th June
+ 1788.]
+
+La vie qu'il allait mener pendant quelques mois n'était pas pour
+chasser ces sombres humeurs. Afin de surveiller les travaux, il avait
+voulu se loger près de sa future ferme. Il n'avait trouvé qu'une
+misérable chaumière enfumée et délabrée. «Je me souviens bien de la
+maison, dit Allan Cunningham, le plancher était d'argile, les chevrons
+couverts de suie; la fumée du foyer sortait épaisse par la porte et la
+fenêtre, tandis que le soleil, qui faisait effort pour pénétrer par
+ces ouvertures, produisait une sorte de crépuscule. C'est là que tous
+ceux qui avaient la curiosité ou le goût de le voir, le trouvaient
+avec une table, des livres, des plans devant lui, tantôt en train
+d'écrire des lettres sur la contrée et les gens, parmi lesquels il
+était tombé comme une pierre lancée par une fronde; tantôt donnant
+audience aux ouvriers qui étaient occupés à creuser les fossés ou les
+fondations; et quelquefois aussi en train de donner un coup de brosse
+à une vieille chanson[942].» «La cabane où je m'abrite, écrivait-il
+lui-même, est ouverte à toutes les rafales qui soufflent et à toutes
+les averses qui tombent; je ne puis m'y défendre de mourir de froid
+qu'en étant suffoqué de fumée[943].»
+
+ [Note 942: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 81.]
+
+ [Note 943: _To Miss Chalmers_, 16th Sept. 1788.]
+
+Les journées passaient encore, prises par les occupations. Comme il
+arrive pour ces petits travaux exécutés par des maçons et des
+charpentiers de village, Burns devait être son propre architecte; tout
+le soin de la surveillance et de la direction lui revenait. Pendant
+ces besognes, sa faculté de causerie et sa familiarité trouvaient à
+s'exercer; le mouvement l'occupait. Mais quand, à la nuit tombante,
+les ouvriers s'éloignaient, un sentiment de solitude et de tristesse
+le reprenait. Les soirées étaient longues et sombres dans la
+chaumière; il avait la sensation d'être exilé, bien loin, hors de la
+vie.
+
+ Dans cette terre étrangère, ce pays sauvage,
+ Terre inconnue à la prose et aux vers,
+ Où les mots n'ont jamais été étirés sur le peigne de la Muse,
+ Ni sautillé dans les entraves de la poésie;
+ Une terre que la Prose n'a jamais visitée,
+ Sauf quand il lui arrive d'y trébucher, les jours où elle est soûle;
+ Ici donc, embusqué dans un côté de la cheminée,
+ Caché dans une atmosphère de fumée,
+ J'entends un rouet bruire dans le coin,
+ Je l'entends.--car c'est en vain que je regarde.
+ La tourbe rouge luit, noyau de flamme
+ Dans une cosse de brouillard infernal:
+ Ici, au lieu de mes ravissements poétiques,
+ Me voici assis à compter mes péchés par chapitres;
+ Au lieu d'être vivant et vif comme les autres chrétiens,
+ Je suis recroquevillé, réduit à exister simplement,
+ Sans société que les indigènes du Galloway,
+ Sans figure de connaissance que Jenny Geddes;
+ Jenny, mon orgueil, mon Pégase!
+ Toute morne, elle trotte le long de la Nith,
+ Et sans cesse elle tourne ses yeux du côté de l'ouest,
+ Tandis que des larmes coulent sur ses vieux naseaux bruns!
+ Était-ce pour ceci, qu'avec tant de soin,
+ Tu as porté le Barde à travers maint comté?
+
+ Avec tout ce souci et tout ce chagrin,
+ Et peu, bien peu d'espoir de soulagement,
+ Et rien que de la fumée de tourbe dans ma tête,
+ Comment puis-je écrire quelque chose que vous puissiez lire[944]?
+
+ [Note 944: _Epistle to Hugh Parker._]
+
+La construction de sa ferme ne tarda pas à l'absorber. Il en fit
+lui-même les plans et il en traça les fondations. Lorsqu'il posa la
+première pierre, il se découvrit, et pria que la maison qui devait
+abriter ses jours futurs fût bénie[945]. Peut-être des visions de
+contentement et de paix domestiques s'offrirent-elles à lui, et
+rêva-t-il, pour le foyer qui allait s'édifier, des samedis soirs
+pareils à celui qu'il avait chanté. Il surveilla lui-même les travaux,
+aidant à rassembler les pierres, à chercher le sable, à voiturer la
+chaux, donnant parfois un coup de main ou un coup d'épaule aux
+ouvriers. «Quand il voyait que nous ne pouvions pas venir à bout d'une
+grosse pierre, disait l'un d'eux, il criait: «Attendez un peu!» et il
+accourait. Nous nous apercevions bientôt qu'il était là. Je n'ai
+jamais vu son pareil pour soulever un poids[945].» La maison arrivée à
+hauteur des fenêtres, il envoya à Dumfries chercher du bois pour les
+linteaux. Tous les charpentiers se pressèrent autour du messager pour
+voir l'écriture du poète. «C'est par de pareilles touches, dit Allan
+Cunningham, que se traduit l'admiration d'un pays[945].»
+
+ [Note 945: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 82.]
+
+ * * * * *
+
+En s'engageant dans cet avenir nouveau, il s'évertuait à prendre de
+bonnes résolutions. Il faisait projet d'assagir sa vie, de lui donner
+l'assiette des vies bien établies. Il était à un de ces changements
+matériels qui rendent plus facile d'abandonner le passé, parce qu'ils
+en interrompent les habitudes. D'ailleurs, il avait de nouveaux
+devoirs, une responsabilité. Ses résolutions étaient ferventes. Il
+laissait à jamais derrière lui le fardeau de ses fautes et de ses
+folies; comme un homme soulagé d'avoir jeté le sac où il porterait
+toutes les pierres qui l'ont fait trébucher, il reprenait sa route
+plus droit et plus preste.
+
+ Adieu maintenant à ces folies étourdies, ces vices vernis qui,
+ bien qu'à moitié sanctifiés par la légèreté charmante de l'esprit
+ et de la gaîté, ne sont après tout qu'une façon de dissiper
+ vainement le précieux courant de l'existence, que dis-je? de
+ l'empoisonner tout entière, en sorte que, comme dans les plaines
+ de Jéricho, «les eaux y sont très mauvaises et la terre stérile»
+ et qu'il faudrait les dons surnaturels d'Élisée pour guérir le
+ mal[946].
+
+ [Note 946: _Extract from the Author's Journal_, 15th June
+ 1788.]
+
+Et en même temps il écrivait à un ami:
+
+ J'ai, jusqu'à présent, dans le guerroyement de la vie, été formé
+ aux armes, dans la cavalerie légère et les éclaireurs de la
+ fantaisie: une manière de hussards et de highlanders de la
+ cervelle. Mais j'ai pris la ferme résolution de céder mon grade
+ dans ces bataillons d'étourdis, qui n'ont d'autre idée d'une
+ bataille que de rencontrer l'ennemi, et d'autre idée d'un siège
+ que de donner l'assaut à la ville. Il en coûtera ce qu'il voudra;
+ je suis déterminé à entrer dans les graves escadrons, lourdement
+ armés, de la Prudence et dans le corps d'artillerie de
+ l'artificieuse Opiniâtreté[947].
+
+ [Note 947: _To Robert Ainslie_, June 15th 1788.]
+
+Il n'est pas possible d'avoir de meilleures intentions. Il y entrait
+avec tant d'impétuosité qu'il allait un peu vite. Il avait pour son
+propre passé, qui lui tenait encore aux épaules, des réprobations
+indignées; il en parlait avec une admirable sévérité; il le fustigeait
+avec une bonne foi amusante.
+
+ Une importante et récente décision dans ma vie m'a mis hors de la
+ voie de ces disgracieuses iniquités qui, bien que la licence à la
+ mode ferme les yeux sur elles, et que les phrases à la mode les
+ couvrent d'un vernis, ne sont en réalité que des nuances plus ou
+ moins légères ou sombres de _scélératesse_[948].
+
+ [Note 948: _To Miss Chalmers_, Sept. 16th, 1788.]
+
+Il souligne lui-même ce gros mot qui retombe sur un passé à peine
+détaché de lui. Il avait cet oubli des fautes de la veille, et ce
+défaut d'appréhension de celles du lendemain, qu'ont souvent les
+femmes et les poètes, pour ne pas ajouter quelques orateurs, et qui
+leur permet une indignation véritable, non pas contre eux-mêmes, mais
+contre des erreurs déposées pour un instant. Ils n'abjurent pas leurs
+faiblesses, ils les dénoncent; et là où on attendrait de l'humilité et
+de la contrition, on trouve, avec étonnement, l'assurance et une
+colère de moraliste. Il semblait à Burns que cette scélératesse, qu'il
+stigmatisait, était à grande distance de lui. Il eût peut-être été
+moins dur pour elle s'il avait su qu'elle l'attendait non loin de là.
+
+Mais il n'y avait pas uniquement là une modification de conduite; il y
+avait, jusqu'à un certain degré, une transformation dans la manière
+d'envisager la vie. Et ce changement sortait d'une altération de
+l'homme lui-même, effet de l'imperceptible mais irrésistible travail
+de l'âge. Burns arrivait à ce point de la trentaine, où les pieds
+commencent à tenir davantage au sol. Les espoirs sont moins
+frémissants, pour avoir été souvent déçus; et les désirs le sont
+moins, pour avoir été quelquefois satisfaits. Il se fait une mue où
+bien des plumes brillantes de la fantaisie tombent; l'oiseau a les
+ailes écourtées, le plumage plus sombre et le vol plus bas. Un
+assagissement, un assoupissement entre dans le sang. On commence à
+introduire de la mesure et du calcul dans ses actes; on est disposé à
+faire une part plus grande à la pratique, à compter avec les
+nécessités et les conditions matérielles, le bien-être, la
+considération. On ne rompt plus en visière à la vie; on confère plus
+humblement avec elle, on en vient à des termes et à une transaction.
+C'est généralement à cette époque que meurent dans les hommes les
+révoltes et les intransigeances contre les formes sociales, et que
+s'entame une lente capitulation qui aboutit à un _modus vivendi_ avec
+l'existence. C'est souvent une crise douloureuse. Les plus terre à
+terre ne sentent pas sans un certain malaise périr en eux leur
+parcelle idéale; et d'autres, en qui plus d'eux-mêmes meurt, en
+éprouvent une affliction. C'est ainsi qu'on s'achemine vers le
+scepticisme ou la résignation. Quelques-uns sont seuls exempts de
+cette transformation et se maintiennent; soit à cause d'une grande
+vitalité d'idéalisme, qu'ils possèdent en don spécial; soit par le
+dédain des intérêts, vers quoi la vie veut les plier; soit par une
+insouciance de conduite ou une impétuosité de passions, qui les
+rendent indifférents au lendemain ou incapables de se contraindre.
+C'était ce changement qui se produisait dans l'esprit de Burns. Il
+faisait des concessions, il reconnaissait plus de prix à ce dont il
+avait longtemps fait peu de cas.
+
+ J'ai toute la révérence possible pour le monde d'outre-tombe dont
+ on parle tant, et je souhaite que ce que la piété croit et la
+ pitié mérite, existe réellement. Mais, dans les choses qui
+ appartiennent à cette scène actuelle de l'existence et qui s'y
+ terminent, l'homme a des intérêts sérieux et immédiats. De savoir
+ si un homme sera accueilli par des mains tendues, dans une
+ situation élevée, distinguée et respectable, ou se dérobera au
+ mépris dans un coin abject d'une vie obscure; de savoir s'il
+ s'épanouira sous les tropiques de l'abondance, s'il se réjouira
+ tout au moins sous les latitudes confortables d'une aisance
+ convenable, ou s'il souffrira de la faim dans le cercle arctique
+ de la noire pauvreté; de savoir s'il s'élèvera dans la conscience
+ virile d'un esprit satisfait de lui-même, ou s'il s'affaissera
+ sous un douloureux fardeau de regret et de remords; ce sont là
+ des alternatives de la dernière importance[949].
+
+ [Note 949: _To Robert Ainslie_, June 30th 1788.]
+
+Et un peu plus tard il dira:
+
+ Il n'y a pas de doute que la santé, les talents, une bonne
+ réputation, une aisance décente, des amis respectables, ne soient
+ des bonheurs réels et substantiels[950].
+
+ [Note 950: _To Alex. Cunningham_, 13th Feb. 1788.]
+
+C'étaient là des paroles qui ne lui seraient pas venues quelques
+années auparavant. Nous voilà loin des strophes de l'épître à Davie,
+de la louange de la vie de vagabonds et des sommeils à la belle
+étoile.
+
+ Qu'importe si, comme le peuple des airs,
+ Nous errons dehors sans savoir où,
+ Sans maison ni abri?
+ Qu'importe! les charmes de la nature, les collines et les bois,
+ Les vallons tortueux et les cours d'eau écumants
+ Sont ouverts à tous.
+
+Ce n'est pas que tout fût gain dans cette altération obscure dont les
+indices perçaient ainsi ça et là. C'était en lui, comme chez tant
+d'autres, le signe d'un tassement intérieur, d'un affaissement de
+l'imagination, en tant qu'elle est un des facteurs de la vie
+journalière. Il y a des instants de la jeunesse pendant lesquels, on
+peut le dire, l'existence réelle est incorporée avec l'existence
+idéale; elle n'existe pas à part, elle dérive de l'autre son prix et
+ses peines. Cette période avait été très marquée chez Burns, à Lochlea
+et à Mauchline. Durant ces années, les plus ferventes et partant les
+plus fécondes, il avait véritablement vécu en dehors, au-dessus de sa
+condition extérieure; non pas même en lutte avec elle, car sa vie
+intime la remplissait, la transformait et en faisait son cadre naturel
+et son réceptacle. Aussi puisait-il sa poésie dans les faits de chaque
+jour. C'est cette primauté, cette souveraineté de l'imagination qui
+semblait s'affaiblir en lui. Il ne remplissait plus, n'envahissait
+plus les choses extérieures de lui-même; c'est qu'elles commençaient à
+pénétrer en lui sans se déformer; sa flamme ne les fondait plus; elles
+restaient indépendantes et intactes, ce qui est le train pour qu'elles
+deviennent indispensables. C'était une descente vers la terre. Elle
+n'était pas ressentie, et ne devait jamais l'être, dans les hautes
+parties de l'entendement, où demeurent les efforts intellectuels et
+les jugements généraux. Celles-ci sont d'ailleurs les dernières
+atteintes; la mort arrive souvent plus vite que leur obscurcissement
+et elles subsistent claires au-dessus des diminutions de l'action.
+C'était la manière d'être quotidienne qui se modifiait, d'où sortent
+plus tard les sentiments et les aspirations intellectuelles. On peut
+encore continuer à mettre en oeuvre les produits de la vie antérieure;
+mais si on avait toujours mené la vie actuelle, on n'aurait pas les
+éléments de ce travail. C'est ce qui arrivera pour Burns. Désormais sa
+vie sortira moins de lui-même. Elle ne lui fournira plus les thèmes de
+sa poésie. Il sera obligé de les emprunter à son existence passée,
+comme pour _Tam de Shanter_; ou à des existences autres, comme pour
+ses chansons.
+
+Toutefois, en dépit de leur sincérité, ces répudiations du passé et
+ces projets de réforme n'étaient chez lui que superficiels. Ces
+résolutions, faites de bonne volonté et d'une légère décroissance
+d'idéalité, n'avaient pas de racines. Il les croyait durables, elle ne
+l'étaient pas. Elles indiquaient qu'il était arrivé au moment de la
+vie où généralement les hommes deviennent sages et plus empiriques;
+mais ce moment ne devait pas se développer en lui. Elles ressemblaient
+à ces organes atrophiés qui font quelques tentatives pour exister et
+qui, incapables de remplir leur fonction, en marquent seulement le
+moment et le besoin. Il arrivait à Burns ce qui arrive à certains
+organismes où des phases importantes de l'évolution n'apparaissent
+qu'à l'état embryonnaire. La phase de sagesse devait rester chez lui
+indécise et mal ébauchée. Son imagination et son tempérament, ses
+qualités et ses défauts, devaient l'empêcher d'y prendre assiette et
+l'entraîner. D'ailleurs, eût-il possédé les conditions intérieures
+d'une véritable transformation, les circonstances extérieures les
+auraient rendues vaines. Pour que des décisions de ce genre, si
+malaisées à fixer, soient solides, il faut qu'elles s'établissent sur
+un fondement de confiance dans le lendemain. Celles-ci se formaient
+sur un fond mouvant d'incertitudes et de craintes, suffisantes par
+elles-mêmes pour ébranler une volonté assurée et décourager une
+volonté moyenne. Un esprit persévérant en eût été éprouvé. Celui de
+Burns n'y pouvait résister. Cela fit que cette réforme, comme beaucoup
+de ses sentiments, beaucoup de ses résolutions, devait rester
+imaginaire. C'était un côté de sa vie qu'il devait vivre en rêve,
+ainsi qu'il arrive à beaucoup de poètes: c'est ce qui leur permet
+d'avoir des conduites si folles et des têtes si sages.
+
+ * * * * *
+
+Dès que sa maison fut en train, il partagea son temps entre Ellisland
+et Mauchline, passant alternativement huit ou dix jours dans chaque
+endroit. Jane Armour était alors à Mossgiel, chez la mère de Burns,
+dont elle s'était faite l'apprentie pour la laiterie et les autres
+occupations rustiques. La route était longue de «sa ferme à sa femme»,
+car d'Ellisland en Nithsdale à Mauchline en Kyle, il y a 45
+milles[951], et les chemins d'alors la rendaient rude. Parfois il la
+faisait d'une traite, sellant à trois heures du matin, sa vieille
+jument, Jenny Geddes, et partant dans l'obscurité. Parfois il coupait
+la route eu deux et passait la nuit dans une auberge[952]. D'après
+Currie, ces voyages auraient eu une influence considérable et
+pernicieuse sur sa vie, parce que, dans ces arrêts, il rencontrait de
+la compagnie avec laquelle il oubliait ses résolutions de
+sobriété[952]. C'est exagérer. Il eût été sans doute désirable qu'il
+s'installât dès son arrivée dans sa nouvelle existence, car les bonnes
+résolutions demandent à être appliquées aussitôt; il faut les mettre
+au travail tout de suite; elles s'affaiblissent si on leur laisse le
+temps de flâner. Il y aurait surtout gagné d'éviter six mois de
+solitude et de découragement. Mais le cours ultérieur de sa vie fut
+dirigé par des causes plus profondes que quelques soirées passées
+autour du bol à whiskey, même si ces soirées empruntaient quelque
+chose au lendemain.
+
+ [Note 951: _To Peter Hill,_ 18th July 1788.]
+
+ [Note 952: Currie. _Life of Burns,_ p. 45.]
+
+Ces semaines de Mauchline étaient les seules éclaircies dans
+l'assombrissement de sa vie. Lorsqu'il était de retour à Ellisland,
+dans sa chaumière provisoire, il prétendait que Jenny Geddes avait
+toujours l'oeil tourné à l'ouest, vers le pays qu'ils venaient de
+quitter. Quant à lui, sa pensée y aspirait sans cesse, et il
+l'envoyait à sa jeune femme toute rhythmée et rimée, toute prête pour
+sa voix «aux claires notes agrestes».
+
+ De tous les points d'où le vent peut souffler,
+ J'aime chèrement l'ouest;
+ Car c'est là que la jolie fillette vit,
+ La fillette que j'aime le mieux;
+ Des bois sauvages croissent, des rivières coulent,
+ Mainte colline est entre nous deux;
+ Mais, jour et nuit, ma pensée envolée
+ Est sans cesse avec ma Jane.
+
+ Je la vois dans les fleurs fraîches de rosée,
+ Je la vois douce et belle;
+ Je l'entends dans la chanson des oiseaux,
+ Je l'entends charmer l'air.
+ Il n'y a pas une jolie fleur qui pousse,
+ Près d'une fontaine, d'un bois ou d'une pelouse;
+ Il n'y a pas un joli oiseau qui chante,
+ Qui ne me fasse penser à ma Jane[953].
+
+ [Note 953: _Of a' the Airts the Wind can blaw._]
+
+C'est qu'en effet, avec sa versatilité de poète, il s'était repris
+d'amour pour elle. Ce qui pourrait sembler incroyable après tant de
+choses passées, ce mariage avait sa lune de miel. C'était du reste un
+regain de l'ancienne passion, à laquelle rien de nouveau, rien de plus
+profond ne s'était ajouté; il avait le même caractère purement
+extérieur et presque lascif. Ce qui frappe Burns dans celle qu'il a
+prise pour compagne irrévocablement, c'est toujours un corps bien
+tourné, une démarche souple et l'oeil noir et vif qui jadis l'avait
+atteint. Les pièces qu'il lui adresse ont un riche coloris de désir,
+et, pour ainsi parler, de luxure conjugale; mais il n'y a pas un mot
+de sentiments plus graves, et les heures d'intimité sérieuse que
+suppose l'union complète de deux êtres n'y sont point représentées.
+
+ Oh! si j'étais sur les collines du Parnasse,
+ Si je pouvais puiser à l'Hélicon,
+ Afin d'atteindre l'habileté poétique
+ Pour chanter combien chèrement je t'aime!
+ Mais il faut que la Nith soit la fontaine de ma Muse,
+ Il faut que ma Muse soit ton joli toi-même,
+ Sur le Corsicon le regard perdu, je chanterai,
+ Et j'écrirai combien chèrement je t'aime.
+
+ Viens donc, douce Muse, inspire ma chanson!
+ Car pendant tout un long jour d'été
+ Je ne pourrais chanter, je ne pourrais dire
+ Combien, combien chèrement je t'aime.
+ Je te vois danser sur la pelouse!
+ Ta taille si souple, tes membres si bien pris,
+ Tes lèvres tentantes, les yeux fripons,
+ Par le ciel et la terre--je t'aime!
+
+ Le jour, la nuit, aux champs, à la maison,
+ Ta pensée enflamme ma poitrine,
+ Et sans cesse je redis et chante ton nom,
+ Je vis seulement pour t'aimer.
+ Quand je serais condamné à errer
+ Au delà de la mer et du soleil couchant,
+ Jusqu'à ce que mon dernier sable soit écoulé,
+ Jusqu'alors, alors même, je t'aimerais![954]
+
+ [Note 954: _Oh, were I on Parnassus' Hill._]
+
+Ce sont là de brûlantes paroles. Mais, après cette gerbe de chansons
+amoureuses, on ne trouve plus de vers pour Jane Armour. À l'exception
+d'une petite pièce de fantaisie, dont les termes plutôt que le
+sentiment s'opposent à cette supposition, si on ne la connaissait que
+d'après l'oeuvre de son mari, on la prendrait pour une maîtresse
+plutôt que pour l'épouse. Pas une seule fois, elle n'apparaît dans son
+cadre véritable: la famille; elle ne lui a pas inspiré le pendant de
+la pièce où il a représenté le ménage de son père et de sa mère. Des
+affections successives que traverse la vie à deux et qui aboutissent à
+la touchante tendresse des vieux époux, qu'il a si délicieusement
+rendue dans _John Anderson_, il semble qu'il n'en ait ressenti aucune.
+Entre Jane et lui, il n'y eut jamais de communauté intellectuelle; ils
+vécurent ensemble, mais à part. La distance était trop grande. Mais,
+de quelque façon qu'il s'y fût pris, c'est un malheur auquel il ne
+pouvait échapper. La disproportion qui existait entre sa position et
+sa valeur intellectuelle devait le poursuivre dans le mariage. S'il
+avait choisi, comme il le disait très bien à Mrs Dunlop, une femme
+«qui eût pu entrer dans ses études favorites et apprécier ses auteurs
+favoris[955]»; elle n'aurait pu s'abaisser à son genre de vie. S'il
+prenait une femme capable de vivre en fermière, il était probable
+qu'elle ne saurait se hausser à son esprit.
+
+ [Note 955: _To M Dunlop_, 10th June 1788.]
+
+Pendant un de ses séjours à Mauchline, Burns se réconcilia avec
+l'Église. Son mariage avec Jane Armour avait été purement civil. Les
+formalités religieuses n'avaient pas été remplies: les annonces, selon
+l'expression calviniste, n'avaient pas été proclamées, pendant trois
+dimanches consécutifs, dans les deux paroisses où vivaient les futurs;
+le ministre ne leur avait pas fait joindre les mains, et la promesse
+simple et grave du mariage écossais n'avait pas été prononcée d'être
+l'un pour l'autre un époux aimant et fidèle et une épouse aimante,
+fidèle et soumise, «jusqu'à ce que Dieu nous sépare par la mort[956].»
+La situation du jeune ménage était donc irrégulière, vis-à-vis de
+l'Église. Cependant la communion annuelle, qui était administrée à
+Mauchline, au commencement d'Août, approchait. C'est dans les
+paroisses écossaises un événement entouré de solennité. Quelque temps
+auparavant, le ministre, en chaire, donne notice à la congrégation que
+«le souper du Seigneur» sera administré tel jour. Durant la semaine
+qui précède, le Consistoire se réunit et dresse une liste de tous les
+communiants de la paroisse, conformément au livre d'exercices du
+ministre et au témoignage des anciens et des diacres. D'après cette
+liste, des billets sont remis aux anciens pour les distribuer aux
+fidèles. Le jour de la Cène, en face des tables recouvertes d'une
+nappe blanche et portant les deux espèces, le vin dans le calice et le
+pain dans la corbeille, le ministre défend aux indignes d'approcher.
+Les communiants ne peuvent prendre place aux sièges déposés de chaque
+côté des tables qu'en présentant les billets délivrés par les anciens.
+Il y a là un moyen efficace de discipline et qui sert de sanction aux
+arrêts du Consistoire, car être exclu de la participation au sacrement
+emporte une idée de déconsidération et de scandale. Aussi, un peu
+avant l'époque de cette cérémonie, les registres des paroisses
+sont-ils remplis de notices de gens qui font amende honorable. Burns
+fit comme les autres, plus sans doute pour sa jeune femme et sa
+famille que pour lui-même. On trouve dans les registres de Mauchline,
+le passage suivant:
+
+ [Note 956: Voir pour les mariages écossais Chamberlayne,
+ _Magnæ Britanniæ notitia_;--C. W. Sprott, _The Worship and
+ Offices of the Church of Scotland_;--et pour les détails de
+ coutumes Ch. Rogers, _Scotland social and Domestic_, p. 116
+ et suivantes.--W. Gunnyon, _Illustrations of Scottish,
+ History, Life and superstitions from Song and Ballad_, p.
+ 208.]
+
+ 1788.--Août 5.--Ont comparu Robert Burns, avec Jane Armour, son
+ épouse prétendue. Ils reconnaissent tous deux leur mariage
+ irrégulier, leur chagrin de cette irrégularité, et leur désir que
+ la session prenne les mesures qui lui sembleront nécessaires en
+ vue de la confirmation solennelle du dit mariage. La session,
+ prenant cette affaire en considération, décide qu'ils seront tous
+ deux blâmés pour l'irrégularité qu'ils reconnaissent, et qu'ils
+ seront solennellement engagés à rester fidèlement unis à l'un à
+ l'autre, comme mari et femme, tous les jours de leur vie.
+
+ La session a, par loi, droit à une amende en faveur des pauvres,
+ elle s'en rapporte à la générosité de M. Burns.
+
+ La sentence précitée a été conformément exécutée et la session
+ absout les deux personnes susdites de tout scandale de ce
+ chef[957].
+
+ [Note 957: R. Chambers, tom. II, p. 280.]
+
+À la suite, vient la signature du ministre et celle de Burns. Celui-ci
+avait aussi signé pour sa femme, ce qui porte à croire ou qu'elle
+était trop émue pour tenir une plume ou que, à cette époque, elle ne
+savait pas encore écrire. Au-dessous se trouve cette ligne: «M. Burns
+a donné un billet d'une guinée pour les pauvres.» C'était la fin de la
+fameuse lutte de Burns contre l'Église.
+
+ * * * * *
+
+Cette union enfin conclue, on se demande ce qu'elle était, et surtout
+ce qu'elle allait être. Pour le moment, elle vivait d'un besoin de
+repos et d'un reste de passion. Mais cela ne peut aller bien loin; ce
+sont comme ces premières provisions avec lesquelles on se met en
+ménage, et qui permettent d'attendre le pain de tous les jours.
+Comment la vie commune allait-elle définitivement s'établir? Les deux
+êtres qu'elle réunissait avaient connu les ivresses, les
+délaissements, les colères, les déchirements, les rapiècements et,
+pour employer l'expression de Montaigne, «l'herbe, les fleurs, le
+fruit[958]» et le regain de l'amour. Ils se hasardaient maintenant à
+être paisiblement heureux ensemble. Ne leur serait-il pas plus
+difficile de l'être l'un avec l'autre qu'avec n'importe qui?
+Pouvaient-ils passer de leur liaison tourmentée au commerce uni et
+reposant que veut le ménage?
+
+ [Note 958: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. II, _Du
+ Repentir_.]
+
+Pour Jane Armour, il semble que cette transition fût facile. Dans les
+aventures du passé sa part avait été plutôt de faiblesse et de laisser
+aller. Il paraît clair qu'elle était heureuse de trouver le repos, de
+retrouver l'amitié des siens; elle était fière d'être la femme de
+Robert Burns, d'une fierté mal démêlée et bornée, qui ne comprenait
+pas toute la valeur de son mari; elle était disposée à se trouver bien
+partagée, à espérer, comme un gros bonheur, une ferme prospère et une
+vie de petite aisance.
+
+Mais lui où en était-il? Que pensait-il? ou plutôt que ressentait-il,
+non pas sur le devant mais dans l'arrière-chambre de son âme, en
+remuements confus de pensées et en vagues retours sur soi-même? Il
+avait été mené à ce mariage, brusquement saisi par une de ses propres
+fautes, et lié à une destinée qu'il ne prévoyait pas. Maintenant qu'il
+se remettait, comment jugeait-il sa condition nouvelle?
+
+Il était impossible qu'il trouvât, impossible qu'il ait cru trouver
+dans ce mariage la haute union de deux esprits, la joie de deux
+natures associées par leurs qualités intellectuelles les plus élevées,
+en une communion d'intelligence. Avec Clarinda, avec Margaret
+Chalmers, il eût peut-être pu goûter cette douceur suprême de la vie;
+avec Jane Armour, il devait y renoncer. La plus rare partie de
+lui-même n'aurait jamais de foyer; il serait obligé, sur ce point, de
+vivre avec des étrangers ou de vivre dans sa solitude. Il le disait
+bien lui-même dans un passage où il s'efforce un peu trop de chasser
+ce voeu d'une femme intelligente et instruite.
+
+ «Dans les circonstances où je suis, je n'aurais jamais pu avoir
+ de compagne pour la vie, capable de pénétrer dans mes études
+ favorites, de goûter mes auteurs favoris, etc, sans qu'elle
+ m'imposât en même temps une vie coûteuse, des fantaisies
+ capricieuses, peut-être des singeries de l'affectation, avec tous
+ ces beaux talents de pensionnat, qui (_pardonnez-moi,
+ Madame_[959]) se rencontrent quelquefois parmi les femmes de haut
+ rang, et qui pénètrent presque universellement les demoiselles
+ des classes qui ont des prétentions à la Gentry[960].»
+
+ [Note 959: En français.]
+
+ [Note 960: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.]
+
+À défaut de cette félicité, si rarement accordée du reste aux hommes
+supérieurs, parce que leur supériorité même les place hors des chances
+d'appariement, ne pouvait-il pas du moins rencontrer le bonheur qui
+vient juste au-dessous, un bonheur moyen, fait d'habitudes et de bon
+accueil, de repos intime sous un toit qui devient plus cher, de
+tendresse active et vigilante autour des choses pratiques, et du
+déploiement de la famille dans une âme paternelle? Ne pouvait-il
+connaître ce refuge où les ennuis et les tribulations ne pénètrent
+pas, qui garde un coin de lumière argentée et paisible même aux jours
+sombres? Il entre beaucoup de bien-être d'âme et de corps dans ce
+bonheur-là. Il est plus terrestre que le premier, mais il est bien
+humain. C'est par lui que se disent heureux la plupart des
+quelques-uns qui se félicitent d'être nés. Burns ne pouvait-il le
+goûter? Pendant quelques mois, il crut en toute sincérité qu'il le
+possédait; bien plus, il crut qu'il s'en contenterait. On eût dit
+qu'il avait guéri ses voeux et ses rêves de leur inquiétude, qu'il
+leur avait enseigné à se borner au même arpent de terre et de
+tendresse. Il semblait qu'il eût pris pour lui le contentement modique
+et constant dont son frère, le poète latin, a donné la jolie formule:
+
+ tellus
+ Et domus et placens uxor[961].
+
+ [Note 961: Horace.]
+
+Il annonce de toutes parts qu'il est heureux, qu'il est satisfait de
+son mariage; il parle du bon effet que celui-ci a sur sa vie.
+
+ «... N'étaient les terreurs de ma situation incertaine en ce qui
+ concerne l'entretien d'une famille d'enfants, je suis décidément
+ d'opinion que le parti que j'ai pris est grandement en faveur de
+ mon bonheur[962].»
+
+ [Note 962: _To Robert Ainslie_, 15th June 1788.]
+
+ «... Je suis doublement satisfait de ma conduite. J'ai la
+ conscience d'avoir agi conformément à ces principes de générosité
+ que mon désir est qu'on m'attribue, et je suis réellement de plus
+ en plus content de mon choix[963].»
+
+ [Note 963: _To Alex. Cunningham_, 27th July 1788.]
+
+ «... Vous ne me dites pas si vous allez vous marier. Croyez-moi,
+ si vous ne faites pas quelque choix maladroit, cela améliorera
+ beaucoup le mets de la vie. Je puis en parler par expérience,
+ bien que, Dieu le sait, mon choix ait été fait aussi au hasard
+ qu'au jeu de Colin Maillard[964].»
+
+ [Note 964: _To John Beugo_, 9th Sept. 1788.]
+
+Et huit mois plus tard il écrit encore:
+
+ «Pour vous donner en raccourci le reste de mon histoire: j'ai
+ épousé ma Jane et pris une femme. Du premier de ces actes, j'ai
+ chaque jour plus en plus de raison d'être satisfait[965].»
+
+ [Note 965: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.]
+
+Néanmoins, à y regarder de plus près, les choses n'étaient pas aussi
+assurées qu'elles le paraissaient. Quelques signes subtils,
+perceptibles à peine dans cette satisfaction, auraient pu en révéler
+la faiblesse. Personne ne les vit; Burns ne les soupçonna point. Ils
+existaient pourtant dès alors. Avec un peu d'attention il n'est pas
+impossible de les découvrir dans ce qui nous reste de ses sentiments à
+cette époque. Ce sont quelques pages à peine, quelques instants de son
+coeur; mais quelques parcelles d'un corps suffisent à une chimie un
+peu soigneuse pour déceler les moindres traces dans sa composition.
+
+Les sentiments qu'il avait pour sa femme étaient affectueux. Il
+discernait bien les mérites qu'elle avait. Il les discernait trop
+bien. Le trait par lequel il les enserrait était si net, si précis,
+qu'il servait presque autant à marquer les qualités dont elle était
+privée que celles qu'elle possédait, et qu'il était difficile de dire
+pour quel côté la ligne avait été tracée, pour ce qu'elle renfermait
+ou pour ce qu'elle excluait. On n'y sent pas ce tremblement et ce
+léger refus de la main à marquer les limites de ce qui nous est cher.
+Il ne laissait pas même à certains contours du caractère ce quelque
+chose d'indécis, ce bord flottant, dont on accorde le bénéfice à la
+personne aimée, où il y a place pour un acte de foi et de confiance,
+sans lequel un amour manque d'un élément précieux, c'est-à-dire de ce
+qu'il donne. Il y a là aussi, dans ce petit intervalle, une réserve
+pour l'admiration, une ressource contre les déceptions, un peu de
+mystère, de possible au delà de ce que nous avons mesuré, qui répond à
+ce besoin d'illimité qu'ont les vraies affections. Cette pénombre de
+faveur n'existe pas dans la manière dont Burns apprécie sa femme. Il
+lui fait sa part d'un trait arrêté sans hésitation: voici ce qu'elle
+possède, voici ce qui lui manque; elle a sa juste mesure, mais tout
+juste. C'est peu et c'est beaucoup ce simple fil tremblant autour d'un
+portrait. Il manque ici.
+
+ Je puis facilement _imaginer_ une plus agréable compagne pour mon
+ voyage de la vie, mais, sur mon honneur, je n'ai jamais _vu_ la
+ personne qui la représenterait. Dans les affaires domestiques,
+ elle possède, à un degré éminent, l'aptitude à apprendre et
+ l'activité à exécuter, et, pendant mon absence dans la vallée de
+ la Nith, elle s'est faite l'apprentie régulière et constante de
+ ma mère et de mes soeurs, dans leur laiterie et autres
+ occupations rustiques[966].
+
+ [Note 966: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.]
+
+Et ailleurs:
+
+ Je n'ai pas de motif de m'en repentir (de son mariage). Si je ne
+ possède pas le bavardage poli, les façons maniérées et la
+ toilette à la mode; je ne suis pas écoeuré et dégoûté par les
+ mille fléaux de l'affectation apprise au pensionnat, et j'ai le
+ plus beau corps, le plus doux caractère, la plus saine
+ constitution et le meilleur coeur du pays. Mrs Burns croit, aussi
+ ferme que sa foi, que je suis _le plus bel esprit et le plus
+ honnête homme_[967] de l'univers; bien que c'est à peine s'il lui
+ est arrivé une fois en sa vie de s'occuper, pendant cinq minutes,
+ d'un trait de prose ou de vers, sauf pour les Écritures de
+ l'ancien et du nouveau Testament, et les Psaumes de David
+ versifiés. Pour ce qui est des vers, je dois aussi faire
+ exception pour une récente publication de Poèmes Écossais,
+ qu'elle a lus très religieusement, et pour toutes les ballades de
+ la contrée, car elle a (ô l'amoureux partial! vous
+ écrierez-vous!) la plus jolie «voix d'oiseau sauvage des bois»
+ que j'ai jamais entendue[968].
+
+ [Note 967: En français.]
+
+ [Note 968: _To Miss Chalmers_, 16th Sep. 1788.]
+
+Et encore ce jugement-ci qui, sous sa satisfaction apparente, est plus
+dur que le reste:
+
+ «Je ne puis conclure sans vous dire que je suis de plus en plus
+ satisfait de la résolution que j'ai prise vis à vis de «ma Jane».
+ Il y a deux choses que, d'après mon heureuse expérience,
+ j'établis comme des apophthegmes dans la vie: «La tête d'une
+ femme n'a pas d'importance, en comparaison de son coeur», et «les
+ voies de la vertu (quant à la sagesse quel poète y prétendrait?)
+ sont des voies de contentement, et dans ses sentiers est la
+ paix[969].»
+
+ [Note 969: _To Dr Blacklock_, 15th Nov. 1788.]
+
+Qui ne sent l'accent un peu ironique, avec lequel il parle de
+l'attachement naïf et touchant que sa femme a pour lui; il le traite
+comme quelque chose d'un peu simple et d'enfantin. Qui ne sent surtout
+ce que ces louanges ont de purement pratique et presque de matériel?
+On dirait qu'elles s'appliquent à une bonne servante. Ailleurs, on
+croirait presque un examen des qualités physiques de la femme, en quoi
+elles restent bien dans le ton général de son amour pour elle. Mais ce
+ton devient ici pénible; au lieu d'être une célébration passionnelle,
+cela devient presque une évaluation utilitaire. À tous égards, ce
+témoignage est étroit; il ne couvre qu'une petite portion de la vie
+commune; il est d'un ordre trop rabaissé; il n'atteint pas à ce qui
+fait la dignité d'une existence vraiment partagée. Il manque quelque
+chose pour faire de cet éloge de ménagère un éloge d'épouse. Et, si
+l'on veut s'en convaincre, qu'on se demande quelle femme voudrait être
+louée ainsi, et se contenterait de la part de vie qui lui serait
+assignée de la sorte.
+
+Il y avait quelque chose de plus grave encore, quoique ce fût moins
+apparent, plus profondément enfoui en lui-même. Il se poursuivait en
+lui de ces sourds débats, qui s'établissent en nous, en dépit de nous,
+presque sans nous, et qui portent sur nos actes les plus déterminés;
+cette discussion machinale, involontaire, qui travaille confusément
+mais continûment dans nos derniers replis de conscience, et détruit, à
+mesure que nous nous en satisfaisons, nos propres raisonnements sur
+notre propre conduite. Il en souffrait. Il était trop souvent occupé à
+se persuader qu'il avait agi pour le mieux: «Sûrement il avait bien
+fait, et d'ailleurs il ne pouvait pas faire autrement!» Voici ce qu'il
+écrivait pour lui seul, dans son journal intime, dès ses premières
+journées d'Ellisland; on dirait qu'il cherche à refouler, à accabler
+cette obscure, cette obstinée contradiction qui monte de lui-même.
+
+ Le mariage--la circonstance qui m'enchaîne le plus étroitement à
+ la prudence si la vertu et la religion doivent être pour moi
+ autre chose que des mots--le mariage est ce à quoi j'aurais, dans
+ quelques années, dû me décider. Dans ma situation présente, il
+ était absolument nécessaire. L'humanité, la générosité, un
+ honnête orgueil de ma réputation, les droits de mon bonheur dans
+ l'avenir, en tant qu'il dépendra (et il en dépendra beaucoup) de
+ la paix de ma conscience, tous ces motifs ont joint leurs plus
+ ardents suffrages, leurs plus puissantes sollicitations, avec une
+ affection enracinée, pour me pousser à l'acte que j'ai accompli.
+ Et je n'ai, de la part de ma femme, aucun sujet de m'en repentir.
+ Je puis bien me figurer comment, mais je n'ai jamais vu où
+ j'aurais pu faire un meilleur choix. Allons! que j'agisse, selon
+ ma devise favorite, ce magnifique passage de Young.
+
+ Sur la Raison bâtis la Résolution,
+ Ce pilier de la vraie majesté dans l'homme[970].
+
+ [Note 970: _Extract from the Author's Journal_, 15th June
+ 1788.]
+
+C'est là un étrange langage. Quand on est simplement heureux, il n'y a
+pas besoin de faire appel à l'énergie et au stoïcisme. Comme s'il
+n'était jamais bien convaincu, il revient sans cesse sur ce point et
+recommence sa démonstration. Quand il écrit à des étrangers, il répond
+à des objections qu'on ne lui fait pas et la même formule de
+raisonnement revient: Je ne pouvais pas agir autrement. «Il n'est plus
+temps de regimber quand on s'est laissé entraîner» disait
+Montaigne[971].
+
+ [Note 971: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. V, _sur des
+ vers de Virgile_.]
+
+Cette situation, ou plutôt les résultats qu'elle pouvait amener, n'ont
+pas échappé à quelques-uns de ses contemporains. Walker dont la
+sympathie pour Burns nous est connue depuis Édimbourg, l'avait notée
+avec mesure et fermeté:
+
+ Un lecteur perspicace s'apercevra que les lettres dans lesquelles
+ il annonce son mariage à quelques-uns de ses correspondants les
+ plus respectés, sont écrites dans cet état où l'esprit souffre de
+ réfléchir à une décision pénible, et trouve un soulagement en
+ cherchant des arguments pour justifier l'action et diminuer ses
+ désavantages dans l'opinion des autres.... Un mariage imposé par
+ un sentiment de devoir peut être rendu indispensable par les
+ circonstances; cependant, comme c'est entreprendre un devoir qui
+ ne peut s'accomplir par un effort temporaire quelque puissant
+ qu'il soit, mais qui réclame un renouvellement d'effort chaque
+ année, chaque jour et chaque heure, c'est soumettre la force et
+ la constance de nos principes à l'épreuve la plus dure et la plus
+ hasardeuse[972].
+
+ [Note 972: Walker. _Life of Burns_, p. LXXXVII.]
+
+Il y avait donc des dangers latents. Mais il les ignorait, quoiqu'il
+les portât en lui-même. Il était, comme toujours, confiant en soi, se
+donnant si bien tout entier à ce qu'il éprouvait qu'il ne réservait
+rien de lui pour s'en défier. Il allait être un modèle de fidélité et
+de confiance; il était bien sûr de posséder ces deux qualités
+essentielles d'un mari; il les sentait en lui. C'est d'une entière
+bonne foi qu'il écrivait à Mrs Dunlop:
+
+ «À la jalousie et à l'infidélité je suis également étranger. Mon
+ préservatif contre la première est la conviction complète de ses
+ sentiments d'honneur et de son attachement pour moi; mon antidote
+ contre la seconde est ma longue et profondément enracinée
+ affection pour elle[973].»
+
+ [Note 973: _To Mrs Dunlop_, 10th June 1788.]
+
+À coup sûr, il était victime de l'illusion commune. Combien souvent il
+arrive qu'on prenne la conception d'un devoir pour la volonté de le
+remplir, et qu'à travers cette erreur on se trouve presque le mérite
+de l'avoir accompli! Ces bonnes résolutions étaient des gelées
+blanches. Mais il croyait à leur durée. «Tout licencieux qu'on me
+tient, dit carrément Montaigne, j'ay en vérité plus sévèrement observé
+les lois de mariage que je n'avais n'y promis n'y espéré[974].» Du
+moins, avec lui, on avait su à quoi s'en tenir. C'est le dire d'un
+sage: il s'engageait à peu, il tenait un peu plus, et s'estimait dans
+l'humaine mesure. Mais Burns était un emporté; il voulait aller en
+tout à l'extrémité des choses. Le malheur est qu'il n'y restait pas
+longtemps; et c'est un défaut quand il s'agit justement de constance.
+
+ [Note 974: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. V, _sur des
+ vers de Virgile_.]
+
+ * * * * *
+
+Presque aussitôt après son mariage, Burns fut obligé de repartir pour
+faire la moisson à Ellisland. Il se remit au travail de la terre
+abandonné depuis deux ans, parfois maniant la faux, ou plus souvent
+liant les gerbes derrière ses faucheurs. C'était toujours un rude
+ouvrier et il dut retrouver ces fortes occupations de jadis avec une
+sorte de joie et de bien-être.
+
+Malheureusement les inquiétudes l'attendaient. Lorsqu'il était arrivé
+sur sa ferme, les grains étaient jeunes; l'été, qui parfois met tant
+de différence entre les épis verts et les épis mûrs, n'avait pas
+encore passé sur eux. Il pouvait espérer. La construction de la maison
+et ses voyages à Mauchline avaient ensuite distrait sa pensée.
+Maintenant que l'ouvrage fixait son esprit sur cette glèbe et qu'il
+voyait les résultats de la saison, il se sentait des inquiétudes sur
+le marché qu'il avait fait en prenant la ferme. Les récoltes, à mesure
+qu'elles tombaient, semblaient plus maigres; la terre apparaissait
+dure, pétrie de cailloux. Avec ce sein ingrat, donnerait-elle jamais
+plus que ces chétifs épis? Il n'y avait pas là de quoi payer le loyer.
+Il prévit le pire et, du même coup, songea à sa place de l'Excise,
+comme une aide s'il parvenait à continuer sa vie de fermier, comme une
+ressource s'il était forcé d'y renoncer. L'impression du danger fut si
+vive et si poignante que, dès le commencement de septembre, dès le 10
+septembre, il écrivait à M. Robert Graham, un des commissaires de
+l'Excise, pour lui demander un emploi.
+
+ «Il y a quelque temps, votre honorable Comité m'a donné ma
+ commission dans l'Excise, que je regarde comme mon ancre de salut
+ dans la vie. Ma ferme, maintenant que je l'ai essayée un peu,
+ bien que je pense qu'elle deviendra avec le temps un marché où je
+ ne perdrai pas, n'est cependant pas l'affaire avantageuse qu'on
+ m'avait fait espérer. Elle est au dernier point d'épuisement et
+ de pauvreté, et il faudra quelque temps avant qu'elle puisse
+ payer la rente.... Mais je suis maintenant embarqué dans la
+ ferme. Je suis marié et je suis déterminé à tenir bon sur mon
+ bail, jusqu'à ce qu'une nécessité irrésistible me contraigne à
+ abandonner le terrain[975].»
+
+ [Note 975: _To Robert Graham of Fintry_, 10th Sept. 1788.]
+
+Au milieu de septembre, il avouait à Miss Chalmers, dans les mêmes
+termes:
+
+ «Je ne trouve pas que ma ferme soit le marché avantageux qu'on
+ m'avait fait espérer; mais je crois qu'avec le temps elle pourra
+ devenir un marché auquel je ne perdrai pas....
+
+ Pour me sauver de cette horrible situation d'être entraîné, par
+ une ferme qui vous ruine, jusqu'à la misère, j'ai pris mes
+ instructions dans l'Excise et j'ai ma commission dans ma poche à
+ tout événement[976].»
+
+ [Note 976: _To Miss Chalmers_, Sept. 16th, 1788.]
+
+Enfin, vers les derniers jours du même mois, il écrivait à M. Graham
+qui, en réponse à sa demande, lui avait promis son patronage et sa
+protection, avec une effusion de reconnaissance qui donne la mesure de
+ses craintes:
+
+ «Si vous saviez, Monsieur, de quelles craintes et anxiétés
+ l'assurance amicale de votre patronage et de votre protection m'a
+ délivré, cela serait une récompense de votre bonté.
+
+ Je suis affligé d'une prescience mélancolique, qui fait de moi un
+ vrai lâche dans la vie. Il n'y a pas d'effort que je ne tente
+ plutôt que de me trouver dans cette horrible situation, d'être
+ prêt à implorer les montagnes de s'écrouler sur moi, et les
+ collines de me dérober à la présence d'un propriétaire hautain ou
+ de son employé encore plus hautain à qui je devrais ce que je ne
+ pourrais payer....
+
+ Ma ferme, je crois que j'en puis être certain, sera par la suite
+ quelque chose pour moi, et, comme je la loue, pendant les trois
+ premières années, un peu au-dessous de sa valeur, je pourrai
+ avoir un an et peut-être plus d'avance sur la mauvaise
+ période[977].
+
+ [Note 977: _To Robert Graham of Fintry_, 23rd Sept. 1788.]
+
+Ainsi, à mesure que les tas de gerbes lui laissaient mieux voir ce que
+chaque champ rendait, ses appréhensions devenaient plus vives.
+Lorsqu'après la dernière javelle, les moissonneurs, rassemblés sur
+l'éminence la plus proche, proclamèrent par trois hourrahs que la
+moisson était terminée, et jetèrent leurs faucilles en l'air, il ne
+lui restait plus guère d'illusion. Pauvre Burns! Il dut porter un
+coeur soucieux à la fête de la rentrée des grains, au _Kirn_ jovial,
+et bruyant de ses propres chansons. C'est qu'il se rappelait les
+visites de l'intendant, les terreurs de la prison et les angoisses qui
+remplissaient jadis la maison. Ces scènes sombres, qui avaient
+bouleversé son esprit d'enfant et l'avaient laissé plein d'épouvantes,
+voici qu'il en entrevoyait de semblables pour lui-même! Elles lui
+inspiraient d'autant plus de terreur que, désormais, elles ne le
+menaçaient plus seul.
+
+ «Mes soucis croissants dans celle contrée qui m'est encore
+ étrangère, des conjectures sombres dans la noire perspective de
+ l'avenir, la conscience de mon inaptitude au combat du monde, la
+ cible plus large que je présente au malheur avec une femme et des
+ enfants... je pourrais m'abandonner à ces réflexions, jusqu'à ce
+ que mon humeur fermente, et se tourne en un chagrin acide qui
+ corroderait le fil même de la vie[978].»
+
+ [Note 978: _To Mrs Dunlop_, 16th Aug. 1788.]
+
+Heureusement, la moisson une fois terminée et rentrée, Jane Armour
+vint enfin le rejoindre vers le commencement de Décembre. Elle lui
+apporta un peu d'affection et de bien-être, dont il avait grand
+besoin. La ferme n'était pas encore aménagée pour les recevoir. Ils se
+logèrent, en attendant, dans un bâtiment situé au pied d'une vieille
+tour démantelée, sur un terrain entouré d'un côté par la Nith, de
+l'autre par une tranchée, et que, pour cette raison, on appelait
+l'Île[979]. Il accueillit la venue de sa femme par une petite chanson
+alerte, un peu effrontée, mais pleine de crânerie et de belle humeur
+et qui fait plaisir après tant de confidences découragées.
+
+ [Note 979: R. Chambers, tom. II, p. 301;--Scott Douglas,
+ tom. V, p. 177-78]
+
+ J'ai une femme pour moi seul,
+ Je ne partagerai avec personne;
+ Personne ne me fera cocu,
+ Je ne ferai cocu personne.
+
+ J'ai un penny à dépenser,
+ Là--qui ne doit rien à personne!
+ Je n'ai rien à prêter,
+ Je n'emprunterai à personne.
+
+ Je serai gai et libre,
+ Je ne serai triste pour personne;
+ Personne n'a souci de moi,
+ Je n'ai souci de personne[980].
+
+ [Note 980: _I hae a Wife o' my ain._]
+
+Ces mois de l'hiver 1788-89 furent probablement les meilleurs de la
+seconde partie de sa vie. Le contraste les lui faisait mieux goûter.
+Après tant de vicissitudes, après les derniers six mois si délaissés
+et si pénibles dans son taudis enfumé ou sur les grand'routes, il
+retrouvait un foyer, et ce foyer égayé par un pas léger et une voix
+joyeuse. Il en éprouva comme un bien-être qui lui pénétra jusqu'au
+coeur. La présence de sa femme sembla le rassurer, chasser les idées
+noires nées de sa solitude, lui rendre bon espoir et bon courage.
+
+Elle lui était arrivée aussi au bon moment, non pas au temps des
+labours et des récoltes, alors que le cultivateur ne connaît que les
+rentrées rapides pour les repas, et les rentrées lasses du soir. Elle
+était venue avec les mois d'hiver, quand il est plus souvent à la
+maison. La ferme a pris cette intimité dont Virgile a fait un exquis
+tableau flamand:
+
+ Et quidam seros hiberni ad luminis ignes
+ Pervigilat, ferroque faces inspicat acuto:
+ Interea, longum cantu solata laborem,
+ Arguto conjux percurrit pectine telas,
+ Aut dulcis musti Vulcano decoquit humorem
+ Et foliis undam trepidi despumat aheni[981].
+
+ [Note 981: Virgile. _Georgiques_, liv. I, V. 290.]
+
+C'est aussi le moment où le fermier connaît le délassement d'esprit et
+de corps. Dehors, les champs se reposent; sous la neige,
+silencieusement et sûrement, la terre travaille à préparer les graines
+pour la vie. L'homme, confiant en elle, oublie les anxiétés qui lui
+viennent de l'air et qui le ressaisiront dès que les pointes vertes
+poindront hors du sein maternel des plaines. Il goûte sans
+arrière-pensée, dans la routine des occupations décrues, la monotone
+douceur des courtes journées et des longues soirées d'hiver. Toutes
+ces conditions s'étaient réunies à souhait pour donner à Burns
+l'illusion du bonheur. On aime à s'arrêter sur ces quelques mois. On
+imagine le poète écrivant une pièce, le pendant du _Samedi soir_,
+représentant, dans un tableau moins patriarcal, le bonheur simple,
+sain et vigoureux d'un couple dans sa maturité jeune. On a un aperçu
+de ce qu'aurait pu être sa vie si ses rêves s'étaient réalisés.
+
+C'est dans ces dispositions qu'il acheva l'année 1788 et commença
+l'année 1789. La plus belle manifestation de ce rassérènement eut lieu
+le 1er Janvier 1789. Parmi les quelques jours splendides et
+surprenants, qui éclatent ça et là dans la vie de cet homme, il n'y en
+a peut-être pas qui rayonne plus que celui-ci. Les souhaits faits
+autour de lui, Burns pensa à sa vieille amie, Mrs Dunlop; il lui
+écrivit une lettre admirable, baignée d'une lumière harmonieuse,
+sereine, pure, chaste et d'une large tendresse. C'est un morceau de
+prose comparable aux plus beaux de la littérature anglaise.
+
+ Ce matin-ci, chère Madame, est un matin de souhaits, et plût à
+ Dieu que je répondisse à la description de l'apôtre Jacques: «La
+ prière sincère, fervente d'un homme juste a grand pouvoir!» En ce
+ cas, Madame, vous accueilleriez une année pleine de bénédictions;
+ tout ce qui obstrue ou trouble la tranquillité et la joie
+ intérieure serait écarté, et tous les plaisirs que la frêle
+ humanité peut goûter vous appartiendraient. J'avoue que je suis
+ tellement peu Presbytérien que j'approuve qu'on fixe des moments
+ et des saisons pour des actes extraordinaires de dévotion, afin
+ de briser cette routine coutumière de vie et de pensée, qui est
+ si apte à réduire notre existence à une sorte d'instinct, ou même
+ quelquefois, chez quelques esprits, à un état peu supérieur à
+ celui de pure machine.
+
+ Ce jour-ci, le premier dimanche de mai, un midi avec une brise
+ légère et un ciel bleu vers le commencement de l'automne, un
+ matin blanchâtre et un calme jour soleillé vers la fin de la même
+ saison, ont toujours été pour moi, aussi loin que je me rappelle,
+ une sorte de fête. Non pas pour prendre la physionomie
+ sacramentelle, dure comme celle d'un bourreau, des communions de
+ Kilmarnock; mais pour rire ou pleurer, être joyeux ou pensif,
+ moral ou religieux, selon l'humeur et la tournure de la saison et
+ de moi-même. Je crois que je dois cela à ce magnifique article du
+ _Spectator_ «la Vision de Mirza», ce morceau qui frappa ma jeune
+ imagination, avant que je fusse capable de fixer une idée sur un
+ mot de trois syllabes. «Le cinquième jour de la lune, que, selon
+ la coutume de mes ancêtres, j'observe comme un jour saint, après
+ m'être lavé et avoir élevé vers le ciel mes dévotions du matin,
+ je montai la haute colline de Bagdad, pour passer le reste du
+ jour en méditation et en prière[982].»
+
+ [Note 982: Addison. _Spectator_, nº 159.]
+
+ Nous ne connaissons rien, ou à peu près rien, de la substance ou
+ de la structure de nos âmes. C'est pourquoi nous ne pouvons
+ expliquer leurs caprices apparents, pourquoi telle d'entre elles
+ est particulièrement charmée de cette chose-ci, ou frappée de
+ cette autre, qui, sur des esprits d'un tour différent, ne font
+ pas d'impression extraordinaire. J'ai des fleurs favorites parmi
+ lesquelles sont la pâquerette des montagnes, la campanule, la
+ digitale, la rose de l'églantier, le bouleau en bourgeons et
+ l'aubépine blanche; je les contemple, je m'attarde près d'elles
+ avec un délice particulier. Je n'entends jamais le sifflement
+ aigu, solitaire, du courlis, par un midi d'été, ou la cadence
+ sauvage, confuse d'une bande de pluviers gris, par un matin
+ d'automne, sans ressentir une élévation d'âme qui ressemble à
+ l'enthousiasme de la Dévotion ou de la Poésie. Dites-moi, ma
+ chère amie, à quoi cela peut-il être dû? Sommes-nous une simple
+ machine passive qui, comme la harpe éolienne, prend l'impression
+ de l'accident qui passe? Ou bien ces mouvements sont-ils la
+ preuve de quelque chose en nous au-dessus de la vile argile?
+ J'avoue que j'ai une faiblesse pour ce genre de preuves de
+ redoutables et importantes réalités: un Dieu qui a fait toutes
+ choses--la nature immatérielle et immortelle de l'homme, et un
+ monde de félicité ou de malheur par delà la mort et la tombe--je
+ veux dire ces preuves que nous déduisons au moyen de nos propres
+ pouvoirs d'observation. Bien que des individus respectables aient
+ existé dans tous les âges, j'ai toujours considéré que le genre
+ humain en bloc ne vaut guère mieux qu'une plèbe sotte, entêtée,
+ crédule, irréfléchie; sa croyance universelle a très peu de poids
+ pour moi. Néanmoins je suis un très sincère croyant en la Bible;
+ mais j'y suis attiré par la conviction d'un homme et non par le
+ licol d'un âne[983].
+
+ [Note 983: _To Mrs Dunlop_, New-year-Day Morning, 1789.]
+
+Et veut-on voir quel était le ton moral de cette famille? Au moment
+même où Burns écrivait cette page, là-bas, dans la vieille maison de
+Mossgiel, Gilbert envoyait à son aîné une lettre de souhaits, qui
+avait aussi sa beauté. Elle était grave, nue, austère comme lui. Elle
+fait contraste avec les interrogations éloquentes qui partaient
+d'Ellisland; elle est forte d'une confiance et d'un repos en Dieu, qui
+sont pareillement très élevés. Elle contient aussi, dans sa rigidité
+de forme, la souvenance émue des jours d'autrefois, de ces beaux jours
+fraternels de Mossgiel, déjà, déjà si loin.
+
+ Cher Frère.--Je viens de terminer le déjeuner du jour de l'An,
+ dans les formes usuelles, et cela rappelle à mon esprit les jours
+ des années passées et l'intimité dans laquelle nous avions
+ coutume de les commencer. Quand je contemple les vicissitudes de
+ notre famille, «à travers la sombre poterne des temps écoulés»,
+ je ne puis m'empêcher de vous faire remarquer, mon cher frère,
+ combien le Dieu des saisons est bon pour nous; et que, encore que
+ quelques nuages semblent assombrir la portion de temps qui est
+ devant nous, nous avons bonne raison d'espérer que tout tournera
+ bien.
+
+ Votre mère et vos soeurs, avec le petit Robert, se joignent à moi
+ pour vous envoyer les souhaits de la saison ainsi qu'à Mrs Burns,
+ et vous prient de les rappeler, de même façon, au souvenir de
+ William, la prochaine fois que vous le verrez[984].
+
+ [Note 984: _Gilbert Burns to Robert Burns_, Mossgiel 1st
+ Jan. 1788.]
+
+Le calme de cet état d'âme et les loisirs de la saison, ce quelque
+chose de confiant que communique une vie assise, l'amenaient à des
+rêves de production. Il était bien résolu à ne pas se confiner dans sa
+besogne de fermier. Celle-ci était à ses yeux une nécessité
+inférieure. Il n'aimait plus beaucoup son métier qui, du reste, ne lui
+fournira plus guère d'inspirations comme autrefois. Il en parle avec
+une sorte de dégoût.
+
+ «Quoi qu'il en soit, le coeur de l'homme et la fantaisie du poète
+ sont les deux grandes considérations pour lesquelles je vis. Si
+ des sillons boueux ou de sales fumiers doivent absorber la
+ meilleure partie des fonctions de mon âme immortelle, j'aurais
+ mieux fait d'être tout de suite une corneille ou une pie; car
+ alors je n'aurais pas eu de plus hautes idées que de briser des
+ mottes de terre et de ramasser des vers. Je ne parle pas des coqs
+ sur les portes de granges ou des canards sauvages, créatures avec
+ lesquelles je changerais de vie à n'importe quel moment[985].»
+
+ [Note 985: _To Mrs Dunlop_, 17th Dec. 1788.]
+
+Il espérait confusément, comme lorsqu'on espère parce qu'on est
+disposé à l'espérance. Quelquefois il se figurait que son existence de
+fermier lui laisserait du temps; plus souvent il se tournait vers la
+place qu'il comptait obtenir dans l'Excise.
+
+ En ce qui concerne les moyens d'existence, je me crois à peu près
+ en sûreté: j'ai bon espoir de ma ferme; et s'il manquait, j'ai
+ une commission dans l'Excise qui, à n'importe quel moment, me
+ procurera du pain[986].
+
+ [Note 986: _To the Right Rev. Dr John Geddes_, 3rd Feb.
+ 1789.]
+
+Certains jours, quand il était particulièrement bien disposé, il
+voyait cette perspective de l'Excise s'élargir, aboutir à une vie
+d'aisance et où il pourrait se donner entièrement à la poésie.
+
+ Il y a encore une chose qui peut rendre ma condition plus aisée:
+ j'ai une commission d'employé dans l'Excise et je vis au milieu
+ d'une circonscription de campagne. Ma demande à M. Graham, qui
+ est un des commissaires de l'Excise, était, si cela est en son
+ pouvoir, qu'il me procure ce district-ci. Si j'étais très
+ confiant, je pourrais espérer qu'un de mes hauts patrons pourra
+ me procurer une nomination de la Trésorerie comme surveillant,
+ inspecteur général, etc. Alors, sûr de mon existence, «à toi
+ douce poésie, délicieuse vierge», je consacrerais mes jours
+ futurs[987].
+
+ [Note 987: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1788.]
+
+Il fallait que l'espérance fût très montée en lui, car il allait
+jusqu'à se figurer une vie très sage qu'il caractérisait en termes
+excellents.
+
+ Aussi, avec un but et une méthode rationnels de vie, vous pouvez
+ facilement deviner, mon vénéré et très honoré ami, que mon métier
+ propre n'est pas oublié; je suis, si cela est possible, plus
+ enthousiaste des muses que jamais[988].
+
+ [Note 988: _To the Right Rev Dr John Geddes_, 3rd Feb.
+ 1789.]
+
+Il formait des projets de longs poèmes:
+
+ Vous verrez que j'ai accordé ma lyre sur les bords de la Nith. Je
+ vous communiquerai, quand j'aurai le plaisir de vous voir,
+ quelques plans poétiques plus grands qui flottent dans mon
+ imagination[988].
+
+Parmi ces projets s'en trouvait un qu'il appelait _le Progrès du
+Poète_. C'eût été une sorte d'autobiographie en vers, une oeuvre
+considérable, où se seraient trouvés, outre ses confessions, les
+portraits des hommes qu'il avait connus[989]. Il en parle à propos du
+portrait peu flatté de Creech. En attendant il réunissait et
+retouchait de vieilles chansons pour _le Musée musical de Johnson_.
+
+ [Note 989: _To Prof{r} Dugald Stewart_, 20th Jan. 1789.]
+
+ Je suis toujours à chercher des provisions pour la publication de
+ Johnson, et, entre autres, j'ai donné un léger coup de brosse à
+ la vieille chanson favorite, je n'ai changé qu'un mot ici et là,
+ mais si son humour vous plaît, nous penserons à y ajouter une
+ strophe ou deux[990].
+
+ [Note 990: _To Robert Ainslie_, 6th Jan. 1789.]
+
+Tous ces extraits se trouvent dans les lettres écrites pendant
+décembre 1788 et janvier et février 1789. Ces mois furent le centre de
+cette accalmie dont, au-delà, les bords sont déjà émus de trouble.
+
+Cette tranquillité intérieure ne fut effleurée que par un bref
+incident, écho du passé, qui pour tous passa inaperçu. Vers la fin de
+février, Burns fut forcé d'aller à Édimbourg, pour y régler
+définitivement ses comptes avec Creech, règlement qui d'ailleurs eut
+lieu à sa satisfaction. «J'ai réglé finalement avec Creech, et je dois
+reconnaître que, à la fin, il a été aimable et juste envers moi[991]».
+La nouvelle de son arrivée dut courir parmi ses amis et atteindre un
+coeur récemment blessé. On devine ce que Clarinda avait pu ressentir
+en apprenant le brusque mariage de Burns. Elle lui avait tout
+sacrifié; il l'abandonnait dans l'isolement qu'il l'avait poussée à
+accepter. Elle avait profondément souffert. Sous le coup de la colère
+et de l'indignation, elle lui écrivit chez son ami Heron une lettre à
+laquelle il ne répondit rien. Cette lettre n'a pas été conservée. Il
+est probable, dit Scott Douglas, que Burns la déchira sur l'instant de
+colère[992]. Quand elle fut prévenue par Ainslie qu'il était sur le
+point de faire une courte visite à Édimbourg, elle répondit qu'elle
+éviterait ce jour-là de regarder par les fenêtres. Pauvre Clarinda!
+Peut-être espérait-elle que cette défense ne serait pas écoutée et
+peut-être, le coeur serré, passa-t-elle la journée à attendre
+l'ingrat. Il ne vint pas. Il semble que, dans une de ces
+contradictions si sincères et parfois si touchantes chez les femmes,
+elle lui en fit parvenir le reproche, car on a la lettre curieuse, à
+la fois ferme et adroite, par laquelle il se défend.
+
+ [Note 991: _To Dr Moore_, 23rd March.]
+
+ [Note 992: Scott Douglas, tom. V, p. 219.]
+
+ «Madame.--La lettre que vous m'avez écrite chez Heron portait sa
+ réponse en elle-même; vous me défendiez de vous écrire, à moins
+ que je ne fusse prêt plaider coupable devant une certaine
+ accusation que vous portiez contre moi. Comme je suis convaincu
+ de mon innocence; comme je puis, bien que j'aie conscience de ma
+ haute imprudence et de mon insigne folie, mettre la main sur ma
+ poitrine et attester la rectitude de mon coeur, vous me
+ pardonnerez, Madame, si je ne pousse pas la complaisance jusqu'à
+ souscrire humblement au nom de «misérable», uniquement par
+ déférence pour votre opinion, quelque estime que j'aie pour votre
+ jugement et quelque ardent respect que j'aie pour votre mérite!
+
+ Je vous ai déjà dit et je l'affirme de nouveau que, à l'époque à
+ laquelle vous faites allusion, je n'avais pas le moindre lien
+ moral envers Mrs Burns; je ne connaissais pas, je ne pouvais pas
+ connaître les circonstances puissantes que l'irrésistible
+ nécessité était occupée à embusquer contre moi. Si vous vous
+ rappelez les scènes qui ont eu lieu entre nous, vous apercevrez
+ la conduite d'un honnête homme, luttant victorieusement contre
+ des tentations, les plus puissantes qui aient jamais assailli un
+ homme, et conservant sans tache l'honneur, dans des situations où
+ la vertu la plus austère aurait pardonné une chute. Ces
+ situations, j'ose le dire, pas un de ses semblables, avec la
+ moitié de sa sensibilité et de sa passion, n'aurait pu les
+ affronter sans succomber. Je vous laisse à penser, Madame, s'il
+ est vraisemblable que cet homme accepte une accusation de
+ «perfide trahison».
+
+ Étais-je à blâmer, Madame, quand je fus la victime éperdue de
+ charmes, dont, je l'affirme, aucun homme n'approcha jamais avec
+ impunité? Si j'avais entrevu la moindre lueur d'espérance que ces
+ charmes pussent jamais être à moi; si même la nécessité de
+ fer...... mais ce sont là des paroles inutiles. Je serais allé
+ vous voir quand j'étais en ville; en vérité, je n'aurais pu m'en
+ empêcher, si ce n'est que M. Ainslie m'a dit que vous étiez
+ déterminée à éviter vos fenêtres, pendant que je serais en ville,
+ de peur de m'entrevoir dans la rue.
+
+ Quand j'aurai regagné votre bonne opinion, peut-être oserai-je
+ solliciter votre amitié; mais, quoi qu'il en soit, celle qui,
+ pour moi, est la première de son sexe, sera toujours l'objet de
+ mes meilleurs et de mes plus ardents souhaits[993].
+
+ [Note 993: _To Mrs Mac Lehose_, March 9th, 1789.]
+
+Ces quelques jours à Édimbourg lui furent pénibles. Il se retrouvait
+obscur, isolé, négligé, dans cette cité que pendant un hiver il avait
+remplie du bruit de sa renommée. Dans ces rues où naguère on se
+retournait sur lui, où on le montrait du doigt, personne ne le
+remarquait. Il en conçut une sorte de courroux et il se hâta de
+repartir. En rentrant à Ellisland, il écrivait:
+
+ «Me voici, mon honorée amie, revenu sain et sauf de la capitale.
+ Pour un homme qui a un foyer, tout humble ou écarté qu'il soit,
+ (si ce foyer est comme le mien la scène du confort domestique),
+ l'affairement d'Édimbourg deviendra bientôt un objet de fatigue
+ et de dégoût.
+
+ «Vaine pompe et gloire de ce monde, je vous hais[994]!»
+
+ [Note 994: _To Mrs Dunlop_, 4th March 1789.]
+
+À part ce nuage et cet éclair d'une passion qui semblait éloignée pour
+jamais, rien ne troubla la paix de ces quelques mois. Les biographes
+de Burns se plaisent à se l'imaginer continuant à vivre ainsi. Ils le
+voient occupé et non absorbé par ses travaux agricoles, conversant
+avec la nature, dans un des endroits de son pays où elle est le plus
+aimable, ajoutant de temps en temps à ses productions immortelles,
+avançant en années et en gloire, heureux, vénéré, glorifiant les
+champs qui auraient été la scène d'une pareille vie. «La plaine de
+Bannockburn, s'écrie Lockhart, n'aurait pas été un sol plus
+sacré[995]!» Rêves vains! Pouvait-il changer sa nature, et son passé
+et les circonstances? Il avait en lui sa destinée, et ce moment de
+bonheur n'est qu'un arrêt sur le bord de jours, de nouveau tourmentés
+et plus sombres.
+
+ [Note 995: Lockhart, _Life of Burns_, p. 195.]
+
+ * * * * *
+
+Au mois d'août de 1789, la maison fut prête. Elle n'était pas très
+grande, mais elle était pittoresquement située, si près du bord que,
+dans l'après-midi, son ombre, traversant la rivière, s'allongeait dans
+les champs de l'autre rive. Les fenêtres donnaient sur l'eau; le
+jardin était à une petite distance de la maison; un joli sentier
+suivait la berge, et, à mi-chemin de la descente, une source
+fournissait une eau claire et fraîche. Burns, qui aimait les vieilles
+coutumes, fit son entrée dans sa demeure selon le cérémonial d'usage:
+il fit prendre à sa jeune servante la grosse Bible familiale et une
+coupe pleine de sel, lui dit de les poser l'une sur l'autre, et lui
+ordonna d'entrer ainsi sous le nouveau toit, afin de porter bonheur à
+ceux qui l'habiteraient. Lui-même, sa femme à son bras, suivit la
+petite Betty, la Bible et le bol de sel. Quoiqu'il fit cela en
+souriant, ces anciennes superstitions le prenaient par ses souvenirs
+d'enfance et son imagination[996].
+
+ [Note 996: R. Chambers, tom. III, p. 51.]
+
+La condition d'un fermier écossais, à cette époque, était loin d'être
+ce qu'elle devint un peu plus tard. La guerre, qui éclata quelques
+années après, en réclamant pour les armées et la marine d'immenses
+approvisionnements, haussa le prix des denrées. Les progrès de
+l'agriculture, en étendant la surface productive du sol et en
+augmentant le produit de la même surface, continuèrent la prospérité
+ainsi commencée. Le bien-être et même le luxe entrèrent dans les
+fermes, et le fermier, cessant d'être un paysan, devint une sorte de
+gentilhomme campagnard. «Sa maison, dit Allan Cunningham, eut un toit
+d'ardoises et des fenêtres à guillotine; des tapis furent étendus sur
+le plancher, des instruments de musique placés dans le salon. Il cessa
+de porter un habit de drap fait à la maison, de s'asseoir à ses repas
+avec ses domestiques; les dévotions de famille furent abandonnées
+comme une chose hors de mode; il devint une espèce de gentilhomme
+campagnard, qui montait un cheval de sang et s'en revenait chez lui,
+les soirs de marché, au grand galop, au péril de son cou et à la
+terreur des humbles piétons. Ses fils furent élevés au collège et
+entrèrent au barreau ou achetèrent des commissions dans l'armée; ses
+filles changèrent leurs robes de tiretaine pour des robes de
+soie[997].» Burns venait quelques années trop tôt pour profiter de ce
+revirement et pour être soutenu par ce flot subit de richesse. À
+l'époque de son arrivée à Ellisland, le cultivateur était un paysan
+comme ses ouvriers. Sa maison, couverte de chaume, avait un plancher
+d'argile; ses meubles étaient fabriqués par le charpentier ou le
+charron du village. Il prenait ses repas avec ses domestiques[997];
+quelquefois une ligne à la craie tracée sur le bois, quelquefois la
+lourde salière, marquaient la séparation entre le haut et le bas de la
+table[998]. La nourriture était simple et presque grossière. Elle
+consistait presque uniquement en farine d'avoine, qui reparaissait
+sous toutes les formes. On l'appelle _porridge_, quand elle est
+bouillie dans de l'eau, sur le feu, jusqu'à prendre une certaine
+consistance; et _brose_, quand elle est mélangée; dans le plat même où
+on la mange, avec un peu d'eau chaude et de beurre. Les repas du matin
+et du soir consistaient en _porridge_ et en _brose_. Celui du midi
+consistait en _kail_, c'est-à-dire une soupe aux choux[999]. «On ne
+cultivait aucun légume, dit M. Léonce de Lavergne, à l'exception de
+quelques choux d'Écosse, qui formaient avec du lard et de la farine
+d'avoine toute la nourriture de la population[1000].» Des gâteaux
+d'orge et du fromage complétaient la nourriture. On buvait de la bière
+brassée à la maison, _home brewed ale_. La viande de boucherie
+paraissait rarement. On mangeait avec des cuillers de corne dans des
+écuelles de bois ou d'étain[1001].
+
+ [Note 997: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 94.]
+
+ [Note 998: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 79.]
+
+ [Note 999: Ch. Rogers. _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 81.]
+
+ [Note 1000: Léonce de Lavergne. _Essai sur l'Économie rurale
+ de l'Angleterre, de l'Écosse et de l'Irlande_, p. 329.]
+
+ [Note 1001: Ch. Rogers, _Scotland Social and Domestic_, p.
+ 80.]
+
+Cette existence chétive n'avait rien de surprenant. On obtenait à
+peine de quoi vivre, d'une terre stérile et mal cultivée. Le sol était
+mauvais; il était à peu près à l'état sauvage. «Le pays tout entier,
+sauf quelques exceptions négligeables, était sans clôture; il n'y
+avait pas de drainage artificiel; ce qu'il y avait de labourage était
+restreint à ce qu'il y avait de terrain naturellement sec; les parties
+creuses étaient pleines de marais, de marécages et d'étangs
+stagnants[1002]».--«Les prairies étaient des marécages où de mauvaises
+herbes poussaient naturellement, mêlées à des roseaux et d'autres
+plantes aquatiques, et ce terrain revêche et humide non-seulement
+restait sans être drainé, mais semblait avoir plus de valeur d'après
+l'abondance avec laquelle il fournissait ce fourrage grossier[1003].»
+Les terres arables s'étendaient en tranches étroites, séparées par des
+espaces pierreux, semblables aux moraines des glaciers[1004]. La
+culture était pire que le sol. Les terres d'une ferme étaient
+partagées en deux parties: l'_infield_ et l'_outfield[1005]_. La
+première comprenait les moins mauvais terrains, grossièrement
+cultivés; on y jetait le fumier de la ferme, sans les purger des
+mauvaises herbes qui absorbaient l'engrais et n'en pullulaient qu'avec
+plus d'aise[1006]; on y semait sans repos de l'avoine et de l'orge
+tant qu'ils pouvaient rendre un peu plus que les semailles.
+L'assolement ou, pour employer l'expression anglaise, la rotation des
+moissons, était inconnue. Quand la terre épuisée refusait de rien
+porter, on la laissait reposer en jachère, c'est-à-dire se couvrir de
+mauvaises herbes[1007]. «On demandait au même champ des récoltes
+successives d'avoine sur avoine, tant qu'il pouvait fournir un
+excédent sur la semence; après quoi, il restait dans un état absolu de
+stérilité, jusqu'à ce qu'il revînt de nouveau en état de donner une
+misérable récolte[1008].» La seconde partie, l'_outfield_, n'était
+guère que des terrains sauvages où les troupeaux paissaient. Les
+instruments étaient primitifs: la charrue était encore sur le vieux
+modèle écossais, il fallait plusieurs paires de boeufs pour la
+traîner; les herses étaient garnies de dents de bois, les chariots
+étaient lourds et bas de roues; on vannait le blé à l'aide du vent
+entre les deux portes de la grange[1009]. Avec cela, de mauvaises
+routes et guère de chemins[1010]. Les fermiers étaient trop ignorants
+pour songer à améliorer leur mode de culture et trop pauvres pour
+l'essayer. «Aucun fermier ne possédait l'argent nécessaire pour
+améliorer cet état de choses[1011].» Aussi ils parvenaient péniblement
+à contraindre la terre à payer sa rente. Leur vie était aussi précaire
+que misérable. Une seule mauvaise saison suffisait pour les mettre en
+retard. Alors commençait, contre la descente graduelle vers la misère
+et la ruine, la lutte désespérée, dans laquelle avait succombé le père
+de Burns, dans laquelle Gilbert venait d'être sauvé par son frère,
+dans laquelle celui-ci allait être vaincu à son tour. Telle était, du
+moins, dans ses conditions matérielles, l'existence que Burns pouvait
+mener.
+
+ [Note 1002: Ces détails sont empruntés à un travail de John
+ Wilson, intitulé _Farming of the East and North Eastern
+ districts_, et à celui de James Drennan, _Farming of the
+ West and South Western Districts_. Ces deux études se
+ trouvent dans le _Report on the Present State of the
+ Agriculture of Scotland_, présenté au Congrès international
+ d'Agriculture tenu à Paris en 1878.]
+
+ [Note 1003: _Northern rural Life in the XVIIIth century_ by
+ the Author of _Johnny Gibb of Gushetneuk_.]
+
+ [Note 1004: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_,
+ chap. IV, p. 19.]
+
+ [Note 1005: Voir, sur l'_infield_ et l'_outfield_, John
+ Wilson, au commencement de son étude,--Ch. Rogers, _Scotland
+ social,_ etc., p. 88.]
+
+ [Note 1006: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_, p.
+ 22.]
+
+ [Note 1007: _Northern rural Life in the XVIIIth Century_, p.
+ 21.]
+
+ [Note 1008: Léonce de Lavergne. _Essai sur l'Économie
+ rurale_, etc., p. 329.]
+
+ [Note 1009: Voir les détails sur les outils de la ferme,
+ dans le chap. VI de _Northern rural Life in the XVIIIth
+ Century_, qui leur est consacré.--Voir aussi ailleurs les
+ détails donnés par Allan Cunningham à Lockhart. _Life of
+ Burns_, p. 199.]
+
+ [Note 1010: Voir John Wilson, ouvrage cité.--_Rural Life in
+ the XVIIIth Century_, p. 2 et le chap. XII.]
+
+ [Note 1011: Léonce de Lavergne, p. 329.]
+
+C'est une question qui n'est pas sans intérêt, de savoir quelle sorte
+de fermier était Burns et comment il gouvernait sa maison. Il avait
+deux domestiques mâles et deux filles de ferme. Son bétail comptait
+neuf ou dix vaches à lait, quelques veaux, quatre chevaux, et des
+brebis dont quelques-unes étaient ses favorites. C'était un bon maître
+et indulgent pour ses serviteurs. Il était familier et amical avec
+eux. Quand quelque chose le fâchait, il était un peu vif, mais l'orage
+était vite passé. Un vieillard, qui avait été garçon de ferme chez
+lui, disait qu'il ne l'avait vu réellement en colère qu'une fois,
+lorsqu'une des filles avait donné, sans les couper en assez petits
+morceaux, des pommes de terre à une vache qui étouffait. Ses regards,
+ses gestes, sa voix étaient terribles; il avait hérité ces colères de
+son père. C'était un bon laboureur. Souvent aussi, passant sur ses
+épaules le drap plein de grain, il semait le matin le champ que ses
+ouvriers devaient herser dans la journée[1012]. Il est probable que
+son intérieur était un peu plus soigné que celui de la plupart des
+autres fermiers. Si on se le représente vaquant à ces occupations dans
+le costume ordinaire: le large béret bleu écossais, un habit à longs
+pans de drap bleu ou marron, des culottes de velours de coton à côtes,
+des bas bleu foncé[1013], et, pendant les froids, un plaid blanc et
+noir autour des épaules, on aura complété cet aperçu de la routine de
+vie, sur laquelle éclataient ses instants de génie. C'est un tableau
+qui ne manque pas de dignité.
+
+ [Note 1012: R. Chambers, tom. III, p. 132, d'après les
+ souvenirs de William Clarke qui avait travaillé chez Burns.]
+
+ [Note 1013: Ch. Rogers, _Scotland social_, etc., p. 83.]
+
+Malgré ses accès de courage, malgré son intelligence, il ne semble pas
+qu'il eût les qualités nécessaires pour réussir, dans les conditions
+difficiles où il était. Quelques-uns de ses biographes essaient de
+soutenir qu'il était aussi bon fermier qu'un autre. C'est aller contre
+les témoignages des gens du métier et, on peut le dire, contre la
+vraisemblance. Un vieux fermier sagace, dont les terres touchaient à
+celles d'Ellisland, disait: «Sur ma foi, comment pouvait-il ne pas
+échouer, quand les domestiques mangeaient le pain aussi vite qu'il
+cuisait? Je ne parle pas figurativement, mais à la lettre. Considérez
+un peu. À cette époque, une étroite économie était nécessaire pour
+réaliser un bénéfice de 20 livres par an, sur Ellisland. Or, il ne
+pouvait être question du propre travail de Burns; il ne labourait, ni
+ne semait, ni ne moissonnait; pas, du moins, comme un fermier attaché
+à sa besogne. En outre, il avait une ribambelle de domestiques qu'il
+avait amenés d'Ayrshire. Les filles ne faisaient rien que cuire le
+pain, et les gars étaient assis près du feu et le mangeaient tout
+chaud avec de l'ale. La perte de temps et le gaspillage de nourritures
+atteignaient bien vite 20 livres par an[1014]». Il y a peut-être un
+peu d'exagération et de sévérité, dans ce jugement d'un homme qui ne
+semble pas avoir permis à ses domestiques de manger le pain aussi
+chaud; mais il y a sans doute quelque chose de vrai. Avec un maître
+comme Burns, souvent absent et préoccupé, et une maîtresse qui n'avait
+pas été élevée dans les choses d'une ferme, la surveillance devait
+être parfois négligée ou inefficace. Le père d'Allan Cunningham lui
+racontait que Burns avait l'air d'un homme inquiet et sans but précis.
+«Il était toujours en mouvement, soit à pied, soit à cheval. Dans la
+même journée, on pouvait le voir tenir la charrue, pêcher dans la
+rivière, flâner, les mains derrière le dos, sur la rive, contempler
+l'eau fuyante, à quoi il prenait grand plaisir, se promener autour de
+ses bâtiments ou dans ses champs, et, si on le perdait de vue pendant
+une heure, on le voyait revenir de Friars-Carse ou pousser son cheval
+à travers la Nith pour aller passer la soirée avec quelques amis
+éloignés[1015].» Il est difficile de tout détruire dans ces
+témoignages de gens qui l'ont bien connu et qui l'ont aimé. Était-il
+possible qu'il en fût autrement? Était-il possible que Burns, avec sa
+largeur de nature et les absences poétiques de son esprit, fût capable
+de cette attention serrée aux moindres choses, de cette surveillance
+inquiète de toutes les minutes, de cette parcimonie, presque de cette
+avarice, qui sont nécessaires, même dans les fermes en meilleure
+condition que n'était la sienne. Si la marge des bénéfices avait été
+plus large, il aurait pu tenir: il aurait mis quelques livres de côté
+en moins à la fin de l'année, et ceux qui travaillaient avec lui
+auraient été plus heureux. Mais, avec un écart aussi faible entre la
+réussite et la ruine, la partie était bien compromise. Et puis, son
+coeur n'était plus à cette besogne, ou n'y était plus que par
+moments[1016].
+
+ [Note 1014: Lockhart, _Life of Burns_, p. 158, d'après une
+ lettre d'Allan Cunningham.]
+
+ [Note 1015: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 83.]
+
+ [Note 1016: Le Principal Shairp est tout à fait de cet avis.
+ Voir son étude sur Burns dans les _English Men of Letters_,
+ p. 132-33.]
+
+ * * * * *
+
+Cette vie de fermier n'allait pas sans ses excès. Ceux-ci en étaient
+alors une partie obligée. Burns y était plus entraîné que d'autres,
+étant recherché non-seulement par les fermiers, mais par les
+propriétaires et les nobles des environs. On a, pendant cette année de
+1789, deux exemples des coups de boisson qui prenaient place, le plus
+naturellement du monde, dans cette existence. Le premier est une
+chanson qui fut composée dans des circonstances que Burns rapporte
+lui-même: «L'air est de Allan Masterton, la chanson est de moi.
+L'occasion qui la fit naître est celle-ci: M. William Nicol, de la
+High-School d'Édimbourg, étant à Moffat pendant ses vacances d'été,
+l'honnête Allan, qui était en ce moment en visite à Dalswinton, et
+moi, allâmes le voir. Nous eûmes une si joyeuse réunion, que M.
+Masterton et moi convînmes, chacun sur notre terrain, de célébrer
+l'affaire[1017].» Or, voici ce qu'était cette affaire:
+
+ [Note 1017: _Glenriddell Manuscript._]
+
+ Ô! Willie a brassé un demi boisseau de malt,
+ Et Rob et Allan vinrent le goûter:
+ Pendant toute cette nuit, trois coeurs plus joyeux
+ Vous ne les auriez pas trouvés dans la chrétienté.
+
+ Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris,
+ Nous avions juste une petite goutte dans l'oeil;
+ Le coq peut chanter, le jour peut se montrer,
+ Toujours nous goûtons la liqueur d'orge.
+
+ Nous voici réunis, trois joyeux gars,
+ Trois joyeux gars sommes-nous;
+ Et mainte nuit nous avons été gais,
+ Et mainte encore nous espérons l'être.
+
+ C'est la lune, je reconnais sa corne,
+ Qui luit là-haut dans le ciel;
+ Elle brille si clair pour nous conduire chez nous;
+ Mais, ma parole, elle attendra un peu!
+
+ Celui qui se lève le premier pour s'en aller,
+ C'est un cocu, un lâche, un maroufle!
+ Celui qui le premier tombera près de sa chaise
+ Celui-là est le roi de nous trois!
+
+ Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris,
+ Nous avions juste une petite goutte dans l'oeil;
+ Le coq peut chanter, le jour peut se montrer,
+ Toujours nous goûtons la liqueur d'orge[1018].
+
+ [Note 1018: _O Willie brew'd a peck o' maut._]
+
+En publiant cette chanson, dix ans plus tard, Currie mit en note ces
+simples mots: «Ces trois honnêtes garçons--tous les trois hommes de
+talents remarquables--sont maintenant tous les trois _sous le
+gazon_[1019].»
+
+ [Note 1019: Currie, _Burn's Poems_, p. 106.]
+
+La seconde histoire est plus originale. Si elle ne s'applique pas
+aussi directement à un acte de Burns lui-même, elle est plus
+caractéristique de la vie qui se menait autour de lui et dans laquelle
+il ne pouvait manquer d'être emporté. Burns était lié avec un
+gentleman du voisinage, Robert Riddel. Ce gentleman possédait un
+sifflet, _and thereby hangs a tale_, comme dit Shakspeare[1020].
+C'était un sifflet illustre, autour duquel il s'est fait plus de bruit
+qu'il n'a jamais pu en sortir de lui. Le poète s'est fait
+l'historiographe de ce précieux objet. «Dans la suite d'Anne de
+Danemark, lorsqu'elle vint en Écosse, avec notre James VI, se trouvait
+un gentilhomme danois, de stature gigantesque, de grande prouesse,
+champion sans égal de Bacchus. Il avait un petit sifflet d'ébène qu'il
+plaçait sur la table au commencement des orgies. Celui qui serait
+capable de le faire siffler, quand tout le monde serait désemparé par
+la puissance de la bouteille, devait l'emporter comme trophée de sa
+victoire. Le Danois exhibait des témoignages de ses triomphes, sans
+une seule défaite, aux cours de Copenhague, de Stockholm, de Moscou,
+de Varsovie et à diverses des petites cours d'Allemagne. Il défia les
+buveurs écossais et les réduisit à l'alternative de reconnaître ses
+exploits ou de confesser leur infériorité. Maints Écossais furent
+vaincus. Enfin le Danois se rencontra avec sir Robert Laurie de
+Maxwelton, ancêtre du digne baronnet actuel de ce nom, qui, après une
+rude lutte de trois jours et de trois nuits, laissa le Scandinave sous
+la table,
+
+ Et siffla sur le sifflet son requiem aigu.
+
+ [Note 1020: _Othello._ Act. III, sc. I.]
+
+Sir Walter, fils du susdit sir Robert, perdit plus tard le sifflet
+contre Walter Riddel de Glenriddel qui avait épousé une soeur de sir
+Walter[1021]». Ce sifflet était maintenant en la possession du voisin
+de Burns. Il fut convenu entre lui et deux autres descendants de
+l'ancêtre glorieux: Ferguson de Craigdarroch et sir Robert Laurie de
+Maxwelton, alors membre du Parlement pour Dumfries, qu'il y avait lieu
+de recourir à un nouveau tournoi, pour savoir à qui reviendrait le
+sifflet d'ébène, le sifflet du géant danois. L'endroit et le jour
+furent fixés: c'était à Friars-Carse, résidence de Robert Riddel, le
+seizième jour du mois d'octobre de l'an 1789, que la rencontre devait
+avoir lieu. Des juges de camp et des arbitres furent désignés, et
+Robert Burns devait célébrer le vainqueur par une ode triomphale.
+
+ [Note 1021: Notice de Burns en tête de la chanson.]
+
+ Un barde fut choisi pour assister au combat,
+ Et dire aux âges futurs les exploits de cette journée;
+ Un barde gui détestait la tristesse et l'ennui
+ Et souhaitait que le Parnasse fût un vignoble.
+
+Enfin, le jour solennel arriva. «Plein de la pensée de ce jour
+important pour Friars-Carse, j'ai guetté les éléments et les deux,
+dans la pleine persuasion qu'ils l'annonceraient, au monde étonné, par
+des phénomènes d'une terrible signification. Hier soir, jusqu'à une
+heure très tardive, j'ai attendu, avec une horreur anxieuse,
+l'apparition de quelque comète enflammant la moitié du ciel, ou
+d'armées aériennes de scandinaves sanguinaires, traversant les cieux
+épouvantés, rapides comme l'éclair fourchu, et terribles comme ces
+convulsions de la nature qui ensevelissent les nations. Les éléments,
+cependant, semblent prendre la chose très tranquillement; ils n'ont
+pas même introduit ce matin-ci avec un triple soleil et une pluie de
+sang, symboles des trois puissants héros et du grand épanchement de
+vin d'aujourd'hui[1022].»
+
+ [Note 1022: _To Captain Riddel_, 16th Oct. 1789.]
+
+Le dîner préliminaire achevé, les adversaires en vinrent aux mains.
+Ils s'installèrent et se mirent au claret. Le gai Plaisir s'excitait,
+s'affolait, à mesure que les verres passaient. Le brillant Phoebus,
+qui n'avait pas depuis longtemps assisté à une scène si digne du
+travail de ses rayons, était triste de les quitter; mais Cynthie lui
+dit à l'oreille qu'il les retrouverait le lendemain matin.
+
+ Six bouteilles chacun avaient à peu près épuisé la nuit,
+ Quand le vaillant sir Robert, pour finir le combat,
+ Vida en une seule rasade une bouteille de vin rouge,
+ Et jura que c'était ainsi que faisaient leurs ancêtres.
+
+À ce point-là, Glenriddel, «prudent et sage», jugea que c'était assez,
+et se retira du combat. Les deux autres continuèrent.
+
+ Le vaillant sir Robert lutta dur jusqu'à la fin;
+ Mais qui peut résister au destin et à des rasades d'une bouteille?
+ Cependant le Destin a dit: «un héros doit tomber à la lumière»;
+ Donc, le brillant Phoebus se leva, et le chevalier s'abattit.
+
+ Alors se leva notre barde, comme un prophète de beuverie:
+ «Craigdarroch, tu planeras quand la création s'écroulera!
+ Mais, si tu veux fleurir immortellement dans mes vers
+ Allons, une bouteille encore, et sois sublime!
+
+ «Ta lignée, qui a lutté pour la Liberté avec Bruce,
+ Produira à jamais des héros et des patriotes!
+ Ainsi, à toi soit le laurier, et à moi soit la baie;
+ Tu as gagné la journée, par le brillant dieu du jour qui point là-bas!»
+
+Le vainqueur était donc sir Robert Laurie. Chambers ajoute: «J'ai
+appris par un parent de sir Robert Laurie qu'il ne se remit jamais
+complètement des suites de cette joute extraordinaire décrite par
+Burns, bien qu'il ait pu, quelques années après, prendre une part
+active aux guerres de la Révolution française, et qu'il ait survécu
+jusqu'en 1804[1023].» Cette scène est propre à marquer les habitudes
+des gentilshommes campagnards dont les résidences entouraient la ferme
+de Burns.
+
+ [Note 1023: R. Chambers, tome III, p. 62.]
+
+ * * * * *
+
+Mais quelles fluctuations il y a dans ces âmes de poètes! On les croit
+ici, et, d'un coup d'aile, elles sont là-bas, au loin, bien haut. Fort
+peu de jours après cette olympique de la bouteille, Burns composa une
+pièce qui tient dans son oeuvre et dans sa vie une autre place.
+
+En sortant d'être le Pindare de cette burlesque victoire, il entra
+dans un état d'âme grave et presque religieux. On a remarqué que,
+depuis 1786, à l'époque où, selon ses propres expressions, «l'Automne
+passe à l'Hiver, la pâle année,» quand les forêts sont sans feuilles
+et les prairies sont brunes, une mélancolie tombait sur lui, comme au
+retour d'un anniversaire douloureux et secret. C'était vers la fin de
+la moisson, au temps où Mary Campbell était morte. Cette année-ci,
+dans le vide de sa vie, le souvenir de la douce fille disparue lui
+revint avec plus de netteté. Depuis le moment où la nouvelle funeste
+était arrivée à la ferme de Mossgiel, depuis trois pleines années
+déjà, c'était le premier automne où il vivait hors du bruit, dans la
+solitude qui plaît aux souvenirs, et dans l'amertume du coeur où l'on
+comprend tout le prix des affections passées. Un jour, vers le milieu
+d'octobre, après avoir travaillé comme à l'ordinaire à la moisson, il
+parut, lorsque tomba le crépuscule, avoir quelque chose qui le rendait
+triste. Il sortit et erra dans la cour de la grange où sa femme, qui
+craignait pour sa santé, le suivit, lui faisant remarquer que la gelée
+était venue et lui demandant de rentrer. Il le lui promit, mais
+continua à se promener lentement de long en large, contemplant le ciel
+qui était singulièrement clair et étoilé. Il resta dehors presque
+toute la nuit[1024]. À la fin, Mrs Burns revint de nouveau vers lui.
+Il était étendu sur un tas de paille, les yeux fixés sur une belle
+planète «qui brillait comme une autre lune[1025].» Elle obtint de lui
+qu'il rentrât. Aussitôt dans la maison, il demanda son pupitre et
+écrivit d'un trait les touchantes et pures strophes _à Mary dans le
+Ciel_.
+
+ [Note 1024: Cromek, _Reliques of Burns_, p. 238.]
+
+ [Note 1025: Voir sur ces détails Cromek, _Reliques of
+ Burns_, p. 238; Lockhart, _Life of Burns_, p. 190.]
+
+ Ô étoile tardive, qui d'un rayon diminué
+ Aimes à saluer la première aube,
+ Voici que tu ramènes le jour
+ Où ma Mary fut arrachée à mon âme.
+ Ô Mary, chère ombre disparue!
+ Où est ta place de repos bienheureux?
+ Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
+ Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine?
+
+ Puis-je oublier cette heure sacrée,
+ Puis-je oublier ce bosquet sanctifié,
+ Où, sur les bords de l'Ayr sinueux, nous nous rencontrâmes,
+ Pour vivre un jour d'adieux et d'amour!
+ L'éternité n'effacera pas
+ La chère souvenance des transports passés,
+ Ni ton image dans notre dernière étreinte,
+ Ah! nous pensions peu que c'était la dernière!
+
+ L'Ayr, murmurant, baisait sa rive caillouteuse,
+ Sur lui se penchaient des bois sauvages, des verdures épaisses:
+ Le bouleau parfumé et l'aubépine blanche
+ S'enlaçaient amoureusement autour de cette scène de ravissement
+ Les fleurs jaillissaient désireuses d'être pressées,
+ Les oiseaux chantaient l'amour sur chaque rameau,
+ Jusqu'à ce que trop, trop tôt, l'ouest en feu
+ Proclama la fuite du jour ailé.
+
+ Sur ces scènes ma mémoire reste éveillée,
+ Et les chérit tendrement avec un soin avare;
+ Le Temps n'en rend que plus forte l'empreinte,
+ Comme les ruisseaux creusent plus profond leur lit.
+ Mary, chère ombre disparue!
+ Où est la place de repos bienheureux?
+ Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
+ Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine?[1026]
+
+ [Note 1026: _To Mary in Heaven._]
+
+Ainsi, après trois années, et quelles années, l'image de Mary Campbell
+sortait du passé où elle semblait effacée et perdue. Tout revivait;
+tous les détails de ce second dimanche de mai, avec sa lumière
+tranquille, sa solennité et ses adieux; le paysage resplendissait et
+embaumait comme alors, plein d'amour lui-même. Et la douce apparition
+revenait avec sa grâce sérieuse et son regard plein de reproches. Car,
+dans les sanglots de Burns, il n'y avait pas que des regrets, et dans
+cet appel passionné à la chère ombre disparue, il y a comme une
+douloureuse et fervente demande de pardon. Elle revenait prendre
+possession d'un coeur, où d'autres avaient passé, mais où elle seule
+devait rester comme la plus pure et la plus aimée. Et ce retour ne fut
+pas une de ces crises de souvenir violentes et passagères, dont l'âme
+est parfois saisie. Ce fut quelque chose de profond et de durable, qui
+s'associa aux suprêmes espérances de Burns et qui, peut-être, les fit
+naître. À partir de ce moment, l'idée de retrouver, dans un autre
+monde, sa chère et mélancolique Marie des Hautes-Terres, fut pour lui
+une consolation, une pensée de refuge, un degré de religion. C'est ce
+souvenir qui le conduisit le plus près du ciel. Deux mois après cette
+mémorable soirée, il écrivait à Mrs Dunlop:
+
+ Là, je retrouverais un père âgé, maintenant à l'abri des coups
+ d'un monde mauvais, contre lequel il a si longtemps et si
+ bravement lutté. Là, je retrouverais l'ami, l'ami désintéressé de
+ ma jeune vie, l'homme qui se réjouissait de me voir parce qu'il
+ m'aimait et pouvait m'être utile. Ô Muir! tes faiblesses étaient
+ les erreurs de la nature humaine, mais ton coeur brillait de tout
+ ce qui est généreux, viril et noble; et si jamais une émanation
+ de l'Être tout Bon a dessiné une forme humaine, ce fut la tienne!
+ Là, avec une angoisse muette d'extase, je reconnaîtrais ma Mary
+ perdue, ma toujours chère Mary, dont le coeur était chargé de
+ vérité, d'honneur, de constance et d'amour.
+
+ Ma Mary, chère ombre disparue!
+ Où est ta place de repos céleste?
+ Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
+ Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine[1027]?
+
+ [Note 1027: _To Mrs Dunlop_, 13th Dec. 1789.]
+
+Et Jane Armour? On peut dire qu'elle est oubliée et quittée! On voit
+maintenant combien était périssable la passion qu'elle avait inspirée.
+Ce n'est pas elle que son mari souhaite revoir, quand les relations
+temporaires de cette vie seront dénouées et remplacées par des unions
+éternelles. Il l'a prise et il la laisse ici-bas. Cet amour, tout
+d'attrait physique, ardent et passager comme la jeunesse, devait
+mourir avec elle et s'éloigner devant un amour plus spiritualisé. La
+pauvre Mary a pris sa revanche de celle à qui jadis elle fut
+sacrifiée.
+
+
+II.
+
+L'EXCISE. -- LE SACRIFICE. -- LES FATIGUES.
+
+Au commencement d'août 1789, Burns reçut l'avis officiel qu'il était
+nommé employé de l'Excise, dans la division rurale au centre de
+laquelle se trouvait sa ferme. C'était ce qu'il avait demandé. Il
+croyait pouvoir ainsi combiner ses deux métiers d'employé et de
+fermier. Il écrivit à sir Robert Graham, à qui il devait cette
+nomination, un sonnet de fervente gratitude.
+
+ Toi astre du jour! toi autre lumière plus pâle!
+ Et vous, nombreuses étoiles brillantes de la nuit!
+ Si jamais rien efface de ma pensée le bienfaiteur,
+ Ou si je fais jamais honte à son bienfait,
+ Ne roulez plus dans vos sphères errantes
+ Que pour me compter les années d'un misérable!
+ Je pose ma main sur ma poitrine gonflée,
+ Et je voudrais, mais je ne sais pas, exprimer le reste[1028].
+
+ [Note 1028: _Sonnet on Receiving a Favour_, 10th Aug. 1789.]
+
+Toutefois, sous cette explosion de reconnaissance, s'agitaient
+d'autres sentiments. S'il remerciait avec sincérité celui qui lui
+assurait du pain, ce pain ne laissait pas de lui être amer. Tant que
+cet emploi avait été distant, il n'en avait aperçu que les avantages.
+Maintenant que la nomination était là, sur sa table; que la besogne
+allait être là, entre ses mains, il éprouvait une humiliation. Son
+coeur se soulevait; et, en même temps qu'il adressait à son protecteur
+ces vers exaltés, il composait, pour son propre usage, un impromptu
+d'un autre ton:
+
+ Fouiller des barils de vieilles femmes!
+ Hélas! faut-il! hélas!
+ Que de la sale levure souille mes lauriers?
+ Mais... que dire?
+ Ces choses touchantes appelées femme et bébés
+ Émouvraient des coeurs de pierre![1029]
+
+ [Note 1029: _Extemporaneous Effusion on being appointed to
+ an Excise Division._]
+
+Il est clair qu'une défaveur frappait le métier dans lequel il allait
+s'engager. «Il y a une certaine flétrissure attachée à la profession
+d'officier de l'Excise, mais je n'ai pas dessein de recevoir honneur
+de ma profession; et, bien que le salaire soit comparativement petit,
+c'est du luxe comparé à tout ce que la première partie de ma vie
+m'avait appris à espérer[1030].» Ailleurs il en parle avec plus de
+franchise encore: «Quant à l'ignominie de la profession, j'ai
+l'encouragement que j'entendis un jour un sergent de recrutement
+donner à une nombreuse, sinon respectable, audience, dans les rues de
+Kilmarnock: «Messieurs, pour vous encourager encore mieux, je puis
+vous assurer que notre régiment est le corps le plus canaille qui
+appartienne à la couronne, et, par conséquent, chez nous, un honnête
+garçon a les chances les plus sûres d'avancement[1031].» Et il n'y
+avait pas à hausser les épaules, à prétendre que c'était là un avis de
+sots, un dire d'imbéciles. N'était-ce pas lui-même qui, au temps où il
+en parlait à son aise, avait écrit ces vers?
+
+ [Note 1030: _To John Geddes_, 3rd Feb. 1789.]
+
+ [Note 1031: _To Robert Ainslie_, 1st Nov. 1789.]
+
+ Ces maudites sangsues de l'Excise,
+ Qui saisissent les alambics à whiskey,
+ Lève la main, démon! un, deux, trois!
+ Va, saisis cette racaille,
+ Et cuis-les dans des pâtés de soufre
+ Pour les pauvres buveurs damnés[1032].
+
+ [Note 1032: _Scotch Drink._]
+
+On peut imaginer combien il devait être sensible à cette
+animadversion. Sa fierté si chatouilleuse frémissait à la pensée de ce
+discrédit. De plus, lui qui était accoutumé à être accueilli par des
+rires et de la belle humeur, souffrait à l'idée d'être un objet de
+défiance, de voir les visages s'assombrir à son approche. Quand il
+serait dans un marché, dans une auberge, on ne rirait plus de si
+franche façon. Il serait le publicain suspect. Cela blessait son
+sentiment de cordialité.
+
+Et puis, que d'autres choses pénibles dont les parties généreuses de
+son coeur se détournaient! Tracasser, pourchasser, traquer de pauvres
+diables, les surprendre, les saisir! Le laid métier! Voir leurs
+larmes, entendre leurs lamentations! Quelquefois, frapper, sévir,
+quand, à côté des conditions d'évidence réglementaires et imposées, il
+y a place pour des doutes ou pour des excuses, dont on n'a pas le
+droit de tenir compte! La cruelle contrainte! Être inexorable, se
+boucher les oreilles, se durcir le coeur, cacher la pitié qui va vers
+ces chétifs, feindre la colère, l'impatience, l'inflexibilité!
+Assister tous les jours au spectacle douloureux des écrasements, que
+les lourdes roues de la machine politique accomplissent sur les fonds
+de la société, frapper ces misérables éperdus pour qui un peu de
+fraude, un peu d'esprit distillé est la ressource, qui ne comprennent
+pas les impôts et maudissent ces mains infatigables et insatiables qui
+leur arrachent le prix d'un pain ou d'un vêtement! La haïssable
+besogne! Il faut, semble-t-il, de la coercition pour faire aller le
+monde; mais il est odieux d'en être l'instrument. On a la preuve que,
+dans l'exercice de ses fonctions, Burns éprouva toutes ces révoltes;
+il était trop clairvoyant pour ne pas prévoir qu'il les éprouverait.
+Et quel homme, un peu actif de coeur, ne se tourmenterait pas ainsi?
+
+Enfin, une inquiétude qui lui était particulière, pesait sur sa
+résolution. Il craignait que ce nouveau métier ne fût défavorable à sa
+vie poétique. Si, à la vérité, il n'y a pas grande différence
+apparente entre décharger une charretée de paille et visiter des
+barils de brasseurs, il y a une grande différence intérieure. Le
+fermier qui envoie ses fourchées est libre d'esprit, et, tandis que
+ses bras travaillent, sa pensée peut se reposer sur des objets beaux
+et nobles. Mais l'employé, pour atteindre la fraude, est obligé
+d'exercer et de plier son esprit au même travail que celui du
+fraudeur; il faut qu'il dépiste les ruses, débrouille les détours,
+suive les manèges, évente les supercheries; il faut qu'il joue au plus
+fin, se fasse astucieux et serre de près toutes les manoeuvres
+subreptices. Ce peut être un métier attrayant et instructif pour des
+esprits positifs et fureteurs; un sentiment de discipline sociale et
+de devoir professionnel peut, comme il arrive souvent, le rehausser.
+Mais cette préoccupation, qui toujours en quête des bassesses d'autrui
+va flairant, le nez sur des roueries, n'est pas propice à la poésie,
+laquelle veut être libre et vit d'air pur. Et puis, il y a, dans ces
+métiers élémentaires de laboureur et de matelot, une largeur et une
+simplicité, un commerce avec la nature, un éloignement des
+mesquineries, une absence de mal, un caractère de bienfait, qui
+donnent à l'âme de la hauteur, du repos et de la beauté. Il semblait à
+Burns qu'il était sur le bord d'une déchéance et d'un péril, que
+c'était une chute que de tomber, de son noble et franc métier, à ce
+métier décrié et sournois de rat de cave, de maltôtier. Toutes ces
+pensées fermentaient en lui et empoisonnaient sa joie.
+
+Ces amertumes faisaient précisément le mérite du sacrifice qu'il
+accomplissait. Il prit son parti hardiment comme il faisait toute
+chose. Il n'essaya pas de dissimuler aux amis auxquels il pouvait
+s'ouvrir, ses répugnances et ses craintes. Il leur exposait, en même
+temps, quels motifs pressants et quels devoirs le déterminaient à une
+résolution qui devait les étonner. Ces confidences sont les échos de
+ses débats et de sa victoire intimes. Il fallait pourvoir à la
+famille; elle allait encore augmenter. «Je sais, écrivait-il, comment
+le mot d'employé d'Excise, ou celui encore plus outrageant de
+«jaugeur» sonneront à vos oreilles. Moi aussi j'ai vu le jour où mes
+nerfs auditifs auraient été très sensibles et très susceptibles à ce
+sujet; mais une femme et des enfants sont merveilleusement puissants
+pour émousser ce genre de sensation[1033].» Dans une épître au Dr
+Blacklock, il révèle comment cette même considération a triomphé
+d'angoisses plus profondes et plus secrètes: celles qui portaient sur
+le sort de son inspiration poétique. La façon dont il supplie ses
+anciennes amies les Muses de lui pardonner montre combien il craignait
+que les fières déesses ne l'abandonnassent:
+
+ [Note 1033: _To Rob. Ainslie._ 1st Nov. 1789.]
+
+ Que dites-vous, mon fidèle ami,
+ Me voici devenu jaugeur.--La Paix là dessus!
+ Fillettes du Parnasse, je crains, je crains,
+ Que vous ne me dédaigniez maintenant!
+ Et alors mes cinquante livres par an
+ Me seront faible gain.
+
+ Vous, folâtres, joyeuses, délicates demoiselles,
+ Qui, près des rivulets sinueux de Castalie,
+ Sautez, chantez et lavez vos membres jolis,
+ Vous savez, vous savez
+ Que la forte nécessité est suprême
+ Parmi les fils des hommes.
+
+ J'ai une femme et deux petits garçonnets;
+ Il faut qu'ils aient de la soupe et des guenilles;
+ Vous savez vous-mêmes combien mon coeur est fier,
+ Je n'ai pas besoin de me vanter;
+ Mais je couperai des balais, je tresserai des corbeilles de saule,
+ Plutôt qu'il leur manque quelque chose.
+
+ Le Seigneur m'aide à travers ce monde de soucis!
+ J'en ai lassitude et dégoût, soir et matin!
+ Non que je n'aie une part plus riche
+ Que maint autre;
+ Mais pourquoi un homme a-t-il meilleure chère,
+ Quand tous les hommes sont frères?
+
+ Viens, ferme volonté, prends l'avant-garde,
+ Toi tige de lin mâle dans l'homme!
+ Songeons que faible coeur jamais ne gagna
+ Belle dame:
+ Qui fait le plus qu'il peut
+ Un jour fera davantage.
+
+ Mais pour conclure ma pauvre rime,
+ (J'ai peu de vers et peu de temps),
+ Faire une heureuse atmosphère de foyer,
+ Pour les petits et pour la femme,
+ Là est la vérité pathétique et sublime
+ De la vie humaine[1034].
+
+ [Note 1034: _Epistle to Dr Blacklock._]
+
+C'est noblement exprimé et virilement. Ces strophes sont belles: elles
+ont des entrailles. Elles contiennent l'essence de tous ces dévoûments
+secrets, par lesquels tant d'hommes font l'oblation de leur espérance
+et de leur talent, offrent le meilleur de ce qu'ils portent en eux et
+le meilleur de ce qu'ils attendaient de la vie, pour faire la maison
+moins froide. C'est peut-être l'acte dans lequel Burns s'est le plus
+rapproché de ce qui lui faisait défaut: l'effacement, le sacrifice de
+soi-même. Ce n'était que le devoir, mais le devoir accepté en homme de
+coeur. Il avait le droit d'écrire cette phrase fière, qui est la
+vérité sur sa présence dans l'Excise:
+
+ Les gens peuvent dire ce qu'ils veulent de l'ignominie de
+ l'Excise, cinquante livres par an nourriront ma femme et mes
+ enfants et me rendront indépendant du monde; j'aime beaucoup
+ mieux qu'on dise que ma profession reçoit du crédit de moi que
+ moi de ma profession[1035].
+
+ [Note 1035: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.]
+
+Il se mit courageusement à la besogne. Il semble avoir été, du premier
+coup, un employé excellent: actif, énergique, sachant la juste mesure
+entre la sévérité et la bonté. Il y avait chez lui des qualités qui
+eussent été à la hauteur des premières charges du pays, quoi
+d'étonnant qu'il ait pu faire un commis des droits réunis? Dès sa
+première année, il accrut le nombre des contraventions dans des
+proportions assez considérables pour doubler presque son traitement.
+
+Du reste, il sut trouver la véritable ligne de conduite. Avec les
+fraudeurs de profession, il était sévère et inflexible. Avec les
+autres, au contraire, avec les pauvres débitants qui distillaient un
+peu de whiskey, avec les pauvres femmes qui cachaient un peu de tabac,
+avec tout ce chétif monde qu'une amende aurait ruiné, il savait fermer
+les yeux, parfois même, prévenir d'un mot les coupables. Les
+anecdotes, à ce sujet, ne manquent pas. Un jour, avec un de ses
+compagnons d'Excise nommé Lewars, il entre dans la boutique d'une
+veuve et fait saisie de tabac de contrebande: «Jenny, lui dit-il, je
+pensais bien que cela finirait ainsi. Venez, Lewars, notez le nombre
+des rouleaux pendant que je les compterai.» Et l'appelant par la forme
+familière et amicale de son prénom: «Dites-moi, Jock, avez-vous jamais
+entendu les vieilles femmes compter leurs fils, avant que les bobines
+à arrêt fussent inventées?» «Tu comptes, comptes pas; tu comptes,
+comptes pas.» Et poursuivant sa plaisanterie, de deux paquets il en
+jetait l'un dans le giron de la pauvre femme, lui sauvant ainsi la
+moitié de sa prise[1036]. Le professeur Gillespie, qui enseigna à
+l'Université de St.-Andrews, retrouve dans ses souvenirs de gamin
+l'histoire suivante, qui montre Burns dans une situation analogue et
+indique, en même temps, de quelle curiosité il était l'objet partout
+où il allait.
+
+ [Note 1036: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 90.]
+
+ «On peut deviner avec quel intérêt j'entendis dire, un jour de
+ foire à Thornhill, que Burns allait visiter le marché! Tout gamin
+ que j'étais, l'intérêt qu'éveillait en moi cet homme
+ extraordinaire fut suffisant, ajouté aux attractions ordinaires
+ d'une foire de village, pour me faire aller au marché. Burns
+ entra dans la foire, vers midi; et hommes, femmes et filles, tous
+ étaient en émoi pour apercevoir le laboureur d'Ayrshire. Je le
+ suivis comme un chien, de baraque en baraque et de porte en
+ porte. On avait dénoncé une pauvre veuve du nom de Kate Watson,
+ qui s'était risquée à donner, à quelques-uns de ses vieux amis de
+ la campagne, un coup d'ale sans licence, et un filet de whiskey,
+ à l'occasion de la fête de village. Je le vis entrer à sa porte;
+ et je ne m'attendais à rien moins qu'à la saisie immédiate d'une
+ certaine jarre de terre et d'un baril qui, à ma connaissance,
+ contenaient les objets de contrebande, à la recherche desquels
+ était le barde. Un signe de tête, accompagné d'un geste de
+ l'index, fit arriver Kate à l'entrée; j'étais assez près pour
+ entendre distinctement les mots suivants: «Kate, êtes-vous folle?
+ Savez-vous que le contrôleur et moi nous allons vous arriver dans
+ quarante minutes? au revoir, pour à présent.» Burns fut dans la
+ rue, au milieu de la foule, en un moment; et j'appris que son
+ avis n'avait pas été négligé. Il avait épargné à une pauvre veuve
+ délaissée une amende de plusieurs livres[1037].
+
+ [Note 1037: Scott Douglas, tom. V, p. 403. Cette anecdote du
+ professeur Gillespie parut dans l'_Edinburgh Literary
+ Journal_, 1829.]
+
+Lorsqu'il fallait absolument saisir ces malheureux, il ne les
+abandonnait pas. Devant les juges, il les excusait; il priait la cour
+de réserver sa sévérité pour les coupables endurcis.
+
+ J'ai pris, je l'imagine, une façon assez nouvelle de traiter mes
+ fraudes. Je verbalisais contre tous les délinquants, mais, devant
+ la cour, j'implorais moi-même la grâce des pauvres gens
+ incapables de payer. Cette apparence d'impartialité m'a donné
+ tant de crédit près du Tribunal que, avec de grandes
+ félicitations, ils m'ont si bien accordé ample revanche sur le
+ reste que mon droit d'amendes est double de ce à quoi il monte
+ dans n'importe quelle division du district[1038].
+
+ [Note 1038: _To Rob Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.]
+
+Il semble donc qu'il ait eu auprès de la cour une influence
+particulière. C'était peu étonnant d'ailleurs. Il est vraisemblable
+que quelques-uns de ces plaidoyers ou de ces réquisitoires d'employé
+subalterne prenaient, quand il parlait, des allures de discours
+éloquents, forts d'énergie et d'émotion. On aurait pu compter sur les
+doigts les avocats du barreau écossais dont la parole n'eût pas été
+éclipsée et éteinte par la sienne.
+
+ * * * * *
+
+Cependant, quels qu'aient été les mérites moraux de sa décision, il
+est impossible de ne pas regarder l'entrée de Burns dans l'Excise
+comme un malheur. Qu'on laisse de côté les amertumes intimes et ce
+sentiment de vie abaissée, dont les dégâts dans un homme sont
+incalculables, il venait d'entreprendre une besogne à laquelle une
+santé robuste aurait eu peine à résister.
+
+Rien que les fatigues et les tracas de ses fonctions nouvelles
+suffisaient pour occuper les forces d'un homme. C'était, en vérité, un
+dur métier. La division à laquelle il avait été nommé était très
+considérable; elle couvrait dix paroisses fort éloignées les unes des
+autres, dans ce temps de population clairsemée. «La pire circonstance
+est que la division d'Excise qui m'est tombée en lot, est si
+étendue... pas moins de dix paroisses, à travers lesquelles il faut
+chevaucher; elle abonde, en outre, en tant d'affaires, que je puis à
+peine dérober un instant[1039].» Il fallait les visiter chaque
+semaine, par tous les temps, par tous les chemins. C'était, au bas
+mot, deux cents milles à faire à cheval; «outre les affaires de ma
+ferme, je fais à cheval, pour mes affaires de l'Excise, au moins deux
+cents milles chaque semaine[1040].» Longues courses désolées, dans les
+pluies si fréquentes sur la vallée supérieure de la Nith, dans les
+pénétrants brouillards écossais, dans la neige, à travers les plaines
+semées de fondrières et de tourbières, les bruyères marécageuses et
+les ruisseaux qu'on passait alors à gué, faute de ponts. Il arrivait
+dans des endroits perdus, ruisselant d'eau, percé jusqu'aux moelles.
+«Maintefois, j'ai vu Burns entrer dans la maison de mon père, par une
+nuit froide et pluvieuse, après une longue course à cheval à travers
+nos tristes moors. En ces occasions-là, quelqu'un de la famille
+prêtait la main pour le débarrasser de son caban et de ses bottes,
+tandis que les autres lui apportaient une paire de pantoufles et lui
+faisaient une tasse de thé chaud[1041].» Mais ces réceptions n'étaient
+pas communes. Il devait le plus souvent se contenter de l'abri d'une
+auberge de village et faire sécher sur son corps ses vêtements
+mouillés.
+
+ [Note 1039: _To Richard Brown_, 4th Nov. 1789.]
+
+ [Note 1040: _To William Dunbar_, 14th Jan. 1790.]
+
+ [Note 1041: R. Chambers, tom. III, p. 87. Souvenirs de Miss
+ Jeffrey.]
+
+ Tandis que je suis assis ici, triste et solitaire, près du feu,
+ dans une petite auberge de campagne, en train de faire sécher mes
+ vêtements mouillés, entre un pauvre diable de soldat qui me dit
+ qu'il s'en va à Ayr. Par les cieux, me dis-je, avec un flux de
+ joie que la magie de ce son «la vieille ville d'Ayr» a fait
+ monter en moi, je vais envoyer ma dernière chanson à M.
+ Ballantine. La voici:
+
+ Ô rives fleuries du joli Doon,
+ Comment pouvez-vous fleurir si joliment?
+ Comment pouvez-vous chanter, petits oiseaux,
+ Quand je suis si plein de soucis?[1042]»
+
+ [Note 1042: _To John Ballantine_, March 1791.]
+
+Il fallait arriver à toute heure, à l'improviste, mesurer les
+tonneaux, visiter les caves, découvrir les cachettes de tabac,
+surprendre le moment où clandestinement on distillait du whiskey. Il
+tombait précisément dans un des districts et à une époque où la
+contrebande était le plus active. Toute cette contrée de l'ouest était
+inondée de marchandises prohibées, jetées sur la côte par les
+smugglers, dont le refuge était l'île de Man, alors un véritable
+repaire. D'un autre côté, l'augmentation récente des droits sur les
+liqueurs fermentées avait développé dans de grandes proportions la
+fabrication illicite de la bière et la distillation du whiskey[1043].
+
+ [Note 1043: _Northern rural Life in the XVIIIth century_, p.
+ 184.]
+
+À cette surveillance s'ajoutaient les cent petites besognes qui en
+dépendaient: les rapports, les procès-verbaux, toute une
+correspondance. Il fallait se rendre, les jours de versement, au
+bureau à Dumfries. C'étaient des journées affairées où il trouvait à
+peine quelques bribes de repos. On en a un aperçu dans une lettre
+qu'il écrivait au Dr Moore.
+
+ «En venant dans cette ville ce matin, pour remplir mes fonctions
+ dans ce bureau, aujourd'hui étant jour de collecte, j'ai
+ rencontré un gentleman qui me dit qu'il est en route pour
+ Londres; je saisis l'occasion de vous écrire. J'aurai quelques
+ lambeaux de loisir dans la journée, au milieu de notre horrible
+ affairement et de notre agitation, et je tâcherai de les élargir,
+ mais si ma lettre est aussi stupide que..., aussi bigarrée qu'un
+ journal, aussi brève que les grâces d'un homme affamé avant le
+ repas, ou aussi longue qu'un dossier du procès Douglas, aussi mal
+ épelée que le billet doux d'un John campagnard, aussi
+ affreusement écrite que la réponse qu'y fait Betty traie-vache,
+ j'espère que, eu égard aux circonstances, vous me
+ pardonnerez[1044].»
+
+ [Note 1044: _To Dr Moore_, 14th July 1790.]
+
+À d'autres moments c'était la cour de justice qui, faisant son
+circuit, arrivait. Ces journées-là ne valaient pas mieux. Il fallait
+se présenter devant le tribunal, faire office de ministère public,
+comme le font encore nos officiers des eaux et forêts, exposer les
+circonstances des cas jugés, insister pour ou contre.
+
+ «La très bonne lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
+ m'est arrivée, juste comme je me plongeais dans le gouffre d'une
+ Cour pour fraudes d'Excise. J'émerge à l'instant du tourbillon
+ et, Dieu le sait, dans une condition peu propre à rendre
+ convenablement les mouvements de mon coeur quand je m'assieds
+ pour écrire à
+
+ l'ami de ma vie, le vrai protecteur de mes vers[1045].»
+
+ [Note 1045: _To Robert Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.]
+
+Une complicité générale s'étendait sur tout le pays, protégeait les
+délinquants contre les recherches ou les défendait contre les
+poursuites. Les paysans favorisaient les contrebandiers; les
+propriétaires usaient de leur influence en faveur des paysans pris à
+distiller le whiskey. C'étaient alors des tracas, des démarches pour
+déjouer les recommandations et les influences. La lettre suivante
+donne une idée, non seulement des fatigues, mais des difficultés du
+métier de Burns, et de la façon dont il le comprenait et le
+pratiquait. Elle est adressée à son supérieur, le collecteur Mitchell:
+
+ «Monsieur, je ne manquerai pas d'aller voir le capitaine Riddell
+ ce soir. Je désire et je prie que la déesse de la justice en
+ personne puisse apparaître parmi nos honorables juges, simplement
+ pour leur dire un mot à l'oreille: que la compassion pour le
+ voleur est une injustice envers l'honnête homme. Je trouve que
+ chaque délinquant a tant de gros personnages pour prendre son
+ parti, que je ne serais pas surpris si demain j'étais enfermé
+ dans les donjons de la loi, pour insolence envers les chers amis
+ des gentilshommes du pays[1046].»
+
+ [Note 1046: _To Collector Mitchell_, Sept. 1790.]
+
+Oui! Un dur et ingrat métier! Et la besogne était d'autant plus
+difficile que la division avait été pendant longtemps négligée![1047]
+À ces fatigues, à ces tracas plus incompatibles encore avec sa nature,
+qu'on ajoute ses fatigues et ses tracas de fermier, la direction du
+travail, les ventes, les cassements de tête de tout genre. Il est
+douteux qu'il y eût suffi, même si, après ses courses et en dehors de
+son travail, il avait trouvé le repos d'esprit complet et immédiat.
+Sous cette existence harassante s'agitaient et se heurtaient encore
+ses préoccupations poétiques, l'impatience, la colère, le
+découragement de ne pas avoir de loisirs.
+
+ [Note 1047: Voir la lettre _to Robert Graham_, 4th Sept.
+ 1790.]
+
+Il était exténué par tout cela. Dès ses débuts dans l'Excise, dès les
+premiers jours, il se plaint d'être épuisé par ce terrible métier. Ses
+lettres deviennent la lamentable litanie d'une irrémédiable lassitude.
+On sent un homme, qui, entassant fatigue sur fatigue, sans que jamais
+un repos lui permette de s'en défaire, va grevant sa force de
+résistance, et fait chaque jour des emprunts d'énergie. C'est
+l'angoisse, l'indicible, l'incurable angoisse de tant de pauvres
+hommes, employés, ouvriers, qui sentent leur réserve d'action
+décroître, qui traînent, avec des forces diminuées, une vie plus
+pesante, qui sentent expirer en eux l'espoir, la pensée même de sortir
+d'une pareille lassitude, et qui marchent toujours. C'est une des plus
+épouvantables tristesses qui puissent ronger l'âme humaine, une des
+plus injustes, des plus odieuses, des plus criminelles, des plus
+exécrables cruautés de la vie, une des infamies du destin.
+
+ «Je vous aurais écrit plus tôt, mais je suis tellement bousculé
+ et fatigué par mes affaires de l'Excise que je puis à peine
+ rassembler assez de résolution pour faire l'effort d'écrire à qui
+ que ce soit[1048].»
+
+ [Note 1048: _To William Burns_, 10th Nov. 1789.]
+
+ «Je suis harassé de fatigue à en mourir. Ces deux on trois
+ derniers mois je n'ai pas fait moins de 200 milles à cheval par
+ semaine en moyenne. J'ai fait peu de chose en fait de
+ poésie[1049].»
+
+ [Note 1049: _To Nicol_, 9th Feb. 1790.]
+
+ «Non! je ne dirai pas un mot d'apologie ou d'excuse pour ne pas
+ vous avoir écrit. Je suis un pauvre diable de jaugeur, misérable
+ et maudit, condamné à galoper au moins 200 milles toutes les
+ semaines, à inspecter de sales réservoirs et des barils couverts
+ d'écume. Où trouverais-je le temps d'écrire et le moyen
+ d'intéresser qui que ce soit[1050].»
+
+ [Note 1050: _To Peter Hill_, 2nd Feb. 1790.]
+
+Les mêmes allusions reviennent constamment et se continuent.
+
+ «C'est à cause de la presse sans trêve de mes occupations que je
+ ne vous ai pas écrit, Madame, depuis longtemps....[1051]»
+
+ [Note 1051: _To Mrs Dunlop_, 25th Jan. 1790.]
+
+ «Après une longue journée de labeur, de tourment et de souci je
+ m'assieds pour vous écrire[1052].»
+
+ [Note 1052: _To Mrs Dunlop_, 8th Aug. 1790.]
+
+ «Pardonnez-moi, mon jadis cher et toujours cher ami, mon semblant
+ de négligence. Vous ne pouvez pas, assis chez vous, vous imaginer
+ la vie affairée que je mène.... J'ai déposé ma plume d'oie et
+ battu ma cervelle pour y trouver une comparaison; j'ai pensé à
+ une commère de campagne, un jour de baptême; à une promise, le
+ jour de marché qui précède son mariage; à un clergyman orthodoxe,
+ le jour de la communion de Paisley; à une putain d'Édimbourg, un
+ samedi soir; à un tavernier, le jour d'un dîner d'élection, etc.,
+ etc., mais la comparaison qui flatte le plus ma fantaisie est
+ celle de ce gredin, de ce chenapan de Satan qui, comme nous dit
+ l'Écriture-Sainte, circule ça et là comme un lion rugissant,
+ cherchant, guettant qui il dévorera[1053].»
+
+ [Note 1053: _To Alex. Cunningham_, 8th Aug. 1790.]
+
+Ce qu'il y avait de plus redoutable pour lui n'étaient pas les
+fatigues et les tracas qu'il rencontrait dans ses fonctions. On sait à
+quelles prévenances et sollicitations sont exposés, surtout dans les
+campagnes, les employés des services publics. Les compagnons d'Excise,
+avec lesquels Burns faisait souvent ses tournées, étaient des hommes
+qui, pour la plupart, avaient la grossière capacité de boisson de
+l'époque. Quand ils arrivaient le soir à l'auberge, fatigués et
+mouillés, on ne connaissait pas de meilleur remède pour chasser le
+brouillard que les vapeurs d'un grog de whiskey. Burns eût sans doute
+pu résister à cet entraînement du métier, s'il avait été un employé
+ordinaire. Mais, partout où il arrivait, il était attendu, accueilli
+et fêté. On l'arrêtait au passage. «Du château au cottage, dit un de
+ceux qui l'accompagnèrent souvent dans ses excursions, chaque porte
+s'ouvrait à son approche, et le vieux système d'hospitalité à
+outrance, qui prévalait alors, rendait presque impossible à un invité,
+aussi sobrement qu'il fût disposé, de se lever de table dans le même
+état qu'il s'y était assis. Si Burns passait sur une grand'route, le
+fermier abandonnait ses moissonneurs et trottait à côté de Jenny
+Geddes, jusqu'à ce qu'il eût persuadé au poète que le jour était assez
+chaud pour demander quelque rafraîchissement. S'il arrivait dans une
+auberge à minuit quand tout le monde était couché, la nouvelle de son
+arrivée circulait de la cave au grenier et, en moins de dix minutes,
+l'aubergiste et ses hôtes étaient assemblés autour du feu, on
+apportait le plus large bol et on chantait:
+
+ «Que cette nuit soit à nous, qui sait ce qui vient demain[1054]!»
+
+ [Note 1054: Lockhart. _Life of Burns_, p. 204.]
+
+En même temps, de toutes parts, de tous les coins de sa vie, sortaient
+des embarras et des tristesses qui le dévoraient. Ses appréhensions à
+propos de sa ferme étaient devenues une certitude. «J'ai fait mention
+à my lord de mes craintes concernant ma ferme. Ces craintes étaient en
+vérité trop réelles; c'est un marché qui m'aurait ruiné sans cette
+heureuse circonstance que j'ai obtenu un poste dans l'Excise[1055].»
+Il n'y avait plus à douter, plus à espérer. C'était de ce côté-là une
+partie perdue. Et comment aurait-il pu en être autrement? Même quand
+il se donnait tout entier à ses devoirs de fermier, l'entreprise ne
+prospérait guère. Depuis que son emploi nouveau l'emmenait tous les
+jours loin de chez lui, les choses allaient à l'abandon. Qu'est-ce
+qu'une ferme sans l'oeil du maître, et d'un maître vigilant? Jane
+n'était pas femme à faire marcher la maison, en l'absence de son mari.
+«Sa ferme, dit Currie, fut en grande partie abandonnée aux
+domestiques. On pouvait, à la vérité, le voir pendant le printemps
+conduire la charrue, travail auquel il excellait, ou avec un drap
+blanc, contenant ses semences de blé, passé sur l'épaule, marcher à
+pas longs et mesurés le long de ses sillons ouverts et répandre le
+grain dans la terre. Mais sa ferme avait cessé d'occuper la plus
+grande partie de ses soins ou de ses pensées. Ce n'était plus à
+Ellisland qu'on pouvait généralement le trouver[1056].» Il perdait
+ainsi d'un côté une grande partie de ce qu'il gagnait de l'autre. De
+cette ferme, d'où ne sortait plus de joie et où n'était plus son
+travail, venaient des tracas et des tourments.
+
+ [Note 1055: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.]
+
+ [Note 1056: Currie. _Life of Burns_, p. 46.]
+
+
+III.
+
+MISÈRE, TRISTESSE, FAUTES.
+
+Naturellement la gêne arrivait. Il y avait quelque temps qu'elle
+rôdait autour de la maison. De sa main décharnée elle ouvrit la porte
+et entra. Hélas! elle ne devait plus ressortir. Déjà au commencement
+de l'année, il disait à un de ses amis, pour s'excuser de lui écrire
+sur du papier grossier: «Quand je serai plus riche, je vous écrirai
+sur du papier à tranches dorées, pour racheter cette feuille-ci. Pour
+le moment chaque guinée doit faire la besogne de cinq chez votre
+fidèle, pauvre, mais honnête ami[1057].» Maintenant les embarras
+d'argent devenaient plus fréquents, plus pressants. Alors commence
+cette sourde lutte, la lutte quotidienne, incessante, odieuse, qui use
+l'esprit par des préoccupations, des exaspérations sans trêve; les
+discussions avec les besoins, les marchandages pied à pied avec chaque
+dépense, les débats avec les nécessités journalières auxquelles il
+faut faire prendre patience, les emportements contre les nécessités
+brutales qui se montrent au dépourvu, une attention énervante à
+déjouer la fuite sournoise de l'argent, les agacements à propos des
+petites privations, les colères contre les grosses, la maussaderie des
+semaines besoigneuses, l'attente fiévreuse du jour de traitement, la
+contrainte, l'irritabilité d'une parcimonie constante, toutes les
+difficultés, les humeurs, les acrimonies que la pauvreté apporte dans
+son maigre giron. S'il y avait un homme à qui ces tiraillements
+dussent être intolérables, c'était à Burns. Il s'y ronge et s'y
+dévore.
+
+ [Note 1057: _To Peter Hill_, 2nd April 1789.]
+
+ Je pourrais vous écrire à propos de fermage, de constructions, de
+ marchés, mais mon pauvre esprit perdu est si déchiré, si harassé,
+ si torturé, si excédé, par cette tâche des superlativement damnés
+ de faire faire à _une guinée l'ouvrage de trois_, que je déteste,
+ que j'abhorre le seul mot «d'affaires». Il me donne des attaques
+ de nerfs[1058].
+
+ [Note 1058: _To Provost Maxwell_, 20th Dec. 1789.]
+
+Parfois l'humiliation plus lourde d'une dette le met dans un état
+terrible. Il s'exaspère, il s'emporte et exhale sa fureur en
+imprécations qui s'en prennent à l'ordre social.
+
+ Prenez ces trois guinées-ci et mettez-les en face de ce maudit
+ compte que j'ai chez vous, et qui, depuis cinq ou six mois, me
+ bâillonne la bouche. Il m'est aussi difficile d'écrire un
+ chef-d'oeuvre que d'écrire des excuses à un homme à qui je dois
+ de l'argent. Ô la suprême malédiction de forcer trois guinées à
+ faire l'office de cinq! Non! tous les travaux d'Hercule, non! les
+ trois siècles de servitude des Hébreux en Égypte, n'étaient pas
+ une chose aussi insurmontable, une tâche aussi infernale.
+
+ Pauvreté! toi demi-soeur de la Mort, toi cousine germaine de
+ l'Enfer! Où trouverai-je une énergie d'exécration égale à tes
+ démérites? À cause de toi, le vieillard vénérable, quoique dans
+ cette perfide obscurité il ait blanchi dans la pratique de toutes
+ les vertus qu'enveloppent les cieux, maintenant chargé d'ans et
+ de misère, implore un peu d'aide pour soutenir son existence,
+ auprès d'un fils de Mammon, au coeur de pierre, dont la
+ prospérité a été un soleil sans nuage; et il ne trouve que refus
+ et anxiété. À cause de toi, l'homme sensible, dont le coeur est
+ ardent d'indépendance et tendre de sensibilité, languit
+ intérieurement d'être négligé, ou se tord, dans l'amertume de son
+ âme, sous le mépris de la richesse arrogante et dure. À cause de
+ toi, l'homme de génie, que sa mauvaise étoile et son ambition
+ font asseoir à la table des gens distingués et relevés, doit
+ voir, dans un silence douloureux, ses observations négligées, sa
+ personne dédaignée, tandis que la grandeur imbécile, dans ses
+ essais idiots pour faire de l'esprit, trouve la faveur et
+ l'applaudissement[1059].
+
+ [Note 1059: _To Peter Hill_, 17th Jan. 1791.]
+
+Avec cette défiance et presque cette pusillanimité que la pauvreté
+finit par jeter dans les âmes les plus robustes, la vie lui semblait
+perfide et dangereuse. Jugeant d'après lui-même, il songeait
+tristement à ce que serait la vie de ses enfants et cette pensée
+accroissait encore sa détresse.
+
+ Quel chaos d'agitation, de changements et de hasards est ce
+ monde-ci, quand on y réfléchit de sang-froid. Pour un père, qui
+ connaît lui-même le monde, la pensée qu'il aura des fils à y
+ laisser doit le remplir de terreur; mais s'il a des filles, cette
+ perspective, dans ces moments pensifs, est capable de le frapper
+ d'épouvante[1060].
+
+ [Note 1060: _To William Dunbar_, 14th Jan. 1790.]
+
+Ainsi il voyait tout sombre autour de lui et devant lui.
+
+ * * * * *
+
+Les fatigues excessives qu'il subissait ne tardèrent pas à disloquer
+sa santé. Il semble qu'il ait été pris d'un grand épuisement, d'un
+abattement, où son système nerveux, trop surmené, se vengeait et le
+torturait. Dès le milieu de décembre 1789, il écrivait à Mrs Dunlop
+une lettre pleine de ses souffrances.
+
+ «Je pousse des gémissements dans les souffrances d'un système
+ nerveux délabré...; depuis près de trois semaines, je suis si
+ malade d'une migraine nerveuse, que j'ai été obligé de renoncer à
+ mes livres de l'Excise, étant à peine capable de soulever la
+ tête, encore moins de parcourir à cheval, une fois par semaine,
+ dix paroisses perdues dans des moors. Qu'est-ce donc que l'homme?
+ Aujourd'hui, dans une santé luxuriante, s'enivrant de la
+ jouissance de la vie; dans quelques jours, peut-être dans
+ quelques heures, accablé sous le pénible sentiment d'exister,
+ comptant les pas lents des moments pesants par des répercussions
+ d'angoisse, sans vouloir accepter ou sans pouvoir obtenir
+ quelqu'un qui le console. Le jour succède à la nuit, et la nuit
+ au jour, lui ramenant, comme une malédiction, cette vie qui ne
+ lui donne aucun plaisir; et cependant le terme terrible et sombre
+ de cette vie est quelque chose devant quoi il recule.
+
+ Dites-nous, ô morts!
+ Est-ce qu'aucun de vous, par pitié, ne révélera le secret
+ De ce que vous êtes, de ce que nous serons bientôt?
+ Il n'importe!--un temps court
+ Nous fera aussi savants que vous et aussi muets[1061].
+
+ [Note 1061: _To Mrs Dunlop_, 13th Dec. 1789]
+
+Et un peu plus loin dans la même lettre:
+
+ «Je suis assez enclin à penser comme ceux qui soutiennent que ce
+ qu'on appelle des affections nerveuses sont en réalité des
+ maladies de l'esprit. Je suis incapable de raisonner, incapable
+ de penser et, sauf à vous, je n'oserais rien écrire qui dépasse
+ une commande à un savetier. Vous avez trop éprouvé des maux de la
+ vie pour ne pas avoir de sympathie avec un misérable malade, qui
+ est privé de plus de la moitié des facultés qu'il possédait.
+ Votre bonté excusera ce griffonnage incohérent, que l'écrivain
+ ose à peine relire et qu'il jetterait dans le feu, s'il était
+ capable d'écrire quelque chose de mieux, ou même d'écrire quoi
+ que ce soit.
+
+ Si vous avez une minute de loisir, prenez votre plume, par pitié
+ pour _le pauvre misérable_[1062].
+
+ [Note 1062: En français.]
+
+À une autre correspondante, lady Glencairn, il écrivait, vers la même
+époque, ces lignes si tristes:
+
+ «L'honneur que vous avez fait à votre pauvre poète en lui
+ écrivant une lettre si obligeante, et le plaisir que les beaux
+ vers qu'elle renfermait lui ont causé, sont venus bien à propos à
+ son aide, dans le triste assombrissement et le découragement
+ profond de nerfs malades et d'un temps de Décembre[1063].»
+
+ [Note 1063: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.]
+
+Cet hiver de 1789-90 fut véritablement lugubre. Ces jours étreints par
+les ténèbres, ces jours où une pâle lumière souffrante ne sert qu'à
+marquer les progrès des ombres, étaient l'emblème de sa vie
+intérieure. Il y avait en lui quelque chose qui répondait aux
+désolations, aux lamentations des vents. La neige qui couvrait la
+campagne ne tombait pas en flocons plus mornes que les lourds
+désespoirs qui étouffaient son âme. Les premiers jours de Janvier
+1790, au moment où l'année nouvelle apporte aux plus découragés un
+instant d'espérance, il écrivait à Gilbert ces aveux navrants:
+
+ «Cher frère, je veux profiter de l'affranchissement du port, bien
+ que, dans mon présent état d'esprit, je n'aie pas grand goût pour
+ faire l'effort d'écrire. Mes nerfs sont dans un état maudit; je
+ sens cette horrible hypocondrie prendre chaque atome de mon corps
+ et de mon âme. Cette ferme a détruit tout plaisir en moi. C'est,
+ à tous les points de vue, une affaire ruineuse. Mais qu'elle
+ aille à l'enfer! Je tiendrai bon et je lutterai jusqu'au
+ bout[1064].»
+
+ [Note 1064: _To Gilbert Burns_, 11th Jan. 1790.]
+
+Et après avoir essayé d'écrire quelques lignes de nouvelles banales,
+il interrompt brusquement sa lettre et jette sa plume avec un geste de
+découragement.
+
+ Je n'en puis plus.... Si seulement j'étais délivré de cette ferme
+ maudite, je respirerais plus à l'aise[1064].
+
+Un an, juste un an, et déjà si loin! si loin de cette journée
+confiante par laquelle s'était ouverte l'année! si loin de cette belle
+lettre radieuse et bonne qui l'avait comme illuminée! Quelle descente
+rapide! Dans quel lieu sombre, humide et douloureux sommes-nous donc?
+Les rayons nous ont-ils si vite abandonnés?
+
+ * * * * *
+
+Cette tristesse opérait en lui un désastreux travail. Tout se
+désorganisait de ce qui tient une âme ensemble: l'espérance,
+l'ambition, les motifs d'efforts. De l'espérance, il n'en était plus
+guère question. Mais l'ambition est encore un des ressorts de la vie à
+sa maturité, dans les âmes où le dévouement ne réside pas. Lorsque
+l'allégresse et la spontanéité de la jeunesse ont cessé et que la vie
+est pour ainsi dire étale, une ambition haute est une lumière qui
+conduit l'homme jusqu'au terme. Burns pouvait en avoir une. Elle eût
+été une force. Il semblait en avoir le dégoût.
+
+ Je crois qu'une grande source de cette erreur de conduite est due
+ à un certain aiguillon que nous portons en nous, appelé
+ l'ambition, qui nous pique et nous fait gravir la colline de la
+ vie, non pas comme nous gravissons d'autres éminences, pour la
+ louable curiosité d'apercevoir un paysage plus étendu, mais
+ plutôt pour l'orgueil malhonnête de regarder en bas vers nos
+ semblables et de les apercevoir diminués, dans une situation plus
+ humble[1065].»
+
+ [Note 1065: _To Alex. Cunningham_, 18th Feb. 1790.]
+
+La vie tout entière lui paraissait mal faite, mal combinée. C'est une
+idée qui revient, dès lors, à mainte reprise, que ceux qui sont trop
+sensibles, trop honnêtes ou doués d'une intelligence trop fine sont
+mal pourvus pour être aux prises avec elle. Cela ne sert à rien qu'à
+être pour eux une cause d'infériorité et de souffrance.
+
+ Ne pensez-vous pas, Madame, que, chez les quelques-uns qui ont
+ été favorisés du ciel dans la structure de leur esprit, (car il y
+ en a certainement), il peut y avoir une pureté, une tendresse,
+ une dignité, une élégance d'âme, qui ne sont d'aucune utilité,
+ bien plus! qui rendent un homme incapable de cette affaire
+ véritablement importante de faire son chemin dans la vie?[1066]
+
+ [Note 1066: _To Mrs Dunlop_, 10th April 1790.]
+
+Il dit encore avec plus de force:
+
+ Cependant il faut reconnaître que, si vous enlevez à l'homme
+ l'idée d'une existence au-delà du tombeau, alors la véritable
+ mesure de la conduite humaine est: le _convenable_ et le
+ _malséant_. La vertu et le vice, en tant que dispositions du
+ coeur, ont, en ce cas, à peine la même conséquence et la même
+ valeur pour le monde en général, que l'harmonie et la dissonance
+ dans les modifications du son. Un sens délicat de l'honneur,
+ comme une oreille délicate pour la musique, peuvent quelquefois
+ procurer à qui les possède des délices inconnues aux organes plus
+ grossiers de la multitude. Cependant si on considère les âpres
+ grincements et les inharmoniques discordances de celte existence
+ mal accordée, il y a beaucoup à parier que cet individu serait
+ aussi heureux et qu'il serait assurément aussi respecté par les
+ vrais juges de la société telle qu'elle serait alors, sans une
+ oreille juste ou un bon coeur[1066].»
+
+Il en était donc à ce degré de découragement de ne plus considérer sa
+supériorité comme un moyen de lutte, mais comme une cause de
+souffrance. C'est une défaite douloureuse lorsqu'on fait ainsi de ses
+propres qualités, non des instruments d'effort, mais des armes qu'on
+retourne contre soi et dont on se blesse. Quel abandon n'est-ce pas
+quand on sait mauvais gré au destin des avantages qu'il nous a
+départis? C'est s'avouer vaincu, passer de l'état d'entreprise à celui
+de résignation. On sent, par le même fait, qu'il perd peu à peu la
+position vraie et si virile qu'il avait prise, d'affirmer qu'un homme
+est ce qu'il vaut en dedans, que faire son chemin dans la vie est peu
+de chose, à condition qu'on progresse en soi. C'est presque le
+contre-pied des conseils de la _Vision_.
+
+Il en arrivait à se demander, lui qui avait jusque-là conduit ses
+passions comme une charge furibonde à travers tout, s'il ne fallait
+pas traiter la vie empiriquement, y appliquer une méthode pratique et,
+par un tour de main habile, en tirer ce qu'elle peut offrir de bon.
+
+ Quels étranges êtres nous sommes! Puisque nous avons une portion
+ d'existence consciente, également capable de goûter le plaisir,
+ le bonheur et l'enthousiasme, ou de souffrir la douleur, le
+ chagrin et la misère, il vaut sûrement la peine de rechercher
+ s'il n'y a pas quelque chose comme une science de la vie, s'il
+ n'y a pas une méthode, une économie et une fertilité d'expédients
+ applicables à la jouissance, ou s'il n'y a pas un manque de
+ dextérité dans le plaisir, qui diminue encore notre petit lot de
+ bonheur, et un excès, une ivresse de félicité qui mènent à la
+ satiété, au dégoût et à la haine de soi-même[1067].
+
+ [Note 1067: _To Alex. Cunningham_, Dec. 1789 (dans la lettre
+ du 13 Février 1790).]
+
+Il y a, dans ces quelques lignes, des mots bien forts. Nous ne pensons
+pas qu'on ait jamais caractérisé par des termes plus décisifs cette
+manipulation adroite de la vie. La sagesse des philosophes pratiques,
+des plus fins connaisseurs, des amateurs les plus délicats, les plus
+raffinés et les plus sceptiques de l'existence, n'a pas trouvé de
+formule plus heureuse. Ne croirait-on pas entendre Montaigne quand il
+expose qu'il n'est «science si ardue que de bien savoir vivre cette
+vie»; qu'il faut puiser à la volupté «par soif, mais non jusqu'à
+l'ivresse»; que «la mesure de la jouissance dépend du plus ou moins
+d'application que nous y mettons»; qu'il y a «mesurage à jouir» la vie
+et «si la faut-il étudier, savourer et ruminer[1068]»? Ce sont presque
+les mêmes expressions. Mais cette mesure et les calculs, naturels en
+un modéré comme Montaigne, sont nouveaux chez un fougueux comme Burns.
+Ils indiquent un abaissement de vitalité qui fait regarder du côté de
+la sagesse. Et c'était encore une autre façon de revenir à cette idée
+qui s'établissait en lui, que la vie est indépendante de nous, en
+dehors de notre création intérieure, que c'est quelque chose avec quoi
+il faut compter, dont il faut être bon ménager, à quoi il faut, en
+quelque manière, se soumettre.
+
+ [Note 1068: Montaigne. _Essais_, livre III, chap. XIII, _de
+ l'Expérience_.]
+
+Tous ces traits, sur lesquels on n'a peut-être pas jeté assez de
+lumière, sont importants. Ils marquent la lente désorganisation d'une
+âme, la fatigue, l'abaissement, qui prennent peu à peu possession, non
+pas d'elle tout entière, mais de certaines parties précieuses, un
+découragement par lequel s'expliquent bien des abandons, des
+insouciances et des fautes, le laisser-aller d'un homme qui n'a plus
+rien à perdre et se livre à la dérive. Ils marquent encore ce
+changement important dans les relations d'une âme avec l'existence,
+l'instant où cette figure fragile «du monde qui passe», souple et
+malléable tant que notre force idéale a été intense, durcit son écorce
+et agit plus sur nous, à mesure que la flamme intérieure qui la
+pénétrait se ralentit et se perd en nous-mêmes.
+
+Par instants, il regimbait contre cette pression des choses. Il se
+redressait; il rejetait ces pensées de sagesse; il voulait rester ce
+qu'il avait été, l'être généreux et imprudent. Il lui semblait qu'il
+aurait perdu quelque chose à cesser de l'être; et il avait raison.
+
+ J'ai perdu toute patience avec ce vil monde, à cause d'une chose.
+ Les hommes sont par nature des créatures bienveillantes, sauf
+ quelques exemples secondaires. Je ne pense pas que notre avarice
+ des biens que nous nous trouvons posséder soit née avec nous;
+ mais nous sommes placés ici au milieu de tant de nudité et de
+ faim, de pauvreté et de besoin, que nous sommes réduits à la
+ maudite nécessité d'étudier l'égoïsme afin de pouvoir _exister_.
+
+ Cependant, il y a dans tout siècle, quelques âmes que tous les
+ besoins et les maux de la vie ne peuvent abaisser jusqu'à
+ l'égoïsme, auxquelles ils ne peuvent même donner l'alliage
+ nécessaire de précaution et de prudence. Si jamais je suis en
+ danger de vanité, c'est lorsque je me regarde du côté de cette
+ disposition de caractère[1069].
+
+ [Note 1069: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.]
+
+Mais c'étaient là des révoltes qui révélaient le poids contre lequel
+elles se redressaient. Il ne tirait plus ni confiance, ni joie de ces
+qualités qu'il se promettait de conserver. Il les gardait par respect
+pour l'homme qu'il avait été jusqu'ici et qu'il ne consentait pas à
+cesser d'être.
+
+Dans cet accablement dont nous abat la maladie, souvent naît un
+profond besoin de soutien et de tendresse. La dépendance où l'on est
+des autres amortit la personnalité et mate cet égoïsme, ce quelque
+chose d'absolu, qui fréquemment tient à la vigueur de la nature.
+Parfois même, tout l'être se complaît à une sorte de soumission; les
+caractères autoritaires y trouvent un baume, un délassement. Dans
+cette rémission de l'individualité, les aspérités s'effacent; les
+petites obstinations d'amour-propre, les susceptibilités, les
+rancunes, toute la mauvaise poussière dont la vie ternit l'âme,
+tombent. Les anciennes affections reparaissent. Souvent c'est
+l'instant des pardons et des réconciliations. Le coeur, travaillé de
+supplications silencieuses, se tourne vers ceux qui nous ont aimés et,
+de préférence, vers ceux qui nous ont aimés dans notre force: un peu
+de leur affection semble nous rendre un peu de notre ancien
+nous-même; ce que nous étions continue à vivre en eux. C'est ainsi que
+les malades prennent douceur à contempler, par les fenêtres, les
+paysages lointains qu'ils ont parcourus. Il faut songer à ces
+altérations intérieures pour comprendre une lettre de Burns à Clarinda
+écrite à cette époque. Si on la compare à celle qu'il lui écrivait sur
+le même sujet, juste un an auparavant, on est étonné du changement de
+ton. Ce n'est plus la défense cassante, impatiente et irritée, la
+justification presque impérieuse de sa conduite. Celle-ci est douce,
+soumise, presque humble et contrite. Il y confesse qu'il a eu tort; il
+laisse entendre qu'il s'en repent, et ces aveux, qui tiennent du
+remords et du regret, ont quelque chose qui demande le pardon. Cette
+lettre fut en effet un pas vers la réconciliation des deux amants.
+
+ J'ai été en réalité malade, Madame, pendant tout l'hiver. Un mal
+ de tête incessant, un abattement, toutes les conséquences
+ véritablement misérables d'un système nerveux détraqué, ont fait
+ un terrible carnage de ma santé et de ma paix. Ajoutez à tout
+ cela qu'une carrière nouvelle, dans laquelle je suis récemment
+ entré, m'oblige à faire à cheval, en moyenne, deux cents milles
+ par semaine. Cependant, grâce au ciel, je suis maintenant en
+ meilleure santé.
+
+ Il m'était impossible de répondre à votre avant-dernière lettre.
+ Quand vous dites à un homme que vous considérez ses lettres avec
+ un sourire de mépris, dans quel langage, Madame, peut-il vous
+ répondre? Quand bien même j'aurais conscience d'avoir eu tort--et
+ j'ai conscience d'avoir eu tort--cependant je ne pouvais accepter
+ d'être amené au repentir par des insultes.
+
+ Je ne puis pas, je ne veux pas plaider les circonstances
+ atténuantes; je pourrais vous montrer comment ma conduite
+ imprudente, fougueuse, irréfléchie, s'est jointe à une
+ conjoncture d'événements malheureux, pour me jeter hors de la
+ possibilité de garder le sentier de la rectitude, pour m'affliger
+ d'une guerre irréconciliable entre mon devoir et mes souhaits les
+ plus chers, et pour me condamner à n'avoir de choix qu'entre
+ différentes espèces d'erreur et de culpabilité.
+
+ Je n'ose pas m'abandonner plus longtemps à ce sujet[1070].
+
+ [Note 1070: _To Mrs Mac Lehose._ Feb. 1790.]
+
+N'est-il pas clair que l'âme orgueilleuse de Burns devait être bien
+abattue pour être devenue si soumise? Son amour-propre, si fou à
+s'enflammer, était presque mort en lui. Qui n'a pas vu des hommes
+indomptables, réduits par la faiblesse, s'attendrir et devenir
+doucement implorants, ne sentira pas combien cette lettre est
+touchante et que de tristesse elle révèle. Chose singulière, il
+joignait à cette lettre la pièce qu'il avait composée sur Mary
+Campbell. Il n'est pas jusqu'à ce souvenir de Mary qui ne raconte
+aussi ces retours vers le passé d'une âme qui a pris le présent en
+dégoût.
+
+ * * * * *
+
+Au commencement de l'année 1791, apparaît dans ses lettres une poussée
+d'amertume plus âpre que jamais. Tantôt ce sont des traces de
+dissatisfaction contre lui-même.
+
+ «J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies, de
+ chutes, (tout autre que moi pourrait peut-être leur donner un nom
+ plus dur) qu'afin de rétablir un peu la balance, si peu que ce
+ soit, je suis disposé à faire à l'égard d'un semblable le peu de
+ bien qui est en mon faible pouvoir, dans le but égoïste
+ d'éclaircir un peu la perspective quand je jette mes regards en
+ arrière[1071].»
+
+ [Note 1071: _To the Rev. G. H. Baird_, Feb. 1791.]
+
+Tantôt ce sont, contre la société et ses jugements injustes, des
+emportements qui tiennent de la frénésie; s'attaquant à la Pauvreté,
+il éclate tout à coup:
+
+ Et ce n'est pas seulement la race des Vertueux qui a motif de se
+ plaindre de toi: les enfants de la Folie et du Vice, bien qu'ils
+ soient comme toi les fils du Mal, gémissent aussi sous ta
+ baguette. À cause de toi, l'homme de dispositions malheureuses et
+ d'une éducation négligée est condamné, jugé comme un sot pour ses
+ dissipations, méprisé et repoussé comme un misérable indigent,
+ quand ses folies, comme d'habitude, l'ont conduit à la ruine; et
+ quand, perdant tout principe, ses besoins le poussent à des
+ pratiques déshonnêtes, il est abhorré comme un manant et périt
+ par la justice de son pays.
+
+ Tout différent est le sort de l'homme de famille et de fortune.
+ _Pour lui_, ses jeunes extravagances et ses folies sont de la
+ flamme et du tempérament; _pour lui_, les besoins qui en
+ résultent sont les embarras d'un brave garçon; et quand, pour
+ raccommoder ses affaires, il part avec une commission légale qui
+ lui permet de piller des provinces lointaines et de massacrer des
+ nations paisibles, quand il revient chargé des dépouilles de la
+ rapine et du meurtre, il vit méchant et respecté; il meurt,
+ scélérat et lord. Bien plus! chose pire que toutes! malheur à la
+ femme sans ressources! la pauvre malheureuse, qui grelotte au
+ coin d'une rue, attendant pour gagner les gages de la
+ prostitution passagère, est écrasée par les roues de la voiture
+ qui emporte à un rendez-vous adultère la catin à blason, celle
+ qui sans pouvoir invoquer les mêmes nécessités, se livre toutes
+ les nuits au même commerce coupable!!!
+
+ Allons! les curés peuvent en dire ce qu'ils veulent, mais je
+ soutiens qu'une bonne bouffée d'exécration est à l'esprit ce que
+ l'ouverture d'une veine est au corps: dans l'un et l'autre les
+ écluses trop chargées sont merveilleusement soulagées par leurs
+ évacuations respectives. Je me sens bien plus à l'aise que
+ lorsque j'ai commencé ma lettre et je puis maintenant me mettre
+ au travail[1072].
+
+ [Note 1072: _To Peter Hill_, 17th Jan. 1791.]
+
+Quelle acrimonie s'amassait donc en son coeur pour qu'il fallût de
+pareilles débâcles avant qu'il se sentit soulagé? De quelle plaie
+secrète venait ce fiel? Ce n'était pas là le ton ordinaire d'une
+critique de la société, c'était un cri de souffrance et presque de
+haine.
+
+C'est qu'un drame, plus terrible, plus accablant que tous les autres,
+se prépare lentement. C'est un drame qui va saccager son existence et
+celles qui l'entourent. L'instant où il doit éclater peut être prévu;
+chaque jour le rapproche. Hélas! les germes de destruction, cachés aux
+débuts de son mariage, ont fait leur oeuvre. L'entente profonde et
+bienfaisante, l'accord tutélaire qui protège des faiblesses ne s'est
+pas établi. L'âme de l'existence commune s'en est allée. Cette union,
+à laquelle ne restait plus que la routine des intérêts quotidiens et
+du commerce subalterne des corps, est désagrégée. Cette maintenance
+dans le devoir par le bonheur manquant, tout du même coup manquait à
+Burns. Les bonnes résolutions avaient disparu comme des bornes
+enlevées par des malfaiteurs nocturnes. Un jour il s'était trouvé sans
+défense et prêt pour la faute. Quand nous en sommes là, nous ne durons
+pas longtemps. Il passe constamment autour de nous mille fautes comme
+mille maladies inaperçues. C'est notre santé qui les écarte. Dès que
+nous sommes délabrés, la première qui se présente nous prend. Cela
+arriva à Burns.
+
+Cette vie, qui l'éloignait de chez lui, offrait des occasions de
+dissipations. Son «repaire» favori, lorsqu'il allait à Dumfries, était
+une petite auberge qu'on appelait le _Globe_. Une nièce de
+l'aubergiste, nommée Anna Park, y servait les clients. Il ne tarda pas
+à avoir des relations avec elle. Il ne semble pas qu'elle eût rien de
+remarquable, ni qu'elle fût au-dessus d'une servante ordinaire. «Elle
+était considérée comme jolie par les clients de l'auberge, dit Allan
+Cunningham, quand le vin les rendait tolérants en matière de goût; et,
+comme on peut le supposer d'après la chanson, elle avait d'autres
+jolies façons de se rendre agréable aux clients qu'en leur servant du
+vin[1073].» Mais la faculté de découvrir chez les femmes des charmes
+invisibles aux autres, qui à Lochlea déjà étonnait le froid Gilbert,
+n'avait pas vieilli en Burns. Et puis, car il faut aller jusqu'au bout
+et ne rien dissimuler, il menait un genre de vie dans laquelle on
+finit par prendre goût aux aventures d'auberge. Il descendait dans la
+nature et le choix de ses passions. La délicate idéalisation, qui
+n'exclut rien mais qui embellit tout et rend un amour complet,
+s'épaississait et s'affaissait jusqu'à toucher l'élément inférieur et
+grossier. Ce dernier était ici presque seul au jeu; il ne restait plus
+dans le fond du verre que le fond de l'ivresse. Burns allait la même
+voie que Musset.
+
+ [Note 1073: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 107 et
+ 431.--Scott Douglas, tom. II, p. 294.]
+
+ Hier j'ai bu une pinte de vin,
+ Là où personne ne m'a vu;
+ Hier, ici, sur ma poitrine, reposaient
+ Les boucles d'or d'Anna.
+
+ Le juif affamé dans le désert
+ Goûtant avec joie sa manne,
+ Ce n'était rien près du miel de bonheur
+ Que je goûtais sur les lèvres d'Anna.
+
+ Vous autres, monarques, prenez l'Est et l'Ouest,
+ De l'Indus à la Savane,
+ Donnez-moi, dans mon étreinte serrée,
+ Le beau corps souple d'Anna.
+
+ Alors je mépriserai tes charmes impérieux,
+ Impératrice ou sultane,
+ Près des extases mourantes que dans ses bras
+ Je donne et je reçois, avec Anna.
+
+ Va-t-en, toi éclatant Dieu du jour,
+ Va-t-en, toi pâle Diane,
+ Vous toutes étoiles, allez cacher vos rais scintillants,
+ Quand je dois retrouver mon Anna!
+
+ Viens, dans ton plumage de corbeau, ô nuit,
+ (Soleil, Lune, Étoiles, retirez-vous tous)
+ Et apporte-moi une plume d'ange pour écrire
+ Mes transports avec Anna.
+
+
+ Post-scriptum.
+
+ L'Église et l'État peuvent s'unir pour dire
+ Que je ne dois pas faire ces choses-là;
+ L'Église et l'État peuvent aller au diable,
+ Et moi, j'irai à mon Anna.
+
+ Elle est la lumière de mon oeil,
+ Vivre sans elle, je ne le puis;
+ N'aurais-je sur terre que trois souhaits,
+ Le premier serait mon Anna[1074].
+
+[ Note 1074: _The Gowden Locks of Anna._]
+
+Qui ne sent, dans ces dernières strophes, le défi, la bravade
+agressive de l'homme qui essaie de prendre les devants et de bafouer
+ce qu'il redoute: le blâme qui se prépare contre lui? Et tout le reste
+de la pièce, avec son âcre et brutale luxure, sans un mot qui ne
+relève des sens, n'est-il pas un témoignage de cette dégradation
+d'amour qui s'était faite en lui? Plus encore! on y sent ce besoin
+vengeur de s'enfermer dans sa faute et d'y chercher les voluptés qui
+engourdissent le malaise qu'elle fait naître. Il en était à ce point
+où l'on s'enivre pour abolir le dégoût de l'ivresse, et où on cherche
+à étouffer, par l'assouvissement d'un vice, l'angoisse de ce vice
+même. Redoutable empirance où le soulagement d'un instant se
+transforme en souffrance, qui exige à son tour pour être pansée une
+blessure plus profonde, jusqu'à ce que le mal ronge et pénètre au fond
+de l'être. Que de poètes ont ainsi souffert!
+
+Faut-il se demander comment il en était venu là? Par quel besoin
+intellectuel de roman s'était-il laissé attirer? Par quelle surprise
+de désir, peut-être par quelle poussée de sang échauffé par la
+boisson--car il faut descendre à tout--y avait-il été brutalement
+jeté? Par quelle suite de prétextes, par quels degrés de dialectique
+pernicieuse et perverse avait-il accoutumé son esprit à cette pensée?
+Quelle habitude invétérée de jouer avec un coeur de femme, fût-il
+d'argile grossière? Quel don de poésie capable de suspendre des
+rêveries à une aventure banale et qui explique la vulgarité de tant de
+délicates amours de poètes? Quelle lassitude de joug et de régularité?
+Quel besoin d'oublier les laideurs de la vie qu'il menait? Quel
+égarement irrésistible, quelle lente approche, quel consentement libre
+l'y avaient conduit? Peut-être y avait-il un peu de tout cela dans la
+minute irréparable qui livrait sa vie au désordre.
+
+Il est probable qu'il eut avec lui des débats, qu'il se plaida des
+circonstances atténuantes. On a de lui une lettre bien curieuse, qui,
+d'après un rapprochement facile de dates, doit coïncider avec les
+débuts de cette aventure: elle est du mois d'août 1790. Il est
+impossible de ne pas remarquer avec quel sophisme subtil il confond
+les désavantages de la poésie avec ceux des faiblesses, et avec quelle
+adresse il les fait sortir tous du tempérament poétique.
+
+ Il n'y a pas, parmi tous les martyrologes qui furent jamais
+ écrits, une histoire aussi lamentable que les vies des poètes.
+ Lorsqu'on compare entre eux les misérables, le criterium n'est
+ pas ce qu'ils sont condamnés à souffrir, mais comme ils sont
+ formés pour supporter. Prenez un être de notre espèce; donnez-lui
+ une imagination plus forte et une sensibilité plus délicate qui,
+ à elles deux, engendreront une lignée plus ingouvernable de
+ passions que celles qui sont d'ordinaire le lot de l'homme;
+ implantez en lui une impulsion irrésistible vers de vaines
+ fantaisies, telles que d'arranger les fleurs sauvages en bizarres
+ bouquets, découvrir la cachette du grillon, au moyen de sa
+ chanson bruissante, guetter les jeux des petits vairons dans
+ l'étang ensoleillé, ou poursuivre les intrigues des capricieux
+ papillons; en un mot, envoyez-le à la dérive après quelque
+ poursuite qui le détournera éternellement des voies du gain;--et
+ cependant donnez-lui, comme malédiction, un goût plus vif qu'à
+ tout autre homme pour les plaisirs que le gain peut acheter;
+ enfin remplissez la mesure de ses maux en lui inspirant un
+ sentiment hautain de sa propre dignité; vous aurez ainsi créé un
+ être presque aussi misérable qu'un poète. Ce n'est pas à vous,
+ Madame, que j'ai besoin d'énumérer les plaisirs féeriques que la
+ muse accorde pour contrebalancer ce catalogue d'infortunes. La
+ séduisante poésie est comme la séduisante femme; elle a été de
+ tous temps accusée d'égarer les hommes loin des avis des sages et
+ des sentiers de la prudence, de les entraîner dans les
+ difficultés, de les tourmenter par la pauvreté, de les marquer
+ d'infamie, de les plonger dans le tourbillon dévorant de la
+ ruine. Cependant où est l'homme qui n'est pas obligé d'avouer que
+ tout notre bonheur sur la terre ne mérite pas ce nom,--que même
+ la perspective solitaire d'une félicité paradisiaque qui hante le
+ saint hermite n'est que la lueur d'un soleil septentrional se
+ levant sur des régions glacées, en comparaison des nombreux
+ plaisirs, des extases indicibles que nous devons à l'aimable
+ Reine du coeur de l'Homme[1075].
+
+ [Note 1075: _To Miss H. Craik_, Aug. 1798.]
+
+Ces lourdes voluptés furent secouées par un cruel réveil. Quel
+déchaînement de remords et de terreurs hurla tout à coup en lui le
+jour où il apprit qu'Anna Park était enceinte! Il le connaissait ce
+drame-là. Cette fois il le voyait plus redoutable encore. Les parents
+d'Anna n'étaient peut-être pas très difficiles à apaiser, car Burns
+continua à fréquenter l'auberge et à y être bien reçu. Le barde y
+amenait des amis, et quand il était là, la dépense roulait. Mais si la
+chose était divulguée! Il était marié; il était fonctionnaire. Quel
+scandale! C'était la ruine! Il fallait à tout prix que l'accouchement
+fût secret, si l'on voulait éviter la censure ecclésiastique. Anna
+Park partit pour Édimbourg, où elle fut reçue chez une soeur
+mariée[1076]. Le 31 mars 1791, elle y accoucha d'une fille. Comment
+élever l'enfant, soutenir la mère, détourner l'argent des maigres
+revenus? Quels tracas, et que les heures de l'auberge du _Globe_
+coûtaient cher! Mais les coups se succédaient rapidement, terribles!
+Il paraît prouvé qu'Anna Park mourut en donnant le jour à son enfant.
+Que faire, que faire de cette orpheline? Le vieux toit de Mauchline
+fut encore le refuge; la vieille mère dut recevoir encore les
+confidences de Robert, et verser des larmes plus amères que toutes
+celles d'avant. Le bébé y fut soigné pendant quelques jours. Chose
+affreuse et faite comme à dessein pour donner à ce drame toute sa
+cruauté! Jane Armour était elle-même au terme d'une grossesse. Elle
+accoucha le 9 avril, dix jours après, d'un fils. Attendit-on, pour lui
+causer cette souffrance, que la crise fût passée, et la joie d'un fils
+né d'elle fut-elle empoisonnée par cette nouvelle? ou bien savait-elle
+tout auparavant et dut-elle traverser les douleurs de l'enfantement
+avec une âme saignante?
+
+ [Note 1076: Scott Douglas, tom. II, p. 294.]
+
+Jane Armour fut admirable. Elle agit comme une femme d'un grand coeur.
+Elle se fit apporter la fille, et sur la même poitrine, du même lait,
+nourrit les deux enfants. Lorsque son père, qui était venu la voir,
+lui demanda, en les apercevant dans le même berceau, si elle avait
+encore des jumeaux, elle lui répondit qu'elle soignait l'enfant d'une
+amie malade. Elle éleva la fille d'Anna Park, au milieu de ses fils,
+avec des soins maternels, jusqu'au moment où le mariage l'éloigna de
+la maison. Par ce trait de clémence héroïque et dévouée, sa mémoire
+demeure adorable. Quelles qu'aient été ses défaillances dans les
+commencements de sa liaison avec Burns, tout disparaît dans la beauté,
+dans la splendeur, dans la grâce de ce pardon[1077].
+
+ [Note 1077: R. Chambers, tom. III, p. 254.]
+
+Jane Armour ne fut pas sans sa récompense. Burns, éclairé par cette
+générosité, eut vers elle, vers cette âme qu'il n'avait pas connue
+tout entière jusque-là, un élan de vraie et haute tendresse. On a de
+lui une lettre écrite le 11 avril, à Mrs Dunlop, dans laquelle il
+exprime pour sa femme des sentiments presque nouveaux. Il avait parlé
+d'elle avec plus de passion; jamais encore avec cette affection, cette
+place accordée aux qualités morales et cette sorte de respect. La
+reconnaissance y perce pour «la simplicité d'âme» et «la douceur
+toujours prête à céder», qui semblent avoir été les principes de la
+belle action de Jane. Cet éloge a comme un enthousiasme contenu. Ce
+n'était plus la femme qu'il adorait mais ce coeur modeste, dont il
+venait, à sa confusion, d'avoir la révélation.
+
+ Samedi dernier, au matin, Mrs Burns m'a fait présent d'un beau
+ garçon, plutôt plus gros mais pas si joli que votre filleul
+ l'était au même moment de sa vie.... Mrs Burns reprend des forces
+ et s'est mise aujourd'hui à son déjeuner, comme un moissonneur
+ qui revient des champs. C'est le privilège particulier et le
+ bonheur de nos filles saines et vivaces, qui sont nourries parmi
+ _les foins et les bruyères_. Nous ne pouvons pas espérer cet
+ esprit hautement poli, cette charmante délicatesse d'âme, qu'on
+ trouve dans le monde féminin, parmi les rangs plus élevés de la
+ vie, et qui est certainement et de beaucoup le charme le plus
+ captivant de la fameuse ceinture de Vénus. C'est véritablement un
+ trésor si inestimable que, lorsqu'on peut le posséder dans sa
+ céleste pureté native, sans la tache de quelqu'une des maintes
+ nuances d'affectation, sans l'alliage de quelqu'une des maintes
+ sortes de caprice, je le déclare devant le ciel, je pense que ce
+ trésor serait acheté bon marché au prix de tous les autres biens
+ terrestres. Mais comme cette créature angélique est, j'en ai
+ peur, extrêmement rare dans toutes les conditions et rangs de la
+ vie, et qu'elle est tout à fait refusée aux miens, nous autres
+ chétifs mortels devons nous contenter de ce qui vient
+ immédiatement après dans l'excellence féminine. Nous pouvons
+ fournir un corps et un visage aussi beaux que n'importe quel rang
+ de vie, une grâce rustique et naturelle, une modestie sans
+ affectation et une pureté sans souillure, un esprit naturel et
+ les rudiments du goût, une simplicité d'âme qui ne soupçonne pas,
+ parce qu'elle ne les connaît pas, les voies obliques d'un monde
+ égoïste, intéressé et fourbe, et le plus grand charme de tout,
+ une douceur de caractère toujours prête à céder et une généreuse
+ chaleur de coeur, reconnaissante de l'amour que nous donnons et,
+ en retour, brûlant d'une ardeur plus qu'égale; toutes ces
+ qualités avec un corps sain, une constitution solide et
+ vigoureuse, tels que vos rangs élevés peuvent à peine espérer
+ l'avoir, sont les charmes adorables de la femme dans mon humble
+ sphère de vie[1078].
+
+ [Note 1078: _To Mrs Dunlop_, 14th April 1791.]
+
+On aime à imaginer que ces mots ne sont que l'écho affaibli d'autres
+mots qu'il versa devant elle, avec ferveur et avec larmes, avec de
+solennelles promesses. Si jamais elle fut près d'être aimée par lui
+d'un amour de coeur, ce fut alors. La pauvre fille, ordinaire et
+faible, s'était développée en une noble femme. Elle n'avait pas les
+dons de surface et ces localisations partielles et rapides
+d'individualité qui font l'intelligence, l'esprit, tout ce qui saisit
+les choses par un point précis. Mais elle avait un fond de bonté
+élémentaire, instinctive, ingénue, qui est plus profonde que cela et
+supporte la vie entière. Au contact de cet homme supérieur qu'elle
+aimait à sa manière, d'une manière superbe, avec soumission, avec
+acceptation, avec abandon et oubli d'elle-même; par les souffrances
+mêmes qu'elle avait reçues de lui, elle s'était ennoblie. Elle avait
+mérité de lui cet hommage qui restera sa couronne. Elle était
+désormais son égale. C'est trop peu dire! Sa générosité la plaçait
+au-dessus de lui; c'était à lui maintenant à faire effort pour
+atteindre jusqu'à elle. Pauvre Burns! Que le génie lui-même est peu de
+chose en face de la bonté! Celle-ci est plus divine que tout.
+
+Malgré ce rayon, cette lamentable histoire n'en était pas moins une
+calamité dans l'existence des deux époux. Pour Jane c'était le
+renversement de son modeste rêve; c'était la foi mutuelle rompue, la
+confiance perdue, et ce je ne sais quoi d'étranger d'introduit dans le
+mystère du foyer, qui ressemble à une souillure. Il n'y avait pas
+jusqu'à la simultanéité de deux naissances qui ne dût lui être une
+pensée affreuse. Si elle tentait de la chasser, les deux bébés sur sa
+poitrine la lui rappelaient sans cesse. Son chagrin s'alimentait à son
+dévoûment même. Cependant il est probable qu'elle fut encore la moins
+à plaindre des deux. Peut-être lui arriva-t-il ce qui arrive aux âmes
+d'une bonté parfaite: leur douceur gagne jusqu'aux douleurs qui les
+pénètrent. Le pardon commence son bienfait en celui qui pardonne. La
+naïve mansuétude de Jane mit son baume aux blessures mêmes par
+lesquelles elle coulait.
+
+Les plus désastreux effets se produisirent dans Burns. Son âme entière
+était un chaos de remords, de honte et de colère. Il était bon et le
+mal qu'il causait devait le torturer. Par sa faute, les larmes étaient
+entrées dans la maison; un surcroît de gêne s'ajoutait à celle dont
+ils souffraient déjà. Il portait en lui l'expression résignée de Jane;
+l'enfant dont elle avait soin lui était un reproche continuel. Et
+quelle horreur plus affreuse devait l'envahir, quand il pensait à la
+pauvre fille enterrée à Édimbourg! Quelles agonies de remords, quels
+déchirements lui torturaient le coeur, quand il songeait à ce malheur,
+presque égal à un crime, si les fautes se mesurent aux souffrances
+qu'elles répandent! Sans relâche, il devait être poursuivi par cette
+idée. Elle est redoutable et vengeresse. Ce n'était peut-être là que
+la meilleure partie de sa souffrance. Il était impossible que des
+désordres plus pernicieux ne minassent pas sa personnalité. C'est une
+fatigue accablante que cette réprobation intérieure qui sourd de
+nous-même. Elle empoisonne nos meilleurs moments; elle lasse la pensée
+par un bourdonnement incessant. Nous essayons d'étouffer cette petite
+voix; nous nous emportons; mais, quand nos emportements fatigués
+baissent, elle redit les mêmes choses. Après quelque temps une âme en
+est excédée. À cette fatigue s'ajoute celle d'un travail continuel et
+vain, toujours repris comme celui d'un problème insoluble qui s'est
+emparé de nous, l'obsédante fatigue de se forger des excuses, et la
+perplexité, le harassant vacillement de l'esprit entre ses sophismes
+et ses reproches. Et puis encore--et c'était peut-être le dernier
+cercle de l'enfer qu'il portait en lui--il y avait l'humiliation qu'il
+ne pouvait manquer d'éprouver. Si bonne que fût Jane, bien plus, à
+cause de cette bonté même, il devait courber le front. Il était
+amoindri chez lui, à son propre foyer. Peut-être jamais un mot
+n'exprima cette confusion. Le silence même la rendait plus écrasante.
+Entre toutes les douleurs c'était celle-là dont son esprit souffrait
+le plus. Toutes ces choses fermentaient en lui, aigrissaient son
+orgueil, mordaient son énergie, épuisaient et délabraient son âme,
+poussaient en tous sens de profonds ravages.
+
+Par instants, quand il y tombait du dehors un reproche, une allusion,
+toutes ces rancoeurs entraient en effervescence, bouillonnaient,
+remplissaient son âme de vapeurs noires et âcres, et débordaient en
+colères, en imprécations, et, terme terrible, en une sorte de haine
+farouche.
+
+ Dieu aide les fils de la Pauvreté! Haïs et persécutés par leurs
+ ennemis, et trop souvent (hélas! presque sans exception toujours)
+ reçus par leurs amis avec un manque de respect insultant et des
+ reproches qui percent le coeur, sous le mince déguisement d'une
+ froide politesse et de conseils humiliants. Oh! être un vigoureux
+ sauvage traversant, dans l'orgueil de son indépendance, les
+ solitudes sauvages de ses déserts, plutôt que d'être dans la vie
+ civilisée et d'attendre en tremblant une subsistance, précaire
+ comme le caprice d'un semblable! Chaque homme a ses vertus, et
+ pas un homme n'est sans fautes. Maudits soient le privilège et la
+ franchise de l'amitié qui, à l'heure de ma calamité, ne peut me
+ tendre une main secourable sans désigner en même temps mes fautes
+ et assigner leur part dans ma détresse présente. Mes amis, car
+ c'est ainsi que le monde vous nomme, et c'est ce que vous-mêmes
+ pensez être, omettez mes vertus, si cela vous plaît, mais aussi
+ épargnez mes folies: les premières porteront dans mon sein
+ témoignage d'elles-mêmes; les secondes tortureront assez un coeur
+ sincère, sans vous. Puisque dévier plus ou moins des sentiers de
+ la convenance et de la droiture est fatalement une chose
+ inhérente à la nature humaine, ô Fortune, mets en mon pouvoir de
+ payer toujours de ma propre poche, la pénalité de mes erreurs! Je
+ n'ai pas besoin d'être indépendant afin de pécher; mais je veux
+ être indépendant dans mon péché[1079].
+
+ [Note 1079: _To Alex. Cunningham._ 11th June 1791.]
+
+En même temps sa haine pour son métier allait s'accroissant. Il
+s'exaspérait contre ce que ses fonctions avaient de cruel. Il les
+accomplissait, malgré lui, avec répugnance. Le dégoût qu'il avait
+prévu était bien là. Il écrivait des lettres comme celle-ci qui, avec
+son épigraphe, montre la part que son bon coeur avait dans l'horreur
+qu'il éprouvait pour ses fonctions.
+
+ Béni celui qui avec bonté
+ Considère le cas du pauvre.
+
+ Je vous ai cherché par toute la ville, bon Monsieur, pour savoir
+ ce que vous avez fait ou ce qui peut être fait pour le pauvre
+ Robie Gordon. L'heure est venue où il me faut assumer l'exécrable
+ office de rabatteur vers les limiers de la Justice et lâcher les
+ fils de charogne... sur le pauvre Robie. Je pense que vous pouvez
+ faire quelque chose pour sauver le malheureux et je suis sûr que
+ si vous le pouvez vous le voudrez[1080].
+
+ [Note 1080: _To Alex. Fergusson._ Sept. 1790.]
+
+Et encore cette autre imprécation:
+
+ Je suis un misérable diable, harassé, usé jusqu'à la moelle par
+ le frottement de tenir les nez des pauvres cabaretiers sur la
+ meule de l'Excise. Comme le Satan de Milton, pour des raisons
+ particulières, je suis forcé
+
+ De faire ce que, bien que damné, j'abhorrerais[1081],
+
+ et n'était qu'un couplet ou deux d'honnête exécration....
+
+ [Note 1081: _To Dr James Anderson._ Aug. 1790.]
+
+Par là encore sa vie était en désarroi et désajustée. Des accidents
+corporels vinrent mettre la dernière main à cette cruelle situation.
+Toute l'année 1791 ne fut pour le pauvre poète qu'une suite de chutes
+de cheval, de membres meurtris ou brisés. Au mois de janvier, il tomba
+une première fois; il écrit à Mrs Dunlop, le 7 février:
+
+ Quand je vous aurai dit, Madame, que par suite d'une chute, non
+ de mon cheval, mais avec mon cheval, j'ai été estropié quelque
+ temps et que c'est aujourd'hui la première fois que je puis me
+ servir de mon bras et de ma main pour écrire, vous conviendrez
+ que c'est une trop valable excuse pour un silence qui semblait de
+ l'ingratitude. Je commence maintenant à aller mieux et je suis
+ capable de rimer un peu, ce qui implique un peu d'aise et de
+ soulagement, car je ne puis penser que l'esprit le plus poétique
+ soit capable de composer sur le chevalet[1082].
+
+ [Note 1082: _To Mrs Dunlop._ 7th Feb 1791.]
+
+Vers la fin de mars, il fit une nouvelle chute et cette fois se cassa
+le bras. Il écrit en avril:
+
+ Un jour ou deux après avoir reçu votre lettre, mon cheval tomba
+ avec moi et me fractura le bras droit. Comme ceci est le premier
+ service que mon bras me rend depuis mon accident, je suis
+ incapable de vous remercier de votre protection et de votre
+ amitié autrement qu'en termes généraux[1083].
+
+ [Note 1083: _To Alexander Fraser Tytler._ April 1791.]
+
+Vers la fin de l'été ou le commencement de l'automne, il tomba de
+nouveau et se meurtrit la jambe. Il semble avoir souffert beaucoup de
+ce dernier accident. Il disait à Peter Hill, le libraire:
+
+ Je n'ai jamais été plus incapable d'écrire. Un pauvre diable,
+ cloué sur un fauteuil, qui se tord dans la souffrance, avec une
+ jambe meurtrie sur un escabeau devant lui, est vraiment en bonne
+ situation pour dire des choses brillantes[1084].
+
+ [Note 1084: _To Peter Hill._ Oct. 1791.]
+
+Et à un autre correspondant il envoyait à propos de la même blessure
+«plein ma feuille de gémissements qui me sont arrachés dans mon
+fauteuil[1085]».
+
+ [Note 1085: _To Robert Graham of Fintry._ Oct. 1791.]
+
+On croirait qu'il faisait des courses furibondes, qu'il poussait sa
+monture comme un forcené. Presque toutes ces chutes sont, en effet,
+faites avec le cheval. La pauvre bête surmenée galopait tant qu'elle
+tombât. Encore ne sont-ce là que les chutes qui marquaient. Il lui en
+arrivait d'autres à chaque instant.
+
+ Pour ma part, j'ai galopé sur mes dix paroisses, pendant les
+ quatre derniers jours, jusqu'à ce moment, où je viens de
+ descendre de cheval, ou plutôt, où mon pauvre squelette d'âne de
+ cheval vient de me déposer à terre, car le pauvre diable s'est
+ mis une dizaine de fois à genoux, pendant les vingt derniers
+ milles, me disant à sa façon: «Vois, ne suis-je pas ta fidèle
+ rosse de cheval, sur lequel tu as chevauché tant d'années....»
+ Bref, Monsieur, j'ai fourbu mon cheval et je me suis presque
+ rompu le cou, sans compter quelques dommages à une partie que je
+ ne nommerai pas, grâce à une selle qui a le coeur dur comme une
+ pierre[1086].
+
+ [Note 1086: _To Collector Mitchell._ Sept. 1790.]
+
+Il galopait à se rompre le cou. Était-ce la nécessité de faire vite sa
+besogne? Était-ce cet âpre besoin de mouvement et d'étourdissement par
+lequel on espère fuir ces soucis sombres qui sont assis derrière le
+cavalier? Étaient-ce de ces furieuses chevauchées d'ivresse, comme
+celle qui avait failli lui être funeste dans les Hautes-Terres?
+
+ * * * * *
+
+Enfin, pour compléter ce chaos, vers le milieu de cette même année, au
+mois d'août 1791, on trouve une lettre à Clarinda qui, à la suite de
+leur demi réconciliation, lui avait envoyé des vers sur _La
+Sympathie_. Il lui disait:
+
+ J'ai lu votre très beau mais très pathétique poème--ne me
+ demandez pas combien de fois et avec quelles émotions. Vous savez
+ que «j'ose _pécher_ mais non pas _mentir_!» Vos vers arrachent
+ cette confession du plus profond de mon âme--je le dirai,
+ répétez-le si vous le voulez--que j'ai plus d'une fois été la
+ victime d'une conjoncture maudite de circonstances et que pour
+ moi vous devez être à jamais
+
+ Chère comme la lumière qui visite ces tristes yeux[1087].
+
+ [Note 1087: _To Mrs Mac Lehose._ Aug. 1791. Ce vers a déjà
+ été cité dans sa correspondance avec Clarinda.]
+
+Il lui envoyait sa pièce sur Marie Stuart et il y ajoutait ces mots
+qui étaient redevenus de tendresse.
+
+ Telles furent, ma chère Nancy, les paroles de l'aimable mais
+ malheureuse Mary. L'infortune semble prendre un plaisir
+ particulier à darder ses flèches contre «les honnêtes hommes et
+ les jolies fillettes». De cela vous aussi vous n'êtes que trop la
+ preuve; puisse votre destinée future faire une brillante
+ exception à cette remarque! Dans les mots d'Hamlet:
+
+ Adieu, adieu, adieu! Souviens-toi de moi![1088]
+
+ [Note 1088: Shakspeare. _Hamlet_, act. I, sc. 5.]
+
+
+IV.
+
+LA VIE PROFONDE, LA PRODUCTION.
+
+Lorsqu'on suit les phases attristantes de l'histoire de Burns, c'est
+un devoir de se souvenir que, devant nos jugements sociaux, quelques
+instants de faiblesse ruinent tout un fonds d'honnêteté, de travail,
+de bonté. Quelques écueils suffisent au mauvais renom d'une mer.
+Cependant elle remplit ses fonctions dans le jeu universel: elle
+contribue au flux; elle fournit aux nuées sa part d'averses
+fécondantes; elle nourrit des milliers d'êtres qui grandissent dans
+son sein, s'accouplent, se reproduisent, perpétuent et modifient les
+espèces; elle forme des dépôts qui seront plus tard des continents
+propres à des plantes nouvelles; elle a mille utilités plus profondes
+et encore indiscernées; ses bienfaits sont nombreux. Mais elle a deux
+ou trois récifs sur lesquels se sont brisées des galères, peut-être
+chargées de soldats; elle a quelques bas-fonds où s'est enlisé un
+navire qui portait peut-être de l'alcool ou de l'opium; quelquefois
+elle a des tempêtes. Alors, au jugement court des hommes, elle devient
+une mer malfaisante et redoutée. Ils ne pénètrent pas dans son oeuvre
+continue; ils ignorent qu'il sort d'elle plus d'avantages que de
+désastres, même pour eux; et ils oublient que d'ailleurs leur mesure
+des choses est à leur taille. Hélas! il en est de même des vies
+humaines. Quelques fautes, quelques heures d'oubli, de faiblesse, de
+colère ou de passion, qui sont comme des écueils à la surface, gâtent
+une existence entière. Cependant, elle aussi accomplit ses fonctions
+profondes: elle est composée dans son ensemble de bonté, d'efforts,
+d'aspirations vers le mieux; elle a, même en ses erreurs, des désirs
+de bien, à ce point que parfois--mystère fait pour troubler!--le désir
+du bien a été la cause de l'erreur; elle contient de l'amour, du
+sacrifice, des dévoûments; elle contribue à la continuation physique
+et au progrès intellectuel du monde. Et tous ces services sont oubliés
+ou ignorés ou méconnus, à cause des quelques désordres à la
+superficie, des quelques remous où l'eau est trouble. Sous
+d'inexcusables torts la vie de Burns était une vie de droiture, de
+travail et de bonté. Il accomplissait mieux que la plupart, mieux que
+beaucoup qui se sont tenus purs de faiblesses, il accomplissait avec
+une rare efficacité les tâches essentielles par lesquelles l'homme
+vaut ici-bas. Et c'est une question qui est encore à décider de savoir
+si les insuffisances d'action n'égalent pas les excès de passion, et
+si, tout compte fait, ceux qui ont commis quelque mal mais travaillé
+au bien avec énergie, ne valent pas mieux que ceux qui n'ont fait ni
+mal, ni bien.
+
+Il avait un vrai coeur de père. C'est plaisir, dans sa correspondance,
+de l'entendre parler de ses enfants, de voir ses jolis croquis de
+bébés, pleins de complaisance et de tendresse paternelles, mais aussi
+de perspicacité. Il avait, de Jane Armour, trois fils. L'aîné Robert
+avait environ cinq ans; le second François Wallace, le filleul de Mrs
+Dunlop, était né le 24 août 1789; et le troisième William Nicol, nommé
+d'après le compagnon du voyage des Hautes-Terres, était venu au monde
+le 9 avril 1791. Il les contemplait, les étudiait; ces petits êtres,
+encore si indécis, prennent sous son regard pénétrant une
+personnalité. De son aîné, il disait:
+
+ «J'ai l'intention de l'élever pour l'église et, d'après une
+ dextérité innée qu'il a pour faire le mal et une certaine gravité
+ hypocrite avec laquelle il en considère les conséquences, j'ai de
+ belles espérances à son sujet, dans la carrière
+ épiscopale[1089].»
+
+ [Note 1089: _To Alex. Cunningham._ 27th July 1788.]
+
+De son dernier, William Nicol, il disait:
+
+ «J'ai ramassé un petit gars que, pour la force, la grosseur, la
+ forme, et la hauteur de la voix, je mettrais en regard de
+ n'importe quel gamin de Nithsdale, d'Annandale ou n'importe quel
+ autre dale[1090]».
+
+ [Note 1090: _To John Somerville._ 11th May 1791.]
+
+Celui dont il semblait le plus satisfait était le petit Frank, le
+filleul de Mrs Dunlop. Il le représente toujours comme un petit
+gaillard solide.
+
+ «Je compte qu'il ne discréditera pas le glorieux nom de Wallace,
+ car il a une jolie figure mâle et un corps qui ferait honneur à
+ un garçonnet de deux mois; il a aussi un très bon caractère, bien
+ qu'il ait, lorsque cela lui plaît, un flageolet à peine moins
+ sonore que le cor dont son immortel homonyme sonna pour donner le
+ signal d'enlever le boulon du pont de Sterling[1091].»
+
+ [Note 1091: _To Mrs Dunlop._ 6th Sept. 1789.]
+
+Ce petit Frank apparaît vraiment comme un beau bébé et qui donnait à
+son père des moments d'orgueil.
+
+ «Je ne puis m'empêcher de vous féliciter sur sa bonne mine et sa
+ vitalité. Tous ceux qui le voient conviennent que c'est le plus
+ joli, le plus bel enfant qu'ils ont jamais vu. Moi-même je suis
+ enchanté du bombement viril de sa petite poitrine et d'une
+ certaine dignité en miniature, qu'il a dans le port de la tête et
+ dans le regard de son bel oeil noir; cela promet le courage
+ indomptable d'une âme indépendante.[1092]»
+
+ [Note 1092: _To Mrs Dunlop._ 25th Jan. 1790.]
+
+Et ailleurs encore:
+
+ «En vérité, je considère que votre petit filleul est mon
+ _chef-d'oeuvre_ dans ce genre de manufacture, comme je crois que
+ _Tam de Shanter_ est ma meilleure production en fait de poésie.
+ Il est vrai que l'un aussi bien que l'autre trahissent un
+ assaisonnement de friponnerie malicieuse dont on aurait bien pu
+ se passer peut-être; mais aussi ils montrent, selon moi, une
+ force d'originalité, un fini et un poli que je désespère de
+ surpasser.[1093]»
+
+ [Note 1093: _To Mrs Dunlop._ 11th April 1791.]
+
+La clairvoyance avec laquelle Burns discernait ces caractères encore
+en embryon est curieuse. Ce petit Frank était bien ce qu'il avait
+deviné, un petit gars dur, énergique. Il n'avait pas deux ans qu'il
+avait réduit son aîné en servitude, car à dix-huit mois de là son père
+écrivait à son sujet:
+
+ À propos, votre petit filleul pousse d'une façon charmante, mais
+ c'est un vrai diable. Bien qu'il soit de deux ans plus jeune, il
+ a complètement maîtrisé son frère. Robert est à la vérité la plus
+ douce et la plus tranquille créature que j'ai jamais vu. Il a une
+ mémoire très surprenante et il est tout à fait l'orgueil de son
+ maître[1094].
+
+ [Note 1094: _To Mrs Dunlop._ 24th Sept. 1792.]
+
+Son pronostic du caractère de Robert n'était pas moins juste, ainsi
+que la vie de celui-ci le montra. N'est-il pas vrai qu'on sent bien
+dans ces passages les longues contemplations de petits corps nus, les
+longs aguets pour voir s'ébaucher les premiers sourires de la bouche
+ou des yeux; et aussi ces secrètes satisfactions paternelles qui
+éclatent au fond du coeur et l'inondent pendant un instant d'un délice
+adorable qu'on ne révèle jamais entier?
+
+ * * * * *
+
+D'autres fois il se laissait aller à ces flatteuses imaginations où
+les pères, même fatigués et déçus par la vie, revivent, pour leurs
+enfants, leurs meilleurs et leurs plus magnifiques états d'âme. Ils
+redeviennent purs et confiants en ces jeunes âmes, et l'on peut dire
+que c'est une des vertus salutaires de la paternité que ces moments
+d'innocence restitués à des esprits qui autrement ne les auraient
+jamais plus connus. Ce sentiment apparaît dans la très belle lettre
+suivante:
+
+ Je ne me rappelle pas, mon cher Cunningham, que vous et moi ayons
+ jamais causé sur le sujet de la Religion. J'en connais plusieurs
+ qui en rient comme d'une duperie par laquelle les _Quelques-uns_
+ rusés mènent l'ignorante _Multitude_; ou qui tout au plus la
+ considèrent comme une obscurité incertaine dont les hommes ne
+ peuvent jamais rien savoir et dont ils seraient sots de s'occuper
+ beaucoup. Je ne voudrais pas chercher querelle à un homme pour
+ son irréligion, pas plus que pour un manque d'oreille musicale.
+ Je regretterais qu'il soit exclu de ce qui, pour moi et pour
+ d'autres, a été des sources supérieures de jouissance. C'est à ce
+ point de vue et pour cette raison que je veillerai à ce que l'âme
+ de tous mes enfants soit imbue de Religion. Si mon fils est un
+ homme de sentiment, de sensibilité et de goût, j'augmenterai
+ ainsi beaucoup ses joies. Laissez-moi me flatter de la pensée que
+ ce doux petit être qui, en ce moment, est en train de courir çà
+ et là autour de mon pupitre, sera un homme d'un coeur tendre,
+ ardent et brûlant, d'une imagination qui goûtera des délices avec
+ les peintres et des ravissements avec les poètes. Laissez-moi me
+ le figurer errant dans la campagne, dans la douceur du
+ crépuscule, pour aspirer la brise embaumée et jouir de la poussée
+ luxuriante du printemps, pendant que lui-même est dans la
+ jeunesse fleurissante de la vie. Il jette ses regards sur toute
+ la nature et à travers la nature, plus haut, vers le Dieu de la
+ nature; son âme, par de rapides gradations de délices, est
+ entraînée au-dessus de cette sphère terrestre, jusqu'à ce qu'il
+ ne puisse plus rester silencieux et qu'il éclate dans le glorieux
+ enthousiasme de Thomson:
+
+ Les choses, dans leurs changements, ô Père Tout Puissant, ces choses
+ Ne sont que des aspects de Dieu, l'année qui se déroule
+ Est pleine de Toi.
+
+ et ainsi de suite dans toute l'ardeur et l'enthousiasme de cet
+ hymne charmant.
+
+ Ce ne sont pas là des plaisirs imaginaires, ce sont des joies
+ réelles, et je demande quelles joies parmi les fils des hommes
+ sont supérieures à celles-là. Et elles ont ce surcroît immense et
+ précieux que la vertu, consciente d'elle-même, les réclame pour
+ siennes, et s'en saisit pour paraître en la présence d'un Dieu
+ qui voit, juge et approuve[1095]».
+
+ [Note 1095: _To Alex. Cunningham._ 25th Feb. 1794.]
+
+C'est, presque dans les mêmes termes, le rêve que faisait Coleridge,
+sur le berceau de son fils, lorsque par cette nuit de gel silencieux,
+et si calme que la mince flamme bleue ne tremblait pas sur le feu, il
+voyait aussi «le cher bébé» «errer comme une brise» près des lacs, sur
+les grèves sablonneuses et sous les rocs d'antiques montagnes.
+
+ Ainsi tu verras et entendras
+ Les formes belles et les sons intelligibles de cet éternel langage que ton Dieu
+ Profère, qui, depuis toute éternité, enseigne
+ Lui-même en tout, et toutes choses en lui-même[1096].
+
+ [Note 1096: _Frost at Midnight._]
+
+C'est la poésie et le roman des pères.
+
+ * * * * *
+
+À côté de ces fiertés on voit passer les tortures dont les maladies
+des enfants font trembler l'âme des parents.
+
+ «J'attends chaque jour le docteur qui doit inoculer la petite
+ vérole à votre petit filleul. Elle règne beaucoup cette année et
+ je tremble pour sa vie...[1097]
+
+ [Note 1097: _To Mrs Dunlop._ 25th Jan. 1790.]
+
+ Le pauvre petit Frank est maintenant au plus fort de la petite
+ vérole. Je l'ai fait inoculer et j'espère qu'elle est en bonne
+ voie[1098].»
+
+ [Note 1098: _To William Burns._ 10th Feb. 1790.]
+
+Il connaissait les angoisses dont, même dans des circonstances
+favorables, un esprit réfléchi doit souffrir, lorsqu'il prévoit les
+épreuves réservées à ces chers êtres ignorants. Quel père n'a pas
+essayé de pénétrer les temps qui arrivent, et même de démêler les
+événements historiques, les guerres, les fluctuations sociales qui se
+préparent, le front penché sur un berceau? Lequel, faisant retour sur
+lui-même, n'a redouté les périls, les embûches, les chocs, dont il lui
+semble que seule sa bonne étoile l'a sauvé? Ces pensées-là sont la
+rançon des joies paternelles.
+
+ De petits enfants qui attendent de vous une protection paternelle
+ sont une lourde charge. J'ai déjà deux beaux gaillards, bien
+ venants et forts; je voudrais les mettre en bonne lumière. J'ai
+ mille rêveries et mille plans à propos d'eux et de leur destinée
+ future. Ce n'est pas que je sois un utopiste dans mes projets en
+ ces matières; je suis résolu à ne jamais destiner un de mes fils
+ aux professions libérales. Je connais la valeur de
+ l'indépendance; puisque je ne puis donner à mes fils une fortune
+ indépendante, je leur donnerai sûrement une ligne de vie
+ indépendante. Quel chaos de tumulte, de hasard et de vicissitudes
+ est ce monde, lorsqu'on se met à y réfléchir sérieusement! Pour
+ un père qui connaît lui-même le monde, la pensée des fils qu'il
+ aura à y laisser doit le remplir de crainte; mais s'il a des
+ filles, cette perspective, dans ces moments pensifs, est capable
+ de le frapper d'épouvante[1099].
+
+ [Note 1099: _To William Dunbar._ 14th Jan. 1790.]
+
+Ces angoisses étaient pour lui plus vives que pour la plupart. Sa vie
+et celle des siens l'avaient rendu défiant; l'avenir était un sol
+maigre et désolé. Il y avait, entre ses chétives ressources et les
+ambitions que sa richesse cérébrale devait naturellement lui inspirer
+pour ses fils, une telle distance! C'est un plus lourd chagrin pour
+un homme distingué d'esprit de penser que l'éducation de ses enfants
+sera insuffisante que de savoir qu'ils seront pauvres.
+
+ Malgré tout, grâce au ciel, je puis vivre et rimer tel que je
+ suis; quant à mes garçons, pauvres petits gars! puisque je ne
+ puis les placer à un degré aussi élevé de la vie que je voudrais,
+ je les établirai, si l'ordonnateur des événements m'accorde la
+ faveur de voir cette époque-là, sur une base aussi large et aussi
+ indépendante que possible. Parmi les nombreux sages proverbes qui
+ ont été recueillis par nos ancêtres écossais, un des meilleurs
+ est celui-ci: «_Mieux vaut la tête de la roture que la queue de
+ la gentry_»[1100].
+
+ [Note 1100: _To Dr Moore._ 27th Feb. 1791.]
+
+Il était également bon frère. On a vu qu'il avait partagé avec Gilbert
+les profits de son volume. Carlyle l'en loue beaucoup. Ce qu'on n'a
+pas assez indiqué c'est que ce sacrifice fut probablement la cause de
+son entrée dans l'Excise. Cet argent lui aurait permis de franchir les
+premières mauvaises années, les années des vaches maigres, et
+d'attendre que le vent tournât. Ce serait lui faire injure que de
+croire un instant qu'il fut capable de songer à le réclamer.
+
+ J'aurais pu avoir de l'argent pour suppléer au déficit de ces
+ années maigres, mais j'ai, dans une ferme en Ayrshire, un frère
+ plus jeune et trois soeurs. Tout le surplus de ce que j'estimais
+ nécessaire pour mon capital de fermage a été pris pour sauver,
+ d'une ruine imminente, non seulement le confort mais l'existence
+ même de ce foyer. Ceci était fait avant que je prisse cette
+ ferme-ci; plutôt que d'enlever mon argent à mon frère--ce qui le
+ ruinerait--j'abandonnerai ma ferme et j'entrerai immédiatement au
+ service de vos Honneurs[1101].
+
+ [Note 1101: _To Robert Graham of Fintry._ 10th Sept. 1788.]
+
+Son plus jeune frère, Williams Burns, découragé sans doute de se faire
+fermier, par l'exemple de ses deux aînés, avait appris le métier de
+sellier. Il s'était mis en route pour trouver du travail. Cela ne
+semble pas avoir été chose facile. Après avoir erré en plusieurs
+endroits, il s'était installé à Newcastle. Pendant toutes ses
+pérégrinations, Robert le suit avec une sollicitude paternelle; il lui
+donne des conseils, lui écrit des lettres pleines de sages avis
+pratiques, l'encourage, le soutient. Tout cela en paroles cordiales et
+dignes.
+
+ Si mes conseils peuvent vous être utiles (c'est-à-dire si vous
+ pouvez vous résoudre à prendre l'habitude non seulement
+ d'examiner votre conduite, vos façons, etc., mais aussi celle de
+ mettre en pratique les résolutions que cet examen fera naître
+ d'améliorer vos défauts), mes petites connaissances et mon
+ expérience du monde sont cordialement à votre service. J'avais
+ l'intention de vous écrire plein une feuille de conseils, mais
+ quelque affaire m'en a empêché. En un mot, apprenez la
+ _Taciturnité_. Que cela soit votre devise. Quand vous auriez la
+ sagesse de Newton ou l'esprit de Swift, le bavardage vous
+ rabaisserait aux yeux de vos semblables[1102].
+
+ [Note 1102: _To William Burns._ 2nd March 1789.]
+
+Toutes ses lettres contiennent des conseils bien choisis:
+
+ Vous êtes au moment de la vie où l'on prend des habitudes; vous
+ ne pouvez éviter cela, quand vous le voudriez, et ces habitudes
+ vous demeureront attachées jusqu'à la fin de votre sablier. Plus
+ tard, même lorsqu'on est aussi peu avancé en années que moi, on
+ peut avoir une vue très pénétrante de ses défauts et de ses
+ faiblesses habituelles, mais les arracher ou même les amender est
+ tout autre chose. Acquis d'abord par accident, ils commencent
+ bientôt à devenir commodes, et avec le temps ils deviennent une
+ portion _nécessaire_ de notre existence[1103].
+
+ [Note 1103: _To William Burns._ March 10th, 1789.]
+
+Il lui envoie de l'argent:
+
+ Je mets deux billets d'une guinée de la banque d'Écosse qui,
+ j'espère, viendront à propos. Il ne m'est pas tout à fait aussi
+ commode que naguère de distraire un peu d'argent, mais je connais
+ votre situation et, je puis le dire, à quelques égards votre
+ mérite[1104].
+
+ [Note 1104: _To William Burns._ 14th Aug. 1789.]
+
+Il lui répète sans cesse de ne pas se décourager et s'il ne réussit
+pas, de songer au toit de son frère.
+
+ Si vous ne réussissez pas dans vos pérégrinations, ne vous
+ découragez pas, ne faites pas de coup de tête, revenez vers nous
+ en ce cas et nous attendrons une meilleure humeur de la Fortune.
+ Rappelez-vous ceci, je vous en prie[1105].
+
+ [Note 1105: _To William Burns._ 25th March 1789.]
+
+Et ailleurs encore:
+
+ Ma maison sera la maison où vous serez le bienvenu et comme je
+ connais votre prudence (plût au ciel que votre _résolution_ fût
+ égale à votre _prudence_) si, quelque part loin de vos amis, vous
+ étiez en besoin d'argent, vous avez mon adresse par la
+ poste[1106].
+
+ [Note 1106: _To William Burns._ 15th April 1789.]
+
+Williams semble avoir été un garçon timide et doux; ses lettres à son
+frère, fort bien écrites du reste, sont touchantes par quelque chose
+de triste et de modeste. Il n'avait pas la virilité de ses deux aînés.
+Cependant il se hasarda à pousser jusqu'à Londres, espérant y trouver
+du travail. Au moment où il va partir, Robert lui donne de ces clairs
+avis qu'un père ne doit pas hésiter de donner à son fils, lorsque
+celui-ci va se risquer dans la fournaise d'une grande ville. Et il
+ajoute:
+
+ Écrivez-moi avant de quitter Newcastle et aussitôt que vous
+ arriverez à Londres. En un mot, si jamais vous vous trouvez,
+ comme peut-être vous pourrez l'être, en peine pour un peu
+ d'argent, vous savez où je suis. Il ne sera pas dit que je vous
+ verrai vaincu, tant que vous lutterez comme un homme. Adieu! Dieu
+ vous bénisse![1107]
+
+ [Note 1107: _To William Burns._ 18th Feb. 1790.]
+
+En même temps, il écrivit à son vieil ami Murdoch, qui était établi à
+Londres, pour lui recommander son frère. Le pauvre Williams commença
+dans la grande ville l'existence d'un ouvrier qui cherche de la
+besogne et obtient, tantôt ici, tantôt là, quelques jours
+d'occupation. On le voit errant d'atelier en atelier. Il le raconte à
+son frère sur le ton doux et résigné qui lui est propre.
+
+ J'ai trouvé du travail le vendredi après mon arrivée dans la
+ ville; je n'y ai travaillé que huit jours, leur entreprise étant
+ terminée. J'ai retrouvé du travail dans une boutique du Strand,
+ le lendemain du jour où j'ai quitté mon premier maître. Ce n'est
+ qu'une place temporaire, mais j'espère être bientôt fixé dans une
+ boutique à mon gré, bien que ce soit une affaire plus difficile
+ que je ne l'imaginais, car il y a de tels essaims de nouveaux
+ ouvriers arrivés récemment de la campagne que la ville en est
+ remplie, et que, je le crains, à moins d'être particulièrement un
+ bon ouvrier, (ce que vous savez je ne suis pas et ne serai
+ jamais), il est dur de trouver une place. Cependant je ne
+ désespère pas de redresser ma dérive et de pincer le vent.
+
+ L'encouragement ici n'est pas ce que j'attendais, les gages étant
+ fort bas en proportion des dépenses de la vie. Cependant, si je
+ mets de côté l'argent que les autres dépensent en dissipation et
+ en débauche, j'espère bientôt vous renvoyer celui que je vous ai
+ emprunté et vivre en outre confortablement[1108].
+
+ [Note 1108: _William Burns to Robert Burns_, 21st March
+ 1790.]
+
+Le brave garçon ne devait pas lutter longtemps. Il fut pris, quatre
+mois après son arrivée à Londres, d'une fièvre maligne et, seul dans
+l'immense foule, pensant peut-être à la ferme d'Ayrshire, mourut le 24
+juillet 1790, sans que Murdoch fût prévenu[1109]. Robert prit pour lui
+les frais des funérailles. Il avait dignement remplacé le vieux père.
+
+ [Note 1109: Voir la lettre de Murdoch à Robert Burns, datée
+ du 14th Sep. 1790.]
+
+ * * * * *
+
+D'autres sentiments de noble race circulaient constamment dans sa vie:
+l'amitié, la reconnaissance. Un de ses premiers protecteurs à
+Édimbourg avait été le comte de Glencairn. C'est de tous les hommes
+celui qu'il paraît avoir le plus vénéré. Il l'admirait sans réserve,
+et il fallait qu'un caractère fût vraiment d'or fin pour résister à la
+pierre de touche de sa perspicacité. «Mon attachement reconnaissant
+était en vérité si fort qu'il remplissait toute mon âme et était
+tressé avec le fil de mon existence.[1110]» Le comte mourut à la fin
+de janvier 1791, dans sa 42e année, au retour d'un séjour d'hiver à
+Lisbonne. Ce fut pour Burns une douleur immense, il prit le
+deuil[1111]. Il écrivit à la mémoire de son protecteur une élégie
+qu'il envoya à un des amis de Glencairn avec les vers suivants:
+
+ [Note 1110: _To Dr Moore_, 27th Feb. 1791.]
+
+ [Note 1111: _To Alex. Dalziel_, March 19, 1791, et _To lady
+ Elisabeth Cunningham_, March 1791.]
+
+ Je t'adresse cette offrande votive,
+ Le tribut de larmes d'un coeur brisé,
+ Tu estimais l'_ami_; moi, j'aimais le _bienfaiteur_;
+ Son mérite, son honneur étaient de tous loués;
+ Nous le pleurerons, jusqu'à ce que nous partions comme il est parti,
+ Et que nous suivions le sentier spectral vers ce sombre monde inconnu[1112].
+
+ [Note 1112: _Lines to Sir John Whitefoord._]
+
+Cette élégie est d'un accent déchirant. Elle mérite de prendre place
+parmi la belle suite de poèmes que les plus grands des poètes anglais
+ont écrits à la mémoire d'amis disparus. On peut même dire que ni le
+_Lycidas_ de Milton, ni l'_Astrophel_ de Spencer, ni l'_Adonaïs_ de
+Shelley n'ont le sanglot qui secoue ces strophes.
+
+ Le vent soufflait rauque des collines,
+ Par intervalles, le rayon mourant du soleil
+ Jetait un regard sur les bois jaunes et flétris
+ Qui ondulaient au-dessus du cours sinueux du Lugar:
+ Sous un escarpement rocheux, un Barde,
+ Chargé d'années et de lourde peine,
+ En haute lamentation, pleurait son seigneur
+ Que le Trépas avait pris bien avant l'heure.
+
+ Il s'était appuyé contre un chêne antique,
+ Dont le tronc s'effritait par les ans;
+ Ses cheveux étaient blanchis par le temps,
+ Sa joue ridée était mouillée de larmes;
+ Et comme il touchait sa harpe tremblante,
+ Et comme il chantait son chant douloureux,
+ Les vents, se lamentant dans leurs cavernes,
+ Vers l'Écho en emportaient les notes:
+
+ «Vous, oiseaux dispersés qui chantez faiblement,
+ Débris du choeur printanier!
+ Vous, bois qui répandez à tous les vents
+ Les ornements de l'année déclinante!
+ Quelques brefs mois et, joyeux et gais,
+ Vous charmerez de nouveau l'oreille et le regard;
+ Mais rien dans les cycles du temps
+ Ne peut à moi me ramener la joie.
+
+ «Je suis un vieil arbre courbé,
+ Qui longtemps résista au vent et à la pluie;
+ Mais maintenant est venu une cruelle rafale,
+ Et c'en est fait de ma dernière attache à la terre;
+ Mes feuilles ne salueront plus le printemps,
+ Le soleil d'été n'exaltera plus ma floraison;
+ Il faut que je gise devant l'orage
+ Et que d'autres poussent à ma place.
+
+ «J'ai vu mainte année changeante,
+ Je suis devenu un étranger sur terre;
+ J'erre au hasard dans les chemins des hommes,
+ Je ne les connais plus, je leur suis inconnu;
+ Sans écho, sans pitié, sans secours,
+ Je porte seul mon fardeau de soucis,
+ Car silencieux, bien bas, sur des lits de poussière,
+ Dorment tous ceux qui partageraient mes chagrins.
+
+ «Enfin (comble de toutes mes douleurs!)
+ Mon noble maître est couché dans l'argile;
+ La fleur de tous nos hardis barons,
+ L'orgueil de sa contrée, le soutien de sa contrée!
+ Je languis maintenant dans une lasse existence,
+ Car toute la vie de la vie est morte,
+ Et l'espérance a fui mon regard vieilli,
+ Sur ses ailes rapides à jamais envolée.
+
+ «Éveille, pour la dernière fois, ta triste voix, ma harpe,
+ Une voix de détresse et de farouche désespoir;
+ Éveille-toi, fais résonner ton dernier lai,
+ Puis dors dans le silence pour toujours;
+ Et toi, mon dernier, mon meilleur, mon seul ami,
+ Qui remplis une tombe prématurée,
+ Accepte ce tribut du Barde
+ Que tu as retiré des plus noires ténèbres de la Fortune.
+
+ «Dans le vallon bas et nu de la Pauvreté,
+ D'épais brouillards obscurs m'enveloppaient;
+ Quoique je levasse souvent un oeil anxieux,
+ Aucun rayon de renommée n'apparaissait;
+ Tu m'as trouvé comme le soleil matinal
+ Qui fond les brouillards en air limpide;
+ Le Barde sans ami et sa chanson rustique
+ Devinrent tous deux ton cher souci.
+
+ «Ô! pourquoi la vertu a-t-elle des jours si courts,
+ Tandis que les gredins ont du temps pour mûrir, devenir gris?
+ Faut-il que toi le noble, le généreux, le grand,
+ Tu tombes dans la forte fleur de la hardie virilité!
+ Pourquoi ai-je vécu pour voir ce jour-là,
+ Un jour pour moi plein de détresse?
+ Ô! que n'ai-je rencontré la flèche mortelle
+ Qui a abattu mon bienfaiteur!
+
+ «Le fiancé peut oublier la fiancée
+ Dont il a fait hier son épouse, sa femme;
+ Le monarque peut oublier la couronne
+ Qui est sur son front depuis une heure;
+ La mère peut oublier l'enfant
+ Qui sourit si doucement sur ses genoux;
+ Mais je me souviendrai de toi, Glencairn,
+ Et de tout ce que tu as fait pour moi.»
+
+Toute la pièce est belle; il y règne un indicible accent de douleur
+inconsolable; surtout la dernière strophe est admirable de simplicité
+et d'émotion. C'est un chagrin qui avait vraiment pénétré au plus
+profond de sa vie. Il disait:
+
+ «Le deuil, que je me suis fait à moi-même l'honneur de porter en
+ mémoire de sa seigneurie, n'a pas été «une contrefaçon de
+ douleur». Et ma gratitude ne périra pas avec moi! Si parmi mes
+ enfants, j'ai un fils qui ait du coeur, il transmettra à son
+ enfant, comme une fierté de famille et une dette de famille, que
+ je dois ce qui m'a été le plus cher dans l'existence à la noble
+ maison de Glencairn[1113].»
+
+ [Note 1113: _To lady Elisabeth Cunningham_, March 1791.]
+
+Près de quatre ans après, lorsqu'il lui vint un fils, il lui donna le
+nom de James Glencairn.
+
+ * * * * *
+
+Sa générosité, qui était un des traits, disons mieux, un des éléments
+de son caractère, était toujours en éveil, toujours prête et prompte à
+agir, sans une seconde d'hésitation, par élan prime-sautier. Un
+délicat poète écossais, Michael Bruce, était mort à vingt-et-un
+ans[1114]. Ses amis résolurent de publier ses oeuvres, au bénéfice de
+sa vieille mère qui était dans la pauvreté. L'un d'eux, un jeune
+clergyman nommé Baird, qui devint professeur de langues orientales à
+l'Université d'Édimbourg et plus tard principal de l'Université,
+demanda à Burns l'appui de son nom et de sa plume. «Puis-je vous
+demander si vous voudrez prendre la peine de parcourir les manuscrits
+non publiés de Bruce qui sont en ma possession, de donner votre
+opinion et de suggérer les coupures, les changements ou les
+modifications qui vous sembleraient désirables? Et voulez-vous nous
+permettre de faire savoir que quelques lignes de vous seront ajoutées
+au volume?[1115]» Voici la lettre qu'il reçut en réponse:
+
+ [Note 1114: _The Works of Michael Bruce_, edited with memoir
+ by Alex. Grosart.]
+
+ [Note 1115: Cité par Scott Douglas, tom. V, p. 347.]
+
+ Pourquoi m'avez-vous, cher Monsieur, écrit ces termes si
+ hésitants à propos de l'affaire du pauvre Bruce? Ne connais-je
+ pas et n'ai-je pas éprouvé les maux nombreux, les maux
+ particuliers, qui sont le patrimoine de toute chair poétique?
+ Vous pourrez faire votre choix de tous les poèmes inédits que je
+ possède; et si votre lettre m'avait été adressée de façon à
+ m'arriver plus tôt (je viens de la recevoir il y a un moment), je
+ vous aurais aussitôt délivré de toute incertitude à ce sujet. Je
+ vous demande seulement que quelque avertissement, dans la préface
+ du livre, aussi bien que les feuilles de souscription, porte que
+ la publication est uniquement pour le bénéfice de la mère de
+ Bruce. Je ne veux pas que l'ignorance puisse supposer, ou la
+ malignité insinuer que je me suis dévoué à cette oeuvre pour des
+ motifs mercenaires. Et vous ne devez pas, pour ma participation à
+ cette affaire, me faire honneur d'aucune générosité remarquable.
+ J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies et de
+ chutes (tout autre que moi pourrait donner à quelques-unes
+ d'entre elles un nom plus sévère), qu'afin de rétablir un peu,
+ quoique bien légèrement, la balance pour mon compte, je suis
+ disposé à faire envers un semblable tout bien qui se trouve en
+ mon très humble pouvoir, rien que dans le but égoïste d'éclaircir
+ un peu la perspective du passé[1116].
+
+ [Note 1116: _To the Rev. G. H. Baird_, Feb. 1791.]
+
+Cette lettre à elle seule eût fait l'ornement du volume. Mais Burns
+offrait bien plus; il présentait à pleines mains tout ce qu'il
+possédait, et là dedans est son _Tam de Shanter_ qu'il venait
+d'achever. C'était tous ses trésors; il les donnait sans une pensée
+pour lui-même. Nous comprenons la phrase qui termine cette lettre;
+noue savons quel aveu elle contient et à quelle faute il est probable
+qu'elle s'adressait. Elle est ici à sa vraie place, à côté de ce qui
+la rectifie. Les sentiments où elle est enclavée rétablissent
+l'équilibre; l'occasion même qui la fit écrire montre combien de
+qualités se mêlaient aux faiblesses de l'écrivain.
+
+Pour tous ceux qui avaient recours à lui, il était prodigue de son
+temps, de ses démarches, toujours prêt à écrire, à mettre sa puissante
+rhétorique au service d'un pauvre diable dans l'embarras. La moindre
+injustice dont il voyait souffrir quelqu'un autour de lui le
+révoltait, le mettait en état d'éloquence. Un maître d'école de ses
+connaissances, de Moffat, nommé Clarke, avait eu des démêlés avec ses
+supérieurs. On lui faisait, semble-t-il, des reproches injustes.
+Aussitôt Burns rédige pour lui un plaidoyer habile et digne, adressé
+au lord prévost d'Édimbourg. Il écrit à un personnage influent pour le
+prier d'intervenir, en faveur de son protégé, auprès des magistrats et
+du conseil municipal de la cité, qui avaient en mains le patronage de
+l'école de Moffat. Sa recommandation est ardente.
+
+ Il est vrai, Monsieur, et je sens la force de cette observation,
+ qu'un homme dans ma situation humble et chétive se méprend
+ beaucoup sur lui-même et se méprend beaucoup sur les voies du
+ monde, lorsqu'il a la présomption d'offrir son influence auprès
+ d'un corps aussi hautement respectable que les patrons que j'ai
+ mentionnés. À cela... que pouvais-je faire? Un homme de
+ capacités, un homme de talent, un homme de vertu et mon ami...
+ plutôt que de me tenir tranquille et silencieux et de le voir
+ périr ainsi, je serais allé sur mes genoux vers les rochers et
+ les montagnes pour les implorer de tomber sur ses persécuteurs et
+ de les écraser, eux et leur méchanceté, dans une destruction
+ méritée. Croyez-moi, Monsieur, c'est un homme envers qui on est
+ grandement injuste[1117].
+
+ [Note 1117: _To the Rev. William Moodie_, vers Juin 1791.]
+
+Son désir d'être utile ne se confinait pas à ses relations
+particulières. Il avait une bonne volonté plus générale. Elle s'était
+traduite par une entreprise bien curieuse pour cette époque. Avec un
+propriétaire voisin, le capitaine Riddell, l'héritier du sifflet, il
+avait créé, en pleine campagne et il y a cent ans, ce qui commence
+seulement à fonctionner chez nous: une bibliothèque populaire
+circulante[1118]. Il s'y était donné tout entier et il en était la
+cheville ouvrière. «Mr Burns a été assez bon pour prendre sur lui
+toute la charge de cette petite affaire. Il était le trésorier, le
+bibliothécaire et le censeur de cette petite société qui conservera
+longtemps le souvenir reconnaissant de son dévoûment public et de ses
+efforts pour ses progrès et son instruction[1119].» Lorsque sir John
+Sinclair entreprit son grand travail du _Statistical Account of
+Scotland_, Burns lui-même lui envoya un compte rendu de cette louable
+tentative. Il en ressort nettement que l'idée de la bibliothèque était
+inconnue et qu'il s'agissait bien d'une innovation. C'est d'ailleurs
+une belle lettre, claire, pratique, et par endroits éloquente. La
+haute intelligence de Burns avait anticipé un des moyens les plus
+actifs de l'éducation populaire; il en expose les avantages, sans
+déclamation, dans des termes dont la modération et la justesse ne sont
+pas moins remarquables que la hauteur. Sûrement, on ne dit pas mieux
+aujourd'hui sur ce sujet.
+
+ [Note 1118: _To Peter Hill_, 2nd April 1789.]
+
+ [Note 1119: Lettre de Robert Riddell à sir John Sinclair,
+ publiée dans le _Statistical Account of Scotland_.]
+
+ Monsieur, la circonstance suivante a, je crois, été omise dans
+ l'exposé statistique qui vous a été transmis de la paroisse de
+ Dunscore en Nithsdale. Je vous demande la permission de vous
+ l'envoyer, parce qu'elle est nouvelle et parce qu'elle peut être
+ utile. Jusqu'à quel point elle mérite une place dans votre
+ patriotique publication, vous en êtes le meilleur juge.
+
+ Garnir les esprits des classes inférieures de connaissances
+ utiles est certainement d'une très grande importance, à la fois
+ pour les individus qui les constituent et pour la société
+ entière. Leur donner un goût pour la lecture et la réflexion,
+ c'est leur donner une source d'amusement innocent et louable; et
+ c'est en outre les élever à un degré de dignité plus haut dans
+ l'échelle des êtres raisonnables. Frappé de cette idée, un
+ gentleman de cette paroisse, Robert Riddell Esq. de Glenriddell,
+ a établi une sorte de bibliothèque circulante, sur un plan si
+ simple qu'il est pratiquable dans n'importe quel coin du pays, et
+ si utile qu'il mérite l'intérêt de tout gentleman de campagne qui
+ pense que l'amélioration de cette portion de son espèce, que le
+ hasard a placée à l'humble rang de paysan et d'artisan, est un
+ objet digne d'attention.
+
+ Mr Riddell persuada à un certain nombre de ses propres tenanciers
+ et de fermiers voisins de former entre eux une société, dans le
+ but d'avoir une bibliothèque commune. Ils prirent un engagement
+ légal d'y rester pendant trois années, avec une ou deux clauses
+ de résiliation, en cas d'éloignement ou de mort. Chaque membre, à
+ son entrée, payait cinq shellings; et à chacune des réunions, qui
+ avaient lieu le quatrième samedi de chaque mois, on ajoutait une
+ somme de six pence. Avec cette première mise de fonds et le
+ crédit qu'ils obtinrent, sous la garantie de leurs fonds futurs,
+ ils établirent dès le début une provision fort passable de
+ livres. Les auteurs qu'on devait acheter étaient toujours décidés
+ par la majorité. À chaque réunion, tous les livres, sous peine
+ d'amende ou de déchéance, en guise de sanction, devaient être
+ produits. Les membres avaient choix, des volumes selon un
+ roulement: celui dont le nom était le premier sur la liste, pour
+ ce soir-là, pouvait choisir le volume qu'il voulait dans toute la
+ collection; le second choisissait après le premier; le troisième
+ après le second et ainsi de suite, jusqu'au dernier. À la réunion
+ suivante, celui dont le nom avait été le premier sur la liste à
+ la séance précédente, était le dernier; celui qui avait été le
+ second était le premier, et ainsi successivement pendant les
+ trois années. À l'expiration de l'engagement, les livres furent
+ vendus aux enchères, mais seulement entre les membres de la
+ société, et chacun d'eux eut sa part du fonds commun, en argent
+ ou en livres, selon qu'il lui plut d'être acheteur ou non.
+
+ Lors de la dissolution de cette petite société, qui s'était
+ formée sons le patronage de Mr Riddell, soit par les dons de
+ livres qu'on avait reçus de lui, soit par les achats, on avait
+ rassemblé plus de 150 volumes. On pense bien qu'on avait acheté
+ pas mal de choses sans valeur. Cependant parmi les livres de
+ cette petite bibliothèque se trouvaient: _Les Sermons de Blair_,
+ _l'Histoire d'Écosse de Robertson_, _l'Histoire des Stuarts_ de
+ Hume, _Le Spectateur_, _L'Oisif_, _L'Aventurier_, _Le Miroir_,
+ _Le Flâneur_, _L'Observateur_, _L'Homme sensible_, _L'Homme du
+ Monde_, _Chrysal_, _Don Quichotte_, _Joseph Andrews_, _etc._ Un
+ paysan qui peut lire et goûter de pareils livres est certainement
+ un être au-dessus de son voisin qui chemine à côté de son
+ attelage, très peu différent, si ce n'est pour la forme, des
+ brutes qu'il conduit.
+
+ Souhaitant à vos efforts patriotiques le succès qu'ils méritent
+ si bien, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.
+
+ Un Paysan.[1120]
+
+ [Note 1120: _To Sir John Sinclair_, 1791.]
+
+La portée d'intelligence dont cette lettre fait preuve n'est pas ce
+qui nous intéresse le plus en ce moment. Ce qu'il importe de retenir
+c'est qu'elle représente trois années d'actes louables, d'activité,
+d'assiduité, de surveillance, en un mot de dévoûment, mis au service
+d'une oeuvre qu'il estimait utile. Elle lui fait honneur aussi à cause
+de sa simplicité et de sa modestie. Qui imaginerait que l'anonyme qui
+parlait ainsi du mérite des autres était celui qui avait le plus
+contribué de son temps et de ses démarches à établir ce fragment de
+progrès?
+
+Enfin, il y avait en lui de grandes ressources de bienveillance pour
+tous, un désir sincère et sans cesse en émoi que le malheur dont est
+pétrie la condition humaine diminuât, un état toujours ardent de
+souhait qu'un peu plus de bonheur fût répandu.
+
+ «Dieu sait que je ne suis pas un saint; j'ai une armée de folies
+ et de péchés dont j'aurai à répondre; mais si je pouvais (et je
+ crois que je le fais autant que je le peux), je voudrais «essuyer
+ les larmes sur tous les yeux». Même les gredins qui m'ont fait
+ tort, je voudrais les obliger; quoique, pour dire la vérité, ce
+ serait plutôt par vengeance, pour leur montrer que je suis
+ indépendant d'eux et au-dessus d'eux, plus que par un trop plein
+ de bienveillance[1121].»
+
+ [Note 1121: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.]
+
+Sans doute, ces sentiments n'ont rien d'extraordinaire. Tout homme les
+éprouve; ils sont le pain quotidien de la vie. Mais ce pain est fait
+ici d'un froment riche et savoureux. Sans doute encore, ces actions
+n'ont rien d'héroïque; elles sont de bonne humanité courante. Mais
+elles ont ici une énergie et une chaleur singulières, une force de
+contagion. Il est indéniable que tout cela constitue les éléments
+d'une brave vie, respirant la droiture, animée de cordialité,
+accomplissant toutes ses fonctions familiales ou sociales, avec une
+franchise d'attaque et un bon vouloir constants. Et il convient de ne
+pas oublier que quelques passages de lettres ne sont que des
+révélations éparses et accidentelles d'un long déroulement.
+
+Ne sont-ce pas là des déchirures par lesquelles se découvre toute une
+profondeur d'existence faite d'aspirations et d'actes méritoires? Il y
+pénètre un rayon de lumière qui, pendant une minute, en révèle la
+réelle substance, l'état continu et normal. Les fautes qui la tachent
+sont à coup sûr haïssables, puisqu'elles furent des sources de
+souffrance pour autrui; socialement, elles sont inexorables, chargées
+de reproches, de remords, de suites cruelles. Il est juste de les
+noter, d'abord parce qu'elles existent, et à cause de leurs dégâts.
+Mais il est équitable également de se rappeler qu'un instant suffit à
+une faiblesse, que celles-ci peuvent apparaître dans une nature saine
+et noble par ailleurs, et qu'il y avait en Burns un fonds et une
+permanence de bon travail et d'oeuvre utile, sur lesquels les fautes
+et, si l'on y tient, les scandales de sa vie ne sont rien davantage
+que des flocons d'écume passagers. C'est à cette condition seulement
+que notre jugement sera impartial, parce qu'il aura du moins fait un
+effort pour être complet.
+
+ * * * * *
+
+Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'à travers ces labeurs et ces
+tourments, qui auraient usé ou amorti tout ressort dans la plupart des
+hommes, son activité et sa fraîcheur intellectuelles restaient
+intactes. Il trouvait du temps pour des lectures nombreuses et
+sérieuses. On le voit lire Smollett, Otway, Ben Jonson, Molière,
+Corneille, Racine et «Voltaire aussi[1122]». Il lit et relit le livre
+d'Adam Smith[1123]; les philosophes: Dugald Steward, Reid
+Alison[1124].
+
+ [Note 1122: _To Peter Hill_, 2nd March 1790.]
+
+ [Note 1123: _To Robert Graham of Fintry_, 9th Dec. 1789.]
+
+ [Note 1124: _To the Rev. Archibald Alison_, 14 Feb. 1791.]
+
+ Je vous envoie ici, par Johnnie Simpson,
+ Deux sages philosophes à parcourir!
+ Smith, avec sa sympathie de sentiment,
+ Et Reid qui en appelle au sens commun.
+ Les Philosophes ont lutté et combattu,
+ Écrasé beaucoup de Latin et de Grec,
+ Jusqu'à ce que fatigués de leur jargon de logique
+ Et embourbés dans la profondeur de leur science,
+ Ils en appellent maintenant au sens commun,
+ À ce que les femmes et les tisserands voient et sentent.
+ Mais écoutez, ami, je vous en prie strictement,
+ Parcourez-les et renvoyez-les vitement[1125].
+
+ [Note 1125: _Epistle to James Tennant of Glenconner._]
+
+N'est-ce pas là une jolie et pénétrante définition de l'école
+écossaise? Sa correspondance était devenue très étendue. Il y mettait
+beaucoup de soin. Elle prenait parfois le ton et l'importance de
+véritables consultations, de critique, car de tous côtés on lui
+soumettait des poèmes, on lui demandait son avis.
+
+Mais surtout sa production poétique demeure légère et vive. Il y avait
+en lui une alouette qui chantait bien au-dessus des sillons, des
+soucis et des souillures. Cependant sa direction poétique, pendant un
+instant, courut des dangers, et, sur quelques points, subit des
+modifications dont il convient de signaler les causes et la portée.
+
+Édimbourg faillit avoir sur lui une aussi pernicieuse influence au
+point de vue littéraire qu'au point de vue moral. Ce long contact avec
+des esprits abstraits et généralisateurs, avec des oeuvres distinguées
+mais presque toutes froides et correctes, purs efforts d'intelligence
+dépouillée d'imagination et de passion, semble lui avoir fait
+concevoir un idéal littéraire situé à l'opposé de celui
+qu'impliquaient ses premières productions. Lui qui était si original,
+si concret, et qui n'avait eu d'autre maître que l'observation directe
+et la nature, il fut gagné et comme intimidé, par le bel appareil
+régulier et classique en faveur dans cette société de professeurs et
+de théologiens. Il se sentait porté vers l'imitation de ces
+ordonnances méthodiques.
+
+D'autre part, il était éloigné de sa première manière par des
+considérations un peu futiles. Son éblouissant succès avait fait
+naître une quantité d'imitations inférieures. Il n'était rimeur de
+bourgade ou de village qui ne se mît en tête qu'il était un Burns. Ce
+fut probablement pour beaucoup d'eux leur plus bel effort
+d'imagination. De toutes parts, des listes de souscription circulaient
+annonçant des poèmes en dialecte écossais: il s'était imaginé que ce
+nom était en discrédit auprès du public.
+
+ Mon succès a encouragé un tel banc de mauvais fretin, de
+ monstres, à se produire devant l'attention publique sous le titre
+ de poètes écossais, que le seul terme de poésie écossaise touche
+ au ridicule[1126].
+
+ [Note 1126: _To Mrs Dunlop_, 4th March 1789.]
+
+Il en était tellement convaincu qu'il conseillait aux amis d'un pauvre
+poète écossais nommé Mylne, qui avaient entrepris de publier ses
+oeuvres, d'éviter de donner des poèmes en dialecte écossais.
+
+ Mon succès, où il entrait peut-être autant d'accident que de
+ mérite, a amené une inondation de sottise sous le nom de Poésie
+ écossaise. Les listes de souscription pour des poèmes écossais
+ ont tellement assommé et ne cessent journellement de tant
+ assommer le public, que le nom est en danger de mépris. Pour ces
+ raisons, s'il est opportun de publier quelques-uns des poèmes de
+ M. Mylne dans un magazine, ce ne doit pas, dans mon opinion, être
+ un poème écossais[1127].
+
+ [Note 1127: _To the Rev. Peter Carfrae_, March 6th 1790.]
+
+Il répudiait presque ce qui l'avait fait célèbre. Il y a là sans doute
+une explication partielle de son éloignement momentané de la poésie de
+son premier volume. Il oubliait qu'un artiste crée souvent le goût
+public, et que c'était lui-même qui avait enfanté cette passion pour
+la poésie écossaise dont il trouvait qu'on abusait maintenant.
+
+C'était en lui une autre idée fausse, provenant des mêmes parages, que
+s'il donnait des oeuvres analogues à ses premières, elles seraient
+moins bien reçues.
+
+ Je sais bien que, lors même que je donnerais au monde des oeuvres
+ supérieures à mes premiers ouvrages, si elles étaient du même
+ genre que ceux-là, la comparaison des deux accueils me
+ mortifierait[1128].
+
+ [Note 1128: _To lady Glencairn_, Dec. 1789.]
+
+Il était certain qu'un nouveau volume de poèmes par Burns ne
+produirait plus, ne pouvait plus produire le coup d'étonnement du
+premier, et que l'acclamation, qui avait salué la publication de
+Kilmarnock, ne se renouvellerait pas. C'était cependant là, il faut le
+dire, une préoccupation infime, indigne du poète. Il ne s'occupait pas
+de la réception que le public ferait à ses vers, le jour où il
+écrivait ses strophes à _la Souris_, ou la _Sainte Foire_, ou la
+_Vision_. Il écrivait pour lui-même, par besoin d'exprimer un
+sentiment; ces jours-là il avait vécu, si on peut le dire, des heures
+d'admirable égoïsme. Ce souci du public est un des dangers du succès.
+Ce qu'on risque de perdre gêne la production.
+
+Enfin, il était impossible que les changements moraux et
+intellectuels, produits par l'entrée dans l'âge mûr, n'eussent point
+de retentissement dans sa production. Là était peut-être le danger le
+plus réel, parce qu'il tenait à l'être lui-même. Burns pénétrait dans
+une période de vie moins spontanée, plus réfléchie, où l'on ressent
+moins, où l'on examine et analyse davantage. Il laissait moins
+travailler en lui l'inconscient. Cette belle production de Mauchline,
+si rapide qu'il l'oubliait presque, tendait à faire place à un labeur
+plus méthodique, à une préparation, à une possession plus consciente
+des moyens. Lui qui devait dire avec justesse de lui-même: «J'ai, deux
+ou trois fois dans ma vie, composé par volonté plutôt que par
+impulsion, mais je n'ai jamais réussi à faire rien de bon[1129]», il
+parlait de travail, d'application.
+
+ [Note 1129: _To Alex. Cunningham_, 11th March 1791.]
+
+ Je n'ai pas grande foi dans les prétentions vaniteuses à une
+ justesse par intuition et à une élégance sans travail. Les
+ matériaux frustes du talent d'écrire sont certainement le don du
+ génie, mais je crois aussi fermement que l'habileté est due à
+ l'effort réuni du travail, de l'attention et d'essais
+ répétés[1130].
+
+ [Note 1130: _To the Hon. Henry Erskine_, 22nd Jan. 1789.]
+
+ Le caractère et l'emploi de poète étaient jadis mon plaisir, mais
+ ils sont maintenant mon orgueil. Je sais qu'une grande part de
+ mon éclat de naguère était dû à la singularité de ma situation et
+ à un honorable préjugé des Écossais; mais, malgré tout, comme je
+ l'ai dit dans la préface de ma première édition, je me considère
+ comme tenant de la nature quelques prétentions au titre de poète.
+ Je ne doute pas que le don, l'aptitude à apprendre le métier des
+ muses ne soit un présent de celui qui «forme les secrets
+ penchants de l'âme», mais je crois tout aussi fermement que
+ _l'excellence_ dans la profession est le fruit de l'activité, du
+ travail, de l'attention, de la peine. Du moins je suis résolu à
+ soumettre ma doctrine à l'épreuve de l'expérience. Je diffère une
+ seconde apparition imprimée jusqu'à un jour très lointain, un
+ jour qui peut ne jamais arriver. Mais je suis déterminé à
+ poursuivre la poésie de toute ma vigueur[1131].
+
+ [Note 1131: _To Dr Moore_, 4th Jan. 1789.]
+
+Ces considérations sont justes. Il n'y a rien à y reprendre, sinon
+qu'elles indiquent un état d'esprit plus critique, l'introduction de
+plus de sang-froid dans le travail, une façon plus raisonnée et plus
+volontaire de produire.
+
+Toutes ces choses conspiraient à éloigner Burns de sa manière native
+et naturelle; elles le poussaient à l'imitation anglaise. Si, du
+moins, il s'était tourné vers les fruits récents. Déjà, depuis dix
+ans, Cowper avait émancipé la poésie, reconquis le naturel, donné des
+modèles délicieux de sincérité dans le sentiment et de liberté dans le
+vers. Burns le connaissait et c'est même un trait assez touchant que
+ce grand poète hésitant, faute de quelques shellings, à acheter les
+oeuvres du poète anglais. «J'oublie le prix des poèmes de Cowper, mais
+je crois qu'il faut que je les aie[1132].» À la rigueur, il aurait pu
+trouver de ce côté une forme souple, compatible avec son génie. Mais
+c'était un provincial. Il retardait et de presque un demi-siècle. On
+est étonné de le voir, passant par-dessus les efforts de Goldsmith et
+de Gray, remonter jusqu'à Pope, jusqu'à ce qu'il y a de plus
+froidement, de plus ingénieusement compassé dans la littérature
+anglaise. Naturellement cette imitation entraînait l'abandon de son
+dialecte natal, si savoureux, si preste, si pittoresque et plein
+d'effets inattendus. Il lui faut écrire en anglais pur, en anglais
+classique du XVIIIe siècle, pas celui de Fielding ou de Smollett, mais
+l'anglais le plus roide, le plus symétrique, le plus factice. Il lui
+faut aller tout droit aux défauts exactement opposés aux qualités
+qu'il possédait. On découvre là tout un nid de pièces dans le plus pur
+goût de 1740: _Épître à Robert Graham_, _Sappho Rediviva_, l'_Esquisse
+en vers_ dédiée à Fox, les _Prologues_ pour le théâtre de Dumfries,
+l'_Épître d'Ésope à Maria_, et jusqu'à un sonnet et une _Ode sur le
+Bill de Régence_, à propos de la maladie du roi. «J'ai fini une pièce
+dans la manière des _Épîtres morales_, de Pope», disait-il en parlant
+de son épître à Robert Graham[1133]. Il avait l'intention d'en écrire
+d'autres. «La pièce adressée à M. Graham est mon premier essai dans ce
+genre épistolaire et didactique[1134]». Et encore: «J'ai récemment,
+c'est-à-dire depuis que la moisson a commencé, écrit un poème non pas
+en imitation mais dans la manière des Épîtres morales de Pope. Ce
+n'est qu'un court essai, juste pour essayer la force des ailes de ma
+muse dans cette direction[1135]». Imagine-t-on l'auteur des épîtres de
+Mossgiel, ces petits chefs-d'oeuvre bondissants de vivacité, de vie et
+de fantaisie, s'emprisonnant dans les roides brancards du lent et
+pompeux carrosse de Pope? Cette aberration menaçait de pénétrer bien
+loin et de gâter ses inspirations les plus intéressantes. Il avait
+projeté un poème autobiographique intitulé _The Poet's Progress_. On
+se représente sans peine quelle admirable confession, quel récit
+touchant, audacieux et comique, quel tableau de la vie écossaise,
+quelle galerie de portraits d'hommes et de femmes, eût été ce poème
+écrit comme ses premières oeuvres. C'eût été un livre unique, plus
+curieux encore peut-être et à coup sûr plus varié que le _Prélude_ de
+Wordsworth. Malheureusement il s'était mis dans l'esprit de l'écrire
+dans le même style que l'_Épître_ à Robert Graham. «Ce poème est une
+espèce de composition nouvelle pour moi, mais je n'ai pas l'intention
+que ce soit mon dernier essai de ce genre, comme vous le verrez par le
+_Poet's Progress_. Ces fragments, si mon projet réussit, ne sont
+qu'une petite partie du tout projeté. Ce sera, dans ma pensée,
+l'oeuvre de mes plus grands efforts mûris par les années[1136]». On a
+quelques fragments de ce poème. Ce sont principalement deux portraits
+de Creech et de Smellie. Ils ressemblent aux portraits semés dans les
+oeuvres satiriques de Dryden et de Pope. Hormis l'intérêt
+biographique, on regrette peu que ce poème n'ait pas été achevé.
+
+ [Note 1132: _To Peter Hill_, 18th July 1788.]
+
+ [Note 1133: _To Dr Blacklock_, 15th Nov. 1788.]
+
+ [Note 1134: _To the Hon. Henry Erskine_, 22nd Jan. 1789.]
+
+ [Note 1135: _To Miss Chalmers_, 16th Sept. 1788.]
+
+ [Note 1136: _To Dugald Stewart_, 20th Jan. 1789.]
+
+Outre ces imitations de poésie didactique, il y a, de ci de là, des
+traces d'autres influences purement littéraires: ses lignes sur
+l'_Hermitage de Friar's Carse_ se rattachent à l'_Hermite_ de Parnell,
+à l'_Edwin et Angelina_ de Goldsmith, et aux vers sur l'_Hermite_ de
+Beattie. Ses strophes au _Hibou_ tiennent de la même origine. Dans
+bien des pièces, où l'on trouve des ruines, des apparitions
+fantastiques, des décors démodés, on sent le faux romantisme du XVIIIe
+siècle, et cela contraste avec le vigoureux réalisme de ses premières
+oeuvres. Parfois il pousse des tentatives assez hardies dans d'autres
+directions: ses vers sur _Les ruines de l'abbaye de Lincluden vues le
+soir_, ne sont pas déjà si loin du célèbre morceau de Walter Scott sur
+les ruines de l'abbaye de Melrose.
+
+Il y eut donc un moment où son génie hésita entre deux directions et
+où l'on aurait pu craindre qu'il ne prît une fausse voie.
+
+Sans doute, il était trop foncièrement sincère pour s'accommoder
+longtemps de cette contrainte. Sa personnalité était trop forte pour
+que la condition subalterne qu'impliqué l'imitation fût durable. Un
+jour ou l'autre cette écorce devait craquer et tomber. C'est ce qui
+arriva en effet. Cependant il conserva de cette crise un emploi plus
+fréquent de l'anglais pur. Beaucoup de ses pièces qui, pour
+l'inspiration, le sujet, les images, sont écossaises et se rapprochent
+de ses anciennes productions, sont écrites en langue littéraire. De ce
+nombre sont: la _Lamentation de Marie, reine d'Écosse_; l'_Élégie sur
+miss Burnet_, la charmante fille de lord Monboddo morte de phthisie,
+la _Lamentation_ sur son protecteur James Glencairn, ses vers à _Marie
+dans le ciel_. Son maniement de l'anglais est parfait et quelques-uns
+de ses morceaux sont des chefs-d'oeuvre. Cependant si l'on veut voir
+ce que sa pensée perd quelquefois à abandonner sa langue natale, on
+peut comparer sa pièce sur _Un Lièvre blessé_, écrite en anglais, avec
+la pièce _À la Souris_. Malgré la beauté de certaines strophes de la
+première, il y a plus d'accent et de détail de vie dans la seconde.
+
+Heureusement une circonstance le maintint dans l'emploi de sa langue
+maternelle. Pendant son séjour à Édimbourg, il avait fait la
+connaissance d'un graveur nommé James Johnson. Celui-ci avait formé le
+projet de publier une collection des chansons écossaises, en y
+joignant les airs avec accompagnement sur le piano. Burns, dévoué à
+l'ancienne poésie de son pays, lui promit son aide, soit pour réunir
+les chansons, soit pour les modifier de façon à les rendre
+présentables, soit pour en fournir de lui-même. Il se passionna pour
+cette entreprise et s'y donna tout entier, à ce point que le recueil
+de Johnson, dont les volumes paraissaient à intervalles éloignés, ne
+comprend pas moins de 180 chansons composées ou retouchées par lui.
+Jamais--et c'était une des formes les plus fières de son
+désintéressement--il ne voulut entendre parler de rémunération
+pécuniaire. Il se contenta de demander quelques exemplaires de chaque
+volume pour offrir à ses amis. Pendant son séjour à Ellisland, il est
+à chaque instant occupé à envoyer des chansons à Johnson. Elles
+comprennent quelques-unes de ses plus fameuses: _Le Temps jadis_,
+_John Andersen_, _Eppie Adair_, tout un groupe de chansons
+patriotiques et historiques comme la _Bataille de Sherramuir_, les
+_Hauteurs de Killiecrankie_, et une quantité considérable de chansons
+populaires, familières, narquoises, moitié comiques, moitié
+attendries, où il versa désormais, par gouttelettes, son humour et son
+observation de la vie. Cette contribution au recueil de Johnson marque
+un changement complet dans la production de Burns. On a vu que le
+volume de Kilmarnock ne comprenait, pour ainsi dire, que de petits
+poèmes populaires et pas de chansons. Désormais, Burns n'écrira plus
+guère que des chansons; elles seront presque exclusivement le produit
+de la seconde moitié de sa vie.
+
+Il y eut pourtant à Ellisland, une exception, un moment qui rappelle
+ceux de Mossgiel, qui, en réalité, est un des moments de Mossgiel vécu
+en arrière. Ce fut celui où il composa son inimitable _Tam de
+Shanter_, son plus puissant éclat de rire, son chef-d'oeuvre au gré de
+tant de bons juges. C'était dans l'automne de 1790. Il passa une
+partie de la journée à se promener de long en large sur son sentier
+favori au bord de la rivière. Sa femme l'observait de loin: il
+gesticulait, il semblait se murmurer des paroles, il était pris par
+instants d'accès de fou rire[1137]. Il rentra le soir avec son
+étonnant poème, mais en réalité il venait de revivre une de ses
+journées d'Ayrshire: le sujet, les personnages, le paysage, tout était
+de là-bas.
+
+ [Note 1137: Lockhart. _Life of Burns_, p. 208.]
+
+C'est qu'en réalité la terre d'Ellisland n'a jamais complètement pris
+Burns. Il n'a rien tiré d'elle directement: ni le paysage d'alentour,
+ni la vie rurale de cet endroit ne lui ont rien inspiré de bien
+considérable, de bien savoureux. Elle lui a été utile parce qu'elle
+l'a remis en face de la nature et dans son élément de production. Mais
+ce qu'il y a produit de plus fort était le fruit du terroir natal:
+_Tam de Shanter_ est un moment de Mossgiel transplanté. Ellisland a
+donné à sa poésie un regain d'activité, elle ne lui a pas fait porter
+ses propres dons. Il ressemblait à un arbre dont la sève est déjà
+condensée en boutons et en fleurs, déjà nouée en fruits; un nouveau
+sol lui fournit ce qu'il faut de nourriture et d'air pour faire sortir
+ces fruits cachés; mais ils viennent de là-bas, ils ont la saveur du
+sol ancien.
+
+
+V.
+
+LE DÉPART DE LA FERME.
+
+Cependant il était depuis longtemps évident aux yeux de Burns qu'il
+était urgent de se débarrasser de cette ferme malheureuse. Dès le mois
+de septembre 1790, il écrivait qu'il voulait en sortir à tout prix:
+
+ Je vais ou renoncer à ma ferme ou la sous-louer, le plus vite
+ possible. Je n'ai pas le droit de la sous-louer; mais si mon
+ propriétaire consent à me l'accorder, j'ai l'intention de la
+ céder, aux termes où je la tiens moi-même, à un homme courageux,
+ un de mes proches parents. Le fermage, dans le pays où je suis,
+ serait juste un moyen de gagner sa vie pour un homme qui
+ trimerait lui et sa famille; ce n'est donc pas la peine. Et vivre
+ ici m'empêche d'acquérir ces connaissances dans l'Excise qu'il
+ est absolument nécessaire pour moi de posséder[1138].
+
+ [Note 1138: _To Robert Graham of Fintry_, 4th Sept. 1790.]
+
+Par bonheur il put s'entendre avec son propriétaire, M. Miller. En
+effet celui-ci trouva un acquéreur qui lui offrit 2000 livres pour ces
+terres dont Burns avait peine à retirer ses 70 livres de loyer[1139].
+Il fut décidé qu'il ne ferait pas la moisson des semailles de 1791. Le
+personnel de la ferme fut renvoyé. Jane Armour s'en alla avec ses
+enfants passer en Ayrshire, peut-être à Mossgiel, peut-être chez son
+père, une partie de l'été[1140]. Burns resta seul dans la maison
+abandonnée et triste. Le rite du bol de sel et la Bible n'avait pas
+porté bonheur aux premiers habitants; ces cérémonies-là ne réussissent
+que si nous y mettons un peu du nôtre. Lorsque les grains furent
+mûris, dans la dernière semaine d'août 1791, Burns vendit ses moissons
+sur pied, aux enchères. Une lettre de lui donne le tableau de la fin
+de cette journée, qui ajoute encore à ce qu'on a vu des moeurs de ce
+temps. Cette vente fut suivie d'une soûlerie générale qui dégénéra en
+bagarre.
+
+ [Note 1139: R. Chambers, tom. III, p. 201.--Scott Douglas,
+ tom. V, p. 405.]
+
+ [Note 1140: _To Thomas Sloan_, 1st Sept. 1791.]
+
+ J'ai vendu ma récolte, il y a en aujourd'hui une semaine et je
+ l'ai bien vendue: une guinée l'acre, en moyenne, au-dessus de la
+ valeur. Mais cette contrée n'avait guère jamais vu une pareille
+ scène d'ivrognerie. Après que la vente fut terminée, environ
+ trente individus se mirent à se battre, chacun pour soi, et ils
+ se battirent pendant trois heures. La scène dans l'intérieur de
+ la maison ne valait guère mieux. Pas de bataille, il est vrai,
+ mais des gens étendus ivres sur le plancher et vomissant, si bien
+ que nos chiens se grisèrent tellement en circulant parmi eux
+ qu'ils ne pouvaient plus se tenir. Vous devinez aisément comment
+ j'ai goûté la scène; car je n'étais pas plus parti que vous
+ n'aviez l'habitude de me voir[1141].
+
+ [Note 1141: _To Thomas Sloan_, 1st Sept. 1791.]
+
+Un peu plus tard, à la Saint-Martin, eut lieu la vente à la criée des
+outils et du matériel de la ferme. Dans son voyage des Borders, il
+avait assisté à un de ces encans qui sont le naufrage d'une famille,
+où les objets, arrachés à leur travail, ont un air désastreux
+d'épaves. Ce spectacle lui avait produit une telle impression qu'il
+l'avait notée: «Vais avec M. Hood, voir la vente d'un malheureux
+fermier. Préservez-moi, rigide économie et respectable activité,
+préservez-moi d'être le principal _dramatis persona_ dans une telle
+scène d'horreur[1142].» Voici qu'un jour pareil était venu pour lui.
+Sans doute il avait refuge dans un autre état: mais, tout de même,
+c'était son vieux métier de fermier qui était brisé, dont les débris
+gisaient épars. Un profond chagrin dut saisir tout ce qui, en lui,
+venait du passé, quand il vit dans la cour ses instruments, sa
+charrue, la compagne de tant de rêveries, les faulx, ses vaillantes
+faulx qui menaient si rudement la moisson, le fléau qui rompait ses
+bras mais laissait son esprit alerte;
+
+ Le fléau monotone du batteur
+ pendant toute la journée m'avait fatigué,
+
+ [Note 1142: _Journal of the Border Tour_, Friday 25th May
+ 1787.]
+
+avait-il dit en rentrant le soir où il composa la _Vision_. Ils
+étaient exposés, oisifs, ayant déjà perdu leur bon air de familiarité
+avec la main humaine, de collaboration, qu'ont les outils en train. Et
+ses bêtes auxquelles il était attaché, ses chevaux, ses brebis, ses
+vaches, celles que lui avait données Mrs Dunlop pour son mariage, ces
+animaux auxquels il parlait comme à des personnes; étonnés, effarés de
+ce remuement insolite, ils suivaient leur maître ou le cherchaient du
+regard[1143]. Comme on les aimait et qu'ils étaient bien traités, ils
+rapportèrent un bon prix, «Les vaches étaient belles et se vendirent
+très cher à la vente» racontait Mrs Burns[1144]. Mais que sont
+quelques pièces d'or à côté de la peine de perdre ces braves bêtes, de
+l'inquiétude de savoir entre quelles mains elles vont s'en aller? Il y
+avait pour la charrue un attelage de deux chevaux habitués l'un à
+l'autre. Ce fut un chagrin dans la famille de penser que ces deux
+compagnons allaient être séparés. Lui, qui avait écrit les vers à _la
+pauvre Mailie_ et à _la vieille Jument_, ne put à coup sûr les voir
+partir, sans quelque chose dans ses yeux qui ressemblait à des larmes.
+
+ [Note 1143: Voir ce qu'il dit sur sa brebis Mailie (_The
+ Death and Dying words of Poor Mailie_):
+
+ Through a' the toun she trotted by him;
+ A lang half-mile she could descry him.]
+
+ [Note 1144: _Memoranda by Mr Mac Diarmid from Mrs Burns
+ dictation._ Hately Waddell, p. XXI.]
+
+Et quelle tristesse suprême quand il chargea sur une charrette son
+pauvre mobilier, qu'il fallut s'éloigner de la maison qui lui avait
+donné la sensation d'un foyer, où il avait pensé être heureux! Il ne
+se peut que ce moment n'ait été pour lui d'une mélancolie presque
+solennelle. Il disait pour toujours adieu à la terre. Elle avait été
+dure pour lui: depuis son enfance, elle avait pris sa sueur pour une
+maigre récompense; elle lui avait accordé des gerbes chétives et un
+pain gagné péniblement; elle avait été pour lui et les siens fertile
+en épines et en ronces, en soucis, en peines, en détresses de toute
+sorte. Mais elle lui avait versé prodiguement des dons plus
+magnifiques: la senteur de ses blés verts, l'éclat de ses moissons
+plus précieux que les moissons elles-mêmes, ses mille spectacles, ses
+clartés; elle avait nourri son esprit de rêveries, de beauté, de
+mélancolie; elle lui avait inspiré ses moments les plus hauts de
+contemplation, de pitié, de tendresse, d'enthousiasme; elle lui avait
+donné rien que dans une petite fleur brisée plus que des récoltes qui
+eussent fait plier ses greniers. Adieu donc, ô Terre, non point
+marâtre mais maternelle et bienfaisante, douce parente des solitudes
+où l'âme s'élargit, et s'élève et s'épure, qui tiens dans ton giron
+les salubres endurances, les efforts salutaires et les gaîtés
+robustes! Ton fils, le poète que plus que tout autre tu as formé, ton
+fils te quitte pour aller vers les mesquines demeures des hommes. Il
+tourne son visage aux cités. Il va trouver là-bas une vie qui ne se
+présente plus par les aspects universels, mais par des fièvres
+changeantes, les petitesses, les vilenies humaines. Tandis qu'il
+s'éloigne, peut-être à son coeur confusément alarmé reviennent ces
+strophes d'autrefois qui lui disent toute sa perte:
+
+ Ô Nature! tous tes aspects, tes formes,
+ Pour les coeurs sensibles, pensifs, ont des charmes!
+ Soit que le bon été réchauffe tout
+ De vie et de lumière,
+ Ou que l'hiver hurle en rafales orageuses,
+ Toute la longue et sombre nuit.
+
+ La Muse, nul poète ne la trouva jamais,
+ Tant qu'il n'apprit pas à errer seul,
+ Le long des méandres d'un ruisseau trottant,
+ Sans trouver longues les heures;
+ Oh! il est doux de vaguer, de rêver, de méditer
+ Une chanson que le coeur ressent![1145]
+
+ [Note 1145: _Epistle to William Simpson._]
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+DUMFRIES.
+
+DÉCEMBRE 1791--JUILLET 1796.
+
+
+Dumfries est située sur la rive gauche de la Nith, à huit milles
+au-dessus de l'endroit où cette rivière se jette dans le Solway-Frith.
+Elle est dans une plaine ovale, qui s'étend dans un amphithéâtre de
+collines boisées, derrière lesquelles se dressent plus au loin des
+montagnes. Ses constructions en grès rougeâtre se marient heureusement
+aux riches verdures dont elle est entourée et par endroits envahie. Un
+grand nombre de châteaux et de maisons de campagne parsèment ses
+alentours. Si l'on efface quelques améliorations; si l'on enlève
+quelques rues, deux ponts nouveaux, on peut se représenter ce qu'elle
+était au dernier siècle.
+
+C'était une petite ville provinciale assez bien bâtie, pittoresquement
+étalée le long de sa rivière, avec son vieux pont unique de neuf
+arches «si large que deux carrosses peuvent y avancer de front[1146]».
+Elle en était fière parce qu'il a été construit par Devorgilla, mère
+de John Baliol, le fondateur de Baliol Collège à Oxford. Malgré qu'il
+ait été fait de belle pierre, il commençait cependant à être décrépit;
+on commençait à en bâtir un second, qui fut inauguré en 1795[1147].
+Elle comptait environ cinq mille âmes, et elle avait un air d'aisance
+et de propreté que tous les voyageurs ne manquaient pas de remarquer.
+«Nous arrivons à Dumfries, dit Pennant, ville élégante et bien
+bâtie[1148].»
+
+ [Note 1146: _A tour through the Island of Great Britain,
+ originally begun by the celebrated Daniel de Foe_, etc.,
+ tom. IV, p. 103.]
+
+ [Note 1147: _The Visitor's Guide to Dumfries_, by W. Mac
+ Dowall, p. 60--et _History of Dumfries_, par le même, p.
+ 583.]
+
+ [Note 1148: Pennant. _First Tour in Scotland Performed in
+ the year 1769._]
+
+C'est qu'elle était vivante. Comme elle est située à l'endroit où la
+Nith commence à être navigable, elle avait son mouvement de navires.
+Les chemins de fer, en permettant de transporter facilement par tout
+le pays, les arrivages des contrées étrangères, ne les avaient pas
+encore centralisés dans quelques immenses métropoles de débarquement.
+Il fallait amener les denrées et les matériaux d'outre-mer le plus
+près des endroits où ils devaient être employés. Les arrivées se
+reparaissaient le long des côtes; les petits ports d'embouchure
+desservaient pour l'entrée et la sortie toute la région environnante.
+Oisifs et délaissés aujourd'hui, ils avaient alors leur activité.
+Dumfries avait la sienne. Il lui venait des navires d'Amérique, des
+Antilles, non pas en grand nombre, mais suffisants pour entretenir un
+peu de trafic. Elle avait, en outre, une fois par semaine, un
+important marché de bestiaux. «Ses marchés hebdomadaires de bétail
+noir sont d'un grand avantage»[1149], dit Pennant. Pendant longtemps
+il avait eu lieu le lundi. En 1659, pour empêcher le scandale d'y
+amener les bêtes le jour du sabbat, un acte du Parlement l'avait
+transféré au mercredi. Il y descendait surtout le bétail de Galloway,
+qui partait ensuite pour le Sud. Ce jour attirait une grande affluence
+de monde. «Arrivés à Dumfries, vers neuf heures, dit Dorothée
+Wordsworth, jour de marché, rencontré des foules de gens sur la
+route.... Nous fûmes heureux de quitter Dumfries, ce qui n'est guère
+un endroit agréable pour ceux qui n'aiment pas le bruit d'une ville,
+qui semble prospérer et devenir riche[1150].»
+
+ [Note 1149: Pennant. _First Tour in Scotland_, 1769.]
+
+ [Note 1150: _Recollections of a Tour made in Scotland_,
+ première semaine.]
+
+Ce n'était là qu'une partie de l'animation de Dumfries. Elle était en
+même temps une ville de plaisance et de plaisir. C'était la seule cité
+importante dans ce parage, et, en vertu du titre qui fait la royauté
+des borgnes, elle s'appelait «la reine du sud». C'était un lieu de
+résidence d'hiver pour la noblesse des environs. Il y avait des
+courses en octobre. Les clubs de chasseurs à courre, qu'on nomme des
+_Hunts_, s'y donnaient rendez-vous. Le _Caledonian Hunt_ lui-même y
+venait d'Édimbourg. C'était une époque de chasses, de courses, de
+banquets, de bals, d'assemblées, de représentations théâtrales, de
+fêtes de tous genres et plantureuses. «Outre les banquets quotidiens
+dans les hôtels, le _Caledonian Hunt_ et le _Dumfries Hunt_ ont donné
+chacun un bal et un souper qui, pour le nombre et le rang distingué
+des invités, la splendeur des toilettes, l'élégance et la somptuosité
+de la réception, la richesse et les variétés des vins ont surpassé
+tout ce qu'on a jamais vu en ce genre.[1151]» Un voyageur, R. Heron, a
+conservé l'aspect de ces semaines de réjouissance dans un tableau
+plein de mouvement. «En ces occasions, tous les hôtels et les auberges
+regorgeaient de monde. Dans la matinée, les rues n'offraient qu'une
+scène affairée de coiffeurs, d'apprenties modistes, de grooms, de
+valets, de voitures, allant, se pressant de toutes parts. Dans
+l'après-midi, tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres,
+maîtres et domestiques, était dehors à suivre les chiens ou à regarder
+les courses. Quand la foule rentrait, on s'occupait avec le même
+affairement et la même animation ardente des intérêts de l'appétit. La
+bouteille, la chanson, la danse et la table à cartes occupaient la
+soirée, et donnaient au commerce social le pouvoir de retenir et de
+charmer jusqu'au retour du matin. Dumfries, par elle-même, ne pouvait
+offrir assez d'artisans de plaisir pour une si grande occasion. Il y
+arrivait des domestiques, des entremetteurs, des porteurs de chaises,
+des coiffeurs, des dames, les prêtres et les prêtresses de tous les
+séjours favoris où le Plaisir tient sa cour.... Naturellement les
+personnes gaies d'un sexe attiraient les personnes gaies et élégantes
+de l'autre[1152]». C'était donc une ville de dissipation. «C'est
+peut-être, disait encore Heron, une ville de plus de gaieté et
+d'élégance que n'importe quelle autre ville de même grandeur en
+Écosse[1152]». Il semble que Dumfries, par suite de son voisinage de
+la frontière, ressemblait davantage à une ville anglaise. La morosité
+presbytérienne y était tenue en échec par toutes ces distractions. Il
+y faisait meilleur vivre qu'en beaucoup d'autres endroits. C'était
+bien l'avis de Smollett: «Nous poursuivîmes notre voyage jusqu'à
+Dumfries, ville de commerce très élégante, près de la frontière
+anglaise. Nous y trouvâmes une abondance de bonnes provisions et
+d'excellent vin, à des prix très raisonnables, et une installation
+aussi bonne à tous égards que dans n'importe quelle partie du sud de
+l'Angleterre. Si j'étais confiné en Écosse a perpétuité, je choisirais
+Dumfries pour ma place de résidence.[1153]
+
+ [Note 1151: Extrait du _Dumfries Journal_ du 30 oct. 1792,
+ donné par Mac Dowall. _History of Dumfries_, p. 583.]
+
+ [Note 1152: _Observations made in a journey through the
+ Western Counties of Scotland by R. Heron, 1792_, cité par
+ Mac Dowall, p. 589.]
+
+ [Note 1153: Smollett, _Humphry Clinker_. Lettre de J.
+ Melford, Sept. 12.]
+
+Entre ces moments de fièvre, Dumfries retombait dans l'oisiveté et la
+torpeur des petites villes, surtout à une époque de rares et lentes
+communications. Ce désoeuvrement n'était coupé que par la routine des
+fréquentations et des conversations de tavernes. Chambers, qui avait
+connu cette vie, en fait le tableau suivant; c'est le pendant de celui
+qui précède. «Le fléau des villes de province est la paresse partielle
+ou complète d'une grande partie des habitants. Il y a toujours un
+noyau de personnes qui vivent de leurs rentes, et un nombre plus
+considérable de commerçants à qui leur boutique ne prend pas la moitié
+de leur temps. Jusqu'à une période très récente, la dissipation, plus
+ou moins intense, était la règle et non l'exception parmi ces
+hommes-là, et, à Dumfries, il y a soixante ans, cette règle était en
+vigueur. En ce temps-là, les plaisirs de taverne étaient en vogue
+parmi des personnes qui, aujourd'hui, ne rentrent pas dans un endroit
+public de plaisir une fois par an. Le monotone gaspillage de vitalité
+et d'énergie dans ces réunions boissonnantes du soir était déplorable.
+Des toasts insipides, des railleries mesquines, du bavardage vide sur
+des incidents futiles, des discussions interminables sur des petites
+questions de faits, là où un almanach ou un dictionnaire auraient
+tranché la question, tout cela relevé par une chanson quand on pouvait
+en avoir une, formait le fond de la vie conviviale telle que je me
+rappelle l'avoir vue dans ces villes, pendant ma jeunesse. C'était une
+vie sans progrès, ni profit, ni la moindre lueur d'une tendance vers
+l'élévation morale[1154].»
+
+ [Note 1154: R. Chambers, tom. III, p. 203.]
+
+Tel était le milieu, bruyant ou torpide, mais toujours également
+grossier dans lequel Burns était transporté. C'était un séjour
+dangereux pour lui. Le plus évident péril était que cette ville de
+plaisirs fourmillait d'entraînements de tout genre auxquels il ne
+saurait pas résister. Un second était qu'il allait se trouver en
+contact avec l'aristocratie d'argent ou de naissance, dans les moments
+où elle déploie son luxe le plus offensant, et dans les jeux où elle
+fait parade de brutalité. Lui, si susceptible vis-à-vis de la
+véritable aristocratie du talent, devait se heurter à ce faste avec
+une sorte d'irritation. Les sentiments démocratiques latents en lui
+allaient en être excités. Il serait poussé à prendre une attitude
+irritée et agressive contre la société. Ce n'est pas que ces
+sentiments ne fussent naturels, ni même qu'ils fussent injustes. Mais
+la poésie ne vit pas bien de rancunes.
+
+ * * * * *
+
+L'installation à Dumfries fut triste. L'appartement qu'ils occupaient
+était au premier étage d'une petite maison sise dans une des venelles
+qui descendent vers la rivière. Il consistait en trois étroites
+pièces, chacune avec une fenêtre sur la rue, et peut-être une cuisine
+en marteau. La chambre du milieu, environ de la grandeur d'une alcôve,
+était le seul endroit où Burns pouvait se retirer pour travailler.
+Au-dessous, au rez-de-chaussée, se trouvait le bureau du timbre, dont
+le distributeur, John Syme, était un ami de Burns; au-dessus habitait
+un honnête forgeron[1155]. Ce dut être, comme le remarque très bien
+Chambers, un dur changement pour la famille[1156]. Au lieu du logement
+primitif mais spacieux d'Ellisland, de la porte toujours ouverte par
+où les enfants vont jouer dehors, il fallait se loger au haut d'un
+escalier sombre, s'entasser dans quelques pièces étriquées, garder les
+enfants à la maison. Au lieu de l'abondance fruste des produits d'une
+ferme, il fallait acheter le pain, le lait, le beurre que les bonnes
+vaches fournissaient copieusement. Tous devaient ressentir cette
+sensation de gêne et presque d'oppression physique, qu'éprouvent les
+campagnards quand ils viennent demeurer à la ville.
+
+ [Note 1155: R. Chambers, tom. III, p. 259-60.]
+
+ [Note 1156: Id., p. 202.]
+
+Pour Burns, la tristesse allait encore plus avant. Il sentait tout ce
+qu'il venait d'abandonner sans retour; son âme en était indiciblement
+affligée. Il entrait avec découragement dans cette vie mesquine et
+subordonnée de commis et de fonctionnaire. Il semble que, dès son
+arrivée, il ait demandé à la boisson l'oubli ou l'étourdissement. La
+première lettre qu'il ait écrite de Dumfries est lamentable.
+
+ Mon cher Ainslie, pouvez-vous secourir un esprit malade?
+ Pouvez-vous, parmi les horreurs de la pénitence, du regret, du
+ remords, de la migraine, de la nausée et de tous les autres
+ chiens d'enfer acharnés après un pauvre malheureux qui a été
+ coupable du péché d'ivresse;--pouvez-vous dire des mots calmants
+ à une âme troublée?
+
+ _Misérable perdu_[1157] que je suis! J'ai essayé, tout ce qui
+ d'habitude m'amusait, mais en vain. Il faut que je reste assis
+ ici, comme un monument de la vengeance réservée aux méchants; me
+ voici comptant chaque tic-tac de l'horloge, pendant que
+ lentement, lentement, elle compte ces fainéantes coquines
+ d'heures qui (maudites soient-elles!) s'étendent devant moi,
+ chacune derrière sa voisine et chacune avec un fardeau d'angoisse
+ sur le dos pour le déverser sur ma tête désignée. Et il n'y a
+ personne pour me prendre eu pitié; ma femme me gourmande, mon
+ métier me harasse et mes péchés viennent me regarder en plein
+ visage, chacun d'eux racontant une histoire plus amère que son
+ compagnon! Quand je vous dis que même (ici il y avait
+ probablement un mot grossier qui a été supprimé) a perdu son
+ pouvoir de me distraire, vous devinez quelque chose de l'enfer
+ que j'ai en moi et tout autour de moi[1158].
+
+ [Note 1157: En français.]
+
+ [Note 1158: _To Rob Ainslie_, Dec. 1791.]
+
+Cette lettre terrible est le prélude qui convient au dernier acte de
+cette destinée qui s'en va vers le pire. Entre ce moment-là et celui
+qui arrêtera sous son sceau funèbre toutes les agitations de ce coeur,
+quatre années et demi s'étendent. Années sans clartés, années de
+détresse, de désespoir, de débâcle, années de dilapidation physique,
+et, puisqu'il faut dire le mot, de déchéance morale. Toutes les
+tristesses d'une vie qui, au sommet de la colline, n'a pas su choisir,
+et qui descend vers son terme par les versants mauvais.
+
+
+I.
+
+FIN DE L'ÉPISODE DE CLARINDA.
+
+Quelques semaines après l'arrivée de Burns à Dumfries, Clarinda rentra
+dans sa vie, pour un peu de temps, d'une façon inattendue. Il reçut
+d'elle, au mois de novembre, une lettre dont le contenu était cruel.
+C'était une de ses anciennes aventures, celle avec la fille de la
+Cowgate, qu'il pouvait croire engloutie dans le passé, et qui, par une
+voie détournée, le ressaisissait. La lettre de Clarinda lui parlait
+avec une amertume ironique qui perçait à travers la froideur affectée
+de la forme.
+
+ Je prends la liberté de vous adresser quelques lignes, en faveur
+ de votre ancienne connaissance, Jenny Clow qui, selon toute
+ apparence, est en ce moment mourante. Obligée, par tous les
+ symptômes d'un dépérissement rapide, de quitter son service,
+ elle a pris une chambre dépourvue des objets de nécessité
+ commune; sans personne qui la soigne et la pleure. Dans des
+ circonstances si affligeantes, vers qui peut-elle se tourner plus
+ naturellement, pour implorer un peu d'aide, que vers le père de
+ son enfant, vers l'homme pour l'amour de qui elle a souffert
+ mainte nuit triste et anxieuse, séparée du monde, sans autre
+ compagnon que le Péché et la Solitude? Vous avez maintenant une
+ occasion de prouver que vous possédez réellement ces beaux
+ sentiments que vous avez dépeints de façon à acquérir la juste
+ admiration de votre pays. Je suis convaincue que je n'ai besoin
+ de rien ajouter de plus pour vous persuader d'agir comme toutes
+ les considérations d'humanité et de gratitude doivent le dicter.
+ Je vous fais, Monsieur, mes sincères souhaits[1159].
+
+ [Note 1159: _To Robert Burns_, Nov. 1791.]
+
+C'était là un de ces péchés qui sortaient du passé pour venir le
+regarder en plein visage et dont chacun racontait une histoire plus
+amère que son voisin. Il répondit à Clarinda que «l'histoire de la
+détresse de cette pauvre fille faisait pleurer du sang à son coeur».
+Il la priait d'envoyer à la mourante quelques secours, en attendant
+qu'il arrivât lui-même à Édimbourg où il devait aller pour affaires
+avec Creech. «Je n'aurai pas été deux heures dans la ville, que
+j'aurai vu la pauvre fille et essayé ce qu'on peut faire pour la
+soulager. Il y a longtemps que j'aurais pris mon fils avec moi, mais
+elle n'a jamais voulu y consentir». Il ajoutait qu'il irait voir
+Clarinda pour lui rembourser les avances qu'elle aurait faites[1160].
+
+ [Note 1160: _To Mrs Mac Lehose_, 23rd Nov. 1791.]
+
+Au moment où Burns lui annonçait sa prochaine arrivée à Édimbourg,
+Clarinda se trouvait justement à une crise importante de sa vie. Elle
+avait pris la résolution d'aller aux Indes occidentales rejoindre son
+mari. Au mois d'août 1790, elle avait perdu le plus jeune de ses fils;
+il ne lui en restait plus qu'un, dont l'éducation la tourmentait, car
+ses ressources étaient faibles[1161]. Au mois d'août 1791, elle avait
+été surprise de recevoir une lettre de son mari, où il la chargeait de
+faire donner à leur fils la meilleure éducation, et où il l'invitait à
+venir le retrouver à la Jamaïque. Il ajoutait que, si elle s'y
+refusait, il donnerait aussitôt des ordres pour que son garçon fût
+envoyé à ses correspondants à Londres et reçût le reste de son
+éducation à l'École de Westminster ou au collège de l'Eton. C'était la
+séparation de la mère et de l'enfant[1162]. La pauvre Clarinda hésita.
+Son hésitation était naturelle. Il lui en coûtait d'aller reprendre,
+au bout du monde, la vie commune avec un homme qu'elle n'aimait pas.
+D'un autre côté, l'éducation de son fils dépendait de la bonne volonté
+du père; si une réconciliation se faisait, c'était l'enfant qui en
+profiterait. «Si je pars, j'ai la terreur de la mer et celle non
+moindre du climat; par dessus tout, l'horreur de retomber dans la
+misère, au milieu d'étrangers, et presque sans remède. Si je refuse,
+je dois dire à mon seul enfant (en qui toutes mes affections et mes
+espérances sont entièrement concentrées) adieu pour toujours; lutter
+seule et sans protection contre la pauvreté et la censure du
+monde[1163]». Elle espérait toutefois que le caractère jaloux de son
+mari était calmé par une plus grande connaissance du monde; elle
+disait, non sans mélancolie, «que le temps et ses malheurs, en
+altérant sa personne et sa vivacité, rendaient moins probable qu'elle
+serait exposée à ses soupçons[1163]». Elle prit finalement la
+résolution d'aller à la Jamaïque. Il est vraisemblable que, en dehors
+des considérations qu'elle exposait à ses amis, d'autres sentiments
+plus secrets avaient préparé son esprit à ce rapprochement. L'amour et
+l'abandon de Burns devaient y être pour quelque chose. Cet amour, en
+portant atteinte aux amitiés qui l'entouraient, l'avait plus isolée;
+cet abandon, avec sa dure leçon, l'avait assagie. Il n'est pas rare
+que l'amant, en tuant les illusions dans le coeur d'une femme, enlève
+l'obstacle qui empêchait celle-ci de vivre tranquillement avec son
+mari. La chute du rêve qui souvent éloigne les femmes de la réalité,
+les y ramène; les déceptions les réconcilient avec leur vie; elles la
+recommencent ayant perdu les prétentions qui la leur faisaient
+paraître odieuse; elles finissent par y prendre goût et y trouver
+quelque douceur. Il se produisait quelque chose de cet accommodement
+dans la nature pratique de Clarinda. Cette phrase-ci n'en a-t-elle pas
+le ton résigné: «Ceci me semble le choix préférable; c'est sûrement le
+sentier du devoir et, par conséquent, je puis espérer que la
+bénédiction de Dieu accompagnera mes efforts pour être heureuse avec
+celui qui a été l'époux de mon choix et le père de mes enfants?[1164]».
+Au mois d'octobre 1791, un peu avant la lettre à Burns, elle avait
+répondu à son mari qu'elle irait le rejoindre. Mais le navire qui devait
+l'emmener ne partait qu'au printemps[1165]. Elle était donc au moment
+des adieux quand Burns lui annonça qu'il allait arriver à Édimbourg.
+Elle ne put obtenir de son propre coeur le refus de le voir.
+
+ [Note 1161: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p.
+ 30-31.]
+
+ [Note 1162: _Id._, p. 81.]
+
+ [Note 1163: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p.
+ 34.]
+
+ [Note 1164: _Id._, p. 35.]
+
+ [Note 1165: _Id._, p. 38.]
+
+Le 29 novembre 1791, pour la dernière fois de sa vie, Burns alla à
+Édimbourg, et les deux amants se retrouvèrent. Près de quatre années
+s'étaient écoulées depuis leur séparation, pendant lesquelles
+l'affection de Clarinda n'avait cessé d'errer autour de l'ingrat. Il
+avait vieilli: les fatigues et les excès avaient fatigué ses traits.
+Mais quand il reparut, obscur dans cette ville jadis émue de lui, il
+sembla à sa maîtresse qu'elle revivait dans la splendeur de ces mois
+anciens. Lui retrouva sans doute ses regards d'autrefois, ces mots qui
+savent rendre irrésistibles les excuses et charment les jalousies.
+Tout fut oublié jusqu'aux paroles amères qu'elle lui avait écrites.
+N'étaient-elles pas une preuve qu'elle avait souffert? L'ancienne
+passion, si longtemps contenue, monta comme un vin furieux. Il semble
+que la volonté de Clarinda en fut troublée et vaincue. Les coeurs
+longtemps sevrés de la tendresse qu'ils portent en eux et privés
+d'amour en proportion de l'amour qu'ils nourrissent, sont saisis de
+vertige lorsque, l'obstacle disparu, cette détresse s'assouvit de
+cette plénitude. Ils se précipitent vers leur rêve, avec un oubli et
+par suite avec un don entier d'eux-mêmes, et les dernières
+consommations de l'amour naissent souvent des premiers transports de
+ces surprises. Les deux amants restèrent ensemble une semaine, pendant
+laquelle ils se virent en secret.
+
+ Ô mai, ton matin jamais ne fut si doux
+ Que la sombre nuit de décembre,
+ Car étincelant était le vin rosé
+ Et secrète était la chambre,
+ Et chère était celle que je n'ose nommer
+ Mais dont toujours je me souviendrai[1166].
+
+ [Note 1166: _O May, thy morn was ne'er sae sweet._]
+
+Ce fut une semaine de bonheur âpre et poignant, comme celui qu'on
+goûte à la veille des séparations, où deux coeurs sentent combien ils
+tiennent l'un à l'autre, par leur déchirement même. Ils s'efforcent de
+ramasser toutes les dernières joies mais prennent du même coup le
+commencement de la souffrance, et ils s'enivrent de délices navrées.
+La séparation se fit dans les larmes. Celles de Clarinda étaient
+sincères, quoique peut-être elle en eût versé de plus amères encore
+aux heures de son délaissement. Celles de Burns l'étaient aussi. Sa
+faculté d'éprouver des sentiments passagers, avec autant de violence
+que s'ils étaient durables, était surexcitée. Dans le moment, il
+souffrit peut-être autant que la pauvre femme. De cet arrachement
+sortit une admirable pièce, simple et émouvante comme ces paroles
+d'adieu, ordinaires par le sens mais palpitantes de soupirs et de
+sanglots.
+
+ Un tendre baiser et nous nous séparons;
+ Un adieu et puis c'est pour toujours!
+ Je boirai à toi, avec les larmes de mon coeur,
+ Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots!
+ Qui peut dire que la Fortune l'afflige
+ Tant qu'elle lui laisse l'étoile de l'espérance?
+ Pour moi, aucun scintillement joyeux ne m'éclaire;
+ Le sombre désespoir m'enveloppe tout autour.
+
+ Je ne blâmerai jamais ma faiblesse et mon amour,
+ Rien ne pouvait résister à ma Nancy;
+ Rien que la voir c'était l'aimer,
+ N'aimer qu'elle et l'aimer à toujours.
+ Si nous n'avions jamais aimé si passionnément,
+ Si nous n'avions jamais aimé si aveuglément,
+ Si nous ne nous étions jamais vus ou jamais quittés,
+ Nous n'aurions jamais eu nos coeurs brisés.
+
+ Adieu donc, toi la première et la plus belle!
+ Adieu donc, toi la meilleure et la plus chère!
+ À toi soient toutes les joies, tous les trésors,
+ La Paix, le Contentement, l'Amour et le Plaisir!
+ Un tendre baiser et nous nous séparons!
+ Un adieu, hélas! et c'est pour toujours!
+ Je boirai a toi dans les larmes de mon coeur!
+ Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots![1167]
+
+ [Note 1167: _Parting song to Clarinda._]
+
+Avec ces désespoirs, les deux amants s'arrachèrent aux bras l'un de
+l'autre. Burns rentra à Dumfries, dans le calme de sa maison et la
+routine de sa vie. Il resta quelque temps troublé de ces émotions. Dès
+le 15 du mois de décembre, on voit qu'il avait déjà écrit six lettres
+à Clarinda; presque une par jour[1168]. Ces lettres, comme la plupart
+de celles de cette époque, ont été perdues ou détruites. Son coeur
+s'en retournait à Édimbourg. Tantôt il voyait arriver le navire qui
+allait emporter son amie.
+
+ [Note 1168: _To Mrs Mac Lehose_, 15th Dec. 1791.]
+
+ Voici l'heure, le navire arrive!
+ Ma bien-aimée Nancy, ô adieu!
+ Séparé de toi, puis-je survivre?
+ De toi que j'ai si bien aimée?
+
+ Sans fin et profonde sera ma douleur;
+ Je ne verrai pas un rayon d'espoir,
+ Sinon cette précieuse et chère croyance
+ Que tu te souviendras toujours de moi.
+
+ Le long du rivage solitaire,
+ Où les rapides oiseaux de mer crient autour de moi,
+ Par-delà les flots roulants, bondissants, mugissants,
+ Je tournerai vers l'ouest mon oeil pensif.
+
+ Heureux bosquets indiens, dirai-je,
+ Où est le sentier de ma Nancy!
+ Tandis qu'à travers vos parfums, elle passe,
+ Ô dites-moi, songe-t-elle à moi?
+
+Tantôt il saluait le mois dont le retour lui rappellera la scène des
+adieux.
+
+ Une fois de plus, je te salue, ô funèbre décembre,
+ Une fois de plus, je te salue avec chagrin et souci;
+ Triste était l'adieu que tu me rappelles,
+ L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir.
+
+ L'au revoir des amants épris est un plaisir doux et pénible,
+ Car l'espoir brille doucement sur la tendre heure du départ;
+ Mais, oh! le sentiment cruel que l'adieu pour toujours!
+ Angoisse sans mélange et pure agonie!
+
+ Farouche comme l'hiver qui maintenant déchire la forêt,
+ Jusqu'à ce que la dernière feuille de l'été soit envolée,
+ Telle est la tempête qui a secoué mon sein,
+ Jusqu'à ce que mon dernier espoir, mon dernier confort fussent partis.
+
+ Cependant comme je te salue, ô funèbre décembre,
+ Ainsi je te saluerai toujours avec chagrin et souci,
+ Car triste était l'adieu que tu me rappelles,
+ L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir.
+
+On peut, sans forcer les choses, présumer que Jane Armour sentait
+entre elle et son mari de nouvelles influences inconnues mais
+devinées, qui la lui rendaient de plus en plus étrangère. Sans savoir
+précisément où ses préoccupations allaient, il était impossible
+qu'elle ne sentît point qu'il n'était pas avec elle et que ce n'était
+plus jamais «de l'ouest» que venait maintenant la brise qu'il
+préférait.
+
+Clarinda s'embarqua, vers les derniers jours de janvier 1792, sur la
+Roselle, le même navire qui avait dû emporter Burns aux Indes
+occidentales. Avant de partir, elle lui écrivit afin de lui donner les
+derniers avis de celle «qui aurait pu vivre ou mourir avec lui[1169]».
+Devant l'inconnu solennel d'un long voyage, elle reprenait son ton de
+prédication religieuse; sa lettre a l'air d'un petit sermon parsemé de
+citations bibliques. On croirait à un retour d'influence du
+révérend... «Cherchez la faveur de Dieu, gardez ses commandements,
+soyez soucieux de vous préparer pour une éternité heureuse. Là, j'en
+ai l'espoir, nous serons réunis dans une félicité parfaite et
+éternelle[1169]». Son amour, qui avait épuisé les désenchantements
+terrestres, reportait ses espérances à un séjour futur d'où les larmes
+sont bannies. En attendant, elle se préparait à accepter de la vie le
+bonheur moyen, le seul dont celle-ci dispose. «Je suis sûre que vous
+serez heureux d'apprendre mon bonheur. Je compte que ce sera
+bientôt[1169]».
+
+ [Note 1169: _Mrs Mac Lehose to Robert Burns_, 25th Jan.
+ 1792.]
+
+Mais, de ce côté-là encore, la pauvre Clarinda devait rencontrer des
+déceptions. Quand elle arriva à la Jamaïque, son mari, qui lui avait
+peut-être imposé cette terrible épreuve dans l'espoir qu'elle se
+mettrait dans son tort en refusant, la reçut avec froideur. Sur le
+pont même du navire, il fit usage envers elle d'expressions rudes. La
+malheureuse femme épuisée par le voyage put à peine supporter ce
+nouveau coup. «La réception très froide que je reçus de M. Mac Lehose
+me donna un choc qui, joint au climat, dérangea mon esprit à tel point
+que je cessai d'être responsable de ce que je disais et
+faisais[1170].» Elle crut qu'elle allait perdre la raison. «La
+bienveillance que mon mari me montra ensuite ne put pas dissiper la
+complication de désordres nerveux qui me saisirent alors[1171].» Elle
+ne tarda pas à découvrir que M. Mac Lehose «comme la plupart des
+planteurs des Indes occidentales» avait toute une famille d'une
+maîtresse de couleur. Elle fut, selon le langage toujours convenable
+de Chambers «mortifiée de voir combien il lui avait été grossièrement
+infidèle pendant la période de leur séparation[1172].» C'était un
+brutal et violent qui se plaisait à battre et à injurier ses esclaves
+devant elle, quand il était saisi de ses fureurs. Perdue, isolée,
+révoltée de ces scènes, la malheureuse femme fut prise d'un désespoir,
+dont le souvenir hanta sa mémoire. «Je me rappelle que j'arrivai à la
+Jamaïque il y a aujourd'hui vingt-deux ans. Ce que j'ai souffert
+pendant les trois mois que je restai là! Dieu, donnez-moi de la
+gratitude pour la bonté que vous avez eue de me ramener à mon pays
+natal[1173].» Le médecin la prévint que, si elle ne s'en retournait,
+sa vie était en danger. Au mois de juin, elle quitta de nouveau son
+mari. «Notre séparation fut très affectueuse. De ma part ce fut avec
+un sincère regret que ma santé m'obligea à l'abandonner. De la sienne,
+il en fut de même, selon toute apparence. Nous nous séparâmes avec des
+promesses mutuelles de constance et de maintenir une correspondance
+régulière[1174].» Elle remonta sur le même navire qui l'avait amenée
+et rentra en Écosse vers la fin d'août 1792, six mois environ après en
+être partie. Il convient d'ajouter que son mari ne tint aucune des
+belles promesses qu'il avait faites à propos de l'éducation de son
+fils, pour l'avenir duquel elle avait affronté ce long voyage et
+s'était imposé le plus cruel des sacrifices, celui de retourner près
+de cet homme et peut-être celui de subir jusqu'au bout sa comédie
+odieuse.
+
+ [Note 1170: _Memoir of Mrs Mac Lehose by her Grandson_, p.
+ 40.]
+
+ [Note 1171: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 40]
+
+ [Note 1172: R. Chambers, tom. III, p. 261.]
+
+ [Note 1173: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 42.]
+
+ [Note 1174: _Id._, p. 41.]
+
+Tandis que Clarinda voyageait ainsi, le chagrin de Burns, dans les
+heures où il pensait à elle, avait pris la forme d'une mélancolie
+pensive. On en peut suivre l'écho dans une chanson, composée plus
+tard, mais dont on a rattaché, avec vraisemblance, l'inspiration à cet
+épisode de sa vie. On y trouve une adaptation poétique d'un joli
+passage de la correspondance de Clarinda, dont il lui avait dit qu'il
+s'emparerait quelque jour.
+
+ Maintenant, de son manteau vert, la gaie Nature s'habille,
+ Et écoute les agnelets qui bêlent sur les collines,
+ Tandis que les oiseaux gazouillent des bienvenues dans tous les bois verts.
+ Mais pour moi cela est sans délices,--ma Nannie est au loin.
+
+ Le perce-neige et la primevère parent nos bois,
+ Et les violettes baignent dans la rosée du matin;
+ Ils font peine à mon triste coeur, tant doucement ils fleurissent,
+ Ils me font penser à Nanie et Nanie est au loin.
+
+ Alouette, toi qui t'élances des rosées des prairies,
+ Pour avertir le berger de la ligne grise de l'aurore,
+ Et toi moelleux mauvis qui salues la descente de la nuit,
+ Cessez, par pitié,--ma Nanie est au loin.
+
+ Viens, Automne, si pensif, en jaune et en gris,
+ Et apaise-moi en m'annonçant le déclin de la Nature;
+ Le noir, le lugubre Hiver et la neige farouchement chassée
+ Peuvent seuls me charmer,--maintenant que Nanie est au loin[1175].
+
+ [Note 1175: _My Nanie's awa._]
+
+Après son retour à Édimbourg, il est probable que Clarinda, épuisée
+par sa double traversée et ses pénibles commotions, resta pendant
+longtemps trop souffrante pour lui écrire. Peut-être aussi
+considérait-elle leurs adieux comme le scellement mis sur un amour,
+qui, pour être respecté, ne devait plus être rouvert; et sa courte
+réconciliation avec son mari comme une terre qui le recouvrait à
+jamais. Au mois de décembre 1792, six mois après le retour de Clarinda
+et juste un an après leur séparation, il ignorait qu'elle fût rentrée,
+ainsi que le prouve le billet qu'il écrivait à une des amies de sa
+maîtresse, à Édimbourg.
+
+ Chère Madame, je vous ai écrit si souvent sans recevoir de
+ réponse que j'avais pris la résolution de ne plus lever ma plume
+ vers vous; mais ce jour mémorable, le _six décembre_, ramène à ma
+ mémoire une telle scène! Ciel et terre! Quand je me rappelle une
+ personne exilée au loin! mais pas un mot de plus à ce sujet,
+ jusqu'à ce que j'apprenne de vous votre véritable adresse, et
+ pourquoi mes lettres sont restées sans réponse, car celle-ci est
+ la troisième que je vous envoie[1176].
+
+ [Note 1176: _To Miss Mary Peacock._ Dec. 6th, 1792.]
+
+Il n'apprit qu'au commencement de l'année suivante que Clarinda était
+en Europe depuis plus de six mois. Sa colère éclata dans une lettre
+écrite probablement sous le coup de cette nouvelle et qui semble
+incohérente à force de violence. Elle est datée du mois de mars 1793.
+
+ Je suppose, ma chère Madame, qu'en négligeant de m'informer de
+ votre arrivée en Europe--circonstance qui ne pouvait pas m'être
+ indifférente, comme à vrai dire rien de ce qui vous concerne--je
+ suppose que vous avez voulu me laisser deviner et voir qu'une
+ correspondance, que j'eus naguère l'honneur et la félicité de
+ goûter, ne doit plus jamais être. Hélas! quels sons lourds,
+ écrasants sont ces mots: «jamais plus!» Le malheureux qui n'a
+ jamais goûté le plaisir n'a jamais connu la détresse; ce qui
+ pousse l'âme à la folie c'est le souvenir de joies qui ne seront
+ «jamais plus». Ceci n'est pas le langage qu'il faut parler au
+ monde; il ne le comprend pas. Mais vous autres, venez, les
+ quelques-uns--les fils du Sentiment et de la Passion! vous dont
+ les cordes du coeur tremblent et gémissent d'une angoisse
+ indicible, quand le souvenir se précipite dans votre coeur!--vous
+ qui êtes capables d'un attachement pénétrant comme la flèche de
+ la mort, et puissant comme la vigueur de l'Être immortel--venez,
+ et vos oreilles vont s'abreuver d'une histoire... mais, silence!
+ Je ne dois pas, je ne puis pas la dire: une agonie est dans ce
+ souvenir, la démence est dans ce récit!
+
+ Mais, Madame, laissons les sentiers qui mènent à la folie. Je
+ félicite vos amis de votre retour, et j'espère que la précieuse
+ santé qui, d'après ce que me dit Miss Peacock, a été si ébranlée,
+ est rétablie ou en train de se rétablir....
+
+ Je vous présente un livre (c'était la dernière édition de ses
+ poèmes), puis-je espérer que vous l'accepterez? Aurai-je de vos
+ nouvelles? Mais d'abord, écoutez-moi. Pas de froid langage, pas
+ d'avertissements de prudence; je méprise les conseils et dédaigne
+ tout contrôle. Si vous ne devez pas m'écrire dans le langage, si
+ vous ne devez pas m'exprimer les sentiments, que vous savez que
+ je désire recevoir, et que je serai heureux de recevoir, je vous
+ en conjure, par l'orgueil blessé! par la paix ruinée! par la
+ passion frénétique et déçue! par tous ces maux nombreux qui
+ composent cette suprême douleur humaine, un coeur brisé!! restez
+ pour moi silencieuse à jamais. Si jamais vous m'insultez par les
+ apophthegmes insensibles du sang-froid et de la prudence,
+ puissent tous... mais assez! un démon ne pourrait exhaler un
+ souhait malveillant sur la tête de mon ange! Rappelez-vous bien
+ ce que je vous demande. Si vous m'envoyez une page baptisée aux
+ fonds d'une sanctimonieuse prudence, par le ciel, la terre et
+ l'enfer! je la déchire en atomes! Adieu! puissent toutes choses
+ heureuses vous accompagner![1177]
+
+ [Note 1177: _To Mrs Mac Lehose._ March 1793.]
+
+C'est la lettre d'un frénétique. À certains endroits, on croirait
+presque que c'est la lettre d'un homme excité de boisson, tant cela
+est en dehors de toutes bornes de raison.
+
+Après cette lettre, une pleine année s'écoule sans trace de
+correspondance entre les deux amants. Il est probable, il est certain
+même qu'ils s'écrivirent: ils se comprenaient de moins en moins.
+Clarinda, ébranlée par ses dernières épreuves, fatiguée de corps et de
+coeur, gagnée d'ailleurs par l'âge, entrait dans une période plus
+apaisée. Comme son amour faisait réellement partie de sa vie, il se
+modifiait avec elle; il devenait plus calme parce qu'il était sincère
+et qu'il tenait à son âme. Elle comprenait de plus en plus leur
+liaison comme une amitié dévouée. Burns, en qui cet amour était
+uniquement une excitation d'imagination ou de sens, ne voulait pas
+comprendre qu'il pût changer. En sorte que c'était, ce qui arrive
+souvent, l'amour vrai qui devenait paisible et l'amour factice qui
+restait violent. Elle lui avait écrit pour lui parler d'amitié; il ne
+lui avait pas répondu; elle lui écrivit de nouveau et cette fois on a
+sa réponse, datée du 25 juin 1794. Cette lettre--la dernière--est
+écrite pendant une tournée d'Excise, sur une table d'auberge, en face
+d'une bouteille de vin. Il s'en échappe d'abord une tendresse
+d'anciens souvenirs. C'en est la meilleure partie. Mais que le reste
+est pénible! un accès de plaisanterie forcée, et quelque chose comme
+un souvenir d'ancienne bonne fortune, traîné dans des fins de dîners
+copieux et bruyants, je ne sais quelle fanfaronnade d'amour
+inconvenante.
+
+ Avant de me demander pourquoi je ne vous ai pas écrit,
+ informez-moi d'abord _comment_ je dois vous écrire. «En amitié»,
+ dites-vous. J'ai maintes fois pris la plume pour essayer de vous
+ écrire une lettre «d'amitié». Mais c'est impossible; c'est
+ Jupiter saisissant une sarbacane d'enfant après avoir manié le
+ tonnerre. Quand je prends la plume, la souvenance m'accable. Ah!
+ ma toujours très chère Clarinda! Clarinda! Quelle foule des plus
+ tendres souvenirs se presse dans ma pensée, à ce mot! Mais je ne
+ dois pas m'abandonner à ce sujet. Vous l'avez interdit.
+
+ Je suis extrêmement heureux d'apprendre que votre santé est
+ rétablie, et que vous êtes de nouveau en état de goûter cette
+ satisfaction en l'existence, que la santé seule peut nous
+ donner.... Vous ririez si vous m'aperceviez où je suis en ce
+ moment. Plût au ciel que vous fussiez ici pour rire avec moi,
+ quoique, je le crains, notre première occupation serait de
+ pleurer. Me voici établi ici, ermite solitaire, dans la salle
+ solitaire d'une auberge solitaire, avec une solitaire bouteille
+ de vin près de moi, aussi grave et stupide qu'un hibou, mais
+ comme un hibou toujours fidèle à ma chanson. En preuve de quoi,
+ ma chère Mrs Mac, voici à votre santé! Puissent les bénédictions
+ les plus choisies du ciel bénir votre doux visage; et si un
+ misérable regarde de travers votre bonheur, puisse le vieux
+ chaudronnier de l'enfer l'empoigner pour marteler son coeur
+ pourri! Amen.
+
+ Il faut que vous sachiez, ma très chère Madame, que, depuis bien
+ des années, en quelque endroit, en quelque compagnie que je me
+ trouve, chaque fois qu'on propose la santé d'une dame mariée, je
+ propose toujours la vôtre. Mais comme votre nom n'a jamais
+ franchi mes lèvres, même pour mon ami le plus intime, je propose
+ votre santé sous le nom de «Mrs Mac». Cela est si bien connu
+ parmi mes relations que, lorsqu'on propose une dame mariée, le
+ directeur des toasts dit souvent: «Oh! nous n'avons pas besoin de
+ lui demander a qui il boit: à la santé de Mrs Mac». J'ai aussi,
+ parmi mes compagnons de réunions joyeuses, établi un tour de
+ santés que j'appelle le tour des Bergères d'Arcadie, ce sont les
+ santés de dames préférées qu'on porte sous des noms féminins
+ célébrés dans les chansons anciennes; en ces occasions vous êtes
+ ma «Clarinda». Donc, madame Clarinda, je consacre ce verre de vin
+ au plus ardent souhait pour votre bonheur![1178]
+
+ [Note 1178: _To Mrs Mac Lehose._ 25th June 1794.]
+
+Ainsi finit la correspondance de Sylvander et de Clarinda. Les
+protestations ardentes, les promesses éternelles, les rêves de réunion
+future, les appels à la divinité, cette magnifique rhétorique aboutit
+à cette rasade, bue à la santé de «Mrs Mac», avec une familiarité
+alourdie et un rire forcé. Il sort de cette lettre une odeur de
+trivialité. C'est l'abaissement d'une passion qui avait eu de hauts
+coups d'aile. À quelques mois de là il écrivait:
+
+ «Il y a dans le _Museum_, une chanson par une de mes _ci-devant_
+ déesses qui n'est pas indigne de cet air! Elle commence ainsi:
+
+ «Ne parle pas d'amour, cela me fait souffrir»[1179].
+
+ [Note 1179: _To George Thomson._ 19th Oct. 1794.]
+
+Il employait, en français, cette locution souillée qui avait traîné
+par les rues de Paris et qui contient je ne sais quelle goguenardise
+populacière et cruelle. La chanson dont il parlait était les jolis
+vers que Clarinda lui avait envoyés au début de leur liaison, quand il
+avait pour la première fois parlé d'amour[1180]. Il y a quelque chose
+de laid dans ce manque de respect pour un souvenir dont il aurait
+convenu de parler avec plus de réserve. Il pouvait du moins se taire.
+C'était la fin, on dirait presque la lie, de cet amour dans cette âme
+troublée.
+
+ [Note 1180: Dans la lettre du 9 Janvier 1788.]
+
+Dans un des deux coeurs, heureusement, les beaux rêves d'autrefois se
+gardèrent respectés et inviolables. Clarinda survécut à Burns près
+d'un demi-siècle; elle mourut en 1841. Sa nature calme et saine reprit
+son équilibre; elle devint une vieille femme aimable et réconciliée
+avec la vie. On a d'elle un léger crayon qui la représente à l'âge de
+quatre-vingts ans, dans son salon où était suspendu un portrait du
+poète, toujours souriante et accueillant avec affabilité ses
+visiteurs. Elle demeura fidèle au souvenir de celui qu'elle avait
+aimée. Vingt ans après la mort de Burns elle écrivait dans son
+journal: «25 janvier 1815. Jour de naissance de Burns. Un grand
+banquet chez Oman. J'aimerais être là, invisible, pour entendre tout
+ce qu'on dira de ce grand génie[1181]». Et quarante ans après la
+semaine des adieux, quand elle était tout à l'extrémité de la vie,
+elle écrivait encore: «6 décembre 1831. Je ne pourrai jamais oublier
+ce jour-ci. Séparée de Burns en l'année 1791, pour ne jamais nous
+retrouver dans ce monde. Oh! puissions-nous nous retrouver dans le
+ciel[1181]». Il y a quelque chose de touchant dans ce souhait constant
+après tant d'années. Clarinda resta jusqu'au bout supérieure à Burns.
+Elle vivra parmi celles qui furent aimées par les poètes: non point
+parmi les cruelles et les décevantes qui les torturèrent, ni non plus
+parmi les sacrifiées qui languirent et moururent de leur chagrin;
+mais--et c'est là son originalité--comme une vaillante femme qui
+souffrit et sut vivre.
+
+ [Note 1181: _Memoir of Mrs Mac Lehose_, p. 53.]
+
+
+II.
+
+OPINIONS POLITIQUES, TRACAS.
+
+C'est à Dumfries que Burns se trouva, pour la première fois, mêlé aux
+agitations de la politique. Jusque-là il avait vécu dans son isolement
+campagnard; l'écho des événements arrivait à lui comme ces roulements
+de tonnerre affaiblis, qui révèlent de très lointains orages. Il
+avait, dans ses vers et par quelques-uns de ses actes, fait preuve de
+Jacobitisme. Mais c'était là un sentiment romanesque, presque
+historique, qui ne tirait pas à conséquence et ne portait sur aucun
+intérêt présent. Il arriva dans les villes au moment où le puissant
+émoi de la Révolution Française agitait tous les esprits et excitait
+de toutes parts des enthousiasmes ou des colères. L'ébranlement du
+cataclysme gigantesque soulevait, en tous pays, des désirs, des
+projets, des tentatives de réforme ou de révolution; et aussi des
+résistances, des alarmes, des indignations. En sorte que les luttes
+particulières prenaient quelque chose de la gravité du drame de
+France, et que les discussions à son propos avaient l'âpreté de luttes
+immédiates. Les moindres remous dans la plus lointaine baie portaient
+le reflet au grand navire qui sombrait dans son incendie, et
+recevaient de lui un caractère tragique. Les passions publiques
+étaient exaltées, presque à leur paroxysme; la somme de haine que les
+hommes ont toujours à la disposition de leurs opinions, cessant d'être
+employée aux croyances religieuses, s'était précipitée dans les
+convictions politiques. Il fallait prendre parti pour ou contre la
+Révolution. Par ses origines plébéiennes, son éducation, son
+impatience de toute supériorité, sa colère contre les distinctions
+sociales, Burns devait fatalement aller au parti dont les tendances
+étaient démocratiques. Dans ces temps où il était dangereux, surtout
+pour un agent du Gouvernement, de manifester ses préférences, un autre
+aurait tenu les siennes secrètes ou ne les aurait manifestées qu'à bon
+escient. Mais il n'était pas homme à garder en lui ce qu'il
+ressentait. Les convictions prudentes et taciturnes n'étaient pas son
+fait. Par suite de sa nature, il était impossible que ses opinions
+n'éclatassent pas au dehors, et par suite de son génie, qu'elles le
+fissent sans quelque chose de frappant. Il était certain qu'un acte
+audacieux, quelque parole coupante de sarcasme ou brillante
+d'éloquence, attireraient l'attention sur lui. Il y a des hommes dont
+les discours sont éclatants comme des glaives. Cela ne tarda pas à
+arriver.
+
+Un jour de la fin de février 1792, un brick aux allures suspectes fut
+signalé dans le Solway-Frith. Burns était un des employés qui furent
+envoyés pour surveiller ses mouvements. Le lendemain, le brick échoua
+sur un banc de sable et on put apercevoir que l'équipage était
+nombreux, bien armé, décidé à ne pas se rendre sans lutte. On dépêcha
+aussitôt un des excisemen, Lewars, à Dumfries, et un autre à
+Ecclefechan, pour en ramener un peloton de dragons. Burns fut laissé
+avec quelques hommes pour surveiller le navire et empêcher que la
+marchandise ne fût débarquée. Pendant qu'il se promenait de long en
+large sur les galets et les roseaux du rivage, «de méchante humeur que
+les renforts tardassent à venir», il composa une de ses amusantes
+chansons: _Le diable a emporté l'exciseman._ Quand Lewars revint avec
+les soldats, Burns se mettant à leur tête, l'épée à la main, marcha à
+travers l'eau et fut le premier à aborder le brick. L'équipage perdit
+courage bien que plus nombreux et se rendit. Le vaisseau fut saisi et
+vendu aux enchères, le lendemain, à Dumfries, avec toutes ses armes et
+toute sa cargaison. À cette vente, Burns dont la conduite avait été
+fort louée, acheta quatre caronades. C'est une emplette qui, à
+première vue, semble étrange. On en a l'explication lorsqu'on sait
+qu'il les envoya, selon Lockhart, à la _Convention_, avec une lettre
+où il priait cette assemblée de les accepter comme un témoignage de
+son admiration et de son estime. Le cadeau et l'envoi furent arrêtés à
+la douane de Douvres[1182].
+
+ [Note 1182: Lockhart. _Life of Burns_, p. 228-29. Voir aussi
+ la lettre de M. Train dans l'édition de Burns, de Blackie,
+ tom. I, p. CCXIIII.]
+
+Lockhart, qui fut avec persistance un tory étroit, condamne lourdement
+cet acte de Burns, bien qu'il soit forcé de reconnaître que
+l'Angleterre n'était pas alors en guerre avec la France, «mais,
+dit-il, chacun sentait qu'elle ne tarderait pas à l'être[1182]».
+Chambers, qui a étudié de plus près cette question et qui a pris la
+peine de parcourir les journaux de l'époque, fait rentrer les faits
+dans de plus justes proportions. Il remarque que la Convention
+n'existait pas encore à la fin de Février 92; que, moins d'un mois
+auparavant, Georges III avait ouvert le parlement dans des termes où
+il se félicitait de la paix et de la prospérité du pays; que le trois
+pour cent était à 96; que l'ambassadeur anglais ne fut rappelé qu'au
+mois d'août; que la guerre ne fut déclarée qu'au mois de janvier
+suivant, et qu'une démonstration de sympathie envers le gouvernement
+français n'était nullement un acte d'hostilité contre le gouvernement
+anglais. Bien plus, les journaux et l'opinion de la contrée étaient
+favorables à la Révolution française, au point qu'à la fin de 1792,
+une souscription était ouverte à Glascow «pour aider les Français à
+continuer la guerre contre les princes émigrés et les pouvoirs
+étrangers, par qui ils pourraient être attaqués», et le journal
+annonçait que la souscription s'élevait déjà à 1200 livres
+sterling[1183]. Il est possible cependant que, par suite des délais de
+l'envoi et des lenteurs du trajet, les canons soient arrivés à Douvres
+seulement vers la fin d'avril, quand la guerre avait éclaté entre la
+France et l'Empereur; et que les autorités anglaises aient cru devoir
+intercepter un envoi d'armes, fait par un particulier à une nation en
+hostilité contre un souverain allié. C'était de la part de Burns un
+acte original, mais nullement irrégulier, et il est peu probable qu'il
+faille attribuer à cela les ennuis qui ne tardèrent pas à l'assaillir.
+
+ [Note 1183: R. Chambers, tom. III, p. 218-20.]
+
+ * * * * *
+
+Ils devaient être causés par des actes, plus hardis et plus
+significatifs en eux-mêmes, mais dont la gravité tint aussi au
+changement qui s'était produit dans l'opinion publique et dans
+l'attitude du gouvernement. La première avait été affectée par
+l'emprisonnement de Louis XVI et les massacres de septembre; la
+seconde, par le sentiment réel ou feint de la contagion
+révolutionnaire qui le menaçait. En effet, entre les premiers mois de
+1792 et les derniers, des événements importants avaient eu lieu dans
+le pays. C'est l'année qui est marquée par la naissance et le
+développement des sociétés révolutionnaires anglaises et par une
+puissante fermentation des esprits.
+
+Il existait bien, depuis 1780, des sociétés et des clubs, formés en
+vue d'obtenir une réforme parlementaire, jugée dès lors nécessaire et
+qui ne fut accomplie qu'en 1832[1184]. En 1780, une société
+d'_Information Constitutionnelle_ avait été créée et avait répandu des
+quantités de pamphlets sur cette question. En 1782 et en 1785, Pitt
+lui-même avait proposé à la Chambre des Communes des motions ayant
+pour objet de modifier le système d'élection. En 1789, la réunion d'un
+club de whigs, connu sous le nom de _Société de la Révolution_[1185],
+et le célèbre sermon du Dr Price avaient motivé les fameuses
+_Réflexions_ de Burke sur la Révolution française[1186]; celles-ci
+avaient fait sortir du sol toute une littérature de réponses, parmi
+lesquelles se distinguaient les _Droits de l'Homme_ de Thomas
+Paine[1187]. Mais ces associations étaient isolées, avaient peu
+d'influence; leur programme se bornait à une réforme contenue dans les
+limites constitutionnelles; et les discussions sur la Révolution
+française semblaient porter sur une question étrangère aux pays et
+presque historique. Vers le commencement de 1792, les germes
+d'opposition, cachés jusque-là, se manifestèrent et se répandirent
+avec une singulière rapidité. Des sociétés politiques pullulèrent sur
+toute l'étendue du royaume. Le 25 de janvier, un cordonnier, nommé
+Thomas Hardy, écossais de naissance, établi à Londres, fonda, avec
+neuf amis, une association sous le nom de _Société Correspondante de
+Londres_. Son titre indique où était sa force. Elle devait se mettre
+en rapport avec les autres réunions analogues. Elle était habilement
+organisée en divisions de quarante-cinq membres, qui se constituaient
+au fur et à mesure que le nombre des membres augmentait; elles
+envoyaient un délégué au Comité central, lequel se réunissait tous les
+jeudis soir. Les affiliations se présentèrent bientôt en quantités
+considérables et, avant la fin de l'année, Hardy estimait qu'elles
+atteignaient vingt mille, «nombre qui dépasse de beaucoup le corps
+entier d'électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des
+Communes[1188]». À la fin de mars, il se fonda _la Société des Amis du
+Peuple_ composée des hommes du parti whig éminents par leur rang,
+leurs talents ou leur ascendant; Lord Daer, l'ancien protecteur de
+Burns, Thomas Erskine le célèbre avocat, plusieurs membres du
+Parlement en faisaient partie. De tous côtés, dans les comtés, en
+Irlande, et surtout en Écosse, des sociétés se formèrent sous ce
+dernier titre. En Février, Thomas Paine avait publié la seconde partie
+de ses _Droits de l'Homme_ dont la vente fut si considérable que, dès
+l'été, il offrit, avec les profits, la somme de 25,000 francs à la
+_Société d'Information Constitutionnelle_[1189]. Après avoir demandé
+la réforme d'abus indéniables, le Programme de ces sociétés s'était
+accentué et réclamait le suffrage universel et des parlements annuels.
+
+ [Note 1184: Voir sur ces premières sociétés Lecky, _History
+ of England in the XVIIIth century_, tom. V, chap. XXI, p.
+ 448.]
+
+ [Note 1185: Sur l'action de cette société, Lecky, _Id._ p.
+ 450.--Voir aussi _The Story of the English Jacobins_, by
+ Edward Smith, chap. I.]
+
+ [Note 1186: Les _Reflections on the Revolution of France_
+ sont de Novembre 1790.]
+
+ [Note 1187: _The Rights of Man_ sont de 1791-92.]
+
+ [Note 1188: _The Story of the English Jacobins_, chap. II et
+ chap. III, p. 43.]
+
+ [Note 1189: _The Story of the English Jacobins_, chap. II,
+ p. 33.]
+
+Au mois de novembre, la _Société Correspondante de Londres_, indignée
+du manifeste du Duc de Brunswick, avait, de concert avec d'autres
+sociétés, envoyé une adresse à la Convention, qui l'avait reçue et
+l'avait fait lire aux armées. On y trouvait des passages écrits dans
+le style de l'époque:
+
+ Bien que menacés par un oppressif système de contrôle, dont les
+ empiétements graduels mais continus ont privé cette nation de
+ presque toute la liberté dont elle était fière et nous a presque
+ réduits à l'abject esclavage d'où vous venez de sortir, cinq
+ mille citoyens anglais, dans leur indignation, se mettent
+ virilement en avant, pour sauver leur pays de l'opprobre attiré
+ sur lui par la conduite indolente de ceux qui sont au pouvoir.
+ Ils considèrent que c'est le devoir des Bretons d'encourager et
+ d'aider, autant qu'il est en leur pouvoir, les champions du
+ bonheur humain, et de jurer a une nation, qui poursuit le plan
+ que vous avez adopté, une amitié inviolable. Que cette amitié
+ soit désormais sacrée entre nous! Puisse une vengeance terrible
+ saisir l'homme qui essayerait d'en causer la rupture.
+
+ Bien que nous paraissions être si peu à présent, soyez assurés,
+ Français, que notre nombre augmente journellement. Il est vrai
+ que le bras menaçant et levé de l'autorité tient à présent les
+ timides à l'écart--que des imposteurs actifs et partout répandus
+ trompent constamment les crédules--et que l'intimité de la Cour
+ avec des traîtres reconnus a quelque effet sur les naïfs et les
+ ambitieux. Mais nous pouvons vous apprendre avec certitude, Amis
+ et Hommes Libres, que la lumière a fait des progrès rapides parmi
+ nous. La curiosité a pris possession de l'esprit public, le règne
+ uni de l'Ignorance et du Despotisme disparaît. Les hommes
+ maintenant se demandent entre eux: «Qu'est-ce que la Liberté?
+ Quels sont nos Droits?» Français, vous êtes déjà libres, et les
+ Anglais se préparent à le devenir[1190].
+
+ [Note 1190: _Address to the French National Convention, from
+ the following Societies united in one common cause, viz.,
+ the obtaining a fair, general, and impartial representation
+ in Parliament, 27 Sept. 1792_, reproduite dans _The Story of
+ the English Jacobins_, chap. III.]
+
+On trouvait dans ce même document, qui fut un peu plus tard publié par
+les journaux anglais, les phrases suivantes, dans lesquelles Georges
+III était directement visé:
+
+ Que les despotes allemands agissent comme il leur plaît. Nous
+ nous réjouirons de leur chute, en ayant compassion, cependant, de
+ leurs sujets esclaves. Nous espérons que cette tyrannie de leurs
+ maîtres deviendra le moyen de rétablir dans la pleine jouissance
+ de leurs Droits et de leurs Libertés des millions de nos
+ semblables.
+
+ C'est donc avec indifférence que nous voyons l'électeur du
+ Hanovre joindre ses troupes aux traîtres et aux brigands; mais le
+ Roi de la Grande-Bretagne fera bien de se rappeler que ce pays-ci
+ n'est pas le Hanovre. S'il oubliait cette distinction, nous ne
+ l'oublierions pas[1190].
+
+Au même moment, la _Société Constitutionnelle_ avait envoyé à la
+Convention deux délégués qui avaient échangé avec le président le
+baiser de la fraternité. Dans leur adresse, à la barre de
+l'Assemblée, ils annonçaient que «d'innombrables sociétés semblables à
+la leur, se formaient dans toutes les parties de l'Angleterre, de
+l'Écosse et de l'Irlande et qu'elles y éveillaient un esprit de
+recherche universelle dans les abus compliqués du gouvernement et
+s'enquéraient des moyens simples de réforme[1191]».
+
+ [Note 1191: _The Society for Constitutional Information in
+ London to the National Convention of France, November 28th
+ 1792_, cité dans _The Story of the English Jacobins_, chap.
+ III.]
+
+Cependant le roi, les ministres, particulièrement Pitt et Dundas qui
+était secrétaire pour l'Écosse, la majorité du parlement, les tories,
+ceux qu'on appelait les whigs alarmistes, s'étaient émus de cette
+agitation. Dès le mois de mars, Georges III l'avait visée dans une
+proclamation royale. En novembre, un magistrat nommé John Reeves forma
+une _Association pour défendre la Liberté et la Propriété contre les
+Républicains et les Niveleurs_[1192]. Des associations «loyales» se
+créèrent en face des associations révolutionnaires ou réformatrices.
+Tout ce qui, en Angleterre, était alarmé de l'avenir et satisfait du
+présent, y appartint ou les appuya. Le soutien du gouvernement leur
+donna de la force. On répandit des bruits de conspiration, d'anarchie,
+de pillage. On menaça les tavernes qui prêtaient leurs salles aux
+sociétés jacobines, de leur retirer leur licence; on inquiéta les
+vendeurs de journaux; on condamna les colleurs d'affiches[1193]. On
+sévit contre les moindres paroles. Un ministre dissident de Plymouth,
+le Rev. William Winterbotham, ayant dit dans un sermon que sa «majesté
+était placée sur le trône à condition d'observer certaines lois et
+règles et que, si elle ne les observait pas, elle n'avait pas plus de
+droits à la couronne que les Stuarts», était condamné à quatre années
+d'emprisonnement à Newgate[1194]. John Frost, avoué riche et estimé,
+ancien ami politique de Pitt, ami de Sheridan, fut accusé, d'après le
+témoignage d'un individu quelconque, d'avoir dit dans un café quelque
+chose sur «ce que l'égalité était un droit naturel de l'homme et sur
+ce qu'il avait une prédilection pour le républicanisme.» Il fut
+condamné à six mois de prison, une heure de pilori, à déposer caution
+de bonne conduite pour cinq années et fut rayé du rôle des
+attorneys[1194]. Lorsque, l'année suivante, le moment de lui appliquer
+la peine du pilori fut fixée, toute la ville fut en quelques instants
+couverte de petits placards annonçant le jour et l'heure de
+l'exécution. Le pilori fut immédiatement démoli par la foule et Frost
+libéré; mais il prit froidement le bras de Horne Tooke qu'il rencontra
+par hasard et s'en retourna à la prison[1195]. On condamna Thomas
+Paine qui était alors en France et ne revint jamais en Angleterre,
+malgré un admirable plaidoyer de Thomas Erskine, le frère du
+protecteur de Burns. Lorsque George III apprit que Thomas Erskine se
+chargeait de la défense de Paine, il contraignit le prince de Galles à
+écrire à l'illustre avocat une lettre qui amena sa démission immédiate
+comme attorney général près du Prince[1196]. Le lendemain du jugement
+de Paine, une nouvelle société fut créée sous la présidence d'Erskine:
+_Les Amis de la Liberté de la Presse_. Le 13 décembre, le parlement
+fut prématurément convoqué pour entendre un discours du trône, dans
+lequel il était parlé d'un dessein de tenter la destruction de la
+Constitution et la subversion de tout ordre et de tout gouvernement.
+
+ [Note 1192: _The Story of the English Jacobins_, chap. III,
+ p. 55.]
+
+ [Note 1193: _Id._ p. 58.]
+
+ [Note 1194: _Id._ p. 64.]
+
+ [Note 1195: _Id._ p. 165]
+
+ [Note 1196: Voir _Lord Erskine_ par Henri Duméril, p. 61, et
+ les paroles de Thomas Erskine lui-même, citées au bas de la
+ page 62.--Voir aussi _Henry Erskine and His Times_, par le
+ lieutenant-colonel Alex. Fergusson, p. 345.]
+
+En sorte que tout le pays était travaillé d'une formidable
+effervescence; la bataille faisait rage entre les sociétés libérales
+ou révolutionnaires d'un côté et les sociétés réactionnaires ou
+conservatrices de l'autre. Celles-ci employaient tous les moyens
+d'intimidation, jusqu'à la dénonciation. Le gouvernement avait pris
+parti dans la lutte et se considérait comme attaqué par les
+propositions de réforme. On voit combien la situation était, à la fin
+de 1792, changée de ce qu'elle avait été au commencement, et combien
+les mêmes actes qui, au mois de février, étaient simplement
+indifférents, seraient devenus significatifs au mois de novembre.
+
+ * * * * *
+
+Ce double mouvement s'était produit en Écosse, mais avec plus de force
+dans chaque sens, et par conséquent plus de violence dans le choc. Les
+principes nouveaux trouvaient dans l'organisation essentiellement
+démocratique de l'Église calviniste un terrain favorable. Les sociétés
+se multiplièrent. Lorsqu'en 1793 on proposa un congrès des sociétés de
+Londres et des Provinces, ce fut à Édimbourg qu'il eut lieu[1197];
+quarante-cinq sociétés écossaises y envoyèrent des délégués[1198].
+D'un autre côté, le parti tory était là plus nombreux et plus
+puissant, en même temps que plus étroit et plus fanatique qu'ailleurs.
+Il comprenait presque entièrement «la richesse, le rang,
+l'administration du pays et les trois quarts de la population[1199].»
+L'impiété de la Révolution française assurait à cette réaction tout ce
+qui était pieux, ses excès tout ce qui était timide; tandis que la
+distribution des emplois achetait tout ce qui était vénal[1200]. Les
+conseils municipaux, qui étaient les principaux électeurs du
+Parlement, nommaient leurs successeurs, et par conséquent se
+renommaient indéfiniment eux-mêmes. Les personnes qui étaient envoyées
+comme jurés aux cours criminelles, étaient choisies par le shérif du
+comté et, lorsqu'elles étaient arrivées, subissaient un nouveau choix
+de la part des juges[1201]. Il n'y avait pas de libres institutions
+politiques, car le gouvernement parlementaire n'avait jamais
+fonctionné en Écosse. Le parti tory, maître des emplois, des
+tribunaux, des collèges, de l'Église, affectait de considérer les
+opposants comme des ennemis de toutes les institutions. Ce fut une
+véritable persécution. Pendant cette année de 1792, un jeune avocat de
+talent, nommé Thomas Muir, avait pris part, à Glascow, à la création
+d'une société nommée _Les Amis de la Constitution et du Peuple_; et un
+clergyman, le Rév. Thomas Palmer, fellow de Queen's collège à
+Cambridge, avait, à Dundee, aidé à la fondation d'une société
+semblable, _La Société des Amis de la Liberté_[1202]. Tous deux,
+accusés de sédition, furent déclarés coupables par des jurés
+influencés par l'opinion des juges. Lorsque les verdicts furent
+rendus, «la Cour avait à exercer son pouvoir discrétionnaire de fixer
+la sentence, qui pouvait aller d'une heure d'emprisonnement à la
+transportation à vie.[1203]». Cette dernière peine n'était pas et
+«n'avait jamais été employée en Angleterre pour le crime de sédition.
+C'était alors un châtiment terrible, impliquant un voyage de plusieurs
+mois, la misère dans une colonie nouvelle, plus de communication avec
+la terre natale et ceux qu'on y laissait, et de telles difficultés de
+retour qu'un homme transporté était considéré comme un homme qu'on ne
+reverrait plus[1203]». Muir fut condamné à quatorze années de
+transportation; Palmer à la même peine. Jeffrey, alors jeune homme,
+assistait au jugement avec sir Samuel Romilly. «Ni l'un ni l'autre,
+dit lord Cockburn, ne l'oublia jamais. Jeffrey n'en parlait jamais
+sans horreur[1204].» Lorsque, en 1793, le congrès des sociétés de
+réforme eut lieu à Édimbourg, sans le moindre trouble, les deux
+délégués de _la Société Correspondante de Londres_, Margarot et
+Gerrald, qui étaient étrangers, et le secrétaire général du congrès,
+Skirving, furent arrêtés, jugés, il est presque impossible de dire sur
+quelle accusation, et condamnés également à quatorze années de
+transportation. Le sort de ces victimes fut lamentable: Gerrald et
+Skirving moururent en arrivant à Botany-Bay; Palmer mourut en revenant
+à l'expiration de sa peine; Muir s'échappa, mais fut blessé et vint
+mourir à Chantilly; Margarot seul revint en Angleterre, âgé, brisé, et
+traîna quelque temps encore, grâce aux secours de ceux de ses anciens
+amis qui survivaient[1205]. «Pour retrouver l'esprit judiciaire de
+cette cour, dit Cockburn, il faut remonter aux jours de Lauderdale et
+de Dalzell.[1206]»
+
+ [Note 1197: _The Story of the English Jacobins_, chap. V, p.
+ 80.]
+
+ [Note 1198: _Id._, p. 88.]
+
+ [Note 1199: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 71.]
+
+ [Note 1200: _Id._, p. 75-76.]
+
+ [Note 1201: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 76.]
+
+ [Note 1202: _The Story of the English Jacobins_, chap. V, p.
+ 81.]
+
+ [Note 1203: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 88.]
+
+ [Note 1204: Lord Cockburn. _Life of Jeffrey_, p. 55.]
+
+ [Note 1205: _The Story of the English Jacobins_, p. 91-92.]
+
+ [Note 1206: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 88.]
+
+Dans la société, la haine des tories contre toute tendance libérale se
+faisait sentir d'une façon plus violente encore qu'en Angleterre.
+Comme toutes les places et toute l'influence étaient entre leurs
+mains, ils frappaient de proscription ceux qui étaient connus pour
+leurs principes whigs ou qui étaient soupçonnés d'en avoir. Les jeunes
+gens qui entraient au barreau marqués de cette tache voyaient toutes
+les portes officielles se fermer devant eux; les juges leur étaient
+hostiles; les affaires s'éloignaient d'eux[1207]. Plusieurs furent
+contraints de s'exiler d'Édimbourg et d'aller à Londres. Même autour
+des avocats connus, le vide se faisait.
+
+ [Note 1207: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 80.]
+
+ «Le pays, dit Mrs. Fletcher dans son autobiographie, devint
+ alarmé à un point extrême, et les atrocités commises en France
+ par une faction sans principes, les pires ennemis de la liberté,
+ produisirent une telle horreur en Écosse, spécialement dans les
+ classes élevées, que tout homme était considéré comme un rebelle
+ qui ne soutenait pas les mesures tory du gouvernement. Mr
+ Fletcher néanmoins resta fidèle à ses principes whig.... À cette
+ époque, et pendant plusieurs années plus tard, telle était en
+ Écosse la terreur des principes libéraux, qu'aucun membre du
+ barreau qui les professait ne pouvait espérer une clientèle.
+ Comme il n'y avait pas de jury dans les affaires civiles, on
+ croyait que les juges ne décideraient pas en faveur d'un plaideur
+ qui aurait employé un conseil whig.... Nous fûmes souvent, à
+ cette époque, réduits à notre dernière guinée; mais telle était
+ ma sympathie pour les sentiments publics de mon mari, que je ne
+ me rappelle aucune période de ma vie mariée qui ait été plus
+ heureuse que celle où nous souffrions à cause de notre
+ conscience.[1208]»
+
+ [Note 1208: _Autobiography of Mrs Fletcher_, p. 65.]
+
+Il fallait, pour résister à cette conspiration, la vaillance et la
+gaîté de cette charmante femme. Un petit fait qui revient à sa mémoire
+indique jusqu'à quel point cette haine des Tories portait le trouble
+dans les existences particulières.
+
+ «Au printemps de 1795, nos amis, Mr et Mrs Millar, partirent pour
+ l'Amérique, bannis par le flot puissant de la rancune tory qui
+ assaillait si sauvagement Mr. Millar. Il avait fait partie de la
+ Société des _Amis du Peuple_. Il perdit son occupation
+ professionnelle, bien que ce fût un homme très capable et très
+ honorable; il éprouva un tel dégoût de l'état des affaires en
+ Écosse qu'il prit la résolution d'aller chercher la paix et la
+ liberté aux États-Unis d'Amérique. Je ressentis le départ de Mrs
+ Millar comme une grave perte. Deux ans plus tard elle revint,
+ veuve; et notre amitié dura jusqu'à sa mort.[1209]»
+
+ [Note 1209: _Autobiography of Mrs Fletcher_, p. 71.]
+
+On n'imagine qu'à peine jusqu'où allait cette haine. «Le grand objet
+des Tories, dit Cockburn, était d'injurier tout le monde excepté
+eux-mêmes, et en particulier d'attribuer une soif de sang et
+d'anarchie, non seulement à leurs adversaires publics déclarés, mais à
+l'ensemble du peuple[1210].» Une sorte de réprobation s'attachait aux
+libéraux, à ce point que les enfants les regardaient avec terreur.
+
+ [Note 1210: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 72.]
+
+ «Je puis mentionner ici que le signe distinctif de tous ceux qui
+ soutenaient ces principes (les principes libéraux) était d'avoir
+ les cheveux _coupés courts_ et de donner ainsi _le coup de grâce_
+ à la poudre et à la chevelure arrangée avec boucles et queue,
+ laquelle était alors si universellement adoptée qu'aucune
+ personne, occupant le rang de gentleman, ne pouvait paraître
+ sans. Parmi les partisans les plus ardents et les plus en vue du
+ citoyennat et du républicanisme était un noble lord de talent
+ distingué. Je me souviens très bien, avec plusieurs de mes
+ camarades, avoir regardé le citoyen comte, avec crainte et
+ curiosité, pendant qu'il passait dans George Street habillé ou je
+ devrais plutôt dire déshabillé dans un surtout grossier, fait de
+ drap qu'on appelait «Gratte Canaille». Sa physionomie brune et
+ sombre, pendant que nous avions les yeux fixés sur lui, fit que
+ nos voix généralement bruyantes tombèrent à un murmure; nous nous
+ dîmes (_sotto voce_): «Oh! comme il a l'air effrayant, on dit
+ qu'il veut qu'on coupe la tête du roi.» Il s'appuyait sur le bras
+ de l'honorable Harry Erskine, fameux pour son esprit, son talent
+ et ses principes _whiggistes_, qui était le frère de l'avocat non
+ moins célèbre et plus tard chancelier, Tom Erskine.»
+
+Ce souvenir d'un enfant qui avait alors une dizaine d'années n'est-il
+pas bien probant et ne rend-il pas d'une façon saisissante le vide qui
+se faisait autour des hommes soupçonnés de libéralisme. Ce ne devait
+pas être un sectaire bien farouche pourtant que celui qui se promenait
+si familièrement avec Harry Erskine[1211].
+
+ [Note 1211: Nous avons trouvé cette anecdote dans un livre
+ intitulé _Reminiscences of a Scottish Gentleman_, by Philo
+ Scotus.]
+
+ * * * * *
+
+Quelques avocats comme Henri Erskine et Archibald Fletcher; Malcolm
+Laing, l'historien; James Graham, l'auteur du poème écossais _Le
+Sabbath_; quelques médecins comme John Allen et John Thompson;
+quelques professeurs de l'Université comme Playfair, le mathématicien,
+Andrew Dalzel, l'humaniste, et Dugald Stewart, formaient un petit
+noyau d'opinion libérale[1212]. Est-il besoin de dire que ces hommes,
+en qui la vertu et la sagesse étaient égales et, chez quelques-uns,
+supérieures au talent, n'étaient point des révolutionnaires. C'était à
+coup sûr la fleur et le sel du pays. Et cependant, ils étaient
+soupçonnés, tenus à l'écart, entourés de méfiance, surveillés. Même
+Dugald Stewart, dont la vie et l'esprit étaient si purs, dont la
+parole était si exquise et si mesurée, dont l'enseignement était un
+charme et qui, selon l'expression de Mackintosh, avait inspiré l'amour
+de la vertu à des générations d'élèves, Dugald Stewart souffrit de
+cette implacable et stupide défiance des conservateurs.
+
+ [Note 1212: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 74.]
+
+Si les choses en étaient là à Édimbourg, foyer intellectuel du pays,
+où le nombre relatif et le talent supérieur des libéraux les rendaient
+plus difficiles à attaquer, que devaient-elles être dans les petites
+villes de province et dans la campagne? «Un gentilhomme campagnard,
+avec n'importe quel autre principe que le dévouement à Henry Dundas,
+était regardé comme une merveille ou plutôt une monstruosité[1213].»
+C'était aussi la croyance de presque tous les marchands, tous les
+employés amovibles, toutes les corporations publiques. Les
+conservateurs exerçaient un odieux despotisme social, et les hommes
+marqués de libéralisme, trop peu nombreux pour former une société
+entre eux, et trop humbles pour opposer l'autorité d'un nom, vivaient
+sous le coup d'une véritable excommunication. Lord Cockburn a dit avec
+raison:
+
+ [Note 1213: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 75.]
+
+ «Les choses étaient assez mauvaises dans la capitale, mais bien
+ plus terribles dans les petites localités qui étaient exposées
+ sans ressource à la persécution. Si Dugald Stewart fut, pendant
+ plusieurs années, reçu sans cordialité, dans une ville dont il
+ était l'ornement, quelle dut être la position d'un homme
+ ordinaire qui professait des opinions libérales, dans la campagne
+ ou dans une petite ville, exposé à tous les opprobres et à tous
+ les obstacles que l'insolence locale pouvait imaginer, et prive
+ probablement du soutien d'amis partageant ses pensées? Il y avait
+ partout des hommes de ce genre, mais ils étaient tous de position
+ humble. Leur mérite était grand, par conséquent. Sous l'insulte,
+ la froideur, la malveillance, des pertes personnelles constantes,
+ ils restèrent fidèles à ce qu'ils croyaient juste durant maintes
+ sombres années[1214].»
+
+ [Note 1214: Lord Cockburn. _Memorials_, p. 90.]
+
+Et qu'on ne croie pas que ce soit là un des aspects de la situation,
+coloré et assombri par le ressentiment d'un de ceux qui en souffrirent
+et aidèrent à la détruire. Lockhart était conservateur, peut-être plus
+encore que Lord Cockburn n'était libéral, et il parle de
+l'épouvantable animosité de la vie quotidienne, dans des termes qui
+conservent plus encore l'horreur de ce temps de malveillance et de
+désaccord.
+
+ «Des scènes, plus pénibles à l'époque et plus pénibles dans le
+ souvenir qui nous en reste que celles qui avaient, pendant des
+ générations, affligé l'Écosse, furent le résultat de la violence
+ et de la fermentation des sentiments de parti, des deux côtés. De
+ vieux et chers liens d'amitié furent rompus, et la société fut,
+ pendant un moment, ébranlée jusqu'à son centre. Dans les rêves
+ les plus extravagants des Jacobites, il y avait beaucoup à
+ respecter: un haut dévouement chevaleresque, le respect des
+ vieilles affections, la loyauté héréditaire, une générosité
+ romanesque. Dans cette nouvelle sorte d'hostilité, tout semblait
+ vil autant que périlleux; elle excitait le mépris encore plus que
+ la haine. Le nom seul suffisait à salir ce qui en approchait; des
+ hommes qui s'étaient connus et aimés depuis l'enfance, se
+ tenaient à distance, et cette influence se glissait entre eux
+ comme si ç'avait été quelque hideuse pestilence[1215].»
+
+ [Note 1215: Lockhart. _Life of Burns_, p. 223.]
+
+Il n'y a rien d'exagéré dans ces mots. Ils sont même instructifs parce
+qu'il y perce un écho de l'ancienne haine tory, qui laisse deviner ce
+qu'avait dû être le langage d'autrefois.
+
+Il est nécessaire de connaître ces détails et il est utile aussi de
+savoir que, parmi les petites villes provinciales, Dumfries était une
+de celles où l'influence des tories était le plus forte[1216]. C'était
+la résidence d'hiver d'un grand nombre de familles nobles du sud de
+l'Écosse. Elles y apportaient leurs préjugés et une influence de
+richesse et de nom qui les rendait dangereux. Lorsqu'un cri s'éleva en
+faveur d'une réforme parlementaire, le conseil municipal vota des
+adresses au Roi pour le prier de s'y opposer[1217]. Dès le
+commencement de 1793, il se forma une de ces tyranniques associations
+conservatives, le _Loyal Native Club, pour préserver la Paix, la
+Liberté et la Propriété, et pour soutenir les Lois et la Constitution
+du Pays_. Elle comprenait les habitants les plus importants de la
+ville. Le _Journal de Dumfries_, rendant compte de la façon dont on
+célébrait la fête du Roi, permet de comprendre l'animosité qui là,
+comme ailleurs, se mêlait au sentiment tory.
+
+ [Note 1216: Lockhart. _Life of Burns_, p. 223.]
+
+ [Note 1217: _History of Dumfries_, by William Mac Dowall, p.
+ 591.]
+
+ Mardi le 4 Juin 1793 (jour de naissance du roi Georges III) un
+ déploiement inaccoutumé de loyalisme s'est manifesté très
+ clairement dans tous les rangs des habitants de cette ville. En
+ outre de ce que nous avons remarqué la semaine dernière, ce n'est
+ que justice de noter le loyalisme ardent de nos jeunes gens.
+ S'étant procuré deux effigies de Tom Paine, ils les ont promenées
+ par les principales rues de notre cité et, à six heures du soir
+ les ont jetées dans des feux de joie, aux applaudissements
+ patriotiques de la foule qui les entourait[1218].
+
+ [Note 1218: Extrait du _Dumfries Journal_, cité par W. Mac
+ Dowall, p. 592.]
+
+Le matin de cette belle journée, des dames avaient apporté au
+président de l'association des écharpes de satin bleu sur lesquelles
+elles avaient brodé les mots: «Dieu sauve le Roi». Les membres du
+club, à qui ces insignes furent remis, les portèrent toute la journée
+autour de leurs chapeaux. Il y eut un banquet, avec quatorze toasts
+bien adaptés, et le quinzième fut «_Dieu bénisse toutes les branches
+de la famille royale_». Après quoi les membres de l'association, avec
+leurs bandes bleues, qu'ils portaient maintenant en écharpe depuis
+qu'ils avaient ôté leurs chapeaux, s'en allèrent à l'assemblée[1218].
+Cette description de fête ne serait qu'un peu ridicule, si on ne
+savait ce que cette organisation cachait de rancunes, de haines, de
+dénonciations, de mises à l'index, deux fois intolérables et
+dangereuses dans cette vie étroite de petite ville.
+
+ * * * * *
+
+L'attitude de Burns au milieu de ce conflit ne pouvait passer
+inaperçue; il était plus que personne exposé aux regards. Sa
+célébrité, son don puissant de familiarité, la vigueur de sa
+déclamation ou de son sarcasme, le rendaient, aux yeux du parti
+ennemi, un des agents les plus dangereux des nouvelles doctrines.
+D'autre part, il suffisait qu'il y eût la moindre apparence de péril
+ou de menace pour qu'il se portât aussitôt du côté d'où ils venaient
+et commît quelque imprudence. Il ne tarda pas à être noté parmi les
+suspects, en compagnie de quelques-uns de ses amis. Les _Loyal
+Natives_ firent circuler contre eux quatre misérables vers:
+
+ Vous, fils de la Sédition, prêtez l'oreille à ma chanson,
+ Laissez Syme, Burns et Maxwell se mêler à la foule,
+ Avec Cracken l'attorney et Mundell le charlatan,
+ Envoyez Willie, le marchand, en enfer à coups de fouet[1219].
+
+ [Note 1219: _The Loyal Natives' Verses._]
+
+À quoi Burns répondait quand ces vers lui furent communiqués:
+
+ Vous, vrais «Loyal Natives» écoutez ma chanson,
+ En tapage et en débauche ébaudissez-vous toute la nuit;
+ Votre bande est à l'abri de l'Envie et de la Haine,
+ Mais où est votre bouclier contre les traits du mépris?
+
+Voilà la note des rapports entre les deux partis. Il faut se rappeler
+cette animosité d'une classe de la population contre les partisans des
+nouvelles doctrines pour comprendre certains passages de la vie du
+poète à Dumfries.
+
+Il ne semble pas que Burns ait appartenu à aucune des sociétés
+libérales qui se formèrent, pendant ces années, en Écosse[1220]. Mais
+il commit d'autres imprudences. Un certain capitaine Johnstone avait
+créé un journal nommé _Le Gazetier d'Édimbourg_, dans le dessein de
+défendre la cause de la réforme. C'était un révolutionnaire déclaré.
+Il fut emprisonné quelques mois après; son successeur à la rédaction
+le fut également; et l'imprimeur, qui était un honnête Jacobite,
+racontait à Chambers que, par le fait d'avoir appartenue à ce journal
+pestiféré, son crédit fut arrêté dans les banques et lui-même regardé
+pendant longtemps comme un homme taré[1221]. Burns écrivait, au mois
+de novembre 1792, la lettre suivante au capitaine Johnstone:
+
+ [Note 1220: R. Chambers, tom. III, p. 263.]
+
+ [Note 1221: R. Chambers, tom. III, p. 258-64.]
+
+ Monsieur, je viens de lire votre prospectus du _Gazetier
+ d'Édimbourg_. Si vous continuez, dans votre journal, avec le même
+ courage, ce sera, sans aucune comparaison, la première
+ publication de ce genre, en Europe. Je vous prie de m'inscrire
+ comme souscripteur et, si vous avez déjà publié quelques numéros,
+ veuillez me les envoyer à partir du commencement. Indiquez-moi
+ votre façon de régler les paiements dans notre ville, ou bien je
+ m'acquitterai envers vous par mon ami Peter Hill, libraire à
+ Édimbourg.
+
+ Continuez, Monsieur! Découvrez, avec un coeur indompté et d'une
+ main ferme, cette horrible masse de corruption qu'on appelle la
+ politique et la science de gouvernement. Osez peindre, avec leurs
+ couleurs naturelles, «ces misérables aux calmes pensées,
+ qu'aucune foi ne peut enflammer», quel que soit le shibboleth du
+ parti auquel ils prétendent appartenir. L'adresse à Dumfries
+ trouvera, Monsieur, votre très humble serviteur. R. B.[1222]
+
+ [Note 1222: _To Capt. Wm Johnstone_, 13th Dec. 1792.]
+
+Lorsqu'on sait que vingt-cinq ans plus tard, en 1817, les noms des
+souscripteurs du premier journal libéral qui ait pu paraître à
+Édimbourg depuis la disparition du _Gazetier_, furent recherchés par
+un émissaire du Lord Avocat[1223], on pense si, en 1792, à Dumfries,
+l'arrivée d'un journal radical devait être surveillée et les abonnés
+désignés.
+
+ [Note 1223: R. Chambers, tom. III, p. 264.]
+
+En même temps, Burns composait et chantait des chansons comme
+celle-ci, dans laquelle «ceux qui sont au loin» désigne les
+représentants libéraux de l'Écosse, ennemis du ministère; où Charlie
+et Tammie désignent Charles Fox lui-même, et Thomas Erskine le
+défenseur de Thomas Paine. On sait que le chamois et le bleu étaient
+les couleurs de Fox et celles du parti whig.
+
+ À la santé de ceux qui sont au loin,
+ À la santé de ceux qui sont au loin;
+ Qui ne veut pas souhaiter bonne chance à notre cause
+ Puisse-t-il n'avoir jamais bonne chance!
+ Il est bon d'être joyeux et sage,
+ Il est bon d'être honnête et ferme;
+ Il est bon de soutenir la cause de la Calédonie,
+ Et de rester fidèle au chamois et au bleu.
+
+ À la santé de ceux qui sont au loin,
+ À la santé de ceux qui sont au loin;
+ À la santé de Charlie, le chef du clan,
+ Bien que sa troupe soit peu nombreuse!
+ Puisse la Liberté rencontrer le succès!
+ Puisse la Providence la défendre du mal!
+ Puissent les tyrans et la tyrannie se perdre dans le brouillard,
+ S'égarer en route, et aller au diable.
+
+ À la santé de ceux qui sont au loin,
+ À la santé de ceux qui sont au loin;
+ À la santé de Tammie, notre gars du Nord,
+ Qui vit dans le giron de la loi!
+ À la liberté de ceux qui veulent lire,
+ À la liberté de ceux qui veulent écrire,
+ Personne n'a jamais craint la vérité
+ Que ceux que la vérité accuserait[1224].
+
+ [Note 1224: _Here's a Health to them that's awa'._]
+
+C'étaient là, en somme, des indices d'opinions qu'il fallait aller
+chercher dans sa vie pour les connaître. Mais il ne s'en tint pas là,
+et à maintes reprises il fit des manifestations publiques de ses
+sentiments. Un jour, à un dîner, au moment où l'on propose la santé
+de Pitt, il se lève et demande la permission de boire à un plus grand
+et à un meilleur homme, le général Washington[1225]. Une autre fois,
+il porte un toast «au dernier verset du dernier chapitre du dernier
+Livre des Rois»[1226]. En octobre 1792, au théâtre de Dumfries, à la
+fin d'une représentation d'apparat, l'auditoire demande: «God save the
+king», et tous, selon la coutume anglaise, se tiennent debout et
+découverts. Au milieu de cette manifestation de loyauté, il reste
+assis, le chapeau sur la tête. Un grand tumulte s'ensuit; on crie: «À
+la porte!» Il fut ou mis dehors ou forcé de retirer son chapeau. On
+l'accusa même d'avoir demandé: «Ça ira!»[1227] Il est probable qu'il
+était gris ce soir-là. Mais on comprend que cet incident fut, le
+lendemain, le sujet des conversations de toute la ville. Et ce ne sont
+là que quelques faits saillants sauvés et recueillis par hasard. Ses
+conversations, ses toasts, lorsqu'il était animé par le vin, devaient
+être pleins de mots qu'on colportait avec une malveillance ou une
+admiration qui lui étaient également funestes.
+
+ [Note 1225: Lockhart. _Life of Burns_, p. 225.]
+
+ [Note 1226: R. Chambers, tom. III, p. 268.]
+
+ [Note 1227: Scott Douglas, tom. VI, p. 49.]
+
+Dans l'état d'exaspération politique où vivait toute la ville, cela
+devait mal finir. Cela finit en effet par une dénonciation au Conseil
+de l'Excise. «Quelque démon méchant a soulevé des soupçons sur mes
+principes politiques» dit-il dans une lettre à Mrs Dunlop, et un peu
+plus loin il parle «du chenapan qui peut de propos délibéré comploter
+la destruction d'un honnête homme qui ne l'a jamais offensé et, avec
+un ricanement de satisfaction, voir le malheureux, sa fidèle femme et
+ses enfants bégayants, livrés à la mendicité et à la ruine»[1228]. On
+ne sut jamais, bien entendu, l'auteur de cette dénonciation. Le
+Conseil de l'Excise prescrivit une enquête. Ce coup de tonnerre éclata
+sur Burns sans qu'il s'y attendît. Il se vit perdu et écrivit à Mr
+Graham, un des commissaires de l'Excise et un de ses meilleurs
+protecteurs, une lettre affolée de terreur. C'était au commencement de
+décembre 1792.
+
+ [Note 1228: _To Mrs Dunlop_, 5th Jan. 1793.]
+
+ Monsieur, j'ai été surpris, confondu et éperdu lorsque M.
+ Mitchell, le collecteur, m'a dit qu'il avait reçu l'ordre du
+ Conseil de faire une enquête sur ma conduite politique et m'a
+ blâmé d'être une personne hostile au gouvernement.
+
+ Monsieur, vous êtes époux et père. Vous savez ce que vous
+ ressentiriez si vous deviez voir la femme bien aimée de votre
+ coeur, et vos pauvres petits, dépourvus, parlant à peine, jetés à
+ l'abandon dans le monde, déchus, tombés d'une situation dans
+ laquelle ils étaient respectables et respectés, laissés presque
+ sans le soutien nécessaire d'une misérable existence. Hélas,
+ Monsieur, dois-je croire que ce sera bientôt mon sort? et cela à
+ cause des maudites et noires insinuations de l'infernale et
+ injuste Envie. Je crois, Monsieur, pouvoir affirmer, sous le
+ regard de l'Omniscience, que je ne voudrais pas dire
+ délibérément une fausseté, non! quand bien même des horreurs
+ pires encore, s'il en existe, que celles que j'ai mentionnées,
+ seraient suspendues sur ma tête, et je dis que cette allégation,
+ quel que soit le misérable qui l'a faite, est un mensonge! La
+ Constitution anglaise, sur les principes de la Révolution, est ce
+ à quoi, après Dieu, je suis attaché avec le plus de dévoûment.
+ Vous avez été, Monsieur, vraiment et généreusement mon ami. Le
+ ciel sait avec quelle ardeur j'ai ressenti mon obligation et avec
+ quelle reconnaissance je vous en ai remercié. La Fortune,
+ Monsieur, vous a fait puissant et moi faible, elle vous a donné
+ la protection et à moi la dépendance. Je ne voudrais pas, s'il ne
+ s'agissait que de moi-même, faire appel à votre humanité; si
+ j'étais seul et sans liens, je mépriserais la larme qui se forme
+ dans mon oeil; je saurais braver le malheur, je saurais affronter
+ la ruine; car après tout, «les mille portes de la mort sont
+ ouvertes». Mais, ô Dieu bon! les tendres intérêts que j'ai
+ mentionnés, les droits et les liens que je vois en ce moment, que
+ je sens autour de moi, combien ils énervent le courage et
+ affaiblissent la résolution! Vous m'avez accordé un titre à votre
+ patronage, comme à un homme de quelque mérite; et votre estime,
+ en tant qu'honnête homme, est, je le sais, mon droit.
+ Permettez-moi, Monsieur, d'en appeler à ces deux sentiments; je
+ vous adjure de me sauver de la misère qui menace de me détruire
+ et que, je le dirai jusqu'à mon dernier soupir, je n'ai pas
+ méritée[1229].»
+
+ [Note 1229: _To Robert Graham of Fintry_, Dec. 1792.]
+
+Quelques-uns de ses plus sincères admirateurs ont blâmé cette lettre.
+Ils ont trouvé qu'elle manquait de dignité[1230]. Elle ne manque à nos
+yeux ni de fierté, ni d'éloquence. C'est le mouvement et le cri d'un
+homme dont la famille peut être le lendemain en face de la faim. C'est
+une lettre particulière, à celui qui s'était toujours montré son
+protecteur et son ami. Des situations à cette extrémité ne se mesurent
+pas par des formules de correspondance ordinaire. Trouve-t-on qu'un
+homme manque de dignité parce que sa voix tremble et que ses yeux se
+remplissent de larmes lorsqu'il voit souffrir les siens?
+
+ [Note 1230: Voir Hately Waddell.]
+
+D'ailleurs la lettre qui suit montre bien quelle fut son attitude dans
+cette malheureuse affaire. Il est facile de voir que M. Graham lui
+avait répondu pour le rassurer un peu et lui dire d'exposer sa défense
+dans une lettre qui serait transmise au Conseil. Burns lui renvoya,
+avec ses remercîments, l'exposé des faits et des opinions dont il
+était accusé. Il n'est guère possible de demander plus de franchise
+dans l'aveu de ses actes, plus de fermeté dans le maintien de ses
+opinions, plus de netteté et de dignité à la fois. Il écrivait le 5
+janvier 1793:
+
+ «Monsieur, je suis à l'instant même honoré de votre lettre. Je
+ n'essaierai pas de décrire les sentiments avec lesquels j'ai reçu
+ cette nouvelle preuve de votre bonté.
+
+ J'arrive aux accusations que la malveillance et la calomnie ont
+ portées contre moi. On a dit, semble-t-il, que non-seulement
+ j'appartiens à un parti désaffectionné dans cette ville, mais
+ encore que je suis à sa tête. Je n'ai connaissance ici d'aucun
+ parti, ni républicain, ni réformiste, excepté d'un ancien parti
+ en vue de la réforme des bourgs, avec lequel je n'ai jamais rien
+ eu à faire. Des individus, républicains et réformistes, nous en
+ avons ici, bien qu'en petit nombre, des deux côtés. Mais, s'ils
+ se sont associés, c'est plus que je n'en sais; et s'il existe une
+ association de ce genre, elle doit se composer d'individus si
+ obscurs et si ignorés qu'il n'y a aucune possibilité que je leur
+ sois connu, ou eux à moi.
+
+ J'étais au théâtre, un soir, quand on réclama: «Ça ira». J'étais
+ au milieu du parterre et c'est du parterre que la clameur
+ s'éleva. Un ou deux individus, avec lesquels je me trouve
+ occasionnellement, faisaient partie du groupe; mais je n'ai pas
+ eu connaissance de leur projet, je n'y ai pas pris part, je n'ai
+ jamais ouvert les lèvres pour siffler ou acclamer ni celte
+ chanson, ni aucune autre chanson politique. Je me suis considéré
+ comme un homme beaucoup trop obscur pour avoir quelque poids dans
+ la répression d'un désordre, et en même temps comme un homme trop
+ respectable pour hurler aux clameurs d'une populace. Ce fut la
+ conduite des premières personnes de la ville; et ces personnes
+ savent et déclareront que ce fut aussi la mienne.
+
+ Je n'ai jamais prononcé d'invectives contre le roi. Sa valeur
+ privée, il est absolument impossible qu'un homme tel que moi
+ puisse l'apprécier. Mais, en sa capacité publique, c'est avec le
+ plus solide loyalisme que j'ai toujours révéré et je révérerai
+ toujours le monarque de la Grande-Bretagne, comme la clef de
+ voûte sacrée de notre royale Constitution (pour parler
+ maçonniquement).
+
+ Quant aux principes de Réforme, je considère la Constitution
+ britannique, telle qu'elle a été fixée par la Révolution, comme
+ la plus glorieuse Constitution qui existe, ou que peut-être
+ l'esprit de l'homme puisse concevoir. En même temps, je pense, et
+ vous savez quels hauts et remarquables personnages ont depuis
+ quelque temps la même opinion, que nous avons considérablement
+ dévié des principes originels de la Constitution, et
+ particulièrement qu'un alarmant système de corruption a pénétré
+ dans les rapports entre le Pouvoir Exécutif et la Chambre des
+ Communes. Voilà la vérité et toute la vérité sur mes opinions
+ réformistes, avec lesquelles j'ai joué imprudemment avant de
+ connaître l'humeur de ces temps d'innovation. Je le vois
+ maintenant, et à l'avenir je scellerai mes lèvres. Cependant je
+ n'ai jamais eu aucune autorité dans aucune association politique,
+ aucune correspondance, aucun rapport avec elles. Sauf ceci,
+ lorsque les magistrats et les principaux habitants de cette ville
+ s'assemblèrent pour déclarer leur attachement à la Constitution
+ et leur horreur des émeutes, déclaration que vous pourriez
+ trouver dans les journaux, je crus qu'il était de mon devoir,
+ comme sujet du pays et comme citoyen de la ville, de souscrire à
+ cette déclaration.
+
+ De Johnstone, l'éditeur du _Gazetier d'Édimbourg_, je ne sais
+ rien. Un soir, en compagnie de cinq ou six amis, son prospectus
+ nous tomba sous la main; il nous sembla viril et indépendant. Je
+ lui écrivis de nous envoyer son journal. Si vous croyez qu'il y a
+ quelque impropriété à ce que la publication arrive ici adressée à
+ mon nom, je la décommanderai aussitôt. Jamais, j'en prends Dieu
+ pour juge, je n'ai écrit de ma main une ligne de prose pour le
+ _Gazetier_. Je lui ai envoyé une pièce de circonstance, dite par
+ Miss Fontenelle, le soir de son bénéfice, intitulée _Les Droits
+ de la Femme_, et quelques strophes improvisées sur la
+ commémoration de Thompson. Je vous les envoie toutes deux pour
+ que vous les lisiez. Vous verrez qu'ils n'ont absolument rien qui
+ touche à la politique. Quand j'ai envoyé à Johnstone un de ces
+ poèmes (j'oublie lequel des deux), j'y ai joint, à la demande de
+ mon excellent et digne ami, Robert Riddell Esq., de Glenriddell,
+ un essai en prose, signé Caton, écrit par lui et adressé aux
+ délégués pour la Réforme des Comtés. Il est lui-même un de ces
+ délégués pour ce Comté-ci. Avec les mérites et les démérites de
+ cet essai, je n'ai rien eu à faire que de le transmettre sous la
+ même enveloppe affranchie,--enveloppe qu'il m'avait procurée.
+
+ Pour la France, j'ai été son partisan enthousiaste au
+ commencement des affaires. Lorsqu'elle en vint à montrer son
+ ancienne avidité pour les conquêtes, en annexant la Savoie et en
+ envahissant la Hollande, j'ai changé de sentiment. J'ai fait, sur
+ la retraite du Prince de Brunswick, une ballade à chanter après
+ boire. Je l'ai chantée à une soirée joyeuse. Je vous l'enverrai
+ également, cachetée, parce qu'elle n'est pas faite pour être lue
+ par tout le monde. Elle est indigne de votre attention, mais dans
+ le cas où Mme la Renommée, ainsi qu'elle l'a déjà fait, userait
+ ou abuserait de son vieux privilège de mentir, vous aurez en main
+ le pour et le contre de mes écrits et de ma conduite politique.
+
+ Mon honoré Patron, ceci est tout. Je défie tout démenti de cet
+ exposé. Des préjugés erronés ou la passion imprudente peuvent
+ m'égarer et m'ont souvent égaré; mais lorsqu'on me demande de
+ répondre de mes fautes, bien que, j'ose le dire, aucun homme ne
+ ressente de plus perçante componction de ses erreurs, cependant,
+ je crois que personne ne peut être plus que moi au-dessus d'un
+ échappatoire ou d'une dissimulation[1231].
+
+ [Note 1231: _To Robert Graham of Fintry_, 5th Jan. 1793.]
+
+C'est une fort belle lettre, où il s'excuse avec beaucoup d'habileté,
+sans rien abandonner de ses convictions. Son passage sur le roi est
+suffisamment transparent, et celui sur la nécessité d'une Réforme si
+net qu'il faillit avoir à s'en repentir. Sa défense manqua de lui être
+plus funeste que le reste. Le Conseil fut blessé de ses remarques sur
+la Constitution et chargea un des surveillants généraux, M. Corbet, de
+s'informer, sur les lieux, de sa conduite, et de lui faire savoir,
+selon ses propres termes «que mon affaire était d'agir et non de
+penser et que, quels que fussent les hommes ou les mesures, mon devoir
+était d'être silencieux et obéissant[1232].»
+
+ [Note 1232: _To John Francis Erskine of Mar_, 13th April
+ 1793.]
+
+On a essayé de diminuer le danger qui le menaça à ce moment, et on a
+prétendu qu'il se l'était exagéré,
+
+ Ses hérésies sur l'Église et sur l'État
+ Pourraient bien lui valoir le sort de Muir et de Palmer[1233].
+
+ [Note 1233: _Epistle from Esopus to Maria._]
+
+Tout va à prouver, au contraire, que ce danger était sérieux. Le bruit
+s'était même répandu à Édimbourg qu'il avait été congédié de l'Excise,
+et John Erskine, comte de Mar, avait eu la pensée d'ouvrir, parmi les
+amis de la Liberté, une souscription qui aurait dédommagé le poète
+d'avoir souffert pour elle. Cette généreuse initiative lui valut de
+Burns une lettre aussi belle que celle qui précède, éloquente, et
+pleine des sentiments de liberté qui appartiennent aux citoyens d'un
+pays libre. Il faut la lire aussi, car elle complète l'étude des vrais
+principes politiques de Burns et elle le montre sous un de ses
+meilleurs aspects:
+
+ «La partialité de mes compatriotes m'a mis en évidence, comme un
+ homme de quelque génie, et m'a donné un nom à maintenir. Comme
+ poète, j'ai proclamé des sentiments virils et indépendants qui,
+ je l'espère, se retrouveront dans l'homme. Des raisons d'un haut
+ poids, qui n'étaient autres que le soutien d'une femme et
+ d'enfants, m'ont désigné ma situation actuelle comme avantageuse,
+ comme la seule que je pusse choisir. Néanmoins mon honnête
+ renommée est ce qui m'est le plus cher, et mille fois j'ai
+ tremblé à l'idée des épithètes dégradantes que la calomnie et la
+ malveillance pourront attacher à mon nom. J'ai souvent,
+ anticipant cruellement l'avenir, entendu quelque futur
+ écrivailleur de magazine vénal, avec la lourde méchanceté d'une
+ stupidité sauvage, déclarer avec joie, dans ses paragraphes
+ payés, que «Burns, malgré la parade d'indépendance qui se trouve
+ dans ses écrits et après avoir été produit au regard et à
+ l'estime publics comme un homme de quelque talent, n'ayant pas en
+ lui-même les ressources nécessaires pour supporter cette dignité
+ empruntée, tomba à être un pauvre exciseman et passa humblement
+ le reste de son insignifiante existence dans les occupations les
+ plus communes, avec la plus vile classe du genre humain.»
+
+ Monsieur, permettez-moi de déposer entre vos mains illustres mon
+ démenti le plus énergique, ma protestation contre ces
+ calomnieuses faussetés. Burns fut un homme pauvre depuis sa
+ naissance et devint exciseman par nécessité. Mais, je le dirai!
+ la pauvreté n'a pu altérer la pureté de son honnêteté et
+ l'indépendance britannique de son esprit. L'oppression a pu la
+ plier, mais non la dompter. N'ai-je pas, dans la prospérité de ma
+ contrée, un intérêt qui m'est plus précieux que le plus riche
+ duché qu'elle contient? J'ai une nombreuse famille et la
+ probabilité qu'elle s'accroîtra encore. J'ai trois fils qui, je
+ le vois déjà, ont apporté dans ce monde des âmes peu faites pour
+ habiter des corps d'esclaves.--Puis-je regarder tranquillement et
+ contempler les machinations qui enlèveraient leurs droits à mes
+ garçons? à ces petits Bretons libres, dans les veines de qui
+ court mon propre sang? Non! je ne le saurais! Quand même le sang
+ de mon coeur devrait ruisseler autour de mon effort pour
+ l'empêcher.
+
+ Si quelqu'un me dit que mes faibles efforts ne sauraient être
+ utiles et qu'il n'appartient pas à mon humble position de se
+ mêler des intérêts d'un peuple, je lui répondrai que c'est sur
+ des hommes comme moi qu'un pays se repose, pour trouver les mains
+ qui soutiennent et les yeux qui comprennent. La multitude
+ ignorante peut enfler la masse d'une nation; la foule clinquante,
+ titrée et courtisane, peut lui servir de panache et d'ornement.
+ Mais le nombre de ceux qui sont assez élevés dans la vie pour
+ raisonner et réfléchir, et assez bas pour être à l'abri de la
+ contagion vénale des cours, voilà où est la force d'une nation.
+
+ Une dernière requête. Quand vous aurez honoré cette lettre en la
+ lisant, je vous prie de la jeter aux flammes. Burns, en faveur de
+ qui vous vous êtes si généreusement intéressé, vient d'être peint
+ par moi, en couleurs naturelles; mais si quelqu'une des personnes
+ qui tiennent entre leurs mains le pain qu'il mange, venait à
+ avoir quelque connaissance de ce portrait, cela ruinerait le
+ pauvre barde pour toujours[1234]!...
+
+ [Note 1234: _To John Francis Erskine of Mar._]
+
+Comme on sent, lorsqu'il parle des jugements futurs qu'on portera sur
+sa vie, l'amertume et l'humiliation qu'il ressentait de sa position
+dans l'Excise. Il ne s'y réconcilia jamais: et dans le reste de la
+lettre bouillonne un esprit altier contre sa situation subalterne et
+contre un ordre de silence qu'il n'acceptait qu'en frémissant.
+
+Grâce à l'amitié de Corbet et de Graham, l'orage qui l'avait menacé
+passa sans éclater. Il en garda cependant assez longtemps la pensée
+qu'il fallait renoncer à tout espoir d'avancement. Lockhart attribue
+au découragement que lui causa cette pensée sa fuite vers des excès
+qui abrégèrent sa vie[1235].
+
+ [Note 1235: Lockhart. _Life of Burns_, p. 283-84.]
+
+Par une assez curieuse revanche, ce fut le nom de Burns qui,
+vingt-cinq ans plus tard, servit à réveiller l'opinion libérale et
+rompit le silence dont les whigs avaient été jusque-là accablés.
+
+ «Le printemps suivant, dit lord Cockburn, s'ouvrit par un dîner
+ public en l'honneur de Burns, (22 Février 1819). Deux ou trois
+ cents personnes y assistaient. John A. Murray présidait. De
+ beaucoup la partie la plus intéressante de cette réunion fut les
+ quelques mots dits par Henry Mackenzie, qui avait accueilli le
+ poète avec bonté lors de la première visite de celui-ci à
+ Édimbourg, environ trente ans auparavant, et qui avait été
+ souvent récompensé en assistant à la gloire du génie qu'il avait
+ si vite discerné et aidé. Ce dîner laissa un long souvenir, comme
+ le premier dîner public auquel un des whigs d'Édimbourg ait pris
+ la parole. Ce fut le premier qui leur montra quelle utilité on
+ pouvait tirer de ces réunions, et ce fut la cause immédiate de
+ dîners politiques qui bientôt après firent une si grande
+ impression[1236]».
+
+ [Note 1236: Cockburn. _Memorials_, p. 306.]
+
+Au moment de cette alerte, Burns s'était promis de sceller ses lèvres
+à propos de politique[1237]. Selon son habitude d'écrire sur les
+vitres, il avait même tracé cette épigramme sur une des fenêtres de sa
+taverne du Globe:
+
+ [Note 1237: _To Mrs Dunlop_, Dec. 31, 1792.]
+
+ Et si tu veux te mêler de Politique,
+ Et si ta fortune est humble,
+ Porte bien ceci dans l'esprit, sois sourd et aveugle,
+ Laisse les grands entendre et voir[1238].
+
+ [Note 1238: _In Politics if thou wouldst mix._]
+
+Il lui fut impossible de se tenir longtemps; la vitre dura plus que
+ses résolutions. Il recommença bientôt ses discours et ses épigrammes.
+Il devenait du reste de plus en plus difficile, à un homme qui avait
+en lui le sang de Burns, de rester indifférent et silencieux. L'année
+de 1792 avait été, pour ainsi parler, une année d'agitation théorique
+et c'étaient des principes abstraits qu'on discutait. L'année de 1793
+mit les plus humbles en contact avec les faits eux-mêmes et en amena
+le contre-coup à tous les foyers.
+
+Les événements étaient devenus tragiques et se précipitaient. Dès le
+mois de janvier, l'exécution de Louis XVI avait répandu une stupeur
+qui avait pénétré partout. Le 24 janvier, Chauvelin, l'ambassadeur
+français, avait reçu l'ordre de quitter le pays avant huit jours. Le
+27, la cour avait pris le deuil pour Louis XVI. Le 28, un message
+royal, délivré au Parlement, l'avait informé que le roi avait résolu
+d'augmenter ses forces «pour soutenir ses alliés et s'opposer aux vues
+d'agrandissement et d'ambition de la part des Français, vues toujours
+dangereuses pour les intérêts de l'Europe, mais plus encore
+lorsqu'elles étaient liées à la propagation de principes subversifs de
+la paix et de l'ordre de toute société civile». Le 1er février, la
+Convention avait déclaré la guerre à l'Angleterre. Le commerce était
+arrêté; les fortunes et encore plus les industries s'écroulaient de
+tous côtés; les ruines s'accumulaient; le nombre des banqueroutes
+avait quadruplé en Écosse[1239]. Burns écrivait à son ami Peter Hill,
+le libraire d'Édimbourg:
+
+ [Note 1239: R. Chambers, tom. IV, p. 1.]
+
+ «J'espère, j'ai confiance que cette rafale de désastres, par
+ laquelle ont été renversés tant et tant de dignes personnages
+ qui, il y a quelques mois, prévoyaient peu une pareille chose,
+ épargnera mon ami.
+
+ Ah! puissent la colère et la malédiction du genre humain hanter
+ et harceler ces mécréants turbulents et sans principe, qui ont
+ entraîné un peuple dans cette ruineuse aventure.[1240]»
+
+ [Note 1240: _To Peter Hill_, April 1793.]
+
+Lui-même souffrait de la difficulté des temps. La guerre avait arrêté
+l'importation et supprimé le surcroît de traitement qu'il en retirait.
+Il était obligé d'écrire une lettre comme celle-ci pour emprunter un
+peu d'argent:
+
+ «Ceci est une lettre pénible et désagréable, la première de ce
+ genre que j'aie jamais écrite. Je suis vraiment en une sérieuse
+ détresse faute de trois ou quatre guinées. Pouvez-vous, cher
+ Monsieur, me les prêter? Ces moments maudits, en arrêtant
+ l'importation, ont, pour cette année, du moins, retranché un gros
+ tiers de mon revenu, et avec ma nombreuse famille, c'est pour moi
+ une affaire malheureuse[1241].»
+
+ [Note 1241: _To John Mac Murdo_ (lettre V).]
+
+À ces causes toutes locales et personnelles s'ajoutaient l'agitation
+universelle, la fièvre que les échos et les grondements de
+catastrophes lointaines excitaient en tous, des tressaillements
+continuels que causaient des nouvelles grandioses et terribles, une
+sorte de tumulte qui s'était emparé de toutes les âmes et qui rendait
+possibles partout toutes les folies et tous les héroïsmes. Ce
+n'étaient pas des temps ordinaires; les esprits étaient hors de leurs
+gonds, un trouble puissant était dans l'air, et Burns, plus que tout
+autre, le ressentait. Aussi, malgré les avertissements qu'il avait
+reçus et le danger qui l'avait menacé, ne pouvait-il s'empêcher de
+laisser échapper des imprudences qu'il essayait de rattraper ensuite.
+Un jour, il offre à la bibliothèque populaire qu'il avait fondée, le
+livre de de Lolme sur la Constitution anglaise. Le lendemain matin, il
+accourt chez le prévost Thomson pour lui redemander à voir le livre,
+parce qu'il avait écrit quelque chose qui pourrait lui amener des
+ennuis; et il efface la phrase suivante: «M. Burns présente ce livre
+aux membres de la Bibliothèque et les prie de l'accepter comme une
+charte de la liberté anglaise, jusqu'à ce qu'ils en trouvent une
+meilleure[1242]». Un autre jour, pendant le révoltant procès de
+Thomas Muir, qui était poursuivi pour avoir acheté et distribué des
+copies des _Droits de l'Homme_ de Paine, il est forcé de prier un
+brave forgeron de ses voisins de garder chez lui un exemplaire de
+l'ouvrage proscrit, parce que ce serait la ruine pour lui si on le
+savait en sa possession[1243]. Parfois, il rapportait de promenades
+solitaires parmi les ruines pittoresques de l'Abbaye de Lincluden, des
+pensées qu'il n'osait confier à ses vers, comme dans la pièce
+admirable qu'il nomme _Une Vision_.
+
+ [Note 1242: R. Chambers, tom. IV, p. 35.]
+
+ [Note 1243: Rob Chambers, tom. IV, p. 86.]
+
+ Comme j'étais debout près de cette tour sans toiture,
+ Où la giroflée parfume l'air plein de rosée,
+ Où la hulotte gémit dans sa chambre de lierre
+ Et dit à la lune de minuit son souci;
+
+ Les vents étaient tombés et l'air était paisible,
+ Des étoiles filantes traversaient le ciel;
+ Le renard hurlait sur la colline,
+ Et les échos lointains des gorges répondaient.
+
+ Le ruisseau, dans son sentier couvert de noisetiers,
+ Se hâtait près des murs en ruines,
+ Pour rejoindre, là-bas, dans la vallée, la rivière
+ Dont le bruit distant monte et retombe.
+
+ Du nord froid et bleuâtre ruisselaient
+ Des lueurs, avec un bruit sifflant, étrange;
+ À travers le firmament elles jaillissaient et changeaient,
+ Comme les faveurs de la Fortune, perdues aussitôt que gagnées.
+
+ Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux,
+ Et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant
+ Se lever, un spectre austère et puissant,
+ Vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels.
+
+ Eussé-je été une statue de pierre,
+ Son aspect m'aurait fait frissonner;
+ Et sur son bonnet était gravée clairement
+ La devise sacrée: «Liberté».
+
+ Et de sa harpe coulaient des chants
+ Qui auraient réveillé les morts endormis;
+ Et, oh! c'était une histoire de détresse,
+ Comme jamais l'oreille d'un anglais n'en connut de plus grande.
+
+ Avec joie, il chantait ses jours d'autrefois,
+ Avec des pleurs, il gémissait sur les temps récents;
+ Mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu,
+ Je ne le risquerai pas dans mes rimes[1244].
+
+ [Note 1244: _A Vision._]
+
+Cependant les destinées de la Révolution française tenaient le monde
+en suspens. En Angleterre, malgré la déclaration de guerre, un grand
+nombre d'âmes généreuses faisaient des voeux pour le peuple qui
+défendait sa liberté. Du premier coup, Burns se trouva parmi ceux qui
+prenaient parti contre leur propre patrie. Il ne s'en cachait pas. Il
+composait une épigramme contre une victoire de l'armée anglaise.
+Lorsque Dumourier passa à l'ennemi, il écrivit contre lui son
+_Impromptu sur la Désertion du général Dumourier_. Dans une _Ode pour
+le jour de naissance du général Washington_, il s'écriait:
+
+ Les nations opprimées forment-elles le haut dessein
+ De faire saigner les tyrans détestés?
+ Ton Angleterre prend en haine cet exploit glorieux!
+ Sous les plis de ses bannières hostiles,
+ Bravant les reproches de l'honneur,
+ L'Angleterre tonne et s'écrie: «La cause du tyran est la mienne!»
+ À cette heure maudite, les démons se sont réjouis,
+ L'enfer, dans son étendue, poussa un cri de triomphe,
+ À cette heure qui vit le nom généreux de l'Angleterre
+ Associé à des actes maudits frappés de honte éternelle[1245].
+
+ [Note 1245: _Ode for General Washington's Birthday._]
+
+Chose remarquable! Là encore, ce paysan sans culture, perdu dans des
+fonctions infimes, au fond de l'Écosse, était à l'unisson avec les
+plus hauts esprits de son époque. Il avait le don suprême des poètes
+de sentir où est la parcelle de justice éternelle qui roule dans le
+désordre humain. Il l'avait deviné, comme ses frères en poésie,
+l'ardent Coleridge et le noble Wordsworth. Eux aussi avaient eu l'âme
+déchirée de ce conflit entre leur amour pour la contrée natale et leur
+enthousiasme pour la cause de l'humanité. Ils avaient eux aussi
+sacrifié le moindre de ces sentiments au plus grand. À ce moment,
+Coleridge, malgré ses amitiés et ses jeunes amours qui étaient du côté
+patriotique, prédisait la défaite à tous ceux qui bravaient la lance
+destructrice des tyrans, et bénissait «les pæans de la France
+délivrée», en courbant la tête et en pleurant au seul nom de
+l'Angleterre[1246]. À ce même moment, lorsqu'il entrait dans une
+église où l'on offrait des prières ou des actions de grâces pour les
+victoires de son pays, Wordsworth restait silencieux, «comme un hôte
+qu'on n'a pas invité»; et quand, sur le rivage paisible, à l'heure où
+le soleil descend dans la tranquillité de la nature, il voyait la
+flotte orgueilleuse «qui porte le pavillon à croix rouge et entendait
+le canon du soir», son coeur était plein de chagrin pour le genre
+humain[1247].
+
+ [Note 1246: Coleridge. _France, an Ode._]
+
+ [Note 1247: Wordsworth. _The Prelude_, Book X.]
+
+Chez Burns, cette souffrance ne pouvait pas prendre une forme
+purement intellectuelle, s'accumuler en profonde tristesse méditative
+comme chez Wordsworth, ou s'exhaler en emportement lyrique comme chez
+Coleridge. Les gens cultivés se font de leur esprit un sanctuaire
+reculé dont les joies et les colères sont plus loin de la vie, où ils
+se retirent parfois pour goûter leurs fiertés ou cacher leurs dégoûts.
+Burns n'avait pas ce refuge. La vie réelle était trop près de son
+esprit, il ne pouvait s'en éloigner et ses idées passaient aussitôt
+dans ses actes. Ce conflit ne produisit pas en lui, comme dans
+Wordsworth, un ébranlement moral, douloureux sans doute, mais qui
+restait restreint dans la vue spéculative des choses. Il causa en lui
+une irritabilité de chaque jour. Il avait pris en haine les officiers
+au point qu'il ne pouvait en supporter la présence. Il écrivait à Mrs
+Riddell qu'il avait vue la veille au théâtre: «J'avais l'intention de
+vous faire visite hier soir, mais, en approchant de la porte de votre
+loge, le premier objet qui frappa ma vue fut un de ces faquins
+habillés en homards, assis et gardant, comme un autre dragon, le fruit
+du jardin des Hespérides[1248].» Rencontrant un jour Mrs Basil
+Montague, qui lui demande de l'accompagner: «Volontiers, Madame,
+dit-il, mais je ne descendrai pas par le trottoir, de peur d'avoir à
+partager votre société avec un de ces faquins à épaulettes dont la rue
+est pleine[1249].» Cette antipathie s'étendait aux nobles et aux
+riches. Dans une excursion de quelques jours qu'il fit avec un de ses
+compagnons de l'Excise, il regardait, avec une sorte d'humeur
+farouche, le charmant paysage de l'Isle de Saint-Mary, parce que
+c'était la propriété d'un lord, et ce lord était le père de lord Daer,
+le libéral[1250]. Il est probable que son mécontentement politique, la
+sensation pénible d'être toujours surveillé, l'effort encore plus
+pénible pour lui de se contenir, l'espèce d'humiliation qu'il en
+ressentait, avaient aigri son caractère. Il était devenu plus sombre,
+plus amer. Il avait toujours dans ses vers revendiqué l'égalité des
+hommes, mais, maintenant il y apportait de l'âpreté et une sorte de
+dureté farouche. On verra ailleurs avec plus de détails quels furent
+ses sentiments vis-à-vis de la Révolution française. Il suffisait de
+les noter ici, en tant qu'ils eurent une influence matérielle ou
+morale sur sa vie.
+
+ [Note 1248: _To Mrs Riddell._ Nov. 1793.]
+
+ [Note 1249: R. Chambers, tom. IV, p. 47.]
+
+ [Note 1250: Récit d'un voyage dans le Galloway fait avec
+ Burns et communiqué par Mr John Syme à Currie. _Life of
+ Burns_, p. 47.]
+
+Il est hors de doute que cette fièvre de discussions, de petites
+nouvelles, par lesquelles les grands aspects des faits sont cachés, de
+récriminations, de déclarations vaines, que cette folie de colères, de
+querelles, de haine, qui énervait et exaspérait toute l'Angleterre et
+sévissait fortement à Dumfries, furent pour le poète de mauvaises
+conditions de vie et de travail. Il eût mieux valu ressentir les
+nobles souffles qui passaient sur le monde dans le calme de la
+campagne et les recevoir purifiés de la paille et de la poussière des
+acrimonies humaines.
+
+ * * * * *
+
+À travers toutes ces péripéties, il continuait son métier d'exciseman.
+Il le faisait sans goût, mais avec exactitude. Si on excepte
+l'admonestation relative à ses déclarations politiques, laquelle est
+tout à fait à part, on ne trouve, dans sa correspondance et dans le
+minutieux journal de son surveillant Findlater, que trois ou quatre
+allusions à des observations pour des faits de service. Elles portent
+sur des négligences futiles et, selon les expressions mêmes du
+rapport, sur des «inadvertances triviales[1251]». Dans les cas où on a
+ses explications, celles-ci paraissent probantes[1252]. Deux lettres,
+en forme de mémoire, adressées, l'une à David Staig[1253], prévost de
+Dumfries, l'autre à Mr Graham de Fintry[1254], dans lesquelles il
+propose des améliorations qui doivent conduire à une perception plus
+exacte de l'impôt ou à des économies, montrent qu'il s'occupait de son
+administration, en dehors de la routine de son service, et qu'il en
+connaissait bien le fonctionnement. Ce sont des exposés très courts
+mais très nets et, il semble, très justes, de points de détails. Ils
+marquent le jugement qu'il y avait en lui, et ce qu'il aurait pu
+faire, si sa position avait été plus élevée. Au point de vue
+strictement professionnel, il est certain que l'Excise ne devait pas
+compter beaucoup d'employés tels que lui, aussi actifs, aussi
+intelligents, aussi capables de tact et de fermeté. Il avait d'autant
+plus de mérite à apporter dans ses fonctions une régularité qui
+n'était pas dans sa nature, qu'elles lui étaient pénibles et odieuses.
+De temps en temps, quelques paroles échappées indiquent qu'il
+continuait à les subir, à son corps défendant, et laissent deviner la
+discordance qu'il y avait entre cette vie et ses désirs.
+
+ [Note 1251: Voir, dans Hately Waddell, _Life of Burns_, les
+ renseignements et documents donnés dans l'appendice: Burns
+ as an Excise officer.]
+
+ [Note 1252: Voir la lettre _to Alex. Findlater superviser of
+ the Excise_. June 1791.]
+
+ [Note 1253: _To David Staig, provost of Dumfries._]
+
+ [Note 1254: _To Robert Graham of Fintry._ Jan. 1794.]
+
+ «Dimanche clôt une période de notre maudite affaire du revenu. Il
+ se peut que je sois tenu, occupé à écrire, jusqu'à midi. Jolie
+ occupation pour la plume d'un poète! Il y a une partie du genre
+ humain que j'appelle la _classe des chevaux de manège_. Quels
+ animaux enviables ce sont! Ils tournent, ils tournent et ils
+ tournent--le boeuf de Mundell, qui fait aller son moulin à coton,
+ est leur prototype exact--sans une idée ou un désir au-delà de
+ leur cercle, gras, luisants, stupides, patients, tranquilles et
+ satisfaits; tandis que me voici assis tout novembreux, damné
+ mélange de mauvaise humeur et de mélancolie, sans assez de la
+ première pour m'emporter jusqu'à la colère, ni de la seconde pour
+ me reposer dans la torpeur; mon âme se démenant et voletant
+ autour de sa prison, comme un bouvreuil attrapé pendant les
+ horreurs de l'hiver et nouvellement enfermé dans une cage. Je
+ suis persuadé que c'est de moi que le sage Hébreu a prophétisé
+ quand il a dit: «Et voyez, quelque chose à quoi cet homme
+ applique son désir, elle ne prospérera pas.» Si mon ressentiment
+ est éveillé, il est certain que c'est d'un côté où il n'ose pas
+ piailler; et si.... Priez que la Sagesse et le Bonheur soient de
+ plus fréquents visiteurs de R. B[1255].»
+
+ [Note 1255: _To Mrs Riddell._ Nov. 1793.]
+
+Ces aveux sont rares. Il supporta jusqu'au bout, en se taisant, cette
+existence si peu faite pour lui, dans laquelle il voyait le soutien de
+sa famille.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut dans ces moments de trouble et d'irritation, vers la fin de
+l'année 1792, que passa dans son souvenir, pour la dernière fois, la
+chaste figure de Mary des Hautes-Terres. La même saison, la saison
+d'automne, l'évoqua encore. Elle semble revenir à intervalles égaux,
+trois ans après sa dernière apparition à Ellisland. Elle se tient sur
+le seuil des derniers jours, qui descendent, en s'assombrissant, vers
+un fond de vie où elle ne peut le suivre. Elle vient lui donner un
+adieu. On dirait que les nuages s'ouvrent un moment derrière elle, et
+laissent arriver jusqu'à lui, par cette échappée, le parfum des
+aubépines de l'Ayr, un rayon de ces dimanches de mai comme les années
+ne lui en apportent plus, des clartés d'autrefois. Il la salua
+d'adorables et tendres paroles dans lesquelles revit toute sa douleur.
+La douce Mary Campbell resta jusqu'au bout la maîtresse de ce coeur
+tourmenté. «Le sujet de cette chanson, écrivait-il à Thompson en la
+lui envoyant, est un des plus intéressants passages de mes jeunes
+jours; j'avoue que je serais heureux de voir les vers adaptés à un air
+qui leur assurerait la célébrité. Peut-être, après tout, est-ce la
+passion encore ardente de mon coeur qui jette un lustre emprunté sur
+les mérites de cette composition[1256].» Il se trompait. La pièce
+qu'il envoyait était, comme toutes celles que lui inspira Mary
+Campbell, parmi ses plus parfaites.
+
+ [Note 1256: _To George Thomson._ 14th Nov. 1792.]
+
+ Ô berges, rives et ruisseaux autour
+ Du château de Montgomery,
+ Verts soient vos bois, belles vos fleurs,
+ Et vos ondes jamais troublées.
+ Que là, l'Été déplie d'abord ses robes,
+ Que là, il reste plus longtemps,
+ Car là, je pris mon dernier adieu
+ De ma douce Mary des Hautes-Terres.
+
+ Comme doucement fleurissait le bouleau vert et gai,
+ Comme la floraison d'aubépine était riche,
+ Quand sous leur ombrage parfumé
+ Je la serrais sur ma poitrine!
+ Les heures d'or, sur des ailes d'anges,
+ Volaient par-dessus moi et ma chérie,
+ Car chère, autant que la lumière et la vie,
+ M'était ma douce Mary des Hautes-Terres.
+
+ Avec maints voeux et maints étroits embrassements,
+ Nos adieux furent pleins de tendresse;
+ Et nous jurant souvent de nous revoir
+ Nous nous arrachâmes l'un à l'autre.
+ Mais hélas, le gel de la mort arriva
+ Qui tua ma fleur si hâtivement!
+ Maintenant vert est le gazon et froide l'argile
+ Qui enveloppent ma Mary des Hautes-Terres.
+
+ Ô pâles, pâles maintenant, ces lèvres roses,
+ Que j'embrassai souvent si tendrement!
+ Et fermé à jamais, ce regard brillant
+ Qui s'arrêtait sur moi si doucement!
+ Et retombé maintenant, en poussière silencieuse,
+ Ce coeur qui m'aimait si chèrement!
+ Mais toujours au fond de ma poitrine
+ Vivra ma Mary des Hautes-Terres[1257].
+
+ [Note 1257: _Highland Mary._]
+
+La souffrance est aussi récente que dans les vers composés trois ans
+auparavant; ceux-ci ont une tristesse de plus. Il semble que la pensée
+d'une existence future se soit éloignée; la dissolution est l'idée
+maîtresse de cette pièce comme la survivance l'était de la précédente.
+Ce n'est plus à la Mary veillant dans le ciel qu'il s'adresse; mais à
+la Mary disparue sous la terre, pour jamais. Le sentiment de la
+séparation définitive a remplacé celui d'une réunion attendue; ses
+yeux ne la cherchent plus du côté des étoiles. Du reste, ce rêve d'une
+rencontre avec les êtres aimés, qui avait été pendant quelque temps sa
+croyance, ne reparaît plus dans sa correspondance. Pas même aux
+derniers moments, lorsque la pensée de la mort prochaine lui reviendra
+souvent, il ne s'en ressouviendra. Il y a une autre réflexion
+mélancolique dont il est impossible de se défendre en relisant ces
+vers. Certes l'homme qui les a écrits est aussi capable de poésie que
+jamais. Cependant c'est de plus en plus à des souvenirs que son génie
+s'applique; la vie présente ne lui fournit plus de ces émotions; il
+retravaille à celles du passé; il retourne à ce qu'il a ressenti.
+Quelle amertume ont ces divins moments d'autrefois, quand ils
+reviennent dans une âme qui ne saurait plus les éprouver et qui,
+peut-être, en a conscience!
+
+
+III.
+
+LES EXCÈS AUGMENTENT. -- MAUVAIS RENOM.
+
+Dans cette vie de discussions âpres et de déclamations de cabaret,
+dans la routine d'un métier haï, dans le commerce de gentilshommes
+viveurs ou de bourgeois godailleurs, ses excès de boisson se
+rapprochent et s'alourdissent. Jusque-là ils avaient été intermittents
+et ils avaient eu comme contrepoids le travail corporel et le grand
+air de la campagne. Maintenant le danger devient quotidien et plus
+grave. Il était assailli constamment et de tous côtés. «À Dumfries,
+dit Heron, sa dissipation devint plus profonde et plus habituelle; il
+était plus exposé que dans la campagne à ce qu'on le sollicitât de
+partager la débauche des dissolus et des oisifs; de sots jeunes gens,
+tels que des clercs d'hommes de loi, de jeunes médecins, des commis de
+marchands et ses confrères de l'Excise, se pressaient avidement autour
+de lui et de temps en temps le poussaient à boire avec eux, afin de
+pouvoir jouir de son audacieux esprit»[1258]. D'un autre côté, lorsque
+les «Hunts» se réunissaient à Dumfries, «le poète était invité à
+partager leurs réunions et il n'hésitait pas à accepter
+l'invitation»[1259]. La flânerie des heures inoccupées par ses
+fonctions, le besoin de bavardage dont on tue le désoeuvrement d'une
+petite ville, les rencontres sur la place ou le long du quai,
+produisaient des occasions continuelles. La colère et l'emportement
+que la politique déchaînait en lui, comme chez les hommes du peuple
+qui n'ont pas appris de l'histoire à être calmes envers leur temps,
+les inquiétudes et les rages d'être observé ou réprimandé, étaient des
+excitations à boire et rendaient plus âpres les fumées de la boisson.
+Une vie sédentaire, mauvaise pour lui, empêchait sa constitution de se
+débarrasser de ces ivresses et les y accumulait lentement. Avec un peu
+de soin on assiste à l'envahissement et aux progrès de cette funeste
+faiblesse. On peut la suivre comme un mauvais filon dans sa
+correspondance.
+
+ [Note 1258: Heron. _Life of Burns_, p. 441.]
+
+ [Note 1259: Id., p. 442.]
+
+Vers la fin de 1792, on entrevoit un coin de cette existence
+fiévreuse. Il s'excuse à Cunningham de ne lui avoir pas répondu.
+
+ Non! je ne tenterai pas de m'excuser! Au milieu de la bousculade
+ de mon métier, écraser les visages des cabaretiers et des
+ pécheurs sur les roues impitoyables de l'Excise, faire des
+ ballades, puis boire et les chanter en buvant... j'aurais pu
+ trouver cinq minutes à consacrer à un des premiers parmi mes amis
+ et de mes semblables. J'aurais pu faire ce que je fais à présent,
+ prendre une heure sur le bord «du temps ensorcelé de la nuit» et
+ griffonner une page ou deux.... Eh bien donc voici à votre bonne
+ santé! car j'ai mis une pinte de grog près de moi, en guise de
+ charme pour tenir écarté le grand diable ou ses suppôts
+ subalternes qui peuvent être en train de faire leurs rondes
+ nocturnes[1260].
+
+ [Note 1260: _To Alex. Cunningham_, 10th Sept. 1792.]
+
+Et plus loin, après deux pages de déclamations assez vagues:
+
+ Mais, un instant. (Voici encore à votre santé!) Ce rhum est du
+ diablement bon Antigua, il ne faut donc pas le faire servir à
+ délier la langue pour des médisances[1260].
+
+Au mois de janvier de 1793, on trouve un autre aveu du même genre dans
+une lettre à Mrs Dunlop. On a là aussi un coup d'oeil attristant dans
+la vie qu'il menait.
+
+ Quant à moi, je suis mieux, bien que pas tout à fait délivré de
+ ma maladie. Il ne faut pas penser, comme vous semblez l'insinuer,
+ que dans ma façon de vivre je manque d'exercice. J'en ai bien
+ assez. Mais ce qui, par moments, est le diable pour moi, c'est de
+ boire trop dur. J'ai contre ce défaut mainte et mainte fois
+ tourné ma résolution, et j'ai en grande partie réussi. J'ai
+ complètement abandonné les cabarets; ce sont les réunions
+ particulières, en famille, parmi les gentilshommes de ce pays-ci,
+ rudes buveurs, qui me font le plus de mal,--mais même cela, j'y
+ ai plus qu'à moitié renoncé[1261].
+
+ [Note 1261: _To Mrs Dunlop_, Jan. 2, 1794.]
+
+C'étaient des résolutions et des espérances qui ne pouvaient pas
+tenir. Il y a, probablement à l'occasion des réunions dont il parle,
+un mot bien triste de lui, rapporté par Robert Bloomfield, le poète. À
+une dame qui lui faisait des remontrances sur le danger qui résultait
+de la boisson et des habitudes des gens qu'il fréquentait, il
+répondit: «Madame, ils ne me sauraient pas gré de ma compagnie, si je
+ne buvais pas avec eux. Il _faut_ que je leur donne une tranche de ma
+constitution»[1262]. Il semble que, pendant l'année 1793, ce défaut
+ait redoutablement augmenté chez lui. À la fin de cette année et au
+commencement de la suivante, on trouve dans l'espace de moins de deux
+mois, une série de lettres qui sont une des choses les plus
+affligeantes qu'on puisse lire. Chacune d'elles commence par l'aveu
+d'excès de la veille et est écrite pour réparer quelque parole
+inconsidérée, prononcée dans l'inconscience de l'ivresse. Le 5
+décembre, il écrivait:
+
+ [Note 1262: D'après une lettre de Bloomfield, le poète, au
+ duc de Buchan, citée par Cromek. _Reliques of Burns_, p.
+ 138. Bloomfield tenait le récit de la dame elle-même à qui
+ Burns avait répondu.]
+
+ «Monsieur, échauffé par le vin comme je l'étais hier soir, j'ai
+ pu paraître importun dans mon vif désir d'avoir l'honneur de
+ votre connaissance. Vous me pardonnerez: c'était sous l'impulsion
+ d'un respect sincère[1263].»
+
+ [Note 1263: _To Captain ***._ 5th Dec. 1793.]
+
+Au mois de janvier 1794, il y a une autre lettre qui commence par ces
+mots:
+
+ «Mon cher Monsieur, je me rappelle quelque chose d'une promesse
+ d'homme gris, faite hier soir, de déjeuner avec vous ce matin.
+ J'ai grand regret que cela soit impossible. Je me souviens aussi
+ que vous avez eu l'obligeance de me dire quelque chose sur votre
+ intimité avec M. Corbet, notre Inspecteur général. Quelques-uns
+ des membres du Conseil de l'Excise à Édimbourg avaient et ont
+ peut-être encore une opinion défavorable sur moi, comme sur un
+ individu adonné à l'ivresse et à la dissipation. Je pourrais être
+ tout cela, vous le savez, et cependant être un honnête homme;
+ mais vous savez que je suis un honnête homme et ne suis rien de
+ tout cela[1264].
+
+ [Note 1264: _To Samuel Clarke Junr._ Jan. 1794.]
+
+Cette lettre contient la preuve qu'il commençait à se faire autour de
+lui une réputation de buveur et même de quelque chose d'autre. Mais,
+c'est là peu de chose encore. Chez lui, l'ivresse devait entraîner des
+violences de parole ou d'action, en face desquelles il se retrouvait
+le lendemain avec un sentiment d'humiliation. Il y a des scènes qui
+sont réellement pénibles à retracer. Un soir, dans une compagnie où se
+trouvait un officier, un certain capitaine Dods, Burns, emporté par la
+boisson, lance le toast suivant dont le sens était facile à dégager,
+étant connues ses opinions, et dont sa voix devait accentuer le
+sarcasme: «Puisse notre succès dans la guerre être égal à la justice
+de notre cause.» C'étaient ses sentiments sur la Révolution française
+qui éclataient. Le capitaine Dods qui, peut-être, était ivre aussi,
+releva ces paroles comme une insulte; et il était en effet dur pour un
+officier de les entendre en face. Il s'ensuivit des mots trop vifs. Et
+le lendemain Burns, on peut deviner avec quel frémissement de honte et
+de colère, était obligé d'écrire la lettre qui suit:
+
+ «Cher Monsieur, j'étais, je le sais, ivre hier soir; mais je suis
+ sobre ce matin. Après les expressions dont le capitaine Dods
+ s'est servi envers moi, si je n'avais le souci de personne que de
+ moi-même, nous en serions certainement venus, selon les règles du
+ monde, à la nécessité de nous tuer pour cette affaire. Ces mots
+ étaient de ceux qui, je crois, se terminent généralement par une
+ paire de pistolets; mais j'ai la satisfaction de penser que je
+ n'ai pas détruit la paix et le bien-être de ma femme et de ma
+ famille d'enfants dans une bagarre de boisson. Vous savez, de
+ plus, que des rapports qui m'attribuaient certaines opinions
+ politiques m'ont une fois déjà conduit au bord de la ruine. Je
+ crains que l'affaire de la nuit dernière ne puisse être mal
+ représentée de la même façon. Je vous prie de prendre le soin de
+ l'empêcher. Je m'adresse à votre désir de voir Mrs Burns
+ heureuse, pour vous faire accepter la tâche d'aller voir,
+ aussitôt que possible, chacun des messieurs qui étaient présents.
+ Vous leur expliquerez ceci, ou si vous le désirez, vous leur
+ montrerez cette lettre. Qu'était-ce, après tout, que ce toast si
+ blâmable? «Puisse notre succès dans la guerre être égal a la
+ justice de notre cause». C'est un toast auquel le loyalisme le
+ plus rigoureux et le plus fanatique ne peut rien objecter. Je
+ vous demande et vous prie de vouloir bien ce matin voir les
+ personnes qui étaient présentes à cette sotte querelle.
+ J'ajouterai seulement que je suis fâché qu'un homme que
+ j'estimais aussi hautement que M. Dods m'ait traité de la façon
+ dont je suppose qu'il l'a fait la nuit dernière.[1265]»
+
+ [Note 1265: _To Samuel Clarke Junr_, Sunday morning 1794.]
+
+Cette lettre est de janvier 1794; avant que le mois fût achevé, une
+aventure plus pénible encore lui était arrivée. On peut refaire le
+tableau, car il est caractéristique des moeurs de l'époque. C'était
+chez M. Walter Riddell, un gentilhomme du voisinage, frère du
+capitaine Robert Riddell, à un de ces dîners écossais du XVIIIe siècle
+qui s'achevaient dans une ivresse générale. On croirait à peine avec
+quelle régularité fonctionnait un système implacable et compliqué de
+santés et de toasts, qui devait être un supplice pour les faibles et
+venir à bout des plus solides. Pendant le dîner, on ne pouvait boire
+un verre de vin à soi seul; il fallait désigner à haute voix une des
+personnes de la table, à la santé de qui on buvait et qui buvait à la
+vôtre. Après toutes ces gracieusetés particulières, quand la table
+était déblayée, l'hôte portait une santé à chacun des convives, et
+chacun de ceux-ci à chacun des autres convives et à l'hôte; «en sorte
+que là où il y avait dix personnes, il y avait quatre-vingt-dix santés
+de bues»[1266]. Ce supplice du dîner était déjà horrible; ce n'était
+rien auprès de ce qui suivait. Après le dîner et avant que les dames
+se retirassent, venaient «les rounds» de toasts, et les «sentiments».
+Dans les premiers, chaque gentleman nommait une dame absente et chaque
+dame, un gentleman absent[1266]. C'est à cette coutume que Burns fait
+allusion quand il écrit à Clarinda, dans la dernière et singulière
+lettre qui soit allée de lui à elle: «que chaque fois qu'on lui
+demandait la santé d'une dame mariée, il proposait Mrs Mac.» Les
+verres devaient être vidés et retournés en signe d'enthousiasme. Les
+«sentiments» étaient de courtes phrases épigrammatiques, des sortes de
+devises, qui exprimaient des sentiments moraux ou quelque pensée
+élégante. Les verres remplis, on demandait à un des convives un
+«sentiment»[1267]. Les sentiments favoris étaient dans le genre de
+ceux-ci: «Puissent les plaisirs du soir supporter les réflexions du
+matin» ou: «Puissent les amis de notre jeunesse être les compagnons de
+notre vieillesse» ou: «Délicats plaisirs aux âmes susceptibles».
+Personne n'échappait à l'obligation de donner son sentiment; et c'est
+ainsi qu'un pauvre pasteur, tout empêtré, ne sachant que dire, ayant
+beaucoup réfléchi, proposa un jour: «Le reflet de la lune sur la calme
+surface du lac»[1268]. On vendait des collections de «sentiments» tout
+faits; mais les gens d'esprit en improvisaient d'adaptés aux
+circonstances[1269]. On peut croire que ce devait être là un des
+succès de Burns, et que, malheureusement, on devait trop souvent lui
+en demander. Encore tout cela se passait-il quand les dames étaient
+là. Après qu'elles s'étaient retirées, les santés et les conversations
+continuaient. On voit où les choses en arrivaient. «La situation des
+dames, remarque le doyen Ramsay, devait fréquemment être très
+désagréable lorsque, par exemple, les messieurs remontaient dans un
+état peu fait pour une société féminine[1270].» À la fin du dîner,
+chez M. Riddell, une scène de ce genre se passa. Les hommes, excités
+par l'ivresse, firent irruption dans le salon où étaient les
+dames[1271], et, croyant faire une heureuse plaisanterie, donnèrent
+une représentation de l'enlèvement des Sabines. Burns saisit Mrs
+Riddell et l'embrassa. Il ne semble pas qu'il fut plus coupable que
+les autres; peut-être, emporté par son tempérament, alla-t-il plus
+loin encore. On devine l'effet produit par ce scandale. Le lendemain,
+le pauvre Burns écrivait encore une lettre d'excuses désespérée.
+
+ [Note 1266: Lord Cockburn, _Memorials_, p. 32.]
+
+ [Note 1267: Id. p 32.]
+
+ [Note 1268: Id. p. 33.]
+
+ [Note 1269: Voir une collection de ces «Sentiments» dans
+ Dean Ramsay, _Reminiscences of Scottish Life and Character_,
+ p. 59, et aussi des détails sur les livres ou les recueils
+ où les gens sans imagination pouvaient puiser.]
+
+ [Note 1270: Dean Ramsay, id., page 48.]
+
+ [Note 1271: R. Chambers, IV, page 49.]
+
+ «Madame, j'ose dire que cette lettre est la première que vous
+ ayiez jamais reçue du monde souterrain. Je vous écris des régions
+ de l'enfer, parmi les horreurs des damnés. Quand et comment j'ai
+ quitté votre terre, je ne le sais pas exactement, car je suis
+ parti dans la chaleur d'une fièvre d'ivresse, contractée à votre
+ trop hospitalière maison. Mais, en arrivant ici, j'ai été
+ justement jugé et condamné à souffrir les tortures expiatoires de
+ ce séjour infernal pendant l'espace de 99 ans 11 mois et 29
+ jours; tout cela à cause de l'inconvenance de ma conduite, hier
+ soir, sous votre toit. Me voici étendu sur un lit d'impitoyables
+ genêts, ma tête endolorie appuyée sur un oreiller de perçantes
+ épines, tandis qu'un bourreau infernal, ridé et vieux et cruel,
+ je crois que c'est le _Souvenir_, avec un fouet de scorpions,
+ empêche la paix et le repos d'approcher de moi et tient mon
+ angoisse sans cesse éveillée. Cependant, Madame, si je pouvais,
+ en quelque mesure, reprendre ma place dans la bonne opinion du
+ cercle aimable que ma conduite a tellement outragé, la nuit
+ dernière, je crois que ce serait un soulagement à mes peines.
+ C'est pour cette raison que je vous importune de cette lettre.
+ Aux hommes de la société, je n'ai pas d'excuses à faire. Votre
+ mari, qui a insisté pour me faire boire plus que je ne le
+ voulais, n'a pas le droit de me blâmer, et les autres ont pris
+ part à ma culpabilité. Mais à vous, Madame, j'ai beaucoup
+ d'excuses à faire. J'estimais votre bonne opinion comme une des
+ choses les plus précieuses que j'eusse sur la terre, et je fus
+ vraiment une brute de la perdre. Il y avait aussi Miss J., une
+ personne d'un délicat esprit, de douces et simples manières. Je
+ vous en prie, faites-lui les meilleures excuses d'un maudit,
+ malheureux, misérable. Une Mrs G., une dame charmante, m'a fait
+ l'honneur d'être disposée en ma faveur: ceci me fait espérer que
+ je ne l'ai pas outragée au-delà de tout pardon. À toutes les
+ autres dames, présentez ma plus humble contrition et ma demande
+ de leur gracieux pardon. Ô vous, Puissances de la Décence et de
+ la Convenance, dites-leur que mes erreurs, bien que graves,
+ étaient involontaires; qu'un homme ivre est la plus vile des
+ bêtes; que ce n'était pas dans ma nature d'être brutal envers qui
+ que ce soit; qu'être grossier envers une femme, quand j'étais
+ dans mes sens, m'était impossible, mais....
+
+ Regret, Remords, Honte, vous trois chiens d'enfer qui suivez mes
+ pas et aboyez à mes talons, épargnez-moi! épargnez-moi!
+
+ Pardonnez les offenses et plaignez le malheur, Madame, de votre
+ humble esclave[1272].
+
+ [Note 1272: _To Mrs Riddell_, Jan. 1794.]
+
+Mrs Riddell ne se laissa pas fléchir. Sous le coup du dépit, l'orgueil
+du poète le conseilla mal. Il écrivit contre cette jeune femme des
+satires, des épigrammes, indignes de lui et offensantes pour elle,
+qu'il laissa circuler[1273]. Les amis de la famille Riddell prirent
+justement parti contre lui. On a parfois regretté qu'il ait écrit des
+vers trop libres et grossiers. Si un véritable ami de Burns en avait
+le choix, ce ne sont pas ces vers-là qu'il supprimerait, mais ces
+méchancetés et ces insultes contre une femme qu'il avait offensée.
+Cependant une réconciliation eut lieu plus tard et par personne sa
+mémoire n'a été défendue avec plus de foi que par Mrs Riddell.
+
+ [Note 1273: Voir _Monody on a Lady famed for her caprice;
+ Pinned to Mrs Walter Riddell's carriage; Epitaph for Mr
+ Walter Riddell; Epistle from Esopus to Maria_.]
+
+Ce ne sont plus là des excès accidentels, c'est l'habitude de
+l'ivresse. Par ces extraits, on sent qu'elle devient, non-seulement
+plus fréquente, mais plus brutale, plus lourde, plus agressive. Elle a
+encore des éclats d'esprit, mais d'un esprit plus rude et plus sombre,
+et elle n'a plus la gaîté. Quelquefois, un éclair revenait de
+l'ancienne belle humeur, de l'ancienne insouciance, de la sociabilité
+charmante de jadis. Mais ces moments d'ivresse claire et joyeuse
+étaient rares, maintenant; ce n'étaient plus les soirs de Mauchline,
+ni même ceux d'Édimbourg. Une sorte d'épaississement et
+d'alourdissement se sent sous ces excès. L'ivresse s'attristait en
+lui, symptôme grave; le lendemain de ces nuits trop fréquentes,
+arrivait le cortège des regrets, des remords, des dégoûts, des hontes,
+comme celles qu'on a vues, le mécontentement de lui-même,
+l'affaissement physique. Un matin d'été, en rentrant chez lui, il
+rencontre son voisin le forgeron qui s'était levé de meilleure heure
+que d'habitude. Quoique encore troublé par la boisson, il fut frappé
+du contraste: «Ô Georges, lui dit-il, vous êtes un homme heureux, vous
+venez de vous lever d'un sommeil rafraîchissant et vous avez quitté
+une femme et des enfants heureux, tandis que je retourne vers les
+miens, comme un misérable condamné par lui-même[1274].»
+
+ [Note 1274: R. Chambers, tom. III, p. 261.]
+
+À la suite de sa scène chez M. Riddell, il fut pendant plusieurs
+semaines dans un état véritablement digne de compassion. Le chagrin
+qu'il ressentait de cette rupture, le scandale, la peine d'être
+abandonné par de fidèles amis, alors que tant d'autres le désertaient,
+la sensation du blâme silencieux qui l'environnait, d'autres causes
+qu'il indique, tout cela tendait son esprit jusqu'aux limites
+dernières du désespoir. Il écrivait le 25 février 1794, à Alexandre
+Cunningham:
+
+ «Peux-tu secourir un esprit malade? Ta parole peut-elle rendre la
+ paix et le calme à une âme ballottée sur une mer de troubles,
+ sans une étoile amicale pour guider sa course, et redoutant que
+ la vague prochaine ne l'engloutisse? Peux-tu donner, à un être
+ tremblant sous les tortures de l'incertitude, la stabilité et la
+ dureté du roc qui brave la rafale? Si tu es impuissant de la
+ moindre de ces choses, pourquoi viens-tu me troubler dans ma
+ misère en l'informant de moi?...
+
+ Depuis deux mois, je suis incapable de soulever une plume. Ma
+ constitution et mon corps ont été _ab origine_ affligés d'une
+ profonde et incurable infection d'hypocondrie, qui empoisonne mon
+ existence. Dernièrement des ennuis domestiques, et une part
+ pécuniaire dans la ruine de ces temps maudits, des pertes qui,
+ bien que modiques, m'étaient cependant pénibles à subir, m'ont
+ tellement irrité, que, par instants, le seul être qui puisse
+ envier mes sentiments serait un esprit réprouvé entendant la
+ sentence qui le condamne à la perdition.
+
+ Es-tu versé dans le langage de la consolation? J'ai épuisé, dans
+ mes réflexions, tous les arguments qui peuvent réconforter. _Un
+ coeur à l'aise_ aurait été charmé de mes sentiments, de mes
+ raisonnements; mais, vis-à-vis de moi-même, j'étais comme Judas
+ Iscariot, prêchant l'Évangile; il pouvait fondre et façonner les
+ coeurs de ceux qui l'entouraient; mais le sien conservait son
+ incorrigibilité native[1275].
+
+ [Note 1275: _To Alex. Cunningham_, 25th Feb. 1784.]
+
+De pareilles heures étaient impuissantes à tenir à l'écart celles qui
+les amenaient. Peut-être était-il dans ce cercle vicieux où, l'homme
+étant d'une nature trop élevée pour prendre son parti de ses fautes et
+trop faible pour s'en défaire, les remords n'ont d'autres résultats
+que de le pousser à les oublier, et le sentiment de ses faiblesses ne
+sert qu'à en préparer de nouvelles.
+
+À ces excès s'ajoutèrent des erreurs d'un autre genre. Ses biographes
+n'en parlent qu'avec discrétion; mais leurs allusions en laissent
+deviner assez. On voit que, peu à peu, aux délicates amours où
+l'élément sentimental était prédominant, se substituaient des
+intrigues grossières où l'élément sensuel régnait seul. Dumfries, avec
+ses réunions de courses et de chasses, l'affluence de monde interlope
+qui, en tout pays, en est l'accompagnement, était de ce côté encore un
+endroit plein de péril pour lui. Il n'y sut pas résister. «Les moeurs
+de la ville, dit Heron, étaient déplorablement corrompues, en
+conséquence de ce qu'elle était un lieu d'amusement public; quoiqu'il
+fût époux et père, Burns n'évita point de souffrir de la contamination
+générale, d'une façon que je m'abstiens de décrire[1276].» Là encore,
+quelque chose de plus bas et de plus matériel l'envahissait. Les
+tumultes violents, orageux, déréglés, mais poétiques, que la passion
+avait si souvent déchaînés dans sa poitrine, ces élans de souffrance
+ou de joie qui lui avaient arraché ses cris les plus beaux,
+s'apaisaient. Une sorte de routine de sensualité vulgaire
+s'établissait en lui. C'était une descente. Des âmes comme la sienne,
+faites pour l'agitation, ont une beauté toute dramatique. Elles valent
+par leur emportement. Elles deviennent ordinaires dès qu'elles cessent
+d'être excessives. Le devoir seul supporte la régularité; la passion,
+comme l'orage, n'est belle que par ses violences. C'est pourquoi les
+poètes comme Burns, comme Byron et Musset, sont condamnés à mourir
+jeunes ou à se survivre; et il semble que Burns fût sur le chemin où
+Musset eut le temps d'aller plus loin que lui, et d'où il n'était
+guère possible qu'une aventure héroïque le sauvât comme Byron.
+
+ [Note 1276: R. Heron, _Life of Burns_, cité par R. Chambers,
+ dans son appendice Nº 17, _Reputation of Burns in his latter
+ years_, tom. IV, p. 301.]
+
+ * * * * *
+
+En même temps, l'isolement se faisait autour de lui. À un moment où,
+selon l'expression de Chambers, tout homme qui ne voyait pas la
+perfection dans la Constitution britannique était traité comme quelque
+chose qui valait à peine mieux qu'un chien enragé, il n'est pas
+surprenant que les nobles tories de Dumfries et du Comté aient tenu à
+l'écart le plus éloquent et le plus sarcastique de leurs ennemis. Mais
+cela n'expliquerait pas qu'il se soit trouvé peu à peu abandonné de
+toutes parts. Une mauvaise réputation s'était formée autour de lui. La
+haine politique n'y était pas étrangère, sans doute, mais sa vie non
+plus. On le représentait comme un homme perdu, dangereux pour les
+jeunes gens, sans croyance et sans moralité. Un gentleman racontait à
+Allan Cunningham que, lorsqu'il était arrivé à Dumfries, plusieurs des
+habitants principaux du Comté l'avaient averti d'éviter la société de
+Burns[1277]. Un vieillard de quatre-vingts ans racontait au principal
+Shairp que son père lui avait défendu, ainsi qu'à ses frères, d'avoir
+rien à faire avec «Robbie Burns» dont le perçant oeil noir était resté
+dans sa mémoire[1278]. Cette réputation s'était si bien attachée à son
+nom et l'accompagnait si fidèlement partout, qu'elle pénétrait avec
+lui de l'autre côté du pays. Quand il mourut, les plus respectables
+des journaux d'Édimbourg s'en firent les interprètes. «Le public, à
+l'amusement de qui il a si largement contribué, apprendra avec regret
+que ses facultés extraordinaires étaient accompagnées de faiblesses
+qui les ont rendues inutiles pour lui et pour sa famille[1279].» Une
+sorte de discrédit l'entourait.
+
+ [Note 1277: Allan Cunningham, _Life of Burns_, p. 45.]
+
+ [Note 1278: Shairp, _Burns_, p. 139.]
+
+ [Note 1279: Voir l'extrait donné par R. Chambers, tome IV,
+ p. 301.]
+
+Chose plus étrange et plus grave, ses anciennes amitiés se retiraient
+de lui. Son ami d'autrefois, Ainslie, son fidèle compagnon
+d'Édimbourg, le confident de ses amours avec Clarinda, le traitait
+avec une telle froideur que leurs relations en restèrent là. Ce
+n'était pas sans une douleur contenue qu'il écrivait:
+
+ Mon vieil ami Ainslie a été bon pour vous. J'ai eu une lettre de
+ lui, il y a quelque temps; mais elle était si sèche, si réservée,
+ si semblable à une carte à un de ses clients, que j'ai à peine le
+ courage de la lire et que je ne lui ai pas encore répondu. C'est
+ un bon et honnête garçon et il sait écrire une lettre amicale,
+ capable de faire également honneur à sa tête et à son coeur,
+ comme le témoigne tout un paquet de lettres que j'ai chez moi.
+ Bien que la Renommée ne souffle plus dans sa trompette à mon
+ approche, _maintenant_, comme elle le faisait _alors_, quand il
+ m'honora d'abord de son amitié, cependant je suis aussi fier que
+ jamais et, quand on me couchera dans ma tombe, je désire être
+ étendu de toute ma longueur, afin que j'occupe chaque pouce de
+ sol auquel j'ai droit[1280].»
+
+ [Note 1280: _To Mrs Mac Lehose_, 25th June 1794.]
+
+Quant à sa vieille amie Mrs Dunlop, elle avait cessé toute
+correspondance. Ce dut être pour lui une des pires amertumes. Une de
+ses dernières et plus touchantes lettres sera pour lui dire adieu,
+malgré le long silence dont elle l'avait affligé.
+
+Un fait révèle dans toute sa tristesse ce délaissement du poète. Un Mr
+Mac Culloch racontait à Lockhart qu'il avait rarement été plus peiné
+qu'un jour où, arrivant à cheval à Dumfries, par une belle soirée
+d'été, pour assister à un bal, il avait aperçu Burns. Celui-ci se
+promenait seul dans la principale rue, du côté qui était dans l'ombre,
+tandis que, sur le trottoir opposé, dans la lumière, passaient des
+groupes brillants d'hommes et de dames, dont pas un ne semblait le
+reconnaître. Mac Culloch mit pied à terre et rejoignit Burns qui,
+lorsqu'il lui proposa de traverser la rue, lui dit: «Non, non! mon
+jeune ami, tout cela est passé maintenant». Et après un moment de
+silence, il récita ces strophes d'une touchante ballade de Lady Grizel
+Baillie:
+
+ Son bonnet se tenait jadis tout fier sur son front,
+ Et son vieux bonnet avait meilleur air que maint bonnet neuf.
+ Maintenant, il le laisse pendre au hasard,
+ Et il se laisse choir sur les gerbes de blé.
+
+ Oh! si nous étions jeunes comme nous le fûmes jadis,
+ Nous serions à galoper sur ce gazon,
+ Et à courir sur la pelouse que blanchissent les lis,
+ _Et si mon coeur n'était pas léger, je mourrais_.
+
+Lockhart remarque qu'il n'était pas dans le caractère de Burns de
+laisser ainsi échapper ses sentiments sur certains sujets. Aussitôt
+après avoir cité ces vers, il reprit un air de gaîté et, emmenant chez
+lui son jeune ami, il le garda jusqu'à l'heure du bal, en lui offrant
+un bol de son breuvage favori et en lui faisant chanter par sa femme
+des vers qu'il avait récemment composés[1281].
+
+ [Note 1281: Lockhart, _Life of Burns_, p. 224.]
+
+On se demande avec étonnement d'où pouvait venir un pareil interdit?
+Quelque chute qu'il y eût pour un homme tel que lui à vivre comme il
+le faisait, il était au moins au niveau de ceux qui le tenaient à
+l'écart. Cette société de Dumfries, surtout la gentilhommerie
+campagnarde qui était la plus conservatrice, n'avait pas le droit de
+se montrer délicate. Les dissipations d'aucun genre n'étaient faites
+pour l'effaroucher. Il fallait donc qu'il y eût dans le cas de Burns
+quelques circonstances particulières. En réalité, c'était la forme
+plutôt que la nature même de ses excès qui froissait l'opinion. On les
+lui eût pardonnes s'il les avait dissimulés. Mais il les commettait
+ouvertement, peut-être même avec une sorte d'affectation, de
+hardiesse. Il avait toujours été dans sa nature de ne pas cacher ses
+fautes. À cette époque, avec son irascibilité contre la société, il
+exagérait sa franchise; ses façons prenaient une attitude de
+forfanterie et l'aspect agressif d'un défi. Il était disposé à faire
+étalage et parade de ses désordres, avec une insistance qui devait
+paraître de la provocation et du cynisme. Ce sentiment de répugnance
+à l'hypocrisie, qui se tourne en rébellion, est naturel et estimable;
+mais le monde ne le tolère pas; il n'aime guère ceux qui bravent les
+conventions dont il croit qu'il vit. La société, qui pardonne, à ceux
+qui dissimulent, les fautes qu'elle sait qu'ils commettent, mais qui
+s'effarouche et se fâche, surtout une société provinciale et étroite,
+dès qu'on s'insurge contre le grand complot d'hypocrisie dont elle se
+dupe elle-même, se montrait implacable pour ce paysan, qui ne
+consentait pas à respecter la vertu en masquant ses vices d'un vice de
+surcroît. Un autre aspect de la même question est celui-ci: Il importe
+souvent moins, devant l'opinion, de savoir quelles fautes on commet,
+que en quelle compagnie. Si Burns s'était borné à prendre part aux
+excès des gentilshommes des environs, qui ne différaient guère de ceux
+du peuple, il aurait vécu dans la respectabilité. Mais, par son passé,
+par le sans-gêne de ses façons, par un désir aussi d'être le maître
+absolu, par l'impatience de toute contrainte et de toute supériorité,
+par sympathie de classe, il se sentait plus à l'aise avec les gens du
+peuple. Et parmi eux, il préférait ces irréguliers qui vivent dans
+l'inattendu, sur les frontières de la bohême. C'était un faible qui
+datait de longtemps. Il était encore à Lochlea quand il écrivait:
+
+ «J'ai souvent recherché la connaissance de cette partie du genre
+ humain, ordinairement désignée sous le terme commun de vauriens,
+ quelquefois plus que cela n'était compatible avec la sûreté de ma
+ réputation; de ceux qui, par une insouciante prodigalité ou des
+ passions emportées, ont été poussés à la misère. Quoiqu'ils
+ soient avilis par des folies et quelquefois souillés par le
+ crime, j'ai trouvé souvent parmi eux quelques-unes des plus
+ nobles vertus: la Magnanimité, la Générosité, le Désintéressement
+ de l'amitié et même la Modestie, à leur plus haut degré.[1282]»
+
+ [Note 1282: _Common-place Book, March 1784._]
+
+Il y avait beaux jours qu'il avait frayé pour la première fois avec
+_Les Joyeux Mendiants_. Cette population était nombreuse, et, ce qui
+était pis, permanente à Dumfries. Burns en fit de plus en plus sa
+fréquentation. «Il essayait d'échapper à lui-même, dit Currie, dans
+une société souvent du genre le plus bas[1283]»; et Chambers, dont
+l'admiration pour lui n'est pas suspecte: «Burns arriva nécessairement
+en contact avec des personnes des deux sexes entièrement indignes de
+sa compagnie, et, en dernier lieu, il s'associa à des individus d'une
+telle espèce, que les admirateurs de son génie seraient étonnés si
+tout était révélé[1284].» Dans une petite ville comme Dumfries, on
+comprend le scandale que des fréquentations de ce genre devaient
+causer. Aux yeux de beaucoup, Burns était un homme qui se dégradait et
+s'encanaillait. Il se mêlait à la lie du peuple. Il devenait
+compromettant de se montrer avec lui. Et voilà comment, un jour de
+fête, les uns, par haine politique, les autres par pruderie, les
+autres par lâcheté, passaient près du pauvre poète, sans le
+reconnaître, sans que personne eût le courage de traverser la rue pour
+lui serrer la main. Sans aucun doute, il souffrit beaucoup, mais
+silencieusement, de cette stupide et cruelle condamnation. Il en
+conçut une humeur plus sombre et un surcroît de misanthropie.
+
+ [Note 1283: Currie, _Life of Burns_, p. 50.]
+
+ [Note 1284: Chambers, _Appendice_ Nº 17, tom. IV, p. 305.]
+
+Dans ce ramas de mauvais malaises qui s'accumulaient en lui, ce résidu
+de rancunes, de remords et de dégoûts, que laissent les débauches et
+qui peu à peu encrassent l'âme, passaient des angoisses de plus pure
+origine. Il songeait avec désespoir au dénûment des siens, s'il venait
+à leur manquer. Il devait y penser d'autant plus que tous ces excès
+n'allaient pas sans une sourde détérioration de santé, et que, par là,
+cette terreur tenait du remords. Il travaillait lui-même à rendre
+possible le malheur dont l'idée l'affolait.
+
+ Je suis dans une complète humeur de Décembre, ténébreuse, morne,
+ stupide, telle que la divinité de la Sottise elle-même pourrait
+ la souhaiter. Je ne veux pas allonger encore une lettre pesante
+ par un grand nombre d'excuses plus pesantes de mon silence. Je
+ n'en mentionne qu'une seule parce que je sais qu'elle aura votre
+ sympathie: depuis quatre mois, une chère petite fille, mon plus
+ jeune enfant, a été si malade que, chaque jour, il semblait
+ qu'elle n'eût plus à vivre qu'une semaine. Il faut bien qu'il y
+ ait de nombreuses douceurs attachées aux états d'époux et de
+ père, car Dieu sait qu'ils possèdent en propre de nombreux
+ tourments. Je ne puis vous décrire les heures anxieuses, sans
+ sommeil, que ces liens m'ont souvent causées. Je vois une lignée
+ de petits êtres; moi et mon travail leur seul soutien; et à quel
+ fil fragile la vie de l'homme est suspendue! Si un ordre du
+ destin m'enlève--et ces choses-là arrivent chaque jour--même dans
+ la vigueur de la maturité où je me trouve--Dieu du ciel! que
+ deviendra mon petit troupeau! C'est ici que j'envie vos gens de
+ fortune. Un père, sur son lit de mort, disant un éternel adieu à
+ ses enfants, éprouve, à la vérité, assez d'angoisse; mais l'homme
+ dans l'aisance laisse à ses fils et filles l'indépendance et des
+ amis; tandis que moi... mais je perdrai la raison si je réfléchis
+ plus longtemps à ce sujet!
+
+ Pour cesser de parler si gravement de cette matière, je chanterai
+ avec la vieille ballade écossaise.
+
+ Ô si je ne m'étais pas marié,
+ Je n'aurais jamais eu de soucis;
+ À présent j'ai une femme et des marmots
+ Et ils crient toujours «à manger»
+ À manger une fois, à manger deux fois,
+ À manger trois fois par jour;
+ Si vous continuez à manger,
+ Vous allez manger toute ma farine[1285].
+
+ [Note 1285: _To Mrs Dunlop._ 15th Dec. 1793.]
+
+Dans une âme en qui les énergies sont intactes, les ressorts nets, ce
+sont là des angoisses dont l'effet est salutaire, des aiguillons
+d'effort qui, au lieu de l'énerver, activent la volonté. Mais elles
+perdaient leur vertu en s'enfonçant parmi tant d'amertumes malsaines,
+de découragement. Elles ne faisaient qu'augmenter le trouble de cet
+esprit; éveillaient le regret que les choses fussent ainsi; elles
+aboutissaient au souhait dont sont harcelés les hommes incapables
+d'accepter, avec ses joies et ses tourments, la vie qu'ils ont
+choisie, le souhait que leur destinée ait été différente, encore
+qu'ils l'aient façonnée eux-mêmes.
+
+ * * * * *
+
+Est-il besoin de remarquer que, au milieu de ces désordres, la pauvre
+Jane Armour disparaît de plus en plus? Dans ces dernières années, il
+n'en reste plus qu'une impression voilée d'acceptation, d'indulgence
+silencieuse. «Au milieu de toutes ses erreurs, dit Currie, Burns ne
+trouva dans son cercle domestique que douceur et pardon, sauf les
+morsures de sa propre conscience. Il avouait ses transgressions à la
+femme de son coeur, promettait de se corriger et recevait sans cesse
+le pardon de ses offenses. Mais, au fur et à mesure que ses forces
+physiques diminuaient, sa volonté devint plus faible et l'habitude
+prit une force prédominante[1286]». Heron rend à Jane le même
+témoignage: «Dans les intervalles entre ses différents accès
+d'intempérance, il souffrait sans trêve des angoisses les plus aiguës
+du remords et de pressentiments horriblement affligeants. Sa Jane se
+conduisait avec un degré de tendresse et de prudence maternelles et
+conjugales, qui faisaient qu'il ressentait plus amèrement la
+malfaisance de sa conduite, quoiqu'elles fussent incapables de le
+sauver[1287].» Ainsi, dans l'ombre où elle est rejetée, on voit la
+vaillante et bonne femme persévérer dans son oeuvre de douceur. Elle
+continue à grandir, sans le savoir. Elle soutient par un long
+dévoûment son action héroïque. Les chagrins de la vie révélaient
+jusqu'au bout la haute qualité de son âme.
+
+ [Note 1286: Currie. _Life of Burns_, p. 51.]
+
+ [Note 1287: Heron. _Life of Burns_, p. 442.]
+
+
+IV.
+
+DERNIERS JEUX DU COEUR. -- LES CHANSONS.
+
+Il ne faut pas oublier que, sous les scories qui s'épaississent et
+menacent de l'ensevelir, persiste une vie intérieure, vivace et
+généreuse. De plus en plus recouverte par la pluie de cendres, elle
+fait toujours paraître, ça et là, des endroits verts et frais; ses
+sources d'inspiration ne furent jamais étouffées. L'ancienne éloquence
+est toujours là, l'indignation contre tout ce qui est vil, le
+sentiment d'indépendance, toute une poussée de nobles aspirations et
+de nobles haines. Les moments où elles éclatent sont plus rares, mais
+aussi flamboyants. Alors elles percent tout, la fatigue, la lassitude,
+l'ivresse même, de leurs éblouissantes clartés. L'alourdissement, qui
+commence à se former sur ce visage et à appesantir les traits,
+disparaît comme dans un coup de vent. L'ancienne face reparaît
+transfigurée, mobile, remuée par le passage de toutes les émotions.
+Ceux qui la voyaient une fois ne l'oubliaient plus. Longtemps après,
+en 1829, M. Syme écrivait:
+
+ «L'expression du poète variait continuellement selon l'idée qui
+ prédominait dans son esprit, et il était beau de remarquer
+ combien le jeu de ses lèvres indiquait bien le sentiment qu'il
+ allait énoncer. Ses yeux et ses lèvres, les premiers remarquables
+ pour leur feu, et les secondes pour leur flexibilité, formaient à
+ n'importe quel moment un indice de son esprit, et, selon que le
+ soleil ou l'ombre dominait sur ses traits, vous auriez pu dire, à
+ priori, si la société serait favorisée d'une scintillation
+ d'esprit, ou d'un sentiment de bienveillance, ou d'une explosion
+ de brûlante indignation. Je suis cordialement d'accord avec ce
+ que Sir Walter Scott dit des yeux du poète. Dans ses moments
+ animés, et particulièrement lorsque sa colère était éveillée par
+ des exemples de tergiversation, de bassesse ou de tyrannie, ils
+ ressemblaient réellement à des charbons de feu vivant[1288].»
+
+ [Note 1288: R. Chambers, tom. IV, p. 155]
+
+Dans ce coin du coeur où, paraît-il, l'on a toujours vingt ans et qui
+chez lui tenait presque toute la place, la faculté d'adorer la femme
+restait toujours fraîche et active. Jamais il ne lui arriva comme au
+fabuliste, dont le coeur plus paisible fut également insatiable, de se
+demander: «Ai-je passé le temps d'aimer?» Il avait conservé ce don de
+la jeunesse d'être émerveillé et séduit, de bâtir aussitôt des rêves
+sur ses admirations. L'amour continua à être l'atmosphère dans
+laquelle son esprit vivait. Elle était nécessaire à sa production
+poétique. Son imagination avait besoin, pour se mettre en mouvement,
+de cette chiquenaude que donne un sourire ou un regard féminins. Elle
+y resta délicatement sensible. Sans doute il n'était plus capable des
+désespoirs de Mauchline et son âme fatiguée était moins violemment
+remuée. Mais, si elle avait perdu la profondeur, elle avait conservé
+la facilité et la fraîcheur d'émotions qui lui étaient aussi
+indispensables pour chanter que le choc de la main à la harpe.
+
+Pendant ces années de 1794 et 1795, c'est-à-dire pendant la période où
+sa vie est toute en proie aux chagrins et aux désordres, son culte
+pour la fille d'un fermier des environs de Dumfries, nommée Jane
+Lorimer, montre combien le pouvoir de s'éprendre s'était conservé
+intact en lui. Elle était la fille d'un homme qui vivait à Kemmishall,
+à deux milles de Dumfries, moitié fermier, moitié fraudeur, que, dès
+son entrée dans l'Excise, Burns avait eu à surveiller. C'était un
+paysan matois et retors, dont «la conduite, comme la grâce de Dieu,
+dépasse toute intelligence[1289]». La mère était une abominable
+ivrognesse[1290] qui se grisait à «réjouir tout l'enfer». La famille
+finit par la banqueroute. Dans l'aisance du moment, fleurissait et
+s'épanouissait précocement en femme, une fillette d'une grande beauté.
+C'était une enfant; elle avait seize ans quand Burns l'avait vue pour
+la première fois. Un de ses confrères, John Gillespie, s'était épris
+d'elle, peut-être en la rencontrant à Ellisland, et avait prié le
+poète de plaider sa cause. Celui-ci l'avait fait dans une petite pièce
+d'une très jolie insistance, mais un peu pressante et ardente pour
+être offerte à une aussi jeune fille.
+
+ [Note 1289: _To Alex. Findlater._ June 1791.]
+
+ [Note 1290: Voir les souvenirs de Mrs Burns recueillis par
+ Mr Mac Diarmid]
+
+ Doucement se clôt le soir sur le bois de Craigieburn,
+ Et joyeusement s'y éveille le matin;
+ Mais la pompe du printemps sur le bois de Craigieburn
+ Ne m'inspire rien que du chagrin.
+
+ _Chorus._--Près de toi, chérie, près de toi, chérie,
+ Ô être couché près de toi!
+ Ô doucement, profondément heureux doit dormir,
+ Celui qui est couché dans le lit près de toi!
+
+ Je vois les feuilles et les fleurs s'ouvrir,
+ J'entends les oiseaux chanter;
+ Mais ils n'ont aucun plaisir pour moi,
+ Car le souci déchire mon coeur.
+
+ Je ne puis parler, je ne dois pas parler,
+ Je n'ose pas de peur de vous fâcher;
+ Mais l'amour secret brisera mon coeur,
+ Si je le cèle plus longtemps.
+
+ Je te vois gracieuse, grande et droite,
+ Je te vois douce et jolie;
+ Mais, oh! que sera mon tourment,
+ Si tu refuses ton Johnie!
+
+ Te voir dans les bras d'un autre,
+ Vivre et languir dans l'amour,
+ Serait ma mort, cela est certain,
+ Et mon coeur éclaterait d'angoisse.
+
+ Mais, Jane, dis que tu seras à moi,
+ Dis que tu n'aimes personne avant moi,
+ Et tous les jours de ma vie future
+ Avec reconnaissance, je t'adorerai!
+
+ Près de toi, chérie, près de toi, chérie,
+ Ô être couché près de toi!
+ Ô doucement, profondément heureux doit dormir,
+ Celui qui est couché dans le lit près de toi![1291]
+
+ [Note 1291: _Craigieburn Wood._]
+
+Il faut espérer que Gillespie garda ces vers pour lui. C'est peut-être
+pourquoi sa cour fut sans succès. Quelque temps après, au commencement
+de 1793, selon Chambers, Jane Lorimer fut courtisée par un jeune
+gentilhomme fermier des environs, nommé Whelpdale, qui lui déclara
+qu'il se livrerait sur lui-même à quelque violence extrême si elle
+refusait de le suivre. Elle y consentit, après avoir longtemps hésité,
+poussée par la pitié, le goût du romanesque, et peut-être le besoin
+d'échapper à son entourage. Ils allèrent se marier à Gretna-Green.
+Quelques mois après, M. Whelpdale fut obligé, par ses dettes, de se
+sauver d'Écosse. Il abandonna sa jeune femme qui n'eut d'autre
+ressource que de revenir chez ses parents[1292].
+
+ [Note 1292: R. Chambers, tom. IV, p. 96.]
+
+C'est alors que Burns semble s'être épris d'elle pour son propre
+compte. Ce n'est pas une de ses grandes héroïnes, dont la liste, sauf
+une attendrissante exception, est close maintenant. Elle n'apparaît
+qu'au second plan de sa vie et pour un moment; le sentiment qu'elle
+lui inspira était superficiel. Cependant cette aventure est
+intéressante, parce qu'elle montre comment il avait fait de l'amour un
+procédé littéraire, une sorte d'ivresse passagère et volontaire, qu'il
+se donnait pour s'inspirer. Ses révélations à ce sujet sont des plus
+curieuses et bien caractéristiques de l'homme. En envoyant à Thomson
+la pièce qu'il avait jadis écrite pour Gillespie, il lui écrivait:
+
+ «J'espère qu'il (un de ses amis) accomplira une chose qui me
+ donnera haute satisfaction. C'est de vous persuader d'introduire
+ _Le bois de Craigieburn_ dans votre recueil; c'est une chanson
+ favorite, pour lui et pour moi. La dame pour laquelle elle a été
+ composée est une des plus jolies femmes d'Écosse, et, en réalité,
+ (entre nous) elle m'est, en quelque manière, ce que l'Eliza de
+ Sterne lui était, une maîtresse ou un ami, ou ce que vous
+ voudrez, dans l'innocente simplicité de l'amour platonique.
+ (Tâchez de ne faire à ce sujet aucune de vos méchantes
+ suppositions et de ne faire aucun bavardage à ce propos, parmi
+ vos connaissances.) Je vous assure que vous êtes redevable à ma
+ charmante amie de mainte des meilleures chansons que vous avez
+ reçues de moi. Pensez-vous que la tranquille routine de
+ l'existence, dans son même manège, pourrait inspirer à un homme
+ la vie, et l'amour, et la joie; pourrait l'enflammer
+ d'enthousiasme, ou l'attendrir d'une émotion à la hauteur du
+ mérite de votre livre? Non, non! Chaque fois que je désire
+ m'élever dans mes chansons au-dessus de l'ordinaire, être en
+ quelque degré digne des plus divins de vos airs, vous
+ imaginez-vous que je jeûne et que j'implore par la prière une
+ Visitation céleste? _Tout au contraire!_[1293] J'ai une
+ merveilleuse recette, celle-là même que le Dieu des Guérisons et
+ de la Poésie avait inventée pour son propre usage, quand jadis il
+ jouait de la flûte aux troupeaux d'Admète. Je me mets au régime
+ d'admirer une jolie femme, et plus ses charmes sont adorables,
+ plus vous trouvez de plaisir à mes vers. L'éclair de ses yeux est
+ le Dieu du Parnasse et le charme de son sourire la divinité de
+ l'Hélicon[1294].
+
+ [Note 1293: En français.]
+
+ [Note 1294: _To George Thomson._ 19th Oct. 1794.]
+
+À quoi Thomson, entrant complaisamment dans les vues de Burns, lui
+répondait avec tranquillité et non sans esprit:
+
+ «Je n'ignore pas, mon cher ami, qu'un vrai poète ne peut pas
+ davantage vivre sans maîtresse que sans viande. Je voudrais
+ connaître l'adorable Elle, dont les yeux brillants et les
+ sourires charmeurs ont si vivement transporté le barde écossais,
+ afin de pouvoir boire sa douce santé, quand le toast fait son
+ tour. Puisque c'est elle qui est le sujet de la chanson, _Le bois
+ de Craigieburn_ sera adopté dans ma famille. Mais, au nom de la
+ décence, il faut que je vous demande un autre refrain. «Oh! être
+ couché près de toi, chérie!» est peut-être une chose souhaitable,
+ mais ne peut pas aller pour être chanté dans la société des
+ dames[1295].»
+
+ [Note 1295: _George Thomson, to Rob. Burns._ 27th Oct.
+ 1794.]
+
+Cette bonhomie de Thomson lui valait de nouveaux détails sur le même
+sujet:
+
+ «Je vous aime de prendre intérêt, avec tant de franchise et de
+ bienveillance, à l'histoire de _ma chère amie_[1296]. Je vous
+ assure que je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie que dans le
+ récit de cette affaire que je vous envoyai dans ma dernière
+ lettre. L'amour conjugal est une passion que je ressens
+ profondément et que je vénère hautement; mais, je ne sais
+ comment, il ne fait pas aussi bonne figure en poésie que cette
+ autre espèce d'amour,
+
+ où l'amour est liberté, et la nature, la loi.
+
+ [Note 1296: En français.]
+
+ Pour parler en musicien, le premier est un instrument dont la
+ gamme est pauvre et bornée, mais dont les tons sont ineffablement
+ doux, tandis que le second a une étendue égale à la modulation
+ intellectuelle tout entière de l'âme humaine. Néanmoins, je reste
+ poète au milieu même de l'enthousiasme de ma passion. La
+ tranquillité et le bonheur de la personne aimée est le _premier_
+ et _inviolable_ sentiment qui pénètre mon âme; quels que soient
+ les plaisirs que je puisse désirer et quels que soient les
+ transports qu'ils puissent me donner, s'ils doivent s'opposer et
+ se heurter à ce principe qui passe avant tout, je trouve que
+ c'est avoir ces plaisirs à un prix déshonnête; la Justice défend
+ ce marché, de même que la Générosité le dédaigne. En ce qui
+ concerne la foule du sexe qui n'est pas bonne à grand'chose
+ d'autre ou qui n'est bonne qu'à cela, je n'ai pas pris
+ d'engagement de ce genre vis-à-vis de moi-même. Mais là où la
+ Passion est la vraie Divinité de l'amour, et lorsque les
+ personnes sont capables de la ressentir, l'homme qui peut agir
+ autrement est un gredin[1297].»
+
+ [Note 1297: _To George Thomson._ Nov. 1794]
+
+On se demande ce qu'on doit penser de celle qui inspirait ce nouvel
+amour. C'était une fille remarquablement belle. Tous ceux qui l'ont
+vue ou entendu parler d'elle sont d'accord sur ce point. Elle avait
+des cheveux blonds, des yeux bleus, et surtout un corps d'une grâce
+achevée. «Sa forme était la symétrie même», dit le grave
+Chambers[1298]. «Elle était proportionnée comme une des plus parfaites
+productions d'un statuaire antique», dit Allan Cunningham, qui avait
+fait de la sculpture. Il ajoute, non sans quelque plaisir à s'arrêter
+sur ce sujet: «Ses cheveux, qu'elle portait longs et abondants,
+tombaient presque par brassées sur son cou rond et ses épaules
+blanches; ils étaient plutôt onduleux que frisés et d'une nuance plus
+foncée que l'épithète «couleur de lin» ne semble l'indiquer. Elle
+dansait et elle chantait avec beaucoup de grâce et de douceur. Cette
+minutie de détails, dit-il, sera pardonnée par ceux qui réfléchiront
+que nous devons à ses charmes quelques-unes des plus délicates poésies
+lyriques de notre langue[1299]». L'attrait singulier de son visage
+était formé par le contraste d'un regard gai et riant et d'un sourire
+de douceur lente. «Elle avait, dit encore Cunningham, une rare suavité
+dans son sourire et de la joyeuseté dans le regard vif de ses
+yeux[1300]», et ailleurs il marque mieux encore cette opposition: «Ses
+yeux étaient grands et brillants et riaient plus que ses lèvres
+lorsqu'elle prenait plaisir à quelque chose[1301]»; double expression
+dont le charme est puissant, parce qu'il possède ce qui frappe et ce
+qui retient. Burns a rendu ce trait dans le portrait qu'il a fait
+d'elle, portrait d'une précision charmante; il a aussi rendu cette
+grâce de démarche à laquelle il avait toujours été très sensible.
+
+ [Note 1298: R. Chambers, tom. IV, p. 97.]
+
+ [Note 1299: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 485-86, en
+ note.]
+
+ [Note 1300: Id. p. 97.]
+
+ [Note 1301: Id. p. 486, en note.]
+
+ Ses cheveux bouclés étaient couleur de lin;
+ Ses sourcils, d'une nuance plus sombre,
+ S'arquaient d'un air ensorcelant au-dessus
+ De deux yeux rieurs d'un bleu joli;
+ Son sourire si enjôleur
+ Aurait fait oublier à un malheureux son malheur;
+ Quel plaisir, quel trésor
+ De s'attacher à ces lèvres rosés!
+ Telle était la jolie figure de ma Chloris
+ Quand, pour la première fois, je vis sa jolie figure;
+
+ Comme une harmonie sont ses mouvements,
+ Sa jolie cheville est un traître
+ Et révèle une belle proportion
+ Qui ferait oublier à un saint le ciel;
+ Si enflammante, si charmante
+ Sa forme impeccable et son air gracieux;
+ Chaque trait,--la vieille Nature
+ A déclaré qu'elle ne pouvait faire plus;
+ À elle sont les charmes volontaires de l'amour,
+ Par la loi souveraine de la Beauté conquérante[1302].
+
+ [Note 1302: _She says she lo'es me best of a'._]
+
+Ce dernier cri, qui est comme un salut à la force dominatrice et
+irrésistible de la Beauté en soi, est caractéristique de cet amour.
+
+Il semble que l'expression, curieusement séduisante, de Jane Lorimer
+était une pure beauté physique, une heureuse réussite des traits. La
+femme elle-même était une âme ordinaire, bonne, non sans un peu de
+fadeur, se laissant vivre avec nonchalance dans sa beauté. Elle était
+moins dirigée par ses propres mouvements que par une absence de
+résistance, une sorte d'indifférence et de laisser-aller. Par
+faiblesse plutôt que par amour, elle avait suivi Whelpdale; quand il
+l'eut abandonnée, elle n'eut pas la force de le haïr. Elle ne paraît
+pas prendre grande part aux sentiments qu'elle inspire, se laissant
+aimer plutôt qu'aimant, enveloppée d'un attrait inconscient, qui est
+le fait de son corps plutôt que d'un désir ou d'un effort de son
+esprit. «Sa légèreté était au moins égale à sa beauté[1303]», dit
+Allan Cunningham, et c'est une note presque fausse. Le même Cunningham
+dit bien plus exactement: «Chloris était une de celles qui croient au
+pouvoir qu'a la beauté de se donner et que l'amour ne doit subir
+aucune contrainte. Burns pensait quelquefois de la même façon, et il
+n'est pas étonnant que le poète ait célébré les charmes d'une beauté
+généreuse qui était disposée à récompenser ses chants et qui lui
+donnait mainte occasion de s'inspirer de sa présence[1304]». Ceci est
+plus pénétrant. C'était une nature de grande courtisane, calme et
+d'accueil indifférent, parce qu'elle est certaine de son triomphe.
+Cependant Cunningham, qui parle d'elle d'après ce qu'elle devint plus
+tard, est trop sévère pour elle, à cette époque-ci de sa vie. Il
+oublie qu'elle avait dix-neuf ans et que Burns en avait trente-six.
+
+ [Note 1303: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 97.]
+
+ [Note 1304: Cité par Lockhart. _Life of Burns_, p. 261.]
+
+La liaison entre Jane Lorimer et le poète est difficile et délicate à
+définir. Il est cependant de quelque conséquence qu'elle le soit, car
+elle complète les situations dans lesquelles Burns s'est placé
+vis-à-vis de la Femme. Ce qui accroît l'intérêt de cette question,
+c'est qu'il n'était plus alors dans l'ignorance de la vie comme à
+Mauchline; ou en face d'une femme, son égale par l'âge et les
+vicissitudes traversées, comme à Édimbourg; mais qu'il possédait
+l'expérience et la responsabilité des années mûres, et qu'il avait
+devant lui presque une enfant, ignorante de l'existence et plus
+étourdie qu'instruite par ses malheurs.
+
+Il est clair qu'il y a eu d'un côté de la vanité flattée par les
+hommages d'un homme célèbre. «La dame n'est pas peu fière de figurer
+d'une façon si distinguée dans votre recueil, et je ne suis pas peu
+fier de pouvoir lui faire ce plaisir[1305]». De l'autre, se trouvait
+avec l'habitude d'aimer, l'admiration de cet épanouissement de
+splendide jeunesse. Mais ce sont là les éléments plutôt que les
+limites de ces rapports. Si l'on s'en rapportait à sa profession de
+foi à Thomson, que l'homme capable de jouer avec une passion sérieuse
+commet un acte méchant, la question ne supporterait pas de doute. Mais
+dans cette nature, si faible de contrôle sur elle-même, les meilleures
+résolutions étaient à deux pas des remords. Les cas ne sont pas rares
+où ses indignations reviennent le frapper, comme un fouet
+maladroitement manié. On peut cependant faire valoir en faveur de
+l'interprétation la plus indulgente de cet amour, un argument de plus
+de poids. Il donna à Jane Lorimer un exemplaire de la seconde édition
+de ses poèmes, avec une dédicace pleine de sages conseils d'amitié. Il
+aimait assez à moraliser auprès des femmes. Il envoya même une copie
+de cette dédicace à son ami Alexander Cunningham, avec ces lignes qui
+ont un peu trop la prétention d'écarter tout soupçon: «Écrite sur une
+feuille blanche d'un exemplaire de la dernière édition de mes poèmes,
+offert à la dame que, dans de si nombreuses rêveries imaginaires de
+passion, mais avec les plus ardents sentiments de réelle amitié, j'ai
+si souvent chantée sous le nom de «Chloris»[1306]. Voici ces vers
+assez faibles, du reste:
+
+ [Note 1305: _To G. Thomson_, Nov. 1794.]
+
+ [Note 1306: Scott Douglas, tom. VI, p. 293.]
+
+ Ceci est le gage de l'amitié, ma jeune, belle amie,
+ Ne refuse pas ce don,
+ Et n'écoute pas d'une oreille inattentive
+ La muse qui moralise.
+
+ Puisque, assombrissant ton gai matin de vie,
+ L'obscurité froide de la tempête est venue,
+ (Et jamais le vent d'Est du malheur
+ N'a brûlé plus belle fleur);
+
+ Puisque les scènes gaies de la vie ne peuvent plus te charmer,
+ Cependant il te reste beaucoup,
+ Tu as en réserve une plus noble richesse:
+ Les _consolations de l'esprit_!
+
+ Tu as la claire approbation de toi-même,
+ Dans le rôle conscient de l'Honneur;
+ Et (le plus précieux don du ciel ici-bas)
+ Le coeur fidèle de ton amitié.
+
+ Les joies raffinées de la Raison et du Goût,
+ Pour errer avec toutes les Muses;
+ Et doublement heureux serait le Poète
+ S'il pouvait augmenter ces joies[1307].
+
+ [Note 1307: _'Tis Friendship's pledge, my young, fair
+ Friend._]
+
+Mais en réalité ce sont là des vers qui ne prouvent pas grand'chose.
+Ils étaient écrits sur un volume destiné à être vu et manié dans la
+famille. Les lignes à Cunningham n'ont pas beaucoup plus de valeur.
+Burns n'allait pas écrire à un ami d'autrefois, raisonnable et
+récemment marié, le dernier mot de ses folies. Tout au contraire
+faut-il plutôt y voir une façon d'expliquer et d'excuser les pièces à
+Chloris.
+
+Il y a, d'autre part, des probabilités bien lourdes. On comprend que
+le poète se figure des rencontres, des situations, des dénouements, et
+brode sur un rien de flatteuses erreurs. Tous les hommes en sont là,
+dit-on; autant les sages que les fous. La seule différence qu'il y ait
+entre la multitude et lui, est qu'il crée pour ses songes une forme
+que les autres lui empruntent pour exprimer les leurs. Mais on
+comprend moins que la femme qui inspire ses fantaisies les accepte; si
+elle les approuve, elle est en quelque sorte sa complice. On n'est pas
+étonné de voir Burns s'imaginer des tableaux comme celui-ci:
+
+ Viens, laisse-moi te prendre sur mon coeur,
+ Et dis que nous ne nous quitterons jamais;
+ Et je mépriserai, comme une vile poussière,
+ La richesse et les grandeurs du monde.
+ Et si j'entends ma Jeanie avouer
+ Que des transports semblables l'agitent,
+ Je ne désire le bienfait de la vie
+ Que pour vivre afin de l'aimer.
+
+ Ainsi dans mes bras, avec tous ses charmes,
+ Je serre mon précieux trésor;
+ Je ne demande, pour ma part du ciel,
+ Que les délices d'un pareil moment.
+ Et par tes yeux, si doux et bleus,
+ Je jure que je suis tien pour toujours!
+ Et sur tes lèvres je scelle mon voeu
+ Et jamais je ne le briserai[1308].
+
+ [Note 1308: _Come, let me take thee to my breast._]
+
+On est surpris qu'une jeune femme ait accepté un pareil emploi, même
+poétique, de sa personne et s'en soit trouvée flattée. Or, il y a la
+preuve que ces pièces, qui ne laissent pas d'être un peu vives, lui
+étaient offertes, et que parfois elle insistait pour que
+l'introduction de son nom marquât bien que c'était d'elle qu'il
+s'agissait. À propos d'une de ces chansons, Burns écrit à Thomson le
+passage suivant qui est très clair:
+
+ Dans _Siffles et je viendrai à vous, mon gars_, la répétition de
+ ce vers est fatigante pour l'oreille. Voici les quatre premières
+ lignes de chaque strophe, telles qu'elles étaient primitivement,
+ et ensuite ce qui à mes yeux est une amélioration:
+
+ Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars;
+ Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars;
+ Quand même père et mère et tous en seraient furieux;
+ Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars.
+
+ À changer en:
+
+ Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars,
+ Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars,
+ Quand même père et mère et tous en seraient furieux;
+ Ta Janie se risquera avec toi, mon gars.
+
+ De fait, une belle dame, à l'autel de laquelle, moi, le Prêtre
+ des Neuf Soeurs, j'offre l'encens du Parnasse; une dame que les
+ Grâces ont revêtue d'enchantement et que les Amours ont armée de
+ l'éclair; une Belle, l'héroïne même de la chanson, insiste pour
+ ce changement; refusez un peu ses ordres si vous l'osez[1309].
+
+ [Note 1309: _To George Thomson._ Aug. 2nd, 1795.]
+
+Un autre indice, fort ténu à démêler, prend de l'importance lorsqu'on
+l'a dégagé. À travers ces pièces à Chloris reviennent, à plusieurs
+reprises, des allusions aux précautions qu'il faut prendre, à la
+crainte qu'elle a d'être compromise. Cela est curieux, parce qu'on
+saisit là un trait qui n'est pas de sentiment mais qui naît des
+circonstances. On sent quelque chose de la réalité, qui fait saillie
+sous ce qu'il peut y avoir d'imaginaire dans le reste. C'est un petit
+fait particulier qui perce la généralité du développement littéraire;
+il trahit un détail de situation, qui n'a pas été inventé mais qui
+exista. Une des chansons dit:
+
+ Ses yeux, d'un si doux bleu, trahissent
+ Combien elle me rend ma passion;
+ Mais la prudence est toujours son refrain,
+ Elle parle de rang et de convenance.
+
+ Ô qui peut penser à la prudence
+ Avec une telle fille près de lui;
+ Ô qui peut penser à la prudence
+ En aimant comme j'aime[1310]?
+
+ [Note 1310: _O Poortith cauld and restless Love._]
+
+Et la chanson dont il changeait le refrain pour satisfaire une
+exigence de Chloris, roule toute entière sur la nécessité de ne pas se
+trahir.
+
+ Faites bien attention quand vous venez me faire la cour,
+ Et ne venez que si la porte de derrière est entr'ouverte,
+ Puis par-dessus le sautoir, et que personne ne vous voie,
+ Venez comme si vous ne veniez pas vers moi,
+ Venez comme si vous ne veniez pas vers moi.
+
+ À l'église, au marché, partout où vous me rencontrez,
+ Passez près de moi comme si vous vous en souciez moins que d'une mouche;
+ Mais glissez-moi un regard de votre doux oeil noir;
+ Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas,
+ Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas.
+
+ Sans cesse dites et protestez que vous ne vous souciez pas de moi,
+ Et quelquefois je vous permets de déprécier ma beauté un peu.
+ Mais n'en courtisez pas d'autre, quoique en riant,
+ De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi.
+ De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi[1311].
+
+ [Note 1311: _Whistle and I'll Come to you my Lad._]
+
+Ne semble-t-il pas qu'il y ait eu entre eux une entente et presque une
+dissimulation? Que signifient ces paroles furtives et ces entrevues
+dérobées? Aussi innocentes que fussent ces relations, ce mystère seul
+suffirait pour leur donner l'apparence d'une faute. Il leur donnait
+même ce qu'il y a de culpabilité réelle dans une tromperie. C'était
+trop. Vis-à-vis d'une jeune fille comme Chloris et de la part d'un
+homme qui avait le double de son âge, c'était un jeu imprudent et
+blâmable, tel que peu de pères, j'imagine, le toléreraient. Ce n'était
+pas un sentiment assez pur pour ne pas prendre de précautions; encore
+moins l'était-il assez pour ignorer qu'il y a des précautions à
+prendre. Ce fut un marivaudage équivoque où il entra de la coquetterie
+d'un côté, de la convoitise de l'autre, et dans lequel Burns n'est pas
+aussi éloigné qu'il le pensait d'être atteint par sa propre
+condamnation. Il a d'ailleurs été frappé, sur ce point, par celle des
+autres. Allan Cunningham, qui parle de tout cet épisode avec sévérité,
+dit: «La beauté de Chloris a ajouté de nombreux charmes à la chanson
+écossaise, mais ce qui a accru la réputation du poète a diminué celle
+de l'homme». C'est une parole très dure.
+
+Quoique, dans le tas d'autres caprices grossiers et anonymes, cette
+fantaisie fût une fleur encore embaumée de poésie, elle était bien
+au-dessous de ses précédentes aventures de coeur. Elle marquait un
+instant où inévitablement arrivent les hommes qui continuent à aimer
+par delà l'âge de l'amour. C'était un émoi uniquement fait de
+délectation, de désir, en face d'une éclosion de jeunesse, savoureuse
+dans sa grâce continue de mouvements et sa fraîcheur de carnation.
+C'est le goût d'un amateur friand devant un beau fruit luisant,
+velouté, rose, rougissant, virginalement somptueux, dans son lustre et
+son éclat premiers. Tandis que dans ses pièces à Clarinda, où l'amour
+est surtout d'imagination, tandis que dans ses pièces à Mary Campbell,
+où il fut surtout de sentiment, on ne trouve pas un seul trait qui
+puisse servir à reconstituer la physionomie de ces deux héroïnes, ses
+pièces à Jane Lorimer nous donnent son portrait avec une précision
+matérielle et un détail qui permettraient presque à un peintre de le
+rendre. Elles font un peu penser aux premières pièces à Jane Armour,
+mais elles sont plus matérielles encore; elles n'en ont pas
+l'emportement; elles ont plus d'analyse et de dilettantisme dans la
+contemplation. Elles sont toutes d'un coloris chaud, et chargées de
+termes de beauté physique et de caresses.
+
+ Ô Joli était cet églantier rosé,
+ Qui fleurit si loin des maisons des hommes,
+ Et jolie était celle, et oh! combien chère,
+ Qu'il abritait du soleil couchant!
+
+ Ces boutons de roses, dans la rosée matinale,
+ Combien ils sont purs, parmi les feuilles si vertes;
+ Mais plus pur était le voeu de l'amant
+ Qu'ils entendirent hier sous leur ombrage.
+
+ Dans son bocage rude et épineux,
+ Qu'elle est douce et belle cette rosé cramoisie;
+ Mais l'amour est une fleur bien plus douce,
+ Dans le sentier épineux et tortueux de la vie.
+
+ Qu'une solitude sans chemin, un ruisseau sinueux,
+ Et Chloris dans mes bras, soient à moi;
+ Et je ne souhaite ni ne méprise le monde,
+ Résignant également ses joies et ses chagrins[1312].
+
+ [Note 1312: _O bonie was yon rosy brier._]
+
+Il ne s'agit plus là de passion avec sa dépense d'énergie,
+l'exaltation de tout l'être et son élévation à un plus haut
+frémissement intellectuel et sensible. C'est quelque chose de beaucoup
+plus restreint, de plus matériel, et à coup sûr d'inférieur, la simple
+adoration, la simple possession d'une forme jeune et charmante. En
+réalité, c'était le goût, fréquent, dit-on, chez les hommes mûrs ou
+qui mûrissent, pour la beauté dans sa première fleur. C'était le
+commencement de ces amours inégaux, où l'homme, dépouillé des qualités
+de l'amant, désire plus qu'il n'inspire, implore et n'impose plus; où
+son voeu n'est pas d'être aimé, mais qu'on lui permette d'aimer; où il
+n'existe plus de réciprocité complète, mais, de sa part, une gratitude
+soumise qui mène vite aux dernières soumissions. Les hommes qui
+entrent dans cette faiblesse sont voués à un long supplice
+d'inquiétude et de vaines jalousies, à la torture de sentir qu'ils
+doivent leur instable joie, ou à la pitié, ou à l'intérêt, ou à
+l'amour-propre, ou à la vanité, ou à la crainte, ou même à
+l'admiration et à la reconnaissance, à tout, sauf au vrai amour. Burns
+n'en était pas encore là. Mais c'était un commencement. Chloris
+n'avait guère de passion pour lui. C'était une distraction de fille
+complaisante et coquette, dont la manière habile et maîtresse de soi
+apparaît bien dans ces strophes:
+
+ Elle est jolie, verdissante, droite et grande,
+ Et depuis longtemps tient mon coeur en servage;
+ Et toujours il charme le fond de mon âme
+ Le tendre amour qui est dans son oeil.
+
+ Elle est friponne et maligne ma Jane,
+ Pour dérober un regard invisible à tous;
+ Mais prompts comme l'éclair sont les regards des amants,
+ Lorsque le tendre amour est dans leur oeil.
+
+ Cela peut échapper aux petits maîtres de la cour,
+ Cela peut échapper aux clercs très savants,
+ Mais l'amoureux aux aguets remarque bien
+ Le tendre amour qui est dans son oeil[1313].
+
+ [Note 1313: _This is no my ain Lassie._]
+
+Le poète était encore assez jeune pour jouer le même jeu. Ces passions
+d'homme âgé n'eurent pas le temps de pénétrer bien avant. Il évita
+ainsi les souffrances du drame qui a arraché à Shakspeare ses cris les
+plus cruels.
+
+Le règne de Chloris dura du commencement de 1793 à la fin de 1795, à
+peu près. Il se termine brusquement, par un trait de plume irrité du
+poète, qui voudrait biffer ce nom des chansons où il l'a célébré. Au
+commencement de 1796, il écrit à Thomson:
+
+ «Dans mes chansons passées, il y a une chose qui me déplaît:
+ c'est le nom de Chloris. Je l'avais employé comme le nom fictif
+ d'une certaine dame; mais, en y réfléchissant, c'est une haute
+ incongruité d'avoir une appellation grecque dans une ballade
+ pastorale écossaise. J'ai d'autres modifications à vous proposer.
+ Ce que vous m'avez dit de «boucles couleur de lin» est juste.
+ Cela ne peut entrer dans une description élégante de
+ beauté[1314]».
+
+ [Note 1314: _To George Thomson._ Feb. 1796.]
+
+L'exécution était complète, non sans une colère secrète. Il semble
+qu'il y ait eu là comme le germe de la souffrance inévitablement
+attachée à ces amours disparates.
+
+L'histoire de la pauvre Jane Lorimer est lamentable. Quelques années
+après ce moment de splendeur, où elle était rayonnante de beauté et
+fêtée dans les chansons du premier poète de son pays, son père fut
+ruiné. Son mari avait disparu. Elle fut obligée d'entrer dans une
+famille comme gouvernante. Elle vécut dans cette situation et d'autres
+analogues, pendant plusieurs années. Longtemps après, en 1816, elle
+apprit que son mari était à Brampton, où il mangeait sa quatrième ou
+cinquième fortune, héritée d'un parent. Elle le manqua de quelques
+heures. Peu après, elle fut informée qu'il était en prison pour
+dettes, à Carlisle. Elle désira le voir. Lorsqu'elle arriva, on lui
+montra le logement de Whelpdale, de l'autre côté d'un quadrangle
+entouré d'un cloître. En y allant, elle dépassa un homme, alourdi,
+légèrement paralysé et dont la marche était traînante. Au moment où
+elle approchait de la porte, elle entendit que cet homme prononçait
+son nom. «Jane», dit-il, et se reprenant aussitôt, avec un ton plus
+cérémonieux, «Mrs Whelpdale». C'était son époux de quelques mois,
+changé en cet homme caduc, brisé. Il y avait de la bonté dans Jane.
+Elle resta un mois à Carlisle, allant chaque jour à la prison rendre
+visite à son mari. Puis elle retourna en Écosse. Quelques mois après,
+il fut libéré, elle revint près de lui. Mais c'était un homme
+tellement perdu qu'une vie commune était impossible. Elle fut forcée
+de le quitter de nouveau et ne le revit plus. «Il est connu, dit
+Chambers, auquel ces détails sont empruntés, que cette pauvre femme
+sans appui fut enfin entraînée dans une faute qui lui perdit le
+respect de la société[1315].» Elle mena pendant quelque temps une
+sorte de vie errante, sur les frontières de la mendicité, ne parvenant
+pas à s'élever au-dessus de la position de domestique. Elle ne cessa
+jamais d'être élégante de tournure et belle de visage. Vers 1825, un
+gentleman charitable, à qui elle avait fait connaître sa détresse,
+s'occupa d'elle et parla d'elle dans les journaux, dans le but de lui
+procurer quelques secours. La dame de ce gentleman lui ayant envoyé
+les coupures des journaux où il était question d'elle, reçut ce
+billet, «dans lequel, dit Chambers, nous ne pouvons nous empêcher de
+penser qu'il y a quelque chose qui n'est pas indigne d'une héroïne
+poétique»:
+
+ [Note 1315: R. Chambers, tom. IV, p. 99.]
+
+ «La Chloris de Burns est infiniment obligée à Mrs .... pour
+ l'aimable attention qu'elle a eue de lui envoyer les extraits de
+ journaux; elle est heureuse et flattée qu'on dise et qu'on fasse
+ tant pour elle.
+
+ Ruth fut traitée par Booz avec bonté et générosité; peut-être la
+ Chloris de Burns pourra-t-elle avoir un bonheur semblable dans le
+ champ des hommes de talent et de vertu[1316].»
+
+ [Note 1316: R. Chambers, tom. IV, p. 100.]
+
+La dame la vit plusieurs fois et prit plaisir à sa conversation qui
+indiquait une pénétration naturelle d'intelligence et un jeu séduisant
+d'esprit. Plus tard, Jane Lorimer trouva une situation comme
+gouvernante. Elle eut quelques années paisibles. Mais une affection de
+la poitrine ruina sa santé. Elle fut obligée de se retirer dans un
+pauvre logement, dans une des vieilles rues d'Édimbourg. Elle languit
+quelque temps, vivant d'un peu de secours que lui donnait son dernier
+maître. Elle mourut en 1831, misérable, délaissée, ignorée. Hélas!
+pauvre Chloris!
+
+ * * * * *
+
+À travers ces tracas, ces débauches et ces remords, la production
+poétique de Burns continuait. Chose surprenante, dans les interstices
+de cette vie délabrée et en ruines, partout jaillissaient des fleurs.
+Pendant ces quatre années de Dumfries, il a écrit plus de deux cents
+morceaux dont cent cinquante sont précieux. Il ne s'y trouve plus de
+pièces capitales comme _Tam de Shanter_; plus même rien qui ressemble
+à la _Sainte-Foire_ ou à la _Vision_; plus même de ces jolies épîtres
+comme à Mossgiel. Ce sont de courts morceaux, le plus souvent de
+petites chansons de quelques strophes seulement, ce qu'il pouvait
+composer dans les quarts d'heure de recueillement qui lui restaient au
+milieu de ce gaspillage de lui-même. Elles naissaient sans
+interruption, les unes sur les autres; elles étaient variées à
+l'infini, sentimentales, touchantes, malignes ou railleuses. Il n'y
+avait guère de semaine où il ne lui vint entre les mains un brin de
+poésie, un brin menu et léger de plantes du pays, une brindille de
+bruyère ou de thym, une fleur de chardon, quelques feuilles de houx
+piquant, et quelquefois, aux jours favorisés, un rameau d'églantier.
+Mais tous ces riens frais, verts et parfumés, forment, réunis
+ensemble, un gros bouquet et une part essentielle de son oeuvre.
+
+Peut-être aurait-il moins produit, s'il avait été, comme à Mauchline,
+laissé à lui-même. L'impulsion intérieure était moins impérieuse; la
+montée de poésie moins débordante; ou tout au moins les conditions
+étaient moins favorables; le loisir manquait et la concentration. Il
+n'était plus dans cet isolement indéfini où le travail de
+l'inspiration a le temps de se faire, où rien ne le dérange, ne le
+distrait, où, dans le poète renfermé en lui-même, la tension poétique
+augmente jusqu'à ce qu'elle s'échappe irrésistiblement. Maintenant son
+corps était fatigué, son âme dispersée, son temps tiraillé et déchiré.
+Heureusement il vint du dehors des excitations qui ne le laissèrent
+pas s'oublier. Il continua sa collaboration au recueil de Johnson,
+lequel avançait lentement; mais surtout il se trouva engagé dans une
+autre entreprise du même genre qui réclama de lui plus d'activité. Au
+mois de septembre 1792, un nommé George Thomson, qui était commis près
+du Conseil de la Société pour l'Encouragement des Manufactures en
+Écosse, lui écrivit que, d'accord avec quelques amis comme lui épris
+de musique, il avait commencé à choisir et à collectionner les
+mélodies populaires, dans le but de les conserver et de les
+publier[1317]. Ils avaient engagé Pleyel «le plus agréable des
+compositeurs actuels», pour mettre des accompagnements à ces vieux
+thèmes, et pour composer, à chacun d'eux, un prélude et une
+conclusion, de façon à les rendre plus propres à être chantés dans les
+concerts. C'était donc, à la différence d'autres recueils, une
+entreprise avant tout musicale, une collection d'airs plutôt que de
+chansons. Mais certains de ces motifs n'avaient pas de paroles;
+d'autres en avaient d'insignifiantes, ou de grossières, ou
+d'indécentes. Il fallait retoucher les anciens vers ou en composer de
+nouveaux, là où cela était nécessaire. Thomson demandait à Burns de se
+charger de ce travail et de lui fournir de la poésie pour cette
+vieille musique[1318]. Burns accepta avec enthousiasme. Il se mit à
+l'oeuvre aussitôt et reprit, mais avec plus d'activité et de
+fécondité, le travail qu'il avait commencé pour Johnson. La nécessité
+de fournir aux demandes de Thomson lui servit d'aiguillon; sa
+collaboration a fait de ce recueil un des livres de la littérature
+écossaise.
+
+ [Note 1317: Voir R. Chambers, tom. III, p. 225.]
+
+ [Note 1318: _George Thomson to Robert Burns._ Sept. 1792.]
+
+Pendant tout ce travail il fit preuve d'un désintéressement qui, dans
+les circonstances où il se trouvait, avait d'autant plus de mérite. Il
+était pauvre; quelques livres auraient fait une différence dans son
+budget et allongé les bouts pour leur permettre de se joindre. Il ne
+voulut cependant jamais entendre parler de rémunération. Il fut sur ce
+point inflexible. Dans la lettre où il lui demandait son concours,
+Thomson lui avait dit:
+
+ «Nous regarderons votre concours poétique comme une faveur
+ particulière, outre que nous paierons n'importe quel prix
+ raisonnable que vous demanderez pour nous le prêter. Le profit
+ est pour nous une considération secondaire, et nous sommes
+ résolus à n'épargner ni peines ni dépenses pour notre
+ publication[1319].
+
+ [Note 1319: _G. Thomson to Robert Burns._ Sept. 1792.]
+
+Dans l'acceptation de Burns, cette offre avait pour réponse la phrase
+suivante:
+
+ Quant à une rémunération, vous êtes libre de regarder mes
+ chansons comme au-dessus ou au-dessous de tout prix; car elles
+ seront absolument l'un ou l'autre. Dans l'honnête enthousiasme
+ avec lequel je m'embarque dans votre entreprise, parler d'argent,
+ de gages, d'émoluments, de salaire, etc., serait une véritable
+ prostitution d'esprit[1320].
+
+ [Note 1320: _To George Thomson._ 16th Sept. 1792.]
+
+Les choses en restèrent là pour le moment. Burns prit en main la
+partie littéraire, fournit chansons sur chansons, n'épargna ni ses
+peines, ni ses recherches, ni ses dérangements, sans compter
+l'inestimable contribution de son génie. La publication, grâce à lui
+surtout, prenait bien. Thomson voulut lui donner, non pas une
+rétribution, mais comme une part dans les bénéfices qui pouvaient
+provenir d'une oeuvre dont ses vers faisaient le succès. Il le lui
+proposa en des termes qu'il faut citer, pour montrer combien ils
+avaient de tact et étaient incapables d'offenser la susceptibilité la
+plus prompte.
+
+ L'affaire ne dépend plus maintenant que de moi seul, les
+ messieurs, qui au début s'étaient entendus pour avoir une part
+ dans la publication, ayant demandé à s'en désister. Cela importe
+ peu; il est impossible que j'y perde. Le mérite supérieur de
+ l'oeuvre fera naître une demande générale, aussitôt qu'elle sera
+ suffisamment connue. Et quand bien même la vente en serait plus
+ lente qu'elle ne promet de l'être, je trouverai une compensation
+ à mon travail dans le plaisir que j'aurai pris à la musique. Je
+ ne puis vous exprimer combien je vous suis obligé pour les
+ exquises chansons nouvelles que vous m'envoyez; mais les
+ remerciements, mon ami, sont un faible retour pour ce que vous
+ avez fait. Comme je recueillerai les bénéfices de la publication,
+ il faut que vous me permettiez de vous envoyer une légère marque
+ de ma reconnaissance, et de la renouveler plus tard quand je le
+ trouverai opportun. Ne me la renvoyez pas, par le Ciel! Si vous
+ le faites, notre correspondance est finie. Cela, sans doute, ne
+ serait pas une perte pour vous, mais cela ruinerait la
+ publication qui, sous vos auspices, ne peut manquer d'être
+ respectable et intéressante[1321].
+
+ [Note 1321: _G. Thomson to Robert Burns._ 1st July 1793.]
+
+Dans la lettre, Thomson avait mis une somme de cinq livres. À coup sûr
+on ne pouvait offrir d'une manière plus délicate. Il reçut une réponse
+presque courroucée, où Burns lui déclarait péremptoirement qu'il ne
+voulait pas entendre parler d'argent.
+
+ Je vous assure, mon cher Monsieur, que vous m'avez vraiment
+ blessé avec votre envoi d'argent. Cela me dégrade à mes propres
+ yeux. Toutefois, le retourner sentirait la pose et l'affectation;
+ mais quant à continuer ce genre de trafic de débiteur à
+ créancier, je vous le jure par l'HONNEUR qui couronne la statue
+ droite de l'INTÉGRITÉ de ROBERT BURNS, au moindre mot à ce sujet,
+ je repousserai avec indignation toutes nos relations passées, et
+ je deviendrai, à partir de ce moment, un parfait étranger pour
+ vous! La réputation de Burns pour la générosité de sentiment et
+ l'indépendance d'esprit survivra, j'en ai confiance, à tous les
+ besoins que le froid et dur métal peut satisfaire; du moins, je
+ ferai tout pour qu'il mérite cette réputation[1322].
+
+ [Note 1322: _To G. Thomson._ July 1793.]
+
+On s'est étonné de ces refus de Burns; il semble naturel qu'il
+participât aux bénéfices que pouvait rapporter cette publication. On a
+fait remarquer, non sans justesse, qu'il n'y a pas de différence entre
+recevoir l'argent de Thomson et recevoir des souscriptions pour ses
+poèmes[1323]. Il serait plus exact de dire qu'il n'y a pas grande
+différence. Il y en a une légère. Ce n'est pas une même chose
+d'éditer, pour son propre compte, à ses périls, ses propres oeuvres,
+et de tirer profit de poèmes composés sans idée de gain; ou de
+recevoir un salaire pour les pièces qu'on apporte, et d'être payé
+comme un artisan en poésie. Il n'y a sans doute là rien de très
+éloigné du peintre qui vend son tableau, ou du sculpteur sa statue.
+Mais Burns n'avait pas l'idée de la carrière de l'homme de lettres. Il
+avait toujours composé pour lui-même, par impulsion; il lui semblait
+que c'était, comme il le dit, «prostituer» son génie que de s'en
+servir pour battre monnaie. Et ce sentiment était d'autant plus
+susceptible que, l'élan de production ayant un peu baissé en lui et
+ayant besoin d'être excité par le dehors, il fallait absolument que ce
+mobile fût désintéressé, pour ne pas ressembler à un mobile d'argent.
+Sa poésie c'était son âme qui s'envolait, il la donnait, il ne la
+vendait pas, pas plus qu'il n'eût songé à vendre son rire ou son
+éloquence. Et il y avait encore une autre raison qui lui fait honneur
+également. Il considérait l'entreprise de Thomson comme une oeuvre
+patriotique, désintéressée, destinée à préserver le trésor musical de
+l'Écosse. Il lui paraissait presque sacrilège de tirer profit de ce
+dévoûment à une des gloires de la patrie calédonienne. C'est comme si
+on voulait payer à un patriote son patriotisme, et estimer en espèces
+ses soins, ses démarches, ses discours, pour l'honneur du pays.
+C'était après tout une noble susceptibilité.
+
+ [Note 1323: R. Chambers, tom. III, p. 34.]
+
+La qualité de cette production était toujours la même; on est surpris
+de la fraîcheur que les visions conservaient dans cette âme ternie
+par les chagrins et où les excès laissaient si souvent leurs dégoûts.
+Jamais sa poésie n'a eu plus d'éclat. Sa main d'ouvrier était alors
+d'une justesse et d'une précision achevées. À cette période
+appartiennent les dernières pièces à Clarinda, le groupe des pièces à
+Chloris, l'ode de _Bruce à Bannockburn_, le _Retour du soldat_, et
+tant de chansons qui sont de brefs chefs-d'oeuvre. Il n'a rien écrit
+de plus délicat. S'il a produit des pièces de plus grande force et de
+plus large allure, il n'en a pas d'un travail plus fini et d'un
+sentiment artistique plus sûr. Sans doute ce n'était plus la trombe de
+poésie de Mossgiel, avec son mouvement et son puissant enlèvement des
+choses; c'était la fin d'une pluie, éparse et calme, quand la lenteur
+de leur chute donne aux gouttes une forme parfaite et que, par leur
+dispersion même, elles sont plus pénétrées de lumière, irisées,
+diamantées, étincelantes.
+
+ * * * * *
+
+Cependant sa renommée continuait à grandir d'un double mouvement: à
+monter vers les plus hauts esprits et à pénétrer jusqu'aux plus
+humbles. Dans les rues, non seulement on chantait ses chansons, mais
+on mettait son nom à des chansons qui n'étaient pas de lui, pour les
+vendre. «J'ai vu même chanter, par les rues de Dumfries, une couple de
+ballades qui portaient mon nom en tête comme leur auteur, bien que ce
+fût la première fois que je les voyais[1324]». Sa gloire avait gagné
+les sommets intellectuels du pays. Son nom retentissait au Parlement,
+dans la bouche d'hommes qui étaient l'honneur de leur temps, comme
+celui d'un homme qui était l'honneur de son pays. En 1793, Curran, le
+grand orateur irlandais, s'écriait en parlant de l'Écosse «qu'elle
+était couronnée des dépouilles de tous les arts et parée de la
+richesse de toutes les muses, depuis les profondes et pénétrantes
+recherches de son Hume jusqu'à la moralité douce et plus simple, mais
+non moins sublime et pathétique de son Burns[1325]». Cet hommage, que
+nous n'avons vu relever dans aucune biographie de Burns, indique quel
+rang il avait insensiblement pris parmi les grands noms de son pays.
+Lockhart raconte qu'un peu plus tard, trop tard puisque Burns venait
+de mourir, Pitt disait à la table de lord Liverpool: «Je ne vois pas
+de vers, depuis Shakspeare, qui aient autant l'air de sortir doucement
+de la nature[1326]». Au moment où des pensions étaient accordées à des
+hommes de lettres, de talent moyen, on pouvait espérer que quelque
+chose se ferait pour un des plus surprenants génies de son époque.
+Quelques-uns de ses admirateurs s'y employèrent. Ce fut en vain. Allan
+Cunningham raconte que M. Addington rappela à Pitt les mérites de
+Burns; mais Pitt «passa la bouteille à lord Melville et ne fit
+rien[1327]». Pendant ce temps le poète se débattait contre sa
+pauvreté; sa production était gênée par l'inquiétude, faute d'un peu
+d'argent.
+
+ [Note 1324: _To G. Thomson._ Nov. 1794.]
+
+ [Note 1325: _Quarterly Review_, Nº 308. October 1882, p.
+ 321.]
+
+ [Note 1326: Lockhart. _Life of Burns_, p. 238.]
+
+ [Note 1327: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 133.]
+
+On dira que les opinions de Burns et la façon dont il les exprimait
+n'étaient pas pour lui concilier les bonnes grâces du Ministère. Cela
+serait vrai si la mesure envers lui avait eu besoin d'un appoint de
+faveur. Mais il avait un mérite qui dépassait les autres,
+indiscutable; les circonstances de sa vie l'augmentaient encore. Pour
+faire de son succès un exemple, il ne manquait que la récompense. Ses
+erreurs politiques, à les juger telles, disparaissaient à côté des
+indiscutables leçons plus hautes qu'il répandait. Il était
+incontestablement de ces hommes envers qui une nation est redevable,
+et que, par intérêt autant que par amour-propre, elle doit soutenir.
+Mais les ministères se ressemblent beaucoup, en tous temps, en tous
+lieux, parce que les hommes sont partout et toujours les mêmes, «Si
+Burns avait publié dans un journal quelques libelles sur Lepaux ou
+Carnot, ou un pamphlet vif «Sur l'État du Pays», on se serait
+peut-être plus occupé de lui pendant sa vie[1328]». Les hommes d'État
+qui n'ont pas su l'aider ont privé leur race d'oeuvres plus glorieuses
+et plus durables qu'une bataille gagnée ou une île conquise. Ils ont
+failli à leurs devoirs de bons ménagers des ressources de leur patrie.
+C'est avec raison que, lorsque le droit de propriété des oeuvres de
+Burns vint en discussion à la Chambre des Lords, en 1812, Earl Grey
+insista sur la faute d'avoir négligé un pareil génie et reprocha à
+lord Melville sa part dans le dénûment du poète[1329].
+
+ [Note 1328: Lockhart. _Life of Burns_, p. 238.]
+
+ [Note 1329: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 740, en
+ note.]
+
+
+V.
+
+LES DERNIERS CHAGRINS, LES DERNIERS EXCÈS, LES DERNIÈRES LUEURS.
+
+LA FIN.
+
+Le dénouement n'est pas loin maintenant. Nous touchons à la fin de ce
+jour tourmenté, clos aux premières heures de l'après-midi, sans avoir
+connu les sérénités du soir qui apportent l'apaisement, ni
+l'élargissement étoilé de la nuit, qui ouvre des espaces à l'espoir.
+Burns finit en pleine amertume, au plus fort de ses regrets, de ses
+remords, et de ses angoisses pour sa famille. Si, du moins, il avait
+résisté un peu plus longtemps, la vie, qui souvent est charitable et
+se charge des petits enfants, lui aurait peut-être montré les siens,
+élevés et capables de porter leur nom. Elle s'en chargea bien quand
+ils furent orphelins. Cela l'aurait consolé, rassuré, réconcilié un
+peu avec lui-même. Mais le temps lui en fut refusé. Il fut
+implacablement frappé au moment le plus affreux que son esprit ait
+connu. Dans ses derniers mois, il n'existe pas de lui une parole plus
+gaie et plus légère, un mot moins découragé que les autres; tout y est
+d'une tristesse uniforme. Une même teinte morne assombrit chacun de
+ses instants. Et dans ses heures suprêmes, on ne trouve pas de signe
+d'une de ces lueurs qui éclairent parfois les fronts mourants et qui,
+vraies ou fausses, adoucissent les agonies. Il mourut enfermé dans
+l'étroite et ténébreuse prison de son désespoir. Jusqu'au dernier
+moment, la troupe impitoyable des soucis empêcha d'arriver jusqu'à lui
+une de ces visites d'anges qui, dans sa vie plus que dans toute autre,
+avaient été si rares et distantes entre elles, et dont sa pauvre âme
+avait tant besoin. C'est une navrante histoire que celle de ses
+dernières années.
+
+Ce qu'il y a de plus triste encore, c'est de penser que, par sa faute,
+la mort était la plus heureuse issue, peut-être la seule, hors de
+cette impasse où il avait conduit sa vie. Carlyle l'avait bien vu et
+l'a dit avec sa pénétration morale et sa saisissante éloquence: «Nous
+sommes ici arrivés à la crise de la vie de Burns; car les choses
+avaient pris pour lui une telle tournure qu'elles ne pouvaient pas
+durer longtemps. Si l'on ne devait pas espérer d'amélioration, la
+nature ne pouvait plus, que pour un temps limité, continuer cette
+lutte sombre et affolante contre le monde et contre elle-même. Nous
+n'avons pas de renseignements médicaux pour savoir si une continuation
+de vie était à cette époque, probable pour Burns, et si sa mort doit
+être considérée comme un événement en partie accidentel, ou seulement
+comme la conséquence naturelle d'une longue série d'événements qui
+l'avaient précédée. Cette dernière opinion paraît la plus
+vraisemblable, bien qu'elle ne soit nullement certaine. En tous cas,
+comme nous le disions, un changement ne pouvait pas être éloigné.
+Trois portes de délivrance, nous semble-t-il, étaient ouvertes à
+Burns: une claire activité poétique, la folie ou la mort. La première,
+avec une vie plus longue, était encore possible, bien qu'elle ne fût
+pas probable; car des causes physiques commençaient à agir; et
+cependant Burns avait une résolution de fer, si seulement il avait pu
+voir et sentir que non seulement sa plus haute gloire, mais son
+premier devoir et le vrai remède de tous ses chagrins se trouvaient
+là. La seconde était encore moins probable, car son esprit fut
+toujours parmi les plus clairs et les plus fermes. Ainsi la troisième
+porte, plus douce, s'ouvrait pour lui, et il passa, non pas doucement,
+cependant, rapidement, dans cette contrée tranquille, où les averses
+de grêle et les orages de feu n'arrivent pas, et où le voyageur le
+plus lourdement chargé dépose enfin son fardeau[1330].»
+
+ [Note 1330: Carlyle. _Essay on Burns._]
+
+Depuis longtemps déjà sa santé était ébranlée. Les privations de son
+enfance, ses fatigues de travail et d'amour, la continuité d'émotions
+d'une véhémence inouïe qui, sans merci, secouaient sa machine, avaient
+affaibli son corps d'une constitution robuste mais de fonctions
+désordonnées. Ses courses d'Excise par les nuits pluvieuses, ses
+tracas, ses excès de boissons, l'irritation sombre et ardente qui le
+dévorait, achevèrent de le délabrer. Dès le mois de juin 1794, il
+écrivait à Mrs Dunlop:
+
+ «J'ai bien peur d'être sur le point de souffrir des folies de ma
+ jeunesse. Mes amis médecins me menacent d'une goutte volante,
+ mais j'espère qu'ils se trompent[1331].»
+
+ [Note 1331: _To Mrs Dunlop._ 25th June 1794.]
+
+Et six mois après, au commencement de 1795, il lui disait encore:
+
+ «Quelle chose pauvre est la vie! Tout récemment j'étais un
+ enfant; l'autre jour encore, j'étais un jeune homme, et déjà je
+ commence à sentir la fibre rigide et les jointures raides de
+ l'âge s'emparer rapidement de mon corps[1332].»
+
+ [Note 1332: _To Mrs Dunlop._ Jan. 1st, 1795.]
+
+Il n'avait que 36 ans! C'était la vieillesse anticipée, ou plutôt,
+c'étaient les symptômes de la maladie.
+
+À l'assombrissement que cause chez l'homme la découverte des premiers
+signes de la décadence physique, s'ajouta, vers la fin de 1795, un
+grand chagrin. Il perdit une petite fille de trois ans qu'il aimait de
+toute la tendresse que les pères poètes ressentent pour leurs filles.
+L'enfant était chétive; on l'avait envoyée chez ses grands-parents,
+les Armour, pour changer d'air; à l'automne, elle y était morte. On
+l'avait enterrée dans le cimetière de là-bas, sans que son père pût
+l'embrasser. Ce fut pour lui un choc douloureux qui l'ébranla encore.
+Il écrivait à Mrs Dunlop dont le silence prolongé l'attristait:
+
+ «Hélas! Madame, je n'ai pas le moyen, en ce moment, qu'on me
+ prive d'aucun des faibles restes de mes plaisirs. Je viens de
+ boire profondément à la coupe de l'affliction. L'automne m'a
+ enlevé ma seule fille et mon enfant chérie, et cela à une telle
+ distance et en si peu de temps qu'il m'a été impossible de lui
+ rendre les derniers devoirs[1333].»
+
+ [Note 1333: _To Mrs Dunlop._ 31st Jan. 1796.]
+
+Son chagrin paraît dans toutes ses lettres. La petite Elisabeth fait
+penser à l'Adda de Byron, à la Julia de Lamartine et à la Léopoldine
+de Victor Hugo. Il semble que cette douleur ait été réservée aux
+grands poètes de notre temps.
+
+Vers le mois d'octobre 1795, une maladie, demeurée assez mystérieuse,
+s'abattit sur lui. Lui-même en parle comme d'une forte fièvre
+rhumatismale. Currie qui, par ses études médicales, était plus à même
+de pénétrer dans cette partie de sa vie, et qui avait reçu les
+confidences du Dr Maxwell, par qui Burns avait été soigné, laisse
+entendre que le mal était d'une autre nature. Voici du reste sa
+déposition technique, dans toute sa précision et sa gravité. C'est en
+même temps ce qu'on sait de plus clair sur l'état physique de Burns.
+
+ Quoique naturellement d'une forme athlétique, Burns avait dans sa
+ constitution les particularités et les délicatesses qui
+ appartiennent au tempérament du génie. Il était exposé, depuis
+ une période très jeune de sa vie, à cet arrêt dans le progrès de
+ la digestion qui résulte d'une pensée profonde et anxieuse, et
+ qui est quelquefois l'effet et quelquefois la cause d'une
+ dépression de vitalité. Lié à ce désordre de l'estomac, il avait
+ une disposition aux migraines, qui affectait plus spécialement
+ les tempes et le globe de l'oeil et qui était fréquemment
+ accompagnée de mouvements du coeur violents et irréguliers. Doué
+ par la nature d'une grande sensibilité de nerfs, Burns était,
+ dans son système corporel aussi bien que mental, exposé à des
+ impressions déréglées,--à la fièvre du corps aussi bien qu'à
+ celle de l'esprit. Cette prédisposition à la maladie, qu'une
+ stricte tempérance dans la diète, un exercice régulier, un
+ sommeil solide auraient pu vaincre, fut fortifiée et enflammée
+ par des habitudes d'une nature toute différente. Perpétuellement
+ stimulée par l'alcool, sous l'une ou sous l'autre de ses diverses
+ formes, l'action désordonnée du système circulatoire devint à la
+ fin habituelle, le travail de nutrition fut incapable de pourvoir
+ à la déperdition, et les pouvoirs vitaux commencèrent à faiblir.
+
+ Plus d'une année avant sa mort, il y avait un déclin évident dans
+ l'apparence personnelle de notre poète, et quoique son appétit se
+ maintint, il sentait lui-même que sa constitution s'abaissait.
+ Dans ses moments de pensée, il réfléchissait avec le regret le
+ plus profond à son fatal acheminement, prévoyant clairement la
+ fin vers laquelle il se hâtait, sans avoir la force de volonté
+ nécessaire pour arrêter ou même ralentir sa course. Son caractère
+ devint plus irritable et plus sombre; il se sauvait de lui-même
+ dans des sociétés, souvent de l'espèce la plus basse. Et dans
+ cette compagnie, on franchissait vite ce moment des réunions
+ joyeuses où le vin augmente la sensibilité et excite la
+ bienveillance, pour arriver au moment qui est au delà et sur
+ lequel régnait généralement la passion sans contrôle et sans
+ frein. Celui qui souffre la pollution de l'ivresse, comment
+ échappera-t-il à une autre pollution? Abstenons-nous de
+ mentionner des erreurs sur lesquelles la délicatesse et
+ l'humanité tirent un voile[1334].
+
+ [Note 1334: Currie. _Life of Burns_, p. 50.]
+
+On a blâmé Currie d'avoir parlé. C'est à tort, puisque c'était la
+vérité. Personne ne peut le soupçonner de n'avoir pas aimé le pauvre
+poète. S'il a mentionné ce point délicat, avec la conscience de sa
+profession, il l'a, selon sa propre expression, «touché avec
+tendresse[1335]».Il a fait acte d'honnêteté et de pitié, comme un
+médecin qui connaît et plaint les misères humaines. C'est surtout dans
+une biographie comme celle de Burns, qu'il faut de la franchise; ceux
+qui, par des réticences ou des oublis, la défigurent, la mutilent ou
+la masquent, lui retirent une partie de son intérêt et de son
+enseignement. Ils appliquent le mensonge à la mémoire d'un homme qui
+le détesta et le méprisa par-dessus tout, et qui, avec toutes ses
+fautes, eut du moins la fierté de ne pas les dissimuler et le courage
+de les reconnaître. C'est une hypocrisie indigne de ce sincère
+esprit[1336].
+
+ [Note 1335: Lettre de Currie à un correspondant, citée par
+ Scott Douglas, tom. VI, p. 175.]
+
+ [Note 1336: Voir sur ce sujet pénible les demi-aveux de
+ Chambers, tom. IV, p. 105, qui corroborent les paroles de
+ Currie et la note de Scott Douglas, tom. IV, p. 176.]
+
+Quoi qu'il en soit de ce mal, qu'accompagna en effet une fièvre
+rhumatismale, ses ravages furent terribles. Pendant les derniers mois
+de 1795, la correspondance et les travaux de Burns furent interrompus.
+Il resta confiné à la chambre tout l'hiver et se releva brisé et
+vieilli. Au commencement de janvier 1796, il commençait à marcher un
+peu; il écrit:
+
+ Je commençais à peine à me remettre de la perte d'une fille
+ unique, d'une enfant chérie, quand je suis devenu moi-même la
+ victime d'une fièvre rhumatismale qui m'a amené sur les
+ frontières de la tombe. Après maintes semaines de lit et de
+ maladie, je commence seulement à me traîner ça et là[1337].
+
+ [Note 1337: _To Robert Cleghorn._ Jan. 1796.]
+
+Et le 31 janvier, il écrivait à Mrs Dunlop, à peu près dans les mêmes
+termes:
+
+ Longtemps le dé a roulé indécis; enfin, après bien des semaines
+ sur un lit de maladie, il semble avoir «tourné vie», et je
+ commence à me traîner à travers ma chambre. Une fois même, j'ai
+ été devant ma porte dans la rue[1338].
+
+ [Note 1338: _To Mrs Dunlop._ 31st Jan. 1796.]
+
+Ces heures de confiance n'étaient pas bien solides; c'était l'espèce
+de confiance qu'on montre aux autres, pendant quelque temps encore
+après qu'elle est à peu près morte en soi-même; par moments, il
+désespérait de jamais se remettre complètement:
+
+ La santé que vous me souhaitez dans votre carte de ce matin, est,
+ je le pense, envolée de moi pour toujours[1339].
+
+ [Note 1339: _To Mrs Riddell._ 29th Jan. 1796]
+
+Et quelques jours après il écrivait à Mrs Riddel:
+
+ Je suis si malade que j'ai à peine la force de tenir cette
+ misérable plume sur ce misérable papier.
+
+On a retrouvé de lui, à cette époque, un portrait qui apporte à tous
+ces détails un saisissant commentaire. Quel changement avec celui
+d'Édimbourg; vingt années d'excès et de remords auraient-elles pu
+produire un tel contraste? Où est le visage ouvert, jeune et confiant,
+qui se détachait sur des verdures, des collines lointaines et un ciel
+pur? Par une sorte d'intuition, l'artiste à qui l'on doit cette
+seconde ressemblance, au lieu de ce riant horizon, a choisi un voile
+de nuages menaçants et rapprochés; sur ce fond funèbre, une face
+vieillie, épuisée, dure, amère, avec une expression ombrageuse et
+farouche dans les traits, tandis que le regard conserve dans sa
+tristesse un fond de douceur. Sur cet ensemble flotte un air de
+défiance et d'inquiétude, comme de quelqu'un qui se croit toujours
+menacé. L'expression de cette tête douloureuse est ineffaçable; elle
+vous hante impérieusement et chasse de l'esprit la figure charmante du
+premier portrait[1340].
+
+ [Note 1340: Voir sur ce portrait les deux lettres à Mrs
+ Riddell, 29th Jan. 1796, et la suivante. Voir aussi dans
+ l'édition de Hately Waddell la reproduction de ce portrait
+ et l'exposé des circonstances qui l'ont placé entre les
+ mains de l'éditeur. M. Hately Waddell nous a gracieusement
+ permis de voir ce portrait.]
+
+À la maladie, venait s'ajouter la gêne: ses souffrances se
+compliquaient de soucis. Vers la fin de 1795, il était obligé d'écrire
+au collecteur Mitchell une épître en vers, dont le manuscrit se
+vendrait aujourd'hui une somme considérable, pour lui emprunter une
+guinée.
+
+ Ami éprouvé et loyal du Poète
+ Qui, sans toi, pourrait mendier ou voler,
+ Hélas! hélas! le grand diable
+ Et toutes ses sorcières
+ Sont en train de danser gigues et reels
+ Dans mes pauvres poches.
+
+ Je voudrais insinuer modestement
+ Que j'ai cruellement besoin d'une guinée;
+ Si vous voulez l'envoyer par la fillette,
+ Ce serait très bon;
+ Et tant que mon coeur battra de sang vivant,
+ Je m'en souviendrai.
+
+ Puisse la vieille année s'éloigner, en maugréant
+ De voir la nouvelle arriver gémissante
+ Sous une double abondance de provisions,
+ Pour toi et les tiens;
+ Tandis que la paix et les joies domestiques couronnent
+ Tout ce tableau.
+
+
+ POST-SCRIPTUM.
+
+ Vous avez appris comme j'ai été malmené,
+ Et par la méchante mort presque emporté;
+ Horrible mégère! elle m'avait pris par la ceinture
+ Et m'a durement secoué;
+ Mais par bonheur j'ai sauté un sautoir,
+ Et tourné un coin.
+
+ Mais par cette santé, dont j'ai encore une part,
+ Et par cette vie, dont on me promet encore un bout,
+ De me tenir sain et entier j'aurai soin
+ Un peu plus prudemment;
+ Donc adieu folie, peau et poil,
+ Une bonne fois et à toujours![1341]
+
+ [Note 1341: _To Collector Mitchell._]
+
+ Hélas! les promesses! Il était donc perdu irrévocablement pour
+ être, après une telle leçon, incapable de les tenir! Il en était
+ donc au point où la volonté cesse d'agir et où, l'instrument de
+ toute résolution étant lui-même atteint, la dernière ressource
+ est brisée. C'est alors la fin d'un homme! Était-ce donc la fin
+ du poète?
+
+Il semble qu'il en était là. Il avait paru éprouver un mieux pendant
+les derniers jours de janvier 1796. Une de ses premières visites fut à
+son endroit favori, la Taverne du Globe. Il en ressortit vers trois
+heures du matin, en état d'ivresse[1342]. Le froid était intense;
+l'air glacial le saisit et l'étourdit. Il tomba sous un passage voûté
+qu'on montre encore, et s'y endormit. L'humidité de l'aube le surprit
+dans cet engourdissement où le corps n'a même plus la réaction
+involontaire de la souffrance, et le pénétra. Cet accident fut suivi
+d'une attaque de rhumatisme qui le retint au lit environ une semaine;
+après cette rechute, sa maladie renouvelée fit des progrès rapides.
+«Alors, dit Currie, son appétit commença à décliner, sa main trembla
+et sa voix faiblit à la moindre émotion ou au moindre effort. Son
+pouls devint plus faible et plus rapide, et des douleurs dans les
+articulations et dans les pieds et les mains le privèrent de goûter le
+rafraîchissant sommeil. Trop découragé et trop au courant de sa
+situation réelle pour nourrir quelque espérance de guérison, il
+songeait sans cesse à la désolation prochaine de sa famille, et son
+esprit tomba dans une continuelle tristesse.» Rien n'est pénible comme
+de suivre, dans les rares et courtes lettres de cette période,
+l'envahissement de cette pensée d'une fin inévitable et prochaine. Au
+mois d'avril, il écrivait à Thomson:
+
+ [Note 1342: Currie. _Life of Burns_, p. 51.]
+
+ «Hélas! mon cher Thomson, je crains qu'il ne s'écoule quelque
+ temps avant que je n'accorde ma lyre de nouveau! «Près des
+ fleuves de Babylone etc.» Presque sans cesse depuis ma dernière
+ lettre, je n'ai connu l'existence que par la pression de la
+ lourde main de la maladie, et j'ai compté le temps par les
+ répercussions de la souffrance. Le rhumatisme, le froid et la
+ fièvre ont formé pour moi une terrible Trinité dans l'Unité, qui
+ fait que je ferme les yeux dans l'angoisse et que je les ouvre
+ sans espérance. Je regarde ces jours printaniers et je dis avec
+ le pauvre Fergusson:
+
+ «Dites pourquoi un ciel indulgent a-t-il donné
+ La lumière aux désolés et aux malheureux?[1343]»
+
+ [Note 1343: _To G. Thomson._ April 1796.]
+
+Vers le milieu de mai, il écrivait à Johnson:
+
+ «Vous devez probablement penser que, depuis quelque temps, je
+ vous ai négligés vous et votre recueil, mais, hélas, la main de
+ la souffrance, du chagrin et du souci s'est, pendant ces derniers
+ mois, posée lourdement sur moi. L'affliction dans ma personne et
+ dans ma famille a presque entièrement banni cette allégresse et
+ cette vie avec lesquelles je courtisais jadis la muse rustique
+ de l'Écosse.... Cette lente, longue et usante maladie, qui reste
+ suspendue sur moi, j'en ai peur, mon toujours cher ami, arrêtera
+ mon soleil avant qu'il ait atteint le milieu de sa carrière et
+ fera passer le Poète à des sujets bien autres et plus importants
+ que d'étudier l'éclat brillant de l'esprit et le pathétique du
+ sentiment. Cependant, l'Espérance est le cordial du coeur humain
+ et j'essaye de l'entretenir du mieux que je puis[1344].»
+
+ [Note 1344: _To James Johnson._ 18th May 1796.]
+
+Il avait encore à cette époque des moments de confiance et, vers la
+même date il écrivait à Thomson qu'il avait l'espérance que la
+vivifiante influence de l'été qui approchait le remettrait. Mais un
+peu plus tard, la conscience de sa situation grandit en lui. Le 4
+juin, il écrivait à Mrs Riddel, qui lui avait conseillé d'assister à
+un bal donné en l'honneur du jour de naissance du roi, pour montrer
+son loyalisme:
+
+ «Je suis dans un si misérable état de santé que je suis incapable
+ de montrer mon loyalisme, en aucune manière. Torturé, comme je le
+ suis, de rhumatismes, j'aborde tous les visages avec une
+ salutation semblable à celle de Balak à Balaam: «Viens maudire
+ Jacob! Viens détester Israël![1345]» Ainsi dirais-je: «Viens
+ maudire ce vent d'est, viens détester ce vent du nord!» Je vous
+ verrai peut-être samedi, mais je ne serai pas au bal. Pourquoi
+ irais-je? «L'homme ne me plaît plus, ni la femme non plus[1346].»
+ Pouvez-vous me procurer la chanson: _Soyons tous malheureux
+ ensemble?_ Si vous le pouvez, faites-le, et obligez _le pauvre
+ misérable_[1347].
+
+ [Note 1345: _Nombres._ 23-7.]
+
+ [Note 1346: Shakspeare. _Hamlet._ Act. II, scène 2.]
+
+ [Note 1347: _To Mrs Riddel._ 4th June 1796. Les derniers
+ mots en italique sont en français.]
+
+Le 26 juin, à la fin du mois, il écrivait à son ami Clarke une des
+lettres les plus navrantes qu'il ait écrites et qu'il soit possible de
+lire:
+
+ «Mon cher Clarke,--toujours, toujours la victime de l'affliction!
+ Si vous voyiez le corps émacié qui maintenant tient cette plume
+ pour vous écrire, vous ne reconnaîtriez plus votre vieil ami. Si
+ je dois jamais me rétablir, c'est le secret de Lui, le Grand
+ Inconnu dont je suis la créature. Hélas! Clarke, je commence à
+ redouter le pire. Pour moi-même, je suis tranquille,--je me
+ mépriserais si je ne l'étais pas. Mais la pauvre veuve de Burns,
+ mais cette demi-douzaine de chers petits orphelins abandonnés! Me
+ voici faible comme une larme de femme! Assez de ceci! c'est la
+ moitié de mon mal!
+
+ J'ai reçu votre dernière lettre contenant le billet de banque. Il
+ arriva bien à point et je vous suis extrêmement obligé pour votre
+ ponctualité. Il faut que je vous demande une seconde fois la même
+ obligeance. Soyez assez bon pour m'envoyer un second billet _par
+ retour du courrier_. J'espère que je puis vous le demander sans
+ que vous en soyez gêné et cela m'obligera sérieusement. S'il faut
+ que je m'en aille, je laisserai derrière moi quelques amis que je
+ regretterai tant que la conscience me restera. Je sais que je
+ vivrai dans leur souvenir.
+
+ Adieu, cher Clarke! Que je vous revoie jamais est, je le crains,
+ hautement improbable[1348].
+
+ [Note 1348: _To James Clarke._ June 26th, 1796.]
+
+On voit, d'après cette lettre, que la gêne n'était pas loin, puisqu'il
+n'y avait entre elle et la maison qu'une aussi faible somme. Par une
+règle cynique et barbare de l'Excise, le traitement des employés
+incapables de continuer le service était réduit de moitié[1349]. Burns
+ne devait plus maintenant avoir que 35 livres par an, au moment où sa
+maladie réclamait plus de dépenses. Pour achever le désarroi, sa femme
+se trouvait enceinte, sur le point de s'aliter, incapable de le
+soigner. Et cinq enfants dans cette maison, à travers laquelle se
+traînait le spectre voûté du poète. Quel tableau et comme on comprend
+ses cris d'angoisse!
+
+ [Note 1349: Currie. _Life of Burns_, p. 53.]
+
+ * * * * *
+
+Dans cette misère, va et vient, attentive, active et silencieuse, une
+aimable figure, la dernière des figures de femmes que son souvenir
+évoquera. C'est une jeune fille de dix-huit ans, une orpheline, la
+soeur d'un des jeunes confrères de Burns[1350]. Elle s'appelait Jessy
+Lewars et son nom restera doucement harmonieux dans le langage
+écossais. Elle habitait presque en face, et voyant l'abandon de cette
+pauvre demeure, elle traversa la rue. Pendant tous ces longs mois,
+elle fut l'Ange de la maison. Elle soigna tout le monde avec un
+dévouement infatigable. Elle fut pour les enfants une soeur aînée, et
+pour la mère, une jeune soeur. Quant au poète lui-même, elle fut sa
+dernière vision de grâce et de jeunesse, une présence bienfaisante et
+consolatrice. Grâce à elle, les nuages menaçants qui l'enveloppaient
+de toutes parts, ne furent pas sans leur bordure argentée. Un
+biographe anglais l'a heureusement comparée à la petite fée «qui porta
+au lit également lamentable de Henri Heine quelques heures
+d'apaisement.»
+
+ [Note 1350: R. Chambers, tom. IV, p. 194.]
+
+Et lui, dans sa gratitude, reprit sa plume que sa main avait peine à
+tenir et composa en son honneur ses dernières pièces, presque les
+seules de cette période. Mais, même pour cette pure enfant, son coeur
+ne sut pas perdre sa longue accoutumance de revêtir ses pensées de
+mots d'amour, et sa reconnaissance prit la forme d'une déclaration. On
+dirait qu'il ne connaissait pas d'autre façon d'enchaîner dans des
+vers un nom féminin. Il la prit pour rendre immortel celui de la jeune
+fille qui le soignait. Il faut se rendre compte de cette fiction
+poétique et dégager le sentiment de sa forme convenue, pour qu'en
+lisant ces pièces charmantes l'étonnement n'interrompe pas
+l'admiration.
+
+ Voici la santé de qui j'aime chèrement;
+ Voici la santé de qui j'aime chèrement;
+ Tu es douce comme le sourire de rencontre des amoureux,
+ Et tendre comme leur larme d'adieu, Jessy!
+
+ Bien que tu ne doives jamais être à moi,
+ Bien que l'espoir même me soit refusé,
+ Désespérer pour toi est plus doux
+ Que tout le reste au monde,--Jessy.
+
+ Je suis triste dans ce jour gai et brillant,
+ Car sans espoir, je songe à tes charmes;
+ Mais bienvenu soit le rêve du doux sommeil,
+ Car, alors, je suis bercé dans tes bras,--Jessy.
+
+ Je devine, par ton cher sourire angélique,
+ Je devine par tes yeux où passe l'amour;
+ Mais pourquoi exiger le tendre aveu
+ Contre le dur, le cruel décret de la Fortune,--Jessy.
+
+ Voici la santé de qui j'aime chèrement!
+ Voici la santé de qui j'aime chèrement!
+ Tu es douce comme le sourire de rencontre des amoureux,
+ Et tendre comme leur larme d'adieu,--Jessy[1351].
+
+ [Note 1351: _A Health to one I lo'e dear._]
+
+Un matin, il lui dit que, si elle voulait lui jouer l'air qu'elle
+préférait, il lui mettrait des paroles. Elle s'assit à l'épinette et
+joua plusieurs fois un air de vieille chanson. Il l'écouta jusqu'à ce
+que son oreille en fut bien pénétrée, et quelques instants après il
+donna à Jessy les vers suivants. C'était une pensée délicate
+d'envelopper de mots grâce auxquels elle deviendrait immortelle, l'air
+naïf auquel son âme candide avait pris le plus souvent plaisir.
+
+ Si tu étais dans le vent froid,
+ Sur cette plaine, sur cette plaine,
+ Mon plaid contre l'air irrité
+ T'abriterait, t'abriterait;
+ Ou si le dur vent du malheur
+ Soufflait sur toi, soufflait sur toi,
+ Ton abri serait sur mon sein,
+ Tout à toi seule, tout à toi seule.
+
+ Si j'étais dans la plus sauvage solitude,
+ Si noire et nue, si noire et nue,
+ Le désert serait un Paradis
+ Si je t'avais, si je t'avais;
+ Ou si j'étais monarque du globe,
+ Roi près de toi, roi près de toi,
+ Le plus pur joyau de ma couronne
+ Serait ma reine, serait ma reine[1352].
+
+ [Note 1352: _O wert thou in the cauld Blast._]
+
+Avant de mourir, il voulut lui laisser un souvenir. À la fin de juin,
+il écrivit à Johnson pour lui demander les quatre volumes de sa
+collection. «Voulez-vous être assez obligeant pour me les faire
+parvenir par la première voiture, car je suis anxieux de les avoir
+bientôt!» Il les lui offrit avec ces vers:
+
+ Ils sont à toi ces volumes, douce Jessy,
+ Et avec eux prends la prière du poète,
+ Que le destin, sur sa plus belle page,
+ Avec ses bienveillants et ses meilleurs présages
+ D'avenir heureux, inscrive ton nom.
+ Avec la bonté native, un nom sans tache,
+ Un peu de défiance qui veille et qui n'ignore pas
+ Que le mal existe et que l'homme est trompeur,
+ Nous trouvons ici-bas toutes les joies innocentes,
+ Et tous les trésors de l'esprit;
+ Que ce soit là ta protection et ta récompense;
+ Ainsi prie ton fidèle ami, le barde[1353].
+
+ [Note 1353: _Inscription to Miss Jessy Lewars, on a copy of
+ the Scots Musical Museum, presented to her by Burns._]
+
+Jessy Lewars vécut jusqu'en 1855. Elle fut honorée à cause de sa bonté
+pour Burns. Quand elle mourut, elle fut enterrée tout auprès de lui et
+à l'ombre de son monument. Un voyageur qui visitait le cimetière de
+Dumfries, un jour de pluie, voyant toutes les tombes mouillées,
+excepté celle de Jessy Lewars que le mausolée du poète abritait, se
+rappela la strophe où il lui promettait de la protéger contre l'air
+irrité.
+
+ * * * * *
+
+Ses amis rattachaient leur dernier espoir à un changement d'air. On
+lui conseilla les bains de mer, l'exercice dans la campagne. Il partit
+le 4 juillet pour Brow, hameau d'une douzaine de chaumières, sur les
+bords solitaires de l'estuaire de la Solway[1354]. On lui trouva une
+chambre dans la seule auberge du pays[1355], fréquentée surtout par
+les conducteurs de troupeaux qui descendent vers le sud. L'endroit est
+triste et écarté, au bord de longues grèves désertes, lavées par des
+marées troubles et jaunâtres. À l'autre extrémité de la vie, il
+revoyait cette mélancolie des embouchures de rivières qu'il avait
+connue à Irvine. Mais cette fois il n'y avait plus de révolte en lui
+contre la désolation des choses; sa propre tristesse était au delà de
+toutes celles que la nature peut présenter.
+
+ [Note 1354: Currie. _Life of Burns_, p. 51.]
+
+ [Note 1355: Mac Dowal. _History of Dumfries_, p. 609.]
+
+Il se trouva que Mrs Riddel était dans les environs, pour raison de
+santé. Le lendemain de son arrivée, elle le pria de venir dîner avec
+elle. Elle lui envoya sa voiture, car il était incapable de marcher.
+Elle a laissé, dans une lettre citée par Currie, les impressions de
+cette dernière entrevue.
+
+ «Son aspect me frappa quand il entra dans la chambre. L'empreinte
+ de la mort était marquée sur ses traits. Il semblait déjà toucher
+ au bord de l'éternité. Son premier salut fut: «Eh bien, Madame,
+ avez-vous quelque commission pour l'autre monde?» Je lui répondis
+ que je ne savais lequel de nous deux y serait le plus tôt et que
+ j'espérais qu'il vivrait encore pour écrire mon épitaphe,
+ (j'étais alors dans un très faible état de santé). Il me regarda
+ en face avec un air de grande bonté et exprima ce qu'il
+ ressentait à me voir si malade, avec sa sensibilité habituelle. À
+ table, il mangea peu ou rien et se plaignit que son estomac fût
+ entièrement délabré. Nous eûmes une longue et sérieuse
+ conversation sur sa situation présente et sur le terme prochain
+ de toutes ses inquiétudes terrestres. Il parla de sa mort sans la
+ moindre ostentation de philosophie, mais avec fermeté et émotion,
+ comme d'un événement qui devait arriver très rapidement, et qui
+ le préoccupait surtout parce qu'il laissait ses quatre jeunes
+ enfants sans protection, abandonnés, et sa femme dans une
+ situation si intéressante--elle s'attendait de jour en jour à
+ accoucher du cinquième. Il mentionna, avec une fierté et une
+ satisfaction visibles, les promesses de génie de son fils aîné et
+ les marques flatteuses d'approbation qu'il avait reçues de ses
+ maîtres. Il insista particulièrement sur les espérances qu'il
+ concevait de la conduite et du mérite futurs de ce garçon. Son
+ anxiété pour sa famille semblait peser lourdement sur lui. Elle
+ était peut-être augmentée par la réflexion qu'il n'avait pas fait
+ pour elle tout ce qu'il lui aurait été facile de faire.
+
+ Abandonnant ce sujet, il témoigna un grand souci de sa renommée
+ littéraire et particulièrement de la publication de ses oeuvres
+ posthumes. Il dit qu'il savait bien que sa mort ferait quelque
+ bruit, et que le moindre fragment de ses écrits serait remis à la
+ lumière, contre lui, au détriment de sa réputation future; que
+ des lettres et des vers, écrits avec une liberté excessive et
+ malséante et qu'il désirerait sérieusement voir ensevelis dans
+ l'oubli, seraient passés de main en main, par une sotte vanité ou
+ la malveillance, lorsque la crainte de son ressentiment ne serait
+ plus là pour les retenir, pour empêcher les censures de la
+ malignité ou les sarcasmes de l'envie de répandre leur poison sur
+ son nom. Il regretta d'avoir écrit mainte épigramme sur des
+ personnes contre lesquelles il ne nourrissait aucune inimitié et
+ dont il serait affligé de blesser la réputation; et maintes
+ pièces poétiques sans mérite qui, craignait-il, seraient lancées
+ dans le monde, chargées de toutes leurs imperfections. À ce point
+ de vue, il regretta d'avoir différé de mettre ses papiers en
+ ordre. C'était maintenant un effort dont il était incapable.
+
+ Il soutint la conversation avec beaucoup de suite et d'animation.
+ J'avais rarement vu son esprit plus puissant et plus calme. Il y
+ avait fréquemment une vivacité considérable dans ses saillies, et
+ il y en aurait eu davantage encore si l'inquiétude et la
+ tristesse que je ne pouvais dissimuler n'avaient refroidi la
+ veine de plaisanterie qu'il semblait disposé à suivre.
+
+ Nous nous quittâmes vers le coucher du soleil, le soir de cette
+ journée (5 juillet). Je le revis le lendemain, et nous nous
+ séparâmes pour ne plus nous rencontrer[1356].
+
+ [Note 1356: Currie. _Life of Burns_, p. 51.]
+
+La misère le poursuivait dans cette dernière retraite de ses embarras
+et de ses humiliations. La seule nourriture qu'il supportât encore
+était une sorte de bouillie de farine d'avoine avec laquelle on lui
+faisait prendre du vin de Porto pour le soutenir. Sa provision de vin
+s'épuisa; l'aubergiste chez lequel il restait n'en vendait pas. Bien
+que marchant avec peine, il alla jusqu'à l'auberge du village voisin,
+et, posant une bouteille vide sur le comptoir, il en demanda une
+pleine. Quand on la lui eut apportée, il murmura à voix basse à
+l'hôtelier que «le diable était entré dans sa bourse et qu'il en
+était le seul locataire[1357].» Puis prenant le cachet de sa montre,
+il voulut le donner en gage. Le cachet vaudrait maintenant une
+fortune. Il l'avait fait faire exprès et sur ses indications, c'était
+un cachet de poète: sur un champ d'azur, un buisson de houx avec les
+pipeaux et la houlette de berger en sautoir. Une alouette des bois
+chantait au-dessus, perchée sur un rameau de laurier. Il y avait deux
+devises: l'une en chef: _Notes agrestes des bois_; l'autre, en base:
+_Mieux vaut humble buisson que pas d'abri_. C'était son blason de
+noblesse poétique et sa façon de dire qu'il buvait dans son
+verre[1358]. L'hôtelière, voyant qu'il se préparait à le détacher,
+frappa du pied avec indignation pour l'en empêcher, et le mari,
+entrant dans son sentiment de générosité, poussa avec douceur le
+pauvre poète vers la porte. De plus en plus, il voyait le dénûment
+s'approcher de lui. Il écrivait à son ami Cunningham:
+
+ [Note 1357: Mac Dowall. _History of Dumfries_, p. 611.]
+
+ [Note 1358: Voir pour ce cachet la lettre à _Alex.
+ Cunningham_, 3rd March 1794.]
+
+ Hélas! mon ami, j'ai peur qu'avant peu la voix du barde ne soit
+ plus entendue parmi vous! Ces huit ou dix derniers mois, j'ai été
+ souffrant, quelquefois couché, quelquefois debout; mais pendant
+ ces trois derniers mois, j'ai été torturé par un horrible
+ rhumatisme qui m'a réduit presque à la dernière extrémité. Vous
+ ne me reconnaîtriez pas si vous me voyiez maintenant. Pâle,
+ émacié et si faible qu'il me faut parfois une aide pour me lever
+ de ma chaise;... ma gaîté, partie! partie!... Mais je n'ai pas le
+ courage de parler davantage à ce sujet. Les médecins me disent
+ que ma dernière et ma seule chance est de prendre des bains de
+ mer, la campagne et le cheval. Le diable de l'affaire est ceci:
+ quand un employé de l'Excise est en inactivité, son salaire est
+ réduit à 35 livres au lieu de 50. De quelle façon, au nom de
+ l'économie, pourrais-je, avec 35 livres, me nourrir moi-même, et
+ nourrir un cheval à la campagne avec une femme et cinq enfants à
+ la maison? Je vous mentionne ceci parce que je voulais vous
+ demander d'employer votre influence et celle de tous les amis que
+ vous pourrez rassembler, afin d'obtenir des Commissaires de
+ l'Excise qu'ils m'accordent mon traitement intégral. Je pense que
+ vous les connaissez tous personnellement. S'ils ne m'accordent
+ pas cela, il faudra que je dépose mes comptes et que je m'en
+ aille véritablement en _poète_[1359]. Si je ne meurs pas de
+ maladie, il faudra que je périsse de faim[1360].
+
+ [Note 1359: En français.]
+
+ [Note 1360: _To Alex. Cunningham._ 7th July 1796.]
+
+Le Conseil de l'Excise décida que le poète conserverait son traitement
+intégral, mais il n'en fut pas informé à temps et cette angoisse ne
+lui fut pas épargnée[1361].
+
+ [Note 1361: Voir Lockhart, _Life of Burns_, p. 287.--Scott
+ Douglas, tom. VI, p 197 en note, et l'extrait d'une lettre
+ de l'Inspecteur Findlater adressée au _Glascow Courier_ en
+ 1834 et reproduite en partie par R. Chambers, tom. IV, p.
+ 192.]
+
+Les bains de mer apportèrent quelque soulagement à ses souffrances; il
+ne paraît pas cependant en avoir conçu grand espoir; les quelques
+lettres qui restent de lui sont de courts adieux ou quelques
+recommandations dernières. Le 10 juillet, il écrivait à son frère:
+
+ «Cher frère, ce sera une triste nouvelle pour vous d'apprendre
+ que je suis dangereusement malade et qu'il n'est pas
+ vraisemblable que j'aille mieux. Un rhumatisme invétéré m'a
+ réduit à un tel état de faiblesse, et mon appétit est si
+ complètement disparu, que je puis à peine me tenir sur mes
+ jambes. Je suis depuis une semaine aux bains de mer et je
+ resterai ici ou chez un ami à la campagne, pendant tout l'été.
+ Que Dieu garde ma femme et mes enfants; si je leur suis enlevé,
+ ils seront pauvres, en vérité. J'ai contracté une ou deux dettes
+ sérieuses, en partie par suite de ma maladie qui dure depuis bien
+ des mois, en partie par suite de dépenses irréfléchies, quand je
+ suis venu en ville; cela leur enlèvera trop du peu que je leur
+ laisse entre vos mains. Rappelez-moi à ma mère[1362].»
+
+ [Note 1362: _To Gilbert Burns._ 10th July 1796.]
+
+C'était son dernier baiser à la pauvre vieille mère qui avait par lui
+connu de grands chagrins et une grande fierté. C'était son dernier
+adieu au bon Gilbert, au compagnon, au confident, au vrai ami de
+jadis. De ces deux frères qui s'étaient tant aimés, l'un d'eux, homme
+de génie, se mourait dans le dénûment; l'autre, homme d'honnêteté et
+de travail, luttait contre le besoin.
+
+Il se préoccupait de la position de sa femme abandonnée à Dumfries et,
+le même jour, il écrivait à son beau-père, le maître-maçon de
+Mauchline:
+
+ «Au nom du ciel, si vous avez souci de la santé de votre fille et
+ de ma femme, je vous en conjure, très cher Monsieur, écrivez à
+ Fife, à Mrs Amour, de venir, si elle le peut; ma femme pense
+ qu'elle a encore une quinzaine devant elle. Les médecins
+ m'ordonnent, _si je tiens à la vie_, d'avoir recours aux bains de
+ mer et au séjour à la campagne; il y a dix mille chances pour une
+ que je serai à plus de douze milles d'elle quand l'heure viendra.
+ Quelle situation pour elle, la pauvre fille, sans un ami près
+ d'elle à un moment si sérieux.
+
+ Je suis depuis une semaine à la mer, et bien que je croie en
+ avoir tiré quelque bien, j'ai cependant des craintes sérieuses
+ que cette affaire sera dangereuse sinon fatale[1363].»
+
+ [Note 1363: _To James Armour._ July 10, 1796.]
+
+Le 12, il écrivait à Mrs Dunlop, qui laissait maintenant ses lettres
+sans réponse, ces quelques lignes d'adieu, touchantes, sans amertume,
+sans un reproche et toutes pleines du souvenir d'une longue amitié:
+
+ «Madame, je vous ai écrit si souvent sans recevoir de réponse,
+ que je ne vous dérangerais plus, sans les circonstances dans
+ lesquelles je me trouve. Une maladie qui a longtemps pesé sur
+ moi, en toute probabilité, va bientôt m'envoyer au-delà «de cette
+ frontière d'où aucun voyageur ne revient[1364].» L'amitié dont
+ vous m'avez pendant de nombreuses années honoré était une amitié
+ très chère à mon âme. Votre conversation et spécialement votre
+ correspondance étaient pour moi hautement intéressantes et
+ instructives. Avec quel plaisir j'avais coutume de déchirer le
+ cachet! Ce souvenir ajoute une pulsation de plus à mon pauvre
+ coeur palpitant!... Adieu!!![1365]»
+
+ [Note 1364: Shakspeare. _Hamlet._]
+
+ [Note 1365: _To Mrs Dunlop._ 12th July 1796]
+
+Il laissait paraître par des réflexions mélancoliques, mais très
+calmes, qu'il n'ignorait pas où il en était. Il était allé prendre le
+thé chez la veuve du ministre d'une paroisse voisine. Son aspect
+altéré avait produit un silence sympathique. Le soir était radieux,
+et, par la fenêtre, le soleil couchant entrait dans sa chambre. La
+fille du ministre, qui était grande admiratrice de Burns, craignant
+que cette lumière ne fût trop forte pour lui, se leva pour baisser les
+stores. Il devina ce qu'elle allait faire et, la regardant avec un air
+de grande douceur, il la remercia en ajoutant: «Oh! laissez-le
+briller, il ne brillera plus longtemps pour moi.»
+
+ * * * * *
+
+Ce séjour dans cette solitude, sur une grève immense et nue, fut pour
+le poète comme une retraite, une préparation, avant la mort. Il savait
+que son arrêt était prononcé, que son heure était marquée et
+prochaine.
+
+Il entrait dans ces jours solennels, pleins déjà d'éternité, qui
+relèvent plus de la mort que de la vie. Que celle-ci semble brève
+alors! C'était hier la maison du mont Oliphant et la dure jeunesse, le
+séjour à Irvine et la rencontre de Brown, les années d'apprentissage
+de Lochlea, les premières amours, les premières chansons, et Tarbolton
+avec ses réunions maçonniques! C'était hier Mossgiel, et ses mois
+lumineux, pour lesquels une reconnaissance vit au fond de son coeur,
+l'orage de Jane Armour et la fuite préparée, et le coup de soleil de
+gloire. C'était hier l'apothéose d'Édimbourg, la ville affolée de lui,
+la rencontre de Clarinda; puis une période pénible dont il ne se rend
+pas bien compte, mais où il sent que quelque chose aurait pu mieux
+tourner. C'est plus près encore, Ellisland, les revers, les joies et
+les tourments des nouveau-nés, les années amères de Dumfries. Et déjà
+le terme! Que tout cela tient peu de place! Cette vie qui, à l'autre
+extrémité, comme une tapisserie tendue, semblait si longue et si belle
+avec sa décoration de désirs et d'espoirs, est maintenant comme une
+tapisserie repliée, un tas petit et confus, sans signification, toutes
+ses scènes réduites et déformées, prêt à être enlevé. Oui, c'est déjà
+le terme! Avec cette promptitude, la nécessité désespérante de mourir
+est venue. Et pourtant il n'est qu'au bord de la maturité! Il n'a que
+37 ans! Il aurait besoin de vivre pour les siens! Il porte encore tant
+de poésie en soi! Hélas! voici déjà les épaisses ténèbres, l'ombre de
+la mort est sur ses paupières, et le monde n'apparaît plus que comme
+un paysage qui blêmit et se fond dans un crépuscule.
+
+Il est possible de pénétrer plus avant dans les méditations de ces
+dernières journées. Presque tous les hommes ont les mêmes pensées en
+ces suprêmes instants. Dans l'évanouissement de la vie, tant de choses
+jadis importantes et souhaitables sont à présent chétives,
+indifférentes. Tous ces désirs, ces inquiétudes, ces intérêts, ces
+entreprises, ces jouissances, ces attachements, ces ambitions, pour
+lesquels nous nous sommes montrés si diligents, tout ce tumulte, que
+cela est insignifiant! Nos passions, si ardentes jadis, sont comme les
+cendres de campements quittés, et leur suite ne sert plus qu'à
+marquer notre chemin vers cet endroit d'où elles semblent vaines. Tout
+a pâli, tout est décoloré, tout s'en va, tout est ombre et vanité! Et
+néanmoins, dans cette disparition, un sentiment longtemps subordonné
+sort de ce simulacre de notre existence, et prend de la force à mesure
+qu'elle s'efface, une inquiétude grandissante et forte, comment cette
+vanité a été employée. Ce doute finit par absorber la vie elle-même;
+il ne subsiste plus d'elle que cette anxiété. Étrange contradiction!
+L'usage de ce rien oblitéré nous devient redoutable. Ce qui faisait la
+vie est dissipé en fumée, en air invisible; mais le regret des actions
+mauvaises, le repentir des souffrances infligées, le douloureux
+étonnement d'avoir torturé d'autres âmes pour si peu, se lèvent. La
+substance de nos jours a disparu; il n'en existe plus que l'intention;
+elle seule semble constituer tout notre passé.
+
+Son âme était bien faite pour éprouver fortement ces impressions.
+L'inanité de ce monde est le thème de la doctrine presbytérienne dont
+il avait, malgré tout, été nourri; et son robuste esprit, capable de
+s'emparer des choses, l'était aussi de les mesurer. Dans les instants
+où il ne s'enivrait pas d'elle, il avait toujours considéré la vie
+comme peu. Il y avait longtemps qu'il avait comparé l'homme à un petit
+faisceau de passions, d'appétits et de caprices[1366]. Le lien qui les
+retenait ensemble en lui allait se dénouer. Il n'en était pas
+davantage. D'ailleurs les joies sont si rapides! Il y avait longtemps
+aussi qu'il avait dit:
+
+ [Note 1366: _The Author's Journal._ 15th June 1788.]
+
+ Hélas! qui peut désirer de nombreuses années! qu'est-ce sinon
+ traîner l'existence jusqu'à ce que nos joies expirent
+ graduellement et nous laissent dans une nuit de détresse; comme
+ les ténèbres qui effacent l'une après l'autre les étoiles, de la
+ face de la nuit, et nous abandonnent, sans un rayon de
+ consolation, dans le désert hurlant[1367].
+
+ [Note 1367: _To Mrs Dunlop._ Oct. 1792.]
+
+S'il avait tout ce qu'il faut pour trouver méprisable l'affairement de
+nos quelques ans, il avait en même temps une sagacité et une
+susceptibilité morales qui devaient lui rendre cruel l'examen du
+passé. Il avait toujours eu, probablement par suite de l'éducation
+paternelle, un vif sentiment de ses fautes. Les cris de repentir
+éclatent à chaque instant dans ses lettres et sont déchirants. Sa
+conscience avait toujours été pour lui une torture.
+
+ Il n'y a rien, dans la fabrique de l'homme, qui semble aussi
+ inexplicable que cette chose appelée conscience. Si ce chien,
+ dont les glapissements sont si gênants, avait le pouvoir
+ d'empêcher le mal, il pourrait être utile; mais, au début de
+ l'acte, ses faibles efforts sont aux bouillonnements de la
+ passion ce que les jeunes gelées d'un matin d'automne sont à
+ l'ardeur sans nuage du soleil levant. Et les mouvements
+ tumultueux de la mauvaise action ne sont pas plutôt passés, que,
+ parmi les amères conséquences de notre folie, dans le tourbillon
+ même de notre horreur, se dresse la conscience qui nous déchire
+ avec les sentiments des maudits[1368].
+
+ [Note 1368: _To Peter Stuart._ Feb. 1787.]
+
+Ces regrets, dont sa correspondance est semée, pour sincères qu'ils
+fussent, manquaient de quelque chose; ils étaient trop personnels. Il
+paraissait regretter ses égarements, pour lui plus que pour les
+autres. Mais les approches de la mort ne sont pas égoïstes. Dans le
+dépouillement progressif de notre individualité, la considération
+d'autrui prend du relief et s'avance vers nous. Burns put avoir alors
+le plein discernement des douleurs qu'il avait causées. Hélas! elles
+étaient nombreuses: les regards attristés de son père expirant, les
+larmes, à plusieurs reprises renouvelées, de sa mère, le chagrin
+installé à son propre foyer, des coeurs déchirés, des vies compromises
+ou perdues, Jenny Clow mourante dans une mansarde, Anna Clark chez sa
+soeur; par dessus tout l'image de la douce fille des Hautes-Terres,
+dont il n'avait eu le courage de confier l'histoire à personne. Ce
+secret surtout était sa blessure profonde. Était-il possible qu'il eût
+créé tant de douleurs! Est-ce lui qui avait causé ces afflictions?
+C'est l'instant où nous reviennent les amertumes que nous avons
+versées aux autres. C'est la défaite de l'homme par sa conscience.
+Dans la dissolution de son être, il sent clairement la méprise de la
+personnalité; il est plus près de l'existence commune; elle pénètre et
+gémit en lui, en sorte qu'il souffre des souffrances qu'il lui a
+faites. Lamentable aveuglement! C'est donc pour cette figure creuse et
+fugitive qu'il a infligé ces sacrifices! Et rien, ô coeur désabusé, ô
+coeur qui s'élargit dans la diminution de sa vie, rien pour compenser
+ces blessures et ces pleurs, que la poussière d'une bienveillance
+générale et des souhaits ineffectifs de bonheur universel!
+
+Ses réflexions ne s'attardaient pas dans le passé; elles se tournaient
+vers le futur immédiat. Dans cette calme crainte, qui est en face de
+la mort la seule contenance d'une âme courageuse et réfléchie, qui
+peut empêcher sa pensée de prendre les devants, de le précéder vers
+ces ombres? Même dans les esprits les plus obscurs et les plus
+grossiers, même en ceux qui ne se sont jusque-là nourris que de bas
+réel, il se fait un effort pour rassembler un peu de clarté et de
+confiance. Ils éprouvent le besoin d'un viatique pour la ténébreuse
+aventure. Nul doute que, pendant les méditations de ces journées
+solennelles, Burns n'ait essayé de rassembler ce qu'il pouvait y avoir
+en lui de croyance éparse et d'en tirer une lumière. Eut-il, avant
+d'être entraîné, une conviction sur laquelle appuyer son départ de
+toute chose? Ces heures suprêmes que continrent-elles? la foi? ou une
+espérance plus vague, un peut-être optimiste? ou les troubles de
+l'anxiété? ou l'arrêt d'une négation?
+
+Il avait, il le dit lui-même, été très loin dans le doute. Ensuite il
+s'était rapproché d'un sentiment religieux, qui néanmoins n'était pas
+la foi. Il ne semble pas avoir cru à la Révélation. Il parle du Christ
+avec révérence, mais sans adoration. Il le considère comme un
+intermédiaire d'origine divine. Il n'est pas très aisé de définir
+clairement comment il le concevait. C'est d'ailleurs une confusion qui
+existe chez tous ceux qui, sans trancher nettement pour l'humanité ou
+la divinité, essayent un compromis entre les deux et, substituant au
+mélange des deux natures, un mélange incompréhensible de termes divins
+et humains, remplacent la foi par du mysticisme philosophique. Ce
+n'était pas le cas chez Burns: son esprit était plus simple et moins
+exercé aux extases. Il est vraisemblable qu'il hésitait à aller
+jusqu'au bout. Il n'avait pas, du reste, les données du problème. La
+figure du Christ restait pour lui inexplicable, quoiqu'il lui reconnût
+quelque chose de surhumain.
+
+ L'Être suprême a placé l'administration immédiate de toutes ces
+ choses, pour des fins sages et bonnes, connues de lui seul, entre
+ les mains de Jésus-Christ, un grand personnage, dont nous ne
+ pouvons comprendre la position envers lui, mais dont le rapport
+ envers nous est celui d'un guide et d'un sauveur, et qui, si
+ notre endurcissement et nos fautes n'y font obstacle, nous
+ conduira tous, à la fin, par des voies diverses et des moyens
+ divers, à la félicité[1369].
+
+ [Note 1369: _To Clarinda._ Jan. 8th, 1788.]
+
+Et ailleurs il disait:
+
+ Jésus-Christ, toi le plus aimable des personnages! J'ai confiance
+ que tu n'es pas un imposteur et que ta révélation de scènes
+ heureuses d'existence, au-delà de la mort et de la tombe, n'est
+ pas une des nombreuses duperies qui, coup sur coup, ont été
+ pratiquées sur le crédule genre humain. J'ai confiance que, en
+ toi, «toutes les familles de la terre seront bénies» parce
+ qu'elles seront réunies dans un meilleur monde, dans lequel tous
+ les liens qui ont attaché les coeurs entre eux, dans cet état
+ présent d'existence, nous seront bien plus chers, chers au-delà
+ de ce que nous pouvons concevoir[1370].
+
+ [Note 1370: _To Mrs Dunlop._ 13th Dec. 1789.]
+
+Et encore ceci qui est peut-être plus probant:
+
+ J'irai plus loin et j'affirmerai que, d'après la sublimité,
+ l'excellence, la pureté de sa doctrine et de ses préceptes, avec
+ lesquels toute la sagesse et la science accumulées de nombreux
+ siècles antérieurs ne sauraient entrer en parallèle, quoique, _en
+ apparence_, il fut lui-même le plus obscur et le plus illettré de
+ notre espèce, à cause de cette raison, Jésus-Christ émanait de
+ Dieu[1371].
+
+ [Note 1371: _To Mrs Dunlop._ 21st June 1789.]
+
+Manifestement ce ne sont pas là des paroles de croyant. Ce n'est pas
+ainsi qu'on approche le double mystère de la Trinité et de
+l'Incarnation, ces ineffables tabernacles de la Foi. Pour les fidèles,
+la relation du Christ, vis-à-vis du Dieu-Père, est définie,
+indiscutable comme une lumière, encore que l'intelligence ne comprenne
+pas comment cette lumière s'est produite. L'homme qui s'exprime ainsi
+sur Jésus-Christ n'est pas enveloppé du respect terrifiant du dogme;
+il ne se sent pas en présence du Fils de Dieu, du Sauveur prédit, du
+Médiateur, de la Victime céleste, de l'Agneau divin; il n'est pas en
+posture d'adoration. Encore est-il utile de remarquer que ces passages
+sont écrits à des femmes pieuses, dont il ne voulait pas offenser
+ouvertement la croyance: le premier à Clarinda, les deux autres à Mrs
+Dunlop. Ce sont les seuls passages où paraisse le nom du Christ, et
+ils datent de plusieurs années avant sa mort.
+
+À défaut d'une foi assurée et précise, il s'était fait une religion à
+son usage. Il y avait été amené par des considérations à peu près
+exclusivement humaines, par l'autorité du consentement universel et
+l'unanimité de la race à imaginer un au-delà.
+
+ La Religion, ma chère Amie, est la vraie consolation! une solide
+ croyance en un état futur d'existence; proposition si
+ manifestement probable, que, en mettant la révélation de côté,
+ toutes les nations et tous les peuples, aussi loin que les
+ recherches ont pénétré, y ont cru fermement, d'une façon ou d'une
+ autre, depuis 4000 ans.
+
+ En vain voudrions-nous raisonner et prétendre que nous doutons.
+ Je l'ai fait moi-même jusqu'à un point très audacieux. Mais quand
+ j'eus réfléchi que j'étais en opposition avec les plus ardents
+ souhaits et les plus chères espérances des hommes bons, et que je
+ rompais en visière avec la croyance humaine de tous les siècles,
+ je fus honteux de ma propre conduite[1372].
+
+ [Note 1372: _To Mrs Dunlop._ 6th Sept. 1789.]
+
+Et autre part, il semble moins être frappé de la vérité de la Religion
+que de son utilité. On dirait qu'il la considère surtout comme une
+façon de traverser la vie.
+
+ Cependant je suis tellement convaincu qu'une foi inébranlable
+ dans les doctrines de la religion est nécessaire, non seulement
+ en ce qu'elle fait de nous des hommes meilleurs, mais encore en
+ ce qu'elle a fait des hommes plus heureux, que je prendrai bon
+ soin que votre petit filleul et toutes les petites créatures qui
+ me nommeront père les apprennent[1373].
+
+ [Note 1373: _To Mrs Dunlop._ 22nd Aug. 1792.]
+
+De ces motifs s'était formée en lui une croyance vague, conjecturale,
+née d'aspirations plutôt que de raisonnements. C'était un déisme
+optimiste, à la façon de celui de Rousseau, moins solide pourtant. Il
+ne s'était pas organisé en lui: il n'était pas établi sur une analyse
+psychologique et édifié par une suite de déductions, comme la
+_Profession de foi du Vicaire Savoyard_. C'était quelque chose de
+moins logique, de moins cohérent, de mouvant. C'était un souhait qu'il
+prenait pour une conviction, sans y apporter de preuves, sans
+l'essayer même, et autour duquel flottaient par instants comme des
+lambeaux de la foi de son enfance. Le passage suivant, de beaucoup le
+plus explicite et le plus complet qu'il ait écrit sur ce sujet, peut
+être considéré comme l'exposé théorique de sa conception religieuse.
+
+ La Religion, mon honorée amie, est sûrement une chose simple,
+ puisqu'elle concerne également les ignorants et les savants, les
+ pauvres et les riches. Qu'il existe un Être suprême,
+ incompréhensible, auquel je dois mon existence; que cet Être
+ doive connaître intimement les opérations et le développement des
+ ressorts intérieurs et la conduite extérieure, qui en est la
+ conséquence, de cette Créature qu'il a faite, ce sont là, je
+ pense, des propositions évidentes par elles-mêmes. Qu'il y ait
+ une distinction réelle et éternelle entre le vice et la vertu, et
+ partant que je sois une créature responsable, que, d'après la
+ nature apparente de l'âme humaine aussi bien que d'après
+ l'imperfection évidente, que dis-je? l'injustice certaine de
+ l'administration des choses, à la fois dans le monde moral et
+ matériel, il doive y avoir une scène d'existence rétributive
+ au-delà de la tombe, ce sont là des vérités qui doivent, je
+ pense, être reconnues par tous ceux qui se donnent un instant de
+ réflexion[1374].
+
+ [Note 1374: _To Mrs Dunlop._ 21st June 1789.]
+
+C'est, à première vue, une profession de foi suffisante pour guider
+dans la vie et soutenir devant la mort. En effet des hommes ont vécu
+et sont morts fortement avec ce credo. Mais une simple formule ne
+suffit pas; elle ne prend de consistance que par l'effort de
+démonstration, et d'étendue que par l'effort d'analyse, auxquels nous
+la soumettons; elle n'a d'action que par les convictions partielles et
+les applications quotidiennes que nous en tirons, par les combinaisons
+que nous en faisons avec les actes de notre vie. Une croyance ainsi
+obtenue peut avoir des soubassements défectueux; comme ils reposent
+sur la nature même de celui qui l'a édifiée, elle est pour lui
+irréfutable, et possède l'autorité et l'effet de la vérité. C'est
+ainsi qu'une vie peut s'appuyer sur une doctrine incomplète ou fausse
+et en recevoir son harmonie.
+
+Mais la déclaration religieuse de Burns était loin de remplir ces
+conditions; elle n'était réellement qu'une formule. Elle manquait de
+solidité et de cohésion intellectuelles, car elle n'avait été l'objet
+d'aucun effort, elle n'était étayée sur aucune critique préalable, et
+soutenue par aucun raisonnement latéral. C'était en somme une idée
+acceptée par un procédé analogue à celui de la foi, de laquelle il
+avait élagué ce qui blessait sa raison ou gênait sa passion. Elle
+manquait d'efficacité morale, et c'était un autre effet de la même
+cause. N'ayant pas été détaillée, subdivisée, n'ayant subi aucun
+examen, ni personnel comme celui de certains philosophes, ni collectif
+et traditionnel comme celui d'une Église, elle restait à l'état
+nébuleux; elle n'était pas réglementée, pas codifiée; il n'en sortait
+rien de défini, rien d'impératif, pas un précepte positif, applicable.
+Elle ne fut jamais pour lui une source d'énergie morale, un livre de
+discipline, elle fut sans action sur sa vie. À aucune des crises où
+un contrôle supérieur peut nous soutenir ou nous réprimer, on ne la
+voit paraître. Elle ne semble pas avoir comporté à ses yeux de
+sanction bien nette. La sanction du châtiment n'y figure pas. La seule
+qu'il y introduise est une récompense, tenue en réserve pour ceux qui
+possédèrent pendant leur vie une bonté généreuse et une certaine
+disposition bienveillante envers toutes les créatures, quelles
+qu'aient d'ailleurs été les fautes qu'ils aient commises.
+
+ Pauvre Fergusson! s'il y a une vie au-delà de la tombe, ce qui
+ existe, j'en ai la confiance, et s'il y a un Dieu qui gouverne
+ toute la Nature, ce qui existe, j'en suis sûr, tu goûtes
+ maintenant l'existence dans le monde glorieux, où le seul mérite
+ du coeur est ce qui distingue l'homme; où les richesses, privées
+ de leur puissance d'acheter le plaisir, retournent à la matière
+ sordide d'où elles sont nées; où les titres et les honneurs ne
+ sont plus que les rêveries abandonnées d'un songe vain; et où
+ cette lourde vertu, qui est l'effet tout négatif d'une stupidité
+ paisible, et ces folies imprudentes, quoique souvent
+ désastreuses, qui sont les aberrations inévitables de la frêle
+ nature humaine, seront jetées également dans l'oubli comme si
+ elles n'avaient jamais existé[1375].
+
+ [Note 1375: _To Peter Stuart._ Aug. 1789.]
+
+En réalité, c'était simplement une religion d'imagination, moins
+encore, une aspiration, un souhait. Il n'a fait que demander à un état
+futur la continuation de la vie présente, de ce mode de vie qui était
+tout pour lui: l'amour, et après celui-ci, l'amitié. Il avait besoin
+de croire que les tendresses et les affections d'ici-bas ne périraient
+pas, et, de ce rêve, il avait fait une religion, ou il avait créé une
+religion pour réaliser ce rêve. Le dogme principal et on peut dire le
+dogme unique était cette espérance dans une réunion céleste. Le
+passage suivant manifeste bien l'origine sentimentale et le champ très
+limité de cette foi:
+
+ Comme presque toutes mes opinions religieuses viennent de mon
+ coeur, je suis merveilleusement séduit par l'idée que je pourrai
+ conserver un tendre commerce avec l'ami chèrement aimé, et avec
+ la maîtresse encore plus chèrement aimée qui s'en est allée pour
+ le monde de l'esprit[1376].
+
+ [Note 1376: _To Dr Moore._ 28th Feb. 1791.]
+
+Ce n'était guère qu'une façon de prolonger la vie actuelle, la vie
+terrestre qu'il vivait avec tant d'intensité. On a vu à propos de Mary
+Campbell combien cette rêverie lui était familière.
+
+Il est trop évident qu'au moment des détresses, une religion de cette
+sorte ne pouvait être d'aucune utilité. Elle manquait trop de
+précision et de certitude; elle était trop distante et trop vague.
+Tant que les maux sont éloignés de nous, une foi flottante semble un
+remède suffisant: l'idée de la foi contrebalance l'idée du mal. Mais
+quand le mal prend corps, se manifeste en maux particuliers qui nous
+étreignent, il faut, pour qu'il naisse un soulagement, que cette foi
+s'exprime elle aussi en actes individuels, et qu'une suite de combats
+singuliers s'engage entre ses secours et nos souffrances. Cela est à
+ce point qu'on ne conçoit guère une religion protectrice, sans rite et
+sans prière. Une âme ne s'appuie pas sur de l'abstrait: elle a besoin
+d'invoquer quelqu'un. Il faut qu'à ses gémissements une voix réponde,
+et un écho, fût-il celui d'un monde, ne lui suffira jamais. Et, par
+ailleurs, il manquait à cette foi plus encore. Elle n'avait jamais eu
+d'exigence. Pour qu'une croyance fasse quelque chose pour nous, il
+faut que nous ayons fait quelque chose pour elle. C'est en nous
+contraignant à ses préceptes que nous avons pris conscience de sa
+puissance; plus nous lui avons offert, plus elle nous rassure; elle
+est forte de ce qu'elle a obtenu de nous, et elle nous rend en soutien
+ce que nous lui avons donné en sacrifice. La croyance de Burns ne lui
+avait imposé aucun devoir, elle ne pouvait lui fournir aucun refuge.
+
+Encore si cette foi, telle quelle, avait été fixe, invariable. Mais
+elle était brisée par des fluctuations de doute. C'était une surface,
+une glace, qui se rompait par moments, quitte à se reformer ensuite.
+
+ J'ai tout le respect possible pour le monde d'outre-tombe dont on
+ parle tant, et je souhaite que ce que la piété croit et la vertu
+ mérite puisse être une réalité[1377].
+
+ [Note 1377: _To Robert Ainslie._ June 30th 1788.]
+
+Et ailleurs:
+
+ Peut-il être possible que, lorsque je me démettrai de cet être
+ frêle et fiévreux, je me trouve encore dans un état d'existence
+ consciente! Quand le dernier hoquet de l'agonie aura annoncé que
+ je ne suis plus, à ceux qui m'ont connu et aux quelques-uns qui
+ m'ont aimé; quand le cadavre froid, roide, inconscient, affreux,
+ sera rendu à la terre pour être la proie de reptiles immondes et
+ pour devenir avec le temps le sol qu'on foule aux pieds; serai-je
+ encore tiède de vie, voyant et vu, chérissant et chéri? Ô vous,
+ vénérables sages, et saints Flamines, y a-t-il de la probabilité
+ dans vos conjectures, de la vérité dans vos histoires d'un autre
+ monde au-delà de la mort; ou bien sont-elles toutes également des
+ visions sans fondement et des fables fabriquées? S'il y a une
+ autre vie, elle ne doit être que pour ceux qui furent justes,
+ bienveillants, aimables, humains; quelle pensée flatteuse, alors,
+ est un monde à venir! Plut à Dieu que je le crusse aussi
+ fermement que je le souhaite ardemment![1378]
+
+ [Note 1378: _To Mrs Dunlop._ 13th Dec. 1789.]
+
+N'est-ce pas là, à proprement parler, le doute? Quand l'affirmation
+n'est pas absolue, elle perd sa vertu de sécurité. Carlyle a dit: «Il
+n'a pas de Religion.... Son coeur, à la vérité, est animé d'un
+tremblement d'adoration, mais il n'y a pas de temple dans son
+entendement. Il vit dans l'obscurité et dans l'ombre du doute. Sa
+Religion, aux meilleurs moments, est un souhait anxieux; comme celle
+de Rabelais, «un grand Peut-être[1379]». À son dernier moment, il
+pouvait répéter avec la même angoisse son cri d'interrogation qui lui
+revenait souvent:
+
+ [Note 1379: Carlyle. _Essay on Burns._]
+
+ Dites-nous, ô morts,
+ Aucun de vous, par pitié, ne trahira-t-il le secret
+ De ce que vous êtes, de ce que nous serons bientôt?
+
+ Mille fois j'ai adressé cette apostrophe aux fils disparus des
+ hommes, mais pas un seul n'a jugé convenable de répondre à la
+ question. «Ô si quelque spectre courtois voulait parler!» Mais
+ cela ne se peut: vous et moi, mon amie, devons faire l'expérience
+ par nous-mêmes[1380].
+
+ [Note 1380: _To Mrs Dunlop._ 22nd Aug. 1792.]
+
+Ainsi il ne pouvait attendre de ce qu'il avait de sentiments religieux
+ni consolation, ni révélation. Le mystère restait pour lui
+impénétrable; aucune voix ne lui avait révélé ce qui se cache de
+l'autre côté du voile obscur derrière lequel s'engouffrent tous les
+hommes. En face de la redoutable épreuve, il arrivait avec les seules
+ressources de la raison et de l'énergie humaine. Il se présentait
+stoïquement, avec ce dilemme, qui est comme un pis aller, et qui est
+le dernier mot de notre intelligence quand nous lui demandons de
+l'assurance pour nous offrir à la dissolution.
+
+ Vous et moi sommes souvent tombés d'accord que la vie en somme
+ n'est pas un grand bienfait. La fin de la vie, aux yeux du
+ raisonnement, est
+
+ Sombre comme fut le chaos, avant que le jeune soleil
+ N'ait été ramassé en globe, ou avant qu'il ait essayé ses rayons
+ À travers l'obscurité profonde.
+
+ Mais un honnête homme n'a rien à craindre. Si nous gisons dans la
+ tombe, l'homme tout entier comme un morceau de mécanisme brisé,
+ pour y pourrir avec les mottes de terre de la vallée, c'est bien;
+ du moins c'est la fin de la peine, du souci, de l'angoisse et des
+ besoins. Si cette partie de nous qu'on appelle l'Esprit survit à
+ la destruction apparente de l'homme--loin de nous les préjugés et
+ les contes de vieilles femmes! Chaque siècle et chaque nation a
+ une collection différente d'histoires; et comme la multitude est
+ toujours faible, elle a souvent, peut-être toujours, été trompée.
+ Un homme qui a conscience d'avoir rempli un rôle honnête parmi
+ ses semblables--même en admettant qu'il ait pu être par moments
+ le jouet des passions et des instincts--cet homme s'en va vers un
+ grand Être inconnu, qui n'a pu avoir d'autre dessein, en lui
+ communiquant l'existence, que de le rendre heureux; qui lui a
+ donné ces passions et ces instincts et qui en connaît bien la
+ force[1381].
+
+ [Note 1381: _To Robert Muir._ 7th March 1788.]
+
+Cette impression se confirme encore lorsque, en lisant ses dernières
+lettres, on remarque qu'elles sont toutes tournées du côté de la
+terre, qu'elles ne contiennent que des adieux et pas une lueur
+d'espérance. On dit qu'il avait emporté une Bible dans cette solitude.
+S'il l'ouvrit, son esprit ne porta pas vers les chapitres d'une tendre
+lumière où il est parlé du royaume des cieux; il s'arrêta plutôt au
+livre douloureux où Job entrevoit:
+
+ Le pays des ténèbres et de l'ombre de la mort,
+ Pays d'une obscurité profonde,
+ Où règnent l'ombre de la mort et la confusion,
+ Et où la lumière est semblable aux ténèbres[1382].
+
+ [Note 1382: Job.]
+
+Et ces derniers jours furent d'une infinie tristesse, devant ce vaste
+estuaire, où cette rivière, qui a été un ruisseau clair et bondissant,
+se meurt, lente et trouble, dans les vases et les sables, et disparaît
+dans l'immense océan, sur le sein duquel les soleils s'éteignent.
+
+ * * * * *
+
+Cependant, sans autre soutien que le sentiment de sa dignité, on a vu
+qu'en présence de la mort, il fut vraiment, bravement et noblement un
+homme. Toute cette partie de sa vie, si elle est douloureuse à ce
+point qu'on ne peut la retracer sans émotion, est belle, en vérité. Ce
+qui frappe dans les souvenirs de ceux qui l'ont connu en ses derniers
+temps, c'est l'air de bonté avec lequel il regarde ces gens qui vont
+continuer à vivre. Il semble qu'une grande douceur fût descendue en
+lui, et que sa sympathie, qui avait toujours en quelque chose de
+fougueux et de capricieux, fût devenue plus calme et plus régulière.
+Et dans toutes ses lettres d'adieu, quelle noble et simple façon de
+prendre congé de la vie! Rien d'exagéré. Il ne dissimule pas la
+tristesse naturelle à l'homme qui voit arriver sa destruction. Mais la
+résignation et la fermeté à travers lesquelles elle se fait jour la
+rendent presque sereine. On voit ici ce qu'il avait de meilleur, le
+fond de haute humanité qui existait en lui. La souffrance l'avait
+épuré; la maladie, dépouillé de ses passions; le voisinage de la mort
+lui donnait un apaisement précurseur du grand repos; il était dans une
+de ces ombres que projettent devant eux les événements qui approchent.
+Même les aveux de ses fautes passées deviennent paisibles, comme s'il
+avait eu confiance dans la mesure qui se ferait entre ses erreurs,
+d'un côté, et de l'autre les efforts qu'il avait faits pour les éviter
+et les regrets qu'il avait ressentis de les avoir commises. La seule
+partie encore tourmentée dans son esprit était l'anxiété pour sa
+famille.
+
+Sa vie se serait achevée dans cette tranquillité relative si un
+dernier accident n'en avait surexcité la fin. Il reçut d'un homme de
+loi de Dumfries une lettre réclamant le paiement de sept livres dix
+shellings qu'il devait à un marchand de draps pour son uniforme de
+volontaire. Il ne semble pas qu'elle contînt aucune menace de
+poursuites légales; on l'a du moins prétendu depuis. Mais, en Écosse,
+une lettre de ce genre est généralement considérée comme un
+commencement d'exécution de la part d'un créancier. Burns en fut
+extraordinairement affecté. La tristesse de son esprit, le sens
+d'impuissance que donne la maladie, la souffrance du dénûment dans
+lequel il se trouvait, tous les cauchemars de la misère, furent
+exaspérés par cette malheureuse communication. Son esprit malade se
+peupla de chimères encore plus noires que la réalité. Il perdit la
+tête, se vit saisi, emprisonné. Les deux lettres qu'il écrivit le même
+jour témoignent de son affolement. Il écrivait à Thomson:
+
+ «Après toutes mes fanfaronnades d'indépendance, la maudite
+ nécessité m'oblige à implorer de vous la somme de cinq livres. Un
+ cruel gredin de drapier, à qui je dois un compte, ayant mis dans
+ sa tête que je suis mourant, a commencé une procédure et
+ m'enverra infailliblement en prison. Envoyez-moi, au nom de Dieu!
+ envoyez-moi cette somme, et cela, par le retour du courrier.
+ Pardonnez-moi cette insistance, mais les horreurs de la prison me
+ rendent à moitié fou. Je ne vous demande pas cela gratuitement,
+ car lorsque la santé me reviendra, je vous fais la promesse et je
+ prends l'engagement de vous fournir pour quinze livres du plus
+ fin genre de chansons que vous ayez vu.... Pardonnez-moi!
+ Pardonnez-moi!...[1383]
+
+ [Note 1383: _To George Thomson._ 12th July 1796.]
+
+Et à son cousin James Burness de Montrose, il envoyait le même appel
+pathétique:
+
+ «Mon cher cousin, quand vous m'offrîtes une aide d'argent, je
+ pensais peu que j'en aurais si tôt besoin. Un gredin de drapier,
+ à qui je dois une note considérable, se mettant en tête que je
+ suis mourant, a commencé une procédure contre moi et enverra
+ infailliblement en prison mon corps émacié. Voulez-vous être
+ assez bon pour me prêter, et cela par retour du courrier, dix
+ livres? Ô James, si vous connaissiez la fierté de mon coeur, vous
+ me plaindriez doublement. Hélas! je ne suis pas accoutumé à
+ mendier! Le pire est que ma santé s'améliorait bien et le médecin
+ m'assure que la tristesse et le découragement sont la moitié de
+ mon mal. Devinez mes terreurs quand cette affaire est venue! Si
+ elle était réglée, je serais, je le pense, aussi bien que
+ possible. Quel langage emploierai-je avec vous? oh! ne me faites
+ pas défaut! Mais l'ordre maudit de la puissante nécessité....
+ Pardonnez-moi de vous le rappeler encore une fois--par retour du
+ courrier. Sauvez-moi des horreurs de la prison!... Je ne sais pas
+ ce que j'ai écrit. Le sujet est trop horrible; je n'ose pas y
+ jeter les yeux de nouveau.--Adieu![1384]
+
+ [Note 1384: _To James Burness._ July 12th, 1796.]
+
+Ainsi, jusqu'au dernier moment, ces mots: «les horreurs de la prison»
+qui avaient si douloureusement résonné dans toute sa vie, le
+hantaient. Ils l'avaient terrifié à Lochlea; ils l'avaient poursuivi à
+Mossgiel; ils avaient résonné à Ellisland, et voici qu'ils le
+ressaisissaient jusque sous l'aile de la mort. Il fut tué par eux
+comme son père. Le choc de cette nouvelle détermina une recrudescence
+de fièvre, et, comme s'il renonçait à tout espoir de guérison, il
+voulut retourner à Dumfries. Il convient d'ajouter que son cousin
+James Burness et Thomson envoyèrent immédiatement les sommes qu'il
+demandait. Mais, quand l'argent arriva, il était au-delà de toutes les
+tribulations de ce monde, là où, enfin, «les méchants ne tourmentent
+plus personne et où les fatigués trouvent le repos[1385].»
+
+ [Note 1385: Job 3. 17.]
+
+ * * * * *
+
+Il quitta Brow le lundi 18 juillet, dans une voiture qu'on lui avait
+prêtée. Quand il en descendit, à Dumfries, il fallut le soutenir pour
+qu'il pût faire le court chemin qui le séparait de sa maison[1386].
+Sa femme fut tellement frappée du changement survenu en lui qu'elle
+demeura sans parole[1387]. Dans la ville, l'émotion était grande.
+Cunningham dit que Dumfries avait l'aspect d'une ville assiégée. On
+savait que le poète national était mourant, et l'anxiété, non
+seulement des riches et des gens instruits, mais encore celle des
+ouvriers et des paysans dépassait toute croyance. Quand deux ou trois
+personnes étaient réunies, la conversation n'était que de lui. On ne
+se souvenait plus que de ses qualités et de son génie[1387].
+
+ [Note 1386: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 125.]
+
+ [Note 1387: _Memoranda of Mrs Burns_, recueillis par Mr Mac
+ Diarmid.]
+
+Le jour de son retour, il eut encore le courage d'écrire à son
+beau-père, Mr Armour, un pressant appel:
+
+ «Cher Monsieur, au nom du ciel! envoyez Mrs Armour immédiatement
+ ici. Ma femme s'attend d'heure en heure à s'aliter. Dieu bon!
+ Quelle situation pour elle, pauvre fille, sans un ami! Je suis
+ revenu des bains de mer aujourd'hui, et mes amis médecins
+ voudraient presque me persuader que je vais mieux; mais, je pense
+ et je sens que ma force est partie, que la maladie me sera
+ fatale![1388]»
+
+ [Note 1388: _To James Armour._ 18th July 1796.]
+
+Ce sont les derniers mots qu'il ait écrits. Il n'avait plus que quatre
+jours à souffrir. Un tremblement l'avait saisi; sa langue était
+desséchée; il tomba dans le délire[1389]. «Il avait conscience de
+cette infirmité, dit sa femme, et il me demanda de le rappeler à lui
+quand il divaguait[1390].» Pour assurer le repos nécessaire dans la
+maison, on avait envoyé les enfants chez Mr Lewars, en face. Jessy
+Lewars avait repris son poste de dévouement et de double charité.
+Quelques voisins, ses compagnons de l'Excise, le venaient voir. Le
+second jour, la fièvre augmenta. Le troisième, il appela son frère, et
+cria d'une voix forte et rapide: «Gilbert! Gilbert!»[1390] Le matin du
+jeudi 21 juillet, il devint visible qu'il touchait à sa fin. Le
+docteur Maxwell, qui fut admirable de dévouement, avait veillé une
+partie de la nuit et était parti. Il ne restait dans la chambre que
+deux voisins. On envoya chercher les enfants pour voir une dernière
+fois leur père. Les pauvres petits se tenaient rangés autour de son
+lit. L'aîné de ses fils conserva un souvenir distinct de cette scène,
+et il racontait que les derniers mots de son père avaient été une
+exécration murmurée contre l'homme de loi dont la lettre avait été,
+pour ses derniers moments, l'éponge trempée de fiel et de
+vinaigre[1391]. Puis graduellement et avec calme, il descendit dans
+son dernier repos.
+
+ [Note 1389: Currie. _Life of Burns_, p. 52.]
+
+ [Note 1390: _Memoranda of Mrs Burns_, recueillis par Mr Mac
+ Diarmid.]
+
+ [Note 1391: R. Chambers, tom. IV, p. 210.]
+
+Quand la nouvelle se répandit dans la ville, le deuil fut
+public[1392]. Les volontaires de Dumfries décidèrent qu'ils
+enterreraient leur illustre camarade avec les honneurs militaires. Le
+régiment de milice du comté d'Angus et le régiment de cavalerie des
+Cinque Ports, alors en garnison à Dumfries, offrirent leur coopération
+pour rendre le service plus solennel et plus imposant. Les principaux
+habitants de la cité et des environs résolurent de former une
+procession funèbre. Un vaste concours de peuple s'assembla,
+quelques-uns de très loin, pour assister aux obsèques du poète
+national[1393].
+
+ [Note 1392: Currie. _Life of Burns_, p. 58.]
+
+ [Note 1393: Mac Dowal. _History of Dumfries_, p. 615.]
+
+Le corps resta exposé dans son cercueil dans la petite chambre où il
+avait rendu le dernier soupir. La maladie l'avait amaigri; mais la
+mort l'avait peu changé. Son front large et ouvert était pâle et
+serein; ses cheveux noirs étaient légèrement teintés de gris. On avait
+répandu autour de lui des herbes et des fleurs[1394]. Le dimanche
+soir, 24 juillet, le cercueil fut transporté à l'Hôtel-de-Ville. Le
+lendemain à midi, par un temps mêlé, comme la vie humaine, d'averses
+et de soleil[1395], le convoi funèbre se dirigea du côté du cimetière
+de Saint-Michel. Les rues étaient garnies de troupes, et les grosses
+cloches des églises tintaient par intervalles, pendant que la
+procession s'avançait. Elle était conduite par un peloton de vingt
+volontaires de la compagnie du poète, en grand uniforme et les armes
+renversées. Le cercueil était porté et entouré par des soldats de la
+même compagnie, un crêpe au bras gauche. Ensuite venaient les parents
+du poète et les notables de la ville et du Comté. Enfin, arrivaient le
+reste des volontaires et une escorte militaire. Le convoi avançait
+lentement aux sons majestueux de la marche funèbre de Saül. Quand on
+arriva à la porte du cimetière, le peloton d'honneur, selon
+l'ordonnance, forma la haie, la tête appuyée sur les fusils renversés.
+À travers cette double rangée, le cercueil fut porté. Quand il fut
+dans la terre, le peloton d'honneur se rangea le long de la fosse et
+tira trois volées. Toute la cérémonie fut grande et solennelle[1396].
+
+ [Note 1394: Allan Cunningham. _Life of Burns_, p. 128.]
+
+ [Note 1395: _From the Diary of the late Mr William Grurson_,
+ donné par Hately Waddell. Appendice, p. XLVI.]
+
+ [Note 1396: Voir pour les détails des funérailles de Burns:
+ Currie, _Life of Burns_, p. 52.--Allan Cunningham, _Life of
+ Burns_, p. 126.--Les extraits du _Dumfries Journal_ du mardi
+ 26 juillet 1796 donnés par Scott Douglas, tom. VI, p.
+ 208.--Mac Dowal, _History of Dumfries_, p. 615.--Sur le
+ monument de Burns dans le cimetière de Dumfries, voir les
+ _Memorials of St.-Michael's the old Parish churchyard of
+ Dumfries_, par Mr Mac Dowall, chap. VIII.]
+
+Pendant que le service funèbre emplissait la ville de sa tristesse et
+que les cloches tintaient pour l'enterrement de son époux, Jane Armour
+mettait au monde un fils qui, usé avant de naître par les émotions de
+sa mère, mourut en bas-âge[1397].
+
+ [Note 1397: Currie. _Life of Burns_, p. 52.]
+
+Ainsi le tumulte de ces jours tourmentés était abattu, et ce coeur
+agité en repos, pour toujours. Mais ce paysan était une figure qui
+devait vivre dans la mémoire des hommes, et sa vie reste un sujet
+d'étonnement et de réflexions. Elle est souvent mal jugée pour des
+motifs opposés: par excès d'indulgence ou excès de sévérité.
+
+Certains biographes, soit par candeur naturelle, soit par préjugé
+national, soit par besoin de prédication, ont tenté de faire de Burns
+une créature inoffensive et sans souillure. Ils ignorent ou ils
+cachent ses mauvaises actions. Ils créent un homme vertueux et parfait
+dont la carrière est exemplaire. Comment n'a-t-on pas vu qu'on enlève
+ainsi au drame de sa vie sa tragique beauté, son intérêt, sa leçon et
+une partie de son mérite? Les candides qui veulent ainsi, en dépit de
+tout, innocenter ceux qu'ils admirent feront bien de ne pas
+s'approcher de cette existence. Dans un sentiment louable, ils la
+défigurent et la faussent. Ils se rendent coupables eux-mêmes d'une
+altération de la vérité.
+
+Mais que d'autres s'en approchent encore moins; les rigoureux, les
+stricts, les sévères, les vigilants, les inflexibles, les indignés,
+les inexorables, les impeccables, les extérieurement exacts, les
+contrits, les irrépréhensibles, les partisans de la voie étroite, ceux
+qui «nettoient le dehors de la coupe et du plat, mais dont l'intérieur
+est plein de méchanceté[1398]», toute la race des pharisiens, les
+_unco' good_,
+
+ [Note 1398: Luc XI. 39.]
+
+ Ô vous qui êtes si bons vous-mêmes,
+ Si pieux, et si saints,
+ Vous n'avez rien à faire qu'à noter et raconter
+ Les fautes et la folie de votre voisin[1399].
+
+ [Note 1399: _Address to the Unco' Good or the Rigidly
+ Rightuous._]
+
+Comment pourraient-ils parler d'une existence comme celle-ci, pleine
+de défaillances, mais rachetées par des clartés qu'ils ne perçoivent
+pas? Elle ne saurait être pour les violents d'entre eux qu'une
+occasion de scandale, de réprobation et d'anathème; et pour les
+sournois qu'une occasion de fausse commisération et de fiel doucereux.
+D'ailleurs, à quelle vie humaine peuvent-ils toucher, puisqu'aucune
+n'est exempte de faute et qu'une faute aux yeux de ces purs suffit à
+gâter une vie? À quelle vie peuvent-ils toucher, puisqu'ils ne
+comprennent pas que le repentir efface et renouvelle tout, comme le
+printemps change en bourgeons les feuilles mortes amassées au pied des
+arbres? En vérité, ils ne peuvent parler de rien d'humain; car ce ne
+sont pas des hommes:
+
+ Celui qui n'est pas apaisé par le repentir,
+ N'est ni du Ciel ni de la Terre[1400].
+
+ [Note 1400: Shakspeare.]
+
+Qu'elles restent donc à l'écart ces âmes honorables qui font profession
+de n'excuser rien; ces âmes rigoureuses qui ont regardé partout, sauf en
+elles-mêmes, où elles auraient appris à redouter leur propre jugement;
+ces âmes gâtées de malveillance qui vont dans la vie, ramassant le mal
+d'autrui, pareilles à ces misérables courbés qui ne voient du travail et
+de l'activité des grand'routes que les ordures qu'ils emportent en leur
+panier! Qu'elles restent à l'écart ces âmes assez déchues pour ne jamais
+accueillir la Bonté, ou plutôt dont la Bonté se détourne! Leur
+châtiment, parce qu'elles ont fait du mal leur unique préoccupation et
+leur aliment, est que le mal devient leur substance, qu'elles meurent
+dans un empoisonnement, une décomposition morale, comme finiraient des
+êtres qui ne se seraient jamais repus que de pourritures. C'est pourquoi
+il a été dit qu'elles ressemblent à «des sépulcres blanchis qui
+paraissent beaux au dehors et au dedans sont pleins d'ossements de morts
+et de toute espèce d'impuretés[1401]». Et si ces paroles semblent trop
+vives, qu'on se souvienne que celui qui a été, pour notre occident, le
+créateur et le divin poète de la charité, a oublié sa mansuétude et pris
+un esprit de colère, pour parler de la race des hypocrites qui paient la
+dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin et laissent ce qui est le plus
+important dans la loi: la justice, la miséricorde et la fidélité. Et
+qu'on se rappelle également qu'il trouvait leur crime plus abominable
+que tous les autres, et qu'il fit toujours paraître «plus d'indignation
+et un zèle plus amer contre cette prétendue sévérité pharisaïque que
+contre les désordres les plus énormes des publicains et des femmes
+prostituées de Jérusalem[1402]». Qu'ils restent donc à l'écart! Ils sont
+inaptes à juger le poète. Il les a abhorrés par dessus tout; il a été un
+de ceux qui les ont châtiés des lanières les plus coupantes. Sa
+poussière doit frémir de colère quand ils s'entretiennent de lui.
+
+ [Note 1401: Mathieu, XXIII. 27.]
+
+ [Note 1402: Bourdaloue. _Sermon sur la Sévérité
+ Évangélique._]
+
+C'est dans d'autres conditions d'esprit qu'il faut apprécier une vie
+comme celle de Burns et, on peut le dire, toutes les vies. Il est
+nécessaire d'établir premièrement en soi cette conviction que
+l'histoire d'un caractère, comme celle d'un organisme ou celle d'un
+monde, n'est pas une page blanche, un repos de pureté, mais un
+équilibre oscillant de vie et de mort, un combat de bien et de mal, le
+pénible dégagement d'un peu de mieux hors de beaucoup de désordre, le
+mélange d'ombre et de rayons dont sont faites les années et où roule
+l'univers. Aucune vie, pas plus qu'aucune époque, ne réalise le bien.
+Elles ont rempli leur office lorsqu'elles ont conquis et légué quelque
+progrès; ce qui les juge n'est pas l'endroit où elles s'arrêtent, mais
+ce qu'elles ont fait de chemin. Le vrai jugement sur tout homme, c'est
+donc que le bien atténue et compense le mal; qu'une faute, plusieurs,
+ne ruinent pas une âme où les bons efforts dominent; qu'une vie est un
+ensemble dont il faut prendre l'effet général, l'intention et pour
+ainsi dire la moyenne.
+
+Au-dessus de cette pensée, il est prudent d'asseoir encore cette
+réserve qu'une seule action est infinie et le noeud d'une multitude de
+choses tandis que notre vision est un pauvre instrument, une pince
+étroite et maladroite, qui accroche à peine deux ou trois fibres, dans
+cet écheveau, où par milliers se croisent et se mêlent les motifs, les
+intentions, les illusions, les ignorances, les aspirations, les
+insuffisances et les fatalités. Nous ignorons les profondeurs d'un
+acte, ignorées de celui même qui l'accomplit; à plus forte raison, les
+profondeurs d'une vie. Burns avait compris tout ce qui nous échappe
+dans la conduite des autres.
+
+ Jugez doucement votre frère, l'homme,
+ Plus doucement encore la femme, votre soeur;
+ Encore qu'ils puissent errer un peu,
+ Se dévoyer est chose humaine;
+ Un point reste toujours obscur:
+ Le motif _pourquoi_ ils ont agi;
+ Et tout aussi impuissante êtes-vous à savoir
+ Combien peut-être ils le regrettent.
+
+ Celui qui a fait le coeur, c'est lui seul
+ Qui, définitivement, peut nous juger;
+ Il connaît toutes les cordes--leurs sons divers,
+ Tous les ressorts,--leurs poussées diverses.
+ Soyons donc muets devant la balance,
+ Nous ne pourrons jamais l'ajuster;
+ Ce qui a été accompli, nous pouvons en partie le peser:
+ Nous ne savons pas ce qui a été réprimé[1403].
+
+ [Note 1403: _Address to the Unco' Good or the Rigidly
+ Rightuous._]
+
+Il est obligatoire d'apporter, devant un fait moral, au moins les
+mêmes précautions et les mêmes défiances que devant un fait physique.
+Dans le plus minuscule de ceux-ci, les dessous sont inscrutables, les
+racines innombrables. Ce sera peut-être un jour le bienfait spirituel
+de la science, et sa plus solide contribution à la morale, que
+d'enseigner au monde social les conditions d'évidence et la timidité
+d'affirmation.
+
+Et après qu'on aura réfléchi de cette manière et placé son
+intelligence au véritable point d'où il est permis de considérer son
+semblable, il est encore au-dessus de tout cela de comprendre que
+l'indulgence est non-seulement notre plus sage maintien parce qu'il
+est le plus modeste; mais qu'elle est encore la plus haute position
+intellectuelle, parce qu'elle est la plus vaste, et que voir une faute
+dans un horizon de pardon, c'est respecter doublement la vérité, car
+c'est placer ce que nous savons dans sa relation avec ce qui s'étend
+ignoré de nous. Heureux et plus clairvoyants encore, et en réalité
+plus généralisateurs et plus synthétiques, sont ceux qui voient
+naturellement avec bonté, qui ont reçu la bienveillance comme un génie
+et une façon d'être, ainsi qu'à d'autres est échue la beauté! Ceux-là
+seuls sont proches de la vie, et leur discours de pardon est,
+au-dessus même de la prière, le plus noble des bruits humains actuels.
+C'est avec une telle préparation qu'il faut juger autrui, à moins
+d'être un méchant.
+
+Celui qui reposait dans le cimetière de Dumfries avait été un homme
+dans le sens entier du mot, avec tout ce qu'il entraîne de qualités et
+de faiblesses. C'était une nature fougueuse, qui se précipitait dans
+le mal comme dans le bien, par générosité d'âme ou exigence
+d'instincts. Il avait une personnalité violente et impérieuse, dont le
+sentiment a eu la primauté sur toute sa vie. Elle se manifestait par
+deux traits caractéristiques, qu'il avait bien saisis lui-même en
+lui-même: l'orgueil et les passions, lesquelles furent les maîtresses
+et les conductrices de sa vie.
+
+ «Je suis, comme la plupart des gens de mon métier, un être
+ étrangement capricieux comme un feu-follet; la victime, trop
+ fréquemment, de beaucoup d'imprudence et de beaucoup de folies.
+ Mes deux éléments sont l'_orgueil_ et la _passion_. J'ai essayé
+ d'humaniser le premier et de le changer en intégrité et en
+ honneur; la seconde fait de moi, jusqu'au plus ardent degré
+ d'enthousiasme, un fanatique en amour, en religion, en
+ amitié--séparément ou tous ensemble selon l'inspiration[1404].»
+
+ [Note 1404: _To Clarinda._ 28th Dec. 1787.]
+
+Cet orgueil fut la source en lui de beaucoup de bonnes et de mauvaises
+choses. Il lui inspira l'idée de sa force, une attitude noble en face
+du succès aussi bien que de la misère, le sentiment, par lui
+virilement chanté, qu'un homme ne vaut que sa valeur propre, une
+dignité et une fierté qui le sauvegardèrent toujours. D'un autre côté,
+comme il était frémissant et ombrageux, il le rendit péniblement
+sensible à une quantité de petits froissements, à de petites
+négligences, à de petites inégalités extérieures, qu'il eut dû
+dédaigner. En l'exaspérant sur ces riens, en lui faisant regarder la
+vie comme mal répartie, il le poussa à la dénigrer, à se placer en
+dehors d'elle, à la braver, à devenir mécontent et cynique. Quant à
+l'élément de passion, il était fait des emportements d'un tempérament
+ardent et des rêves d'une belle imagination. Il naissait de son corps
+et de son esprit. Quelques-uns de ses biographes le représentent comme
+conduit par ses sens et expliquent ses fautes par un conflit entre ses
+dons spirituels et une constitution charnelle et terrestre[1405].
+C'est mal savoir de quoi sont faites les amours de poètes. Il y eut
+bien autre chose dans les passions de Burns; il y avait de la poésie
+et des jeux du coeur dans les aventures qui ont été les plus funestes
+à sa vie et qui sont les plus lourdes à son nom. Il était d'ailleurs
+violent et excessif en tout. Ses colères étaient terribles. Cette
+force d'impulsion le mena par saccades, devançant les réflexions, et
+précédant les remords. Mais il lui doit ce mérite qu'il fut toujours
+sincère et franc. C'est une qualité que ses ennemis même lui
+reconnaissaient et que lui reconnaissent encore ceux de ses biographes
+qui sont le moins disposés à l'indulgence envers lui. Avec ce mélange
+dangereux de qualités et de défauts, on pourrait lui appliquer les
+vers qu'il avait écrits sur un homme dont la nature n'était pas, à
+certains égards, sans ressemblance avec la sienne, sur Charles Fox:
+
+ [Note 1405: Principal Shairp. _Burns_, chap. VIII.]
+
+ Doué d'un savoir si vaste et d'un jugement si ferme,
+ Qu'aucun homme, avec la moitié, ne pourrait aller de travers;
+ Doué de passions si puissantes et de caprices si brillants,
+ Qu'aucun homme, avec la moitié, ne pourrait aller droit[1406].
+
+ [Note 1406: _Sketch inscribed to Charles James Fox._]
+
+Pour modérer et diriger ces violences, il aurait fallu une solide
+discipline morale. Elle lui fit défaut entièrement: il n'eut pas de
+doctrine et il n'avait pas de volonté. Il fut constamment le jouet de
+ses passions. Il ne s'est pas une fois retourné contre elles, pour
+leur tenir tête. Il n'a jamais eu de consolidation de caractère. Il a
+été, en somme, une nature de réceptivité, avec des réactions très
+énergiques. Son coeur a été un carrefour où les vents de tous les
+horizons ont passé, se sont rencontrés et combattus. La ligne de sa
+vie est le tracé brisé d'une suite de hasards et d'accidents. La
+vivacité incomparable de la sensation actuelle, qui est la grande
+qualité de sa production littéraire, fut le grand vice de sa conduite.
+Il était saisi, entraîné par elle irrésistiblement. Les émotions, en
+passant par lui, l'emportaient. Il appartenait toujours tout entier au
+présent, sans souci de l'avenir et, quelquefois, sans assez de
+souvenir du passé. De là des moments où il semble qu'il ait eu l'oubli
+trop facile, des revirements brusques qui ont un air d'ingratitude,
+comme dans ses vers contre Mrs Riddell. Sa générosité elle-même
+n'existait que dans ce qu'elle a de spontané et d'impulsif. La
+générosité prolongée et réfléchie, le sacrifice, n'apparaît pas en
+lui. À peine peut-on dire qu'elle se fait jour dans son mariage avec
+Jane Armour. Encore fut-ce là un acte si soudain qu'il peut être
+considéré comme une impulsion: on sait d'ailleurs ce qu'il dura. Il a
+été comme un arbre qui jette son feuillage à toutes les rafales,
+faisant naître de lui-même des tourbillons, dans lesquels il est perdu
+et qui lui dérobent le ciel.
+
+Comme sa personnalité était forte et dominatrice, cette soumission aux
+exigences des instincts ou des imaginations l'a souvent conduit dans
+ce qui fut le défaut de sa vie: l'égoïsme. C'était un généreux
+égoïste, un homme à tendances dévouées mais à conduite personnelle. Il
+lui a manqué l'oubli de soi-même, le sens, nous ne disons pas du
+dévouement, ni même de l'effacement, mais de la subordination de soi.
+Il n'a jamais su faire céder ses désirs, même légers et passagers, aux
+intérêts vitaux et durables des autres. Il n'a pas eu entre eux et lui
+de commune mesure. Et cette absence de préoccupation d'autrui est la
+cause de ce qui pèse le plus sur sa mémoire: des souffrances
+infligées. Un ermite, un stylite peuvent se désintéresser du prochain,
+isolés dans leur grotte ou sur leur colonne. Un homme plongé dans la
+vie ne le peut; Burns le pouvait moins que tout autre, à cause de
+l'ascendant qu'il exerçait sur ceux qui l'approchaient. Lui qui avait
+tant d'extériorité dans l'esprit, au point de créer des êtres, n'en
+avait pas dans le coeur; en certains cas décisifs, il n'eut pas assez
+conscience des existences en dehors de lui. Il vécut trop en lui-même
+et pour lui-même. Il a, il faut le dire, offert les tristesses et les
+angoisses d'autrui à son besoin de poésie, et nourri de pleurs humains
+les rêves dont il a fait ses oeuvres. Peu de poètes, à y regarder,
+furent exempts de cette cruauté; peut-être peu d'hommes le sont-ils.
+Et ceux-ci ne tournent pas à si rare usage les douleurs qu'ils créent,
+et ne changent point les larmes qu'ils font couler en perles à jamais
+pures, qu'ils mettent ensuite comme des colliers ou des diadèmes à
+celles qui les ont répandues. Il fut le premier de cette lignée de
+poètes modernes qui ont fait de l'amour l'occupation unique de leur
+vie. Il a été aussi le premier à faire de la passion l'excuse de ses
+mauvaises actions; et nous ne parlons pas ici d'influence ni même
+d'inspiration littéraires, mais seulement d'état moral. Là encore, il
+a devancé Byron et l'école de poètes continentaux sortis de celui-ci
+jusqu'à Musset et George Sand. On a vu, dans un passage cité à propos
+de la plus meurtrière de ses fautes, avec quelle subtilité il
+cherchait à rendre son don poétique solidaire de ses passions, et par
+conséquent à mettre ses erreurs à l'abri de ses oeuvres; à faire de
+ses fautes une condition de sa gloire et de sa gloire l'absolution de
+ses fautes.
+
+Sa vie, c'est-à-dire la manifestation extérieure de sa nature aux
+prises avec les circonstances, en y comprenant cette lisière de
+terrain commun où les circonstances contribuent à former la nature, et
+la nature à créer les circonstances, sa vie fut le produit de cette
+âme tourmentée. Elle fut moralement livrée au hasard, on a vu avec
+quels résultats; il est inutile d'y revenir. Ce qui est douloureux,
+c'est qu'au point de vue de l'emploi de son génie et de sa gloire, il
+en alla de même façon. Elle est incomplète, irrégulière, interrompue
+et sans ensemble. Ce n'est pas assez de dire qu'il lui a manqué la
+régularité et la continuité du travail. Cette contrainte était
+incompatible avec sa fougue; il faut en prendre son parti. Il lui a
+manqué bien davantage. On n'y trouve pas même de moments de
+groupement, un dessein qui ait ramassé et concentré, pendant un peu de
+temps, en un effort un peu tenu, les énergies et les ressources d'un
+pareil esprit. Sa production n'a pas eu de direction, pas de
+persévérance; elle a vécu au jour le jour. Il n'y a presque rien dans
+son oeuvre qui lui ait demandé plus d'une demi-journée de travail.
+_Tam de Shanter_ fut écrit en une après-midi; les _Joyeux mendiants_,
+en une soirée; il a lâché, avec ses chansons, une volière de pinsons
+et de fauvettes, de rossignols et de merles, dont le gazouillis est à
+jamais charmant, mais il lui suffisait d'ouvrir la cage. Ce n'est pas
+que ce qu'il a fourni ainsi ne soit de haute valeur et, en quelques
+points, de premier ordre. Mais on conçoit qu'avec un peu de
+concentration de travail, il eût pu produire de telle façon que ce qui
+le fait immortel n'eût été qu'un détail, un portail latéral de son
+oeuvre. Sans parler d'ouvrages de plus grande taille, de plus longue
+baleine et de plus haute visée, et à étendre seulement sa production
+telle qu'elle existe, quelle ne serait pas, dans la littérature
+anglaise, la place d'un homme qui aurait apporté un volume de contes
+comme _Tam de Shanter_, et un autre de scènes comme les _Joyeux
+mendiants_ ou de tableaux comme la _Foire sainte_? Par manque de
+vouloir, il lui est arrivé, comme à Coleridge, que sa gloire n'est pas
+ce qu'elle aurait pu être. Que cette vie est loin de la belle
+architecture des vies de Milton, de Goethe ou d'Hugo, où la voûte
+s'achève et dont l'arcade est parfaite! Lui-même en avait conscience,
+et il l'a dit dans des termes frappants de vigueur et de beauté. «Ma
+vie m'a fait penser à un temple ruiné: quelle force, quelles
+proportions dans quelques parties; quelles brèches misérables, quelles
+ruines éparses dans d'autres![1407]» Hélas! ce n'était pas un temple
+ruiné; c'était un temple inachevé.
+
+ [Note 1407: _To Clarinda_, 19th Jan. 1788.]
+
+Il s'était bien jugé lui-même. Dans une prière qu'il a intitulée
+l'_Épitaphe d'un Poète_, il a proclamé, avec sa franchise ordinaire,
+ses torts et ses égarements. C'est un résumé admirablement exact et,
+par là, touchant de sa destinée.
+
+ Existe-t-il un niais mené par des caprices,
+ Trop vif pour réfléchir, trop ardent pour obéir,
+ Trop timide pour chercher, trop fier pour flatter?
+ Qu'il approche d'ici,
+ Et que, sur ce tertre herbeux, il chante dolemment
+ Et verse une larme.
+
+ Existe-t-il un poète de chanson rustique,
+ Qui passe obscur dans la foule,
+ Dont chaque semaine s'emplit ce cimetière?
+ Oh! qu'il ne passe pas outre,
+ Mais qu'avec un sentiment fort et fraternel,
+ Il pousse ici un soupir.
+
+ Existe-t-il un homme dont le clair jugement
+ Peut enseigner aux autres à diriger leur course,
+ Et qui, lui-même, court follement la carrière de la vie,
+ Effréné comme une vague?
+ Qu'il s'arrête ici, et, à travers une larme naissante,
+ Contemple cette tombe.
+
+ Le pauvre habitant ci-dessous
+ Fut prompt à apprendre, sage pour connaître,
+ Et profondément ressentit l'ardeur de l'amitié
+ Et l'autre flamme plus douce;
+ Mais d'imprudentes folies le ruinèrent
+ Et souillèrent son nom.
+
+ Lecteur, écoute:--Soit que ton âme
+ S'élance, du vol de la fantaisie, par delà le pôle,
+ Ou défriche obscurément ce trou terrestre
+ Dans de bas soucis;
+ Sache que le contrôle sur soi-même, prudent et avisé.
+ Est la racine de la sagesse[1408].
+
+ [Note 1408: _A Bard's Epitaph._]
+
+On ne peut mieux dire et plus juste. C'est un humble et noble aveu,
+mais dont l'humilité et le courage contiennent le plus éloquent des
+plaidoyers. Ces vers devraient être gravés sur sa tombe.
+
+Toutefois ce n'est pas là une justice suffisante. Il lui revient
+davantage. Tous ses défauts, toutes ses fautes pesés, aussi lourdement
+pesés qu'on voudra, le plateau où est l'or pur l'emporte de beaucoup
+sur celui où est le plomb vil. L'admiration grandit à mesure qu'on
+examine ses qualités. Quand on songe à sa sincérité, à sa droiture, à
+sa bonté envers les gens et les bêtes, à son dédain pour toute
+bassesse, à sa haine pour les fourberies, qui, à elle seule, serait un
+honneur, à son désintéressement, à tant de beaux élans de coeur, de
+hautes inspirations d'esprit, à l'intensité d'idéalité qu'il lui a
+fallu pour maintenir son âme au-dessus de sa destinée; quand on songe
+que tous ces généreux sentiments, il les a éprouvés au point qu'ils
+ont été sa vie intellectuelle, qu'ils sont sortis de lui en joyaux,
+tant il les ressentait avec flamme et tant son âme était une fournaise
+où bouillonnaient des métaux précieux; on se dit que ce fut un homme
+de la plus noble élite humaine et de grande bonté. Quand on se
+rappelle ce qu'il a souffert, ce qu'il a surmonté et ce qu'il a
+accompli, contre quelle misère son génie s'est débattu pour naître et
+pour vivre, la persévérance de ses années d'apprentissage, ses
+exploits intellectuels, et après tout, sa gloire; on se dit que ce
+qu'il n'a pas réussi ou pas entrepris n'est rien à côté de ce qu'il a
+achevé, et que ce fut un homme de grand effort. Et que reste-t-il à
+penser sinon que l'argile dont il était fait était pétrie de diamants
+et que sa vie a été une des plus vaillantes et des plus fières qu'un
+poète ait vécues?
+
+Enfin qui dira s'il n'y a pas, dans l'existence d'hommes tels que
+Burns, comme dans celles de Rousseau, de Byron, de Musset, de George
+Sand, et vraisemblablement, si nous les connaissions davantage, dans
+celle de Shakspeare et de Molière, une utilité profonde qui sort de
+leurs faiblesses? Elles remplissent une autre fonction qui est non
+moins indispensable que celles de Dante, de Milton et de Corneille. De
+celles-ci naissent un exemple austère et le noble plaidoyer du devoir.
+Mais des autres naissent peut-être des sentiments plus humains: la
+connaissance des misères des meilleurs d'entre nous, l'impuissance à
+leur refuser le pardon, et, par suite, la pratique de la pitié. Que ne
+perdrait point l'âme du genre humain, non pas en beauté et en délice
+d'art, mais en nécessaire bonté, si ces hommes ne lui avaient fait
+sentir, par leur séduction, la compassion pour leurs souffrances! Et
+comment l'auraient-ils fait pleinement, s'ils n'avaient pas, par les
+plus cruelles souffrances, c'est-à-dire celles qui résultent des
+fautes, inspiré la plus noble générosité, c'est-à-dire celle qui
+triomphe d'un blâme. Ce sont eux qui ont en partie donné un coeur
+miséricordieux à l'humanité. Par un métamorphisme mystérieux,
+admirable, leurs fautes, leurs souillures même se transforment en
+clémence, en un baume qui parfume le monde. Les orages particuliers
+qui ont ravagé leurs âmes retombent en rosée universelle, et c'est la
+rosée de la compassion. Personne ne fut plus fait que Burns pour
+contribuer à ce travail sacré. Aussi, malgré la sévérité qui atteint
+certains de ses actes, le jugement des hommes sera clément pour lui.
+
+Quant à nous, après avoir vécu avec lui, pendant plusieurs années,
+après avoir suivi ses tracas, ses traverses, ses tourments et ses
+travaux, assisté à ses crises, sondé son coeur d'une main impartiale
+si elle est charitable, réfléchi à ses fautes, et pesé avec leurs
+conséquences leurs causes et leurs excuses, nous avons conçu pour lui
+une affection compatissante. Notre espoir, au bout de ce long effort
+pour faire revivre cette âme comme il nous semble qu'elle a vécu, est
+d'inspirer à ceux qui liront ce livre un peu de ces sentiments pour ce
+frère si véritablement humain.
+
+ * * * * *
+
+Il est impossible d'abandonner l'histoire de Burns sans s'inquiéter de
+ce que devinrent ceux qui avaient vécu avec lui et les enfants pour
+lesquels il avait souffert tant d'anxiétés[1409].
+
+ [Note 1409: Les renseignements sur la famille de Burns se
+ trouvent dans l'appendice au vol. IV de Chambers:
+ _Posthumous History of Burns_, et dans l'_Addenda Nº IV_ du
+ tome VI de Scott Douglas. Voir aussi les _Genealogical
+ Memoirs of the Family of Robert Burns_, par le Dr Charles
+ Rogers.]
+
+Sa vieille mère continua à résider avec Gilbert dont elle suivit la
+fortune et mourut en 1820, dans sa quatre-vingt-huitième année.
+
+Gilbert resta sur la ferme de Mossgiel jusqu'en 1798. En 1791, il
+avait épousé une jeune fille de Kilmarnock dont il eut six fils et
+cinq filles. En quittant Mossgiel, il prit la ferme de Dinning dans
+la vallée de la Nith, où il resta jusqu'en 1804. Il devint à cette
+date agent des propriétés de lord Blantyre dans East-Lothian. Ce fut
+alors seulement qu'il connut un peu d'aisance et de tranquillité. Il
+avait aidé Currie dans sa biographie et son édition de Burns. En 1820,
+il revit lui-même cette édition. Il mourut en 1827, après avoir vu
+partir avant lui cinq de ses enfants.
+
+Des trois soeurs de Burns, l'une, Agnes Burns, mourut en 1834; la
+seconde, Annabella, en 1832, et la troisième, Isabella, plus connue
+sous le nom de Mrs Begg et qui a donné quelques détails intéressants
+sur son frère, mourut en 1858, au milieu des préparatifs faits pour
+célébrer le centenaire de la naissance de son frère et fut enterrée
+dans le tombeau de son père, à l'ombre de l'église d'Alloway. Agnes et
+Isabella épousèrent des nommes qui devinrent gérants de propriétés.
+Annabella demeura fille et continua de vivre chez Gilbert avec sa
+vieille mère.
+
+Burns laissait sa famille dans le dénûment. Aussitôt après sa mort,
+ses amis, John Syme, le distributeur du Timbre, et le Dr Maxwell qui
+l'avait soigné, auxquels se joignit Alexander Cunningham d'Édimbourg,
+prirent l'initiative d'une souscription en faveur de la femme et des
+enfants du poète. Cette souscription rapporta assez lentement 700
+livres[1410]. On subvint ainsi aux premières nécessités. Pendant ce
+temps, il fut résolu qu'on publierait une édition des oeuvres
+complètes de Burns avec sa correspondance. C'était un travail
+considérable; il fallait réunir les poèmes, retrouver et rassembler
+les lettres. On pensa à Dugald Stewart, puis à Mrs Walter Riddell.
+Enfin le Dr Currie, alors médecin à Liverpool, grand admirateur de
+Burns, qui s'était employé activement pour la souscription, fut chargé
+de cette tâche. Il s'en acquitta admirablement, avec un soin, une
+générosité, une affection et un talent dignes de tous les éloges.
+Cette bonne oeuvre sauvegardera son nom. _Les OEuvres de Robert Burns
+avec un Récit de sa Vie et une Critique de ses Écrits, par James
+Currie, M. D._ parurent en Mai 1800. Le succès de cette publication
+fut grand. Quatre éditions, de 2000 exemplaires chaque, se vendirent
+en quatre ans. Les profits montèrent à 1400 livres. Cela permit à Jane
+Armour de vivre et de faire donner à ses enfants une éducation
+respectable. Le Dr Currie alla la voir en 1804. «Tout, autour d'elle,
+annonçait une aisance convenable et même le confort. Elle me montra la
+salle de travail et la petite bibliothèque de son mari, à peu près
+telles qu'ils les avait laissées. D'après tout ce que j'entends dire,
+elle se conduit irréprochablement[1411]».
+
+ [Note 1410: R. Chambers, tom. IV, p. 224-25.]
+
+ [Note 1411: R. Chambers, tom. IV, p. 230.]
+
+Jane Armour, restée veuve à trente-et-un ans, fut fidèle à la mémoire
+de son mari. Elle supporta son veuvage, dont la célébrité de son nom
+et la curiosité dont elle était entourée faisaient une situation plus
+difficile, avec une dignité qui lui valut l'estime et l'affection de
+tous. Son esprit s'était formé et assis. Son bon sens et un grand
+sentiment de tact frappaient ceux qui l'approchaient. Elle avait pris,
+en vivant près de son poète et en admirant ses oeuvres, un goût de
+choses délicates et brillantes.
+
+ Son esprit était un de ces esprits bien pondérés qui s'attachent
+ instinctivement au convenable et à la mesure, en toutes choses.
+ Ceux qui l'ont connue, au commencement comme à la fin de sa vie,
+ n'ont jamais remarqué de changement dans ses façons et ses
+ habitudes, sauf peut-être plus d'attention à sa mise et plus de
+ raffinements dans ses manières, qu'elle avait acquis
+ insensiblement par de fréquents rapports avec des familles de la
+ plus haute respectabilité. Dans ses goûts, elle était frugale,
+ simple et pure; elle prenait grand plaisir à la musique, à la
+ peinture et aux fleurs. Pendant le printemps et l'été, il était
+ impossible de passer devant ses fenêtres sans être frappé de la
+ beauté et de la richesse des fleurs qu'elles contenaient; si elle
+ était capable d'extravagance excessive, c'était pour les racines
+ et les plantes des plus belles espèces. Aimant beaucoup la
+ société de la jeunesse, elle se mêlait volontiers à leurs
+ plaisirs innocents et remplissait joyeusement pour eux «la coupe
+ qui égaie et n'enivre pas». Bien qu'elle ne fût ni sentimentale
+ ni «bas bleu», c'était une femme intelligente; elle avait une
+ grande pénétration, discernait admirablement les caractères et
+ faisait souvent des remarques pleines de sens[1412].
+
+ [Note 1412: Extrait d'un article du _Dumfries Courrier_, qui
+ parut au moment de la mort de Mrs Burns et qui a été
+ attribué à Mr Mac Diarmid. Cité dans l'édition d'Allan
+ Cunningham, p. 746.]
+
+Cette Jane Armour n'est pas tout à fait celle que nous avons vue.
+C'est celle que la vie bien vécue avait fini par faire. Le haut
+esprit, qu'elle avait compris, en l'aimant, avait, en récompense,
+rempli cet amour d'intelligence. Elle avait, par la vertu de sa
+sympathie, mis sa nature à l'unisson avec la sienne, et elle était
+devenue apte à recevoir toutes choses justes et fines. Elle prit
+naturellement les délicatesses. Mais cela était comme le fruit
+lointain de sa bonté et de son pouvoir d'affection. Elle ne quitta
+jamais la maison où son mari était mort. Son soin était de la tenir en
+grande propreté et de l'embellir autant que ses strictes ressources le
+lui permettaient. Là, pendant plus de trente ans, elle reçut, par
+milliers et milliers, tous ceux, pauvres et riches, qui venaient
+visiter la demeure du poète. Parfois, pendant les mois d'été, elle
+était fatiguée de ce défilé incessant. Elle le supportait avec
+patience. Il lui semblait qu'elle remplissait un devoir en tenant sa
+maison ouverte et en accueillant ceux qu'avait attirés la gloire de
+Burns[1412]. Elle conserva très longtemps son élégance de corps, sa
+démarche gracieuse, un pas léger, des yeux noirs comme le jais, clairs
+et brillants, et la voix souple et juste dont Burns était fier. Elle
+mourut le 26 mars 1834.
+
+Au moment de sa mort, Burns avait six enfants vivants, quatre
+légitimes de Jane Armour, quatre fils; et deux illégitimes, deux
+filles: l'une Elisabeth, l'aînée de tous ses enfants, la fille
+d'Elisabeth Paton, née en 1784, qui était élevée à Mossgiel, et la
+seconde, nommée aussi Elisabeth, la fille d'Anna Park, que Jane Armour
+avait si généreusement recueillie.
+
+L'aîné des fils, nommé Robert comme son père, après avoir commencé son
+éducation à la Grammar-School de Dumfries, suivit des cours à
+l'Université d'Édimbourg et à celle de Glascow. Son éducation faite,
+il obtint un modeste emploi à l'Administration du Timbre à Londres. Il
+mena une vie de petit employé, augmentant ses ressources en donnant
+des leçons de mathématiques et de langues classiques. Il était d'une
+grande intelligence, avec un don de parole remarquable. Il composa
+quelques poésies auxquelles le mérite ne manque pas. Il semble, par
+certains côtés de conduite, avoir ressemblé à son père, mais il
+n'avait pas son énergie. Ce que Burns avait diagnostiqué de lui se
+trouva vrai; il était fait pour une vie de prélature, nonchalante et
+aisée. En 1833, il prit sa retraite, avec une petite pension, et vécut
+à Dumfries où il mourut en 1857. Il avait eu en 1812 une fille, Eliza
+Burns, qui épousa en 1834 le chirurgien Everitt. De cette union naquit
+une fille, Martha Burns-Everitt qui ne se maria pas.
+
+Le second, Francis-Wallace, le filleul de Mrs Dunlop, celui dont son
+père était si orgueilleux, mourut en 1803, à l'âge de quatorze ans.
+
+La destinée des deux derniers est plus intéressante. William-Nicol
+Burns, nommé d'après le Nicol d'Édimbourg, après avoir reçu son
+éducation à la Grammar-School de Dumfries, s'embarqua pour les Indes à
+l'âge de quinze ans, en qualité de midshipman. En 1811, il reçut une
+commission de cadet. Après trente-trois années de service comme
+officier dans le 7e régiment d'infanterie de Madras, dont il devint
+lieutenant-colonel, il prit sa retraite et revint en Angleterre en
+1843. Il alla habiter la petite ville paisible de Cheltenham et y
+mourut presque de nos jours, le 21 février 1872. Il mourut sans
+enfants.
+
+Le quatrième fils, James-Glencairn, nommé d'après le bienfaiteur de
+Burns, eut une carrière presque semblable. En 1811, il fut nommé cadet
+au service de la Compagnie des Indes-Orientales. Il rejoignit à
+Calcutta le 15e régiment d'infanterie indigène du Bengale. Lorsqu'il
+vint faire un séjour en Angleterre, en 1831, il fut l'hôte de Walter
+Scott à Abbotsford. À son retour dans les Indes, en 1833, il fut nommé
+Juge et Percepteur à Cachar. Il revint définitivement en 1839 avec le
+grade de major. Puis il alla vivre avec son frère à Cheltenham où il
+mourut en 1865. Il eut deux filles de deux mariages. La seconde,
+Anne-Becket Burns, qui ne s'est pas mariée, vivait encore à Cheltenham
+en 1883. L'aînée, Sarah Burns, épousa un docteur Hutchinson de qui
+elle eut un fils, Robert Burns-Hutchinson, et trois filles: Annie,
+Violet et Margaret. Robert Burns-Hutchinson est donc le seul
+descendant mâle légitime du poète. En 1877, il est parti pour Assam
+afin de se faire planteur de thé.
+
+Des deux filles naturelles de Burns, l'aînée «la petite Bess» resta à
+Mossgiel avec Gilbert et la vieille mère jusqu'à l'âge de sa
+majorité. Elle reçut alors une dot de deux cents livres obtenues par
+une souscription publique. Elle épousa un nommé John Bishop et mourut
+à l'âge de trente-deux ans. La seconde continua à être élevée par Jane
+Armour avec ses propres enfants. À sa majorité, elle reçut également
+une somme de deux cents livres qui provenait de la même souscription.
+Elle épousa un nommé John Thomson, soldat retraité, qui travaillait
+près de Glascow à son métier de tisserand. En 1859, une nouvelle
+souscription lui assura trente livres de rente viagère. Elle mourut le
+13 juin 1873.
+
+Ainsi, plus ou moins largement, la gloire de Burns procura aux siens
+ce que sa prévoyance ne leur avait pas assuré. S'il avait pu le
+deviner, sa fin eût été moins cruelle.
+
+
+
+FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+ PAGES
+
+ DÉDICACE III
+
+ PRÉFACE V
+
+
+ PREMIÈRE PARTIE.
+
+ LA VIE.
+
+
+ CHAPITRE I.
+
+ ALLOWAY ET MONT-OLIPHANT.
+
+ 1759--1777
+
+ I. Alloway. L'Enfance 3
+
+ II. Mont-Oliphant. L'Éducation. L'Adolescence 10
+
+
+ CHAPITRE II.
+
+ LOCHLEA
+
+ 1777--1784.
+
+ I. La Jeunesse. Les premières amours 34
+
+ II. Le séjour à Irvine 50
+
+ III. Les années d'apprentissage. Les premières fautes.
+ La mort du père. 55
+
+
+ CHAPITRE III.
+
+ MOSSGIEL ET MAUCHLINE.
+
+ Mars 1784--Novembre 1786.
+
+ I. La lutte contre le clergé 77
+
+ II. Le flot de poésie.--La Vision 109
+
+ III. Les orages du coeur.--Jane Armour.--Mary Campbell 125
+
+ IV. La renommée soudaine.--Le départ pour Édimbourg 162
+
+
+ CHAPITRE IV.
+
+ ÉDIMBOURG.
+
+ Novembre 1786--Février 1788.
+
+ Édimbourg en 1786 174
+
+ I. L'hiver de 1786-87:
+
+ Burns dans la société d'Édimbourg 195
+
+ Le triomphe 210
+
+ Le désaccord 234
+
+ Les tavernes d'Édimbourg 241
+
+ II. L'été de 1787:
+
+ Le voyage des Borders 254
+
+ Rentrée et séjour à Mossgiel.--Retour à Édimbourg 271
+
+ Voyage dans les Highlands.--Impressions historiques
+ et patriotiques 285
+
+ III. L'hiver de 1787-88:
+
+ Incertitudes 319
+
+ L'épisode de Clarinda 323
+
+ Départ définitif d'Édimbourg 370
+
+ Le mariage 371
+
+
+ CHAPITRE V.
+
+ ELLISLAND.
+
+ Juin 1788--Novembre 1791.
+
+ I. Installation à Ellisland.--Bonnes résolutions 380
+
+ II. L'Excise. Le sacrifice. Les fatigues 414
+
+ III. Misère,--Tristesse,--Fautes 425
+
+ IV. La vie profonde, la production 441
+
+ V. Le départ de la ferme 461
+
+
+ CHAPITRE VI.
+
+ DUMFRIES.
+
+ Décembre 1791--Juillet 1796.
+
+ I. Fin de l'épisode de Clarinda 469
+
+ II. Opinions politiques.--Tracas 479
+
+ III. Les excès augmentent.--Mauvais renom 505
+
+ IV. Derniers jeux du coeur.--Les chansons 517
+
+ V. Les derniers chagrins, les derniers excès, les
+ dernières lueurs. La fin 535
+
+
+
+
+
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+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROBERT BURNS ***
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+approach us with offers to donate.
+
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+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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