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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'hérésiarque et Cie + +Author: Guillaume Apollinaire + +Release Date: August 19, 2007 [EBook #22356] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HÉRÉSIARQUE ET CIE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Hugo Voisard and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + GUILLAUME APOLLINAIRE + + L'Hérésiarque & Cie + + --TROISIÈME ÉDITION-- + + PARIS + P.-V. STOCK, ÉDITEUR + + 155, RUE SAINT-HONORÉ, 155 + + 1910 + Tous droits réservés. + + + + +L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et +de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. + +Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la +librairie) en octobre 1910. + + + + +OUVRAGES DU MÊME AUTEUR + + +Chez HENRI KAHNWEILER, éditeur, 28, rue Vignon: + +L'Enchanteur Pourrissant, avec bois d'André Derain; _Édition de +Bibliophiles_, 106 exemplaires. + + L'exemplaire sur papier vergé 60 francs + L'exemplaire sur papier Japon 120 -- + + +SOUS PRESSE + +Chez DEPLANCHE, _Éditeur d'Art_, 18, rue de la Chaussée-d'Antin: + +Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée, poèmes, avec bois de Raoul Dufy, +_Édition de Bibliophiles_, 120 exemplaires. + + L'exemplaire sur papier Hollande 100 francs + L'exemplaire sur papier Japon 125 -- + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + +_De cet ouvrage il a été tiré à part_ VINGT ET UN EXEMPLAIRES SUR PAPIER +DE HOLLANDE _numérotés et paraphés par l'éditeur._ + + + + +_À THADÉE NATANSON CES PHILTRES DE PHANTASE_ + + + + + +LE PASSANT DE PRAGUE + + +En mars 1902, je fus à Prague. + +J'arrivais de Dresde. + +Dès Bodenbach, où sont les douanes autrichiennes, les allures des +employés de chemin de fer m'avaient montré que la raideur allemande +n'existe pas dans l'empire des Habsbourg. + +Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne, afin d'y déposer ma valise, +l'employé me la prit; puis, tirant de sa poche un billet depuis +longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en deux et m'en donna une +moitié en m'invitant à la garder soigneusement. Il m'assura que, de son +côté, il ferait de même pour l'autre moitié, et que, les deux fragments +de billet coïncidant, je prouverais ainsi être le propriétaire du bagage +quand il me plairait de rentrer en sa possession. Il me salua en +retirant son disgracieux képi autrichien. + +À la sortie de la gare François-Joseph, après avoir congédié les +faquins, d'obséquiosité tout italienne, qui s'offraient en un allemand +incompréhensible, je m'engageai dans de vieilles rues, afin de trouver +un logis en rapport avec ma bourse de voyageur peu riche. Selon une +habitude assez inconvenante, mais très commode quand on ne connaît rien +d'une ville, je me renseignai auprès de plusieurs passants. + +Pour mon étonnement, les cinq premiers ne comprenaient pas un mot +d'allemand, mais seulement le tchèque. Le sixième, auquel je m'adressai, +m'écouta, sourit, et me répondit en français: + +--Parlez français, monsieur, nous détestons les Allemands bien plus que +ne font les Français. Nous les haïssons, ces gens qui veulent nous +imposer leur langue, profitent de nos industries et de notre sol dont la +fécondité produit tout, le vin, le charbon, les pierres fines et les +métaux précieux, tout, sauf le sel. À Prague, on ne parle que le +tchèque. Mais lorsque vous parlerez français, ceux qui sauront vous +répondre le feront toujours avec joie. + +Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont le nom est orthographié de +telle sorte qu'on le prononce _Porjitz_, et prit congé en m'assurant de +sa sympathie pour la France. + + * * * * * + +Peu de jours auparavant, Paris avait fêté le centenaire de Victor Hugo. + +Je pus me rendre compte que les sympathies bohémiennes, manifestées à +cette occasion, n'étaient pas vaines. Sur les murs, de belles affiches +annonçaient les traductions en tchèque des romans de Victor Hugo. Les +devantures des librairies semblaient de véritables musées +bibliographiques du poète. Sur les vitrines étaient collés des extraits +de journaux parisiens relatant la visite du maire de Prague et des +_Sokols_. Je me demande encore quel était le rôle de la gymnastique en +cette affaire. + +Le rez-de-chaussée de l'hôtel qui m'avait été indiqué, était occupé par +un café chantant. Au premier étage, je trouvai une vieille qui, après +que j'eus débattu le prix, me mena dans une chambre étroite où étaient +deux lits. Je spécifiai que j'entendais habiter seul. La femme sourit, +et me dit que je ferais comme bon me semblerait; qu'en tout cas je +trouverais facilement une compagne au café-chantant du rez-de-chaussée. + + * * * * * + +Je sortis, dans l'intention de me promener tant qu'il ferait jour et de +dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma coutume, je me +renseignai auprès d'un passant. Il se trouva que celui-ci reconnut aussi +mon accent et me répondit en français: + +--Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses +beautés pour vous inviter à m'accompagner à travers la ville. + +Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, mais encore vert. Son +vêtement apparent se composait d'un long manteau marron au col de +loutre, d'un pantalon de drap noir assez étroit pour mouler un mollet +qu'on devinait très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre +noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front +était entouré d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir +mou, sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents comme +ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut pas +être fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je détaillai +le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la +masse de la barbe, des moustaches, et des cheveux démesurément longs +mais soigneusement peignés, d'une blancheur d'hermine. On voyait +pourtant les lèvres épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu et +courbe. Près d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta et me dit: + +--Pardon, monsieur. + +Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous fûmes +sortis: + +--Regardez ces anciennes maisons, dit-il; elles conservent les signes +qui les distinguaient avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la maison +à la _Vierge_, celle-là est à l'_Aigle_, et voilà la maison au +_Chevalier_. + +Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée. + +Le vieillard la lut à haute voix: + +--1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de +Munich. + +Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire à un fou. Il me regarda +et sourit, découvrant des gencives édentées. Il continua: + +J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît que ma figure ne plut pas +aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète. +Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrottèrent et me menèrent +devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience fût nette, je n'étais +pas fort rassuré. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la +maison qui porte actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, m'assura +que je vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la +propriété d'accorder un jour de vie à qui la regarde. Il est vrai que, +pour moi, cette vue n'avait que peu d'utilité; je possède l'ironique +certitude de survivre. Les juges me remirent en liberté, et, durant huit +jours, je me promenai dans Munich. + +--Vous étiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; +bien jeune! + +Il répondit sur un ton d'indifférence: + +--Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume, j'avais le +même aspect qu'aujourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite +à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux +cortèges que j'y rencontrai. Le premier était composé d'archers +promenant une ribaude, qui faisait vaillamment tête aux huées populaires +et portait royalement sa couronne de paille, diadème infamant au sommet +duquel tintinnabulait une clochette; deux longues tresses de paille +descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains enchaînées +étaient croisées sur son ventre qui avançait vénérieusement, selon la +mode d'une époque où la beauté des femmes consistait à paraître +enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le second cortège était +celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule hurlante et saoule de +bière, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait la tête prise dans +un masque de fer peint en rouge. Ce masque dissimulait une figure +diabolique, dont les oreilles avaient, à vrai dire, la forme des cornets +qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe les méchants enfants. Le nez +s'allongeait en pointe, et, pesant, forçait le malheureux à marcher +courbé. Une langue immense, plate, étroite et roulée complétait ce jouet +incommode. Nulle femme n'avait pitié du juif. Aucune n'eut l'idée +d'essuyer sa face suante sous le masque,--comme cette inconnue qui +essuya le visage de Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. Ayant +remarqué qu'un valet du cortège menait deux gros chiens en laisse, la +plèbe exigea qu'on les pendît aux côtés du juif. Je trouvai que c'était +un double sacrilège, au point de vue de la religion de ces gens-là, qui +firent du juif une sorte de Christ navrant, et au point de vue de +l'humanité, car je déteste les animaux, monsieur, et ne supporte pas +qu'on les traite en hommes! + +--Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement. + +Il répondit: + +--Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute déjà deviné. Je suis +l'Éternel Juif--c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac +Laquedem. + +Je lui donnai ma carte en lui disant: + +--Vous étiez à Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez +écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me +souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale d'un omnibus, je me +rendais à la Bastille. + +Il dit que c'était vrai, et je continuai: + +--On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus? + +--Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La +complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac +Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes +mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du +patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les +chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahasver, +Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les Italiens me +nomment Buttadio--en latin Buttadeus;--les Bretons, Boudedeo; les +Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous +lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais +portier chez Ponce-Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. D'autres +ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de +conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et que j'y +aurais laissées après mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon +identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son retour. Je +n'ai pas lu les oeuvres que j'ai inspirées, mais j'en connais le nom des +auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, +Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, +Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen +Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eugène Suë, Gaston +Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max +Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se +sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut +aussitôt traduit en latin, français et hollandais, et fut rajeuni et +augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands. Mais +regardez! Voici le Ring ou Place de Grève. Cette église contient la +tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean Huss y prêcha, et ses murailles +gardent les marques des boulets des guerres de Trente Ans et de Sept +Ans. + +Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis allâmes entendre tinter +l'heure à l'horloge de l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, +sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le +coq battait des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze +Apôtres passaient en jetant un coup d'oeil impassible sur la rue. Après +avoir visité la désolante prison appelée _Schbinska_, nous traversâmes +le quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres +choses sans nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées +se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs +habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon +hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, l'antique synagogue, où les +femmes n'entrent point pendant les cérémonies, mais regardent par une +lucarne. Cette synagogue a l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux +rouleau de parchemin qui est une admirable thora. Ensuite, Laquedem lut +à l'horloge de l'Hôtel de Ville juif qu'il était trois heures. Cette +horloge porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à rebours. +Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean +Népomucène, martyr du secret de la Confession, fut jeté dans la rivière. +De ce pont orné de statues pieuses, on a le spectacle magnifique de la +Moldau et de toute la ville de Prague avec ses églises et ses couvents. + +En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous +montions entre les palais, nous parlâmes. + +--Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende, me +semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, +monsieur. Ils s'agitent agréablement et il en est de malheureux... +Ainsi, c'est vrai, Jésus vous chassa? + +--C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé à ma vie +sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et +marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du +Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes +routes sont heureuses. Témoin immortel et unique de la présence du +Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la réalité du drame divin et +rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie! +Mais je suis aussi depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité, +qui me procure de merveilleux divertissements. Mon péché, monsieur, fut +un péché de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé de m'en +repentir. + +Il se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux salles +majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales +et la châsse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on +couronnait les rois de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit le +martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles étaient de gemmes: +agates et améthystes. Il m'indiqua une améthyste: + +--Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux flamboyants +et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon. + +--C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux sombres et jaloux! + +Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la porte de +bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut +massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et malheureux de m'être vu +fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola +et me dit: + +--Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez bien +Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus +intéressantes d'Europe. + +--Vous lisez donc? + +--Oh! parfois, de bons livres, en marchant... Allons, riez! J'aime aussi +parfois en marchant. + +--Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux? + +--Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle. Mais, par +bonheur, personne ne me suit, et je n'ai pas le temps de prendre cette +habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons, riez! ne craignez ni +l'avenir, ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir. Croyez-vous donc +que je sois seul à n'être pas mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, +d'Empédocle, d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde +pour croire que Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, +Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi +magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas. + + * * * * * + +La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous +repassâmes la Moldau par un pont plus moderne: + +--Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la marche excite l'appétit et +je suis un gros mangeur. + +Nous entrâmes dans une auberge où l'on faisait de la musique. + +Il y avait là un violoniste; un homme qui tenait le tambour, la grosse +caisse et le triangle; un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium +à deux petits claviers juxtaposés et placés sur soufflets. Ces trois +musiciens faisaient un bruit du diable et accompagnaient fort bien le +_goulasch_ au paprika, les pommes de terre sautées mêlées de grains de +cumin, le pain aux graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on +nous servit. Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les +musiciens jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la salle +s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes, tous Bohémiens à tête en +boule, à face ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. Je +vis qu'il m'indiquait. On me regarda; quelqu'un vint me serrer la main +en disant: + +«Vivé la Frantzé!» + +La musique joua la _Marseillaise_. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il +y avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie +fille de l'hôte, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient +comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges +_maîtres de danse_. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et +balla ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau +sur ses pieds, elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un +baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant +était d'un florin. À cet effet il tira sa bourse, soeur de celle de +Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires. + + * * * * * + +Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire +nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était +dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au +passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem +m'entraîna dans la ville juive en disant: + +--Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en +lupanar. + +C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte +d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un +coup, Laquedem dit: + +--Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des +fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes +trouveraient de leur goût. + +Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes du +vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou +bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas. + +Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et +fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du +vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de +couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du +violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils +revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand: + +--Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps! + + * * * * * + +Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. Il me dit: + +--J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je +ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus +une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle +année du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux +avaient la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si +épris, que j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement +de me pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le +sermon, je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eitzen, qui +devint évêque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon +Chrysostôme Dædalus, qui l'imprima en 1564. + +--Vous vivez! dis-je. + +--Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. +Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous +tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu! + +Je pris sa longue main sèche: + +--Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme +n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent comme +un aventurier hâve et hanté de remords. + +--Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les +bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait +surhumain. Adieu!... + + * * * * * + +Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les +jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des +réverbères. + +Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et +s'abattit sur le sol. + +Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise. +Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément: + +--Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un +mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces +nécessaires pour un nouveau siècle de vie. + +Et il se lamenta, disant: + +--Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu. + +Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les +cris, était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi +des hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des +têtes paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le +cortège des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des +hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé. + + * * * * * + +Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. +Il me regarda avec défiance et murmura en allemand: + +--C'est un juif. Il va mourir. + +Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et +déchirait sa chemise, diagonalement. + + + + +LE SACRILÈGE + + +Le Père Séraphin, dont le nom monastique remplaçait celui d'une illustre +famille bavaroise, était grand et maigre. Il avait une peau bistrée, des +cheveux blonds et des yeux d'un bleu de ruisseau. Il parlait le français +sans aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient dire la +messe pouvaient se douter de son origine franconienne, car le père +prononçait le latin à la façon des Allemands. + +D'abord destiné pour l'état militaire, il avait porté l'uniforme des +chevau-légers pendant un an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où se +trouve l'École des cadets. + +La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier s'était retiré en France +dans un couvent de la Règle de saint François, et, peu de temps après, +il reçut les Ordres. + +Personne ne connaissait l'aventure qui avait poussé le Père Séraphin à +se réfugier chez les moines. On savait seulement qu'un nom était tatoué +sur son avant-bras droit. Des enfants de choeur l'avaient lu pendant que +le père prêchait, et que les manches larges de son froc, couleur +carmélite, retombaient. C'était un nom de femme: Elinor, qui est aussi +un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie. + + * * * * * + +Quelques années après les événements qui avaient changé un officier +bavarois en un Franciscain français, la réputation du Père Séraphin +comme prédicateur, théologien et casuiste parvint à Rome, où on l'appela +pour le charger de la fonction délicate et ingrate d'avocat du diable. + +Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, et, pendant son advocature, +il n'y eut point de canonisation. Avec une passion que, n'eût été la +sainteté du personnage, on aurait pu croire satanique, le Père Séraphin +mit un tel acharnement à combattre la canonisation du Bienheureux Jérôme +de Stavelot, qu'elle est abandonnée depuis ce temps-là. Il démontra +aussi que les extases de la Vénérable Marie de Bethléem étaient des +crises d'hystérie. Les Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du +terrible avocat du diable, la cause de béatification du Père Jean +Saillé, déclaré vénérable dès le XVIIIe siècle. Quant à Juana du +Llobregat, cette dentellière mayorquaise dont la vie s'est écoulée en +Catalogne, et à qui la Vierge est apparue, paraît-il, au moins trente +fois, seule ou accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila, soit de saint +Isidore, le Père Séraphin découvrit dans sa vie de telles faiblesses que +les évêques espagnols eux-mêmes ont renoncé a la voir déclarer +vénérable, et son nom n'est plus invoqué à cette heure que dans +certaines maisons de Barcelone, particulièrement mal famées. + +Irrités à cause du fanatisme avec lequel le Père Séraphin salissait les +mérites des défunts qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des +intérêts dans ces saintes causes intriguèrent pour qu'il cessât son +office. Et quelle victoire! Il dut retourner en France. Sa réputation +étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait en l'écoutant +prêcher sur la mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main +droite, où il n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les autres +doigts manquaient, on ne sait par quelle aventure, semblait la tête +cornue d'un diable nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, +illisibles de loin, paraissaient une brûlure infernale, et, s'il +prononçait à la gothique quelque phrase latine, les dévots se signaient +en tremblant. + +En fouillant dans la vie des futurs saints, le Père Séraphin avait pris +en mésestime tout ce qui est humain; il méprisait tous les saints, se +rendant compte qu'ils ne l'eussent point été, s'il eût rempli son office +à l'époque de leur procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouât pas, +le culte de dulie qu'on leur rend lui paraissait presque hérétique; +aussi n'invoquait-il, autant que possible, que les personnes de la +Sainte Trinité... + + * * * * * + +On ne méconnaissait point ses hautes vertus, et il était devenu le +confesseur ordinaire de l'archevêque. Vivant à une époque +d'anticléricalisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer de chercher des +moyens pour remédier à l'irréligion universelle. Ses méditations +l'amenèrent à penser que l'intervention des saints n'avait que peu +d'action auprès de la Divinité: + +--Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu +lui-même revienne parmi les hommes. + + * * * * * + +Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna: + +--Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu parmi +nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en +nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre? + +Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le +cloître endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent. + +Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets +à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hâtaient +vers les flammes de gaz dansant encore aux carrefours. + +Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en +approchait, étendait les mains et prononçait les paroles sacramentelles: + +--Ceci est mon corps, ceci est mon sang..., consacrant ainsi les +fournées entières. + +Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait +consacré une quantité de pain suffisante pour donner à communier à près +d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie +le jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès +après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et +quelle jubilation! + +Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers +midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver +l'archevêque, qui, justement, était à table: + +--Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et +vous êtes venu fort à propos. + +Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait +le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un +quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. +L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il +continua: + +--Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et +n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce +repas. + +Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix +rauque: + +--Monseigneur! un péché mortel? + +Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa +devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un +doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et +répéta: + +--Un péché mortel, Monseigneur?... et vous avez mangé du pain! + +L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie +qu'il lançait vers le plafond. Il pensait: + +--Quel fanatique! Je changerai de confesseur. + +Le moine reprit: + +--Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain +eucharistique? + +Le prélat nia: + +--Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point +célébré la sainte messe ce matin. + +Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant: + +--Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les +pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du +pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché +mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané +à cause de moi, prêtre sacrilège... + +L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria: + +--Anathème sur toi, moine! + +Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des +réminiscences classiques, il déclama: + + --Advocat infame vatem dici + +en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVIe siècle: + + --Avocat infâme va-t-en d'ici! + +Et là-dessus, il éclata de rire. + +Mais le moine ne riait pas: + +--Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite. + +Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain +coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les +domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, +allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient +déposer au couvent du moine sacrilège. + + * * * * * + +Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait: + +--Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au +semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux +célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans +cent ans... + +Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire: + +--L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit +un écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en +revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès +étaient devenus de grands arbres... + +Un autre dit: + +--Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol +chanteur, mais en retournant au monastère... + +Un jeune moine ergoteur ricana: + +--On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui +sait? en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des +antiques Sirènes... + +À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de +l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les +pains consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes +longues et minces, des pains polkas pareils à des écus ronds--fuselés +d'or à cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine +saupoudrée--qu'avaient pétris des gindres ignorant l'art du blason; des +petits pains viennois, pareils à des oranges pâles, des pains de ménage +appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect. + +Et devant les moines chantant le _Tantum ergo_, les petits abbés +portèrent leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur +l'autel... + +En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit +en adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants +jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, +craquaient sous les dents, car le pain s'était rassis... + + * * * * * + +Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire ce +qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de +Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras +droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom +de fée dans les anciens romans de chevalerie... + + + + +LE JUIF LATIN + + +Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de +sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en +allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon, +mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, +mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien... + +Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de +travail, salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de +l'unique fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je +précipitais une toilette sommaire en regardant mon réveille-matin, qui +marquait onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis +que je frottais mes cheveux mouillés, le monsieur s'écria: + +--Je ne suis pas un poireau! + +Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce +monsieur, penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je +m'excusai, demandai la permission de passer un veston, et portai le plat +dans la chambre à coucher. + +Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant: + +--J'ai lu _le Passant de Prague_, et j'y ai vu que vous m'aimiez. + +Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à +un éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander +contre espèces. Il continua: + +--Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me connaissez +pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis juif, +monsieur! + +Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, +mais Fernisoun m'interrompit, s'écriant: + +--Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la +gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour! + +Je me récriai, protestant que mes moeurs étaient pures et que je ne +m'étais pas couché plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun se +réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. Il parla: + +--J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; et, puisque je vous vois +raisonnable, je vais élucider votre sympathie pour les juifs. Quels +juifs préférez-vous? + +À cette question bizarre, je répondis pour le flatter: + +--Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi ceux-là, je préfère les +prénommés Gabriel, nom qui se termine en _el_ comme les paroles qui me +sont les plus chères: ciel et miel. + + Mots finissant en _el_ comme les noms des anges, + Le ciel que l'on médite et le miel que l'on mange. + +Fernisoun rit bruyamment et, triomphant, s'écria: + +--Nous y voilà donc, Boudiou! Dites-le crûment et sans ambages, ce sont +les juifs du sud de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce ne sont +pas les juifs que vous aimez, ce sont des Latins. Oui des Latins. Je +vous ai dit que j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point de vue +confessionnel, à tous autres égards je suis latin. Vous aimez les juifs +dits portugais qui, jadis, faussement convertis, tinrent de leurs +parrains espagnols ou portugais des noms espagnols ou portugais. Vous +aimez les juifs dont les noms sont catholiques comme Santa-Cruz ou +Saint-Paul. Vous aimez les juifs italiens et ceux français, dit +Comtadins. Je vous l'ai dit, monsieur, je suis né en Avignon et issu +d'une famille y établie depuis des siècles. Vous aimez les noms comme +Muscat ou Fernisoun. Vous aimez des Latins et nous sommes d'accord. Vous +nous aimez parce que, Portugais et Comtadins, nous ne sommes pas +maudits. Non, nous ne le sommes pas. Nous n'avons pas trempé dans le +crime judiciaire accompli contre le Christ. La tradition en fait foi, et +la malédiction ne nous atteint pas!... + +Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticulant, tandis que, resté assis, +je le regardais bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi et me +dit, avec une moue de dédain: + +--Vous êtes bien mal installé, Boudiou! Au demeurant, je m'en bats +l'oeil. Mais, enfin, vous devriez posséder quelque boisson délicate. Vos +visiteurs vous en sauraient gré. + +J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau, et pris dans les cendres +un flacon de vieille liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le +déboucha tandis que je lui cherchais une tasse. En même temps, je lui +vantai la finesse de cette liqueur que je tenais d'un distillateur de +Durckheim, dans le le Palatinat. Sans m'écouter, il remplit sa tasse +jusqu'au bord et la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneusement +les dernières gouttes sur le parquet tandis que je m'excusais: + +--Vous auriez préféré un bol? + +Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce point. Il continua: + +--Et puis, au fait, vous avez raison, vous, Latins, de nous aimer, nous +juifs latins. Car nous appartenons aux races latines autant que les +Grecs et les Sarrazins de Provence et de Sicile. Nous ne sommes plus des +métèques, pas plus que tous les individus hétérogènes que les grandes +invasions ont fait se mêler aux Romains de l'empire. Nous sommes, en +outre, les meilleurs propagateurs de la latinité. Dans la plupart des +milieux juifs de Bulgarie et de Turquie, quelle langue parle-t-on, sinon +l'espagnol? + +Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur aux poires bergamotes, +puis, fouillant dans son gilet, il en tira un cahier de papier à +cigarettes. Il me demanda du tabac. Je lui en tendis avec des +allumettes. Fernisoun roula une cigarette, l'alluma et, jetant +triplement de la fumée par la bouche et les narines, il reprit: + +--En somme, qu'est-ce qui a fait la différence des juifs et des +chrétiens? C'est que les juifs espéraient un Messie, tandis que les +chrétiens s'en souvenaient. Nietszche s'était approprié l'idée juive. +Combien de Latins se sont imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent +ce surhumain peu messianique, duquel proclame la venue le Zarathoustra, +emprunté au _Vendidad_, où il célèbre la parole sainte, la très +brillante, le ciel qui s'est produit soi-même, le temps infini, l'air +qui agit là-haut, la bonne loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre +les Daévas! Nous, juifs latins, nous n'avons plus d'espoir. Les +Prophètes nous avaient promis le bonheur matériel: nous l'avons. La +France, l'Italie, l'Espagne, ne nous traitent plus en étrangers. Nous +sommes libres. Aussi, n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons plus, +et j'y consens; le Messie est venu pour nous comme pour vous. Et je puis +l'avouer: Au fond du coeur je suis catholique. Pourquoi? +demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de religion hébraïque en +France. Les juifs russes, polonais, allemands, ont conservé une religion +extérieure. Leurs rabbins connaissent, enseignent et fortifient la +religion. Nous autres, nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous +bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de Moïse ni des Prophètes. +Pour moi, j'adore les buissons d'écrevisses des soupers galants, et j'ai +même un faible pour les escargots. L'hébreu? c'est à peine si la plupart +d'entre nous le savent lire au moment d'être _Barmitzva_. Nos savants +hébraïsants font sourire les rabbins étrangers; et la traduction +française qui existe du Talmud est, au dire des juifs allemands ou +polonais, un monument de l'ignorance des rabbins de France. Donc, +j'ignore la religion juive, elle est abolie comme le paganisme, ou +plutôt, non, de même que le paganisme, elle survit dans le catholicisme +qui m'attire par ses théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin ne fit +plus cas des théophanies mosaïques. Elles parurent à cette époque +fabuleuses et grossières. Le catholicisme a fait de la théophanie des +dogmes divers. Ce miracle se renouvelle chaque jour à la messe. +L'histoire du Sacré-Coeur fait délirer mon âme ancienne de juif latin, +épris des théophanies et des anthropomorphismes. Je suis catholique, +sauf le baptême. + +--C'est fort simple, dis-je, faites-vous baptiser. Le baptême est un +sacrement que n'importe qui peut vous administrer: homme, femme, juif, +protestant, bouddhiste, mahométan. + +--Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux m'en servir que plus tard. +En attendant, je m'amuse. + +--Ah! Ah! les effets du baptême sont d'effacer tous les péchés. Comme on +ne peut en user qu'une seule fois, vous voulez retarder le plus possible +cet instant. + +--Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie, mais j'espère le Baptême. Cet +espoir me donne toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je +m'amuse superbement. Je vole, je tue, j'éventre des femmes, je viole des +sépultures, mais j'irai en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne +dira pas le _Kadosch_ pour ma mort. + +J'insinuai: + +--Vous exagérez peut-être. Je vous crois trop imbu de certaine +littérature. Mais, prenez garde, la mort vient comme un voleur, à pas de +loup, à l'improviste, et si j'avais ce bonheur que vous avez d'être +croyant, j'ajouterais que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au +fait, quels livres lisez-vous? + +--Cela vous intéresse-t-il? Voici ma bibliothèque; elle est édifiante. + +Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que je pris. Le titre du +premier bouquin était: _Catéchisme du diocèse d'Avignon_; celui du +second: _Les Vampires de la Hongrie_, par Dom Calmet. Ce dernier titre +m'effraya plus que n'avait pu le faire la déclaration criminelle du juif +latin. Je compris qu'il ne se vantait point, et qu'érudit et +sanguinaire, l'homme à qui j'avais affaire était un maniaque du meurtre. +Je regardai rapidement autour de moi, en l'espoir de découvrir une arme +pour me défendre au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis sur une +étagère, à portée de ma main, un petit revolver à parfumerie qui, +détérioré et sans valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps. Cet +objet me sauva la vie en l'occurrence, car Fernisoun, profitant de ce +que je détournais les yeux, avait tiré un couteau passé à sa ceinture, +sous ses vêtements. Je laissai tomber les livres et saisis +précipitamment la minuscule et illusoire arme à feu que je braquai sur +le juif latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres, implorant: + +--Grâce, vous vous méprenez! + +Je criai: + +--Assassin! va perpétrer ailleurs des crimes que tu crois pardonnables! +Mes principes ne me permettent point de te dénoncer, mais je souhaite +que, dès ce soir, tes sauvageries trouvent un châtiment. Ta lâcheté, +j'espère, limite le nombre de tes victimes, et ta loquacité te signalera +à la police. Il y a des juges à Paris et, si tu reçois le Baptême, que +ce soit avant de monter à l'échafaud! + +Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses livres et, se relevant, me +demanda fort civilement pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordonnai de +m'abandonner son couteau qui était une lame catalane très dangereuse. Il +obéit, puis sortit toujours menacé par le ridicule petit revolver à +parfumerie que je n'avais pas lâché. + + * * * * * + +Le soir, par économie, je soupai chez moi, de charcuterie et du restant +de pâté sur lequel Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune idée du +danger que je courais. Mais je connus bientôt la noirceur d'âme du juif +latin. Je fus pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le pâté était +empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé ou saupoudré avec quelque drogue +infecte qui m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu une burette +d'huile, puis une fiole de glycérine. Je provoquai des vomissements +salutaires. Je courus acheter du lait et, par bonheur, je m'en tirai +sans médecin. + +Les jours suivants, les journaux se trouvèrent remplis par les récits de +crimes sensationnels commis sur des femmes dans tous les coins de Paris. +L'une d'elles fut trouvée nue, tendue comme un drapeau flottant, et +fichée sur un pieu planté au milieu du boulevard de Belleville. Des +enfants, des vieillards furent égorgés. On remarquera qu'il ne +s'agissait que d'êtres faibles. Des passants, hommes ou femmes, dans la +foule qui se presse sur les boulevards à la tombée de la nuit, eurent la +cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui, d'un seul coup, pénétrait +les vêtements, puis la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les +malheureux ne tombaient, baignés dans leur sang, qu'au bout de quelques +pas. Les assassins demeurèrent inconnus. On attribua les premiers crimes +aux bandes d'Apaches et autres tatoués qui effrayent nos âmes +meilleures, et désolent ceux qui croient à la perfectibilité humaine. +Les autres forfaits furent mis sur le compte d'un de ces maniaques qui +pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour d'assises, mais à la +Salpêtrière. Je fus souvent tenté de dénoncer l'auteur de tous ces +crimes. Car je me doutais bien que c'était le catéchumène Gabriel +Fernisoun qui agissait en l'attente du baptême. L'égoïsme triompha. +J'avais échappé au monstre, je le laissai agir sans le dénoncer. + + * * * * * + +... Au bout de quelques mois, je me trouvai avec une de ces bandes +hétéroclites qui fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous étions +à la _Lorraine_, attablés devant des absinthes que nous troublions +méthodiquement. Il y avait là, avec moi, un de ces petits journalistes +qui écrivent de vagues chroniques en troisième page de canards mi-morts, +donnent des échos aux grands quotidiens, et quémandent, dans les maisons +de commerce, des commandes de publicité. Il y avait aussi, en casquette +et manteau de peau de phoque, un de ces chauffeurs qui fréquentent tous +les fabricants de l'avenue de la Grande-Armée, ont toujours quelque auto +à vendre, étant sans cesse sur le point d'en acheter, connaissent à fond +les autos de toutes marques, et vous tapent de cent sous à l'occasion. +Il y avait un élève de l'École des Beaux-Arts et un fonctionnaire des +Colonies récemment revenu de la Martinique. Il avait raconté pour la +troisième fois l'éruption du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire +un poker. L'élève des Beaux-Arts bâilla en exprimant le désir de jouer +avec le joker. Le chauffeur dit: + +--Voilà Philippe! + +Philippe, étudiant douteux mais chic, très beau garçon, arrivait avec la +grande Nella. Celle-ci était une assez belle brune. Son corset +descendant très bas, selon la mode, la faisait paraître stéatopyge, mais +la proéminence était illusoire; ceux qui connaissaient Nella intimement +lui déniaient la callipygie. Philippe nous serra la main, se défit de +son chapeau et de son raglan, arrangea sa coiffure, sa cravate, et +s'assit en face de Nella, à la table voisine. Il commanda un +chambéry-fraisette pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se +tournant vers nous, il déclara: + +--J'en ai une bonne! Nella veut se faire religieuse. + +Le chauffeur cria: + +--Il n'y a plus de congrégations. + +Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot. Nella affirma: + +--Je veux me faire Petite Soeur des Pauvres. + +Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes en choeur: + +--Et pourquoi? + +Philippe ricana: + +--C'est une histoire à dormir debout. Voyons, raconte ça, Nella. + +--La barbe! dit Nella. + +Mais, sur nos instances, elle se décida: + +--Voilà! J'avais eu affaire, rue de la Pépinière, près de la place +Saint-Augustin, et je revenais par le boulevard Malesherbes en +l'intention de prendre l'omnibus à la Madeleine. Tout à coup, au coin de +la rue des Mathurins, un homme se dressa devant moi en criant: «Madame +ou mademoiselle, je suis juif. Je vais mourir, baptisez-moi!» J'avais +peur, il était près de minuit. Je voulus courir, mais le monsieur, qui +haletait, s'accrocha à mon bras en me suppliant: «Je suis un grand +criminel! Mon dernier crime, le plus exécrable, est que je viens de +m'empoisonner. Tout à l'heure, j'ai pensé qu'après tout il se pourrait +que je mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par un suicide qui me +laisserait encore le temps de me faire baptiser. Je me repens, madame, +et je vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau, au bord du +trottoir. Vous n'avez qu'à m'en verser sur la tête, en disant: Je te +baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-vous, le +poison fait son oeuvre et je me sens mourir.» Des passants s'étant +arrêtés, nous regardaient curieusement. Le monsieur sentait les forces +lui manquer, il se coucha sur le trottoir. J'eus pitié de ce moribond +qui m'implorait. Avec ma main, je puisai de l'eau qui stagnait dans le +ruisseau et je baptisai ce juif comme il m'avait demandé, tandis qu'il +criait douloureusement: «_Mea culpa! mea culpa_!» À ce moment, des +agents survinrent. Le nouveau baptisé délirait: «Je suis chrétien!... +Oh! que je souffre... À boire... Le ciel s'ouvre...» Et il mourut en se +convulsant, pendant que les agents l'emportaient. Je dus les suivre au +poste. Cette affaire m'a occasionné quelques démarches chez le +commissaire de police. On en a un peu parlé dans les journaux, mais +d'autres événements plus importants prennent en ce moment l'attention du +public et je n'ai pas eu la réclame qu'un moment j'avais espérée. Le +juif s'appelait Gabriel Fernisoun. On trouva sur lui un testament par +lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de Paris, à charge pour lui +de l'employer à hâter la conversion des juifs, fait qui doit se produire +peu avant la fin du monde. En attendant, il m'a convertie, moi. Je +n'aurai plus de repos avant de m'être faite Petite Soeur des Pauvres et +cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous ceux qui ont approché le +cadavre de Fernisoun, ont été étonnés de la bonne odeur qu'il exhalait. +Le commissaire m'a dit que les médecins peuvent expliquer ce fait qui se +produit quelquefois. Pour moi, je trouve cela miraculeux. De plus, des +deux agents qui portèrent le cadavre au poste, l'un avait ri, pensant +avoir affaire à un ivrogne. Il mourut d'une rupture d'anévrisme, le +lendemain. Le second avait essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux +lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé les yeux. Il vient de +faire un héritage qui le fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens +ces faits de ce dernier agent que je revis chez le commissaire de +police. + + * * * * * + +Cette histoire avait ennuyé tout le monde. Le journaliste était parti +des premiers en disant qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun et de +Nella. Mais je pense qu'il y renonça, l'histoire étant trop cléricale et +digne des Bollandistes. Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts, avaient +payé leurs consommations, puis étaient partis sans rien dire. Philippe +avait demandé un jacquet, et je partis enfin, assez triste, laissant la +convertie et son amant aux délices du jacquet. + + * * * * * + +Le lendemain, je vis un de mes amis qui est prêtre. Je lui racontai +l'histoire de Fernisoun par le détail, depuis la visite qu'il me fit +jusqu'aux phénomènes qui suivirent son décès. Le prêtre m'écouta +attentivement, et me dit: + +--Ce Gabriel Fernisoun est certainement en paradis. Le baptême l'a lavé +de tous ses péchés, et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, qu'il +vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit le nombre des saints aémères +que l'Église honore le jour de la Toussaint. + +Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris, depuis, qu'avec +l'assentiment de l'archevêque, qui vient d'hériter de la très grosse +fortune de Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bizarre et +édifiant de ce juif qui, ayant vécu en criminel, fut sauvé parce qu'il +eut la foi. Ce prêtre a obtenu les dépositions écrites de l'agent, de +Nella, du commissaire de police. Je lui ai promis la mienne. + + * * * * * + +Dans cinquante ans, le procès de canonisation de Gabriel Fernisoun +viendra à Rome. L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la minute qui +se passa entre son baptême et sa mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et +admirable, et sa vie précédente, lavée dans l'eau baptismale, ne compte +pas au point de vue religieux. Les miracles opérés par son cadavre +paraîtront incontestables. La science est ridicule qui essaye +d'expliquer par des moyens naturels la bonne odeur exhalée par un corps +mort. De plus, ce cadavre opéra une conversion. Car Nella, poussée, il +est vrai, par le prêtre, est, en effet, devenue une religieuse et édifie +ses compagnes de couvent à cette heure. Les deux miracles accomplis sur +les agents sont patents. Les incrédules peuvent invoquer le hasard à +propos de mort subite et d'héritage inattendu, mais le hasard n'a rien à +faire dans les procès de canonisation. La seule chicane dont l'avocat du +diable pourra tirer parti, portera sur l'eau ayant servi au baptême. +L'onde des ruisseaux parisiens est rarement claire. Comme Fernisoun fut +baptisé non loin d'une station de voitures, l'avocat du diable insinuera +que cette eau ne fut peut-être que du pissat de cheval. Si cette opinion +prévaut, il sera avéré que Gabriel Fernisoun n'a jamais été baptisé et, +en ce cas, mon Dieu! nous savons tous que l'enfer est pavé de bonnes +intentions. + + + + +L'HÉRÉSIARQUE + + +Le monde anglo-saxon s'intéresse aux questions religieuses. En Amérique +surtout, de nouvelles religions issues du christianisme surgissent +chaque année et recrutent nombre d'adhérents. + +Au contraire, les réformateurs et les prophètes laisseraient la +Catholicité fort indifférente. En effet, elle ne se soucie plus du fond +de sa religion. Aussi est-il bien rare que se produisent de ces petites +dissensions théologiques qui amenaient autrefois la fondation d'une +hérésie. À la vérité, il arrive souvent que des prêtres catholiques se +séparent de l'Église. Ces fuites sont dues à la perte de la foi. +Beaucoup de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opinions spéciales +sur des points de morale ou de discipline (le mariage des +ecclésiastiques, etc.). Les défroqués sont pour la plupart des +incroyants; quelques-uns pourtant créent un petit schisme. Mais il n'y a +plus d'hérésiarque véritable--comme Arius, par exemple. Il peut exister +quelque turlupin solitaire, tandis qu'il semble impossible qu'un +éliésaïte surgisse. + +Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei qui, à la fin du XIXe +siècle, fonda à Rome l'hérésie dite _des Trois-Vies_, est unique, à mon +sens. + + * * * * * + +À partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei fut, à Rome, le représentant +près de l'État de son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei était +théologien et gastronome, pieux et gourmand. Il était fort bien en cour +pontificale, et, n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait +aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet homme si bien fait pour +devenir un calme pourpré, se perdit en prétendant fonder une hérésie. À +la suite de son excommunication, il s'était retiré dans une villa de +Frascati. Il y pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques, deux +pieuses dames, et quelques enfants campagnards auxquels il enseignait le +rudiment. À son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse destinée à +remplacer le catholicisme. Comme tout hérésiarque, il repoussait le +dogme de l'Infaillibité papale, et jurait que Dieu lui avait donné des +pouvoirs de réforme sur son Église. J'imagine que si Benedetto Orfei +était devenu pape, et que l'idée de son hérésie ne lui eût été inspirée +qu'à ce moment, il se serait au contraire servi du dogme de +l'Infaillibilité pour obliger les catholiques à croire en sa doctrine, +que nul n'aurait alors niée sans être hérétique. + + * * * * * + +Je visitai Benedetto Orfei par une douce après-midi de mai. +L'hérésiarque était assis dans un fauteuil moelleux. Sur sa table +s'étalaient des papiers--probablement des brefs ou encycliques,--Il me +reçut fort civilement et fit servir, pour m'honorer, de vieux flacons de +_vino santo_ et certaines confiseries romaines ou siciliennes: des noix +confites dans du miel, une sorte de pâté fait de pâte de fondant aux +trois parfums de rose, de menthe et de citron, où étaient enfouis des +morceaux de fruits confits (écorces d'orange, cédrats, ananas), de la +pâte de coing très douce appelée _cotogniata_, une autre pâte nommée +_cocuzzata_, et une sorte de crêpes de pâte de pêche que l'on nomme +_persicata_. Il exigea que je goûtasse au _vino santo_ et le dégusta +avec moi, non sans donner des marques de satisfaction réelle: hochements +de tête, agitation d'une gorgée de vin dans la bouche avec mouvements +appropriés des lèvres et des joues, léger frottement de la main gauche +sur l'estomac. Je m'aperçus bientôt que ce bon hérésiarque était sourd. +Comme il savait que je venais le visiter afin de prendre des notes +destinées à élaborer dans la suite un essai sur son hérésie, je le +laissai parler sans jamais l'interrompre. + +Benedetto Orfei, qui était originaire d'Alessandria, en parlait +volontiers le dialecte. Son discours était émaillé de paroles grasses, +presque obscènes, mais étonnamment expressives. C'est le fait des +mystiques d'employer de telles paroles, le mysticisme touche de près +l'érotisme. Malgré l'intérêt que pourraient avoir certaines expressions +pour les philologues, je n'insisterai pas sur ce côté de l'esprit +d'Orfei. Ma science très superficielle des dialectes italiens ne m'a +d'ailleurs pas permis de tout comprendre, et je n'ai saisi le sens de +nombre de mots que grâce à la mimique qui accompagnait les discours de +l'hérésiarque. + + * * * * * + +Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce qu'il nommait sa conversion +illuminatrice: + +--Je m'étais occupé tout le jour de l'hypostase. Le soir venu, après +avoir dit ma prière, je me couchai et commençai le rosaire. En même +temps je méditais sur les mystères de la Religion. Je songeais à la +bonté du Fils de Dieu, qui, pour effacer la tache originelle, se fit +homme et mourut sur la Croix, supplice infamant, entre deux larrons. Une +phrase qui prit la forme d'un refrain populaire vint chanter en mon +esprit: + + «Ils étaient trois hommes + Sur le Golgotha, + De même qu'au ciel + Ils sont en Trinité.» + +Ici l'hérésiarque s'arrêta, ému, versa du vin dans nos deux verres, et +but, d'un air triste bientôt dissipé, la contenu du sien, sans négliger +les frottements de main sur la panse, agitations de visage, exclamations +sur le velouté du vieux vin. Il m'obligea à goûter de la _cocuzzata_ et +continua ainsi: + + * * * * * + +--Le refrain divin chanta dans mon âme jusqu'à l'heure où je m'endormis. +Mon sommeil fut profond, et le matin, à l'heure des songes véridiques, +je vis le ciel ouvert. Parmi les choeurs des hiérarchies d'Assistance, +d'Empire et d'Exécution, et plus hauts que le choeur des Séraphins, qui +est le plus élevé, trois crucifiés s'offrirent à mon adoration. Ébloui +de la lumière qui entourait les crucifiés, je baissai les yeux et vis la +troupe sainte des Vierges, des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, +des Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron, saint Benoît, vint à ma +rencontre, suivi d'un ange, d'un lion, d'un boeuf, tandis qu'un aigle +volait au-dessus de lui. Il me dit: «Ami, souviens-toi!» En même temps, +il dressa sa main droite vers les crucifiés. Je remarquai que le pouce, +l'index et le majeur de cette main étaient étendus, tandis que les deux +autres doigts étaient repliés. Au même instant les Chérubins agitèrent +leurs encensoirs, et un parfum, plus suave que celui du plus pur des +encens minéens, se répandit dans l'air. Je vis alors que l'ange +escortant mon saint Patron portait un ciboire d'or, d'un travail +admirable. Saint Benoît ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu'il +divisa en trois parties, et je communiai triplement d'une seule hostie, +dont le goût devait être plus exquis que celui de la manne que +savourèrent les Hébreux dans le désert. Une musique ravissante de luths, +de harpes et autres instruments célestes, tenus par des Archanges, se +fit entendre et le choeur des Saints chanta: + + Ils étaient trois hommes + Sur le Golgotha, + De même qu'au ciel + Ils sont en Trinité. + +«Je m'éveillai. Je compris que ce rêve était un événement grave dans ma +vie et pour les hommes. L'heure à laquelle il s'était produit ne me +laissait guère de doute sur la véracité d'un tel songe. Néanmoins, comme +il renversait les croyances sur lesquelles repose le christianisme, +j'hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante, je vis en songe +matinal, au milieu de deux femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant: +«Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les hommes ne connaissent pas votre +maternité!» Et je m'éveillai, tout en nage. Je n'avais plus aucune +hésitation. Je récitai tout haut la doxologie. Je fus dire la messe à +Sainte-Marie-Majeure, puis j'allai au Vatican demander une audience au +Saint-Père qui me l'accorda. Je lui fis le récit de ce qui s'était +passé. Le pape m'écouta en silence et médita un instant après m'avoir +entendu. Sa méditation finie, il me dit sévèrement de cesser toute étude +théologique, de ne plus songer à des choses ridicules et impossibles +qu'un démon avait seul suscitées en moi. Il m'enjoignit de revenir le +visiter au bout d'un mois. Je m'en fus peiné et honteux. Je rentrai dans +mon couvent désert et pleurai. Le refrain sacré: _Ils étaient trois +hommes_, revint chanter en mon âme. Je le repoussai de toute ma volonté, +comme une tentation. Je m'humiliai devant Dieu. + +«Pendant un mois, je suivis un jeûne rigoureux et pratiquai les douze +mortifications recommandées par le contemplatif Harphius au livre II de +sa _Théologie mystique_. Je me mortifiai surtout selon les cinq +dernières: mortification de toute curiosité de l'entendement, +mortification de tout scrupule de coeur, mortification de toute +impatience inquiète de l'âme, mortification de toute volonté, et +pratique de la résignation à supporter, pour l'amour de Dieu, tout +abandon. Au bout du mois, après ces pénitences, la conviction qui +m'était venue si fortuitement s'était renforcée dans mon âme, et je fus +retrouver le Saint-Père qui, très affectueusement, me demanda si j'avais +abandonné les chimères que le démon de l'hérésie m'avait inspirées. Pour +lui répondre, il ne me vint que ces paroles: _Ils étaient trois +hommes_... «Hélas! s'écria le pape, cet homme est possédé!» Je me mis à +genoux alors. Je parlai de mes mortifications et suppliai le pontife de +m'exorciser. Les larmes aux yeux, il m'affirma que Dieu me saurait gré +de cette humiliation volontaire; puis il m'exorcisa selon les rites. Je +partis ensuite, sans insister, car j'étais bien assuré que mes pensées +n'étaient pas d'inspiration diabolique mais divine, puisqu'aucun +exorcisme n'avait prévalu contre elles.» + + * * * * * + +L'hérésiarque cessa de parler, fit son manège accoutumé, but son _vino +santo_, médita un moment, les yeux au plafond, et, renversé sur le +dossier de son fauteuil, fit tourner, l'un autour de l'autre, ses pouces +rapprochés sur son ventre. Il reprit ainsi: + + * * * * * + +--Le lendemain, j'écrivis au pape, lui faisant part de ma conviction et +le priant, puisqu'il était le chef de la religion, de proclamer la +vérité que j'avais apprise si miraculeusement. J'ajoutai qu'il n'y avait +pas d'infaillibilité qui pût rendre mensonger ce qui était vrai, et que, +par conséquent, je me séparerais de l'Église, au cas où il préférerait +les anciennes erreurs à l'évidence nouvelle. Pour réponse, on +m'excommunia. Alors, ayant abandonné mon Ordre, et riche des biens que +je lui avais apportés, je vins me réfugier dans cet asile de paix où, +jeté hors du giron de l'Église catholique, je place les fondements de la +nouvelle religion. J'inaugurai la véritable communion triple en une +hostie renfermant les trois corps humains d'un seul Dieu en Trois +Personnes. Car la vérité est celle-ci: la Trinité se fit hommes. Il y +eut trois incarnations. Les Trois Personnes du seul Dieu souffrirent, le +même jour, la Passion nécessaire pour le rachat de l'Humanité. Le larron +de droite était Dieu le père. On le remarque aisément par les paroles de +sollicitude qu'il eut sur la Croix pour son Fils bien-aimé. Sa vie fut +triste et patiente. Il souffrit injustement d'être pris pour un larron +qu'il n'était pas. Étant tout puissant et infiniment majestueux, il ne +voulut avoir aucun disciple. Le Christ, qui mourut entre les Larrons +divins, était le Verbe et, l'étant, fut le Législateur. Ce sont ses +paroles et ses actes qui devaient être transmis au monde pour lui être +un enseignement. Il en fut ainsi. Le larron du gauche était le +Saint-Esprit, le Paraclet, l'éternel Amour qui, devenu homme, voulut +être pareil à l'amour humain qui est infâme. Il fut larron réel et +souffrit justement. Voici le mystère en toute sa sainteté: Dieu se fit +homme. Dieu le père incarné souffrit pour exercer sur soi sa +toute-puissance et s'humilia jusqu'à rester inconnu et sans histoire. +Dieu le fils incarné souffrit pour attester la vérité de son +enseignement et donner l'exemple du martyre. Il souffrit injustement +mais glorieusement pour frapper l'esprit des hommes. Dieu le +Saint-Esprit voulut souffrir justement. Il s'incarna dans les pires +faiblesses humaines, et s'abandonna à tous les péchés par compassion et +amour profond pour l'Humanité. Voici la vérité: + + Ils étaient trois hommes + Sur le Golgotha + De même qu'au ciel + Ils sont en Trinité. + + * * * * * + +C'est ainsi que Benedetto Orfei me raconta l'histoire de son hérésie et +me développa sa doctrine. Emporté par son récit, il avait oublié de +boire. Aussitôt son discours terminé, il allongea la main droite, tout +en restant renversé dans son fauteuil, saisit une crêpe de _persicata_, +qu'il roula soigneusement, et en fit une bouchée. Puis, s'étant versé du +_vino santo_, il le but, mais maladroitement, car _persicata_ et _vino +santo_ dévièrent dans son gosier. Il avala de travers, et ce fut une +explosion par la bouche et le nez. L'hérésiarque, rouge à éclater, +toussa cinq bonnes minutes. Il eut besoin de se moucher. Comme il +n'usait pas de tabac, au lieu d'un énorme mouchoir de couleur, il sortit +un petit mouchoir de batiste blanche, fort peu ecclésiastique. Cette +élégance m'étonna. Il reprit haleine en respirant bruyamment, non sans +m'indiquer du doigt le cotignac pour m'inviter à en prendre. + +Il me confessa ensuite que la religion catholique était pourrie, étant +trop vieille, et que le pape craignait d'y toucher de peur que tout ne +s'écroulât. Il fut même plus expressif, et, employant son dialecte +natal, il ajouta: + +--_L'è cmè ra merda: pï a s'asmircia, pï ra spissa._ + + * * * * * + +Lorsque je me levai pour prendre congé, l'hérésiarque voulut +m'accompagner jusqu'à la porte. + +Au moment où il se leva, sa soutane, sorte de robe monacale de bure +noire, s'ouvrit et je vis qu'en dessous l'hérésiarque était nu. Son +corps velu était sillonné de marques de flagellation. Une ceinture +rugueuse, hérissée de piquants de fer, qui devaient déterminer +d'insupportables souffrances, entourait sa taille. Je vis encore +d'autres choses, mais elles sont de telle nature que je ne peux les +décrire. Toute cette nudité, à vrai dire, ne m'apparut qu'un instant. +L'hérésiarque referma aussitôt sa soutane dont il noua la cordelière, +et, souriant, m'invita à passer dans la pièce voisine qui était la +bibliothèque. J'étais stupéfait de voir que cet homme donnait de tels +châtiments à sa chair et satisfaisait en même temps sa sensualité +gourmande. Je méditai sur ces contrastes en passant dans la +bibliothèque, où je vis, convenablement rangés sur des rayons, des +livres de toute sorte que l'hérésiarque m'invita à regarder. Il y avait +là, mêlés, des volumes précieux ou vulgaires, de théologie, de +philosophie, de littérature et de sciences. C'étaient des livres et des +manuscrits anciens et modernes sur papier ou parchemin. Je remarquai les +oeuvres d'Aristote, de Galien, d'Oribase, la _Syphilis_ de Fracastor, la +Sagesse de Charron, le livre du jésuite Mariana, les contes de Boccace, +de Bandello, du Lasca, Saint Thomas, Vico, Kant, Marcile Ficin, _le +diadème des Moines_ de Smaragdus et d'autres. Je quittai ensuite +l'hérésiarque, que je n'ai plus revu. + + * * * * * + +À quelque temps de là, j'appris que venait de paraître: _l'Évangile +véridique, de Benedetto Orfei, traduit en langue vulgaire, contenant la +vie de Dieu le père, premier des deux évangiles parallèles aux évangiles +canoniques_. Je me procurai le livre, qui était fort court. Il ne +contenait rien de précis sur la vie de la première personne de Dieu. On +y apprenait que l'on ne savait rien de la naissance de Dieu le père. De +sa vie, on ne savait presque rien, sinon qu'il fut juste, obscur et sans +amis. Son existence était mêlée à celle de deux autres personnes de la +Trinité, et c'est en essayant de détourner Dieu l'Esprit-Saint d'un +crime que celui-ci commettait, qu'il fut pris avec lui et condamné +injustement. Chacune des paroles qu'il échangea au lieu du supplice avec +Jésus et le mauvais larron, faisait l'objet d'un chapitre où elle était +commentée. C'était en effet le seul moment bien connu de sa vie, et +encore l'hérésiarque en avait-il emprunté le récit aux évangiles +synoptiques. Après la mort de Dieu le père, tout redevenait mystérieux. +On ne savait plus rien, ni de sa résurrection et ascension, probables, +mais inconnues. L'ouvrage avait été, paraît-il, écrit en latin, traduit +aussitôt en italien et publié. Le manuscrit latin sur parchemin doit +encore exister. + +L'année suivante, Benedetto Orfei fit paraître le second évangile +parallèle aux évangiles canoniques ou Évangile du Saint-Esprit. Comme +celle de Dieu le père, sa vie était peu connue. Mais, tandis que du Père +éternel on ne connaissait que sa mort, on savait du Saint-Esprit qu'il +viola, un jour, une vierge endormie. Ce stupre avait été l'opération du +Saint-Esprit de laquelle était né Jésus. On insistait aussi sur les +paroles prononcées sur la croix, puis le mystère se faisait après +l'instant où les soldats eurent brisé les jambes des deux larrons. Ce +volume, à la vérité fort beau et d'une grande élévation de pensée par +certains endroits, contenait des passages d'une telle crudité que les +autorités italiennes le firent saisir comme livre obscène; aussi est-il +introuvable. + +Les exemplaires du premier évangile, ou Vie de Dieu le père, sont +d'ailleurs fort rares eux-mêmes: soucieuse de les détruire, la cour +pontificale en avait acheté la plus grande partie. + +L'hérésie des Trois-Vies ne se répandit pas. Benedetto Orfei mourut au +seuil du siècle. Ses quelques disciples se dispersèrent, et il est +probable que l'enseignement de l'hérésiarque aura été vain, qu'il n'en +sortira rien, et que nul ne songera à le reprendre. + + * * * * * + +Un prêtre qui avait beaucoup connu Benedetto Orfei, et qui avait souvent +essayé de lui faire abjurer ce que les catholiques appelaient ses +erreurs, m'a raconté la fin de l'hérésiarque. Il mourut, à ce qu'il +sembla, des suites d'une indigestion, mais son corps fut trouvé tout +couvert de plaies résultant des tortures qu'Orfei s'imposait; si bien +que les médecins hésitèrent à attribuer son décès à sa gourmandise ou à +ses mortifications. La vérité est que l'hérésiarque était pareil à tous +les hommes, car tous sont à la fois pécheurs et saints, quand ils ne +sont pas criminels et martyrs. + + + + +L'INFAILLIBILITÉ + + +Le 25 juin 1906, le cardinal Porporelli achevait de dîner lorsqu'on lui +annonça la visite d'un prêtre français, l'abbé Delhonneau. Il était +trois heures de l'après-midi. L'implacable soleil qui exalta la ruse +triomphatrice des anciens Romains et qui échauffe avec peine la froide +rouerie de ceux de nos temps, s'il laissait tomber des rayons +insoutenables sur la place d'Espagne où s'élève le palais cardinalice, +respectait l'appartement de Mgr Porporelli. Des persiennes entretenaient +une fraîcheur agréable et un demi-jour presque voluptueux. + +L'abbé Delhonneau fut introduit dans la salle à manger. C'était un +prêtre morvandiau. Son aspect têtu n'allait point sans analogie avec +celui des Peaux-Rouges. + +Autunois, il aurait dû naître dans l'enceinte celtique de l'ancienne +Bibracte, sur le mont Beuvray. Il y a encore à Autun, ville d'origine +gallo-romaine, et aux environs, des Gaulois dans les veines desquels il +ne coule point de sang latin, et l'abbé Delhonneau était de ce nombre. + +Il s'approcha du prince de l'Église et lui baisa l'anneau selon l'usage. +Refusant les fruits de Sicile que Mgr Porporelli lui offrait dans une +corbeille, il exposa le but de sa démarche. + +--Je souhaite, dit-il, avoir une entrevue avec notre Saint-Père le Pape, +mais en audience privée. + +--Mission secrète gouvernementale? demanda le cardinal en clignant d'un +oeil. + +--Non point, Monseigneur! répondit l'abbé Delhonneau, les raisons qui me +font solliciter cette audience n'intéressent pas seulement l'Église de +France, mais la Catholicité tout entière. + +--_Dio mio!_ s'écria le cardinal en mordant dans une figue sèche, farcie +avec une noisette et de l'anis. Est-ce réellement si grave? + +--Très grave, Monseigneur, répéta le prêtre français, tandis +qu'apercevant quelques taches de bougie sur sa soutane, il s'efforçait +de les gratter. + +Le prélat gémit: + +--Que peut-il encore y avoir? Nous avons déjà assez d'ennuis avec votre +loi sur la séparation et les divagations de ce chanoine Bierbaum, de +Landshut, en Bavière, qui ne cesse d'écrire contre l'Infaillibilité... + +--L'imprudent! interrompit l'abbé Delhonneau. + +Mgr Porporelli se mordit les lèvres. Dans sa jeunesse, alors qu'il +n'était qu'un prêtre mondain de Florence, il avait combattu +l'Infaillibilité, mais il s'était incliné ensuite devant le dogme. + +--Vous aurez audience demain, signor abbé, dit-il, vous connaissez le +cérémonial? + +Il tendit la main; le prêtre s'inclina, y appliqua un baiser sonore, et +se retira, marchant à reculons jusqu'à la porte où il s'inclina une +seconde fois, tandis que le cardinal, d'un air las, le bénissait de la +main droite, pendant que de la gauche il tâtait des pêches dans la +corbeille. + + * * * * * + +Lorsque le lendemain l'abbé Delhonneau fut introduit chez le pape, il se +jeta à genoux et baisa la mule du blanc Pontife, puis s'étant relevé +délibérément, il le pria en latin de l'entendre seul, comme en +confession. Et quelle condescendance! Le Saint-Père accueillit cette +requête osée. + +Lorsqu'ils furent seuls, l'abbé Delhonneau se mit à parler lentement. Il +s'efforçait de prononcer le latin à l'italienne, mais les gallicismes +abondaient dans son langage de séminaire; de plus, l'_u_ français y +revenait souvent, incompréhensible pour le pape qui interrompait +l'orateur et se faisait répéter ce qu'il ne comprenait point. + +--Saint-Père, disait l'abbé Delhonneau, à la suite d'études et de +réflexions pénibles j'ai acquis la certitude que nos dogmes ne sont pas +d'origine divine. J'ai perdu la foi et je suis convaincu que chez aucun +homme elle ne peut résister à un examen honnête. Il n'est pas une +branche de la science qui ne contredise par des faits irréfutables les +soi-disant vérités de la religion. Hélas! Saint-Père, quelle peine pour +un prêtre de découvrir ces erreurs et quelle douleur d'oser les avouer! + +--Mon enfant, dit le pape, je pense que dans ces conditions vous avez +cessé de célébrer la Sainte-Messe. Les doutes qui sont venus vous +assaillir, aucun prêtre ne peut se vanter de ne pas les avoir connus; +mais une retraite dans cette ville, berceau du catholicisme, vous rendra +la foi perdue, et par les mérites de... + +--Non! Non! Saint-Père. J'ai fait tout ce qui était possible pour +recouvrer une foi qui, d'abord vacillante, s'est effondrée à jamais. Je +me suis efforcé de me détourner de pensées qui me torturaient. C'était +en vain!... Et vous-même, Saint-Père, vous l'avez déclaré, des doutes +vous sont venus. Que dis-je? des doutes? Non! mais des clartés, des +illuminations, des certitudes! Avouez-le, le trirègne qui pèse sur votre +front est lourd de faussetés sacrées. Et si la politique vous empêche +d'affirmer les négations qui roulent dans votre cerveau, elles n'en +existent pas moins. Et l'effroi de régner au moyen de mensonges +séculaires, voilà le vrai fardeau de la papauté, fardeau qui fait +hésiter les élus au sortir du conclave... + +... Répondez-moi, Saint-Père: Vous savez tout cela. Un pontife romain ne +doit pas être moins perspicace qu'un pauvre prêtre du Morvan! + + * * * * * + +Le pape était assis immobile, grave, et pendant cette dernière partie du +discours il n'ouvrit pas la bouche. Devant lui, l'abbé Delhonneau +semblait un de ces Gaulois qui pendant le sac de Rome venaient agacer +les sénateurs majestueux, pareils à des statues, sur leur chaise curule. +Levant lentement les yeux, le pontife demanda: + +--Prêtre! où voulez-vous en venir? + +--Saint-Père, répondit l'abbé Delhonneau, vous détenez une puissance +formidable, vous avez le droit de décréter le Bien et le Mal. Votre +Infaillibilité, ce dogme incontestable parce qu'il repose sur une +réalité terrestre, vous donne un magistère qui ne souffre point de +contradiction. Vous pouvez imposer aux catholiques la vérité ou +l'erreur, à votre choix. Soyez bon! Soyez humain! Enseignez ce qui est +vrai! Ordonnez _ex cathedra_ que le catholicisme soit dissous! Proclamez +que ses pratiques sont superstitieuses! Annoncez que le rôle glorieux et +millénaire de l'Église est terminé! Érigez ces vérités en dogme et vous +aurez acquis la reconnaissance de l'Humanité. Vous descendrez ensuite +dignement d'un trône d'où vous dominiez par l'erreur et que nul ne +pourrait désormais légitimement occuper si vous le déclariez vacant à +jamais! + + * * * * * + +Le pape s'était levé. Dédaigneux de tout cérémonial, il sortit de la +pièce sans adresser un mot ni un regard au prêtre français qui souriait +avec mépris, et qu'un garde-noble vint guider à travers les galeries +somptueuses du Vatican, jusqu'à la sortie. + + * * * * * + +Quelque temps après, la curie romaine créa un nouvel évêché à +Fontainebleau et y nomma l'abbé Delhonneau. + +Lors de son premier voyage _ad limina_, cet évêque ayant proposé au +Saint-Siège l'érection en dogme de la croyance à la mission divine de la +France, le cardinal Porporelli, quand il l'apprit, s'écria: + +--Pur gallicanisme! Mais l'administration gallo-romaine, quel bienfait +pour les Gaules! Elle est nécessaire pour dompter la turbulence des +Français. Et que de peine pour les civiliser!... + + + + +TROIS HISTOIRES DE CHÂTIMENTS DIVINS + + + + +I + +LE GITON + + +Le nommé Louis Gian, fils d'un petit marchand d'huiles à Nice, ne +manifesta jamais la moindre piété au contraire des autres enfants qui, +au moins à l'époque de leur première communion, font preuve d'une +dévotion touchante. + +Le vicaire boiteux de Sainte-Réparate lui avait dit, un jour, pendant le +catéchisme, en essuyant ses lunettes avec sa soutane sale: + +--Toi, Louis! il t'arrivera malheur, parce que tu es faux. À te voir, on +te prendrait pour un ange. La vérité? tu es plat comme une punaise à +genoux. Tu te moques de moi. Je le sais, et tu le peux. Mais on ne se +rit pas de Dieu. D'ailleurs, tu l'apprendras, trop tôt à ton souhait. + +Louis Gian avait écouté, debout et les yeux baissés, l'admonestation du +vicaire. Mais, dès que celui-ci eut le dos tourné, l'impie singea sa +marche chancelante et chantonna: + +--Cinq et trois font huit. Cinq et trois font huit. + +Le jeune Nissard ne s'amenda pas. Jusqu'à quatorze ans il fréquenta peu +l'école, mais paillarda sous les ponts du Paillon et au Château, d'abord +avec les garçons de son âge, ensuite avec les petites filles. + +À quatorze ans, il fut placé chez un chemisier et quitta le vieux Nice +aux parfums de fruits et d'aromates mêlés aux odeurs de chair crue, de +pâte aigre, de morue et de latrines, pour une boutique dans la ville +neuve. Dès les premiers jours il fut remarqué par le patron et la +patronne qui, en bons Nissards, ne firent chômer l'apprenti ni le jour, +ni la nuit. + +La patronne était rousse comme une orange, mais le patron sentait le +_pissala_. Louis Gian se fit enlever en temps de carnaval par un Russe +quinquagénaire et méticuleux qu'il fallait appeler: «Mon général!» et +qui l'appelait: «Ganymède!» + +Ayant reconnu que le Russe était exigeant et avare, il le vola et le +quitta. + +Ensuite il se prodigua à un Turc brutal et gourmand. + +Le Turc, s'étant décavé à Monte-Carlo, fut remplacé par un Américain. +Louis Gian avait compris que sa condition fructueuse le vouait, comme +une mappemonde, à toutes les nationalités. + +Pourtant il ne sut pas dans la fortune garder cette sérénité qui est le +privilège des vertueux. Il méprisa ses compagnons d'autrefois et passait +près d'eux sans paraître les voir. Ceux-ci lui rendirent d'abord mépris +pour mépris. Ils ne manquaient pas, lorsqu'ils le rencontraient, de +faire le geste qui consiste à placer le bras gauche à la jointure du +droit plié et à agiter le poing droit fermé. Ou bien encore, ils +mimaient, à son passage, l'obscène lettre Z d'un alphabet muet +qu'emploient volontiers les Nissards, les Monégasques, les Turbiasques +et les Mentonasques. + +À la fin, l'inconduite de Louis Gian fut en horreur au Ciel, comme elle +l'était à ses anciens camarades. Celui qui pisse contre le vent se +mouille la chemise; il plut à Dieu de punir par la peine du talion les +péchés du giton. + +Louis Gian insulta un ami d'autrefois qui l'avait apostrophé. Il y eut +querelle, bataille et promesse de vengeance. + +Quatre jeunes gens, qui ne valaient en somme pas mieux que Louis Gian, +l'attendirent un soir qu'il était allé seul au théâtre. Ils se +saoulèrent de ce vin de Corse bien tombé de la réputation qu'il eut au +XVIe siècle, puis guettèrent en face de la villa où l'encroupé vivait +avec un Autrichien morbide. + +Lorsque Louis Gian arriva après minuit, ils se précipitèrent sur lui, le +bâillonnèrent et, l'ayant hissé sur la grille de la ville, l'empalèrent +et se sauvèrent en se donnant des tapes... + +L'empalé mourut, avec volupté peut-être. Il était beau comme Attys. Les +lucioles luisaient autour de lui... + + + + +II + +LA DANSEUSE + + +J'ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit authentique ou légendaire +de la mort de Salomé. Je n'ai point orné le conte de mots hébreux, de +descriptions exactes de costumes et de palais; sophisteries qui eussent +donné au récit cette couleur locale tant cherchée aujourd'hui. À la +vérité, mon ignorance m'eût empêché de le faire, et j'ai même conservé à +mes personnages les noms qu'ils portent dans nos évangiles. + +Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste furent châtiés. +Hérodiade avait été férue de la maigreur ragoutante du pénitent qui +invitait les hommes à prendre des bains. Bien qu'ayant agi comme Joseph +chez Putiphar, le mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé des +désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui le voulait. +Lorsqu'Hérodiade, incestueuse selon la loi des Juifs, eut épousé son +beau-frère Hérode Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches +faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, attifée, diaprée, fardée, +dansa devant le roi et, excitant un vouloir doublement incestueux, +obtint la tête du Saint refusée à sa mère. + +Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête chevelue à face barbue. Sa +passion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les lèvres violâtres +du Baptiste décollé. Mais son ressentiment fut plus fort. Elle le +satisfit en perçant à coups d'épingle la langue, les yeux et toutes les +parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa par la mort d'Hérodiade, +qui, jouant encore avec la tête précieuse, succomba suivant toute +vraisemblance à une rupture d'anévrisme. + +Cette femme orgueilleuse ne demeura point en enfer. Elle fait partie de +ces hordes d'esprits qui peuplent les airs, et que, lorsqu'ils sont +bons, j'aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, j'entends par dieu +ce sur quoi l'homme n'a nul pouvoir, et non pas cette âme du monde que +Speusippe d'Athènes a le premier cru gouverner sans entendement +l'univers. Les nuits d'orage, Hérodiade, annoncée par les ululements des +hiboux et l'effroi des animaux, mène une chasse fantastique qui passe +au-dessus de la cime de nos forêts. + +Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir équivalait à celui du bey +de Tunis de nos jours, fut exilé par Tibère et mourut malheureux à Lyon. + +Salomé, dont la belle danse avait sillé les yeux du roi, périt en +dansant; mort étrange qu'envieront les ballerines. + +Cette dame dansa une fois pendant une fête sur la terrasse de marbre +incrusté de serpentine d'un proconsul, et celui-ci l'emmena, lorsqu'il +quitta la Judée pour une province barbare au bord du Danube. + +Il arriva que, s'étant un jour d'hiver égarée seule au bord du fleuve +gelé, elle fut séduite par la glace bleuâtre et s'élança dessus en +dansant. Elle était comme toujours richement accoutrée et dorée de ces +chaînes à mailles minuscules pareilles à celles que firent depuis les +joailliers vénitiens, que ce travail rendait aveugles vers l'âge de +trente ans. Elle dansa longtemps, mimant l'amour, la mort et la folie. +Et, de vrai, il paraissait qu'il y eût un peu de foleur dans sa grâce et +sa joliesse. Selon les attitudes de son corps înel, ses mains +gesticulaient en chironomie. Nostalgiquement, elle mima encore les +mouvements lents des oliveuses de Judée gantées et accroupies, quand +choient les olives mûres. + +Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas presque oubliés: cette danse +damnable qui lui avait valu jadis la tête du Baptiste. Soudain, la glace +se brisa sous elle qui s'enfonça dans le Danube, mais de telle façon +que, le corps étant baigné, la tête resta au-dessus des glaces +rapprochées et ressoudées. Quelques cris terribles effrayèrent de grands +oiseaux au vol lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête +semblait tranchée et posée sur un plat d'argent. + +La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des bêtes +sauvages venaient flairer la mourante qui les regardait encore avec +terreur. Enfin, en un dernier effort, elle détourna ses yeux des ourses +de la terre pour les reporter vers les ourses du ciel, et expira. + +Comme une gemme terne, la tête demeura longtemps au-dessus des glaces +lisses autour d'elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sauvages la +respectèrent. Et l'hiver passa. Puis, au soleil de Pâques, ce fut la +débâcle et le corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une rive pour les +pourritures fatales. + +Certains rabbins pensent que l'âme d'Adam anima aussi Moïse et David. Je +ne suis pas éloigné de croire que celle de Salomé avait empli la fille +de Jephté, et que, n'ayant jamais chômé depuis, elle survit en Espagne, +en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d'une +danseuse de kolo,--cette ronde obscène qu'on peut appeler: la danse de +la croupe. + + + + +III + +D'UN MONSTRE À LYON OU L'ENVIE + + +Il y eut une fois, à Lyon, un soyeux nommé Gorène auquel ses parents, +fort pieux, avaient donné le prénom de Gaétan parce qu'il était né le +jour de la fuite du pape à Gaète. + +Gaétan Gorène était devenu un bon catholique. Il hérita de la grande +fortune de son père, et, lui ayant succédé, il prit pour femme une fille +de sa condition. + +Ses biens s'augmentaient; il était heureux en ménage, mais sa félicité +n'était pas complète. Après trois ans de mariage, il n'avait pas encore +d'enfant. + +Dans l'espoir d'en obtenir un, il fit suivre à sa femme les +prescriptions des plus grands médecins. Il la mena en vain aux sources +réputées merveilleuses contre la stérilité. + +Enfin, connaissant que les ressorts humains étaient impuissants, +d'accord avec sa femme, il eut recours à la religion. Il écouta les +conseils du confesseur de son épouse. Mais la vertu des pèlerinages les +plus fameux fut trouvée en défaut, et les prières les plus ferventes +furent dites inutilement. + +Le fabricant lyonnais gagna un nombre incalculable de jours +d'indulgence, mais son épouse resta bréhaigne comme avant. Il blasphéma +contre le ciel, douta des vérités religieuses et finalement perdit la +foi de ses pères. Cet homme présomptueux ne pouvait supporter que la +Divinité n'eût point fait de miracle en sa faveur. Il ne se confessa +plus, ne communia plus, n'alla plus aux offices religieux et cessa de +donner aux oeuvres pieuses qu'il avait soutenues jusque-là. + +Il relut l'histoire de Napoléon, et délibéra même de répudier une épouse +stérile, demeurée pieuse malgré son mari. Il se trouva alors un médecin +sans renom, mais de haute science, qui, ayant appris la détresse du +riche soyeux, entreprit la cure, et, de façon ou d'autre, rendit propre +à être ensemencée la terre inféconde. + +Gaétan Gorène pensa étouffer de joie lorsque sa femme lui annonça un +jour que, par divers signes irrécusables, elle avait reconnu être +enceinte et qu'elle espérait même ne pas demeurer primipare si cette +grossesse avait une heureuse issue. Le fabricant fut ainsi confirmé dans +son impiété et s'ouvrit sur ce sujet à sa femme pour la détourner des +pratiques dévotieuses. + +La dame en bonne chrétienne ne manqua pas de tout raconter à son +confesseur. + +Celui-ci était un prêtre robuste, dans la force de l'âge, têtu dans la +foi, pensant que tout est permis pour que le règne de Dieu arrive. Il +avait appris avec douleur le scandale causé par l'irréligion du +fabricant, et voyant le résultat obtenu par ceux qui avaient suivi ses +conseils sincères, il en éprouva du dépit. Comprenant qu'à cause de la +grossesse de la dame, Satan avait été le plus fort, le prêtre entreprit +de ramener au bercail la brebis égarée. + +Vraiment, le ciel tira une éclatante vengeance de l'impiété de Gaétan +Gorène. Une nuit de prières inspira au religieux un tour qui réussit +pleinement. + +Un jour d'été, sachant que le mari était à Lyon pour ses affaires et la +femme à la campagne, le prêtre, abandonnant la soutane, se vêtit du plus +mal qu'il put, simulant un vagabond, colporteur, gueux, mendiant, +bélître, fainéant ou chemineau, comme on en voit sur toutes les routes. + +Ainsi accoutré, il alla à la ville où la dame enceinte, s'ennuyant +seule, regardait par la fenêtre. C'était un jour violent d'été, à +l'heure de midi dont Pan, caché dans les moissons, symbolise le rut +effrayant. Le faux vagabond s'approcha de la muraille, sous la fenêtre +de la dame qui s'ennuyait. Il accomplit un acte naturel qu'il est +inutile de nommer et exposait un pilon à mortier, un bâton pastoral, une +flûte à Robin, et mieux, un rossignol tel que beaucoup de dames +l'eussent voulu entendre chanter _Kyrie eleison_. Celle-ci, malgré sa +dévotion, ne fut pas indifférente et eut _envie_ d'être le mortier du +pilon, la cage du rossignol. Mais, étant honnête, elle ne pouvait +satisfaire son vouloir. Néanmoins, il est certain qu'éprouvant des +démangeaisons, elle se gratta. + +Bien que les phénomènes relatifs aux envies des femmes grosses soient +contestés par plusieurs savants, il me paraît certain aussi que la dame +était enceinte d'une fille. Car, quelques mois après, elle accoucha, et, +lorsque le mari, haletant d'émotion, voulut savoir de quel sexe était +l'enfant, la sage-femme leva les bras au ciel en disant: «C'est un +monstre!», et le médecin qui l'assistait dit: «C'est un hermaphrodite!» + +À la suite de ce monstrueux événement, le riche soyeux faillit devenir +fou de douleur. Reconnaissant que tout arrive par la main de Dieu, il se +résigna, devint dévot, donna de grandes sommes aux oeuvres, et édifia +tout le monde par sa piété. + +Le prêtre, apprenant ce qui était arrivé, rit à éclater, se roula, +sauta, toussa, et finalement alla à confesse. Mais le curé lui refusa +l'absolution et il dut l'implorer chez l'archevêque. + +L'androgyne mourut bientôt. Gaétan, redevenu pieux, vécut heureux avec +sa femme et ils eurent beaucoup d'enfants. + + + + +SIMON MAGE + + +... Et tandis que la foule rendait gloire à celui dont les disciples +accomplissaient tant de prodiges, un homme aux cheveux noirs et frisés, +à la barbe rousse et fine, à la face fardée, s'approcha du diacre +Philippe et lui dit: + +--Devin! veuille, en retour de ta science que je désire apprendre, te +laisser inculquer la mienne qui comprend avant tout les dix degrés +démoniaques. Depuis longtemps, mon entendement a franchi les trois +degrés ténébreux et je connais à présent les sept parvis de l'enfer +proprement dit. + +--Arrière! cria le diacre Philippe, il n'y a rien de commun, sorcier, +entre toi et moi. Je suis le disciple de Celui qui dans sa bonté livra +tes maîtres maudits à toutes les douleurs. Je suis de son Église, et, +selon son vouloir, les portes de l'enfer ne prévaudront point contre +elle. + +Mais l'homme sourit, et, assujetissant sur sa tête, de la main droite, +la tiare couleur de safran où, comme le Méandre au soleil, brillait un +serpent fait d'opales, il reprit: + +--Je commande durement aux légions de démons et communique avec les +myriades d'anges. En leur suavité consiste ma force, et, le plus riche, +le plus savant de Samarie, je veux me soumettre à celui dont les suppôts +accomplissent tant de prodiges. Comment se nomme ton maître? + +--C'est, répondit le diacre, Jésus de Nazareth, le Messie, Fils de Dieu. + +Puis il l'endoctrina, et voyant qu'humble et soumis il reconnaissait la +vérité, il lui demanda son nom, et l'homme saisit dans chaque main un +anneau d'or de ses oreilles. À ses doigts, des pierres opaques, serties +dans des bagues d'or, portaient gravés des signes divers. Dans cette +position, le haut du corps, les bras et la tête figuraient un triangle +isocèle. De longues paupières violettes voilèrent l'éclat des yeux +noirs, et la bouche peinte prononça: + +--Simon. + +Le diacre se souvint de ce nom qui avait été celui du chef des apôtres, +puis il baptisa l'homme, l'appelant Pierre, et ajoutant: + +--Simon, désormais tu es Pierre, comme l'est le Vicaire de Dieu sur la +terre. + +À ce moment, le peuple ayant crié: «Place», en s'écartant, Philippe vit +venir Pierre lui-même, les yeux troublés par les larmes, qui ne +tarissaient plus depuis que, par trois fois, il avait renié son divin +Maître. Près de l'ancien pêcheur du lac de Tibériade marchait Jean, le +disciple bien-aimé. + +Et le diacre dit: + +--Voici que Pierre vient en pleurant. À côté de lui, marche, jeune et +grave, Jean le préféré. Homme que le baptême a renouvelé, demande-leur +de te conférer le Saint-Esprit. + +Le peuple s'était dispersé. Il ne restait plus sur la place, avec le +diacre Philippe et Jean, que le nouveau baptisé. Il ramena par devant +les plis de sa robe traînante, dont l'étoffe jaune était tramée de +dessins violets figurant des bêtes fantastiques, et découvrit ainsi des +sandales de cuir azuré, ornées au cou-de-pied d'un quadruple triangle +d'or. Et Pierre, se penchant vers Philippe, demanda: + +--Quel est cet homme à l'attitude orgueilleuse? Il ne paraît avoir la +véritable humilité du coeur. + +Et le diacre Philippe répondit: + +--C'est un magicien. À son dire, il commandait durement aux légions de +démons et s'accordait avec les myriades d'anges. Il s'est soumis, lui, +sa science et ses suppôts surnaturels à la divine autorité du Christ, +notre Maître, et il a été baptisé. + +Une longue théorie de femmes gantées, portant une cruche sur la tête, +traversa la place. Elles s'approchèrent des apôtres, et l'une d'elles, +gracieuse et forte, ayant déposé sa cruche, s'agenouilla devant Pierre +en disant: + +--Maître, on assure que vous parlez au nom de Jésus de Nazareth. Un +jour, il s'entretint avec moi. J'étais assise, à peu de distance de la +ville, sur la margelle du puits où nous allons. Maître, parlez-nous de +Jésus. + +Et le sorcier se mit devant elle, disant: + +--Maître, ne lui répondez pas, c'est une prostituée. + +Mais, Pierre répliqua: + +--Mage écarte-toi! + +Et souriant, tout en pleurs, il dit à la Samaritaine: + +--Femme qui avez la foi, allez jusqu'au puits avec vos compagnes quérir +l'eau de votre baptême, et revenez vers moi. + +Et la Samaritaine, après s'être relevée, se dirigea, suivie des autres +femmes, vers la porte de la ville. + +Le sorcier, s'étant de nouveau approché de Pierre, lui dit: + +--Je suis venu vers Philippe ton disciple, qui accomplit ici, avant ta +venue, des prodiges admirables. Je te prie de me conférer le +Saint-Esprit et le pouvoir de le conférer à mon tour. + +Et Pierre demanda: + +--Mage, pourquoi désires-tu le pouvoir de conférer le Saint-Esprit? + +Et le sorcier répondit: + +--À cause de la gloire que j'en acquerrai. Elle me mettra au-dessus des +autres hommes, et un jour, si tu mourais avant moi, je serais digne de +prendre ta place, ô Maître! + +Et Pierre répliqua: + +--Celui qui souhaite une autre gloire que celle du Très-Haut est indigne +de conférer le Saint-Esprit. Va-t'en, mage, avec ta magie. + +Mais le sorcier s'inclinant reprit: + +--Maître, vous êtes pauvre et je suis riche: vendez-moi la science dont +ma magie n'est que l'erreur! + +Pierre se détourna de lui, et demanda à Philippe: + +--Comment s'appelait cet homme? + +--Simon! répondit le diacre. + +Et Pierre, tombant à genoux, s'écria: + +--Ô mon nom de pécheur! Que Simons soient tous ceux qui voudraient +acheter les dons sacrés. Que ce péché exécrable soit en horreur au ciel +et à la terre! + +Le magicien s'était baissé, et, tandis que les manches lourdes et +pendantes de sa robe soulevaient la poussière, il traça sur le sol les +mots ABLANATANALBA et ONORARONO qui peuvent se lire indifféremment de +droite à gauche ou de gauche à droite, et, lorsqu'il se releva, les +disciples virent devant eux la vivante image de Pierre, le chef des +Apôtres, mais qui ne pleurait pas et disait: + +--Simon-Pierre, je ne suis nul autre que celui que tu es, et nos noms +sont les mêmes. Je vivrai aussi longtemps que l'Église où tu commandes. +J'en deviens pour toujours le mauvais chef, tandis que tu en es le bon +pasteur. Et là où tu représenteras la bonté céleste, je serai +l'infernale méchanceté qui met en branle, quand il me plaît, les légions +de démons et les myriades d'anges. + +Alors, il disparut, et les apôtres le cherchaient en vain des yeux sur +la place, où revenait, par la porte de la ville, la théorie des +Samaritaines, qui, les bras levés, maintenaient sur leur tête balancée +le vase empli de leur eau baptismale. + + * * * * * + +... Et voyant s'avancer deux vieillards d'une ressemblance parfaite, +Néron demanda: + +--Lequel d'entre vous est ce Galiléen dont les miracles étonnent la +ville? + +Mais l'un des hommes leva les yeux au ciel sans rien répondre, tandis +que son compagnon s'écriait: + +--Cet autre qui me ressemble n'est qu'un imposteur. Et, dans ce jardin +où tu nous accueilles, ô César, je veux m'élever devant toi comme un +oiseau prenant son vol. Mon art me donne le moyen de confondre ainsi ce +silencieux. + +L'empereur éclata de rire: + +--Étrangers, dit-il, je vous ai pris d'abord pour Castor et Pollux, mais +ils s'aiment et vivent alternativement. Votre inimitié excite mon +imagination. Enchanteurs, faites des prodiges. Ma musique accompagnera +vos gestes. Ensuite, je célébrerai votre lutte en strophes alcaïques. + +Il vit alors que le visage du vieillard qui avait parlé était calme et +rusé, tandis que sur les joues du silencieux, des larmes, qui ne +cessaient de couler, avaient creusé deux sillons. Prenant un luth +accordé, Néron le fit sonner, et l'homme qui ne pleurait pas s'écria: + +--Pierre, voici le moment où je te confondrai. Mon art détruira tous les +enchantements de ton ignorance. Mes alliés veillent dans le Ciel et dans +l'Enfer. + +Il traça sur le sol le nom d'ANATANA, qui se lit de droite à gauche et +réciproquement. Une nuée sombre s'étant élevée, le magicien lui dit: + +--Anatana, prince de l'Enfer, si mon ennemi m'attaque au moment où +venant de quitter la terre, j'aurai peine à me défendre, tu feras la +nuit et combattras cet homme dans l'obscurité. + +Il s'accroupit pour renouer les cordons de sa sandale droite, ornée au +cou de pied d'un quadruple triangle d'or, et se releva en appelant: + +--Eloah Quanah, Dieu jaloux, préposé aux portes de la demeure céleste, à +l'ouest, écarte-toi en ouvrant pour laisser passer ceux qui me servent! + +Alors il cria: + +--Kokhabiel! + +Et ce fut une rumeur argentine d'armes célestes, tandis que s'avançaient +Kokhabiel et les trois cent soixante-cinq mille Anges qu'il commande. Le +magicien jeta un regard triomphant sur Pierre qui, tombé à genoux, +priait maintenant les bras en croix. + +L'enchanteur appela: + +--Quemuel! + +Et avec un bruit semblable au chant de milliers d'oiseaux s'avancèrent +Quemuel et les douze mille Esprits qui sont sous ses ordres. + +Le mage commanda: + +--Ange Dumiel, portier de l'enfer, laisse passer ceux qui me servent. + +Et, silencieux, comme le vol des chauves-souris, s'avancèrent à +califourchon sur des zèbres, des hémiones, des onagres, ou debout sur +des éléphants portant de belles citadelles, ou bien assis sur des +panthères, ou encore à pied, menant des ours, des onces enchaînés, les +quatre-vingt dix mille Démons présents à l'exode d'Égypte. + +Et le magicien dit à ceux qui lui obéissaient: + +--Vous qui êtes à la fois mes maîtres et mes serviteurs, voici que je +m'élèverai devant César comme l'oiseau prend son vol. Défendez-moi +tandis que je serai dans l'air, afin que mon ennemi demeure sur la +terre, impuissant et confondu. + +Il s'approcha de Pierre et lui parla: + +--Les puissances du Ciel et de l'Enfer m'obéissent. Dieu lui-même va +paraître devant toi pour te confondre en attestant ma science et ton +ignorance. + +Il appela: + +--Sidra! + +Et l'Ordre qui est la Bouche de Dieu parut au firmament où, à la parole +du mage, se manifestèrent Tathmahinta, qui est le Coude gauche au Corps +de Dieu, Adramat, qui est un Doigt majestueux au Pied droit du Corps de +Dieu, Auhez, qui est un Doigt préhensif au Pied gauche du corps de Dieu, +auprès d'Hatoumah, qui, l'Intégrité même, est aussi un Orteil au Pied +gauche du Corps de Dieu. + +Et quelle immense Majesté emplissait le ciel, à mesure qu'apparaissaient +les célestes Puissances, qui sont des Membres au Corps de Dieu! + +Dagoul We Adom s'inscrivit en une distincte rubrique sur le Corps de +Dieu. Alors, Kokhabiel et ses trois cent soixante-cinq mille Anges, +Quemuel et ses douze mille Esprits, Anatana l'obscur, et les +quatre-vingt-dix mille Démons présents à l'exode d'Égypte, les légions +de démons et les myriades d'anges de toutes hiérarchies s'inclinèrent, +et le fulgurant Ohaztah parut qui est le Prince de la Face divine. + +Prompts et inouïs, entourant, supportant le Corps adorable se +manifestèrent Afapé, Elohémancith, Tamani, Ouriel et les autres Faces +d'aigles, de lions ou de chérubins qui ornent le Char céleste. + +Les Ofanim, classe d'anges multicolores, qui sont les roues de ce Char +plus rapide que l'esprit humain ne saurait le concevoir, tournèrent dans +le ciel en jetant un éclat insupportable, et, prenant tous les tons, +depuis les blancheurs totales et infiniment variées des plus pures +régions étoilées jusqu'aux dernières nuances qui flamboient dans les +abîmes, tandis que, sombre et terrible, comme une annonciation de +tempête, dominait au zénith la profondeur violette d'Humasion, +l'Améthyste, qui est une appellation de la Divinité. + +Et Pierre, le front contre terre, suppliait le Très-Haut de confondre le +magicien, qui s'écria: + +--César! je vais maintenant m'élever devant toi, à la face de Dieu. + +Il appela: + +--Isda! Auhabiel! Auferethel! + +Et Isda, qui est l'ange de la nourriture, s'avança, et lui donna les +forces nécessaires à l'accomplissement de son faux miracle; ensuite, +Auhabiel, l'ange aimé de Dieu et préposé à l'amour, étendit ses ailes, +et, prenant le mage par les cheveux, l'emporta vers les régions +supérieures, tandis qu'Auferethel, qui est l'ange du plomb, retenait +Simon, afin qu'il ne montât pas trop vite et ne perdît point +connaissance. + +Mais, soudain, s'étant levé, Pierre rompit le charme d'un seul geste, +et, dans un silence auguste, s'écroula l'angélique et rayonnante majesté +du Corps divin, pendant qu'avec un bruit d'argent et de soie, +disparaissaient les myriades d'anges, pendant qu'avec la rumeur d'un +grouillement de cloaque, s'enfonçaient dans l'abîme les légions +démoniaques. + + * * * * * + +... Et crucifié la tête en bas, par respect pour l'adorable position de +son Maître, Pierre aux yeux brûlés par les larmes, Pierre sur le point +de mourir, regardait un homme qui lui ressemblait s'avancer vers le +bourreau, auquel il demandait: + +--Combien me vendrais-tu le corps de ce supplicié? + +Et le bourreau répondait: + +--Étranger, ce martyr qui te ressemble est sans doute ton frère... Moi +aussi, je suis chrétien, car j'ai été baptisé. J'exerce mon métier, et, +faisant cela, j'accomplis la volonté divine. Mais, le corps d'un martyr +est un don sacré de Dieu à ses fidèles, et il est interdit de vendre les +dons sacrés. Quand cet homme sera mort, tu emporteras le cadavre, afin +que les croyants puissent l'honorer... En attendant, pour passer le +temps, jouons aux dés mon silence contre tes sandales azurées, qu'orne, +au cou de pied, un quadruple triangle d'or. + + + + +L'OTMIKA + + +Sur le pré, proche les vergers aux pruniers fleuris qui entourent le +village bosniaque, le kolo tournait, ronde échevelée et chantante. Les +croupes s'agitaient en cadence: celles des garçons sautaient, nerveuses +et étroites; celles des filles roulaient, lourdes et bulbeuses, et +tendaient le jupon court. Les chansons s'envolaient, lyriques, +satiriques ou gaillardes, et en ce cas les filles faisaient semblant de +ne pas comprendre. On chantait: + + Le premier disait: «Tu es une rose.» + Le second disait: «Tu es une étoile.» + Le troisième disait: «Tu es un ange des cieux.» + Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me dire. + De par mon miroir, je ne suis ni rose, ni étoile, ni ange, + De par mon miroir les trois ont menti. + Et celui qui s'est tu sera mon bien-aimé. + +Le kolo tourna un instant en silence. Les croupes remuaient, +sautillaient, frétillaient, se tortillaient. Les tziganes, hommes et +femmes, assis sur le talus du chemin qui borde le pré, préludèrent un +autre air sur leurs guitares, et la troupe dansante entonna: + + Le vieux beg turc de Sarajevo + Pesait cent dix okes. + Sa fille qui n'en pesait que trente + S'est enfuie chez les Serbes pour danser la poskotznika. + +Puis les garçons chantèrent: + + La fiancée n'était pas vierge, + Elle était comme un sac troué... + +À ce moment un cri retentit, sauvagement: + +--_Otmika!_ + +Et une troupe de garçons, qui, sans doute avec la complicité des +tziganes, s'étaient tenus cachés derrière une haie, de l'autre côté du +chemin, s'élancèrent vers les danseurs de kolo. + +Au cri d'_Otmika_ tous avaient compris qu'il s'agissait du rapt +traditionnel chez les Sud-Slaves. Un amoureux éconduit, sachant que sa +bien-aimée dansait le kolo sur le pré, avait réuni une troupe d'amis, et +ils étaient venus, décidés à ravir la dédaigneuse. Mais le moment avait +été mal choisi. Les danseuses avaient poussé un cri de terreur et +s'étaient placées derrière les danseurs, parmi lesquels il y avait +peut-être l'amant favorisé. Voyant qu'une résistance s'était organisée +si promptement, les ravisseurs s'arrêtèrent, interdits. Ils n'étaient +que six, tandis qu'il y avait onze danseurs avec autant de filles. +Celles-ci chuchotaient: + +--C'est Omer, le petit tailleur. Il veut enlever Mara. + +Omer était au premier rang des _otmikari_; petit, brun, fort comme un +taureau, il tremblait de rage. Les tziganes pincèrent leurs guitares. +Les yeux d'Omer brillèrent. Il fit un pas en avant et entonna: + + _Igra kolo, igra kolo nadvadeset idva._ + _U tom kolu, u tom kolu, lipa Mara igra._ + _Kakva Mara, kakva Mara medna asta una..._ + Le kolo tourne composé de vingt-deux personnes. + Dans la ronde balle la jolie Mara. + Quelle bouche de miel a Mara... + +Un joli garçon, grand et maigre, défenseur des filles, l'interrompit: + +--Omer, tu sais que chez nous, lorsqu'on ne sait pas le nom d'une fille +ou qu'on ne veut pas la nommer, on l'appelle Mara. Dis pour quelle fille +tu as crié, _Otmika!_ afin qu'elle puisse se défendre. + +Omer cria: + +--Mara, la fille du vieux Tenso. + +Mara passa sa jolie tête brune et peureuse entre ses défenseurs en +disant: + +--Omer, je ne te veux pas de mal. Tu as assez longtemps chanté sous mes +fenêtres, en toute saison. Mais je n'ai jamais répondu. Tu sais de +belles chansons, mais je ne veux pas me marier avec toi. + +La troupe des danseurs de kolo cria: + +--Adieu, Omer! et se mit alors en marche vers le village. + +Les _otmikari_ ne s'opposèrent pas à cette retraite. Mais les tziganes, +sur la route, ayant commencé l'air des _Litanies de Marco_, les +ravisseurs psalmodièrent pour insulte à la belle Mara, ce chant +misogyne: + + Marco, des femmes délivre-nous. + Marco, de ces vipères délivre-nous, + Marco, de ces putains délivre-nous, + Marco, de ces charognes délivre-nous, + Marco, de ces traîtresses délivre-nous... + +Ensuite Omer se tourna rageur vers ses compagnons: + +--Dire que j'étais si empressé auprès d'elle! L'année dernière, elle se +laissait faire encore. Après le kolo, elle acceptait les _gurabié_ +mielleux, les tartes aux prunes, les _alvé_ de froment, saindoux et miel +que je lui apportais. Mais depuis, elle a été à la ville. Elle y a vu +des Italiens, des Juifs, des Turcs, des Viennois, qui sait? et peut-être +de ces Grecs que je déteste et que je ne peux voir sans leur montrer les +cinq doigts de la main droite en disant: «_Pendé!_», ce qui est la plus +grave injure qu'on leur puisse faire! + +Un des _Otmikari_ répondit: + +--Si elle connaît la ville, elle ne sera pas facile à prendre. De plus, +son père a aussi des idées de la ville. Il en est venu à mépriser les +institutions séculaires de notre race et il sera dans le cas de se +plaindre. L'_otmika_ traditionnelle est sévèrement punie quand il y a +plainte, et il ferait ramener sa fille chez lui par les gendarmes. + +Les tziganes s'étaient approchés et tendaient leurs mains ouvertes. Ils +étaient beaux, mais sales et sournois. Omer leur jeta quelques pièces. +L'un d'eux dit en ricanant: + +--Les jours les plus heureux pour l'homme sont celui où il se marie et +celui où sa femme crève. + +Une vieille tzigane à face desséchée avait tiré de sa poche une longue +chevelure noire, coupée par surprise à quelque misérable gardeuse +d'oies, endormie dans une prairie. Avec un vieux peigne cassé elle +peignait cette chevelure triste comme une relique de morte, en +marmonnant inintelligiblement. Elle releva la tête, et, regardant +fixement Omer, elle lui dit en chevrotant: + +--Pourquoi ne fais-tu pas l'_otmika_ sur une fille d'un village voisin, +comme cela se pratique ordinairement? Si tu veux, je t'en volerai une +dont les cheveux seront plus beaux que ceux que je tiens. + +Mais Omer répondit: + +--Un héros ne vole pas, il ravit. Je veux Mara. + +La vieille continua: + +--Si tu me donnes bien de l'argent, je ravirai pour toi Mara. Car tu +n'es pas rusé, mais je suis fine comme les aiguilles de sapin, moi. + +Omer réfléchit, puis consentit le prix voulu par la vieille, lui donna +des arrhes et s'en alla avec ses compagnons, tandis qu'en signe de joie +pour l'aubaine, les tziganes, au son d'une guitare, dansaient la +_khaliandra_, sautant et se battant les semelles sur les fesses, en se +tenant d'une main par l'oreille et de l'autre par l'organe génital. + + * * * * * + +Le lendemain, Omer ne se montra pas dans le village. Il passa sa journée +à coudre et à broder, accroupi à la turque. Dans les rues les gens +parlaient de l'_otmika_ et beaucoup désapprouvaient Omer d'avoir +interrompu le kolo. Bandi, le marchand de cochons, annonçait qu'il +ferait désormais dix lieues, quand il aurait besoin d'un tailleur, +plutôt que d'avoir affaire à Omer. Le vieux et riche Tenso, veuf pour la +seconde fois, avait paru un instant dans la rue et avait juré qu'Omer +n'aurait pas sa fille, qu'elle ne quittait plus la maison et qu'il était +décidé à recourir à la gendarmerie en cas de violence. Le soir, le vieux +curé entra dans la maison de Tenso. Lorsqu'il en sortit, au bout d'une +heure, ceux qui le virent assurèrent qu'il avait l'air fort agité, et +qu'il avait répondu d'une voix brisée par les sanglots refoulés à ceux +qui lui avaient parlé. + + * * * * * + +Le surlendemain, vers deux heures, le village était presque désert, +comme il l'est toujours pendant l'après-midi. Le vieux Tenso, dans sa +chambre, souffrait d'une rage aux dents. Mara, dans la cuisine, +surveillait la cuisson du remède infaillible contre le mal de dents: des +figues bouillies dans du lait. À ce moment, on frappa à la porte de la +maison. Mara regarda par la fenêtre et vit une vieille tzigane qui cria: + +--_Frajle! Frajle!_[1] + + [1] Mademoiselle. + +Mara descendit ouvrir et la vieille lui dit: + +--N'as-tu pas besoin de mes services, la belle! + +--D'où viens-tu? demanda Mara. + +--De Bohême, le pays merveilleux où l'on doit passer mais non séjourner, +sous peine d'y demeurer envoûté, ensorcelé, incanté. + +--Que sais-tu? + +--J'enseigne à danser, chanter. Je sais jeter les sorts les plus +insidieux. Je sais lire l'avenir dans la main, dans les cartes. Je sais +coiffer, épiler, et même repuceler une nourrice. + +Mara lui tendit la main gauche en disant: + +--Regarde! + +La vieille l'examina et répliqua: + +--Tu te marieras sous peu. + +Mara lui donna une pièce de monnaie, en disant: + +--Va-t'en, vieille! Je sais danser, chanter. Nul n'a encore écarté mes +jambes. Je me coiffe seule et je ne veux pas être épilée. + +La vieille ricana: + +--_Téremtété!_ J'ai épilé de belles musulmanes, dans l'Herzégovine, et +des chrétiennes aussi. Le goût de la chair lisse se propage, ma fille, +et les touffes de fenouil, aux endroits secrets d'un corps poli, +répugnent à plus d'un homme, même parmi les chrétiens. + +Mara tapa du pied et cria: + +--Va-t'en! + +Mais la vieille leva la main, et, d'un coup, défit la chevelure de Mara +dont les nattes retombèrent: + +--Vois-tu, la belle, tu ne sais pas te coiffer. Je vais te recoiffer +pour rien. Tourne-toi. + +Honteuse de son impatience, Mara se laissa faire docilement. La vieille +tira une paire de ciseaux, mais, à ce moment, une main nerveuse la +saisit à la gorge. La vieille poussa un cri en laissant tomber les +ciseaux, qui firent un bruit métallique sur le pavé. Mara se retourna et +vit d'un coup d'oeil les ciseaux ouverts sur le sol et le curé serrant +la tzigane à la gorge. Omer, à qui la vieille avait promis de retenir +Mara à la porte, afin qu'il pût l'enlever, arrivait en courant. +L'apercevant, Mara poussa un cri et referma violemment la porte, qu'elle +verrouilla. Omer s'arrêta désespéré en murmurant: + +--Trop tard! + +À ce moment, une troupe de cochons déboucha à un tournant. Les bêtes +flaireuses, aux petits yeux, aux jambes courtes, grognaient, +gargouillaient, ronflaient, renâclaient, reniflaient. Derrière, le +troupeau grouillant et rose sale, venait Bandi qui, armé d'un gourdin, +dirigeait les cochons en se dandinant, et sifflotant. À la vue d'Omer, +Bandi fit tournoyer son bâton en menaçant le tailleur. Mais le curé lui +cria: + +--Hé, Bandi! laisse Omer, j'en fais mon affaire. Occupe-toi de cette +vieille qui voulait voler la chevelure de Mara. + +Le curé se dirigea vers Omer, qu'il saisit par l'oreille et entraîna. De +l'autre côté, la vieille courait: les cochons la suivaient de près, en +trottant plus vite, en frétillant et en remuant leur queue tortillée. +Bandi en quelques sauts la rattrapa, et lui administra une volée qui, +bien que rudement appliquée, ne retarda pas la fuite de la tzigane. En +courant, elle poussait des hurlements, criait des malédictions et +vomissait des jurons immondes... + + * * * * * + +Le curé tira Omer par l'oreille jusque devant le presbytère. Là, il le +lâcha enfin et parla: + +--Omer, tu es le scandale de ce village. Tu veux enlever une fille qui +ne veut pas de toi. Séduire une fille est une mauvaise action, mon fils! + +Omer se récria: + +--Je ne veux pas la séduire, je veux l'épouser. Qu'importe qu'elle ne me +veuille pas? L'homme doit-il s'embarrasser des volontés des femmes qui +pleurent quand elles veulent et rient quand elles peuvent? + +Le curé l'écouta d'un air attendri: + +--Ainsi, c'est différent. Omer, mon enfant, tes intentions sont donc +pures... L'as-tu demandée à son père? + +--Oui! cria Omer, Tenso a juré que je n'aurais pas sa fille. Mais je +veux épouser Mara. D'ailleurs vous savez tout. Vous êtes resté plus +d'une heure, hier, dans sa maison. + +--Oui! répliqua le curé, je sais tout ce qui s'est passé avant. Mais +j'avais pensé, comme croit Tenso, du reste, que, ne pouvant avoir Mara +pour épouse, tu voulais l'enlever pour la déshonorer et l'abandonner. + +--Le vieux Tenso mépriserait-il assez nos coutumes, dit d'une-voix +sombre Omer, pour me refuser sa fille au cas où, l'otmika ayant réussi, +j'aurais enlevé Mara? + +--Hélas! dit tristement le curé. Hélas! mais toi, Omer, méprises-tu +assez les divertissements de notre race, pour venir interrompre le kolo, +la danse nationale et crier: _Otmika!_ pendant les rondes? + +--Je croyais que les prêtres considéraient la danse comme mauvaise. + +--Quoi?... Il en est, c'est vrai, qui croient que la danse est l'oeuvre +de Satan. Moi, je suis de l'avis du curé Spangenberg qui, en 1547, +prêcha que la danse est bonne, car on dansa aux noces de Cana, et Jésus +y dansa peut-être aussi. Mais toi, Omer, qu'as-tu fait! N'ayant pas +réussi l'enlèvement pendant la danse, qu'as-tu imaginé, Omer! Car j'ai +tout deviné. Tu as pris pour complice une possédée, un être infâme, une +receleuse de démons, une tzigane voleuse de chevelures. + +--Le diable couche avec! dit Omer, elle m'a induit en lâcheté. Mais +aussi, comment avoir Mara maintenant? Elle ne sortira plus, sinon +accompagnée pour aller à la messe. Le vieux Tenso, dit-on, veut aller +habiter en ville. Je suis forcé de recourir à la ruse. + +Le curé réfléchit: + +--Non, il n'y a rien à faire du côté du vieux Tenso. Mara veut se marier +à la ville. Mon pauvre Omer, renonce à l'otmika, désaime Mara. Marie-toi +avec une autre. + +--Jamais! Je veux Mara! + + * * * * * + +À ce moment des enfants qui passaient vinrent baiser les mains du curé. +Quand ils s'en furent allés, il sourit: + +--Omer! la place de Mara à l'église est à gauche près de la petite +porte. + +Omer tressaillit: + +--Mais... le péché... un rapt dans l'église... pendant la messe... + +--À ta place, Omer, je commettrais ce péché. Sois héroïque, mais demande +pardon à Dieu, avant et après. Moi, je t'absoudrai quand tu viendras te +confesser. + +Omer parut hésiter: + +--Mais... les gendarmes. + +--Sois héroïque, Omer, le ciel ne t'abandonnera pas. Moi, je te bénis. + +Il le bénit en souriant et disparut derrière la porte du presbytère. +Omer fixa un instant le sol, se gratta la tête, fit un grand signe de +croix et revint dans son atelier. Le soir tombait. Plus tôt que de +coutume, il alluma la lampe. Il tira des ballots d'étoffes et coupa deux +vêtements, l'un d'homme, l'autre de femme. Puis, avant de s'accroupir +pour coudre, il se signa et murmura: + +--Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre règne arrive, que l'_otmika_ +réussisse... + + * * * * * + +Le dimanche suivant fut un beau jour sans nuages. Sur la place de +l'église s'était installé un de ces hommes qui promènent des +phonographes de village en village. Il avait placé, pour donner +l'exemple, deux des tubes de son appareil à ses oreilles, et invitait +les passants à en faire autant, moyennant dix kreutzer. Des enfants, +rangés autour, le regardaient. Des hommes, groupés plus loin, parlaient +de la partie de quilles de la veille. Quelques femmes babillaient en +tricotant. L'une d'elles, vieille, édentée, qu'on appelait _Croix de +Hongrie_ parce qu'elle était penchée comme la croix qui termine la +couronne figurée sur les monnaies hongroises, déclara: + +--Omer aura Mara, allez! qu'un homme vienne à aimer une femme, il n'y a +rien à faire; il l'aura, et il faudra qu'elle l'aime. + +À ce moment, la cloche sonna pour la messe, et, sur la place, parut Mara +donnant le bras au vieux Tenso. Près d'eux marchaient Bandi, le meneur +de porcs, fier et digne, et le joli garçon qui avait interpellé Omer sur +le pré. Ils entrèrent dans l'église qui s'emplit bientôt de tous les +habitants du village, endimanchés. Selon la coutume, les hommes se +placèrent d'un côté de la nef, les femmes de l'autre. Omer était venu +aussi avec ses compagnons. Mara l'aperçut au fond de l'église et +remarqua qu'il était richement vêtu. Puis, elle le vit sortir avec ses +amis. L'office commença. + +À l'évangile, tout le monde se dressa. Tout à coup, la petite porte près +de laquelle était placée Mara s'ouvrit pour laisser passer Omer qui +saisit la jeune fille à bras-le-corps, la souleva et s'enfuit en un clin +d'oeil. Les femmes poussèrent des cris et se sauvèrent du côté des +hommes où des jurons tonnaient formidablement. Le vieux Tenso, plusieurs +jeunes gens, dont Bandi, se précipitèrent vers la sortie pour rattraper +les ravisseurs. Mais le vieux prêtre, à l'autel, s'était tourné. Il +cria: + +--Arrêtez-vous, païens! arrêtez-vous. + +À la voix de leur pasteur, les hommes s'arrêtèrent, interdits. Seul, le +vieux Tenso sortit. Le prêtre continua: + +--Quoi! païens! voudriez-vous manquer la messe parce qu'un garçon enlève +une fille qu'il veut épouser? + +Il y eut des murmures. Le prêtre reprit plus fort: + +--L'_otmika_ n'est-elle pas une de nos coutumes? + +Il y eut alors des exclamations approbatives, et tous reprirent leurs +places tandis que le vieux prêtre parlait: + +--Ferez-vous votre salut en poursuivant les _otmikari_, ou en assistant +à la messe? Omer et ses amis manquent la messe, c'est affaire à leur +âme. Mais, vous autres, voudriez-vous que votre pasteur n'achève la +cérémonie que devant des femmes? Pécheurs, Satan a trouvé cette nouvelle +ruse pour vous induire en péché mortel! Je ne ferai pas d'autre sermon +aujourd'hui. Ayez confiance en Dieu et repentez-vous. C'est la grâce que +je vous souhaite. + +--Amen! répondit d'une voix cassée la vieille _Croix de Hongrie_. + +Le prêtre se tourna et dans un silence édifiant reprit la lecture de +l'évangile. Le vieux Tenso rentra bientôt en gémissant. Des rires +étouffés du côté des femmes accueillirent son retour. + + * * * * * + +Après la messe, les groupes se reformèrent sur la place. La vieille +_Croix de Hongrie_ parlait en faveur d'Omer, disant que l'_otmika_ était +un fait accompli, qu'il fallait que Tenso se résignât. Les filles +disaient qu'Omer était un héros. Les garçons l'enviaient en constatant +que Mara était une bien belle fille. Bandi et d'autres jeunes gens +étaient partis pour chercher la retraite des _otmikari_. + +Le vieux Tenso, la messe finie, s'était dirigé vers la sacristie. Le +curé se dévêtissait des habits sacerdotaux. Il rit en voyant entrer +Tenso. Le paysan, d'un air finaud, lui dit: + +--C'est vous, notre pasteur, qui avez donné cette idée à Omer. Je sais +bien. Vous êtes pour les vieilles idées. Mais les idées pour lesquelles +je suis ont les gendarmes pour elles, et Mara me reviendra, morte ou +vive. + +Le curé sourit: + +--Tu as tort, Tenso. Tu as eu ta première femme, celle avec qui tu seras +au ciel--si tu y vas--par l'_otmika_. + +--Dieu ait son âme, interrompit Tenso, j'ai mal agi. + +--Bien, répondit le curé, mais tu sais qu'au pouvoir d'un garçon, une +fille ne reste pas intacte. Que feras-tu de ta fille enceinte? Personne +ne voudra l'épouser, et c'est aussi une idée de la ville. Et l'enfant +qui viendra, qu'en feras-tu? Et puis, Mara ne déteste pas Omer, comme +elle le prétend. Elle m'a dit, au contraire, qu'il lui plaisait, mais +qu'elle préférait se marier à la ville pour devenir une dame. Demain, +Mara sera folle d'Omer. Ce ne sera pas elle qui refusera de se marier +avec lui. Tu es riche, marie les jeunes gens, puis achète-leur un bon +commerce à la ville. Ainsi Mara pourra devenir une dame et ses voeux +seront comblés. Mais, sur ton âme, souviens-toi de ta jeunesse. Respecte +l'_otmika_, le rapt sacré de notre race. + +Le vieux Tenso hésita, toussota, et, finalement, éclata en sanglots, +gémissant en phrases brisées: + +--Ah! oui... l'_otmika_... l'_otmika_... Ma première femme, ma Njera... +la mère de Mara... Ma Njera qui sera ma compagne au ciel... j'espère... +Oui, il faut les marier... ce sera une belle noce... + +Et le curé accompagna Tenso jusqu'au portail de l'église en disant: + +--Oui, ce sera une belle noce! Les vêtements sont déjà prêts. Tu seras +heureux, ensuite, vieux Tenso, d'avoir marié ta fille à un homme de ta +race. Après, tu pourras t'endormir doucement dans la paix du Seigneur, +et tes petits-enfants, de ta race, eux aussi, viendront prier sur ta +tombe plantée de romarin. + +Sur la place, des tziganes étaient venus, jouant de la guitare. Les +filles et les garçons dansaient le kolo, et la vieille _Croix de +Hongrie_ ballait avec eux. + +Ils chantaient: + + Il faut les marier, il faut les marier, + Car après l'_otmika_ la fille est enceinte. + Il faut les marier, Tenso, ou la tuer... + +Le vieux Tenso regarda un instant le kolo, puis, délibérément, il prit +part à la ronde. Et il faisait sauter sa croupe nerveusement, en +chantant: + + Il faut les marier... + + + + +QUE VLO-VE? + + +La guitare de Que vlo-ve? était un peu du vent qui gémit toujours dans +les Ardennes de Belgique... + +Que vlo-ve? était la divinité de cette forêt où erra Geneviève de +Brabant, depuis les bords de la Meuse jusqu'au Rhin, par l'Eifel +volcanique aux mers mortes que sont les mares de Daun, l'Eifel où +jaillit la source de Saint-Apollinaire, et où le lac de Maria Laach est +un crachat de la Vierge... + +Les yeux de Que vlo-ve? clignotants et chassieux, à chair des paupières +rouge de jambon cru, larmoyaient sans cesse et les larmes lui brûlaient +les lèvres comme l'eau des fontaines acides qui abondent dans les +Ardennes. + +Il était le compère des sangliers, le cousin des lièvres, des écureuils, +et la vie secouait son âme comme le vent d'est secoue les grappes +orangées aux sorbiers des oiseaux... + +Que vlo-ve? c'est-à-dire: _Que voulez-vous?_ wallon wallonant de +Wallonie était né prussien à Mont, lieu appelé Berg en allemand et situé +près de Malmédy sur le chemin qui mène dans ces dangereuses tourbières +appelées Hautes-Fanges ou Hautes-Fagnes, ou plus justement Hohe-Venn, +puisqu'on est en Prusse déjà, comme l'attestent des poteaux noir et +blanc, sable et argent, couleur de nuit, couleur de jour, sur toutes les +routes. + +Que vlo-ve? préférait son sobriquet à son nom: Poppon Remacle Lehez. +Mais si on le saluait de son surnom: _Li bai valet_ (le beau garçon), il +faisait résonner l'âme de sa guitare et tapait sur le ventre de son +interlocuteur en disant: + +--Il sonne creux comme ma guitare, il jase la soif, il n'a plus de +_péket_ à pisser. + +On se prenait par le bras et sans se tutoyer, car on ne se tutoye jamais +en wallon, on allait, nom de Dieu! boire du _péket_ qui est de la plus +vulgaire eau-de-vie de grains, à laquelle, en parlant français, on donne +par euphémisme le nom de genièvre. + +Et c'eût été bien extraordinaire que dans un coin de l'auberge on ne +découvrît pas Guyame le poète, qui avait le don d'ubiquité, car on le +voyait chez tous les débitants de bière et de péket, entre Stavelot et +Malmédy. Et combien de fois était-il arrivé que des gars s'étaient +battus, parce que l'un disait: + +--J'ai bu hier avec Guyame à la _station_, il était telle heure. + +--Menteur, disait un autre, à la même heure, Guyame était avec nous à +l'estaminet du _Bonnet à poil_, et il y avait là le _percepteur des +postes_ et le _receveur des contributions_. + +Et, de fil en aiguille, les gars finissaient par se flanquer des beignes +en l'honneur du poète. + +Guyame était phtisique et logeait à l'hospice, à Stavelot. Comme on lui +donnait partout à boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès +qu'il avait bu, il en contait des contes bleus, des histoires de +brigands, de l'autre monde ou à dormir debout! Il en déclamait des vers +contre la famille protestante de la place de l'Église, contre le bossu +de Francorchamps, et contre la fille rousse de Trois-Ponts, qui allait +toujours en automne ramasser les champignons! Pouah! les champignons +donnent la crève aux vaches, et elle en bouffait, la roussotte, sans +mourir! Ah! la sorcière!... Mais il chantait aussi la gloire des +airelles, des myrtilles et le bien que font aux tripes humaines du lait +et des myrtilles, c'est-à-dire le _tchatcha_ archidivin, ambroisiaque. +Il faisait souvent des vers pour les servantes qui pèlent les +_krompires_, les bonnes pommes de terre, les _magna bona_... + + * * * * * + +Ce jour-là, Que vlo-ve? sur la route bordée d'arbres forts et tors, +battait le briquet pour allumer sa pipe... + +Quatre gars passèrent. C'étaient: Hinri de Vielsalm; Prosper le +journalier, qui avait été trimardeur et avait travaillé aussi près de +Paris dans les raffineries, il habitait à Stavelot présentement; Gaspard +Tassin le chasseur, braconnier de Wanne: son feutre s'ornait d'une aile +d'épervier et il fumait une puante bouffarde de bois de genévrier; enfin +Thomas le _babo_, c'est-à-dire le coyon, ouvrier tanneur de Malmédy. Sa +femme était assez jolie, ce qui était cause qu'elle couchait avec toutes +sortes de gens, bourgeois et ouvriers, tandis qu'il engrossait, quand il +pouvait, des ouvrières de fabrique ou des servantes allemandes, qui, +disait-il, aimaient aller schlôf avec lui, parce qu'il était expert +comme pas un à faire pimpam dur et longtemps. + +Après avoir allumé sa pipe, Que vlo-ve? courut après eux et cria: + +--_Bonjou, tertous!_ + +Ils se retournèrent: + +--_Bonjou bai' valet!_ + +Que vlo-ve? les regarda joyeusement en prononçant son éternelle +question, cause de son sobriquet: + +--_Que vlo-ve? Nom di Dio!_ Oyez ma guitare. L'entendez-vous? + +Il tapa deux coups dessus. Elle résonna. + +--Elle sonne plus creux qu'un pet du diable. Nom de Dieu! Je fais le +pari qu'on va boire du _péket_ chez la Chancesse, ici près!... +_Oyez-ve!_... + +Et ayant accordé sa guitare, il attaqua la _Brabançonne_. Mais on cria: + +--Taisez-vous! + +Alors il commença la _Marseillaise_, puis après le premier couplet il +cria: + +--_Nom di Dio!_ + +Et entonna: + + Isch bin aïn Preusse... + +Mais le _babo_ répéta: + +--Taisez-vous, vous êtes un Prussien qui ne sait pas l'allemand... +Taisez-vous!... je veux aller schlôf avec la Chancesse. + +Et les gars chantèrent en choeur: + + «... Et s'il en reste un bout ce s'ra pour la servante, + S'il en rest' pas du tout elle se tapera su'l'ventre! + Et zon zon zon Lisette, ma Lisette + Et zon zon zon Lisette, ma Lison.» + + * * * * * + +On entra chez la Chancesse. Elle disait son chapelet, assise, les jambes +écartées. Ses tétons, sous la camisole, semblaient dégringoler comme une +avalanche. + +Dans un coin, Guyame le poète parlait tout seul devant son verre de +péket. En entrant, les gars saluèrent: + +--_Bonjou vos deusses!_ + +Guyame et la Chancesse répondirent: + +--_Bonjou tertous!_ + +Elle porta des verres et servit le péket tandis qu'on chantait: + + J'entends le cul du verre... + +Guyame s'approcha: + +--Que vlo-ve? dit le guitariste en rallumant sa pipe. + +Guyame versa du _péket_ dans un verre qu'il avait apporté. Il but, fit +claquer sa langue, puis lâcha un pet en disant à Prosper: + +--Essaye de l'attraper, toi qui as été Parisien. + +Et comme c'était le coucher du soleil, un long troupeau de vaches, mené +par une petite fille aux pieds nus, passa lentement et longtemps devant +l'auberge. + + * * * * * + +Il faut maintenant prendre son courage à deux mains, car voici l'instant +difficile. Il s'agit de dire la gloire et la beauté du gueux déguenillé +Que vlo-ve? et du poète Guillaume Wirin, dont les guenilles couvraient +aussi un bon gueux gueusant. Allons d'ahan!... Apollon! mon Patron, tu +t'essouffles, va-t'en! Fais venir cet autre; Hermès le voleur, digne +plus que toi de chanter la mort du Wallon Que vlo-ve? sur laquelle se +lamentent tous les elfes de l'Ambléve. Qu'il vienne, voleur subtil, aux +pieds ailés, + + Hermès, dieu de la lyre et voleur de troupeaux, + +qu'il jette sur Que vlo-ve? et sur la Chancesse toutes les mouches +ganiques que l'on croit, au nord, tourmenter certaines vies comme une +fatalité. Qu'il amène avec soi mon second Patron, en mitre et pluvial, +l'évêque saint Apollinaire. Ce dernier voilera le calvaire de bois peint +qui pâtit au carrefour; + + Et des santons venus des bergeries qu'attristent + Des bêlements et des yeux doux d'agneaux mignons + Mèneront chaque soir vers la croix de ce Christ + Un long troupeau lyrique avec un crâmignon. + + * * * * * + +La nuit était venue. La Chancesse disait toujours le chapelet. Sur la +table, près des bouteilles vides ou pleines de _péket_, une lampe à +pétrole brasillait et fumait. Que vlo-ve? avait tiré du pain et du +fromage de tête de cochon. Il mangeait lentement en écoutant jaser ses +compagnons, et aussi bouillir l'eau pour le café de la Chancesse. + +Guyame raconta l'histoire de Poncin et de ses quatre frères, ce qui +signifie le pouce et les quatre autres doigts. Poncin dans l'histoire +rossait toujours Longuedame qui est le majeur. Guyame se leva et alla +pisser à la porte. En revenant, il dit: + +--Je voudrais être dans les fagnes derrière la baraque Michel, je serais +assis dans les bruyères et les airelles, et plus heureux que saint +Remâcle en sa châsse, _nom di Dio!_ Il y en a-t-il des boules d'or au +ciel clair de ce soir! _nom di Dio di nom di Dio_, le ciel est plein de +couilles lumineuses qu'on appelle astres, planètes, étoiles, lunes. + +Il but du péket et le _babo_ dit: + +--La femme du mayeur m'a dit que j'étais comme la lune. Mais, _nom di +Dio_, Guyame, j'ai trois couilles et la lune n'en est qu'une. _Paraît!_ + +--_Babo! n'jasez nin_ comme ça, _v's estez_ la lune malgré vos trois +couilles, _nom di Dio!_... Vous n'avez jamais parlé avec une chaise. +_Paraît?... Nona!_... Eh bien! Demandez voire à une chaise: Qu'est-ce un +homme?--C'est un cul, _paraît! dist-elle_. Demandez à un banc: Qu'est-ce +une femme?--C'est un cul, _paraît! dist-il_. Demandez à l'escabeau et à +l'escabelle: Qu'est-ce un _valet_ et une _bacelle?_ Ce sont deux culs, +_paraît!_ disent-ils. Demandez au fauteuil du curé: Qu'est-ce le curé? +Qu'est-ce sa servante? Qu'est-ce la nièce du curé, la _crapaute_ du fils +Rawaye-Jonceux? Avec le dernier ça fait quatre culs, _dist-il_, ou huit +fesses, _paraît!_ Ha! ha! nom di Dio. _V' n'en savez nin comme ça, vous +qu'avez_ trois couilles. Il en faut plus que ça pour atteindre le quorum +et ressembler au ciel. Allons, un peu de guitare, là, _nom di Dio!_... +Que vlo-ve?... + + _Nost'ogne avi li qwat pis blancs_ + _Et les oreyes à l'advinant._ + Et l'trou di cou tot neur + Tot neur comme du tcherbon. + +--Taisez vous! dit le _babo_, je veux aller schlôf avec la Chancesse. + +--_Nom di Dio!_ cria Que vlo-ve?, vous le _babo_, vous n'avez même pas +de _censes_ pour payer votre _péket_, vous irez schlôf à _Mâmdi_ ou à +_Stavleu_. Allons, vite! Vous allez boire _on vère sol hawai_. Faites +claquer _vosse lainwe_, et puis allez-vous en! + +Le babo but le verre de _péket_, fit claquer sa langue, puis: + +--Venez un peu, Que vlo ve? Je veux _v'grusiner one saquoué_. + +Que vlo-ve? fit sa question: + +--Que vlo-ve? + +Puis il prit son couteau et jeta sa guitare sur ses lombes. + +Ensuite il s'approcha du babo. + + * * * * * + +Guyame divaguait: + +--De jolies petites vieilles dansent la maclotte dans un jardin de +tournesols, les beaux soleils! Que vlo-ve? _m'coye binamèye_, ne vous +battez pas. Le _babo_ vous étranglera comme la _rampioule_ étrangle les +arbres... + +Prenez garde à vous, Que vlo-ve? Il va vous fout' un coup _su l' +tiesse_. + + Dansons la Crâmagnole + Vive le son, Vive le son... + +Voilà le plus beau des crâmignons. + + * * * * * + +Le babo et Que vlo-ve? se dévisageaient, se défiaient, armés chacun d'un +couteau. Et à ce moment la Chancesse était plus belle qu'Hélène qui +n'était d'ailleurs pas plus jeune qu'elle quand Pâris l'enleva. + +La Chancesse avait remis son chapelet dans sa poche et regardait les +combattants _en grusinant_: + +--_Nom di Dio! one parteye di toupet!_ + +Prosper lui cria: + +--_C'estait vo, la crapaute!_ + +Puis il se leva et, suivi de ses deux compagnons, il sortit en chantant: + + «S'il n'en reste pas du tout elle se tapera sur le ventre + Depuis l' 1er janvier jusqu'au 31 décembre + Et zon zon zon...» + + * * * * * + +Que vlo-ve? et le babo se défiaient, les yeux dans les yeux: + +--Que vlo-ve? j'irai schlôf avec la Chancesse! + +--Le _babo!_ La garce est pour les garçons, _Mareye, vosse_ femme est +une garce. + +--Que vlo-ve? Vous _n'savez nin_ la couleur de son cul. + +--_Babo!_ vous _n'coucherez maïe_ avec la Chancesse et _vosse_ femme a +la vérole. + +Et Que vlo-ve? s'élança sur le _babo_. Ils s'étreignirent et se +donnaient des coups de couteau. Leur sang coulait. La Chancesse pleurait +en criant: + +--_Qué n'affaire!_ + +Et Guyame chantait lentement: + +--Je regarde ceci qui peut servir de miroir à l'amour. Belle Chancesse +qui faites se battre dans votre débit un héros à trois couilles et un +musicien insigne, Que vlo-ve? _Li bai valet_ errant!... Belle Chancesse, +c'est moi je crois, qui irai au schlôf avec vous! Préparez, car j'ai +faim, une bonne fricassée que je veux _magni_ avec vous, la belle!... +Honneur aux héros, dont le sang tombe comme la cascade de Coo. Écoutez! +écoutez! _oyez-ve!_... Les elfes sortent de l'Amblève... L'un pleure +parce qu'il a brisé ses petits souliers de verre... Écoutez! écoutez!... +Le vent bruit dans les aunes... Belle Chancesse, si les autres se +battent, on va baller. Ah! _pauv'_ _babo_, je vois que c'est _vos +qu'estés o labrint_. + + * * * * * + +Que vlo-ve? et le babo continuaient à se tirer des pintes de sang en +l'honneur de la Chancesse qui dansait maintenant la maclotte vis-à-vis +de Guyame, tandis que la bouilloire chantait plus fort. Le babo +faiblissait. Que vlo-ve? lui avait fait sauter ses boutons de culotte +et, comme elle était tombée, le cul s'étalait cauteleux, contourné, +piteux comme deux quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup habile +porté par Que vlo-ve? sa raie culière naturellement sombre, d'un brun +verdâtre et velue, s'ensanglanta et à cette aurore, le _babo_ se mit à +gémir. Il criait: + +--Nenni, je ne ferai pas pim-pam avec la Chancesse. Ah! Que vlo-ve? +voilà que j'ai mal aux couilles! + +Et Que vlo-ve? s'acharnait. + +--Ah! v's avez trois couilles! Friand! Ah! Galant! + +Et il lui donna un tel coup de pied dans le ventre que le babo tomba sur +son derrière ensanglanté, on eût dit, à cause des menstrues; tandis que +Guyame et la Chancesse cessaient leur maclotte. + + * * * * * + +Mais voici l'instant superbe!... + +Que vlo-ve? ivre de sang se rua sur le _babo_ et de son couteau lui +laboura la poitrine. Le babo râlait doucement: + +--_Nom di Dio! Nom di Dio! Nom di Dio!_ + +Ses yeux se renversèrent. Que vlo-ve? se redressa en tenant la main du +babo. De son couteau il se mit à couper le bras à la jointure. Le babo +cria: + +--Aïe! Aïe! _vo direz-ve à ma Mareye_ que je lui envoie _on betch_ +d'amour. + +Mais la Chancesse cria: + +--V'estez cocu! tandis que le babo faisait un dernier soubresaut et +mourait comme un poisson près du pêcheur. + +Que vlo ve? continuait à couper... Le bras se détacha enfin. Que vlo-ve? +poussa un cri de satisfaction et de sauvagerie. Comme son veston roussi +de vieillesse et taché de sang avait une pochette sur la poitrine, Que +vlo-ve? y enfonça le bras dont la main pendait comme une belle fleur... + +La lampe brasillait et fumait... Sur le feu, l'eau était en colère, elle +nasillait, ronflait, ronchonnait. Que vlo-ve? affalé sur un banc, +caressait sa guitare. Guyame dit: + +--Que vlo-ve? _m'coye binameye, arveye!_ Je vous aiderai toujours. Fuyez +cette nuit, car les gendarmes vous prendraient demain. Moi, je rentre à +l'hospice, et je serai grondé parce que j'arriverai en retard. + +Il s'en alla doucement et ses pas résonnèrent longtemps sur la route... + + * * * * * + +Que vlo-ve? et la Chancesse regardaient le corps. L'eau bouillait. Tout +à coup Que vlo-ve? se leva et chanta: + + «... Arveye! + Rabrassons-nous pour nous qwitter, + Puisque, c'est houye li dléreine fèye + Et voss' mohonne qui ji vins hanter. + +--_N'jasez nin_ comme ça, dit la Chancesse, _j' v's ainme, bai valet_. + +Elle s'approcha de Que vlo-ve? Le cadavre les séparait. Ils +s'embrassèrent. Mais le bras du mort étant remonté dans la pochette, +droit et pareil à une tige florie de cinq pétales, se trouva entre eux. + +Dans la triste lumière, ils embrassèrent la main morte, et, comme la +paume était tournée du côté de la Chancesse, les ongles du babo la +chatouillèrent au visage. Elle frissonna: + +--Ah! douceur de miséricorde! + +Et Que vlo-ve? cria: + +--_Nom di Dio! nom di Dio!_ + +Sur le feu, l'eau murmurait la prière des morts. Que vlo-ve? continuait: + +--_Nom di Dio!_ il est mort. + +La Chancesse ajouta: + +--Le sang coule jusqu'à la porte. + +--Il fuit sous la porte, remarqua Que vlo-ve? En descendant, il ira +jusqu'à la caserne des carabiniers, et, ceux-ci, en remontant le long de +la coulure, arriveront jusqu'au babo. _Nom di Dio! nom di Dio! arveye_ +la Chancesse! + + * * * * * + +Ayant ouvert brusquement la porte il se mit à courir sur la route. + +Sa guitare voletait près de lui comme un faucon privé, lui-même +bondissait comme un crapaud, et le vent d'est dans la nuit claire +battait des ailes comme mille compagnies de perdreaux. Les sorbiers des +oiseaux, au bord du chemin, poussaient leurs branches au sud, +désespérément. La Chancesse sur la porte cria longtemps: + +--Que vlo-ve? _li bai valet!_ Que vlo-ve? Que vlo-ve? + +Mais Que vlo-ve? marchait maintenant sur la route. Il prit sa guitare et +gratta son chant de mort. En marchant et jouant, il regardait les +étoiles habituelles, dont les lueurs versicolores palpitaient. Il +songea: + +--Je les connais toutes de vue, mais _nom di Dio!_ Je vais subitement +les connaître chacune en particulier, _nom di Dio!_ + +Or, l'Amblève était proche et coulait froide, entre les aunes qui +l'emmantellent. Les elfes faisaient craquer leurs petits souliers de +verre sur les perles qui couvrent le lit de la rivière. Le vent +perpétuait maintenant les sons tristes de la guitare. Les voix des Elfes +traversaient l'eau, et Que vlo-ve? du bord les entendait jaser: + +--Mnieu, mnieu, mnieu. + +Puis il descendit dans la rivière, et, comme elle était froide, il eut +peur de mourir. Heureusement les voix des Elfes se rapprochaient: + +--Mnié, mnié, mnié. + +Puis, _nom di Dio!_ dans la rivière il oublia brusquement tout ce qu'il +savait, et connut que l'Amblève communique souterrainement avec le +Lethé, puisque ses eaux font perdre connaissance. _Nom di Dio!_ Mais les +elfes jasaient si joliment maintenant, de plus en plus près: + +--Mniè, mniè, mniè... + +Et partout, à la ronde, les Elfes des _pouhons_, ou fontaines qui +bouillonnent dans la forêt, leur répondaient... + + + + +LA ROSE DE HILDESHEIM OU LES TRÉSORS DES ROIS MAGES + + +Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hildesheim, pris de Hanovre, +une fille qui s'appelait Ilse. Ses cheveux, d'un blond pâle, avaient des +reflets un peu dorés et donnaient l'impression d'un clair de lune. Son +corps se dressait înel et svelte. Son visage était clair, avenant et +rieur, avec une fossette adorable au menton grasset, et des yeux gris +qui, sans être fort beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans cesse +comme des oiseaux. Sa grâce était incomparable. Elle était fort mauvaise +ménagère, comme la plupart des Allemandes, et cousait très mal. Les +travaux domestiques terminés, elle se mettait au piano et chantait qu'on +eût dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en ce cas, une +poétesse. + +Quand elle parlait, l'allemand, qui est appelé la langue des chevaux, +devenait plus doux que l'italien, qui est la langue des dames. Et parce +qu'elle avait l'accent hanovrien, où les _S_ n'ont jamais le son du +_Ch_, son parler était réellement charmeur. + +Son père, ayant été autrefois à l'Amérique, y avait épousé une Anglaise, +puis, après des ans, était revenu au pays natal habiter la maison +paternelle. + +C'est une des plus jolies petites villes du monde que Hildesheim. Avec +ses maisons peintes, de forme étrange, aux toits démesurés, elle semble +sortir d'un conte de fées. Quel voyageur pourrait oublier le spectacle +de sa place de l'Hôtel-de-Ville, qui est d'un pittoresque fait pour +encadrer du lyrique? + +La demeure des parents d'Ilse, comme presque toutes les maisons de +Hildesheim, était très haute. Sa toiture, presque verticale, était plus +élevée que toute la façade. Ses fenêtres sans volets s'ouvraient en +dehors. Elles étaient nombreuses et il n'y avait entre elles que peu +d'espace. Sur les portes et les poutres étaient sculptées des figures +pieuses ou grimaçantes, commentées par d'anciens vers allemands ou des +inscriptions latines. On voyait: les Trois Vertus Théologales, et les +Quatre Vertus Cardinales, les Péchés Capitaux, les Quatre Évangélistes, +les Apôtres, saint Martin donnant son manteau au mendiant, sainte +Catherine et sa roue, des cigognes, des écussons. Le tout peint de bleu, +de rouge, de vert et de jaune. Les étages, avançant l'un au-dessus de +l'autre, lui donnaient l'air d'un escalier renversé. C'était une maison +multicolore et plaisante. + +Ilse était venue toute petite dans cette demeure et y avait grandi. Dès +qu'elle eut dix-huit ans, le renom de sa beauté alla jusqu'à Hanovre et, +de là, à Berlin. Ceux qui venaient visiter la jolie ville de Hildesheim, +son rosier millénaire et les trésors de sa cathédrale, ne manquaient pas +de venir admirer celle qu'on surnommait la Rose de Hildesheim. Elle fut +maintes fois demandée en mariage, mais, invariablement, elle répondait, +yeux baissés, à son père qui lui faisait valoir les avantages du dernier +prétendant, qu'elle voulait encore rester fille pour jouir de sa +jeunesse. Le père disait: + +--Tu as tort, mais fais comme tu voudras. + +Et le prétendant était oublié. + +Lorsqu'Ilse revenait de promenade, toutes les figures découpées sur la +maison souriaient en lui souhaitant la bienvenue. Les Péchés lui +criaient en choeur: + +--Regarde-nous, Ilse. Nous figurons les Sept Péchés Capitaux, c'est +vrai. Mais ceux qui nous ont découpés et peints n'avaient eux-mêmes pas +assez de malice pour que nous devinssions des péchés mortels. +Regarde-nous. Nous sommes sept péchés véniels, sept peccadilles. Nous +n'essayons pas de te tenter. Au contraire. Nous sommes si laids! + +Les Vertus Théologales et Mondaines, se tenant par la main, comme pour +baller en rond, chantaient: + +--_Ringel, Ringel, Reihe_. À nous sept nous figurons ta vertu. +Regarde-nous, souris-nous. Aucune de nous n'est si belle que toi! +_Ringel, Ringel, Reihe._ + + * * * * * + +Or, Ilse avait un cousin qui étudiait à Heidelberg. Il s'appelait Egon. +Il était grand, blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes gens se +virent à Dresde pendant des vacances et s'aimèrent. Ils se le dirent +devant le tableau de Raphaël, l'admirable Madone Sixtine, dont Ilse +avait un peu les traits d'angélique douceur. + +Egon demanda la main d'Ilse, mais, naturellement, le père exigea fortune +et position. Et, retourné à Heidelberg, pendant les loisirs que lui +laissaient ses études et les duels de la Hirschgasse, le jeune homme +s'en allait du côté du château, dans l'_Allée des Philosophes_, rêver +aux moyens de conquérir la fortune qui devait lui donner sa cousine. + + * * * * * + +Un dimanche de janvier, comme il était allé au sermon, le pasteur parla +des sages d'Orient qui vinrent visiter Jésus dans sa crèche. Il cita le +verset de l'Évangile de saint Mathieu, où il n'est rien dit quant au +nombre et quant à la condition des pieux personnages qui portèrent à +Jésus l'or, l'encens, la myrrhe. + +Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher de penser à ces sages +d'Orient, que, bien que protestant, il se figurait, selon la légende +catholique, couronnés et au nombre de trois: Gaspard, Balthasar et +Melchior. Les Rois Mages, le nègre au milieu, défilaient devant lui. Il +se les figura portant tous trois de l'or. Quelques jours plus tard, il +ne les vit plus que sous les traits et le costume de nécromants +alchimistes transmuant tout en or sur leur passage. + +Toute cette fantasmagorie ne lui était suscitée que parce qu'il aimait +l'or qui lui permettrait d'épouser sa cousine. Il en perdit le boire et +le manger, comme si, nouveau Midas, il n'eût plus eu pour aliments que +les lingots transmués par les astrologues, dont la cathédrale de Cologne +s'honore de posséder les ossements. + +Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où il était question des +Trois Rois Mages: le vénérable Bède, les légendes anciennes et tous les +auteurs modernes qui ont discuté l'authenticité des Évangiles. Puis, en +marchant, il roulait des pensées dorées: + +--Quelle valeur inestimable doit avoir ce trésor d'or fin! Il n'est +écrit nulle part que ce trésor ait été distribué, employé, dépensé, +dérobé ou trouvé... + +Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait le trésor des Rois Mages. Outre +le bonheur amoureux, cette trouvaille lui donnerait une gloire +incontestable. + + * * * * * + +Ses allures bizarres intriguèrent bientôt les professeurs et les +étudiants de Heidelberg. Ceux qui ne faisaient pas partie du même corps +que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou. + +Ceux de son association le défendirent, si bien qu'il fut cause d'une +série interminable de duels, dont on parle encore aux bords du Neckar. +Puis, les anecdotes coururent à son sujet. Un étudiant l'avait suivi au +cours d'une de ses promenades dans la campagne. Il raconta qu'Egon +s'était approché d'un boeuf et lui avait parlé: + +--Je cherche un chérubin. Les analogies m'émeuvent. Je trouve un boeuf. +Les chérubins, c'est vrai, sont des boeufs ailés. Mais, dis-moi, beau +boeuf qui pâtures... Il se peut que ta bonhomie détienne une part de la +science de ces animaux qui font partie d'une des plus nobles hiérarchies +célestes. Dis-moi, ne s'est-elle point perpétuée dans ta race, la +tradition de Noël? Ne t'honores-tu pas qu'un des tiens ait réchauffé de +son souffle l'enfant dans sa crèche? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, +noble animal créé à l'image des chérubins, sais-tu où est l'or des Rois +Mages? Je cherche ce trésor qui me fera riche d'une fortune sacrée. Ô +boeuf, mon seul espoir, réponds! J'ai interrogé les ânes, mais ils ne +sont que des bêtes, et ne sont l'image de rien de céleste. Hélas! ces +énergiques animaux ne savent qu'une réponse: la rauque affirmation +germanique. + +C'était une fin de crépuscule. Dans les maisons lointaines les lampes +s'allumaient. Des villages luisaient à la ronde. Le boeuf tourna la tête +lentement et beugla. + + * * * * * + +À Hildesheim, Ilse, confiante, recevait de son cousin des lettres +enthousiastes et amoureuses. Elle et ses parents supposaient qu'Egon +était sur le point de faire fortune. + +Ce fut l'hiver, la neige tomba, tiède d'aspect comme le duvet des +cygnes. Les bonshommes sculptés des maisons en étaient eux-mêmes +recouverts et avaient l'air de grelotter. Ce fut Noël avec ses arbres +lumineux autour desquels on chante: + + L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre + Qui soit sur la terre. + Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux, + Quand ses fleurettes luisent, + Quand ses fleurettes luisent, + Oui, luisent! + + * * * * * + +Un matin de gel, où les traîneaux glissaient dans la petite ville, +arriva une lettre timbrée de Dresde, où habitaient les parents d'Egon. +Le père d'Ilse ne trouvant pas ses lunettes, ce fut elle qui lut la +lettre à haute voix. La missive était triste et courte. Le père d'Egon +racontait que son fils était devenu fou par amour. Il racontait +l'histoire du trésor des Rois Mages que son fils voulait à tout prix, +puis ses fureurs qui l'avaient fait interner dans un asile, et que, dans +sa folie, il ne cessait de répéter le nom de sa cousine. + +À la suite de cette lettre, Ilse commença de dépérir rapidement. Ses +joues s'émacièrent, ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent plus d'éclat. +Elle cessa tous travaux de ménage ou d'aiguille. Elle passait tout son +temps au piano ou rêvait. Puis, vers le milieu de février, elle dut +s'aliter. + + * * * * * + +À la même époque, une nouvelle émut tous les habitants de Hildesheim. Le +rosier millénaire, témoin miraculeux de la fondation de la ville, se +mourait de froid et de vieillesse. Derrière la cathédrale, dans le +cimetière clos où il grimpe, son bois antique se desséchait. Tout le +monde se désola. La municipalité eut recours aux jardiniers les plus +habiles. Tous se déclaraient impuissants à le faire revivre. Enfin, il +en vint un, de Hanovre, qui entreprit la cure. Il mit en oeuvre les +ressources les plus savantes de son art. Et, un matin de commencement de +mars, ce fut une grande joie dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait +en sa félicitant: + +--Le rosier est ressuscité. Le jardinier de Hanovre lui a rendu la vie +au moyen de sang de boeuf savamment employé. + + * * * * * + +Ce même matin, les parents d'Ilse pleuraient auprès du cercueil de leur +fille morte par amour. Quand on emporta la bière couverte d'un drap +blanc, les bonshommes découpés et peints, qui, couverts de neige, +grelottaient sur la façade de la vieille maison, semblaient sangloter: + +--_Ringel, Ringel, Reihe_. Adieu, Ilse, pour toujours. Adieu, tes péchés +vertueux et tes vertus moins belles que toi. Adieu, pour toujours. + +Devant le convoi, un régiment passa. Les tambours et les fifres +sonnaient une musique légère et triste. Des femmes disaient, en +s'inclinant: + +--On a ressuscité le rosier légendaire, mais l'on enterre la Rose de +Hildesheim. + + + + +LES PÈLERINS PIÉMONTAIS + + +Les pèlerins débouchaient de tous les chemins. Il en venait +d'essoufflés, qui avaient grimpé par la rude côte de la Trinité-Victor. +Des paysannes arrivaient de Peille et portaient, posés sur un coussinet +au-dessus de leur tête, des paniers pleins d'oeufs. Elles marchaient +très droites, ne remuant qu'imperceptiblement la tête, pour suivre les +oscillations de leur fardeau et le maintenir en équilibre. De leurs +mains restées libres, elles tricotaient. Un vieux paysan, rasé, avait au +bras un coffin plein de galettes saupoudrées de bonbons à l'anis. Il +avait vendu une partie de sa marchandise en route et marchait +péniblement en fumant sa pipe. Des paysannes riches étaient assises sur +leurs mules au sabot assuré. Des filles se donnaient le bras et +égrenaient le rosaire. Elles étaient coiffées de ces chapeaux de paille, +presque plats, particuliers aux femmes du comté de Nice et pareils à +ceux que portaient les dames grecques, comme on peut voir aux statuettes +de Tanagre. Quelques-unes avaient cueilli des branches d'olivier dont +elles s'éventaient. D'autres marchaient derrière leur mule qu'elles +tenaient par la queue. Elles avaient chargé leurs bêtes de présents pour +les moines: paniers de figues, barils d'huile, sang caillé d'agneau. + +Des troupes de pèlerins élégants, des demoiselles à robes de foulard, +des bandes d'Anglais arrivaient de Monaco. Il y avait aussi des +croupiers farauds et des groupes de filles monégasques, minaudières et +diaprées. Les simples curieux se dirigeaient d'abord vers une des +auberges qui font face au couvent de Laghet pour s'y rafraîchir et +commander le repas de midi. Les pèlerins sincères allaient de suite au +couvent. Les valets des auberges emmenaient les mules à l'écurie. Les +pèlerins, hommes et femmes, entraient dans le cloître et se mêlaient à +la foule des premiers arrivés, qui, depuis l'aube, tournaient lentement +en psalmodiant le rosaire et en regardant les innombrables ex-voto +suspendus dans le cloître. + + * * * * * + +Galerie riche d'anonymes seulement, ce cloître de Laghet, et +mystérieuse. + +La gaucherie, émerveillée et minutieuse, de l'art primitif qui règne ici +a de quoi toucher ceux même qui n'ont pas la foi. Il y a là des tableaux +de tous genres, le portrait seul n'y a point de place. Tous les envois +sont exposés à perpétuité. Il suffit que la peinture commémore un +miracle dû à l'intervention de Notre-Dame de Laghet. + +Tous les accidents possibles, les maladies fatales, les douleurs +profondes, toutes les misères humaines y sont dépeintes naïvement, +dévotement, ingénument... + +La mer déchaînée ballotte une pauvre coque démâtée sur laquelle est +agenouillé un homme plus grand que le vaisseau. Tout semble perdu, mais +la Vierge de Laghet veille dans un nimbe de clarté, au coin du tableau. +Le dévot fut sauvé. Une inscription italienne l'atteste. C'était en +1811... + +... Une voiture emportée par des chevaux indociles roule dans un +précipice. Les voyageurs périront, fracassés, sur les rochers. Marie +veille au coin du tableau dans le nimbe lumineux. Elle mit des +broussailles aux flancs du précipice. Les voyageurs s'y accrochèrent et, +par la suite, suspendirent ce tableau dans le cloître de Laghet, en +reconnaissance. C'était en 1830... + +Et toujours: en 1850, en 1860, chaque année, chaque mois, presque chaque +jour des aveugles virent, des muets parlèrent, des phtisiques +survécurent grâce à la dame de Laghet qui sourit doucement nimbée de +jaune au coin des tableaux... + + * * * * * + +Vers dix heures, on entendit des chants italiens. Les pèlerins +piémontais arrivaient, las, mais courageux et fervents. + +Leurs pieds nus étaient chaussés de poussière. Les yeux brillaient dans +les faces maigres et énergiques. Les femmes avaient attaché des feuilles +de figuier sur leur tête pour se garantir du soleil de juillet. +Quelques-unes mordaient des morceaux de _polenta_ sur lesquels se +posaient les tourbillons de mouches soulevées sur leur passage. Des +enfants teigneux grignotaient des caroubes ramassées en route. Les +Piémontais arrivaient en bandes compactes et interminables. Comme ils +étaient gueux, ils venaient à pied du fond de leurs provinces. Tous, +hommes et femmes, portaient au-dessus de leurs vêtements le scapulaire +brun du Mont-Carmel. La plupart chantaient. Un gars que la pelade avait +rendu chauve comme César, serrait entre ses dents une guimbarde qu'il +tenait de la main gauche, tandis que de la droite il faisait vibrer son +instrument pour accompagner le cantique. + +Ceux qui étaient sains portaient les malades à tour de rôle. Un +vieillard marchait courbé sous le poids d'un jeune homme, dont les deux +jambes avaient été broyées en quelque accident. Il semblait évident +qu'aussi puissante fût-elle, Marie ne lui rendrait pas ses jambes. Mais +qu'importe au croyant? La Foi est aveugle. + +Une fille d'une beauté non pareille, mais dont le visage très pale était +semé de taches de rousseur, était portée sur un brancard par sa mère et +son frère. + +Des béquillards sautillaient de-ci, de-là. + +À la vue du couvent et au son des cloches que les moines mirent en +branle à ce moment, les Piémontais sentirent leur courage renaître. +Leurs chants devinrent plus ardents. Leurs supplications montèrent plus +ferventes vers la Vierge, dont le nom revenait toujours comme une +litanie: + + _Santa Maria..._ + +Leurs yeux se levaient au ciel, peut-être en l'espoir d'y voir paraître, +en haut, à gauche ou à droite, comme au coin des tableaux votifs, la +Vierge de Laghet, nimbée de soleil. Mais le ciel latin restait pur. + +En arrivant devant l'église, un homme poussa un cri lamentable et +s'abattit en vomissant des flots de sang. + +Dans le cloître, une femme tomba en une crise d'épilepsie navrante. + +Les pèlerins chantaient. Ils firent dix fois le tour du cloître. Lorsque +vint l'heure de la grand'messe, ils entrèrent dans l'église éblouissante +d'ors et de flammes de cierges. Les pèlerins humaient avec délices +l'odeur d'encens et de cire. Ils s'émerveillaient pieusement des balcons +dorés, des colonnes à torsardes, de tout le luxe en stuc du style +jésuite. + +Un enfant, porté dans les bras de sa mère, criait en tendant les mains +vers les navires, les béquilles, les coeurs d'or ou d'argent suspendus +aux parois de la nef et du choeur. L'enfant prenait ces ex-votos pour +des jouets. Tout-à-coup il se mit à crier: «Bambola» en agitant ses +petits bras vers la Vierge miraculeuse, qui, engoncée dans une robe +raide de velours chargé de pierreries, souriait sur l'autel. L'enfant +pleurait et criait «Bambola», c'est-à-dire _poupée_, car le simulacre +prodigieux et honorable n'est pas autre chose. + + * * * * * + +Le choeur s'emplit de moines. L'un d'eux vêtu d'habits sacerdotaux monta +à l'autel. Les pèlerins et les moines chantèrent à l'unisson. L'accent +des moines était pareil à celui des pèlerins venus à pied du Piémont, le +matin. + +Il y avait de vieux Carmes courbés, dont la voix chevrotait pour +répondre, lorsque l'officiant disait: _Dominous vobiscoum_. + +Il y en avait de jeunes, qui, certainement, n'avaient pas encore +prononcé de voeux perpétuels. + +L'un, grand, fort, et qui portait une couronne de cheveux bruns et drus +autour du crâne rasé, se tourna un instant face à la nef où la fille +qu'on avait portée sur le brancard se dressa soudain, criant: + +--Amedeo! Amedeo! puis retomba, épuisée. + +Sa mère et son frère s'empressèrent autour d'elle, tandis que des +pèlerins chuchotaient: + +--Un miracle! un miracle! L'Apollonia qui, depuis trois ans, ne s'est +tenue debout vient de se dresser. + +Dans le choeur, le moine avait tressailli et brusquement s'était +détourné. Les chants avaient cessé. C'était l'instant de l'élévation, +tous ceux qui le pouvaient s'étaient agenouillés. Dans le silence, on +entendait distinctement le garçon aux jambes coupées implorer un +miracle. Sa voix jeune vibrait en paroles ferventes. Les mots piémontais +sonnaient fièrement, concis et distincts: + +--Je te le demande, Vierge sainte! moi pauvre estropié, moi, le +_caganido_ (excrément du nid), guéris-moi! Rends-moi mes deux jambes +afin que je puisse gagner ma vie. + +Alors la voix devenait dure et impérieuse: + +--M'entends-tu? m'entends-tu? guéris-moi! + +Et cela continuait en hoquets blasphématoires, en imprécations hurlées: + +--Guéris-moi! _sacramento_! ou je te casserai la gueule! + +À ce moment, la clochette qui tinta fit s'incliner les fronts, tandis +que le prêtre élevait l'hostie. L'estropié continuait ses prières mêlées +de blasphèmes. La clochette sonna pour la troisième fois. Alors on cria +de nouveau: + +--Amedeo! Amedeo! + +Et les pèlerins, relevant vivement la tête, virent l'Apollonia retomber +sur son brancard. + +Dans le choeur, le moine se dressa. Il ouvrit la grille et s'avança vers +la malade, qui murmurait encore: + +--Amedeo! Amedeo! + +Il lui demanda durement en son dialecte: + +--Que veux-tu? + +Elle répondit: + +--_Basmé_... (Embrasse-moi)... + +Le moine tremblait, les larmes lui vinrent aux paupières. La mère +d'Apollonia le regarda craintivement et lui dit en montrant sa fille: + +--Elle est malade. + +Et elle insistait: + +--Malade! malade! _Marota! marota!_ + +Apollonia épuisée le regardait et murmurait: + +--_Basmé_ Amedeo! Depuis que tu es parti, les jours furent obscurs comme +dans la gueule du loup. + +Sa mère répéta le dernier membre de phrase: + +--... _Schïr cmé'n bucca a u luv_. + +Penché sur la malade, le moine l'embrassa doucement en disant: + +--Apollonia... + +Tandis qu'elle murmurait: + +--Amedeo... + +La mère dit: + +--Amedeo, tu peux encore quitter le couvent. Reviens avec nous. Elle +mourra sans toi. + +Il répétait: + +--Apollonia... + +Puis, se dressant, décidé, il souleva sa cuculle, la fit passer +par-dessus la tête et la laissa tomber. Il dénoua sa cordelière, +déboutonna le froc, s'en dévêtit et apparut comme un rude ouvrier +piémontais, en tricot et pantalon de velours bleu soutenu par la +ceinture de laine rouge. + +Dans le fond de l'église, on entendait les rires étouffés des filles +monégasques, on distinguait les mots de: «_Piafou! Piafi!_» qui +désignent les Piémontais. + +L'enfant qui voulait la Vierge pour poupée pleurait. Sa mère le grondait +à haute voix parce qu'elle ne voyait plus à son cou le ruban maintenant +la main fermée en corail qui protège les enfants contre les sorts. + +Le moine regardait les pèlerins. Il se sentait leur frère, vêtu comme +eux et parlant leur dialecte. Tous le contemplaient extasiés, +chuchotant: + +--Le miracle... + +Il fit signe au frère d'Apollonia. Les deux hommes se baissèrent pour +soulever le brancard. + +L'estropié hurlait: + +--Sacramento! guéris-moi! canaille! chienne! ou je te crache au visage. + +Amédée prononça tout haut: + +--Venez, vous autres, retournons en Piémont. + +Et portant le brancard, il sortit suivi de la foule des pèlerins qui +criaient: + +--Miracle. + +Dehors, Apollonia, les yeux hagards, se dressant sur le brancard, +haleta: + +--_Basmé!_ Amedeo! + +Il posa le brancard sur le sol et s'agenouilla. Elle prit sa main, et +retomba inerte. Il l'embrassa, éperdu, disant de petits mots tendres. Un +médecin venu au pèlerinage par curiosité s'approcha, examina la pauvre +fille et déclara: + +--C'est fini, elle est morte. + +Amédée se dressa, livide. Il regarda les Piémontais qui se taisaient +consternés. Puis, levant son poing vers le ciel très bleu, il s'écria: + +--Frères chrétiens, le monde est mal fait! + +Et il rentra dans le cloître, pour toujours... + + * * * * * + +Les femmes faisaient des signes de croix, les hommes répétaient +l'exclamation douloureuse du moine, en hochant la tête: + +--_Fradei cristiang, ir mund l'é mal fâa_. + +La mère écartait les mouches qui venaient aux yeux et sur la bouche de +la morte. Les mules piaffaient dans les écuries. Des auberges venait le +bruit de la vaisselle entrechoquée. Dans le cloître, on chantait +toujours la litanie attristante dominée par le nom de la Vierge: + + _Santa Maria..._ + +De nouveaux pèlerins arrivaient. D'autres s'en allaient joyeux et +ceinturés d'un grand rosaire, à grains gros comme des noix. Dans les +futaies, assez loin, un coucou faisait entendre, à intervalles +réguliers, sa double note paisible et invariable... + + + + +LA DISPARITION D'HONORÉ SUBRAC + + +En dépit des recherches les plus minutieuses, la police n'est pas +arrivée à élucider le mystère de la disparition d'Honoré Subrac. + +Il était mon ami, et comme je connaissais la vérité sur son cas, je me +fis un devoir de mettre la justice au courant de ce qui s'était passé. +Le juge qui recueillit mes déclarations prit avec moi, après avoir +écouté mon récit, un ton de politesse si épouvantée que je n'eus aucune +peine à comprendre qu'il me prenait pour un fou. Je le lui dis. Il +devint plus poli encore, puis, se levant, il me poussa vers la porte, et +je vis son greffier, debout, les poings serrés, prêt à sauter sur moi si +je faisais le forcené. + +Je n'insistai pas. Le cas d'Honoré Subrac est, en effet, si étrange que +la vérité paraît incroyable. On a appris par les récits des journaux que +Subrac passait pour un original. L'hiver comme l'été, il n'était vêtu +que d'une houppelande et n'avait aux pieds que des pantoufles. Il était +fort riche, et, comme sa tenue m'étonnait, je lui en demandai un jour la +raison: + +--C'est pour être plus vite dévêtu, en cas de nécessité, me répondit-il. +Au demeurant, on s'accoutume vite à sortir peu vêtu. On se passe fort +bien de linge, de bas et de chapeau. Je vis ainsi depuis l'âge de +vingt-cinq ans et je n'ai jamais été malade. + +Ces paroles, au lieu de m'éclairer, aiguisèrent ma curiosité. + +--Pourquoi donc, pensai-je, Honoré Subrac a-t-il besoin de se dévêtir si +vite? + +Et je faisais un grand nombre de suppositions... + + * * * * * + +Une nuit que je rentrais chez moi--il pouvait être une heure, une heure +un quart--j'entendis mon nom prononcé à voix basse. Il me parut venir de +la muraille que je frôlais. Je m'arrêtai désagréablement surpris. + +--N'y a-t-il plus personne dans la rue? reprit la voix. C'est moi, +Honoré Subrac. + +--Où êtes-vous donc? m'écriai-je, en regardant de tous côtés sans +parvenir à me faire une idée de l'endroit où mon ami pouvait se cacher. + +Je découvris seulement sa fameuse houppelande gisant sur le trottoir, à +côté de ses non moins fameuses pantoufles. + +--Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité a forcé Honoré Subrac à se +dévêtir en un clin d'oeil. Je vais enfin connaître un beau mystère. + +Et je dis à haute voix: + +--La rue est déserte, cher ami, vous pouvez apparaître. + +Brusquement, Honoré Subrac se détacha en quelque sorte de la muraille +contre laquelle je ne l'avais pas aperçu. Il était complètement nu et, +avant tout, il s'empara de sa houppelande qu'il endossa et boutonna le +plus vite qu'il put. Il se chaussa ensuite et, délibérément, me parla en +m'accompagnant jusqu'à ma porte. + + * * * * * + +--Vous avez été étonné! dit-il, mais vous comprenez maintenant la raison +pour laquelle je m'habille avec tant de bizarrerie. Et cependant vous +n'avez pas compris comment j'ai pu échapper aussi complètement à vos +regards. C'est bien simple. Il ne faut voir là qu'un phénomène de +mimétisme... La nature est une bonne mère. Elle a départi à ceux de ses +enfants que des dangers menacent, et qui sont trop faibles pour se +défendre, le don de se confondre avec ce qui les entoure... Mais, vous +connaissez tout cela. Vous savez que les papillons ressemblent aux +fleurs, que certains insectes sont semblables à des feuilles, que le +caméléon peut prendre la couleur qui le dissimule le mieux, que le +lièvre polaire est devenu blanc comme les glaciales contrées où, couard +autant que celui de nos guérets, il détale presque invisible. + +C'est ainsi que ces faibles animaux échappent à leurs ennemis par une +ingéniosité instinctive qui modifie leur aspect. + +Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse, moi, qui suis peureux et qui +me sens incapable de me défendre dans une lutte, je suis semblable à ces +bêtes: je me confonds à volonté et par terreur avec le milieu ambiant. + +J'ai exercé pour la première fois cette faculté instinctive, il y a un +certain nombre d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et, généralement, +les femmes me trouvaient avenant et bien fait. L'une d'elles, qui était +mariée, me témoigna tant d'amitié que je ne sus point résister. Fatale +liaison!... Une nuit, j'étais chez ma maîtresse. Son mari, soi-disant, +était parti pour plusieurs jours. Nous étions nus comme des divinités, +lorsque la porte s'ouvrit soudain, et le mari apparut un revolver à la +main. Ma terreur fut indicible, et je n'eus qu'une envie, lâche que +j'étais et que je suis encore: celle de disparaître. M'adossant au mur, +je souhaitai me confondre avec lui. Et l'événement imprévu se réalisa +aussitôt. Je devins de la couleur du papier de tenture, et mes membres, +s'aplatissant dans un étirement volontaire et inconcevable, il me parut +que je faisais corps avec le mur et que personne désormais ne me voyait. +C'était vrai. Le mari me cherchait pour me faire mourir. Il m'avait vu, +et il était impossible que je me fusse enfui. Il devint comme fou, et, +tournant sa rage contre sa femme, il la tua sauvagement en lui tirant +six coups de revolver dans la tête. Il s'en alla ensuite, pleurant +désespérément. Après son départ, instinctivement, mon corps reprit sa +forme normale et sa couleur naturelle. Je m'habillai, et parvins a m'en +aller avant que personne ne fût venu... Cette bienheureuse faculté, qui +ressortit au mimétisme, je l'ai conservée depuis. Le mari, ne m'ayant +pas tué, a consacré son existence à l'accomplissement de cette tâche. Il +me poursuit depuis longtemps à travers le monde, et je pensais lui avoir +échappé en venant habiter à Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques +instants avant votre passage. La terreur me faisait claquer des dents. +Je n'ai eu que le temps de me dévêtir et de me confondre avec la +muraille. Il a passé près de moi, regardant curieusement cette +houppelande et ces pantoufles abandonnées sur le trottoir. Vous voyez +combien j'ai raison de m'habiller sommairement. Ma faculté mimétique ne +pourrait pas s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde. Je ne +pourrais pas me déshabiller assez vite pour échapper à mon bourreau, et +il importe, avant tout, que je sois nu, afin que mes vêtements, aplatis +contre la muraille, ne rendent pas inutile ma disparition défensive. + +Je félicitai Honoré Subrac d'une faculté dont j'avais les preuves et que +je lui enviais... + + * * * * * + +Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et je me surprenais, à tout +propos, tendant ma volonté dans le but de modifier ma forme et ma +couleur. Je tentai de me changer en autobus, en Tour Eiffel, en +Académicien, en gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains. Je n'y +étais pas. Ma volonté n'avait pas assez de force, et puis il me manquait +cette sainte terreur, ce formidable danger qui avait réveillé les +instincts d'Honoré Subrac... + + * * * * * + +Je ne l'avais point vu depuis quelque temps, lorsqu'un jour, il arriva +affolé: + +--Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me guette partout. J'ai pu lui +échapper trois fois en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai peur, +cher ami. + +Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai de le lui dire. + +--Il ne vous reste qu'une chose à faire, déclarai-je. Pour échapper à un +ennemi aussi impitoyable: partez! Cachez-vous dans un village. +Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous vers la gare la plus +proche. + +Il me serra la main en disant: + +--Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai peur! + + * * * * * + +Dans la rue, nous marchâmes en silence. Honoré Subrac tournait +constamment la tête, d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri et +se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande et de ses pantoufles. +Et je vis qu'un homme arrivait derrière nous en courant. J'essayai de +l'arrêter. Mais il m'échappa. Il tenait un revolver qu'il braquait dans +la direction d'Honoré Subrac. Celui-ci venait d'atteindre un long mur de +caserne et disparut comme par enchantement. + +L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, poussant une exclamation de +rage, et, comme pour se venger du mur qui semblait lui avoir ravi sa +victime, il déchargea son revolver sur le point où Honoré Subrac avait +disparu. Il s'en alla ensuite, en courant... + +Des gens se rassemblèrent, des sergents de ville vinrent les disperser. +Alors, j'appelai mon ami. Mais il ne me répondit pas. + +Je tâtai la muraille, _elle était encore tiède_, et je remarquai que, +des six balles de revolver, trois avaient frappé à la hauteur _d'un +coeur d'homme_, tandis que les autres avaient éraflé le plâtre, plus +haut, là où il me sembla distinguer vaguement, vaguement, les contours +d'un visage. + + + + +LE MATELOT D'AMSTERDAM + + +Le brick hollandais, l'_Alkmaar_, revenait de Java, chargé d'épices et +d'autres matières précieuses. + +Il fit escale à Southampton, et les matelots eurent permission de +descendre à terre. + +L'un d'eux, Hendrijk Wersteeg, emportait un singe sur l'épaule droite, +un perroquet sur l'épaule gauche, et, en bandoulière, un ballot de +tissus indiens qu'il avait l'intention de vendre dans la ville ainsi que +ses animaux. + +On était au commencement du printemps, et la nuit tombait encore de +bonne heure. Hendrijk Wersteeg marchait d'un bon pas dans les rues un +peu brumeuses que la lumière du gaz n'éclairait qu'à peine. Le matelot +pensait à son prochain retour à Amsterdam, à sa mère qu'il n'avait pas +vue depuis trois ans, à sa fiancée qui l'attendait à Monikendam. Il +supputait l'argent qu'il retirerait de ses animaux et de ses étoffes, et +il cherchait la boutique où il pourrait vendre ces marchandises +exotiques. + +Dans Above Bar Street, un monsieur très correctement mis l'aborda, en +lui demandant s'il cherchait un acheteur pour son perroquet: + +--Cet oiseau, dit-il, ferait bien mon affaire. J'ai besoin de quelqu'un +qui me parle sans que j'aie à lui répondre, et je vis tout seul. + +Comme la plupart des matelots hollandais, Hendrijk Wersteeg parlait +l'anglais. Il fit son prix qui convint à l'inconnu. + +--Suivez-moi, dit ce dernier. J'habite assez loin. Vous mettrez +vous-même le perroquet dans une cage que j'ai chez moi. Vous déballerez +vos étoffes, et peut-être en trouverai-je à mon goût. + +Tout heureux de l'aubaine, Hendrijk Wersteeg s'en alla avec le +gentleman, auquel, dans l'espoir de le lui vendre aussi, il fit, en +route, l'éloge de son singe, qui était, disait-il, d'une race fort rare, +une de celles dont les individus résistent le mieux au climat de +l'Angleterre et qui s'attachent le plus à leur maître. + +Mais, bientôt, Hendrijk Wersteeg cessa de parler. Il dépensait ses +paroles en pure perte, car l'inconnu ne lui répondait pas et ne semblait +même point l'écouter. + +Ils continuèrent leur route en silence, l'un à côté de l'autre. Seuls, +regrettant leurs forêts natales, aux tropiques, le singe, effrayé dans +la brume, poussait parfois un petit cri semblable au vagissement d'un +enfant nouveau-né, le perroquet battait des ailes. + +Au bout d'une heure de marche, l'inconnu dit brusquement: + +--Nous approchons de chez moi. + +Ils étaient sortis de la ville. La route était bordée de grands parcs, +clos de grilles; de temps en temps brillaient, à travers les arbres, les +fenêtres éclairées d'un cottage, et l'on entendait, à intervalles, dans +le lointain, le cri sinistre d'une sirène, en mer. + +L'inconnu s'arrêta devant une grille, tira de sa poche un trousseau de +clefs, et ouvrit la porte qu'il referma après que Hendrijk l'eut +franchie. + +Le matelot était impressionné, il distinguait à peine, dans le fond d'un +jardin, une petite villa d'assez bonne apparence, mais dont les +persiennes fermées ne laissaient passer aucune lumière. + +L'inconnu silencieux, la maison sans vie, tout cela était assez lugubre. +Mais Hendrijk se souvint que l'inconnu habitait seul: + +--C'est un original! pensa-t-il, et comme un matelot hollandais n'est +pas assez riche pour qu'on l'attire dans le but de le dévaliser, il eut +honte de son moment d'anxiété. + + * * * * * + +--Si vous avez des allumettes, éclairez-moi, dit l'inconnu en +introduisant une clef dans la serrure qui fermait la porte du cottage. + +Le matelot obéit, et, dès qu'ils furent à l'intérieur de la maison, +l'inconnu apporta une lampe, qui éclaira bientôt un salon meublé avec +goût. + +Hendrijk Wersteeg était complètement rassuré. Il nourrissait déjà +l'espoir que son bizarre compagnon lui achèterait une bonne partie de +ses étoffes. + +L'inconnu, qui était sorti du salon, revint avec une cage: + +--Mettez-y votre perroquet, dit-il, je ne le placerai sur un perchoir +que lorsqu'il sera apprivoisé et saura dire ce que je veux qu'il dise. + +Puis, après avoir fermé la cage où l'oiseau s'effarait, il pria le +matelot de prendre la lampe et de passer dans la pièce voisine où se +trouvait, disait-il, une table commode pour y étaler des étoffes. + +Hendrijk Wersteeg obéit et alla dans la chambre qui lui était indiquée. +Aussitôt, il entendit la porte se refermer derrière lui, la clef tourna. +Il était prisonnier. + +Interdit, il posa la lampe sur la table et voulut se ruer contre la +porte pour l'enfoncer. Mais une voix l'arrêta. + +--Un pas et vous êtes mort, matelot! + +Levant la tête, Hendrijk vit par une lucarne qu'il n'avait pas encore +aperçue, le canon d'un revolver braqué sur lui. Terrifié, il s'arrêta. + +Il n'y avait pas à lutter, son couteau ne pouvait lui servir dans la +circonstance; un revolver même eût été inutile. L'inconnu qui le tenait +à sa merci s'abritait derrière le mur, à côté de la lucarne d'où il +surveillait le matelot, et où passait seule la main qui braquait le +revolver. + +--Écoutez-moi bien, dit l'inconnu, et obéissez. Le service forcé que +vous allez me rendre sera récompensé. Mais vous n'avez pas le choix. Il +faut m'obéir sans hésiter, sinon je vous tuerai comme un chien. Ouvrez +le tiroir de la table... Il y a là un revolver à six coups, chargé de +cinq balles... Prenez-le. + +Le matelot hollandais obéissait presque inconsciemment. Le singe, sur +son épaule poussait des cris de terreur et tremblait. L'inconnu +continua: + +--Il y a un rideau au fond de la chambre. Tirez-le. + +Le rideau tiré, Hendrijk vit une alcôve, dans laquelle, sur un lit, +pieds et mains liés, bâillonnée, une femme le regardait avec des yeux +pleins de désespoir. + +--Détachez les liens de cette femme, dit l'inconnu, et ôtez-lui son +bâillon. + +L'ordre exécuté, la femme, toute jeune et d'une beauté admirable, se +jeta à genoux du côté de la lucarne en s'écriant: + +--Harry, c'est un guet-apens infâme! Vous m'avez attirée dans cette +villa pour m'y assassiner. Vous prétendiez l'avoir louée afin que nous y +passions les premiers temps de notre réconciliation. Je croyais vous +avoir convaincu. Je pensais que vous étiez finalement certain que je +n'ai jamais été coupable!... Harry! Harry! je suis innocente! + +--Je ne vous crois pas, dit sèchement l'inconnu. + +--Harry, je suis innocente! répéta la jeune dame d'une voix étranglée. + +--Ce sont vos dernières paroles, je les enregistre avec soin. On me les +répétera toute ma vie. Et la voix de l'inconnu trembla un peu, mais +redevint ferme aussitôt: Car je vous aime encore, ajouta-t-il, si je +vous aimais moins, je vous tuerais moi-même. Mais cela me serait +impossible, car je vous aime... + +Maintenant, matelot, si avant que je n'aie compté jusqu'à dix, vous +n'avez pas logé une balle dans la tête de cette femme, vous tomberez +mort à ses pieds. Un, deux, trois... + +Et avant que l'inconnu eût eu le temps de compter jusqu'à quatre, +Hendrijk affolé, tira sur la femme qui, toujours à genoux, le regardait +fixement. Elle tomba la face contre le sol. La balle l'avait frappée au +front. Aussitôt, un coup de feu parti de la lucarne, vint frapper le +matelot à la tempe droite. Il s'affaissa contre la table, tandis que le +singe, poussant des cris aigus d'épouvante, se cachait dans sa vareuse. + + * * * * * + +Le lendemain, des passants ayant entendu des cris étranges venus d'un +cottage de la banlieue de Southampton, avertirent la police qui arriva +bientôt pour enfoncer les portes. + +On trouva les cadavres de la jeune dame et du matelot. + +Le singe, sorti brusquement de la vareuse de son maître, sauta au nez de +l'un des policiers. Il les effraya tous à un tel point, qu'ayant fait +quelques pas en arrière, ils l'abattirent à coups de revolver avant +d'oser approcher de nouveau. + +La justice informa. Il parut clair que le matelot avait tué la dame et +s'était suicidé ensuite. Néanmoins, les circonstances du drame +paraissaient mystérieuses. Les deux cadavres furent identifiés sans +peine, et l'on se demanda comment lady Finngal, femme d'un pair +d'Angleterre, s'était trouvée seule, dans une maison de campagne isolée, +avec un matelot arrivé la veille à Southampton. + +Le propriétaire de la villa ne put donner aucun renseignement propre à +éclairer la justice. Le cottage avait été loué, huit jours avant le +drame, à un soi-disant Collins, de Manchester, qui d'ailleurs demeura +introuvable. Ce Collins portait des lunettes, il avait une longue barbe +rousse qui pouvait fort bien être fausse. + +Le lord arriva de Londres, en toute hâte. Il adorait sa femme, et sa +douleur faisait peine à voir. Comme tout le monde, il ne comprenait rien +à cette affaire. + +Depuis ces événements, il s'est retiré du monde. Il vit dans sa maison +de Kensington, sans autre compagnie qu'un domestique muet et un +perroquet qui répète sans cesse: + +--Harry, je suis innocente! + + + + +HISTOIRE D'UNE FAMILLE VERTUEUSE, D'UNE HOTTE ET D'UN CALCUL + + +Un matin, à cinq heures, une insomnie m'avait fait me lever et sortir. +C'était la fin de mars. Les rues bleuissaient, froides et désertes. Des +porteurs de journaux passaient. Les sous-sols des boulangeries +laissaient sortir la chaleur de la dernière fournée, et des gens nus et +enfarinés gesticulaient, tachés de lueurs venues du brasier. Je suivis +le boulevard de Courcelles et longeai le parc Monceau, à cette heure +plein de chants d'oiseaux et du mystère suscité par l'étang que veille +la colonnade ruinée, tandis que les arbres élançaient le galbe de leurs +fûts et secouaient leur frondaison nouvelle. + +Un homme passa, tenant un crochet, une lanterne sourde, et chargé d'une +hotte. Je le suivis et le vis s'approcher successivement de plusieurs +boîtes à ordures où il fouillait avec son crochet. Après avoir visité +quelques boîtes, l'homme, voyant que je ne le quittais pas, se retourna +et souleva sa lanterne, qu'il darda sur ma face afin de m'examiner. En +même temps il m'apostropha: + +--Voudriez-vous, me faire concurrence? + +--Dieu garde! m'écriai-je. Je suis seulement curieux et voudrais vous +accompagner afin de visiter votre hotte sous votre surveillance, chez +vous. + +Il dit: + +--J'y consens. Mais ne me troublez pas, suivez-moi sans rien dire. + + * * * * * + +J'obéis. Nous errâmes ainsi jusque vers neuf heures du matin. Vers six +heures, nous passâmes aux Halles. Je vis, près de la fontaine des +Innocents, un homme vêtu de haillons multicolores comme une mosaïque, +agenouillé devant un tas d'ordures, et cherchant des bribes d'aliments +putrides qu'il mangeait avidement. Il était nu-tête et ses cheveux +pendaient, roux comme ceux d'un Christ. Vers sept heures et demie, nous +traversâmes le pont d'Austerlitz et croisâmes un char plein de peaux de +moutons dont l'odeur m'épouvanta, bien que j'eusse déjà flairé tant de +tas d'ordures depuis l'aube. + +La hotte de mon compagnon étant pleine, nous gagnâmes rapidement la +place d'Italie, puis nous sortîmes de Paris, car le chiffonnier +demeurait au Kremlin-Bicêtre. + + * * * * * + +Il me fit entrer dans sa bicoque donnant sur un terrain vague. Cette +demeure exhalait une odeur nauséabonde. Le chiffonnier me présenta sa +famille. C'était d'abord sa femme enceinte, dont le ventre soulevait la +jupe presque jusqu'aux genoux. Son mari l'excusa: + +--Elle est féconde, monsieur, et belle aussi. Mais les vêtements ne lui +sont pas avantageux. Nue, son ventre s'arrondit comme une perle. + +Il cria: + +--Nicolas! et me dit: C'est mon fils. + +Nicolas, gars de treize ans, bien fait, peu vêtu et débraillé comme un +Attys, me fit des courbettes. Je dis à son père: + +--Belle progéniture, mon compagnon, que la vôtre: Nicolas vous fait +honneur. Ses vêtements ouverts montrent sa peau délicate que la crasse +orne d'ombres. Il est fait comme le Prince, Charmant et + + Près des pyramides de Malpighi + La tour d'ivoire se dresse + +sainement, vertueusement. + +Puis, le chiffonnier fit venir une fille de quinze ans, svelte, înelle, +coiffée d'une énorme tignasse huileuse. Cette fille s'appelait +Geneviève. Je la saluai lyriquement: + +--Ses cheveux distillent de l'huile comme l'olive, mais sa peau, au +contraire de celle de la Truitonne du conte de fées, n'est pas huileuse. +Ses dents sont belles comme des gousses d'ail. Ses yeux sont noirs comme +les fruits du micocoulier. Ses lèvres sont comme deux tranches de +bigarade et en ont peut-être la saveur amère. Son fichu qui palpite +écrase sans raison les arbouses de ses seins. Mon compère, mon compère, +d'avoir une si belle famille, vous êtes plus enviable qu'un empereur! + +Le chiffonnier sourit et dit glorieusement: + +--J'en descends. Je me nomme Pertinax Restif, pour vous servir. + +--Quoi! m'écriai-je, descendriez-vous de cet imprimeur trop vertueux, si +vertueux qu'il en paraissait abject? On le prit pour un domestique le 21 +mars 1756... Le saviez-vous? Il était en gros bergopzom vert, à glands +et brandebourgs, avec un gros manchon d'ours, à ceinture de poil... Il +se promenait avec une femme, une des seules qu'il eût traitée en soeur. +Une dame les appela et leur demanda: «Êtes-vous gens de maison!...» Vous +descendez de Restif de La Bretonne et, comme lui, êtes vertueux! + +Le chiffonnier prit un air sévère, en disant: + +--Plus vertueux que lui! + +Je ne le crus pas, et pourtant j'ajoutai sérieusement: + +--Votre médiocrité n'a que ce qu'elle mérite. Vous n'êtes que des +chiffonniers. + +Pertinax Restif gesticula évasivement en souriant narquoisement. Il fit +quelques pas de rigaudon, puis dit en me regardant dans le blanc des +yeux: + + * * * * * + +--Cette mode de baller est passée. Soit, mais j'aime cette danse. La +vertu n'est plus de mode, soit! mais je l'aime... Je suis un Lyonnais, +un gône natif de la Croix-Rousse. Après mon service, j'étais marchand +d'habits. J'habitais la montée du Tire-cul, où je revenais las, chaque +soir, pour avoir crié: «Marchand de pattes!» depuis le matin, dans tous +les quartiers. J'avais une soeur, jolie boyaude qui gagnait trois francs +par jour. Nous étions orphelins et vivions ensemble. Que voulez-vous? +nous n'étions coureurs ni l'un ni l'autre. La popotte, la famille, un +bon chez-soi... nous étions heureux, et le bonheur engendre toute vertu. +Le sang vertueux de notre ancêtre nous cria de ne point gâcher ce +bonheur, d'être vertueux jusqu'au bout. Nous fîmes l'amour. Les vieux +habits, les chapeaux rougis et éraillés ne rapportant pas assez, je +devins chiffonnier. Je fouillai les équevilles. Des trouvailles me +récompensaient parfois de fouilles souvent infructueuses. Pourtant, nous +vînmes ici, au Kremlin-Bicêtre. Je continuai mon métier, chaque matin. À +Paris, au lieu d'équevilles, je fouille les ordures: le nom seul a +changé. Et je vis heureusement, vertueusement, élevant ces enfants que +m'a donnés mon épouse, ma soeur. + + * * * * * + +J'écoutai avec peine ce récit. Un malaise indéfinissable faisait battre +mes tempes, et j'éprouvais un grand dégoût pour cette famille et l'odeur +de sa maison. La Thamar de Pertinax Restif écoutait droite et les yeux +hagards. Sa face défigurée par le masque de la grossesse s'allongeait +comme celle d'une serve mal nourrie. Sa lippe pendait, en signe atavique +de bonté, et, un peu de salive s'écoulant sans mousser, dénotait un +abrutissement honnête et une vertu de chienne. Ses bras ballaient. À un +moment, elle souleva sa main droite pour gratter sa tête peut-être +pouilleuse. Je lui vis à l'annulaire une vilaine bague dont le chaton +sertissait une opale: pierre de malheur, gemme infâme, mélange immonde +de pissat, de crachats, de sperme et d'yeux écrasés. Les enfants, +pendant le récit de leur père, s'étaient mis à pleurer. Ils avaient +saisi ses mains et les baisaient en les mouillant de leurs larmes. +Devant toute cette vertu, mon âme elle-même devint douceâtre, mon +cerveau s'emplit des idées les plus médiocres. Des larmes montèrent à +mes paupières. Tout devint trouble, opalin, autour de moi. Mais, par +bonheur, des sanglots refoulés ayant imprimé un roulis au ventre de la +Thamar, je souris, riotai, rigolai, et m'inclinai débonnairement pour +baiser la main de cette femme qui, d'émotion, secouait sa panse. + +Comme s'il eût craint une parturition soudaine, Pertinax Restif +regardait avec une sollicitude inquiète ce ventre agité. Il murmurait +seulement: + +--Ventre sororal de mon épouse. Ô ma perle... ma perle fine! + +Ce fut alors que cette femme sentimentale prononça les seules paroles +que j'aie entendues d'elle: + +--Les perles meurent. + +Cette phrase me fit de nouveau venir la larme à l'oeil, tandis que +Pertinax Restif déclamait à faux ces vers qu'il avait certainement +composés, même le dernier: + + La mort nous posera dans le giron divin. + En attendant, vivons parmi les équevilles. + Vertu, ce mot sacré n'est peut-être pas vain, + Joignons donc nos vertus, ma soeur, mon fils, ma fille... + Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille! + +Mes larmes se séchèrent instantanément. La nudité du jeune Nicolas +s'était apaisée. Je me plus à répéter: + + Près des pyramides de Malpighi, + La tour d'ivoire se dresse, + Mais penchée comme la tour de Pise. + +Puis, me tournant vers le chiffonnier: + +--Mon compère, mon compère, voilà où vous ont mené votre vertu et celle +de M. Nicolas, votre ancêtre; vous n'êtes qu'un chiffonnier, et pourtant +vous descendez d'un empereur. + +Pertinax Restif parut froissé, mais il rougit d'orgueil en déclarant: + +--Je suis un patriarche. + +--Bien! insistai-je, patriarche! père de famille! tu tiens à perpétuer +la vertu. Mais vois! Au début de la généalogie, un empereur; à la fin, +un chiffonnier content de son sort. Décemment et vertueusement ton fils +sera vidangeur. Heureusement pour lui, ce métier n'existe plus guère, et +ce sont des machines qui vident les fosses... + +Mais le reste d'orgueil de Pertinax Restif l'empêcha de comprendre. Il +reprit: + +--Oui, je descends d'un empereur, mais je suis un patriarche. + + * * * * * + +Et, gravement, il alla tirer d'une armoire un vieux coffret ciré, en +bois de noyer. Il en tira un vélin roulé à un cylindre de buis. Je +reconnus la généalogie établie par le père de Restif de la Bretonne, et +transcrite par celui-ci dans l'introduction de _Monsieur Nicolas ou le +coeur humain dévoilé_. Le chiffonnier déroula le vélin et en lut +emphatiquement le début: + + «Pierre Pertinax, autrement Restif, descend en ligne directe de + l'empereur Pertinax, successeur de Commode, et auquel succéda Didius + Julianus, élu empereur parce qu'il fut assez riche pour tenir + l'enchère à laquelle les soldats avaient mis le souverain pouvoir. + + «Or, l'empereur Helvius Pertinax eut un fils posthume, aussi nommé + Helvius Pertinax, dont Caracalla ordonna la mort, uniquement parce + qu'il était fils d'un empereur. Mais, un affranchi, qui portait le nom + de son maître, s'offrit généreusement aux assassins qu'il trompa...» + +Le chiffonnier s'interrompit. L'orgueil étincelait dans ses yeux. Son +épouse incestueuse, et les enfants l'admiraient. Le relent de pourriture +qui flottait dans la maison devint héroïque comme la puanteur d'un champ +de bataille. Je tirai mon mouchoir, me mouchai bruyamment et déclarai +péremptoirement: + +--Mon compagnon, mon compère, vous m'avez promis de me laisser visiter +votre hotte. + +Les faces redevinrent honnêtes, les odeurs nauséabondes. Pertinax Restif +roula le vélin sur le cylindre de buis. Il alla ranger le coffret dans +l'armoire. Ensuite, il porta la hotte dans le terrain vague. Je l'y +suivis. Le butin de la matinée fut répandu sur le sol. J'en examinai +chaque pièce, que je passais au fur et à mesure à Pertinax Restif qui +triait le tout. + + * * * * * + +Je trouvai: des timbres-poste oblitérés, enveloppes de lettres, des +boîtes d'allumettes, des billets de faveur pour divers théâtres, une +cuiller de métal, sans valeur, du tulle illusion froissé, des morceaux +de balayeuses, des rubans fanés, des mégots de cigares, des fleurs +artificielles flétries, un faux-col gauchi, des épluchures de pommes de +terre, des écorces d'oranges, des pelures d'oignons, des épingles à +cheveux, des cure-dents, de petits écheveaux emmêlés de cheveux, un +vieux corset sur lequel s'était collée une tranche de citron, un oeil de +verre, une lettre froissée que je mis à part. Je la transcris: + + +«Monsieur et cher maître, + +«Excusez mon importunité. Mais, comme vous êtes un peu la cause de mes +déboires, j'ai pensé que vous voudriez peut-être m'aider en +l'occurrence. + +«J'eusse préféré vous parler personnellement et non par lettre, mais je +sais que les grands hommes sont difficiles à approcher: + + _Non licet omnibus adire Corinthum._ + +«Voici, Monsieur. J'étais élève dans le collège que les Prémontrés +tiennent à Saint-Cloud. J'étais bon élève de seconde, plein de ce que +l'on nommait l'esprit de la maison. Malheureusement, ou qui sait? +heureusement, un externe introduisit un de vos livres dans la boîte. +C'était, je m'en souviens, votre célèbre roman, dont le titre est un nom +latin francisé à la Corneille: _Brute!_ L'action de ce roman est située, +d'ailleurs, dans le faubourg Saint-Germain. + +«Ce livre, je l'avoue et vous le savez, est cochon par endroits. Il me +perdit, monsieur. J'eus l'envie irrésistible de connaître votre oeuvre +entière. Par l'externe, je fis acheter: _Les Roses qu'on arrose_, _Les +Passions de la Congaye_, _Le Chien amoureux_, et ce livre énorme, +_Kollioth_. J'avais tout cela dans mon casier, au collège. En même +temps, j'écrivis, vers et prose. Vos livres et mes écrits furent pigés. +Vos livres sont à l'index, vous n'en doutez pas. Mes écrits tournaient +en ridicule nombre d'institutions que les Prémontrés ont coutume +d'honorer. On en conclut que je n'avais plus l'esprit de la maison. Les +préjugés de mes maîtres prévalurent contre les qualités du bon élève que +j'étais. On me mit à la porte, on me renvoya, monsieur, malgré les +supplications de mes parents qui, dès ce jour, se séparèrent de moi, +m'enjoignant de gagner ma vie et me refusant presque toute aide. + +«Oui, cher Maître, je suis dans une telle situation, dont un Anglo-Saxon +s'accommoderait, mais qui peut gêner un Français de quinze ans. + +«Dans cette détresse, j'ai recours à vous, etc., etc.» + +Suivaient diverses protestations, le nom et l'adresse. + + * * * * * + +Je continuai de fouiller les ordures. Je trouvai encore: un peigne +édenté, quelques rubans de décorations tenant à des boutons de culotte, +un abat-jour déchiré mais charmant, une pipe, quelques flacons à +parfumerie, des fioles de pharmacie, une éponge, un paquet de cartes +transparentes, non obscènes,--l'acheteur, trompé par un camelot, les +avait jetées de dépit--un carnet contenant les comptes faits par une +cuisinière au sujet du marché, un éventail brisé, des gants dépareillés, +une brosse à dents, du marc de café, des boîtes de conserves éventrées, +des os, un de ces oeufs de bois que l'on met dans les chaussettes à +raccommoder, et enfin une bague étrange que j'achetai au chiffonnier. +Cette bague était en or, avec une pierre blanchâtre dont j'ignorais le +nom. Je la payai. Puis, comme la hotte était presque vide et ne +contenait plus que quelques fragments de miroir et un baromètre brisé +d'où coulaient encore quelques gouttes de mercure, je me levai +remerciant Pertinax Restif et promettant de revenir le visiter. Mais cet +homme hocha la tête en disant: + +--Revenez avant six mois, en ce cas. Car, au bout de ce temps, j'espère +avoir mis de côté un pécule suffisant pour m'établir dans le sud de la +France. Nous gagnerons par étapes Nice ou Monaco, de toute façon, le +plus près possible de la Turbie. + +--Pourquoi la Turbie? demandai-je. + +Il répondit gravement: + +--Parce que cette commune est le berceau de notre race, le lieu natal de +mon illustre ancêtre, l'empereur romain Pertinax. + +Je souris, souhaitai bonne chance et dis adieu à cet homme vertueux. Je +négligeai de prendre congé de sa famille, et m'en allai sans tourner la +tête. + + * * * * * + +Rentré chez moi, j'examinai les deux trouvailles qui, jetées dans des +boîtes à ordures, en deux endroits de Paris, s'étaient trouvées réunies +dans la hotte de Pertinax Restif. Je rangeai la lettre avec différents +documents exhilarants ou navrants que je possède, et pris la bague sur +moi, dans la poche de mon gilet. + + * * * * * + +Quelques jours après, je me trouvais en soirée chez de riches bourgeois. +On annonça le sénateur X... et son fils. Ce sénateur était de la parenté +de la maîtresse de maison, son nom était celui dont était signée la +lettre de potache que j'ai donnée. Le sénateur X..., gras, laid, l'air +protestant, entra, très digne, poussant devant soi son fils assez +gauche, vêtu d'un uniforme de lycéen, et le visage couvert de boutons +pointés de noir. Je conçus que la sévérité paternelle s'était apaisée et +qu'un lycée avait accueilli le jouvenceau, que les moines avaient +rejeté. Au bout de quelques moments, on annonça l'auteur de _Brute!_ et +de _Kollioth_. Je vis le lycéen rougir. Le grand homme entra avec +désinvolture. Pendant les présentations, il fut charmant; mais rien dans +sa physionomie ne décela qu'il eût quelque connaissance du cas du +collégien. Celui-ci me parut du reste enchanté et persuadé que le grand +homme n'avait pas tenu sa lettre. L'écrivain entouré, fêté, raconta +toutes sortes d'histoires, fit la gazette de la semaine, et ce fut un +mélange extraordinaire de calembours, de recettes de cuisine, de +conseils pour la toilette, d'aventures personnelles et d'anecdotes de +toute sorte, souvent raides et salées. Voici la dernière: + +--Une actrice d'un petit théâtre est entretenue par un vieux qui, je +crois, est un homme politique. Elle le trompe avec un de mes amis de qui +je tiens l'histoire. Le vieillard, amoureux et jaloux à la folie, se +croit aimé, comme il est juste. Il dut, il y a quelque temps, subir une +opération douloureuse. L'actrice, paraît-il, ne s'enquit jamais de la +santé du malade et fit même un voyage à Nice à l'époque de l'opération. +Le vieillard fut affecté de cette indifférence. Lorsqu'il revit la dame +en question, il lui fit des reproches. L'actrice fit semblant de ne +jamais s'être doutée de la gravité du cas, et ajouta qu'ayant elle-même +subi diverses opérations, pour ovaires, kyste et appendicite, elle était +blasée sur ces incidents et ne craignait jamais pour la vie de +quelqu'un, dès qu'elle le savait aux mains des chirurgiens. Le vieillard +connut par là que l'indifférence de la belle ne venait pas d'un +désamour, mais marquait seulement une confiance illimitée dans la +science. L'actrice lui donna nonobstant des preuves d'amour +irréfutables, et, comme il se croyait beau garçon, il ne douta pas +d'être aimé, puisqu'il était aimable. Cet homme, versé dans diverses +sciences sociales fort importantes, et qu'on eût pu croire sérieux, +imagina un moyen bizarre, assez dégoûtant, pour commémorer sa guérison. +Il invita l'actrice à un souper fort galant, tête à tête, dans un grand +restaurant. Sous sa serviette, la dame trouva un étui ravissant, qu'elle +ouvrit. L'étui ne contenait qu'une bague fort simple, ornée d'une pierre +dont l'actrice ignorait le nom. Elle remercia le vieil amant, qui lui +donna ces explications: «Cette bague, ma chère enfant, doit t'être à +jamais précieuse. Qu'elle soit à jamais le souvenir de notre amour. +Cette bague porte, à l'intérieur, la date gravée du jour où nous nous +connûmes, et la pierre qui l'orne, c'est un calcul de ma vessie...» + +À ce moment de la narration du grand homme, j'entendis haleter +étrangement près de moi. Je compris que c'était le sénateur X... qui +soufflait ainsi. Mais personne n'y prit garde, car on était fortement +intéressé par le récit. Moi-même, j'étais occupé à tâter dans la poche +de mon gilet la bague trouvée dans la botte du vertueux Pertinax Restif. +L'écrivain célèbre continuait: + +--L'actrice referma l'étui. Cet incident lui avait coupé l'appétit. Et +la bague lui répugnait. + +Une petite dame s'exclame: + +--Elle avait dû en voir bien d'autres, pourtant! + +--C'est vrai, repartit le narrateur, mais la nature humaine est ainsi +faite. L'actrice était certainement cuirassée à l'égard de choses plus +repoussantes. Néanmoins, elle ne put supporter la bague en question. Le +soir même, elle la jeta aux ordures... + +Un petit cri, la chute d'un corps, interrompirent le narrateur et nous +firent sursauter. Le sénateur X... venait de s'abattre près de sa +chaise. On s'empressa autour de lui. Il était violet, gonflé et +irrémédiablement mort, comme un éléphant, du _coeur brisé_. + +Mentalement, j'honorai cette victime de l'amour. Le lendemain, ne +pouvant supporter d'avoir en ma possession la bague devenue relique, +j'allai dans une église, la déposer sur un autel. + + + + +LA SERVIETTE DES POÈTES + + +Placé sur la limite de la vie, aux confins de l'art, Justin Prérogue +était peintre. Une amie vivait avec lui et des poètes venaient le voir. +Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier où la destinée mettait, au +plafond, des punaises en guise d'étoiles. + +Il y avait quatre convives qui ne se rencontraient jamais à table. + +David Picard venait de Sancerre; il descendait d'une famille juive +christianisée, comme il y en a tant dans la ville. + +Léonard Delaisse, tuberculeux, crachait sa vie d'inspiré, avec des mines +à mourir de rire. + +Georges Ostréole, les yeux inquiets, méditait, comme autrefois Hercule, +entre les entités du carrefour. + +Jaime Saint-Félix savait le plus d'histoires; sa tête pouvait tourner +sur ses épaules, comme si le cou n'avait été que vissé dans le corps. + +Et leurs vers étaient admirables. + +Les repas n'en finissaient pas, et la même serviette servait tour à tour +aux quatre poètes, mais on ne le leur disait pas. + + * * * * * + +Cette serviette, petit à petit, devint sale. + +Voici du jaune d'oeuf près d'une traînée sombre d'épinards. Voila des +ronds de bouches vineuses et cinq marques grises laissées par les doigts +d'une main au repos. Une arête de poisson a percé la trame du lin comme +une lance. Un grain de riz a séché, collé dans un angle. Et de la cendre +de tabac assombrit certaines parties plus que les autres. + + * * * * * + +--David, voilà votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue. + +--Il faudra aussi penser à acheter des serviettes, disait Justin +Prérogue, marque ça pour quand on aura de l'argent. + +--Votre serviette est sale, David, disait l'amie de Justin Prérogue, je +vous la changerai la prochaine fois. La blanchisseuse n'est pas venue +cette semaine. + +--Léonard, prenez votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue. +Vous pouvez cracher dans le coffre à charbon. Comme votre serviette est +sale! Je vous la changerai dès que la blanchisseuse m'aura rapporté du +linge. + +--Léonard, il faudra que je fasse ton portrait te représentant en train +de cracher, disait Justin Prérogue, et j'ai même envie d'en faire une +sculpture. + + * * * * * + +--Georges, j'ai honte de vous donner toujours la même serviette, disait +l'amie de Justin Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchisseuse. +Elle ne me rapporte pas mon linge. + +--Commençons à manger, disait Justin Prérogue. + + * * * * * + +--Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous donner encore la même +serviette. Je n'en ai pas d'autre aujourd'hui, disait l'amie de Justin +Prérogue. + +Et le peintre faisait tourner la tête du poète pendant tout le repas en +écoutant beaucoup d'histoires. + + * * * * * + +Et des saisons passèrent. + +Les poètes se servaient tour à tour de la serviette et leurs poèmes +étaient admirables. + +Léonard Delaisse crachait sa vie plus comiquement encore, et David +Picard se mit aussi à cracher. + +La serviette vénéneuse infesta tour à tour, après David, Georges +Ostréole et Jaime Saint-Félix, mais ils ne le savaient pas. + +Semblable à une loque ignoble d'hôpital, la serviette se tacha du sang +qui venait aux lèvres des quatre poètes, et les dîners n'en finissaient +pas. + + * * * * * + +Au commencement de l'automne, Léonard Délaisse cracha le reste de sa +vie. + +Dans différents hôpitaux, secoués par la toux comme des femmes par la +volupté, les trois autres poètes moururent à peu de jours d'intervalle. +Et tous les quatre laissaient des poèmes si beaux qu'ils semblaient +enchantés. + +On mit leur mort au compte, non de la nourriture, mais de la malefaim et +des veilles lyriques. Car, se peut-il vraiment qu'une seule serviette +puisse tuer, en si peu de temps, quatre poètes incomparables? + + * * * * * + +Les convives morts, la serviette devint inutile. + +L'amie de Justin Prérogue voulut la mettre au sale. + +Et elle la déplia en pensant: «Elle est vraiment trop sale et elle +commence à sentir mauvais.» + +Mais, la serviette dépliée, l'amie de Justin Prérogue eut un étonnement +et appela son ami qui s'émerveilla: + +--C'est un vrai miracle! Cette serviette si sale, que tu étales avec +complaisance, présente, grâce à la saleté coagulée et de diverses +couleurs, les traits de notre ami défunt, David Picard. + +--N'est-ce pas? murmura l'amie de Justin Prérogue. + +Tous deux, en silence, regardèrent quelques instants l'image miraculeuse +et puis, doucement, firent tourner la serviette. + +Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître l'épouvantable aspect à +mourir de rire de Léonard Délaisse s'efforçant de cracher. + +Et les quatre côtés de la serviette offraient le même prodige. + +Justin Prérogue et son amie virent Georges Ostréole indécis et Jaime +Saint-Félix sur le point de raconter une histoire. + +--Laisse cette serviette, dit brusquement Justin Prérogue. + +Le linge tomba et s'étala sur le plancher. + +Justin Prérogue et son amie tournèrent longtemps comme des astres autour +de leur soleil, et cette Sainte-Véronique, de son quadruple regard, leur +enjoignait de fuir sur la limite de l'art, aux confins de la vie. + + + + +L'AMPHION FAUX MESSIE OU HISTOIRES ET AVENTURES DU BARON D'ORMESAN + + + + +I + +LE GUIDE + + +Il y avait bien quinze ans que je n'avais pas vu Dormesan, un de mes +camarades de collège. Je savais seulement qu'après avoir édifié une +fortune assez considérable et l'avoir dissipée, il guidait les étrangers +dans Paris. + +Je le rencontrai, un jour, devant un des plus grands hôtels des +boulevards. Mâchonnant un cigare, il attendait patiemment des clients. + +Il me reconnut le premier et m'arrêta au passage. Voyant que son visage +ne me rappelait rien, il se fouilla et me tendit ensuite une carte qui +portait: Baron Ignace d'Ormesan. Je le serrai dans mes bras, et, sans +m'étonner de son anoblissement sans doute récent, je lui demandai si les +affaires marchaient, si l'étranger donnait cette année. + +--Me prendriez-vous pour un guide, s'écria-t-il indigné, un guide, un +simple guide? + +--Je croyais, balbutiai-je, on m'avait dit... + +--Ta ta ta! Ceux qui vous l'ont dit plaisantaient. Vous me faites +l'effet d'un homme qui demanderait à un peintre connu si le bâtiment +marche bien. Je suis artiste, cher ami, et, qui plus est, j'ai invente +mon art moi-même, et je suis seul à l'exercer. + +--Un nouvel art? Peste! + +--Ne vous moquez point, dit-il sur un ton sévère, je suis très sérieux. + +Je m'excusai et il reprit d'un air modeste: + +--Endoctriné dans tous les arts, j'y excelle: mais, toutes les carrières +artistiques sont encombrées. Désespérant de me faire un nom comme +peintre, je brûlai tous mes tableaux. Renonçant aux lauriers poétiques, +je déchirai cent cinquante mille vers environ. Ayant ainsi institué ma +liberté dans l'esthétique, j'inventai un nouvel art, fondé sur le +péripatétisme d'Aristote. Je nommai cet art: l'amphionie, en souvenir du +pouvoir étrange que possédait Amphion sur les moellons et les divers +matériaux en quoi consistent les villes. + +Au reste, ceux qui feront de l'amphionie seront appelés des amphions. + +Comme à un nouvel art il fallait une nouvelle Muse et que, d'autre part, +j'étais moi-même le créateur de cet art et par conséquent sa muse, +j'adjoignis tout simplement à la troupe des Neuf Soeurs ma +personnification féminine, sous le nom de baronne d'Ormesan. Je dois +ajouter que je suis célibataire et que j'eus d'autant moins de scrupules +à porter à dix le nombre des Muses, que j'étais en cela d'accord avec +les lois de mon pays, relatives au système décimal. + +Maintenant que voici clairement exposées, je crois, les origines +historiques et les données mythologiques de l'amphionie, je veux vous +l'expliquer. + +L'instrument de cet art et sa matière sont une ville dont il s'agit de +parcourir une partie, de façon à exciter dans l'âme de l'amphion ou du +dilettante des sentiments ressortissant au beau et au sublime, comme le +font la musique, la poésie, etc. + +Pour conserver les morceaux composés par l'amphion, et pour que l'on +puisse les exécuter de nouveau, il les note sur un plan de la ville, par +un trait indiquant très exactement le chemin à suivre. Ces morceaux, ces +poèmes, ces symphonies amphioniques se nomment des antiopées, à cause +d'Antiope, la mère d'Amphion. + +Pour ma part, c'est à Paris que je pratique l'amphionie. + +Voici une antiopée que j'ai composée ce matin même. Je l'ai intitulée: +«Pro Patria». Elle est destinée, comme son titre l'indique, à inspirer +l'enthousiasme, les sentiments patriotiques. + +On part de la place Saint-Augustin où se trouvent une caserne et la +statue de Jeanne d'Arc. On suit ensuite la rue de la Pépinière, la rue +Saint-Lazare, la rue de Châteaudun jusqu'à la rue Laffitte, où l'on +salue la maison Rothschild. On revient par les grands boulevards jusqu'à +la Madeleine. Les grands sentiments s'exaltent à la vue de la Chambre +des députés. Le ministère de la Marine, devant lequel on passe, donne +une haute idée de la défense nationale, et l'on monte l'avenue des +Champs-Élysées. L'émotion est extrême à voir se dresser la masse de +l'Arc de Triomphe. À l'aspect du dôme des Invalides, les yeux se +mouillent de larmes. On tourne vite dans l'avenue Marigny, pour +conserver cet enthousiasme, qui arrive à son comble devant le palais de +l'Élysée. + +Je ne vous cache point que cette antiopée serait plus lyrique, aurait +plus de grandeur si on pouvait la terminer devant le palais d'un roi. +Mais, que voulez-vous? Il faut prendre les choses et les villes comme +elles sont. + +--Mais, dis-je en riant, je fais de l'amphionie tous les jours. Il ne +s'agit que de promenade... + +--Monsieur Jourdain!... s'écria le baron d'Ormesan, vous dites vrai, +vous faisiez de l'amphionie sans le savoir. + + * * * * * + +À ce moment, une troupe d'étrangers sortit de l'hôtel; le baron se +précipita et leur parla dans leur langage. Il m'appela ensuite: + +--Vous le voyez, je suis polyglotte. Mais, venez avez nous. Je vais +exécuter à ces touristes une antiopée résumée, quelque chose comme un +sonnet amphionique. C'est un des morceaux qui me rapportent le plus. Il +est intitulé: _Lutèce_, et, grâce à certaines licences non poétiques +mais amphioniques, il me permet de montrer tout Paris en une demi-heure. + +Nous montâmes, les touristes, le baron et moi, sur l'impériale de +l'omnibus Madeleine-Bastille. En passant devant l'Opéra, le baron +d'Ormesan l'annonça à haute voix. Il ajouta, en indiquant la succursale +du Comptoir d'Escompte: + +--Palais du Luxembourg, le Sénat. + +Devant le Napolitain, il dit emphatiquement: + +--L'Académie française. + +Devant le Crédit Lyonnais, il annonça l'Élysée, et, continuant de cette +façon, il avait montré, lorsque nous arrivâmes à la Bastille: nos +principaux musées, Notre-Dame, le Panthéon, la Madeleine, les grands +magasins, les ministères et les demeures de nos hommes illustres morts +et vivants; enfin, tout ce qu'un étranger doit voir à Paris. Nous +descendîmes de l'omnibus. Les touristes payèrent largement le baron +d'Ormesan. J'étais émerveillé et je le lui dis. Il me remercia +modestement et nous nous quittâmes. + + * * * * * + +Quelque temps après, je reçus une lettre datée de la prison de Fresnes. +Elle était signée du baron d'Ormesan: + +--Cher ami, m'écrivait cet artiste, j'avais composé une antiopée +intitulée: _La Toison d'or_. Je l'exécutai un mercredi soir. Je partis +de Grenelle, où j'habite, sur un bateau-mouche. C'était, comme vous +pouvez le voir, une évocation savante de la fable argonautique. Vers +minuit, rue de la Paix, je brisai quelques vitrines de bijoutiers. On +m'arrêta assez brutalement, et on m'incarcéra sous le prétexte que je +m'étais emparé de divers objets d'or qui constituaient la Toison, but de +mon antiopée. Le juge d'instruction n'entend rien à l'amphionie, et je +vais être condamné si vous n'intervenez pas. Vous savez que je suis un +grand artiste. Proclamez-le, et délivrez-moi. + +Comme je ne pouvais rien pour le baron d'Ormesan, et que je n'aime pas +avoir affaire avec la Justice, je ne lui répondis même pas. + + + + +II + +UN BEAU FILM + + +--Qui n'a pas un crime sur la conscience? demanda le baron d'Ormesan. +Pour ma part, je ne les compte plus. J'en ai commis quelques-uns qui +m'ont rapporté pas mal d'argent. Et si je ne suis pas millionnaire +aujourd'hui, il faut accuser mes appétits plutôt que mes scrupules. + +En 1901, j'avais fondé avec quelques amis la _Cinematographic +International Company_, que nous appelions plus brièvement la C. I. C. +Il s'agissait d'obtenir des films d'un très grand intérêt et de donner +ensuite des représentations cinématographiques dans les principales +villes d'Europe et d'Amérique. Notre programme était très bien composé. +Grâce à l'indiscrétion d'un valet de chambre, nous avions pu obtenir +l'intéressante scène représentant le lever du président de la +République. Nous avions également cinématographié la naissance du prince +d'Albanie. D'autre part, à prix d'or, en corrompant quelques +fonctionnaires du Sultan, nous avions fixé à jamais, dans sa mobilité, +l'impressionnante tragédie où le grand-vizir Melek-Pacha, après des +adieux déchirants à ses femmes et ses enfants, but le mauvais café, par +ordre de son maître, sur la terrasse de sa maison de Péra. + +Il nous manquait la représentation d'un crime. Mais on ne connaît pas +d'avance l'heure d'un forfait, et il est rare que les criminels agissent +ouvertement. + +Désespérant de nous procurer, par des moyens licites, le spectacle d'un +attentat, nous décidâmes d'en organiser un dans une villa que nous +louâmes à Auteuil. Nous avions d'abord pensé à engager des acteurs pour +mimer le crime qui nous manquait, mais, outre que nous eussions trompé +nos futurs spectateurs en leur offrant des scènes truquées, habitués que +nous étions à ne cinématographier que de la réalité, nous ne pouvions +être satisfaits par un simple jeu théâtral, si parfait fût-il. Nous +eûmes aussi l'idée de tirer au sort celui qui d'entre nous devait se +dévouer et commettre le crime qu'enregistrerait notre appareil. Mais +cette perspective ne sourit à personne. Nous étions, en somme, une +société d'honnêtes gens, et nul ne se souciait de perdre l'honneur, même +dans un but commercial. + +Une nuit, nous nous embusquâmes au coin d'une rue déserte, près de la +villa que nous avions louée. Nous étions six, tous armés de revolvers. +Un couple passa. C'étaient un jeune homme et une jeune femme, dont la +mise recherchée nous parut très propre à fournir les éléments +intéressants d'un crime sensationnel. Silencieux, nous bondîmes sur le +couple, le ligottâmes et le transportâmes dans la villa. Nous l'y +laissâmes sous la garde de l'un d'entre nous. Nous nous remîmes en +embuscade et un monsieur à favoris blancs, en vêtements de soirée, ayant +paru, nous allâmes à sa rencontre et l'entraînâmes dans la villa, malgré +sa résistance. L'aspect de nos revolvers eut raison de son courage et de +ses cris. Notre photographe disposa son appareil, fit la lumière +convenable et se tint prêt à enregistrer le crime. Quatre d'entre nous +se placèrent à côté du photographe et braquèrent leurs revolvers sur nos +trois captifs. Le jeune homme et la jeune femme s'étaient évanouis. Je +les déshabillai avec des attentions touchantes. À la jeune femme j'ôtai +sa jupe et son corsage, et je laissai le jeune homme en bras de chemise. +Puis, je m'adressai au monsieur en habit: + +--Monsieur, lui dis-je, mes amis et moi nous ne vous voulons aucun mal. +Mais nous exigeons de vous, et sous peine de mort, que vous assassiniez, +avec le poignard que je dépose à vos pieds, cet homme et cette femme. +Vous vous efforcerez avant tout de les faire revenir de leur +évanouissement. Vous prendrez garde qu'ils ne vous étranglent. Et comme +ils sont désarmés, nul doute que vous n'en veniez à bout. + +--Monsieur me dit poliment le futur assassin, il faut bien céder à la +violence. Vos dispositions sont prises et je ne veux pas tenter de vous +faire revenir sur une résolution dont la raison ne m'apparaît pas +clairement, mais je vous demande une grâce, une seule: permettez-moi de +me masquer. + +Nous nous concertâmes et reconnûmes qu'il valait mieux, pour lui aussi +bien que pour nous, qu'il fût masqué. Je lui attachai sur le visage un +mouchoir auquel je fis des trous à la place des yeux, et le sacripant +commença son ouvrage. + +Il frappa dans les mains du jeune homme. Notre appareil fonctionnait et +enregistrait cette scène lugubre. + +L'assassin, de la pointe de son poignard, piqua sa victime au bras. Le +jeune homme bondit sur ses pieds et sauta avec une force décuplée par +l'effroi sur le dos de son agresseur. Il y eut une courte lutte. La +jeune femme revint aussi de son évanouissement et se précipita au +secours de son ami. Mais elle tomba la première, frappée au coeur d'un +coup de poignard. Puis ce fut le tour du jeune homme. Il s'affaissa, la +gorge coupée. L'assassin fit bien les choses. Son mouchoir n'avait pas +été dérangé pendant cette lutte. Il le conserva tant que notre appareil +fonctionna: + +--Êtes-vous contents, messieurs, nous demanda-t-il, et puis-je +maintenant faire ma toilette? + +Nous le félicitâmes, il se lava les mains, se recoiffa, se brossa. + +Ensuite, l'appareil s'arrêta. + + * * * * * + +L'assassin attendit que nous eussions fait disparaître les traces de +notre passage, à cause de la police qui ne manquerait pas de venir le +lendemain. Nous sortîmes tous ensemble. L'assassin prit congé de nous en +homme du monde. Il retournait en toute hâte à son cercle, car, point de +doute qu'il ne gagnât le soir même, après une pareille aventure, des +sommes fabuleuses. Nous saluâmes ce joueur, en le remerciant, et fûmes +nous coucher. + +Nous avions notre crime sensationnel. + +Il fit un bruit énorme. Les victimes étaient la femme du ministre d'un +petit État des Balkans et son amant, fils du prétendant à la couronne +d'une principauté de l'Allemagne du Nord. + +Nous avions loué la villa sous un faux nom, et le gérant, pour ne point +avoir d'ennuis, déclara reconnaître son locataire dans le jeune prince. +La police fut sur les dents pendant deux mois. Les journaux publièrent +des éditions spéciales, et, comme nous avions commencé notre tournée, +vous pouvez imaginer notre succès. La police ne supposa pas un instant +que nous offrions la réalité de l'assassinat du jour. Nous avions +cependant soin de l'annoncer en toutes lettres. Mais le public ne s'y +trompa point. Il nous fit un accueil enthousiaste et, tant en Europe +qu'en Amérique, nous gagnâmes de quoi distribuer aux membres de notre +association, au bout de six mois, la somme de trois cent quarante-deux +mille francs. + +Comme le crime avait fait trop de bruit pour rester impuni, la police +finit par arrêter un Levantin, qui ne put fournir d'alibi valable pour +la nuit du crime. Malgré ses protestations d'innocence, il fut condamné +à mort et exécuté. Nous eûmes encore bien de la chance. Notre +photographe put, par un heureux hasard, assister à l'exécution, et nous +corsâmes notre spectacle d'une nouvelle scène, bien faite pour attirer +la foule. + +Lorsqu'au bout de deux ans, pour des raisons sur lesquelles je ne +m'étendrai pas, notre association fut dissoute, j'avais touché, pour ma +part, plus d'un million, que je reperdis aux courses l'année suivante. + + + + +III + +LE CIGARE ROMANESQUE + + +--Il y a de cela quelques années, me dit le baron d'Ormesan, un de mes +amis me donna une boîte de havanes, qu'il me recommanda comme étant de +la même qualité que ceux dont le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se +passer. + +Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle, je me réjouis beaucoup de +l'arome que répandaient les cigares merveilleux. Je les comparai aux +torpilles bien rangées d'un arsenal. Arsenal pacifique! Torpilles que le +rêve a inventées pour combattre l'ennui! Puis, ayant pris délicatement +un des cigares, je trouvai que ma comparaison avec les torpilles était +inexacte. Il ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la bague de +papier doré contribuait à augmenter l'illusion que la belle couleur +brune m'avait suggérée. Je perçai soigneusement le cigare, l'allumai et +commençai à tirer avec béatitude des bouffées parfumées. + +Au bout de quelques instants il ne me vint plus dans la bouche qu'une +saveur désagréable, et la fumée de mon cigare me parut avoir une odeur +de papier brûlé: + +--Le roi d'Angleterre me paraît avoir en fait de tabac, me dis-je, des +goûts moins raffinés que je n'aurais supposé. Il est possible, après +tout, que la fraude si répandue de nos jours n'épargne même plus le +palais et la gorge d'Édouard VII. Tout s'en va. Il n'y a plus moyen de +fumer un bon cigare. + +Et faisant la grimace je cessai de fumer le mien qui, décidément, +sentait le carton brûlé. Je l'examinai un instant en pensant: + +--Depuis que ces Américains ont la haute main sur Cuba, il se peut que +la prospérité de l'île ait progressé, mais les havanes ne sont plus +fumables. Ces Yankees ont sans doute appliqué aux plantations de tabac +les procédés de la culture moderne, les cigarières ont été certainement +remplacées par des machines. Tout cela est peut-être économique et +rapide, mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus que celui que j'ai +honte de fumer à l'instant me donne tout lieu de croire que les +falsificateurs s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés dans de la +nicotine, tiennent maintenant lieu de feuilles de tabac chez les +manufacturiers havanais. + +J'en étais là de mes réflexions, et j'avais défait mon cigare, afin +d'examiner les éléments qui le composaient. Je ne fus pas très surpris +de découvrir, disposé de telle façon qu'il n'avait pas empêché le cigare +de tirer, un rouleau de papier que je m'empressai de dérouler. Il était +formé d'une feuille de papier entourant, comme pour la protéger, une +petite enveloppe fermée qui portait cette adresse: + + _Sen. Don José Hurtado y Barral, + Calle de los Angeles, + Habana._ + +Sur la feuille de papier, dont le bord supérieur était un peu roussi, je +lus avec stupéfaction, tracées d'une écriture féminine, en espagnol, +quelques lignes dont voici la traduction: + + Enfermée contre mon gré dans le couvent de la Merced, je prie le bon + chrétien qui aura l'idée de rechercher de quoi se compose ce mauvais + cigare, d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe. + +Étonné et très ému, je pris mon chapeau et fus mettre la lettre à la +poste. Ensuite je revins chez moi et allumai un second cigare. Il était +excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était pas trompé. Le roi +d'Angleterre se connaissait fort bien en tabacs de la Havane. + + * * * * * + +Cinq ou six mois après cet incident romanesque je n'y pensais plus, +lorsqu'un jour on m'annonça la visite d'un nègre et d'une négresse fort +bien mis, qui me priaient instamment de les recevoir, ajoutant que je ne +les connaissais pas et que leur nom sans doute ne me dirait rien. + +Et c'est très intrigué que j'entrai dans le salon où l'on avait +introduit le couple exotique. + +Le monsieur nègre se présenta avec aisance, s'expriment dans un français +très intelligible: + +--Je suis, me dit-il, Don José Hurtado y Barral... + +--Quoi! c'est vous? m'écriai-je très étonné, et me rappelant soudain +l'histoire du cigare. + +Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais venu à l'idée que le +Roméo havanais et sa Juliette pussent être des nègres. + +Don José Hurtado y Barral reprit avec courtoisie: + +--C'est moi. + +Et me présentant sa compagne il ajouta: + +--Voici ma femme. Elle l'est devenue grâce à votre obligeance, car des +parents impitoyables l'avaient enfermée dans un couvent, où les nonnes, +tout le jour, fabriquent des cigares destinés exclusivement à la cour +pontificale et à celle d'Angleterre. + +Je n'en revenais pas. Hurtado y Barral continua: + +--Nous appartenons tous deux à de riches familles noires. Il y en a un +certain nombre à Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la couleur +existe aussi bien chez les nègres que chez les blancs. + +Les parents de ma Dolorès voulaient à tout prix qu'elle épousât un +blanc. Ils souhaitaient surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de la +résolution bien arrêtée qu'elle avait de m'épouser, ils la firent +enfermer dans le plus grand secret au couvent de la Merced. + +Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'étais désespéré et prêt à me +tuer, lorsque la lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la poste me +rendit le courage. J'enlevai ma fiancée, et depuis elle est devenue ma +femme... + +Et certes, monsieur, nous eussions été bien ingrats si nous n'avions +pris pour but de notre voyage de noces à Paris où nous avions le devoir +de venir vous remercier. + +Je dirige à cette heure une des plus importantes manufactures de cigares +de la Havane, et voulant vous dédommager du mauvais cigare que vous avez +fumé par notre faute, je vous adresserai deux fois par an une provision +de cigares du premier choix, n'attendant pour faire expédier le premier +envoi que d'avoir consulté votre goût. + +Don José avait appris le français à la Nouvelle-Orléans, et sa femme le +parlait sans accent, car elle avait été élevée en France... + + * * * * * + +Peu de temps après, les jeunes héros de cette aventure romanesque +retournèrent à La Havane. Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt +mécontent de son mariage, je ne sais, Don José Hurtado y Barral ne m'a +jamais fait tenir les cigares qu'il m'avait promis... + + + + +IV + +LA LÈPRE + + +Comme on venait de constater que la langue italienne n'offre que peu de +difficultés, le baron d'Ormesan protesta avec l'assurance d'un homme qui +parle une quinzaine d'idiomes européens ou asiatiques: + +--Pas difficile, l'italien? Quelle erreur!... Il se peut que ses +difficultés soient peu apparentes, mais elles n'en existent pas moins, +croyez-moi. J'en ai fait l'expérience. Elles furent cause que je faillis +attraper la lèpre, ce mal terrible qui, semblable aux difficultés que +présente la langue italienne, se cache, semble avoir disparu, tandis +qu'il n'en continue pas moins à étendre ses ravages à travers les cinq +parties du monde. + +--La lèpre! + +--À cause de l'italien? + +--Racontez-nous ça! + +--Ce doit être affreux! + +En écoutant ces exclamations qui prouvaient le succès de sa déclaration +paradoxale, le baron d'Ormesan souriait. Je lui tendis la boîte de +cigares. Il en choisit un, l'alluma, après en avoir retiré la bague +qu'il mit à son auriculaire droit, selon une sotte habitude qui lui +venait d'Allemagne. Puis, après avoir lancé quelques bouffées +triomphantes sur ceux qui l'entouraient, il commença sur un ton de +condescendance assez vaine: + +--Il y a près de douze ans, je voyageais en Italie. J'étais à cette +époque un linguiste très ignorant. Je parlais fort mal l'anglais et +l'allemand. Pour l'italien, je macaronisais, c'est-à-dire que je me +servais de mots français auxquels j'ajoutais des terminaisons sonores, +j'usais aussi de mots latins; bref, je me faisais comprendre. + +Je venais de parcourir à pied une partie importante de la Toscane, +lorsque j'arrivai un soir, vers six heures, dans une jolie bourgade où +je devais coucher. À l'unique auberge de l'endroit, on m'avertit que +toutes les chambres étaient retenues par une troupe d'Anglais. + +L'aubergiste me conseilla de demander asile au curé. Il me reçut fort +bien et parut charmé de mon langage hybride, qu'il voulut bien, et +c'était trop d'honneur, comparer à la langue du _Songe de Poliphile_. Je +lui répondis que je me contentais d'imiter involontairement le Merlin +Coccaie. Il rit beaucoup, en me disant que justement il se nommait +Folengo, ce qui me parut un hasard assez extraordinaire. Ensuite, il me +mena à sa chambre qu'il me montra. Je voulus refuser. Mais rien n'y fit. +Ce digne abbé Folengo entendait l'hospitalité d'une façon toscane, sans +doute, car il ne manifesta même pas l'intention de changer les draps de +son lit. J'y devais coucher, et je ne pus trouver un prétexte pour +demander au bon prêtre, et sans le froisser, des draps propres. + +Je dînai tête à tête avec le curé Folengo. La chère fut si délicate que +j'oubliai les draps malencontreux, dans lesquels je m'étendis vers les +dix heures. Je m'endormis aussitôt. Mon sommeil durait depuis une couple +d'heures, lorsque je fus éveillé par un bruit de voix qui venait de la +pièce voisine. Dom Folengo causait avec sa gouvernante, respectable +personne de soixante-dix ans, qui nous avait préparé le succulent repas +que je digérais encore. Le curé parlait avec animation. Sa gouvernante +lui répondait d'une voix aigre-douce. Un mot, qui revenait à tout propos +dans leur conversation me frappa: la lèpre. Je me demandai d'abord +quelle raison ils pouvaient avoir de parler de cette terrible maladie: +la lèpre. + +Puis, je me représentai combien l'abbé Folengo était bouffi. Ses mains +étaient épaisses. Continuant, mon raisonnement, je dus convenir que le +prêtre toscan était imberbe, malgré son âge assez avancé. C'en était +assez. L'effroi s'empara de mon esprit. Certains villages italiens, +aussi bien que certaines bourgades françaises, sont des foyers de lèpre. +Et j'en étais certain. Dom Folengo était ladre. Je couchais dans le lit +d'un lépreux. Les draps n'avaient même pas été changés. À ce moment les +bruits de voix cessèrent. La prêtre ronfla bientôt dans la pièce +voisine. Et j'entendis craquer les marches d'un escalier de bois. La +gouvernante montait se coucher dans les combles. Ma terreur grandissait. +Je pensai que les médecins ne sont pas d'accord au sujet de la contagion +de la lèpre. Ces pensées n'étaient point faites pour me rassurer. Je me +disais que l'abbé m'avait offert son lit en toute charité, puis que dans +la nuit il s'était souvenu qu'il pouvait ainsi me communiquer son mal. +C'est de cela qu'il parlait avec sa gouvernante, et sans doute avant de +s'endormir avait-il prié Dieu pour que son imprudence n'eût pas une +malheureuse issue. Couvert d'une sueur froide, je me levai et me mis à +la fenêtre. + +Minuit sonna à l'horloge de l'église. Bientôt je n'y tins plus. Harassé, +je m'assis par terre et m'endormis appuyé contre le mur. La fraîcheur du +matin m'éveilla vers quatre heures. J'éternuai une trentaine de fois, et +frissonnai en regardant le lit fatal. L'abbé Folengo, que mes +éternuements avaient éveillé, entra dans la chambre: + +--Que faites-vous assis en chemise, contre la fenêtre? me demanda-t-il. +Je pense, mon cher hôte, que vous seriez mieux dans ce lit. + +Je regardais le prêtre. Son teint était rose. Il était gras, mais sa +santé, je dus me l'avouer, paraissait florissante. + +--Monsieur, lui dis-je, savez-vous que le climat de Paris, et celui de +l'Ile-de-France en général, sont peu favorables au développement de la +lèpre. Ce climat a même la salutaire propriété de faire rétrograder +cette maladie. Beaucoup de lépreux asiatiques, ceux de la Colombie, en +Amérique, où ce mal est des plus fréquents, donnent comme but à leur +existence l'arrondissement d'un pécule suffisant à les faire vivre deux +ou trois ans à Paris. Après cette période, leur ladrerie s'étant +atténuée, ils retournent dans leur pays amasser un nouveau trésor qui +leur permettra un nouveau séjour aux bords de la Seine. + +--Où voulez-vous en venir, me demanda l'abbé Folengo, vous parlez, si je +ne me trompe pas, de la lèpre, _la lebbra_, cette terrible maladie qui +fit tant de ravages au moyen-âge. + +--Elle n'en cause pas moins aujourd'hui, lui répondis-je, en le fixant +sévèrement, et quant aux prêtres qui en sont atteints, leur place serait +plutôt dans les maladreries d'Honolulu, ou dans d'autres léproseries +asiatiques. Ils y pourraient soigner leurs compagnons d'infortune... + +--Mais pourquoi me parlez-vous de ces choses horribles d'aussi bonne +heure? répliqua l'abbé Folengo. Il n'est pas encore cinq heures. Le +soleil paraît à peine à l'horizon. L'aurore qui empourpre le ciel ne me +paraît point faite pour inspirer d'aussi funèbres pensées. + +--Avouez-le donc, signor abbé, m'écriai-je, vous êtes lépreux, je vous +ai entendu cette nuit... + +Dom Folengo semblait stupéfait et atterré. + +--Monsieur le Français, me dit-il, vous vous trompez, je ne suis pas +lépreux, et je me demande comment ces idées désolantes vous sont venues? + +--Non, signor abbé, précisai-je, je vous ai entendu cette nuit. Vous +parliez de la lèpre avec votre gouvernante, dans la pièce voisine. + +L'abbé Folengo partit d'un grand éclat de rire. + +--Vous autres Français, dit-il en continuant à rire aux larmes, vous ne +pouvez venir en Italie sans qu'il vous arrive une histoire de ce genre, +témoin votre Paul-Louis Courier, qui fait un récit à peu près semblable +dans une de ses lettres... _La lepre_ signifie _le lièvre_ en italien. +La chasse est ouverte. Ces jours derniers, un de mes paroissiens m'a +apporté un lièvre superbe; j'en parlais cette nuit avec ma gouvernante, +car il me paraît être à point. On nous le servira aujourd'hui même, à +midi. Vous vous régalerez, en vous félicitant d'avoir, au prix d'une +mauvaise nuit, augmenté votre bagage de connaissances linguistiques. + +J'étais tout penaud. Mais le lièvre me parut délicieux. C'est que les +pires choses, _la lèpre_ elle-même, peuvent devenir excellentes, +lorsqu'on sait les accommoder et s'en accommoder. + + + + +V + +COX-CITY + + +Le baron d'Ormesan porta vivement la main à la cicatrice que je venais +d'apercevoir, et ramena ses cheveux pour la couvrir. + +--Il faut que je sois toujours très bien coiffé, me dit-il. On remarque, +sans cela, cette vilaine place nette et livide de mon cuir chevelu, et +j'ai l'air d'avoir la pelade... Cette cicatrice n'est pas nouvelle. Elle +date d'une époque où j'étais fondateur de cité... Il y a de cela une +quinzaine d'années, et c'était dans la Colombie britannique, au +Canada... Cox-City!... Une ville de cinq mille âmes... Elle tenait son +nom de Cox... Chislam Cox... un gaillard moitié homme de science, moitié +aventurier. Il avait provoqué le _rush_ dans cette partie, vierge alors, +des Montagnes Rocheuses, où est située aujourd'hui encore Cox-City. + +Les mineurs avaient été racolés un peu partout: à Québec, dans le +Manitoba, à New-York. C'est dans cette dernière ville que je rencontrai +Chislam Cox. + +J'y étais depuis six mois environ. Au demeurant, je dois l'avouer, je ne +gagnais pas un sou et m'ennuyais à mourir. + +Je ne vivais pas seul mais avec une Allemande assez jolie fille, dont +les charmes avaient du succès... Nous nous étions connus à Hambourg. +J'étais devenu son _manager_, si j'ose dire... + +Elle s'appelait Marie-Sybille ou Marizibill, pour parler comme les gens +de Cologne, sa ville natale. + +Faut-il ajouter qu'elle m'aimait à la folie?... Pour ma part, je n'en +étais point jaloux. Toutefois, cette vie de paresseux me pesait plus que +vous ne sauriez croire; je n'ai pas l'âme d'un maquereau. Mais c'est en +vain que je cherchais à employer mes talents, à travailler... + +Un jour, dans un _saloon_, je me laissai embobiner par Chislam Cox, qui +parlait tout haut, appuyé au bar, et exhortait les consommateurs à le +suivre dans la Colombie britannique. Il y connaissait un lieu où l'or +abondait. + +Il entremêlait dans son discours: Christ, Darwin, la Banque +d'Angleterre, et, Dieu me damne si je sais pourquoi, la papesse Jeanne. +Ce Chislam Cox était très convainquant. Je m'enrôlai dans sa troupe avec +Marizibill, qui ne voulait pas me quitter, et nous partîmes. + +Je n'emportais pas d'attirail de mineur, mais tout un matériel de bar et +beaucoup d'alcools; whisky, gin, rhum, etc.; des couvertures et des +balances de précision. + +Notre voyage fut assez pénible, mais aussitôt arrivés là où Chislam Cox +voulait nous conduire, nous bâtîmes une ville de bois qui fut baptisée +Cox-City, en l'honneur de celui qui nous dirigeait. J'inaugurai mon +débit de boissons, qui fut bientôt très fréquenté. L'or, en effet, était +abondant, et je faisais moi-même des affaires d'or. Une grande partie +des mineurs étaient Français ou Canadiens français. Il y avait là des +Allemands et des individus de langue anglaise. Mais l'élément français +dominait. Plus tard, il nous vint des métis français du Manitoba et un +grand nombre de Piémontais. Des Chinois arrivèrent aussi. Si bien qu'au +bout de quelques mois, Cox-City comptait près de cinq mille habitants, +qui ne possédaient qu'une dizaine de femmes... + +Je m'étais fait une situation enviable dans cette ville cosmopolite. Mon +_saloon_ était florissant. Je l'avais baptisé _Café de Paris_, et ce +titre flattait tous les habitants de Cox-City. + + * * * * * + +Les grands froids se firent sentir. C'était terrible. Cinquante degrés +au-dessous de zéro constituent une température déplorable. On s'aperçut +avec terreur que Cox-City ne renfermait que des provisions insuffisantes +pour passer l'hiver. Il n'y avait plus de communications possibles avec +le reste du monde. C'était la mort prochaine en perspective. Bientôt les +provisions furent épuisées, et Chislam Cox fit afficher une proclamation +émouvante, dans laquelle il nous faisait connaître toute l'horreur de +notre situation. + +Il nous demandait pardon de nous avoir menés à la mort, et trouvait, +nonobstant son désespoir, le moyen de parler de Herbert Spencer et du +faux Smerdis. La fin de ce factum était effroyable. Cox invitait la +population à se rassembler, le lendemain matin, sur la place qu'on avait +eu le soin de laisser au centre de la ville. Tout le monde devait +apporter un revolver et se suicider à un signal, pour échapper aux +affres du froid et de la faim. + +Il n'y eut pas de protestations. La solution fut trouvée généralement +élégante, et Marizibill elle-même, au lieu de sangloter, me dit qu'elle +serait heureuse de mourir avec moi. Nous distribuâmes tout ce qui nous +restait d'alcool. Le lendemain matin, nous nous rendîmes, bras dessus +bras dessous, sur la place mortuaire. + +Dussé-je vivre cent mille ans, je n'oublierai jamais le spectacle de +cette foule de cinq mille personnes couvertes de manteaux, de +couvertures. Tout le monde tenait à la main un revolver, et toutes les +dents claquaient... claquaient... je vous le jure!... + +Chislam Cox nous dominait, monté sur un tonneau. Tout à coup, il se +porta le revolver au front. Le coup partit. C'était le signal et, tandis +que, mort, Chislam Cox tombait de son tonneau, tous les habitants de +Cox-City, y compris moi-même, se faisaient sauter la cervelle... Quel +souvenir effroyable!... Quel sujet de méditation que cette unanimité +dans le suicide! Mais quel froid terrible il faisait!... + +Je n'étais pas mort, mais étourdi, je me relevai bientôt. Une blessure, +ou plutôt une enflure qui me faisait violemment souffrir, et dont la +cicatrice me marquera jusqu'à la fin de mes jours, me rappelait seule +que j'avais tenté de me suicider. Et pourquoi étais-je tout seul? + +--Marizibill! m'écriai-je. + +Rien ne me répondit. Mais, les yeux écarquillés, grelottant de froid, je +demeurai longtemps hébété à regarder ces morts, près de cinq mille qui, +tous, portaient au front une blessure volontaire. + +Puis, je ressentis une faim terrible qui me torturait l'estomac. Les +vivres étaient épuisés. Je ne trouvai rien dans les maisons que je +fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un cadavre et lui dévorai +la face. La chair était encore tiède. Je me rassasiai sans aucun +remords. Puis je me promenai dans la nécropole en songeant aux moyens +d'en sortir. Je m'armai, me couvris soigneusement, me chargeai du plus +d'or que je pus emporter. Ensuite, je m'inquiétai de la nourriture. Le +corps des femmes est plus grasset, leur chair est plus tendre. J'en +cherchai un et lui coupai les deux jambes. Ce travail me prit plus de +deux heures. Mais je me trouvai à la tête de deux jambons, qu'au moyen +de deux lanières, je suspendis a mon cou. Je m'aperçus alors que j'avais +coupé les jambes de Marizibill. Mais mon âme d'anthropophage fut à peine +émue. J'avais surtout hâte de partir. Je me mis en marche, et, par +miracle, je joignis un campement de bûcherons, justement le jour où mes +provisions furent épuisées. + +La blessure que je m'étais faite à la tête fut bientôt guérie. Mais une +cicatrice que je cache avec soin me rappelle sans cesse Cox-City, la +nécropole boréale, et ses habitants glacés, que le froid garde ainsi +qu'ils tombèrent, armés et blessés, les yeux ouverts, et les poches +pleines de l'or inutile pour lequel ils moururent. + + + + +VI + +LE TOUCHER À DISTANCE + + +Les Journaux ont rapporté l'extraordinaire histoire d'Aldavid, qu'un +grand nombre de communautés Juives des cinq parties du Monde prirent +pour le Messie, et dont la mort survint à la suite de circonstances qui +parurent inexplicables. + +Ayant été mêlé de la façon la plus tragique à ces événements, je sens la +nécessité de me défaire d'un secret qui m'étouffe. + + * * * * * + +Dépliant le journal, un matin, mes yeux tombèrent sur l'information +suivante datée de Cologne: + +«Les communautés israélites du la rive droite du Rhin, entre +Ehrenbreitstein et Beuel, sont dans une grande effervescence. Le Messie +se trouverait au sein de l'une d'elles, à Dollendorf. Il aurait +manifesté sa puissance par un grand nombre de miracles. + +«Le bruit qui se fait autour de cette affaire ne laisserait pas +d'inquiéter le gouvernement provincial, qui, craignant tout de +l'exaltation des esprits, aurait pris des mesures pour réprimer les +désordres. + +«On ne doute point en haut lieu que ce Messie dont le nom supposé est +Aldavid ne soit un imposteur. Le Docteur Frohmann, le savant ethnologue +danois qui, en ce moment, est l'hôte de l'Université de Bonn, s'est +rendu par curiosité à Dollendorf, et il affirme qu'Aldavid n'est pas +juif ainsi qu'il prétend l'être, mais plutôt un Français originaire de +la Savoie où s'est conservée assez purement la race des Allobroges. Quoi +qu'il en soit, l'autorité aurait volontiers expulsé Aldavid si cela +avait été possible; mais, celui que les Juifs rhénans appellent +maintenant _le Sauveur d'Israël_, disparaît comme par enchantement +lorsqu'il lui plaît. Il se tient ordinairement devant la synagogue de +Dollendorf, prêchant la reconstitution du royaume de Juda en termes +violents et enflammés, qui ne vont pas sans rappeler la rauque éloquence +d'Ézéchiel. Il passe là trois ou quatre heures par jour, et le soir +disparaît sans que l'on puisse savoir ce qu'il est devenu. On ne +connaît, au demeurant, ni sa demeure, ni le lieu où il prend ses repas. +On espère qu'avant peu, ce faux prophète sera démasqué et que ses tours +de bateleur n'abuseront plus, ni l'autorité, ni les juifs rhénans. +Revenus de leur erreur, ceux-ci demanderont d'eux-mêmes à être +débarrassés d'un aventurier, duquel les propos mensongers, leur donnant +une arrogance regrettable vis-à-vis du reste de la population, +pourraient bien provoquer une explosion d'antisémitisme dont, en ce cas, +les gens sensés ne pourraient même pas plaindre les victimes. Ajoutons +qu'Aldavid parle parfaitement l'allemand. Il paraît être au courant des +usages des juifs et connaît aussi leur jargon.» + + * * * * * + +Cette information, qui en son temps excita vivement la curiosité du +public, m'incita, je ne sais pourquoi, à regretter l'absence du baron +d'Ormesan, qui ne m'avait plus donné de ses nouvelles depuis près de +deux ans: + +«Voilà une affaire propre à exciter l'imagination du baron, me +disais-je. Il aurait sans doute bien des histoires de faux Messies à me +raconter...» + +Et oubliant la synagogue de Dollendorf, je pensai à cet ami disparu, +dont l'imagination et les habitudes ne laissaient pas d'être +inquiétantes, mais pour qui j'éprouvais malgré tout un vif intérêt. +L'affection qui m'avait uni à lui lorsque mon compagnon de classe au +collège, il se nommait tout simplement Dormesan; les nombreuses +rencontres dans lesquelles il m'avait donné l'occasion d'apprécier son +caractère singulier; son manque de scrupules; une certaine érudition +désordonnée, et une gentillesse d'esprit fort agréable, étaient cause +que j'éprouvais, parfois, comme un désir de le retrouver. + + * * * * * + +Le lendemain, les journaux contenaient relativement à l'affaire de +Dollendorf des informations plus sensationnelles encore que celles qui +avaient paru la veille. + +Des dépêches, datées de Francfort, de Mayence, de Leipzig, de +Strasbourg, de Hambourg et de Berlin, annonçaient simultanément la +présence d'Aldavid. + +Comme à Dollendorf, il avait apparu devant une synagogue, la principale +de chaque ville. + +La nouvelle s'était vite répandue, les Juifs avaient accouru, et le +Messie avait prêché partout dans des termes identiques, au témoignage +des dépêches insérées dans les journaux. + +À Berlin, vers cinq heures, la police ayant voulu s'emparer de lui, la +foule juive, qui l'entourait, s'y était opposée, poussant des clameurs +et des lamentations, se livrant même à des violences qui provoquèrent un +grand nombre d'arrestations. + +Pendant ce temps, Aldavid avait disparu comme par miracle... + +Ces nouvelles m'impressionnèrent, mais pas plus que le public qui se +passionna pour Aldavid. Et, dans la journée, les éditions spéciales des +journaux se succédèrent pour annoncer l'apparition (on ne disait plus la +présence) du Messie à Prague, à Cracovie, à Amsterdam, à Vienne, à +Livourne, à Rome même. + +Partout l'émotion était à son comble et les gouvernements, comme on s'en +souvient, tinrent des conseils dont les décisions furent gardées +secrètes, et pour cause, car toutes aboutissaient à cette constatation +que, le pouvoir d'Aldavid paraissant d'un ordre surnaturel ou du moins +inexplicable par les moyens dont dispose la science, il valait mieux +attendre, sans intervenir, des événements auxquels la force publique ne +semblait pas pouvoir s'opposer. + + * * * * * + +Le lendemain, des dépêches diplomatiques échangées de cabinet à cabinet, +entre les gouvernements intéressés, eurent pour résultat de faire +arrêter les principaux banquiers juifs de chaque nation. + +Cette mesure s'imposait. En effet, si comme on le supposait la +prédication d'Aldavid avait pour résultat de provoquer l'exode des Juifs +vers la Palestine, on pouvait aussi compter sur l'exode des capitaux de +tous les pays pour la même destination, et il fallait éviter les +désastres financiers qui eussent été la suite de cet événement. Au +demeurant, on pensait avec raison que ce Messie, dont l'ubiquité +paraissait incontestable, sinon les autres miracles qu'on lui +attribuait, pouvait bien par des moyens surnaturels alimenter le budget +du nouveau royaume de Juda, quand cela serait nécessaire. Et les +banquiers juifs, traités d'ailleurs avec beaucoup d'égards, furent mis +en prison, ce qui ne manqua pas de causer un très grand nombre de +désastres financiers: paniques dans les Bourses, faillites et suicides. + +Pendant ce temps, l'ubiquité d'Aldavid se manifestait en France: à +Nîmes, à Avignon, à Bordeaux, à Sancerre, et, le Vendredi saint, celui +qu'Israël acclamait comme l'_Étoile qui devait sortir de Jacob_, et que +les chrétiens ne nommaient plus que l'Antéchrist, parut vers trois +heures de l'après-midi à Paris, devant la synagogue de la rue de la +Victoire. + + * * * * * + +Tout le monde attendait cet événement, et, depuis plusieurs jours les +Juifs croyants de Paris se tenaient dans la synagogue, dans la rue de la +Victoire et jusque dans les rues avoisinantes. Les fenêtres des +immeubles proches de la synagogue avaient été louées à prix d'or par les +Israélites qui voulaient voir le Messie. + +Lorsqu'il parut, la clameur fut immense. On l'entendit des hauteurs de +Montmartre et de la place de l'Étoile. Je me trouvais à cet instant sur +les Boulevards, et, avec tout le monde, je me précipitai vers la +chaussée d'Antin, mais il me fut impossible d'aller au-delà du carrefour +de la rue Lafayette, où des barrages d'agents et de gardes à cheval +avaient été établis. + +Je n'appris que le soir, par les journaux, l'événement imprévu qui +s'était produit durant cette apparition. + +Depuis qu'il ne se prodiguait plus seulement dans des pays de langue +allemande, Aldavid parlait moins. Ses nouvelles apparitions duraient +toujours autant que celles des premiers temps, mais il se taisait +fréquemment, priant à voix basse, puis reprenant sa prédication toujours +dans la langue du peuple parmi lequel il se trouvait. Et ce don des +langues, qui faisait de sa vie une Pentecôte quotidienne, n'était pas +moins surprenant que son don d'ubiquité et que la faculté qui le +laissait disparaître à son gré. + +Pendant un des instants où, se taisant, le Messie semblait prier à voix +basse devant les Juifs prosternés et silencieux, une voix puissante +venue d'une des fenêtres qui fait face à la synagogue se fit entendre. +Levant la tête, les assistants virent un moine au visage calme et +inspiré. De la main gauche étendue, il présentait à Aldavid un crucifix, +tandis que de la main droite il agitait un aspersoir dont des gouttes +d'eau bénite atteignirent l'homme prodigieux. En même temps le moine +prononçait la formule catholique de l'exorcisme, mais l'effet fut nul, +et Aldavid ne leva même pas les yeux vers l'exorciseur qui, tombant à +genoux, les yeux au ciel, baisa le crucifix et demeura longtemps en +prière, face à face avec celui dont le démon Légion n'était pas sorti, +et qui, s'il était l'Antéchrist, paraissait tellement sûr de soi, qu'un +exorcisme même n'avait pu troubler son oraison. + +L'effet de cette scène fut immense et, triomphant dédaigneusement, les +Juifs qui y avaient assisté s'étaient gardé de toute injure, de toute +moquerie à l'égard du moine. Leurs yeux ardents regardaient le Messie, +leurs coeurs exultaient, et tous, se prenant par la main, femmes, +enfants et vieillards, en rangs pressés, se mirent à danser comme +autrefois David devant l'arche en chantant «Hosannah!» et des hymnes +d'allégresse. + + * * * * * + +Le Samedi saint, Aldavid apparut encore, rue de la Victoire, et dans les +autres villes où il s'était montré. On annonça sa présence dans +plusieurs grandes villes d'Amérique, en Australie, à Tunis, à Alger, à +Constantinople, à Salonique et à Jérusalem, la Ville sainte. On +signalait également l'activité du très grand nombre de juifs qui +précipitaient leur départ afin de se rendre en Palestine. L'émotion +était partout à son comble. Les esprits les plus sceptiques se rendaient +à l'évidence, avouant qu'Aldavid était bien ce Messie que les prophéties +ont promis aux juifs. Les catholiques attendaient avec anxiété que Rome +se prononçât sur ces événements, mais le Vatican semblait ignorer ce qui +se passait, et le pape lui-même, dans l'encyclique _Misericordium_ sur +les armements, qu'il publia à cette époque, ne fit même pas allusion au +Messie qui se manifestait chaque jour, à Rome aussi bien qu'ailleurs... + + * * * * * + +Le jour de Pâques, j'étais assis devant mon bureau, et je lisais avec +attention les télégrammes qui relataient les événements de la veille, +les paroles d'Aldavid, l'exode des juifs, dont les plus pauvres s'en +allaient par troupes à pied vers la Palestine. + +Tout à coup, mon nom prononcé à voix haute me fit lever la tête, et je +vis devant moi le baron d'Ormesan lui-même. + +--Vous voilà, m'écriai-je, je n'espérais plus vous revoir... Vous avez +été absent au moins pendant deux ans... Mais comment êtes-vous entré? +Sans doute, ai-je laissé ma porte ouverte! + +Je me levai, allai vers le baron et lui serrai la main. + +--Asseyez-vous, lui dis-je, et racontez-moi vos aventures, car je ne +doute point qu'il ne vous soit arrivé des choses extraordinaires depuis +que je ne vous ai vu. + +--Je vais satisfaire votre curiosité, me dit-il. Souffrez que je reste +ainsi debout, appuyé contre la muraille, je n'ai pas envie de m'asseoir. + +--Comme vous voudrez, repris-je, mais avant tout, dites-moi d'où vous +venez, revenant! + +Il me répondit en souriant: + +--Vous feriez peut-être mieux de me demander où je suis. + +--Mais chez moi, parbleu, répliquai-je d'un ton impatienté; vous n'avez +point changé... toujours aussi mystérieux!... Au fait, cela fait sans +doute partie de votre récit. Eh bien! où êtes-vous? + +--Je suis, me répondit-il, depuis près de trois mois, en Australie, dans +une petite localité du Queensland, et je m'y trouve fort bien; +toutefois, je ne tarderai pas à m'embarquer pour le vieux Monde, où +m'appellent des affaires importantes. + +Je le regardai un peu effrayé. + +--Vous m'étonnez, lui dis-je, cependant vous m'avez habitué à tant de +bizarreries, que je veux bien croire ce que vous me dites, mais je vous +supplie de me l'expliquer. Vous êtes chez moi et vous prétendez être +dans le Queensland en Australie; avouez que j'ai lieu de ne pas +comprendre. + +Il sourit encore et continua: + +--Certes, je suis en Australie, ce qui ne vous empêche point de me voir +chez vous, de même qu'on me voit en cet instant à Rome, à Berlin, à +Livourne, à Prague, et dans un si grand nombre de villes que +l'énumération en serait fastid... + +--Vous! m'écriai-je, en l'interrompant, vous seriez Aldavid? + +--Lui-même, répliqua le baron d'Ormesan, et j'espère qu'à présent vous +ne douterez plus de mes paroles. + +J'allai à lui, je le tâtai, le regardai, il était bien là, appuyé devant +moi à la muraille, aucun doute n'était possible. Je m'assis dans un +fauteuil et contemplai avidement cet homme surprenant qui, plusieurs +fois condamné pour vol, auteur impuni d'assassinats retentissants, était +aussi, et de manière indéniable, le plus miraculeux des mortels. Je +n'osai rien dire et il rompit enfin le silence. + +--Oui, dit-il, je suis cet Aldavid, le Messie des prophéties, le +prochain roi de Juda. + +--Vous m'affolez, protestai-je, expliquez-moi comment vous avez pu +accomplir les prodiges qui tiennent en suspens l'attention de l'univers? + +Il hésita un instant, puis, se décidant: + +--La science, dit-il, est la cause des prétendus miracles que +j'accomplis. Vous êtes le seul à qui je puisse m'ouvrir, car je vous +connais depuis longtemps, et je sais que vous ne me trahirez point, +aussi bien ai-je besoin d'un confident... Vous savez mon nom véritable, +Dormesan, et vous connaissez quelques uns des crimes artistiques qui +font la joie de ma vie. J'ai une culture scientifique aussi vaste que ma +culture littéraire, et ce n'est pas peu dire, puisque, connaissant à +fond un grand nombre de langues, je suis au courant de toutes les +grandes littératures anciennes et modernes. Tout cela m'a servi. J'ai eu +des hauts et des bas, c'est vrai, mais une seule des fortunes que j'ai +amassées et dissipées, soit au jeu, soit en prodigalités de toutes +sortes, formerait une somme respectable, même en Amérique... + +Quoiqu'il en soit, un petit héritage, d'environ deux cent mille francs, +m'étant pour ainsi dire tombé du ciel il y a quatre ans, je consacrai +cet argent à des expériences scientifiques, et me vouai à des recherches +ayant trait à la télégraphie et la téléphonie sans fil, à la +transmission des images photographiques, à la photographie en couleurs +et en relief, au cinématographe, au phonographe, etc... Ces travaux +m'amenèrent à m'inquiéter d'un point négligé par tous les savants qui se +sont occupés de ces problèmes passionnants: je veux parler du toucher à +distance. Et je finis par découvrir les principes de cette science +nouvelle. + +De même que la voix peut se transporter d'un point à un autre très +éloigné, de même l'apparence d'un corps, et les propriétés de résistance +par lesquelles les aveugles en acquièrent la notion, peuvent se +transmettre, sans qu'il soit nécessaire que rien relie l'ubiquiste aux +corps qu'il projette. J'ajoute que le nouveau corps conserve la +plénitude des facultés humaines, dans la limite où elles sont exercées à +l'appareil par le véritable corps. + +Les récits miraculeux, les contes populaires, qui accordent à certains +personnages le don d'ubiquité, montrent que d'autres hommes avant moi +ont agité la question du toucher à distance; toutefois ce n'étaient que +rêveries sans importance. Il m'était réservé de résoudre, +scientifiquement et pratiquement, le problème. + +Bien entendu, je laisse de côté les phénomènes ou prétendus phénomènes +médionaux touchant le dédoublement des corps; ces phénomènes, qu'on +connaît mal, n'ont rien à voir, d'après ce que j'en sais, avec les +recherches que j'ai menées à bien. + +Après des nombreuses expériences, je parvins à construire deux appareils +dont je gardai l'un, tandis que je plaçais l'autre contre un arbre situé +au bord d'une allée du parc Montsouris. Mon expérience réussit +pleinement, et, actionnant l'appareil transmetteur qui m'avait coûté +tant de soins, et que je porte sans cesse sur moi, je pouvais, sans +quitter le lieu où je me trouvais en réalité, apparaître, me trouver en +même temps au parc Monsouris; et sinon m'y promener, du moins voir, +parler, toucher et être touché dans les deux endroits à la fois. Plus +tard, j'installai un autre de mes appareils récepteurs contre un arbre +des Champs-Élysées, et je constatai, avec joie, que je pouvais aussi +bien me trouver dans trois endroits à la fois. Désormais, le monde était +à moi. J'eusse pu tirer des profits immenses de mon invention, mais je +préférai la garder uniquement à mon usage. Mes appareils récepteurs sont +petits, ont un aspect insignifiant, et il n'est pas encore arrivé qu'on +les ait enlevés des endroits où je les ai placés. J'en mis un chez vous, +cher ami, il y a deux ans, mais c'est la première fois que je m'en sers, +et vous ne l'aviez jamais aperçu. + +--C'est vrai, dis-je, je ne l'ai jamais vu. + +--Ces appareils, continua-t-il, ont tout simplement l'apparence d'un +clou... Je voyageai, pendant près de deux ans, dotant de récepteurs la +façade de toutes les synagogues. Car mon dessein étant de devenir roi, +du simple baron que je me suis fait, je ne pouvais espérer réussir qu'en +fondant de nouveau le royaume de Juda, dont les Juifs espèrent depuis si +longtemps la reconstitution. + +Je parcourus successivement les cinq parties du Monde, me tenant +d'ailleurs toujours, grâce à mon ubiquité, en relations avec ma maison à +Paris, avec une maîtresse que j'aime, qui me le rend, et qui, voyageant +avec moi, m'aurait gêné. + +Mais, voyez le côté pratique de cette invention! Ma maîtresse, une femme +charmante et mariée, n'a jamais été au courant de mes voyages. Elle +ignore même si j'ai quitté Paris, car chaque semaine, le mercredi, +lorsqu'elle vient chez moi avide de caresses, elle me trouve au lit. J'y +ai adapté un de mes appareils, et c'est ainsi que, de Chicago, de +Jérusalem et de Melbourne, j'ai pu faire à ma maîtresse, à Paris, trois +enfants, qui hélas! ne porteront point mon nom. + +--Puissiez vous trouvez miséricorde, dis-je, le véritable Messie +pardonna à la femme adultère. + +Il ne releva point ce que je venais de dire, et ajouta: + +--Pour le reste, vous connaissez les événements aussi bien que moi-même. + +--Je les connais, répliquai-je, et je vous juge sévèrement. Je ne vous +crois pas les qualités d'un fondateur d'empire, encore moins celles d'un +bon monarque, votre vie criminelle vous condamne et vos imaginations +vous feront un jour mener votre peuple à la ruine. Homme de science, +habile dans les arts, vous méritiez, malgré vos crimes, l'indulgence et +peut-être même l'admiration des gens instruits et de bon sens. Mais, +roi, vous n'avez pas le droit de l'être, vous ne saurez point promulguer +de lois justes, et vos sujets ne seront que les jouets de vos caprices. +Renoncez à ce rêve insensé d'un trône dont vous êtes indigne. De pauvres +gens s'en vont à pied sur les routes, vous croyant un personnage sacré +qui relèvera le Temple de Jérusalem. Un grand nombre déjà sont morts en +chemin pour le misérable imposteur que vous êtes. Renoncez à vous dire +plus longtemps le Messie que vous n'êtes point, ou je vous dénoncerai! + +--On vous prendra pour un fou, me dit en ricanant le faux Messie; et me +croyez-vous assez sot pour vous avoir donné les lumières suffisantes qui +vous permettraient de me faire tort en détruisant mon appareil? +Détrompez-vous!... + + * * * * * + +La colère m'aveuglait, je ne savais plus au juste ce que je faisais. +Ayant saisi sur ma table un revolver qui s'y trouve toujours, j'en +déchargeai les six balles sur le faux corps apparent et solide du faux +Messie, qui s'affaissa en poussant un grand cri. Je me précipitai: le +corps était là, je venais de tuer mon ami Dormesan, criminel, mais +compagnon si agréable. Je ne savais que faire: + +--Il m'a abusé, me dis-je, c'était une farce. Il est bien venu ici à +l'improviste, il est entré sans que je l'entendisse, ma porte était +certainement ouverte. Il s'est moqué de moi en se faisant passer pour +Aldavid, c'était fantastique et charmant. Je m'y suis laissé prendre et +l'ai tué... Hélas! que vais-je devenir? + +Et je méditai quelque temps devant le corps ensanglanté de mon ami... + +Puis, tout à coup, une rumeur extraordinaire me fit sursauter. Encore un +tour d'Aldavid, pensai-je, il annonce sans doute son couronnement. +Puissé-je l'avoir tué et avoir encore près de moi mon ami Dormesan. + +J'ouvris la fenêtre pour connaître quel miracle avait encore accompli le +prodigieux thaumaturge, et je vis une nuée de camelots porteurs de +journaux divers, qui, malgré les ordonnances de police interdisant +l'annonce des informations, criaient tous en courant à toutes jambes: + +--_La mort du Messie, curieux détails sur sa fin subite._ + +Mon sang se glaça dans mes veines, et je tombai évanoui. + + * * * * * + +Je me réveillai vers une heure du matin, et frissonnai en touchant près +de moi le cadavre. Je me levai aussitôt; puis, je soulevai le corps en +rassemblant toutes mes forces et je le jetai par la fenêtre. + +Je passai le reste de la nuit à effacer les taches de sang qui +s'étalaient sur mon parquet, puis je sortis acheter les journaux, et j'y +lus ce que tout le monde sait: la mort subite d'Aldavid dans huit cent +quarante villes situées dans les cinq parties du Monde. + +Celui qu'on appelait le Messie semblait prier depuis plus d'une heure, +quand tout à coup il poussa un grand cri, tandis que six trous, +semblables à ceux que font les balles de revolver, apparurent sur lui +dans la région du coeur. Partout il s'affaissa aussitôt, et, malgré les +soins qui partout lui furent prodigués, partout il était mort. + +Cette profusion de corps appartenant à un seul homme--exactement huit +cent quarante et un, car par un phénomène singulier on avait trouvé deux +de ces corps à Paris--n'étonna pas outre mesure le public, à qui Aldavid +avait donné bien d'autres sujets d'étonnement. + +Partout, les Juifs lui firent des funérailles imposantes. Ils pouvaient +à peine croire à sa mort et affirmaient qu'il ressusciterait. Mais c'est +en vain qu'ils attendirent cet événement, et la reconstitution du +Royaume de Juda fut remise à d'autres temps. + + * * * * * + +Je regardai attentivement le mur contre lequel Dormesan m'était apparu. +J'y trouvai bien un clou, mais tellement semblable aux autres clous +auxquels je le comparai, qu'il me parut impossible que ce fût là un de +ses engins. + +Au demeurant, ne m'avait-il pas dit lui-même qu'il me cachait les +particularités essentielles des appareils qui lui servaient à faire +paraître les corps postiches, grâce à sa découverte des lois du _toucher +à distance_? + +Aussi, suis-je incapable de donner le moindre renseignement touchant +l'invention prodigieuse de ce baron d'Ormesan, dont les aventures, +surprenantes ou amusantes, ont fait longtemps mes délices. + + +1890-1910. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + Le passant de Prague + Le sacrilège + Le juif latin + L'hérésiarque + L'infaillibilité + Trois histoires de châtiments divins + I. Le giton + II. La danseuse + III. D'un monstre à Lyon ou L'Envie + Simon Mage + L'Otmika + Que Vlo-ve? + La rose de Hildesheim + Les pèlerins piémontais + La disparition d'Honoré Subrac + Le matelot d'Amsterdam + Histoire d'une famille vertueuse, d'une hotte et d'un calcul + La serviette des poètes + L'amphion faux-messie ou histoires et aventures du Baron d'Ormesan + I. Le Guide + II. Un beau film + III. Le cigare romanesque + IV. La lèpre + V. Cox-City + VI. Le toucher à distance + + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of Project Gutenberg's L'hérésiarque et Cie, by Guillaume Apollinaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HÉRÉSIARQUE ET CIE *** + +***** This file should be named 22356-8.txt or 22356-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/2/3/5/22356/ + +Produced by Laurent Vogel, Hugo Voisard and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'hérésiarque et Cie + +Author: Guillaume Apollinaire + +Release Date: August 19, 2007 [EBook #22356] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HÉRÉSIARQUE ET CIE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Hugo Voisard and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<p class="c"><big>GUILLAUME APOLLINAIRE</big></p> + +<h1>L'Hérésiarque & C<sup>ie</sup></h1> + +<p class="c">—TROISIÈME ÉDITION—</p> + +<p class="c">PARIS<br> +P.-V. STOCK, ÉDITEUR</p> + +<p class="c">155, RUE SAINT-HONORÉ, 155</p> + +<p class="c">1910<br> +Tous droits réservés.</p> + +<hr class="h"> + + +<p>L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction +et de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et +la Norvège.</p> + +<p>Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la +librairie) en octobre 1910.</p> + +<hr class="h"> + + + +<p class="c">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> + + +<p>Chez <span class="sc">Henri Kahnweiler</span>, éditeur, 28, rue Vignon:</p> + +<p><b>L'Enchanteur Pourrissant</b>, avec bois d'André Derain; +<i>Édition de Bibliophiles</i>, 106 exemplaires.</p> + +<table> +<tr> +<td>L'exemplaire sur papier vergé</td> +<td class="r">60</td> +<td>francs</td> +</tr> +<tr> +<td>L'exemplaire sur papier Japon</td> +<td class="r">120</td> +<td>—</td> +</tr> +</table> + + +<p class="c"><small>SOUS PRESSE</small></p> + +<p>Chez <span class="sc">Deplanche</span>, <i>Éditeur d'Art</i>, +18, rue de la Chaussée-d'Antin:</p> + +<p><b>Le Bestiaire</b> ou <b>Cortège d'Orphée</b>, poèmes, avec +bois de Raoul Dufy, <i>Édition de Bibliophiles</i>, 120 exemplaires.</p> + +<table> +<tr> +<td>L'exemplaire sur papier Hollande</td> +<td class="r">100</td> +<td>francs</td> +</tr> +<tr> +<td>L'exemplaire sur papier Japon</td> +<td class="r">125</td> +<td>—</td> +</tr> +</table> + +<p class="c"><small>E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</small></p> + +<hr class="h"> + + + +<p class="c"><i>De cet ouvrage il a été tiré à part</i><br> +<small>VINGT ET UN EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</small><br> +<i>numérotés et paraphés par l'éditeur.</i></p> + +<hr class="h"> + + + +<p class="c"><i>À<br> +THADÉE NATANSON<br> +CES<br> +PHILTRES DE PHANTASE</i></p> + + + + + +<h2><a name="ch1" href="#t1">LE PASSANT DE PRAGUE</a></h2> + + +<p>En mars 1902, je fus à Prague.</p> + +<p>J'arrivais de Dresde.</p> + +<p>Dès Bodenbach, où sont les douanes autrichiennes, +les allures des employés de chemin +de fer m'avaient montré que la raideur allemande +n'existe pas dans l'empire des Habsbourg.</p> + +<p>Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne, +afin d'y déposer ma valise, l'employé me la +prit; puis, tirant de sa poche un billet depuis +longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en +deux et m'en donna une moitié en m'invitant +à la garder soigneusement. Il m'assura que, de +son côté, il ferait de même pour l'autre moitié, +et que, les deux fragments de billet coïncidant, +je prouverais ainsi être le propriétaire du +bagage quand il me plairait de rentrer en sa possession. +Il me salua en retirant son disgracieux +képi autrichien.</p> + +<p>À la sortie de la gare François-Joseph, après +avoir congédié les faquins, d'obséquiosité tout +italienne, qui s'offraient en un allemand incompréhensible, +je m'engageai dans de vieilles +rues, afin de trouver un logis en rapport avec +ma bourse de voyageur peu riche. Selon une +habitude assez inconvenante, mais très commode +quand on ne connaît rien d'une ville, je +me renseignai auprès de plusieurs passants.</p> + +<p>Pour mon étonnement, les cinq premiers ne +comprenaient pas un mot d'allemand, mais seulement +le tchèque. Le sixième, auquel je m'adressai, +m'écouta, sourit, et me répondit en +français:</p> + +<p>—Parlez français, monsieur, nous détestons +les Allemands bien plus que ne font les Français. +Nous les haïssons, ces gens qui veulent +nous imposer leur langue, profitent de nos +industries et de notre sol dont la fécondité produit +tout, le vin, le charbon, les pierres fines et +les métaux précieux, tout, sauf le sel. À Prague, +on ne parle que le tchèque. Mais lorsque vous +parlerez français, ceux qui sauront vous répondre +le feront toujours avec joie.</p> + +<p>Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont +le nom est orthographié de telle sorte qu'on le +prononce <i>Porjitz</i>, et prit congé en m'assurant +de sa sympathie pour la France.</p> + +<hr> + + +<p>Peu de jours auparavant, Paris avait fêté le +centenaire de Victor Hugo.</p> + +<p>Je pus me rendre compte que les sympathies +bohémiennes, manifestées à cette occasion, +n'étaient pas vaines. Sur les murs, de belles +affiches annonçaient les traductions en tchèque +des romans de Victor Hugo. Les devantures +des librairies semblaient de véritables musées +bibliographiques du poète. Sur les vitrines +étaient collés des extraits de journaux parisiens +relatant la visite du maire de Prague et des +<i>Sokols</i>. Je me demande encore quel était le +rôle de la gymnastique en cette affaire.</p> + +<p>Le rez-de-chaussée de l'hôtel qui m'avait été +indiqué, était occupé par un café chantant. Au +premier étage, je trouvai une vieille qui, après +que j'eus débattu le prix, me mena dans une +chambre étroite où étaient deux lits. Je spécifiai +que j'entendais habiter seul. La femme sourit, +et me dit que je ferais comme bon me semblerait; +qu'en tout cas je trouverais facilement une +compagne au café-chantant du rez-de-chaussée.</p> + +<hr> + + +<p>Je sortis, dans l'intention de me promener +tant qu'il ferait jour et de dîner ensuite dans +une auberge bohémienne. Selon ma coutume, +je me renseignai auprès d'un passant. Il se +trouva que celui-ci reconnut aussi mon accent +et me répondit en français:</p> + +<p>—Je suis étranger comme vous, mais je +connais assez Prague et ses beautés pour vous +inviter à m'accompagner à travers la ville.</p> + +<p>Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, +mais encore vert. Son vêtement apparent +se composait d'un long manteau marron +au col de loutre, d'un pantalon de drap noir +assez étroit pour mouler un mollet qu'on devinait +très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau +de feutre noir, comme en portent souvent +les professeurs allemands. Son front était entouré +d'une bandelette de soie noire. Ses +chaussures de cuir mou, sans talons, étouffaient +le bruit de ses pas égaux et lents comme +ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin +à parcourir, ne veut pas être fatigué en arrivant +au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le +profil de mon compagnon. Le visage disparaissait +presque dans la masse de la barbe, des +moustaches, et des cheveux démesurément +longs mais soigneusement peignés, d'une blancheur +d'hermine. On voyait pourtant les lèvres +épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu +et courbe. Près d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta +et me dit:</p> + +<p>—Pardon, monsieur.</p> + +<p>Je le suivis. Je vis que son pantalon était à +pont. Dès que nous fûmes sortis:</p> + +<p>—Regardez ces anciennes maisons, dit-il; +elles conservent les signes qui les distinguaient +avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la +maison à la <i>Vierge</i>, celle-là est à l'<i>Aigle</i>, et +voilà la maison au <i>Chevalier</i>.</p> + +<p>Au-dessus du portail de cette dernière une +date était gravée.</p> + +<p>Le vieillard la lut à haute voix:</p> + +<p>—1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 +j'arrivai aux portes de Munich.</p> + +<p>Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire +à un fou. Il me regarda et sourit, découvrant +des gencives édentées. Il continua:</p> + +<p>J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît +que ma figure ne plut pas aux soldats du poste, +car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète. +Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me +garrottèrent et me menèrent devant les inquisiteurs. +Bien que ma conscience fût nette, je +n'étais pas fort rassuré. En chemin, la vue du +saint Onuphre, peint sur la maison qui porte +actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, +m'assura que je vivrais au moins jusqu'au lendemain. +Car cette image a la propriété d'accorder +un jour de vie à qui la regarde. Il est +vrai que, pour moi, cette vue n'avait que peu +d'utilité; je possède l'ironique certitude de survivre. +Les juges me remirent en liberté, et, +durant huit jours, je me promenai dans Munich.</p> + +<p>—Vous étiez bien jeune alors, articulai-je +pour dire quelque chose; bien jeune!</p> + +<p>Il répondit sur un ton d'indifférence:</p> + +<p>—Plus jeune de près de deux siècles. Mais, +sauf le costume, j'avais le même aspect qu'aujourd'hui. +Ce n'était d'ailleurs pas ma première +visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je +me souviens toujours de deux cortèges que j'y +rencontrai. Le premier était composé d'archers +promenant une ribaude, qui faisait vaillamment +tête aux huées populaires et portait +royalement sa couronne de paille, diadème +infamant au sommet duquel tintinnabulait une +clochette; deux longues tresses de paille descendaient +jusqu'aux jarrets de la belle fille. +Ses mains enchaînées étaient croisées sur son +ventre qui avançait vénérieusement, selon la +mode d'une époque où la beauté des femmes +consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs +leur seule beauté. Le second cortège était +celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la +foule hurlante et saoule de bière, je marchai +jusqu'aux potences. Le juif avait la tête prise +dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque +dissimulait une figure diabolique, dont les +oreilles avaient, à vrai dire, la forme des cornets +qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe +les méchants enfants. Le nez s'allongeait en +pointe, et, pesant, forçait le malheureux à +marcher courbé. Une langue immense, plate, +étroite et roulée complétait ce jouet incommode. +Nulle femme n'avait pitié du juif. Aucune +n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le +masque,—comme cette inconnue qui essuya +le visage de Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. +Ayant remarqué qu'un valet du +cortège menait deux gros chiens en laisse, +la plèbe exigea qu'on les pendît aux côtés du +juif. Je trouvai que c'était un double sacrilège, +au point de vue de la religion de ces gens-là, +qui firent du juif une sorte de Christ navrant, +et au point de vue de l'humanité, car je déteste +les animaux, monsieur, et ne supporte pas +qu'on les traite en hommes!</p> + +<p>—Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je +simplement.</p> + +<p>Il répondit:</p> + +<p>—Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans +doute déjà deviné. Je suis l'Éternel Juif—c'est +ainsi que m'appellent les Allemands. Je +suis Isaac Laquedem.</p> + +<p>Je lui donnai ma carte en lui disant:</p> + +<p>—Vous étiez à Paris, l'an dernier, en avril, +n'est-ce pas? Et vous avez écrit à la craie votre +nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me +souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale +d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.</p> + +<p>Il dit que c'était vrai, et je continuai:</p> + +<p>—On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus?</p> + +<p>—Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et +bien d'autres encore! La complainte que l'on +chanta après ma visite à Bruxelles me nomme +Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, +en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. +Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui +la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà +racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs +ont souvent rapporté mes passages, sous le nom +d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles +ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio—en +latin Buttadeus;—les Bretons, +Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. +Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous +lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des +auteurs prétendent que j'étais portier chez +Ponce-Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. +D'autres ne voient en moi qu'un savetier, +et la ville de Berne s'honore de conserver +une paire de bottes qu'on prétend faites par +moi et que j'y aurais laissées après mon passage. +Mais je ne dirai rien sur mon identité, +sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à +son retour. Je n'ai pas lu les œuvres que j'ai +inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs. +Ce sont: Gœthe, Schubart, Schlegel, Schreiber, +von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, +Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, +Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, +Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, +Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eugène +Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules +Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer +et Suchomel. Il est juste d'ajouter que +tous ces auteurs se sont aidés du petit livre +de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut +aussitôt traduit en latin, français et hollandais, +et fut rajeuni et augmenté par Simrock +dans ses livres populaires allemands. Mais +regardez! Voici le Ring ou Place de Grève. +Cette église contient la tombe de l'astronome +Tycho-Brahé; Jean Huss y prêcha, et ses +murailles gardent les marques des boulets des +guerres de Trente Ans et de Sept Ans.</p> + +<p>Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis +allâmes entendre tinter l'heure à l'horloge de +l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait +en hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, +tandis que le coq battait des ailes +et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze +Apôtres passaient en jetant un coup d'œil impassible +sur la rue. Après avoir visité la désolante +prison appelée <i>Schbinska</i>, nous traversâmes le +quartier juif aux étalages de vieux habits, de +ferrailles et d'autres choses sans nom. Des bouchers +dépeçaient des veaux. Des femmes bottées +se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, +reconnaissables à leurs habits déchirés. Les +enfants s'apostrophaient en tchèque ou en +jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, +l'antique synagogue, où les femmes +n'entrent point pendant les cérémonies, mais +regardent par une lucarne. Cette synagogue a +l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux rouleau +de parchemin qui est une admirable thora. +Ensuite, Laquedem lut à l'horloge de l'Hôtel de +Ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge +porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent +à rebours. Nous passâmes la Moldau sur +la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean Népomucène, +martyr du secret de la Confession, fut +jeté dans la rivière. De ce pont orné de statues +pieuses, on a le spectacle magnifique de la +Moldau et de toute la ville de Prague avec ses +églises et ses couvents.</p> + +<p>En face de nous se dressait la colline du +Hradschin. Pendant que nous montions entre +les palais, nous parlâmes.</p> + +<p>—Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. +Votre légende, me semblait-il, symbolisait +votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur. +Ils s'agitent agréablement et il en est de +malheureux... Ainsi, c'est vrai, Jésus vous +chassa?</p> + +<p>—C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. +Je suis accoutumé à ma vie sans fin et sans +repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, +et marcherai encore pendant que se manifesteront +les Quinze Signes du Jugement Dernier. +Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, +mes routes sont heureuses. Témoin immortel +et unique de la présence du Christ sur la terre, +j'atteste aux hommes la réalité du drame divin +et rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. +Quelle gloire! Quelle joie! Mais je suis aussi +depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité, +qui me procure de merveilleux divertissements. +Mon péché, monsieur, fut un péché +de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé +de m'en repentir.</p> + +<p>Il se tut. Nous visitâmes le château royal du +Hradschin, aux salles majestueuses et désolées, +puis la cathédrale, où sont les tombes royales +et la châsse d'argent de saint Népomucène. +Dans la chapelle où l'on couronnait les rois +de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit +le martyre, Laquedem me fit remarquer que +les murailles étaient de gemmes: agates et +améthystes. Il m'indiqua une améthyste:</p> + +<p>—Voyez, au centre, les veinures dessinent +une face aux yeux flamboyants et fous. On prétend +que c'est le masque de Napoléon.</p> + +<p>—C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes +yeux sombres et jaloux!</p> + +<p>Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, +près de la porte de bronze où pend l'anneau +que tenait saint Wenceslas quand il fut +massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et +malheureux de m'être vu fou, moi qui crains +tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me +consola et me dit:</p> + +<p>—Ne visitons plus de monuments. Marchons +dans les rues. Regardez bien Prague; +Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq +villes les plus intéressantes d'Europe.</p> + +<p>—Vous lisez donc?</p> + +<p>—Oh! parfois, de bons livres, en marchant... +Allons, riez! J'aime aussi parfois en marchant.</p> + +<p>—Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?</p> + +<p>—Mes amours d'un instant valent des +amours d'un siècle. Mais, par bonheur, personne +ne me suit, et je n'ai pas le temps de +prendre cette habitude d'où s'engendre la +jalousie. Allons, riez! ne craignez ni l'avenir, +ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir. +Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas +mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empédocle, +d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus +personne au monde pour croire que Napoléon +vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, +Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront +que leur roi magnifique et fou vit encore. +Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.</p> + +<hr> + + +<p>La nuit descendait et les lumières naissaient +sur la ville. Nous repassâmes la Moldau par +un pont plus moderne:</p> + +<p>—Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la +marche excite l'appétit et je suis un gros mangeur.</p> + +<p>Nous entrâmes dans une auberge où l'on faisait +de la musique.</p> + +<p>Il y avait là un violoniste; un homme qui +tenait le tambour, la grosse caisse et le triangle; +un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium +à deux petits claviers juxtaposés et placés +sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un +bruit du diable et accompagnaient fort bien le +<i>goulasch</i> au paprika, les pommes de terre +sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux +graines de pavot et la bière amère de Pilsen +qu'on nous servit. Laquedem mangea debout +en se promenant dans la salle. Les musiciens +jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la +salle s'emplissait des voix gutturales de ses +hôtes, tous Bohémiens à tête en boule, à face +ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. +Je vis qu'il m'indiquait. On me regarda; +quelqu'un vint me serrer la main en disant:</p> + +<p>«Vivé la Frantzé!»</p> + +<p>La musique joua la <i>Marseillaise</i>. Petit à +petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des +femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la +jolie fille de l'hôte, et les voir me fut un +ravissement. Tous deux dansaient comme des +anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle +les anges <i>maîtres de danse</i>. Soudain, il +empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi +aux applaudissements de tous. Quand la fille +fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse +et quasi pâmée. Laquedem lui donna un baiser +qui claqua juvénilement. Il voulut payer +son écot dont le montant était d'un florin. À +cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortunatus +et jamais vide des cinq sous légendaires.</p> + +<hr> + + +<p>Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes +la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, +Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské +Nàmesti. Il était dix heures. À la lueur des +réverbères rôdaient des femmes qui, au passage, +nous murmuraient des mots tchèques d'invite. +Laquedem m'entraîna dans la ville juive en +disant:</p> + +<p>—Vous allez voir: pour la nuit, chaque +maison s'est transformée en lupanar.</p> + +<p>C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout +ou assise, tête couverte d'un châle, une +matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. +Tout d'un coup, Laquedem dit:</p> + +<p>—Voulez-vous venir au quartier des Vignobles +Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze +à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes +trouveraient de leur goût.</p> + +<p>Je déclinai cette offre tentante. Dans une +maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie +avec des femmes en peignoir, allemandes, +hongroises ou bohémiennes. La fête devint +crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.</p> + +<p>Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit +une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt +débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur +du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un +tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des +Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, +d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. +Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La +fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait +en allemand:</p> + +<p>—Il a marché tout le temps, il a marché +tout le temps!</p> + +<hr> + + +<p>Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. +Il me dit:</p> + +<p>—J'ai été fort content de cette fille et je +suis rarement satisfait. Je ne me souviens de +pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où +j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, +je ne sais plus en quelle année du <span class="sc">XIV</span><sup>e</sup> siècle, +auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux +avaient la couleur des pains dorés. En +1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai +dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement +de me pardonner et de me permettre +de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le sermon, +je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus +von Eitzen, qui devint évêque de Schleswig. Il +raconta son aventure à son compagnon Chrysostôme +Dædalus, qui l'imprima en 1564.</p> + +<p>—Vous vivez! dis-je.</p> + +<p>—Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à +un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il +faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous +tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!</p> + +<p>Je pris sa longue main sèche:</p> + +<p>—Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et +sans but! Votre optimisme n'est pas médiocre, +et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent +comme un aventurier hâve et hanté de remords.</p> + +<p>—Des remords? Pourquoi? Gardez la paix +de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en +sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a +fait surhumain. Adieu!...</p> + +<hr> + + +<p>Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans +la nuit froide, les jeux de son ombre, simple, +double ou triple selon les lueurs des réverbères.</p> + +<p>Soudain, il agita les bras, poussa un cri +lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.</p> + +<p>Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai +et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi +des yeux égarés et parla confusément:</p> + +<p>—Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix +ou cent ans, un mal terrible me +frappe. Mais je me guéris, et possède alors les +forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.</p> + +<p>Et il se lamenta, disant:</p> + +<p>—Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.</p> + +<p>Durant ce temps, toute la puterie du quartier +juif, attirée par les cris, était descendue dans +la rue. La police accourut. Il y eut aussi des +hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en +hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux +fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner +le cortège des agents de police emportant +Laquedem, suivis de la foule des hommes sans +chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.</p> + +<hr> + + +<p>Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux +juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec +défiance et murmura en allemand:</p> + +<p>—C'est un juif. Il va mourir.</p> + +<p>Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, +il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise, +diagonalement.</p> + + + + +<h2><a name="ch2" href="#t2">LE SACRILÈGE</a></h2> + + +<p>Le Père Séraphin, dont le nom monastique +remplaçait celui d'une illustre famille bavaroise, +était grand et maigre. Il avait une peau +bistrée, des cheveux blonds et des yeux d'un +bleu de ruisseau. Il parlait le français sans +aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient +dire la messe pouvaient se douter de +son origine franconienne, car le père prononçait +le latin à la façon des Allemands.</p> + +<p>D'abord destiné pour l'état militaire, il avait +porté l'uniforme des chevau-légers pendant un +an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où +se trouve l'École des cadets.</p> + +<p>La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier +s'était retiré en France dans un couvent de la +Règle de saint François, et, peu de temps après, +il reçut les Ordres.</p> + +<p>Personne ne connaissait l'aventure qui avait +poussé le Père Séraphin à se réfugier chez les +moines. On savait seulement qu'un nom était +tatoué sur son avant-bras droit. Des enfants de +chœur l'avaient lu pendant que le père prêchait, +et que les manches larges de son froc, couleur +carmélite, retombaient. C'était un nom de +femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée +dans les anciens romans de chevalerie.</p> + +<hr> + + +<p>Quelques années après les événements qui +avaient changé un officier bavarois en un +Franciscain français, la réputation du Père +Séraphin comme prédicateur, théologien et +casuiste parvint à Rome, où on l'appela pour +le charger de la fonction délicate et ingrate +d'avocat du diable.</p> + +<p>Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, +et, pendant son advocature, il n'y eut point de +canonisation. Avec une passion que, n'eût été +la sainteté du personnage, on aurait pu croire +satanique, le Père Séraphin mit un tel acharnement +à combattre la canonisation du Bienheureux +Jérôme de Stavelot, qu'elle est abandonnée +depuis ce temps-là. Il démontra aussi +que les extases de la Vénérable Marie de +Bethléem étaient des crises d'hystérie. Les +Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du +terrible avocat du diable, la cause de béatification +du Père Jean Saillé, déclaré vénérable +dès le <span class="sc">XVIII</span><sup>e</sup> siècle. Quant à Juana du Llobregat, +cette dentellière mayorquaise dont la vie +s'est écoulée en Catalogne, et à qui la Vierge est +apparue, paraît-il, au moins trente fois, seule +ou accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila, +soit de saint Isidore, le Père Séraphin découvrit +dans sa vie de telles faiblesses que les +évêques espagnols eux-mêmes ont renoncé a +la voir déclarer vénérable, et son nom n'est +plus invoqué à cette heure que dans certaines +maisons de Barcelone, particulièrement mal +famées.</p> + +<p>Irrités à cause du fanatisme avec lequel le +Père Séraphin salissait les mérites des défunts +qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des +intérêts dans ces saintes causes intriguèrent +pour qu'il cessât son office. Et quelle victoire! +Il dut retourner en France. Sa réputation +étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait +en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur +l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il +n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les +autres doigts manquaient, on ne sait par quelle +aventure, semblait la tête cornue d'un diable +nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, illisibles +de loin, paraissaient une brûlure infernale, +et, s'il prononçait à la gothique quelque phrase +latine, les dévots se signaient en tremblant.</p> + +<p>En fouillant dans la vie des futurs saints, le +Père Séraphin avait pris en mésestime tout ce +qui est humain; il méprisait tous les saints, +se rendant compte qu'ils ne l'eussent point été, +s'il eût rempli son office à l'époque de leur +procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouât +pas, le culte de dulie qu'on leur rend lui paraissait +presque hérétique; aussi n'invoquait-il, +autant que possible, que les personnes de la +Sainte Trinité...</p> + +<hr> + + +<p>On ne méconnaissait point ses hautes vertus, +et il était devenu le confesseur ordinaire de +l'archevêque. Vivant à une époque d'anticléricalisme, +le Père Séraphin ne pouvait manquer +de chercher des moyens pour remédier à l'irréligion +universelle. Ses méditations l'amenèrent +à penser que l'intervention des saints n'avait +que peu d'action auprès de la Divinité:</p> + +<p>—Pour que le monde revienne à Dieu, se +disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne +parmi les hommes.</p> + +<hr> + + +<p>Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:</p> + +<p>—Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous +pas sans cesse Dieu parmi nous? N'avons-nous +pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes +s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la +terre?</p> + +<p>Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de +bure; il traversa le cloître endormi, réveilla le +frère portier et quitta le couvent.</p> + +<p>Les rues étaient sombres, les chiffonniers y +semblaient des feux follets à cause de leur +lanterne, et des éteigneurs de réverbères se +hâtaient vers les flammes de gaz dansant encore +aux carrefours.</p> + +<p>Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; +le Père Séraphin s'en approchait, étendait +les mains et prononçait les paroles sacramentelles:</p> + +<p>—Ceci est mon corps, ceci est mon sang..., +consacrant ainsi les fournées entières.</p> + +<p>Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut +qu'il avait consacré une quantité de pain +suffisante pour donner à communier à près d'un +million d'hommes. Cette multitude se rassasierait +de l'Eucharistie le jour même. Grâce à +elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès +après midi, le règne de Dieu arriverait sur +terre. Quel miracle et quelle jubilation!</p> + +<p>Le moine passa toute la matinée dans les +belles rues et se trouva vers midi près de +l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver +l'archevêque, qui, justement, était à table:</p> + +<p>—Prenez place, mon Père, dit le prélat, +vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu +fort à propos.</p> + +<p>Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant +qu'on le servît, regardait le pain qui s'allongeait +sur la nappe. L'archevêque en avait coupé +un quignon et le côté tranché apparaissait rond +et blanc comme une hostie. L'archevêque porta +à sa bouche un morceau de viande et du pain, +puis il continua:</p> + +<p>—Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin +de votre ministère et n'ai point dit la sainte +messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.</p> + +<p>Le moine tressaillit et regarda l'archevêque +en demandant d'une voix rauque:</p> + +<p>—Monseigneur! un péché mortel?</p> + +<p>Mais le domestique arrivait, portant des plats +fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le +prélat recommanda le silence en portant un +doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père +Séraphin se leva et répéta:</p> + +<p>—Un péché mortel, Monseigneur?... et vous +avez mangé du pain!</p> + +<p>L'archevêque étonné le regardait, en roulant +de petites boulettes de mie qu'il lançait vers le +plafond. Il pensait:</p> + +<p>—Quel fanatique! Je changerai de confesseur.</p> + +<p>Le moine reprit:</p> + +<p>—Un péché mortel, Monseigneur, et vous +avez mangé du pain eucharistique?</p> + +<p>Le prélat nia:</p> + +<p>—Vous avez mal compris, mon Père, je vous +l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce +matin.</p> + +<p>Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les +bras en croix, en criant:</p> + +<p>—Je suis un grand pécheur, Monseigneur, +j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes +les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé +du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup +étaient en état de péché mortel ont mangé +le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a +été profané à cause de moi, prêtre sacrilège...</p> + +<p>L'archevêque s'était dressé, terrible. Il +s'écria:</p> + +<p>—Anathème sur toi, moine!</p> + +<p>Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant +dans son esprit à des réminiscences classiques, +il déclama:</p> + +<blockquote> +<p>—<span lang="la">Advocat infame vatem dici</span></p> +</blockquote> + +<p>en prononçant spirituellement à la façon des +Français du <span class="sc">XVI</span><sup>e</sup> siècle:</p> + +<blockquote> +<p>—Avocat infâme va-t-en d'ici!</p> +</blockquote> + +<p>Et là-dessus, il éclata de rire.</p> + +<p>Mais le moine ne riait pas:</p> + +<p>—Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je +vous confesserai ensuite.</p> + +<p>Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur +l'avis du Franciscain coupable, les carrosses +de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, +les petits abbés qui peuplent les palais +épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, +acheter le pain qu'ils devaient déposer +au couvent du moine sacrilège.</p> + +<hr> + + +<p>Là, les moines étaient réunis, le Père gardien +parlait:</p> + +<p>—Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était +vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères +de jadis qui furent égarés par des oiseaux +célestes et restèrent pendant des siècles en +extase, reviendra-t-il dans cent ans...</p> + +<p>Les moines se signèrent et chacun d'eux +avait à citer une histoire:</p> + +<p>—L'un des moines de Heisterbach, qui avait +douté de l'éternité, suivit un écureuil dans la +forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. +Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord +du chemin les petits cyprès étaient devenus de +grands arbres...</p> + +<p>Un autre dit:</p> + +<p>—Un moine italien pensa n'avoir écouté +qu'une minute un rossignol chanteur, mais en +retournant au monastère...</p> + +<p>Un jeune moine ergoteur ricana:</p> + +<p>—On cite quelques aventures de cette espèce +chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au +Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des +antiques Sirènes...</p> + +<p>À ce moment on frappa à la porte du couvent, +et les petits abbés de l'archevêché entrèrent, +portant, avec des précautions infinies, les pains +consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y +avait des flûtes longues et minces, des pains +polkas pareils à des écus ronds—fuselés d'or à +cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine +saupoudrée—qu'avaient pétris des gindres ignorant +l'art du blason; des petits pains viennois, +pareils à des oranges pâles, des pains de ménage +appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.</p> + +<p>Et devant les moines chantant le <i lang="la">Tantum +ergo</i>, les petits abbés portèrent leur fardeau dans +la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel...</p> + +<p>En expiation du sacrilège, les prêtres et les +moines passèrent la nuit en adoration. Le +matin ils communièrent, et aussi les jours +suivants jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, +qui les derniers jours, craquaient sous +les dents, car le pain s'était rassis...</p> + +<hr> + + +<p>Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. +Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si +les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut +de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion +étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était +tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi +un nom de fée dans les anciens romans de +chevalerie...</p> + + + + +<h2><a name="ch3" href="#t3">LE JUIF LATIN</a></h2> + + +<p>Un matin, je dormais, vivant en un beau +songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla. +Je me dressai, jurant en latin, en français, en +allemand, en italien, en provençal et en wallon. +Je passai un pantalon, mis des savates et allai +ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, +mais d'apparence correcte, me demanda un +instant d'entretien...</p> + +<p>Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui +me sert de cabinet de travail, salon, et salle à +manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique +fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre +à coucher, je précipitais une toilette sommaire +en regardant mon réveille-matin, qui marquait +onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, +et, tandis que je frottais mes cheveux mouillés, +le monsieur s'écria:</p> + +<p>—Je ne suis pas un poireau!</p> + +<p>Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la +pièce où je vis ce monsieur, penché sur un restant +de pâté que j'avais oublié de cacher. Je +m'excusai, demandai la permission de passer +un veston, et portai le plat dans la chambre à +coucher.</p> + +<p>Lorsque je revins, le monsieur me dit en +souriant:</p> + +<p>—J'ai lu <i>le Passant de Prague</i>, et j'y ai vu +que vous m'aimiez.</p> + +<p>Je balbutiai sans oser nier, à cause que je +m'imaginai avoir affaire à un éditeur original +qui, séduit par ma littérature, venait m'en +demander contre espèces. Il continua:</p> + +<p>—Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en +Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous +aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis +juif, monsieur!</p> + +<p>Je ris en disant que, par conséquent, il était +vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'interrompit, +s'écriant:</p> + +<p>—Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, +mon ami. Vous avez la gueule de bois, +ce matin, mon pauvre, et vous osez parler +d'amour!</p> + +<p>Je me récriai, protestant que mes mœurs +étaient pures et que je ne m'étais pas couché +plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun +se réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. +Il parla:</p> + +<p>—J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; +et, puisque je vous vois raisonnable, je vais +élucider votre sympathie pour les juifs. Quels +juifs préférez-vous?</p> + +<p>À cette question bizarre, je répondis pour le +flatter:</p> + +<p>—Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi +ceux-là, je préfère les prénommés Gabriel, +nom qui se termine en <i>el</i> comme les paroles +qui me sont les plus chères: ciel et miel.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Mots finissant en <i>el</i> comme les noms des anges,</span><br> + <span class="i0">Le ciel que l'on médite et le miel que l'on mange.</span><br> + </div> +</div> + +<p>Fernisoun rit bruyamment et, triomphant, +s'écria:</p> + +<p>—Nous y voilà donc, Boudiou! Dites-le crûment +et sans ambages, ce sont les juifs du sud +de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce +ne sont pas les juifs que vous aimez, ce sont +des Latins. Oui des Latins. Je vous ai dit que +j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point +de vue confessionnel, à tous autres égards je +suis latin. Vous aimez les juifs dits portugais +qui, jadis, faussement convertis, tinrent de +leurs parrains espagnols ou portugais des noms +espagnols ou portugais. Vous aimez les juifs +dont les noms sont catholiques comme Santa-Cruz +ou Saint-Paul. Vous aimez les juifs italiens +et ceux français, dit Comtadins. Je vous +l'ai dit, monsieur, je suis né en Avignon et +issu d'une famille y établie depuis des siècles. +Vous aimez les noms comme Muscat ou Fernisoun. +Vous aimez des Latins et nous sommes +d'accord. Vous nous aimez parce que, Portugais +et Comtadins, nous ne sommes pas maudits. +Non, nous ne le sommes pas. Nous n'avons +pas trempé dans le crime judiciaire accompli +contre le Christ. La tradition en fait foi, et la +malédiction ne nous atteint pas!...</p> + +<p>Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticulant, +tandis que, resté assis, je le regardais +bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi +et me dit, avec une moue de dédain:</p> + +<p>—Vous êtes bien mal installé, Boudiou! +Au demeurant, je m'en bats l'œil. Mais, enfin, +vous devriez posséder quelque boisson délicate. +Vos visiteurs vous en sauraient gré.</p> + +<p>J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau, +et pris dans les cendres un flacon de vieille +liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le +déboucha tandis que je lui cherchais une +tasse. En même temps, je lui vantai la finesse +de cette liqueur que je tenais d'un distillateur +de Durckheim, dans le le Palatinat. Sans +m'écouter, il remplit sa tasse jusqu'au bord et +la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneusement +les dernières gouttes sur le parquet tandis +que je m'excusais:</p> + +<p>—Vous auriez préféré un bol?</p> + +<p>Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce +point. Il continua:</p> + +<p>—Et puis, au fait, vous avez raison, vous, +Latins, de nous aimer, nous juifs latins. Car +nous appartenons aux races latines autant que +les Grecs et les Sarrazins de Provence et de +Sicile. Nous ne sommes plus des métèques, +pas plus que tous les individus hétérogènes +que les grandes invasions ont fait se mêler +aux Romains de l'empire. Nous sommes, en +outre, les meilleurs propagateurs de la latinité. +Dans la plupart des milieux juifs de Bulgarie +et de Turquie, quelle langue parle-t-on, +sinon l'espagnol?</p> + +<p>Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur +aux poires bergamotes, puis, fouillant dans +son gilet, il en tira un cahier de papier à cigarettes. +Il me demanda du tabac. Je lui en tendis +avec des allumettes. Fernisoun roula une cigarette, +l'alluma et, jetant triplement de la fumée +par la bouche et les narines, il reprit:</p> + +<p>—En somme, qu'est-ce qui a fait la différence +des juifs et des chrétiens? C'est que les +juifs espéraient un Messie, tandis que les chrétiens +s'en souvenaient. Nietszche s'était approprié +l'idée juive. Combien de Latins se sont +imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent +ce surhumain peu messianique, duquel proclame +la venue le Zarathoustra, emprunté au +<i>Vendidad</i>, où il célèbre la parole sainte, la +très brillante, le ciel qui s'est produit soi-même, +le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne +loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre +les Daévas! Nous, juifs latins, nous n'avons +plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient +promis le bonheur matériel: nous l'avons. La +France, l'Italie, l'Espagne, ne nous traitent +plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi, +n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons +plus, et j'y consens; le Messie est venu pour +nous comme pour vous. Et je puis l'avouer: +Au fond du cœur je suis catholique. Pourquoi? +demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de +religion hébraïque en France. Les juifs russes, +polonais, allemands, ont conservé une religion +extérieure. Leurs rabbins connaissent, +enseignent et fortifient la religion. Nous autres, +nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous +bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de +Moïse ni des Prophètes. Pour moi, j'adore les +buissons d'écrevisses des soupers galants, et +j'ai même un faible pour les escargots. L'hébreu? +c'est à peine si la plupart d'entre nous +le savent lire au moment d'être <i>Barmitzva</i>. +Nos savants hébraïsants font sourire les rabbins +étrangers; et la traduction française qui existe +du Talmud est, au dire des juifs allemands ou +polonais, un monument de l'ignorance des rabbins +de France. Donc, j'ignore la religion +juive, elle est abolie comme le paganisme, ou +plutôt, non, de même que le paganisme, elle +survit dans le catholicisme qui m'attire par ses +théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin +ne fit plus cas des théophanies mosaïques. Elles +parurent à cette époque fabuleuses et grossières. +Le catholicisme a fait de la théophanie +des dogmes divers. Ce miracle se renouvelle +chaque jour à la messe. L'histoire du Sacré-Cœur +fait délirer mon âme ancienne de juif +latin, épris des théophanies et des anthropomorphismes. +Je suis catholique, sauf le baptême.</p> + +<p>—C'est fort simple, dis-je, faites-vous baptiser. +Le baptême est un sacrement que n'importe +qui peut vous administrer: homme, +femme, juif, protestant, bouddhiste, mahométan.</p> + +<p>—Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux +m'en servir que plus tard. En attendant, je +m'amuse.</p> + +<p>—Ah! Ah! les effets du baptême sont d'effacer +tous les péchés. Comme on ne peut en +user qu'une seule fois, vous voulez retarder le +plus possible cet instant.</p> + +<p>—Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie, +mais j'espère le Baptême. Cet espoir me donne +toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je +m'amuse superbement. Je vole, je tue, j'éventre +des femmes, je viole des sépultures, mais j'irai +en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne +dira pas le <i>Kadosch</i> pour ma mort.</p> + +<p>J'insinuai:</p> + +<p>—Vous exagérez peut-être. Je vous crois +trop imbu de certaine littérature. Mais, prenez +garde, la mort vient comme un voleur, à pas +de loup, à l'improviste, et si j'avais ce bonheur +que vous avez d'être croyant, j'ajouterais que +l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au fait, +quels livres lisez-vous?</p> + +<p>—Cela vous intéresse-t-il? Voici ma bibliothèque; +elle est édifiante.</p> + +<p>Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que +je pris. Le titre du premier bouquin était: +<i>Catéchisme du diocèse d'Avignon</i>; celui du +second: <i>Les Vampires de la Hongrie</i>, par +Dom Calmet. Ce dernier titre m'effraya plus +que n'avait pu le faire la déclaration criminelle +du juif latin. Je compris qu'il ne se vantait +point, et qu'érudit et sanguinaire, l'homme à qui +j'avais affaire était un maniaque du meurtre. +Je regardai rapidement autour de moi, en l'espoir +de découvrir une arme pour me défendre +au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis +sur une étagère, à portée de ma main, un petit +revolver à parfumerie qui, détérioré et sans +valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps. +Cet objet me sauva la vie en l'occurrence, car +Fernisoun, profitant de ce que je détournais +les yeux, avait tiré un couteau passé à sa ceinture, +sous ses vêtements. Je laissai tomber les +livres et saisis précipitamment la minuscule et +illusoire arme à feu que je braquai sur le juif +latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres, +implorant:</p> + +<p>—Grâce, vous vous méprenez!</p> + +<p>Je criai:</p> + +<p>—Assassin! va perpétrer ailleurs des crimes +que tu crois pardonnables! Mes principes ne +me permettent point de te dénoncer, mais je +souhaite que, dès ce soir, tes sauvageries trouvent +un châtiment. Ta lâcheté, j'espère, limite +le nombre de tes victimes, et ta loquacité te signalera +à la police. Il y a des juges à Paris et, +si tu reçois le Baptême, que ce soit avant de +monter à l'échafaud!</p> + +<p>Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses +livres et, se relevant, me demanda fort civilement +pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordonnai +de m'abandonner son couteau qui était une +lame catalane très dangereuse. Il obéit, puis +sortit toujours menacé par le ridicule petit revolver +à parfumerie que je n'avais pas lâché.</p> + +<hr> + + +<p>Le soir, par économie, je soupai chez moi, +de charcuterie et du restant de pâté sur lequel +Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune +idée du danger que je courais. Mais je connus +bientôt la noirceur d'âme du juif latin. Je fus +pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le +pâté était empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé +ou saupoudré avec quelque drogue infecte qui +m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu +une burette d'huile, puis une fiole de glycérine. +Je provoquai des vomissements salutaires. +Je courus acheter du lait et, par bonheur, je +m'en tirai sans médecin.</p> + +<p>Les jours suivants, les journaux se trouvèrent +remplis par les récits de crimes sensationnels +commis sur des femmes dans tous les +coins de Paris. L'une d'elles fut trouvée nue, +tendue comme un drapeau flottant, et fichée +sur un pieu planté au milieu du boulevard de +Belleville. Des enfants, des vieillards furent +égorgés. On remarquera qu'il ne s'agissait que +d'êtres faibles. Des passants, hommes ou +femmes, dans la foule qui se presse sur les +boulevards à la tombée de la nuit, eurent la +cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui, +d'un seul coup, pénétrait les vêtements, puis +la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les +malheureux ne tombaient, baignés dans leur +sang, qu'au bout de quelques pas. Les assassins +demeurèrent inconnus. On attribua les +premiers crimes aux bandes d'Apaches et +autres tatoués qui effrayent nos âmes meilleures, +et désolent ceux qui croient à la perfectibilité +humaine. Les autres forfaits furent +mis sur le compte d'un de ces maniaques qui +pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour +d'assises, mais à la Salpêtrière. Je fus souvent +tenté de dénoncer l'auteur de tous ces crimes. +Car je me doutais bien que c'était le catéchumène +Gabriel Fernisoun qui agissait en l'attente +du baptême. L'égoïsme triompha. J'avais +échappé au monstre, je le laissai agir sans le +dénoncer.</p> + +<hr> + + +<p>... Au bout de quelques mois, je me trouvai +avec une de ces bandes hétéroclites qui +fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous +étions à la <i>Lorraine</i>, attablés devant des +absinthes que nous troublions méthodiquement. +Il y avait là, avec moi, un de ces petits +journalistes qui écrivent de vagues chroniques +en troisième page de canards mi-morts, donnent +des échos aux grands quotidiens, et quémandent, +dans les maisons de commerce, des +commandes de publicité. Il y avait aussi, en +casquette et manteau de peau de phoque, un +de ces chauffeurs qui fréquentent tous les fabricants +de l'avenue de la Grande-Armée, ont +toujours quelque auto à vendre, étant sans +cesse sur le point d'en acheter, connaissent à +fond les autos de toutes marques, et vous tapent +de cent sous à l'occasion. Il y avait un élève de +l'École des Beaux-Arts et un fonctionnaire des +Colonies récemment revenu de la Martinique. +Il avait raconté pour la troisième fois l'éruption +du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire +un poker. L'élève des Beaux-Arts bâilla en +exprimant le désir de jouer avec le joker. Le +chauffeur dit:</p> + +<p>—Voilà Philippe!</p> + +<p>Philippe, étudiant douteux mais chic, très +beau garçon, arrivait avec la grande Nella. +Celle-ci était une assez belle brune. Son corset +descendant très bas, selon la mode, la faisait +paraître stéatopyge, mais la proéminence +était illusoire; ceux qui connaissaient Nella +intimement lui déniaient la callipygie. Philippe +nous serra la main, se défit de son chapeau +et de son raglan, arrangea sa coiffure, sa +cravate, et s'assit en face de Nella, à la table +voisine. Il commanda un chambéry-fraisette +pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se +tournant vers nous, il déclara:</p> + +<p>—J'en ai une bonne! Nella veut se faire +religieuse.</p> + +<p>Le chauffeur cria:</p> + +<p>—Il n'y a plus de congrégations.</p> + +<p>Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot. +Nella affirma:</p> + +<p>—Je veux me faire Petite Sœur des Pauvres.</p> + +<p>Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes +en chœur:</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>Philippe ricana:</p> + +<p>—C'est une histoire à dormir debout. +Voyons, raconte ça, Nella.</p> + +<p>—La barbe! dit Nella.</p> + +<p>Mais, sur nos instances, elle se décida:</p> + +<p>—Voilà! J'avais eu affaire, rue de la Pépinière, +près de la place Saint-Augustin, et je +revenais par le boulevard Malesherbes en l'intention +de prendre l'omnibus à la Madeleine. +Tout à coup, au coin de la rue des Mathurins, +un homme se dressa devant moi en criant: +«Madame ou mademoiselle, je suis juif. Je +vais mourir, baptisez-moi!» J'avais peur, il +était près de minuit. Je voulus courir, mais le +monsieur, qui haletait, s'accrocha à mon bras +en me suppliant: «Je suis un grand criminel! +Mon dernier crime, le plus exécrable, est que +je viens de m'empoisonner. Tout à l'heure, +j'ai pensé qu'après tout il se pourrait que je +mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par +un suicide qui me laisserait encore le temps de +me faire baptiser. Je me repens, madame, et je +vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau, +au bord du trottoir. Vous n'avez qu'à m'en verser +sur la tête, en disant: Je te baptise au nom +du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-vous, +le poison fait son œuvre et je me sens +mourir.» Des passants s'étant arrêtés, nous +regardaient curieusement. Le monsieur sentait +les forces lui manquer, il se coucha sur le +trottoir. J'eus pitié de ce moribond qui m'implorait. +Avec ma main, je puisai de l'eau qui +stagnait dans le ruisseau et je baptisai ce juif +comme il m'avait demandé, tandis qu'il criait +douloureusement: «<i lang="la">Mea culpa! mea culpa</i>!» +À ce moment, des agents survinrent. Le nouveau +baptisé délirait: «Je suis chrétien!... +Oh! que je souffre... À boire... Le ciel +s'ouvre...» Et il mourut en se convulsant, +pendant que les agents l'emportaient. Je dus les +suivre au poste. Cette affaire m'a occasionné +quelques démarches chez le commissaire de +police. On en a un peu parlé dans les journaux, +mais d'autres événements plus importants +prennent en ce moment l'attention du +public et je n'ai pas eu la réclame qu'un moment +j'avais espérée. Le juif s'appelait Gabriel +Fernisoun. On trouva sur lui un testament par +lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de +Paris, à charge pour lui de l'employer à hâter +la conversion des juifs, fait qui doit se produire +peu avant la fin du monde. En attendant, il +m'a convertie, moi. Je n'aurai plus de repos +avant de m'être faite Petite Sœur des Pauvres +et cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous +ceux qui ont approché le cadavre de Fernisoun, +ont été étonnés de la bonne odeur qu'il +exhalait. Le commissaire m'a dit que les médecins +peuvent expliquer ce fait qui se produit +quelquefois. Pour moi, je trouve cela miraculeux. +De plus, des deux agents qui portèrent le +cadavre au poste, l'un avait ri, pensant avoir +affaire à un ivrogne. Il mourut d'une rupture +d'anévrisme, le lendemain. Le second avait +essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux +lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé +les yeux. Il vient de faire un héritage qui le +fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens ces +faits de ce dernier agent que je revis chez le +commissaire de police.</p> + +<hr> + + +<p>Cette histoire avait ennuyé tout le monde. +Le journaliste était parti des premiers en disant +qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun +et de Nella. Mais je pense qu'il y renonça, +l'histoire étant trop cléricale et digne des Bollandistes. +Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts, +avaient payé leurs consommations, puis étaient +partis sans rien dire. Philippe avait demandé +un jacquet, et je partis enfin, assez triste, laissant +la convertie et son amant aux délices du +jacquet.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, je vis un de mes amis qui est +prêtre. Je lui racontai l'histoire de Fernisoun +par le détail, depuis la visite qu'il me fit jusqu'aux +phénomènes qui suivirent son décès. +Le prêtre m'écouta attentivement, et me dit:</p> + +<p>—Ce Gabriel Fernisoun est certainement en +paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses péchés, +et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, +qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit +le nombre des saints aémères que l'Église +honore le jour de la Toussaint.</p> + +<p>Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris, +depuis, qu'avec l'assentiment de l'archevêque, +qui vient d'hériter de la très grosse fortune de +Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bizarre +et édifiant de ce juif qui, ayant vécu en +criminel, fut sauvé parce qu'il eut la foi. Ce +prêtre a obtenu les dépositions écrites de +l'agent, de Nella, du commissaire de police. Je +lui ai promis la mienne.</p> + +<hr> + + +<p>Dans cinquante ans, le procès de canonisation +de Gabriel Fernisoun viendra à Rome. +L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la +minute qui se passa entre son baptême et sa +mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et admirable, +et sa vie précédente, lavée dans l'eau +baptismale, ne compte pas au point de vue religieux. +Les miracles opérés par son cadavre paraîtront +incontestables. La science est ridicule +qui essaye d'expliquer par des moyens naturels +la bonne odeur exhalée par un corps mort. De +plus, ce cadavre opéra une conversion. Car +Nella, poussée, il est vrai, par le prêtre, est, +en effet, devenue une religieuse et édifie ses +compagnes de couvent à cette heure. Les deux +miracles accomplis sur les agents sont patents. +Les incrédules peuvent invoquer le hasard à +propos de mort subite et d'héritage inattendu, +mais le hasard n'a rien à faire dans les procès +de canonisation. La seule chicane dont l'avocat +du diable pourra tirer parti, portera sur l'eau +ayant servi au baptême. L'onde des ruisseaux +parisiens est rarement claire. Comme Fernisoun +fut baptisé non loin d'une station de voitures, +l'avocat du diable insinuera que cette +eau ne fut peut-être que du pissat de cheval. +Si cette opinion prévaut, il sera avéré que Gabriel +Fernisoun n'a jamais été baptisé et, en ce +cas, mon Dieu! nous savons tous que l'enfer +est pavé de bonnes intentions.</p> + + + + +<h2><a name="ch4" href="#t4">L'HÉRÉSIARQUE</a></h2> + + +<p>Le monde anglo-saxon s'intéresse aux questions +religieuses. En Amérique surtout, de +nouvelles religions issues du christianisme surgissent +chaque année et recrutent nombre +d'adhérents.</p> + +<p>Au contraire, les réformateurs et les prophètes +laisseraient la Catholicité fort indifférente. +En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa +religion. Aussi est-il bien rare que se produisent +de ces petites dissensions théologiques +qui amenaient autrefois la fondation d'une +hérésie. À la vérité, il arrive souvent que des +prêtres catholiques se séparent de l'Église. Ces +fuites sont dues à la perte de la foi. Beaucoup +de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opinions +spéciales sur des points de morale ou de +discipline (le mariage des ecclésiastiques, etc.). +Les défroqués sont pour la plupart des incroyants; +quelques-uns pourtant créent un petit +schisme. Mais il n'y a plus d'hérésiarque véritable—comme +Arius, par exemple. Il peut +exister quelque turlupin solitaire, tandis qu'il +semble impossible qu'un éliésaïte surgisse.</p> + +<p>Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei +qui, à la fin du <span class="sc">XIX</span><sup>e</sup> siècle, fonda à Rome l'hérésie +dite <i>des Trois-Vies</i>, est unique, à mon +sens.</p> + +<hr> + + +<p>À partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei +fut, à Rome, le représentant près de l'État de +son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei +était théologien et gastronome, pieux et gourmand. +Il était fort bien en cour pontificale, et, +n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait +aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet +homme si bien fait pour devenir un calme +pourpré, se perdit en prétendant fonder une +hérésie. À la suite de son excommunication, il +s'était retiré dans une villa de Frascati. Il y +pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques, +deux pieuses dames, et quelques enfants campagnards +auxquels il enseignait le rudiment. À +son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse +destinée à remplacer le catholicisme. Comme +tout hérésiarque, il repoussait le dogme de l'Infaillibité +papale, et jurait que Dieu lui avait +donné des pouvoirs de réforme sur son Église. +J'imagine que si Benedetto Orfei était devenu +pape, et que l'idée de son hérésie ne lui eût été +inspirée qu'à ce moment, il se serait au contraire +servi du dogme de l'Infaillibilité pour obliger +les catholiques à croire en sa doctrine, que nul +n'aurait alors niée sans être hérétique.</p> + +<hr> + + +<p>Je visitai Benedetto Orfei par une douce +après-midi de mai. L'hérésiarque était assis +dans un fauteuil moelleux. Sur sa table s'étalaient +des papiers—probablement des brefs +ou encycliques,—Il me reçut fort civilement +et fit servir, pour m'honorer, de vieux flacons +de <i>vino santo</i> et certaines confiseries romaines +ou siciliennes: des noix confites dans du miel, +une sorte de pâté fait de pâte de fondant aux +trois parfums de rose, de menthe et de citron, +où étaient enfouis des morceaux de fruits confits +(écorces d'orange, cédrats, ananas), de la pâte +de coing très douce appelée <i>cotogniata</i>, une +autre pâte nommée <i>cocuzzata</i>, et une sorte de +crêpes de pâte de pêche que l'on nomme <i>persicata</i>. +Il exigea que je goûtasse au <i>vino santo</i> et +le dégusta avec moi, non sans donner des marques +de satisfaction réelle: hochements de tête, +agitation d'une gorgée de vin dans la bouche +avec mouvements appropriés des lèvres et des +joues, léger frottement de la main gauche sur +l'estomac. Je m'aperçus bientôt que ce bon +hérésiarque était sourd. Comme il savait que je +venais le visiter afin de prendre des notes destinées +à élaborer dans la suite un essai sur son +hérésie, je le laissai parler sans jamais l'interrompre.</p> + +<p>Benedetto Orfei, qui était originaire d'Alessandria, +en parlait volontiers le dialecte. Son +discours était émaillé de paroles grasses, +presque obscènes, mais étonnamment expressives. +C'est le fait des mystiques d'employer +de telles paroles, le mysticisme touche de près +l'érotisme. Malgré l'intérêt que pourraient avoir +certaines expressions pour les philologues, je +n'insisterai pas sur ce côté de l'esprit d'Orfei. +Ma science très superficielle des dialectes italiens +ne m'a d'ailleurs pas permis de tout comprendre, +et je n'ai saisi le sens de nombre de +mots que grâce à la mimique qui accompagnait +les discours de l'hérésiarque.</p> + +<hr> + + +<p>Voici comment Benedetto Orfei me raconta +ce qu'il nommait sa conversion illuminatrice:</p> + +<p>—Je m'étais occupé tout le jour de l'hypostase. +Le soir venu, après avoir dit ma prière, +je me couchai et commençai le rosaire. En +même temps je méditais sur les mystères de la +Religion. Je songeais à la bonté du Fils de Dieu, +qui, pour effacer la tache originelle, se fit +homme et mourut sur la Croix, supplice infamant, +entre deux larrons. Une phrase qui prit +la forme d'un refrain populaire vint chanter en +mon esprit:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">«Ils étaient trois hommes</span><br> + <span class="i0">Sur le Golgotha,</span><br> + <span class="i0">De même qu'au ciel</span><br> + <span class="i0">Ils sont en Trinité.»</span><br> + </div> +</div> + +<p>Ici l'hérésiarque s'arrêta, ému, versa du vin +dans nos deux verres, et but, d'un air triste +bientôt dissipé, la contenu du sien, sans négliger +les frottements de main sur la panse, agitations +de visage, exclamations sur le velouté du vieux +vin. Il m'obligea à goûter de la <i>cocuzzata</i> et +continua ainsi:</p> + +<hr> + + +<p>—Le refrain divin chanta dans mon âme jusqu'à +l'heure où je m'endormis. Mon sommeil +fut profond, et le matin, à l'heure des songes +véridiques, je vis le ciel ouvert. Parmi les +chœurs des hiérarchies d'Assistance, d'Empire +et d'Exécution, et plus hauts que le chœur des +Séraphins, qui est le plus élevé, trois crucifiés +s'offrirent à mon adoration. Ébloui de la +lumière qui entourait les crucifiés, je baissai +les yeux et vis la troupe sainte des Vierges, +des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, des +Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron, +saint Benoît, vint à ma rencontre, suivi d'un +ange, d'un lion, d'un bœuf, tandis qu'un aigle +volait au-dessus de lui. Il me dit: «Ami, +souviens-toi!» En même temps, il dressa sa +main droite vers les crucifiés. Je remarquai que +le pouce, l'index et le majeur de cette main +étaient étendus, tandis que les deux autres +doigts étaient repliés. Au même instant les +Chérubins agitèrent leurs encensoirs, et un parfum, +plus suave que celui du plus pur des encens +minéens, se répandit dans l'air. Je vis alors que +l'ange escortant mon saint Patron portait un +ciboire d'or, d'un travail admirable. Saint Benoît +ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu'il divisa +en trois parties, et je communiai triplement +d'une seule hostie, dont le goût devait être plus +exquis que celui de la manne que savourèrent +les Hébreux dans le désert. Une musique ravissante +de luths, de harpes et autres instruments +célestes, tenus par des Archanges, se fit entendre +et le chœur des Saints chanta:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ils étaient trois hommes</span><br> + <span class="i0">Sur le Golgotha,</span><br> + <span class="i0">De même qu'au ciel</span><br> + <span class="i0">Ils sont en Trinité.</span><br> + </div> +</div> + +<p>«Je m'éveillai. Je compris que ce rêve était +un événement grave dans ma vie et pour les +hommes. L'heure à laquelle il s'était produit ne +me laissait guère de doute sur la véracité d'un +tel songe. Néanmoins, comme il renversait les +croyances sur lesquelles repose le christianisme, +j'hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante, +je vis en songe matinal, au milieu de deux +femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant: +«Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les +hommes ne connaissent pas votre maternité!» +Et je m'éveillai, tout en nage. Je n'avais plus +aucune hésitation. Je récitai tout haut la +doxologie. Je fus dire la messe à Sainte-Marie-Majeure, +puis j'allai au Vatican demander une +audience au Saint-Père qui me l'accorda. Je lui +fis le récit de ce qui s'était passé. Le pape +m'écouta en silence et médita un instant après +m'avoir entendu. Sa méditation finie, il me dit +sévèrement de cesser toute étude théologique, +de ne plus songer à des choses ridicules et +impossibles qu'un démon avait seul suscitées +en moi. Il m'enjoignit de revenir le visiter au +bout d'un mois. Je m'en fus peiné et honteux. +Je rentrai dans mon couvent désert et pleurai. +Le refrain sacré: <i>Ils étaient trois hommes</i>, +revint chanter en mon âme. Je le repoussai de +toute ma volonté, comme une tentation. Je +m'humiliai devant Dieu.</p> + +<p>«Pendant un mois, je suivis un jeûne rigoureux +et pratiquai les douze mortifications +recommandées par le contemplatif Harphius +au livre II de sa <i>Théologie mystique</i>. Je me +mortifiai surtout selon les cinq dernières: mortification +de toute curiosité de l'entendement, +mortification de tout scrupule de cœur, mortification +de toute impatience inquiète de l'âme, +mortification de toute volonté, et pratique de la +résignation à supporter, pour l'amour de Dieu, +tout abandon. Au bout du mois, après ces pénitences, +la conviction qui m'était venue si +fortuitement s'était renforcée dans mon âme, +et je fus retrouver le Saint-Père qui, très affectueusement, +me demanda si j'avais abandonné +les chimères que le démon de l'hérésie m'avait +inspirées. Pour lui répondre, il ne me vint que +ces paroles: <i>Ils étaient trois hommes</i>... «Hélas! +s'écria le pape, cet homme est possédé!» Je me +mis à genoux alors. Je parlai de mes mortifications +et suppliai le pontife de m'exorciser. Les +larmes aux yeux, il m'affirma que Dieu me +saurait gré de cette humiliation volontaire; puis +il m'exorcisa selon les rites. Je partis ensuite, +sans insister, car j'étais bien assuré que mes +pensées n'étaient pas d'inspiration diabolique +mais divine, puisqu'aucun exorcisme n'avait +prévalu contre elles.»</p> + +<hr> + + +<p>L'hérésiarque cessa de parler, fit son manège +accoutumé, but son <i>vino santo</i>, médita un +moment, les yeux au plafond, et, renversé sur +le dossier de son fauteuil, fit tourner, l'un +autour de l'autre, ses pouces rapprochés sur +son ventre. Il reprit ainsi:</p> + +<hr> + + +<p>—Le lendemain, j'écrivis au pape, lui faisant +part de ma conviction et le priant, puisqu'il était +le chef de la religion, de proclamer la vérité +que j'avais apprise si miraculeusement. J'ajoutai +qu'il n'y avait pas d'infaillibilité qui pût +rendre mensonger ce qui était vrai, et que, par +conséquent, je me séparerais de l'Église, au cas +où il préférerait les anciennes erreurs à l'évidence +nouvelle. Pour réponse, on m'excommunia. +Alors, ayant abandonné mon Ordre, et +riche des biens que je lui avais apportés, je vins +me réfugier dans cet asile de paix où, jeté hors +du giron de l'Église catholique, je place les +fondements de la nouvelle religion. J'inaugurai +la véritable communion triple en une hostie +renfermant les trois corps humains d'un seul +Dieu en Trois Personnes. Car la vérité est celle-ci: +la Trinité se fit hommes. Il y eut trois incarnations. +Les Trois Personnes du seul Dieu +souffrirent, le même jour, la Passion nécessaire +pour le rachat de l'Humanité. Le larron +de droite était Dieu le père. On le remarque +aisément par les paroles de sollicitude qu'il eut +sur la Croix pour son Fils bien-aimé. Sa vie fut +triste et patiente. Il souffrit injustement d'être +pris pour un larron qu'il n'était pas. Étant tout +puissant et infiniment majestueux, il ne voulut +avoir aucun disciple. Le Christ, qui mourut +entre les Larrons divins, était le Verbe et, +l'étant, fut le Législateur. Ce sont ses paroles +et ses actes qui devaient être transmis au +monde pour lui être un enseignement. Il en +fut ainsi. Le larron du gauche était le Saint-Esprit, +le Paraclet, l'éternel Amour qui, devenu +homme, voulut être pareil à l'amour humain +qui est infâme. Il fut larron réel et souffrit justement. +Voici le mystère en toute sa sainteté: +Dieu se fit homme. Dieu le père incarné souffrit +pour exercer sur soi sa toute-puissance et +s'humilia jusqu'à rester inconnu et sans histoire. +Dieu le fils incarné souffrit pour attester +la vérité de son enseignement et donner +l'exemple du martyre. Il souffrit injustement +mais glorieusement pour frapper l'esprit des +hommes. Dieu le Saint-Esprit voulut souffrir +justement. Il s'incarna dans les pires faiblesses +humaines, et s'abandonna à tous les péchés par +compassion et amour profond pour l'Humanité. +Voici la vérité:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ils étaient trois hommes</span><br> + <span class="i0">Sur le Golgotha</span><br> + <span class="i0">De même qu'au ciel</span><br> + <span class="i0">Ils sont en Trinité.</span><br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>C'est ainsi que Benedetto Orfei me raconta +l'histoire de son hérésie et me développa sa +doctrine. Emporté par son récit, il avait oublié +de boire. Aussitôt son discours terminé, il +allongea la main droite, tout en restant renversé +dans son fauteuil, saisit une crêpe de +<i>persicata</i>, qu'il roula soigneusement, et en fit +une bouchée. Puis, s'étant versé du <i>vino santo</i>, +il le but, mais maladroitement, car <i>persicata</i> +et <i>vino santo</i> dévièrent dans son gosier. Il +avala de travers, et ce fut une explosion par la +bouche et le nez. L'hérésiarque, rouge à éclater, +toussa cinq bonnes minutes. Il eut besoin de +se moucher. Comme il n'usait pas de tabac, au +lieu d'un énorme mouchoir de couleur, il sortit +un petit mouchoir de batiste blanche, fort peu +ecclésiastique. Cette élégance m'étonna. Il +reprit haleine en respirant bruyamment, non +sans m'indiquer du doigt le cotignac pour m'inviter +à en prendre.</p> + +<p>Il me confessa ensuite que la religion catholique +était pourrie, étant trop vieille, et que le +pape craignait d'y toucher de peur que tout ne +s'écroulât. Il fut même plus expressif, et, employant +son dialecte natal, il ajouta:</p> + +<p>—<i>L'è cmè ra merda: pï a s'asmircia, pï ra +spissa.</i></p> + +<hr> + + +<p>Lorsque je me levai pour prendre congé, +l'hérésiarque voulut m'accompagner jusqu'à la +porte.</p> + +<p>Au moment où il se leva, sa soutane, sorte +de robe monacale de bure noire, s'ouvrit et je +vis qu'en dessous l'hérésiarque était nu. Son +corps velu était sillonné de marques de flagellation. +Une ceinture rugueuse, hérissée de +piquants de fer, qui devaient déterminer d'insupportables +souffrances, entourait sa taille. Je +vis encore d'autres choses, mais elles sont de +telle nature que je ne peux les décrire. Toute +cette nudité, à vrai dire, ne m'apparut qu'un +instant. L'hérésiarque referma aussitôt sa soutane +dont il noua la cordelière, et, souriant, +m'invita à passer dans la pièce voisine qui était +la bibliothèque. J'étais stupéfait de voir que cet +homme donnait de tels châtiments à sa chair et +satisfaisait en même temps sa sensualité gourmande. +Je méditai sur ces contrastes en passant +dans la bibliothèque, où je vis, convenablement +rangés sur des rayons, des livres de +toute sorte que l'hérésiarque m'invita à regarder. +Il y avait là, mêlés, des volumes précieux ou +vulgaires, de théologie, de philosophie, de littérature +et de sciences. C'étaient des livres et +des manuscrits anciens et modernes sur papier +ou parchemin. Je remarquai les œuvres d'Aristote, +de Galien, d'Oribase, la <i>Syphilis</i> de Fracastor, +la Sagesse de Charron, le livre du +jésuite Mariana, les contes de Boccace, de Bandello, +du Lasca, Saint Thomas, Vico, Kant, +Marcile Ficin, <i>le diadème des Moines</i> de Smaragdus +et d'autres. Je quittai ensuite l'hérésiarque, +que je n'ai plus revu.</p> + +<hr> + + +<p>À quelque temps de là, j'appris que venait de +paraître: <i>l'Évangile véridique, de Benedetto +Orfei, traduit en langue vulgaire, contenant +la vie de Dieu le père, premier des deux +évangiles parallèles aux évangiles canoniques</i>. +Je me procurai le livre, qui était fort court. +Il ne contenait rien de précis sur la vie de la +première personne de Dieu. On y apprenait que +l'on ne savait rien de la naissance de Dieu le +père. De sa vie, on ne savait presque rien, +sinon qu'il fut juste, obscur et sans amis. Son +existence était mêlée à celle de deux autres +personnes de la Trinité, et c'est en essayant de +détourner Dieu l'Esprit-Saint d'un crime que +celui-ci commettait, qu'il fut pris avec lui et +condamné injustement. Chacune des paroles +qu'il échangea au lieu du supplice avec Jésus +et le mauvais larron, faisait l'objet d'un chapitre +où elle était commentée. C'était en effet +le seul moment bien connu de sa vie, et encore +l'hérésiarque en avait-il emprunté le récit aux +évangiles synoptiques. Après la mort de Dieu +le père, tout redevenait mystérieux. On ne +savait plus rien, ni de sa résurrection et ascension, +probables, mais inconnues. L'ouvrage +avait été, paraît-il, écrit en latin, traduit aussitôt +en italien et publié. Le manuscrit latin +sur parchemin doit encore exister.</p> + +<p>L'année suivante, Benedetto Orfei fit paraître +le second évangile parallèle aux évangiles canoniques +ou Évangile du Saint-Esprit. Comme +celle de Dieu le père, sa vie était peu connue. +Mais, tandis que du Père éternel on ne connaissait +que sa mort, on savait du Saint-Esprit +qu'il viola, un jour, une vierge endormie. Ce +stupre avait été l'opération du Saint-Esprit de +laquelle était né Jésus. On insistait aussi sur +les paroles prononcées sur la croix, puis le +mystère se faisait après l'instant où les soldats +eurent brisé les jambes des deux larrons. Ce +volume, à la vérité fort beau et d'une grande +élévation de pensée par certains endroits, contenait +des passages d'une telle crudité que les +autorités italiennes le firent saisir comme livre +obscène; aussi est-il introuvable.</p> + +<p>Les exemplaires du premier évangile, ou Vie +de Dieu le père, sont d'ailleurs fort rares eux-mêmes: +soucieuse de les détruire, la cour pontificale +en avait acheté la plus grande partie.</p> + +<p>L'hérésie des Trois-Vies ne se répandit pas. +Benedetto Orfei mourut au seuil du siècle. Ses +quelques disciples se dispersèrent, et il est probable +que l'enseignement de l'hérésiarque aura +été vain, qu'il n'en sortira rien, et que nul ne +songera à le reprendre.</p> + +<hr> + + +<p>Un prêtre qui avait beaucoup connu Benedetto +Orfei, et qui avait souvent essayé de lui +faire abjurer ce que les catholiques appelaient +ses erreurs, m'a raconté la fin de l'hérésiarque. +Il mourut, à ce qu'il sembla, des suites d'une +indigestion, mais son corps fut trouvé tout couvert +de plaies résultant des tortures qu'Orfei +s'imposait; si bien que les médecins hésitèrent +à attribuer son décès à sa gourmandise ou à ses +mortifications. La vérité est que l'hérésiarque +était pareil à tous les hommes, car tous sont à +la fois pécheurs et saints, quand ils ne sont pas +criminels et martyrs.</p> + + + + +<h2><a name="ch5" href="#t5">L'INFAILLIBILITÉ</a></h2> + + +<p>Le 25 juin 1906, le cardinal Porporelli achevait +de dîner lorsqu'on lui annonça la visite +d'un prêtre français, l'abbé Delhonneau. Il +était trois heures de l'après-midi. L'implacable +soleil qui exalta la ruse triomphatrice des +anciens Romains et qui échauffe avec peine la +froide rouerie de ceux de nos temps, s'il laissait +tomber des rayons insoutenables sur la place +d'Espagne où s'élève le palais cardinalice, respectait +l'appartement de Mgr Porporelli. Des +persiennes entretenaient une fraîcheur agréable +et un demi-jour presque voluptueux.</p> + +<p>L'abbé Delhonneau fut introduit dans la salle +à manger. C'était un prêtre morvandiau. Son +aspect têtu n'allait point sans analogie avec +celui des Peaux-Rouges.</p> + +<p>Autunois, il aurait dû naître dans l'enceinte +celtique de l'ancienne Bibracte, sur le mont +Beuvray. Il y a encore à Autun, ville d'origine +gallo-romaine, et aux environs, des Gaulois +dans les veines desquels il ne coule point de +sang latin, et l'abbé Delhonneau était de ce +nombre.</p> + +<p>Il s'approcha du prince de l'Église et lui +baisa l'anneau selon l'usage. Refusant les fruits +de Sicile que Mgr Porporelli lui offrait dans une +corbeille, il exposa le but de sa démarche.</p> + +<p>—Je souhaite, dit-il, avoir une entrevue avec +notre Saint-Père le Pape, mais en audience +privée.</p> + +<p>—Mission secrète gouvernementale? demanda +le cardinal en clignant d'un œil.</p> + +<p>—Non point, Monseigneur! répondit l'abbé +Delhonneau, les raisons qui me font solliciter +cette audience n'intéressent pas seulement +l'Église de France, mais la Catholicité tout entière.</p> + +<p>—<i lang="it">Dio mio!</i> s'écria le cardinal en mordant +dans une figue sèche, farcie avec une noisette +et de l'anis. Est-ce réellement si grave?</p> + +<p>—Très grave, Monseigneur, répéta le prêtre +français, tandis qu'apercevant quelques taches +de bougie sur sa soutane, il s'efforçait de les +gratter.</p> + +<p>Le prélat gémit:</p> + +<p>—Que peut-il encore y avoir? Nous avons +déjà assez d'ennuis avec votre loi sur la séparation +et les divagations de ce chanoine Bierbaum, +de Landshut, en Bavière, qui ne cesse +d'écrire contre l'Infaillibilité...</p> + +<p>—L'imprudent! interrompit l'abbé Delhonneau.</p> + +<p>Mgr Porporelli se mordit les lèvres. Dans sa +jeunesse, alors qu'il n'était qu'un prêtre mondain +de Florence, il avait combattu l'Infaillibilité, +mais il s'était incliné ensuite devant le dogme.</p> + +<p>—Vous aurez audience demain, signor abbé, +dit-il, vous connaissez le cérémonial?</p> + +<p>Il tendit la main; le prêtre s'inclina, y appliqua +un baiser sonore, et se retira, marchant à +reculons jusqu'à la porte où il s'inclina une +seconde fois, tandis que le cardinal, d'un air las, +le bénissait de la main droite, pendant que de +la gauche il tâtait des pêches dans la corbeille.</p> + +<hr> + + +<p>Lorsque le lendemain l'abbé Delhonneau fut +introduit chez le pape, il se jeta à genoux et +baisa la mule du blanc Pontife, puis s'étant +relevé délibérément, il le pria en latin de l'entendre +seul, comme en confession. Et quelle +condescendance! Le Saint-Père accueillit cette +requête osée.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent seuls, l'abbé Delhonneau se +mit à parler lentement. Il s'efforçait de prononcer +le latin à l'italienne, mais les gallicismes +abondaient dans son langage de séminaire; de +plus, l'<i>u</i> français y revenait souvent, incompréhensible +pour le pape qui interrompait l'orateur +et se faisait répéter ce qu'il ne comprenait +point.</p> + +<p>—Saint-Père, disait l'abbé Delhonneau, à la +suite d'études et de réflexions pénibles j'ai +acquis la certitude que nos dogmes ne sont +pas d'origine divine. J'ai perdu la foi et je suis +convaincu que chez aucun homme elle ne peut +résister à un examen honnête. Il n'est pas une +branche de la science qui ne contredise par +des faits irréfutables les soi-disant vérités de la +religion. Hélas! Saint-Père, quelle peine pour +un prêtre de découvrir ces erreurs et quelle +douleur d'oser les avouer!</p> + +<p>—Mon enfant, dit le pape, je pense que dans +ces conditions vous avez cessé de célébrer la +Sainte-Messe. Les doutes qui sont venus vous +assaillir, aucun prêtre ne peut se vanter de ne +pas les avoir connus; mais une retraite dans +cette ville, berceau du catholicisme, vous rendra +la foi perdue, et par les mérites de...</p> + +<p>—Non! Non! Saint-Père. J'ai fait tout ce +qui était possible pour recouvrer une foi qui, +d'abord vacillante, s'est effondrée à jamais. Je +me suis efforcé de me détourner de pensées +qui me torturaient. C'était en vain!... Et vous-même, +Saint-Père, vous l'avez déclaré, des +doutes vous sont venus. Que dis-je? des doutes? +Non! mais des clartés, des illuminations, des +certitudes! Avouez-le, le trirègne qui pèse sur +votre front est lourd de faussetés sacrées. Et si +la politique vous empêche d'affirmer les négations +qui roulent dans votre cerveau, elles n'en +existent pas moins. Et l'effroi de régner au +moyen de mensonges séculaires, voilà le vrai +fardeau de la papauté, fardeau qui fait hésiter +les élus au sortir du conclave...</p> + +<p>... Répondez-moi, Saint-Père: Vous savez +tout cela. Un pontife romain ne doit pas être +moins perspicace qu'un pauvre prêtre du +Morvan!</p> + +<hr> + + +<p>Le pape était assis immobile, grave, et pendant +cette dernière partie du discours il n'ouvrit +pas la bouche. Devant lui, l'abbé Delhonneau +semblait un de ces Gaulois qui pendant le sac +de Rome venaient agacer les sénateurs majestueux, +pareils à des statues, sur leur chaise +curule. Levant lentement les yeux, le pontife +demanda:</p> + +<p>—Prêtre! où voulez-vous en venir?</p> + +<p>—Saint-Père, répondit l'abbé Delhonneau, +vous détenez une puissance formidable, vous +avez le droit de décréter le Bien et le Mal. Votre +Infaillibilité, ce dogme incontestable parce +qu'il repose sur une réalité terrestre, vous +donne un magistère qui ne souffre point de +contradiction. Vous pouvez imposer aux catholiques +la vérité ou l'erreur, à votre choix. +Soyez bon! Soyez humain! Enseignez ce qui +est vrai! Ordonnez <i lang="la">ex cathedra</i> que le catholicisme +soit dissous! Proclamez que ses pratiques +sont superstitieuses! Annoncez que le rôle +glorieux et millénaire de l'Église est terminé! +Érigez ces vérités en dogme et vous aurez +acquis la reconnaissance de l'Humanité. Vous +descendrez ensuite dignement d'un trône d'où +vous dominiez par l'erreur et que nul ne pourrait +désormais légitimement occuper si vous +le déclariez vacant à jamais!</p> + +<hr> + + +<p>Le pape s'était levé. Dédaigneux de tout +cérémonial, il sortit de la pièce sans adresser +un mot ni un regard au prêtre français qui +souriait avec mépris, et qu'un garde-noble vint +guider à travers les galeries somptueuses du +Vatican, jusqu'à la sortie.</p> + +<hr> + + +<p>Quelque temps après, la curie romaine créa +un nouvel évêché à Fontainebleau et y nomma +l'abbé Delhonneau.</p> + +<p>Lors de son premier voyage <i>ad limina</i>, +cet évêque ayant proposé au Saint-Siège +l'érection en dogme de la croyance à la mission +divine de la France, le cardinal Porporelli, +quand il l'apprit, s'écria:</p> + +<p>—Pur gallicanisme! Mais l'administration +gallo-romaine, quel bienfait pour les Gaules! +Elle est nécessaire pour dompter la turbulence +des Français. Et que de peine pour les civiliser!...</p> + + + + +<h2><a name="ch6" href="#t6">TROIS HISTOIRES DE CHÂTIMENTS DIVINS</a></h2> + + + + +<h3><a name="ch6.1" href="#t6.1">I</a><br> +LE GITON</h3> + + +<p>Le nommé Louis Gian, fils d'un petit marchand +d'huiles à Nice, ne manifesta jamais la +moindre piété au contraire des autres enfants +qui, au moins à l'époque de leur première communion, +font preuve d'une dévotion touchante.</p> + +<p>Le vicaire boiteux de Sainte-Réparate lui +avait dit, un jour, pendant le catéchisme, en +essuyant ses lunettes avec sa soutane sale:</p> + +<p>—Toi, Louis! il t'arrivera malheur, parce +que tu es faux. À te voir, on te prendrait pour +un ange. La vérité? tu es plat comme une +punaise à genoux. Tu te moques de moi. Je le +sais, et tu le peux. Mais on ne se rit pas de Dieu. +D'ailleurs, tu l'apprendras, trop tôt à ton +souhait.</p> + +<p>Louis Gian avait écouté, debout et les yeux +baissés, l'admonestation du vicaire. Mais, dès +que celui-ci eut le dos tourné, l'impie singea sa +marche chancelante et chantonna:</p> + +<p>—Cinq et trois font huit. Cinq et trois font +huit.</p> + +<p>Le jeune Nissard ne s'amenda pas. Jusqu'à +quatorze ans il fréquenta peu l'école, mais paillarda +sous les ponts du Paillon et au Château, +d'abord avec les garçons de son âge, ensuite +avec les petites filles.</p> + +<p>À quatorze ans, il fut placé chez un chemisier +et quitta le vieux Nice aux parfums de fruits et +d'aromates mêlés aux odeurs de chair crue, de +pâte aigre, de morue et de latrines, pour une +boutique dans la ville neuve. Dès les premiers +jours il fut remarqué par le patron et la patronne +qui, en bons Nissards, ne firent chômer l'apprenti +ni le jour, ni la nuit.</p> + +<p>La patronne était rousse comme une orange, +mais le patron sentait le <i>pissala</i>. Louis Gian +se fit enlever en temps de carnaval par un +Russe quinquagénaire et méticuleux qu'il fallait +appeler: «Mon général!» et qui l'appelait: +«Ganymède!»</p> + +<p>Ayant reconnu que le Russe était exigeant et +avare, il le vola et le quitta.</p> + +<p>Ensuite il se prodigua à un Turc brutal et +gourmand.</p> + +<p>Le Turc, s'étant décavé à Monte-Carlo, fut +remplacé par un Américain. Louis Gian avait +compris que sa condition fructueuse le vouait, +comme une mappemonde, à toutes les nationalités.</p> + +<p>Pourtant il ne sut pas dans la fortune garder +cette sérénité qui est le privilège des vertueux. +Il méprisa ses compagnons d'autrefois et passait +près d'eux sans paraître les voir. Ceux-ci +lui rendirent d'abord mépris pour mépris. Ils +ne manquaient pas, lorsqu'ils le rencontraient, +de faire le geste qui consiste à placer le bras +gauche à la jointure du droit plié et à agiter le +poing droit fermé. Ou bien encore, ils mimaient, +à son passage, l'obscène lettre Z d'un alphabet +muet qu'emploient volontiers les Nissards, les +Monégasques, les Turbiasques et les Mentonasques.</p> + +<p>À la fin, l'inconduite de Louis Gian fut en +horreur au Ciel, comme elle l'était à ses anciens +camarades. Celui qui pisse contre le vent se +mouille la chemise; il plut à Dieu de punir par +la peine du talion les péchés du giton.</p> + +<p>Louis Gian insulta un ami d'autrefois qui +l'avait apostrophé. Il y eut querelle, bataille et +promesse de vengeance.</p> + +<p>Quatre jeunes gens, qui ne valaient en somme +pas mieux que Louis Gian, l'attendirent un +soir qu'il était allé seul au théâtre. Ils se saoulèrent +de ce vin de Corse bien tombé de la réputation +qu'il eut au <span class="sc">XVI</span><sup>e</sup> siècle, puis guettèrent +en face de la villa où l'encroupé vivait avec +un Autrichien morbide.</p> + +<p>Lorsque Louis Gian arriva après minuit, ils +se précipitèrent sur lui, le bâillonnèrent et, +l'ayant hissé sur la grille de la ville, l'empalèrent +et se sauvèrent en se donnant des +tapes...</p> + +<p>L'empalé mourut, avec volupté peut-être. Il +était beau comme Attys. Les lucioles luisaient +autour de lui...</p> + + + + +<h3><a name="ch6.2" href="#t6.2">II</a><br> +LA DANSEUSE</h3> + + +<p>J'ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit +authentique ou légendaire de la mort de Salomé. +Je n'ai point orné le conte de mots hébreux, de +descriptions exactes de costumes et de palais; +sophisteries qui eussent donné au récit cette +couleur locale tant cherchée aujourd'hui. À la +vérité, mon ignorance m'eût empêché de le +faire, et j'ai même conservé à mes personnages +les noms qu'ils portent dans nos évangiles.</p> + +<p>Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste +furent châtiés. Hérodiade avait été férue +de la maigreur ragoutante du pénitent qui +invitait les hommes à prendre des bains. Bien +qu'ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le +mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé +des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui +le voulait. Lorsqu'Hérodiade, incestueuse selon +la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode +Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches +faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, +attifée, diaprée, fardée, dansa devant le roi et, +excitant un vouloir doublement incestueux, +obtint la tête du Saint refusée à sa mère.</p> + +<p>Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête +chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant +soudain, elle baisa ardemment les lèvres +violâtres du Baptiste décollé. Mais son ressentiment +fut plus fort. Elle le satisfit en perçant +à coups d'épingle la langue, les yeux et toutes +les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa +par la mort d'Hérodiade, qui, jouant encore avec +la tête précieuse, succomba suivant toute +vraisemblance à une rupture d'anévrisme.</p> + +<p>Cette femme orgueilleuse ne demeura point +en enfer. Elle fait partie de ces hordes d'esprits +qui peuplent les airs, et que, lorsqu'ils sont bons, +j'aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, +j'entends par dieu ce sur quoi l'homme n'a nul +pouvoir, et non pas cette âme du monde que +Speusippe d'Athènes a le premier cru gouverner +sans entendement l'univers. Les nuits +d'orage, Hérodiade, annoncée par les ululements +des hiboux et l'effroi des animaux, mène +une chasse fantastique qui passe au-dessus de +la cime de nos forêts.</p> + +<p>Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir +équivalait à celui du bey de Tunis de nos jours, +fut exilé par Tibère et mourut malheureux à +Lyon.</p> + +<p>Salomé, dont la belle danse avait sillé les +yeux du roi, périt en dansant; mort étrange +qu'envieront les ballerines.</p> + +<p>Cette dame dansa une fois pendant une fête +sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine +d'un proconsul, et celui-ci l'emmena, lorsqu'il +quitta la Judée pour une province barbare au +bord du Danube.</p> + +<p>Il arriva que, s'étant un jour d'hiver égarée +seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite +par la glace bleuâtre et s'élança dessus en +dansant. Elle était comme toujours richement +accoutrée et dorée de ces chaînes à mailles +minuscules pareilles à celles que firent depuis +les joailliers vénitiens, que ce travail rendait +aveugles vers l'âge de trente ans. Elle dansa +longtemps, mimant l'amour, la mort et la folie. +Et, de vrai, il paraissait qu'il y eût un peu de +foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les +attitudes de son corps înel, ses mains gesticulaient +en chironomie. Nostalgiquement, elle +mima encore les mouvements lents des oliveuses +de Judée gantées et accroupies, quand +choient les olives mûres.</p> + +<p>Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas +presque oubliés: cette danse damnable qui lui +avait valu jadis la tête du Baptiste. Soudain, la +glace se brisa sous elle qui s'enfonça dans le +Danube, mais de telle façon que, le corps étant +baigné, la tête resta au-dessus des glaces rapprochées +et ressoudées. Quelques cris terribles +effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et, +lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait +tranchée et posée sur un plat d'argent.</p> + +<p>La nuit vint, claire et froide. Les constellations +luisaient. Des bêtes sauvages venaient +flairer la mourante qui les regardait encore +avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle +détourna ses yeux des ourses de la terre pour +les reporter vers les ourses du ciel, et expira.</p> + +<p>Comme une gemme terne, la tête demeura +longtemps au-dessus des glaces lisses autour +d'elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sauvages +la respectèrent. Et l'hiver passa. Puis, +au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le +corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une +rive pour les pourritures fatales.</p> + +<p>Certains rabbins pensent que l'âme d'Adam +anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas +éloigné de croire que celle de Salomé avait +empli la fille de Jephté, et que, n'ayant jamais +chômé depuis, elle survit en Espagne, en Turquie, +ou peut-être aux provinces danubiennes, +dans le corps d'une danseuse de kolo,—cette +ronde obscène qu'on peut appeler: la danse de +la croupe.</p> + + + + +<h3><a name="ch6.3" href="#t6.3">III</a><br> +D'UN MONSTRE À LYON OU L'ENVIE</h3> + + +<p>Il y eut une fois, à Lyon, un soyeux nommé +Gorène auquel ses parents, fort pieux, avaient +donné le prénom de Gaétan parce qu'il était +né le jour de la fuite du pape à Gaète.</p> + +<p>Gaétan Gorène était devenu un bon catholique. +Il hérita de la grande fortune de son père, +et, lui ayant succédé, il prit pour femme une +fille de sa condition.</p> + +<p>Ses biens s'augmentaient; il était heureux +en ménage, mais sa félicité n'était pas complète. +Après trois ans de mariage, il n'avait +pas encore d'enfant.</p> + +<p>Dans l'espoir d'en obtenir un, il fit suivre à +sa femme les prescriptions des plus grands +médecins. Il la mena en vain aux sources +réputées merveilleuses contre la stérilité.</p> + +<p>Enfin, connaissant que les ressorts humains +étaient impuissants, d'accord avec sa femme, il +eut recours à la religion. Il écouta les conseils +du confesseur de son épouse. Mais la vertu des +pèlerinages les plus fameux fut trouvée en +défaut, et les prières les plus ferventes furent +dites inutilement.</p> + +<p>Le fabricant lyonnais gagna un nombre +incalculable de jours d'indulgence, mais son +épouse resta bréhaigne comme avant. Il blasphéma +contre le ciel, douta des vérités religieuses +et finalement perdit la foi de ses pères. +Cet homme présomptueux ne pouvait supporter +que la Divinité n'eût point fait de +miracle en sa faveur. Il ne se confessa plus, ne +communia plus, n'alla plus aux offices religieux +et cessa de donner aux œuvres pieuses +qu'il avait soutenues jusque-là.</p> + +<p>Il relut l'histoire de Napoléon, et délibéra +même de répudier une épouse stérile, demeurée +pieuse malgré son mari. Il se trouva alors +un médecin sans renom, mais de haute +science, qui, ayant appris la détresse du riche +soyeux, entreprit la cure, et, de façon ou +d'autre, rendit propre à être ensemencée la +terre inféconde.</p> + +<p>Gaétan Gorène pensa étouffer de joie lorsque +sa femme lui annonça un jour que, par divers +signes irrécusables, elle avait reconnu être +enceinte et qu'elle espérait même ne pas +demeurer primipare si cette grossesse avait une +heureuse issue. Le fabricant fut ainsi confirmé +dans son impiété et s'ouvrit sur ce sujet à sa +femme pour la détourner des pratiques dévotieuses.</p> + +<p>La dame en bonne chrétienne ne manqua +pas de tout raconter à son confesseur.</p> + +<p>Celui-ci était un prêtre robuste, dans la +force de l'âge, têtu dans la foi, pensant que +tout est permis pour que le règne de Dieu +arrive. Il avait appris avec douleur le scandale +causé par l'irréligion du fabricant, et voyant le +résultat obtenu par ceux qui avaient suivi ses +conseils sincères, il en éprouva du dépit. Comprenant +qu'à cause de la grossesse de la +dame, Satan avait été le plus fort, le prêtre +entreprit de ramener au bercail la brebis +égarée.</p> + +<p>Vraiment, le ciel tira une éclatante vengeance +de l'impiété de Gaétan Gorène. Une nuit de +prières inspira au religieux un tour qui réussit +pleinement.</p> + +<p>Un jour d'été, sachant que le mari était à +Lyon pour ses affaires et la femme à la campagne, +le prêtre, abandonnant la soutane, se +vêtit du plus mal qu'il put, simulant un vagabond, +colporteur, gueux, mendiant, bélître, fainéant +ou chemineau, comme on en voit sur +toutes les routes.</p> + +<p>Ainsi accoutré, il alla à la ville où la dame +enceinte, s'ennuyant seule, regardait par la +fenêtre. C'était un jour violent d'été, à l'heure +de midi dont Pan, caché dans les moissons, +symbolise le rut effrayant. Le faux vagabond +s'approcha de la muraille, sous la fenêtre de la +dame qui s'ennuyait. Il accomplit un acte +naturel qu'il est inutile de nommer et exposait +un pilon à mortier, un bâton pastoral, une flûte +à Robin, et mieux, un rossignol tel que beaucoup +de dames l'eussent voulu entendre chanter +<i>Kyrie eleison</i>. Celle-ci, malgré sa dévotion, +ne fut pas indifférente et eut <i>envie</i> d'être le +mortier du pilon, la cage du rossignol. Mais, +étant honnête, elle ne pouvait satisfaire son +vouloir. Néanmoins, il est certain qu'éprouvant +des démangeaisons, elle se gratta.</p> + +<p>Bien que les phénomènes relatifs aux envies +des femmes grosses soient contestés par plusieurs +savants, il me paraît certain aussi que +la dame était enceinte d'une fille. Car, quelques +mois après, elle accoucha, et, lorsque le mari, +haletant d'émotion, voulut savoir de quel sexe +était l'enfant, la sage-femme leva les bras au +ciel en disant: «C'est un monstre!», et le +médecin qui l'assistait dit: «C'est un hermaphrodite!»</p> + +<p>À la suite de ce monstrueux événement, le +riche soyeux faillit devenir fou de douleur. +Reconnaissant que tout arrive par la main de +Dieu, il se résigna, devint dévot, donna de +grandes sommes aux œuvres, et édifia tout le +monde par sa piété.</p> + +<p>Le prêtre, apprenant ce qui était arrivé, rit +à éclater, se roula, sauta, toussa, et finalement +alla à confesse. Mais le curé lui refusa l'absolution +et il dut l'implorer chez l'archevêque.</p> + +<p>L'androgyne mourut bientôt. Gaétan, redevenu +pieux, vécut heureux avec sa femme et +ils eurent beaucoup d'enfants.</p> + + + + +<h2><a name="ch7" href="#t7">SIMON MAGE</a></h2> + + +<p>... Et tandis que la foule rendait gloire à +celui dont les disciples accomplissaient tant de +prodiges, un homme aux cheveux noirs et +frisés, à la barbe rousse et fine, à la face fardée, +s'approcha du diacre Philippe et lui dit:</p> + +<p>—Devin! veuille, en retour de ta science +que je désire apprendre, te laisser inculquer la +mienne qui comprend avant tout les dix degrés +démoniaques. Depuis longtemps, mon entendement +a franchi les trois degrés ténébreux et +je connais à présent les sept parvis de l'enfer +proprement dit.</p> + +<p>—Arrière! cria le diacre Philippe, il n'y a +rien de commun, sorcier, entre toi et moi. Je +suis le disciple de Celui qui dans sa bonté livra +tes maîtres maudits à toutes les douleurs. Je +suis de son Église, et, selon son vouloir, les +portes de l'enfer ne prévaudront point contre +elle.</p> + +<p>Mais l'homme sourit, et, assujetissant sur sa +tête, de la main droite, la tiare couleur de safran +où, comme le Méandre au soleil, brillait +un serpent fait d'opales, il reprit:</p> + +<p>—Je commande durement aux légions de +démons et communique avec les myriades +d'anges. En leur suavité consiste ma force, et, +le plus riche, le plus savant de Samarie, je +veux me soumettre à celui dont les suppôts +accomplissent tant de prodiges. Comment se +nomme ton maître?</p> + +<p>—C'est, répondit le diacre, Jésus de Nazareth, +le Messie, Fils de Dieu.</p> + +<p>Puis il l'endoctrina, et voyant qu'humble et +soumis il reconnaissait la vérité, il lui demanda +son nom, et l'homme saisit dans chaque main +un anneau d'or de ses oreilles. À ses doigts, +des pierres opaques, serties dans des bagues +d'or, portaient gravés des signes divers. Dans +cette position, le haut du corps, les bras et la +tête figuraient un triangle isocèle. De longues +paupières violettes voilèrent l'éclat des yeux +noirs, et la bouche peinte prononça:</p> + +<p>—Simon.</p> + +<p>Le diacre se souvint de ce nom qui avait été +celui du chef des apôtres, puis il baptisa +l'homme, l'appelant Pierre, et ajoutant:</p> + +<p>—Simon, désormais tu es Pierre, comme +l'est le Vicaire de Dieu sur la terre.</p> + +<p>À ce moment, le peuple ayant crié: «Place», +en s'écartant, Philippe vit venir Pierre lui-même, +les yeux troublés par les larmes, qui ne +tarissaient plus depuis que, par trois fois, il avait +renié son divin Maître. Près de l'ancien pêcheur +du lac de Tibériade marchait Jean, le disciple +bien-aimé.</p> + +<p>Et le diacre dit:</p> + +<p>—Voici que Pierre vient en pleurant. À côté +de lui, marche, jeune et grave, Jean le préféré. +Homme que le baptême a renouvelé, demande-leur +de te conférer le Saint-Esprit.</p> + +<p>Le peuple s'était dispersé. Il ne restait plus +sur la place, avec le diacre Philippe et Jean, +que le nouveau baptisé. Il ramena par devant +les plis de sa robe traînante, dont l'étoffe jaune +était tramée de dessins violets figurant des +bêtes fantastiques, et découvrit ainsi des sandales +de cuir azuré, ornées au cou-de-pied d'un +quadruple triangle d'or. Et Pierre, se penchant +vers Philippe, demanda:</p> + +<p>—Quel est cet homme à l'attitude orgueilleuse? +Il ne paraît avoir la véritable humilité +du cœur.</p> + +<p>Et le diacre Philippe répondit:</p> + +<p>—C'est un magicien. À son dire, il commandait +durement aux légions de démons et s'accordait +avec les myriades d'anges. Il s'est soumis, +lui, sa science et ses suppôts surnaturels +à la divine autorité du Christ, notre Maître, et +il a été baptisé.</p> + +<p>Une longue théorie de femmes gantées, +portant une cruche sur la tête, traversa la place. +Elles s'approchèrent des apôtres, et l'une +d'elles, gracieuse et forte, ayant déposé sa +cruche, s'agenouilla devant Pierre en disant:</p> + +<p>—Maître, on assure que vous parlez au nom +de Jésus de Nazareth. Un jour, il s'entretint +avec moi. J'étais assise, à peu de distance de +la ville, sur la margelle du puits où nous allons. +Maître, parlez-nous de Jésus.</p> + +<p>Et le sorcier se mit devant elle, disant:</p> + +<p>—Maître, ne lui répondez pas, c'est une +prostituée.</p> + +<p>Mais, Pierre répliqua:</p> + +<p>—Mage écarte-toi!</p> + +<p>Et souriant, tout en pleurs, il dit à la Samaritaine:</p> + +<p>—Femme qui avez la foi, allez jusqu'au puits +avec vos compagnes quérir l'eau de votre baptême, +et revenez vers moi.</p> + +<p>Et la Samaritaine, après s'être relevée, se +dirigea, suivie des autres femmes, vers la porte +de la ville.</p> + +<p>Le sorcier, s'étant de nouveau approché de +Pierre, lui dit:</p> + +<p>—Je suis venu vers Philippe ton disciple, qui +accomplit ici, avant ta venue, des prodiges +admirables. Je te prie de me conférer le Saint-Esprit +et le pouvoir de le conférer à mon +tour.</p> + +<p>Et Pierre demanda:</p> + +<p>—Mage, pourquoi désires-tu le pouvoir de +conférer le Saint-Esprit?</p> + +<p>Et le sorcier répondit:</p> + +<p>—À cause de la gloire que j'en acquerrai. +Elle me mettra au-dessus des autres hommes, +et un jour, si tu mourais avant moi, je serais +digne de prendre ta place, ô Maître!</p> + +<p>Et Pierre répliqua:</p> + +<p>—Celui qui souhaite une autre gloire que +celle du Très-Haut est indigne de conférer le +Saint-Esprit. Va-t'en, mage, avec ta magie.</p> + +<p>Mais le sorcier s'inclinant reprit:</p> + +<p>—Maître, vous êtes pauvre et je suis riche: +vendez-moi la science dont ma magie n'est +que l'erreur!</p> + +<p>Pierre se détourna de lui, et demanda à Philippe:</p> + +<p>—Comment s'appelait cet homme?</p> + +<p>—Simon! répondit le diacre.</p> + +<p>Et Pierre, tombant à genoux, s'écria:</p> + +<p>—Ô mon nom de pécheur! Que Simons +soient tous ceux qui voudraient acheter les +dons sacrés. Que ce péché exécrable soit en +horreur au ciel et à la terre!</p> + +<p>Le magicien s'était baissé, et, tandis que les +manches lourdes et pendantes de sa robe soulevaient +la poussière, il traça sur le sol les mots +<span class="sc">ABLANATANALBA</span> et <span class="sc">ONORARONO</span> qui peuvent se +lire indifféremment de droite à gauche ou de +gauche à droite, et, lorsqu'il se releva, les disciples +virent devant eux la vivante image de +Pierre, le chef des Apôtres, mais qui ne pleurait +pas et disait:</p> + +<p>—Simon-Pierre, je ne suis nul autre que +celui que tu es, et nos noms sont les mêmes. Je +vivrai aussi longtemps que l'Église où tu commandes. +J'en deviens pour toujours le mauvais +chef, tandis que tu en es le bon pasteur. Et là +où tu représenteras la bonté céleste, je serai +l'infernale méchanceté qui met en branle, quand +il me plaît, les légions de démons et les +myriades d'anges.</p> + +<p>Alors, il disparut, et les apôtres le cherchaient +en vain des yeux sur la place, où revenait, par +la porte de la ville, la théorie des Samaritaines, +qui, les bras levés, maintenaient sur leur tête +balancée le vase empli de leur eau baptismale.</p> + +<hr> + + +<p>... Et voyant s'avancer deux vieillards d'une +ressemblance parfaite, Néron demanda:</p> + +<p>—Lequel d'entre vous est ce Galiléen dont +les miracles étonnent la ville?</p> + +<p>Mais l'un des hommes leva les yeux au ciel +sans rien répondre, tandis que son compagnon +s'écriait:</p> + +<p>—Cet autre qui me ressemble n'est qu'un +imposteur. Et, dans ce jardin où tu nous +accueilles, ô César, je veux m'élever devant toi +comme un oiseau prenant son vol. Mon art me +donne le moyen de confondre ainsi ce silencieux.</p> + +<p>L'empereur éclata de rire:</p> + +<p>—Étrangers, dit-il, je vous ai pris d'abord +pour Castor et Pollux, mais ils s'aiment et vivent +alternativement. Votre inimitié excite mon +imagination. Enchanteurs, faites des prodiges. +Ma musique accompagnera vos gestes. Ensuite, +je célébrerai votre lutte en strophes alcaïques.</p> + +<p>Il vit alors que le visage du vieillard qui +avait parlé était calme et rusé, tandis que sur +les joues du silencieux, des larmes, qui ne cessaient +de couler, avaient creusé deux sillons. +Prenant un luth accordé, Néron le fit sonner, +et l'homme qui ne pleurait pas s'écria:</p> + +<p>—Pierre, voici le moment où je te confondrai. +Mon art détruira tous les enchantements +de ton ignorance. Mes alliés veillent dans le +Ciel et dans l'Enfer.</p> + +<p>Il traça sur le sol le nom d'<span class="sc">Anatana</span>, qui se +lit de droite à gauche et réciproquement. Une +nuée sombre s'étant élevée, le magicien lui +dit:</p> + +<p>—Anatana, prince de l'Enfer, si mon ennemi +m'attaque au moment où venant de quitter la +terre, j'aurai peine à me défendre, tu feras la +nuit et combattras cet homme dans l'obscurité.</p> + +<p>Il s'accroupit pour renouer les cordons de sa +sandale droite, ornée au cou de pied d'un +quadruple triangle d'or, et se releva en appelant:</p> + +<p>—Eloah Quanah, Dieu jaloux, préposé aux +portes de la demeure céleste, à l'ouest, écarte-toi +en ouvrant pour laisser passer ceux qui me +servent!</p> + +<p>Alors il cria:</p> + +<p>—Kokhabiel!</p> + +<p>Et ce fut une rumeur argentine d'armes +célestes, tandis que s'avançaient Kokhabiel et +les trois cent soixante-cinq mille Anges qu'il +commande. Le magicien jeta un regard triomphant +sur Pierre qui, tombé à genoux, priait +maintenant les bras en croix.</p> + +<p>L'enchanteur appela:</p> + +<p>—Quemuel!</p> + +<p>Et avec un bruit semblable au chant de +milliers d'oiseaux s'avancèrent Quemuel et les +douze mille Esprits qui sont sous ses ordres.</p> + +<p>Le mage commanda:</p> + +<p>—Ange Dumiel, portier de l'enfer, laisse +passer ceux qui me servent.</p> + +<p>Et, silencieux, comme le vol des chauves-souris, +s'avancèrent à califourchon sur des +zèbres, des hémiones, des onagres, ou debout +sur des éléphants portant de belles citadelles, +ou bien assis sur des panthères, ou encore à +pied, menant des ours, des onces enchaînés, +les quatre-vingt dix mille Démons présents à +l'exode d'Égypte.</p> + +<p>Et le magicien dit à ceux qui lui obéissaient:</p> + +<p>—Vous qui êtes à la fois mes maîtres et mes +serviteurs, voici que je m'élèverai devant César +comme l'oiseau prend son vol. Défendez-moi +tandis que je serai dans l'air, afin que mon +ennemi demeure sur la terre, impuissant et +confondu.</p> + +<p>Il s'approcha de Pierre et lui parla:</p> + +<p>—Les puissances du Ciel et de l'Enfer +m'obéissent. Dieu lui-même va paraître devant +toi pour te confondre en attestant ma science et +ton ignorance.</p> + +<p>Il appela:</p> + +<p>—Sidra!</p> + +<p>Et l'Ordre qui est la Bouche de Dieu parut +au firmament où, à la parole du mage, se manifestèrent +Tathmahinta, qui est le Coude gauche +au Corps de Dieu, Adramat, qui est un Doigt +majestueux au Pied droit du Corps de Dieu, +Auhez, qui est un Doigt préhensif au Pied +gauche du corps de Dieu, auprès d'Hatoumah, +qui, l'Intégrité même, est aussi un Orteil +au Pied gauche du Corps de Dieu.</p> + +<p>Et quelle immense Majesté emplissait le ciel, +à mesure qu'apparaissaient les célestes Puissances, +qui sont des Membres au Corps de +Dieu!</p> + +<p>Dagoul We Adom s'inscrivit en une distincte +rubrique sur le Corps de Dieu. Alors, Kokhabiel +et ses trois cent soixante-cinq mille Anges, +Quemuel et ses douze mille Esprits, Anatana +l'obscur, et les quatre-vingt-dix mille Démons +présents à l'exode d'Égypte, les légions de +démons et les myriades d'anges de toutes hiérarchies +s'inclinèrent, et le fulgurant Ohaztah +parut qui est le Prince de la Face divine.</p> + +<p>Prompts et inouïs, entourant, supportant le +Corps adorable se manifestèrent Afapé, Elohémancith, +Tamani, Ouriel et les autres Faces +d'aigles, de lions ou de chérubins qui ornent le +Char céleste.</p> + +<p>Les Ofanim, classe d'anges multicolores, qui +sont les roues de ce Char plus rapide que +l'esprit humain ne saurait le concevoir, tournèrent +dans le ciel en jetant un éclat insupportable, +et, prenant tous les tons, depuis les +blancheurs totales et infiniment variées des +plus pures régions étoilées jusqu'aux dernières +nuances qui flamboient dans les abîmes, tandis +que, sombre et terrible, comme une annonciation +de tempête, dominait au zénith la profondeur +violette d'Humasion, l'Améthyste, qui est +une appellation de la Divinité.</p> + +<p>Et Pierre, le front contre terre, suppliait le +Très-Haut de confondre le magicien, qui s'écria:</p> + +<p>—César! je vais maintenant m'élever devant +toi, à la face de Dieu.</p> + +<p>Il appela:</p> + +<p>—Isda! Auhabiel! Auferethel!</p> + +<p>Et Isda, qui est l'ange de la nourriture, +s'avança, et lui donna les forces nécessaires à +l'accomplissement de son faux miracle; ensuite, +Auhabiel, l'ange aimé de Dieu et préposé à +l'amour, étendit ses ailes, et, prenant le mage +par les cheveux, l'emporta vers les régions supérieures, +tandis qu'Auferethel, qui est l'ange du +plomb, retenait Simon, afin qu'il ne montât pas +trop vite et ne perdît point connaissance.</p> + +<p>Mais, soudain, s'étant levé, Pierre rompit le +charme d'un seul geste, et, dans un silence +auguste, s'écroula l'angélique et rayonnante +majesté du Corps divin, pendant qu'avec un +bruit d'argent et de soie, disparaissaient les +myriades d'anges, pendant qu'avec la rumeur +d'un grouillement de cloaque, s'enfonçaient +dans l'abîme les légions démoniaques.</p> + +<hr> + + +<p>... Et crucifié la tête en bas, par respect pour +l'adorable position de son Maître, Pierre aux +yeux brûlés par les larmes, Pierre sur le point +de mourir, regardait un homme qui lui ressemblait +s'avancer vers le bourreau, auquel il demandait:</p> + +<p>—Combien me vendrais-tu le corps de ce +supplicié?</p> + +<p>Et le bourreau répondait:</p> + +<p>—Étranger, ce martyr qui te ressemble est +sans doute ton frère... Moi aussi, je suis +chrétien, car j'ai été baptisé. J'exerce mon +métier, et, faisant cela, j'accomplis la volonté +divine. Mais, le corps d'un martyr est un don +sacré de Dieu à ses fidèles, et il est interdit de +vendre les dons sacrés. Quand cet homme sera +mort, tu emporteras le cadavre, afin que les +croyants puissent l'honorer... En attendant, +pour passer le temps, jouons aux dés mon +silence contre tes sandales azurées, qu'orne, +au cou de pied, un quadruple triangle d'or.</p> + + + + +<h2><a name="ch8" href="#t8">L'OTMIKA</a></h2> + + +<p>Sur le pré, proche les vergers aux pruniers +fleuris qui entourent le village bosniaque, le +kolo tournait, ronde échevelée et chantante. +Les croupes s'agitaient en cadence: celles des +garçons sautaient, nerveuses et étroites; celles +des filles roulaient, lourdes et bulbeuses, et +tendaient le jupon court. Les chansons s'envolaient, +lyriques, satiriques ou gaillardes, et en +ce cas les filles faisaient semblant de ne pas +comprendre. On chantait:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Le premier disait: «Tu es une rose.»</span><br> + <span class="i0">Le second disait: «Tu es une étoile.»</span><br> + <span class="i0">Le troisième disait: «Tu es un ange des cieux.»</span><br> + <span class="i0">Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me dire.</span><br> + <span class="i0">De par mon miroir, je ne suis ni rose, ni étoile, ni ange,</span><br> + <span class="i0">De par mon miroir les trois ont menti.</span><br> + <span class="i0">Et celui qui s'est tu sera mon bien-aimé.</span><br> + </div> +</div> + +<p>Le kolo tourna un instant en silence. Les +croupes remuaient, sautillaient, frétillaient, se +tortillaient. Les tziganes, hommes et femmes, +assis sur le talus du chemin qui borde le pré, +préludèrent un autre air sur leurs guitares, et +la troupe dansante entonna:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Le vieux beg turc de Sarajevo</span><br> + <span class="i0">Pesait cent dix okes.</span><br> + <span class="i0">Sa fille qui n'en pesait que trente</span><br> + <span class="i0">S'est enfuie chez les Serbes pour danser la poskotznika.</span><br> + </div> +</div> + +<p>Puis les garçons chantèrent:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">La fiancée n'était pas vierge,</span><br> + <span class="i0">Elle était comme un sac troué...</span><br> + </div> +</div> + +<p>À ce moment un cri retentit, sauvagement:</p> + +<p>—<i>Otmika!</i></p> + +<p>Et une troupe de garçons, qui, sans doute +avec la complicité des tziganes, s'étaient tenus +cachés derrière une haie, de l'autre côté du +chemin, s'élancèrent vers les danseurs de +kolo.</p> + +<p>Au cri d'<i>Otmika</i> tous avaient compris qu'il +s'agissait du rapt traditionnel chez les Sud-Slaves. +Un amoureux éconduit, sachant que +sa bien-aimée dansait le kolo sur le pré, avait +réuni une troupe d'amis, et ils étaient venus, +décidés à ravir la dédaigneuse. Mais le moment +avait été mal choisi. Les danseuses +avaient poussé un cri de terreur et s'étaient placées +derrière les danseurs, parmi lesquels il y +avait peut-être l'amant favorisé. Voyant qu'une +résistance s'était organisée si promptement, les +ravisseurs s'arrêtèrent, interdits. Ils n'étaient +que six, tandis qu'il y avait onze danseurs avec +autant de filles. Celles-ci chuchotaient:</p> + +<p>—C'est Omer, le petit tailleur. Il veut enlever +Mara.</p> + +<p>Omer était au premier rang des <i>otmikari</i>; +petit, brun, fort comme un taureau, il tremblait +de rage. Les tziganes pincèrent leurs guitares. +Les yeux d'Omer brillèrent. Il fit un pas en +avant et entonna:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i>Igra kolo, igra kolo nadvadeset idva.</i></span><br> + <span class="i0"><i>U tom kolu, u tom kolu, lipa Mara igra.</i></span><br> + <span class="i0"><i>Kakva Mara, kakva Mara medna asta una...</i></span><br> + <span class="i0">Le kolo tourne composé de vingt-deux personnes.</span><br> + <span class="i0">Dans la ronde balle la jolie Mara.</span><br> + <span class="i0">Quelle bouche de miel a Mara...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Un joli garçon, grand et maigre, défenseur +des filles, l'interrompit:</p> + +<p>—Omer, tu sais que chez nous, lorsqu'on ne +sait pas le nom d'une fille ou qu'on ne veut +pas la nommer, on l'appelle Mara. Dis pour +quelle fille tu as crié, <i>Otmika!</i> afin qu'elle +puisse se défendre.</p> + +<p>Omer cria:</p> + +<p>—Mara, la fille du vieux Tenso.</p> + +<p>Mara passa sa jolie tête brune et peureuse +entre ses défenseurs en disant:</p> + +<p>—Omer, je ne te veux pas de mal. Tu as +assez longtemps chanté sous mes fenêtres, en +toute saison. Mais je n'ai jamais répondu. Tu +sais de belles chansons, mais je ne veux pas +me marier avec toi.</p> + +<p>La troupe des danseurs de kolo cria:</p> + +<p>—Adieu, Omer! et se mit alors en marche +vers le village.</p> + +<p>Les <i>otmikari</i> ne s'opposèrent pas à cette retraite. +Mais les tziganes, sur la route, ayant +commencé l'air des <i>Litanies de Marco</i>, les ravisseurs +psalmodièrent pour insulte à la belle +Mara, ce chant misogyne:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Marco, des femmes délivre-nous.</span><br> + <span class="i0">Marco, de ces vipères délivre-nous,</span><br> + <span class="i0">Marco, de ces putains délivre-nous,</span><br> + <span class="i0">Marco, de ces charognes délivre-nous,</span><br> + <span class="i0">Marco, de ces traîtresses délivre-nous...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Ensuite Omer se tourna rageur vers ses +compagnons:</p> + +<p>—Dire que j'étais si empressé auprès d'elle! +L'année dernière, elle se laissait faire encore. +Après le kolo, elle acceptait les <i>gurabié</i> mielleux, +les tartes aux prunes, les <i>alvé</i> de froment, +saindoux et miel que je lui apportais. +Mais depuis, elle a été à la ville. Elle y a vu +des Italiens, des Juifs, des Turcs, des Viennois, +qui sait? et peut-être de ces Grecs que +je déteste et que je ne peux voir sans leur +montrer les cinq doigts de la main droite en +disant: «<i>Pendé!</i>», ce qui est la plus grave +injure qu'on leur puisse faire!</p> + +<p>Un des <i>Otmikari</i> répondit:</p> + +<p>—Si elle connaît la ville, elle ne sera pas facile +à prendre. De plus, son père a aussi des +idées de la ville. Il en est venu à mépriser les +institutions séculaires de notre race et il sera +dans le cas de se plaindre. L'<i>otmika</i> traditionnelle +est sévèrement punie quand il y a plainte, +et il ferait ramener sa fille chez lui par les +gendarmes.</p> + +<p>Les tziganes s'étaient approchés et tendaient +leurs mains ouvertes. Ils étaient beaux, mais +sales et sournois. Omer leur jeta quelques +pièces. L'un d'eux dit en ricanant:</p> + +<p>—Les jours les plus heureux pour l'homme +sont celui où il se marie et celui où sa femme +crève.</p> + +<p>Une vieille tzigane à face desséchée avait +tiré de sa poche une longue chevelure noire, +coupée par surprise à quelque misérable gardeuse +d'oies, endormie dans une prairie. Avec +un vieux peigne cassé elle peignait cette chevelure +triste comme une relique de morte, en +marmonnant inintelligiblement. Elle releva la +tête, et, regardant fixement Omer, elle lui dit en +chevrotant:</p> + +<p>—Pourquoi ne fais-tu pas l'<i>otmika</i> sur une +fille d'un village voisin, comme cela se pratique +ordinairement? Si tu veux, je t'en volerai une +dont les cheveux seront plus beaux que ceux +que je tiens.</p> + +<p>Mais Omer répondit:</p> + +<p>—Un héros ne vole pas, il ravit. Je veux Mara.</p> + +<p>La vieille continua:</p> + +<p>—Si tu me donnes bien de l'argent, je ravirai +pour toi Mara. Car tu n'es pas rusé, mais je +suis fine comme les aiguilles de sapin, moi.</p> + +<p>Omer réfléchit, puis consentit le prix voulu +par la vieille, lui donna des arrhes et s'en alla +avec ses compagnons, tandis qu'en signe de +joie pour l'aubaine, les tziganes, au son d'une +guitare, dansaient la <i>khaliandra</i>, sautant et se +battant les semelles sur les fesses, en se tenant +d'une main par l'oreille et de l'autre par l'organe +génital.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, Omer ne se montra pas dans +le village. Il passa sa journée à coudre et à +broder, accroupi à la turque. Dans les rues les +gens parlaient de l'<i>otmika</i> et beaucoup désapprouvaient +Omer d'avoir interrompu le kolo. +Bandi, le marchand de cochons, annonçait +qu'il ferait désormais dix lieues, quand il aurait +besoin d'un tailleur, plutôt que d'avoir affaire +à Omer. Le vieux et riche Tenso, veuf pour la +seconde fois, avait paru un instant dans la rue +et avait juré qu'Omer n'aurait pas sa fille, +qu'elle ne quittait plus la maison et qu'il était +décidé à recourir à la gendarmerie en cas de +violence. Le soir, le vieux curé entra dans la +maison de Tenso. Lorsqu'il en sortit, au bout +d'une heure, ceux qui le virent assurèrent qu'il +avait l'air fort agité, et qu'il avait répondu d'une +voix brisée par les sanglots refoulés à ceux +qui lui avaient parlé.</p> + +<hr> + + +<p>Le surlendemain, vers deux heures, le village +était presque désert, comme il l'est toujours +pendant l'après-midi. Le vieux Tenso, dans sa +chambre, souffrait d'une rage aux dents. Mara, +dans la cuisine, surveillait la cuisson du remède +infaillible contre le mal de dents: des +figues bouillies dans du lait. À ce moment, on +frappa à la porte de la maison. Mara regarda +par la fenêtre et vit une vieille tzigane qui +cria:</p> + +<p>—<i>Frajle! Frajle!</i><a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a></p> + +<div class="footnote"><p> +<a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> Mademoiselle. +</p></div> + +<p>Mara descendit ouvrir et la vieille lui dit:</p> + +<p>—N'as-tu pas besoin de mes services, la +belle!</p> + +<p>—D'où viens-tu? demanda Mara.</p> + +<p>—De Bohême, le pays merveilleux où l'on +doit passer mais non séjourner, sous peine d'y +demeurer envoûté, ensorcelé, incanté.</p> + +<p>—Que sais-tu?</p> + +<p>—J'enseigne à danser, chanter. Je sais jeter +les sorts les plus insidieux. Je sais lire l'avenir +dans la main, dans les cartes. Je sais coiffer, +épiler, et même repuceler une nourrice.</p> + +<p>Mara lui tendit la main gauche en disant:</p> + +<p>—Regarde!</p> + +<p>La vieille l'examina et répliqua:</p> + +<p>—Tu te marieras sous peu.</p> + +<p>Mara lui donna une pièce de monnaie, en +disant:</p> + +<p>—Va-t'en, vieille! Je sais danser, chanter. +Nul n'a encore écarté mes jambes. Je me coiffe +seule et je ne veux pas être épilée.</p> + +<p>La vieille ricana:</p> + +<p>—<i>Téremtété!</i> J'ai épilé de belles musulmanes, +dans l'Herzégovine, et des chrétiennes +aussi. Le goût de la chair lisse se propage, ma +fille, et les touffes de fenouil, aux endroits +secrets d'un corps poli, répugnent à plus d'un +homme, même parmi les chrétiens.</p> + +<p>Mara tapa du pied et cria:</p> + +<p>—Va-t'en!</p> + +<p>Mais la vieille leva la main, et, d'un coup, défit +la chevelure de Mara dont les nattes retombèrent:</p> + +<p>—Vois-tu, la belle, tu ne sais pas te coiffer. +Je vais te recoiffer pour rien. Tourne-toi.</p> + +<p>Honteuse de son impatience, Mara se laissa +faire docilement. La vieille tira une paire de +ciseaux, mais, à ce moment, une main nerveuse +la saisit à la gorge. La vieille poussa un cri en +laissant tomber les ciseaux, qui firent un bruit +métallique sur le pavé. Mara se retourna et vit +d'un coup d'œil les ciseaux ouverts sur le sol +et le curé serrant la tzigane à la gorge. Omer, +à qui la vieille avait promis de retenir Mara à +la porte, afin qu'il pût l'enlever, arrivait en courant. +L'apercevant, Mara poussa un cri et referma +violemment la porte, qu'elle verrouilla. +Omer s'arrêta désespéré en murmurant:</p> + +<p>—Trop tard!</p> + +<p>À ce moment, une troupe de cochons déboucha +à un tournant. Les bêtes flaireuses, +aux petits yeux, aux jambes courtes, grognaient, +gargouillaient, ronflaient, renâclaient, +reniflaient. Derrière, le troupeau grouillant +et rose sale, venait Bandi qui, armé d'un +gourdin, dirigeait les cochons en se dandinant, +et sifflotant. À la vue d'Omer, Bandi fit tournoyer +son bâton en menaçant le tailleur. Mais +le curé lui cria:</p> + +<p>—Hé, Bandi! laisse Omer, j'en fais mon +affaire. Occupe-toi de cette vieille qui voulait +voler la chevelure de Mara.</p> + +<p>Le curé se dirigea vers Omer, qu'il saisit par +l'oreille et entraîna. De l'autre côté, la vieille +courait: les cochons la suivaient de près, en +trottant plus vite, en frétillant et en remuant +leur queue tortillée. Bandi en quelques sauts la +rattrapa, et lui administra une volée qui, bien +que rudement appliquée, ne retarda pas la fuite +de la tzigane. En courant, elle poussait des +hurlements, criait des malédictions et vomissait +des jurons immondes...</p> + +<hr> + + +<p>Le curé tira Omer par l'oreille jusque devant +le presbytère. Là, il le lâcha enfin et parla:</p> + +<p>—Omer, tu es le scandale de ce village. Tu +veux enlever une fille qui ne veut pas de toi. +Séduire une fille est une mauvaise action, mon +fils!</p> + +<p>Omer se récria:</p> + +<p>—Je ne veux pas la séduire, je veux +l'épouser. Qu'importe qu'elle ne me veuille +pas? L'homme doit-il s'embarrasser des volontés +des femmes qui pleurent quand elles veulent +et rient quand elles peuvent?</p> + +<p>Le curé l'écouta d'un air attendri:</p> + +<p>—Ainsi, c'est différent. Omer, mon enfant, +tes intentions sont donc pures... L'as-tu demandée +à son père?</p> + +<p>—Oui! cria Omer, Tenso a juré que je n'aurais +pas sa fille. Mais je veux épouser Mara. +D'ailleurs vous savez tout. Vous êtes resté +plus d'une heure, hier, dans sa maison.</p> + +<p>—Oui! répliqua le curé, je sais tout ce qui +s'est passé avant. Mais j'avais pensé, comme +croit Tenso, du reste, que, ne pouvant avoir +Mara pour épouse, tu voulais l'enlever pour la +déshonorer et l'abandonner.</p> + +<p>—Le vieux Tenso mépriserait-il assez nos +coutumes, dit d'une-voix sombre Omer, pour +me refuser sa fille au cas où, l'otmika ayant +réussi, j'aurais enlevé Mara?</p> + +<p>—Hélas! dit tristement le curé. Hélas! mais +toi, Omer, méprises-tu assez les divertissements +de notre race, pour venir interrompre le kolo, +la danse nationale et crier: <i>Otmika!</i> pendant +les rondes?</p> + +<p>—Je croyais que les prêtres considéraient la +danse comme mauvaise.</p> + +<p>—Quoi?... Il en est, c'est vrai, qui croient que +la danse est l'œuvre de Satan. Moi, je suis de +l'avis du curé Spangenberg qui, en 1547, prêcha +que la danse est bonne, car on dansa aux noces +de Cana, et Jésus y dansa peut-être aussi. Mais +toi, Omer, qu'as-tu fait! N'ayant pas réussi +l'enlèvement pendant la danse, qu'as-tu imaginé, +Omer! Car j'ai tout deviné. Tu as pris +pour complice une possédée, un être infâme, +une receleuse de démons, une tzigane voleuse +de chevelures.</p> + +<p>—Le diable couche avec! dit Omer, elle m'a +induit en lâcheté. Mais aussi, comment avoir +Mara maintenant? Elle ne sortira plus, sinon +accompagnée pour aller à la messe. Le vieux +Tenso, dit-on, veut aller habiter en ville. Je +suis forcé de recourir à la ruse.</p> + +<p>Le curé réfléchit:</p> + +<p>—Non, il n'y a rien à faire du côté du vieux +Tenso. Mara veut se marier à la ville. Mon +pauvre Omer, renonce à l'otmika, désaime Mara. +Marie-toi avec une autre.</p> + +<p>—Jamais! Je veux Mara!</p> + +<hr> + + +<p>À ce moment des enfants qui passaient vinrent +baiser les mains du curé. Quand ils s'en +furent allés, il sourit:</p> + +<p>—Omer! la place de Mara à l'église est à +gauche près de la petite porte.</p> + +<p>Omer tressaillit:</p> + +<p>—Mais... le péché... un rapt dans l'église... +pendant la messe...</p> + +<p>—À ta place, Omer, je commettrais ce péché. +Sois héroïque, mais demande pardon à Dieu, +avant et après. Moi, je t'absoudrai quand tu +viendras te confesser.</p> + +<p>Omer parut hésiter:</p> + +<p>—Mais... les gendarmes.</p> + +<p>—Sois héroïque, Omer, le ciel ne t'abandonnera +pas. Moi, je te bénis.</p> + +<p>Il le bénit en souriant et disparut derrière la +porte du presbytère. Omer fixa un instant le sol, +se gratta la tête, fit un grand signe de croix et +revint dans son atelier. Le soir tombait. Plus +tôt que de coutume, il alluma la lampe. Il tira +des ballots d'étoffes et coupa deux vêtements, +l'un d'homme, l'autre de femme. Puis, avant de +s'accroupir pour coudre, il se signa et murmura:</p> + +<p>—Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre +règne arrive, que l'<i>otmika</i> réussisse...</p> + +<hr> + + +<p>Le dimanche suivant fut un beau jour sans +nuages. Sur la place de l'église s'était installé +un de ces hommes qui promènent des phonographes +de village en village. Il avait placé, +pour donner l'exemple, deux des tubes de +son appareil à ses oreilles, et invitait les passants +à en faire autant, moyennant dix kreutzer. +Des enfants, rangés autour, le regardaient. Des +hommes, groupés plus loin, parlaient de la +partie de quilles de la veille. Quelques femmes +babillaient en tricotant. L'une d'elles, vieille, +édentée, qu'on appelait <i>Croix de Hongrie</i> +parce qu'elle était penchée comme la croix qui +termine la couronne figurée sur les monnaies +hongroises, déclara:</p> + +<p>—Omer aura Mara, allez! qu'un homme +vienne à aimer une femme, il n'y a rien à faire; +il l'aura, et il faudra qu'elle l'aime.</p> + +<p>À ce moment, la cloche sonna pour la messe, +et, sur la place, parut Mara donnant le bras au +vieux Tenso. Près d'eux marchaient Bandi, le +meneur de porcs, fier et digne, et le joli garçon +qui avait interpellé Omer sur le pré. Ils entrèrent +dans l'église qui s'emplit bientôt de tous +les habitants du village, endimanchés. Selon la +coutume, les hommes se placèrent d'un côté +de la nef, les femmes de l'autre. Omer était +venu aussi avec ses compagnons. Mara l'aperçut +au fond de l'église et remarqua qu'il était richement +vêtu. Puis, elle le vit sortir avec ses amis. +L'office commença.</p> + +<p>À l'évangile, tout le monde se dressa. Tout +à coup, la petite porte près de laquelle était +placée Mara s'ouvrit pour laisser passer Omer +qui saisit la jeune fille à bras-le-corps, la souleva +et s'enfuit en un clin d'œil. Les femmes +poussèrent des cris et se sauvèrent du côté des +hommes où des jurons tonnaient formidablement. +Le vieux Tenso, plusieurs jeunes gens, +dont Bandi, se précipitèrent vers la sortie pour +rattraper les ravisseurs. Mais le vieux prêtre, à +l'autel, s'était tourné. Il cria:</p> + +<p>—Arrêtez-vous, païens! arrêtez-vous.</p> + +<p>À la voix de leur pasteur, les hommes s'arrêtèrent, +interdits. Seul, le vieux Tenso sortit. Le +prêtre continua:</p> + +<p>—Quoi! païens! voudriez-vous manquer la +messe parce qu'un garçon enlève une fille qu'il +veut épouser?</p> + +<p>Il y eut des murmures. Le prêtre reprit plus +fort:</p> + +<p>—L'<i>otmika</i> n'est-elle pas une de nos coutumes?</p> + +<p>Il y eut alors des exclamations approbatives, +et tous reprirent leurs places tandis que le vieux +prêtre parlait:</p> + +<p>—Ferez-vous votre salut en poursuivant les +<i>otmikari</i>, ou en assistant à la messe? Omer et +ses amis manquent la messe, c'est affaire à leur +âme. Mais, vous autres, voudriez-vous que +votre pasteur n'achève la cérémonie que devant +des femmes? Pécheurs, Satan a trouvé cette +nouvelle ruse pour vous induire en péché +mortel! Je ne ferai pas d'autre sermon aujourd'hui. +Ayez confiance en Dieu et repentez-vous. +C'est la grâce que je vous souhaite.</p> + +<p>—Amen! répondit d'une voix cassée la vieille +<i>Croix de Hongrie</i>.</p> + +<p>Le prêtre se tourna et dans un silence édifiant +reprit la lecture de l'évangile. Le vieux Tenso +rentra bientôt en gémissant. Des rires étouffés +du côté des femmes accueillirent son retour.</p> + +<hr> + + +<p>Après la messe, les groupes se reformèrent +sur la place. La vieille <i>Croix de Hongrie</i> parlait +en faveur d'Omer, disant que l'<i>otmika</i> +était un fait accompli, qu'il fallait que Tenso se +résignât. Les filles disaient qu'Omer était un +héros. Les garçons l'enviaient en constatant +que Mara était une bien belle fille. Bandi et +d'autres jeunes gens étaient partis pour chercher +la retraite des <i>otmikari</i>.</p> + +<p>Le vieux Tenso, la messe finie, s'était dirigé +vers la sacristie. Le curé se dévêtissait des +habits sacerdotaux. Il rit en voyant entrer Tenso. +Le paysan, d'un air finaud, lui dit:</p> + +<p>—C'est vous, notre pasteur, qui avez donné +cette idée à Omer. Je sais bien. Vous êtes pour +les vieilles idées. Mais les idées pour lesquelles +je suis ont les gendarmes pour elles, et Mara +me reviendra, morte ou vive.</p> + +<p>Le curé sourit:</p> + +<p>—Tu as tort, Tenso. Tu as eu ta première +femme, celle avec qui tu seras au ciel—si tu +y vas—par l'<i>otmika</i>.</p> + +<p>—Dieu ait son âme, interrompit Tenso, j'ai +mal agi.</p> + +<p>—Bien, répondit le curé, mais tu sais qu'au +pouvoir d'un garçon, une fille ne reste pas +intacte. Que feras-tu de ta fille enceinte? Personne +ne voudra l'épouser, et c'est aussi une +idée de la ville. Et l'enfant qui viendra, qu'en +feras-tu? Et puis, Mara ne déteste pas Omer, +comme elle le prétend. Elle m'a dit, au contraire, +qu'il lui plaisait, mais qu'elle préférait +se marier à la ville pour devenir une dame. +Demain, Mara sera folle d'Omer. Ce ne sera +pas elle qui refusera de se marier avec lui. Tu +es riche, marie les jeunes gens, puis achète-leur +un bon commerce à la ville. Ainsi Mara +pourra devenir une dame et ses vœux seront +comblés. Mais, sur ton âme, souviens-toi de ta +jeunesse. Respecte l'<i>otmika</i>, le rapt sacré de +notre race.</p> + +<p>Le vieux Tenso hésita, toussota, et, finalement, +éclata en sanglots, gémissant en phrases +brisées:</p> + +<p>—Ah! oui... l'<i>otmika</i>... l'<i>otmika</i>... Ma première +femme, ma Njera... la mère de Mara... +Ma Njera qui sera ma compagne au ciel... j'espère... +Oui, il faut les marier... ce sera une belle +noce...</p> + +<p>Et le curé accompagna Tenso jusqu'au portail +de l'église en disant:</p> + +<p>—Oui, ce sera une belle noce! Les vêtements +sont déjà prêts. Tu seras heureux, +ensuite, vieux Tenso, d'avoir marié ta fille à un +homme de ta race. Après, tu pourras t'endormir +doucement dans la paix du Seigneur, et tes +petits-enfants, de ta race, eux aussi, viendront +prier sur ta tombe plantée de romarin.</p> + +<p>Sur la place, des tziganes étaient venus, +jouant de la guitare. Les filles et les garçons +dansaient le kolo, et la vieille <i>Croix de Hongrie</i> +ballait avec eux.</p> + +<p>Ils chantaient:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Il faut les marier, il faut les marier,</span><br> + <span class="i0">Car après l'<i>otmika</i> la fille est enceinte.</span><br> + <span class="i0">Il faut les marier, Tenso, ou la tuer...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Le vieux Tenso regarda un instant le kolo, +puis, délibérément, il prit part à la ronde. Et il +faisait sauter sa croupe nerveusement, en chantant:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Il faut les marier...</span><br> + </div> +</div> + + + + +<h2><a name="ch9" href="#t9">QUE VLO-VE?</a></h2> + + +<p>La guitare de Que vlo-ve? était un peu du +vent qui gémit toujours dans les Ardennes de +Belgique...</p> + +<p>Que vlo-ve? était la divinité de cette forêt +où erra Geneviève de Brabant, depuis les bords +de la Meuse jusqu'au Rhin, par l'Eifel volcanique +aux mers mortes que sont les mares +de Daun, l'Eifel où jaillit la source de Saint-Apollinaire, +et où le lac de Maria Laach est un +crachat de la Vierge...</p> + +<p>Les yeux de Que vlo-ve? clignotants et +chassieux, à chair des paupières rouge de jambon +cru, larmoyaient sans cesse et les larmes +lui brûlaient les lèvres comme l'eau des fontaines +acides qui abondent dans les Ardennes.</p> + +<p>Il était le compère des sangliers, le cousin +des lièvres, des écureuils, et la vie secouait son +âme comme le vent d'est secoue les grappes +orangées aux sorbiers des oiseaux...</p> + +<p>Que vlo-ve? c'est-à-dire: <i>Que voulez-vous?</i> +wallon wallonant de Wallonie était né prussien +à Mont, lieu appelé Berg en allemand et +situé près de Malmédy sur le chemin qui mène +dans ces dangereuses tourbières appelées +Hautes-Fanges ou Hautes-Fagnes, ou plus justement +Hohe-Venn, puisqu'on est en Prusse +déjà, comme l'attestent des poteaux noir et +blanc, sable et argent, couleur de nuit, couleur +de jour, sur toutes les routes.</p> + +<p>Que vlo-ve? préférait son sobriquet à son +nom: Poppon Remacle Lehez. Mais si on le +saluait de son surnom: <i>Li bai valet</i> (le beau +garçon), il faisait résonner l'âme de sa guitare +et tapait sur le ventre de son interlocuteur en +disant:</p> + +<p>—Il sonne creux comme ma guitare, il jase +la soif, il n'a plus de <i>péket</i> à pisser.</p> + +<p>On se prenait par le bras et sans se tutoyer, +car on ne se tutoye jamais en wallon, on allait, +nom de Dieu! boire du <i>péket</i> qui est de la plus +vulgaire eau-de-vie de grains, à laquelle, en +parlant français, on donne par euphémisme le +nom de genièvre.</p> + +<p>Et c'eût été bien extraordinaire que dans un +coin de l'auberge on ne découvrît pas Guyame +le poète, qui avait le don d'ubiquité, car on le +voyait chez tous les débitants de bière et de +péket, entre Stavelot et Malmédy. Et combien +de fois était-il arrivé que des gars s'étaient battus, +parce que l'un disait:</p> + +<p>—J'ai bu hier avec Guyame à la <i>station</i>, il +était telle heure.</p> + +<p>—Menteur, disait un autre, à la même +heure, Guyame était avec nous à l'estaminet +du <i>Bonnet à poil</i>, et il y avait là le <i>percepteur +des postes</i> et le <i>receveur des contributions</i>.</p> + +<p>Et, de fil en aiguille, les gars finissaient par +se flanquer des beignes en l'honneur du poète.</p> + +<p>Guyame était phtisique et logeait à l'hospice, +à Stavelot. Comme on lui donnait partout à +boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès +qu'il avait bu, il en contait des contes bleus, +des histoires de brigands, de l'autre monde ou +à dormir debout! Il en déclamait des vers contre +la famille protestante de la place de l'Église, +contre le bossu de Francorchamps, et contre +la fille rousse de Trois-Ponts, qui allait toujours +en automne ramasser les champignons! +Pouah! les champignons donnent la crève +aux vaches, et elle en bouffait, la roussotte, +sans mourir! Ah! la sorcière!... Mais il chantait +aussi la gloire des airelles, des myrtilles et +le bien que font aux tripes humaines du lait et +des myrtilles, c'est-à-dire le <i>tchatcha</i> archidivin, +ambroisiaque. Il faisait souvent des vers +pour les servantes qui pèlent les <i>krompires</i>, +les bonnes pommes de terre, les <i>magna bona</i>...</p> + +<hr> + + +<p>Ce jour-là, Que vlo-ve? sur la route bordée +d'arbres forts et tors, battait le briquet pour +allumer sa pipe...</p> + +<p>Quatre gars passèrent. C'étaient: Hinri de +Vielsalm; Prosper le journalier, qui avait été +trimardeur et avait travaillé aussi près de Paris +dans les raffineries, il habitait à Stavelot présentement; +Gaspard Tassin le chasseur, braconnier +de Wanne: son feutre s'ornait d'une +aile d'épervier et il fumait une puante bouffarde +de bois de genévrier; enfin Thomas le +<i>babo</i>, c'est-à-dire le coyon, ouvrier tanneur +de Malmédy. Sa femme était assez jolie, ce +qui était cause qu'elle couchait avec toutes +sortes de gens, bourgeois et ouvriers, tandis +qu'il engrossait, quand il pouvait, des ouvrières +de fabrique ou des servantes allemandes, qui, +disait-il, aimaient aller schlôf avec lui, parce +qu'il était expert comme pas un à faire pimpam +dur et longtemps.</p> + +<p>Après avoir allumé sa pipe, Que vlo-ve? courut +après eux et cria:</p> + +<p>—<i>Bonjou, tertous!</i></p> + +<p>Ils se retournèrent:</p> + +<p>—<i>Bonjou bai' valet!</i></p> + +<p>Que vlo-ve? les regarda joyeusement en +prononçant son éternelle question, cause de +son sobriquet:</p> + +<p>—<i>Que vlo-ve? Nom di Dio!</i> Oyez ma guitare. +L'entendez-vous?</p> + +<p>Il tapa deux coups dessus. Elle résonna.</p> + +<p>—Elle sonne plus creux qu'un pet du diable. +Nom de Dieu! Je fais le pari qu'on va boire du +<i>péket</i> chez la Chancesse, ici près!... <i>Oyez-ve!</i>...</p> + +<p>Et ayant accordé sa guitare, il attaqua la +<i>Brabançonne</i>. Mais on cria:</p> + +<p>—Taisez-vous!</p> + +<p>Alors il commença la <i>Marseillaise</i>, puis après +le premier couplet il cria:</p> + +<p>—<i>Nom di Dio!</i></p> + +<p>Et entonna:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Isch bin aïn Preusse...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Mais le <i>babo</i> répéta:</p> + +<p>—Taisez-vous, vous êtes un Prussien qui ne +sait pas l'allemand... Taisez-vous!... je veux +aller schlôf avec la Chancesse.</p> + +<p>Et les gars chantèrent en chœur:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">«... Et s'il en reste un bout ce s'ra pour la servante,</span><br> + <span class="i0">S'il en rest' pas du tout elle se tapera su'l'ventre!</span><br> + <span class="i2">Et zon zon zon Lisette, ma Lisette</span><br> + <span class="i2">Et zon zon zon Lisette, ma Lison.»</span><br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>On entra chez la Chancesse. Elle disait son +chapelet, assise, les jambes écartées. Ses +tétons, sous la camisole, semblaient dégringoler +comme une avalanche.</p> + +<p>Dans un coin, Guyame le poète parlait tout +seul devant son verre de péket. En entrant, +les gars saluèrent:</p> + +<p>—<i>Bonjou vos deusses!</i></p> + +<p>Guyame et la Chancesse répondirent:</p> + +<p>—<i>Bonjou tertous!</i></p> + +<p>Elle porta des verres et servit le péket tandis +qu'on chantait:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">J'entends le cul du verre...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Guyame s'approcha:</p> + +<p>—Que vlo-ve? dit le guitariste en rallumant +sa pipe.</p> + +<p>Guyame versa du <i>péket</i> dans un verre qu'il +avait apporté. Il but, fit claquer sa langue, puis +lâcha un pet en disant à Prosper:</p> + +<p>—Essaye de l'attraper, toi qui as été Parisien.</p> + +<p>Et comme c'était le coucher du soleil, un +long troupeau de vaches, mené par une petite +fille aux pieds nus, passa lentement et longtemps +devant l'auberge.</p> + +<hr> + + +<p>Il faut maintenant prendre son courage à +deux mains, car voici l'instant difficile. Il s'agit +de dire la gloire et la beauté du gueux déguenillé +Que vlo-ve? et du poète Guillaume Wirin, +dont les guenilles couvraient aussi un bon +gueux gueusant. Allons d'ahan!... Apollon! mon +Patron, tu t'essouffles, va-t'en! Fais venir cet +autre; Hermès le voleur, digne plus que toi de +chanter la mort du Wallon Que vlo-ve? sur laquelle +se lamentent tous les elfes de l'Ambléve. +Qu'il vienne, voleur subtil, aux pieds ailés,</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Hermès, dieu de la lyre et voleur de troupeaux,</span><br> + </div> +</div> + +<p>qu'il jette sur Que vlo-ve? et sur la Chancesse +toutes les mouches ganiques que l'on croit, au +nord, tourmenter certaines vies comme une +fatalité. Qu'il amène avec soi mon second Patron, +en mitre et pluvial, l'évêque saint Apollinaire. +Ce dernier voilera le calvaire de bois +peint qui pâtit au carrefour;</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Et des santons venus des bergeries qu'attristent</span><br> + <span class="i0">Des bêlements et des yeux doux d'agneaux mignons</span><br> + <span class="i0">Mèneront chaque soir vers la croix de ce Christ</span><br> + <span class="i0">Un long troupeau lyrique avec un crâmignon.</span><br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>La nuit était venue. La Chancesse disait toujours +le chapelet. Sur la table, près des bouteilles +vides ou pleines de <i>péket</i>, une lampe à +pétrole brasillait et fumait. Que vlo-ve? avait +tiré du pain et du fromage de tête de cochon. +Il mangeait lentement en écoutant jaser ses +compagnons, et aussi bouillir l'eau pour le café +de la Chancesse.</p> + +<p>Guyame raconta l'histoire de Poncin et de +ses quatre frères, ce qui signifie le pouce et les +quatre autres doigts. Poncin dans l'histoire rossait +toujours Longuedame qui est le majeur. +Guyame se leva et alla pisser à la porte. En +revenant, il dit:</p> + +<p>—Je voudrais être dans les fagnes derrière +la baraque Michel, je serais assis dans les +bruyères et les airelles, et plus heureux que +saint Remâcle en sa châsse, <i>nom di Dio!</i> Il y +en a-t-il des boules d'or au ciel clair de ce +soir! <i>nom di Dio di nom di Dio</i>, le ciel est +plein de couilles lumineuses qu'on appelle +astres, planètes, étoiles, lunes.</p> + +<p>Il but du péket et le <i>babo</i> dit:</p> + +<p>—La femme du mayeur m'a dit que j'étais +comme la lune. Mais, <i>nom di Dio</i>, Guyame, +j'ai trois couilles et la lune n'en est qu'une. +<i>Paraît!</i></p> + +<p>—<i>Babo! n'jasez nin</i> comme ça, <i>v's estez</i> la +lune malgré vos trois couilles, <i>nom di Dio!</i>... +Vous n'avez jamais parlé avec une chaise. <i>Paraît?... +Nona!</i>... Eh bien! Demandez voire +à une chaise: Qu'est-ce un homme?—C'est +un cul, <i>paraît! dist-elle</i>. Demandez à un +banc: Qu'est-ce une femme?—C'est un cul, +<i>paraît! dist-il</i>. Demandez à l'escabeau et à l'escabelle: +Qu'est-ce un <i>valet</i> et une <i>bacelle?</i> +Ce sont deux culs, <i>paraît!</i> disent-ils. Demandez +au fauteuil du curé: Qu'est-ce le curé? +Qu'est-ce sa servante? Qu'est-ce la nièce du +curé, la <i>crapaute</i> du fils Rawaye-Jonceux? +Avec le dernier ça fait quatre culs, <i>dist-il</i>, ou +huit fesses, <i>paraît!</i> Ha! ha! nom di Dio. +<i>V' n'en savez nin comme ça, vous qu'avez</i> +trois couilles. Il en faut plus que ça pour atteindre +le quorum et ressembler au ciel. Allons, +un peu de guitare, là, <i>nom di Dio!</i>... Que +vlo-ve?...</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i>Nost'ogne avi li qwat pis blancs</i></span><br> + <span class="i0"><i>Et les oreyes à l'advinant.</i></span><br> + <span class="i0">Et l'trou di cou tot neur</span><br> + <span class="i0">Tot neur comme du tcherbon.</span><br> + </div> +</div> + +<p>—Taisez vous! dit le <i>babo</i>, je veux aller +schlôf avec la Chancesse.</p> + +<p>—<i>Nom di Dio!</i> cria Que vlo-ve?, vous le +<i>babo</i>, vous n'avez même pas de <i>censes</i> pour +payer votre <i>péket</i>, vous irez schlôf à <i>Mâmdi</i> +ou à <i>Stavleu</i>. Allons, vite! Vous allez boire <i>on +vère sol hawai</i>. Faites claquer <i>vosse lainwe</i>, +et puis allez-vous en!</p> + +<p>Le babo but le verre de <i>péket</i>, fit claquer sa +langue, puis:</p> + +<p>—Venez un peu, Que vlo ve? Je veux +<i>v'grusiner one saquoué</i>.</p> + +<p>Que vlo-ve? fit sa question:</p> + +<p>—Que vlo-ve?</p> + +<p>Puis il prit son couteau et jeta sa guitare sur +ses lombes.</p> + +<p>Ensuite il s'approcha du babo.</p> + +<hr> + + +<p>Guyame divaguait:</p> + +<p>—De jolies petites vieilles dansent la maclotte +dans un jardin de tournesols, les beaux +soleils! Que vlo-ve? <i>m'coye binamèye</i>, ne +vous battez pas. Le <i>babo</i> vous étranglera +comme la <i>rampioule</i> étrangle les arbres...</p> + +<p>Prenez garde à vous, Que vlo-ve? Il va vous +fout' un coup <i>su l' tiesse</i>.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Dansons la Crâmagnole</span><br> + <span class="i0">Vive le son, Vive le son...</span><br> + </div> +</div> + +<p>Voilà le plus beau des crâmignons.</p> + +<hr> + + +<p>Le babo et Que vlo-ve? se dévisageaient, se +défiaient, armés chacun d'un couteau. Et à ce +moment la Chancesse était plus belle qu'Hélène +qui n'était d'ailleurs pas plus jeune qu'elle +quand Pâris l'enleva.</p> + +<p>La Chancesse avait remis son chapelet dans +sa poche et regardait les combattants <i>en grusinant</i>:</p> + +<p>—<i>Nom di Dio! one parteye di toupet!</i></p> + +<p>Prosper lui cria:</p> + +<p>—<i>C'estait vo, la crapaute!</i></p> + +<p>Puis il se leva et, suivi de ses deux compagnons, +il sortit en chantant:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">«S'il n'en reste pas du tout elle se tapera sur le ventre</span><br> + <span class="i0">Depuis l' 1<sup>er</sup> janvier jusqu'au 31 décembre</span><br> + <span class="i4">Et zon zon zon...»</span><br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>Que vlo-ve? et le babo se défiaient, les yeux +dans les yeux:</p> + +<p>—Que vlo-ve? j'irai schlôf avec la Chancesse!</p> + +<p>—Le <i>babo!</i> La garce est pour les garçons, +<i>Mareye, vosse</i> femme est une garce.</p> + +<p>—Que vlo-ve? Vous <i>n'savez nin</i> la couleur +de son cul.</p> + +<p>—<i>Babo!</i> vous <i>n'coucherez maïe</i> avec la +Chancesse et <i>vosse</i> femme a la vérole.</p> + +<p>Et Que vlo-ve? s'élança sur le <i>babo</i>. Ils +s'étreignirent et se donnaient des coups de +couteau. Leur sang coulait. La Chancesse +pleurait en criant:</p> + +<p>—<i>Qué n'affaire!</i></p> + +<p>Et Guyame chantait lentement:</p> + +<p>—Je regarde ceci qui peut servir de miroir +à l'amour. Belle Chancesse qui faites se battre +dans votre débit un héros à trois couilles et un +musicien insigne, Que vlo-ve? <i>Li bai valet</i> +errant!... Belle Chancesse, c'est moi je crois, +qui irai au schlôf avec vous! Préparez, car j'ai +faim, une bonne fricassée que je veux <i>magni</i> +avec vous, la belle!... Honneur aux héros, dont +le sang tombe comme la cascade de Coo. Écoutez! +écoutez! <i>oyez-ve!</i>... Les elfes sortent de +l'Amblève... L'un pleure parce qu'il a brisé ses +petits souliers de verre... Écoutez! écoutez!... +Le vent bruit dans les aunes... Belle Chancesse, +si les autres se battent, on va baller. Ah! <i>pauv'</i> +<i>babo</i>, je vois que c'est <i>vos qu'estés o labrint</i>.</p> + +<hr> + + +<p>Que vlo-ve? et le babo continuaient à se +tirer des pintes de sang en l'honneur de la +Chancesse qui dansait maintenant la maclotte +vis-à-vis de Guyame, tandis que la bouilloire +chantait plus fort. Le babo faiblissait. Que +vlo-ve? lui avait fait sauter ses boutons de culotte +et, comme elle était tombée, le cul s'étalait +cauteleux, contourné, piteux comme deux +quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup +habile porté par Que vlo-ve? sa raie culière +naturellement sombre, d'un brun verdâtre et +velue, s'ensanglanta et à cette aurore, le <i>babo</i> +se mit à gémir. Il criait:</p> + +<p>—Nenni, je ne ferai pas pim-pam avec la +Chancesse. Ah! Que vlo-ve? voilà que j'ai mal +aux couilles!</p> + +<p>Et Que vlo-ve? s'acharnait.</p> + +<p>—Ah! v's avez trois couilles! Friand! Ah! +Galant!</p> + +<p>Et il lui donna un tel coup de pied dans le +ventre que le babo tomba sur son derrière ensanglanté, +on eût dit, à cause des menstrues; +tandis que Guyame et la Chancesse cessaient +leur maclotte.</p> + +<hr> + + +<p>Mais voici l'instant superbe!...</p> + +<p>Que vlo-ve? ivre de sang se rua sur le <i>babo</i> +et de son couteau lui laboura la poitrine. Le +babo râlait doucement:</p> + +<p>—<i>Nom di Dio! Nom di Dio! Nom di +Dio!</i></p> + +<p>Ses yeux se renversèrent. Que vlo-ve? se redressa +en tenant la main du babo. De son couteau +il se mit à couper le bras à la jointure. Le +babo cria:</p> + +<p>—Aïe! Aïe! <i>vo direz-ve à ma Mareye</i> que +je lui envoie <i>on betch</i> d'amour.</p> + +<p>Mais la Chancesse cria:</p> + +<p>—V'estez cocu! tandis que le babo faisait +un dernier soubresaut et mourait comme un +poisson près du pêcheur.</p> + +<p>Que vlo ve? continuait à couper... Le bras se +détacha enfin. Que vlo-ve? poussa un cri de +satisfaction et de sauvagerie. Comme son veston +roussi de vieillesse et taché de sang avait +une pochette sur la poitrine, Que vlo-ve? y enfonça +le bras dont la main pendait comme une +belle fleur...</p> + +<p>La lampe brasillait et fumait... Sur le feu, +l'eau était en colère, elle nasillait, ronflait, ronchonnait. +Que vlo-ve? affalé sur un banc, caressait +sa guitare. Guyame dit:</p> + +<p>—Que vlo-ve? <i>m'coye binameye, arveye!</i> +Je vous aiderai toujours. Fuyez cette +nuit, car les gendarmes vous prendraient demain. +Moi, je rentre à l'hospice, et je serai +grondé parce que j'arriverai en retard.</p> + +<p>Il s'en alla doucement et ses pas résonnèrent +longtemps sur la route...</p> + +<hr> + + +<p>Que vlo-ve? et la Chancesse regardaient le +corps. L'eau bouillait. Tout à coup Que vlo-ve? +se leva et chanta:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i11">«... Arveye!</span><br> + <span class="i0">Rabrassons-nous pour nous qwitter,</span><br> + <span class="i0">Puisque, c'est houye li dléreine fèye</span><br> + <span class="i0">Et voss' mohonne qui ji vins hanter.</span><br> + </div> +</div> + +<p>—<i>N'jasez nin</i> comme ça, dit la Chancesse, +<i>j' v's ainme, bai valet</i>.</p> + +<p>Elle s'approcha de Que vlo-ve? Le cadavre +les séparait. Ils s'embrassèrent. Mais le bras +du mort étant remonté dans la pochette, droit +et pareil à une tige florie de cinq pétales, se +trouva entre eux.</p> + +<p>Dans la triste lumière, ils embrassèrent la +main morte, et, comme la paume était tournée +du côté de la Chancesse, les ongles du babo la +chatouillèrent au visage. Elle frissonna:</p> + +<p>—Ah! douceur de miséricorde!</p> + +<p>Et Que vlo-ve? cria:</p> + +<p>—<i>Nom di Dio! nom di Dio!</i></p> + +<p>Sur le feu, l'eau murmurait la prière des +morts. Que vlo-ve? continuait:</p> + +<p>—<i>Nom di Dio!</i> il est mort.</p> + +<p>La Chancesse ajouta:</p> + +<p>—Le sang coule jusqu'à la porte.</p> + +<p>—Il fuit sous la porte, remarqua Que vlo-ve? +En descendant, il ira jusqu'à la caserne des +carabiniers, et, ceux-ci, en remontant le long +de la coulure, arriveront jusqu'au babo. <i>Nom +di Dio! nom di Dio! arveye</i> la Chancesse!</p> + +<hr> + + +<p>Ayant ouvert brusquement la porte il se mit +à courir sur la route.</p> + +<p>Sa guitare voletait près de lui comme un +faucon privé, lui-même bondissait comme un +crapaud, et le vent d'est dans la nuit claire battait +des ailes comme mille compagnies de perdreaux. +Les sorbiers des oiseaux, au bord du +chemin, poussaient leurs branches au sud, désespérément. +La Chancesse sur la porte cria +longtemps:</p> + +<p>—Que vlo-ve? <i>li bai valet!</i> Que vlo-ve? +Que vlo-ve?</p> + +<p>Mais Que vlo-ve? marchait maintenant sur +la route. Il prit sa guitare et gratta son chant +de mort. En marchant et jouant, il regardait les +étoiles habituelles, dont les lueurs versicolores +palpitaient. Il songea:</p> + +<p>—Je les connais toutes de vue, mais <i>nom +di Dio!</i> Je vais subitement les connaître chacune +en particulier, <i>nom di Dio!</i></p> + +<p>Or, l'Amblève était proche et coulait froide, +entre les aunes qui l'emmantellent. Les elfes +faisaient craquer leurs petits souliers de verre +sur les perles qui couvrent le lit de la rivière. +Le vent perpétuait maintenant les sons tristes +de la guitare. Les voix des Elfes traversaient +l'eau, et Que vlo-ve? du bord les entendait +jaser:</p> + +<p>—Mnieu, mnieu, mnieu.</p> + +<p>Puis il descendit dans la rivière, et, comme +elle était froide, il eut peur de mourir. Heureusement +les voix des Elfes se rapprochaient:</p> + +<p>—Mnié, mnié, mnié.</p> + +<p>Puis, <i>nom di Dio!</i> dans la rivière il oublia +brusquement tout ce qu'il savait, et connut que +l'Amblève communique souterrainement avec +le Lethé, puisque ses eaux font perdre connaissance. +<i>Nom di Dio!</i> Mais les elfes jasaient +si joliment maintenant, de plus en plus près:</p> + +<p>—Mniè, mniè, mniè...</p> + +<p>Et partout, à la ronde, les Elfes des <i>pouhons</i>, +ou fontaines qui bouillonnent dans la forêt, +leur répondaient...</p> + + + + +<h2><a name="ch10" href="#t10">LA ROSE DE HILDESHEIM<br> +<small>OU LES TRÉSORS DES ROIS MAGES</small></a></h2> + + +<p>Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hildesheim, +pris de Hanovre, une fille qui s'appelait +Ilse. Ses cheveux, d'un blond pâle, avaient +des reflets un peu dorés et donnaient l'impression +d'un clair de lune. Son corps se dressait +înel et svelte. Son visage était clair, avenant +et rieur, avec une fossette adorable au menton +grasset, et des yeux gris qui, sans être fort +beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans +cesse comme des oiseaux. Sa grâce était incomparable. +Elle était fort mauvaise ménagère, +comme la plupart des Allemandes, et cousait +très mal. Les travaux domestiques terminés, +elle se mettait au piano et chantait qu'on eût +dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en +ce cas, une poétesse.</p> + +<p>Quand elle parlait, l'allemand, qui est appelé +la langue des chevaux, devenait plus doux que +l'italien, qui est la langue des dames. Et parce +qu'elle avait l'accent hanovrien, où les <i>S</i> n'ont +jamais le son du <i>Ch</i>, son parler était réellement +charmeur.</p> + +<p>Son père, ayant été autrefois à l'Amérique, +y avait épousé une Anglaise, puis, après des +ans, était revenu au pays natal habiter la maison +paternelle.</p> + +<p>C'est une des plus jolies petites villes du +monde que Hildesheim. Avec ses maisons +peintes, de forme étrange, aux toits démesurés, +elle semble sortir d'un conte de fées. Quel +voyageur pourrait oublier le spectacle de sa +place de l'Hôtel-de-Ville, qui est d'un pittoresque +fait pour encadrer du lyrique?</p> + +<p>La demeure des parents d'Ilse, comme presque +toutes les maisons de Hildesheim, était +très haute. Sa toiture, presque verticale, était +plus élevée que toute la façade. Ses fenêtres +sans volets s'ouvraient en dehors. Elles étaient +nombreuses et il n'y avait entre elles que peu +d'espace. Sur les portes et les poutres étaient +sculptées des figures pieuses ou grimaçantes, +commentées par d'anciens vers allemands ou +des inscriptions latines. On voyait: les Trois +Vertus Théologales, et les Quatre Vertus Cardinales, +les Péchés Capitaux, les Quatre Évangélistes, +les Apôtres, saint Martin donnant son +manteau au mendiant, sainte Catherine et sa +roue, des cigognes, des écussons. Le tout peint +de bleu, de rouge, de vert et de jaune. Les +étages, avançant l'un au-dessus de l'autre, lui +donnaient l'air d'un escalier renversé. C'était +une maison multicolore et plaisante.</p> + +<p>Ilse était venue toute petite dans cette +demeure et y avait grandi. Dès qu'elle eut dix-huit +ans, le renom de sa beauté alla jusqu'à +Hanovre et, de là, à Berlin. Ceux qui venaient +visiter la jolie ville de Hildesheim, son rosier +millénaire et les trésors de sa cathédrale, ne +manquaient pas de venir admirer celle qu'on +surnommait la Rose de Hildesheim. Elle fut +maintes fois demandée en mariage, mais, invariablement, +elle répondait, yeux baissés, à +son père qui lui faisait valoir les avantages du +dernier prétendant, qu'elle voulait encore +rester fille pour jouir de sa jeunesse. Le père +disait:</p> + +<p>—Tu as tort, mais fais comme tu voudras.</p> + +<p>Et le prétendant était oublié.</p> + +<p>Lorsqu'Ilse revenait de promenade, toutes +les figures découpées sur la maison souriaient +en lui souhaitant la bienvenue. Les Péchés lui +criaient en chœur:</p> + +<p>—Regarde-nous, Ilse. Nous figurons les Sept +Péchés Capitaux, c'est vrai. Mais ceux qui nous +ont découpés et peints n'avaient eux-mêmes +pas assez de malice pour que nous devinssions +des péchés mortels. Regarde-nous. Nous +sommes sept péchés véniels, sept peccadilles. +Nous n'essayons pas de te tenter. Au contraire. +Nous sommes si laids!</p> + +<p>Les Vertus Théologales et Mondaines, se +tenant par la main, comme pour baller en rond, +chantaient:</p> + +<p>—<i>Ringel, Ringel, Reihe</i>. À nous sept nous +figurons ta vertu. Regarde-nous, souris-nous. +Aucune de nous n'est si belle que toi! <i>Ringel, +Ringel, Reihe.</i></p> + +<hr> + + +<p>Or, Ilse avait un cousin qui étudiait à Heidelberg. +Il s'appelait Egon. Il était grand, +blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes +gens se virent à Dresde pendant des vacances +et s'aimèrent. Ils se le dirent devant le tableau +de Raphaël, l'admirable Madone Sixtine, dont +Ilse avait un peu les traits d'angélique douceur.</p> + +<p>Egon demanda la main d'Ilse, mais, naturellement, +le père exigea fortune et position. +Et, retourné à Heidelberg, pendant les loisirs +que lui laissaient ses études et les duels de la +Hirschgasse, le jeune homme s'en allait du +côté du château, dans l'<i>Allée des Philosophes</i>, +rêver aux moyens de conquérir la fortune qui +devait lui donner sa cousine.</p> + +<hr> + + +<p>Un dimanche de janvier, comme il était allé +au sermon, le pasteur parla des sages d'Orient +qui vinrent visiter Jésus dans sa crèche. Il +cita le verset de l'Évangile de saint Mathieu, +où il n'est rien dit quant au nombre et quant +à la condition des pieux personnages qui portèrent +à Jésus l'or, l'encens, la myrrhe.</p> + +<p>Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher +de penser à ces sages d'Orient, que, bien que +protestant, il se figurait, selon la légende catholique, +couronnés et au nombre de trois: Gaspard, +Balthasar et Melchior. Les Rois Mages, +le nègre au milieu, défilaient devant lui. Il se +les figura portant tous trois de l'or. Quelques +jours plus tard, il ne les vit plus que sous les +traits et le costume de nécromants alchimistes +transmuant tout en or sur leur passage.</p> + +<p>Toute cette fantasmagorie ne lui était suscitée +que parce qu'il aimait l'or qui lui permettrait +d'épouser sa cousine. Il en perdit le boire +et le manger, comme si, nouveau Midas, il +n'eût plus eu pour aliments que les lingots +transmués par les astrologues, dont la cathédrale +de Cologne s'honore de posséder les ossements.</p> + +<p>Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où +il était question des Trois Rois Mages: le vénérable +Bède, les légendes anciennes et tous les +auteurs modernes qui ont discuté l'authenticité +des Évangiles. Puis, en marchant, il roulait +des pensées dorées:</p> + +<p>—Quelle valeur inestimable doit avoir ce +trésor d'or fin! Il n'est écrit nulle part que ce +trésor ait été distribué, employé, dépensé, +dérobé ou trouvé...</p> + +<p>Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait le trésor +des Rois Mages. Outre le bonheur amoureux, +cette trouvaille lui donnerait une gloire +incontestable.</p> + +<hr> + + +<p>Ses allures bizarres intriguèrent bientôt les +professeurs et les étudiants de Heidelberg. +Ceux qui ne faisaient pas partie du même corps +que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou.</p> + +<p>Ceux de son association le défendirent, si bien +qu'il fut cause d'une série interminable de +duels, dont on parle encore aux bords du Neckar. +Puis, les anecdotes coururent à son sujet. +Un étudiant l'avait suivi au cours d'une de ses +promenades dans la campagne. Il raconta +qu'Egon s'était approché d'un bœuf et lui avait +parlé:</p> + +<p>—Je cherche un chérubin. Les analogies +m'émeuvent. Je trouve un bœuf. Les chérubins, +c'est vrai, sont des bœufs ailés. Mais, dis-moi, +beau bœuf qui pâtures... Il se peut que +ta bonhomie détienne une part de la science de +ces animaux qui font partie d'une des plus +nobles hiérarchies célestes. Dis-moi, ne s'est-elle +point perpétuée dans ta race, la tradition +de Noël? Ne t'honores-tu pas qu'un des tiens +ait réchauffé de son souffle l'enfant dans sa +crèche? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, noble +animal créé à l'image des chérubins, sais-tu +où est l'or des Rois Mages? Je cherche ce trésor +qui me fera riche d'une fortune sacrée. Ô +bœuf, mon seul espoir, réponds! J'ai interrogé +les ânes, mais ils ne sont que des bêtes, et ne +sont l'image de rien de céleste. Hélas! ces +énergiques animaux ne savent qu'une réponse: +la rauque affirmation germanique.</p> + +<p>C'était une fin de crépuscule. Dans les maisons +lointaines les lampes s'allumaient. Des +villages luisaient à la ronde. Le bœuf tourna +la tête lentement et beugla.</p> + +<hr> + + +<p>À Hildesheim, Ilse, confiante, recevait de +son cousin des lettres enthousiastes et amoureuses. +Elle et ses parents supposaient qu'Egon +était sur le point de faire fortune.</p> + +<p>Ce fut l'hiver, la neige tomba, tiède d'aspect +comme le duvet des cygnes. Les bonshommes sculptés +des maisons en étaient eux-mêmes +recouverts et avaient l'air de grelotter. Ce fut +Noël avec ses arbres lumineux autour desquels +on chante:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre</span><br> + <span class="i2">Qui soit sur la terre.</span><br> + <span class="i0">Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux,</span><br> + <span class="i2">Quand ses fleurettes luisent,</span><br> + <span class="i2">Quand ses fleurettes luisent,</span><br> + <span class="i4">Oui, luisent!</span><br> + </div> +</div> + +<hr> + + +<p>Un matin de gel, où les traîneaux glissaient +dans la petite ville, arriva une lettre timbrée +de Dresde, où habitaient les parents d'Egon. +Le père d'Ilse ne trouvant pas ses lunettes, ce +fut elle qui lut la lettre à haute voix. La missive +était triste et courte. Le père d'Egon +racontait que son fils était devenu fou par +amour. Il racontait l'histoire du trésor des Rois +Mages que son fils voulait à tout prix, puis ses +fureurs qui l'avaient fait interner dans un asile, +et que, dans sa folie, il ne cessait de répéter +le nom de sa cousine.</p> + +<p>À la suite de cette lettre, Ilse commença de +dépérir rapidement. Ses joues s'émacièrent, +ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent plus d'éclat. +Elle cessa tous travaux de ménage ou d'aiguille. +Elle passait tout son temps au piano ou rêvait. +Puis, vers le milieu de février, elle dut s'aliter.</p> + +<hr> + + +<p>À la même époque, une nouvelle émut tous +les habitants de Hildesheim. Le rosier millénaire, +témoin miraculeux de la fondation de la +ville, se mourait de froid et de vieillesse. +Derrière la cathédrale, dans le cimetière clos +où il grimpe, son bois antique se desséchait. +Tout le monde se désola. La municipalité eut +recours aux jardiniers les plus habiles. Tous +se déclaraient impuissants à le faire revivre. +Enfin, il en vint un, de Hanovre, qui entreprit +la cure. Il mit en œuvre les ressources les +plus savantes de son art. Et, un matin de commencement +de mars, ce fut une grande joie +dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait en +sa félicitant:</p> + +<p>—Le rosier est ressuscité. Le jardinier de +Hanovre lui a rendu la vie au moyen de sang +de bœuf savamment employé.</p> + +<hr> + + +<p>Ce même matin, les parents d'Ilse pleuraient +auprès du cercueil de leur fille morte par +amour. Quand on emporta la bière couverte +d'un drap blanc, les bonshommes découpés et +peints, qui, couverts de neige, grelottaient sur +la façade de la vieille maison, semblaient sangloter:</p> + +<p>—<i>Ringel, Ringel, Reihe</i>. Adieu, Ilse, pour +toujours. Adieu, tes péchés vertueux et tes +vertus moins belles que toi. Adieu, pour toujours.</p> + +<p>Devant le convoi, un régiment passa. Les +tambours et les fifres sonnaient une musique +légère et triste. Des femmes disaient, en s'inclinant:</p> + +<p>—On a ressuscité le rosier légendaire, mais +l'on enterre la Rose de Hildesheim.</p> + + + + +<h2><a name="ch11" href="#t11">LES PÈLERINS PIÉMONTAIS</a></h2> + + +<p>Les pèlerins débouchaient de tous les chemins. +Il en venait d'essoufflés, qui avaient +grimpé par la rude côte de la Trinité-Victor. +Des paysannes arrivaient de Peille et portaient, +posés sur un coussinet au-dessus de leur tête, +des paniers pleins d'œufs. Elles marchaient très +droites, ne remuant qu'imperceptiblement la +tête, pour suivre les oscillations de leur fardeau +et le maintenir en équilibre. De leurs +mains restées libres, elles tricotaient. Un vieux +paysan, rasé, avait au bras un coffin plein de +galettes saupoudrées de bonbons à l'anis. Il +avait vendu une partie de sa marchandise en +route et marchait péniblement en fumant sa +pipe. Des paysannes riches étaient assises sur +leurs mules au sabot assuré. Des filles se donnaient +le bras et égrenaient le rosaire. Elles +étaient coiffées de ces chapeaux de paille, +presque plats, particuliers aux femmes du +comté de Nice et pareils à ceux que portaient +les dames grecques, comme on peut voir aux +statuettes de Tanagre. Quelques-unes avaient +cueilli des branches d'olivier dont elles s'éventaient. +D'autres marchaient derrière leur mule +qu'elles tenaient par la queue. Elles avaient +chargé leurs bêtes de présents pour les moines: +paniers de figues, barils d'huile, sang caillé +d'agneau.</p> + +<p>Des troupes de pèlerins élégants, des demoiselles +à robes de foulard, des bandes d'Anglais +arrivaient de Monaco. Il y avait aussi des croupiers +farauds et des groupes de filles monégasques, +minaudières et diaprées. Les simples +curieux se dirigeaient d'abord vers une des +auberges qui font face au couvent de Laghet +pour s'y rafraîchir et commander le repas de +midi. Les pèlerins sincères allaient de suite +au couvent. Les valets des auberges emmenaient +les mules à l'écurie. Les pèlerins, +hommes et femmes, entraient dans le cloître et +se mêlaient à la foule des premiers arrivés, qui, +depuis l'aube, tournaient lentement en psalmodiant +le rosaire et en regardant les innombrables +ex-voto suspendus dans le cloître.</p> + +<hr> + + +<p>Galerie riche d'anonymes seulement, ce +cloître de Laghet, et mystérieuse.</p> + +<p>La gaucherie, émerveillée et minutieuse, de +l'art primitif qui règne ici a de quoi toucher +ceux même qui n'ont pas la foi. Il y a là des +tableaux de tous genres, le portrait seul n'y a +point de place. Tous les envois sont exposés à +perpétuité. Il suffit que la peinture commémore +un miracle dû à l'intervention de Notre-Dame +de Laghet.</p> + +<p>Tous les accidents possibles, les maladies +fatales, les douleurs profondes, toutes les +misères humaines y sont dépeintes naïvement, +dévotement, ingénument...</p> + +<p>La mer déchaînée ballotte une pauvre coque +démâtée sur laquelle est agenouillé un homme +plus grand que le vaisseau. Tout semble perdu, +mais la Vierge de Laghet veille dans un nimbe +de clarté, au coin du tableau. Le dévot fut +sauvé. Une inscription italienne l'atteste. +C'était en 1811...</p> + +<p>... Une voiture emportée par des chevaux +indociles roule dans un précipice. Les voyageurs +périront, fracassés, sur les rochers. Marie +veille au coin du tableau dans le nimbe lumineux. +Elle mit des broussailles aux flancs du +précipice. Les voyageurs s'y accrochèrent et, +par la suite, suspendirent ce tableau dans le +cloître de Laghet, en reconnaissance. C'était +en 1830...</p> + +<p>Et toujours: en 1850, en 1860, chaque +année, chaque mois, presque chaque jour des +aveugles virent, des muets parlèrent, des phtisiques +survécurent grâce à la dame de Laghet +qui sourit doucement nimbée de jaune au coin +des tableaux...</p> + +<hr> + + +<p>Vers dix heures, on entendit des chants italiens. +Les pèlerins piémontais arrivaient, las, +mais courageux et fervents.</p> + +<p>Leurs pieds nus étaient chaussés de poussière. +Les yeux brillaient dans les faces maigres +et énergiques. Les femmes avaient attaché des +feuilles de figuier sur leur tête pour se garantir +du soleil de juillet. Quelques-unes mordaient +des morceaux de <i>polenta</i> sur lesquels se +posaient les tourbillons de mouches soulevées +sur leur passage. Des enfants teigneux grignotaient +des caroubes ramassées en route. Les +Piémontais arrivaient en bandes compactes et +interminables. Comme ils étaient gueux, ils +venaient à pied du fond de leurs provinces. +Tous, hommes et femmes, portaient au-dessus +de leurs vêtements le scapulaire brun du Mont-Carmel. +La plupart chantaient. Un gars que la +pelade avait rendu chauve comme César, serrait +entre ses dents une guimbarde qu'il tenait +de la main gauche, tandis que de la droite il +faisait vibrer son instrument pour accompagner +le cantique.</p> + +<p>Ceux qui étaient sains portaient les malades +à tour de rôle. Un vieillard marchait courbé +sous le poids d'un jeune homme, dont les +deux jambes avaient été broyées en quelque +accident. Il semblait évident qu'aussi puissante +fût-elle, Marie ne lui rendrait pas ses +jambes. Mais qu'importe au croyant? La Foi +est aveugle.</p> + +<p>Une fille d'une beauté non pareille, mais +dont le visage très pale était semé de taches de +rousseur, était portée sur un brancard par sa +mère et son frère.</p> + +<p>Des béquillards sautillaient de-ci, de-là.</p> + +<p>À la vue du couvent et au son des cloches +que les moines mirent en branle à ce moment, +les Piémontais sentirent leur courage renaître. +Leurs chants devinrent plus ardents. Leurs +supplications montèrent plus ferventes vers la +Vierge, dont le nom revenait toujours comme +une litanie:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i lang="la">Santa Maria...</i></span><br> + </div> +</div> + +<p>Leurs yeux se levaient au ciel, peut-être en +l'espoir d'y voir paraître, en haut, à gauche ou +à droite, comme au coin des tableaux votifs, la +Vierge de Laghet, nimbée de soleil. Mais le ciel +latin restait pur.</p> + +<p>En arrivant devant l'église, un homme poussa +un cri lamentable et s'abattit en vomissant des +flots de sang.</p> + +<p>Dans le cloître, une femme tomba en une +crise d'épilepsie navrante.</p> + +<p>Les pèlerins chantaient. Ils firent dix fois le +tour du cloître. Lorsque vint l'heure de la grand'messe, +ils entrèrent dans l'église éblouissante +d'ors et de flammes de cierges. Les pèlerins +humaient avec délices l'odeur d'encens et de +cire. Ils s'émerveillaient pieusement des balcons +dorés, des colonnes à torsardes, de tout +le luxe en stuc du style jésuite.</p> + +<p>Un enfant, porté dans les bras de sa mère, +criait en tendant les mains vers les navires, +les béquilles, les cœurs d'or ou d'argent suspendus +aux parois de la nef et du chœur. +L'enfant prenait ces ex-votos pour des jouets. +Tout-à-coup il se mit à crier: «Bambola» en +agitant ses petits bras vers la Vierge miraculeuse, +qui, engoncée dans une robe raide de +velours chargé de pierreries, souriait sur l'autel. +L'enfant pleurait et criait «Bambola», c'est-à-dire +<i>poupée</i>, car le simulacre prodigieux et +honorable n'est pas autre chose.</p> + +<hr> + + +<p>Le chœur s'emplit de moines. L'un d'eux +vêtu d'habits sacerdotaux monta à l'autel. Les +pèlerins et les moines chantèrent à l'unisson. +L'accent des moines était pareil à celui des +pèlerins venus à pied du Piémont, le matin.</p> + +<p>Il y avait de vieux Carmes courbés, dont la +voix chevrotait pour répondre, lorsque l'officiant +disait: <i>Dominous vobiscoum</i>.</p> + +<p>Il y en avait de jeunes, qui, certainement, +n'avaient pas encore prononcé de vœux perpétuels.</p> + +<p>L'un, grand, fort, et qui portait une couronne +de cheveux bruns et drus autour du crâne rasé, +se tourna un instant face à la nef où la fille +qu'on avait portée sur le brancard se dressa +soudain, criant:</p> + +<p>—Amedeo! Amedeo! puis retomba, épuisée.</p> + +<p>Sa mère et son frère s'empressèrent autour +d'elle, tandis que des pèlerins chuchotaient:</p> + +<p>—Un miracle! un miracle! L'Apollonia qui, +depuis trois ans, ne s'est tenue debout vient de +se dresser.</p> + +<p>Dans le chœur, le moine avait tressailli et +brusquement s'était détourné. Les chants +avaient cessé. C'était l'instant de l'élévation, +tous ceux qui le pouvaient s'étaient agenouillés. +Dans le silence, on entendait distinctement le +garçon aux jambes coupées implorer un miracle. +Sa voix jeune vibrait en paroles ferventes. +Les mots piémontais sonnaient fièrement, concis +et distincts:</p> + +<p>—Je te le demande, Vierge sainte! moi +pauvre estropié, moi, le <i>caganido</i> (excrément +du nid), guéris-moi! Rends-moi mes deux +jambes afin que je puisse gagner ma vie.</p> + +<p>Alors la voix devenait dure et impérieuse:</p> + +<p>—M'entends-tu? m'entends-tu? guéris-moi!</p> + +<p>Et cela continuait en hoquets blasphématoires, +en imprécations hurlées:</p> + +<p>—Guéris-moi! <i>sacramento</i>! ou je te casserai +la gueule!</p> + +<p>À ce moment, la clochette qui tinta fit s'incliner +les fronts, tandis que le prêtre élevait +l'hostie. L'estropié continuait ses prières mêlées +de blasphèmes. La clochette sonna pour la troisième +fois. Alors on cria de nouveau:</p> + +<p>—Amedeo! Amedeo!</p> + +<p>Et les pèlerins, relevant vivement la tête, +virent l'Apollonia retomber sur son brancard.</p> + +<p>Dans le chœur, le moine se dressa. Il ouvrit +la grille et s'avança vers la malade, qui murmurait +encore:</p> + +<p>—Amedeo! Amedeo!</p> + +<p>Il lui demanda durement en son dialecte:</p> + +<p>—Que veux-tu?</p> + +<p>Elle répondit:</p> + +<p>—<i>Basmé</i>... (Embrasse-moi)...</p> + +<p>Le moine tremblait, les larmes lui vinrent +aux paupières. La mère d'Apollonia le regarda +craintivement et lui dit en montrant sa fille:</p> + +<p>—Elle est malade.</p> + +<p>Et elle insistait:</p> + +<p>—Malade! malade! <i>Marota! marota!</i></p> + +<p>Apollonia épuisée le regardait et murmurait:</p> + +<p>—<i>Basmé</i> Amedeo! Depuis que tu es parti, +les jours furent obscurs comme dans la gueule +du loup.</p> + +<p>Sa mère répéta le dernier membre de phrase:</p> + +<p>—... <i>Schïr cmé'n bucca a u luv</i>.</p> + +<p>Penché sur la malade, le moine l'embrassa +doucement en disant:</p> + +<p>—Apollonia...</p> + +<p>Tandis qu'elle murmurait:</p> + +<p>—Amedeo...</p> + +<p>La mère dit:</p> + +<p>—Amedeo, tu peux encore quitter le couvent. +Reviens avec nous. Elle mourra sans toi.</p> + +<p>Il répétait:</p> + +<p>—Apollonia...</p> + +<p>Puis, se dressant, décidé, il souleva sa cuculle, +la fit passer par-dessus la tête et la laissa +tomber. Il dénoua sa cordelière, déboutonna le +froc, s'en dévêtit et apparut comme un rude +ouvrier piémontais, en tricot et pantalon de +velours bleu soutenu par la ceinture de laine +rouge.</p> + +<p>Dans le fond de l'église, on entendait les +rires étouffés des filles monégasques, on distinguait +les mots de: «<i>Piafou! Piafi!</i>» qui désignent +les Piémontais.</p> + +<p>L'enfant qui voulait la Vierge pour poupée +pleurait. Sa mère le grondait à haute voix +parce qu'elle ne voyait plus à son cou le ruban +maintenant la main fermée en corail qui protège +les enfants contre les sorts.</p> + +<p>Le moine regardait les pèlerins. Il se sentait +leur frère, vêtu comme eux et parlant leur dialecte. +Tous le contemplaient extasiés, chuchotant:</p> + +<p>—Le miracle...</p> + +<p>Il fit signe au frère d'Apollonia. Les deux +hommes se baissèrent pour soulever le brancard.</p> + +<p>L'estropié hurlait:</p> + +<p>—Sacramento! guéris-moi! canaille! +chienne! ou je te crache au visage.</p> + +<p>Amédée prononça tout haut:</p> + +<p>—Venez, vous autres, retournons en Piémont.</p> + +<p>Et portant le brancard, il sortit suivi de la +foule des pèlerins qui criaient:</p> + +<p>—Miracle.</p> + +<p>Dehors, Apollonia, les yeux hagards, se dressant +sur le brancard, haleta:</p> + +<p>—<i>Basmé!</i> Amedeo!</p> + +<p>Il posa le brancard sur le sol et s'agenouilla. +Elle prit sa main, et retomba inerte. Il l'embrassa, +éperdu, disant de petits mots tendres. +Un médecin venu au pèlerinage par curiosité +s'approcha, examina la pauvre fille et déclara:</p> + +<p>—C'est fini, elle est morte.</p> + +<p>Amédée se dressa, livide. Il regarda les Piémontais +qui se taisaient consternés. Puis, levant +son poing vers le ciel très bleu, il s'écria:</p> + +<p>—Frères chrétiens, le monde est mal fait!</p> + +<p>Et il rentra dans le cloître, pour toujours...</p> + +<hr> + + +<p>Les femmes faisaient des signes de croix, +les hommes répétaient l'exclamation douloureuse +du moine, en hochant la tête:</p> + +<p>—<i>Fradei cristiang, ir mund l'é mal fâa</i>.</p> + +<p>La mère écartait les mouches qui venaient +aux yeux et sur la bouche de la morte. Les +mules piaffaient dans les écuries. Des auberges +venait le bruit de la vaisselle entrechoquée. +Dans le cloître, on chantait toujours la litanie +attristante dominée par le nom de la Vierge:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i lang="la">Santa Maria...</i></span><br> + </div> +</div> + +<p>De nouveaux pèlerins arrivaient. D'autres +s'en allaient joyeux et ceinturés d'un grand +rosaire, à grains gros comme des noix. Dans les +futaies, assez loin, un coucou faisait entendre, +à intervalles réguliers, sa double note paisible +et invariable...</p> + + + + +<h2><a name="ch12" href="#t12">LA DISPARITION D'HONORÉ SUBRAC</a></h2> + + +<p>En dépit des recherches les plus minutieuses, +la police n'est pas arrivée à élucider le +mystère de la disparition d'Honoré Subrac.</p> + +<p>Il était mon ami, et comme je connaissais la +vérité sur son cas, je me fis un devoir de +mettre la justice au courant de ce qui s'était +passé. Le juge qui recueillit mes déclarations +prit avec moi, après avoir écouté mon récit, un +ton de politesse si épouvantée que je n'eus +aucune peine à comprendre qu'il me prenait +pour un fou. Je le lui dis. Il devint plus poli +encore, puis, se levant, il me poussa vers la +porte, et je vis son greffier, debout, les poings +serrés, prêt à sauter sur moi si je faisais le +forcené.</p> + +<p>Je n'insistai pas. Le cas d'Honoré Subrac +est, en effet, si étrange que la vérité paraît +incroyable. On a appris par les récits des journaux +que Subrac passait pour un original. +L'hiver comme l'été, il n'était vêtu que d'une +houppelande et n'avait aux pieds que des pantoufles. +Il était fort riche, et, comme sa tenue +m'étonnait, je lui en demandai un jour la raison:</p> + +<p>—C'est pour être plus vite dévêtu, en cas de +nécessité, me répondit-il. Au demeurant, on +s'accoutume vite à sortir peu vêtu. On se passe +fort bien de linge, de bas et de chapeau. Je vis +ainsi depuis l'âge de vingt-cinq ans et je n'ai +jamais été malade.</p> + +<p>Ces paroles, au lieu de m'éclairer, aiguisèrent +ma curiosité.</p> + +<p>—Pourquoi donc, pensai-je, Honoré Subrac +a-t-il besoin de se dévêtir si vite?</p> + +<p>Et je faisais un grand nombre de suppositions...</p> + +<hr> + + +<p>Une nuit que je rentrais chez moi—il +pouvait être une heure, une heure un quart—j'entendis +mon nom prononcé à voix basse. Il +me parut venir de la muraille que je frôlais. Je +m'arrêtai désagréablement surpris.</p> + +<p>—N'y a-t-il plus personne dans la rue? reprit +la voix. C'est moi, Honoré Subrac.</p> + +<p>—Où êtes-vous donc? m'écriai-je, en regardant +de tous côtés sans parvenir à me faire une +idée de l'endroit où mon ami pouvait se cacher.</p> + +<p>Je découvris seulement sa fameuse houppelande +gisant sur le trottoir, à côté de ses non +moins fameuses pantoufles.</p> + +<p>—Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité a +forcé Honoré Subrac à se dévêtir en un clin +d'œil. Je vais enfin connaître un beau mystère.</p> + +<p>Et je dis à haute voix:</p> + +<p>—La rue est déserte, cher ami, vous pouvez +apparaître.</p> + +<p>Brusquement, Honoré Subrac se détacha en +quelque sorte de la muraille contre laquelle je +ne l'avais pas aperçu. Il était complètement nu +et, avant tout, il s'empara de sa houppelande +qu'il endossa et boutonna le plus vite qu'il +put. Il se chaussa ensuite et, délibérément, me +parla en m'accompagnant jusqu'à ma porte.</p> + +<hr> + + +<p>—Vous avez été étonné! dit-il, mais vous +comprenez maintenant la raison pour laquelle +je m'habille avec tant de bizarrerie. Et cependant +vous n'avez pas compris comment j'ai pu +échapper aussi complètement à vos regards. +C'est bien simple. Il ne faut voir là qu'un phénomène +de mimétisme... La nature est une +bonne mère. Elle a départi à ceux de ses +enfants que des dangers menacent, et qui sont +trop faibles pour se défendre, le don de se confondre +avec ce qui les entoure... Mais, vous +connaissez tout cela. Vous savez que les papillons +ressemblent aux fleurs, que certains +insectes sont semblables à des feuilles, que le +caméléon peut prendre la couleur qui le dissimule +le mieux, que le lièvre polaire est devenu +blanc comme les glaciales contrées où, couard +autant que celui de nos guérets, il détale +presque invisible.</p> + +<p>C'est ainsi que ces faibles animaux échappent +à leurs ennemis par une ingéniosité instinctive +qui modifie leur aspect.</p> + +<p>Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse, +moi, qui suis peureux et qui me sens incapable +de me défendre dans une lutte, je suis semblable +à ces bêtes: je me confonds à volonté et +par terreur avec le milieu ambiant.</p> + +<p>J'ai exercé pour la première fois cette +faculté instinctive, il y a un certain nombre +d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et, généralement, +les femmes me trouvaient avenant et +bien fait. L'une d'elles, qui était mariée, me +témoigna tant d'amitié que je ne sus point +résister. Fatale liaison!... Une nuit, j'étais chez +ma maîtresse. Son mari, soi-disant, était parti +pour plusieurs jours. Nous étions nus comme +des divinités, lorsque la porte s'ouvrit soudain, +et le mari apparut un revolver à la main. Ma +terreur fut indicible, et je n'eus qu'une envie, +lâche que j'étais et que je suis encore: celle de +disparaître. M'adossant au mur, je souhaitai me +confondre avec lui. Et l'événement imprévu se +réalisa aussitôt. Je devins de la couleur du +papier de tenture, et mes membres, s'aplatissant +dans un étirement volontaire et inconcevable, +il me parut que je faisais corps avec le mur et +que personne désormais ne me voyait. C'était +vrai. Le mari me cherchait pour me faire mourir. +Il m'avait vu, et il était impossible que je +me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tournant +sa rage contre sa femme, il la tua sauvagement +en lui tirant six coups de revolver +dans la tête. Il s'en alla ensuite, pleurant +désespérément. Après son départ, instinctivement, +mon corps reprit sa forme normale et sa +couleur naturelle. Je m'habillai, et parvins a +m'en aller avant que personne ne fût venu... +Cette bienheureuse faculté, qui ressortit au +mimétisme, je l'ai conservée depuis. Le mari, +ne m'ayant pas tué, a consacré son existence à +l'accomplissement de cette tâche. Il me poursuit +depuis longtemps à travers le monde, et je +pensais lui avoir échappé en venant habiter à +Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques +instants avant votre passage. La terreur me +faisait claquer des dents. Je n'ai eu que le +temps de me dévêtir et de me confondre avec +la muraille. Il a passé près de moi, regardant +curieusement cette houppelande et ces pantoufles +abandonnées sur le trottoir. Vous voyez +combien j'ai raison de m'habiller sommairement. +Ma faculté mimétique ne pourrait pas +s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde. +Je ne pourrais pas me déshabiller assez vite +pour échapper à mon bourreau, et il importe, +avant tout, que je sois nu, afin que mes vêtements, +aplatis contre la muraille, ne rendent +pas inutile ma disparition défensive.</p> + +<p>Je félicitai Honoré Subrac d'une faculté dont +j'avais les preuves et que je lui enviais...</p> + +<hr> + + +<p>Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et +je me surprenais, à tout propos, tendant ma +volonté dans le but de modifier ma forme et +ma couleur. Je tentai de me changer en autobus, +en Tour Eiffel, en Académicien, en +gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains. +Je n'y étais pas. Ma volonté n'avait pas assez +de force, et puis il me manquait cette sainte +terreur, ce formidable danger qui avait réveillé +les instincts d'Honoré Subrac...</p> + +<hr> + + +<p>Je ne l'avais point vu depuis quelque temps, +lorsqu'un jour, il arriva affolé:</p> + +<p>—Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me +guette partout. J'ai pu lui échapper trois fois +en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai peur, +cher ami.</p> + +<p>Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai +de le lui dire.</p> + +<p>—Il ne vous reste qu'une chose à faire, +déclarai-je. Pour échapper à un ennemi aussi +impitoyable: partez! Cachez-vous dans un village. +Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous +vers la gare la plus proche.</p> + +<p>Il me serra la main en disant:</p> + +<p>—Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai +peur!</p> + +<hr> + + +<p>Dans la rue, nous marchâmes en silence. +Honoré Subrac tournait constamment la tête, +d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri +et se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande +et de ses pantoufles. Et je vis qu'un +homme arrivait derrière nous en courant. J'essayai +de l'arrêter. Mais il m'échappa. Il tenait +un revolver qu'il braquait dans la direction +d'Honoré Subrac. Celui-ci venait d'atteindre +un long mur de caserne et disparut comme par +enchantement.</p> + +<p>L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, poussant +une exclamation de rage, et, comme pour +se venger du mur qui semblait lui avoir ravi +sa victime, il déchargea son revolver sur le +point où Honoré Subrac avait disparu. Il s'en +alla ensuite, en courant...</p> + +<p>Des gens se rassemblèrent, des sergents de +ville vinrent les disperser. Alors, j'appelai mon +ami. Mais il ne me répondit pas.</p> + +<p>Je tâtai la muraille, <i>elle était encore tiède</i>, +et je remarquai que, des six balles de revolver, +trois avaient frappé à la hauteur <i>d'un cœur +d'homme</i>, tandis que les autres avaient éraflé +le plâtre, plus haut, là où il me sembla distinguer +vaguement, vaguement, les contours d'un +visage.</p> + + + + +<h2><a name="ch13" href="#t13">LE MATELOT D'AMSTERDAM</a></h2> + + +<p>Le brick hollandais, l'<i>Alkmaar</i>, revenait de +Java, chargé d'épices et d'autres matières précieuses.</p> + +<p>Il fit escale à Southampton, et les matelots +eurent permission de descendre à terre.</p> + +<p>L'un d'eux, Hendrijk Wersteeg, emportait +un singe sur l'épaule droite, un perroquet sur +l'épaule gauche, et, en bandoulière, un ballot +de tissus indiens qu'il avait l'intention de +vendre dans la ville ainsi que ses animaux.</p> + +<p>On était au commencement du printemps, et +la nuit tombait encore de bonne heure. Hendrijk +Wersteeg marchait d'un bon pas dans les rues +un peu brumeuses que la lumière du gaz +n'éclairait qu'à peine. Le matelot pensait à son +prochain retour à Amsterdam, à sa mère qu'il +n'avait pas vue depuis trois ans, à sa fiancée +qui l'attendait à Monikendam. Il supputait +l'argent qu'il retirerait de ses animaux et de ses +étoffes, et il cherchait la boutique où il pourrait +vendre ces marchandises exotiques.</p> + +<p>Dans Above Bar Street, un monsieur très +correctement mis l'aborda, en lui demandant +s'il cherchait un acheteur pour son perroquet:</p> + +<p>—Cet oiseau, dit-il, ferait bien mon affaire. +J'ai besoin de quelqu'un qui me parle sans que +j'aie à lui répondre, et je vis tout seul.</p> + +<p>Comme la plupart des matelots hollandais, +Hendrijk Wersteeg parlait l'anglais. Il fit son +prix qui convint à l'inconnu.</p> + +<p>—Suivez-moi, dit ce dernier. J'habite assez +loin. Vous mettrez vous-même le perroquet +dans une cage que j'ai chez moi. Vous déballerez +vos étoffes, et peut-être en trouverai-je à +mon goût.</p> + +<p>Tout heureux de l'aubaine, Hendrijk Wersteeg +s'en alla avec le gentleman, auquel, dans +l'espoir de le lui vendre aussi, il fit, en route, +l'éloge de son singe, qui était, disait-il, d'une +race fort rare, une de celles dont les individus +résistent le mieux au climat de l'Angleterre et +qui s'attachent le plus à leur maître.</p> + +<p>Mais, bientôt, Hendrijk Wersteeg cessa de +parler. Il dépensait ses paroles en pure perte, +car l'inconnu ne lui répondait pas et ne semblait +même point l'écouter.</p> + +<p>Ils continuèrent leur route en silence, l'un à +côté de l'autre. Seuls, regrettant leurs forêts +natales, aux tropiques, le singe, effrayé dans +la brume, poussait parfois un petit cri semblable +au vagissement d'un enfant nouveau-né, +le perroquet battait des ailes.</p> + +<p>Au bout d'une heure de marche, l'inconnu +dit brusquement:</p> + +<p>—Nous approchons de chez moi.</p> + +<p>Ils étaient sortis de la ville. La route était +bordée de grands parcs, clos de grilles; de +temps en temps brillaient, à travers les arbres, +les fenêtres éclairées d'un cottage, et l'on +entendait, à intervalles, dans le lointain, le +cri sinistre d'une sirène, en mer.</p> + +<p>L'inconnu s'arrêta devant une grille, tira de +sa poche un trousseau de clefs, et ouvrit la porte +qu'il referma après que Hendrijk l'eut franchie.</p> + +<p>Le matelot était impressionné, il distinguait +à peine, dans le fond d'un jardin, une petite +villa d'assez bonne apparence, mais dont les +persiennes fermées ne laissaient passer aucune +lumière.</p> + +<p>L'inconnu silencieux, la maison sans vie, +tout cela était assez lugubre. Mais Hendrijk se +souvint que l'inconnu habitait seul:</p> + +<p>—C'est un original! pensa-t-il, et comme +un matelot hollandais n'est pas assez riche +pour qu'on l'attire dans le but de le dévaliser, +il eut honte de son moment d'anxiété.</p> + +<hr> + + +<p>—Si vous avez des allumettes, éclairez-moi, +dit l'inconnu en introduisant une clef +dans la serrure qui fermait la porte du cottage.</p> + +<p>Le matelot obéit, et, dès qu'ils furent à l'intérieur +de la maison, l'inconnu apporta une +lampe, qui éclaira bientôt un salon meublé avec +goût.</p> + +<p>Hendrijk Wersteeg était complètement rassuré. +Il nourrissait déjà l'espoir que son bizarre +compagnon lui achèterait une bonne partie de +ses étoffes.</p> + +<p>L'inconnu, qui était sorti du salon, revint +avec une cage:</p> + +<p>—Mettez-y votre perroquet, dit-il, je ne le +placerai sur un perchoir que lorsqu'il sera +apprivoisé et saura dire ce que je veux qu'il dise.</p> + +<p>Puis, après avoir fermé la cage où l'oiseau +s'effarait, il pria le matelot de prendre la lampe +et de passer dans la pièce voisine où se trouvait, +disait-il, une table commode pour y étaler +des étoffes.</p> + +<p>Hendrijk Wersteeg obéit et alla dans la +chambre qui lui était indiquée. Aussitôt, il +entendit la porte se refermer derrière lui, la +clef tourna. Il était prisonnier.</p> + +<p>Interdit, il posa la lampe sur la table et voulut +se ruer contre la porte pour l'enfoncer. +Mais une voix l'arrêta.</p> + +<p>—Un pas et vous êtes mort, matelot!</p> + +<p>Levant la tête, Hendrijk vit par une lucarne +qu'il n'avait pas encore aperçue, le canon +d'un revolver braqué sur lui. Terrifié, il s'arrêta.</p> + +<p>Il n'y avait pas à lutter, son couteau ne pouvait +lui servir dans la circonstance; un revolver +même eût été inutile. L'inconnu qui le +tenait à sa merci s'abritait derrière le mur, à +côté de la lucarne d'où il surveillait le matelot, +et où passait seule la main qui braquait +le revolver.</p> + +<p>—Écoutez-moi bien, dit l'inconnu, et obéissez. +Le service forcé que vous allez me rendre +sera récompensé. Mais vous n'avez pas le choix. +Il faut m'obéir sans hésiter, sinon je vous +tuerai comme un chien. Ouvrez le tiroir de la +table... Il y a là un revolver à six coups, chargé +de cinq balles... Prenez-le.</p> + +<p>Le matelot hollandais obéissait presque inconsciemment. +Le singe, sur son épaule poussait +des cris de terreur et tremblait. L'inconnu +continua:</p> + +<p>—Il y a un rideau au fond de la chambre. +Tirez-le.</p> + +<p>Le rideau tiré, Hendrijk vit une alcôve, dans +laquelle, sur un lit, pieds et mains liés, +bâillonnée, une femme le regardait avec des +yeux pleins de désespoir.</p> + +<p>—Détachez les liens de cette femme, dit +l'inconnu, et ôtez-lui son bâillon.</p> + +<p>L'ordre exécuté, la femme, toute jeune et +d'une beauté admirable, se jeta à genoux du +côté de la lucarne en s'écriant:</p> + +<p>—Harry, c'est un guet-apens infâme! Vous +m'avez attirée dans cette villa pour m'y assassiner. +Vous prétendiez l'avoir louée afin que +nous y passions les premiers temps de notre +réconciliation. Je croyais vous avoir convaincu. +Je pensais que vous étiez finalement certain +que je n'ai jamais été coupable!... Harry! +Harry! je suis innocente!</p> + +<p>—Je ne vous crois pas, dit sèchement l'inconnu.</p> + +<p>—Harry, je suis innocente! répéta la jeune +dame d'une voix étranglée.</p> + +<p>—Ce sont vos dernières paroles, je les enregistre +avec soin. On me les répétera toute ma +vie. Et la voix de l'inconnu trembla un peu, +mais redevint ferme aussitôt: Car je vous +aime encore, ajouta-t-il, si je vous aimais moins, +je vous tuerais moi-même. Mais cela me serait +impossible, car je vous aime...</p> + +<p>Maintenant, matelot, si avant que je n'aie +compté jusqu'à dix, vous n'avez pas logé une +balle dans la tête de cette femme, vous tomberez +mort à ses pieds. Un, deux, trois...</p> + +<p>Et avant que l'inconnu eût eu le temps de +compter jusqu'à quatre, Hendrijk affolé, tira +sur la femme qui, toujours à genoux, le regardait +fixement. Elle tomba la face contre le sol. +La balle l'avait frappée au front. Aussitôt, un +coup de feu parti de la lucarne, vint frapper +le matelot à la tempe droite. Il s'affaissa contre +la table, tandis que le singe, poussant des cris +aigus d'épouvante, se cachait dans sa vareuse.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, des passants ayant entendu +des cris étranges venus d'un cottage de la banlieue +de Southampton, avertirent la police qui +arriva bientôt pour enfoncer les portes.</p> + +<p>On trouva les cadavres de la jeune dame et +du matelot.</p> + +<p>Le singe, sorti brusquement de la vareuse de +son maître, sauta au nez de l'un des policiers. Il +les effraya tous à un tel point, qu'ayant fait +quelques pas en arrière, ils l'abattirent à coups +de revolver avant d'oser approcher de nouveau.</p> + +<p>La justice informa. Il parut clair que le +matelot avait tué la dame et s'était suicidé +ensuite. Néanmoins, les circonstances du drame +paraissaient mystérieuses. Les deux cadavres +furent identifiés sans peine, et l'on se demanda +comment lady Finngal, femme d'un pair d'Angleterre, +s'était trouvée seule, dans une maison +de campagne isolée, avec un matelot arrivé la +veille à Southampton.</p> + +<p>Le propriétaire de la villa ne put donner +aucun renseignement propre à éclairer la justice. +Le cottage avait été loué, huit jours avant +le drame, à un soi-disant Collins, de Manchester, +qui d'ailleurs demeura introuvable. Ce +Collins portait des lunettes, il avait une longue +barbe rousse qui pouvait fort bien être fausse.</p> + +<p>Le lord arriva de Londres, en toute hâte. Il +adorait sa femme, et sa douleur faisait peine à +voir. Comme tout le monde, il ne comprenait +rien à cette affaire.</p> + +<p>Depuis ces événements, il s'est retiré du +monde. Il vit dans sa maison de Kensington, +sans autre compagnie qu'un domestique muet +et un perroquet qui répète sans cesse:</p> + +<p>—Harry, je suis innocente!</p> + + + + +<h2><a name="ch14" href="#t14">HISTOIRE D'UNE FAMILLE VERTUEUSE,<br> +D'UNE HOTTE ET D'UN CALCUL</a></h2> + + +<p>Un matin, à cinq heures, une insomnie +m'avait fait me lever et sortir. C'était la fin de +mars. Les rues bleuissaient, froides et désertes. +Des porteurs de journaux passaient. Les sous-sols +des boulangeries laissaient sortir la chaleur +de la dernière fournée, et des gens nus et +enfarinés gesticulaient, tachés de lueurs venues +du brasier. Je suivis le boulevard de Courcelles +et longeai le parc Monceau, à cette heure plein +de chants d'oiseaux et du mystère suscité par +l'étang que veille la colonnade ruinée, tandis +que les arbres élançaient le galbe de leurs fûts +et secouaient leur frondaison nouvelle.</p> + +<p>Un homme passa, tenant un crochet, une lanterne +sourde, et chargé d'une hotte. Je le suivis +et le vis s'approcher successivement de plusieurs +boîtes à ordures où il fouillait avec son +crochet. Après avoir visité quelques boîtes, +l'homme, voyant que je ne le quittais pas, se +retourna et souleva sa lanterne, qu'il darda sur +ma face afin de m'examiner. En même temps il +m'apostropha:</p> + +<p>—Voudriez-vous, me faire concurrence?</p> + +<p>—Dieu garde! m'écriai-je. Je suis seulement +curieux et voudrais vous accompagner afin de +visiter votre hotte sous votre surveillance, chez +vous.</p> + +<p>Il dit:</p> + +<p>—J'y consens. Mais ne me troublez pas, +suivez-moi sans rien dire.</p> + +<hr> + + +<p>J'obéis. Nous errâmes ainsi jusque vers neuf +heures du matin. Vers six heures, nous passâmes +aux Halles. Je vis, près de la fontaine +des Innocents, un homme vêtu de haillons +multicolores comme une mosaïque, agenouillé +devant un tas d'ordures, et cherchant des bribes +d'aliments putrides qu'il mangeait avidement. +Il était nu-tête et ses cheveux pendaient, roux +comme ceux d'un Christ. Vers sept heures et +demie, nous traversâmes le pont d'Austerlitz +et croisâmes un char plein de peaux de moutons +dont l'odeur m'épouvanta, bien que j'eusse +déjà flairé tant de tas d'ordures depuis l'aube.</p> + +<p>La hotte de mon compagnon étant pleine, +nous gagnâmes rapidement la place d'Italie, +puis nous sortîmes de Paris, car le chiffonnier +demeurait au Kremlin-Bicêtre.</p> + +<hr> + + +<p>Il me fit entrer dans sa bicoque donnant sur +un terrain vague. Cette demeure exhalait une +odeur nauséabonde. Le chiffonnier me présenta +sa famille. C'était d'abord sa femme enceinte, +dont le ventre soulevait la jupe presque jusqu'aux +genoux. Son mari l'excusa:</p> + +<p>—Elle est féconde, monsieur, et belle aussi. +Mais les vêtements ne lui sont pas avantageux. +Nue, son ventre s'arrondit comme une perle.</p> + +<p>Il cria:</p> + +<p>—Nicolas! et me dit: C'est mon fils.</p> + +<p>Nicolas, gars de treize ans, bien fait, peu +vêtu et débraillé comme un Attys, me fit des +courbettes. Je dis à son père:</p> + +<p>—Belle progéniture, mon compagnon, que +la vôtre: Nicolas vous fait honneur. Ses vêtements +ouverts montrent sa peau délicate que la +crasse orne d'ombres. Il est fait comme le +Prince, Charmant et</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Près des pyramides de Malpighi</span><br> + <span class="i0">La tour d'ivoire se dresse</span><br> + </div> +</div> + +<p>sainement, vertueusement.</p> + +<p>Puis, le chiffonnier fit venir une fille de +quinze ans, svelte, înelle, coiffée d'une énorme +tignasse huileuse. Cette fille s'appelait Geneviève. +Je la saluai lyriquement:</p> + +<p>—Ses cheveux distillent de l'huile comme +l'olive, mais sa peau, au contraire de celle de +la Truitonne du conte de fées, n'est pas huileuse. +Ses dents sont belles comme des gousses +d'ail. Ses yeux sont noirs comme les fruits du +micocoulier. Ses lèvres sont comme deux +tranches de bigarade et en ont peut-être la +saveur amère. Son fichu qui palpite écrase sans +raison les arbouses de ses seins. Mon compère, +mon compère, d'avoir une si belle famille, +vous êtes plus enviable qu'un empereur!</p> + +<p>Le chiffonnier sourit et dit glorieusement:</p> + +<p>—J'en descends. Je me nomme Pertinax +Restif, pour vous servir.</p> + +<p>—Quoi! m'écriai-je, descendriez-vous de cet +imprimeur trop vertueux, si vertueux qu'il en +paraissait abject? On le prit pour un domestique +le 21 mars 1756... Le saviez-vous? Il +était en gros bergopzom vert, à glands et brandebourgs, +avec un gros manchon d'ours, à ceinture +de poil... Il se promenait avec une femme, +une des seules qu'il eût traitée en sœur. Une +dame les appela et leur demanda: «Êtes-vous +gens de maison!...» Vous descendez de Restif +de La Bretonne et, comme lui, êtes vertueux!</p> + +<p>Le chiffonnier prit un air sévère, en disant:</p> + +<p>—Plus vertueux que lui!</p> + +<p>Je ne le crus pas, et pourtant j'ajoutai sérieusement:</p> + +<p>—Votre médiocrité n'a que ce qu'elle mérite. +Vous n'êtes que des chiffonniers.</p> + +<p>Pertinax Restif gesticula évasivement en +souriant narquoisement. Il fit quelques pas de +rigaudon, puis dit en me regardant dans le +blanc des yeux:</p> + +<hr> + + +<p>—Cette mode de baller est passée. Soit, mais +j'aime cette danse. La vertu n'est plus de mode, +soit! mais je l'aime... Je suis un Lyonnais, un +gône natif de la Croix-Rousse. Après mon service, +j'étais marchand d'habits. J'habitais la +montée du Tire-cul, où je revenais las, chaque +soir, pour avoir crié: «Marchand de pattes!» +depuis le matin, dans tous les quartiers. J'avais +une sœur, jolie boyaude qui gagnait trois francs +par jour. Nous étions orphelins et vivions +ensemble. Que voulez-vous? nous n'étions coureurs +ni l'un ni l'autre. La popotte, la famille, +un bon chez-soi... nous étions heureux, et le +bonheur engendre toute vertu. Le sang vertueux +de notre ancêtre nous cria de ne point +gâcher ce bonheur, d'être vertueux jusqu'au +bout. Nous fîmes l'amour. Les vieux habits, les +chapeaux rougis et éraillés ne rapportant pas +assez, je devins chiffonnier. Je fouillai les équevilles. +Des trouvailles me récompensaient parfois +de fouilles souvent infructueuses. Pourtant, +nous vînmes ici, au Kremlin-Bicêtre. Je +continuai mon métier, chaque matin. À Paris, +au lieu d'équevilles, je fouille les ordures: le +nom seul a changé. Et je vis heureusement, +vertueusement, élevant ces enfants que m'a +donnés mon épouse, ma sœur.</p> + +<hr> + + +<p>J'écoutai avec peine ce récit. Un malaise +indéfinissable faisait battre mes tempes, et +j'éprouvais un grand dégoût pour cette famille +et l'odeur de sa maison. La Thamar de Pertinax +Restif écoutait droite et les yeux hagards. Sa +face défigurée par le masque de la grossesse +s'allongeait comme celle d'une serve mal +nourrie. Sa lippe pendait, en signe atavique de +bonté, et, un peu de salive s'écoulant sans +mousser, dénotait un abrutissement honnête et +une vertu de chienne. Ses bras ballaient. À un +moment, elle souleva sa main droite pour +gratter sa tête peut-être pouilleuse. Je lui vis à +l'annulaire une vilaine bague dont le chaton +sertissait une opale: pierre de malheur, gemme +infâme, mélange immonde de pissat, de crachats, +de sperme et d'yeux écrasés. Les enfants, +pendant le récit de leur père, s'étaient mis à +pleurer. Ils avaient saisi ses mains et les baisaient +en les mouillant de leurs larmes. Devant +toute cette vertu, mon âme elle-même devint +douceâtre, mon cerveau s'emplit des idées les +plus médiocres. Des larmes montèrent à mes +paupières. Tout devint trouble, opalin, autour +de moi. Mais, par bonheur, des sanglots refoulés +ayant imprimé un roulis au ventre de la +Thamar, je souris, riotai, rigolai, et m'inclinai +débonnairement pour baiser la main +de cette femme qui, d'émotion, secouait sa +panse.</p> + +<p>Comme s'il eût craint une parturition soudaine, +Pertinax Restif regardait avec une sollicitude +inquiète ce ventre agité. Il murmurait +seulement:</p> + +<p>—Ventre sororal de mon épouse. Ô ma +perle... ma perle fine!</p> + +<p>Ce fut alors que cette femme sentimentale +prononça les seules paroles que j'aie entendues +d'elle:</p> + +<p>—Les perles meurent.</p> + +<p>Cette phrase me fit de nouveau venir la larme +à l'œil, tandis que Pertinax Restif déclamait à +faux ces vers qu'il avait certainement composés, +même le dernier:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">La mort nous posera dans le giron divin.</span><br> + <span class="i0">En attendant, vivons parmi les équevilles.</span><br> + <span class="i0">Vertu, ce mot sacré n'est peut-être pas vain,</span><br> + <span class="i0">Joignons donc nos vertus, ma sœur, mon fils, ma fille...</span><br> + <span class="i0">Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!</span><br> + </div> +</div> + +<p>Mes larmes se séchèrent instantanément. La +nudité du jeune Nicolas s'était apaisée. Je me +plus à répéter:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Près des pyramides de Malpighi,</span><br> + <span class="i0">La tour d'ivoire se dresse,</span><br> + <span class="i0">Mais penchée comme la tour de Pise.</span><br> + </div> +</div> + +<p>Puis, me tournant vers le chiffonnier:</p> + +<p>—Mon compère, mon compère, voilà où +vous ont mené votre vertu et celle de +M. Nicolas, votre ancêtre; vous n'êtes qu'un +chiffonnier, et pourtant vous descendez d'un +empereur.</p> + +<p>Pertinax Restif parut froissé, mais il rougit +d'orgueil en déclarant:</p> + +<p>—Je suis un patriarche.</p> + +<p>—Bien! insistai-je, patriarche! père de +famille! tu tiens à perpétuer la vertu. Mais vois! +Au début de la généalogie, un empereur; à la +fin, un chiffonnier content de son sort. Décemment +et vertueusement ton fils sera vidangeur. +Heureusement pour lui, ce métier n'existe plus +guère, et ce sont des machines qui vident les +fosses...</p> + +<p>Mais le reste d'orgueil de Pertinax Restif +l'empêcha de comprendre. Il reprit:</p> + +<p>—Oui, je descends d'un empereur, mais je +suis un patriarche.</p> + +<hr> + + +<p>Et, gravement, il alla tirer d'une armoire un +vieux coffret ciré, en bois de noyer. Il en tira +un vélin roulé à un cylindre de buis. Je +reconnus la généalogie établie par le père de +Restif de la Bretonne, et transcrite par celui-ci +dans l'introduction de <i>Monsieur Nicolas ou le +cœur humain dévoilé</i>. Le chiffonnier déroula +le vélin et en lut emphatiquement le début:</p> + +<blockquote> +<p>«Pierre Pertinax, autrement Restif, descend +en ligne directe de l'empereur Pertinax, +successeur de Commode, et auquel succéda +Didius Julianus, élu empereur parce qu'il fut +assez riche pour tenir l'enchère à laquelle les +soldats avaient mis le souverain pouvoir.</p> + +<p>«Or, l'empereur Helvius Pertinax eut un +fils posthume, aussi nommé Helvius Pertinax, +dont Caracalla ordonna la mort, uniquement +parce qu'il était fils d'un empereur. Mais, un +affranchi, qui portait le nom de son maître, +s'offrit généreusement aux assassins qu'il +trompa...»</p> +</blockquote> + +<p>Le chiffonnier s'interrompit. L'orgueil étincelait +dans ses yeux. Son épouse incestueuse, +et les enfants l'admiraient. Le relent de pourriture +qui flottait dans la maison devint +héroïque comme la puanteur d'un champ de +bataille. Je tirai mon mouchoir, me mouchai +bruyamment et déclarai péremptoirement:</p> + +<p>—Mon compagnon, mon compère, vous +m'avez promis de me laisser visiter votre hotte.</p> + +<p>Les faces redevinrent honnêtes, les odeurs +nauséabondes. Pertinax Restif roula le vélin +sur le cylindre de buis. Il alla ranger le coffret +dans l'armoire. Ensuite, il porta la hotte dans +le terrain vague. Je l'y suivis. Le butin de la +matinée fut répandu sur le sol. J'en examinai +chaque pièce, que je passais au fur et à mesure +à Pertinax Restif qui triait le tout.</p> + +<hr> + + +<p>Je trouvai: des timbres-poste oblitérés, +enveloppes de lettres, des boîtes d'allumettes, +des billets de faveur pour divers théâtres, une +cuiller de métal, sans valeur, du tulle illusion +froissé, des morceaux de balayeuses, des rubans +fanés, des mégots de cigares, des fleurs artificielles +flétries, un faux-col gauchi, des épluchures +de pommes de terre, des écorces +d'oranges, des pelures d'oignons, des épingles +à cheveux, des cure-dents, de petits écheveaux +emmêlés de cheveux, un vieux corset sur lequel +s'était collée une tranche de citron, un œil de +verre, une lettre froissée que je mis à part. Je +la transcris:</p> + + +<p>!sig «Monsieur et cher maître,</p> + +<p>«Excusez mon importunité. Mais, comme +vous êtes un peu la cause de mes déboires, j'ai +pensé que vous voudriez peut-être m'aider en +l'occurrence.</p> + +<p>«J'eusse préféré vous parler personnellement +et non par lettre, mais je sais que les grands +hommes sont difficiles à approcher:</p> + +<blockquote> +<p><i lang="la">Non licet omnibus adire Corinthum.</i></p> +</blockquote> + +<p>«Voici, Monsieur. J'étais élève dans le collège +que les Prémontrés tiennent à Saint-Cloud. +J'étais bon élève de seconde, plein de ce que +l'on nommait l'esprit de la maison. Malheureusement, +ou qui sait? heureusement, un externe +introduisit un de vos livres dans la boîte. C'était, +je m'en souviens, votre célèbre roman, dont +le titre est un nom latin francisé à la Corneille: +<i>Brute!</i> L'action de ce roman est située, d'ailleurs, +dans le faubourg Saint-Germain.</p> + +<p>«Ce livre, je l'avoue et vous le savez, est +cochon par endroits. Il me perdit, monsieur. +J'eus l'envie irrésistible de connaître votre +œuvre entière. Par l'externe, je fis acheter: <i>Les +Roses qu'on arrose</i>, <i>Les Passions de la Congaye</i>, +<i>Le Chien amoureux</i>, et ce livre énorme, +<i>Kollioth</i>. J'avais tout cela dans mon casier, au +collège. En même temps, j'écrivis, vers et +prose. Vos livres et mes écrits furent pigés. +Vos livres sont à l'index, vous n'en doutez pas. +Mes écrits tournaient en ridicule nombre d'institutions +que les Prémontrés ont coutume d'honorer. +On en conclut que je n'avais plus l'esprit +de la maison. Les préjugés de mes maîtres +prévalurent contre les qualités du bon élève +que j'étais. On me mit à la porte, on me renvoya, +monsieur, malgré les supplications de +mes parents qui, dès ce jour, se séparèrent de +moi, m'enjoignant de gagner ma vie et me refusant +presque toute aide.</p> + +<p>«Oui, cher Maître, je suis dans une telle situation, +dont un Anglo-Saxon s'accommoderait, +mais qui peut gêner un Français de quinze ans.</p> + +<p>«Dans cette détresse, j'ai recours à vous, etc., +etc.»</p> + +<p>Suivaient diverses protestations, le nom et +l'adresse.</p> + +<hr> + + +<p>Je continuai de fouiller les ordures. Je trouvai +encore: un peigne édenté, quelques rubans de +décorations tenant à des boutons de culotte, un +abat-jour déchiré mais charmant, une pipe, +quelques flacons à parfumerie, des fioles de +pharmacie, une éponge, un paquet de cartes +transparentes, non obscènes,—l'acheteur, +trompé par un camelot, les avait jetées de dépit—un +carnet contenant les comptes faits par +une cuisinière au sujet du marché, un éventail +brisé, des gants dépareillés, une brosse à +dents, du marc de café, des boîtes de conserves +éventrées, des os, un de ces œufs de bois que +l'on met dans les chaussettes à raccommoder, +et enfin une bague étrange que j'achetai au +chiffonnier. Cette bague était en or, avec une +pierre blanchâtre dont j'ignorais le nom. Je la +payai. Puis, comme la hotte était presque vide +et ne contenait plus que quelques fragments +de miroir et un baromètre brisé d'où coulaient +encore quelques gouttes de mercure, je me +levai remerciant Pertinax Restif et promettant +de revenir le visiter. Mais cet homme hocha la +tête en disant:</p> + +<p>—Revenez avant six mois, en ce cas. Car, +au bout de ce temps, j'espère avoir mis de côté +un pécule suffisant pour m'établir dans le sud +de la France. Nous gagnerons par étapes Nice +ou Monaco, de toute façon, le plus près possible +de la Turbie.</p> + +<p>—Pourquoi la Turbie? demandai-je.</p> + +<p>Il répondit gravement:</p> + +<p>—Parce que cette commune est le berceau +de notre race, le lieu natal de mon illustre +ancêtre, l'empereur romain Pertinax.</p> + +<p>Je souris, souhaitai bonne chance et dis +adieu à cet homme vertueux. Je négligeai de +prendre congé de sa famille, et m'en allai sans +tourner la tête.</p> + +<hr> + + +<p>Rentré chez moi, j'examinai les deux trouvailles +qui, jetées dans des boîtes à ordures, en +deux endroits de Paris, s'étaient trouvées +réunies dans la hotte de Pertinax Restif. Je +rangeai la lettre avec différents documents +exhilarants ou navrants que je possède, et pris +la bague sur moi, dans la poche de mon gilet.</p> + +<hr> + + +<p>Quelques jours après, je me trouvais en soirée +chez de riches bourgeois. On annonça le sénateur +X... et son fils. Ce sénateur était de la +parenté de la maîtresse de maison, son nom +était celui dont était signée la lettre de potache +que j'ai donnée. Le sénateur X..., gras, laid, +l'air protestant, entra, très digne, poussant +devant soi son fils assez gauche, vêtu d'un uniforme +de lycéen, et le visage couvert de boutons +pointés de noir. Je conçus que la sévérité +paternelle s'était apaisée et qu'un lycée avait +accueilli le jouvenceau, que les moines avaient +rejeté. Au bout de quelques moments, on +annonça l'auteur de <i>Brute!</i> et de <i>Kollioth</i>. Je +vis le lycéen rougir. Le grand homme entra +avec désinvolture. Pendant les présentations, +il fut charmant; mais rien dans sa physionomie +ne décela qu'il eût quelque connaissance du +cas du collégien. Celui-ci me parut du reste +enchanté et persuadé que le grand homme +n'avait pas tenu sa lettre. L'écrivain entouré, +fêté, raconta toutes sortes d'histoires, fit la +gazette de la semaine, et ce fut un mélange +extraordinaire de calembours, de recettes de +cuisine, de conseils pour la toilette, d'aventures +personnelles et d'anecdotes de toute sorte, souvent +raides et salées. Voici la dernière:</p> + +<p>—Une actrice d'un petit théâtre est entretenue +par un vieux qui, je crois, est un homme +politique. Elle le trompe avec un de mes amis +de qui je tiens l'histoire. Le vieillard, amoureux +et jaloux à la folie, se croit aimé, comme il est +juste. Il dut, il y a quelque temps, subir une +opération douloureuse. L'actrice, paraît-il, ne +s'enquit jamais de la santé du malade et fit +même un voyage à Nice à l'époque de l'opération. +Le vieillard fut affecté de cette indifférence. +Lorsqu'il revit la dame en question, il +lui fit des reproches. L'actrice fit semblant de +ne jamais s'être doutée de la gravité du cas, et +ajouta qu'ayant elle-même subi diverses opérations, +pour ovaires, kyste et appendicite, elle +était blasée sur ces incidents et ne craignait +jamais pour la vie de quelqu'un, dès qu'elle le +savait aux mains des chirurgiens. Le vieillard +connut par là que l'indifférence de la belle ne +venait pas d'un désamour, mais marquait seulement +une confiance illimitée dans la science. +L'actrice lui donna nonobstant des preuves +d'amour irréfutables, et, comme il se croyait +beau garçon, il ne douta pas d'être aimé, puisqu'il +était aimable. Cet homme, versé dans +diverses sciences sociales fort importantes, et +qu'on eût pu croire sérieux, imagina un moyen +bizarre, assez dégoûtant, pour commémorer sa +guérison. Il invita l'actrice à un souper fort +galant, tête à tête, dans un grand restaurant. +Sous sa serviette, la dame trouva un étui ravissant, +qu'elle ouvrit. L'étui ne contenait qu'une +bague fort simple, ornée d'une pierre dont l'actrice +ignorait le nom. Elle remercia le vieil +amant, qui lui donna ces explications: «Cette +bague, ma chère enfant, doit t'être à jamais précieuse. +Qu'elle soit à jamais le souvenir de +notre amour. Cette bague porte, à l'intérieur, la +date gravée du jour où nous nous connûmes, et +la pierre qui l'orne, c'est un calcul de ma +vessie...»</p> + +<p>À ce moment de la narration du grand homme, +j'entendis haleter étrangement près de moi. Je +compris que c'était le sénateur X... qui soufflait +ainsi. Mais personne n'y prit garde, car on était +fortement intéressé par le récit. Moi-même, +j'étais occupé à tâter dans la poche de mon gilet +la bague trouvée dans la botte du vertueux Pertinax +Restif. L'écrivain célèbre continuait:</p> + +<p>—L'actrice referma l'étui. Cet incident lui +avait coupé l'appétit. Et la bague lui répugnait.</p> + +<p>Une petite dame s'exclame:</p> + +<p>—Elle avait dû en voir bien d'autres, pourtant!</p> + +<p>—C'est vrai, repartit le narrateur, mais la +nature humaine est ainsi faite. L'actrice était +certainement cuirassée à l'égard de choses plus +repoussantes. Néanmoins, elle ne put supporter +la bague en question. Le soir même, elle la jeta +aux ordures...</p> + +<p>Un petit cri, la chute d'un corps, interrompirent +le narrateur et nous firent sursauter. Le +sénateur X... venait de s'abattre près de sa +chaise. On s'empressa autour de lui. Il était +violet, gonflé et irrémédiablement mort, comme +un éléphant, du <i>cœur brisé</i>.</p> + +<p>Mentalement, j'honorai cette victime de +l'amour. Le lendemain, ne pouvant supporter +d'avoir en ma possession la bague devenue +relique, j'allai dans une église, la déposer sur +un autel.</p> + + + + +<h2><a name="ch15" href="#t15">LA SERVIETTE DES POÈTES</a></h2> + + +<p>Placé sur la limite de la vie, aux confins de +l'art, Justin Prérogue était peintre. Une amie +vivait avec lui et des poètes venaient le voir. +Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier où +la destinée mettait, au plafond, des punaises +en guise d'étoiles.</p> + +<p>Il y avait quatre convives qui ne se rencontraient +jamais à table.</p> + +<p>David Picard venait de Sancerre; il descendait +d'une famille juive christianisée, comme il +y en a tant dans la ville.</p> + +<p>Léonard Delaisse, tuberculeux, crachait sa +vie d'inspiré, avec des mines à mourir de rire.</p> + +<p>Georges Ostréole, les yeux inquiets, méditait, +comme autrefois Hercule, entre les entités +du carrefour.</p> + +<p>Jaime Saint-Félix savait le plus d'histoires; +sa tête pouvait tourner sur ses épaules, comme +si le cou n'avait été que vissé dans le corps.</p> + +<p>Et leurs vers étaient admirables.</p> + +<p>Les repas n'en finissaient pas, et la même +serviette servait tour à tour aux quatre poètes, +mais on ne le leur disait pas.</p> + +<hr> + + +<p>Cette serviette, petit à petit, devint sale.</p> + +<p>Voici du jaune d'œuf près d'une traînée +sombre d'épinards. Voila des ronds de bouches +vineuses et cinq marques grises laissées par les +doigts d'une main au repos. Une arête de +poisson a percé la trame du lin comme une +lance. Un grain de riz a séché, collé dans un +angle. Et de la cendre de tabac assombrit certaines +parties plus que les autres.</p> + +<hr> + + +<p>—David, voilà votre serviette, disait l'amie +de Justin Prérogue.</p> + +<p>—Il faudra aussi penser à acheter des serviettes, +disait Justin Prérogue, marque ça pour +quand on aura de l'argent.</p> + +<p>—Votre serviette est sale, David, disait +l'amie de Justin Prérogue, je vous la changerai +la prochaine fois. La blanchisseuse n'est pas +venue cette semaine.</p> + +<p>—Léonard, prenez votre serviette, disait +l'amie de Justin Prérogue. Vous pouvez cracher +dans le coffre à charbon. Comme votre +serviette est sale! Je vous la changerai dès que +la blanchisseuse m'aura rapporté du linge.</p> + +<p>—Léonard, il faudra que je fasse ton portrait +te représentant en train de cracher, disait +Justin Prérogue, et j'ai même envie d'en faire +une sculpture.</p> + +<hr> + + +<p>—Georges, j'ai honte de vous donner toujours +la même serviette, disait l'amie de Justin +Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchisseuse. +Elle ne me rapporte pas mon linge.</p> + +<p>—Commençons à manger, disait Justin Prérogue.</p> + +<hr> + + +<p>—Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous +donner encore la même serviette. Je n'en ai +pas d'autre aujourd'hui, disait l'amie de Justin +Prérogue.</p> + +<p>Et le peintre faisait tourner la tête du poète +pendant tout le repas en écoutant beaucoup +d'histoires.</p> + +<hr> + + +<p>Et des saisons passèrent.</p> + +<p>Les poètes se servaient tour à tour de la serviette +et leurs poèmes étaient admirables.</p> + +<p>Léonard Delaisse crachait sa vie plus comiquement +encore, et David Picard se mit aussi à +cracher.</p> + +<p>La serviette vénéneuse infesta tour à tour, +après David, Georges Ostréole et Jaime Saint-Félix, +mais ils ne le savaient pas.</p> + +<p>Semblable à une loque ignoble d'hôpital, la +serviette se tacha du sang qui venait aux lèvres +des quatre poètes, et les dîners n'en finissaient +pas.</p> + +<hr> + + +<p>Au commencement de l'automne, Léonard +Délaisse cracha le reste de sa vie.</p> + +<p>Dans différents hôpitaux, secoués par la toux +comme des femmes par la volupté, les trois +autres poètes moururent à peu de jours d'intervalle. +Et tous les quatre laissaient des poèmes +si beaux qu'ils semblaient enchantés.</p> + +<p>On mit leur mort au compte, non de la nourriture, +mais de la malefaim et des veilles +lyriques. Car, se peut-il vraiment qu'une seule +serviette puisse tuer, en si peu de temps, quatre +poètes incomparables?</p> + +<hr> + + +<p>Les convives morts, la serviette devint +inutile.</p> + +<p>L'amie de Justin Prérogue voulut la mettre +au sale.</p> + +<p>Et elle la déplia en pensant: «Elle est vraiment +trop sale et elle commence à sentir mauvais.»</p> + +<p>Mais, la serviette dépliée, l'amie de Justin +Prérogue eut un étonnement et appela son +ami qui s'émerveilla:</p> + +<p>—C'est un vrai miracle! Cette serviette si +sale, que tu étales avec complaisance, présente, +grâce à la saleté coagulée et de diverses +couleurs, les traits de notre ami défunt, David +Picard.</p> + +<p>—N'est-ce pas? murmura l'amie de Justin +Prérogue.</p> + +<p>Tous deux, en silence, regardèrent quelques +instants l'image miraculeuse et puis, doucement, +firent tourner la serviette.</p> + +<p>Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître +l'épouvantable aspect à mourir de rire de Léonard +Délaisse s'efforçant de cracher.</p> + +<p>Et les quatre côtés de la serviette offraient le +même prodige.</p> + +<p>Justin Prérogue et son amie virent Georges +Ostréole indécis et Jaime Saint-Félix sur le +point de raconter une histoire.</p> + +<p>—Laisse cette serviette, dit brusquement +Justin Prérogue.</p> + +<p>Le linge tomba et s'étala sur le plancher.</p> + +<p>Justin Prérogue et son amie tournèrent longtemps +comme des astres autour de leur soleil, +et cette Sainte-Véronique, de son quadruple +regard, leur enjoignait de fuir sur la limite de +l'art, aux confins de la vie.</p> + + + + +<h2><a name="ch16" href="#t16">L'AMPHION FAUX MESSIE<br> +<small>OU</small><br> +HISTOIRES ET AVENTURES DU BARON D'ORMESAN</a></h2> + + + + +<h3><a name="ch16.1" href="#t16.1">I</a><br> +LE GUIDE</h3> + + +<p>Il y avait bien quinze ans que je n'avais pas +vu Dormesan, un de mes camarades de collège. +Je savais seulement qu'après avoir édifié +une fortune assez considérable et l'avoir dissipée, +il guidait les étrangers dans Paris.</p> + +<p>Je le rencontrai, un jour, devant un des plus +grands hôtels des boulevards. Mâchonnant un +cigare, il attendait patiemment des clients.</p> + +<p>Il me reconnut le premier et m'arrêta au passage. +Voyant que son visage ne me rappelait +rien, il se fouilla et me tendit ensuite une carte +qui portait: Baron Ignace d'Ormesan. Je le +serrai dans mes bras, et, sans m'étonner de +son anoblissement sans doute récent, je lui +demandai si les affaires marchaient, si l'étranger +donnait cette année.</p> + +<p>—Me prendriez-vous pour un guide, s'écria-t-il +indigné, un guide, un simple guide?</p> + +<p>—Je croyais, balbutiai-je, on m'avait dit...</p> + +<p>—Ta ta ta! Ceux qui vous l'ont dit plaisantaient. +Vous me faites l'effet d'un homme qui +demanderait à un peintre connu si le bâtiment +marche bien. Je suis artiste, cher ami, et, qui +plus est, j'ai invente mon art moi-même, et je +suis seul à l'exercer.</p> + +<p>—Un nouvel art? Peste!</p> + +<p>—Ne vous moquez point, dit-il sur un ton +sévère, je suis très sérieux.</p> + +<p>Je m'excusai et il reprit d'un air modeste:</p> + +<p>—Endoctriné dans tous les arts, j'y excelle: +mais, toutes les carrières artistiques sont +encombrées. Désespérant de me faire un nom +comme peintre, je brûlai tous mes tableaux. +Renonçant aux lauriers poétiques, je déchirai +cent cinquante mille vers environ. Ayant ainsi +institué ma liberté dans l'esthétique, j'inventai +un nouvel art, fondé sur le péripatétisme +d'Aristote. Je nommai cet art: l'amphionie, en +souvenir du pouvoir étrange que possédait +Amphion sur les moellons et les divers matériaux +en quoi consistent les villes.</p> + +<p>Au reste, ceux qui feront de l'amphionie +seront appelés des amphions.</p> + +<p>Comme à un nouvel art il fallait une nouvelle +Muse et que, d'autre part, j'étais moi-même +le créateur de cet art et par conséquent +sa muse, j'adjoignis tout simplement à la troupe +des Neuf Sœurs ma personnification féminine, +sous le nom de baronne d'Ormesan. Je dois +ajouter que je suis célibataire et que j'eus +d'autant moins de scrupules à porter à dix le +nombre des Muses, que j'étais en cela d'accord +avec les lois de mon pays, relatives au système +décimal.</p> + +<p>Maintenant que voici clairement exposées, +je crois, les origines historiques et les données +mythologiques de l'amphionie, je veux vous +l'expliquer.</p> + +<p>L'instrument de cet art et sa matière sont +une ville dont il s'agit de parcourir une partie, +de façon à exciter dans l'âme de l'amphion ou +du dilettante des sentiments ressortissant au +beau et au sublime, comme le font la musique, +la poésie, etc.</p> + +<p>Pour conserver les morceaux composés +par l'amphion, et pour que l'on puisse les +exécuter de nouveau, il les note sur un plan de +la ville, par un trait indiquant très exactement +le chemin à suivre. Ces morceaux, ces poèmes, +ces symphonies amphioniques se nomment des +antiopées, à cause d'Antiope, la mère d'Amphion.</p> + +<p>Pour ma part, c'est à Paris que je pratique +l'amphionie.</p> + +<p>Voici une antiopée que j'ai composée ce +matin même. Je l'ai intitulée: «Pro Patria». +Elle est destinée, comme son titre l'indique, à +inspirer l'enthousiasme, les sentiments patriotiques.</p> + +<p>On part de la place Saint-Augustin où se +trouvent une caserne et la statue de Jeanne +d'Arc. On suit ensuite la rue de la Pépinière, +la rue Saint-Lazare, la rue de Châteaudun jusqu'à +la rue Laffitte, où l'on salue la maison +Rothschild. On revient par les grands boulevards +jusqu'à la Madeleine. Les grands sentiments +s'exaltent à la vue de la Chambre des députés. +Le ministère de la Marine, devant lequel on +passe, donne une haute idée de la défense +nationale, et l'on monte l'avenue des Champs-Élysées. +L'émotion est extrême à voir se +dresser la masse de l'Arc de Triomphe. À +l'aspect du dôme des Invalides, les yeux se +mouillent de larmes. On tourne vite dans +l'avenue Marigny, pour conserver cet enthousiasme, +qui arrive à son comble devant le palais +de l'Élysée.</p> + +<p>Je ne vous cache point que cette antiopée +serait plus lyrique, aurait plus de grandeur si +on pouvait la terminer devant le palais d'un +roi. Mais, que voulez-vous? Il faut prendre les +choses et les villes comme elles sont.</p> + +<p>—Mais, dis-je en riant, je fais de l'amphionie +tous les jours. Il ne s'agit que de promenade...</p> + +<p>—Monsieur Jourdain!... s'écria le baron +d'Ormesan, vous dites vrai, vous faisiez de l'amphionie +sans le savoir.</p> + +<hr> + + +<p>À ce moment, une troupe d'étrangers sortit +de l'hôtel; le baron se précipita et leur parla +dans leur langage. Il m'appela ensuite:</p> + +<p>—Vous le voyez, je suis polyglotte. Mais, +venez avez nous. Je vais exécuter à ces touristes +une antiopée résumée, quelque chose +comme un sonnet amphionique. C'est un des +morceaux qui me rapportent le plus. Il est +intitulé: <i>Lutèce</i>, et, grâce à certaines licences +non poétiques mais amphioniques, il me permet +de montrer tout Paris en une demi-heure.</p> + +<p>Nous montâmes, les touristes, le baron et +moi, sur l'impériale de l'omnibus Madeleine-Bastille. +En passant devant l'Opéra, le baron +d'Ormesan l'annonça à haute voix. Il ajouta, en +indiquant la succursale du Comptoir d'Escompte:</p> + +<p>—Palais du Luxembourg, le Sénat.</p> + +<p>Devant le Napolitain, il dit emphatiquement:</p> + +<p>—L'Académie française.</p> + +<p>Devant le Crédit Lyonnais, il annonça +l'Élysée, et, continuant de cette façon, il avait +montré, lorsque nous arrivâmes à la Bastille: +nos principaux musées, Notre-Dame, le Panthéon, +la Madeleine, les grands magasins, les +ministères et les demeures de nos hommes +illustres morts et vivants; enfin, tout ce qu'un +étranger doit voir à Paris. Nous descendîmes +de l'omnibus. Les touristes payèrent largement +le baron d'Ormesan. J'étais émerveillé et +je le lui dis. Il me remercia modestement et +nous nous quittâmes.</p> + +<hr> + + +<p>Quelque temps après, je reçus une lettre +datée de la prison de Fresnes. Elle était signée +du baron d'Ormesan:</p> + +<p>—Cher ami, m'écrivait cet artiste, j'avais +composé une antiopée intitulée: <i>La Toison +d'or</i>. Je l'exécutai un mercredi soir. Je partis +de Grenelle, où j'habite, sur un bateau-mouche. +C'était, comme vous pouvez le voir, une évocation +savante de la fable argonautique. Vers +minuit, rue de la Paix, je brisai quelques +vitrines de bijoutiers. On m'arrêta assez brutalement, +et on m'incarcéra sous le prétexte que +je m'étais emparé de divers objets d'or qui +constituaient la Toison, but de mon antiopée. +Le juge d'instruction n'entend rien à l'amphionie, +et je vais être condamné si vous n'intervenez +pas. Vous savez que je suis un grand +artiste. Proclamez-le, et délivrez-moi.</p> + +<p>Comme je ne pouvais rien pour le baron +d'Ormesan, et que je n'aime pas avoir affaire +avec la Justice, je ne lui répondis même pas.</p> + + + + +<h3><a name="ch16.2" href="#t16.2">II</a><br> +UN BEAU FILM</h3> + + +<p>—Qui n'a pas un crime sur la conscience? +demanda le baron d'Ormesan. Pour ma part, +je ne les compte plus. J'en ai commis quelques-uns +qui m'ont rapporté pas mal d'argent. Et si +je ne suis pas millionnaire aujourd'hui, il faut +accuser mes appétits plutôt que mes scrupules.</p> + +<p>En 1901, j'avais fondé avec quelques amis +la <i>Cinematographic International Company</i>, +que nous appelions plus brièvement la C. I. C. +Il s'agissait d'obtenir des films d'un très grand +intérêt et de donner ensuite des représentations +cinématographiques dans les principales villes +d'Europe et d'Amérique. Notre programme +était très bien composé. Grâce à l'indiscrétion +d'un valet de chambre, nous avions pu obtenir +l'intéressante scène représentant le lever du +président de la République. Nous avions également +cinématographié la naissance du prince +d'Albanie. D'autre part, à prix d'or, en corrompant +quelques fonctionnaires du Sultan, nous +avions fixé à jamais, dans sa mobilité, l'impressionnante +tragédie où le grand-vizir Melek-Pacha, +après des adieux déchirants à ses +femmes et ses enfants, but le mauvais café, par +ordre de son maître, sur la terrasse de sa maison +de Péra.</p> + +<p>Il nous manquait la représentation d'un +crime. Mais on ne connaît pas d'avance l'heure +d'un forfait, et il est rare que les criminels +agissent ouvertement.</p> + +<p>Désespérant de nous procurer, par des +moyens licites, le spectacle d'un attentat, nous +décidâmes d'en organiser un dans une villa que +nous louâmes à Auteuil. Nous avions d'abord +pensé à engager des acteurs pour mimer le +crime qui nous manquait, mais, outre que nous +eussions trompé nos futurs spectateurs en leur +offrant des scènes truquées, habitués que nous +étions à ne cinématographier que de la réalité, +nous ne pouvions être satisfaits par un simple +jeu théâtral, si parfait fût-il. Nous eûmes aussi +l'idée de tirer au sort celui qui d'entre nous +devait se dévouer et commettre le crime qu'enregistrerait +notre appareil. Mais cette perspective +ne sourit à personne. Nous étions, en +somme, une société d'honnêtes gens, et nul ne +se souciait de perdre l'honneur, même dans un +but commercial.</p> + +<p>Une nuit, nous nous embusquâmes au coin +d'une rue déserte, près de la villa que nous +avions louée. Nous étions six, tous armés de +revolvers. Un couple passa. C'étaient un jeune +homme et une jeune femme, dont la mise +recherchée nous parut très propre à fournir les +éléments intéressants d'un crime sensationnel. +Silencieux, nous bondîmes sur le couple, le +ligottâmes et le transportâmes dans la villa. +Nous l'y laissâmes sous la garde de l'un d'entre +nous. Nous nous remîmes en embuscade et un +monsieur à favoris blancs, en vêtements de +soirée, ayant paru, nous allâmes à sa rencontre +et l'entraînâmes dans la villa, malgré sa résistance. +L'aspect de nos revolvers eut raison de +son courage et de ses cris. Notre photographe +disposa son appareil, fit la lumière convenable +et se tint prêt à enregistrer le crime. Quatre +d'entre nous se placèrent à côté du photographe +et braquèrent leurs revolvers sur nos trois captifs. +Le jeune homme et la jeune femme +s'étaient évanouis. Je les déshabillai avec des +attentions touchantes. À la jeune femme j'ôtai +sa jupe et son corsage, et je laissai le jeune +homme en bras de chemise. Puis, je m'adressai +au monsieur en habit:</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, mes amis et moi +nous ne vous voulons aucun mal. Mais nous +exigeons de vous, et sous peine de mort, que +vous assassiniez, avec le poignard que je dépose +à vos pieds, cet homme et cette femme. Vous +vous efforcerez avant tout de les faire revenir +de leur évanouissement. Vous prendrez garde +qu'ils ne vous étranglent. Et comme ils sont +désarmés, nul doute que vous n'en veniez à +bout.</p> + +<p>—Monsieur me dit poliment le futur assassin, +il faut bien céder à la violence. Vos dispositions +sont prises et je ne veux pas tenter de vous +faire revenir sur une résolution dont la raison +ne m'apparaît pas clairement, mais je vous +demande une grâce, une seule: permettez-moi +de me masquer.</p> + +<p>Nous nous concertâmes et reconnûmes qu'il +valait mieux, pour lui aussi bien que pour nous, +qu'il fût masqué. Je lui attachai sur le visage +un mouchoir auquel je fis des trous à la place des +yeux, et le sacripant commença son ouvrage.</p> + +<p>Il frappa dans les mains du jeune homme. +Notre appareil fonctionnait et enregistrait cette +scène lugubre.</p> + +<p>L'assassin, de la pointe de son poignard, piqua +sa victime au bras. Le jeune homme bondit sur +ses pieds et sauta avec une force décuplée par +l'effroi sur le dos de son agresseur. Il y eut une +courte lutte. La jeune femme revint aussi de +son évanouissement et se précipita au secours +de son ami. Mais elle tomba la première, frappée +au cœur d'un coup de poignard. Puis ce fut le +tour du jeune homme. Il s'affaissa, la gorge +coupée. L'assassin fit bien les choses. Son +mouchoir n'avait pas été dérangé pendant cette +lutte. Il le conserva tant que notre appareil +fonctionna:</p> + +<p>—Êtes-vous contents, messieurs, nous +demanda-t-il, et puis-je maintenant faire ma +toilette?</p> + +<p>Nous le félicitâmes, il se lava les mains, se +recoiffa, se brossa.</p> + +<p>Ensuite, l'appareil s'arrêta.</p> + +<hr> + + +<p>L'assassin attendit que nous eussions fait +disparaître les traces de notre passage, à cause +de la police qui ne manquerait pas de venir le +lendemain. Nous sortîmes tous ensemble. +L'assassin prit congé de nous en homme du +monde. Il retournait en toute hâte à son cercle, +car, point de doute qu'il ne gagnât le soir +même, après une pareille aventure, des sommes +fabuleuses. Nous saluâmes ce joueur, en le +remerciant, et fûmes nous coucher.</p> + +<p>Nous avions notre crime sensationnel.</p> + +<p>Il fit un bruit énorme. Les victimes étaient +la femme du ministre d'un petit État des Balkans +et son amant, fils du prétendant à la couronne +d'une principauté de l'Allemagne du +Nord.</p> + +<p>Nous avions loué la villa sous un faux nom, +et le gérant, pour ne point avoir d'ennuis, +déclara reconnaître son locataire dans le jeune +prince. La police fut sur les dents pendant +deux mois. Les journaux publièrent des éditions +spéciales, et, comme nous avions commencé +notre tournée, vous pouvez imaginer +notre succès. La police ne supposa pas un instant +que nous offrions la réalité de l'assassinat +du jour. Nous avions cependant soin de l'annoncer +en toutes lettres. Mais le public ne s'y +trompa point. Il nous fit un accueil enthousiaste +et, tant en Europe qu'en Amérique, nous +gagnâmes de quoi distribuer aux membres de +notre association, au bout de six mois, la somme +de trois cent quarante-deux mille francs.</p> + +<p>Comme le crime avait fait trop de bruit pour +rester impuni, la police finit par arrêter un +Levantin, qui ne put fournir d'alibi valable pour +la nuit du crime. Malgré ses protestations d'innocence, +il fut condamné à mort et exécuté. +Nous eûmes encore bien de la chance. Notre +photographe put, par un heureux hasard, assister +à l'exécution, et nous corsâmes notre spectacle +d'une nouvelle scène, bien faite pour attirer la +foule.</p> + +<p>Lorsqu'au bout de deux ans, pour des raisons +sur lesquelles je ne m'étendrai pas, notre +association fut dissoute, j'avais touché, pour +ma part, plus d'un million, que je reperdis aux +courses l'année suivante.</p> + + + + +<h3><a name="ch16.3" href="#t16.3">III</a><br> +LE CIGARE ROMANESQUE</h3> + + +<p>—Il y a de cela quelques années, me dit le +baron d'Ormesan, un de mes amis me donna +une boîte de havanes, qu'il me recommanda +comme étant de la même qualité que ceux dont +le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se passer.</p> + +<p>Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle, +je me réjouis beaucoup de l'arome que répandaient +les cigares merveilleux. Je les comparai +aux torpilles bien rangées d'un arsenal. Arsenal +pacifique! Torpilles que le rêve a inventées +pour combattre l'ennui! Puis, ayant pris délicatement +un des cigares, je trouvai que ma +comparaison avec les torpilles était inexacte. Il +ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la +bague de papier doré contribuait à augmenter +l'illusion que la belle couleur brune m'avait +suggérée. Je perçai soigneusement le cigare, +l'allumai et commençai à tirer avec béatitude +des bouffées parfumées.</p> + +<p>Au bout de quelques instants il ne me vint +plus dans la bouche qu'une saveur désagréable, +et la fumée de mon cigare me parut avoir une +odeur de papier brûlé:</p> + +<p>—Le roi d'Angleterre me paraît avoir en +fait de tabac, me dis-je, des goûts moins raffinés +que je n'aurais supposé. Il est possible, +après tout, que la fraude si répandue de nos +jours n'épargne même plus le palais et la gorge +d'Édouard VII. Tout s'en va. Il n'y a plus +moyen de fumer un bon cigare.</p> + +<p>Et faisant la grimace je cessai de fumer le +mien qui, décidément, sentait le carton brûlé. +Je l'examinai un instant en pensant:</p> + +<p>—Depuis que ces Américains ont la haute +main sur Cuba, il se peut que la prospérité de +l'île ait progressé, mais les havanes ne sont +plus fumables. Ces Yankees ont sans doute +appliqué aux plantations de tabac les procédés +de la culture moderne, les cigarières ont été +certainement remplacées par des machines. +Tout cela est peut-être économique et rapide, +mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus +que celui que j'ai honte de fumer à l'instant me +donne tout lieu de croire que les falsificateurs +s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés +dans de la nicotine, tiennent maintenant lieu de +feuilles de tabac chez les manufacturiers havanais.</p> + +<p>J'en étais là de mes réflexions, et j'avais +défait mon cigare, afin d'examiner les éléments +qui le composaient. Je ne fus pas très +surpris de découvrir, disposé de telle façon +qu'il n'avait pas empêché le cigare de tirer, +un rouleau de papier que je m'empressai de +dérouler. Il était formé d'une feuille de papier +entourant, comme pour la protéger, une petite +enveloppe fermée qui portait cette adresse:</p> + +<p class="c"><i>Sen. Don José Hurtado y Barral,<br> +Calle de los Angeles,<br> +Habana.</i></p> + +<p>Sur la feuille de papier, dont le bord supérieur +était un peu roussi, je lus avec stupéfaction, +tracées d'une écriture féminine, en espagnol, +quelques lignes dont voici la traduction:</p> + +<blockquote> +<p>Enfermée contre mon gré dans le couvent de la +Merced, je prie le bon chrétien qui aura l'idée de +rechercher de quoi se compose ce mauvais cigare, +d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe.</p> +</blockquote> + +<p>Étonné et très ému, je pris mon chapeau et +fus mettre la lettre à la poste. Ensuite je revins +chez moi et allumai un second cigare. Il était +excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était +pas trompé. Le roi d'Angleterre se connaissait +fort bien en tabacs de la Havane.</p> + +<hr> + + +<p>Cinq ou six mois après cet incident romanesque +je n'y pensais plus, lorsqu'un jour on +m'annonça la visite d'un nègre et d'une +négresse fort bien mis, qui me priaient instamment +de les recevoir, ajoutant que je ne les +connaissais pas et que leur nom sans doute ne +me dirait rien.</p> + +<p>Et c'est très intrigué que j'entrai dans le +salon où l'on avait introduit le couple exotique.</p> + +<p>Le monsieur nègre se présenta avec aisance, +s'expriment dans un français très intelligible:</p> + +<p>—Je suis, me dit-il, Don José Hurtado y +Barral...</p> + +<p>—Quoi! c'est vous? m'écriai-je très étonné, +et me rappelant soudain l'histoire du cigare.</p> + +<p>Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais +venu à l'idée que le Roméo havanais et sa +Juliette pussent être des nègres.</p> + +<p>Don José Hurtado y Barral reprit avec courtoisie:</p> + +<p>—C'est moi.</p> + +<p>Et me présentant sa compagne il ajouta:</p> + +<p>—Voici ma femme. Elle l'est devenue grâce +à votre obligeance, car des parents impitoyables +l'avaient enfermée dans un couvent, où les +nonnes, tout le jour, fabriquent des cigares destinés +exclusivement à la cour pontificale et à +celle d'Angleterre.</p> + +<p>Je n'en revenais pas. Hurtado y Barral continua:</p> + +<p>—Nous appartenons tous deux à de riches +familles noires. Il y en a un certain nombre à +Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la +couleur existe aussi bien chez les nègres que +chez les blancs.</p> + +<p>Les parents de ma Dolorès voulaient à tout +prix qu'elle épousât un blanc. Ils souhaitaient +surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de +la résolution bien arrêtée qu'elle avait de +m'épouser, ils la firent enfermer dans le plus +grand secret au couvent de la Merced.</p> + +<p>Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'étais +désespéré et prêt à me tuer, lorsque la +lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la +poste me rendit le courage. J'enlevai ma fiancée, +et depuis elle est devenue ma femme...</p> + +<p>Et certes, monsieur, nous eussions été bien +ingrats si nous n'avions pris pour but de notre +voyage de noces à Paris où nous avions le +devoir de venir vous remercier.</p> + +<p>Je dirige à cette heure une des plus importantes +manufactures de cigares de la Havane, et +voulant vous dédommager du mauvais cigare +que vous avez fumé par notre faute, je vous +adresserai deux fois par an une provision de +cigares du premier choix, n'attendant pour +faire expédier le premier envoi que d'avoir +consulté votre goût.</p> + +<p>Don José avait appris le français à la Nouvelle-Orléans, +et sa femme le parlait sans +accent, car elle avait été élevée en France...</p> + +<hr> + + +<p>Peu de temps après, les jeunes héros de cette +aventure romanesque retournèrent à La Havane. +Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt mécontent +de son mariage, je ne sais, Don José Hurtado +y Barral ne m'a jamais fait tenir les cigares +qu'il m'avait promis...</p> + + + + +<h3><a name="ch16.4" href="#t16.4">IV</a><br> +LA LÈPRE</h3> + + +<p>Comme on venait de constater que la langue +italienne n'offre que peu de difficultés, le +baron d'Ormesan protesta avec l'assurance d'un +homme qui parle une quinzaine d'idiomes européens +ou asiatiques:</p> + +<p>—Pas difficile, l'italien? Quelle erreur!... Il +se peut que ses difficultés soient peu apparentes, +mais elles n'en existent pas moins, +croyez-moi. J'en ai fait l'expérience. Elles +furent cause que je faillis attraper la lèpre, ce +mal terrible qui, semblable aux difficultés que +présente la langue italienne, se cache, semble +avoir disparu, tandis qu'il n'en continue pas +moins à étendre ses ravages à travers les cinq +parties du monde.</p> + +<p>—La lèpre!</p> + +<p>—À cause de l'italien?</p> + +<p>—Racontez-nous ça!</p> + +<p>—Ce doit être affreux!</p> + +<p>En écoutant ces exclamations qui prouvaient +le succès de sa déclaration paradoxale, le baron +d'Ormesan souriait. Je lui tendis la boîte de +cigares. Il en choisit un, l'alluma, après en +avoir retiré la bague qu'il mit à son auriculaire +droit, selon une sotte habitude qui lui venait +d'Allemagne. Puis, après avoir lancé quelques +bouffées triomphantes sur ceux qui l'entouraient, +il commença sur un ton de condescendance +assez vaine:</p> + +<p>—Il y a près de douze ans, je voyageais en +Italie. J'étais à cette époque un linguiste très +ignorant. Je parlais fort mal l'anglais et l'allemand. +Pour l'italien, je macaronisais, c'est-à-dire +que je me servais de mots français auxquels +j'ajoutais des terminaisons sonores, j'usais +aussi de mots latins; bref, je me faisais comprendre.</p> + +<p>Je venais de parcourir à pied une partie +importante de la Toscane, lorsque j'arrivai un +soir, vers six heures, dans une jolie bourgade +où je devais coucher. À l'unique auberge de +l'endroit, on m'avertit que toutes les chambres +étaient retenues par une troupe d'Anglais.</p> + +<p>L'aubergiste me conseilla de demander asile +au curé. Il me reçut fort bien et parut charmé +de mon langage hybride, qu'il voulut bien, et +c'était trop d'honneur, comparer à la langue +du <i>Songe de Poliphile</i>. Je lui répondis que je +me contentais d'imiter involontairement le +Merlin Coccaie. Il rit beaucoup, en me disant +que justement il se nommait Folengo, ce qui +me parut un hasard assez extraordinaire. Ensuite, +il me mena à sa chambre qu'il me montra. +Je voulus refuser. Mais rien n'y fit. Ce +digne abbé Folengo entendait l'hospitalité +d'une façon toscane, sans doute, car il ne manifesta +même pas l'intention de changer les draps +de son lit. J'y devais coucher, et je ne pus trouver +un prétexte pour demander au bon prêtre, +et sans le froisser, des draps propres.</p> + +<p>Je dînai tête à tête avec le curé Folengo. +La chère fut si délicate que j'oubliai les draps +malencontreux, dans lesquels je m'étendis vers +les dix heures. Je m'endormis aussitôt. Mon +sommeil durait depuis une couple d'heures, +lorsque je fus éveillé par un bruit de voix qui +venait de la pièce voisine. Dom Folengo causait +avec sa gouvernante, respectable personne +de soixante-dix ans, qui nous avait préparé le +succulent repas que je digérais encore. Le +curé parlait avec animation. Sa gouvernante lui +répondait d'une voix aigre-douce. Un mot, qui +revenait à tout propos dans leur conversation +me frappa: la lèpre. Je me demandai d'abord +quelle raison ils pouvaient avoir de parler de +cette terrible maladie: la lèpre.</p> + +<p>Puis, je me représentai combien l'abbé +Folengo était bouffi. Ses mains étaient épaisses. +Continuant, mon raisonnement, je dus convenir +que le prêtre toscan était imberbe, malgré son +âge assez avancé. C'en était assez. L'effroi +s'empara de mon esprit. Certains villages italiens, +aussi bien que certaines bourgades françaises, +sont des foyers de lèpre. Et j'en étais +certain. Dom Folengo était ladre. Je couchais +dans le lit d'un lépreux. Les draps n'avaient +même pas été changés. À ce moment les bruits +de voix cessèrent. La prêtre ronfla bientôt dans +la pièce voisine. Et j'entendis craquer les +marches d'un escalier de bois. La gouvernante +montait se coucher dans les combles. Ma terreur +grandissait. Je pensai que les médecins +ne sont pas d'accord au sujet de la contagion +de la lèpre. Ces pensées n'étaient point faites +pour me rassurer. Je me disais que l'abbé +m'avait offert son lit en toute charité, puis que +dans la nuit il s'était souvenu qu'il pouvait +ainsi me communiquer son mal. C'est de cela +qu'il parlait avec sa gouvernante, et sans doute +avant de s'endormir avait-il prié Dieu pour que +son imprudence n'eût pas une malheureuse +issue. Couvert d'une sueur froide, je me levai +et me mis à la fenêtre.</p> + +<p>Minuit sonna à l'horloge de l'église. Bientôt +je n'y tins plus. Harassé, je m'assis par terre +et m'endormis appuyé contre le mur. La fraîcheur +du matin m'éveilla vers quatre heures. +J'éternuai une trentaine de fois, et frissonnai +en regardant le lit fatal. L'abbé Folengo, que +mes éternuements avaient éveillé, entra dans +la chambre:</p> + +<p>—Que faites-vous assis en chemise, contre +la fenêtre? me demanda-t-il. Je pense, mon +cher hôte, que vous seriez mieux dans ce lit.</p> + +<p>Je regardais le prêtre. Son teint était rose. +Il était gras, mais sa santé, je dus me l'avouer, +paraissait florissante.</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, savez-vous que le +climat de Paris, et celui de l'Ile-de-France en +général, sont peu favorables au développement +de la lèpre. Ce climat a même la salutaire propriété +de faire rétrograder cette maladie. Beaucoup +de lépreux asiatiques, ceux de la Colombie, +en Amérique, où ce mal est des plus fréquents, +donnent comme but à leur existence +l'arrondissement d'un pécule suffisant à les +faire vivre deux ou trois ans à Paris. Après +cette période, leur ladrerie s'étant atténuée, ils +retournent dans leur pays amasser un nouveau +trésor qui leur permettra un nouveau séjour +aux bords de la Seine.</p> + +<p>—Où voulez-vous en venir, me demanda +l'abbé Folengo, vous parlez, si je ne me trompe +pas, de la lèpre, <i lang="it">la lebbra</i>, cette terrible maladie +qui fit tant de ravages au moyen-âge.</p> + +<p>—Elle n'en cause pas moins aujourd'hui, lui +répondis-je, en le fixant sévèrement, et quant +aux prêtres qui en sont atteints, leur place +serait plutôt dans les maladreries d'Honolulu, ou +dans d'autres léproseries asiatiques. Ils y pourraient +soigner leurs compagnons d'infortune...</p> + +<p>—Mais pourquoi me parlez-vous de ces +choses horribles d'aussi bonne heure? répliqua +l'abbé Folengo. Il n'est pas encore cinq heures. +Le soleil paraît à peine à l'horizon. L'aurore +qui empourpre le ciel ne me paraît point faite +pour inspirer d'aussi funèbres pensées.</p> + +<p>—Avouez-le donc, signor abbé, m'écriai-je, +vous êtes lépreux, je vous ai entendu cette +nuit...</p> + +<p>Dom Folengo semblait stupéfait et atterré.</p> + +<p>—Monsieur le Français, me dit-il, vous vous +trompez, je ne suis pas lépreux, et je me +demande comment ces idées désolantes vous +sont venues?</p> + +<p>—Non, signor abbé, précisai-je, je vous ai +entendu cette nuit. Vous parliez de la lèpre +avec votre gouvernante, dans la pièce voisine.</p> + +<p>L'abbé Folengo partit d'un grand éclat de +rire.</p> + +<p>—Vous autres Français, dit-il en continuant +à rire aux larmes, vous ne pouvez venir en Italie +sans qu'il vous arrive une histoire de ce +genre, témoin votre Paul-Louis Courier, qui fait +un récit à peu près semblable dans une de ses +lettres... <i lang="it">La lepre</i> signifie <i>le lièvre</i> en italien. +La chasse est ouverte. Ces jours derniers, un +de mes paroissiens m'a apporté un lièvre +superbe; j'en parlais cette nuit avec ma gouvernante, +car il me paraît être à point. On nous +le servira aujourd'hui même, à midi. Vous vous +régalerez, en vous félicitant d'avoir, au prix +d'une mauvaise nuit, augmenté votre bagage +de connaissances linguistiques.</p> + +<p>J'étais tout penaud. Mais le lièvre me parut +délicieux. C'est que les pires choses, <i>la lèpre</i> +elle-même, peuvent devenir excellentes, lorsqu'on +sait les accommoder et s'en accommoder.</p> + + + + +<h3><a name="ch16.5" href="#t16.5">V</a><br> +COX-CITY</h3> + + +<p>Le baron d'Ormesan porta vivement la main +à la cicatrice que je venais d'apercevoir, et +ramena ses cheveux pour la couvrir.</p> + +<p>—Il faut que je sois toujours très bien coiffé, +me dit-il. On remarque, sans cela, cette vilaine +place nette et livide de mon cuir chevelu, et +j'ai l'air d'avoir la pelade... Cette cicatrice n'est +pas nouvelle. Elle date d'une époque où j'étais +fondateur de cité... Il y a de cela une quinzaine +d'années, et c'était dans la Colombie britannique, +au Canada... Cox-City!... Une ville de +cinq mille âmes... Elle tenait son nom de Cox... +Chislam Cox... un gaillard moitié homme de +science, moitié aventurier. Il avait provoqué le +<i>rush</i> dans cette partie, vierge alors, des Montagnes +Rocheuses, où est située aujourd'hui +encore Cox-City.</p> + +<p>Les mineurs avaient été racolés un peu partout: +à Québec, dans le Manitoba, à New-York. +C'est dans cette dernière ville que je rencontrai +Chislam Cox.</p> + +<p>J'y étais depuis six mois environ. Au demeurant, +je dois l'avouer, je ne gagnais pas un sou +et m'ennuyais à mourir.</p> + +<p>Je ne vivais pas seul mais avec une Allemande +assez jolie fille, dont les charmes avaient +du succès... Nous nous étions connus à Hambourg. +J'étais devenu son <i>manager</i>, si j'ose +dire...</p> + +<p>Elle s'appelait Marie-Sybille ou Marizibill, +pour parler comme les gens de Cologne, sa ville +natale.</p> + +<p>Faut-il ajouter qu'elle m'aimait à la folie?... +Pour ma part, je n'en étais point jaloux. Toutefois, +cette vie de paresseux me pesait plus que +vous ne sauriez croire; je n'ai pas l'âme d'un +maquereau. Mais c'est en vain que je cherchais +à employer mes talents, à travailler...</p> + +<p>Un jour, dans un <i>saloon</i>, je me laissai embobiner +par Chislam Cox, qui parlait tout haut, +appuyé au bar, et exhortait les consommateurs +à le suivre dans la Colombie britannique. Il y +connaissait un lieu où l'or abondait.</p> + +<p>Il entremêlait dans son discours: Christ, Darwin, +la Banque d'Angleterre, et, Dieu me damne +si je sais pourquoi, la papesse Jeanne. Ce +Chislam Cox était très convainquant. Je m'enrôlai +dans sa troupe avec Marizibill, qui ne +voulait pas me quitter, et nous partîmes.</p> + +<p>Je n'emportais pas d'attirail de mineur, mais +tout un matériel de bar et beaucoup d'alcools; +whisky, gin, rhum, etc.; des couvertures et des +balances de précision.</p> + +<p>Notre voyage fut assez pénible, mais aussitôt +arrivés là où Chislam Cox voulait nous conduire, +nous bâtîmes une ville de bois qui fut +baptisée Cox-City, en l'honneur de celui qui +nous dirigeait. J'inaugurai mon débit de boissons, +qui fut bientôt très fréquenté. L'or, en +effet, était abondant, et je faisais moi-même des +affaires d'or. Une grande partie des mineurs +étaient Français ou Canadiens français. Il y +avait là des Allemands et des individus de +langue anglaise. Mais l'élément français dominait. +Plus tard, il nous vint des métis français +du Manitoba et un grand nombre de Piémontais. +Des Chinois arrivèrent aussi. Si bien qu'au +bout de quelques mois, Cox-City comptait près +de cinq mille habitants, qui ne possédaient +qu'une dizaine de femmes...</p> + +<p>Je m'étais fait une situation enviable dans +cette ville cosmopolite. Mon <i>saloon</i> était florissant. +Je l'avais baptisé <i>Café de Paris</i>, et ce titre +flattait tous les habitants de Cox-City.</p> + +<hr> + + +<p>Les grands froids se firent sentir. C'était +terrible. Cinquante degrés au-dessous de zéro +constituent une température déplorable. On +s'aperçut avec terreur que Cox-City ne renfermait +que des provisions insuffisantes pour passer +l'hiver. Il n'y avait plus de communications +possibles avec le reste du monde. C'était la +mort prochaine en perspective. Bientôt les provisions +furent épuisées, et Chislam Cox fit afficher +une proclamation émouvante, dans laquelle +il nous faisait connaître toute l'horreur de notre +situation.</p> + +<p>Il nous demandait pardon de nous avoir menés +à la mort, et trouvait, nonobstant son désespoir, +le moyen de parler de Herbert Spencer et du faux +Smerdis. La fin de ce factum était effroyable. +Cox invitait la population à se rassembler, le +lendemain matin, sur la place qu'on avait eu le +soin de laisser au centre de la ville. Tout le +monde devait apporter un revolver et se suicider +à un signal, pour échapper aux affres du +froid et de la faim.</p> + +<p>Il n'y eut pas de protestations. La solution +fut trouvée généralement élégante, et Marizibill +elle-même, au lieu de sangloter, me dit qu'elle +serait heureuse de mourir avec moi. Nous distribuâmes +tout ce qui nous restait d'alcool. +Le lendemain matin, nous nous rendîmes, bras +dessus bras dessous, sur la place mortuaire.</p> + +<p>Dussé-je vivre cent mille ans, je n'oublierai +jamais le spectacle de cette foule de cinq mille +personnes couvertes de manteaux, de couvertures. +Tout le monde tenait à la main un +revolver, et toutes les dents claquaient... claquaient... +je vous le jure!...</p> + +<p>Chislam Cox nous dominait, monté sur un +tonneau. Tout à coup, il se porta le revolver au +front. Le coup partit. C'était le signal et, +tandis que, mort, Chislam Cox tombait de son +tonneau, tous les habitants de Cox-City, y +compris moi-même, se faisaient sauter la cervelle... +Quel souvenir effroyable!... Quel sujet +de méditation que cette unanimité dans le +suicide! Mais quel froid terrible il faisait!...</p> + +<p>Je n'étais pas mort, mais étourdi, je me +relevai bientôt. Une blessure, ou plutôt une +enflure qui me faisait violemment souffrir, et +dont la cicatrice me marquera jusqu'à la fin de +mes jours, me rappelait seule que j'avais tenté +de me suicider. Et pourquoi étais-je tout seul?</p> + +<p>—Marizibill! m'écriai-je.</p> + +<p>Rien ne me répondit. Mais, les yeux écarquillés, +grelottant de froid, je demeurai longtemps +hébété à regarder ces morts, près de cinq +mille qui, tous, portaient au front une blessure +volontaire.</p> + +<p>Puis, je ressentis une faim terrible qui me +torturait l'estomac. Les vivres étaient épuisés. +Je ne trouvai rien dans les maisons que je +fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un +cadavre et lui dévorai la face. La chair était +encore tiède. Je me rassasiai sans aucun +remords. Puis je me promenai dans la nécropole +en songeant aux moyens d'en sortir. Je +m'armai, me couvris soigneusement, me chargeai +du plus d'or que je pus emporter. Ensuite, +je m'inquiétai de la nourriture. Le corps des +femmes est plus grasset, leur chair est plus +tendre. J'en cherchai un et lui coupai les deux +jambes. Ce travail me prit plus de deux heures. +Mais je me trouvai à la tête de deux jambons, +qu'au moyen de deux lanières, je suspendis a +mon cou. Je m'aperçus alors que j'avais coupé les +jambes de Marizibill. Mais mon âme d'anthropophage +fut à peine émue. J'avais surtout hâte +de partir. Je me mis en marche, et, par miracle, +je joignis un campement de bûcherons, justement +le jour où mes provisions furent épuisées.</p> + +<p>La blessure que je m'étais faite à la tête fut +bientôt guérie. Mais une cicatrice que je cache +avec soin me rappelle sans cesse Cox-City, la +nécropole boréale, et ses habitants glacés, que +le froid garde ainsi qu'ils tombèrent, armés et +blessés, les yeux ouverts, et les poches pleines +de l'or inutile pour lequel ils moururent.</p> + + + + +<h3><a name="ch16.6" href="#t16.6">VI</a><br> +LE TOUCHER À DISTANCE</h3> + + +<p>Les Journaux ont rapporté l'extraordinaire +histoire d'Aldavid, qu'un grand nombre de communautés +Juives des cinq parties du Monde +prirent pour le Messie, et dont la mort survint +à la suite de circonstances qui parurent inexplicables.</p> + +<p>Ayant été mêlé de la façon la plus tragique à +ces événements, je sens la nécessité de me +défaire d'un secret qui m'étouffe.</p> + +<hr> + + +<p>Dépliant le journal, un matin, mes yeux +tombèrent sur l'information suivante datée de +Cologne:</p> + +<p>«Les communautés israélites du la rive droite +du Rhin, entre Ehrenbreitstein et Beuel, sont +dans une grande effervescence. Le Messie se +trouverait au sein de l'une d'elles, à Dollendorf. +Il aurait manifesté sa puissance par un +grand nombre de miracles.</p> + +<p>«Le bruit qui se fait autour de cette affaire +ne laisserait pas d'inquiéter le gouvernement +provincial, qui, craignant tout de l'exaltation +des esprits, aurait pris des mesures pour réprimer +les désordres.</p> + +<p>«On ne doute point en haut lieu que ce +Messie dont le nom supposé est Aldavid ne soit +un imposteur. Le Docteur Frohmann, le savant +ethnologue danois qui, en ce moment, est +l'hôte de l'Université de Bonn, s'est rendu par +curiosité à Dollendorf, et il affirme qu'Aldavid +n'est pas juif ainsi qu'il prétend l'être, mais plutôt +un Français originaire de la Savoie où s'est +conservée assez purement la race des Allobroges. +Quoi qu'il en soit, l'autorité aurait volontiers +expulsé Aldavid si cela avait été possible; +mais, celui que les Juifs rhénans appellent maintenant +<i>le Sauveur d'Israël</i>, disparaît comme +par enchantement lorsqu'il lui plaît. Il se tient +ordinairement devant la synagogue de Dollendorf, +prêchant la reconstitution du royaume de +Juda en termes violents et enflammés, qui ne +vont pas sans rappeler la rauque éloquence +d'Ézéchiel. Il passe là trois ou quatre heures par +jour, et le soir disparaît sans que l'on puisse +savoir ce qu'il est devenu. On ne connaît, au +demeurant, ni sa demeure, ni le lieu où il prend +ses repas. On espère qu'avant peu, ce faux +prophète sera démasqué et que ses tours de +bateleur n'abuseront plus, ni l'autorité, ni les +juifs rhénans. Revenus de leur erreur, ceux-ci +demanderont d'eux-mêmes à être débarrassés +d'un aventurier, duquel les propos mensongers, +leur donnant une arrogance regrettable vis-à-vis +du reste de la population, pourraient bien +provoquer une explosion d'antisémitisme dont, +en ce cas, les gens sensés ne pourraient même +pas plaindre les victimes. Ajoutons qu'Aldavid +parle parfaitement l'allemand. Il paraît être au +courant des usages des juifs et connaît aussi +leur jargon.»</p> + +<hr> + + +<p>Cette information, qui en son temps excita +vivement la curiosité du public, m'incita, je ne +sais pourquoi, à regretter l'absence du baron +d'Ormesan, qui ne m'avait plus donné de ses +nouvelles depuis près de deux ans:</p> + +<p>«Voilà une affaire propre à exciter l'imagination +du baron, me disais-je. Il aurait sans +doute bien des histoires de faux Messies à me +raconter...»</p> + +<p>Et oubliant la synagogue de Dollendorf, je +pensai à cet ami disparu, dont l'imagination et +les habitudes ne laissaient pas d'être inquiétantes, +mais pour qui j'éprouvais malgré tout +un vif intérêt. L'affection qui m'avait uni à lui +lorsque mon compagnon de classe au collège, +il se nommait tout simplement Dormesan; les +nombreuses rencontres dans lesquelles il +m'avait donné l'occasion d'apprécier son caractère +singulier; son manque de scrupules; une +certaine érudition désordonnée, et une gentillesse +d'esprit fort agréable, étaient cause que +j'éprouvais, parfois, comme un désir de le +retrouver.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, les journaux contenaient relativement +à l'affaire de Dollendorf des informations +plus sensationnelles encore que celles qui +avaient paru la veille.</p> + +<p>Des dépêches, datées de Francfort, de +Mayence, de Leipzig, de Strasbourg, de Hambourg +et de Berlin, annonçaient simultanément +la présence d'Aldavid.</p> + +<p>Comme à Dollendorf, il avait apparu devant +une synagogue, la principale de chaque ville.</p> + +<p>La nouvelle s'était vite répandue, les Juifs +avaient accouru, et le Messie avait prêché +partout dans des termes identiques, au témoignage +des dépêches insérées dans les journaux.</p> + +<p>À Berlin, vers cinq heures, la police ayant +voulu s'emparer de lui, la foule juive, qui l'entourait, +s'y était opposée, poussant des clameurs +et des lamentations, se livrant même à des violences +qui provoquèrent un grand nombre +d'arrestations.</p> + +<p>Pendant ce temps, Aldavid avait disparu +comme par miracle...</p> + +<p>Ces nouvelles m'impressionnèrent, mais pas +plus que le public qui se passionna pour Aldavid. +Et, dans la journée, les éditions spéciales +des journaux se succédèrent pour annoncer +l'apparition (on ne disait plus la présence) +du Messie à Prague, à Cracovie, à +Amsterdam, à Vienne, à Livourne, à Rome +même.</p> + +<p>Partout l'émotion était à son comble et les +gouvernements, comme on s'en souvient, tinrent +des conseils dont les décisions furent gardées +secrètes, et pour cause, car toutes aboutissaient +à cette constatation que, le pouvoir +d'Aldavid paraissant d'un ordre surnaturel ou +du moins inexplicable par les moyens dont dispose +la science, il valait mieux attendre, sans +intervenir, des événements auxquels la force +publique ne semblait pas pouvoir s'opposer.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, des dépêches diplomatiques +échangées de cabinet à cabinet, entre les gouvernements +intéressés, eurent pour résultat de +faire arrêter les principaux banquiers juifs de +chaque nation.</p> + +<p>Cette mesure s'imposait. En effet, si comme +on le supposait la prédication d'Aldavid avait +pour résultat de provoquer l'exode des Juifs +vers la Palestine, on pouvait aussi compter +sur l'exode des capitaux de tous les pays pour +la même destination, et il fallait éviter les désastres +financiers qui eussent été la suite de +cet événement. Au demeurant, on pensait avec +raison que ce Messie, dont l'ubiquité paraissait +incontestable, sinon les autres miracles qu'on +lui attribuait, pouvait bien par des moyens +surnaturels alimenter le budget du nouveau +royaume de Juda, quand cela serait nécessaire. +Et les banquiers juifs, traités d'ailleurs +avec beaucoup d'égards, furent mis en prison, +ce qui ne manqua pas de causer un très grand +nombre de désastres financiers: paniques dans +les Bourses, faillites et suicides.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'ubiquité d'Aldavid se +manifestait en France: à Nîmes, à Avignon, à +Bordeaux, à Sancerre, et, le Vendredi saint, +celui qu'Israël acclamait comme l'<i>Étoile qui +devait sortir de Jacob</i>, et que les chrétiens +ne nommaient plus que l'Antéchrist, parut +vers trois heures de l'après-midi à Paris, +devant la synagogue de la rue de la Victoire.</p> + +<hr> + + +<p>Tout le monde attendait cet événement, et, +depuis plusieurs jours les Juifs croyants de +Paris se tenaient dans la synagogue, dans la +rue de la Victoire et jusque dans les rues avoisinantes. +Les fenêtres des immeubles proches +de la synagogue avaient été louées à prix d'or +par les Israélites qui voulaient voir le Messie.</p> + +<p>Lorsqu'il parut, la clameur fut immense. On +l'entendit des hauteurs de Montmartre et de +la place de l'Étoile. Je me trouvais à cet instant +sur les Boulevards, et, avec tout le monde, +je me précipitai vers la chaussée d'Antin, mais +il me fut impossible d'aller au-delà du carrefour +de la rue Lafayette, où des barrages d'agents et +de gardes à cheval avaient été établis.</p> + +<p>Je n'appris que le soir, par les journaux, +l'événement imprévu qui s'était produit durant +cette apparition.</p> + +<p>Depuis qu'il ne se prodiguait plus seulement +dans des pays de langue allemande, Aldavid +parlait moins. Ses nouvelles apparitions duraient +toujours autant que celles des premiers +temps, mais il se taisait fréquemment, priant à +voix basse, puis reprenant sa prédication toujours +dans la langue du peuple parmi lequel il +se trouvait. Et ce don des langues, qui faisait +de sa vie une Pentecôte quotidienne, n'était pas +moins surprenant que son don d'ubiquité et +que la faculté qui le laissait disparaître à son gré.</p> + +<p>Pendant un des instants où, se taisant, le +Messie semblait prier à voix basse devant les +Juifs prosternés et silencieux, une voix puissante +venue d'une des fenêtres qui fait face à +la synagogue se fit entendre. Levant la tête, +les assistants virent un moine au visage calme +et inspiré. De la main gauche étendue, il présentait +à Aldavid un crucifix, tandis que de la +main droite il agitait un aspersoir dont des +gouttes d'eau bénite atteignirent l'homme prodigieux. +En même temps le moine prononçait +la formule catholique de l'exorcisme, mais +l'effet fut nul, et Aldavid ne leva même pas les +yeux vers l'exorciseur qui, tombant à genoux, +les yeux au ciel, baisa le crucifix et demeura +longtemps en prière, face à face avec celui dont +le démon Légion n'était pas sorti, et qui, s'il +était l'Antéchrist, paraissait tellement sûr de +soi, qu'un exorcisme même n'avait pu troubler +son oraison.</p> + +<p>L'effet de cette scène fut immense et, triomphant +dédaigneusement, les Juifs qui y avaient +assisté s'étaient gardé de toute injure, de toute +moquerie à l'égard du moine. Leurs yeux ardents +regardaient le Messie, leurs cœurs exultaient, +et tous, se prenant par la main, femmes, +enfants et vieillards, en rangs pressés, se +mirent à danser comme autrefois David devant +l'arche en chantant «Hosannah!» et des +hymnes d'allégresse.</p> + +<hr> + + +<p>Le Samedi saint, Aldavid apparut encore, rue +de la Victoire, et dans les autres villes où il +s'était montré. On annonça sa présence dans +plusieurs grandes villes d'Amérique, en Australie, +à Tunis, à Alger, à Constantinople, à +Salonique et à Jérusalem, la Ville sainte. On signalait +également l'activité du très grand nombre +de juifs qui précipitaient leur départ afin de se +rendre en Palestine. L'émotion était partout à +son comble. Les esprits les plus sceptiques se +rendaient à l'évidence, avouant qu'Aldavid +était bien ce Messie que les prophéties ont promis +aux juifs. Les catholiques attendaient +avec anxiété que Rome se prononçât sur ces +événements, mais le Vatican semblait ignorer +ce qui se passait, et le pape lui-même, dans l'encyclique +<i>Misericordium</i> sur les armements, +qu'il publia à cette époque, ne fit même pas allusion +au Messie qui se manifestait chaque jour, +à Rome aussi bien qu'ailleurs...</p> + +<hr> + + +<p>Le jour de Pâques, j'étais assis devant mon +bureau, et je lisais avec attention les télégrammes +qui relataient les événements de la +veille, les paroles d'Aldavid, l'exode des juifs, +dont les plus pauvres s'en allaient par troupes +à pied vers la Palestine.</p> + +<p>Tout à coup, mon nom prononcé à voix +haute me fit lever la tête, et je vis devant moi +le baron d'Ormesan lui-même.</p> + +<p>—Vous voilà, m'écriai-je, je n'espérais plus +vous revoir... Vous avez été absent au moins +pendant deux ans... Mais comment êtes-vous +entré? Sans doute, ai-je laissé ma porte ouverte!</p> + +<p>Je me levai, allai vers le baron et lui serrai +la main.</p> + +<p>—Asseyez-vous, lui dis-je, et racontez-moi +vos aventures, car je ne doute point qu'il ne +vous soit arrivé des choses extraordinaires depuis +que je ne vous ai vu.</p> + +<p>—Je vais satisfaire votre curiosité, me dit-il. +Souffrez que je reste ainsi debout, appuyé +contre la muraille, je n'ai pas envie de m'asseoir.</p> + +<p>—Comme vous voudrez, repris-je, mais avant +tout, dites-moi d'où vous venez, revenant!</p> + +<p>Il me répondit en souriant:</p> + +<p>—Vous feriez peut-être mieux de me demander +où je suis.</p> + +<p>—Mais chez moi, parbleu, répliquai-je d'un +ton impatienté; vous n'avez point changé... +toujours aussi mystérieux!... Au fait, cela fait +sans doute partie de votre récit. Eh bien! où +êtes-vous?</p> + +<p>—Je suis, me répondit-il, depuis près de +trois mois, en Australie, dans une petite localité +du Queensland, et je m'y trouve fort bien; toutefois, +je ne tarderai pas à m'embarquer pour le +vieux Monde, où m'appellent des affaires importantes.</p> + +<p>Je le regardai un peu effrayé.</p> + +<p>—Vous m'étonnez, lui dis-je, cependant +vous m'avez habitué à tant de bizarreries, que je +veux bien croire ce que vous me dites, mais je +vous supplie de me l'expliquer. Vous êtes chez +moi et vous prétendez être dans le Queensland +en Australie; avouez que j'ai lieu de ne pas +comprendre.</p> + +<p>Il sourit encore et continua:</p> + +<p>—Certes, je suis en Australie, ce qui ne vous +empêche point de me voir chez vous, de même +qu'on me voit en cet instant à Rome, à Berlin, +à Livourne, à Prague, et dans un si grand +nombre de villes que l'énumération en serait +fastid...</p> + +<p>—Vous! m'écriai-je, en l'interrompant, vous +seriez Aldavid?</p> + +<p>—Lui-même, répliqua le baron d'Ormesan, +et j'espère qu'à présent vous ne douterez plus +de mes paroles.</p> + +<p>J'allai à lui, je le tâtai, le regardai, il était +bien là, appuyé devant moi à la muraille, +aucun doute n'était possible. Je m'assis dans un +fauteuil et contemplai avidement cet homme +surprenant qui, plusieurs fois condamné pour +vol, auteur impuni d'assassinats retentissants, +était aussi, et de manière indéniable, le plus +miraculeux des mortels. Je n'osai rien dire et +il rompit enfin le silence.</p> + +<p>—Oui, dit-il, je suis cet Aldavid, le Messie +des prophéties, le prochain roi de Juda.</p> + +<p>—Vous m'affolez, protestai-je, expliquez-moi +comment vous avez pu accomplir les prodiges +qui tiennent en suspens l'attention de l'univers?</p> + +<p>Il hésita un instant, puis, se décidant:</p> + +<p>—La science, dit-il, est la cause des prétendus +miracles que j'accomplis. Vous êtes le +seul à qui je puisse m'ouvrir, car je vous connais +depuis longtemps, et je sais que vous ne +me trahirez point, aussi bien ai-je besoin d'un +confident... Vous savez mon nom véritable, +Dormesan, et vous connaissez quelques uns des +crimes artistiques qui font la joie de ma vie. +J'ai une culture scientifique aussi vaste que ma +culture littéraire, et ce n'est pas peu dire, puisque, +connaissant à fond un grand nombre de +langues, je suis au courant de toutes les grandes +littératures anciennes et modernes. Tout cela +m'a servi. J'ai eu des hauts et des bas, c'est vrai, +mais une seule des fortunes que j'ai amassées +et dissipées, soit au jeu, soit en prodigalités de +toutes sortes, formerait une somme respectable, +même en Amérique...</p> + +<p>Quoiqu'il en soit, un petit héritage, d'environ +deux cent mille francs, m'étant pour ainsi dire +tombé du ciel il y a quatre ans, je consacrai +cet argent à des expériences scientifiques, et +me vouai à des recherches ayant trait à la télégraphie +et la téléphonie sans fil, à la transmission +des images photographiques, à la photographie +en couleurs et en relief, au cinématographe, +au phonographe, etc... Ces travaux +m'amenèrent à m'inquiéter d'un point négligé +par tous les savants qui se sont occupés de +ces problèmes passionnants: je veux parler +du toucher à distance. Et je finis par découvrir +les principes de cette science nouvelle.</p> + +<p>De même que la voix peut se transporter +d'un point à un autre très éloigné, de même +l'apparence d'un corps, et les propriétés de +résistance par lesquelles les aveugles en +acquièrent la notion, peuvent se transmettre, +sans qu'il soit nécessaire que rien relie l'ubiquiste +aux corps qu'il projette. J'ajoute que le +nouveau corps conserve la plénitude des +facultés humaines, dans la limite où elles sont +exercées à l'appareil par le véritable corps.</p> + +<p>Les récits miraculeux, les contes populaires, +qui accordent à certains personnages le don +d'ubiquité, montrent que d'autres hommes avant +moi ont agité la question du toucher à distance; +toutefois ce n'étaient que rêveries sans importance. +Il m'était réservé de résoudre, scientifiquement +et pratiquement, le problème.</p> + +<p>Bien entendu, je laisse de côté les phénomènes +ou prétendus phénomènes médionaux +touchant le dédoublement des corps; ces phénomènes, +qu'on connaît mal, n'ont rien à voir, +d'après ce que j'en sais, avec les recherches +que j'ai menées à bien.</p> + +<p>Après des nombreuses expériences, je parvins +à construire deux appareils dont je gardai l'un, +tandis que je plaçais l'autre contre un arbre situé +au bord d'une allée du parc Montsouris. Mon +expérience réussit pleinement, et, actionnant +l'appareil transmetteur qui m'avait coûté tant +de soins, et que je porte sans cesse sur moi, je +pouvais, sans quitter le lieu où je me trouvais +en réalité, apparaître, me trouver en même +temps au parc Monsouris; et sinon m'y promener, +du moins voir, parler, toucher et être +touché dans les deux endroits à la fois. Plus +tard, j'installai un autre de mes appareils récepteurs +contre un arbre des Champs-Élysées, +et je constatai, avec joie, que je pouvais aussi +bien me trouver dans trois endroits à la fois. +Désormais, le monde était à moi. J'eusse pu +tirer des profits immenses de mon invention, +mais je préférai la garder uniquement à mon +usage. Mes appareils récepteurs sont petits, ont +un aspect insignifiant, et il n'est pas encore +arrivé qu'on les ait enlevés des endroits où je +les ai placés. J'en mis un chez vous, cher ami, +il y a deux ans, mais c'est la première fois que +je m'en sers, et vous ne l'aviez jamais aperçu.</p> + +<p>—C'est vrai, dis-je, je ne l'ai jamais vu.</p> + +<p>—Ces appareils, continua-t-il, ont tout simplement +l'apparence d'un clou... Je voyageai, +pendant près de deux ans, dotant de récepteurs +la façade de toutes les synagogues. Car mon +dessein étant de devenir roi, du simple baron +que je me suis fait, je ne pouvais espérer +réussir qu'en fondant de nouveau le royaume +de Juda, dont les Juifs espèrent depuis si longtemps +la reconstitution.</p> + +<p>Je parcourus successivement les cinq parties +du Monde, me tenant d'ailleurs toujours, grâce +à mon ubiquité, en relations avec ma maison à +Paris, avec une maîtresse que j'aime, qui me +le rend, et qui, voyageant avec moi, m'aurait +gêné.</p> + +<p>Mais, voyez le côté pratique de cette invention! +Ma maîtresse, une femme charmante et +mariée, n'a jamais été au courant de mes +voyages. Elle ignore même si j'ai quitté Paris, +car chaque semaine, le mercredi, lorsqu'elle +vient chez moi avide de caresses, elle me trouve +au lit. J'y ai adapté un de mes appareils, et c'est +ainsi que, de Chicago, de Jérusalem et de Melbourne, +j'ai pu faire à ma maîtresse, à Paris, +trois enfants, qui hélas! ne porteront point mon +nom.</p> + +<p>—Puissiez vous trouvez miséricorde, dis-je, +le véritable Messie pardonna à la femme adultère.</p> + +<p>Il ne releva point ce que je venais de dire, et +ajouta:</p> + +<p>—Pour le reste, vous connaissez les événements +aussi bien que moi-même.</p> + +<p>—Je les connais, répliquai-je, et je vous juge +sévèrement. Je ne vous crois pas les qualités +d'un fondateur d'empire, encore moins celles +d'un bon monarque, votre vie criminelle vous +condamne et vos imaginations vous feront un +jour mener votre peuple à la ruine. Homme de +science, habile dans les arts, vous méritiez, +malgré vos crimes, l'indulgence et peut-être +même l'admiration des gens instruits et de bon +sens. Mais, roi, vous n'avez pas le droit de l'être, +vous ne saurez point promulguer de lois justes, +et vos sujets ne seront que les jouets de vos +caprices. Renoncez à ce rêve insensé d'un trône +dont vous êtes indigne. De pauvres gens s'en +vont à pied sur les routes, vous croyant un personnage +sacré qui relèvera le Temple de Jérusalem. +Un grand nombre déjà sont morts en chemin +pour le misérable imposteur que vous êtes. +Renoncez à vous dire plus longtemps le Messie +que vous n'êtes point, ou je vous dénoncerai!</p> + +<p>—On vous prendra pour un fou, me dit en +ricanant le faux Messie; et me croyez-vous assez +sot pour vous avoir donné les lumières suffisantes +qui vous permettraient de me faire tort +en détruisant mon appareil? Détrompez-vous!...</p> + +<hr> + + +<p>La colère m'aveuglait, je ne savais plus au +juste ce que je faisais. Ayant saisi sur ma table +un revolver qui s'y trouve toujours, j'en déchargeai +les six balles sur le faux corps apparent +et solide du faux Messie, qui s'affaissa en poussant +un grand cri. Je me précipitai: le corps était +là, je venais de tuer mon ami Dormesan, criminel, +mais compagnon si agréable. Je ne +savais que faire:</p> + +<p>—Il m'a abusé, me dis-je, c'était une farce. +Il est bien venu ici à l'improviste, il est entré +sans que je l'entendisse, ma porte était certainement +ouverte. Il s'est moqué de moi en se +faisant passer pour Aldavid, c'était fantastique +et charmant. Je m'y suis laissé prendre et l'ai +tué... Hélas! que vais-je devenir?</p> + +<p>Et je méditai quelque temps devant le corps +ensanglanté de mon ami...</p> + +<p>Puis, tout à coup, une rumeur extraordinaire +me fit sursauter. Encore un tour d'Aldavid, +pensai-je, il annonce sans doute son couronnement. +Puissé-je l'avoir tué et avoir encore près +de moi mon ami Dormesan.</p> + +<p>J'ouvris la fenêtre pour connaître quel miracle +avait encore accompli le prodigieux thaumaturge, +et je vis une nuée de camelots porteurs +de journaux divers, qui, malgré les ordonnances +de police interdisant l'annonce des informations, +criaient tous en courant à toutes +jambes:</p> + +<p>—<i>La mort du Messie, curieux détails sur +sa fin subite.</i></p> + +<p>Mon sang se glaça dans mes veines, et je +tombai évanoui.</p> + +<hr> + + +<p>Je me réveillai vers une heure du matin, et +frissonnai en touchant près de moi le cadavre. +Je me levai aussitôt; puis, je soulevai le corps +en rassemblant toutes mes forces et je le jetai +par la fenêtre.</p> + +<p>Je passai le reste de la nuit à effacer les taches +de sang qui s'étalaient sur mon parquet, puis je +sortis acheter les journaux, et j'y lus ce que +tout le monde sait: la mort subite d'Aldavid +dans huit cent quarante villes situées dans les +cinq parties du Monde.</p> + +<p>Celui qu'on appelait le Messie semblait prier +depuis plus d'une heure, quand tout à coup il +poussa un grand cri, tandis que six trous, semblables +à ceux que font les balles de revolver, +apparurent sur lui dans la région du cœur. Partout +il s'affaissa aussitôt, et, malgré les soins +qui partout lui furent prodigués, partout il était +mort.</p> + +<p>Cette profusion de corps appartenant à un +seul homme—exactement huit cent quarante +et un, car par un phénomène singulier on +avait trouvé deux de ces corps à Paris—n'étonna +pas outre mesure le public, à qui +Aldavid avait donné bien d'autres sujets d'étonnement.</p> + +<p>Partout, les Juifs lui firent des funérailles +imposantes. Ils pouvaient à peine croire à sa +mort et affirmaient qu'il ressusciterait. Mais +c'est en vain qu'ils attendirent cet événement, +et la reconstitution du Royaume de Juda fut +remise à d'autres temps.</p> + +<hr> + + +<p>Je regardai attentivement le mur contre +lequel Dormesan m'était apparu. J'y trouvai +bien un clou, mais tellement semblable aux +autres clous auxquels je le comparai, qu'il me +parut impossible que ce fût là un de ses engins.</p> + +<p>Au demeurant, ne m'avait-il pas dit lui-même +qu'il me cachait les particularités essentielles +des appareils qui lui servaient à faire +paraître les corps postiches, grâce à sa découverte +des lois du <i>toucher à distance</i>?</p> + +<p>Aussi, suis-je incapable de donner le moindre +renseignement touchant l'invention prodigieuse +de ce baron d'Ormesan, dont les aventures, +surprenantes ou amusantes, ont fait longtemps +mes délices.</p> + + +<p><small>1890-1910.</small></p> + + + + +<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<ul class="tdm"> +<li><a name="t1" href="#ch1">Le passant de Prague</a></li> <!--1--> +<li><a name="t2" href="#ch2">Le sacrilège</a></li> <!--21--> +<li><a name="t3" href="#ch3">Le juif latin</a></li> <!--33--> +<li><a name="t4" href="#ch4">L'hérésiarque</a></li> <!--53--> +<li><a name="t5" href="#ch5">L'infaillibilité</a></li> <!--71--> +<li><a name="t6" href="#ch6">Trois histoires de châtiments divins</a> <!--81--> +<ol> +<!--I. --> <li><a name="t6.1" href="#ch6.1">Le giton</a></li> <!--83--> +<!--II. --> <li><a name="t6.2" href="#ch6.2">La danseuse</a></li> <!--87--> +<!--III.--> <li><a name="t6.3" href="#ch6.3">D'un monstre à Lyon ou L'Envie</a> +</ol></li> <!--92--> +<li><a name="t7" href="#ch7">Simon Mage</a></li> <!--97--> +<li><a name="t8" href="#ch8">L'Otmika</a></li> <!--113--> +<li><a name="t9" href="#ch9">Que Vlo-ve?</a></li> <!--135--> +<li><a name="t10" href="#ch10">La rose de Hildesheim</a></li> <!--155--> +<li><a name="t11" href="#ch11">Les pèlerins piémontais</a></li> <!--167--> +<li><a name="t12" href="#ch12">La disparition d'Honoré Subrac</a></li> <!--181--> +<li><a name="t13" href="#ch13">Le matelot d'Amsterdam</a></li> <!--191--> +<li><a name="t14" href="#ch14">Histoire d'une famille vertueuse, +d'une hotte et d'un calcul</a></li> <!--201--> +<li><a name="t15" href="#ch15">La serviette des poètes</a></li> <!--221--> +<li><a name="t16" href="#ch16">L'amphion faux-messie ou histoires et aventures du Baron +d'Ormesan</a> <!--229--> +<ol> +<!-- I.--> <li><a name="t16.1" href="#ch16.1">Le Guide</a></li> <!--231--> +<!-- II.--> <li><a name="t16.2" href="#ch16.2">Un beau film</a></li> <!--238--> +<!--III.--> <li><a name="t16.3" href="#ch16.3">Le cigare romanesque</a></li> <!--245--> +<!-- IV.--> <li><a name="t16.4" href="#ch16.4">La lèpre</a></li> <!--251--> +<!-- V.--> <li><a name="t16.5" href="#ch16.5">Cox-City</a></li> <!--258--> +<!-- VI.--> <li><a name="t16.6" href="#ch16.6">Le toucher à distance</a></li> <!--265--> +</ol></li> +</ul> + + +<p class="c"><small>E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</small></p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's L'hérésiarque et Cie, by Guillaume Apollinaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HÉRÉSIARQUE ET CIE *** + +***** This file should be named 22356-h.htm or 22356-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/2/3/5/22356/ + +Produced by Laurent Vogel, Hugo Voisard and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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