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+The Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'écornifleur
+
+Author: Jules Renard
+
+Release Date: December 27, 2006 [EBook #20199]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
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+
+ JULES RENARD
+
+ L'ÉCORNIFLEUR
+
+ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour
+ tous les pays, y compris la Suède et la Norwège.
+ S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF,
+ éditeur, 28 _bis_, rue de Richelieu, Paris.
+ PARIS
+ PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
+ 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_
+ 1892
+ Tous droits réservés. _Il a été tiré à part dix exemplaires sur papier
+ de Hollande numérotés à la presse_ (1 à 10)
+
+ * * * * *
+
+ À MARINETTE
+
+ * * * * *
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+I.--Monsieur Vernet
+II.--De la prudence!
+III.--Bouton par bouton
+IV.--Encore un homme de lettres
+V.--Entrée
+VI.--Madame Vernet
+VII.--Symptômes
+VIII.--Déviation
+IX.--C'est bon! c'est bon!
+X.--Misère de misère!
+XI.--Mes confrères
+XII.--Je dis quelque chose
+XIII.--Coups de sonde
+XIV.--Cosmographie
+XV.--Je trouve un engagement sérieux
+XVI.--En voyage
+XVII.--C'est la mer!
+XVIII.--Jamais au niveau de la mer
+XIX.--Civilités
+XX.--À fond de cale
+XXI.--Importunités
+XXII.--La dernière station
+XXIII.--Insomnie
+XXIV.--Le bobo
+XXV.--Scène
+XXVI.--Je reste
+XXVII.--Je rends des services
+XXVIII.--À table! À table!
+XXIX.--Mademoiselle Marguerite
+XXX.--Programme
+XXXI.--Atomes crochus
+XXXII.--Théories
+XXXIII.--Le navet
+XXXIV.--Le baiser
+XXXV.--Prise d'habitude
+XXXVI.--Écrire!
+XXXVII.--La plage
+XXXVIII.--Points de vue
+XXXIX.--Pas de gâchage!
+XL.--Directeur de conscience littéraire
+XLI.--Églises
+XLII.--Promenades et beaux sites
+XLIII.--Flirtage en plein air
+XLIV.--La partie d'agrément
+XLV.--Il faut en finir, à la fin
+XLVI.--Proposition
+XLVII.--Les idées de Mademoiselle Marguerite
+XLVIII.--Première séance
+XLIX.--Cours complet
+L.--En sourdine
+LI.--Dernière séance
+LII.--Le demi-viol
+LIII.--Animal triste
+LIV.--Le départ
+LV.--Adieu!
+
+
+
+
+L'ÉCORNIFLEUR
+
+
+
+
+I
+
+MONSIEUR VERNET
+
+
+C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement
+vêtu. On sent qu'il n'a pas lui-même soin de sa personne, qu'il ne
+s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'épingle, le peigne.
+Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse,
+et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de
+«revenir sur sa toilette», et il semble, pour cette raison, plus
+distingué le matin que le soir.
+
+Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupières
+pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de
+lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent
+par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux
+rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs.
+
+En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les
+derrières des chevaux lourdement secoués. «Le pavé de Paris use les
+meilleures bêtes.» Suivant les recommandations du préfet de police,
+Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit
+immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'empêche
+de «demander le cordon» au conducteur pour lui seul: il attend qu'une
+dame fasse arrêter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'entête,
+dépasse le but, va jusqu'à la station prochaine et retourne sur ses
+pas.
+
+
+
+
+II
+
+DE LA PRUDENCE
+
+
+Oh! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m'a rendu sévère.
+Je viens de «quitter» certaine famille honorable que j'aimais beaucoup,
+un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai
+pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je
+puisse dire, hautain et bref, à cet homme:
+
+--«Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me
+tendre la main?»
+
+À ses reproches, je répondrai:
+
+--«C'est vous qui m'avez cherché!»
+
+Dès qu'on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l'instant
+où nous serons giflés.
+
+Je l'épie et le vois venir.
+
+Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un échange de nos deux cartes:
+
++------------------------------------------+
+| |
+| |
+| |
+| |
+| VICTOR VERNET |
+| |
+| DIRECTEUR DES CHANTIERS DE L'USINE CASE |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| _Passy_ |
+| |
+| |
++------------------------------------------+
+
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+| |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| HENRI |
+| |
+| |
++--------------------------------+
+
+Monsieur Vernet me regarde:
+
+--«Est-ce tout?»
+
+--«Oui, dis-je, j'ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en
+signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes: c'est commode.»
+
+Monsieur Vernet sourit et dit:
+
+--«J'aime tout ce qui est original!»
+
+Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d'autre
+renseignement.
+
+Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de
+l'omnibus.
+
+
+
+
+III
+
+BOUTON PAR BOUTON
+
+
+À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle
+interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de
+la précédente. Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur
+Vernet dit son âge; une autre fois, le chiffre de ses appointements:
+15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont
+bien. Mais «ce qu'il y a d'agréable» c'est qu'il a droit à deux mois de
+congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend
+le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses
+manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je
+n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens.
+
+Je ne le fais que par exception.
+
+Tantôt, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tantôt je
+coupe net une confidence, en toussant.
+
+Si Monsieur Vernet me demande:
+
+--«Vous avez sans doute quelque emploi?»
+
+je réponds:
+
+--«C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.»
+
+Monsieur Vernet feint de comprendre, «puisqu'il aime tout ce qui est
+original».
+
+--«Et vos petits lapins vont bien?»
+
+--«Ils sont charmants et forment un triple étage. L'aîné a la tête de
+plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les
+prête tous les matins.»
+
+--«Je vois: vous êtes professeur libre.»
+
+--«Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes
+bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre.
+Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais
+comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi,
+ce qui me permettait de travailler.»
+
+Je répète le mot «travailler» en exagérant la voix et le geste. L'heure
+est-elle venue de dire à quoi?
+
+
+
+
+IV
+
+ENCORE UN HOMME DE LETTRES
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le
+temps de le lire. Je jette à peine un coup d'oeil sur les faits-divers
+et la Bourse.
+
+HENRI
+
+Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous écrivez donc dans les journaux?
+
+HENRI
+
+Des fois.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Lequel?
+
+HENRI
+
+Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je n'ai jamais vu votre nom.
+
+HENRI
+
+Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et
+n'ose pas me lancer. Il y a la famille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?
+
+
+
+J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet
+fait des signes d'ignorance. Il reconnaît les derniers:
+
+--«Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.»
+
+Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du
+professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un
+article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de
+pair.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je voudrais bien lire quelque chose de vous.
+
+HENRI
+
+Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez au
+moins que j'aie terminé mon roman.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment! vous écrivez aussi des livres?
+
+HENRI
+
+Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y
+connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman,
+quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se
+retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre
+avec Paul, il faut avoir de la tête!
+
+
+
+Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous
+cordeler, nous nouer.
+
+Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur
+Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement
+éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai «quittée». J'en ai
+toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison
+immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est
+flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la
+première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il
+m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans
+cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte
+fort. On m'attendra.
+
+Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un
+important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne
+ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir
+donne bien.
+
+
+
+
+V
+
+ENTRÉE
+
+
+Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois,
+c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées.
+
+Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées.
+
+J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux
+avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas
+compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations,
+cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me
+ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes,
+quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en
+arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections
+lumineuses sont aux conférences scientifiques.
+
+Ai-je fait mes frais?
+
+Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.
+
+Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il était bon, mais un peu
+chaud. Monsieur Vernet m'a parlé de sa cave. J'ai trouvé cela naturel,
+«puisqu'il avait du vin dedans». Inhabile à distinguer la fine-champagne
+de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirmé que la liqueur de mon
+petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins.
+
+
+
+
+VI
+
+MADAME VERNET
+
+
+Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se
+tut.
+
+--«Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs?»
+
+Je disais «donque», et en général j'exagérais les liaisons, le soin avec
+lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu'on nous en impose.
+
+--«Je lis un peu», dit-elle.
+
+Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle
+m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la
+mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j'eus
+la lâcheté de dire:
+
+--«Tant mieux pour vous!» la lâcheté de le répéter et de commencer
+l'éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet:
+
+--«Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de
+géographie.»
+
+--«Sans doute, dis-je, et d'arithmétique.»
+
+--«Et de musique», dit-elle.
+
+--«Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.»
+
+Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez
+correctement, en disant «mélieur» au lieu de meilleur. Elle aimait la
+peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de
+temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par
+hygiène. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses
+yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des
+coupes, et la façon dont elle parla de l'amertume des choses me fit
+comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se
+dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme
+qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.
+
+
+
+
+VII
+
+SYMPTÔMES
+
+
+Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils
+gardent à l'endroit du poète des préjugés en partie rectifiés,
+c'est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre,
+affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore
+d'être original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et
+disent:
+
+--«Il travaille!»
+
+S'il ne pense à rien, ils disent:
+
+--«Laissons-le rêver!»
+
+Ou, le doigt tendu vers son front:
+
+--«Que peut-il se passer dans cette tête-là?»
+
+Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une
+auréole.
+
+Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari:
+
+--«Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l'art!»
+
+Elle entend vraiment que je voue ma vie à l'art, la lui dédie et
+sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.
+
+Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je «compose» des vers aux
+heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente,
+et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi
+quelqu'un, et se saigne jusqu'à ce qu'il découvre en son fils un
+paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.
+
+--«D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie
+la mienne, le devoir d'un père n'est-il pas de s'ôter le pain de la
+bouche pour ses enfants?»
+
+C'est juste, mais répugnant, et si le mien s'ôtait le pain de la bouche
+pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer.
+
+Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaillé une journée de
+dix heures à l'usine qu'il dirige. Ses paupières battent comme des
+volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour
+les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de
+noix. Sa cigarette s'éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se
+meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+«Ce n'est pas poétique de coudre des boutons!»
+
+
+
+C'est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle
+reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses
+qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont
+poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est
+poétique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire «Monsieur Vernet»
+est distingué, et dire «Mon mari» commun. Elle pique, avec l'adresse
+d'un chiffonnier, le mot «chaise» et le jette là, «côté prose», puis le
+mot «siège», qu'elle dépose ici, «côté vers».
+
+Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle
+que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi,
+annonce:
+
+--«Vous arriverez!»
+
+Je l'espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont
+je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien dîné, et j'éprouve le
+besoin d'intéresser quelqu'un à mon avenir. Mes jambes s'allongent,
+prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un
+chien qu'on flatte.
+
+Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de défauts, et on pense que
+si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par délicatesse de
+femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes
+mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me
+demande des vers.
+
+--«Mes vers n'ont que le mérite de s'en aller tout de suite loin de ma
+mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en
+amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort?»
+
+Enfin j'ai un idéal: la pâleur de mon teint et ma tristesse en
+répondent.
+
+Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.
+
+--«Cher! cher!» lui dit Madame Vernet.
+
+Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns
+s'échappent, tombent, s'accrochent comme des insectes à son gilet. On ne
+sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez.
+
+--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!»
+
+--«Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!»
+
+Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le
+derrière se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. Étourdi par la chaleur
+et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre
+moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à
+hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui
+d'être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l'air, ou
+croisées sur mon ventre. Vainement je dis:
+
+--«C'est bon!»
+
+et veux m'en aller à mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre le
+caleçon dans les chaussettes, s'écarte un peu pour voir, sans trouble,
+assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.
+
+--«Je vous demande encore pardon d'avoir terminé ce petit travail devant
+vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien à se mettre.»
+
+Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un
+grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes,
+digère et s'empâte.
+
+
+
+
+VIII
+
+DÉVIATION
+
+
+Ils disent, l'un:
+
+--«Ma femme m'adore!»
+
+Et l'autre:
+
+--«Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes.»
+
+Ils n'avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari
+ne vit complètement que dans son usine. L'invention du téléphone lui a
+paru un événement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec
+l'appareil, disant au premier employé venu:
+
+--«Téléphonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.»
+
+Et tandis que l'employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait
+autour de la cage, ainsi qu'un dompteur déjà mordu, n'osant jamais et se
+promettant d'oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en
+lui-même la répétition d'une pièce. Enfin il est entré, et maintenant
+voilà qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours
+ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'écho des
+conversations qu'ils ont eues se répercute encore.
+
+--«Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis
+«Allô»--rien.--«Allô, allô»--rien.--Croirais-tu _qu'elle_ m'a fait
+attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!»
+
+Elle! l'Ennemie!
+
+Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un
+petit doigt en accent aigu, répond:
+
+--«Mâtin!»
+
+Elle a couru par les grands magasins toute la soirée:
+
+--«Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une
+amie qui habite la province!»
+
+Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient
+de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est
+d'occasion. Le bon marché seul la tente.
+
+--«Je puis vous affirmer qu'elle a été rudement bien», me dit Monsieur
+Vernet.
+
+Il s'encourage à l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais à
+Madame Vernet l'offre d'une civilité saupoudrée comme une gaufre, il
+sourit:
+
+--«Ah! ce Monsieur Henri!»
+
+Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage
+au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et
+il me raconterait des saletés.
+
+Et Madame Vernet s'excite de son côté.
+
+Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de
+«papillons noirs,--qui n'en a pas?»--elle s'appuie sur la force et se
+confie en la franchise de ce brave homme.
+
+Leurs coeurs allaient s'éteindre, ne plus former que des boules de
+cendres froides. J'ai soufflé, et voilà qu'à la grande surprise de tous,
+des étincelles profondément enfouies s'enflamment, s'élancent.
+
+Je m'excite, à mon tour.
+
+J'ai été jusqu'à ce jour un petit monsieur désoeuvré, qui se glorifiait
+ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose: je renoue l'une
+à l'autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.
+
+À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C'est un
+rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s'offrir
+du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour
+savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.
+
+Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au
+vestiaire sa canne et son chapeau.
+
+Si je lui dis:
+
+--«Vous avez l'air fatigué!»
+
+il me répond:
+
+--«C'est que j'ai mal dormi cette nuit.»
+
+Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à
+tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de
+la langue.
+
+Sa femme l'arrête par un:
+
+--«Voyons, chéri!» très tendre.
+
+Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la
+tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure:
+
+--«Oh! vilain!»
+
+C'est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille
+bien.
+
+
+
+
+IX
+
+C'EST BON! C'EST BON!
+
+
+Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame
+Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée
+par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant,
+comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression
+dédaigneuse:
+
+--«Je connais la femme: c'est un logogriphe, un écheveau!»
+
+Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la
+papa.
+
+Monsieur Vernet a d'énormes biceps, roulants et grondants presque, quand
+il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme
+sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix,
+faire péter une balle élastique, et m'y briserait, si j'avais la
+maladresse de me laisser pincer.
+
+Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux
+coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie
+et par impuissance, je prétends qu'il me trompe avec des trucs.
+
+Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de
+rien. Il a fait sa situation seul. À quinze ans, il gagnait sa vie.
+
+--«Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide
+à ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille
+d'argent dans un concours de bébés.»
+
+Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'être travailleur. Afin
+qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on
+d'un imbécile, il dit:
+
+--«Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!»
+
+On l'entend déclarer:
+
+--«Je ne suis qu'une bête, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on
+fait ce qu'on peut...»
+
+Madame Vernet proteste:
+
+--«Mon ami, tu as tes mérites. Combien d'autres, à ta place, seraient
+restés en chemin!»
+
+Flattée d'être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle
+ajoute:
+
+--«Tu es si bon!»
+
+Ah! la bonté! la bonne bonté, que c'est bon! Madame Vernet s'anime,
+s'échauffe, fait des gestes comme si, d'un ébauchoir, elle sculptait la
+statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pêle-mêle, sous
+son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres
+petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties,
+et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours
+et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein
+milieu de la figure, pour lui faire le nez.
+
+Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu'il ne le
+croit, tel apparaît Monsieur Vernet.
+
+Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement
+d'eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de
+petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses
+vésicules rouges, agaçantes et brûlantes.
+
+
+
+
+X
+
+MISÈRE DE MISÈRE!
+
+
+Le calme appartement des Vernet m'attire. La régularité de leur vie
+m'engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que
+je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers
+lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de
+joyeux répond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis,
+c'est-à-dire qu'on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J'enlève
+mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arrête un instant afin de
+m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi
+peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes
+poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant
+sur la poussière de mes bottines; je laisse à Madame Vernet le temps de
+faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas:
+
+--«Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes!»
+
+À la vérité, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir
+et qu'un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d'un air
+dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans
+la journée.
+
+Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa
+force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame
+Vernet me dit:
+
+--«Bonjour! poète!»
+
+J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que
+je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de
+le rattraper.
+
+En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et
+s'entrecroisent avec netteté, je me sens à l'aise pour la soirée. Au
+contraire, je suis pris d'inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle
+ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le
+creux de ma main, de la façon qu'on soupèse des pièces d'or, pour voir
+si elles ont le poids.
+
+Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture «saine et
+abondante» descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin,
+l'étouffe.
+
+--«Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache
+manger!»
+
+Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs
+prix sont un peu forts; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui
+coûte cher.
+
+À chaque nom, Monsieur Vernet me demande:
+
+--«Vous y êtes allé?»
+
+--«Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole; mais tout autre
+poisson y est détestable.»
+
+Je jouis de mentir et regarde l'étonnement de Monsieur Vernet monter
+comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un
+mensonge. À tel autre, il est bon que je m'arrête. Tout à l'heure,
+quittant la table, n'irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary?
+
+Mais au moment où je redoute qu'on ne me croie plus (car à la manie de
+mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme
+Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et
+réclame mon indulgence:
+
+--«Ah! dis-je, plût aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!»
+
+Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me
+faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux
+petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).
+
+Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et
+Madame Vernet m'écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon
+estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m'enviaient: ils vont
+me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de
+source, semble-t-il.
+
+--«Que de fois, absorbé par mon travail, il m'est arrivé d'oublier de
+dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai
+fait quelque chose de passable, ç'a été ces jours-là. Mes moins mauvais
+vers, je les dois à ma faim négligée.»
+
+Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu
+s'en faut. Ce sera pour une autre conférence.
+
+--«Ne vous attristez pas», me dit Madame Vernet.
+
+--«Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont
+meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore
+oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches,
+rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans
+mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois
+amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un
+morceau de charcuterie. Il était semé de taches d'un bleu noir ainsi que
+des dents cariées. L'odeur me poursuit encore. J'ai vécu avec lui
+vingt-quatre heures, à le regarder.»
+
+Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de
+ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette,
+et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté
+est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans
+de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces
+intéressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que
+racontées.
+
+J'y crois être moi-même.
+
+Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent
+échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se
+reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en
+songeant que je ferai certainement la mienne.
+
+--«Tous les grands hommes ont passé par là», dit-il.
+
+
+
+
+XI
+
+MES CONFRÈRES
+
+
+Aussitôt commence la revue des grands hommes «qui ont passé par là», et
+chaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Par
+la pensée, j'associe mes amis à ma haute fortune.
+
+--«Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez
+plus.»
+
+Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elle
+était déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle.
+
+Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le monde
+des lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs célèbres. Par
+principe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, les
+deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin
+et trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsi
+que des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé,
+qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, à vivre, une
+obstination indécente, aimantent toute la quantité d'admiration
+disponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanité
+seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dans
+l'absolu: une prompte mort.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Êtes-vous heureux de connaître ce monde!
+
+HENRI
+
+Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous et
+moi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, le
+repos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres,
+dans mon oeuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels.
+
+
+
+Je dis «mes livres», «mon oeuvre»: si on me poussait, je dirais «mon
+public».
+
+Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se
+rassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais
+dangereux.
+
+
+
+HENRI
+
+Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier,
+nous nous dévorons entre nous. Qui dit «homme de lettres» dit «mangeur
+de confrères et déchiqueteur de renommées».
+
+MADAME VERNET
+
+Cependant, vous êtes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, François
+Coppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie.
+
+HENRI
+
+Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le génie?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? En
+avez-vous vu de près?
+
+HENRI
+
+Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment est-ce une loge d'actrice?
+
+HENRI
+
+Il y en a de très bien. D'autres sont infectes.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et elles vous donnent des billets?
+
+HENRI
+
+Je n'en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du _Figaro_, du
+_Gil Blas_, d'un grand journal. Vous allez au contrôle d'un théâtre,
+vous présentez votre carte, on vous remet un coupon.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Un fauteuil d'orchestre, veinard!
+
+HENRI
+
+Peuh! on s'en lasse. Je me mets à votre service.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il faut
+aller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si on
+connaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d'écouter des choses
+qui souvent vous endorment.
+
+MADAME VERNET
+
+Le théâtre m'amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurez
+pas quoi faire de vos billets...
+
+
+
+Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deux
+ou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont
+tous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien.
+Jamais un confrère n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mes
+confrères m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'empêchent pas
+encore de dormir. J'ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel
+et François Coppée sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains,
+je tremble à l'idée d'aller les voir. Théodore de Banville
+m'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine,
+des vers à un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommes
+ne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendre
+causer une belle et innommable actrice de l'Odéon ailleurs que sur la
+scène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur:
+
+--«Voulez-vous arrêter? Arrêtez donc, nom de Dieu!»
+
+Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent:
+
+--«Continuez!»
+
+clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'un
+l'autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m'en
+veux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j'ai pris une
+attitude qu'il faut garder.
+
+--«Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre société, mais je suis
+«obligé» d'aller voir le troisième acte de _Merlinette_, qu'on dit très
+torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent pour
+souper.»
+
+Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me lève, content
+de vivre, distingué.
+
+«Heureux, heureux homme!» répète Madame Vernet.
+
+Quel acte? Qui me paierait une choucroute?
+
+Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, mon
+pantalon, que j'ai dédaigné de relever, fait «flac, flac» sur mes
+talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes
+d'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite
+chambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais
+continuer à être sorti, et je me couche en prenant la précaution
+d'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de
+linge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.
+
+Ah oui! heureux homme!
+
+
+
+
+XII
+
+JE DIS QUELQUE CHOSE
+
+
+--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.»
+
+On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, côté du
+coeur, et malignement me demande:
+
+--«Qu'y a-t-il là?»
+
+Là, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessine
+les contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la boîte
+aux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de dire
+des vers autant qu'on en veut. Je me détourne pour ouvrir ma redingote,
+sans que Monsieur et Madame Vernet s'aperçoivent que je n'ai pas de
+gilet et que ma chemise n'est point empesée, les plastrons raides
+m'étant insupportables. L'élastique de mon calepin montre ses
+vermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de poésie jusqu'aux
+tranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note de
+blanchisseuse. En train, lancé, n'écrirais-je pas sur une tête chauve?
+
+Je dispose mes papiers sur la table, au choix, après avoir écarté les
+assiettes et essuyé avec ma serviette des taches de sauce.
+
+--«Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?»
+
+--«Du gai, du gai!» dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le
+reprend, délicate:
+
+--«J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois
+de chaque.»
+
+--«Mais par quoi commencer?»
+
+--«Ah! cela, c'est votre affaire.»
+
+--«Je suivrai donc l'ordre en usage au Théâtre-Français. Quand on donne
+deux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se
+débarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Mais
+je vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers des
+autres, je lis fort mal les miens!»
+
+Monsieur Vernet répond:
+
+--«Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers des
+autres, faites comme il vous plaira.»
+
+Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table un
+remue-ménage de pieds.
+
+--«Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous
+ouïssons.»
+
+--«Allez-y», dit Monsieur Vernet.
+
+Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tantôt je m'arrête à
+chaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de
+bégayer; tantôt un courant m'entraîne: je flotte à l'aventure. Ici les
+mots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se traîne dessus
+pour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin,
+une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tiens
+pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivre
+plate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et
+se répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'un
+garçon aussi maigre?
+
+Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et le
+fait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mes
+vers.
+
+Madame Vernet murmure:
+
+--«Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!»
+
+Et, après un silence:
+
+--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.»
+
+Parfois, je ne dis plus rien:
+
+--«C'est fini?»
+
+--«Oui, c'est fini.»
+
+--«Ah! très bien, très bien.»
+
+Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit,
+trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.
+
+--«Savez-vous que vous êtes un vrai poète?» me dit Madame Vernet en
+hochant la tête.
+
+--«Puisque celle-là est finie, à une autre,» dit Monsieur Vernet.
+
+--«Oh! je veux bien, moi.»
+
+Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite en
+avant, le regard perdu. Déjà je me balance.
+
+--«Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ça fait du bien quand
+on parle longtemps.»
+
+Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible?
+J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et
+Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de
+nous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nous
+écoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher.
+Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce
+qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes
+stellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'une
+voûte céleste. Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors
+et frissonnaient doucement.
+
+
+
+
+XIII
+
+COUPS DE SONDE
+
+
+Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de
+sable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tâtons.
+Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je dîne bien et souvent. Je dis
+des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation
+littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous
+les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je
+m'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet:
+
+--«Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêle
+passerelle qui mène à l'amour!»
+
+Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment
+sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques
+d'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne
+manquera pas de me rappeler mon mot.
+
+Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour
+notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions
+familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît la
+vie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures,
+dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois
+principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours,
+par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée.
+Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous
+n'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami.
+
+Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; je
+plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme
+si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis:
+
+--«J'ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu'un frère aîné. Il
+rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle,
+n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur, mais ne songe qu'au
+dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe:
+
+--«Quand l'as-tu quitté?»
+
+--«Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.»
+
+--«Réponds: quand l'as-tu quitté?»
+
+--«Quand je t'ai trouvé.»
+
+--«Alors c'est moi qui l'ai remplacé.»
+
+--«Naturellement.»
+
+--«Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi?»
+
+--«Sans doute: pourquoi?»
+
+--«Pour rien», dit mon ami.
+
+Il prend son chapeau, part et ne revient plus.
+
+--«C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa
+part. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!»
+
+Je n'ajoute pas:
+
+--«L'ami c'est moi!»
+
+On le devine aisément.
+
+J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir à
+propos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de très
+riches: ils possèdent des châteaux à l'étranger, et, importuns, me
+supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui
+mènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand oeuvre
+silencieusement.
+
+--«Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans
+dégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-coeur.
+Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il la
+ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation des
+enfants, préside à table, et organise la dépense!»
+
+Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote,
+je pose à Monsieur Vernet cette question:
+
+--«En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là?»
+
+--«Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!»
+
+De mon côté, je fais:
+
+--«Bêe, bêe.»
+
+comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans
+une ordure.
+
+--«La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son
+ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si
+j'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon
+sens, après avoir raisonné.»
+
+--«Raisonnez un peu, voyons!»
+
+Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elle
+serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des
+femmes.
+
+--«C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me
+rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures.
+Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étais
+sûr de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur le
+dos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre,
+bleue. Je n'exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut que
+la femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par une
+télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte à
+côte.»
+
+Madame Vernet est prévenue.
+
+--«Vous avez dû laisser échapper de belles occasions?» dit Monsieur
+Vernet.
+
+--«C'est possible!» dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je me
+rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine
+m'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde
+extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs
+écoeurants.
+
+--«Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa
+chair?--car son coeur nous est précieux comme une vieille botte
+dépareillée, et son âme vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est
+donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers,
+avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris.
+Oh! si je ne craignais lâchement d'être aussitôt métamorphosé en idiot,
+je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais
+eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous
+nos maux au premier canard venu!»
+
+Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idées
+pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voit
+plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.
+
+
+
+
+XIV
+
+COSMOGRAPHIE
+
+
+Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent,
+je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma
+bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les
+deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'un
+jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait de
+l'_Intelligence_ de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'est
+une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un
+vers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-même
+comme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni
+une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas
+au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique
+l'éclair au passage.
+
+En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la
+fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur
+Vernet, c'est leur quantité.
+
+--«Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.»
+
+Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait
+savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que
+«oui», elle serait plus tranquille.
+
+
+
+HENRI
+
+Celle que vous regardez n'existe peut-être plus.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment cela?
+
+HENRI
+
+Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pas
+avant deux ou trois ans.
+
+
+
+Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiens
+que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que
+la terre.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ça fait bien gros.
+
+
+
+Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose la
+doctrine de Kant.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne
+dépassons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde
+n'existent que dans mon imagination? À d'autres, jeune homme! Dites que
+je me figure être en vie.
+
+HENRI
+
+Qui sait?
+
+
+
+Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe trois
+fois le front.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Laisse donc, tu n'y entends rien.
+
+
+
+Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. On
+croit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Un
+chasseur tire sur un lièvre: c'était une pierre. Intéressée, elle
+m'invite à continuer. Mais j'ai fini. J'ai poussé devant moi mes
+réminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la
+conversation.
+
+Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles?
+Nous piétinons.
+
+
+
+
+XV
+
+JE TROUVE UN ENGAGEMENT SÉRIEUX
+
+
+MADAME VERNET
+
+Puisque vos élèves vont prendre leurs vacances, vous devriez nous
+accompagner au bord de la mer.
+
+HENRI
+
+Y pensez-vous, chère Madame? Et mes affaires! mon avenir!
+
+MADAME VERNET
+
+Vous travaillerez là-bas. Vous aurez votre chambre. Vous serez
+tranquille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma nièce à son
+couvent. Cela me fait faire un grand détour. Vous conduirez ma femme
+directement. Je vous rejoindrai avec ma nièce.
+
+MADAME VERNET
+
+Et je n'aurai pas à m'occuper des malles pendant le trajet. Quelle
+chance!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages.
+
+MADAME VERNET
+
+Vous reviendrez quand vous vous ennuierez.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Naturellement, je vous offre votre voyage.
+
+HENRI
+
+Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je le
+répète, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez de
+la peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affaires
+avant tout!
+
+
+
+Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le même!
+
+
+
+
+XVI
+
+EN VOYAGE
+
+
+Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités: la _Mer_ de
+Michelet, la _Mer_ de Richepin. Frappant de petits coups sur les
+tranches pour en faire envoler la poussière, je me dis:
+
+--Avec ça je suis tranquille!
+
+J'ajoutai à ces deux livres les _Paysans_ de Balzac, pour le cas où je
+serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer
+avec un médecin ou un curé et d'admirer la nature.
+
+--«Vous verrez», me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste.
+
+Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offris
+de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, car
+j'étais loin de l'aimer jusqu'à me charger de paquets.
+
+Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je
+ne songeais pas qu'il me serait possible de mettre à profit l'aventure.
+D'autres préoccupations m'absorbaient.
+
+Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. À
+chaque instant Madame Vernet me disait:
+
+--«Je sens la faim qui monte.»
+
+Ou bien encore:
+
+--«J'ai l'estomac dans mes talons.»
+
+Ce chassé-croisé m'inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sans
+doute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gens
+graves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu'ils
+occupaient, d'abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraient
+ensuite la tête par dégoût.
+
+--«Oui, c'est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer
+sans prendre quelque chose;--mais comment va-t-elle faire pour manger,
+«dans un silence de mort», son oeuf dur, qui, je crois bien, est
+rouge?»
+
+Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station,
+non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle pût enfin
+manger «à mon aise».
+
+Autre sotte terreur! Nous étions dans un express. Les arrêts devaient
+être rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut tenir
+en place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougit
+et pâlit, la figure gonflée, met d'une manière inconvenante ses mains
+dans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes vêtues
+d'étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainte
+d'avoir à manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un déraillement,
+l'ennui d'entrer sous un tunnel noir où tout l'être est pris de fièvre
+et tremble, seraient, ce jour-là, autant d'obstacles à la progression de
+mon amour.
+
+--«Auriez-vous peur?» me demanda Madame Vernet comme nous passions en
+grande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous ses
+fers.
+
+Je lui dis:
+
+--«Oh! moi, j'ai le physique lâche!»
+
+Comme je m'étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et je
+commençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritable
+courage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas.
+
+Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi ses
+paupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière «pour voir
+les tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu'il semble
+que les champs marchent et que le train reste immobile». Comme, à notre
+départ, j'avais manoeuvré adroitement pour me trouver «à reculons», elle
+se plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris ma
+place, qu'elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que,
+malgré «mon sacrifice», une poudre fine et grise se posait doucement,
+continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et là
+dans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'une
+migraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où il
+frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait les
+frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes
+variées, bizarres. Une mèche surprenait par l'éclat de sa rouille et
+son air de se trouver là sans qu'on sût pourquoi. Comme Madame Vernet
+souriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d'or.
+
+Il n'y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus pures
+que les miennes, et cette pensée de «derrière les reins» doit nous être
+commune, qu'en somme, si l'occasion s'en présentait, nous coucherions
+bien ensemble.
+
+
+
+
+XVII
+
+C'EST LA MER!
+
+
+Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mangé
+autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des oeufs durs.
+Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d'un air de gratitude
+quand elle a donné le signal. Il est possible que j'aie une âme-miroir
+réfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l'instant,
+je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour en
+faire sauter les «mille facettes» à tous les vents.
+
+Le petit train d'utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécanique
+assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers
+de poisson. Il s'arrête quand il veut, quand les voyageurs lui font
+signe. L'administration a jugé inutile de tendre des fils de fer de
+chaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Le
+train donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment à
+droite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y a
+plus personne, et repart.
+
+--«Il n'est pas méchant! dit l'employé, qui va de portière en portière,
+non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec les
+voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente: il
+n'a jamais écrasé une mouche!»
+
+Aux gares il s'amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponne
+un troisième par mégarde, feint de manoeuvrer, et, vite essoufflé, se
+désaltère à la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son
+après-midi, «sans se gêner». Le médecin de Talléhou, dont la clientèle
+est dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entre
+l'arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche
+une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle;
+le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle à son tour, et le
+petit train familier s'ébranle.
+
+Madame Vernet s'attendrit.
+
+Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer.
+Je trouve l'air salé. D'après Madame Vernet, dont le nez aux ailes
+minces voltige, il est chargé d'odeur de varech. Sous les pommiers, les
+courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va et
+revient tous les jours aux mêmes heures, et qu'on ne laisse jamais au
+vert. Une buée met au milieu d'un pré le rayonnement de son abdomen
+d'or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette: la
+tristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de la
+portière, sourit à une garde-barrière coiffée d'un chapeau de cuir qui
+tend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche un
+enfant.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? Si, vous avez quelque chose,
+dites-le moi.
+
+
+
+Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et ne
+dit que ces deux mots:
+
+--«La mer!»
+
+Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devant
+nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspect
+rude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principe
+longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'étale
+une sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessus
+la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien,
+peut s'accrocher à quelque chose qu'on prend indifféremment pour une
+série de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages!
+
+
+
+C'est ça!
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Elle est basse, en ce moment!
+
+
+
+Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mer
+s'est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu'une
+injure personnelle.
+
+Elle ajoute:
+
+--«Elle va revenir!»
+
+Je l'espère. En attendant, j'antidate sans difficulté ma bonne
+impression, et m'écrie à l'avance:
+
+--«C'est égal, elle est bien belle, tout de même!»
+
+Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion en
+enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre
+tranquillement le retour de la mer.
+
+Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laissé là, s'en
+était allée, ici frottait son derrière aux antennes d'un wagon de
+marchandises, et, plus loin, s'exerçait à sauter d'une rainure d'un rail
+dans la rainure d'un autre, sifflotante, étourdie.
+
+La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications:
+
+--«Il faudrait la voir furieuse!»
+
+
+
+HENRI
+
+«Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couche
+voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper les
+os de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derrière la
+digue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux,
+aplatie et miroitante!»
+
+
+
+Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, ondule
+son cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait des
+paroles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé le
+plus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur les
+banquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas été faits à sa
+mesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu'il dépasse et
+communique sa gaîté aux voyageurs.
+
+Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, des
+cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles «toujours
+utiles» seront conservées avec soin.
+
+
+
+Elle se regarde dans une glace de poche:
+
+--«Je suis affreuse!» dit-elle.
+
+
+
+Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait à la vue de la mer, se
+sont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ont
+zébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en
+deux, m'en donne une moitié et se débarbouille avec l'autre. Elle a beau
+faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparences
+innommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées.
+C'est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfère
+rester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je suis laide, n'est-ce pas?
+
+HENRI
+
+Oh! Madame!
+
+
+
+Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, un
+goût de pâte graveleuse.
+
+
+
+
+XVIII
+
+JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER!
+
+
+À Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Une
+fenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une carte
+de visite de ciel, un oeil-de-boeuf s'ouvre sur la mer. Je pousse ma
+table contre le mur, sous l'oeil-de-boeuf, et, solidement assis, je
+regarde la mer avec fixité.
+
+J'ai l'air de dire:
+
+--«À nous deux!»
+
+Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme
+sous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne me
+viennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leur
+taille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m'hypnotiserait,
+m'abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flots
+grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de
+copie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par un
+oeil-de-boeuf?
+
+La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui la
+protège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte
+sur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont les
+feuilles, j'en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, à
+quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.
+
+Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'un
+clappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus: c'est
+entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, des
+animaux préhistoriques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre se
+collettent--bravo!--se cramponnent, écument et grondent--tout va
+bien!--Mais j'ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soit
+propre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une
+image de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.
+
+En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant la
+voir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peu
+plus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics
+neigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne «m'irait mieux»,
+édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac.
+
+Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ce
+que la mer me fait éprouver m'exaspère contre elle. Nous ne nous
+comprenons pas. Un bateau va pêcher des brèmes, toutes voiles dehors:
+c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes.
+Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a
+relevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manoeuvre
+au loin: gros cigare. Le _Nautilus_ de Jules Verne m'a causé plus
+d'étonnement. Je repousse ces communes associations d'idées: elles
+rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des
+comparaisons encombre ma mémoire. À chaque vision correspond son
+expression d'usage: le varech est une chevelure de noyé, et le homard
+est le cardinal des mers!
+
+Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose:
+
+--«Voilà une chose qui est belle!»
+
+J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des
+«Larmes», et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et
+j'assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas se
+tenir en place, à la danse des publiques hyperboles.
+
+Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.
+
+
+
+
+XIX
+
+CIVILITÉS
+
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Henri, avez-vous du savon?
+
+HENRI
+
+J'en ai, Madame, merci.
+
+MADAME VERNET
+
+Dites-moi s'il vous manque quelque chose.
+
+HENRI
+
+Il ne me manque rien: vous êtes trop bonne.
+
+
+
+Elle ne m'a pas encore prié de «voir en elle une seconde mère». Elle
+n'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de
+toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop
+courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et
+Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau.
+Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche,
+quoique large au poignet, remonte peu, s'arrête avant d'arriver au
+coude, et l'étrangle.
+
+
+
+--«Avez-vous une brosse?»
+
+
+
+Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette.
+Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon
+pantalon, et l'élèvent jusqu'à mes aisselles. Mon ventre, au chaud,
+paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avec
+Madame Vernet. Je n'ai pas été, jusqu'ici, gâté par les attentions des
+femmes, et tant de sollicitude m'amollit.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Êtes-vous bien? soyez franc!
+
+
+
+Plus j'affirme être comme «un coq en pâte», plus elle s'excuse et
+s'ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent à
+trouver que tout est au pire:
+
+--«Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas
+autre chose.»
+
+Et peu à peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons à traiter
+cette chambre, moi de palais, elle de taudis.
+
+--«C'est à peu près propre, voilà tout!»
+
+Nous perdons un temps précieux. Je dis:
+
+--«Merci, merci, merci.»
+
+un grand nombre de fois, sans m'arrêter, pour en finir, car la manie de
+déprécier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter.
+
+Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m'en fait les honneurs.
+D'abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires.
+
+--«Monsieur et Madame Cruz.»
+
+--«Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.»
+
+Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce
+qu'on va leur faire. Je les salue de la tête: ils me le rendent du
+genou. Je dis:
+
+--«On m'a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrer
+la main à de vieux amis.»
+
+Est-ce que je les prends pour des confrères?
+
+Ils répondent enfin:
+
+--«Nous sommes ben aise!»
+
+On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu'elles
+saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et
+quand il se met à rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaque
+fois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. Madame
+Cruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nez
+recourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur
+sa lèvre les brins de tabac qui retombent.
+
+Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles du
+poisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots
+difficiles.
+
+Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle.
+J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici je
+ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouché
+tous les trous.
+
+--«À tout à l'heure!» dit Madame Vernet.
+
+Ils attendent qu'elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons sur
+leur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m'ont frappé, et je crée en
+moi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril et
+du rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le
+père Cruz.
+
+Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nu
+les impressions qu'ont laissées là les éléments en lutte, les spectacles
+grandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que
+suis-je, comparé à ces héros de tous les jours?
+
+Madame Vernet n'est pas moins troublée, et déraisonne avec plus de
+bruit.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu'un
+paysan.
+
+HENRI
+
+Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-là regarde au loin ou lève
+les yeux au ciel.
+
+MADAME VERNET
+
+Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et
+lui, et, là, seul «entre deux immensités», sur une planche large «comme
+la main», que la rapidité du courant fait gémir «comme un violon», à la
+merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper
+en deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson
+«mobile».
+
+HENRI
+
+Le paysan travaille le jour. La première odeur qu'il respire en quittant
+«sa chaumière» est celle du fumier étalé devant la porte. Puis il
+laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au
+derrière d'un cheval ou d'un boeuf écaillé de crotte. Que voulez-vous
+qu'il ressente?
+
+MADAME VERNET
+
+Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec
+indifférence.
+
+HENRI
+
+Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle où
+dorment ses gros sous.
+
+
+
+Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeur
+du marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommes
+qui s'agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l'amour de l'art.
+Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, sur
+des hauteurs.
+
+
+
+
+XX
+
+À FOND DE CALE
+
+
+Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux,
+et, après des hésitations timides où s'essayaient ses forces, soulevait
+une à une les barques échouées. Elles semblaient se réveiller, et, comme
+de gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendre
+pied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les pêcheurs de
+congres. On apercevait déjà le premier au phare de Rocmer. Ses quatre
+voiles dehors, poussé par le flot, par la brise, cherchant le vent avec
+le moins d'écart possible, il grandissait et décroissait dans le raz
+sans cesse en colère. Il dépassait les bouées, les balises, et,
+s'acculant au flot, prenait son élan, entrait au port, et, tandis que
+ses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitement
+toucher la cale de son nez, sa vitesse morte.
+
+--«Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.»
+
+Mais les marins ne répondaient pas.
+
+Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capots
+enduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, comme
+habillés de zinc jaune, trempés et laissant, les bras écartés,
+s'égoutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandes
+fussent là. Parfois ils se passaient leur manche de toile cirée sur les
+yeux.
+
+Un petit mousse était couché dans leurs jambes, endormi de harassement.
+La vente commença. Passés de mains en mains, les congres, grands comme
+des hommes, étaient jetés sur une large table où ils rebondissaient et
+glissaient, ranimés une seconde, la gueule fermée parfois sur un hameçon
+qu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup de
+gaffe qui les avait halés à bord. Les plus petits étaient vendus deux
+par deux, en frères. Aux gros on faisait les honneurs d'une enchère
+privée.
+
+--«Et stilà, disait le patron, qué qui vaut?»
+
+On ne se décidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, et
+craignait d'offrir trop.
+
+--«I vaut rien, donque?»
+
+Mais, sans doute, c'était une feinte, car, soudain, l'enchère montait,
+sou par sou, jusqu'à cent, et au-delà montait encore, cinq sous par cinq
+sous.
+
+Le patron s'échauffait, frappait la table de ses poings, salivait avec
+abondance, et, les jarrets fléchis, faisait de brusques inclinaisons de
+tête. Les marchandes ne parlaient pas et ne surenchérissaient qu'au
+moyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arrêter, elles
+baissaient les paupières, prenaient une mine désintéressée, avec l'air
+d'être ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes.
+
+--«Cinq francs dix sous, que l'on dit.»
+
+--«Cinq francs quinze sous.»
+
+--«Six francs! Vous êtes deux».
+
+--«Six francs cinq sous.»
+
+--«C'est-il tout?»
+
+--«Six francs cinq sous à la Marie!»
+
+D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient à la cale, et «espéraient»
+leur tour.
+
+Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventres
+des bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures de
+nuit.
+
+Bien qu'elles fussent toutes les mêmes, ils s'y intéressaient
+réciproquement.
+
+Tout à coup, une voix de patron s'élevait, brutale et jurante:
+
+--«Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter à la mé que de vous le laisser
+pour ce prix-là!»
+
+Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une arme
+menaçante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux chargés,
+souriaient, goguenardes.
+
+--«C'est-il pas un vol?» disait le patron, en cédant le congre, tandis
+que Madame Vernet, au bout de son cantique, le résumait en cette stance:
+
+--«Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doit
+être un peu poète!»
+
+La vente, maintenant lente, s'éternisait.
+
+Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, la
+pêche d'un bateau tout entière. Tandis que, courbée, elle palpait les
+congres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et élastique, le petit
+mousse couché dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricotée
+et ses mollets comparables à des pieux.
+
+La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle,
+et s'en allaient mourir là-bas, au fond du port, tout près des laveuses
+de linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaient
+sauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillait
+comme une glace à main. Leur vente faite, les bateaux de congres
+venaient s'accrocher à leurs anneaux en bêtes dociles, et on entendait
+tomber les lourdes ancres éclaboussantes.
+
+Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leur
+revenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesurait
+consciencieusement le blâme ou l'approbation pour telle manoeuvre. Ils
+s'écoutaient avec patience, et, n'étant préoccupés que de leur propre
+pêche, ils n'avaient point à se contredire.
+
+Les femmes recouvraient de glu les paniers où s'enroulaient les congres
+à expédier. C'était le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant le
+départ du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient les
+paniers, accrochaient les étiquettes, en supputant. Des mouettes au cri
+rauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et rétrécissaient
+leurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante.
+D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'évanouissaient comme des
+éclairs blancs.
+
+Il ne restait plus personne sur la mer. Elle berçait tous les bateaux du
+petit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'éloigne, elle
+redescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crise
+de déhanchement calmée, les bateaux s'immobilisèrent, accroupis sur leur
+ventre et leurs pieds courts.
+
+Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet et
+la mienne diminuaient.
+
+
+
+HENRI
+
+Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, très soignée dans sa mise
+extérieure, tiendrait mal ses dessous.
+
+MADAME VERNET
+
+Expliquez-vous.
+
+HENRI
+
+Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: un
+mendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de sèche y traînent
+comme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Que
+pensez-vous de ces crabes attardés, vermine grouillante?
+
+MADAME VERNET
+
+Assez, je vous en prie.
+
+_HENRI_
+
+Non, la mer s'est moquée de nous tout à l'heure. J'ai le droit de
+l'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'écoeure
+comme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une ferme
+mal tenue, que des canards ont dallé de leur fiente?
+
+MADAME VERNET
+
+Voyons, mon ami.
+
+HENRI
+
+Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire.
+
+
+
+Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet à la maison. J'avais envie de
+décrier. Une dépêche de Monsieur Vernet nous annonçait son retour. Dans
+deux jours il serait là, et je n'avais encore tiré aucun parti de la
+solitude. Je désirais Madame Vernet, je craignais de ne pas réussir, je
+redoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus crâne de
+l'attendre, je me blâmais sévèrement à cause du temps perdu.
+
+
+
+
+XXI
+
+IMPORTUNITÉS
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comment trouvez-vous cette purée?
+
+HENRI
+
+Délicieuse, Madame.
+
+
+
+Une autre s'en serait tenue là, mais avec inquiétude:
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Elle n'est peut-être pas assez salée?
+
+HENRI
+
+Oh! si.
+
+MADAME VERNET
+
+Elle l'est peut-être trop?
+
+HENRI
+
+Oh! non.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vois bien qu'elle ne vaut rien.
+
+
+
+Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequel
+elle me disait:
+
+--«Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?»
+
+Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'éprouvais plus le
+besoin de faire le glorieux et parlais simplement.
+
+Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu'à
+l'heure et jusqu'au point où les pommiers normands, par leur masse
+d'ombre frissonnante, nous causèrent de l'effroi. Au retour, afin de me
+rassurer, j'offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarrets
+contractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'être
+suivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et,
+joyeux comme un homme qui vient d'éviter un grand danger, je risquai une
+petite entreprise. Je laissai glisser jusqu'à ma hanche le bras de
+Madame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas la
+pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'équilibre: elle
+poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ
+de granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, le
+village contre la mer, Madame Vernet s'arrêta pour souffler.
+
+Elle trouvait au Christ une figure «originale». Elle s'assit sur une
+marche et me pria de m'éloigner un peu. Elle voulait rester avec
+elle-même. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied,
+écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, que
+je n'aurais eu qu'à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me
+rapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu'elle allait me
+dire: «Rentrons!»
+
+Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Je
+jetai des cailloux dans l'eau.
+
+--«Quand j'en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver.»
+
+Elle s'obstinait à faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pour
+cette cause, m'indisposait, comme un prêtre.
+
+--«Cela m'a fait du bien», dit-elle enfin.
+
+
+
+Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous
+fûmes assis chacun à une extrémité du banc:
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous devriez déclamer des vers.
+
+HENRI
+
+Ah! non, par exemple! C'est assez d'émotions pour une journée.
+
+
+
+J'allais dire: «Allons nous coucher!», mais le mot était brutal, le
+pluriel insolent, et, après une brusque saute d'humeur, j'eus encore le
+courage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer?
+
+HENRI
+
+Ça fait cet effet-là.
+
+
+
+Je bâillais si grand, qu'une d'elles eût pu me tomber dans la bouche.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+On serait bien là, pour pleurer!
+
+
+
+Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.
+
+--«Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet oeil
+secourable de la nuit?»
+
+Aussitôt elle ajouta:
+
+--«Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attirés par sa flamme, s'y sont
+brisé les ailes?»
+
+Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serré
+autour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittente
+du phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins et
+le maudissait comme le tueur des petits oiseaux.
+
+
+
+
+XXII
+
+LA DERNIÈRE STATION
+
+
+Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiers
+prolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait à notre
+haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la
+porte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux
+entrebâillements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rougeâtre
+d'un meuble d'acajou, l'éclair d'un chandelier argenté, tout un fond de
+chambre à coucher, endormie dans une lumière discrète.
+
+--«Allons, bonsoir!»
+
+--«Bonne nuit, à demain.»
+
+--«Si nous sommes encore de ce monde!»
+
+Et ainsi de suite, jusqu'à l'immortalité de l'âme, dont nous parlions
+avec intérêt durant quelques minutes.
+
+Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, son
+bougeoir défensivement levé à la hauteur du menton; et, quand je lui
+serrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougie
+fondue et brûlante tomba sur la mienne.
+
+--«Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne
+pouvait-elle m'inviter à la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avais
+envie? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée? Est-ce que je sais, moi, si je
+dois ou si je ne dois pas? C'est à elle qu'il appartient de commencer,
+non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par sa
+faute, on pourrait saoûler un ange toute son éternité!»
+
+J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiosité
+polissonne. J'aurais bien creusé un trou dans le plancher; mais, outre
+qu'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffirait
+et me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate.
+Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis à
+plat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivis
+Madame Vernet de l'oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisait
+deviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement.
+J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler.
+J'expliquais son remue-ménage comme un texte; j'interpolais ses silences
+comme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie.
+
+--«Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'est
+pas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir
+de charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche.
+
+Elle n'est donc pas obligée de se débarbouiller d'abord avec une crème:
+un lavage à l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais
+elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'un
+seul versement à la fois, elle ne se sert pas d'eau tiède: son médecin
+lui a recommandé l'eau froide en toute saison et pour tout.
+
+Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Cela
+m'est égal, je ne m'en sers jamais. Les épaules d'une femme sont pour
+ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambrée,
+car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa
+chemise d'héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui lui
+permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau
+morceau d'elle-même. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses draps
+avec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît,
+dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quand
+l'ouvrier, ému, d'un geste lève la toile, au signe du président.
+
+Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je me
+déshabillai avec un sourire obstiné, comme si j'allais m'étendre auprès
+d'elle.
+
+
+
+
+XXIII
+
+INSOMNIE
+
+
+La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je me
+retourne. J'ouvre l'oeil-de-boeuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer!
+
+Je m'agite ainsi qu'à l'approche d'un événement. Si Madame Vernet
+entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de
+nuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais «très naturelle», et
+je lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pensée,
+brusqué les dénouements. D'une femme à peu près jolie rencontrée dans la
+rue je dis:
+
+--«Mâtin! quelle nuit on passerait avec!»
+
+Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: donc
+elle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beauté. Quant aux
+jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dès
+qu'elles me «diront».
+
+Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeux
+injectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinée
+d'avril, crève du nez de son sabot les toiles d'araignées tendues sur
+les allées, je brise des virginités, sans remords. À moi les lèvres
+framboisées! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et
+j'attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné où
+je glisse, les mains vides.
+
+Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène.
+Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.
+
+--«Tu jugeais les autres familles d'après la tienne, où l'immoralité
+suinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul
+homme!»
+
+Une lépreuse voudrait-elle de moi? J'en doute.
+
+Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas?
+
+Si j'allais la chercher!
+
+Quoi de plus simple? Ayant passé mon pantalon, j'irai frapper trois
+petits coups à sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dans
+l'obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés.
+
+C'est généralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lectures
+m'ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. À la dixième, on ne
+meurt pas. Je me sens lâche. J'ai peur des gifles, d'une lutte
+corps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J'ai peur
+encore du ridicule, d'un rire méprisant, d'un crachat à la face, et je
+me vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mes
+pieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avec
+leurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans
+le flamboiement d'une allumette.
+
+Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'y
+prend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper un
+coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme un
+bélier? D'autres prétendent qu'il suffit de presser fortement sur le
+nombril, comme sur le bouton d'un timbre.
+
+Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, en
+cavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'un
+homme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irréparablement.
+
+Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j'aime à me figurer la scène,
+ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m'évente en secouant ma
+chemise. L'oeil-de-boeuf souffle dans mon col déboutonné.
+
+Je me surprends à dire:
+
+--«Hé! hé! tout de même, si j'osais!»
+
+Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, je
+la mets tout entière dans ce que j'appelle, avec un faste pédantesque,
+mes concepts.
+
+Tout dort, excepté moi. Si j'écoute au plancher, je ne percevrai que la
+respiration calme de Madame Vernet. Par l'oeil-de-boeuf, j'entendrai le
+doux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux de
+leur lit de plume l'immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui me
+viennent du dehors ne sont que des bruits endormis.
+
+--«Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!»
+
+
+
+
+XXIV
+
+LE BOBO
+
+
+De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petite
+tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, à
+l'écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lève
+plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement
+de cou qui me fait mal; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut sur
+le bouton, je l'enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais en
+goûte l'aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma main
+en éventail. Je louche et je compte mes doigts.
+
+À table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les
+morceaux pressés, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe,
+les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi.
+Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de «mon
+affaire».
+
+Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne se
+penche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n'y
+tient plus, et veut me ragaillardir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent comme
+chez elles. Toute la nuit j'ai été dévorée.
+
+HENRI
+
+Si encore elles étaient propres, ces bêtes!
+
+MADAME VERNET
+
+Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeux
+tout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre.
+
+HENRI
+
+Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre?
+
+MADAME VERNET
+
+Quelle donc lèvre?
+
+HENRI
+
+Comment! quelle donc lèvre? Ne voyez-vous pas?
+
+MADAME VERNET
+
+Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, près de la tempe.
+
+HENRI
+
+J'aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc.
+Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je
+vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que ça!
+
+HENRI
+
+Quelle charmante femme vous êtes!
+
+
+
+Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j'insistais, elle
+trouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a posé sur ma lèvre
+pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma
+gratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement,
+car je n'ai eu, cette nuit, à l'égard de cette femme exquise, que des
+pensées mauvaises.
+
+Réhabilité, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou à un mendiant, en
+ayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle:
+
+--«Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!»
+
+Puis j'entreprends l'éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+À propos, j'ai reçu une lettre: il arrive demain avec notre nièce. Vous
+verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. À seize ans, elle est
+plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas
+le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer,
+redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera
+des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me
+fatigue: impossible de penser à côté d'elle! Il est indispensable
+qu'elle bavarde, qu'elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raison
+qu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon coeur. Je ne lui reproche que
+d'être insignifiante. Il me semble qu'à son âge j'avais déjà mes idées à
+moi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque.
+
+Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la: c'est
+une gamine qui ne «tire pas à conséquence».
+
+
+
+
+XXV
+
+SCÈNE
+
+
+Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer.
+Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l'agitation
+d'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs de
+théâtre me reviennent. Il me paraît qu'une scène se prépare, et, comme
+si nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons en
+nous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernet
+m'affirmera qu'elle a lutté, qu'elle s'est désespérément défendue contre
+moi, son honorabilité raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi je
+lutte. J'ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûlé
+une lettre que je regrette comme si j'avais mis mon coeur en cendres.
+
+Par quel mot effaroucher le silence?
+
+Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué de
+nos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous ne
+serons plus seuls!
+
+Parfois, grossièrement tenté, j'ai envie de poser ma main sur le front
+de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire:
+
+«Allons! pas tant de raisons, lève ta robe!»
+
+Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, le
+recueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pour
+faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout
+à coup sa gaîté en longeant le mur d'un cimetière.
+
+Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je me
+composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais
+toutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nous
+parlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme de
+paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait:
+
+--«Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, je
+n'en veux pas. Restons-en là.»
+
+Ou bien:
+
+--«Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.»
+
+Ou bien encore:
+
+--«Est-il brun ou blond? Je préfère qu'il soit blond. C'est peut-être
+moins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et ça
+dure jusqu'à la fin.»
+
+Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu'elle apprécie en moi. Selon
+que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste,
+j'avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions,
+sérieux. Enfin, avec la gravité d'un haut fonctionnaire qui dit à
+l'huissier: «Faites entrer!» Madame Vernet dénouerait la comédie
+marivaudante:
+
+--«Présentez cet ami!»
+
+Quel échec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouverais
+opportun d'apparaître, matois faune qui soulève des branches!
+
+Mais il ne s'agit que de l'emprunter.
+
+Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de tout
+mon coeur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramassée en
+grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse
+d'ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlotte
+de froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regard
+glisse sur le front, tombe dans le noir de l'oeil, se relève à la pointe
+du nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Me
+dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les
+rideaux d'une chambre de malade.
+
+Le silence nous importune plus qu'un bavard.
+
+
+
+HENRI
+
+Est-ce que vous dormez, chère Madame? Est-ce l'odeur du thym marin qui
+vous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous?
+
+MADAME VERNET
+
+Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me défendre.
+
+HENRI
+
+Contre moi ou contre vous?
+
+MADAME VERNET
+
+Contre l'ennui.
+
+HENRI
+
+Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai
+demain.
+
+MADAME VERNET
+
+Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme
+comme moi?
+
+HENRI
+
+Je partirai demain.
+
+MADAME VERNET
+
+Dites ce qui vous prend.
+
+HENRI
+
+Tenez, Madame, vous n'êtes plus jeune, mais convenez que vous n'êtes pas
+encore vieille, vieille. Vous vous dites: «Ce garçon n'est pas beau:
+aucun danger. Il m'amuse, m'intéresse et m'émeut quand il dit des
+vers.» C'est une anthologie: on n'a qu'à l'ouvrir. Nous allons faire
+ensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai
+chanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'un
+chat. S'il veut me toucher, je crierai: «À bas les pattes! poète!» Dieu
+merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu'on accorde
+trop d'importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Ce
+qu'il faut remplir, c'est mon coeur. Heureuse femme, je m'installerai à
+l'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai le
+nuage d'encens. Je dirai: «Allume les brûle-parfums. L'heure est venue
+de flairer quelque arôme!» Je me compromettrai un peu, et les bonnes
+amies siffleront:
+
+--«Elle a son poète de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dans
+ses jupes.»
+
+«Mais quand on est très honnête, on peut s'offrir des douceurs et
+récompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toute
+la question est là. D'ailleurs, vous voulez rire, à mon âge?»
+
+Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le coeur comme ceci:
+
+
+
+Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Je
+suis obligé de m'y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promène
+de long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuilles
+dans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, une
+pomme de terre à la mer.
+
+Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les
+avais jetées au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti en
+elle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur
+le banc, et me dit, presque sévère:
+
+--«Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.»
+
+Elle reprend:
+
+--«Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vous
+n'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que
+déjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère.»
+
+Mais je me relève, et, plein de colère, je crie:
+
+--«Bon sang de bon sang! vous n'êtes pas ma mère, vous êtes une femme
+que je veux! là! Êtes-vous contente, et suis-je assez brutal?
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisiez
+tant!
+
+HENRI
+
+Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. La
+tradition est là: le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras
+en demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femme
+s'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche le
+long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui
+vous détromperait? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux que
+moi, mais ma part a été insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks et
+mangé une choucroute, je disais: «Mâtin! quelle noce!»
+
+Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni la
+bière, et en risquant un mal de coeur je méritais de moi-même et je
+pouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d'un ennemi
+vaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vous
+dites, je les absous en public et solennellement.
+
+Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'elles
+n'y entendaient pas malice. Si j'ai pleuré, tant pis pour moi: rien ne
+m'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé les
+tourments auxquels mon âme fut soumise? N'est-ce pas moi, plutôt, qui
+leur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes «nuits d'orgie», il
+m'est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le
+lit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une masse
+poilue qui se mettait à crier furieusement.
+
+C'était le petit chien de «ma femme», car nous les appelons «ma femme»,
+ces chères filles, pour jouer «à la famille» et nous donner l'air de
+supporter des charges.
+
+Elle me disait:
+
+--«Sois gentil, fais-lui une place!»
+
+Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humilié. Je me
+collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi
+ma vie de coeur est vieille d'une dizaine de nuits à prix fixe, et ma
+science de la femme se compose d'une courte étude sur son goût excessif
+pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais de
+moi volontiers: «C'est bon comme du neuf!»
+
+MADAME VERNET
+
+Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu.
+
+HENRI
+
+Pourquoi? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d'une torture.
+
+MADAME VERNET
+
+J'aime mon mari, Monsieur.
+
+HENRI
+
+Plaisantez-vous? Je parlais chien tout à l'heure. Vous aimez votre mari
+comme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n'est pas jaloux d'un gros
+chien.
+
+MADAME VERNET
+
+Vos insolences, l'étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque
+de tact, et l'habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, me
+font en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et je
+devrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque.
+
+HENRI
+
+Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: «Madame, lisez
+dans mon coeur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous,
+c'est la grandeur de votre intelligence, l'élévation de vos rêves et la
+hauteur de vos pensées,» vous me prendriez pour un architecte; et, si
+j'ajoutais: «Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte en
+fer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé; c'est de la
+matière, et je ne veux de vous que l'esprit», vous me traiteriez de
+béjaune, en murmurant: «Je ne suis pourtant pas si déjetée!» Et vous
+auriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ou
+rien.
+
+Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle de
+ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter une
+mouche.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! vous m'avez fait peur!
+
+HENRI
+
+Vous voyez bien!
+
+
+
+Pourquoi ne se lève-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille le
+premier? Je n'ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible qui
+suit les examens.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Quel malheur! vous si bien doué!
+
+
+
+Je devine qu'elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste,
+indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans
+un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagine
+une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peux
+pourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois à peine,
+un an au plus, qu'on s'habitue à l'adultère, qu'on peut avoir, avec
+l'envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu'un malheur prévu
+n'arrive jamais.
+
+Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilité. Si je
+m'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devra
+accepter toutes les conséquences de mon voisinage.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire?
+
+HENRI
+
+Que faire? Me voilà joli. J'étais tranquille, je travaillais en paix, me
+disant: «Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!»
+D'abord vous ne m'avez pas troublé. Je pensais: «Oui, sans flatterie,
+c'est une femme supérieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade!
+Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom
+sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse
+la tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: «Allez!
+mais allez donc!» avec un bon sourire.
+
+MADAME VERNET
+
+Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votre
+âge: votre coeur vous jouera de vilains tours!
+
+
+
+Et, avec brusquerie, elle m'a embrassé sur la joue, en soeur.
+
+Mon émotion me venait de mes paroles.
+
+Étreignant les poignets de Madame Vernet:
+
+--«Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!»
+
+Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe que
+non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troublés
+s'avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je lui
+soufflais encore, mes doigts griffant ses épaules:
+
+--«Aime-moi! dis, aime-moi!»
+
+Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L'attraction de
+mon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, le
+corps détendu, pareil à un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche au
+rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain
+effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.
+
+Mes bras se détachèrent d'elle et retombèrent comme un linge mouillé.
+Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l'escalier de
+planches, qui rendit le gémissement d'un ivrogne couché qu'on dérange.
+Elle s'éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens.
+Elle disparut.
+
+
+
+
+XXVI
+
+JE RESTE
+
+
+La sécurité de mon parasitisme est compromise. J'ai dispersé les plumes
+de mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette pas
+seulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-être, cet état
+d'esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la
+parole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que je
+savourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentales
+où ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, où
+je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du
+corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations,
+les signes d'assentiment, les «vrai, on peut dire que vous en avez,
+vous, du talent!» Je regrette les prédictions qui mettaient l'avenir à
+mes pieds, comme un tapis.
+
+Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Un
+caleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à mes
+souvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin
+que Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d'un cri
+d'angoisse, s'y oppose.
+
+Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filets
+qui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, les
+lampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeaux
+chiffonnés qu'on a jetés dans un coin comme après une bataille pour
+rire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma
+butorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution au
+passage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donné congé. Je peux lui
+tendre la main, «sans avoir l'air de rien.» Elle oublierait certaines
+injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait,
+je lui dirais:
+
+--«Montrez que vous êtes une femme d'esprit»,
+
+pour en obtenir une bêtise?
+
+En suis-je à une humiliation près? Quand une femme vous donne un
+soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'à ce qu'elle
+reconnaisse qu'elle voulait caresser.
+
+Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma malle
+pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un
+compartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question:
+
+--«Qu'est-ce que vous avez remué toute la la nuit?»
+
+--«J'ai fait ma malle!»
+
+Je laisserais tomber ce magique «J'ai fait ma malle» sans chercher à
+produire un effet, sans tristesse d'apparat.
+
+Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et de
+coeur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presque
+matériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant?
+Pouvais-je espérer qu'elle me dirait, innocente et subtile:
+
+--«Restez pour mon mari!»
+
+
+
+
+XXVII
+
+JE RENDS DES SERVICES
+
+
+Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train,
+pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fier
+d'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des têtes se
+montrent; un mouchoir s'agite.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Regardez sa bonne figure.
+
+
+
+J'aperçois la bonne figure. Un boeuf est monté en seconde. Le petit
+train s'avance avec des précautions, des temps; mais on ne le prend pas
+au sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant
+leurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un
+maître d'école qui ne parvient pas à dominer sa classe.
+
+Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens à l'écart, et je
+demanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner
+l'air d'en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de
+mauvais goût, et je crierais:
+
+--«Je suis là; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.»
+
+Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite.
+Elle dit:
+
+--«Oh! ma grande fille!»
+
+pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du
+chef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux.
+
+--«C'est les nerfs!» me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il
+lui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a fait
+un long voyage.
+
+Je réponds:
+
+--«Oui, c'est les nerfs: ça ne sera rien».
+
+Toute l'administration du chemin de fer est rangée autour de nous,
+compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas être
+grand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le
+ventre, dit par intervalles égaux:
+
+--«Comment vous portez-vous, ma tante?»
+
+L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord étonnée, et une
+grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit les
+joues: les yeux vont disparaître.
+
+Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule,
+qui plus que les autres lui a fait défaut. J'interroge Mademoiselle
+Marguerite.
+
+--C'est la première fois que vous venez à la mer?»
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Oh! oui, Monsieur.
+
+
+
+Elle se met à rire.
+
+
+
+HENRI
+
+Êtes-vous contente de voir la mer?
+
+MARGUERITE
+
+Oh! oui, Monsieur!
+
+
+
+Elle se remet à rire.
+
+Je me tourne vers Monsieur Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Avez-vous fait un bon voyage?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours un
+bon voyage.
+
+
+
+Si on me répond bêtement, c'est peut-être parce que je questionne
+bêtement.
+
+Madame Vernet remise, nous partons.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi!
+
+HENRI
+
+Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.
+
+
+
+Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche à
+côté d'eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu'un de la maison qui
+attend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donne
+une contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite.
+
+Je dis:
+
+--«Voilà un bateau; voilà un marin.»
+
+Elle répond:
+
+--«Oui, Monsieur, oui, Monsieur!»
+
+Et quand elle ne se surveille pas:
+
+--«Oui _Msieur_!»
+
+en riant toujours, sans malice.
+
+Tous les trois montent aux chambres s'embrasser à l'aise et faire un peu
+de toilette. Je me promène dans le jardin; je donne des indications à la
+bonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seau
+d'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin
+montrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens si
+isolé, si peu invité, que je m'efforce de dire à la bonne des choses
+familières qui me gagnent la considération et la sympathie de cette
+brave femme. Je n'ai jamais été plus chez les autres que maintenant.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+À TABLE! À TABLE!
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comment la trouvez-vous?
+
+HENRI
+
+Oh! les jeunes filles!
+
+
+
+Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et
+je ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+N'est-ce pas qu'on est bien ici?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je te crois!
+
+
+
+Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes.
+Elles sont à fleurs et à légendes; l'huilier est à fleurs; la suspension
+est à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on
+voit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne de
+mariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits.
+Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu
+recouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, mais
+la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide,
+de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche de
+Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux
+bouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur
+derrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, des
+vaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète la
+manière dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouchées, la propreté
+de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit
+doigt en l'air.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Trouvez-moi des oeufs comme ceux-là à Paris! Voilà un poisson qui n'a
+pas été conservé huit jours dans la glace!
+
+
+
+Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bien
+trempée, «comme de l'acier». Il tape fortement sur sa large poitrine:
+
+--«L'air de la mer nourrit!»
+
+Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous
+ne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.
+
+
+
+Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple.
+Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses
+lèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle?
+grimace-t-elle? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, les
+couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des
+chutes d'insectes dans les plats.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+À la guerre comme à la guerre!
+
+
+
+Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et
+les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre,
+fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit à pleine gorge. Il
+était temps! Il étouffait dans l'atmosphère viciée qui appauvrit le sang
+des citadins.
+
+Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger.
+
+Je suis encore vaguement triste; mais, après avoir fait quelques mots
+d'esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous a
+refait le coffre. Seulement il faut manger.
+
+
+
+Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents.
+Madame Vernet répète qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui
+passe toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et
+j'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de
+mie, afin qu'elle ne manque pas de croûte, et paierais d'une indigestion
+le plaisir d'éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu par
+Mademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plus
+de croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un
+bourdonnement continu.
+
+Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois
+elle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'étrangle. Les bouchées
+remontent, ses joues s'enflent, ses lèvres s'ouvrent malgré ses efforts,
+et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute
+grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu'on
+met dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige.
+
+
+
+
+XXIX
+
+MADEMOISELLE MARGUERITE
+
+
+Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles très
+constipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante,
+d'une richesse inquiétante, pas naturelle. C'est une jeune fille
+ordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon en
+robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elle
+regarde tout également intéressée, et on renfoncerait d'un coup de pouce
+ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et dès
+qu'on l'en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche le
+menton.
+
+Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourde
+natte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu'un harnais
+d'emprunt.
+
+Elle a dit à Madame Vernet:
+
+--«Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cette
+tête-là?»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ma chérie, c'est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles.
+
+En effet, je conserve l'attitude du poète auquel on en a mis dans
+l'aile, blessé à mort peut-être.
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous?
+
+
+
+J'ai cru qu'elle allait demander:
+
+--«Est-ce que c'est un parti?»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Chut! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérange
+pas.
+
+
+
+Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu'un qui trouve
+les cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin.
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Donne-moi l'étrenne de ta barbe, mon oncle.
+
+
+
+Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entraîne, en marchant à
+genoux, ses forts mollets à l'air, et roule dans l'herbe.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous l'avais dit, c'est une enfant.
+
+HENRI
+
+Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre ami!
+
+
+
+Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne
+servent qu'à m'essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n'ai
+pas de chance: Marguerite cesse de jouer dès qu'elle m'aperçoit. Je
+pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa
+gêne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi:
+
+--«Ne crains rien: c'est un poète-mouton.»
+
+Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite.
+Aussi embarrassé qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler aux
+jeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sont
+pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur
+la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccord
+existant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d'une telle sorte à
+Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient
+définitivement de la tête, comme le noyau d'un fruit qu'on presse.
+
+
+
+HENRI
+
+On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vous
+n'allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seize
+ans.
+
+HENRI
+
+Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.
+
+MARGUERITE
+
+Oh! moi, ça m'est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous
+voulez.
+
+
+
+Au même moment elle lui fait une démonstration. C'est chez elle besoin
+d'exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner sur
+lui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, se
+penche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie:
+
+--«Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?»
+
+Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannant
+le sable de l'allée. Enfin elle s'arrête.
+
+Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effort
+pour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner:
+
+--«Est-elle gentille!» dit-il.
+
+Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau,
+et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement:
+
+--«Un vrai beurre!»
+
+
+
+
+XXX
+
+PROGRAMME
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s'agit de bien employer notre
+temps.
+
+
+
+Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque faculté d'invention,
+et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je me
+lève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suis
+indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même le
+déjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames
+descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Les
+paupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a de
+l'eau dans ses coquilles. Je donne le programme:
+
+1° Entre le premier et le second déjeuner, bain;
+
+2° Le soir, promenade ou pêche.
+
+Je montre sur une carte d'état-major le tracé des promenades, et j'ai
+préparé les lignes, foui des vers.
+
+--«Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vie
+active et si remplie, j'ai oublié de faire la part de mes travaux!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous travaillerez à Paris.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Non, ne l'empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma
+vie!
+
+
+
+Comme il s'est fait lui-même tout seul, il veut que j'arrive à la force
+du poignet.
+
+C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans ma
+mansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.
+
+--«D'ailleurs, dis-je, vexé qu'on m'ait pris au mot, il me reste ma
+nuit.»
+
+Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller,
+au risque de m'user la santé? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je ne
+dis pas non.
+
+On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regards
+abattus et languissants à l'adresse de Madame Vernet. Je semble, au
+milieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les
+pliants de ces dames du soleil à l'ombre, de l'ombre au soleil, selon
+les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable
+et leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la
+main, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent:
+
+«Merci»,
+
+s'appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m'éventent de leur
+robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâce
+à moi, elles franchissent des haies d'où les roses sauvages les
+défiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s'empêtre,
+arrache tout, grondeur.
+
+Je me récompense au moyen d'attouchements discrets, variés, pour ne pas
+éveiller la pudeur qui dort.
+
+Je découpe à table, et il m'est permis d'affirmer que je préside. Je
+paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il
+ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié de
+sa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mangée sans dégoût,
+puisqu'on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il ne
+se fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la crème, et, à chaque
+dessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine,
+dont j'enlève le couvercle en hésitant, en disant:
+
+--«Qu'est-ce que ça peut bien être que ça? mon Dieu!»
+
+C'est de la crème!
+
+Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figures
+s'éjouissent. Mais c'est trop de crème! Une fois de plus, on m'a pris
+exagérément au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, et
+je lutte contre un commencement de mal de coeur.
+
+La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons
+mouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, un
+caleçon.
+
+--«Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vous
+n'en mourrez pas!»
+
+Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le
+mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encore
+du moins.
+
+On a en moi une telle confiance qu'on m'a prié de tenir la caisse.
+
+Parfaitement!
+
+D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a
+dit à sa femme:
+
+--«Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me mêler de rien.»
+
+Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais
+Monsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s'en garde.
+
+Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd,
+et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense de
+lait, de fruits à l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, «sans
+faire semblant», au moment où mes mains se trouvent, par aventure,
+croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma
+poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer:
+
+--«Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque
+chose?»
+
+Comme on dit au théâtre, j'entre dans la peau du bonhomme qui régale.
+J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, par
+imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Il
+m'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain débours. On ne
+songe pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, je
+calcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, je
+m'accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable
+de la moindre petite volerie.
+
+
+
+
+XXXI
+
+ATOMES CROCHUS
+
+
+Ai-je jamais été plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet,
+assez égrillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours de
+gaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours de
+son âge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avec
+Marguerite. Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de ces
+trois êtres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront me
+donner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire. Par une
+dernière pusillanimité d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce que
+me fourniront ces dames; mais je fixe l'apport précis de Monsieur
+Vernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque.
+
+Il n'est guère défiant. Sa présence me gêne moins qu'un souvenir. Je le
+craindrais davantage s'il était mort.
+
+Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire naître en moi contre
+lui une jalousie factice. J'ai beau me le représenter dans le même lit
+que sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupe
+encore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de mes
+lectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Il
+s'endort tout de suite, et ne se réveille que pour sauter sur la
+descente de lit. Lui et sa femme se trouvent côte à côte par hasard. Ils
+ne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne le
+voit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins à l'air, sans
+péril.
+
+Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins.
+
+Et ma jalousie ne veut pas venir.
+
+
+
+
+XXXII
+
+THÉORIES
+
+
+«Mon» mari n'est pas faux de toutes pièces, et, vraiment, Monsieur
+Vernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que je
+désire. Il pense qu'on doit respecter la mère des enfants qu'on a ou
+qu'on pourrait avoir.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une maîtresse?
+
+HENRI
+
+Je ne suis pas marié.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Innocent! Ferez-vous à votre femme ce que vous faites à vos maîtresses?
+
+HENRI
+
+Dame! si elle veut!
+
+
+
+Monsieur Vernet s'arrête, me regarde. Je suis sérieux. Il reprend sa
+promenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pour
+jalonner ses paroles.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Écoutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre âge; j'ai le droit et
+même le devoir de m'écrier: «Ne faites pas ça; je vous en supplie, ne
+faites pas ça!»
+
+HENRI
+
+Ça-quoi?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous m'entendez bien. Marié trop jeune, je n'ai jamais eu de maîtresse.
+Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libertés
+on peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votre
+femme est une fille, voilà ce que je tenais à vous dire.
+
+HENRI
+
+Une femme est une femme.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes,
+personne, dans un fumoir, dans une réunion d'esprits libres, dans un
+_a-parte_ de sexe fort, ne goûte plus que moi les confidences
+graveleuses, où l'obscénité s'en donne à coeur joie. Je confesse qu'il
+m'est agréable, comme à tous les honnêtes gens d'ailleurs, de me
+débarbouiller à mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petite
+débauche pour rire et n'en suis que plus rangé après. Mais ne badinons
+pas, s'il vous plaît, avec le saint amour du ménage. Ma femme m'adore et
+je l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il faut
+savoir, elle ne sait rien de rien.
+
+HENRI
+
+Merci.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Tenez, il me vient à l'esprit une comparaison juste et poétique que je
+vous engage à méditer, non seulement comme écrivain, mais encore comme
+moraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas,
+imprudent, le dégrader vous-même, car il s'effritera, à la longue fera
+brèche, et les voisins entreront chez vous.
+
+HENRI
+
+Délicieux.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversité instinctive de
+la femme. Elle a des curiosités; elle pose de petites questions; elle
+furette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'a
+tâté sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la bête, qu'elle a fini par
+n'y plus penser.
+
+HENRI
+
+Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y plus
+penser?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous voudriez me faire avouer mes frasques.
+
+
+
+Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je ne
+crois pas à ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, qui
+n'a sans doute jamais embrassé sa femme sur le ventre.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+LE NAVET
+
+
+J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait
+goûter par avance, communique dans l'oreille des renseignements précis,
+posément, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes.
+Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de la
+décolleter, lui déshabille le buste au plus, et n'insiste que sur ses
+qualités morales.
+
+--«Elle vaut mieux que moi!» dit-il sans envie.
+
+Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en lui
+rendant hommage. Sa manière de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux.
+Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure que
+cela lui est égal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet à mesurer la
+distance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Achète-la,
+va!--Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très-bien.
+
+
+
+Monsieur Vernet s'y trompe lui-même.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous aimez les tableaux?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'en raffole.
+
+
+
+Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu'il
+a dit: «Est-ce rendu? hein!» son sens critique s'arrête net, comme pris
+dans une ornière, embourbé.
+
+C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits,
+en s'opposant l'un à l'autre. Ils rivalisent d'humilité. Mais Madame
+Vernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe: on ne
+voit rien. Le ciel ne lui a pas donné d'enfants, sans doute parce
+qu'elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même son
+tricot. De ma chambre, à travers le plancher, j'entends:
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Blanche, fais moi mes ongles!
+
+
+
+Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, le
+dévouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai dû la consoler.
+Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que vous avez, chère Madame?
+
+MADAME VERNET
+
+Rien.
+
+HENRI
+
+Je m'en vais.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est à cause de vous.
+
+
+
+Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace
+enfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce.
+
+
+
+HENRI
+
+De moi, Madame? Je n'y suis point.
+
+MADAME VERNET
+
+Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quand
+on se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer à
+mal, il paraît que je vous ai appelé «navet sculpté».
+
+HENRI
+
+Ah! ah! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pas
+envie.
+
+MADAME VERNET
+
+Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grondée, alors je lui ai
+dit que c'était pour rire. Il m'a répondu qu'on ne plaisantait pas avec
+ces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu'il en était sûr,
+qu'il l'avait bien vu.
+
+
+
+Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, et
+elle multiplie les «alors» en petite fille ânonnante.
+
+J'hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de
+Madame Vernet me chagrinent.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais, chère Madame, c'est de la vraie douleur que vous éprouvez.
+Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis,
+êtes-vous sûre d'en être l'auteur? Je l'avais déjà entendu quelquefois.
+C'est une expression consacrée, bien que le mot «marron» soit
+ordinairement employé.
+
+MADAME VERNET
+
+On ne se moque pas des gens comme vous le faites.
+
+HENRI
+
+Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pas
+froissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si elle
+n'avait été l'occasion d'un incident fâcheux entre vous et Monsieur
+Vernet. Sa sévérité m'étonne; mais si quelque chose me peine, c'est de
+vous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est moi qui vous demande pardon. Ça m'a échappé.
+
+HENRI
+
+Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens.
+
+MADAME VERNET
+
+Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours.
+Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je
+passerais par un trou de souris.
+
+HENRI
+
+Vous exagérez un peu.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'il
+franchirait tout, d'un bond, en me broyant.
+
+HENRI
+
+Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l'homme de fer qui monte.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Qu'est-ce que tu as?
+
+
+
+Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive,
+prêt à empêcher une rencontre.
+
+
+
+HENRI
+
+Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d'étonnement ne
+trompe personne. Je sais tout. Le navet.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable.
+Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée à
+moi: «J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'en
+formalisera.» Je réponds: «Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!»
+Elle reprend: «Tout de même, cela n'a pas dû lui plaire.»--«Ah! fais-je,
+c'est autre chose!»
+
+Elle continue, se tourmente, m'accable de ses «Crois-tu?--Quelle est ton
+idée?--Mets-toi à sa place!» Elle m'ennuie, dit des bêtises, au lieu
+d'en faire, jusqu'à ce que je m'endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez?
+Fouettons-nous le chat?
+
+HENRI
+
+Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste au
+creux, et mon être se lève ainsi qu'une pâte fermentante.
+
+
+
+Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un après l'autre, ensuite
+en choeur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer.
+Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le
+plus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ma parole! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont on
+se sert pour peser l'or.
+
+
+
+En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme «d'une guigne, de l'an
+quarante ou de sa première chemise», de la beauté des hommes. Il faut et
+il suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri
+pourrait porter du mérite au marché, etc., etc.
+
+Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le
+compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.
+
+
+
+HENRI
+
+Hélas! je sais que je suis laid!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau.
+
+N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plutôt beau?
+
+HENRI
+
+Vous croyez?
+
+
+
+Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il ne
+m'irait pas mieux s'il avait été fait sur mesure.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Tenez, ces termes qui me viennent à l'instant rendront ma pensée avec
+exactitude: vous êtes beau de laideur.
+
+
+
+Je souris et perds pied dans ma mélancolie.
+
+Aucune sonde n'en toucherait le fond.
+
+Un mouchoir imbibé d'eau fraîche éteint les dernières piqûres de rouge
+aux paupières de Madame Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Allons, faites la paix.
+
+
+
+Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.
+
+Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprend
+pas.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais allez donc! Seriez-vous implacable?
+
+
+
+Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre le
+coin de la bouche et le lobe de l'oreille.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment! vous voulez?
+
+HENRI
+
+Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites! Il est l'heure de vous
+désenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne?
+
+
+
+Monsieur Vernet se décide, embrasse l'endroit indiqué, comme il est
+prescrit.
+
+
+
+HENRI
+
+Bien! À l'autre joue maintenant!
+
+
+
+Et Monsieur Vernet recommence.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+LE BAISER
+
+
+À chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tombé au
+moment où je l'attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité.
+
+Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos
+conventions, j'étais monté dans ma chambre pour travailler. Je
+travaillais, comme toujours, en regardant par l'oeil-de-boeuf la danse
+des flots de la mer. C'est ma petite pénitence de chaque matin. Je l'ai
+demandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de ma
+réputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe de
+bateaux pêcheurs de brèmes ne défilait pas devant moi, coquette et
+voiles retroussées, si les trois-mâts, à l'horizon, ne glissaient pas,
+dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en
+promenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite une
+indisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour me
+tenir compagnie.
+
+J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'idée de tourner la tête
+du côté de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'élève qu'on surprend à
+ne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit un
+mot, et, un pouce enfoncé dans l'oreille jusqu'à la garde, feint
+l'application, le recueillement, l'indifférence aux bruits. Le dos gros,
+l'être parcouru d'un frisson d'inquiétude, j'appréhendais la chute de
+quelque chose, une petite tape sur l'épaule, la chiquenaude d'un
+doigt-ressort.
+
+Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d'une brusque
+succion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mains
+jointes.
+
+J'éprouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'elle
+voulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur le
+rebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme pris
+en faute.
+
+--«Vous devez me juger mal!» me dit-elle d'une voix implorante,
+étouffée, qui s'éloigne et va s'éteindre.
+
+J'eus l'esprit de répondre:
+
+--«Non, pas du tout!»
+
+Elle s'était tenue d'abord sur la défensive. Mon attitude piteuse
+l'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon
+bras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit:
+
+--«Vous m'en voulez, sans doute?»
+
+Je répondis encore:
+
+--«Non, pas du tout!...»
+
+Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées:
+
+--«Vous êtes singulier! J'attendais un autre accueil.»
+
+Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamais
+sérieusement cru que l'adultère de Madame Vernet se réaliserait. J'y
+pensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avait
+la séduction d'une beauté littéraire.
+
+Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je me
+trouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante et
+palpable, m'épouvantant.
+
+Il me disait:
+
+--«Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer sur
+ton coeur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper
+Monsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de
+t'installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il
+est temps d'être misérable pour de bon, car c'est fini de rire.
+
+«En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu
+de larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive.
+Assez rêvassé. Vis! Fais vite!»
+
+Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement.
+
+--«C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!»
+
+Je me décide à répondre, avec un sourire niais:
+
+--«C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?»
+
+Mais elle, qui se serait donnée si je l'avais enlacée, brutal et muet,
+trouve que je la soufflette trop tôt en paroles.
+
+--«Ne me tutoyez pas!» dit elle.
+
+Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait
+encore la vibration de mon tutoiement.
+
+Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mains
+s'étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi
+bien du papier à lettre, de quoi écrire.
+
+Elle murmure:
+
+--«Nous sommes coupables!»
+
+À qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit:
+
+--«Ne le serons-nous jamais davantage?»
+
+Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire: «Restons-en là»,
+et partir.
+
+Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève sur
+moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder.
+
+Je préfère cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise à
+ma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l'ovale de
+l'oeil-de-boeuf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-être dans
+cette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire,
+mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi,
+parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que les
+nerfs de l'autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu'enfin
+l'instant de bonheur est venu.
+
+
+
+HENRI
+
+Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc!
+vous allez vous faire du mal.
+
+MADAME VERNET
+
+M'aimez-vous, au moins?
+
+HENRI
+
+Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!...
+
+
+
+J'élève et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur le
+front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en même
+temps.
+
+C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nous
+nous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables,
+l'adultère qu'il faudra consommer.
+
+Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l'escalier, se sauve et
+m'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie
+machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans
+entrain, pour lui faire plaisir.
+
+
+
+
+XXXV
+
+PRISE D'HABITUDE
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous me
+faites une tête! Vous travaillez trop.
+
+
+
+Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Ce
+qui s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé.
+
+
+
+HENRI
+
+Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je
+ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.
+
+Et pourtant, jamais adultère ne fut,--comment dire?--plus innocent que
+celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur
+Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant sa
+tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les
+pêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes
+dans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manière
+savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre,
+de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous
+étendre sur nos lits sans les faire gémir.
+
+Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons
+enroués.
+
+Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que
+cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Où l'avez-vous mise?
+
+
+
+Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle se
+dégage et met un doigt sur sa bouche:
+
+--«Si on nous entendait!»
+
+En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe,
+chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Elle
+ne veut pas encore que je la tutoie.
+
+--«C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.»
+
+D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!
+
+
+
+Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autant
+que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse.
+
+Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'est
+la même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit,
+mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ce sera gentil de nous aimer ainsi.
+
+HENRI
+
+Un peu long!
+
+
+
+Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'être
+jamais «un obstacle dans mon existence».
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.
+
+
+
+Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant
+ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une
+paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et
+je vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi
+qu'une femme de rien?
+
+HENRI
+
+Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux?
+Impossible!
+
+MADAME VERNET
+
+Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de
+vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.
+
+HENRI
+
+Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.
+
+MADAME VERNET
+
+Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te
+tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.
+
+HENRI
+
+Pourquoi pas toujours?
+
+MADAME VERNET
+
+Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de
+te dire «tu» continuellement.
+
+HENRI
+
+Même quand personne ne nous écoute?
+
+MADAME VERNET
+
+Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'y
+prêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne tout
+seul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas?
+
+HENRI
+
+Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre un
+régime comme un boxeur anglais, un cheval de course.
+
+
+
+Monsieur Vernet l'appelle.
+
+--«Travaille!» me dit-elle en se sauvant.
+
+Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos.
+Marguerite s'en mêle, et me demande parfois:
+
+--«Ça coule-t-il, Monsieur Henri?»
+
+
+
+HENRI
+
+Oui, ça coule, comme ci, comme ça.
+
+MARGUERITE
+
+Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration
+française, jamais ça ne coule.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+ÉCRIRE!
+
+
+Non, ça ne coule pas du tout!
+
+Madame Vernet m'a dit:
+
+--«Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle
+oeuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un
+peu de moi!»
+
+Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis.
+J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru le
+désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs
+histoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand je
+couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre
+d'homme de lettres avec ostentation.
+
+--«J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la
+réclame!»
+
+Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.
+
+Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman.
+J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre,
+les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains.
+Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour
+provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie
+fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses
+gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.
+
+--«À la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.
+
+Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.
+
+--«Non, quand ce sera fini!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.
+
+HENRI
+
+Cessez de vous alarmer.
+
+
+
+Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me
+répondrait:
+
+--«Je ne vous inspire donc pas?»
+
+Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.
+
+Je frotte vivement mes mains:
+
+--«Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je
+n'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucher
+la gloire!»
+
+Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je te laisse, mon poète: continue!
+
+
+
+Et elle s'en va se promener--sans m'emmener.
+
+Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'en
+écrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint
+les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer,
+hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier.
+
+Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visite
+de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'on
+méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme de
+lettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation
+d'omnibus.
+
+Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne
+meurent pas trop vite!
+
+Mes jeunes confrères me l'ont dit:
+
+--«Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à une
+grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.»
+
+J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre
+l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mes
+bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une route
+qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue
+grand'mère pendant mon absence.
+
+Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon oeil-de-boeuf à
+côté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et
+se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se
+couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui
+renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.
+
+La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier,
+infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y
+tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.
+
+
+
+
+XXXVII
+
+LA PLAGE
+
+
+Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin
+et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une
+femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses
+yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.
+
+Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costume
+de bain.
+
+Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de la
+mer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme un
+jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des
+pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau
+faire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit,
+plaintivement gloussante, vers son rocher.
+
+C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le
+maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliter
+leurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau,
+mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs
+jambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur le
+bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux,
+emporté le tout.
+
+Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles
+tournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires de
+sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté
+et cuisant à petit feu.
+
+De temps en temps un baigneur aimable les avertit.
+
+--«Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de ce
+côté.»
+
+
+
+UNE BAIGNEUSE
+
+Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends
+mon bain. Le docteur me l'a recommandé.
+
+UNE AUTRE
+
+Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce?
+
+UNE AUTRE
+
+Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pas
+faire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume.
+
+UNE AUTRE
+
+Commencez-vous un peu à nager?
+
+UNE AUTRE
+
+Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans
+les oreilles.
+
+UNE AUTRE
+
+J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'a
+pourtant montré hier soir, sur un petit banc.
+
+UNE AUTRE
+
+On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du
+genre.
+
+
+
+Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre,
+douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abri
+lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas
+tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble
+toujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux
+crèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.
+
+Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain
+noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une
+cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à
+petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix.
+Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle,
+si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la
+fois.
+
+Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa
+baignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les pieds
+joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la
+mer.
+
+Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il noue
+sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer
+plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras
+étendus.
+
+Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détend
+avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête
+enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il
+ressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive,
+couché sur un matelas et pris d'une rage de dents.
+
+
+
+
+XXXVIII
+
+POINTS DE VUE
+
+
+Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur de
+chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes.
+Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouillée
+fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la
+tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses.
+Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses
+formes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.
+
+Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'en
+perdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller
+les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la
+sienne. On s'amuse.
+
+Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les
+cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier,
+sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échange
+d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes,
+se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent
+et se croisent.
+
+Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se
+couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les
+principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un
+soupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entière
+s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui,
+un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts
+autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La
+baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent.
+C'est doux, c'est chaud, c'est bon.
+
+Elle crie:
+
+--«Pas dans le cou! pas dans les oreilles!»
+
+C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne
+reste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Ces
+messieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent de
+leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle va
+mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume
+ses pommettes.
+
+À qui le tour?
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui
+rentrent à leur cabine.
+
+
+
+C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés
+déjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble
+dans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se
+baignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la
+main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de
+l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils
+sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent
+de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument,
+indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des
+docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle
+les ravive. Vous allez voir.
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous allez voir! Vous allez voir!
+
+
+
+Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la
+baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine
+et se consultent.
+
+--«Avez-vous vu?»
+
+--«Non. Vous vous trompez, je crois.»
+
+Ils s'avancent de quelques pas, penchés.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Chut! voyez-vous qu'elle remue?
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce qui remue?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+La cabine. Tenez, la voyez-vous?
+
+HENRI
+
+Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a
+quelqu'un dedans.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais la leur remue parce qu'ils se font ça.
+
+HENRI
+
+Expliquez-vous.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous ne
+comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaque
+fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètre
+cube.
+
+
+
+Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de
+le laisser entier à ses observations.
+
+--«Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un.
+
+C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se
+met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste
+immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.
+
+Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant
+à petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine.
+
+Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il
+ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire,
+par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on
+lui ouvre.
+
+
+
+
+XXXIX
+
+PAS DE GÂCHAGE
+
+
+J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas
+vers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire de
+Madame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet
+soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder
+toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis
+comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me
+réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à
+mon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié de
+Monsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son coeur
+m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame
+Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable,
+j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux
+d'achoppement.
+
+Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses
+irritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute,
+l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il
+m'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?
+
+
+
+Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant
+mes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'en
+est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons
+mes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et les
+apprécie tous en bloc, beaucoup.
+
+
+
+HENRI
+
+En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois
+heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le
+mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, je
+mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis
+relevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes.
+
+Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon
+calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec
+une plume sur du papier buvard.
+
+Ceux-là? je ne peux pas vous dire...
+
+MADAME VERNET
+
+Pourquoi? pourquoi?
+
+HENRI
+
+Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait
+sa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez
+compter. J'en ai fait de plus mauvais.
+
+MADAME VERNET
+
+Quel était l'enjeu?
+
+HENRI
+
+Le pupitre!
+
+
+
+Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de
+chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, les
+désignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente.
+De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me
+repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit:
+
+--«Ils sont jolis!»
+
+à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et
+ajoute:
+
+--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.
+
+
+
+Je branle la tête et fais l'incrédule.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui
+ne me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort:
+vous remplacerez Victor Hugo.
+
+
+
+Cette fois, je proteste:
+
+--«Ah non! permettez, n'exagérons rien!»
+
+Elle insiste, mutine: il me faut céder.
+
+--«Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!»
+
+Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinze
+jours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en sera
+tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de
+moi.
+
+
+
+
+XL
+
+DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE
+
+
+J'efface un à un les péchés de son goût.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait
+personnelle.
+
+HENRI
+
+Volontiers.
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+_Madame Bovary_, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu
+comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins?
+
+HENRI
+
+Assez bien, comme ça, oui.
+
+MADAME VERNET
+
+Et il n'y a pas de choses trop fortes?
+
+HENRI
+
+Des choses trop fortes?
+
+MADAME VERNET
+
+Des saletés, enfin, comme dans Zola.
+
+HENRI
+
+Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant!
+Vous pourriez vous y mirer.
+
+MADAME VERNET
+
+De qui est-ce?
+
+HENRI
+
+De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
+
+MADAME VERNET
+
+Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autre
+livre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: _La Tentation de
+saint Antoine_? Ce doit être raide, hein.
+
+HENRI
+
+Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.
+
+MADAME VERNET
+
+Et après, qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+Un peu de Balzac?
+
+MADAME VERNET
+
+J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a des
+descriptions dans tous ses livres?
+
+HENRI
+
+On en retrouve par ci, par là.
+
+MADAME VERNET
+
+Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
+
+HENRI
+
+Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de
+votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est
+agaçant.
+
+MADAME VERNET
+
+Et après, qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des
+Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
+
+MADAME VERNET
+
+Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frères
+qui s'aimaient bien, n'est-ce pas?
+
+HENRI
+
+Ils s'adoraient.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà?
+
+HENRI
+
+Le plus jeune.
+
+MADAME VERNET
+
+Lequel des deux écrivait le mieux?
+
+HENRI
+
+Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?
+
+HENRI
+
+_Renée Mauperin_. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait
+pas ce qu'elle veut et qui en meurt.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre fille! Ensuite.
+
+HENRI
+
+Ensuite _Germinie Lacerteux_: c'est l'histoire d'une servante.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer?
+
+HENRI
+
+Voulez-vous _Madame Gervaisais_? Cela se passe à Rome.
+
+MADAME VERNET
+
+J'aime beaucoup les livres de voyage.
+
+HENRI
+
+_Soeur Philomène_. Il s'agit d'une Soeur d'hôpital.
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en
+parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nous
+prendrons de Zola?
+
+HENRI
+
+Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le
+donne.
+
+MADAME VERNET
+
+Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme
+mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez
+pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard,
+sous les yeux, quelques passages de _Germinal_ et de _la Terre_, ceux
+qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses».
+Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se
+montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de
+Zola.
+
+HENRI
+
+Vous les aurez tous, chère femme de mon coeur.
+
+MADAME VERNET
+
+Ensuite.
+
+HENRI
+
+Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue.
+Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains en
+prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pas
+en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne
+bouche.
+
+MADAME VERNET
+
+N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, est
+destiné à vos oeuvres futures, richement reliées.
+
+HENRI
+
+En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avez
+mis au coeur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner!
+
+
+
+
+XLI
+
+ÉGLISES
+
+
+Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes les
+églises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons
+d'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite à
+dire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était en
+âge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, est
+plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!»
+
+Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchons
+par mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautes
+herbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un cri
+perçant: nous frémissons.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ne croirait-on pas que c'est une âme?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.
+
+
+
+C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantons
+parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église en
+hésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose.
+
+
+
+Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nous
+en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et
+Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout de
+ses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eau
+divine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvons
+regarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre nos
+chapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue et
+suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux
+que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en
+tâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures,
+flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:
+
+--«Mes chers frères!»
+
+--«Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet et
+Marguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur
+Vernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personne
+blessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernet
+descend, penaud, sa raillerie coupée en deux.
+
+Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisés
+aux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Je
+me promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et
+j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je fais
+retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos».
+
+Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eau
+bénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous
+écartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestés
+d'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notre
+impertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet dit
+leur fait aux curés.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les
+détails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dans
+une certaine mesure.
+
+
+
+Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à son
+corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en
+arrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce et
+l'index.
+
+De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, je
+marche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On respire.
+
+
+
+Il ferme la porte du cimetière.
+
+Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs
+croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner de
+la voix.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.
+
+
+
+Il rit. Nous rions tous.
+
+
+
+
+XLII
+
+PROMENADES ET BEAUX SITES
+
+
+Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous
+arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins
+naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au coeur.
+
+--«Votre pain est-il noir, ma brave femme?»
+
+--«Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que
+celui du boulanger.»
+
+Nous poussons un «Oh!» de désolation.
+
+La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle
+nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous
+permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un
+front d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.
+
+La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.
+
+--«Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la paille
+toute neuve.»
+
+Je me lève:
+
+--«Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous
+nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes
+pas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!»
+
+J'ajoute:
+
+--«Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de
+noir, et apportez-nous du lait!»
+
+--«C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?»
+
+--«Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans une
+ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour que
+les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils
+sont las et qu'il fait chaud.»
+
+--«Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour
+mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.»
+
+--«Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!»
+
+--«Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu.
+J'ons vendu tous nos oeufs au marché, hier.»
+
+Je promène sur l'assistance un regard découragé.
+
+--«Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans
+les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!»
+
+--«Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce
+que j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que ça
+se vend? Rien du tout.»
+
+--«À votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.
+
+Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme
+quelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes,
+son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.
+
+--«Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!»
+
+--«Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas
+seulement le temps d'aller le respirer!»
+
+--«Vos enfants sont toujours dehors?»
+
+--«Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?»
+
+--«Ils doivent être vigoureux et beaux?»
+
+--«Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vous
+garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.»
+
+--«Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet en
+regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du
+pain aux poules.
+
+--«Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée
+comme ça de mon dernier!»
+
+«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour
+se regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en
+restant toujours la même?»
+
+Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches
+de farine.
+
+Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'une
+armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une
+pour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangées
+derrière des lattes de bois.
+
+--«Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?»
+
+--«Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!»
+
+--«Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à
+vous. Combien?»
+
+--«Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!»
+
+--«En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet.
+
+La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une
+assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.
+
+--«Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en une
+autre!»
+
+Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons.
+Nous promettons toujours de revenir.
+
+--«Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.»
+
+J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait
+des façons. J'insiste.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors, chacun à son tour.
+
+HENRI
+
+Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.
+
+
+
+Bientôt, en effet, je n'y pense plus.
+
+
+
+
+XLIII
+
+FLIRTAGE EN PLEIN AIR
+
+
+Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est
+là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins
+d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de
+hanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlève
+prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser
+sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus
+on est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la
+distance qui nous sépare.
+
+Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait repris
+vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids
+j'ai cru que j'allais mourir.
+
+MADAME VERNET
+
+Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez.
+
+
+
+Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds
+dans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer
+son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à
+l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de se
+blottir aux aisselles.
+
+Nous nous amusons comme des enfants sous l'oeil amical de Monsieur
+Vernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne
+craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me
+prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas
+elle-même.
+
+Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche
+une baguette.
+
+
+
+HENRI
+
+Est-elle folâtre, Madame Vernet!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle ne sera jamais plus jeune.
+
+HENRI
+
+Vous n'avez pas peur?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+De qui? de quoi?
+
+HENRI
+
+Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop
+tranquille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Parce que?
+
+HENRI
+
+Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'ai une absolue confiance en elle.
+
+HENRI
+
+Bien. Mais en moi?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+En vous aussi.
+
+
+
+Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me
+touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une
+manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.
+
+
+
+Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviter
+réellement un peu de salive. Je souris jaune.
+
+
+
+HENRI
+
+Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi.
+Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les
+choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de
+collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous
+trompe.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors, je vous fusillerais, dans le dos!
+
+
+
+Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie
+obstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme la
+perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué.
+
+Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes
+dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.
+
+Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil,
+entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et
+mon coeur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de
+cauchemars.
+
+Ç'a été court.
+
+--«Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'un
+biscornu!»
+
+Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans
+les miennes:
+
+--«Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'est-ce que vous avez?
+
+HENRI
+
+Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.
+
+
+
+Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu
+mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le
+monde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par
+exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir
+dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont elle
+surveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peu
+à peu elle ferait riche.
+
+--«Allons, dis-je, pour une fois!»
+
+Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet,
+qui s'y trouve «justement».
+
+Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière,
+contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de
+«chiens».
+
+
+
+
+XLIV
+
+LA PARTIE D'AGRÉMENT
+
+
+Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à
+grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroit
+où sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers
+de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus:
+
+--«C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!»
+
+Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avant
+nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente
+nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de
+chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz
+leur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venir
+à bord.
+
+Mon père avait cinq cents moutons;
+ J'en étais la bergère!
+
+chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups.
+
+Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli,
+sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres
+pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare
+son public.
+
+--«Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle.
+
+À ces mots, elle se retourne et vomit.
+
+--«Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!»
+
+--«Bah! dit-il, ça lui fait du bien.»
+
+ La premier' fois j' les mène aux champs,
+ Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la!
+
+Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.
+
+Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de
+garde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs coeurs se soulèvent
+ensemble suivant un rythme lent.
+
+ Un beau monsieur vint à passer,
+ Me rendit la quinzaine! lon laine!
+
+chante M. Vernet.
+
+Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases
+paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et
+de sifflements qui soulagent:
+
+«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas
+mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a
+mangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pas
+durant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'on
+l'a, par un temps calme.»
+
+--«Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avez
+bonne mine!»
+
+Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le
+bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:
+
+ Quand nous tondrons nos blancs moutons!
+ Vous en aurez la laine! lon laine, lon la!
+
+Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons,
+d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deux
+nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.
+
+--«Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!»
+
+--«Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances,
+jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête:
+
+ C' n'est pas la laine que je veux!
+ C'est votre coeur, ma belle! lon laine, lon la!
+
+Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend ses
+dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure
+fouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.
+
+C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de
+barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine,
+mordante, acidulée et bénit notre agonie.
+
+Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et
+là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je
+heurte Madame Vernet:
+
+--«Pauvre amie!», lui dis-je.
+
+Elle me répond:
+
+--«Pauvre ami!»
+
+Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme.
+
+Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur
+notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble
+que c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge,
+sur notre coeur, qui se gonfle, étouffe!
+
+--«Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?»
+
+--«Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent
+arrière!»
+
+--«Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?»
+
+--«Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peine
+pour une heure, ou le quart moins d'une heure!»
+
+--«Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?»
+
+--«Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas le
+courant contre nous!»
+
+Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa
+lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le
+phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit
+vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et
+lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un
+peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous
+enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau
+soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le
+bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement des
+deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions
+et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous
+allons. Il nous serait égal de mourir.
+
+--«J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, et
+longtemps, un siècle après, il ajoute:
+
+--«Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera
+pas loin!»
+
+Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre
+conscience!
+
+J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force,
+immobile.
+
+J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet
+et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.
+
+Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous
+renseigne.
+
+--«Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.»
+
+Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder
+comme des yeux de chat.
+
+Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne
+à la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se
+relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.
+
+Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des
+conquérants ivres.
+
+--«À une autre fois!»
+
+--«Oui, à une autre fois!»
+
+Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.
+
+
+
+
+XLV
+
+IL FAUT EN FINIR, À LA FIN
+
+
+Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame
+Vernet monte en peignoir à ma chambre.
+
+
+
+HENRI
+
+Avez-vous bien dormi?
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait
+battue.
+
+HENRI
+
+Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.
+
+
+
+Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre
+amour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvert
+qu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'a
+fallu lui demander longtemps:
+
+--«Qu'avez-vous? qu'avez-vous?»
+
+Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'oeil-de-boeuf,
+sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.
+
+Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère.
+Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment apprécié
+l'excellence de son âme.
+
+--«D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit
+pas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vous
+le redis.
+
+HENRI
+
+Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'à
+quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce
+pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec
+ladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.
+
+MADAME VERNET
+
+Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «À
+Paris», et je n'ai qu'une parole.
+
+Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La
+chute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de
+sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le
+désordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre une
+feuille de papier blanc sur ma table.
+
+HENRI
+
+Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un
+instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervement
+que j'ai perdu le goût des belles lectures.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant,
+s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de mon
+triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me
+livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désoeuvré, arrêté dans
+votre oeuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver
+l'oreiller où pourront se poser nos deux têtes.
+
+
+
+L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes!
+
+
+
+J'incline la mienne sur son épaule.
+
+--«Vous m'aimez-donc?»
+
+--«Pas comme tu crois!»
+
+Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque
+dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je
+remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet de
+notre accouplement.
+
+J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui
+dans l'ouverture de son peignoir.
+
+--«Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins
+donne-moi tes lèvres.»
+
+--«Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes.
+
+C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans
+un parloir.
+
+Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et
+je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne
+de souffle humide.
+
+--«C'est ça, c'est ça que tu veux?»
+
+--«Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées.
+
+Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux à
+force d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser qui
+nous laisse trop le temps de penser à autre chose.
+
+Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nous
+efforçons à l'insignifiance.
+
+
+
+
+XLVI
+
+PROPOSITION
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bichette, as-tu fait la commission à Henri?
+
+MADAME VERNET
+
+Tiens, je n'y pensais plus.
+
+
+
+Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre.
+
+--«Dis, toi!»
+
+--«Dis plutôt, toi!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Mais nous allons être indiscrets.
+
+HENRI
+
+Je vous arrêterai à temps: allez toujours.
+
+MADAME VERNET
+
+Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'y
+a pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous.
+
+HENRI
+
+Pour lui en faire venir un.
+
+MADAME VERNET
+
+Pour le remplacer.
+
+HENRI
+
+Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?
+
+MADAME VERNET
+
+Oui.
+
+HENRI
+
+Tiens!
+
+MADAME VERNET
+
+Vous voyez: cela vous ennuie.
+
+HENRI
+
+Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mes
+fonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire.
+
+MADAME VERNET
+
+Elle n'abusera pas de vos instants.
+
+
+
+Je me gratte le menton:
+
+--«Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation,
+vous ne trouvez pas que c'est un peu...?»
+
+Madame Vernet hoche la tête:
+
+--«Cela se fait: c'est reçu!»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quel mal y a-t-il?
+
+
+
+Ils me rassurent.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Le monde n'est pas méchant à ce point.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je me moque du monde.
+
+
+
+Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois,
+je m'écrie:
+
+--«Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas
+contents»--«aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, qui
+souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté de
+ne pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Mais
+il est trop tard, n'est-ce pas, Victor?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice
+n'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; mais
+franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un homme
+comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit
+moment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dos
+seulement. Le reste me connaît.
+
+HENRI
+
+Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous regarderai, moi.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?
+
+HENRI
+
+En effet, quoique, après tout...
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.
+
+HENRI
+
+Vous avez raison.
+
+
+
+Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des
+passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Que
+faire?
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Si quelqu'un se noie sous nos yeux...
+
+HENRI
+
+Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite.
+Votre bon coeur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est vrai. Quand commençons-nous?
+
+HENRI
+
+Demain, si vous voulez.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. À
+propos, est-il besoin de quelque appareil?
+
+HENRI
+
+Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout le
+monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez
+qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de
+gymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt.
+
+
+
+
+XLVII
+
+LES IDÉES DE MADEMOISELLE MARGUERITE
+
+
+Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorie
+à elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne
+s'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères soeurs, de
+ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de
+géographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une
+confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille
+comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche de
+connaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'est
+surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux
+moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets;
+elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et les
+sensuelles chatteries des soeurs, candide, toute fraîche. Voilà qui me
+déroute.
+
+Je m'acharne en confesseur.
+
+--«Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?»
+
+Elle recommence avec volubilité:
+
+--«On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la
+classe, on cousait, on jouait, on se couchait.»
+
+--«C'est tout?»
+
+--«Oui, êtes-vous drôle?»
+
+Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire.
+
+--«Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouer
+à celui qui fera baisser les yeux de l'autre?»
+
+Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le
+dernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être,
+connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant
+qu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nous
+reposer de nos causeries instructives.
+
+Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues.
+Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la
+tête en plein estomac. Je mets la main sur mon coeur, j'aspire une
+bouffée d'air, et je dis: «Fameux!»
+
+Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend,
+front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je la
+soulève comme un plomb, elle mord.
+
+--«Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, ça
+tapera dur.»
+
+--«J'en veux un fort!» dit-elle.
+
+--«Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!»
+
+--«Non, plutôt noir, avec de la barbe!»
+
+--«Vous n'aimez pas les rouges?»
+
+--«On dit qu'ils sentent mauvais!»
+
+--«Merci!»
+
+--«De rien. Encore une partie: voulez-vous?»
+
+--«Encore une!» dis-je résigné.
+
+Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un
+bout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant
+des clameurs, grinçant des dents, sauvages.
+
+Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Tu assommes Monsieur Henri!
+
+HENRI
+
+Laissez-la.
+
+MADAME VERNET
+
+Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine.
+
+
+
+À vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin.
+Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, en
+cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.
+
+Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir du
+vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans
+l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, à
+petits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombe
+mollement pour ne plus se relever.
+
+Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère et
+s'endort.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quelle gamine!
+
+MADAME VERNET
+
+O jeunesse!
+
+HENRI
+
+Quelle forte fille!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et rieuse!
+
+MADAME VERNET
+
+Et pas méchante!
+
+HENRI
+
+Et bonne!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et aimante!
+
+
+
+Nous défilons le chapelet aux perles blanches.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.
+
+HENRI
+
+Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a
+dans ses cheveux... une odeur?
+
+MADAME VERNET
+
+En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre:
+la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevé
+le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font
+peur.
+
+HENRI
+
+À son âge! quel malheur!
+
+MADAME VERNET
+
+Elle deviendra grosse.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Énorme!
+
+HENRI
+
+Difforme!
+
+
+
+Nous défilons le chapelet aux grains noirs.
+
+
+
+
+XLVIII
+
+PREMIÈRE SÉANCE
+
+
+Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille
+de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est
+moi le moins hardi.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.
+
+
+
+Par quel bout vais-je la prendre?
+
+La petite plage a son aspect accoutumé.
+
+Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers le
+soleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pied
+des cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurs
+peignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point de
+tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit:
+il va se passer quelque chose.
+
+
+
+HENRI
+
+Êtes-vous prête?
+
+MARGUERITE
+
+Voilà! voilà!
+
+
+
+Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa
+cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol
+comme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer.
+
+--«Tiens! tiens!»
+
+Quel étonnement!
+
+Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eau
+froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en
+plein dans la surprise de tous, emportent le morceau.
+
+--«Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.»
+
+Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ai
+l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes
+précautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Je
+m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois
+fois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête.
+C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui
+bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ou
+que je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les bras
+levés, enfilant des manches de neige.
+
+D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je me
+cramponne à elle pour la soutenir.
+
+--«N'ayez pas peur!» lui dis-je.
+
+Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras,
+elle fait un tapage de phoque en récréation.
+
+--«Mademoiselle! permettez!»
+
+Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de
+sa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant des
+explications.
+
+--«Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les
+mains!»
+
+Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache et
+me déséquilibre à coups de talon dans les jambes.
+
+Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit sur
+la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de
+laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin.
+Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute les
+mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses
+épaules, sur tout ce qui ressort.
+
+--«Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!»
+
+Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je la
+lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la
+ceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent pieds
+sous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cette
+nuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer et
+reculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie.
+
+--«Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez
+vous-en!»
+
+--«À mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les
+galets.
+
+--«Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!»
+
+Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant la
+lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à un
+éclat de rire.
+
+
+
+
+XLIX
+
+COURS COMPLET
+
+
+La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne
+manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point
+mécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foi
+pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans ma
+mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et je
+suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement à
+l'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en le
+soutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant,
+par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop et
+que, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine.
+
+Au contraire, j'ai dit à Marguerite:
+
+--«Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.»
+
+--«Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!»
+
+Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont,
+viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.
+
+Je ne dis pas:
+
+--«Faites marcher les jambes!»
+
+Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je
+prends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avec
+vigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manière
+satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une
+attention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par le
+menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera
+désormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main.
+
+--«Appuyez-vous ferme!» lui dis-je.
+
+Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seins
+délicats.
+
+Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre
+succès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner.
+
+--«Bombez la poitrine!»
+
+Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées.
+On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses
+hanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur la
+vague.
+
+--«Vous me tenez, au moins?»
+
+--«Je vous tiens. Bombez, bombez!»
+
+Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, et
+me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuré
+selon mes ordres.
+
+Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet:
+
+--«Mon oeuvre!»
+
+Ils sourient:
+
+--«Voilà du merveilleux!»
+
+Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains les
+pieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes de
+vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme
+les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du
+rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadé
+qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.
+
+Dès que Marguerite s'oublie et se creuse:
+
+--«Bombez! ou je lâche tout!»
+
+Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison aux
+coins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau.
+
+Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains ne
+flattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animal
+qu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à ses
+parents.
+
+Moi, je ne pense pas à mal. Et elle?
+
+Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds.
+Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelque
+chose, et disparaît.
+
+Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:
+
+--«Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle.
+
+--«Chut! dis-je, taisez-vous!»
+
+Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout à
+coup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble ma
+confusion.
+
+
+
+
+L
+
+EN SOURDINE
+
+
+--«Hum!»
+
+C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est
+allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son
+application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et
+fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, son
+nez.
+
+
+
+HENRI
+
+Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long.
+Trouveriez-vous mon enseignement médiocre?
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne dis pas cela.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse
+tête de bois. Pourquoi?
+
+MADAME VERNET
+
+Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne des
+leçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façon
+définitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances?
+
+MADAME VERNET
+
+Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus
+fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas cela
+qui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite
+ne prenait ces leçons,--je puis, je voudrais me tromper, mes chers
+amis,--avec un peu trop d'ardeur.
+
+Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a
+produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un
+compte-paroles.
+
+MADAME VERNET
+
+Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude
+trouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce un
+changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en
+causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon
+sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bah! tu rêves. Laissons cela!
+
+HENRI
+
+Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chère
+Madame?...
+
+MADAME VERNET
+
+Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire
+seulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y a
+péril. Raisonnons, cherchons ensemble.
+
+
+
+Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet
+poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande
+liberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à
+propos optimiste.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaque
+matin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes,
+n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher
+en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet à
+l'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant
+elle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les
+a toutes prises.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Possible.
+
+HENRI
+
+N'ai point observé ça.
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien à
+vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus
+frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts
+se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous
+en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Par sa naïveté.
+
+HENRI
+
+Moi aussi.
+
+MADAME VERNET
+
+Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des
+vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est
+laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elle
+les aimait? À seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle
+ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passe
+magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup
+de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête!
+
+HENRI
+
+Vous me confondez, bonnement.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est drôle!
+
+MADAME VERNET
+
+J'achève. Répondez-moi, sincères! À chaque instant, je suis obligée de
+l'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider au
+ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner,
+je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant:
+«Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»--«Je ne
+trouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette.
+L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est
+vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme.
+
+MADAME VERNET
+
+Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce
+qu'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, et
+il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'à
+cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est
+peut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise.
+
+
+
+Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont
+il nous fait part:
+
+--«Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard,
+répondez!»
+
+Je m'en garde, et me dandine gauchement.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.
+
+
+
+Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches
+de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.
+
+MADAME VERNET
+
+Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.
+
+
+
+Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon
+côté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+N'apporterait-il pas son talent, son avenir?
+
+MADAME VERNET
+
+Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle en vaut une autre.
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme
+intelligence, tranchons le mot, c'est une bûche.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en
+dégoûteras Henri.
+
+
+
+Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne
+volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le
+gâteau qu'on m'offre.
+
+--«Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet.
+
+--«Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par
+votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et
+j'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédé
+devant moi.»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ne te fâche pas. On ne peut plus rire?
+
+
+
+Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et,
+les mains jointes:
+
+--«Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te
+contrarier.
+
+
+
+Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse
+en arrière.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête!
+
+
+
+Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se
+meurt.
+
+Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver.
+
+--«Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois
+qu'elle a un flacon dans son sac de voyage.
+
+
+
+Il nous laisse.
+
+Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer,
+mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras,
+qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Ma
+chérie!»
+
+--«Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je
+n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus
+froid avec Marguerite!»
+
+
+
+HENRI
+
+Je voulais détourner les soupçons.
+
+MADAME VERNET
+
+Non, non. Vous allez trop loin.
+
+
+
+Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:
+
+--«Vous aurez votre récompense!»
+
+Monsieur Vernet apporte le flacon.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Inutile--pas besoin--rentrons!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il faudra l'emporter.
+
+MADAME VERNET
+
+Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.
+
+
+
+Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit
+bruit.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait.
+
+HENRI
+
+Je suis de votre avis.
+
+
+
+Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par
+pudeur, la robe jusqu'aux chevilles.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Doucement.
+
+HENRI
+
+Soyez tranquille.
+
+
+
+En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons,
+avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et
+de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pas
+vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la
+tête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Prenez garde.
+
+HENRI
+
+N'ayez pas de crainte.
+
+
+
+Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour,
+Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de
+l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune
+nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par
+un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit.
+Elle pleure toujours et se laisse faire.
+
+
+
+HENRI
+
+Faut-il allumer une bougie?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Pourquoi?
+
+
+
+Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et
+blanchit nos visages.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Aidez-moi.
+
+
+
+Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet
+s'embrouille et le coupe.
+
+
+
+HENRI
+
+Faites attention.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il n'y a pas de danger.
+
+
+
+Je glisse les bottines sous le lit.
+
+--«Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitation
+soudaine.
+
+Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle dort déjà.
+
+
+
+En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes
+filtrent au bord des paupières.
+
+
+
+HENRI
+
+Et vous, qu'allez-vous faire?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.
+
+
+
+Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber.
+
+
+
+HENRI
+
+Voulez-vous que je veille avec vous?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+À quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.
+
+
+
+Je jette un dernier coup d'oeil, et, à pas de loup, marchant sur les
+rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme les
+rideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre:
+
+--«Bonne nuit, Monsieur Vernet!»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bonne nuit, Henri, et merci.
+
+HENRI
+
+Oh! de rien.
+
+
+
+
+LI
+
+DERNIÈRE SÉANCE
+
+
+J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons
+au bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la
+main, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite et
+de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élève
+dans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et,
+comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose ses
+pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le
+cou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils lui
+obéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autres
+baissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage,
+en un mot, les fait manoeuvrer comme des doigts de main. C'est très
+curieux.
+
+Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades,
+découvre des choses! Je m'instruis en palpant.
+
+Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse
+entre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens les
+nodosités.
+
+--«Mais creusez donc les reins!» lui dis-je.
+
+Elle me répond, la bouche pleine d'eau:
+
+--«Peux pas plus!»
+
+Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec un
+plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces
+«éminences osseuses», dirait un anatomiste.
+
+Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre
+s'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces
+grondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir.
+
+--«Comment faites-vous?»
+
+--«Sais pas!» dit-elle.
+
+--«Faites voir encore.»
+
+--«Voilà!»
+
+Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme une
+masse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille collée
+sur l'eau, agréables, presque musicales.
+
+--«Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.»
+
+Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée et
+en sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cette
+dislocation m'impressionne, et je crie:
+
+--«Assez! assez!»
+
+comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans un
+cirque.
+
+La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot
+l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée.
+Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut la
+renverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, la
+cuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sa
+chair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus se
+croisent.
+
+Ce que fait ma main, je ne le sais plus! À l'approche d'une vague, je
+porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.
+
+Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottent
+autour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'homme
+quelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, ne
+viendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a
+été ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle fille
+élastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion
+cérébrale.
+
+--«Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain de
+sable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voient
+confusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu
+d'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent,
+s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les
+oreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écoeurantes. L'une d'elles,
+l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous.
+C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle et
+attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous un
+même peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant,
+comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons à
+notre cabine.
+
+Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de
+fièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force des
+poignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine les
+planches de séparation que Marguerite crie:
+
+--«Ne me regardez pas, vous savez, vous!»
+
+Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment
+la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en
+tas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte,
+très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change.
+
+Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé.
+C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes de
+leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres
+polies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure,
+le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, en
+rut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde.
+
+J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'est
+fini, ne vous fâchez pas.
+
+Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cru
+en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis
+un brave garçon.
+
+Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui
+vous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aime
+beaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refuse
+d'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, ce
+n'est pas un rêve!» et toujours c'en est un.
+
+On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; des
+gens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont à
+pas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'il
+n'échappe.
+
+Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je
+marche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de
+Marguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pas
+d'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeur
+indéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, et
+même un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et,
+quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou
+derrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'on
+offense.
+
+
+
+
+LII
+
+LE DEMI-VIOL
+
+
+La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patients
+de plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de son
+aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame
+Vernet comme un jardin anglais, et son coeur était plus rempli qu'un
+colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou.
+On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête.
+
+Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de
+style; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé.
+
+C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers ont
+tonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts
+de forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, et
+parfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Les
+vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les
+mâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot de
+sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil
+porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de
+canards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et des
+tas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuit
+vienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.
+
+Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche à
+rien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre.
+
+--«Mais c'est pour vous!»
+
+--«Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!»
+
+--«Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme.
+
+Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des
+doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez
+remuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son pain
+de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne
+longuement, entêté au nettoyage de son assiette.
+
+--«Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans le
+grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande
+après les os.
+
+Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur
+son estomac.
+
+--«Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!»
+
+--«Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les
+laveras!»
+
+Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on
+lui rend.
+
+Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bien
+que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une,
+ses feuilles de salade.
+
+--«Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer un
+morceau de beurre avec sa fourchette.
+
+--«Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant.
+
+--«Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme.
+
+Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et
+du vin:
+
+--«Tu chanteras la tienne après!»
+
+Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure du
+pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté,
+vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu.
+
+--«Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite.
+
+On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la
+main, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est
+jamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle ne
+pourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre
+me porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de
+malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne
+recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la
+croirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-être
+ou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle
+arrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la
+continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture
+de son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, la
+dévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend
+et tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé?
+
+Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant
+d'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, sur
+les trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à des
+buissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup de
+tête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osais
+pas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je serais
+parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.
+
+Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée,
+elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'est
+plus la forte fille des empoignements athlétiques, des courses
+désordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.
+
+Au début, la douleur la fait crier:
+
+--«Que j'ai mal! que j'ai mal!»
+
+J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pût
+souffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dont
+les victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» et
+c'est tout.
+
+Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois le
+jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et font
+avec le maire des projets d'illuminations.
+
+Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le
+rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.
+
+--«Tu souffres donc?»
+
+Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre!
+J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa première
+opération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.
+
+--«Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?»
+
+Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.
+
+C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous?
+lâchement, je me retire!
+
+Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'elle
+l'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe et
+oublie de le ramasser.
+
+La chère petite n'est pas brisée.
+
+--«Souffres-tu encore?»
+
+--«Oh non!»
+
+--«Tu ne m'aimes donc pas?»
+
+--«Oh si!»
+
+--«Voudras-tu être ma femme?»
+
+Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en lui
+préparant un verre d'eau sucrée.
+
+On entend la voix de Monsieur Vernet:
+
+--«Et ces lampions!»
+
+Tandis que j'en arrange:
+
+--«Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite,
+comme l'autre.
+
+--«Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte à
+personne!»
+
+--«À personne, jamais, c'est juré!»
+
+--«Essuie tes yeux, vite.»
+
+Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec
+l'autre. Mon coeur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les
+gobelets des fontaines publiques.
+
+
+
+
+LIII
+
+ANIMAL TRISTE
+
+
+Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruit
+de la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me
+crie:
+
+--«Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point
+revenir!»
+
+Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Au
+bout d'une balise, un cormoran endormi digère.
+
+Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire?
+
+Gagner le large? me perdre?
+
+Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel
+scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je suppose
+que Monsieur Vernet dise:
+
+--«C'est un garçon un peu pressé!»
+
+Madame Vernet dira:
+
+--«C'est un misérable!»
+
+Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne me
+sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent
+en mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portent
+des noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leur
+pointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc me
+déséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mes
+tempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'oeil sur
+les balises, prêt à virer de bord.
+
+Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers.
+
+Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit la
+réussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du plat
+de ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je me
+récite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mes
+poètes préférés de penser et de parler pour moi.
+
+La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon coeur, un instant
+soulevé de dégoût, retombe et se repose.
+
+
+
+
+LIV
+
+LE DÉPART
+
+
+Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet:
+
+--«Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, à
+Paris!»
+
+Et à Marguerite:
+
+--«Attends-moi! silence!»
+
+Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé sa
+présence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les
+recommandations pour le trajet.
+
+--«Je prends les devants!» dit-il.
+
+Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je
+regarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, les
+bouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du
+bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent la
+chassie. À la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Je
+veux chercher dans ma poche.
+
+--«Laissez, je vous prie!»
+
+--«Oh! Monsieur Vernet!»
+
+--«Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!»
+
+Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:
+
+--«Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu,
+et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votre
+bulletin!»
+
+Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans
+parvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt,
+et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lire
+les affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de la
+gare, fleuri de réséda.
+
+Enfin le mécanicien dit:
+
+--«Je vais chercher le cheval!»
+
+Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses
+roues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe.
+
+--«Vous avez le temps!» dit un employé.
+
+Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises,
+et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards,
+des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais.
+
+Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc?
+Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, et
+le meilleur moment est le dernier.
+
+Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me
+tiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureuses
+une épine enfoncée profondément.
+
+Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première,
+enclos, à l'économie, entre deux de secondes.
+
+--«Pressez pas!» dit l'employé.
+
+Ah! je m'attellerais au wagon!
+
+--«Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit Monsieur
+Vernet.
+
+--«Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite me
+rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille.
+
+--«Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!»
+
+--«Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi
+faire!»
+
+--«M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinct
+de son haleine, et je souffle entre mes dents:
+
+--«Oui!»
+
+--«Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toute
+sa voix en notre honneur.
+
+Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nous
+échangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu
+pâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète que
+j'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pas
+emporté un petit pain.
+
+Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si
+longs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation de
+têtes et de mouchoirs: une immense tristesse!
+
+
+
+
+LV
+
+ADIEU!
+
+
+Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au
+passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des
+perdrix s'envolent, moi je me sauve!
+
+Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants
+également imprenables, je perdais la tête.
+
+Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons
+maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, on
+lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeune
+fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles.
+Madame Vernet sera sage, et dira:
+
+--«Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notre
+brève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Je
+souffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais au
+fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon
+mari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à une
+femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentée
+de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.»
+
+Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est Monsieur
+Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté.
+
+Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfin
+j'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au coeur ceux que je n'ai
+qu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet:
+
+--«Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!»
+
+Je sens sa lourde main sur mon épaule.
+
+Oh! je me forme petit à petit.
+
+L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon
+casse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait en
+communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec
+l'innocent éveil de coeur de Marguerite, cet autre avec les bons repas,
+la table, le lit hospitaliers.
+
+Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais la
+secouer comme un tablier de couturière.
+
+Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plus
+qu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le _Journal des
+Goncourt_:
+
+«À céder un parasite qui a déjà servi.»
+
+
+
+Paris.--Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères.--28107.
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Les Roses, poésies................ (_épuisé_)
+
+Crime de Village, nouvelles....... (_épuisé_)
+
+Sourires pincés, 1 vol.............. 3 fr.
+
+_En préparation_:
+
+Oeuf de poule.
+
+Le Fendeur de cheveux.
+
+Poil de Carotte.
+
+
+
+
+
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+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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